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La Chanson de Roland
Joseph Bédier
La Chanson de RolandJoseph Bédier
Publication: 1920
Catégorie(s): Non-Fiction, Histoire, Fiction, Poésie
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Bédier:
Historien médiéviste français. Professeur de littérature
française du Moyen Âge, il publie de nombreux textes médiévaux en
français moderne, tels que Tristan et Iseut (1900), La Chanson de
Roland (1921), les Fabliaux (1893). Il est élu membre de l'Académie
française en 1920.
Disponible sur Feedbooks Bédier:
Le
Roman de Tristan et Yseut (1900)
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I
LE roi Charles, notre empereur, le Grand, sept
ans tous pleins est resté dans l'Espagne : jusqu'à la mer il a
conquis la terre hautaine. Plus un château qui devant lui résiste,
plus une muraille à forcer, plus une cité, hormis Saragosse, qui
est sur une montagne. Le roi Marsile la tient, qui n'aime pas Dieu.
C'est Mahomet qu'il sert, Apollin qu'il prie. Il ne peut pas s'en
garder : le malheur l'atteindra.
II
LE roi Marsile est à Saragosse. Il s'en est
allé dans un verger, sous l'ombre. Sur un perron de marbre bleu il
se couche ; autour de lui, ils sont plus de vingt mille. Il
appelle et ses ducs et ses comtes : « Entendez,
seigneurs, quel fléau nous opprime. L'empereur Charles de douce
France est venu dans ce pays pour nous confondre. Je n'ai point
d'armée qui lui donne bataille ; ma gent n'est pas de force à
rompre la sienne. Conseillez-moi, vous, mes hommes sages, et
gardez-moi et de mort et de honte ! » Il n'est païen qui
réponde un seul mot, sinon Blancandrin, du château de
Val-Fonde.
III
ENTRE les païens Blancandrin était sage :
par sa vaillance, bon chevalier ; par sa prud'homie, bon
conseiller de son seigneur. Il dit au roi : « Ne vous
effrayez pas ! Mandez à Charles, à l'orgueilleux, au fier, des
paroles de fidèle service et de très grande amitié. Vous lui
donnerez des ours et des lions et des chiens, sept cents chameaux
et mille autours sortis de mue, quatre cents mulets, d'or et
d'argent chargés, cinquante chars dont il formera un charroi :
il en pourra largement payer ses soudoyers. Mandez-lui qu'en cette
terre assez longtemps il guerroya ; qu'en France, à Aix, il
devrait bien s'en retourner ; que vous y suivrez à la fête de
saint Michel ; que vous y recevrez la loi des chrétiens ;
que vous deviendrez son vassal en tout honneur et tout bien.
Veut-il des otages, or bien, envoyez-en, ou dix ou vingt, pour le
mettre en confiance. Envoyons-y les fils de nos femmes :
dût-il périr, j'y enverrai le mien. Bien mieux vaut qu'ils y
perdent leurs têtes et que nous ne perdions pas, nous, franchise et
seigneurie, et ne soyons pas conduits à mendier. »
IV
BLANCANDRIN dit. « Par cette mienne
dextre, et par la barbe qui flotte au vent sur ma poitrine, sur
l'heure vous verrez l'armée des Français se défaire. Les Francs
s'en iront en France : c'est leur pays. Quand ils seront
rentrés chacun dans son plus cher domaine, et Charles dans Aix, sa
chapelle, il tiendra, à la Saint-Michel, une très haute cour. La
fête viendra, le terme passera : le roi n'entendra de nous
sonner mot ni nouvelle. Il est orgueilleux et son cœur est
cruel : il fera trancher les têtes de nos otages. Bien mieux
vaut qu'ils perdent leurs têtes, et que nous ne perdions pas, nous,
claire Espagne la belle, et que nous n'endurions pas les maux et la
détresse ! » Les païens disent : « Peut-être il
dit vrai ! »
V
LE roi Marsile a tenu son conseil. Il appela
Clarin de Balaguer, Estamarin et son pair Eudropin, et Priamon et
Guarlan le Barbu, et Machiner et son oncle Maheu, et Joüner et
Malbien d'outre-mer, et Blancandrin, pour parler en son nom. Des
plus félons, il en a pris dix à part : « Vers
Charlemagne, seigneurs barons, vous irez. Il est devant la cité de
Cordres, qu'il assiège. Vous porterez en vos mains des branches
d'olivier, ce qui signifie paix et humilité. Si par votre adresse
vous pouvez trouver pour moi un accord, je vous donnerai de l'or et
de l'argent en masse, des terres et des fiefs, tant que vous en
voudrez. » Les païens disent : « C'est nous
combler ! »
VI
LE roi Marsile a tenu son conseil. Il dit à
ses hommes : « Seigneurs, vous irez. Vous porterez des
branches d'olivier en vos mains, et vous direz au roi Charlemagne
que pour son Dieu il me fasse merci ; qu'il ne verra point ce
premier mois passer que je ne l'aie rejoint avec mille de mes
fidèles ; que je recevrai la loi chrétienne et deviendrai son
homme en tout amour et toute foi. Veut-il des otages, en vérité, il
en aura. » Blancandrin dit : « Par-là vous
obtiendrez un bon accord. »
VII
MARSILE fit amener dix mules blanches, que lui
avait envoyées le roi de Suatille. Leurs freins sont d'or ;
les selles, serties d'argent. Les messagers montent ; en leurs
mains ils portent des branches d'olivier. Ils s'en vinrent vers
Charles, qui tient France en sa baillie. Charles ne peut s'en
garder : ils le tromperont.
VIII
L'EMPEREUR s'est fait joyeux ; il est en
belle humeur : Cordres, il l'a prise. Il en a broyé les
murailles, et de ses pierrières abattu les tours. Grand est le
butin qu'ont fait ses chevaliers, or, argent, précieuses armures.
Dans la cité plus un païen n'est resté : tous furent occis ou
faits chrétiens. L'empereur est dans un grand verger : près de
lui, Roland et Olivier, le duc Samson et Anseïs le fier, Geoffroi
d'Anjou, gonfalonier du roi, et là furent encore et Gerin et
Gerier, et avec eux tant d'autres de douce France, ils sont quinze
milliers. Sur de blancs tapis de soie sont assis les
chevaliers ; pour se divertir, les plus sages et les vieux
jouent aux tables et aux échecs, et les légers bacheliers
s'escriment de l'épée. Sous un pin, près d'un églantier, un trône
est dressé, tout d'or pur : là est assis le roi qui tient
douce France. Sa barbe est blanche et tout fleuri son Chef ;
son corps est beau, son maintien fier : à qui le cherche, pas
n'est besoin qu'on le désigne. Et les messagers mirent pied à terre
et le saluèrent en tout amour et tout bien.
IX
BLANCANDRIN parle, lui le premier. Il dit au
roi : « Salut au nom de Dieu, le Glorieux, que nous
devons adorer ! Entendez ce que vous mande le roi Marsile, le
preux. Il s'est bien enquis de la loi qui sauve ; aussi vous
veut-il donner de ses richesses à foison, ours et lions, et vautres
menés en laisse, sept cents chameaux et mille autours sortis de
mue, quatre cents mulets, d'or et d'argent troussés, cinquante
chars dont vous ferez un charroi, comblés de tant de besants d'or
fin que vous en pourrez largement payer vos soudoyers. En ce pays
vous avez fait un assez long séjour. En France, à Aix, il vous sied
de retourner. Là vous suivra, il vous l'assure, mon
seigneur. » L'empereur tend ses mains vers Dieu, baisse la
tête et se prend à songer.
X
L'EMPEREUR garde la tête baissée. Sa parole
jamais ne fût hâtive : telle est sa coutume, il ne parle qu'à
son loisir. Quand enfin il se redressa, son visage était plein de
fierté. Il dit aux messagers : « Vous avez très bien
parlé. Mais le roi Marsile est mon grand ennemi. De ces paroles que
vous venez de dire, comment pourrai-je avoir garantie ? – Par
des otages », dit le Sarrasin, « dont vous aurez ou dix,
ou quinze, ou vingt. Dût-il périr, j'y mettrai un mien fils, et
vous en recevrez, je crois, de mieux nés encore. Quand vous serez
en votre palais souverain, à la haute fête de saint Michel du
Péril, là vous suivra, il vous l'assure, mon seigneur. Là, en vos
bains, que Dieu fit pour vous, il veut devenir chrétien. »
Charles répond. « Il peut encore parvenir au salut. »
XI
LA vêprée était belle et le soleil clair.
Charles fait établer les dix mulets. Dans le grand verger il fait
dresser une tente. C'est là qu'il héberge les dix messagers ;
douze sergents prennent grand soin de leur service. Ils y restent
cette nuit tant que vint le jour clair. De grand matin l'empereur
s'est levé ; il a écouté messe, et matines. Il s'en est allé
sous un pin ; il i mande ses barons pour tenir son
conseil : en toutes ses voies il veut pour guides ceux de
France.
XII
L 'EMPEREUR s'en va sous un pin ; pour
tenir son conseil il mande ses barons : le duc Ogier et
l'archevêque Turpin, Richard le Vieux et son neveu Henri, et le
preux comte de Gascogne Acelin, Thibaud de Reims et son cousin
Milon. Vinrent aussi et Gerier et Gerin ; et avec eux le comte
Roland et Olivier, le preux et le noble ; des Francs de France
ils sont plus d'un millier ; Ganelon y vint, qui fit la
trahison. Alors commence le conseil d'où devait naître une grande
infortune.
XIII
« SEIGNEURS barons », dit l'empereur
Charles, « le roi Marsile m'a envoyé ses messagers. De ses
richesses il veut me donner à foison, ours et lions, et vautres
dressés pour qu'on les mène en laisse, sept cents chameaux et mille
autours bons à mettre en mue, quatre cents mulets chargés d'or
d'Arabie, et en outre plus de cinquante chars. Mais il me mande que
je m'en aille en France : il me suivra à Aix, en mon palais,
et recevra notre loi, qu'il avoue la plus sainte ; il sera
chrétien, c'est de moi qu'il tiendra ses terres. Mais je ne sais
quel est le fond de son cœur. » Les Français disent :
« Méfions-nous ! »
XIV
L'EMPEREUR a dit sa pensée. Le comte Roland,
qui ne s'y accorde point, tout droit se dresse et vient y
contredire. Il dit au roi : « Malheur si vous en croyez
Marsile ! Voilà sept ans tous pleins que nous vînmes en
Espagne. Je vous ai conquis et Noples et Commibles ; j'ai pris
Valterne et la terre de Pine et Balaguer et Tudèle et Sezille.
Alors le roi Marsile fit une grande trahison : de ses païens
il en envoya quinze, et chacun portait une branche d'olivier, et
ils vous disaient toutes ces mêmes paroles. Vous prîtes le conseil
de vos Français. Ils vous conseillèrent assez follement : vous
fîtes partir vers le païen deux de vos comtes, l'un était Basan et
l'autre Basile ; dans la montagne, sous Haltilie, il prit leur
têtes. Faites la guerre comme vous l'avez commencée ! Menez à
Saragosse le ban de votre armée ; mettez-y le siège, dût-il
durer toute votre vie, et vengez ceux que le félon fit
tuer. »
XV
L'EMPEREUR tient la tête baissée. Il lisse sa
barbe, arrange sa moustache, ne fait à son neveu, bonne ou
mauvaise, nulle réponse. Les Français se taisent, hormis Ganelon.
Il se dresse droit sur ses pieds, vient devant Charles. Très
fièrement il commence. Il dit au roi : « Malheur, si vous
en croyez le truand, moi ou tout autre, qui ne parlerait pas pour
votre bien ! Quand le roi Marsile vous mande que, mains
jointes, il deviendra votre homme, et qu'il tiendra toute l'Espagne
comme un don de votre grâce, et qu'il recevra la loi que nous
gardons, celui-là qui vous conseille que nous rejetions un tel
accord, peu lui chaut, sire, de quelle mort nous mourrons. Un
conseil d'orgueil ne doit pas prévaloir. Laissons les fous,
tenons-nous aux sages ! »
XVI
Alors Naimes s'avança ; il n'y avait en
la cour nul meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous
l'avez bien entendue, la réponse que vous fit Ganelon ; elle a
du sens, il n'y a qu'à la suivre. Le roi Marsile est vaincu dans sa
guerre : tous ses châteaux, vous les lui avez ravis ; de
vos pierrières vous avez brisé ses murailles ; vous avez brûlé
ses cités, vaincu ses hommes. Aujourd'hui qu'il vous mande que vous
le receviez à merci, lui en faire pis, ce serait péché. Puisqu'il
veut vous donner en garantie des otages, cette grande guerre ne
doit pas aller plus avant. » Les Français disent :
« Le duc a bien parlé ! »
XVII
« SEIGNEURS barons, qui y enverrons-nous,
à Saragosse, vers le roi Marsile ? » Le duc Naimes
répond : « J'irai, par votre congé : livrez m'en sur
l'heure le gant et le bâton. » Le roi dit. « Vous êtes
homme de grand conseil ; par cette mienne barbe, vous n'irez
pas de sitôt si loin de moi. Retournez vous asseoir, car nul ne
vous a requis ! »
XVIII
« SEIGNEURS barons, qui pourrons-nous
envoyer au Sarrasin qui tient Saragosse ? » Roland
répond : « J'y puis aller très bien. – Vous n'irez certes
pas », dit le comte Olivier. « Votre cœur est âpre et
orgueilleux, vous en viendriez aux prises, j'en ai peur. Si le roi
veut, j'y puis aller très bien. » Le roi répond :
« Tous deux, taisez-vous ! Ni vous ni lui n'y porterez
les pieds. Par cette barbe que vous voyez toute blanche, malheur à
qui me nommerait l'un des douze pairs ! » Les Français se
taisent, restent tout interdits.
XIX
TURPIN de Reims s'est levé, sort du rang, et
dit au roi : « Laissez en repos vos Francs ! En ce
pays sept ans vous êtes resté : ils y ont beaucoup enduré de
peines, beaucoup d'ahan. Mais donnez-moi, sire, le bâton et le
gant, et j'irai vers le Sarrasin d'Espagne : je vais voir un
peu comme il est fait. » L'empereur répond, irrité :
« Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc ! N'en parlez
plus, si je ne vous l'ordonne ! »
XX
« FRANCS chevaliers », dit
l'empereur Charles, « élisez-moi un baron de ma terre, qui
puisse porter à Marsile mon message. » Roland dit :
« Ce sera Ganelon, mon parâtre. » Les Français
disent : « Certes il est homme à le faire ; lui
écarté, vous n'en verrez pas un plus sage. » Et le comte
Ganelon en fut pénétré d'angoisse. De son col il rejette ses
grandes peaux de martre ; il reste en son bliaut de soie. Il a
les yeux vairs, le visage très fier ; son corps est noble, sa
poitrine large : il est si beau que tous ses pairs le
contemplent. Il dit à Roland : « Fou ! pourquoi ta
frénésie ? Je suis ton parâtre, chacun le sait, et pourtant
voici que tu m'as désigné pour aller vers Marsile. Si Dieu donne
que je revienne de là-bas, je te ferai tel dommage qui durera aussi
longtemps que tu vivras ! » Roland répond :
« Ce sont propos d'orgueil et de folie. On le sait bien, je
n'ai cure d'une menace ; mais pour un message il faut un homme
de sens ; si le roi veut, je suis prêt : je le ferai à
votre place. »
XXI
GANELON répond. « Tu n'iras pas à ma
place ! Tu n'est pas mon vassal, je ne suis pas ton seigneur.
Charles commande que je fasse son service : j'irai à
Saragosse, vers Marsile ; mais avant que j'apaise ce grand
courroux où tu me vois, j'aurai joué quelque jeu de ma
façon. » Quand Roland l'entend, il se prend à rire.
XXII
QUAND Ganelon voit que Roland s'en rit, il en
a si grand deuil qu'il pense éclater de courroux ; peu s'en
faut qu'il ne perde le sens. Et il dit au comte : « Je ne
vous aime pas, vous qui avez fait tourner sur moi cet injuste
choix. Droit empereur, me voici devant vous : je veux
accomplir votre commandement.
XXIII
J'IRAI à Saragosse ! Il le faut, je le
sais bien. Qui va là-bas n'en peut revenir. Sur toutes choses,
rappelez-vous que j'ai pour femme votre sœur. J'ai d'elle un fils,
le plus beau qui soit. C'est Baudoin », dit-il, « qui
sera un preux. C'est à lui que je lègue mes terres et mes fiefs.
Prenez-le bien sous votre garde, je ne le reverrai de mes
yeux. » Charles répond : « Vous avez le cœur trop
tendre. Puisque je le commande, il vous faut aller. »
XXIV
LE roi dit : « Ganelon, approchez et
recevez le bâton et le gant. Vous l'avez bien entendu : les
Francs vous ont choisi. – Sire », dit Ganelon, « c'est
Roland qui a tout fait ! Je ne l'aimerai de ma vie, ni
Olivier, parce qu'il est son compagnon. Les douze pairs, parce
qu'ils l'aiment tant, je les défie, sire, ici, sous votre
regard ! » Lé roi dit : « Vous avez trop de
courroux. Vous irez certes, puisque je le commande. – J'y puis
aller, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frère
Basant. »
XXV
L'EMPEREUR lui tend son gant, celui de sa main
droite. Mais le comte Ganelon eût voulu n'être pas là. Quand il
pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français
disent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De ce
message nous viendra une grande perte. – Seigneurs », dit
Ganelon, « vous en entendrez des nouvelles ! »
XXVI
« SIRE », dit Ganelon,
« donnez-moi votre congé. Puisqu'il me faut aller, je n'ai que
faire de plus m'attarder. » Et le roi dit : « Allez,
par le congé de Jésus et par le mien ! » De sa dextre il
l'a absous et signé du signe de la croix. Puis il lui délivra le
bâton et le bref.
XXVII
LE comte Ganelon s'en va à son campement. Il
se pare des équipements les meilleurs qu'il peut trouver. A ses
pieds il a fixé des éperons d'or, il ceint à ses flancs Murgleis,
son épée. Sur Tachebrun, son destrier, il monte ; son oncle,
Guinemer, lui a tenu l'étrier. Là vous eussiez vu tant de
chevaliers pleurer, qui tous lui disent : « C'est
grand'pitié de votre prouesse ! En la cour du roi vous fûtes
un long temps, et l'on vous y tenait pour un noble vassal. Qui vous
marqua pour aller là-bas, Charles lui-même ne pourra le protéger ni
le sauver. Non, le comte Roland n'eût pas dû songer à vous :
vous êtes issu d'un trop grand lignage. » Puis ils lui
disent : « Sire, emmenez-nous ! » Ganelon
répond : « Ne plaise au Seigneur Dieu ! Mieux vaut
que je meure seul et que vivent tant de bons chevaliers. En douce
France, seigneurs, vous rentrerez. De ma part saluez ma femme, et
Pinabel, mon ami et mon pair, et Baudoin, mon fils… Donnez-lui
votre aide et tenez-le pour votre seigneur. » Il entre en sa
route et s'achemine.
XXVIII
GANELON chevauche sous de hauts oliviers. Il a
rejoint les messagers sarrasins. Or voici que Blancandrin s'attarde
à ses côtés : tous deux conversent par grande ruse.
Blancandrin dit : « C'est un homme merveilleux que
Charles ! Il a conquis la Pouille et toute la Calabre ;
il a passé la mer salée et gagné à saint Pierre le tribut de
l'Angleterre : que vient-il encore chercher ici, dans notre
pays ? » Ganelon répond : « Tel est son bon
plaisir. Jamais homme ne le vaudra. »
XXIX
BLANCANDRIN dit : « Les Francs sont
gens très nobles. Mais ils font grand mal à leur seigneur, ces ducs
et ces comtes qui le conseillent comme ils font : ils
l'épuisent et le perdent, lui et d'autres avec lui. » Ganelon
répond : « Ce n'est vrai, que je sache, de personne,
sinon de Roland, lequel, un jour, en pâtira. L'autre matin,
l'empereur était assis à l'ombre. Survint son neveu, la brogne
endossée, qui des abords de Carcasoine ramenait du butin. A la main
il tenait une pomme vermeille : « Prenez, beau sire,
dit-il à son oncle : de tous les rois je vous donne en présent
les couronnes. » Son orgueil est bien fait pour le perdre, car
chaque jour il s'offre en proie à la mort. Vienne qui le tue ;
nous aurions paix plénière ! »
XXX
BLANCANDRIN dit ; « Roland est bien
digne de haine, qui veut réduire à merci toute nation et qui
prétend sur toutes les terres ! Pour tant faire, sur qui donc
compte-t-il ? » Ganelon répond : « Sur les
Français ! Ils l'aiment tant que jamais ils ne voudront lui
faillir. Il leur donne à profusion or et argent, mulets et
destriers, draps de soie, armures. A l'empereur même il donne tout
ce qu'il veut ( ?) : il lui conquerra les terres d'ici
jusqu'en Orient. »
XXXI
TANT chevauchèrent Ganelon et Blancandrin
qu'ils ont échangé sur leur foi une promesse : ils chercheront
comment faire tuer Roland. Tant chevauchèrent-ils par voies et par
chemins qu'à Saragosse ils mettent pied à terre, sous un if. A
l'ombre d'un pin un trône était dressé, enveloppé de soie
d'Alexandrie. Là est le roi qui tient toute l'Espagne. Autour de
lui vingt mille Sarrasins. Pas un qui sonne mot, pour les nouvelles
qu'ils voudraient ouïr. Voici que viennent Ganelon et
Blancandrin.
XXXII
BLANCANDRIN est venu devant Marsile ; il
tient par le poing le comte Ganelon. Il dit au roi :
« Salut, au nom de Mahomet et d'Apollin, de qui nous gardons
les saintes lois ! Nous avons fait votre message à Charles.
Vers le ciel il éleva ses deux mains, loua son Dieu, ne fit autre
réponse. Il vous envoie, le voici, un sien noble baron, qui est de
France et très haut homme. Par lui vous apprendrez si vous aurez la
paix ou non. » Marsile répond : « Qu'il parle, nous
l'entendrons ! »
XXXIII
OR le comte Ganelon y avait fort songé. Par
grand art il commence, en homme qui sait parler bien. Il dit au
roi : « Salut, au nom de Dieu, le Glorieux, que nous
devons adorer ! Voici ce que vous mande Charlemagne, le
preux : recevez la sainte loi chrétienne, il veut vous donner
la moitié de l'Espagne en fief. Si vous ne voulez pas accepter cet
accord, vous serez pris et lié de vive force ; à la cité d'Aix
vous serez emmené ; là, par jugement, finira votre vie :
vous mourrez de mort honteuse et vile. » Le roi Marsile a
frémi. Il tenait un dard, empenné d'or : il veut frapper, mais
on l'a retenu.
XXXIV
LE roi Marsile a changé de couleur. Il secoue
son javelot. Quand Ganelon le voit, il met la main à son épée. Il
l'a tirée du fourreau la longueur de deux doigts. Il lui dit :
« Vous êtes très belle et claire. Si longtemps en cour royale
je vous aurai portée ! Il n'aura point sujet, l'empereur de
France, de dire que je suis mort, seul en la terre étrangère, sans
que les plus vaillants vous aient achetée à votre prix. » Les
païens disent : « Empêchons la mêlée ! »
XXXV
TANT l'ont prié les meilleurs Sarrasins que
sur son trône Marsile s'est rassis. L'Algalife dit :
« Vous nous mettiez en un mauvais pas, quand vous vouliez
frapper le Français : vous deviez écouter et entendre. –
Sire », dit Ganelon, « ce sont choses qu'il convient que
j'endure. Mais je ne laisserais pas, pour tout l'or que fit Dieu,
ni pour toutes les richesses qui sont en ce pays, de lui dire, si
j'en ai le loisir, ce que Charles, le roi puissant, lui mande par
moi, lui mande comme à son mortel ennemi. » Il portait un
manteau de zibeline, recouvert de soie d'Alexandrie. Il le rejette,
et Blancandrin le reçoit ; mais son épée, il n'a garde de la
lâcher. En son poing droit, par le pommeau doré, il la tient. Les
païens disent : « C'est un noble baron ! »
XXXVI
GANELON s'est avancé vers le roi. Il lui
dit : « Vous vous irritez à tort, puisque Charles, qui
règne sur la France, vous mande ceci : Recevez la loi des
chrétiens, il vous donnera en fief la moitié de l'Espagne. L'autre
moitié, Roland l'aura, son neveu : vous partagerez avec un
très orgueilleux co-seigneur. Si vous ne voulez pas accepter cet
accord, le roi viendra vous assiéger dans Saragosse : de vive
force vous serez pris et lié ; vous serez mené droit à la cité
d'Aix ; vous n'aurez pour la route palefroi ni destrier, mulet
ni mule, que vous puissiez chevaucher ; vous serez jeté sur
une mauvaise bête de somme ; là, par jugement, vous aurez la
tête tranchée. Notre empereur vous envoie ce bref. » Il l'a
remis au païen, dans sa main droite.
XXXVII
MARSILE a pâli de courroux. Il rompt le sceau,
en jette la cire, regarde le bref, voit ce qui est écrit :
« Charles me mande, le roi qui tient la France en sa baillie,
qu'il me souvienne de sa douleur et de sa colère pour Basan et son
frère Basile, de qui j'ai pris les têtes aux monts de
Haltoïe ; si je veux racheter ma vie, que je lui envoie mon
oncle l'Algalife ; sans quoi, jamais il ne m'aimera. »
Alors le fils de Marsile prit la parole. Il dit au roi :
« Ganelon a parlé en fou. Il en a trop fait : il n'a plus
droit à vivre. Livrez-le moi, je ferai justice. » Quand
Ganelon l'entend, il brandit son épée, va sous le pin, s'adosse au
tronc.
XXXVIII
MARSILE s'est retiré dans le verger. Il a
emmené avec lui ses meilleurs vassaux. Et Blancandrin y vint, au
poil chenu, et Jurfaret, qui est son fils et son héritier, et
l'Algalife, son oncle et son fidèle. Blancandrin dit :
« Appelez le Français : il nous servira, il me l'a juré
sur sa foi. » Le roi dit : « Amenez-le donc. »
Et Blancandrin l'a pris par la main droite et le conduit par le
verger jusqu'au roi. Là ils débattent la laide trahison.
XXXIX
« BEAUX sire Ganelon », lui dit
Marsile, « je vous ai traité un peu légèrement quand, en ma
colère, je faillis vous frapper. Je vous le gage par ces peaux de
martre zibeline, dont l'or vaut plus de cinq cents livres :
avant demain soir je vous aurai payé une belle amende. »
Ganelon répond : « Je ne refuse pas. Que Dieu, s'il lui
plaît, vous en récompense ! »
XL
MARSILE dit : « Ganelon, sachez-le,
en vérité, j'ai à cœur de beaucoup vous aimer. Je veux vous
entendre parler de Charlemagne. Il est très vieux, il a usé son
temps ; à mon escient il a deux cents ans passés. Il a par
tant de terres mené son corps, il a sur son bouclier pris tant de
coups, il a réduit tant de riches rois à mendier : quand
sera-t-il las de guerroyer ? » Ganelon répond :
« Charles n'est pas celui que vous pensez. Nul homme ne le
voit et n'apprend à le connaître qui ne dise : l'empereur est
un preux. Je ne saurais le louer et le vanter assez : il y a
plus d'honneur de noblesse ! Il aimerait mieux la mort que de
faillir à ses barons. »
XLI
LE païen dit : « Je m'émerveille, et
j'en ai bien sujet. Charlemagne est vieux et chenu ; à mon
escient il a deux cents ans et mieux ; par tant de terres il a
mené son corps à la peine, il a pris tant de coups de lances et
d'épieux, il a réduit à mendier tant de riches rois : quand
sera-t-il recru de mener ses guerres ? – Jamais », dit
Ganelon, « tant que vivra son neveu. Il n'y a si vaillant que
Roland sous la chape du ciel. Et c'est un preux aussi qu'Olivier,
son compagnon. Et les douze pairs, que Charles aime tant, forment
son avant-garde avec vingt mille chevaliers. Charles est en sûreté,
il ne craint homme qui vive. »
XLII
LE Sarrasin dit : « Je m'émerveille
grandement. Charlemagne est chenu et blanc : à mon escient il
a deux cents ans et plus ; par tant de terres il a passé en
les conquérant, il a pris tant de coups de bonnes lances
tranchantes, il a tué et vaincu en bataille tant de riches
rois : quand sera-t-il enfin recru de guerroyer ? –
Jamais », dit Ganelon, « tant que Roland vivra. Il n'y a
pas si vaillant d'ici jusqu'en Orient. Il est très preux aussi, son
compagnon Olivier. Et les douze pairs, que Charles aime tant,
forment son avant-garde avec vingt mille Français. Charles est en
sûreté ; il ne craint homme vivant. »
XLIII
« BEAU sire Ganelon », dit le roi
Marsile, « j'ai une armée, jamais vous ne verrez plus
belle ; j'y puis avoir quatre cent mille chevaliers :
puis-je combattre Charles et les Français ? » Ganelon
répond : « Pas de sitôt ! Vous y perdriez de vos
païens en masse. Laissez la folie ; tenez-vous à la
sagesse ! Donnez à l'empereur tant de vos biens qu'il n'y ait
Français qui ne s'en émerveille. Pour vingt otages que vous lui
enverrez, vers douce France le roi repartira. Derrière lui il
laissera son arrière-garde. Son neveu en sera, je crois, le comte
Roland, et aussi Olivier, le preux et le courtois : ils sont
morts, les deux comtes, si je trouve qui m'écoute. Charles verra
son grand orgueil choir ; l'envie lui passera de jamais
guerroyer contre vous. »
XLIV
« BEAU sire Ganelon, [… ] comment
pourrai-je faire périr Roland ? » Ganelon répond :
« Je sais bien vous le dire. Le roi viendra aux meilleures
ports de Cize : derrière lui il aura laissé son arrière-garde.
Son neveu en sera, le puissant comte Roland, et Olivier, en qui
tant il se fie, et en leur compagnie vingt mille Français. De vos
païens envoyez-leur cent mille, et qu'ils leur livrent une première
bataille. La gent de France y sera meurtrie et mise à mal, et il y
aura aussi, je ne dis pas, grande tuerie des vôtres. Mais
livrez-leur de même une seconde bataille : qu'il tombe dans
l'une ou dans l'autre, Roland n'échappera pas. Alors vous aurez
accompli une belle chevalerie, et de toute votre vie vous n'aurez
plus la guerre.
XLV
« QUI pourrait faire que Roland y fût
tué, Charles perdrait le bras droit de son corps. C'en serait fait
des armées merveilleuses ; Charles n'assemblerait plus de si
grandes levées : la Terre des Aïeux resterait en
repos ! » Quand Marsile l'entend, il l'a baisé au
cou ; puis… ( ?)
XLVI
MARSILE dit : « [… ] Un accord ne
vaut guère, si [… ] Vous me jurerez de trahir Roland. »
Ganelon répond : « Qu'il en soit comme il vous
plaît ! » Sur les reliques de son épée Murgleis, il jura
la trahison ; et voilà qu'il a forfait.
XLVII
IL y avait là un siège, tout d'ivoire. Marsile
fait apporter un livre : la loi de Mahomet et de Tervagan y
est écrite. Il jure, le Sarrasin d'Espagne, que, s'il trouve Roland
à l'arrière-garde, il combattra avec toute sa gent, et, s'il peut,
Roland mourra là. Ganelon répond : « Puisse votre volonté
s'accomplir ! »
XLVIII
ALORS vint un païen, Valdabron. Il s'approche
du roi Marsile. En riant clair il dit à Ganelon :
« Prenez mon épée, nul n'en a de meilleure ; la garde, à
elle seule, vaut plus de mille mangons. Par amitié, beau sire, je
vous la donne, et vous nous aiderez en sorte que nous puissions
trouver à l'arrière-garde le preux Roland. – Ce sera fait »,
répond le comte Ganelon. Puis ils se baisèrent au visage et au
menton.
XLIX
APRÈS s'en vint un païen, Climorin. En riant
clair il dit à Ganelon : « Prenez mon heaume, jamais je
ne vis le meilleur [… ], et aidez-nous contre le marquis Roland, en
telle guise que nous puissions le honnir. – Ce sera fait »,
répondit Ganelon. Puis ils se baisèrent sur la bouche et au
visage.
L
ALORS s'en vint la reine Bramimonde :
« Je vous aime fort, sire », dit-elle au comte,
« car mon seigneur vous prise très haut ; ainsi font tous
ses hommes. A votre femme j'enverrai deux colliers : ils sont
tout or, améthystes, hyacinthes ; ils valent plus que toutes
les richesses de Rome ; votre empereur jamais n'en eut de si
beaux. » Il les a pris, il les boute en son houseau.
LI
LE roi appelle Malduit, son trésorier :
« Le trésor de Charles est-il apprêté ? – Oui, sire, pour
le mieux : sept cents chameaux, d'or et d'argent chargés, et
vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. »
LII
MARSILE a pris Ganelon par l'épaule. Il lui
dit : « Vous êtes très preux et sage. Par cette loi que
vous tenez pour la plus sainte, ne retirez plus de nous votre
cœur ! Je veux vous donner de mes richesses en masse, dix
mulets chargés de l'or le plus fin d'Arabie ; il ne passera
pas d'année que je ne vous en fasse autant. Tenez, voici les clés
de cette large cité ; ses grands trésors, présentez-les au roi
Charles ; puis faites-moi mettre Roland à l'arrière-garde. Si
je le puis trouver en quelque port ou passage, je lui livrerai une
bataille à mort. » Ganelon répond : « Je m'attarde
trop, je crois. » Il monte à cheval, entre en sa route.
LIII
L 'EMPEREUR se rapproche des pays d'où il
vint. Il est venu à la cité de Galne : le comte Roland l'avait
prise et détruite ; de ce jour elle resta cent ans déserte. Le
roi attend des nouvelles de Ganelon et le tribut d'Espagne, la
grande terre. A l'aube, comme le jour se lève, Ganelon le comte
arrive au camp.
LIV
L'EMPEREUR s'est tôt levé. Il a écouté messe
et matines. Devant sa tente, il se tient debout sur l'herbe verte.
Roland est là, et Olivier le preux, Naimes le duc, et beaucoup des
autres. Arrive Ganelon, le félon, le parjure. Avec toute sa ruse il
se met à parler : « Salut, de par Dieu ! »
dit-il au roi. « Je vous apporte les clefs de Saragosse, les
voici ; et voici un grand trésor que je vous amène, et vingt
otages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roi
Marsile, le vaillant, vous mande que, s'il ne vous livre pas
l'Algalife, vous ne l'en devez pas blâmer, car de mes yeux j'ai vu
quatre cent mille hommes en armes, revêtus du haubert, beaucoup
portant lacé le heaume et ceints de leurs épées aux pommeaux d'or
niellé, qui ont accompagné l'Algalife jusque sur la mer. Ils
fuyaient Marsile à cause de la loi chrétienne, qu'ils ne voulaient
pas recevoir et garder. Ils n'avaient pas cinglé à quatre lieues au
large, quand la tempête et l’orage les saisirent : ils furent
noyés, jamais vous n'en verrez un seul. Si l'Algalife était en vie,
je vous l'eusse amené. Quant au roi païen, sire, tenez pour vrai
que vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu'il vous
suive au royaume de France : il recevra la loi que vous
gardez ; les mains jointes, il deviendra votre homme ;
c'est de vous qu'il tiendra le royaume d'Espagne. » Le roi
dit : « Que Dieu soit remercié ! Vous m'avez bien
servi, vous en aurez grande récompense. » Par l'armée, on fait
sonner mille clairons. Les Francs lèvent le camp, troussent les
bêtes de somme. Vers douce France tous s'acheminent.
LV
CHARLEMAGNE a ravagé l'Espagne, pris les
châteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. Vers
douce France l'empereur chevauche. Le comte Roland attache à sa
lance le gonfanon ; du haut d'un tertre, il l'élève vers le
ciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements par
toute la contrée. Or, par les larges vallées, les païens
chevauchent, le haubert endossé, [… ] le heaume lacé, l'épée
ceinte, l'écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, au
sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille,
qui attendent l'aube. Dieu ! quelle douleur que les Français
ne le sachent pas !
LVI
LE jour s'en va, la nuit s'est faite noire.
Charles dort, l'empereur puissant. Il eut un songe : il était
aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa
lance de frêne. Ganelon le comte l'a saisie ; si rudement il
la secoue que vers le ciel en volent des éclisses. Charles
dort ; il ne s'éveille pas.
LVII
APRÈS cette vision, une autre lui vint. Il
songea qu'il était en France, en sa chapelle, à Aix. Une bête très
cruelle le mordait au bras droit. Devers l'Ardenne il vit venir un
léopard, qui, très hardiment, s'attaque à son corps même. Du fond
de la salle dévale un vautre ; il court vers Charles au galop
et par bonds, tranche à la première bête l'oreille droite et
furieusement combat le léopard. Les Français disent :
« Voilà une grande bataille ! » Lequel des deux
vaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s'est pas
réveillé.
LVIII
LA nuit passe toute, l'aube se lève claire.
Par les rangs de l'armée, [… ] l'empereur chevauche fièrement.
« Seigneurs barons », dit l'empereur Charles,
« voyez les ports et les étroits passages :
choisissez-moi qui fera l'arrière-garde. » Ganelon
répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vous
n'avez baron d'aussi grande vaillance. » Le roi l'entend, le
regarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon.
Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc fera
devant moi l'avant-garde ? » Ganelon répond :
« Ogier de Danemark ; vous n'avez baron qui mieux que lui
la fasse. »
LIX
LE comte Roland s'est entendu nommer. Alors il
parla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre,
j'ai bien lieu de vous chérir : vous m'avez élu pour
l'arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n'y perdra,
je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule qu'il doive
chevaucher, il n'y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu'on
ne l'ait d'abord disputé par l'épée. » Ganelon répond :
« Vous dites vrai, je le sais bien. »
LX
QUAND Roland entend qu'il sera à l'arrière
garde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah !
truand, méchant homme de vile souche, l'avais-tu donc cru, que je
laisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devant
Charles ?
LXI
« DROIT empereur », dit Roland le
baron, « donnez-moi l'arc que vous tenez au poing. Nul ne me
reprochera, je crois, de l'avoir laissé choir, comme fit Ganelon du
bâton qu'avait reçu sa main droite. » L'empereur tient la tête
baissée. Il lisse sa barbe, tord sa moustache. Il pleure, il ne
peut s'en tenir.
LXII
Alors vint Naimes : en la cour il n'y a
pas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l'avez
entendu, le comte Roland est rempli de colère. Le voilà marqué pour
l'arrière-garde : vous n'avez pas un baron qui puisse rien y
changer. Donnez-lui l'arc que vous avez tendu, et trouvez-lui qui
bien l'assiste ! » Le roi donne l'arc et Roland l'a
reçu.
LXIII
L'EMPEREUR dit à son neveu Roland :
« Beau sire neveu, vous le savez bien, c'est la moitié de mes
armées que je vous offre et vous laisserai. Gardez avec vous ces
troupes, c'est votre salut. » Le comte dit : « Je
n'en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage !
Je garderai avec moi vingt mille Français bien vaillants. En toute
assurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne,
moi vivant. »
LXIV
LE comte Roland est monté sur son destrier.
Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preux
comte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, et
Anseïs le fier, et Gérard de Roussillon le vieux, et le riche duc
Gaifier est venu. L'archevêque dit : « Par mon chef,
j'irai ! – Et moi avec vous », dit le comte
Gautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas lui
faillir. » Ils choisissent entre eux vingt mille
chevaliers.
LXV
LE comte Roland appelle Gautier de
l'Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre,
et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l'empereur ne perde
pas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautier
répond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avec
mille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort des
rangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les pires
nouvelles il n'en redescendra pas avant que des épées sans nombre
aient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays de
Belferne, leur livra une bataille dure.
LXVI
HAUTS sont les monts et ténébreux les vaux,
les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les
Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend
leur marche. Quand ils parviennent à la terre des Aïeux et voient
la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs
fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un
qui n'en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est plein
d'angoisse : aux ports d'Espagne, il a laissé son neveu. Pitié
lui en prend ; il pleure, il ne peut s'en tenir.
LXVII
LES douze pairs sont restés en Espagne ;
en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur et qui ne
craignent pas la mort. L'empereur s'en retourne en France ;
sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimes
chevauche, qui lui dit : « Qu'est-ce donc qui vous
tourmente ? » Charles répond : « Qui le demande
m'offense. Ma douleur est si grande que je ne puis la taire. Par
Ganelon France sera détruite. Cette nuit une vision me vint, de par
un ange : entre mes poings, Ganelon brisait ma lance, et voici
qu'il a marqué mon neveu pour l'arrière-garde. Je l'ai laissé dans
une marche étrangère. Dieu ! si je le perds, jamais je n'aurai
qui le remplace. »
LXVIII
CHARLEMAGNE pleure, il ne peut s'en défendre.
Cent mille Français s'attendrissent sur lui et tremblent pour
Roland, remplis d'une étrange peur. Ganelon le félon l'a
trahi : il a reçu du roi païen de grands dons, or et argent,
ciclatons et draps de soie, mulets et chevaux, et chameaux et
lions. Or Marsile a mandé par l'Espagne les barons, comtes,
vicomtes et ducs et almaçours, les amirafles et les fils des
comtors. Il en rassemble en trois jours quatre cent mille, et par
Saragosse fait retentir ses tambours. On dresse sur la plus haute
tour Mahomet, et chaque païen le prie et l'adore. Puis, à marches
forcées, par la Terre Certaine, tous chevauchent, passent les vaux,
passent les monts : enfin ils ont vu les gonfanons de ceux de
France. L'arrière-garde des douze compagnons ne laissera pas
d'accepter la bataille.
LXIX
LE neveu de Marsile, sur un mulet qu'il touche
d'un bâton, s'est avancé. Il dit à son oncle, en riant
bellement : « Beau sire roi, je vous ai si longuement
servi ; j'ai reçu pour tout salaire des peines et des
tourments ! Tant de batailles livrées et gagnées !
Donnez-moi un fief : le don de frapper contre Roland le
premier coup ! Je le tuerai de mon épieu tranchant. Si Mahomet
me veut prendre en sa garde, j'affranchirai toutes les contrées de
l'Espagne, depuis les ports d'Espagne jusqu' à Durestant. Charles
sera las, les Français se rendront ; vous n'aurez plus de
guerre de toute votre vie. » Le roi Marsile lui en donne le
gant.
LXX
LE neveu de Marsile tient le gant dans son
poing. Il dit à son oncle une parole fière : « Beau sire
roi, vous m'avez fait un grand don. Or, choisissez-moi douze de vos
barons ; avec eux je combattrai les douze pairs. » Tout
le premier, Falsaron répond, qui était frère du roi Marsile :
« Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; certes, nous
la livrerons, cette bataille, à l'arrière-garde de la grande ost de
Charles. C'est jugé : nous les tuerons ! »
LXXI
VIENT d'autre part le roi Corsalis. Il est de
Barbarie et sait les arts maléfiques. Il parle en vrai baron :
pour tout l'or de Dieu il ne voudrait faire une couardise [… ].
Vient au galop Malprimis de Brigant : à la course, il est plus
vite qu'un cheval. Devant Marsile il s'écrie à voix très
haute : « je mènerai mon corps à Roncevaux. Si j'y trouve
Roland, je saurai le mater. »
LXXII
UN amurafle est là, de Balaguer. Son corps est
très beau, sa face hardie et claire. Quand une fois il s'est mis en
selle, il se fait fier sous l'armure. Pour le courage il a bonne
renommée : vrai baron, s'il était chrétien. Devant Marsile, il
s'est écrié : « A Roncevaux, j'irai jouer mon corps. Si
j'y trouve Roland, il est mort, et morts Olivier et tous les douze
pairs, et morts tous les Français, à grand deuil, à grand'honte.
Charles le Grand est vieux, il radote ; il en aura assez de
mener sa guerre ; l'Espagne nous restera, affranchie. »
Le roi Marsile lui rend maintes grâces.
LXXIII
UN almaçour est là, de Moriane : il n'y a
pas plus félon sur la terre d'Espagne. Devant Marsile il fait sa
vanterie : « A Roncevaux je conduirai ma gent, vingt
mille hommes, portant écus et lances. Si je trouve Roland, il est
mort, je lui en jure ma foi : chaque jour Charles en dira sa
plainte. »
LXXIV
D'AUTRE part, voici Turgis de Tortelose :
il est comte et la cité de Tortelose est sienne. Aux chrétiens il
souhaite male mort. Il se range devant Marsile près des autres et
dit au roi : « Ne craignez rien ! Plus vaut Mahomet
que saint Pierre de Rome : si vous le servez, l'honneur du
champ nous restera. A Roncevaux j'irai joindre Roland : nul ne
le garantira contre la mort. Voyez mon épée, qui est bonne et
longue. Contre Durendal je veux l'essayer. Laquelle aura le
dessus ? Vous l'entendrez bien dire. Les Français périront, si
contre nous ils s'aventurent. Charles le Vieux en aura douleur et
honte. Jamais plus sur terre il ne portera la couronne. »
LXXV
D'AUTRE part voici Escremiz de Valterne. Il
est Sarrasin et Valterne est son fief. Devant Marsile il s'écrie
dans la foule : « A Roncevaux j'irai, pour abattre
l'orgueil. Si j'y trouve Roland, il n'en remportera pas sa tête, ni
Olivier, celui qui commande les autres. Les douze pairs sont tous
marqués pour périr. Les Français mourront, la France en sera vidée.
Charles aura disette de bons vassaux. »
LXXVI
D 'AUTRE part voici un païen, Esturgant ;
avec lui Estramariz, un sien compagnon : tous deux félons,
traîtres prouvés. Marsile dit : « Seigneurs,
avancez ! A Roncevaux vous irez au passage des ports, et vous
aiderez à conduire ma gent. » Et ils répondent : « A
votre commandement ! Nous attaquerons Olivier et Roland ;
contre la mort les douze pairs n'auront pas de garant. Nos épées
sont bonnes et tranchantes : nous les ferons vermeilles de
sang chaud. Les Français mourront, Charles en pleurera ; la
Terre des Aïeux, nous vous la donnerons. Venez-y, roi ; en
vérité, vous le verrez : nous vous donnerons l'empereur
lui-même. »
LXXVII
TOUT courant vient Margariz de Séville.
Celui-là tient la terre jusqu'aux Cazmarines. Pour sa beauté les
dames lui sont amies : pas une qui, à le voir, ne s'épanouisse
et ne lui rie. Nul païen n'est si bon chevalier. Il vient dans la
foule et par-dessus les autres crie au roi : « N'ayez
nulle crainte ! A Roncevaux j'irai tuer Roland ; non plus
que lui Olivier ne sauvera sa vie ; les douze pairs sont
restés pour leur martyre. Voyez mon épée, dont la garde est
d'or : c'est l'émir de Primes qui me l'envoya. En un sang
vermeil, je vous le jure, elle plongera. Les Français mourront,
France en sera honnie. Charles le Vieux, à la barbe fleurie, à
chaque jour qu'il vivra, en aura deuil et courroux. Avant un an,
nous aurons la France pour butin ; nous pourrons coucher au
bourg de Saint-Denis. » Le roi païen s'incline devant lui
profondément.
LXXVIII
D'AUTRE part voici Chernuble de Munigre. Sa
chevelure qui flotte descend jusqu'à terre. Il peut en se jouant,
quand l'humeur lui en prend, porter, et au delà, la charge de
quatre mulets bâtés. Au pays dont il est, le soleil, dit-on
( ?), ne luit pas, le blé ne peut pas croître, la pluie ne
tombe pas, la rosée ne se forme pas ; il n'y a pierre qui ne
soit toute noire. Plusieurs disent que c'est la demeure des
diables. Chernuble dit : « J'ai ceint ma bonne
épée ; à Roncevaux, je la teindrai en rouge. Si je trouve
Roland le preux sur ma voie sans que je l'assaille, jamais ne me
croyez plus. Et de mon épée je conquerrai Durendal. Les Français
mourront, France en sera déserte. » A ces mots les douze pairs
s'assemblent. Avec eux ils emmènent cent mille Sarrasins, qui
brûlent de combattre et se hâtent. Ils vont sous une sapinière pour
s'armer.
LXXIX
LES païens s'arment de hauberts sarrasins,
presque tous à triple épaisseur de mailles, lacent leurs très bons
heaumes de Saragosse, ceignent des épées d'acier viennois. Ils ont
de riches écus, des épieux de Valence et des gonfanons blancs et
bleus et vermeils. Ils ont laissé mulets et palefrois, ils montent
sur les destriers et chevauchent en rangs serrés. Clair est le jour
et beau le soleil : pas une armure qui toute ne flamboie.
Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Le bruit est
grand : les Français l'entendirent. Olivier dit :
« Sire compagnon, il se peut, je crois, que nous ayons affaire
aux Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! que
Dieu nous l'octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi.
Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les
grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil.
Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu'on ne
chante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est aux
païens, aux chrétiens le droit. Jamais on ne dira rien de moi qui
ne soit exemplaire. »
LXXX
OLIVIER est monté sur une hauteur [… ]. Il
regarde à droite par un val herbeux : il voit venir la gent
des païens. Il appelle Roland, son compagnon : « Du côté
de l'Espagne, je vois venir une telle rumeur, tant de hauberts qui
brillent, tant de heaumes qui flamboient ! Ceux-là mettront
nos Français en grande angoisse. Ganelon le savait, le félon, le
traître, qui devant l'empereur nous désigna. – Tais-toi,
Olivier », répond Roland ; « il est mon
parâtre ; je ne veux pas que tu en sonnes
mot ! »
LXXXI
OLIVIER est monté sur une hauteur. Il voit à
plein le royaume d'Espagne et les Sarrasins, qui sont assemblés en
si grande masse. Les heaumes aux gemmes serties d'or brillent, et
les écus, et les hauberts safrés, et les épieux et les gonfanons
fixés aux hampes. Il ne peut dénombrer même les corps de
bataille : ils sont tant qu'il n'en sait pas le compte. Au
dedans de lui-même il en est grandement troublé. Le plus vite qu'il
peut, il dévale de la hauteur, vient aux Français, leur raconte
tout.
LXXXII
OLIVIER dit : « J'ai vu les païens.
Jamais homme sur terre n'en vit plus. Devant nous ils sont bien
cent mille, l'écu au bras, le heaume lacé, le blanc haubert
revêtu ; et leurs épieux bruns luisent, hampe dressée. Vous
aurez une bataille, telle qu'il n'en fut jamais. Seigneurs
Français, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pour
que nous ne soyons pas vaincus ! » Les Français
disent : « Honni soit qui s'enfuit ! Jusqu'à la
mort, pas un ne voudra vous faillir. »
LXXXIII
OLIVIER dit : « Les païens sont très
forts ; et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Roland,
mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l'entendra, et
l'armée reviendra. » Roland répond : « Ce serait
faire comme un fou. En douce France j'y perdrais mon renom. Sur
l'heure je frapperai de Durendal, de grands coups. Sa lame saignera
jusqu'à l'or de la garde. Les félons païens sont venus aux ports
pour leur malheur. Je vous le jure, tous sont marqués pour la
mort. »
LXXXIV
« ROLAND, mon compagnon, sonnez
l'olifant ! Charles l'entendra, ramènera l'armée ; il
nous secourra avec tous ses barons. » Roland répond :
« Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et
que douce France tombe dans le mépris ! Mais je frapperai de
Durendal à force, ma bonne épée que j'ai ceinte au côté ! Vous
en verrez la lame tout ensanglantée. Les félons païens se sont
assemblés pour leur malheur. Je vous le jure, ils sont tous livrés
à la mort. »
LXXXV
« ROLAND, mon compagnon, sonnez votre
olifant ! Charles l'entendra, qui est au passage des ports. Je
vous le jure, les Français reviendront. – Ne plaise à Dieu »,
lui répond Roland, « qu'il soit jamais dit par nul homme
vivant que pour des païens j'aie sonné mon cor ! Jamais mes
parents n'en auront le reproche. Quand je serai en la grande
bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez
l'acier de Durendal sanglant. Les Français sont hardis et
frapperont vaillamment ; ceux d'Espagne n'échapperont pas à la
mort. »
LXXXVI
OLIVIER dit : « Pourquoi vous
blâmerait-on ? J'ai vu les Sarrasins d'Espagne : les vaux
et les monts en sont couverts et les collines et toutes les
plaines. Grandes sont les armées de cette engeance étrangère et
bien petite notre troupe ! » Roland répond :
« Mon ardeur s'en accroît. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses
anges qu'à cause de moi France perde son prix ! J'aime mieux
mourir que choir dans la honte ! Mieux nous frappons, mieux
l'empereur nous aime. »
LXXXVII
ROLAND est preux et Olivier sage. Tous deux
sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais
par peur de la mort ils n'esquiveront une bataille. Les deux comtes
sont bons et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchent
furieusement. Olivier dit : « Roland, voyez : ils
sont en nombre. Ceux-ci sont près de nous, mais Charles est trop
loin ! Votre olifant, vous n'avez pas daigné le sonner. Si le
roi était là, nous ne serions pas en péril. Regardez en amont vers
les ports d'Espagne ; vous pourrez voir une troupe digne de
pitié : qui aura fait aujourd'hui l'arrière-garde ne la fera
plus jamais. » Roland répond : « Ne parlez pas si
follement ! Honni le cœur qui dans la poitrine
s'accouardit ! Nous tiendrons fermement, sur place :
C'est nous qui mènerons joutes et mêlées. »
LXXXVIII
QUAND Roland voit qu'il y aura bataille, il se
fait plus fier que lion ou léopard. Il appelle les Français et
Olivier : « Sire compagnon, ami, ne parlez plus
ainsi ! L'empereur, qui nous laissa des Français, a trié ces
vingt mille : il savait que pas un n'est un couard. Pour son
seigneur on doit souffrir de grands maux et endurer les grands
chauds et les grands froids, et on doit perdre du sang et de la
chair. Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, que
me donna le roi. Si je meurs, qui l'aura pourra dire : “Ce fut
l'épée d'un noble vassal.” »
LXXXIX
D'AUTRE part voici l'archevêque Turpin. Il
éperonne et monte la pente d'un tertre. Il appelle les Français et
les sermonne : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés
ici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenir
la chrétienté ! Vous aurez une bataille, vous en êtes bien
sûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votre
coulpe, demandez à Dieu sa merci ; je vous absoudrai pour
sauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous
aurez des sièges au plus haut paradis. » Les Français
descendent de cheval, se prosternent contre terre, et l'archevêque,
au nom de Dieu, les a bénis. Pour pénitence, il leur ordonne de
frapper.
XC
LES Français se redressent et se mettent sur
pieds. Ils sont bien absous, quittes de leurs péchés, et
l'archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Puis ils sont remontés
sur leurs destriers bien courants. Ils sont armés comme il convient
à des chevaliers, et tous bien appareillés pour la bataille. Le
comte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, vous
disiez bien, Ganelon nous a tous trahis. Il en a pris pour son
salaire de l'or, des richesses, des deniers. Puisse l'empereur nous
venger ! Le roi Marsile nous a achetés par marché ; mais
la marchandise, il ne l'aura que par l'épée ! »
XCI
Aux ports d'Espagne Roland passe sur
Veillantif, son cheval bien courant. Il a revêtu ses armes, qui
bien le parent. Et voici qu'il brandit sa lance, le vaillant. Vers
le ciel il en tourne la pointe ; au fer est lacé un gonfanon
tout blanc ; les franges [ ?] battent jusqu'à ses mains.
Noble est son corps, son visage clair et riant. Après lui vient son
compagnon, et ceux de France l'appellent leur garant. Il regarde
menaçant vers les Sarrasins, puis, humble et doux, vers les
Français, et leur dit ces mots, courtoisement :
« Seigneurs barons, doucement, au pas ! Ces païens vont
en quête de leur martyre. Avant ce soir nous aurons gagné un beau
et riche butin : nul roi de France n'eut jamais le
pareil. » Comme il parlait, les armées se joignirent.
XCII
OLIVIER dit : « Je n'ai pas le cœur
aux paroles. Votre olifant, vous n'avez pas daigné le sonner, et
Charles, vous ne l'avez pas. Il ne sait mot de ces choses, le
preux, et la faute n'est pas sienne, et les vaillants que voici ne
méritent, eux non plus, aucun blâme. Or donc, chevauchez contre
ceux-là de tout votre courage ! Seigneurs barons, tenez
fermement en bataille ! Je vous en prie pour Dieu, soyez
résolus à bien frapper, coup rendu pour coup reçu ! Et
n'oublions pas le cri d'armes de Charles. » A ces mots les
Français poussent le cri d'armes. Qui les eût ouïs crier :
« Montjoie ! » aurait le souvenir d'une belle
vaillance. Puis ils chevauchent Dieu ! si fièrement, et, pour
aller au plus vite, enfoncent les éperons, et s'en vont frapper,
qu'ont-ils à faire d'autre ? et les Sarrasins les reçoivent
sans trembler. Francs et païens, voilà qu'ils se sont joints.
XCIII
LE neveu de Marsile – il a nom Aelroth – tout
le premier chevauche devant l'armée. Il va disant sur nos Français
de laides paroles : « Félons Français, aujourd'hui vous
jouterez contre les nôtres. Il vous a trahis, celui qui vous avait
en sa garde. Bien fou le roi qui vous laissa aux ports ! En ce
jour, douce France perdra sa louange, et Charles, le Magne, le bras
droit de son corps. » Quand Roland l'entend, Dieu ! il en
a une si grande douleur ! Il éperonne son cheval, le laisse
courir à plein élan, va frapper Aelroth le plus fort qu'il peut. Il
lui brise l'écu et lui déclôt le haubert, lui ouvre la poitrine,
lui rompt les os, lui fend toute l'échine. De son épieu, il jette
l'âme dehors. Il enfonce le fer fortement, ébranle le corps, à
pleine hampe l'abat mort du cheval, et la nuque se brise en deux
moitiés. Il ne laissera point, pourtant, de lui parler :
« Non, fils de serf, Charles n'est pas fou, et jamais il
n'aima trahir. Nous laisser aux ports, ce fut agir en preux. En ce
jour douce France ne perdra point sa louange. Frappez, Français, le
premier coup est nôtre. Le droit est devers nous, et sur ces félons
le tort. »
XCIV
UN duc est là, qui a nom Falsaron. Celui-là
était le frère du roi Marsile ; il tenait la terre de Dathan
et d'Abiron. Sous le ciel il n'y a pire truand. Si large est son
front qu'entre les deux yeux on peut mesurer un bon demi-pied. Il a
grand deuil quand il voit son neveu mort. Il sort de la presse,
s'offre à tout venant, pousse le cri d'armes des païens, lance aux
Français une injure : « En ce jour, France douce perdra
son honneur ! » Olivier l'entend, s'irrite. Il éperonne
de ses éperons dorés, en vrai baron va le frapper. Il lui brise
l'écu, lui déchire le haubert, lui enfonce au corps les pans de son
gonfanon, à pleine hampe le soulève des arçons et l'abat mort. Il
regarde à terre, voit le traître qui gît. Alors il lui dit
fièrement : « De vos menaces, fils de serf, je n'ai
cure ! Frappez, Français, car nous les vaincrons très
bien ! » Il crie : « Montjoie ! » –
c'est l'enseigne de Charles.
XCV
UN roi est là, qui a nom Corsablix. Il est de
Barbarie, une terre lointaine. Il crie aux autres Sarrasins :
« Nous pouvons bien soutenir cette bataille : les
Français sont si peu et nous avons droit de les mépriser : ce
n'est pas Charles qui en sauvera un seul. Voici le jour où il leur
faut mourir. » L'archevêque Turpin l'a bien entendu. Sous le
ciel il n'est homme qu'il haïsse plus. Il pique de ses éperons d'or
fin, et vigoureusement va le frapper. Il lui a brisé l'écu, défait
le haubert, enfoncé au corps son grand épieu ; il appuie
fortement, le secoue et l'ébranle ; à pleine hampe, il l'abat
mort sur le chemin. Il regarde en arrière, voit le félon gisant. Il
ne laissera pas de lui parler un peu : « Païen, fils de
serf, vous en avez menti ! Charles, mon seigneur, peut
toujours nous sauver ; nos Français n'ont pas le cœur à
fuir ; vos compagnons, nous les ferons tous rétifs. Je vous
dis une nouvelle : il vous faut endurer la mort. Frappez,
Français ! Que pas un ne s'oublie ! Ce premier coup est
nôtre, Dieu merci ! » Il crie :
« Montjoie ! » pour rester maître du champ.
XCVI
ET Gerin frappe Malprimis de Brigal. Le bon
écu du païen ne lui vaut pas un denier. Gerin en brise la boucle de
cristal ; la moitié tombe par terre ; il lui rompt le
haubert jusqu'à la chair, lui enfonce son bon épieu au corps. Le
païen choit comme une masse. Son âme, Satan l'emporte.
XCVII
ET son compagnon Gerier frappe l'amirafle. Il
lui brise l'écu, lui démaille le haubert, lui plonge aux entrailles
son bon épieu ; il appuie fortement, lui passe le fer à
travers le corps, et à pleine hampe l'abat mort dans le champ.
Olivier dit : « Notre bataille est
belle ! »
XCVIII
LE duc Samson va frapper l'almaçour. Il brise
son écu, qui est paré d'or et de fleurons. Son bon haubert ne le
garantit guère. Il lui perce le cœur, le foie et le poumon, et, le
pleure qui veut ! l'abat mort. L'archevêque dit :
« Ce coup est d'un vaillant ! »
XCIX
ET Anseïs laisse aller son cheval, et va
frapper Turgis de Tortelose. Il lui brise son écu sous la boucle
dorée, déchire de part en part son haubert double, lui met au corps
le fer de son bon épieu. Il enfonce, la pointe ressort par le
dos ; à pleine hampe il le renverse mort dans le champ. Roland
dit : « Ce coup est d'un preux ! »
C
ET Englier le Gascon de Bordeaux éperonne son
cheval, lâche la rêne et va frapper Escremiz de Valterne. Il brise
l'écu qu'il porte au cou, en disjoint les chanteaux, rompt la
ventaille du haubert et atteint la poitrine, sous la gorge ; à
pleine hampe il l'abat mort de sa selle. Puis il lui dit :
« Vous voilà donc en perdition ! »
CI
ET Oton frappe un païen, Estorgans, sur le
bord supérieur de son écu, en telle guise qu'il déchire les
quartiers de vermeil et de blanc ; il a rompu les pans de son
haubert, il lui met au corps son épieu qui bien tranche et l'abat
mort de son cheval rapide. Puis il lui dit : « Cherchez
qui vous sauve ! »
CII
ET Bérengier frappe Astramariz. Il lui brise
l'écu, lui défait le haubert, à travers le corps lui plonge son
fort épieu ; entre mille Sarrasins il l'abat mort. Des douze
pairs en voilà dix de tués ; il n'en reste que deux
vivants : c'est Chernuble et c'est le comte Margariz.
CIII
MARGARIZ est chevalier très vaillant, et beau,
et fort, et agile, et léger. Il éperonne, va frapper Olivier. Il
lui brise son écu sous la boucle d'or pur. Au long des côtes il a
conduit son épieu. Dieu garde Olivier : son corps n'a pas été
touché. La hampe se brise, il n'est pas renversé. Margariz passe
outre, sans encombre ; il sonne sa trompe pour rallier les
siens.
CIV
LA bataille est merveilleuse ; elle
tourne à la mêlée. Le comte Roland ne se ménage pas. Il frappe de
son épieu tant que dure la hampe ; après quinze coups il l'a
brisée et détruite. Il tire Durendal, sa bonne épée, toute nue. Il
éperonne, et va frapper Chernuble. Il lui brise le heaume où
luisent des escarboucles, tranche la coiffe ( ?) avec le cuir
du crâne, tranche la face entre les yeux, et le haubert blanc aux
mailles menues et tout le corps jusqu'à l'enfourchure. A travers la
selle, qui est incrustée d'or, l'épée atteint le cheval et
s'enfonce. Il lui tranche l'échine sans chercher le joint, il abat
le tout mort dans le pré, sur l'herbe drue. Puis il dit :
« Fils de serf, vous vous mîtes en route à la malheure !
Mahomet ne vous donnera pas son aide. Un truand tel que vous ne
gagnera point de sitôt une bataille ! »
CV
LE comte Roland chevauche par le champ. Il
tient Durendal, qui bien tranche et bien taille. Des Sarrasins il
fait grand carnage. Si vous eussiez vu comme il jette le mort sur
le mort, et le sang clair s'étaler par flaques ! Il en a son
haubert ensanglanté, et ses deux bras et son bon cheval, de
l'encolure jusqu'aux épaules. Et Olivier n'est pas en reste, ni les
douze pairs, ni les Français, qui frappent et redoublent. Les
païens meurent, d'autres défaillent. L'archevêque dit :
« Béni soit notre baronnage ! Montjoie ! »
crie-t-il, c'est le cri d'armes de Charles.
CVI
ET Olivier chevauche à travers la mêlée. Sa
hampe s'est brisée, il n'en a plus qu'un tronçon. Il va frapper un
païen, Malon. Il lui brise son écu, couvert d'or et de fleurons,
hors de la tête fait sauter ses deux yeux, et la cervelle coule
jusqu'à ses pieds. Parmi les autres qui gisent sans nombre, il
l'abat mort. Puis il a tué Turgis et Esturgoz. Mais la hampe se
brise et se fend jusqu'à ses poings. Roland lui dit :
« Compagnon, que faites-vous ? En une telle bataille, je
n'ai cure d'un bâton. Il n'y a que le fer qui vaille, et l'acier.
Où donc est votre épée, qui a nom Hauteclaire ? La garde en
est d'or, le pommeau de cristal, – Je n'ai pu la tirer », lui
répond Olivier, « j'avais tant de besogne ! »
CVII
MON seigneur Olivier a tiré sa bonne épée,
celle qu'a tant réclamée son compagnon Roland, et il lui montre, en
vrai chevalier, comme il s'en sert. Il frappe un païen, Justin de
Val Ferrée. Il lui fend par le milieu toute la tête et tranche le
corps et la brogne safrée, et la bonne selle, dont les gemmes sont
serties d'or, et à son cheval il a fendu l'échine. Il abat le tout
devant lui sur le pré. Roland dit : « Je vous reconnais,
frère ! Si l'empereur nous aime, c'est pour de tels
coups ! » De toutes parts « Montjoie ! »
retentit.
CVIII
LE comte Gerin monte le cheval Sorel, et son
compagnon Gerier, Passecerf. Ils lâchent les rênes, donnent tous
deux de l'éperon et vont frapper un païen, Timozel, l'un sur l'écu,
l'autre sur le haubert. Les deux épieux se brisent dans le corps.
Ils le jettent mort à la renverse dans un guéret. Lequel des deux
fut le plus vite ? Je ne l'ai pas ouï dire et je ne sais [… ].
Et l'archevêque leur a tué Siglorel, l'enchanteur, celui qui déjà
était descendu en enfer : par sortilège, Jupiter l'y avait
conduit. Turpin dit : « Celui-là avait mal mérité de
nous ! » Roland répond : « Il est vaincu, le
fils de serf. Olivier, frère, voilà les coups que
j'aime ! »
CIX
LA bataille s'est faite plus acharnée. Francs
et païens frappent des coups merveilleux. L'un attaque, l'autre se
défend. Tant de hampes brisées et sanglantes ! Tant de
gonfanons arrachés et tant d'enseignes ! Tant de bons Français
qui perdent leur jeune vie ! Ils ne verront plus leurs mères
ni leurs femmes, ni ceux de France qui aux ports les attendent.
Charles le Grand en pleure et se lamente ; mais de quoi sert
sa plainte ? Ils n'auront pas son secours. Ganelon l'a servi
malement, au jour où il s'en fut à Saragosse vendre ses
fidèles ; pour l'avoir fait, il perdit la vie et les membres
par jugement à Aix, où il fut condamné à être pendu ; avec lui
trente de ses parents, qui n'attendaient pas cette mort.
CX
LA bataille est merveilleuse et pesante.
Roland y frappe bien, et Olivier ; et l'archevêque y rend plus
de mille coups et les douze pairs ne sont pas en reste, ni les
Français, qui frappent tous ensemble. Par centaines et par
milliers, les païens meurent. Qui ne s'enfuit ne trouve nul
refuge ; bon gré mal gré, il y laisse sa vie. Les Français y
perdent leurs meilleurs soutiens. Ils ne reverront plus leurs pères
ni leurs parents, ni Charlemagne qui les attend aux ports. En
France s'élève une tourmente étrange, un orage chargé de tonnerre
et de vent, de pluie et de grêle, démesurément. La foudre tombe à
coups serrés et pressés, la terre tremble. De Saint-Michel-du-Péril
jusqu'aux Saints, de Besançon jusqu'au port de Wissant, il n'y a
maison dont un mur ne crève. En plein midi, il y a de grandes
ténèbres ; aucune clarté, sauf quand le ciel se fend. Nul ne
le voit qui ne s'épouvante. Plusieurs disent : « C'est la
consommation des temps, la fin du monde que voilà venue. » Ils
ne savent pas, ils ne disent pas vrai : c'est la grande
douleur pour la mort de Roland.
CXI
LES Français ont frappé de plein cœur,
fortement. Les païens sont morts en foule, par milliers. Sur les
cent mille, il ne s'en est pas sauvé deux. L'archevêque dit :
« Nos hommes sont très preux ; sous le ciel nul n'en a de
meilleurs. Il est écrit aux Annales des Frances que [… ]. »
Ils vont par le champ et recherchent les leurs ; ils pleurent
de deuil et de pitié sur leurs parents, du fond du cœur, en leur
amour. Vient contre eux, avec sa grande armée, le roi Marsile.
CXII
MARSILE vient le long d'une vallée, avec la
grande armée qu'il amassa. Il a formé et compté vingt corps de
bataille. Les heaumes aux pierreries serties dans l'or brillent, et
les écus, et les brognes safrées. Sept mille clairons sonnent la
charge, grand est le bruit par toute la contrée. Roland dit :
« Olivier, compagnon, frère, Ganelon le félon a juré notre
mort. La trahison ne peut rester cachée ; l'empereur en
prendra forte vengeance. Nous aurons une bataille âpre et
dure ; jamais homme n'aura vu pareille rencontre. J'y
frapperai de Durendal, mon épée, et vous, compagnon, vous frapperez
de Hauteclaire. Par tant de terres nous les avons portées !
Nous avons gagné par elles tant de batailles ! Il ne faut pas
que l'on chante d'elles une mauvaise chanson. »
CXIII
MARSILE Voit le martyre des siens. Il fait
sonner ses cors et ses buccines, puis chevauche avec le ban de sa
grande armée. En avant, chevauche un Sarrasin, Abisme : il n'y
a plus félon dans sa troupe. Il est plein de vices et de grands
crimes, il ne croit pas en Dieu, le fils de sainte Marie. Il est
aussi noir que poix fondue ; mieux que tout l'or de Galice, il
aime le meurtre et la traîtrise. Jamais nul ne le vit jouer ni
rire. Mais il est vaillant et très téméraire, et c'est pourquoi il
est cher au félon roi Marsile. Il porte son dragon, auquel se
rallie la gent sarrasine. L'archevêque ne saurait guère
l'aimer ; dès qu'il le voit, il désire le frapper. Tout bas il
se dit à lui-même : « Ce Sarrasin me semble fort
hérétique. Le mieux de beaucoup est que j'aille l'occire :
jamais je n'aimai couard ni couardise. »
CXIV
L'ARCHEVÊQUE commence la bataille. Il monte le
cheval qu'il prit à Grossaille, un roi qu'il avait tué en Danemark.
Le destrier est bien allant, rapide ; il a les fers dégagés,
les jambes plates, la cuisse courte et la croupe large, les flancs
allongés et l'échine bien haute, la queue blanche et le toupet
jaune, les oreilles petites, la tête toute fauve ; il n'est
nulle bête qui l'égale à la course. L'archevêque éperonne, avec
quelle vaillance ! Il attaque Abisme, rien ne l'en détournera.
Il va le frapper sur son écu [… ], que des pierreries chargent,
améthystes et topazes [… ], escarboucles qui flambent : au Val
Métas un démon l'avait donné à l'émir Galafe, et l'émir à Abisme.
Turpin frappe, il ne le ménage pas ; après qu'il a frappé,
l'écu, je crois, ne vaut plus un denier. Il transperce le Sarrasin
d'un flanc à l'autre et l'abat mort sur la terre nue. Les Français
disent : « Voilà une belle vaillance ! Aux mains de
l'archevêque la crosse ne sera pas honnie ! »
CXV
LES Français voient que les païens sont
tant : les champs en sont couverts de toutes parts. Souvent
ils appellent Olivier et Roland et les douze pairs, pour qu'ils les
défendent. Et l'archevêque leur dit sa pensée :
« Seigneurs barons, ne songez à rien qui soit mal. Je vous en
prie par Dieu, ne fuyez pas, afin que nul vaillant ne chante de
vous une mauvaise chanson. Bien mieux vaut que nous mourions en
combattant. Bientôt, nous en avons la promesse, nous viendrons à
notre fin ; nous ne vivrons pas au-delà de ce jour ; mais
il est une chose dont je vous suis garant : le saint paradis
vous est grand ouvert, vous y serez assis près des
Innocents. » A ces paroles les Francs sont remplis de tant de
réconfort qu'il n'en est pas un qui ne crie
« Montjoie ! ».
CXVI
UN Sarrasin était là, de Saragosse, – une
moitié de la cité est à lui, – Climborin, qui point n'est
prud'homme. C'est lui qui, ayant reçu le serment du comte Ganelon,
par amitié l'avait baisé sur la bouche et lui avait donné son
heaume et son escarboucle. Il honnira, dit-il, la Terre des
Aïeux ; à l'empereur il enlèvera sa couronne. Il monte le
cheval qu'il appelle Barbamousche, lequel est plus rapide
qu'épervier ou hirondelle. Il l'éperonne bien, lui abandonne le
frein et va frapper Engelier de Gascogne. Ni l'écu ni la brogne ne
le peuvent garantir. Le païen lui plonge au corps la pointe de son
épieu ; il appuie, tout le fer traverse d'outre en
outre ; à pleine hampe, dans le champ, il l'abat à la
renverse, puis s'écrie : « Cette engeance est bonne à
détruire ! Frappez, païens, pour rompre la
presse ! » Les Français disent : « Dieu !
quel preux nous perdons ! »
CXVII
LE comte Roland appelle Olivier :
« Seigneur compagnon, voilà Engelier mort, nous n'avions pas
un chevalier plus vaillant. » Le comte répond :
« Que Dieu me donne de le venger ! » Il broche son
cheval de ses éperons d'or pur. Il dresse Hauteclaire, l'acier en
est sanglant ; de toute sa force il va frapper le païen. Il
secoue la lame dans la plaie et le Sarrasin choit ; les démons
emportent son âme. Puis il tue le duc Alphaïen, tranche à Escababi
la tête et désarçonne sept Arabes : ceux-là désormais ne
vaudront plus guère en bataille. Roland dit : « Mon
compagnon se fâche ! Auprès de moi il vaut bien son prix. Pour
de tels coups Charles nous chérit mieux. » Très haut, il
crie : « Frappez, chevaliers ! »
CXVIII
D'AUTRE part voici un païen, Valdabron :
il avait armé chevalier [ ?] le roi Marsile. Il est seigneur
sur mer de quatre cents dromonts ; pas un marinier qui ne se
réclame de lui. Il avait pris Jérusalem par traîtrise, et violé le
temple de Salomon, et devant les fonts tué le patriarche. C'est lui
qui, ayant reçu le serment du comte Ganelon, lui avait donné son
épée et mille mangons. Il monte le cheval qu'il appelle
Gramimond : un faucon est moins rapide. Il l'éperonne bien des
éperons aigus et va frapper Samson, le riche duc. Il lui brise
l'écu, lui rompt le haubert, lui met au corps les pans de son
enseigne, à pleine hampe le désarçonne et l'abat mort :
« Frappez, païens, car nous le vaincrons très
bien ! » Les Français disent : « Dieu !
quel deuil d'un tel baron ! »
CXIX
LE comte Roland, quand il voit Samson mort,
sachez qu'il en eut une très grande douleur. Il pique son cheval,
court sus au païen à toute force. Il tient Durendal, qui vaut mieux
que l'or pur. Il va, le preux, et le frappe tant qu'il peut sur son
heaume dont les pierreries sont serties d'or. Il fend la tête, et
la brogne, et le tronc, et la bonne selle gemmée, et au cheval il
fend l'échine profondément ; et, le blâme, le loue qui
voudra ! les tue tous deux. Les païens disent : « Ce
coup nous est cruel ! » Roland répond : « Je ne
puis aimer les vôtres. L'orgeuil est devers vous et le
tort. »
CXX
UN Africain est là, venu d'Afrique :
c'est Malquiant, le fils du roi Malcud. Ses armes sont tout
incrustées d'or ; au soleil sur tous les autres il resplendit.
Il monte le cheval qu'il appelle Saut-Perdu : il n'y a bête
qui puisse l'égaler à la course. Il va frapper sur l'écu
Anseïs : il en tranche les quartiers de vermeil et d'azur. Il
lui a rompu les pans de son haubert, il lui enfonce au corps
l'épieu, fer et bois. Le comte est mort, son temps est fini. Les
Français disent : « Baron, c'est grand'pitié de
toi ! »
CXXI
PAR le champ va Turpin, l'archevêque. Jamais
tel tonsuré ne chanta la messe, qui de sa personne ait fait autant
d'exploits. Il dit au païen : « Que Dieu t'envoie tous
les maux ! Tu en as tué un que mon cœur regrette. » Il
lance en avant son bon cheval et frappe le païen sur son écu de
Tolède d'un tel coup qu'il l'abat mort sur l'herbe verte.
CXXII
D'AUTRE part est un païen, Grandoine, fils de
Capuel, le roi de Cappadoce. Il monte le cheval qu'il appelle
Marmoire, lequel est plus rapide que nul oiseau qui vole. Il lâche
la rêne, pique des éperons et va frapper Gerin de toute sa force.
Il brise son écu vermeil, le lui fait choir du cou. Après, il lui
déclôt sa brogne, lui plonge toute au corps son enseigne bleue et
l'abat mort sur une haute roche. Il tue encore Gerier son
compagnon, et Bérengier, et Gui de Saint-Antoine, puis va frapper
un riche duc, Austorge, qui tenait en sa seigneurie Valeri
[ ?] et Envers [ ?] sur le Rhône. Il l'abat mort ;
les païens se réjouissent. Les Français disent : « Quel
déclin des nôtres ! »
CXXIII
LE comte Roland tient son épée sanglante. Il a
bien entendu que les Français se découragent. Il en a si grand
deuil qu'il croit que son cœur va se fendre. Il dit au païen :
« Que Dieu t'octroie tous les maux ! Tu en as tué un que
je compte te vendre très cher ! » Il éperonne son cheval
[… ]. Lequel vaincra ? Les voilà aux prises.
CXXIV
GRANDOINE était preux et vaillant, puissant et
hardi au combat. Au travers de sa voie, il a rencontré Roland.
Jamais il ne l'a vu : il le reconnaît pourtant, à son fier
visage, à son beau corps, à son regard, à son allure ; il a
peur, il ne peut s'en défendre. Il veut fuir, mais vainement. Le
comte le frappe d'un coup si merveilleux qu'il lui fend tout le
heaume jusqu'au nasal, lui tranche le nez et la bouche et les
dents, et tout le tronc, et le haubert aux bonnes mailles, et le
pommeau et le troussequin d'argent de sa selle dorée, et
profondément le dos de son cheval. Point de remède : il les a
tués tous deux, et ceux d'Espagne gémissent tous. Les Français
disent : « Notre garant frappe bien ! »
CXXV
LA bataille est merveilleuse ; elle se
fait plus précipitée. Les Français y frappent avec vigueur et rage.
Ils tranchent les poings, les flancs, les échines, transpercent les
vêtements jusqu'aux chairs vives, et le sang coule en filets clairs
sur l'herbe verte. « Terre des Aïeux, Mahomet te
maudisse ! Sur tous les peuples ton peuple est
hardi ! » Pas un Sarrasin qui ne crie :
« Marsile ! Chevauche, roi ! Nous avons besoin
d'aide ! »
CXXVI
LA bataille est merveilleuse et grande. Les
Français y frappent des épieux brunis. Si vous eussiez vu tant de
souffrance, tant d'hommes morts, blessés, ensanglantés ! Ils
gisent l'un sur l'autre, face au ciel, face contre terre. Les
Sarrasins ne peuvent l'endurer davantage : bon gré mal gré ils
vident le champ. Et les Francs, de vive force, leur ont donné la
chasse.
CXXVII
LE comte Roland appelle Olivier :
« Seigneur compagnon, avouez-le, l'archevêque est très bon
chevalier ; il n'y a meilleur sous le ciel ; il sait bien
frapper de la lance et de l'épieu. » Le comte répond :
« Donc, allons lui aider ! » A ces mots les Francs
ont recommencé. Durs sont les coups, lourde est la mêlée. Les
chrétiens sont en grande détresse. Il eût fait beau voir Roland et
Olivier frapper, tailler de l'épée ! L'archevêque frappe de
son épieu. De ceux qu'ils ont tués, on peut estimer le
nombre ; il est écrit, dit la Geste, dans les chartes et les
brefs : ils en tuèrent plus de quatre milliers. Aux quatre
premiers assauts, ils ont bien tenu coup ; le cinquième leur
pesa lourdement. Ils sont tous tués, les chevaliers français,
hormis soixante que Dieu a épargnés. Avant qu'ils meurent, ils se
vendront très cher.
CXXVIII
LE comte Roland voit le grand massacre des
siens. Il appelle Olivier, son compagnon : « Beau
seigneur, cher compagnon, par Dieu ! que vous en semble ?
Voyez tant de vaillants qui gisent là contre terre ! Nous
avons bien sujet de plaindre douce France, la belle ! Vidée de
tels barons, comme elle reste déserte ! Ah ! roi, ami,
que n'êtes-vous ici ? Olivier, frère, comment pourrons-nous
faire ? Comment lui mandrons-nous des nouvelles ? »
Olivier dit : « Comment ? Je ne sais pas. On en
pourrait parler à notre honte, et j'aime mieux
mourir ! »
CXXIX
ROLAND dit : « Je sonnerai
l'olifant. Charles l'entendra, qui passe les ports. Je vous le
jure, les Francs reviendront. » Olivier dit : « Ce
serait pour tous vos parents un grand déshonneur et un opprobre et
cette honte serait sur eux toute leur vie ! Quand je vous
demandais de le faire, vous n'en fîtes rien. Faites-le
maintenant : ce ne sera plus par mon conseil. Sonner votre
cor, ce ne serait pas d'un vaillant ! Mais comme vos deux bras
sont sanglants ! » Le comte répond : « J'ai
frappé de beaux coups. »
CXXX
ROLAND dit : « Notre bataille est
dure ! Je sonnerai mon cor, le roi Charles l'entendra. »
Olivier dit : « Ce ne serait pas d'un preux ! Quand
je vous disais de le faire, compagnon, vous n'avez pas daigné. Si
le roi avait été avec nous, nous n'eussions rien souffert. Ceux qui
gisent là ne méritent aucun blâme. Par cette mienne barbe, si je
puis revoir ma gente sœur Aude, vous ne coucherez jamais entre ses
bras ! »
CXXXI
ROLAND dit : « Pourquoi, contre moi,
de la colère ? » Et Olivier répond :
« Compagnon, c'est votre faute, car vaillance sensée et folie
sont deux choses, et mesure vaut mieux qu'outrecuidance. Si les
Français sont morts, c'est par votre légèreté. Jamais plus nous ne
ferons le service de Charles. Si vous m'aviez cru, mon seigneur
serait revenu ; cette bataille nous l'aurions gagnée ; le
roi Marsile eût été tué ou pris. Votre prouesse, Roland, c'est la
malheure que nous l'avons vue. Charles le Grand – jamais il n'y
aura un tel homme jusqu'au dernier jugement ! – ne recevra
plus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie.
Aujourd'hui prend fin notre loyal compagnonnage : avant ce
soir nous nous séparerons, et ce sera dur. »
CXXXII
L'ARCHEVÊQUE les entend qui se querellent. Il
éperonne de ses éperons d'or pur, vient jusqu'à eux, et les reprend
tous deux : « Sire Roland, et vous, sire Olivier, je vous
en prie de par Dieu, ne vous querellez point ! Sonner du cor
ne nous sauverait plus. Et pourtant, sonnez, ce sera bien mieux.
Vienne le roi, il pourra nous venger : il ne faut pas que ceux
d'Espagne s'en retournent joyeux. Nos Français descendront ici de
cheval ; ils nous trouveront tués et démembrés ; ils nous
mettront en bière, nous emporteront sur des bêtes de somme et nous
pleureront, pleins de douleur et de pitié. Ils nous enterreront en
des aîtres d'églises ; nous ne serons pas mangés par les
loups, les porcs et les chiens. » Roland répond :
Seigneur, vous avez bien dit. »
CXXXIII
ROLAND a mis l'olifant à ses lèvres. Il
l'embouche bien, sonne à pleine force. Hauts sont les monts, et
longue la voix du cor ; à trente grandes lieues on l'entend
qui se prolonge. Charles l'entend et l'entendent tous ses corps de
troupe. Le roi dit : « Nos hommes livrent
bataille ! » Et Ganelon lui répond à l'encontre :
« Qu'un autre l'eût dit, certes on y verrait un grand
mensonge. »
CXXXIV
LE comte Roland, à grand effort, à grand ahan,
très douloureusement, sonne son olifant. Par sa bouche le sang
jaillit clair. Sa tempe se rompt. La voix de son cor se répand au
loin. Charles l'entend, au passage des ports. Le duc Naimes écoute,
les Francs écoutent. Le roi dit : « C'est le cor de
Roland ! Il n'en sonnerait pas s'il ne livrait une
bataille. » Ganelon répond : « Il n'y a pas de
bataille ! Vous êtes vieux, votre chef est blanc et
fleuri ; par de telles paroles vous semblez un enfant. Vous
connaissez bien le grand orgueil de Roland : c'est merveille
que Dieu si longtemps l'endure. N'a-t-il pas été jusqu'à prendre
Noples sans votre ordre ? Les Sarrasins firent une sortie et
combattirent le bon vassal Roland ; pour effacer les traces
[ ?], il inonda les prés ensanglantés. Pour un seul lièvre, il
va tout un jour sonnant du cor. Aujourd'hui, c'est quelque jeu
qu'il fait devant ses pairs. Qui donc sous le ciel oserait lui
offrir la bataille ? Chevauchez donc ! Pourquoi vous
arrêter ? La Terre des Aïeux est encore loin là-bas devant
nous. »
CXXXV
LE comte Roland a la bouche sanglante. Sa
tempe s'est rompue. Il sonne l'olifant douloureusement, avec
angoisse. Charles l'entend, et ses Français l'entendent. Le roi
dit : « Ce cor a longue haleine ! » Le duc
Naimes répond : « C'est qu'un vaillant y prend peine. Il
livre bataille, j'en suis sûr. Celui-là même l'a trahi qui
maintenant vous demande de faillir à votre tâche. Armez-vous, criez
votre cri d'armes et secourez votre belle mesnie. Vous l'entendez
assez : c'est Roland qui désespère. »
CXXXVI
L'EMPEREUR a fait sonner ses cors. Les
Français mettent pied à terre et s'arment de hauberts, de heaumes
et d'épées parées d'or. Ils ont des écus bien ouvrés, et des épieux
forts et grands, et des gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tous
les barons de l'armée montent sur les destriers. Ils donnent de
l'éperon tant que durent les défilés. Pas un qui ne dise à
l'autre : « Si nous revoyions Roland encore vivant, avec
lui nous frapperions de grands coups ! » A quoi bon les
paroles ? Ils ont trop tardé.
CXXXVII
LE jour avance, la vêprée brille. Contre le
soleil resplendissent les armures. Hauberts et heaumes flamboient,
et les écus où sont peintes des fleurs, et les épieux et les
gonfanons dorés. L'empereur chevauche plein de colère, et les
Français marris et courroucés. Pas un qui ne pleure
douloureusement ; pour Roland, tous sont transis d'angoisse.
Le roi a fait saisir le comte Ganelon. Il l'a remis aux cuisiniers
de sa maison. Il appelle Besgon, leur chef :
« Garde-le-moi bien, comme on doit faire d'un félon
pareil : il a livré ma mesnie par traîtrise. » Besgon le
reçoit en sa garde, et met après lui cent garçons de la cuisine,
des meilleurs et des pires. Ils lui arrachent les poils de la barbe
et des moustaches, le frappent chacun par quatre fois du poing, le
battent à coups de triques et de bâtons et lui mettent au cou une
chaîne comme à un ours. Honteusement ils le hissent sur une bête de
somme. Ainsi le gardent-ils jusqu'au jour de le rendre à
Charles.
CXXXVIII
HAUTS sont les monts, et ténébreux et grands
les vaux profonds, les eaux violentes. A l'arrière, à l'avant, les
clairons sonnent et tous ensemble répondent à l'olifant. L'empereur
chevauche irrité, et les Français courroucés et marris. Pas un qui
ne pleure et ne se lamente. Ils prient Dieu qu'il préserve Roland
jusqu'à ce qu'ils parviennent au champ de bataille, tous
ensemble : alors, tous avec lui, ils frapperont. A quoi bon
les prières ? Elles ne leur servent de rien. Ils tardent trop,
ils ne peuvent arriver à temps.
CXXXIX
PLEIN de courroux, le roi Charles chevauche.
Sur sa brogne s'étale sa barbe blanche. Tous les barons de France
donnent fortement de l'éperon. Pas un qui ne se lamente de n'être
pas avec Roland le capitaine, quand il combat les Sarrasins
d'Espagne. Il est dans une telle détresse qu'il n'y survivra pas,
je crois. Dieu ! quels barons, les soixante qui restent en sa
compagnie ! Jamais roi ni capitaine n'en eut de meilleurs.
CXL
ROLAND regarde par les monts, par les
collines. De ceux de France, il en voit tant qui gisent morts, et
il les pleure en gentil chevalier : « Seigneurs barons,
que Dieu vous fasse merci ! Qu'il octroie â toutes vos âmes le
paradis ! Qu'il les couche parmi les saintes fleurs !
Jamais je ne vis vassaux meilleurs que vous. Vous avez si
longuement, sans répit, fait mon service, conquis pour Charles de
si grands pays ! L'empereur vous a nourris pour son malheur.
Terre de France, vous êtes un doux pays ; en ce jour le pire
fléau ( ?) vous a désolée ! Barons français, je vous vois
mourir pour moi, et je ne puis vous défendre ni vous sauver :
que Dieu vous aide, qui jamais ne mentit ! Olivier, frère, je
ne dois pas vous faillir. Je mourrai de douleur, si rien d'autre ne
me tue. Sire compagnon, remettons-nous â frapper ! »
CXLI
LE comte Roland est retourné â la bataille. Il
tient Durendal : il frappe en vaillant. Il a taillé en pièces
Faldrun de Pui et vingt quatre autres, des mieux prisés. Jamais
homme ne désirera tant se venger. Comme le cerf devant les chiens,
ainsi devant Roland les païens fuient. L'archevêque dit :
« Voilà qui est bien ! Ainsi doit se montrer un chevalier
qui porte de bonnes armes et monte un bon cheval ; il doit en
bataille être fort et fier, ou autrement il ne vaut pas quatre
deniers : qu'il se fasse plutôt moine dans un moutier et qu'il
y prie chaque jour pour nos péchés ! » Roland
répond : « Frappez, ne les épargnez pas ! » A
ces mots les Francs recommencent. Les chrétiens y souffrirent
grandement.
CXLII
QUAND on sait qu'il ne sera pas fait
prisonniers, on se défend fortement dans une telle bataille. C'est
pourquoi les Francs se font hardis comme des lions. Voici que vient
contre eux, en vrai baron, Marsile. Il monte le cheval qu'il
appelle Gaignon. Il l'éperonne bien et va frapper Bevon :
celui-là était sire de Dijon et de Beaune ; il brise son écu,
rompt son haubert et, sans redoubler le coup, l'abat mort. Puis il
tue Ivod et Ivoire ; avec eux Gérard de Roussillon. Le comte
Roland n'est guère loin. Il dit au païen : « Dieu te
maudisse ! A si grand tort tu m'occis mes compagnons ! Tu
le paieras avant que nous nous séparions et tu vas apprendre le nom
de mon épée. » En vrai baron, il va le frapper ; il lui
tranche le poing droit. Puis il prend la tête à Jurfaleu le
Blond : celui-là était fils du roi Marsile. Les païens
s'écrient : « Aide-nous, Mahomet ! Vous, nos dieux,
vengez-nous de Charles ! En cette terre il nous a mis de tels
félons que, dussent-ils mourir, ils ne videront pas le
champ. » L'un dit à l'autre : « Or donc
fuyons ! » Et cent mille s'en vont : les rappelle
qui veut, ils ne reviendront pas.
CXLIII
DE quoi sert leur déroute ? Si Marsile
s'est enfui, son oncle est resté, Marganice, qui tient Carthage,
Alfrere ( ?) et Garmalie et l'Éthiopie, une terre
maudite : Il a en sa seigneurie l'engeance des Noirs. Leurs
nez. sont grands, leurs oreilles larges ; ils sont là plus de
cinquante mille ensemble. Ils lancent leurs chevaux hardiment, avec
fureur, puis crient le cri d'armes des païens. Alors Roland
dit : « Ici nous recevrons le martyre, et je sais bien
maintenant que nous n'avons plus guère à vivre. Mais honte à qui
d'abord ne se sera vendu cher ! Frappez, seigneurs, des épées
fourbies, et disputez et vos morts et vos vies afin que douce
France ne soit pas honnie par nous ! Quand en ce champ viendra
Charles, mon seigneur, et qu'il verra quelle justice nous aurons
faite des Sarrasins, et que, pour un des nôtres, il en trouvera
quinze de morts, il ne laissera pas, certes, de nous
bénir. »
CXLIV
QUAND Roland voit la gent maudite, qui est
plus noire que l'encre et qui n'a rien de blanc que les dents, il
dit : « Je le sais maintenant, en vérité, c'est
aujourd'hui que nous mourrons. Frappez, Français, car je
recommence ! » Olivier dit : « Honni soit le
plus lent ! » A ces mots les Français foncent dans leur
masse.
CXLV
QUAND les païens voient que les Français sont
peu, ils s'enorgueillissent entre eux et se réconfortent. Ils se
disent l'un à l'autre : « C'est que le tort est devers
l'empereur ! » Le Marganice monte un cheval saure :
Il l'éperonne fortement des éperons dorés, frappe Olivier par
derrière, en plein dos. Le choc contre le corps a fendu [ ?]
le haubert brillant ; l'épieu traverse la poitrine et ressort.
Puis il dit : « Vous avez pris un rude coup !
Charles, le roi Magne, vous laissa aux ports pour votre malheur.
S'il nous a fait du mal, il n'a pas sujet de s'en louer : car,
rien que sur vous, j'ai bien vengé les nôtres. »
CXLVI
OLIVIER sent qu'il est frappé â mort. Il tient
Hauteclaire, dont l'acier est bruni. Il frappe Marganice sur 1e
heaume aigu, tout doré. Il en fait sauter par terre les fleurons et
les cristaux, lui fend la tête jusqu'aux dents de devant. Il secoue
sa lame dans la plaie et I'abat mort. Il dit ensuite :
« Païen, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n'ait
rien perdu ; du moins, tu n'iras pas, au royaume dont tu fus,
te vanter à aucune femme, à aucune dame, de m'avoir pris un denier
vaillant ni d'avoir fait tort soit à moi, soit à personne au
monde. » Puis il appelle Roland pour qu'il l'aide.
CXLVII
OLIVIER sent qu'il est blessé à mort. Jamais
il ne se vengera tout son saoul. Au plus épais de la masse, il
frappe en vrai baron. Il taille en pièces épieux et boucliers, les
pieds et les poings, les selles, les échines. Qui l'aurait vu
démembrer les païens, jeter le mort sur le mort, pourrait se
souvenir d'un bon chevalier. L'enseigne de Charles, il n'a garde de
l'oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut et
clair. Il appelle Roland, son pair et son ami : « Sire
compagnon, venez vers moi, tout près ; à grande douleur, en ce
jour, nous serons séparés. »
CXLVIII
ROLAND regarde Olivier au visage : il le
voit terni, blêmi, tout pâle, décoloré. Son sang coule clair au
long de son corps ; sur la terre tombent les caillots.
« Dieu ! dit le comte, je ne sais plus quoi faire. Sire
compagnon, c'est grand'pitié de votre vaillance ! Jamais nul
ne te vaudra. Ah ! France douce, comme tu resteras aujourd'hui
dépeuplée de bons vassaux, humiliée et déchue ! L'empereur en
aura grand dommage. » A ces mots, sur son cheval il se
pâme.
CXLIX
VOILA sur son cheval Roland pâmé, et Olivier
qui est blessé à mort. Il a tant saigné, ses yeux se sont
troublés : il n'y voit plus assez clair pour reconnaître, loin
ou près, homme qui vive. Comme il aborde son compagnon, il le
frappe sur son heaume couvert d'or et de gemmes, qu'il fend tout
jusqu'au nasal ; mais il n'a pas atteint la tête. A ce coup
Roland l'a regardé et lui demande doucement, par amour :
« Sire compagnon, le faites-vous de votre gré ? C'est
moi, Roland, celui qui vous aime tant ! Vous ne m'aviez porté
aucun défi ! » Olivier dit : « Maintenant
j'entends votre voix. Je ne vous vois pas ; veuille le
Seigneur Dieu vous voir ! Je vous ai frappé,
pardonnez-le-moi. » Roland répond : « Je n'ai aucun
mal. Je vous pardonne, ici et devant Dieu. » A ces mots, l'un
vers l'autre ils s'inclinèrent. C'est ainsi, à grand amour, qu'ils
se sont séparés.
CL
OLIVIER sent que la mort l'angoisse. Les deux
yeux lui virent dans la tête, il perd l'ouïe et tout à fait la vue.
Il descend â pied, se couche contre terre. A haute voix il dit sa
coulpe, les deux mains jointes et levées vers le ciel, et prie Dieu
qu'il lui donne le paradis et qu'il bénisse Charles et douce France
et, par-dessus tous les hommes, Roland, son compagnon. Le cœur lui
manque, son heaume retombe, tout son corps s'affaisse contre terre.
Le comte est mort, il n'a pas fait plus longue demeure ; le
preux Roland le pleure et gémit. Jamais vous n'entendrez sur terre
un homme plus douloureux.
CLI
ROLAND voit que son ami est mort, et qu'il
gît, la face contre terre. Très doucement il dit sur lui
l'adieu : « Sire compagnon, c'est pitié de votre
hardiesse ! Nous fûmes ensemble et des ans et des jours :
jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t'en fis. Quand te voilà
mort, ce m'est douleur de vivre. » A ces mots, le marquis se
pâme sur son cheval, qu'il nomme Veillantif. Ses étriers d'or fin
le maintiennent droit en selle : par où qu'il penche, il ne
peut choir.
CLII
AVANT que Roland se fût reconnu, ranimé et
remis de sa pâmoison, un grand dommage lui vint : les Français
sont morts, il les a tous perdus, hormis l'archevêque et Gautier de
l'Hum. Gautier est redescendu des montagnes. Contre ceux d'Espagne
il a combattu fortement. Ses hommes sont morts, les païens les ont
vaincus. Bon gré mal gré, il fuit vers les vallées ; il
invoque Roland pour qu'il l'aide : « Ah ! gentil
comte, vaillant homme, où es-tu ? Jamais je n'eus peur, quand
tu étais là. C'est moi, Gautier, celui qui conquit Maelgut, moi, le
neveu de Droon, le vieux et le chenu. Pour ma prouesse tu me
chérissais entre tes hommes. Ma lance est brisée et mon écu percé,
et mon haubert démaillé et déchiré… Je vais mourir, mais je me suis
vendu cher. » A ces derniers mots, Roland l'a entendu. Il
éperonne et, poussant son cheval, vient vers lui [… ].
CLIII
ROLAND est rempli de douleur et de colère. Au
plus épais de la presse il se met à frapper. De ceux d'Espagne, il
en jette morts vingt, et Gautier six, et l'archevêque cinq. Les
païens disent : « Les félons que voilà ! Gardez,
seigneurs, qu'ils ne s'en aillent vivants ! Traître qui ne va
pas les attaquer, et couard qui les laissera échapper ! »
Alors recommencent leurs huées et leurs cris. De toutes parts ils
reviennent à l'assaut.
CLIV
LE comte Roland est un noble guerrier, Gautier
de l'Hum un chevalier très bon, l'archevêque un prud'homme éprouvé.
Pas un des trois ne veut faillir aux autres. Au plus fort de la
presse ils frappent sur les païens. Mille Sarrasins mettent pied à
terre ; à cheval, ils sont quarante milliers. Voyez-les qui
n'osent approcher ! De loin ils jettent contre eux lances et
épieux, guivres et dards, et des museraz, et des agiers… Aux
premiers coups ils ont tué Gautier. A Turpin de Reims ils ont tout
percé l'écu, brisé le heaume et ils l'ont navré à la tête ;
ils ont rompu et démaillé son haubert, transpercé son corps de
quatre épieux. Ils tuent sous lui son destrier. C'est grand deuil
quand l'archevêque tombe.
CLV
TURPIN de Reims, quand il se voit abattu de
cheval, le corps percé de quatre épieux, rapidement il se redresse
debout, le vaillant. Il cherche Roland du regard, court à lui, et
ne dit qu'une parole : « Je ne suis pas vaincu. Un
vaillant, tant qu'il vit, ne se rend pas ! » Il dégaine
Almace, son épée d'acier brun ; au plus fort de la presse, il
frappe mille coups et plus. Bientôt, Charles dira qu'il ne ménagea
personne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrasins, les
uns blessés, d'autres transpercés d'outre en outre et d'autres dont
la tête est tranchée. Ainsi le rapporte la Geste ; ainsi le
rapporte celui-là qui fut présent à la bataille : le baron
Gilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte au
moutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n'entend rien à cette
histoire.
CLVI
LE comte Roland combat noblement, mais son
corps est trempé de sueur et brûle ; et dans sa tête il sent
un grand mal : parce qu'il a sonné son cor, sa tempe s'est
rompue. Mais il veut savoir si Charles viendra. Il prend l'olifant,
sonne, mais faiblement. L'empereur s'arrête, écoute :
« Seigneurs », dit-il, « malheur à nous !
Roland, mon neveu, en ce jour, nous quitte. A la voix de son cor
j'entends qu'il ne vivra plus guère. Qui veut le joindre, qu'il
presse son cheval ! Sonnez vos clairons, tant qu'il y en a
dans cette armée ! » Soixante mille clairons sonnent, et
si haut que les monts retentissent et que répondent les vallées.
Les païens l'entendent, ils n'ont garde d'en rire. L'un dit à
l'autre : « Bientôt Charles sera sur nous. »
CLVII
LES païens disent : « L'empereur
revient : de ceux de France entendez sonner les clairons. Si
Charles vient, il y aura parmi nous du dommage. Si Roland survit,
notre guerre recommence ; l'Espagne, notre terre, est
perdue. » Quatre cents se rassemblent, portant le heaume, de
ceux qui s'estiment les meilleurs en bataille. Ils livrent à Roland
un assaut dur et âpre. Le comte a de quoi besogner pour sa
part.
CLVIII
LE comte Roland, quand il les voit venir, se
fait plus fort, plus fier, plus ardent. Il ne leur cédera pas tant
qu'il sera en vie. Il monte le cheval qu'on appelle Veillantif. Il
l'éperonne bien de ses éperons d'or fin ; au plus fort de la
presse, il va tous les assaillir. Avec lui, l'archevêque Turpin.
Les païens l'un à l'autre se disent : « Ami,
venez-vous-en ! De ceux de France nous avons entendu les
cors : Charles revient, le roi puissant. »
CLIX
LE comte Roland jamais n'aima un couard, ni un
orgueilleux, ni un méchant, ni un chevalier qui ne fût bon
guerrier. Il appela l'archevêque Turpin : « Sire, vous
êtes à pied et je suis à cheval. Pour l'amour de vous je tiendrai
ferme en ce lieu. Ensemble nous y recevrons et le bien et le
mal ; je ne vous laisserai pour nul homme fait de chair. Nous
allons rendre aux païens cet assaut. Les meilleurs coups sont ceux
de Durendal. » L'archevêque dit – Honni qui bien ne
frappe ! Charles revient, qui bien nous
vengera ! »
CLX
LES païens disent : « Nous sommes
nés à la malheure ! Quel douloureux jour s'est levé pour
nous ! Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs. Charles
revient, le vaillant, avec sa grande armée. De ceux de France, nous
entendons les clairons sonner clair ; ils crient
« Montjoie ! » à grand bruit. Le comte Roland est de
si fière hardiesse que nul homme fait de chair ne le vaincra
jamais. Lançons contre lui nos traits, puis laissons-lui le
champ. » Et ils lancèrent contre lui des dards et des guivres
sans nombre, des épieux, des lances, des museraz empennés. Ils ont
brisé et troué son écu, rompu et démaillé son haubert ; mais
son corps, ils ne l'ont pas atteint. Pourtant, ils lui ont blessé
Veillantif de trente blessures ; sous le comte ils l'ont
abattu mort. Les païens s'enfuient, ils lui laissent le champ. Le
comte Roland est resté, démonté.
CLXI
LES païens s'enfuient, marris et courroucés.
Vers l'Espagne, ils se hâtent, à grand effort. Le comte Roland ne
peut leur donner la chasse : il a perdu Veillantif, son
destrier ; bon gré mal gré, il reste, démonté. Vers
l'archevêque Turpin, il va, pour lui porter son aide. Il lui délaça
du chef son heaume paré d'or et lui retira son blanc haubert léger.
Il prit son bliaut et le découpa tout ; dans ses grandes
plaies il en a bouté les pans. Puis il l'a pris dans ses bras,
serré contre sa poitrine ; sur l'herbe verte il l'a mollement
couché. Très doucement il lui fit une prière :
« Ah ! gentil seigneur, donnez-m'en le congé : nos
compagnons, qui nous furent si chers, les voilà morts, nous ne
devons pas les laisser. Je veux aller les chercher et les
reconnaître, et devant vous les déposer sur un rang, côte à
côte. » L'archevêque dit : « Allez et revenez !
Ce champ est vôtre, Dieu merci ! vôtre et mien. »
CLXII
ROLAND part. Il va à travers le champ, tout
seul. Il cherche par les vaux, il cherche par les monts. [Là il
trouva Ivoire et Ivon, et puis il trouva le Gascon Engelier.] Là il
trouva Gerin et Gerier son compagnon, et puis il trouva Bérengier
et Aton. Là il trouva Anseïs et Samson, et puis il trouva Gérard le
Vieux, de Roussillon. Un par un il les a pris, le vaillant, et il
revient avec, vers l'archevêque. Devant ses genoux il les a mis sur
un rang. L'archevêque pleure, il ne peut s'en tenir. Il lève la
main, fait sa bénédiction. Après il dit : « C'est pitié
de vous, seigneurs ! Que Dieu reçoive toutes vos âmes, le
Glorieux ! En paradis qu'il les mette dans les saintes
fleurs ! A mon tour, combien la mort m'angoisse ! Je ne
reverrai plus l'empereur puissant. »
CLXIII
ROLAND repart ; à nouveau il va chercher
par le champ. Il retrouve son compagnon, Olivier. Contre sa
poitrine il le presse, étroitement embrassé. Comme il peut, il
revient vers l'archevêque. Sur un écu il couche Olivier auprès des
autres, et l'archevêque l'a absous et signé du signe de la croix.
Alors redoublent la douleur et la pitié. Et Roland dit :
« Olivier, beau compagnon, vous étiez fils du duc Renier, qui
tenait la marche du Val de Runers. Pour rompre une lance et pour
briser des écus, pour vaincre et abattre les orgueilleux, pour
soutenir et conseiller les prud'hommes [… ], en nulle terre il n'y
a chevalier meilleur que vous ne fûtes ! »
CLXIV
LE comte Roland, quand il voit morts ses
pairs, et Olivier qu'il aimait tant, s'attendrit : il se met à
pleurer. Son visage a perdu sa couleur. Si grand est son deuil, il
ne peut plus rester debout ; qu'il le veuille ou non, il choit
contre terre, pâmé. L'archevêque dit : « Baron, c'est
pitié de vous ! »
CLXV
L'ARCHEVÊQUE, quand il vit se pâmer Roland, en
ressentit une douleur, la plus grande douleur qu'il eût ressentie.
Il étendit la main : il a pris l'olifant. A Roncevaux il y a
une eau courante : il veut y aller, il en donnera à Roland. A
petits pas, il s'éloigne, chancelant. Il est si faible qu'il ne
peut avancer. Il n'en a pas la force, il a perdu trop de
sang ; en moins de temps qu'il n'en faut pour traverser un
seul arpent, le cœur lui manque, il tombe, la tête en avant. La
mort l'étreint durement.
CLXVI
LE comte Roland revient de pâmoison. Il se
dresse sur ses pieds, mais il souffre d'une grande souffrance. Il
regarde en aval, il regarde en amont : sur l'herbe verte, par
delà ses compagnons, il voit gisant le noble baron, l'archevêque,
que Dieu avait placé en son nom parmi les hommes. L'archevêque dit
sa coulpe, il a tourné ses yeux vers le ciel, il a joint ses deux
mains et les élève : il prie Dieu pour qu'il lui donne le
paradis. Puis il meurt, le guerrier de Charles. Par de grandes
batailles et par de très beaux sermons, il fut contre les païens,
toute sa vie, son champion. Que Dieu lui octroie sa sainte
bénédiction !
CLXVII
LE comte Roland voit l'archevêque contre
terre. Hors de son corps il voit ses entrailles qui gisent :
la cervelle dégoutte de son front. Sur sa poitrine, bien au milieu,
il a croisé ses blanches mains, si belles. Roland dit sur lui sa
plainte, selon la loi de sa terre : « Ah ! gentil
seigneur, chevalier de bonne souche, je te recommande à cette heure
au Glorieux du ciel. Jamais nul ne fera plus volontiers son
service. Jamais, depuis les apôtres, il n'y eut tel prophète pour
maintenir la loi et pour y attirer les hommes. Puisse votre âme
n'endurer nulle privation ! Que la porte du paradis lui soit
ouverte ! »
CLXVIII
ROLAND sent que sa mort est prochaine. Par les
oreilles sa cervelle se répand. Il prie Dieu pour ses pairs, afin
qu'il les appelle ; puis, pour lui-même, il prie l'ange
Gabriel. Il prend l'olifant, pour que personne ne lui fasse
reproche, et Durendal, son épée, en l'autre main. Un peu plus loin
qu'une portée d'arbalète, vers l'Espagne, il va dans un guéret. Il
monte sur un tertre. Là, sous deux beaux arbres, il y a quatre
perrons, faits de marbre. Sur l'herbe verte, il est tombé à la
renverse. Il se pâme, car sa mort approche.
CLXIX
HAUTS sont les monts, hauts sont les arbres.
Il y a là quatre perrons, faits de marbre, qui luisent. Sur l'herbe
verte, le comte Roland se pâme. Or un Sarrasin ne cesse de le
guetter : il a contrefait le mort et gît parmi les autres,
ayant souillé son corps et son visage de sang. Il se redresse
debout, accourt. Il était beau et fort, et de grande
vaillance ; en son orgueil il fait la folie dont il
mourra ; il se saisit de Roland, de son corps et de ses armes,
et dit une parole : « Il est vaincu, le neveu de
Charles ! Cette épée, je l'emporterai en Arabie ! »
Comme il tirait, le comte reprit un peu ses sens.
CLXX
ROLAND sent qu'il lui prend son épée. Il ouvre
les yeux et lui dit un mot : « Tu n'es pas des nôtres,
que je sache ! » Il tenait l'olifant, qu'il n'a pas voulu
perdre. Il l'en frappe sur son heaume gemmé, paré d'or ; il
brise l'acier, et le crâne, et les os, lui fait jaillir du chef les
deux yeux et devant ses pieds le renverse mort. Après il lui
dit : « Païen, fils de serf, comment fus-tu si osé que de
te saisir de moi, soit à droit, soit à tort ? Nul ne
l'entendra dire qui ne te tienne pour un fou ! Voilà fendu le
pavillon de mon olifant ; l'or en est tombé, et le
cristal. »
CLXXI
ROLAND sent que sa vue se perd. Il se met sur
pieds, tant qu'il peut s'évertue. Son visage a perdu sa couleur.
Devant lui est une pierre bise. Il y frappe dix coups, plein de
deuil et de rancœur. L'acier grince, il ne se brise, ni ne
s'ébrèche. « Ah ! » dit le comte, « sainte
Marie, à mon aide ! Ah ! Durendal, bonne Durendal, c'est
pitié de vous ! Puisque je meurs, je n'ai plus charge de vous.
Par vous j'ai gagné en rase campagne tant de batailles, et par vous
dompté tant de larges terres, que Charles tient, qui a la barbe
chenue ! Ne venez jamais aux mains d'un homme qui puisse fuir
devant un autre ! Un bon vassal vous a longtemps tenue ;
il n'y aura jamais votre pareille en France la Sainte. »
CLXXII
ROLAND frappe au perron de sardoine. L'acier
grince, il n'éclate pas, il ne s'ébrèche pas. Quand il voit qu'il
ne peut la briser, il commence en lui-même à la plaindre :
« Ah ! Durendal, comme tu es belle, et claire, et
brillante ! Contre le soleil comme tu luis et flambes !
Charles était aux vaux de Maurienne, quand du ciel Dieu lui manda
par son ange qu'il te donnât à l'un de ses comtes capitaines :
alors il m'en ceignit, le gentil roi, le Magne. Par elle je lui
conquis l'Anjou et la Bretagne, par elle je lui conquis le Poitou
et le Maine. Je lui conquis Normandie la franche, et par elle je
lui conquis la Provence et l'Aquitaine, et la Lombardie et toute la
Romagne. Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre, la
Bourgogne et [… ], Constantinople, dont il avait reçu l'hommage, et
la Saxe, où il fait ce qu'il veut. Par elle je lui conquis l'Écosse
[… ] et l'Angleterre, sa chambre, comme il l'appelait. Par elle je
conquis tant et tant de contrées, que Charles tient, qui a la barbe
blanche. Pour cette épée j'ai douleur et peine. Plutôt mourir que
la laisser aux païens ! Dieu, notre Père, ne souffrez pas que
la France ait cette honte ! »
CLXXIII
ROLAND frappa contre une pierre bise. Il en
abat plus que je ne sais vous dire. L'épée grince, elle n'éclate ni
ne se rompt. Vers le ciel elle rebondit. Quand le comte voit qu'il
ne la brisera point, il la plaint en lui-même, très
doucement : « Ah ! Durendal, que tu es belle et
sainte ! Ton pommeau d'or est plein de reliques : une
dent de saint Pierre, du sang de saint Basile, et des cheveux de
monseigneur saint Denis, et du vêtement de sainte Marie. Il n'est
pas juste que des païens te possèdent : des chrétiens doivent
faire votre service. Puissiez-vous ne jamais tomber aux mains d'un
couard ! Par vous j'aurai conquis tant de larges terres, que
tient Charles, qui a la barbe fleurie ! L'empereur en est
puissant et riche. »
CLXXIV
ROLAND sent que la mort le prend tout :
de sa tête elle descend vers son cœur. Jusque sous un pin il va
courant ; il s'est couché sur l'herbe verte, face contre
terre. Sous lui il met son épée et l'olifant. Il a tourné sa tête
du côté de la gent païenne : il a fait ainsi, voulant que
Charles dise, et tous les siens, qu'il est mort en vainqueur, le
gentil comte. A faibles coups et souvent, il bat sa coulpe. Pour
ses péchés il tend vers Dieu son gant.
CLXXV
ROLAND sent que son temps est fini. Il est
couché sur un tertre escarpé, le visage tourné vers l'Espagne. De
l'une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par ta
grâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, que
j'ai faits depuis l'heure où je naquis jusqu'à ce jour où me voici
abattu ! » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges
du ciel descendent à lui.
CLXXVI
LE comte Roland est couché sous un pin. Vers
l'Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vient
souvenance : de tant de terres qu'il a conquises, le vaillant,
de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son
seigneur, qui l'a nourri. Il en pleure et soupire, il ne peut s'en
empêcher. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli ; il
bat sa coulpe et implore la merci de Dieu : « Vrai Père,
qui jamais ne mentis, toi qui rappelas saint Lazare d'entre les
morts, toi qui sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de tous
périls, pour les péchés que j'ai faits dans ma vie ! » Il
a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l'a pris de sa
main. Sur son bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé,
les mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie son ange Chérubin et
saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ils
portent l’âme du comte en paradis.
CLXXVII
ROLAND est mort ; Dieu a son âme dans les
cieux. L'empereur parvient à Roncevaux. Il n'y a route ni sentier,
pas une aune, pas un pied de terrain libre où ne gise un Français
ou un païen. Charles s'écrie : « Où êtes-vous, beau
neveu ? Où est l'archevêque ? Où, le comte Olivier ?
Où est Gerin ? et Gerier, son compagnon ? Où est
Oton ? et le comte Bérengier ? Ivon et Ivoire, que je
chérissais tant ? Qu'est devenu le Gascon Engelier ? le
duc Samson ? et le preux Anseïs ? Où est Gérard de
Roussillon, le Vieux ? Où sont-ils, les douze pairs, qu'ici
j'avais laissés ? » De quoi sert qu'il appelle, quand pas
un ne répond ? » « Dieu ! » dit le roi,
« j'ai bien sujet de me désoler. Que ne fus-je au commencement
de la bataille ! » Il tourmente sa barbe en homme rempli
d'angoisse ; ses barons chevaliers pleurent ; contre
terre, vingt mille se pâment. Le duc Naimes en a grande pitié.
CLXXVIII
IL n'y a chevalier ni baron qui de pitié ne
pleure, douloureusement. Ils pleurent leurs fils, leurs frères,
leurs neveux et leurs amis et leurs seigneurs liges ; contre
terre, beaucoup se sont pâmés. Le duc Naimes a fait en homme sage,
qui, le premier, dit à l'empereur : « Regardez en avant,
à deux lieues de nous ; vous pourrez voir les grands chemins
poudroyer, tant il y a de l'engeance sarrasine. Or donc,
chevauchez ! Vengez cette douleur ! – Ah !
Dieu », dit Charles, « déjà ils sont si loin !
Accordez-moi mon droit, faites-moi quelque grâce ! C'est la
fleur de douce France qu'ils m'ont ravie ! » Il appela
Oton et Geboin, Tedbalt de Reims et le comte Milon :
« Gardez le champ de bataille, par les monts, par les vaux.
Laissez les morts couchés, tout comme ils sont. Que bête ni lion
n'y touche ! Que n'y touche écuyer ni valet ! Que nul n'y
touche, je vous l'ordonne, jusqu'à ce que Dieu nous permette de
revenir dans ce champ ! » Et ils répondent avec douceur,
en leur amour : « Droit empereur, cher seigneur, ainsi
ferons-nous ! » Ils retiennent auprès d'eux mille de
leurs chevaliers.
CLXXIX
L'EMPEREUR fait sonner ses clairons ;
puis il chevauche, le preux, avec sa grande armée. Ils ont forcé
ceux d'Espagne à tourner le dos ( ?) ; ils tiennent la
poursuite d'un même cœur, tous ensemble. Quand l'empereur voit
décliner la vêprée, il descend de cheval sur l'herbe verte, dans un
pré : il se prosterne contre terre et prie le Seigneur Dieu de
faire que pour lui le soleil s'arrête, que la nuit tarde et que le
jour dure. Alors vient à lui un ange, celui qui a coutume de lui
parler. Rapide, il lui donne ce commandement : « Charles,
chevauche ; la clarté ne te manque pas. C'est la fleur de
France que tu as perdue, Dieu le sait. Tu peux te venger de
l'engeance criminelle ! » Il dit, et l'empereur remonte à
cheval.
CLXXX
POUR Charlemagne Dieu fit un grand miracle,
car le soleil s'arrête, immobile. Les païens fuient, les Francs
leur donnent fortement la chasse. Au Val Ténébreux ils les
atteignent, les poussent vivement vers Saragosse, les tuent à coups
frappés de plein cœur. Ils les ont coupés des routes et des chemins
les plus larges. L’Èbre est devant eux : l'eau en est
profonde, redoutable, violente ; il n'y a ni barge, ni
dromont, ni chaland. Les païens supplient un de leurs dieux,
Tervagant, puis se précipitent ; mais nul ne les protégera.
Ceux qui portent le heaume et le haubert sont les plus
pesants : ils coulent à fond, nombreux ; les autres s'en
vont flottant à la dérive ; les plus heureux boivent à foison,
tant qu'enfin tous se noient, à grande angoisse. Les Français
s'écrient : « Roland, c'est grand'pitié de votre
mort ! »
CLXXXI
QUAND Charles voit que les païens sont tous
morts, les uns tués par le fer, et la plupart noyés, et quel grand
butin ont fait ses chevaliers, il descend à pied, le gentil roi, se
couche contre terre et rend grâces à Dieu. Quand il se relève, le
soleil est couché. L'empereur dit : « C'est l'heure de
camper ; pour retourner à Roncevaux, il est tard. Nos chevaux
sont las et recrus. Enlevez-leur les selles, ôtez-leur de la tête
les freins et par ces prés laissez-les se rafraîchir. » Les
Francs répondent : « Sire, vous dites bien. »
CLXXXII
L'EMPEREUR a établi son campement. Les
Français mettent pied à terre dans le pays désert. Ils enlèvent à
leurs chevaux les selles, leur ôtent de la tête les freins
dorés ; ils leur livrent les prés ; ils y trouvent
beaucoup d'herbe fraîche : on ne peut leur donner d'autres
soins. Qui est très las dort contre terre. Cette nuit-là, on ne fit
point garder le camp.
CLXXXIII
L'EMPEREUR s'est couché dans un pré. Le preux
met près de sa tête son grand épieu. Cette nuit il n'a pas voulu se
désarmer ; il garde son blanc haubert safré ; il garde
lacé son heaume aux pierres serties d'or, et Joyeuse ceinte ;
jamais elle n'eut sa pareille : chaque jour sa couleur change
trente fois. Nous savons bien ce qu'il en fut de la lance dont
Notre Seigneur fut blessé sur la Croix : Charles, par la grâce
de Dieu, en possède la pointe et l'a fait enchâsser dans le pommeau
d'or : à cause de cet honneur et de cette grâce, l'épée a reçu
le nom de Joyeuse. Les barons de France ne doivent pas
l'oublier : c'est de là qu'ils ont pris leur cri
d'armes : « Montjoie ! » et c'est pourquoi nul
peuple ne peut tenir contre eux.
CLXXXIV
CLAIRE est la nuit, et la lune brillante.
Charles est couché, mais il est plein de deuil pour Roland, et son
cœur est lourd à cause d'Olivier, et des douze pairs, et des
Français : à Roncevaux, il les a laissés morts, tout
sanglants. Il pleure et se lamente, il ne peut s'en tenir, et prie
Dieu qu'il sauve les âmes. Il est las, car sa peine est très
grande. Il s'endort, il n'en peut plus. Par tous les prés, les
Francs se sont endormis. Pas un cheval qui puisse se tenir
debout ; s'ils veulent de l'herbe, ils la broutent couchés. Il
a beaucoup appris, celui qui a souffert.
CLXXXV
CHARLES dort en homme qu'un tourment
travaille. Dieu lui a envoyé saint Gabriel ; il lui commande
de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit à son chevet.
Par une vision, il lui annonce une bataille qui lui sera livrée. Il
la lui montre par des signes funestes. Charles a levé son regard
vers le ciel : il y voit les tonnerres et les vents et les
gelées, et les orages et les tempêtes prodigieuses, un appareil de
feux et de flammes, qui soudainement choit sur toute son armée. Les
lances de frêne et de pommier s'embrasent, et les écus jusqu'à
leurs boucles d'or pur. Les hampes des épieux tranchants éclatent,
les hauberts et les heaumes d'acier se tordent ; Charles voit
ses chevaliers en grande détresse. Puis des ours et des léopards
veulent les dévorer, des serpents et des guivres, des dragons et
des démons. Et plus de trente milliers de griffons sont là, qui
tous fondent sur les Français. Et les Français crient :
« Charlemagne, à notre aide ! » Le roi est ému de
douleur et de pitié ; il veut y aller, mais il est empêché.
D'une forêt vient contre lui un grand lion, plein de rage,
d'orgueil et de hardiesse. Le lion s'en prend à sa personne même et
l'attaque : tous deux pour lutter se prennent corps à corps.
Mais Charles ne sait qui est dessus, qui est dessous. L'empereur ne
s'est pas réveillé.
CLXXXVI
APRÈS cette vision, une autre lui vint :
qu'il était en France, à Aix, sur un perron, et tenait un ours
enchaîné par deux chaînes. Du côté de l'Ardenne il voyait venir
trente ours. Chacun parlait comme un homme. Ils lui disaient :
« Sire, rendez-le-nous ! Il n'est pas juste que vous le
reteniez plus longtemps. Il est notre parent, nous lui devons notre
secours. » De son palais accourt un lévrier. Sur l'herbe
verte, au delà des autres, il attaque l'ours le plus grand. Là le
roi regarde un merveilleux combat ; mais il ne sait qui vainc,
qui est vaincu. Voilà ce que l'ange de Dieu a montré au baron.
Charles dort jusqu'au lendemain, au jour clair.
CLXXXVII
LE roi Marsile s'enfuit à Saragosse. Sous un
olivier il a mis pied à terre, à l'ombre. Il rend à ses hommes son
épée, son heaume et sa brogne ; sur l'herbe verte il se couche
misérablement. Il a perdu sa main droite, tranchée net ; pour
le sang qu'il perd, il se pâme d'angoisse. Devant lui sa femme,
Bramimonde, pleure et crie, hautement se lamente. Avec elle plus de
vingt mille hommes, qui maudissent Charles et douce France. Vers
Apollin ils courent, dans une crypte, le querellent, l'outragent
laidement : « Ah ! mauvais dieu ! Pourquoi nous
fais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine de
notre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvais
salaire ! » Puis ils lui enlèvent son sceptre et sa
couronne [… ], le renversent par terre à leurs pieds, le battent et
le brisent à coups de forts bâtons. Puis à Tervagan, ils arrachent
son escarboucle ; Mahomet, ils le jettent dans un fossé, et
porcs et chiens le mordent et le foulent.
CLXXXVIII
MARSILE est revenu de pâmoison. Il se fait
porter dans sa chambre voûtée : des signes de diverses
couleurs y sont peints et tracés. Et la reine Bramimonde pleure sur
lui, s'arrache les cheveux : « Chétive ! »
dit-elle, puis à haute voix elle s'écrie : « Ah !
Saragosse, comme te voilà déparée, quand tu perds le gentil roi qui
t'avait en sa baillie ! Nos dieux furent félons, qui ce matin
lui faillirent en bataille. L'émir fera une couardise, s'il ne
vient pas combattre l'engeance hardie, ces preux si fiers qu'ils
n'ont cure de leurs vies. L'empereur à la barbe fleurie est
vaillant et plein d'outrecuidance : si l'émir lui offre la
bataille, il ne fuira pas. Quel deuil qu'il n'y ait personne qui le
tue ! »
CLXXXIX
L'EMPEREUR, par vive force, sept ans tous
pleins est resté dans l'Espagne. Il y conquiert des châteaux, des
cités nombreuses. Le roi Marsile s'évertue à lui résister. Dès la
première année il a fait sceller ses brefs : à Babylone il a
requis Baligant : c'est l'émir, le vieillard chargé de jours,
qui vécut plus que Virgile et Homère. Qu'il vienne à Saragosse le
secourir : s'il ne le fait, Marsile reniera ses dieux et
toutes les idoles qu'il adore ; il recevra la loi
chrétienne ; il cherchera la paix avec Charlemagne. Et l'émir
est loin, il a longuement tardé. De quarante royaumes il appelle
ses peuples ; il a fait apprêter ses grands dromonts, des
vaisseaux légers et des barges, des galles et des nefs. Sous
Alexandrie, il y a un port près de la mer ; il assemble là
toute sa flotte. C'est en mai, au premier jour de l'été : il
lance sur la mer toutes ses armées.
CXC
GRANDES sont les armées de cette engeance
haïe. Les païens cinglent à force de voiles, rament, gouvernent. A
la pointe des mâts et sur les hautes proues, escarboucles et
lanternes brillent, nombreuses : d'en haut elles jettent en
avant une telle clarté que par la nuit la mer en est plus belle.
Et, comme ils approchent de la terre d'Espagne, la côte s'éclaire
toute et resplendit. La nouvelle en vient jusqu'à Marsile.
CXCI
LA gent des païens n'a cure de faire relâche.
Ils laissent la mer, entrent dans les eaux douces. Ils passent
Marbrise et passent Marbrose, remontent l'Èbre avec toutes leurs
nefs. Lanternes et escarboucles brillent sans nombre et toute la
nuit leur donnent grande clarté. Au jour, ils parviennent à
Saragosse.
CXCII
LE jour est clair et le soleil brillant.
L'émir est descendu de son vaisseau. A sa droite s'avance
Espaneliz ; dix-sept rois marchent :à sa suite ;
puis viennent des comtes et des ducs dont je ne sais le nombre.
Sous un laurier, au milieu d'un champ, on jette sur l'herbe verte
un tapis de soie blanche : un trône y est dressé, tout
d'ivoire. Là s'assied le païen Baligant ; tous les autres sont
restés debout. Leur seigneur, le premier, parla :
« Écoutez, francs chevaliers vaillants ! Le roi Charles,
l'empereur des Francs, n'a droit de manger que si je le commande.
Par toute l'Espagne il m'a fait une grande guerre ; en douce
France je veux aller le requérir. Je n'aurai de relâche en toute ma
vie qu'il ne soit tué ou ne s'avoue vaincu. » En gage de sa
parole, il frappe son genou de son gant droit.
CXCIII
PUISQU'IL l'a dit, il se promet fermement
qu'il ne laissera pas, pour tout l'or qui est sous le ciel, d'aller
à Aix, là où Charles tient ses plaids. Ses hommes l'en louent, lui
donnent même conseil. Alors il appela deux de ses chevaliers ;
l'un est Clarifan et l'autre Clarien : « Vous êtes fils
du roi Maltraien, qui avait coutume de porter volontiers des
messages. Je vous commande que vous alliez à Saragosse. De ma part
annoncez-le à Marsile : contre les Français je suis venu
l'aider. Si j'en trouve occasion, il y aura une grande bataille. En
gage, donnez-lui ployé ce gant paré d'or et qu'il en gante son
poing droit ! Et portez-lui ce bâtonnet d'or pur, et qu'il
vienne à moi pour reconnaître son fief ! J'irai en France pour
guerroyer Charles. S'il n'implore pas ma merci, couché à mes pieds,
et s'il ne renie point la loi des chrétiens, je lui enlèverai de la
tête la couronne. » Les païens répondent : « Sire,
vous avez bien dit. »
CXCIV
BALIGANT dit : « Barons, à
cheval ! que l'un porte le gant, l'autre le
bâton ! » Ils répondent : « Cher seigneur,
ainsi ferons-nous ! » Tant chevauchent-ils qu'ils
parviennent à Saragosse. Ils passent dix portes, traversent quatre
ponts, longent les rues où se tiennent les bourgeois. Comme ils
approchent, au haut de la cité, ils entendent une grande rumeur,
qui vient du palais. Là s'est amassée l'engeance des païens, qui
pleurent, crient, mènent grand deuil : ils regrettent leurs
dieux, Tervagan, et Mahomet, et Apollin, qu'ils n'ont plus. Ils
disent l'un à l'autre : « Malheureux ! que
deviendrons-nous ? Sur nous a fondu un grand fléau : nous
avons perdu le roi Marsile ; hier le comte Roland lui trancha
le poing droit ; et Jurfaleu le blond, nous ne l'avons plus.
Toute l'Espagne sera désormais à leur merci ! » Les deux
messagers mettent pied à terre au perron.
CXCV
ILS laissent leurs chevaux sous un
olivier : deux Sarrasins les ont saisis par les rênes. Et les
messagers se prennent par leurs manteaux, puis montent au plus haut
du palais. Quand ils entrèrent dans la chambre voûtée, ils firent
par amitié un salut malencontreux : « Que Mahomet, qui
nous a en sa baillie, et Tervagan, et Apollin, notre seigneur,
sauvent le roi et gardent la reine ! » Bramimonde
dit : « J'entends de très folles paroles ! Ces dieux
que vous nommez, nos dieux, ils nous ont failli. A Roncevaux, ils
ont fait de laids miracles : ils ont laissé massacrer nos
chevaliers ; mon seigneur que voici, ils l'ont abandonné dans
la bataille. Il a perdu le poing droit : c'est Roland qui l'a
tranché, le comte puissant. Charles tiendra en sa seigneurie toute
l'Espagne ! Que deviendrai-je, douloureuse, chétive ?
Hélas ! n'y aura-t-il personne pour me tuer ? »
CXCVI
CLARIEN dit : « Dame, ne parlez pas
sans fin ! Nous sommes messagers de Baligant, le païen. Il
défendra Marsile, il le promet ; comme gages, il lui envoie
son gant et son bâton. Sur l'Èbre nous avons quatre mille chalands,
des vaisseaux, des barges et de rapides galées, et tant de dromonts
que je n'en sais le compte. L'émir est fort et puissant ; en
France il s'en ira, en quête de Charlemagne ; il se fait fort
de le tuer ou de le réduire à merci. » Bramimonde dit :
« Pourquoi irait-il si loin ? Plus près d'ici vous
pourrez trouver les Francs. Voilà sept ans que l'empereur est en ce
pays ; il est hardi, bon combattant ; il mourrait plutôt
que de fuir d'un champ de bataille ; sous le ciel il n'y a roi
qu'il craigne plus qu'on craindrait un enfant. Charles ne redoute
homme qui vive ! »
CXCVII
« LAISSEZ ! » dit le roi
Marsile ; et, aux messagers : « Seigneurs, c'est à
moi qu'il faut parler. Vous le voyez, la mort m'étreint, et je n'ai
ni fils, ni fille, ni héritier. J'en avais un : il fut tué
hier soir. Dites à mon seigneur qu'il me vienne voir. L'émir a
droit sur la terre d'Espagne. Je la lui rends en franchise, s'il la
veut, mais qu'il la défende contre les Français ! Je lui
donnerai, quant à Charlemagne, un bon conseil : de ce jour en
un mois il le tiendra prisonnier. Vous lui porterez les clefs de
Saragosse. Puis dites-lui qu'il ne s'en ira pas, s'il me
croit. » Ils répondent : « Seigneur, vous dites
bien. »
CXCVIII
MARSILE dit : « Charles l'empereur
m'a tué mes hommes ; il a ravagé ma terre ; mes cités, il
les a forcées et violées. Cette nuit il a couché aux rives de
l'Èbre : ce n'est qu'à sept lieues d'ici, je les ai comptées.
Dites à l'émir qu'il y mène son armée. Je le lui mande par
vous : qu'il livre là une bataille ! » Il leur a
remis les clefs de Saragosse. Les messagers s'inclinent tous
deux ; ils prennent congé, puis s'en retournent.
CXCIX
LES deux messagers sont montés à cheval. Ils
sortent en hâte de la cité, vers l'émir s'en vont en grand
désarroi. Ils lui présentent les clefs de Saragosse. Baligant
dit : « Qu'avezvous appris ? Où est Marsile, que
j'avais mandé ? » Clarien répond : « Il est
blessé à mort. L'empereur était hier au passage des ports, il
voulait retourner en douce France. Il avait formé une
arrière-garde, bien propre à lui faire honneur, car le comte Roland
y était resté, son neveu, et Olivier, et tous les douze pairs, et
vingt milliers de ceux de France, tous chevaliers. Le roi Marsile
leur livra bataille, le vaillant. Roland et lui se rencontrèrent.
Roland lui donna de Durendal un tel coup qu'il lui a séparé du
corps le poing droit. Il a tué son fils, qu'il aimait tant, et les
barons qu'il avait amenés. Marsile s'en revint, fuyant, il ne
pouvait tenir. L'empereur lui a violemment donné la poursuite. Le
roi vous mande que vous le secouriez ; il vous rend en
franchise le royaume d'Espagne. » Et Baligant se prend à
songer. Il a si grand deuil qu'il en est presque fou.
CC
« SEIGNEUR émir », dit Clarien,
« à Roncevaux, hier, une bataille fut livrée. Roland est tué
et le comte Olivier, et les douze pairs, que Charles aimait
tant ; de leurs Français vingt mille sont tués. Le roi Marsile
y a perdu le poing droit et l'empereur l'a violemment
poursuivi : en cette terre il ne reste pas un chevalier qui
n'ait été tué par le fer ou noyé dans l'Èbre. Les Français sont
campés sur la rive : ils sont si proches de nous en ce pays
que, si vous le voulez, la retraite leur sera dure. » Et le
regard de Baligant redevient fier ; son cœur s'emplit de joie
et d'ardeur. De son trône il se lève tout droit et s'écrie :
« Barons, ne tardez pas ! Sortez des nefs ; en
selle, et chevauchez ! S'il ne s'enfuit pas, le vieux
Charlemagne, le roi Marsile sera tôt vengé : pour son poing
perdu, je lui livrerai la tête de l'empereur. »
CCI
LES païens d'Arabie sont sortis des nefs, puis
sont montés sur les chevaux et les mulets. Ils commencent leur
chevauchée, qu'ont-ils à faire d'autre ? Et l'émir, qui les a
tous mis en branle, appelle Gemalfin, l'un de ses fidèles :
« Je te confie toutes mes armées. » Puis il se met en
selle sur un sien destrier bai. Avec lui il emmène quatre ducs. Il
a tant chevauché qu'il arrive à Saragosse. A un perron de marbre il
met pied à terre, et quatre comtes lui ont tenu l'étrier. Par les
degrés il monte au palais. Et Bramimonde accourt à sa rencontre et
lui dit : « Chétive, et née à la malheure, sire, j'ai
perdu mon seigneur, et si honteusement ! » Elle choit à
ses pieds, l'émir l'a relevée, et tous deux vers la chambre
montent, pleins de douleur.
CCII
LE roi Marsile, comme il voit Baligant,
appelle deux Sarrasins d'Espagne : « Prenez-moi dans vos
bras, et me redressez. » De son poing gauche il a pris un de
ses gants : « Seigneur roi, émir, dit-il, je vous rends
( ?) toutes mes terres, et Saragosse, et le fief qui en
dépend. Je me suis perdu et j'ai perdu tout mon peuple. » Et
l'émir répond : « J'en ai grande douleur ; mais je
ne puis longtemps converser avec vous : je sais que Charles ne
m'attend pas. Et toutefois je reçois votre gant. » Plein de
son affliction, il s'éloigne en pleurant. Il descend les degrés du
palais, monte à cheval, retourne vers ses troupes à force
d'éperons. Il chevauche si vivement qu'il dépasse les autres. Par
instants il s'écrie : « Venez, païens, car déjà ils
pressent leur fuite ! »
CCIII
Au matin, à la première pointe de l'aube,
s'est réveillé l'empereur Charles. Saint Gabriel, qui de par Dieu
le garde, lève la main, sur lui fait son signe. Le roi se met
debout, dépose ses armes, et, comme lui, par toute l'armée, les
autres se désarment. Puis ils se mettent en selle et par les
longues voies et par les chemins larges chevauchent à grande
allure. Ils s'en vont voir le prodigieux dommage, à Roncevaux, là
où fut la bataille.
CCIV
A Roncevaux Charlemagne est parvenu. Pour les
morts qu'il trouve, il se met à pleurer. Il dit aux Français :
« Seigneurs, allez au pas, car il faut que j'aille moi-même en
avant de vous, pour mon neveu, que je voudrais retrouver. J'étais à
Aix, au jour d'une fête solennelle, quand mes vaillants chevaliers
se vantèrent de grandes batailles, de forts assauts qu'ils
livreraient. J'entendis Roland dire une chose : que, s'il
devait mourir en royaume étranger, il y aurait pénétré plus avant
que ses hommes et ses pairs, qu'on le trouverait la tête tournée
vers le pays ennemi, et qu'ainsi, le vaillant, il finirait en
vainqueur. » Un peu plus loin qu'on peut lancer un bâton, au
delà des autres, l'empereur est monté sur un tertre.
CCV
TANDIS qu'il va cherchant son neveu, il trouva
dans le pré tant d'herbes, dont les fleurs sont vermeilles du sang
de nos barons ! Pitié lui prend, il ne peut se tenir de
pleurer. Il arrive en un lieu qu'ombragent deux arbres. Il
reconnaît sur trois perrons les coups de Roland ; sur l'herbe
verte il voit son neveu, qui gît. Qui s'étonnerait, s'il frémit de
douleur ? Il descend de cheval, il y va en courant. Entre ses
deux mains… Il se pâme sur lui, tant son angoisse l'étreint.
CCVI
L'EMPEREUR est revenu de pâmoison. Le duc
Naimes et le comte Acelin, Geoffroi d'Anjou et son frère Thierry le
prennent, le redressent sous un pin. Il regarde à terre, voit son
neveu gisant. Si doucement il dit sur lui l'adieu : « Ami
Roland, que Dieu te fasse merci ! Nul homme jamais ne vit
chevalier tel que toi pour engager les grandes batailles et les
gagner. Mon honneur a tourné vers le déclin. » Charles ne peut
s'en tenir, il se pâme.
CCVII
LE roi Charles est revenu de pâmoison. Par les
mains le tiennent quatre de ses barons. Il regarde à terre, voit
gisant son neveu. Son corps est resté beau, mais il a perdu sa
couleur ; ses yeux sont virés et tout pleins de ténèbres. Par
amour et par foi Charles dit sur lui sa plainte : « Ami
Roland, que Dieu mette ton âme dans les fleurs, en paradis, entre
les glorieux ! Quel mauvais seigneur tu suivis en
Espagne ! ( ?) Plus un jour ne se lèvera que pour toi je
ne souffre. Comme ma force va déchoir, et mon ardeur ! Je
n'aurai plus personne qui soutienne mon honneur : il me semble
n'avoir plus un seul ami sous le ciel ; j'ai des parents, mais
pas un aussi preux. » A pleines mains il arrache ses cheveux.
Cent mille Français en ont une douleur si grande qu'il n'en est
aucun qui ne fonde en larmes.
CCVIII
« Ami Roland, je m'en irai en France.
Quand je serai à Laon, mon domaine privé, de maints royaumes
viendront les vassaux étrangers. Ils demanderont : « Où
est-il, le comte capitaine ? » Je leur dirai qu'il est
mort en Espagne, et je ne régnerai plus que dans la douleur et je
ne vivrai plus un jour sans pleurer et sans gémir.
CCIX
« AMI Roland, vaillant, belle jeunesse,
quand je serai à Aix, en ma chapelle, les vassaux viendront,
demanderont les nouvelles. Je les leur dirai, étranges et
rudes : « Il est mort, mon neveu, celui qui me fit
conquérir tant de terres. » Contre moi se rebelleront les
Saxons et les Hongrois et les Bulgares et tant de peuples maudits,
les Romains et ceux de la Pouille et tous ceux de Palerne, ceux
d'Afrique et ceux de Califerne [… ] Qui conduira aussi puissamment
mes armées, quand il est mort, celui qui toujours nous
guidait ? Ah ! France, comme tu restes dépeuplée !
Mon deuil est si grand, je voudrais ne plus être ! » Il
tire sa barbe blanche, de ses deux mains arrache les cheveux de sa
tête. Cent mille Français se pâment contre terre.
CCX
« AMI Roland, que Dieu te fasse
merci ! Que ton âme soit mise en paradis ! Celui qui t'a
tué, c'est la France qu'il a jetée dans la détresse ! J'ai si
grand deuil, je voudrais ne plus vivre ! O mes chevaliers, qui
êtes morts pour moi ! Puisse Dieu, le fils de sainte Marie,
accorder que mon âme, avant que j'atteigne les maîtres ports de
Cize, se sépare en ce jour même de mon corps et qu'elle soit placée
auprès de leurs âmes et que ma chair soit enterrée auprès
d'eux ! » II pleure, tire sa barbe blanche. Et le duc
Naimes dit : « Grande est l'angoisse de
Charles ! »
CCXI
« SIRE empereur », dit Geoffroi
d'Anjou, « ne vous livrez pas si entièrement â cette
douleur ! Par tout le champ faites rechercher les nôtres, que
ceux d'Espagne ont tués dans la bataille. Commandez qu'on les porte
dans une même fosse. » Le roi dit : « Sonnez votre
cor pour en donner l'ordre. »
CCXII
GEOFFROI d'Anjou a sonné son cor. Les Français
descendent de cheval, Charles l'a commandé. Tous leurs amis qu'ils
retrouvent morts, ils les portent aussitôt à une même fosse. Il y a
dans l'armée des évêques et des abbés en nombre, des moines, des
chanoines, des prêtres tonsurés : ils leur donnent de par Dieu
l'absoute et la bénédiction. Ils allument la myrrhe et le thimiame,
ils les encensent tous avec zèle, puis les enterrent à grand
honneur. Après, ils les laissent : que peuvent-ils pour eux,
désormais ?
CCXIII
L 'EMPEREUR fait appareiller pour
l'ensevelissement Roland, et Olivier, et l'archevêque Turpin.
Devant ses yeux il les a fait ouvrir tous trois. Il fait recueillir
leurs cœurs dans un linceul de soie ; on les enferme dans un
blanc cercueil de marbre ( ?). Puis on a pris les corps des
trois barons et on les a mis, bien lavés d'aromates et de vin, en
des peaux de cerf. Le roi appelle Tedbalt et Geboin, le comte Milon
et Oton le marquis : « Emmenez-les sur trois chars…
» Ils sont bien recouverts d'un drap de soie de Galaza.
CCXIV
L'EMPEREUR Charles veut s'en retourner :
or devant lui surgissent les avant-gardes des païens. De leur
troupe la plus proche viennent deux messagers. Au nom de l'émir,
ils lui annoncent la bataille : « Roi orgueilleux, il
n'est pas question de repartir. Vois Baligant qui chevauche après
toi ! Grandes sont les armées qu'il amène d'Arabie. Avant ce
soir nous verrons si tu as de la vaillance. » Charles le roi a
porté la main à sa barbe ; il se remémore son deuil et ce
qu'il a perdu. Il jette sur toute sa gent un regard fier, puis
s'écrie de sa voix forte et haute : « Barons français, à
cheval et aux armes ! »
CCXV
L 'EMPEREUR, lui le premier, s'arme.
Rapidement il a revêtu sa brogne. Il lace son heaume, il a ceint
Joyeuse, dont le soleil même n'éteint pas la clarté. Il pend à son
cou un écu de Biterne. Il saisit son épieu et le brandit. Puis, sur
Tencendur, son bon cheval, il monte : il l'a conquis aux gués
qui sont sous Marsonne, quand il jeta hors des arçons Malpalin de
Nerbone et le renversa mort. Il lâche au destrier la rêne,
l'éperonne à coups pressés, prend son galop sous le regard de cent
mille hommes. Il invoque Dieu et l'apôtre de Rome.
CCXVI
PAR tout le champ ceux de France mettent pied
à terre : plus de cent mille s'adoubent à la fois. Ils ont des
équipements à leur gré, des chevaux vifs, et leurs armes sont
belles. Puis, ils se mettent en selle [… ] Si l'heure en vient, ils
comptent soutenir la bataille. Leurs gonfanons pendent jusqu'à
toucher les heaumes. Quand Charles voit leur contenance si belle,
il appelle Jozeran de Provence, Naimes le duc, Antelme de
Mayence : « Sur de tels vaillants on doit se reposer.
Bien fou qui, au milieu d'eux, se tourmente ! Si les Arabes ne
renoncent pas à venir, je leur vendrai cher, je crois, la mort de
Roland. » Le duc Naimes répond : « Que Dieu nous
l'accorde ! »
CCXVII
CHARLES appelle Rabel et Guinemant. Le roi
leur dit : « Seigneurs, je vous le commande, soyez aux
postes de Roland et d'Olivier : que l'un porte l'épée, l'autre
l'olifant, et chevauchez en avant, les premiers : avec vous,
quinze milliers de Français, tous bacheliers et vaillants entre nos
vaillants. Après ceux-là il y en aura autant : Giboin et
Lorant les guideront. » Naimes le duc et Jozeran le comte
rangent en bel arroi ces deux corps de bataille. Si l'heure en
vient, la lutte sera grande.
CCXVIII
LES deux premiers corps de bataille sont faits
de Français. Après, on établit le troisième. En celui-là sont les
vassaux de Bavière : on estime leur nombre à vingt mille
chevaliers. Jamais de leur côté une ligne de combat ne fléchira. Il
n'est pas sous le ciel de gent que Charles aime mieux, hormis ceux
de France, qui conquièrent les royaumes. Le comte Ogier le Danois,
le bon guerrier, les mènera, car c'est une fière troupe.
CCXIX
L'EMPEREUR Charles a déjà trois corps de
bataille. Naimes le duc forme alors le quatrième, de barons qui
sont pleins de vaillance : ils sont d'Allemagne, et tous les
estiment à vingt milliers. Ils sont pourvus de bons chevaux, de
bonnes armes. Jamais, par peur de mourir, ceux-là ne lâcheront
pied. Herman, le duc de Trace, les mènera : il mourrait plutôt
que de faire une couardise.
CCXX
NAIMES le duc et Jozeran le comte ont formé de
Normands le cinquième corps de bataille. Tous les Français estiment
qu'ils sont vingt mille. Ils ont de belles armes et de bons chevaux
rapides ; ils mourront plutôt que de se rendre. Sous le ciel
il n'y a pas de peuple qui puisse plus faire au combat. Richard le
Vieux les mènera. Celui-là frappera bien de son épieu
tranchant.
CCXXI
LE sixième corps de bataille, ils l'ont fait
de Bretons. Ils ont là trente mille chevaliers. Ceux-là chevauchent
en vrais barons : ils portent des lances dont la hampe est
peinte ; leurs gonfanons y sont fixés. Leur seigneur se nomme
Eudon. Il appelle le comte Nevelon, Tedbalt de Reims et Oton le
marquis : « Guidez ma gent, je vous remets cet
honneur. »
CCXXII
L'EMPEREUR a six corps de bataille formés. Le
duc Naimes établit alors le septième. Il est fait des Poitevins et
des barons d'Auvergne. Ils peuvent être quarante mille chevaliers.
Ils ont de bons chevaux et leurs armes sont très belles. Ils se
forment à part dans un val au pied d'un tertre, et de sa main
droite Charles les bénit. Jozeran et Godselme mèneront ceux-là.
CCXXIII
ET le huitième corps de bataille, Naimes l'a
formé de Flamands et de barons de Frise ; ils ont plus de
quarante mille chevaliers. Là où ils seront, jamais bataille ne
fléchira. Le roi dit : « Ceux-là feront bien mon
service. » A eux deux, Rembalt et Hamon de Galice les
guideront en bons chevaliers.
CCXXIV
NAIMES et Jozeran le comte ont formé de
vaillants le neuvième corps de bataille. Ce sont les Lorrains et
ceux de Bourgogne : ils ont cinquante mille chevaliers bien
comptés, le heaume lacé, la brogne endossée. Ils ont des épieux
forts, aux hampes courtes. Si les Arabes ne refusent pas le combat,
ceux-là frapperont bien, une fois lancés contre eux. Thierry les
mènera, le duc d'Argonne.
CCXXV
LE dixième corps de bataille est fait des
barons de France. Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines.
Leurs corps sont gaillards, leur contenance fière, leurs chefs
fleuris, leurs barbes blanches. Ils ont revêtu des hauberts et des
brognes à double tissu de mailles, ceint des épées de France et
d'Espagne ; et leurs écus bien ouvrés sont parés de maintes
connaissances. Puis, ils sont montés à cheval et demandent la
bataille. Ils crient : « Montjoie ! » C'est
avec eux que Charlemagne se tient. Geoffroi d'Anjou porte
l'oriflamme. Elle avait été à Saint-Pierre et se nommait
Romaine : mais à Montjoie elle avait changé de nom
( ?).
CCXXVI
L'EMPEREUR descend de son cheval. Sur l'herbe
verte il s'est couché, face contre terre. Il tourne son visage vers
le soleil levant, et de tout son cœur invoque Dieu :
« Vrai Père, en ce jour, défends-moi, toi qui sauvas Jonas et
le retiras du corps de la baleine, toi qui épargnas le roi de
Ninive et qui délivras Daniel de l'horrible supplice dans la fosse
où il était avec les lions, toi qui protégeas les trois enfants
dans la fournaise ardente ! En ce jour, que ton amour
m'assiste ! Par ta grâce, s'il te plaît ainsi, accorde-moi que
je puisse venger mon neveu Roland ! » Quand il eut fait
oraison, il se redressa debout et signa son chef du signe puissant.
Il se remet en selle sur son cheval rapide : Naimes et Jozeran
lui ont tenu l'étrier. Il prend son écu et son épieu tranchant. Son
corps est noble, gaillard et de belle prestance ; son visage,
clair et assuré. Puis il chevauche, ferme sur l'étrier. A l'avant,
à l'arrière, les clairons sonnent ; plus haut que tous les
autres, l'olifant a retenti. Par pitié de Roland, les Français
pleurent.
CCXXVII
TRÈS noblement l'empereur chevauche. Sur sa
poitrine, hors de la brogne, il a étalé sa barbe. Pour l'amour de
lui, les autres font de même ; par là se reconnaîtront les
cent mille Français de son corps de bataille. Ils passent les monts
et les hauteurs rocheuses, les vaux profonds, les défilés pleins
d'angoisse. Ils sortent des ports et de la région inculte. Ils ont
pénétré en Espagne et s'établissent au milieu d'une plaine. Vers
Baligant reviennent ses avant-gardes. Et voici qu'un Syrien lui dit
son message : « Nous avons vu l'orgueilleux roi Charles.
Ses hommes sont fiers ; ils ne sauraient lui faillir.
Armez-vous, sur l'heure vous aurez la bataille. » Baligant
dit : « Elle s'annonce belle. Sonnez vos clairons, pour
que mes païens le sachent ! »
CCXXVIII
PAR toute l'armée ils font retentir leurs
tambours et les buccines et les cors haut et clair : les
païens mettent pied à terre pour revêtir leurs armes. L'émir
n'entend pas se montrer le plus lent. Il endosse une brogne dont
les pans sont safrés, il lace son heaume paré d'or et de
pierreries. Puis, à son flanc gauche il ceint son épée ; en
son orgueil il lui a trouvé un nom : à cause de l'épée de
Charles, dont il a entendu parler, [il nomme la sienne Précieuse],
et « Précieuse ! » est son cri d'armes en bataille.
Il le fait crier par ses chevaliers, puis il pend à son cou un sien
grand écu large : la boucle en est d'or, parée d'une bordure
de cristal ; la courroie est d'un bon drap de soie où des
cercles sont brodés. Il saisit son épieu, qu'il appelle
Maltet : la hampe en est grosse comme une massue ; son
fer suffirait à la charge d'un mulet. Sur son destrier Baligant est
monté ; Marcules d'outremer lui a tenu l'étrier. Le preux a
l'enfourchure très grande, les flancs étroits et les côtés larges,
la poitrine vaste et bien moulée, les épaules fortes, le teint très
clair, le visage fier ; son chef bouclé est aussi blanc que
fleur de printemps, et, sa vaillance, il l'a souvent prouvée.
Dieu ! quel baron, s'il était chrétien ! Il pique son
cheval : le sang sous l'éperon jaillit tout clair. Il prend le
galop, saute un fossé : on y peut bien mesurer cinquante pieds
de large. Les païens s'écrient : « Celui-là est fait pour
défendre les marches ! Il n'est pas un Français, s'il vient
jouter contre lui, qui n'y perde, bon gré mal gré, sa vie !
Charles est bien fou qui ne s'en est allé ! »
CCXXIX
L 'EMIR est semblable à un vrai baron. Sa
barbe est blanche comme fleur. Il est très sage clerc en sa
loi ; dans la bataille il est fier et hardi. Son fils
Malpramis est de grande chevalerie. Il est de haute taille, et
fort ; il ressemble à ses ancêtres. Il dit à son père :
« Or donc, sire, en avant ! Si nous voyons Charles, j'en
serai fort surpris. » Baligant dit : « Nous le
verrons, car il est très preux. Maintes annales disent de lui de
grandes louanges. Mais il n'a plus son neveu, Roland : il ne
sera pas de force à tenir contre nous. »
CCXXX
« BEAU fils Malpramis », lui a dit
Baligant, « l'autre hier fut tué Roland, le bon vassal, et
Olivier, le vaillant et le preux, et les douze pairs, que Charles
aimait tant ; vingt mille combattants furent tués, de ceux de
France. Tous les autres, je ne les prise pas la valeur d'un gant.
En vérité, l'empereur revient : le Syrien, mon messager, me
l'annonça. Dix grands corps de bataille approchent. Celui-là est
très preux, qui sonne l'olifant. D'un cor au son clair son
compagnon lui répond, et tous deux chevauchent les premiers, en
avant : avec eux, quinze mille Français, de ces bacheliers que
Charles appelle ses enfants ; après, il en vient tout
autant : ceux-là combattront très orgueilleusement. »
Malpramis dit : « Je vous demande un don : que je
frappe le premier coup ! »
CCXXXI
« FILS Malpramis », lui a dit
Baligant, « ce que vous m'avez demandé, je vous l'octroie.
Contre les Français, sur l'heure, vous irez frapper. Vous y mènerez
Torleu, le roi persan, et Dapamort, le roi leutice. Si vous pouvez
mater leur grand orgueil, je vous donnerai un pan de mon pays,
depuis Cheriant jusqu'au Val Marchis. » Il répond :
« Sire, soyez remercié ! » Il s'avance, recueille le
don, la terre qui était celle du roi Flurit. Il la reçoit à la male
heure : jamais il ne devait la voir ; jamais de ce fief
il ne fut ni vêtu ni saisi.
CCXXXII
L 'EMIR chevauche par les rangs de ses
troupes. Son fils le suit, à la haute stature. Le roi Torleu et le
roi Dapamort établissent sur l'heure trente corps de
bataille ; ils ont des chevaliers en nombre merveilleux :
le moindre corps en compte cinquante mille. Le premier est formé de
ceux de Butentrot, et le second de Misnes aux grosses têtes :
sur leurs échines, au long du dos, ils ont des soies, tout comme
les porcs. Et le troisième est formé de Nubles et de Blos, et le
quatrième de Bruns et d'Esclavons, et le cinquième de Sorbres et de
Sors, et le sixième d'Arméniens et de Maures, et le septième de
ceux de Jéricho, et le huitième de Nigres, et le neuvième de Gros,
et le dixième de ceux de Balide la Forte ; c'est une engeance
qui jamais ne voulut le bien. L'amiral jure par tous les serments
qu'il peut, par les miracles de Mahomet et par son corps :
« Bien fou Charles de France, qui chevauche vers nous !
Il y aura bataille, s'il ne se dérobe pas. Jamais plus il ne
portera la couronne d'or. »
CCXXXIII
APRÈS ils établissent dix autres corps de
bataille. Le premier est formé des laids Chananéens : ils sont
venus de Val-Fuit en prenant par la traverse ; le second de
Turcs, et le troisième de Persans, et le quatrième de Petchenègues
et de [… ], et le cinquième de Solteras et d'Avers, et le sixième
d'Ormaleus et d'Eugiez, et le septième du peuple de Samuel, et le
huitième de ceux de Bruise, et le neuvième de Clavers, et le
dixième de ceux d'Occian le Désert : c'est une engeance qui ne
sert pas Dieu. Jamais vous n'entendrez parler de pires
fêlons : ils ont le cuir aussi dur que fer ; c'est
pourquoi ils n'ont cure de haubert ni de heaume : à la
bataille ils sont rudes et obstinés.
CCXXXIV
L'EMIR a ordonné dix autres corps de bataille.
Le premier est formé des géants de Malprose, le second de Huns et
le troisième de Hongrois, et le quatrième de ceux de Baldise la
Longue, et le cinquième de ceux de Val Peneuse, et le sixième de
ceux de Marose, et le septième de Leus et d'Astrimoines, et le
huitième de ceux d'Argoilles, et le neuvième de ceux de Clarbonne,
et le dixième de ceux de Fronde aux longues barbes ; c'est une
engeance qui jamais n'aima Dieu. Les Annales tics Francs dénombrent
ainsi trente corps de bataille. Grandes sont leurs armées où les
buccines sonnent. Les païens chevauchent en vaillants.
CCXXXV
L'ÉMIR est un très puissant seigneur. Par
devant lui il fait porter son dragon, et l'étendard de Tervagan et
de Mahomet, et une image du félon Apollin. Dix Chananéens
chevauchent à l'entour : ils vont sermonnant à voix très
haute : « Celui qui par nos dieux veut être sauvé, qu'il
les prie et les serve en toute humilité ! » Les païens
baissent la tête, leurs heaumes brillants se penchent contre terre.
Les Français disent : « Bientôt, truands, vous
mourrez ! Puisse ce jour vous confondre ! Vous, notre
Dieu, défendez Charles ! Que cette bataille soit livrée
( ?) en son nom ! »
CCXXXVI
L'ÉMIR est un chef très sage. Il appelle à lui
son fils et les deux rois : « Seigneurs barons, vous
chevaucherez devant. Mes corps de bataille, vous les guiderez
tous ; mais j'en veux retenir trois, des meilleurs : le
premier de Turcs, le second d'Ormaleis, et le troisième des géants
de Malprose. Avec moi seront ceux d'Occiant : ce sont eux qui
combattront Charles et les Français. Si l'empereur joute contre
moi, sur ses épaules je prendrai sa tête. Il ne lui sera fait,
qu'il le sache bien ! nul autre droit. »
CCXXXVII
GRANDES sont les armées, beaux les corps de
bataille. Entre païens et Français, il n'y a ni mont, ni val, ni
tertre, ni forêt, ni bois qui puisse cacher une troupe : ils
se voient à plein par la terre découverte. Baligant dit :
« Or donc, mes païens, chevauchez, pour chercher la
bataille ! » Amborre d'Oluferne porte l'enseigne. A la
voir, les païens crient son nom « Précieuse ! »,
leur cri d'armes. Les Français disent : « Que ce jour
soit votre perte ! » Ils crient à nouveau
« Montjoie ! » puissamment. L'empereur fait sonner
ses clairons, et l'olifant, qui à tous leur donne du cœur. Les
païens disent : « La gent de Charles est belle. Nous
aurons une bataille âpre et forcenée. »
CCXXXVIII
LARGE est la plaine et le pays au loin se
découvre. Les heaumes aux pierreries serties d'or brillent, et les
écus et les brognes safrées et les épieux et les enseignes fixées
aux fers. Les clairons retentissent, et leurs voix sont très
claires, et hautes sont les tenues de l'olifant. L'émir appelle son
frère, Canabeu, le roi de Floredée : celui-là tenait la terre
jusqu'à la Val Sevrée. Il lui montre les corps de bataille de
Charles : « Voyez l'orgueil de France la louée !
L'empereur chevauche très fièrement. Il est en arrière avec ces
vieux qui sur leurs brognes ont jeté leurs barbes, aussi blanches
que neige sur glace. Ceux-là frapperont bien des épées et des
lances. Nous aurons une bataille dure et acharnée ; jamais nul
n'aura vu la pareille. » Loin en avant de sa troupe, plus loin
qu'on lancerait une verge pelée, Baligant chevauche. Il
s'écrie : « Venez, païens, car je me mets en
route. » Il brandit son épieu ; il en a tourné la pointe
contre Charles.
CCXXXIX
CHARLES le Grand, quand il a vu l'émir, et le
dragon, l'enseigne et l'étendard, et combien est grande la force
des Arabes, et comme ils couvrent toute la contrée, hormis le
terrain qu'il tient, le roi de France s'écrie, à voix très
haute : « Barons français, vous êtes de bons vassaux.
Vous avez soutenu tant de larges batailles ! Voyez les
païens : ils sont félons et couards. Toute leur loi ne vaut
pas un denier. Si leur engeance est nombreuse, seigneurs,
qu'importe ? Qui ne veut à l'instant venir avec moi, qu'il
s'en aille ! » Puis il pique son cheval des
éperons : Tencendur par quatre fois bondit. Les Français
disent : « Ce roi est un vaillant ! Chevauchez,
barons ! Pas un de nous ne vous fait défaut. »
CCXL
LE jour était clair, le soleil éclatant.
Belles sont les armées, puissants les corps de bataille. Ceux de
l'avant s'affrontent. Le comte Rabel et le comte Guinemant lâchent
les rênes à leurs chevaux rapides, donnent vivement de l'éperon.
Alors les Francs laissent courre ; ils vont frapper de leurs
épieux qui bien tranchent.
CCXLI
LE comte Rabel est chevalier hardi. Il pique
son cheval de ses éperons d'or fin et va frapper Torleu, le roi
persan : ni l'écu ni la brogne ne résistent au coup. Il lui a
enfoncé au corps son épieu doré, et l'abat mort sur un petit
buisson. Les Français disent : « Que Dieu nous
aide ! Charles a pour lui le droit, nous ne devons pas lui
faillir. »
CCXLII
ET Guinemant joute contre un roi leutice. Il
lui a toute brisé sa targe, où sont peintes des fleurs ; puis
il déchire sa brogne et lui plonge au corps tout son gonfanon, et,
qu'on en pleure ou qu'on en rie, l'abat mort. A ce coup, ceux de
France s'écrient : « Frappez, barons, ne tardez
pas ! Le droit est à Charles contre la gent haïe
( ?) : Dieu nous a choisis pour dire le vrai
jugement. »
CCXLIII
MALPRAMIS monte un cheval tout blanc. Il se
jette dans la presse des Français. De l'un à l'autre il va,
frappant de grands coups, et renverse le mort sur le mort. Tout le
premier, Baligant s'écrie : « O mes barons, je vous ai
longtemps nourris ! Voyez mon fils : c'est Charles qu'il
cherche à joindre ! Combien de barons il requiert de ses
armes ! Un plus vaillant que lui, je ne le cherche pas !
Secourez-le de vos épieux tranchants ! » A ces mots les
païens s'élancent. Ils frappent des coups durs ; grand est le
carnage. La bataille est merveilleuse et lourde : ni avant ni
depuis, jamais on n'en vit une aussi rude.
CCXLIV
GRANDES sont les armées, les troupes hardies.
Les corps de bataille sont tous engagés. Et les païens frappent
merveilleusement. Dieu ! tant de hampes rompues en deux, tant
d'écus brisés, tant de brognes démaillées ! La terre en est
toute jonchée : ah ! l'herbe du champ, si verte, si
délicate !… L'émir invoque ses fidèles : « Frappez,
barons, sur l'engeance chrétienne ! » La bataille est
dure et obstinée. Ni avant ni depuis on n'en vit une aussi âpre.
Jusqu'à la nuit, elle durera sans trêve.
CCXLV
L'EMIR requiert les siens :
« Frappez, païens ; vous n'êtes venus que pour
frapper ! Je vous donnerai des femmes nobles et belles, je
vous donnerai des fiefs, des domaines, des terres. » Les
païens répondent : « Ainsi devons-nous
faire ! » A force de frapper à toute volée, nombre de
leurs épieux se brisent ; alors ils dégainent plus de cent
mille épées. Voici la mêlée douloureuse et horrible : qui est
au milieu d'eux voit ce qu'est une bataille.
CCXLVI
L'EMPEREUR invoque ses Français :
« Seigneurs barons, je vous aime, j'ai foi en vous. Pour moi
vous avez livré tant de batailles, conquis des royaumes, détrôné
des rois ; je le reconnais bien, je vous en dois le
salaire : mon corps, des terres, des richesses. Vengez vos
fils, vos frères et vos héritiers, qui a Roncevaux furent tués
l'autre soir. Vous le savez, contre les païens, j'ai le droit
devers moi. » Les Francs répondent : « Sire, vous
dites vrai. » Et vingt mille sont autour de lui, qui d'une
voix lui jurent leur foi de ne lui faillir pour mort ni pour
angoisse : ils y emploieront bien chacun sa lance. Aussitôt
ils frappent des épées. La bataille est merveilleusement
acharnée.
CCXLVII
ET Malpramis par le champ chevauche. De ceux
de France il fait grand carnage. Naimes le duc le regarde d'un
regard fier, et va le frapper en vaillant. Il brise la bordure de
son écu ; il lui rompt ( ?) les deux pans de son
haubert ; il lui enfonce toute dans le corps son enseigne
jaune et l'abat mort, entre les autres, qui gisent sans nombre.
CCXLVIII
LE roi Canabeu, le frère de l'émir, pique
fortement des éperons son cheval. Il a tiré son épée : le
pommeau en est de cristal. Il frappe Naimes sur son heaume [… ], le
brise en deux moitiés, en tranche cinq des lacs de son épée
d'acier, – le capelier ne lui sert de rien, – en fend la coiffe
jusqu'à la chair, en jette par terre une pièce. Le coup fut rude,
le duc est comme foudroyé. Il va tomber, mais Dieu l'aide. Il
saisit de ses deux bras le col de son destrier. Si le païen
redouble, le noble vassal est mort. Charles de France vient, qui le
secourra.
CCXLIX
LE duc Naimes est en grande détresse. Et le
païen presse Charles de frapper vite. Le roi lui dit.
« Truand, c'est pour ton malheur que tu t'en es pris à
celui-là ! » En sa hardiesse il va le frapper. Il brise
l'écu du païen, le lui écrase contre le cœur. Il rompt la ventaille
de son haubert et l'abat mort : la selle reste vide.
CCL
CHARLEMAGNE le roi est rempli de douleur,
quand devant lui il voit Naimes blessé et son sang qui tombe clair
sur l'herbe verte. Il lui dit, penché sur lui : « Beau
sire Naimes, chevauchez à mon côté. Il est mort, le truand qui vous
pressait ; je lui ai mis au corps mon épieu pour cette
fois. » Le duc répond : « Sire, je me repose en
vous ; si je survis, vous n'y perdrez pas. » Puis, en
tout amour, en toute foi, ils vont côte à côte ; avec eux,
vingt mille Français : il n'en est pas un qui ne tranche et ne
taille.
CCLI
L 'ÉMIR chevauche par le champ. Il s'en va
frapper le comte Guinemant. Il lui écrase son écu blanc contre le
cœur, déchire les pans de son haubert, lui ouvre en deux la
poitrine et l'abat mort de son cheval rapide. Puis il a tué Geboin
et Lorant, et Richard le Vieux, le seigneur des Normands. Les
païens s'écrient : « Précieuse vaut son prix. Frappez,
païens, nous avons un garant ! »
CCLII
IL fait beau voir les chevaliers d'Arabie,
ceux d'Occiant, d'Argoille et de Bascle, comme ils frappent de
leurs épieux ! Et, de leur part, les Français ne songent pas à
rompre. Des Français, des païens, beaucoup meurent. Jusqu'au soir,
la bataille fait rage. Combien sont morts, des barons de
France ! Que de deuils encore avant qu'elle
s'achève !
CCLIII
FRANCAIS et Arabes frappent à l'envi. Tant de
hampes se brisent, tant d'épieux fourbis ! Qui aurait vu ces
écus fracassés, qui aurait ouï ces blancs hauberts retentir, ces
écus grincer contre les heaumes, qui aurait vu ces chevaliers choir
et tant d'hommes hurler et mourir contre terre, il lui souviendrait
d'une grande douleur. Cette bataille est lourde à soutenir. L'émir
invoque Apollin et Tervagan et aussi Mahomet : « Mes
seigneurs dieux, je vous ai longuement servis. Toutes tes images,
je les ferai d'or pur !… » Devant lui vient un sien
fidèle, Gemalfin ; il lui apporte de males nouvelles. Il
dit : « Baligant, sire, un grand malheur est venu sur
vous. Malpramis, votre fils, vous l'avez perdu. Et Canabeu, votre
frère, est tué. Deux Français ont eu l'heur de les vaincre.
L'empereur est l'un des deux, je crois : c'est un baron de
haute taille, dont l'allure est bien celle d'un chef ; il a la
barbe blanche comme fleur en avril. » L'émir baisse sa tête,
que le heaume charge ; son visage s'assombrit, sa douleur est
si forte qu'il en pense mourir. Il appela Jangleu d'Outremer.
CCLIV
L'EMIR dit : « Jangleu, avancez.
Vous êtes preux et de grande sagesse : toujours j'ai pris
( ?) votre conseil. Que vous en semble, des Arabes et des
Francs ? Aurons-nous la victoire dans cette
bataille ? » Et il répond : « Vous êtes mort,
Baligant ; vos dieux ne vous défendront pas. Charles est fier,
ses hommes sont vaillants. Jamais je ne vis engeance si hardie au
combat. Mais appelez à votre aide les barons d'Occiant, Turcs,
Enfruns, Arabes et Géants. Advienne que pourra, ne tardez
pas ! »
CCLV
L'EMIR a étalé sur sa brogne sa barbe, aussi
blanche que fleur d'épine. Quoi qu'il doive arriver, il ne veut pas
se cacher. Il embouche une buccine au timbre clair, en sonne si
haut que ses païens l'entendirent : par tout le champ ses
troupes se reforment au ralliement. Ceux d'Occiant braient et
hennissent, ceux d'Argoille glapissent comme des chiens. Ils
requièrent les Français, avec quelle témérité ! se jettent au
plus épais, les rompent et les séparent. Du coup ils en jettent
morts sept milliers.
CCLVI
LE comte Ogier ne connut jamais la
couardise ; jamais meilleur baron ne vêtit la brogne. Quand il
vit se rompre les corps de bataille des Français, il appela
Thierry, le duc d'Argonne, Geoffroi d'Anjou et le comte Joseran.
Très fièrement il exhorte Charles : « Voyez les païens,
comme ils tuent vos hommes ! Ne plaise à Dieu que votre tête
porte la couronne, si vous ne frappez sur l'heure pour venger votre
honte ! » Il n'est personne qui réponde un seul mot. Tous
donnent fortement de l'éperon, lancent à fond leurs chevaux, vont
les frapper, où qu'ils les rencontrent.
CCLVII
CHARLEMAGNE le roi frappe merveilleusement, et
Naimes le duc, et Ogier le Danois, et Geoffroi d'Anjou, lui qui
tenait l'enseigne. Et monseigneur Ogier le Danois est preux entre
tous. Il broche son cheval, le lance à toute force et va frapper
celui qui tenait le dragon, d'un tel coup qu'il renverse sur place
devant lui Amboire et le dragon et l'enseigne du roi. Baligant voit
son gonfanon choir et l'étendard de Mahomet qui s'abat : alors
l'émir commence à entrevoir qu'il a tort et que Charlemagne a
droit. Les païens d'Arabie [… ] L'empereur invoque ses
Français : « Dites, barons, pour Dieu, si vous
m'aiderez ! » Les Français répondent :
« Pourquoi le demander ? Félon qui ne frappera à
outrance ! »
CCLVIII
LE jour passe, la vêprée approche. Francs et
païens frappent des épées. Ceux qui ont mis aux prises ces armées
sont des preux l'un et l'autre. Ils n'oublient pas leur cri
d'armes. L'émir crie : « Précieuse ! »,
Charles : « Montjoie ! », l'enseigne renommée.
A leurs voix hautes et claires, ils se sont reconnus. Au milieu du
champ ils se joignent, se requièrent, s'entre-donnent de grands
coups d'épieu sur leurs targes ornées de cercles. Ils les brisent
toutes deux au-dessous des larges boucles ; les pans des deux
hauberts se déchirent, mais les combattants ne se sont pas atteints
dans leur chair. Les sangles se rompent, les selles versent, les
deux rois tombent. Par terre, ils se retournent et, vite, se
redressent debout. Ils dégainent hardiment leurs épées. Cette lutte
ne sera pas entravée : sans mort d'homme elle ne peut
s'achever.
CCLIX
IL est très vaillant, Charles de douce France,
et l'émir ne le craint ni ne tremble. Ils dressent leurs épées
toutes nues, et sur leurs écus s'entre-donnent de grands coups. Ils
en tranchent les cuirs et les airs, qui sont doubles ; les
clous tombent, les boucles volent en pièces. Puis, à corps
découvert, ils se frappent sur leurs brognes ; de leurs
heaumes clairs des étincelles jaillissent. Cette lutte ne peut
cesser que l'un des deux n'ait reconnu son tort.
CCLX
L'EMIR dit : « Charles, rentre en
toi-même : résous-toi à me montrer que tu te repens ! En
vérité, tu m'as tué mon fils et c'est à très grand tort que tu me
disputes mon pays. Deviens mon vassal [… ] Viens-t'en jusqu'en
Orient, comme mon serviteur. » Charles répond : « Ce
serait, à mon sens, faire une grande vilenie. A un païen je ne dois
accorder ni paix ni amour. Reçois la loi que Dieu nous révèle, la
loi chrétienne : aussitôt je t'aimerai ; puis sers et
confesse le roi tout-puissant. » Baligant dit : « Tu
prêches là un mauvais sermon ! » Alors ils recommencent à
frapper de l'épée.
CCLXI
L 'ÉMIR est d'une grande vigueur. Il frappe
Charlemagne sur son heaume d'acier brun, le lui brise sur la tête
et le fend ; la lame descend jusqu'à la chevelure, prend de la
chair une pleine paume et davantage ; l'os reste à nu. Charles
chancelle, il a failli tomber. Mais Dieu ne veut pas qu'il soit tué
ni vaincu. Saint Gabriel est revenu vers lui, qui lui
demande : « Roi Magne, que fais-tu ? »
CCLXII
QUAND Charles a entendu la sainte voix de
l'ange, il ne craint plus, il sait qu'il ne mourra pas. Il reprend
vigueur et connaissance. De l'épée de France il frappe l'émir. Il
lui brise son heaume où flambent les gemmes, lui ouvre le crâne, et
la cervelle s'épand, lui fend toute la tête jusqu'à la barbe
blanche, et sans nul recours l'abat mort. Il crie :
« Montjoie ! » pour qu'on se rallie à lui. Au cri le
duc Naimes est venu ; il prend Tencendur, le roi Magne y
remonte. Les païens s'enfuient, Dieu ne veut pas qu'ils résistent.
Les Français sont parvenus au terme tant désiré.
CCLXIII
LES païens s'enfuient, car Dieu le veut. Les
Francs, et l'empereur avec eux, les pourchassent. Le roi dit :
« Seigneurs, vengez vos deuils, passez votre colère et que vos
cœurs s'éclairent, car j'ai vu ce matin vos yeux pleurer. »
Les Francs répondent : « Sire, il nous faut ainsi
faire ! » Chacun frappe à grands coups, tant qu'il peut.
Des païens qui sont là, bien peu échappèrent.
CCLXIV
LA chaleur est forte, la poussière s'élève.
Les païens fuient et les Français les harcèlent. La chasse dure
jusqu'à Saragosse. Au haut de sa tour Bramidoine est montée ;
avec elle ses clercs et ses chanoines de la fausse loi, que jamais
Dieu n'aima : ils ne sont ni ordonnés ni tonsurés. Quand elle
vit les Arabes en telle déroute, à haute voix elle s'écrie :
« Mahomet, à l'aide ! Ah ! gentil roi, les voilà
vaincus, nos hommes ! L'émir est tué, si
honteusement ! » Quand Marsile l'entend, il se tourne
vers la paroi, ses yeux versent des larmes, sa tête retombe. Il est
mort de douleur, chargé de son péché. Il donne son âme aux
démons.
CCLXV
LES païens sont morts… Et Charles a gagné la
bataille. Il a abattu la porte de Saragosse : il sait qu'elle
ne sera pas défendue. Il se saisit de la cité ; ses troupes y
pénètrent : par droit de conquête, elles y couchèrent cette
nuit-là. Le roi à la barbe chenue en est rempli de fierté. Et
Bramidoine lui a rendu les tours, les dix grandes, les cinquante
petites. Qui obtient l'aide de Dieu achève bien ses tâches.
CCLXVI
LE jour passe, la nuit est tombée. La lune est
claire, les étoiles brillent. L'empereur a pris Saragosse :
par mille Français on fait fouiller à fond la ville, les synagogues
et les mahommeries. A coups de mails de fer et de cognées ils
brisent les images et toutes les idoles : il n'y demeurera
maléfice ni sortilège. Le roi croit en Dieu, il veut faire son
service ; et ses évêques bénissent les eaux. On mène les
païens jusqu'au baptistère ; s'il en est un qui résiste à
Charles, le roi le fait pendre, ou brûler ou tuer par le fer. Bien
plus de cent mille sont baptisés vrais chrétiens, mais non la
reine. Elle sera menée en douce France, captive : le roi veut
qu'elle se convertisse par amour.
CCLXVII
LA nuit passe, le jour se lève clair. Dans les
tours de Saragosse Charles met une garnison. Il y laissa mille
chevaliers bien éprouvés : ils gardent la ville au nom de
l'empereur. Le roi monte à cheval ; ainsi font tous ses hommes
et Bramidoine, qu'il emmène captive ; mais il ne veut rien lui
faire, que du bien. Ils s'en retournent, pleins de joie et de
fierté. Ils occupent Nerbone de vive force et passent. Charles
parvient à Bordeaux, la cité [… ] : sur l'autel du baron saint
Seurin, il dépose l'olifant, rempli d'or et de mangons ; les
pèlerins qui vont là l'y voient encore. Il passe la Gironde sur les
grandes nefs qu'il y trouve. jusqu'à Blaye il a conduit son neveu,
et Olivier, son noble compagnon, et l'archevêque, qui fut sage et
preux. En de blancs cercueils il fait mettre les trois
seigneurs : c'est à Saint-Romain qu'ils gisent, les vaillants.
Les Français les remettent à Dieu et à ses Noms. Par les vaux, par
les monts, Charles chevauche : jusqu'à Aix, il ne veut pas
séjourner aux étapes. Tant chevauche-t-il qu'il descend au perron.
Quand il est arrivé dans son palais souverain, il mande par
messagers ses jugeurs, Bavarois et Saxons, Lorrains et
Frisons ; il mande les Allemands, il mande les Bourguignons,
et les Poitevins et les Normands et les Bretons, et ceux de France,
qui entre tous sont sages. Alors commence le plaid de Ganelon.
CCLXVIII
L'EMPEREUR est revenu d'Espagne. Il vient à
Aix, le meilleur siège de France. Il monte au palais, il est entré
dans la salle. Voici que vient à lui Aude, une belle damoiselle.
Elle dit au roi : « Où est-il, Roland le capitaine, qui
me jura de me prendre pour sa femme ? » Charles en a
douleur et peine. Il pleure, tire sa barbe blanche :
« Sœur, chère amie, de qui t'enquiers- tu ? D'un mort. Je
te ferai le meilleur échange : ce sera Louis, je ne sais pas
mieux te dire. Il est mon fils, c'est lui qui tiendra mes
marches. » Aude répond : « Cette parole m'est
étrange. A Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges, après Roland,
que je reste vivante ! » Elle perd sa couleur, choit aux
pieds de Charlemagne. Elle est morte aussitôt : que Dieu ait
pitié de son âme ! Les barons français en pleurent et la
plaignent.
CCLXIX
AUDE la Belle est allée à sa fin. Le roi croit
qu'elle est évanouie, il a pitié d'elle, il pleure. Il la prend par
les mains, la relève ; sur les épaules, la tête retombe. Quand
Charles voit qu'elle est morte, il mande aussitôt quatre comtesses.
A un moutier de nonnes on la porte ; toute la nuit, jusqu'à
l'aube, on la veille ; au long d'un autel bellement on
l'enterre. Le roi l'a hautement honorée.
CCLXX
L 'EMPEREUR est rentré à Aix. Ganelon le
félon, en des chaînes de fer, est dans la cité, devant le palais.
Des serfs l'ont attaché à un poteau ; ils entravent ses mains
par des courroies de cuir de cerf, ils le battent fortement à coups
de triques et de bâtons. Il n'a point mérité d'autres bienfaits. A
grande douleur il attend là son jugement.
CCLXXI
IL est écrit dans la Geste ancienne que de
maints pays Charles manda ses vassaux. Ils sont assemblés à Aix, à
la chapelle. C'est le haut jour d'une fête solennelle, celle,
disent plusieurs, du baron saint Sylvestre. Alors commence le
plaid, et voici ce qu'il advint de Ganelon, qui a trahi. L'empereur
devant lui l'a fait traîner.
CCLXXII
« SEIGNEURS barons », dit
Charlemagne, le roi, « Jugez-moi Ganelon selon le droit. Il
vint dans l'armée jusqu'en Espagne avec moi : il m'a ravi
vingt mille de mes Français, et mon neveu, que vous ne reverrez
plus, et Olivier, le preux et le courtois : les douze pairs,
il les a trahis pour de l'argent. » Ganelon dit :
« Honte sur moi, si j'en fais mystère ! Roland m'avait
fait tort dans mon or, dans mes biens, et c'est pourquoi j'ai
cherché sa mort et sa ruine. Mais qu'il y ait là la moindre
trahison, je ne l'accorde pas. » Les Francs répondent :
« Nous en tiendrons conseil. »
CCLXXIII
DEVANT le roi, Ganelon se tient debout. Il a
le corps gaillard, le visage bien coloré : s'il était loyal,
on croirait voir un preux. Il regarde ceux de France, et tous les
jugeurs, et trente de ses parents qui tiennent pour lui, puis il
s'écrie à voix haute et forte : « Pour l'amour de Dieu,
barons, entendez-moi ! Seigneurs, je fus à l'armée avec
l'empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, son
neveu, me prit en haine et me condamna à la mort et à la douleur.
Je fus envoyé comme messager au roi Marsile : par mon adresse,
je parvins à me sauver. Je défiai le preux Roland et Olivier, et
tous leurs compagnons : Charles et ses nobles barons
entendirent mon défi. Je me suis vengé, mais ce ne fut pas
trahison. » Les Francs répondent : « Nous irons en
tenir conseil. »
CCLXXIV
GANELON voit que commence son grand plaid.
Trente de ses parents sont là, avec lui. Il en est un à qui s'en
remettent les autres, c'est Pinabel, du château de Sorence. Il sait
bien parler et dire ses raisons comme il convient. Il est vaillant,
quand il s'agit de défendre ses armes. Ganelon lui dit :
« Am… reprenez-moi à la mort ! retirez-moi de ce
plaid ! » Pinabel dit : « Bientôt vous serez
sauvé. S'il se trouve un Français pour juger que vous devez être
pendu, que l'empereur nous mette aux prises tous deux, corps contre
corps : mon épée d'acier lui donnera le démenti. »
Ganelon le comte s'incline à ses pieds.
CCLXXV
BAVAROIS et Saxons sont entrés en conseil, et
les Poitevins, les Normands, les Français, Allemands et Thiois sont
là en nombre ; ceux d'Auvergne y sont les plus courtois. Ils
baissent le ton à cause de Pinabel. L'un dit à l'autre :
« Il convient d'en rester là. Laissons le plaid, et prions le
roi qu'il proclame Ganelon quitte pour cette fois ; que
Ganelon le serve désormais en toute foi, en tout amour. Roland est
mort, vous ne le reverrez plus ; ni or ni argent ne le
rendrait. Bien fou qui combattrait [… ] ! » Il n'en est
pas un qui n'approuve, hormis Thierry, le frère de monseigneur
Geoffroy.
CCLXXVI
VERS Charlemagne ses barons s'en reviennent.
Ils disent au roi : « Sire, nous vous en prions,
proclamez quitte le comte Ganelon ; puis, qu'il vous serve en
tout amour et toute foi ! Laissez-le vivre, car il est très
haut seigneur [… ] Ni or ni argent ne vous rendrait Roland. »
Le roi dit : « Vous êtes des félons. »
CCLXXVII
QUAND Charles voit que tous lui ont failli, il
baisse la tête douloureusement. « Malheureux que je
suis ! » dit-il. Or voici venir devant lui un chevalier,
Thierry, frère de Geoffroy, un duc angevin. Il a le corps maigre,
grêle, élancé, les cheveux noirs, le visage assez brun. Il n'est
pas très grand, mais non plus trop petit. Il dit à l'empereur,
courtoisement : « Beau sire roi, ne vous désolez pas
ainsi. Je vous ai longtemps servi, vous le savez. Fidèle à
l'exemple de mes ancêtres, je dois, dans un tel plaid, soutenir
l'accusation. Si même Roland eut des torts envers Ganelon, Roland
était à votre service : c'en devait être assez pour le
garantir. Ganelon est félon, en tant qu'il a trahi : c'est
envers vous qu'il s'est parjuré et qu'il a forfait. C'est pourquoi
je juge qu'il soit pendu et qu'il meure, et que son corps… soit
traité comme celui d'un félon qui fit une félonie. S'il a un parent
qui veuille m'en donner le démenti, je veux, de cette épée que j'ai
ceinte, soutenir sur l'heure mon jugement. » Les Francs
répondent : « Vous avez bien dit. »
CCLXXVIII
DEVANT le roi, Pinabel s'est avancé. Il est
grand et fort, vaillant et agile ; celui qu'un de ses coups
atteint a fini son temps. Il dit au roi : « Sire, c'est
ici votre plaid : commandez donc qu'on n'y fasse pas tant de
bruit ! Je vois céans Thierry, qui a jugé. Je fausse son
jugement et je combattrai contre lui. » Il remet au roi, en
son poing, un gant de peau de cerf, le gant de sa main droite.
L'empereur dit : « Je demande de bons garants. »
Trente parents s'offrent en loyaux otages. Le roi dit :
« Et je vous le mettrai donc en liberté sous caution. »
Il les place sous bonne garde, jusqu'à ce qu'il soit fait
droit.
CCLXXIX
QUAND Thierry voit qu'il y aura bataille, il
présente à Charles son gant droit. L'empereur le met en liberté
sous caution, puis il fait porter quatre bancs sur la place. Là
ceux qui doivent combattre vont s'asseoir. Au jugement de tous, ils
se sont provoqués selon les règles. C'est Ogier de Danemark qui a
porté le double défi. Puis ils demandent leurs chevaux et leurs
armes.
CCLXXX
PUISQU'ILS sont prêts à s'affronter en
bataille, ils se confessent ; ils sont absous et bénis. Ils
entendent leurs messes et reçoivent la communion. Ils laissent aux
églises de très grandes offrandes. Puis, tous deux reviennent
devant Charles. Ils ont chaussé leurs éperons, ils revêtent des
hauberts blancs, forts et légers, lacent sur leurs têtes leurs
heaumes clairs, ceignent des épées dont la garde est d'or pur,
suspendent à leurs cous leurs écus à quartiers, saisissent de leurs
poings droits leurs épieux tranchants, puis se mettent en selle sur
leurs destriers rapides. Alors pleurèrent cent mille chevaliers,
qui, pour l'amour de Roland, ont pitié de Thierry. Quelle sera la
fin, Dieu le sait bien.
CCLXXXI
SOUS Aix la prairie est très large : là
sont mis aux prises les deux barons. Ils sont preux et de grande
vaillance, et leurs chevaux sont rapides et ardents. Ils les
éperonnent bien, lâchent à fond les rênes. De toute leur vigueur,
ils vont s'attaquer l'un l'autre. Les écus se brisent, volent en
pièces, les hauberts se déchirent, les sangles éclatent, les
troussequins versent, les selles tombent à terre. Cent mille hommes
pleurent, qui les regardent.
CCLXXXII
LES deux chevaliers sont tombés contre terre.
Rapidement, ils se redressent debout. Pinabel est fort, agile et
léger. Ils se requièrent l'un l'autre ; ils n'ont plus leurs
destriers. De leurs épées aux gardes d'or pur, ils frappent et
refrappent sur leurs heaumes d'acier : les coups sont forts,
jusqu'à fendre les heaumes. Grande est l'angoisse des chevaliers
français : « Ah ! Dieu », dit Charles,
« faites resplendir le droit ! »
CCLXXXIII
PINABEL dit : « Thierry,
reconnais-toi vaincu ! Je serai ton vassal en toute foi, en
tout amour ; à ton plaisir je te donnerai de mes
richesses ; mais trouve pour Ganelon un accord avec le
roi ! » Thierry répond : « Je ne tiendrai pas
long conseil. Honte sur moi si j'y consens en rien ! Qu'entre
nous deux, en ce jour, Dieu montre le droit ! »
CCLXXXIV
THIERRY dit : « Pinabel, tu es très
preux, tu es grand et fort, tes membres sont bien moulés, et tes
pairs te connaissent pour ta vaillance : renonce donc à cette
bataille ! Je te trouverai un accord avec Charlemagne. Quant à
Ganelon, justice sera faite de lui, et telle qu'à jamais, chaque
jour, il en sera parlé. » Pinabel dit : « Ne
plaise au Seigneur Dieu ! Je veux soutenir toute ma parenté.
Je ne me rendrai pour nul homme qui vive. J'aime mieux mourir qu'en
subir le reproche. » Ils recommencent à frapper des épées sur
leurs heaumes, qui sont incrustés d'or. Contre le ciel volent,
claires, les étincelles. Les séparer, nul ne pourrait. Ce combat ne
peut finir sans qu'un homme meure.
CCLXXXV
PINABEL de Sorence est de très grande
prouesse. Sur le heaume de Provence, il frappe Thierry : le
feu jaillit, l'herbe s'enflamme. Il lui présente la pointe de sa
lame d'acier. Elle descend sur son front [… ] Il en a la joue
droite toute sanglante. Il lui fend son haubert jusqu'au-dessus du
ventre. Dieu le protège, Pinabel ne l'a pas renversé mort.
CCLXXXVI
THIERRY voit qu'il est blessé au visage. Son
sang tombe clair sur l'herbe du pré. Il frappe Pinabel sur son
heaume d'acier brun, le brise et le fend jusqu'au nasal, fait
couler du crâne la cervelle ; il secoue sa lame dans la plaie
et l'abat mort. Par ce coup sa bataille est gagnée. Les Francs
s'écrient : « Dieu y a fait miracle ! Il est bien
droit que Ganelon soit pendu, et ses parents qui ont répondu pour
lui. »
CCLXXXVII
QUAND Thierry eut gagné sa bataille,
l'empereur Charles vint à lui. Quatre de ses barons l'accompagnent,
le duc Naimes, Ogier de Danemark, Geoffroi d'Anjou et Guillaume de
Blaye. Le roi a pris Thierry dans ses bras ; des grandes peaux
de son manteau de martre, il lui essuie la face, puis rejette le
manteau : on lui en met un autre. Très tendrement on désarme
le chevalier, on le monte sur une mule arabe ; on le ramène
avec joie et en bel arroi. Les barons rentrent dans Aix, mettent
pied à terre sur la place. Alors commence mise à mort des
autres.
CCLXXXVIII
CHARLES appelle ses ducs et ses comtes :
« Que me conseillez-vous à l'égard de ceux que j'ai
retenus ? Ils étaient venus au plaid pour Ganelon ; ils
se sont rendus à moi comme otages de Pinabel. » Les Francs
répondent : « Pas un n'a le droit de vivre. » Le roi
appelle Basbrun un sien voyer : « Va, et pends-les tous à
l'arbre au bois maudit. Par cette barbe dont les poils sont chenus,
s'il en échappe un seul, tu es mort et venu à ta perte. » Il
répond : « Que puis-je faire d'autre ? » Avec
cent sergents il les emmène de vive force : ils sont trente,
qui furent tous pendus. Qui trahit perd les autres avec soi.
CCLXXXIX
ALORS s'en furent Bavarois et Allemands et
Poitevins et Bretons et Normands. Tous sont tombés d'accord, et les
Français les premiers, que Ganelon doit mourir en merveilleuse
angoisse. On amène quatre destriers, puis on lui attache les pieds
et les mains. Les chevaux sont ardents et rapides : devant
eux, quatre sergents les poussent vers un cours d'eau qui traverse
un champ, prêts à les saisir. Ganelon est venu à sa perdition. Tous
ses nerfs se distendent, tous les membres de son corps se
brisent ; sur l'herbe verte son sang se répand clair. Ganelon
est mort de la mort qui sied à un félon prouvé. Quand un homme en
trahit un autre, il n'est pas juste qu'il s'en puisse vanter.
CCXC
QUAND l'empereur eut prit sa vengeance, il
appela ses évêques de France, ceux de Bavière et ceux
d'Allemagne : « En ma maison j'ai une noble prisonnière.
Elle a entendu tant de sermons et de paraboles qu'elle veut croire
en Dieu et demande à se faire chrétienne. Baptisez-la, pour que
Dieu ait son âme. » Ils répondent : « Qu'on lui
donne des marraines ! » [… ] Aux bains d'Aix… ils
baptisèrent la reine d'Espagne ; ils lui ont trouvé pour nom
Julienne. Elle s'est faite chrétienne par vraie connaissance de la
sainte loi.
CCXCI
QUAND l'empereur eut fait justice et apaisé
son grand courroux, il a fait chrétienne Bramidoine. Le jour s'en
va, la nuit s'est faite noire. Le roi s'est couché dans sa chambre
voûtée. De par Dieu, saint Gabriel vient lui dire :
« Charles, par tout ton empire, lève tes armées ! Par
vive force tu iras en la terre de Bire, tu secourras le roi Vivien
dans sa cité d'Imphe, où les païens ont mis le siège. Là les
chrétiens t'appellent et te réclament ! » L'empereur
voudrait ne pas y aller : « Dieu ! » dit-il,
« que de peines en ma vie ! » Ses yeux versent des
larmes, il tire sa barbe blanche.
Ci falt la geste que Turoldus declinet.
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Avril 2004
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Lev Nikolayevich Tolstoy
Anna
Karénine - Tome II
Lev Nikolayevich Tolstoy
Anna
Karénine - Tome I
Russie, 1880. Anna Karénine, est une jeune femme de la haute
société de Saint-Pétersbourg. Elle est mariée à Alexis Karénine un
haut fonctionnaire de l'administration impériale, un personnage
austère et orgueilleux. Ils ont un garçon de huit ans, Serge. Anna
se rend à Moscou chez son frère Stiva Oblonski. En descendant du
train, elle croise le comte Vronski, venu à la rencontre de sa
mère. Elle tombe amoureuse de Vronski, cet officier brillant, mais
frivole. Ce n'est tout d'abord qu'un éclair, et la joie de
retrouver son mari et son fils lui font croire que ce sera un
vertige sans lendemain. Mais lors d'un voyage en train, quand
Vronski la rejoint et lui déclare son amour, Anna réalise que la
frayeur mêlée de bonheur qu'elle ressent à cet instant va changer
son existence. Anna lutte contre cette passion. Elle finit pourtant
par s'abandonner avec un bonheur coupable au courant qui la porte
vers ce jeune officier. Puis Anna tombe enceinte. Se sentant
coupable et profondément déprimée par sa faute, elle décide
d'avouer son infidélité à son mari...
Cette magnifique et tragique histoire d'amour s'inscrit dans un
vaste tableau de la société russe contemporaine. En parallèle,
Tolstoï brosse le portrait de deux autres couples : Kitty et
Lévine, Daria et Oblonski . Il y évoque les différentes facettes de
l'émancipation de la femme, et dresse un tableau critique de la
Russie de la fin du XIXe siècle.
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- Livre II
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Vidocq - Tome I
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Aujourd’hui propriétaire et fabricant de papier à Saint-Mandé
Le célèbre bagnard, devenu chef de la brigade de police de
sûreté nous conte sa vie en quatre volumes.
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Vidocq - Tome II
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jusqu’en 1827, aujourd’hui propriétaire et fabricant de papier à
Saint-Mandé.
George Sand
La
Mare au Diable
Un jeune veuf, Germain, vit avec ses beaux parents et ses trois
enfants. Son beau-père le pousse à se remarier pour le bien des
enfants. Germain accepte de rendre visite à une veuve d’une région
voisine qui cherche un nouvel époux.
Il accepte d’accompagner Marie, une jeune fille qui a trouvé une
place dans une ferme de la même région. Un des enfants de Germain,
Petit-Pierre, a réussi à les suivre. Marie s’occupe de lui comme
une vraie mère.
Alors qu'un orage éclate, ils se réfugient dans la forêt et campent
au bord d’une mare. Marie et Germain discutent, se confient et se
rapprochent l’un de l’autre dans ce lieu d'enchantement... (extrait
Wikipedia)
Jean Jaurès
Poèmes
Jaurès, avant d'être homme politique, fut professeur de
philosophie. Plus que de véritables poèmes, ce sont des rêveries
philosophiques qui nous sont ici proposées. L'édition, posthume
(1921), ne nous permet pas de connaître la période de composition.
Jaurès est né en 1859 dans un département, le Tarn, encore très
rural. Il en garde une sensibilité réelle à la nature: nuages,
oiseaux, soleil, étoiles, jeux de lumières, ciel bleu, terre,
rochers, nuit. La philosophie fait intervenir Pascal, Copernic,
Kant, Bossuet... et apporte les notions d'infini, d'espace, d'âme,
de Dieu... Pour autant, l'homme n'est pas oublié: c'est un homme
prométhéen, acteur de son progrès, qui apparaît dans «le blé».
Derrière le tribun socialiste, nous voyons apparaître un homme
complexe et sensible.
Joseph Bédier
Le
Roman de Tristan et Yseut
Version en français moderne de cette très populaire histoire
issue de la tradition orale, qui fait son entrée dans la
littérature écrite au XIIe siècle.
Jacob Ludwig Karl Grimm
Contes
merveilleux - Tome I
Anthologie des contes des frères Grimm élaborée par le groupe
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