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Le Roman de Tristan et Yseut
Joseph Bédier
Le Roman de Tristan et YseutJoseph Bédier
Publication: 1900
Catégorie(s): Fiction, Poésie, Littérature
sentimentale
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Bédier:
Historien médiéviste français. Professeur de littérature
française du Moyen Âge, il publie de nombreux textes médiévaux en
français moderne, tels que Tristan et Iseut (1900), La Chanson de
Roland (1921), les Fabliaux (1893). Il est élu membre de l'Académie
française en 1920.
Disponible sur Feedbooks Bédier:
La
Chanson de Roland (1920)
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Chapitre 1
LES ENFANCES DE TRISTAN
Seigneurs, vous plaît-il
d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan
et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand’joie, à grand deuil
ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle
par lui.
Aux temps anciens, le roi Marc régnait en
Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient,
Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide.
Il le servit par l'épée et par le conseil, comme eût fait un
vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle
Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d'un merveilleux
amour.
Il la prit à femme au moutier de Tintagel.
Mais à peine l'eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien
ennemi, le duc Morgan, s'étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses
bourgs, ses camps, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement
et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre
lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la
reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour
sa loyauté, appelaient d'un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ;
puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa
guerre.
Blanchefleur l'attendit longuement.
Hélas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le
duc Morgan l'avait tué en trahison. Elle ne le pleura point :
ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et
vains ; son âme voulut, d'un fort désir, s'arracher de son
corps. Rohalt s'efforçait de la consoler :
« Reine, disait-il, on ne peut rien
gagner à mettre deuil sur deuil ; tous ceux qui naissent ne
doivent-ils pas mourir ? Que Dieu reçoive les morts et
préserve les vivants !… »
Mais elle ne voulut pas l'écouter. Trois jours
elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour,
elle mit au monde un fils, et, l'ayant pris entre ses
bras :
« Fils, lui dit-elle, j'ai longtemps
désiré de te voir ; et je vois la plus belle créature que
femme ait jamais portée. Triste j'accouche, triste est la première
fête que je te fais, à cause de toi j'ai tristesse à mourir. Et
comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom
Tristan. »
Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa,
et, sitôt qu'elle l'eut baisé, elle mourut. Rohalt le Foi-Tenant
recueillit l'orphelin. Déjà les hommes du duc Morgan enveloppaient
le château de Kanoël : comment Rohalt aurait-il pu soutenir
longtemps la guerre ? On dit justement : « Démesure
n'est pas prouesse » ; il dut se rendre à la merci du duc
Morgan. Mais, de crainte que Morgan n'égorgeât le fils de Rivalen,
le maréchal le fit passer pour son propre enfant et l'éleva parmi
ses fils.
Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut
venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sage
maître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu
d'années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit à
manier la lance, l'épée, l'écu et l'arc, à lancer des disques de
pierre, à franchir d'un bond les plus larges fossés ; il lui
apprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir les
faibles, à tenir la foi donnée ; il lui apprit diverses
manières de chant, le jeu de la harpe et l'art du veneur ; et
quand l'enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit que
son cheval, ses armes et lui ne formaient qu'un seul corps et
n'eussent jamais été séparés. À le voir si noble et si fier, large
des épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaient
Rohalt parce qu'il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant à
Rivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la
grâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement le
révérait comme son seigneur.
Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie,
au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur
nef, l'emportèrent comme une belle proie. Tandis qu'ils cinglaient
vers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu'un jeune
loup pris au piège. Mais c'est vérité prouvée, et tous les
mariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes,
et n'aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva
furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et
huit nuits à l'aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à travers
la brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulait
briser leur carène. Ils se repentirent : connaissant que le
courroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ils
firent vœu de le délivrer et parèrent une barque pour le déposer au
rivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla,
et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, les
flots calmés et riants portèrent la barque de Tristan sur le sable
d'une grève.
À grand effort, il monta sur la falaise et vit
qu'au delà d'une lande vallonnée et déserte, une forêt s'étendait
sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et
la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d'une chasse à cor et
à cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha.
La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit de
voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjà
par grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas de
Tristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la
servit de l'épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurs
cornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître veneur entailler
largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il
s'écria :
« Que faites-vous, seigneur ?
Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé ?
Est-ce donc la coutume de ce pays ?
– Beau frère, répondit le veneur, que fais-je
là qui puisse te surprendre ? Oui, je détache d'abord la tête
de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que
nous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre
seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, dès le temps des plus
anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si
pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous
la ; prends ce couteau, beau-frère ; nous l'apprendrons
volontiers. »
Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerf
avant de le défaire ; puis il dépeça la tête en laissant,
comme il convient, l'os corbin tout franc ; puis il leva les
menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du
cœur.
Et veneurs et valets de limiers, penchés sur
lui, le regardaient, charmés.
« Ami, dit le maître veneur, ces coutumes
sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ?
Dis-nous ton pays et ton nom.
– Beau seigneur, on m'appelle Tristan ;
et j'appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.
–Tristan, dit le veneur, que Dieu récompense
le père qui t'éleva si noblement ! Sans doute, il est un baron
riche et puissant ? »
Mais Tristan, qui savait bien parler et bien
se taire, répondit par ruse :
« Non, seigneur, mon père est un
marchand. J'ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partait
pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se
comportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vous
m'acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous
ferai connaître, beau seigneur, d'autres déduits de vénerie.
– Beau Tristan, je m'étonne qu'il soit une
terre où les fils des marchands savent ce qu'ignorent ailleurs les
fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires,
et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notre
seigneur. »
Tristan achevait de défaire le cerf. Il donna
aux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux
chasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis il
planta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia aux
différents veneurs : à l'un la tête, à l'autre le cimier et
les grands filets ; à ceux-ci les épaules, à ceux-là les
cuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment
ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle
ordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées sur
les fourches.
Alors ils se mirent à la voie en devisant,
tant qu'ils découvrirent enfin un riche château. Des prairies
l'environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des
terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château
se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut
et tous engins de guerre ; et sa maîtresse tour, jadis élevée
par les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bien
taillés, disposés comme un échiquier de sinople et d'azur.
Tristan demanda le nom de ce château.
« Beau valet, on le nomme Tintagel.
– Tintagel, s'écria Tristan, béni sois-tu de
Dieu, et bénis soient tes hôtes ! »
Seigneurs, c'est là que jadis, à grand'joie,
son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas !
Tristan l'ignorait.
Quand ils parvinrent au pied du donjon, les
fanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roi
Marc lui-même.
Après que le maître veneur lui eut conté
l'aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerf
bien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtout
il admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient se
détacher de lui. D'où lui venait cette première tendresse ? Le
roi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs,
c'était son sang qui s'émouvait et parlait en lui, et l'amour qu'il
avait jadis porté à sa sœur Blanchefleur.
Le soir, quand les tables furent levées, un
jongleur gallois, maître en son art, s'avança parmi les barons
assemblés, et chanta des lais de harpe. Tristan était assis aux
pieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvelle
mélodie, Tristan lui parla ainsi :
« Maître, ce lai est beau entre
tous : jadis les anciens Bretons l'ont fait pour célébrer les
amours de Graelent. L'air en est doux, et douces les paroles.
Maître, ta voix est habile, harpe-le bien ! »
Le Gallois chanta, puis répondit :
« Enfant, que sais-tu donc de l'art des
instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois
enseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des
vielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre ton
adresse. »
Tristan prit la harpe et chanta si bellement
que les barons s'attendrissaient à l'entendre. Et Marc admirait le
harpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté
Blanchefleur.
Quand le lai fut achevé, le roi se tut
longuement.
« Fils, dit-il enfin, béni soit le maître
qui t'enseigna, et béni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons
chanteurs. Leur voix et la voix de leur harpe pénètrent le cœur des
hommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint
deuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure.
Reste longtemps près de moi, ami !
– Volontiers, je vous servirai, sire, répondit
Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme
lige. »
Il fit ainsi, et, durant trois années, une
mutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristan
suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il
couchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, si
le roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Les
barons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l'histoire
vous l'apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement
que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l'aimait. Malgré leur
tendresse, Tristan ne se consolait pas d'avoir perdu Rohalt son
père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.
Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire
d'éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle
et si diverse : que servirait de l'allonger ? Je dirai
donc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers et
les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva
Tristan, et, montrant au roi l'escarboucle jadis donnée par lui à
Blanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit :
« Roi Marc, celui-ci est Tristan de
Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi
Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort ; il est
temps qu'elle fasse retour au droit héritier. »
Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant
reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les
nefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son
père, défia le meurtrier de Rivalen, l'occit et recouvra sa
terre.
Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus
vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui
révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses
barons et leur parla ainsi :
« Seigneurs de Loonnois, j'ai reconquis
ce pays et j'ai vengé le roi Rivalen par l'aide de Dieu et par
votre aide. Ainsi j'ai rendu à mon père son droit. Mais deux
hommes, Rohalt, et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu
l'orphelin et l'enfant errant, et je dois aussi les appeler
pères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur
droit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terre
et son corps. Donc, à Rohalt, que voici, j'abandonnerai ma
terre : père, vous la tiendrez et votre fils la tiendra après
vous. Au roi Marc, j'abandonnerai mon corps ; je quitterai ce
pays, bien qu'il me soit cher, et j'irai servir mon seigneur Marc
en Cornouailles. Telle est ma pensée ; mais vous êtes mes
féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil ; si donc
l'un de vous veut m'enseigner une autre résolution, qu'il se lève
et qu'il parle ! »
Mais tous les barons le louèrent avec des
larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla
pour la terre du roi Marc.
Chapitre 2
LE MORHALT D’IRLANDE
Quand Tristan y rentra, Marc et
toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d'Irlande avait
équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait
encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze années, d’acquitter un
tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d’anciens
traités d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur la
Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la
deuxième année trois cents livres d'argent fin et la troisième
trois cents livres d'or. Mais quand revenait la quatrième année,
ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes
filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de
Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel,
pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il
avait épousé la sœur, et que nul n'avait jamais pu vaincre en
bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à
sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur
conseil.
Au terme marqué, quand les barons furent
assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis
sous le dais, le Morholt parla ainsi :
« Roi Marc, entends pour la dernière fois
le mandement du roi d'Irlande, mon seigneur. Il te semond de payer
enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l'as trop longtemps
refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes
garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés
au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port
de Tintagel, les emportera pour qu'ils deviennent nos serfs.
Pourtant, – et je n'excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu'il
convient, – si quelqu'un de tes barons veut prouver par bataille
que le roi d'Irlande lève ce tribut contre le droit, j'accepterai
son gage. Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut
combattre pour la franchise de ce pays ? »
Les barons se regardaient entre eux à la
dérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait :
« Vois, malheureux, la stature du Morholt d'Irlande : il
est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée :
ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête des
plus hardis champions, depuis tant d'années que le roi d'Irlande
envoie ce géant porter ses défis par les terres vassales ?
Chétif, veux-tu chercher la mort ? À quoi bon tenter
Dieu ? » Cet autre songeait : « Vous ai-je
élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères
filles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne vous
sauverait pas. » Et tous se taisaient.
Le Morholt dit encore :
« Lequel d'entre vous, seigneurs
cornouaillais, veut prendre mon gage ? Je lui offre une belle
bataille car, à trois jours d'ici, nous gagnerons sur des barques
l'île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier et
moi, nous combattrons seul à seul, et la louange d'avoir tenté la
bataille rejaillira sur toute sa parenté. »
Ils se taisaient toujours, et le Morholt
ressemblait au gerfaut que l'on enferme dans une cage avec de
petits oiseaux : quand il y entre, tous deviennent muets.
Le Morholt parla pour la troisième fois :
« Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti
vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les
emporterai ! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habité
que par des serfs. »
Alors Tristan s'agenouilla aux pieds du roi
Marc, et dit :
« Seigneur roi, s'il vous plaît de
m'accorder ce don, je ferai la bataille. »
En vain le roi Marc voulut l'en détourner. Il
était jeune chevalier : de quoi lui servirait sa
hardiesse ? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le
Morholt le reçut.
Au jour dit, Tristan se plaça sur une
courtepointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute
aventure. Il revêtit le haubert et le heaume d'acier bruni. Les
barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes.
« Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle
jeunesse, que n'ai-je, plutôt que toi, entrepris cette
bataille ! Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette
terre !… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de la
baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes,
pleurant et priant, escortent Tristan jusqu'au rivage. Ils
espéraient encore, car l'espérance au cœur des hommes vit de
chétive pâture.
Tristan monta seul dans une barque et cingla
vers l'île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât une
voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l'île. Il
attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à son
tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.
« Vassal, que fais-tu ? dit le
Morholt, et pourquoi n'as-tu pas retenu comme moi ta barque par une
amarre ?
– Vassal, à quoi bon ? répondit Tristan.
L'un de nous reviendra seul vivant d'ici : une seule barque ne
lui suffit-elle pas ? »
Et tous deux, s'excitant au combat par des
paroles outrageuses, s'enfoncèrent dans l'île.
Nul ne vit l'âpre bataille ; mais, par
trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri
furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs
paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l'écart
devant leurs tentes, riaient. Enfin, vers l'heure de none, on vit
au loin se tendre la voile de pourpre ; la barque de
l'Irlandais se détacha de l'île, et une clameur de détresse
retentit : « Le Morholt ! le Morholt ! »
Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d'une vague,
elle montra un chevalier qui se dressait à la proue ; chacun
de ses poings tendait une épée brandie : c'était Tristan.
Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre et les jeunes hommes
se jetaient à la nage. Le preux s'élança sur la grève et, tandis
que les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux
compagnons du Morholt :
«Seigneurs d'Irlande, le Morholt a bien
combattu. Voyez : mon épée est ébréchée, un fragment de la
lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d'acier,
seigneurs : c'est le tribut de la
Cornouailles ! »
Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage,
les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes,
et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi
les chants d'allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et des
buccines, si retentissants qu'on n'eût pas ouï Dieu tonner, Tristan
parvint au château, il s'affaissa entre les bras du roi Marc :
et le sang ruisselait de ses blessures.
À grand déconfort, les compagnons du Morholt
abordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port de
Weisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés
qui l'acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseut
la Blonde, aux cheveux d'or, dont la beauté brillait déjà comme
l'aube qui se lève. Tendrement elles lui faisaient accueil, et,
s'il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient ; car
elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessés
déjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant
les recettes magiques, les herbes cueillies à l'heure propice, les
philtres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le
fragment de l'épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne.
Iseut la Blonde l'en retira pour l'enfermer dans un coffret
d'ivoire, précieux comme un reliquaire. Et, courbées sur le grand
cadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l'éloge du mort et
sans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier,
menaient à tour de rôle parmi les femmes le regret funèbre. De ce
jour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan de
Loonnois.
Mais, à Tintagel, Tristan languissait :
un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent
que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et
comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils
le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s'exhalait
de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf
le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient
demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur.
Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l'écart
sur le rivage ; et, couché devant les flots, il attendait la
mort. Il songeait : « Vous m'avez donc abandonné, roi
Marc, moi qui ai sauvé l'honneur de votre terre ? Non, je le
sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ;
mais que pourrait votre tendresse ? Il me faut mourir. Il est
doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je
veux tenter la mer aventureuse… je veux qu'elle m'emporte au loin,
seul. Vers quelle terre ? Je ne sais, mais là peut-être où je
trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je
encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre
bon vassal. »
Il supplia tant, que le roi Marc consentit à
son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et
Tristan voulut qu'on déposât seulement sa harpe près de lui. À quoi
bon les voiles que ses bras n'auraient pu dresser ? À quoi bon
les rames ? À quoi bon l'épée ? Comme un marinier, au
cours d'une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d'un
ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au
large la barque où gisait son cher fils, et la mer l'emporta.
Sept jours et sept nuits, elle l'entraîna
doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse.
Enfin, la mer, à son insu, l'approcha d'un rivage. Or, cette
nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs
filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie
douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles,
leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient ; dans
la première blancheur de l'aube, ils aperçurent la barque errante.
« Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait
la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées
sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ramèrent pour
atteindre la barque : elle allait à la dérive, et rien n'y
semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, à mesure
qu'ils approchaient, la mélodie s'affaiblit, elle se tut, et, quand
ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur
les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et
retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame
compatissante qui saurait peut-être le guérir.
Hélas ! ce port était Weisefort, où
gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule,
habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seule
parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par
son art, se reconnut, il comprit que les flots l'avaient jeté sur
une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut
trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu'il était
un jongleur qui avait pris passage sur une nef marchande ; il
naviguait vers l'Espagne pour y apprendre l'art de lire dans les
étoiles ; des pirates avaient assailli la nef : blessé,
il s'était enfui sur cette barque. On le crut : nul des
compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l'île
Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais
quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d'or l'eut presque
guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître
la grâce de la jeunesse, il comprit qu'il fallait fuir ; il
s'échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut
devant le roi Marc.
Chapitre 3
LA QUÊTE DE LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR
Il y avait à la cour du roi Marc
quatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristan
de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi
lui portait. Et je sais vous redire leurs noms : Andret,
Guenelon, Gondoïne et Denoalen ; or le duc Andret était, comme
Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditait
de
vieillir sans enfants pour laisser sa terre à
Tristan, leur envie s'irrita, et, par des mensonges, ils animaient
contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles :
« Que de merveilles en sa vie !
disaient les félons ; mais vous êtes des hommes de grand sens,
seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu'il ait
triomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige ; mais par
quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la
mer ? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames
ni voile ? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel
pays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies ?
Certes, il est un enchanteur ; oui, sa barque était fée et
pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jour
verse des poisons au cœur du roi Marc ! Comme il a su dompter
ce cœur par puissance et charme de sorcellerie ! Il sera roi,
seigneurs, et vous tiendrez vos terres d'un
magicien ! »
Ils persuadèrent la plupart des barons :
car beaucoup d'hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des
magiciens, le cœur peut aussi l'accomplir par la force de l'amour
et de la hardiesse. C'est pourquoi les barons pressèrent le roi
Marc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait des
hoirs ; s'il refusait, ils se retireraient dans leurs forts
châteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur
qu'aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi
n'entrerait en sa couche. Mais, à son tour, Tristan qui supportait
à grand'honte le soupçon d'aimer son oncle à bon profit, le
menaça : que le roi se rendît à la volonté de sa
baronnie ; sinon, il abandonnerait la cour, il s'en irait
servir le riche roi de Gavoie. Alors Marc fixa un terme à ses
barons : à quarante jours de là, il dirait sa pensée.
Au jour marqué, seul dans sa chambre, il
attendait leur venue et songeait tristement : « Où donc
trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse
feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour
femme ? »
À cet instant, par la fenêtre ouverte sur la
mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se
querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent. Mais de
leurs becs s'était échappé un long cheveu de femme, plus fin que
fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil.
Marc, l'ayant pris, fit entrer les barons et
Tristan, et leur dit :
« Pour vous complaire, seigneurs, je
prendrai femme, si toutefois vous voulez quérir celle que j'ai
choisie.
– Certes, nous le voulons, beau
seigneur ; qui donc est celle que vous avez choisie ?
– J'ai choisi celle à qui fut ce cheveu d'or,
et sachez que je n'en veux point d'autre ;
– Et de quelle part, beau seigneur, vous vient
ce cheveu d'or ? qui vous l'a porté ? et de quel
pays ?
– Il me vient, seigneurs, de la Belle aux
cheveux d'or ; deux hirondelles me l'ont porté ; elles
savent de quel pays. »
Les barons comprirent qu'ils étaient raillés
et déçus. Ils regardaient Tristan avec dépit, car ils le
soupçonnaient d'avoir conseillé cette ruse. Mais Tristan, ayant
considéré le cheveu d'or, se souvint d'Iseut la Blonde. Il sourit
et parla ainsi :
« Roi Marc, vous agissez à grand
tort ; et ne voyez-vous pas que les soupçons de ces seigneurs
me honnissent ? Mais vainement vous avez préparé cette
dérision : j'irai quérir la Belle aux cheveux d'or. Sachez que
la quête est périlleuse et qu'il me sera plus malaisé de retourner
de son pays que de l'île où j'ai tué le Morholt ; mais de
nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie à
l'aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d'amour
loyal, j'engage ma foi par ce serment : ou je mourrai dans
l'entreprise, ou je ramènerai en ce château de Tintagel la Reine
aux blonds cheveux.»
Il équipa une belle nef, qu'il garnit de
froment, de vin, de miel et de toutes bonnes denrées. Il y fit
monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage,
choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et
de chapes de camelin grossier, en sorte qu'ils ressemblaient à des
marchands ; mais, sous le pont de la nef, ils cachaient les
riches habits de drap d'or, de cendal et d'écarlate, qui
conviennent aux messagers d'un roi puissant.
Quand la nef eut pris le large, le pilote
demanda :
« Beau seigneur, vers quelle terre
naviguer ?
– Ami, cingle vers l'Irlande, droit au port de
Weisefort. »
Le pilote frémit. Tristan ne savait-il pas
que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d'Irlande pourchassait
les nefs cornouaillaises ? Les mariniers saisis, il les
pendait à des fourches. Le pilote obéit pourtant et gagna la terre
périlleuse.
D'abord, Tristan sut persuader aux hommes de
Weisefort que ses compagnons étaient des marchands d'Angleterre
venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d'étrange
sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des échecs
et paraissaient mieux s'entendre à manier les dés qu'à mesurer le
froment, Tristan redoutait d'être découvert, et ne savait comment
entreprendre sa quête.
Or, un matin, au point du jour, il ouït une
voix si épouvantable qu'on eût dit le cri d'un démon. Jamais il
n'avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et si
merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le
port :
« Dites-moi, fait-il, dame, d'où vient
cette voix que j'ai ouïe ? ne me le cachez pas.
– Certes, sire, je vous le dirai sans
mensonge. Elle vient d'une bête fière et la plus hideuse qui soit
au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s'arrête à
l'une des portes de la ville. Nul n'en peut sortir, nul n'y peut
entrer, qu'on n'ait livré au dragon une jeune fille ; et, dès
qu'il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps
qu'il n'en faut pour dire une patenôtre.
– Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de
moi, mais dites-moi s'il serait possible à un homme né de mère de
l'occire en bataille.
– Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce
qui est assuré, c'est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté
l'aventure ; car le roi d'Irlande a proclamé par voix de
héraut qu'il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le
monstre ; mais le monstre les a tous dévorés. »
Tristan quitte la femme et retourne vers sa
nef. Il s'arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nef
de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier.
Mais le port était désert, car l'aube venait à peine de poindre, et
nul ne vit le preux chevaucher jusqu'à la porte que la femme lui
avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, qui
éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers
la ville. Tristan saisit au passage l'un d'entre eux par ses rouges
cheveux tressés, si fortement qu'il le renversa sur la croupe de
son cheval et le maintint arrêté :
« Dieu vous sauve, beau sire ! dit
Tristan ; par quelle route vient le dragon ? »
Et quand le fuyard lui eut montré la route,
Tristan le relâcha.
Le monstre approchait. Il avait la tête d'une
guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux
cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de
lion, une queue de serpent, le corps écailleux d'un griffon.
Tristan lança contre lui son destrier d'une
telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le
monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats.
Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l'assène sur la tête du
dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti
l'atteinte, pourtant ; il lance ses griffes contre l'écu, les
y enfonce, et en fait voler les attaches. La poitrine découverte,
Tristan le requiert encore de l'épée, et le frappe sur les flancs
d'un coup si violent que l'air en retentit. Vainement : il ne
peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double
jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit
comme un charbon éteint, son cheval s'abat et meurt. Mais, aussitôt
relevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule du
monstre : elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deux
parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et
meurt.
Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa
chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y
boire, vers une eau stagnante qu'il voyait briller à quelque
distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s'échauffa
contre son corps, et, dans les hautes herbes qui bordaient le
marécage, le héros tomba inanimé.
Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux
tressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d'Irlande,
et qu'il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle
est la puissance de l'amour que chaque matin il s'embusquait, armé,
pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu'il
entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatre
compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu,
le cheval mort, l'écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait de
mourir en quelque lieu. Alors, il trancha la tête du monstre, la
porta au roi et réclama le beau salaire promis.
Le roi ne crut guère à sa prouesse ; mais
voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sa
cour, à trois jours de là : devant le barnage assemblé, le
sénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.
Quand Iseut la Blonde apprit qu'elle serait
livrée à ce couard, elle fit d'abord une longue risée, puis se
lamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l'imposture, elle prit
avec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sa
jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent en
secret vers le repaire du monstre, tant qu'Iseut remarqua sur la
route des empreintes de forme singulière : sans doute, le
cheval qui avait passé là n'avait pas été ferré en ce pays. Puis
elle trouva le monstre sans tête et le cheval mort ; il
n'était pas harnaché selon la coutume d'Irlande. Certes, un
étranger avait tué le dragon ; mais vivait-il
encore ?
Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent
longtemps ; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vit
briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit
sur son cheval et le porta secrètement dans les chambres des
femmes. Là, Iseut conta l'aventure à sa mère, et lui confia
l'étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langue
envenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d'Irlande
réveilla le blessé par la vertu d'une herbe, et lui dit :
« Étranger, je sais que tu es vraiment le
tueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui a
tranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sa
récompense. Sauras-tu, à deux jours d'ici, lui prouver son tort par
bataille ?
– Reine, dit Tristan, le terme est proche.
Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J'ai
conquis Iseut sur le dragon ; peut-être je la conquerrai sur
le sénéchal. »
Alors la reine l'hébergea richement, et brassa
pour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde
lui prépara un bain et doucement oignit son corps d'un baume que sa
mère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage du
blessé, vit qu'il était beau, et se prit à penser :
« Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fournira
une rude bataille ! » Mais Tristan, ranimé par la chaleur
de l'eau et la force des aromates, la regardait, et, songeant qu'il
avait conquis la Reine aux cheveux d'or, se mit à sourire. Iseut le
remarqua et se dit : «Pourquoi cet étranger a-t-il
souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je
négligé l'un des services qu'une jeune fille doit rendre à son
hôte ? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j'ai oublié de parer
ses armes ternies par le venin. »
Elle vint donc là où l'armure de Tristan était
déposée : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et
ne lui faudra pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien
digne d'être porté par un preux. » Elle prit l'épée par la
poignée : « Certes, c'est là une belle épée, et qui
convient à un hardi baron. »
Elle tire du riche fourreau, pour l'essuyer,
la lame sanglante. Mais elle voit qu'elle est largement ébréchée.
Elle remarque la forme de l'entaille : ne serait-ce point la
lame qui s'est brisée dans la tête du Morholt ? Elle hésite,
regarde encore, veut s'assurer de son doute. Elle court à la
chambre où elle gardait le fragment d'acier retiré naguère du crâne
du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche ; à peine
voyait-on la trace de la brisure.
Alors elle se précipita vers Tristan, et,
faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle
cria :
« Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier
du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour ! »
Tristan fit effort pour arrêter son
bras ; vainement ; son corps était perclus, mais son
esprit restait agile. Il parla donc avec adresse :
« Soit, je mourrai ; mais, pour
t'épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tu
n'as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as
droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l'as conservée et rendue.
Une première fois, naguère : j'étais le jongleur blessé que tu
as sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l'épieu du
Morholt l'avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d'avoir
guéri ces blessures : ne les avais-je pas reçues en loyal
combat ? ai-je tué le Morholt en trahison ? ne m'avait-il
pas défié ? ne devais-je pas défendre mon corps ? Pour la
seconde fois, en m'allant chercher au marécage, tu m'as sauvé.
Ah ! c'est pour toi, jeune fille, que j'ai combattu le dragon…
Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulement
que, m'ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droit
sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire.
Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preux
sénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avait
risqué sa vie pour te conquérir et t'avait conquise, et que tu
auras tué sans défense dans ce bain. »
Iseut s'écria :
« J'entends merveilleuses paroles.
Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir ?
Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravir
sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, par
belles représailles, tu as fait cette vantance d'emporter comme ta
serve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles…
– Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour
deux hirondelles ont volé jusqu'à Tintagel pour y porter l'un de
tes cheveux d'or. J'ai cru qu'elles venaient m'annoncer paix et
amour. C'est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C'est
pourquoi j'ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveu
cousu parmi les fils d'or de mon bliaut ; la couleur des fils
d'or a passé : l'or du cheveu ne s'est pas terni. »
Iseut regarda la grande épée et prit en mains
le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d'or et se tut
longuement ; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe
de paix et le revêtit de riches habits.
Au jour de l'assemblée des barons, Tristan
envoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d'Iseut, pour
mander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme il
convenait aux messagers d'un riche roi : car il espérait
atteindre ce jour même au terme de l'aventure. Gorvenal et les cent
chevaliers se désolaient depuis quatre jours d'avoir perdu
Tristan ; ils se réjouirent de la nouvelle.
Un à un, dans la salle où déjà s'amassaient
sans nombre les barons d'Irlande, ils entrèrent, s'assirent à la
file sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long de
leurs riches vêtements d'écarlate, de cendal et de pourpre. Les
Irlandais disaient entre eux : « Quels sont ces seigneurs
magnifiques ? Qui les connaît ? Voyez ces manteaux
somptueux, parés de zibeline et d'orfroi ! Voyez au pommeau
des épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls,
les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons même pas
nommer ! Qui donc vit jamais splendeur pareille ? D'où
viennent ces seigneurs ? À qui sont-ils ? » Mais les
cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs sièges
pour nul qui entrât.
Quand le roi d'Irlande fut assis sous le dais,
le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et
de soutenir par bataille qu'il avait tué le monstre et qu'Iseut
devait lui être livrée. Alors Iseut s'inclina devant son père et
dit :
«Roi, un homme est là, qui prétend convaincre
votre sénéchal de mensonge et de félonie. À cet homme prêt à
prouver qu'il a délivré votre terre du fléau et que votre fille ne
doit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonner
ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre
merci et votre paix ? »
Le roi y pensa et ne se hâtait pas de
répondre. Mais ses barons crièrent en foule :
« Octroyez-le, sire,
octroyez-le ! »
Le roi dit :
« Et je l'octroie ! »
Mais Iseut s'agenouilla à ses pieds :
«Père, donnez-moi d'abord le baiser de merci et de paix, en signe
que vous le donnerez pareillement à cet homme ! »
Quand elle eut reçu le baiser, elle alla
chercher Tristan et le conduisit par la main dans l'assemblée. À sa
vue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent les
bras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés, et les
Irlandais virent qu'il était leur seigneur. Mais plusieurs le
reconnurent alors, et un grand cri retentit : « C'est
Tristan de Loonnois, c'est le meurtrier du Morholt ! »
Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient :
« Qu'il meure ! »
Mais Iseut s'écria :
« Roi, baise cet homme sur la bouche,
ainsi que tu l'as promis ! »
Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur
s'apaisa.
Alors Tristan montra la langue du dragon, et
offrit la bataille au sénéchal, qui n'osa l'accepter et reconnut
son forfait. Puis Tristan parla ainsi :
«Seigneurs, j'ai tué le Morholt, mais j'ai
franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le
méfait, j'ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrés
du monstre, et voici que j'ai conquis Iseut la Blonde, la belle.
L'ayant conquise, je l'emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que
par les terres d'Irlande et de Cornouailles se répande non plus la
haine, mais l'amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur,
l'épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer
sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et
amour, que son désir est d'honorer Iseut comme sa chère femme
épousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme
leur dame et leur reine. »
On apporta les corps saints à grand'joie, et
les cent chevaliers jurèrent qu'il avait dit vérité.
Le roi prit Iseut par la main et demanda à
Tristan s'il la conduirait loyalement à son seigneur. Devant ses
cent chevaliers et devant les barons d'Irlande, Tristan le
jura.
Iseut la Blonde frémissait de honte et
d'angoisse. Ainsi Tristan, l'ayant conquise, la dédaignait ;
le beau conte du Cheveu d'or n'était que mensonge, et c'est à un
autre qu'il la livrait… Mais le roi posa la main droite d'Iseut
dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu'il
se saisissait d'elle, au nom du roi de Cornouailles.
Ainsi, pour l'amour du roi Marc, par la ruse
et par la force, Tristan accomplit la quête de la Reine aux cheveux
d'or.
Chapitre 4
LE PHILTRE
Quand le temps
approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère
cueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du
vin, et brassa un breuvage puissant. L'ayant achevé par science et
magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à
Brangien :
« Fille, tu dois suivre Iseut au pays du
roi Marc, et tu l’aimes d'amour fidèle. Prends donc ce coutret de
vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul œil ne
le voie et que nulle lèvre ne s'en approche. Mais, quand viendront
la nuit nuptiale et l'instant où l'on quitte les époux, tu verseras
ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour qu'ils la
vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma
fille, que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa
vertu : ceux qui en boiront ensemble s'aimeront de tous leurs
sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la
mort. »
Brangien promit à la reine qu'elle ferait
selon sa volonté.
La nef, tranchant les vagues profondes,
emportait Iseut. Mais, plus elle s'éloignait de la terre d'Irlande,
plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente
où elle s'était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleurait
au souvenir de son pays. Où ces étrangers l'entraînaient-ils ?
Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristan
s'approchait d'elle et voulait l'apaiser par de douces paroles,
elle s'irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il
était venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; il
l'avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il
n'avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu'il
l'emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre
ennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit la
mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je
suis née que vivre là-bas !… »
Un jour, les vents tombèrent, et les voiles
pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une
île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et
les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut était demeurée
sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et
tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu'ils
avaient soif, ils demandèrent à boire. L'enfant chercha quelque
breuvage, tant qu'elle découvrit le coutret confié à Brangien par
la mère d'Iseut. « J'ai trouvé du vin ! » leur
cria-t-elle. Non, ce n'était pas du vin : c'était la passion,
c'était l'âpre joie et l'angoisse sans fin, et la mort. L'enfant
remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs
traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
À cet instant, Brangien entra et les vit qui
se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit
devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase,
courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit :
« Malheureuse ! maudit soit le jour
où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette
nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c'est votre mort que vous
avez bue ! »
De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Il
semblait à Tristan qu'une ronce vivace, aux épines aiguës, aux
fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et
par de forts liens enlaçait au beau corps d'Iseut son corps et
toute sa pensée, et tout son désir. Il songeait :
« Andret, Denoalen, Guenelon et Gondoïne, félons qui
m'accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis
plus vil encore, et ce n'est pas sa terre que je convoite !
Bel oncle, qui m'avez aimé orphelin avant même de reconnaître le
sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement,
tandis que vos bras me portaient jusqu'à la barque sans rames ni
voile, bel oncle, que n'avez-vous, dès le premier jour, chassé
l'enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu'ai-je
pensé ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est
votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peut
pas m'aimer. »
Iseut l'aimait. Elle voulait le haïr,
pourtant : ne l'avait-il pas vilement dédaignée ? Elle
voulait le haïr, et ne pouvait, irritée en son cœur de cette
tendresse plus douloureuse que la haine.
Brangien les observait avec angoisse, plus
cruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elle
avait causé. Deux jours elle les épia, les vit repousser toute
nourriture, tout breuvage et tout réconfort, se chercher comme des
aveugles qui marchent à tâtons l'un vers l'autre, malheureux quand
ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis,
ils tremblaient devant l'horreur du premier aveu.
Au troisième jour, comme Tristan venait vers
la tente, dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise,
Iseut le vit s'approcher et lui dit humblement :
« Entrez, seigneur.
– Reine ; dit Tristan, pourquoi m'avoir
appelé seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au
contraire, et votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vous
aimer comme ma reine et ma dame ? »
Iseut répondit :
« Non, tu le sais, que tu es mon seigneur
et mon maître ! Tu le sais, que ta force me domine et que j e
suis ta serve ! Ah ! que n'ai-je avivé naguère les plaies
du jongleur blessé ! Que n'ai-je laissé périr le tueur du
monstre dans les herbes du marécage ! Que n'ai-je assené sur
lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l'épée déjà
brandie ! Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais
aujourd'hui !
– Iseut, que savez-vous donc
aujourd'hui ? Qu'est-ce donc qui vous tourmente ?
– Ah ! tout ce que je sais me tourmente,
et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon
corps, et ma vie ! »
Elle posa son bras sur l'épaule de
Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses
lèvres tremblèrent. Il répéta :
« Amie, qu'est-ce donc qui vous
tourmente ? »
Elle répondit :
« L'amour de vous.»
Alors il posa ses lèvres sur les siennes.
Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie
d'amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et, les bras
tendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds :
« Malheureux ! arrêtez-vous, et
retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est
sans retour, déjà la force de l'amour vous entraîne et jamais plus
vous n'aurez de joie sans douleur. C'est le vin herbé qui vous
possède, le breuvage d'amour que votre mère, Iseut, m'avait confié.
Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l'Ennemi
s'est joué de nous trois, et c'est vous qui avez vidé le hanap. Ami
Tristan, Iseut amie, en châtiment de la male garde que j'ai faite,
je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans
la coupe maudite, vous avez bu l'amour et la mort ! »
Les amants s'étreignirent ; dans leurs
beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit.
« Vienne donc la mort ! »
Et, quand le soir tomba, sur la nef qui
bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais,
ils s'abandonnèrent à l'amour.
Chapitre 5
BRANGIEN LIVRÉE AUX SERFS
Le roi Marc accueillit Iseut la
Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit
devant le roi ; le roi se saisit d'elle en la prenant à son
tour par la main. À grand honneur il la mena vers le château de
Tintagel, et, lorsqu'elle parut dans la salle au milieu des
vassaux, sa beauté jeta une telle clarté que les murs
s'illuminèrent, comme frappés du soleil levant. Alors le roi Marc
loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient porté
le cheveu d'or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui,
sur la nef aventureuse, étaient allés lui quérir la joie de ses
yeux et de son cœur. Hélas ! la nef vous apporte, â vous
aussi, noble roi, l'âpre deuil et les forts
tourments.
À dix-huit jours de là, ayant convoqué tous
ses barons, il prit à femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint la
nuit, Brangien, afin de cacher le déshonneur de la reine et pour la
sauver de la mort, prit la place d'Iseut dans le lit nuptial. En
châtiment de la male garde qu'elle avait faite sur la mer et pour
l'amour de son amie, elle lui sacrifia, la fidèle, la pureté de son
corps ; l'obscurité de la nuit cacha au roi sa ruse et sa
honte.
Les conteurs prétendent ici que Brangien
n'avait pas jeté dans la mer le flacon de vin herbé, non tout à
fait vidé par les amants ; mais qu'au matin, après que sa dame
fut entrée à son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans
une coupe ce qui restait du philtre et la présenta aux époux ;
que Marc y but largement et qu'Iseut jeta sa part à la dérobée.
Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l'histoire et
l'ont faussée. S'ils ont imaginé ce mensonge, c'est faute de
comprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours à la reine.
Certes, comme vous l'entendrez bientôt, jamais, malgré l'angoisse,
le tourment et les terribles représailles, Marc ne put chasser de
son cœur Iseut ni Tristan ; mais sachez, seigneurs, qu'il
n'avait pas bu le vin herbé. Ni poison, ni sortilège ; seule,
la tendre noblesse de son cœur lui inspira d'aimer.
Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseut
est reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi Marc,
les barons l'honorent, et ceux de la gent menue la chérissent.
Iseut passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonchées
de fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de pourpre et les
tapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les courtines
où sont ouvrés léopards, alérions, papegauts et toutes les bêtes de
la mer et des bois. Iseut a ses vives, ses belles amours, et
Tristan auprès d'elle, à loisir, et le jour et la nuit ; car,
ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dans
la chambre royale, parmi les privés et les fidèles. Iseut tremble
pourtant. Pour quoi trembler ? Ne tient-elle pas ses amours
secrètes ? Qui soupçonnerait Tristan ? Qui donc
soupçonnerait un fils ? Qui la voit ? Qui l'épie ?
Quel témoin ? Oui, un témoin l'épie, Brangien ; Brangien
la guette ; Brangien seule sait sa vie, Brangien la tient en
sa merci ! Dieu ! si, lasse de préparer chaque jour comme
une servante le lit où elle a couché la première, elle les
dénonçait au roi ! si Tristan mourait par sa félonie !…
Ainsi, la peur affole la reine. Non, ce n'est pas de Brangien la
fidèle, c'est de son propre cœur que vient son tourment. Écoutez,
seigneurs, la grande traîtrise qu'elle médita ; mais Dieu,
comme vous l'entendrez, la prit en pitié ; vous aussi,
soyez-lui compatissants !
Ce jour-là, Tristan et le roi chassaient au
loin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deux
serfs, leur promit la franchise et soixante besants d'or, s'ils
juraient de faire sa volonté. Ils firent le serment.
« Je vous donnerai donc, dit-elle, une
jeune fille ; vous l'emmènerez dans la forêt, loin ou près,
mais en tel lieu que nul ne découvre jamais l'aventure : là,
vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me les
répéter, les paroles qu'elle aura dites. Allez ; à votre
retour, vous serez des hommes affranchis et riches. »
Puis elle appela Brangien :
«Amie, tu vois comme mon corps languit et
souffre ; n'iras-tu pas chercher dans la forêt les plantes qui
conviennent à ce mal ? Deux serfs sont là, qui te
conduiront ; ils savent où croissent les herbes efficaces.
Suis les donc ; sœur, sache-le bien, si je t'envoie à la
forêt, c'est qu'il y va de mon repos et de ma vie ! »
Les serfs l'emmenèrent. Venue au bois, elle
voulut s'arrêter, car les plantes salutaires croissaient autour
d'elle en suffisance. Mais ils l'entraînèrent plus loin :
« Viens, jeune fille, ce n'est pas ici le
lieu convenable. »
L'un des serfs marchait devant elle, son
compagnon la suivait. Plus de sentier frayé, mais des ronces, des
épines et des chardons emmêlés. Alors l'homme qui marchait le
premier tira son épée et se retourna ; elle se rejeta vers
l'autre serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l'épée
nue à son poing et dit :
« Jeune fille, il nous faut te
tuer. »
Brangien tomba sur
l'herbe et ses bras tentaient d'écarter la pointe des épées. Elle
demandait merci d'une voix si pitoyable et si tendre, qu'ils
dirent :
« Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame
et la nôtre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelque
grand tort. »
Elle répondit :
« Je ne sais, amis ; je ne me
souviens que d'un seul méfait. Quand nous partîmes d'Irlande, nous
emportions chacune, comme la plus chère des parures, une chemise
blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur
la mer, il advint qu'Iseut déchira sa chemise nuptiale, et pour la
nuit de ses noces je lui ai prêté la mienne. Amis, voilà tout le
tort que je lui ai fait. Mais puisqu'elle veut que je meure,
dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de
tout ce qu'elle m'a fait de bien et d'honneur, depuis qu'enfant,
ravie par des pirates, j'ai été vendue à sa mère et vouée à la
servir. Que Dieu, dans sa bonté, garde son honneur, son corps, sa
vie ! Frères, frappez maintenant ! »
Les serfs eurent pitié. Ils tinrent conseil
et, jugeant que peut-être un tel méfait ne valait point la mort,
ils la lièrent à un arbre.
Puis ils tuèrent un jeune chien : l'un
d'eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle, et
tous deux reparurent ainsi devant Iseut.
« A-t-elle parlé ? demanda-t-elle,
anxieuse.
– Oui, reine, elle a parlé. Elle a dit que
vous étiez irritée à cause d'un seul tort : vous aviez déchiré
sur la mer une chemise blanche comme neige que vous apportiez
d'Irlande, elle vous a prêté la sienne au soir de vos noces.
C'était là, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu grâces
pour tant de bienfaits reçus de vous dès l'enfance, elle a prié
Dieu de protéger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salut
et amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons.
– Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moi
Brangien, ma chère servante ! Ne saviez-vous pas qu'elle était
ma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi !
– Reine, on dit justement : « Femme
change en peu d'heures ; au même temps, femme rit, pleure,
aime, hait. » Nous l'avons tuée, puisque vous l'avez
commandé !
– Comment l'aurais-je commandé ? Pour
quel méfait ? n'était-ce pas ma chère compagne, la douce, la
fidèle, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : je
l'avais envoyée chercher des herbes salutaires, et je vous l'ai
confiée pour que vous la protégiez sur la route. Mais je dirai que
vous l'avez tuée, et vous serez brûlés sur des charbons.
Reine, sachez donc qu'elle vit et que nous
vous la ramènerons saine et sauve. »
Mais elle ne les croyait pas et, comme égarée,
tour à tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-même.
Elle retint l'un des serfs auprès d'elle, tandis que l'autre se
hâtait vers l'arbre où Brangien était attachée.
« Belle, Dieu vous a fait merci, et voilà
que votre dame vous rappelle ! »
Quand elle parut devant Iseut, Brangien
s'agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts ; mais
la reine était aussi tombée à genoux devant elle, et toutes deux,
embrassées, se pâmèrent longuement.
Chapitre 6
LE GRAND PIN
Ce n'est pas Brangien la fidèle,
c'est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs
cœurs enivrés seraient-ils vigilants ? L'amour les presse,
comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins ;
ou tel encore, après un long jeûne, l'épervier soudain lâché fond
sur la proie. Hélas ! amour ne se peut celer. Certes, par la
prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son
ami ; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas
comment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sens
ainsi que le vin nouveau ruisselle de la
cuve ?
Déjà, les quatre félons de la cour, qui
haïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine.
Déjà, ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlent
de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la
nouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristan
chassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ils
craignaient pourtant la colère de Tristan ; mais, enfin, leur
haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre barons
appelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit :
« Beau roi, sans doute ton cœur
s'irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; mais
nous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé ton
cœur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t'avions
averti ; pour l'amour d'un seul homme, tu fais fi de ta
parenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sache
donc que Tristan aime la reine : c'est la vérité prouvée, et
déjà l'on en dit mainte parole. »
Le noble roi chancela et répondit :
« Lâche ! Quelle félonie as-tu
pensée ! Certes, j'ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où le
Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête,
tremblants et pareils à des muets ; mais Tristan l'affronta
pour l'honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son
âme aurait pu s'envoler. C'est pourquoi vous le haïssez, et c'est
pourquoi je l'aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus
que personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert ?
qu'avez-vous vu ? qu'avez-vous entendu ?
– Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeux
ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre.
Regarde, écoute, beau sire ; peut-être il en est temps
encore. »
Et, s'étant retirés, ils le laissèrent à
loisir savourer le poison.
Le roi Marc ne put secouer le maléfice. À son
tour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. Mais
Brangien s'en aperçut, les avertit, et vainement le roi tenta
d'éprouver Iseut par des ruses. Il s'indigna bientôt de ce vil
combat, et, comprenant qu'il ne pourrait plus chasser le soupçon,
il manda Tristan et lui dit :
« Tristan, éloigne-toi de ce
château ; et, quand tu l'auras quitté, ne sois plus si hardi
que d'en franchir les fossés ni les lices. Des félons t'accusent
d'une grande traîtrise. Ne m'interroge pas : je ne saurais
rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche
pas des paroles qui m'apaisent : je le sens, elles resteraient
vaines. Pourtant, je ne crois pas les félons : si je les
croyais, ne t'aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse ?
Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul ton
départ le calmera. Pars ; sans doute je te rappellerai
bientôt ; pars, mon fils toujours cher ! »
Quand les félons ouïrent la
nouvelle :
« Il est parti, dirent-ils entre eux, il
est parti, l'enchanteur, chassé comme un larron ! Que peut-il
devenir désormais ? Sans doute il passera la mer pour chercher
les aventures et porter son service déloyal à quelque roi
lointain ! »
Non, Tristan n'eut pas la force de
partir ; et quand il eut franchi les lices et les fossés du
château, il connut qu'il ne pourrait s'éloigner davantage ; il
s'arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenal
dans la maison d'un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre,
plus blessé que naguère, aux jours où l'épieu du Morholt avait
empoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabane
construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de
ses plaies, trois hommes pourtant l'assistaient : Gorvenal,
Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se
tenaient encore à son chevet ; mais le roi Marc ne venait
plus, et Tristan gémissait :
« Certes, bel oncle, mon corps répand
maintenant l'odeur d'un venin plus repoussant, et votre amour ne
sait plus surmonter votre horreur. »
Mais, sans relâche, dans l'ardeur de la
fièvre, le désir l'entraînait, comme un cheval emporté, vers les
tours bien closes qui tenaient la reine enfermée ; cheval et
cavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais cheval
et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la même
chevauchée.
Derrière les tours bien closes, Iseut la
Blonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi ces
étrangers qui l'épient, il lui faut tout le jour feindre la joie et
rire ; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui faut
dompter, immobile, l'agitation de ses membres et les tressauts de
la fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu'elle se
lève et qu'elle court jusqu'à la porte ; mais, sur le seuil
obscur, les félons ont tendu de grandes faulx : les lames
affilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Il
lui semble qu'elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s'élancent
deux rouges fontaines.
Bientôt les amants mourront, si nul ne les
secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au péril
de sa vie, elle s'est glissée vers la maison où Tristan languit.
Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elle
enseigne une ruse à Tristan.
Non, jamais, seigneurs, vous n'aurez ouï
parler d'une plus belle ruse d'amour.
Derrière le château de Tintagel, un verger
s'étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y
croissaient sans nombre, chargés de fruits, d'oiseaux et de grappes
odorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès des
pieux de la palissade, un pin s'élevait, haut et droit, dont le
tronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une source
vive : l'eau s'épandait d'abord en une large nappe, claire et
calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre
deux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrant
dans l'intérieur même du château, traversait les chambres des
femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien,
taillait avec art des morceaux d'écorce et de menus branchages. Il
franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les
copeaux dans la fontaine. Légers comme l'écume, ils surnageaient et
coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiait
leur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roi
Marc et les félons, elle s'en venait vers son ami.
Elle s'en vient, agile et craintive pourtant,
guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusqués
derrière les arbres. Mais, dès que Tristan l'a vue, les bras
ouverts, il s'élance vers elle. Alors la nuit les protège et
l'ombre amie du grand pin.
« Tristan, dit la reine, les gens de mer
n'assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que,
par sortilège, deux fois l'an, en hiver et en été, il se perd et
disparaît aux yeux ? Il s'est perdu maintenant. N'est-ce pas
ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une
muraille d'air l'enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris,
un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les bras
de son amie et nulle force ennemie ne peut briser la muraille
d'air ? »
Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent
les trompes des guetteurs qui annoncent l'aube.
« Non, dit Tristan, la muraille d'air est
déjà brisée, et ce n'est pas ici le verger merveilleux. Mais, un
jour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortuné dont nul ne
retourne. Là s'élève un château de marbre blanc ; à chacune de
ses mille fenêtres brille un cierge allumé ; à chacune, un
jongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n'y
brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c'est
l'heureux pays des vivants. »
Mais, au sommet des tours de Tintagel, l'aube
éclaire les grands blocs alternés de sinople et d'azur.
Iseut a recouvré la joie : le soupçon de
Marc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, que
Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu'ils
épient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse !
dit à ses compagnons :
«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain
bossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manières
d'enchantements. Il sait, à la naissance d'un enfant, observer si
bien les sept planètes et le cours des étoiles, qu'il conte par
avance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance de
Bugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s'il
veut, les ruses d'Iseut la Blonde. »
En haine de beauté et de prouesse, le petit
homme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmes
et ses sorts, considéra le cours d'Orion et de Lucifer, et
dit :
« Vivez en joie, beaux seigneurs ;
cette nuit vous pourrez les saisir. »
Ils le menèrent devant le roi.
«Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneurs
qu'ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ;
annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt,
pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous
n'entendez pas, cette nuit même, quel discours Tristan tient à la
reine. »
Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuit
tombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain en
croupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu'il savait, il
pénétra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grand
pin.
« Beau roi, il convient que vous montiez
dans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos
flèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vous
coi : vous n'attendrez pas longuement.
– Va-t'en, chien de l'Ennemi ! »
répondit Marc.
Et le nain s'en alla, emmenant le cheval. Il
avait dit vrai : le roi n'attendit pas longuement. Cette nuit,
la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vit
son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous
l'arbre et jeta dans l'eau les copeaux et les branchages. Mais,
comme il s'était penché sur la fontaine en les jetant, il vit,
réfléchie dans l'eau, l'image du roi. Ah ! s'il pouvait
arrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent,
rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseut
épie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elle
accourt. Que Dieu protège les amants !
Elle vient. Assis, immobile, Tristan la
regarde, et, dans l'arbre, il entend le crissement de la flèche,
qui s'encoche dans la corde de l'arc.
Elle vient, agile et prudente pourtant, comme
elle avait coutume. « Qu'est-ce donc ? pense-t-elle.
Pourquoi Tristan n'accourt-il pas ce soir à ma rencontre ?
aurait-il vu quelque ennemi ? »
Elle s'arrête, fouille du regard les fourrés
noirs ; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à son
tour l'ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse
des femmes, en ce qu'elle ne leva point les yeux vers les branches
de l'arbre :
« Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas,
accordez-moi seulement que je puisse parler la première !»
Elle s'approche encore. Écoutez comme elle
devance et prévient son ami :
«Sire Tristan, qu'avez-vous osé ?
M'attirer en tel lieu, à telle heure ! Maintes fois déjà vous
m'aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle
prière ? Qu'attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin,
car je n'ai pu l'oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me
voici donc : que voulez-vous ?
– Reine, vous crier merci, afin que vous
apaisiez le roi ! »
Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le
Seigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie.
« Oui, reine, je vous ai mandée souvent
et toujours en vain ; jamais, depuis que le roi m'a chassé,
vous n'avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié le
chétif que voici ; le roi me hait, j'ignore pourquoi ;
mais vous le savez peut-être ; et qui donc pourrait charmer sa
colère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui
son cœur se fie ?
– En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encore
qu'il nous soupçonne tous les deux ? Et de quelle
traîtrise ! faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moi
qui vous l'apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aime
d'amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu'il
honnisse mon corps ! jamais je n'ai donné mon amour à nul
homme, hormis à celui qui le premier m'a prise, vierge, entre ses
bras. Et vous voulez, Tristan, que j'implore du roi votre
pardon ? Mais s'il savait seulement que je suis venue sous ce
pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! »
Tristan gémit :
« Bel oncle, on dit : « Nul
n'est vilain, s'il ne fait vilenie. » Mais en quel cœur a pu
naître un tel soupçon ?
– Sire Tristan, que voulez-vous dire ?
Non, le roi mon seigneur n'eût pas de lui-même imaginé telle
vilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire ce
mensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ils
s'aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l'ont tourné à crime.
Oui, vous m'aimiez, Tristan ; pourquoi le nier ? ne
suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux
fois sauvé de la mort ? Oui, je vous aimais en retour ;
n'êtes-vous pas du lignage du roi, et n'ai-je pas ouï maintes fois
ma mère répéter qu'une femme n'aime pas son seigneur tant qu'elle
n'aime pas la parenté de son seigneur ? C'est pour l'amour du
roi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s'il vous
reçoit en grâce, j'en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j'ai
grand'peur, je pars, j'ai trop demeuré déjà. »
Dans la ramure, le roi eut pitié et sourit
doucement. Iseut s'enfuit, Tristan la rappelle :
« Reine, au nom du Sauveur, venez à mon
secours, par charité ! Les couards voulaient écarter du roi
tous ceux qui l'aiment ; ils ont réussi et le raillent
maintenant. Soit ; je m'en irai donc hors de ce pays, au loin,
misérable, comme j'y vins jadis : mais, tout au moins, obtenez
du roi qu'en reconnaissance des services passés, afin que je puisse
sans honte chevaucher loin d'ici, il me donne du sien assez pour
acquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes.
– Non, Tristan, vous n'auriez pas dû
m'adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule en
ce palais où nul ne m'aime, sans appui, à la merci du roi. Si je
lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la
mort honteuse ? Ami, que Dieu vous protège ! Le roi vous
hait à grand tort ! Mais, en toute terre où vous irez, le
Seigneur Dieu vous sera un ami vrai. »
Elle part et fuit jusqu'à sa chambre, où
Brangien la prend, tremblante, entre ses bras. La reine lui dit
l'aventure ; Brangien s'écrie :
« Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vous
un grand miracle ! Il est père compatissant et ne veut pas le
mal de ceux qu'il sait innocents. »
Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre le
perron de marbre, se lamentait :
« Que Dieu me prenne en pitié et répare
la grande injustice que je souffre de mon cher
seigneur ! »
Quand il eut franchi la palissade du verger,
le roi dit en souriant :
« Beau neveu, bénie soit cette
heure ! Vois la lointaine chevauchée que tu préparais ce
matin, elle est déjà finie ! »
Là-bas, dans une clairière de la forêt, le
nain Frocin interrogeait le cours des étoiles. Il y lut que le roi
le menaçait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla de
rage, et s'enfuit prestement vers la terre de Galles.
Chapitre 7
LE NAIN FROCIN
Le roi Marc a fait sa paix avec
Tristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, comme
naguère, Tristan couche dans la chambre du roi, parmi les privés et
les fidèles. À son gré, il y peut entrer, il en peut sortir :
le roi n'en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses
amours secrètes ? Hélas ! amour ne se peut
celer !
Marc avait pardonné aux félons, et comme le
sénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêt
lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi,
qui eut pitié et lui pardonna son méfait.
Mais sa bonté ne fit qu'exciter la haine des
barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se
lièrent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveu
hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le
guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement :
«Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton
choix : mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la
reine, et le voit qui veut ; mais nous, nous ne le souffrirons
plus. »
Le roi les entend, soupire, baisse le front
vers la terre, se tait.
« Non, roi, nous ne le souffrirons plus,
car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange,
n'est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que
feras-tu ? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu
n'éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos
baronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour,
car nous ne pouvons supporter qu'ils y demeurent. Tel est le choix
que nous t'offrons ; choisis donc !
– Seigneurs, une fois j'ai cru aux laides
paroles que vous disiez de Tristan, et je m'en suis repenti. Mais
vous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de mes
hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devez
le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute
démesure.
– Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin.
Vous vous défiez de lui, pour l'aventure du verger. Pourtant,
n'avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait ce
soir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son
conseil. »
Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen
l'accola. Écoutez quelle trahison il enseigna au roi :
«Sire, commande à ton neveu que demain, dès
l'aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi
Artur un bref sur parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristan
couche près de ton lit. Sors de ta chambre à l'heure du premier
sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s'il
aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son
départ : mais, s'il y vient sans que je le sache et sans que
tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener
l'aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan de
ce message avant l'heure du coucher.
– Oui, répondit Marc, qu'il en soit fait
ainsi ! »
Alors le nain fit une laide félonie. Il entra
chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de
farine qu'il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fût
jamais avisé de telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roi
eut pris son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste
salle voisine de sa chambre, Tristan s'en vint, comme il avait
coutume, au coucher du roi Marc.
« Beau neveu, faites ma volonté :
vous chevaucherez vers le roi Artur jusqu'à Carduel, et vous lui
ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu'un
jour auprès de lui.
– Roi, je le porterai demain.
– Oui, demain, avant que le jour se lève.
«
Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au lit
de Marc il y avait bien la longueur d'une lance. Un désir furieux
le prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers
l'aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d'elle. Ah !
Dieu ! la folle pensée ! Le nain couchait, comme il en
avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous
dormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celui
de la reine la fleur de farine : si l'un des deux amants
allait rejoindre l'autre, la farine garderait la forme de ses pas.
Mais, comme il l'éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, le
vit :
« Qu'est-ce à dire ? Ce nain n'a pas
coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera déçu :
bien fou qui lui laisserait prendre l'empreinte de ses
pas ! »
À la mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi
du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge
allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu !
pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime la
distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas ! la
veille, dans la forêt, le boutoir d'un grand sanglier l'avait navré
à la jambe, et, pour son malheur, la blessure n'était point bandée.
Dans l'effort de ce bond, elle s'ouvre, saigne ; mais Tristan
ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à la
lune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amants
étaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi :
« Va, et maintenant, si tu ne les
surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! »
Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le
nain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus : il se
relève, s'élance, atteint son lit… Hélas ! au passage, le sang
a malement coulé de la blessure sur la farine.
Voici le roi, les barons, et le nain qui porte
une lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils
étaient restés seuls dans la chambre avec Permis, qui couchait aux
pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit
les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempée
de sang frais.
Alors les quatre barons, qui haïssaient
Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent
la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne
justice. Ils découvrent la blessure qui saigne :
« Tristan, dit le roi, nul démenti ne
vaudrait désormais ; vous mourrez demain. »
Il lui crie :
«Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom du
Dieu qui souffrit la Passion, seigneur, pitié pour nous !
– Seigneur, venge-toi ! Répondent les
félons.
– Bel oncle, ce n'est pas pour moi que je vous
implore ; que m'importe de mourir ? Certes, n'était la
crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux
couards qui, sans votre sauvegarde, n'auraient pas osé toucher mon
corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l'amour de
vous, je me livre à votre merci ; faites de moi selon votre
plaisir. Me voici, seigneur, mais pitié pour la
reine ! »
Et Tristan s'incline et s'humilie à ses
pieds.
«Pitié pour la reine, car s'il est un homme en
ta maison assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l'ai aimée
d'amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos.
Sire, grâce pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »
Mais les trois barons l'ont lié de cordes, lui
et la reine. Ah ! s'il avait su qu'il ne serait pas admis à
prouver son innocence en combat singulier, on l'eût démembré vif
avant qu'il eût souffert d'être lié vilement.
Mais il se fiait en Dieu et savait qu'en champ
clos nul n'oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se
fiait justement en Dieu. Quand il jurait qu'il n'avait jamais aimé
la reine d'amour coupable, les félons riaient de l'insolente
imposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la
vérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-il
mensonge ? Ce n'est pas le fait qui prouve le crime, mais le
jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et,
seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusé
pourrait soutenir son droit par bataille, et lui-même combat avec
l'innocent. C'est pourquoi Tristan réclamait justice et bataille et
se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais, s'il avait pu
prévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah !
Dieu ! Pour quoi ne les tua-t-il pas ?
Chapitre 8
LE SAUT DE LA CHAPELLE
Par la cité, dans la nuit noire,
la nouvelle court : Tristan et la reine ont été saisis ;
le roi veut les tuer. Riches bourgeois et petites gens, tous
pleurent.
«Hélas ! Nous devons bien pleurer !
Tristan, hardi baron, mourrez-vous donc par si laide
traîtrise ? Et vous, reine franche, reine honorée, en quelle
terre naîtra jamais fille de roi si belle, si chère ? C'est
donc là, nain bossu, l'œuvre de tes devinailles ? Qu'il ne
voie jamais la face de Dieu, celui qui, t'ayant trouvé, n'enfoncera
pas son épieu dans ton corps ! Tristan, bel ami cher, quand le
Morholt, venu pour ravir nos enfants, prit terre sur ce rivage, nul
de nos barons n'osa armer contre lui, et tous se taisaient, pareils
à des muets. Mais vous, Tristan, vous avez fait le combat pour nous
tous, hommes de Cornouailles, et vous avez tué le Morholt ; et
lui vous navra d'un épieu dont vous avez manqué mourir pour nous.
Aujourd'hui, en souvenir de ces choses, devrions-nous consentir à
votre mort ? »
Les plaintes, les cris montent par la cité,
tous courent au palais. Mais tel est le courroux du roi qu'il n'y a
ni si fort ni si fier baron qui ose risquer une seule parole pour
le fléchir.
Le jour approche, la nuit s'en va. Avant le
soleil levé, Marc chevauche hors de la ville, au lieu où il avait
coutume de tenir ses plaids et de juger. Il commande qu'on creuse
une fosse en terre et qu'on y amasse des sarments noueux et
tranchants et des épines blanches et noires, arrachées avec leurs
racines.
À l'heure de prime, il fait crier un ban par
le pays pour convoquer aussitôt les hommes de Cornouailles. Ils
s'assemblent à grand bruit ; nul qui ne pleure, hormis le nain
de Tintagel. Alors le roi leur parla ainsi :
« Seigneurs, j'ai fait dresser ce bûcher
d'épines pour Tristan et pour la reine, car ils ont
forfait. »
Mais tous lui crièrent :
« Jugement, roi ! le jugement
d'abord, l'escondit et le plaid ! Les tuer sans jugement,
c'est honte et crime. Roi, répit et merci pour
eux ! »
Marc répondit en sa colère :
« Non, ni répit, ni merci, ni plaid, ni
jugement ! Par ce Seigneur qui créa le monde, si nul m'ose
encore requérir de telle chose il brûlera le premier sur ce
brasier ! »
Il ordonne qu'on allume le feu et qu'on aille
quérir au château Tristan d'abord. Les épines flambent, tous se
taisent, le roi attend.
Les valets ont couru jusqu’à la chambre où les
amants sont étroitement gardés. Ils entraînent Tristan par ses
mains liées de cordes. Par Dieu ! ce fut vilenie de l’entraver
ainsi ! Il pleure sous l’affront ; mais de quoi lui
servent les larmes ? On l’emmène honteusement ; et la
reine s'écrie, presque folle d'angoisse :
« Être tuée, ami, pour que vous soyez
sauvé, ce serait grande joie ! »
Les gardes et Tristan descendent hors de la
ville, vers le bûcher. Mais, derrière eux, un cavalier se
précipite, les rejoint, saute à bas du destrier encore
courant : c'est Dinas, le bon sénéchal. Au bruit de
l'aventure, il s'en venait de son château de Lidan, et l'écume, la
sueur et le sang ruisselaient aux flancs de son cheval :
« Fils, je me hâte vers le plaid du roi.
Dieu m'accordera peut-être d'y ouvrir tel conseil qui vous aidera
tous deux ; déjà il me permet du moins de te servir par une
menue courtoisie. Amis, dit-il aux valets, je veux que vous le
meniez sans ces entraves, – et Dinas trancha les cordes
honteuses ; s'il essayait de fuir, ne tenez-vous pas vos
épées ?»
Il baise Tristan sur les lèvres, remonte en
selle, et son cheval l'emporte.
Or, écoutez comme le Seigneur Dieu est plein
de pitié. Lui qui ne veut pas la mort du pécheur, il reçut en gré
les larmes et la clameur des pauvres gens qui le suppliaient pour
les amants torturés. Près de la route où Tristan passait, au faîte
d'un roc et tournée vers la bise, une chapelle se dressait sur la
mer.
Le mur du chevet était posé au ras d'une
falaise, haute, pierreuse, aux escarpements aigus ; dans
l'abside, sur le précipice, était une verrière, œuvre habile d'un
saint. Tristan dit à ceux qui le menaient :
« Seigneurs, voyez cette chapelle ;
permettez que j'y entre. Ma mort est prochaine, je prierai Dieu
qu'il ait merci de moi, qui l'ai tant offensé. Seigneurs, la
chapelle n'a d'autre issue que celle-ci ; chacun de vous tient
son épée ; vous savez bien que je ne puis passer que par cette
porte, et quand j'aurai prié Dieu, il faudra bien que je me remette
entre vos mains ! »
L'un des gardes dit :
« Nous pouvons bien le lui
permettre. »
Ils le laissèrent entrer. Il court par la
chapelle, franchit le chœur, parvient à la verrière de l'abside,
saisit la fenêtre, l'ouvre et s'élance… Plutôt cette chute que la
mort sur le bûcher, devant telle assemblée !
Mais sachez, seigneurs, que Dieu lui fit belle
merci : le vent se prend en ses vêtements, le soulève, le
dépose sur une large pierre au pied du rocher. Les gens de
Cornouailles appellent encore cette pierre le « Saut de
Tristan ».
Et devant l'église les autres l'attendaient
toujours. Mais pour néant, car c'est Dieu maintenant qui l'a pris
en sa garde. Il fuit : le sable meuble croule sous ses pas. Il
tombe, se retourne, voit au loin le bûcher : la flamme bruit,
la fumée monte. Il fuit.
L'épée ceinte, à bride abattue, Gorvenal
s'était échappé de la cité : le roi l'aurait fait brûler en
place de son seigneur. Il rejoignit Tristan sur la lande, et
Tristan s'écria :
« Maître, Dieu m'a accordé sa merci.
Ah ! chétif, à quoi bon ? Si je n'ai Iseut, rien ne me
vaut. Que ne me suis-je plutôt brisé dans ma chute ! J'ai
échappé, Iseut, et l'on va te tuer. On la brûle pour moi ;
pour elle je mourrai aussi. »
Gorvenal lui dit :
« Beau sire, prenez réconfort, n'écoutez
pas la colère. Voyez ce buisson épais, enclos d'un large
fossé ; cachons-nous là : les gens passent nombreux sur
cette route ; ils nous renseigneront, et, si l'on brûle Iseut,
fils, je jure par Dieu, le fils de Marie, de ne jamais coucher sous
un toit jusqu'au jour où nous l'aurons vengée.
– Beau maître, je n'ai pas mon épée.
– La voici, je te l'ai apportée.
– Bien, maître ; je ne crains plus rien,
fors Dieu.
– Fils, j'ai encore sous ma gonelle telle
chose qui te réjouira : ce haubert solide et léger, qui pourra
te servir.
– Donne, beau maître. Par ce Dieu en qui je
crois, je vais maintenant délivrer mon amie.
– Non, ne te hâte point, dit Gorvenal. Dieu
sans doute te réserve quelque plus sûre vengeance. Songe qu'il est
hors de ton pouvoir d'approcher du bûcher ; les bourgeois
l'entourent et craignent le roi ; tel voudrait bien ta
délivrance, qui, le premier, te frappera. Fils, on dit bien :
Folie n'est pas prouesse… Attends… »
Or, quand Tristan s'était précipité de la
falaise, un pauvre homme de la gent menue l'avait vu se relever et
fuir. Il avait couru vers Tintagel et s'était glissé jusqu'en la
chambre d'Iseut :
« Reine, ne pleurez plus. Votre ami s'est
échappé !
– Dieu, dit-elle, en soit remercié !
Maintenant, qu'ils me lient ou me délient, qu'ils m'épargnent ou
qu'ils me tuent, je n'en ai plus souci ! »
Or, les félons avaient si cruellement serré
les cordes de ses poignets que le sang jaillissait. Mais,
souriante, elle dit :
– Si je pleurais pour cette souffrance, alors
qu'en sa bonté Dieu vient d'arracher mon ami à ces félons, certes,
je ne vaudrais guère ! »
Quand la nouvelle parvint au roi que Tristan
s'était échappé par la verrière, il blêmit de courroux et commanda
à ses hommes de lui amener Iseut.
On l'entraîne ; hors de la salle, sur le
seuil, elle apparaît ; elle tend ses mains délicates, d'où le
sang coule. Une clameur monte par la rue : « O Dieu,
pitié pour elle ! Reine franche, reine honorée, quel deuil ont
jeté sur cette terre ceux qui vous ont livrée ! Malédiction
sur eux ! »
La reine est traînée jusqu'au bûcher d'épines,
qui flambe. Alors, Dinas, seigneur de Lidan, se laissa choir aux
pieds du roi :
« Sire, écoute-moi : je t'ai servi
longuement, sans vilenie, en loyauté, sans en retirer nul
profit : car il n'est pas un pauvre homme, ni un orphelin, ni
une vieille femme, qui me donnerait un denier de ta sénéchaussée,
que j'ai tenue toute ma vie. En récompense, accorde-moi que tu
recevras la reine à merci. Tu veux la brûler sans jugement :
c'est forfaire, puisqu'elle ne reconnaît pas le crime dont tu
l'accuses. Songes-y, d'ailleurs. Si tu brûles son corps, il n'y
aura plus de sûreté sur ta terre : Tristan s'est
échappé ; il connaît bien les plaines, les bois, les gués, les
passages, et il est hardi. Certes, tu es son oncle, et il ne
s'attaquera pas à toi ; mais tous les barons, tes vassaux,
qu'il pourra surprendre, il les tuera. »
Et les quatre félons pâlissent à
l'entendre : déjà ils voient Tristan embusqué, qui les
guette.
« Roi, dit le sénéchal, s'il est vrai que
je t'ai bien servi toute ma vie, livre-moi Iseut ; je
répondrai d'elle comme son garde et son garant. »
Mais le roi prit Dinas par la main et jura par
le nom des saints qu'il ferait immédiate justice.
Alors Dinas se releva :
« Roi, je m'en retourne à Lidan et je
renonce à votre service. »
Iseut sourit tristement. Il monte sur son
destrier et s'éloigne, marri et morne, le front baissé.
Iseut se tient debout devant la flamme. La
foule, à l'entour, crie, maudit le roi, maudit les traîtres. Les
larmes coulent le long de sa face. Elle est vêtue d'un étroit
bliaut gris, où court un filet d'or menu ; un fil d'or est
tressé dans ses cheveux, qui tombent jusqu'à ses pieds. Qui
pourrait la voir si belle sans la prendre en pitié aurait un cœur
de félon. Dieu ! comme ses bras sont étroitement
liés !
Or, cent lépreux, déformés, la chair rongée et
toute blanchâtre, accourus sur leurs béquilles au claquement des
crécelles, se pressaient devant le bûcher, et, sous leurs paupières
enflées, leurs yeux sanglants jouissaient du spectacle.
Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi
d'une voix aiguë ;
« Sire, tu veux jeter ta femme en ce
brasier, c'est bonne justice, mais trop brève. Ce grand feu l'aura
vite brûlée, ce grand vent aura vite dispersé sa cendre. Et, quand
cette flamme tombera tout à l'heure, sa peine sera finie. Veux-tu
que je t'enseigne pire châtiment, en sorte qu'elle vive, mais à
grand déshonneur, et toujours souhaitant la mort ? Roi, le
veux-tu ? »
Le roi répondit :
« Oui, la vie pour elle, mais à grand
déshonneur et pire que la mort… Qui m'enseignera un tel supplice,
je l'en aimerai mieux.
–Sire, je te dirai donc brièvement ma pensée.
Vois, j'ai là cent compagnons. Donne-nous Iseut, et qu'elle nous
soit commune ! Le mal attise nos désirs. Donne-la à tes
lépreux, jamais dame n'aura fait pire fin. Vois, nos haillons sont
collés à nos plaies, qui suintent. Elle qui, près de toi, se
plaisait aux riches étoffes fourrées de vair, aux joyaux, aux
salles parées de marbre, elle qui jouissait des bons vins, de
l'honneur, de la joie, quand elle verra la cour de tes lépreux,
quand il lui faudra entrer sous nos taudis bas et coucher avec
nous, alors Iseut la Belle, la Blonde, reconnaîtra son péché et
regrettera ce beau feu d'épines ! »
Le roi l'entend, se lève, et longuement reste
immobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main.
Elle crie :
«Par pitié, sire, brûlez-moi plutôt,
brûlez-moi ! »
Le roi la livre. Yvain la prend et les cent
malades se pressent autour d'elle. À les entendre crier et glapir,
tous les cœurs se fondent de pitié ; mais Yvain est
joyeux ; Iseut s'en va, Yvain l'emmène. Hors de la cité
descend le hideux cortège.
Ils ont pris la route où Tristan est embusqué.
Gorvenal jette un cri :
« Fils, que feras-tu ? Voici ton
amie ! »
Tristan pousse son cheval hors du
fourré :
« Yvain, tu lui as assez longtemps fait
compagnie ; laisse-la maintenant, si tu veux
vivre ! »
Mais Yvain dégrafe son manteau.
« Hardi, compagnons ! À vos
bâtons ! À vos béquilles ! C'est l'instant de montrer sa
prouesse !»
Alors, il fit beau voir les lépreux rejeter
leurs chapes, se camper sur leurs pieds malades, souffler, crier,
brandir leurs béquilles : l'un menace et l'autre grogne. Mais
il répugnait à Tristan de les frapper ; les conteurs
prétendent que Tristan tua Yvain : c'est dire vilenie ;
non, il était trop preux pour occire telle engeance. Mais Gorvenal,
ayant arraché une forte pousse de chêne, l'assena sur le crâne
d'Yvain ; le sang noir jaillit et coula jusqu'à ses pieds
difformes.
Tristan reprit la reine : désormais, elle
ne sent plus nul mal. Il trancha les cordes de ses bras, et,
quittant la plaine, ils s'enfoncèrent dans la forêt du Morois. Là,
dans les grands bois, Tristan se sent en sûreté comme derrière la
muraille d'un fort château.
Quand le soleil pencha, ils s'arrêtèrent au
pied d'un mont ; la peur avait lassé la reine ; elle
reposa sa tête sur le corps de Tristan et s'endormit.
Au matin, Gorvenal déroba à un forestier son
arc et deux flèches bien empennées et barbelées et les donna à
Tristan, le bon archer, qui surprit un chevreuil et le tua.
Gorvenal fit un amas de branches sèches, battit le fusil, fit
jaillir l'étincelle et alluma un grand feu pour cuire la
venaison ; Tristan coupa des branchages, construisit une hutte
et la recouvrit de feuillée ; Iseut la joncha d'herbes
épaisses.
Alors, au fond de la forêt sauvage, commença
pour les fugitifs l'âpre vie, aimée pourtant.
Chapitre 9
LA FORÊT DU MOROIS
Au fond de la forêt sauvage, à
grand ahan, comme des bêtes traquées, ils errent, et rarement osent
revenir le soir au gîte de la veille. Ils ne mangent que la chair
des fauves et regrettent le goût de sel. Leurs visages amaigris se
font blêmes, leurs vêtements tombent en haillons, déchirés par les
ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.
Un jour, comme ils parcouraient ces grands
bois qui n'avaient jamais été abattus, ils arrivèrent par aventure
à l'ermitage du Frère Ogrin.
Au soleil, sous un bois léger d'érables,
auprès de sa chapelle, le vieil homme, appuyé sur sa béquille,
allait à pas menus.
«Sire Tristan, s'écria-t-il, sachez quel grand
serment ont juré les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier un
ban par toutes les paroisses. Qui se saisira de vous recevra cent
marcs d'or pour son salaire, et tous les barons ont juré de vous
livrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne au
pécheur qui vient à repentance.
–Me repentir, sire Ogrin ? De quel
crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons
bu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et
j'aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre
d'herbes et de racines avec Iseut, que sans elle être roi d'un beau
royaume.
– Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car
vous avez perdu ce monde-ci et l'autre. Le traître à son seigneur,
on doit le faire écarteler par deux chevaux, le brûler sur un
bûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croît plus d'herbe et le
labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent.
Tristan, rendez la reine à celui qu'elle a épousé selon la loi de
Rome !
– Elle n'est plus à lui ; il l'a donnée à
ses lépreux ; c'est sur les lépreux que je l'ai conquise.
Désormais, elle est mienne ; je ne puis me séparer d'elle, ni
elle de moi. »
Ogrin s'était assis ; à ses pieds, Iseut
pleurait, la tête sur les genoux de l'homme qui souffre pour Dieu.
L'ermite lui redisait les saintes paroles du Livre ; mais,
toute pleurante, elle secouait la tête et refusait de le
croire.
« Hélas ! dit Ogrin, quel réconfort
peut-on donner à des morts ? Repens-toi, Tristan, car celui
qui vit dans le péché sans repentir est un mort.
– Non, je vis et ne me repens pas. Nous
retournons à la forêt, qui nous protège et nous garde. Viens,
Iseut, amie ! »
Iseut se releva ; ils se prirent par les
mains. Ils entrèrent dans les hautes herbes et les bruyères ;
les arbres refermèrent sur eux leurs branchages ; ils
disparurent derrière les frondaisons.
Écoutez, seigneurs, une belle aventure.
Tristan avait nourri un chien, un brachet,
beau, vif, léger à la course : ni comte, ni roi n'a son pareil
pour la chasse à l'arc. On l'appelait Husdent. Il avait fallu
l'enfermer dans le donjon, entravé par un billot suspendu à son
cou ; depuis le jour où il avait cessé de voir son maître, il
refusait toute pitance, grattant la terre du pied, pleurait des
yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion.
« Husdent, disaient-ils, nulle bête n'a
su si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement :
« Mon ami vrai, c'est mon lévrier.»
Et le roi Marc, se rappelant les jours passés,
songeait en son cœur : « Ce chien montre grand sens à
pleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toute
la Cornouailles qui vaille Tristan ? »
Trois barons vinrent au roi :
« Sire, faites délier Husdent : nous
saurons bien s'il mène tel deuil par regret de son maître ; si
non, vous le verrez, à peine détaché, la gueule ouverte, la langue
au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et bêtes. »
On le délie. Il bondit par la porte et court à
la chambre où naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit,
cherche, découvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas à
pas la route que Tristan a suivie vers le bûcher. Chacun le suit.
Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la
chapelle, et qui bondit sur l'autel ; soudain il se jette par
la verrière, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la
grève, s'arrête un instant dans le bois fleuri où Tristan s'était
embusqué, puis repart vers la forêt. Nul ne le voit qui n'en ait
pitié.
« Beau roi, dirent alors les chevaliers,
cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d'où
le retour serait malaisé. »
Ils le laissèrent et s'en revinrent. Sous
bois, le chien donna de la voix et la forêt en retentit. De loin,
Tristan, la reine et Gorvenal l'ont entendu : « C'est
Husdent ! » Ils s'effrayent : sans doute le roi les
poursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des
limiers !… Ils s'enfoncent sous un fourré. À la lisière,
Tristan se dresse, son arc bandé. Mais quand Husdent eut vu et
reconnu son seigneur, il bondit jusqu'à lui, remua sa tête et sa
queue, ploya l'échine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle
joie ? Puis il courut à Iseut la Blonde, à Gorvenal, et fit
fête aussi au cheval. Tristan en eut grande pitié :
« Hélas ! par quel malheur nous
a-t-il retrouvés ? Que peut faire de ce chien, qui ne sait se
tenir coi, un homme harcelé ? Par les plaines et par les bois,
par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahira
par ses aboiements. Ah ! c'est par amour et par noblesse de
nature qu'il est venu chercher la mort. Il faut nous garder
pourtant. Que faire ? Conseillez-moi. »
Iseut flatta Husdent de la main et
dit :
«Sire, épargnez-le ! J'ai ouï parler d'un
forestier gallois qui avait habitué son chien à suivre, sans
aboyer, la trace de sang des cerfs blessés. Ami Tristan, quelle
joie si on réussissait, en y mettant sa peine, à dresser ainsi
Husdent ! »
Il y songea un instant, tandis que le chien
léchait les mains d'Iseut. Tristan eut pitié et dit :
« Je veux essayer ; il m'est trop
dur de le tuer. »
Bientôt Tristan se met en chasse, déloge un
daim, le blesse d'une flèche. Le brachet veut s'élancer sur la voie
du daim, et crie si haut que le bois en résonne. Tristan le fait
taire en le frappant ; Husdent lève la tête vers son maître,
s'étonne, n'ose plus crier, abandonne la trace ; Tristan le
met sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de châtaignier,
comme font les veneurs pour exciter les chiens ; à ce signal,
Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l'enseignant
ainsi, au bout d'un mois à peine, il l'eut dressé à chasser à la
muette : quand sa flèche avait blessé un chevreuil ou un daim,
Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur la
neige, la glace ou l'herbe ; s'il atteignait la bête sous
bois, il savait marquer la place en y portant des branchages ;
s'il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corps
abattu et revenait, sans un aboi, chercher son maître.
L'été s'en va, l'hiver est venu. Les amants
vécurent tapis dans le creux d'un rocher : et sur le sol durci
par la froidure, les glaçons hérissaient leur lit de feuilles
mortes. Par la puissance de leur amour, ni l'un ni l'autre ne
sentit sa misère.
Mais quand revint le temps clair, ils
dressèrent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies.
Tristan savait d'enfance l'art de contrefaire le chant des oiseaux
des bois ; à son gré, il imitait le loriot, la mésange, le
rossignol et toute la gent ailée ; et, parfois, sur les
branches de la hutte, venus à son appel, des oiseaux nombreux, le
cou gonflé, chantaient leurs lais dans la lumière.
Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sans
cesse errants ; car nul des barons ne se risquait à les
poursuivre, connaissant que Tristan les eût pendus aux branches des
arbres. Un jour, pourtant, l'un des quatre traîtres, Guenelon, que
Dieu maudisse ! entraîné par l'ardeur de la chasse, osa
s'aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-là, sur la lisière de
la forêt, au creux d'une ravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle de
son destrier, lui laissait paître l'herbe nouvelle ; là-bas,
dans la loge de feuillage, sur la jonchée fleurie, Tristan tenait
la reine étroitement embrassée, et tous deux dormaient.
Tout à coup, Gorvenal entendit le bruit d'une
meute : à grande allure les chiens lançaient un cerf, qui se
jeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur ;
Gorvenal le reconnut : c'était Guenelon, l'homme que son
seigneur haïssait entre tous. Seul, sans écuyer, les éperons aux
flancs saignants de son destrier et lui cinglant l'encolure, il
accourait. Embusqué derrière un arbre, Gorvenal le guette : il
vient vite, il sera plus lent à s'en retourner.
Il passe. Gorvenal bondit de l'embuscade,
saisit le frein, et, revoyant à cet instant tout le mal que l'homme
avait fait, l'abat, le démembre tout, et s'en va, emportant la tête
tranchée.
Là-bas, dans la loge de feuillée, sur la
jonchée fleurie, Tristan et la reine dormaient étroitement
embrassés. Gorvenal y vint sans bruit, la tête du mort à la
main.
Lorsque les veneurs trouvèrent sous l'arbre le
tronc sans tête, éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait,
ils s'enfuirent, craignant la mort. Depuis, l'on ne vint plus guère
chasser dans ce bois.
Pour réjouir au réveil le cœur de son
seigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la tête à la fourche
de la hutte : la ramée épaisse l'enguirlandait.
Tristan s'éveilla et vit, à demi cachée
derrière les feuilles, la tête qui le regardait. Il reconnaît
Guenelon ; il se dresse sur ses pieds, effrayé. Mais son
maître lui crie :
« Rassure-toi, il est mort. Je l'ai tué
de cette épée. Fils, c'était ton ennemi ! »
Et Tristan se réjouit ; celui qu'il
haïssait, Guenelon, est occis.
Désormais, nul n'osa plus pénétrer dans la
forêt sauvage : l'effroi en garde l'entrée et les amants y
sont maîtres. C'est alors que Tristan façonna l'arc Qui-ne-faut,
lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l'endroit
visé.
Seigneurs, c'était un jour d'été, au temps où
l'on moissonne, un peu après la Pentecôte, et les oiseaux à la
rosée chantaient l'aube prochaine. Tristan sortit de la hutte,
ceignit son épée, apprêta l'arc Qui-ne-faut et, seul, s'en fut
chasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peine
lui adviendra. Non, jamais amants ne s'aimèrent tant et ne
l'expièrent si durement.
Quand Tristan revint de la chasse, accablé par
la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras.
« Ami, où avez-vous été ?
– Après un cerf qui m'a tout lassé. Vois, la
sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et
dormir. »
Sous la loge de verts rameaux, jonchée
d'herbes fraîches, Iseut s'étendit la première ; Tristan se
coucha près d'elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pour
leur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait au
doigt l'anneau d'or aux belles émeraudes que Marc lui avait donné
au jour des épousailles ; ses doigts étaient devenus si grêles
que la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l'un des bras
de Tristan passé sous le cou de son amie, l'autre jeté sur son beau
corps, étroitement embrassés ; leurs lèvres ne se touchaient
point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. À
travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le
visage d'Iseut qui brillait comme un glaçon.
Or, un forestier trouva dans le bois une place
où les herbes étaient foulées ; la veille, les amants
s'étaient couchés là ; mais il ne reconnut pas l'empreinte de
leurs corps, suivit la trace et parvint à leur gîte. Il les vit qui
dormaient, les reconnut et s'enfuit, craignant le réveil terrible
de Tristan. Il s'enfuit jusqu’à Tintagel, à deux lieues de là,
monta les degrés de la salle, et trouva le roi qui tenait ses
plaids au milieu de ses vassaux assemblés.
« Ami, que viens-tu quérir céans, hors
d'haleine comme je te vois ? On dirait un valet de limiers qui
a longtemps couru après les chiens. Veux-tu, toi aussi, nous
demander raison de quelque tort ? Qui t'a chassé de ma
forêt ? »
Le forestier le prit à l'écart et, tout bas,
lui dit :
« J'ai vu la reine et Tristan. Ils
dormaient, j'ai pris peur.
– En quel lieu ?
– Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux
bras l'un de l'autre. Viens tôt, si tu veux prendre ta
vengeance.
– Va m'attendre à l'entrée du bois, au pied de
la Croix Rouge. Ne parle à nul homme de ce que tu as vu ; je
te donnerai de l'or et de l'argent, tant que tu en voudras
prendre. »
Le forestier y va et s'assied sous la Croix
Rouge. Maudit soit l'espion ! Mais il mourra honteusement,
comme cette histoire vous le dira tout à l'heure.
Le roi fit seller son cheval, ceignit son
épée, et, sans nulle compagnie, s'échappa de la cité. Tout en
chevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit où il avait saisi
son neveu : quelle tendresse avait alors montrée pour Tristan
Iseut la Belle, au visage clair ! S'il les surprend, il
châtiera ces grands péchés ; il se vengera de ceux qui l'ont
honni…
À la Croix Rouge, il trouva le
forestier :
« Va devant ; mène-moi vite et
droit. »
L'ombre noire des grands arbres les enveloppe.
Le roi suit l'espion. Il se fie à son épée, qui jadis a frappé de
beaux coups. Ah ! si Tristan s'éveille, l'un des deux, Dieu
sait lequel ! restera mort sur la place. Enfin le forestier
dit tout bas :
« Roi, nous approchons. »
Il lui tint l'étrier et lia les rênes du
cheval aux branches d'un pommier vert. Ils approchèrent encore, et
soudain, dans une clairière ensoleillée, virent la hutte
fleurie.
Le roi délace son manteau aux attaches d'or
fin, le rejette, et son beau corps apparaît. Il tire son épée hors
de la gaine, et redit en son cœur qu'il veut mourir s'il ne les
tue. Le forestier le suivait ; il lui fait signe de s'en
retourner.
Il pénètre, seul, sous la hutte, l'épée nue,
et la brandit… Ah ! quel deuil s'il assène ce coup ! Mais
il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu'une épée
nue séparait leurs corps :
« Dieu ! se dit-il, que vois-je
ici ? Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu'ils
vivent en ce bois, s'ils s'aimaient de fol amour, auraient-ils
placé cette épée entre eux ? Et chacun ne sait-il pas qu'une
lame nue, qui sépare deux corps, est garante et gardienne de
chasteté ? S'ils s'aimaient de fol amour, reposeraient-ils si
purement ? Non, je ne les tuerai pas ; ce serait grand
péché de les frapper ; et si j'éveillais ce dormeur et que
l'un de nous deux fût tué, on en parlerait longtemps, et pour notre
honte. Mais je ferai qu'à leur réveil ils sachent que je les ai
trouvés endormis, que je n'ai pas voulu leur mort, et que Dieu les
a pris en pitié. »
Le soleil, traversant la hutte, brûlait la
face blanche d'Iseut. Le roi prit ses gants parés d'hermine :
« C'est elle, songeait-il, qui, naguère, me les apporta
d'Irlande !… » Il les plaça dans le feuillage pour fermer
le trou par où le rayon descendait ; puis il retira doucement
la bague aux pierres d'émeraude qu'il avait donnée à la
reine ; naguère il avait fallu forcer un peu pour la lui
passer au doigt ; maintenant ses doigts étaient si grêles que
la bague vint sans effort : à la place, le roi mit l'anneau
dont Iseut, jadis, lui avait fait présent. Puis il enleva l'épée
qui séparait les amants, celle-là même – il la reconnut – qui
s'était ébréchée dans le crâne du Morholt, posa la sienne à la
place, sortit de la loge, sauta en selle, et dit au
forestier :
« Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tu
peux ! »
Or, Iseut eut une vision dans son
sommeil : elle était sous une riche tente, au milieu d'un
grand bois. Deux lions s'élançaient sur elle et se battaient pour
l'avoir… Elle jeta un cri et s'éveilla : les gants parés
d'hermine blanche tombèrent sur son sein. Au cri, Tristan se dressa
en pieds, voulut ramasser son épée et reconnut, à sa garde d'or,
celle du roi. Et la reine vit à son doigt l'anneau de Marc. Elle
s'écria :
« Sire, malheur à nous ! Le roi nous
a surpris !
– Oui, dit Tristan, il a emporté mon
épée ; il était seul, il a pris peur, il est allé chercher du
renfort ; il reviendra, nous fera brûler devant tout le
peuple. Fuyons !… »
Et, à grandes journées, accompagnés de
Gorvenal, ils s'enfuirent vers la terre de Galles, jusqu'aux
confins de la forêt du Morois. Que de tortures amour leur aura
causées !
Chapitre 10
L'ERMITE OGRIN
À trois jours de là,
comme Tristan avait longuement suivi les erres d'un cerf blessé, la
nuit tomba, et sous le bois obscur, il se prit à
songer :
«Non, ce n'est point par crainte que le roi
nous a épargnés. Il avait pris mon épée, je dormais, j'étais à sa
merci, il pouvait frapper ; à quoi bon du renfort ? Et
s'il voulait me prendre vif, pourquoi, m'ayant désarmé, m'aurait-il
laissé sa propre épée ? Ah ! je t'ai reconnu, père :
non par peur, mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nous
pardonner. Nous pardonner ? Qui donc a pourrait, sans
s'avilir, remettre un tel forfait ? Non, il n'a point
pardonné, mais il a compris. Il a connu qu'au bûcher, au saut de la
chapelle, à l'embuscade contre les lépreux, Dieu nous avait pris en
sa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui, jadis, harpait
à ses pieds, et ma terre de Loonnois, abandonnée pour lui, et
l'épieu du Morholt, et le sang versé pour son honneur. Il s'est
rappelé que je n'avais pas reconnu mon tort, mais vainement réclamé
jugement, droit et bataille, et la noblesse de son cœur l'a incliné
à comprendre les choses qu'autour de lui ses hommes ne comprennent
pas : non qu'il sache ni jamais puisse savoir la vérité de
notre amour ; mais il doute, il espère, il sent que je n'ai
pas dit mensonge, il désire que par jugement je trouve mon droit.
Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l'aide de Dieu, gagner
votre paix, et, pour vous, revêtir encore le haubert et le
heaume ! Qu'ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : je
la lui livrerais ? Que ne m'a-t-il égorgé plutôt dans mon
sommeil ! Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr et
l'oublier : il avait abandonné Iseut aux malades ; elle
n'était plus à lui, elle était mienne. Voici que par sa compassion
il a réveillé ma tendresse et reconquis la reine. La reine ?
Elle était reine près de lui, et dans ce bois elle vit comme une
serve. Qu'ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambres
tendues de draps de soie, je lui donne cette forêt sauvage ;
une hutte, au lieu de ses belles courtines ; et c'est pour moi
qu'elle suit cette route mauvaise. Au seigneur Dieu, roi du monde,
je crie merci et je le supplie qu'il me donne la force de rendre
Iseut au roi Marc. N'est-elle pas sa femme, épousée selon la loi de
Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ? »
Tristan s'appuie sur son arc, et longuement se
lamente dans la nuit.
Dans le fourré clos de ronces qui leur servait
de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. À la
clarté d'un rayon de lune, elle vit luire à son doigt l'anneau d'or
que Marc y avait glissé. Elle songea :
« Celui qui
par belle courtoisie m'a donné
cet anneau d'or n'est pas l'homme irrité qui me livrait aux
lépreux ; non, c'est le seigneur compatissant qui, du jour où
j'ai abordé sur sa terre, m'accueillit et me protégea. Comme il
aimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu'ai-je fait ?
Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec cent
damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et le
serviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas,
chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soudées et
aventures ? Mais, pour moi, il oublie toute chevalerie, exilé
de la cour, pourchassé dans ce bois, menant cette vie
sauvage !… »
Elle entendit alors sur les feuilles et les
branches mortes s'approcher le pas de Tristan. Elle vint à sa
rencontre comme à son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle
lui enleva des mains l'arc Qui-ne-faut et ses flèches, et dénoua
les attaches de son épée.
« Amie, dit Tristan, c'est l'épée du roi
Marc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés. »
Iseut prit l'épée, en baisa la garde
d'Or ; et Tristan vit qu'elle pleurait.
« Amie, dit-il, si je pouvais faire
accord avec le roi Marc ! S'il m'admettait à soutenir par
bataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aimée
d'amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidan
jusqu'à Durham qui m'oserait contredire me trouverait armé en champ
clos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie,
je le servirais à grand honneur, comme mon seigneur et mon
père ; et, s'il préférait m'éloigner et vous garder, je
passerais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seul
compagnon. Mais partout où j'irais, reine, et toujours, je
resterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation,
n'était la dure misère que vous supportez pour moi depuis si
longtemps, belle, en cette terre déserte.
– Tristan, qu'il vous souvienne de l'ermite
Ogrin dans son bocage ! Retournons vers lui, et puissions-nous
crier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami ! »
Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut monta
sur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute la
nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, ils
cheminèrent sans une parole.
Au matin, ils prirent du repos, puis
marchèrent encore, tant qu'ils parvinrent à l'ermitage. Au seuil de
sa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, les
appela tendrement :
« Amis ! comme amour vous traque de
misère en misère ! Combien durera votre folie ?
Courage ! repentez-vous enfin ! »
Tristan lui dit :
« Écoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pour
offrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m'en
irais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roi
voulait me souffrir près de lui, je reviendrais et le servirais
comme je dois. »
Inclinée aux pieds de l'ermite, Iseut dit à
son tour, dolente :
« Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas
que je me repente d'avoir aimé et d'aimer Tristan, encore et
toujours ; mais nos corps, du moins, seront désormais
séparés. »
L'ermite pleura et adora Dieu :
« Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends grâces de
m'avoir laissé vivre assez longtemps pour venir en aide à
ceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit de
l'encre et du parchemin et écrivit un bref où Tristan offrait un
accord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles que Tristan
lui dit, celui-ci les scella de son anneau.
« Qui portera ce
bref ? demanda l'ermite.
– Je le porterai moi-même.
– Non, sire Tristan, vous ne tenterez point
cette chevauchée hasardeuse ; j'irai pour vous, je connais
bien les êtres du château.
– Laissez, beau sire Ogrin ; la reine
restera en votre ermitage ; à la tombée de la nuit, j'irai
avec mon écuyer, qui gardera mon cheval. »
Quand l'obscurité descendit sur la forêt,
Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, il
le quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Il
se coula dans le fossé et traversa la ville au péril de son corps.
Il franchit comme autrefois les palissades aiguës du verger, revit
le perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s'approcha de
la fenêtre derrière laquelle le roi dormait. Il l'appela doucement.
Marc s'éveilla :
« Qui es-tu, toi qui m'appelles dans la
nuit, à pareille heure ?
– Sire, je suis Tristan, je vous apporte un
bref ; je le laisse là, sur le grillage de cette fenêtre.
Faites attacher votre réponse à la branche de la Croix Rouge.
– Pour l'amour de Dieu, beau neveu,
attends-moi ! »
Il s'élança sur le seuil, et, par trois fois,
cria dans la nuit :
« Tristan ! Tristan ! Tristan,
mon fils ! »
Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son
écuyer et, d'un bond léger, se mit en selle :
« Fou ! dit Gorvenal, hâte-toi,
fuyons par ce chemin. »
Ils parvinrent enfin à l'ermitage où ils
trouvèrent, les attendant, l'ermite qui priait, Iseut qui
pleurait.
Chapitre 11
LE GUÉ AVENTUREUX
Marc fit éveiller son chapelain et
lui tendit la lettre. Le clerc brisa la cire et salua d'abord le
roi au nom de Tristan ; puis, ayant habilement déchiffré les
paroles écrites, il lui rapporta ce que Tristan lui mandait. Marc
l'écouta sans mot dire et se réjouissait en son cœur, car il aimait
encore la reine.
Il convoqua nommément les plus prisés de ses
barons, et, quand ils furent tous assemblés, ils firent silence et
le roi parla :
«Seigneurs, j'ai reçu ce bref. Je suis roi sur
vous, et vous êtes mes féaux. Écoutez les choses qui me sont
mandées ; puis conseillez-moi, je vous en requiers, puisque
vous me devez le conseil. »
Le chapelain se leva, délia le bref de ses
deux mains, et, debout devant le roi :
«Seigneurs, dit-il, Tristan mande d'abord
salut et amour au roi et à toute sa baronnie. « Roi,
ajoute-t-il, quand j'ai eu tué le dragon et que j'eus conquis la
fille du roi d'Irlande, c'est à moi qu'elle fut donnée ;
j'étais maître de la garder, mais je ne l'ai point voulu : je
l'ai amenée en votre contrée et vous l'ai livrée. Pourtant, à peine
l'aviez-vous prise pour femme, des félons vous firent accroire
leurs mensonges. En votre colère, bel oncle, mon seigneur, vous
avez voulu nous faire brûler sans jugement. Mais Dieu a été pris de
compassion : nous l'avons supplié, il a sauvé la reine, et ce
fut justice ; moi aussi, en me précipitant d'un rocher élevé,
j'échappai, par la puissance de Dieu. Qu'ai-je fait depuis, que
l'on puisse blâmer ? La reine était livrée aux malades, je
suis venu à sa rescousse, je l'ai emportée : pouvais-je donc
manquer en ce besoin à celle qui avait failli mourir, innocente, à
cause de moi ? J'ai fui avec elle par les bois :
pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la forêt et
descendre dans la plaine ? N'aviez-vous pas commandé qu'on
nous prît morts ou vifs ? Mais, aujourd'hui comme alors, je
suis prêt, beau sire, à donner mon gage et à soutenir contre tout
venant par bataille que jamais la reine n'eut pour moi, ni moi pour
la reine, d'amour qui vous fût une offense. Ordonnez le
combat : je ne récuse nul adversaire, et, si je ne puis
prouver mon droit, faites-moi brûler devant vos hommes. Mais si je
triomphe et qu'il vous plaise de reprendre Iseut au clair visage,
nul de vos barons ne vous servira mieux que moi ; si, au
contraire, vous n'avez cure de mon service, je passerai la mer,
j'irai m'offrir au roi de Gavoie ou au roi de Frise, et vous
n'entendrez plus jamais parler de moi. Sire, prenez conseil et, si
vous ne consentez à nul accord, je ramènerai Iseut en Irlande, où
je l'ai prise ; elle sera reine en son pays. »
Quand les barons cornouaillais entendirent que
Tristan leur offrait la bataille, ils dirent tous au roi :
Sire reprends la reine : ce sont des
insensés qui l'ont calomniée auprès de toi. Quant à Tristan, qu'il
s'en aille, ainsi qu'il l'offre guerroyer en Gavoie ou près du roi
de Frise. Mande-lui de te ramener Iseut, à tel jour et
bientôt. »
Le roi demanda par trois fois :
Nul ne se lève-t-il pour accuser
Tristan ? »
Tous se taisaient. Alors il dit au
chapelain :
Faites donc un bref au plus vite ; vous
avez ouï ce qu'il faut y mettre ; hâtez-vous de rire :
Iseut n'a que trop souffert en ses jeunes années ! Et que la
charte soit suspendue à la branche de la Croix Rouge avant ce
soir ; faites vite ! »
Il ajouta :
Vous direz encore que je leur envoie à tous
deux salut et amour. »
Vers la mi-nuit Tristan traversa la Blanche
Lande, trouva le bref et l'apporta scellé à l’ermite Ogrin.
L'ermite lui lut les lettres : Marc consentait, sur le conseil
de tous ses barons à reprendre Iseut, mais non à garder Tristan
comme soudoyer ; pour Tristan, il lui faudrait passer la mer,
quand, à trois jours de là, au Gué Aventureux, il aurait remis la
reine entre les mains de Marc.
« Dieu ! dit Tristan, quel deuil de
vous perdre, amie ! Il le faut, pourtant, puisque la
souffrance que vous supportiez à cause de moi, je puis maintenant
vous l'épargner. Quand viendra l'instant de nous séparer, je vous
donnerai un présent, gage de mon amour. Du pays inconnu où je vais,
je vous enverrai un messager ; il me redira votre désir, amie,
et, au premier appel, de la terre lointaine,
j'accourrai. »
Iseut soupira et dit :
« Tristan, laisse-moi Husdent, ton chien.
Jamais limier de prix n'aura été gardé à plus d'honneur. Quand je
le verrai, je me souviendrai de toi et je serai moins triste. Ami,
j'ai un anneau de jaspe vert, prends-le pour l'amour de moi,
porte-le à ton doigt : si jamais un messager prétend venir de
ta part, je ne le croirai pas, quoi qu'il fasse ou qu'il dise, tant
qu'il ne m'aura pas montré cet anneau. Mais, dès que je l'aurai vu,
nul pouvoir, nulle défense royale ne m'empêcheront de faire ce que
tu m'auras mandé, que ce soit sagesse ou folie.
– Amie, je vous donne Husdent.
– Ami, prenez cet anneau en
récompense. »
Et tous deux se baisèrent sur les lèvres.
Or, laissant les amants à l'ermitage, Ogrin
avait cheminé sur sa béquille jusqu'au Mont ; il y acheta du
vair, du gris, de l'hermine, draps de soie, de pourpre et
d'écarlate, et un chainse plus blanc que fleur de lis, et encore un
palefroi harnaché d'or, qui allait l’amble doucement. Les gens
riaient à le voir dispenser, pour ces achats étranges et
magnifiques, ses deniers dès longtemps amassés ; mais le vieil
homme chargea sur le palefroi les riches étoffes et revint auprès
d'Iseut :
« Reine, vos vêtements tombent en
lambeaux ; acceptez ces présents, afin que vous soyez plus
belle le jour où vous irez au Gué Aventureux ; je crains
qu'ils ne vous déplaisent : je ne suis pas expert à choisir de
tels atours. «
Pourtant, le roi faisait crier par la
Cornouailles la nouvelle qu'à trois jours de là, au Gué Aventureux,
il ferait accord avec la reine. Dames et chevaliers se rendirent en
foule à cette assemblée ; tous désiraient revoir la reine
Iseut, tous l'aimaient, sauf les trois félons qui survivaient
encore.
Mais, de ces trois, l'un mourra par l'épée,
l'autre périra transpercé par une flèche, l'autre noyé ; et,
quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l'assommera à
coups de bâton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure,
vengera les amants de leurs ennemis.
Au jour marqué pour l'assemblée, au Gué
Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et parée des
riches tentes des barons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avec
Iseut, et, par crainte d'une embûche, il avait revêtu son haubert
sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la
forêt et virent au loin, parmi les barons, le roi Marc.
« Amie, dit Tristan, voici le roi votre
seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers
nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par
le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je
vous adresse un message, faites ce que je vous manderai !
– Ami Tristan, dès que j'aurai revu l'anneau
de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m'empêcheront de
faire la volonté de mon ami.
– Iseut, Dieu t'en sache gré ! »
Leurs deux chevaux marchaient côte à
côte : il l'attira vers lui et la pressa entre ses bras.
« Ami, dit Iseut, entends ma dernière
prière : tu vas quitter ce pays ; attends du moins
quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me
traite le roi, dans sa colère ou sa bonté !… Je suis
seule : qui me défendra des félons ? J'ai peur ! Le
forestier Orri t'hébergera secrètement ; glisse-toi la nuit
jusqu'au cellier ruiné : j'y enverrai Perinis pour te dire si
nul me maltraite.
– Amie, nul n'osera. Je resterai caché chez
Orri : quiconque te fera outrage, qu'il se garde de moi comme
de l'Ennemi ! »
Les deux troupes s'étaient assez rapprochées
pour échanger leurs saluts. À une portée d'arc en avant des siens,
le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan.
Quand les barons l'eurent rejoint, Tristan,
tenant par les rênes le palefroi d'Iseut, salua le roi et
dit :
« Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les
hommes de ta terre, je te requiers de m'admettre à me défendre en
ta cour. Jamais je n'ai été jugé. Fais que je me justifie par
bataille : vaincu, brûle-moi dans le soufre ; vainqueur,
retiens-moi près de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je
m'en irai vers un pays lointain. »
Nul n'accepta le défi de Tristan. Alors, Marc
prit à son tour le palefroi d'Iseut par les rênes, et, la confiant
à Dinas, se mit à l'écart pour prendre conseil.
Joyeux, Dinas fit à la reine maint honneur et
mainte courtoisie. Il lui ôta sa chape d'écarlate somptueuse, et
son corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliaut
de soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, qui
n'avait pas épargné ses deniers. Sa robe est riche, ses membres
délicats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons de
soleil.
Quand les félons la virent belle et honorée
comme jadis, irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment,
un baron, André de Nicole, s'efforçait de le persuader :
«Sire, disait-il, retiens Tristan près de
toi ; tu seras, grâce à lui, un roi plus redouté. »
Et, peu à peu, il assouplissait le cœur de
Marc. Mais les félons vinrent à l'encontre et dirent :
« Roi, écoute le conseil que nous te
donnons en loyauté. On a médit de la reine ; à tort, nous te
l'accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble à ta
cour, on en parlera de nouveau. Laisse plutôt Tristan s'éloigner
quelque temps ; un jour, sans doute, tu le
rappelleras. »
Marc fit ainsi : il fit mander à Tristan
par ses barons de s'éloigner sans délai. Alors, Tristan vint vers
la reine et lui dit adieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte à
cause de l'assemblée et rougit.
Mais le roi fut ému de pitié, et parlant à son
neveu pour la première fois :
« Où iras-tu, sous ces haillons ?
Prends dans mon trésor ce que tu voudras, or, argent, vair et
gris.
– Roi, dit Tristan, je n'y prendrai ni un
denier, ni une maille. Comme je pourrai, j'irai servir à grand'joie
le riche roi de Frise. »
Il tourna bride et descendit vers la mer.
Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu'elle put
l'apercevoir au loin, ne se détourna point.
À la nouvelle de l'accord, grands et petits,
hommes, femmes et enfants, accoururent en foule hors de la ville à
la rencontre d'Iseut ; et, menant grand deuil de l'exil de
Tristan, ils faisaient fête à leur reine retrouvée. Au bruit des
cloches, par les rues bien jonchées, encourtinées de soie, le roi,
les comtes et les princes lui firent cortège ; les portes du
palais s'ouvrirent à tous venants ; riches et pauvres purent
s'asseoir et manger, et, pour célébrer ce jour, Marc, ayant
affranchi cent de ses serfs, donna l'épée et le haubert à vingt
bacheliers qu'il arma de sa main.
Cependant, la nuit venue, Tristan, comme il
l'avait promis à la reine, se glissa chez le forestier Orri, qui
l'hébergea secrètement dans le cellier ruiné. Que les félons se
gardent !
Chapitre 12
LE JUGEMENT PAR LE FER ROUGE
Bientôt, Denoalen, Andret et
Gondoîne se crurent en sûreté : sans doute, Tristan traînait
sa vie outre la mer, en pays trop lointoin pour les atteindre.
Donc, un jour de chasse, comme le roi, écoutant les abois de sa
meute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous trois
chevauchèrent vers lui :
« Roi, entends notre parole. Tu avais
condamné la reine sans jugement, et c’était forfaire. Aujourd’hui
tu l’absous sans jugement : n'est-ce pas forfaire
encore ? Jamais elle ne s'est justifiée, et les barons de ton
pays vous en blâment tous deux. Conseille-lui plutôt de réclamer
elle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente,
de jurer sur les ossements des saints qu'elle n'a jamais
failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi
le veut la coutume, et par cette facile épreuve seront à jamais
dissipés les soupçons anciens. »
Marc, irrité, répondit :
« Que Dieu vous détruise, seigneurs
cornouaillais, vous qui sans répit cherchez ma honte ! Pour
vous j'ai chassé mon neveu : qu'exigez-vous encore ? Que
je chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefs
nouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s'est-il pas
offert à la défendre ? Pour la justifier, il vous a présenté
la bataille et vous l'entendiez tous : que n'avez-vous pris
contre lui vos écus et vos lances ? Seigneurs, vous m'avez
requis outre le droit ; craignez donc que l'homme pour vous
chassé, je ne le rappelle ici ! »
Alors les couards tremblèrent ; ils
crurent voir Tristan revenu, qui saignait à blanc leurs corps.
« Sire, nous vous donnions loyal conseil,
pour votre honneur, comme il sied à vos féaux ; mais nous nous
tairons désormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votre
paix ! »
Mais Marc se dressa sur ses arçons :
« Hors de ma terre, félons ! Vous
n'aurez plus ma paix. Pour vous j'ai chassé Tristan ; à votre
tour, hors de ma terre !
– Soit, beau sire !
Nos châteaux sont forts, bien clos de
pieux, sur des rocs rudes à gravir ! »
Et, sans le saluer, ils tournèrent bride.
Sans attendre limiers ni veneurs, Marc poussa
son cheval vers Tintagel, monta les degrés de la salle, et la reine
entendit son pas pressé retentir sur les dalles.
Elle se leva, vint à sa rencontre, lui prit
son épée, comme elle avait coutume, et s'inclina jusqu'à ses pieds.
Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussant
vers lui son regard, vit ses nobles traits tourmentés par la
colère : tel il lui était apparu jadis, forcené, devant le
bûcher.
« Ah ! pensa-t-elle, mon ami est
découvert, le roi l'a pris ! »
Son cœur se refroidit dans sa poitrine, et
sans une parole, elle s'abattit aux pieds du roi. Il la prit dans
ses bras et la baisa doucement ; peu à peu, elle se
ranimait :
« Amie, amie, quel est votre
tourment ?
– Sire, j'ai peur ; je vous ai vu si
courroucé !
– Oui, je revenais irrité de cette chasse.
– Ah ! seigneur, si vos veneurs vous ont
marri, vous sied-il de prendre tant à cœur des fâcheries de
chasse ? »
Marc sourit de ce propos :
« Non, amie, mes veneurs ne m'ont pas
irrité, mais trois félons, qui dès longtemps nous haïssent. Tu les
connais : Andret, Denoalen et Gondoïne. Je les ai chassés de
ma terre.
– Sire, quel mal ont-ils osé dire de
moi ?
- Que
t'importe ? Je les ai chassés.
– Sire, chacun a le droit de dire sa pensée.
Mais j'ai le droit de connaître le blâme jeté sur moi. Et de qui
l'apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays étranger,
je n'ai personne, hormis vous, sire, pour me défendre.
– Soit. Ils prétendaient donc qu'il te
convient de te justifier par le serment et par l'épreuve du fer
rouge. « La reine, disaient ils, ne devrait-elle pas requérir
elle-même ce jugement ? Ces épreuves sont légères à qui se
sait innocent. Que lui en coûterait-il ?… Dieu est vrai
juge ; il dissiperait à jamais les griefs anciens… »
Voilà ce qu'ils prétendaient. Mais laissons ces choses. Je les ai
chassés, te dis-je. »
Iseut frémit ; elle regarda le
roi :
« Sire, mandez-leur de revenir à votre
cour. Je me justifierai par serment.
– Quand ?
– Au dixième jour.
– Ce terme est bien proche, amie !
– Il n'est que trop lointain. Mais je requiers
que d'ici là vous mandiez au roi Artur de chevaucher avec
Monseigneur Gauvain, avec Girflet, Ké le sénéchal et cent de ses
chevaliers jusqu'à la marche de votre terre, à la Blanche-Lande,
sur la rive du fleuve qui sépare vos royaumes. C'est là, devant
eux, que je veux faire le serment, et non devant vos seuls
barons : car, à peine aurais-je juré, vos barons vous
requerront encore de m’imposer une nouvelle épreuve, et jamais nos
tourments ne finiraient. Mais ils n'oseront plus, si Artur et ses
chevaliers sont les garants du jugement. »
Tandis que se hâtaient vers Carduel les
hérauts d'armes, messagers de Marc auprès du roi Artur, secrètement
Iseut envoya vers Tristan son valet, Perinis le Blond, le
Fidèle.
Perinis courut sous les bois, évitant les
sentiers frayés, tant qu'il atteignit la cabane d'Orri le
forestier, où, depuis de longs jours, Tristan l'attendait. Perinis
lui rapporta les choses advenues, la nouvelle félonie, le terme du
jugement, l'heure et le lieu marqués :
« Sire, ma dame vous mande qu'au jour
fixé, sous une robe de pèlerin, si habilement déguisé que nul ne
puisse vous reconnaître, sans armes, vous soyez à la
Blanche-Lande : il lui faut, pour atteindre le lieu du
jugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive opposée, là
où seront les chevaliers du roi Artur, vous l'attendrez. Sans
doute, alors, vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jour
du jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu,
qui déjà sut l'arracher aux mains des lépreux.
– Retourne vers la reine, beau doux ami,
Perinis : dis-lui que je ferai sa volonté. »
Or, seigneurs, quand Perinis s'en retourna
vers Tintagel, il advint qu'il aperçut dans un fourré le même
forestier qui, naguère, ayant surpris les amants endormis, les
avait dénoncés au roi. Un jour qu'il était ivre, il s'était vanté
de sa traîtrise. L'homme, ayant creusé dans la terre un trou
profond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendre
loups et sangliers. Il vit s'élancer sur lui le valet de la reine
et voulut fuir. Mais Perinis l'accula sur le bord du
piège :
« Espion, qui as vendu la reine, pourquoi
t'enfuir ? Reste là, près de ta tombe, que toi-même tu as pris
le soin de creuser ! »
Son bâton tournoya dans l'air en bourdonnant.
Le bâton et le crâne se brisèrent à la fois, et Perinis le Blond,
le Fidèle, poussa du pied le corps dans la fosse couverte de
branches.
Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc,
Iseut et les barons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu'à la
Blanche-Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, massés
au long de l'autre rive, les chevaliers d'Artur les saluèrent de
leurs bannières brillantes.
Devant eux, assis sur la berge, un pèlerin
miséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles,
tendait sa sébile de bois et demandait l'aumône d'une voix aiguë et
dolente.
À force de rames, les barques de Cornouailles
approchaient. Quand elles furent près d'atterrir, Iseut demanda aux
chevaliers qui l'entouraient :
« Seigneurs, comment pourrais-je
atteindre la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements dans
cette fange ? Il faudrait qu'un passeur vînt
m'aider. »
L'un des chevaliers héla le pèlerin.
« Ami, retrousse ta chape, descends dans
l'eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé comme
je te vois, de fléchir à mi-route. »
L'homme prit la reine dans ses bras. Elle lui
dit tout bas : « Ami ! » Puis, tout bas
encore : « Laisse-toi choir sur le sable. »
Parvenu au rivage, il trébucha et tomba,
tenant la reine pressée entre ses bras. Écuyers et mariniers,
saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvre
hère.
« Laissez-le, dit la reine ; sans
doute un long pèlerinage l'avait affaibli. »
Et, détachant un fermail d'or fin, elle le
jeta au pèlerin.
Devant le pavillon d'Artur, un riche drap de
soie de Nicée était étendu sur l'herbe verte, et les reliques des
saints, retirées des écrins et des châsses, y étaient déjà
disposées. Monseigneur Gauvain, Girflet et Ké le sénéchal les
gardaient.
La reine, ayant supplié Dieu, retira les
joyaux de son cou et de ses mains et les donna aux pauvres
mendiants ; elle détacha son manteau de pourpre et sa guimpe
fine, et les donna ; elle donna son chainse et son bliaut et
ses chaussures enrichies de pierreries. Elle garda seulement sur
son corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus,
s'avança devant les deux rois. À l'entour, les barons la
contemplaient en silence, et pleuraient. Près des reliques brûlait
un brasier. Tremblante, elle étendit la main droite vers les
ossements des saints, et dit :
« Roi de Logres, et vous, roi de
Cornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, et vous
tous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous les
corps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme né
de femme ne m'a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, mon
seigneur, et le pauvre pèlerin qui, tout à l'heure, s'est laissé
choir à vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ?
– Oui, reine, et que Dieu manifeste son vrai
jugement !
– Amen ! » dit Iseut.
Elle s'approcha du brasier, pâle et
chancelante. Tous se taisaient ; le fer était rouge. Alors,
elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer,
marcha neuf pas en la portant, puis, l'ayant rejetée, étendit ses
bras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chair
était plus saine que prune de prunier.
Alors de toutes les poitrines un grand cri de
louange monta vers Dieu.
Chapitre 13
LA VOIX DU ROSSIGNOL
Quand Tristan, rentré dans la
cabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sa
chape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jour
était venu pour tenir la foi jurée au roi Marc et de s’éloigner du
pays de Cornouailles.
Que tardait-il encore ? La reine s’était
justifiée, le roi la chérissait, il l’honorait. Artur au besoin la
prendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne
prévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder aux
alentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et la
vie du forestier, et le repos d'Iseut. Certes, il fallait partir,
et c'est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à la
Blanche-Lande, qu'il avait senti le beau corps d'Iseut frémir entre
ses bras.
Trois jours encore il tarda, ne pouvant se
déprendre du pays où vivait la reine. Mais, quand vint le quatrième
jour, il prit congé du forestier qui l'avait hébergé et dit à
Gorvenal :
« Beau maître, voici l'heure du long
départ : nous irons vers la terre de Galles. »
Ils se mirent à la voie, tristement, dans la
nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux où
Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait, limpide. Au
détour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans
la clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.
« Beau maître, attends sous le bois
prochain ; bientôt je serai revenu.
– Où vas-tu ? Fou, veux-tu sans répit
chercher la mort ? »
Mais déjà, d'un bond assuré, Tristan avait
franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près du
perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à la
fontaine des copeaux bien taillés ? Iseut ne viendrait
plus ! À pas souples et prudents, par le sentier qu'autrefois
suivait la reine, il s'approcher du château.
Dans sa chambre, entre les bras de Marc dormi,
Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr'ouvert où se jouaient
les rayons de la lune, entra la voix d'un rossignol.
Iseut écoutait la voix sonore qui venait
enchanter la nuit, et la voix s'élevait plaintive et telle qu'il
n'est pas de cœur cruel, pas de cœur de meurtrier, qu'elle n'eût
attendri. La reine songea : « D'où vient cette
mélodie ?… » Soudain elle comprit : « Ah !
c'est Tristan ! ainsi dans la forêt du Morois il imitait pour
charmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu.
Comme il se plaint ! Tel le rossignol quand il prend congé, en
fin d'été, à grande tristesse. Ami, jamais plus je n'entendrai ta
voix ! »
La mélodie vibra plus ardente.
« Ah ! qu'exiges-tu ? Que je
vienne ? Non ! Souviens-toi d'Ogrin l'ermite, et des
serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu'importe la
mort ? Tu m'appelles, tu me veux, je viens ! »
Elle se délaça des bras du roi et jeta un
manteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait
traverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliers
veillaient à tour de rôle : tandis que cinq dormaient, les
cinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées,
guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s'étaient tous
endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit
leurs corps épars, souleva la barre de la porte : l'anneau
sonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit le
seuil. Et le chanteur se tut.
Sous les arbres, sans une parole, il la pressa
contre sa poitrine ; leurs bras se nouèrent fermement autour
de leurs corps, et jusqu'à l'aube, comme cousus par des lacs, ils
ne se déprirent pas de l'étreinte. Malgré le roi et les guetteurs,
les amants mènent leur joie et leurs amours.
Cette nuitée affola les amants ; et les
jours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenir
ses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque
matin, au clair de lune, se glisser par le verger jusqu'aux
chambres des femmes.
Un serf le surprit et s'en fut trouver Andret,
Denoalen et Gondoïne :
« Seigneurs, la bête que vous croyez
délogée est revenue au repaire.
– Qui ?
– Tristan.
– Quand l'as-tu vu ?
– Ce matin, et je l'ai bien reconnu. Et vous
pourrez pareillement, demain, à l'aurore, le voir venir, l'épée
ceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l'autre.
– Où le verrons-nous ?
– Par telle fenêtre que je sais. Mais, si je
vous le montre, combien me donnerez-vous ?
– Trente marcs d'argent, et tu seras un manant
riche.
– Donc, écoutez, dit le serf. On peut voir
dans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine,
car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grande
courtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demain
l'un de vous trois pénètre bellement dans le verger ; il
coupera une longue branche d'épine et l'aiguisera par le
bout ; qu'il se hisse alors jusqu'à la haute fenêtre et pique
la branche, comme une broche, dans l'étoffe de la courtine ;
il pourra ainsi l'écarter légèrement, et vous ferez brûler mon
corps, seigneurs, si, derrière la tenture, vous ne voyez pas alors
ce que je vous ai dit. »
Andret, Gondoïne et Denoalen débattirent
lequel d'entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, et
convinrent enfin de l'octroyer d'abord à Gondoïne. Ils se
séparèrent : le lendemain, à l'aube, ils se retrouveraient.
Demain, à l'aube, beaux seigneurs, gardez-vous de
Tristan !
Le lendemain, dans la nuit encore obscure,
Tristan, quittant la cabane d'Orri le forestier, rampa vers le
château sous les épais fourrés d'épines. Comme il sortait d'un
hallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s'en
venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapit
en embuscade :
« Ah ! Dieu ! fais que celui
qui s'avance là-bas ne m'aperçoive pas avant l'instant
favorable ! »
L'épée au poing, il l'attendait ; mais,
par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s'éloigna. Tristan
sortit du hallier, déçu, banda son arc, visa ; hélas !
l'homme était déjà hors de portée.
À cet instant, voici venir au loin, descendant
doucement le sentier, à l'amble d'un petit palefroi noir, Denoalen,
suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière un
pommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dans
un taillis. Mais, avant que les lévriers l'aient délogé de sa
bauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin ne
saura le guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sa
chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut
fuir ; vainement : il n'eut pas le loisir de crier :
« Tu me blesses ! » Il tomba de cheval. Tristan lui
coupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de son
visage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer à
Iseut pour en réjouir le cœur de son amie. «Hélas !
songeait-il, qu'est devenu Gondoïne ? Il s'est échappé :
quen'ai-je pu lui payer même salaire ! »
Il essuya son épée, la remit en sa gaine,
traîna sur le cadavre un tronc d'arbre, et, laissent le corps
sanglant, il s'en fut, le chaperon en tête, vers son amie.
Au château de Tintagel, Gondoïne l'avait
devancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa
baguette d'épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de
l'étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D'abord,
il n'y vit personne que Perinis ; puis, ce fut Brangien, qui
tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux
cheveux d'or.
Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait
d'une main son arc d'aubier et deux flèches ; dans l'autre, il
tenait deux longues tresses d'homme.
Il laissa tomber sa chape, et son beau corps
apparut. Iseut la Blonde s'inclina pour le saluer, et comme elle se
redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la
tenture, l'ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait.
« Vois-tu ces belles tresses ? Ce
sont celles de Denoalen. Je t'ai vengée de lui. Jamais plus il
n'achètera ni ne vendra écu ni lance !
– C'est bien, seigneur ; mais tendez cet
arc, je vous prie ; je voudrais voir s'il est commode à
bander. »
Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi.
Iseut prit l'une des deux flèches, l'encocha, regarda si la corde
était bonne, et dit, à voix basse et rapide :
« Je vois chose
qui me déplaît. Vise bien, Tristan ! »
Il prit la pose, leva la tête et vit, tout au
haut de la courtine, l'ombre de la tête de Gondoïne.
« Que Dieu, fait-il, dirige cette
flèche ! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La
longue flèche siffle dans l'air, émerillon ni hirondelle ne vole si
vite, crève l'œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair
d'une pomme, et s'arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri,
Gondoïne s'abattit et tomba sur un pieu.
Alors Iseut dit à Tristan :
« Fuis maintenant, ami ! Tu le vois,
les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, il
l'enseignera au roi ; il n'est plus de sûreté pour toi dans la
cabane du forestier ! Fuis, ami ! Perinis le Fidèle
cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n'en saura
jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut,
pour le mien ! »
Tristan dit :
« Comment pourrais-je vivre ?
– Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et
tissées l'une à l'autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ?
Mon corps reste ici, tu as mon cœur.
– Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel
pays. Mais, si jamais tu revois l'anneau de jaspe vert, feras-tu ce
que je te manderai par lui ?
– Oui, tu le sais : si je revois l'anneau
de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne
m'empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou
sagesse !
– Amie, que le Dieu né en Bethléem t'en sache
gré !
– Ami, que Dieu te garde ! »
Chapitre 14
LE GRELOT MERVEILLEUX
Tristan se réfugia en Galles, sur
la terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant,
débonnaire ; il l’accueillit comme un hôte bienvenu. Pour lui
faire honneur et joie, il n’épargna nulle peine ; mais ni les
aventures ni les fêtes ne purent apaiser l’angoisse de
Tristan.
Un jour qu'il était assis aux côtés du jeune
duc, son cœur était si douloureux qu'il soupirait sans même s'en
apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d'apporter dans
sa chambre privée son jeu favori, qui, par sortilège, aux heures
tristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverte
d'une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû. C'était
un chien enchanté : il venait au duc de l'île d'Avallon ;
une fée le lui avait envoyé comme un présent d'amour. Nul ne
saurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sa
beauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusement
disposées que l'on ne savait nommer sa couleur ; son encolure
semblait d'abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que
feuille de trèfle, l'un de ses flancs rouge comme l'écarlate,
l'autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le
lapis-lazuli, son dos rosé ; mais, quand on le regardait plus
longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour
à tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres ou
fraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d'or, un
grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu'à l'ouïr, le cœur
de Tristan s'attendrit, s'apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne
lui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine ;
car telle était la merveilleuse vertu du grelot : le cœur, à
l'entendre sonner, si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine.
Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petite
bête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au
toucher de sa main, semblait plus douce qu'une étoffe de samit, il
songeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais que
faire ? le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose,
et nul n'aurait pu l'obtenir de lui, ni par ruse, ni par
prière.
Un jour, Tristan dit au duc :
« Sire, que donneriez-vous à qui
délivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vous
de si lourds tributs ?
– En vérité, je donnerais à choisir à son
vainqueur, parmi mes richesses, celle qu'il tiendrait pour la plus
précieuse ; mais nul n'osera s'attaquer au géant.
– Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan.
Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures,
et, pour tout l'or de Pavie, je ne renoncerais pas à mon désir de
combattre le géant.
– Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu né
d'une Vierge vous accompagne et vous défende de la
mort ! »
Tristan atteignit Urgan le Velu dans son
repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse
triompha de la force, l'épée agile de la lourde massue, et Tristan,
ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta au
duc :
« Sire, en récompense, ainsi que vous
l'avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chien
enchanté !
– Ami, qu'as-tu demandé ? Laisse-le-moi
et prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre.
– Sire, votre sœur est belle, et belle est
votre terre ; mais c'est pour gagner votre chien-fée que j'ai
attaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse !
– Prends-le donc ; mais sache que tu m'as
enlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur !
Tristan confia le chien à un jongleur de
Galles, sage et rusé, qui le porta de sa part en Cornouailles. Le
jongleur parvint à Tintagel et le remit secrètement à Brangien. La
reine s'en réjouit grandement, donna en récompense dix marcs d'or
au jongleur et dit au roi que la reine d'Irlande, sa mère, envoyait
ce cher présent. Elle fit ouvrer pour chien, par un orfèvre, une
niche précieusement incrustée d'or et de pierreries et, partout où
elle allait, le portait avec elle en souvenir de son ami. Et,
chaque fois qu'elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets
s'effaçaient de sen cœur.
Elle ne comprit pas d'abord la
merveille ; si elle trouvait une telle douceur à le contempler
c'était, pensait-elle, parce qu'il lui venait de Tristan ;
c'était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sa
peine. Mais un jour elle connut que c'était un sortilège, et que
seul le tintement du grelot charmait son cœur.
Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je
connaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Il
aurait pu garder ce chien hanté et oublier ainsi toute
douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l'envoyer,
donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu'il en
soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu
souffriras. »
Elle prit le grelot magique, le fit tinter une
dernière fois, le détacha doucement ; puis, par la fenêtre
ouverte, elle le lança dans la mer.
Chapitre 15
ISEUT AUX BLANCHES MAINS
Les amants ne pouvaient ni vivre
ni mourir l'un sans l'autre. Séparés, ce n'était pas la vie, ni la
mort, mais la vie et la mort à la fois.
Par les mers, les îles et les pays, Tristan
voulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt le
Foi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse ; mais,
ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan
s'en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures.
Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d'Allemagne en Espagne,
il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Hélas !
pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles,
nul ami, nul message.
Alors il crut qu'Iseut s'était déprisé de lui
et qu'elle l'oubliait.
Or, il advint qu'un jour, chevauchant avec le
seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent
une plaine dévastée : partout des murs ruinés, des villages
sans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevaux
foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte,
Tristan songea :
« Je suis las et recru. De quoi me
servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la
reverrai. Depuis deux années, que ne m'a-t-elle fait quérir par les
pays ? Pas un message d'elle. À Tintagel, le roi l'honore et
la sert ; elle vit en joie. Certes, le grelot du chien
enchanté accomplit bien son œuvre ! Elle m'oublie, et peu lui
chaut des deuils et des joies d'antan, peu lui chaut du chétif qui
erre par ce pays désolé. À mon tour, n'oublierai-je jamais celle
qui m'oublie ? Jamais ne trouverai-je qui guérisse ma
misère ? »
Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal
passèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un
chien. Au troisième jour, à l'heure de none, ils approchèrent d'une
colline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près,
l'habitacle d'un ermite. L'ermite ne portait point de vêtements
tissés, mais une peau de chèvre avec des haillons de laine sur
l'échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, il
priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Il
souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal
établait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger.
Il ne leur donna point de mets délicats, mais de l'eau de source et
du pain d'orge pétri avec de la cendre. Après le repas, comme la
nuit était tombée et qu'ils étaient assis autour du feu, Tristan
demanda quelle était cette terre ruinée.
« Beau seigneur, dit l'ermite, c'est la
terre de Bretagne, que tient le duc Hoël. C'était naguère un beau
pays, riche en prairies et en terres de labour : ici des
moulins, là des pommiers, là des métairies. Mais le comte Riol de
Nantes y a fait le dégât ; ses fourrageurs ont partout bouté
le feu, et de partout enlevé les proies. Ses hommes en sont riches
pour longtemps : ainsi va la guerre.
– Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riol
a-t-il ainsi honni votre seigneur Hoël ?
– Je vous dirai donc, seigneur, l'occasion de
la guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duc
a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte
Riol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donner
à un vassal, et le comte Riol a tenté de l'enlever par la force.
Bien des hommes sont morts pour cette querelle.
Tristan demanda :
« Le duc Hoël peut-il encore soutenir sa
guerre ?
– À grand'peine, seigneur. Pourtant, son
dernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sont
fortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bon
chevalier. Mais l'ennemi les presse et les affame :
pourront-ils tenir longtemps ? »
Tristan demanda à quelle distance était le
château de Carhaix.
« Sire, à deux milles
seulement. »
Ils se séparèrent et dormirent. Au matin,
après que l'ermite eut chanté et qu'ils eurent partagé le pain
d'orge et de cendre, Tristan prit congé du prud'homme et chevaucha
vers Carhaix.
Quand il s'arrêta au pied des murailles
closes, il vit une troupe d'hommes debout sur le chemin de ronde,
et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son fils
Kaherdin. Il se fit connaître et Tristan lui dit :
« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et
Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J'ai su, seigneur, que
vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir
mon service.
– Hélas ! sire Tristan, passez votre voie
et que Dieu vous récompense ! Comment vous accueillir
céans ? Nous n'avons plus de vivres ; point de blé, rien
que des fèves et de l'orge pour subsister.
– Qu'importe ? dit Tristan. J'ai vécu
dans une forêt, pendant deux ans, d'herbes, de racines et de
venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez
qu'on m'ouvre cette porte. »
Kaherdin dit alors :
« Recevez-le, mon père, puisqu'il est de
tel courage, afin qu'il prenne sa part de nos biens et de nos
maux. »
Ils l'accueillirent avec honneur. Kaherdin fit
visiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bien
flanquée de bretèches palissadées où s'embusquaient les
arbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, au
loin, les tentes et les pavillons plantés par le comte Riol. Quand
ils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit à
Tristan :
« Or, bel ami, nous monterons à la salle
où sont ma mère et ma sœur. »
Tous deux, se tenant par la main, entrèrent
dans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur une
courtepointe, paraient d'orfroi un palle d'Angleterre et chantaient
une chanson de toile : elles disaient comment Belle Dœtte,
assise au vent sous l'épine blanche, attend et regrette Doon son
ami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puis
les deux chevaliers s'assirent auprès d'elles. Kaherdin, montrant
l'étole que brodait sa mère :
« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle
ouvrière est ma dame : comme elle sait à merveille orner les
étoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutiers
pauvres ! et comme les mains de ma sœur font courir les fils
d'or sur ce samit blanc ! Par foi, belle sœur, c'est à droit
que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »
Alors Tristan, connaissant qu'elle s'appelait
Iseut, sourit et la regarda plus doucement.
Or, le comte Riol avait dressé son camp à
trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du
duc Hoël n'osaient plus, pour l'assaillir, franchir les barres.
Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes
chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes
lacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu'aux approches
des tentes ennemies ; puis, s'élançant de l'aguet, ils
enlevèrent par force un charroi du comte Riol. À partir de ce jour,
variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes
mal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses
hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener
quelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porter
foi et tendresse, tant qu'ils se jurèrent amitié et compagnonnage.
Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l'histoire vous
l'apprendra.
Or, tandis qu'ils revenaient de ces
chevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent
Kaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux Blanches
Mains, la simple, la belle.
Un matin, comme l'aube venait de poindre, un
guetteur descendit en hâte de sa tour et courut par les salles en
criant :
« Seigneurs, vous avez trop dormi !
Levez-vous, Riol vient faire l'assaillie ! »
Chevaliers et bourgeois s'armèrent et
coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller
les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol
qui s'avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent
aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers.
Arrivés à la portée d'un arc, ils brochèrent les chevaux, lances
baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d'avril.
Mais Tristan s'armait à son tour avec ceux que
le guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses,
passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d'or ; il
endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il
monte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l'écu
dressé contre sa poitrine, en criant :
« Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommes
d'Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée
des chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par les
jeunes chevaliers, et l'herbe qui, sous leurs pas, devenait
sanglante. En avant de tous, Kaherdin s'était fièrement arrêté, en
voyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol.
Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa la
sienne sans ébranler Kaherdin, qui, d'un coup plus sûr, écartela
l'écu de l'adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté
jusqu'au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçons
et tombe.
Au cri que poussa son frère, le comte Riol
s'élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui
barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se
rompit à son poing, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du
cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l'étendit mort sur le
pré. Tristan, aussitôt relevé, l'épée fourbie à la main :
« Couard, dit-il, la male mort à qui
laisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas
vivant de ce pré !
– Je crois que vous mentez ! »
répondit Riol en poussant sur lui son destrier.
Mais Tristan esquiva l'atteinte, et, levant le
bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il
embarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l'épaule
du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s'abattit à son
tour. Riol parvint à s'en débarrasser et se redressa ; à pied
tous deux, l'écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se
requièrent et s'assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur
l'escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si
fortement assené que le baron tombe sur les genoux et sur les
mains :
« Relève-toi, si tu peux, vassal, lui
cria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce champ ;
il te faut mourir ! »
Riol se remet en pieds, mais Tristan l'abat
encore d'un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et
découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve et
Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les
Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà
leur seigneur était recréant.
Riol promit de se rendre en la prison du duc
Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les
bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s'apaisa,
et son ost s'éloigna.
Quand les vainqueurs furent rentrés dans
Carhaix, Kaherdin dit à son père :
« Sire, mandez Tristan, et
retenez-le ; il n'est pas de meilleur chevalier, et votre pays
a besoin d'un baron de telle prouesse. »
Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc
Hoël appela Tristan :
« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous
m'avez conservé cette terre. Je veux donc m'acquitter envers vous.
Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de
reines. Prenez-la, je vous la donne.
– Sire, je la prends », dit Tristan.
Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cette
parole ? Mais, pour cette parole, il mourut.
Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec
ses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe.
Devant tous, à la porte du moutier, selon la loi de sainte Eglise,
Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes
et riches. Mais la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le
dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la
manche trop étroite de son bliau, ils enlevèrent et firent choir de
son doigt son anneau de jaspe vert, l'anneau d'Iseut la Blonde. Il
sonne clair sur les dalles.
Tristan regarde et le voit. Alors son ancien
amour se réveille, et Tristan connaît son forfait.
Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde
lui avait donné cet anneau : c'était dans la forêt, où, pour
lui, elle avait mené l'âpre vie. Et, couché auprès de l'autre
Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il
en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait
pour lui toute misère, et lui seul l'avait trahie.
Mais il prenait aussi en compassion Iseut, sa
femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l'avaient aimé à la male
heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s'étonnait
de l'entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un
peu honteuse :
« Cher seigneur, vous ai-je offensé en
quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul
baiser ? Dites-le-moi, que je connaisse mon tort, et je vous
en ferai belle amendise, si je puis.
– Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas,
mais j'ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j'ai combattu un
dragon, et j'allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de
Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa
courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je
m'abstiendrais de l'accoler et de l'embrasser…
– Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le
souffrirai bonnement. »
Mais quand les servantes, au matin, lui
ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement,
et songea qu'elle n'avait guère droit à cette parure.
Chapitre 16
KAHERDIN
À quelques jours de
là, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut
aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pour
chasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à la
gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes le
palefroi d'Iseut aux Blanches Mains. Or, le palefroi buta dans une
flaque d'eau. Son sabot fit rejaillir l'eau si fort sous les
vêtements d'Iseut qu'elle en fut toute mouillée et sentit la
froidure plus haute que son genou. Elle jeta un cri léger, et d'un
coup d'éperon enleva son cheval en riant d'un rire si haut et si
clair que Kaherdin, poignant après elle et l'ayant rejointe, lui
demanda :
« Belle sœur, pourquoi
riez-vous ?
– Pour un penser qui me vint, beau frère.
Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau,
tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! »
C'est de quoi j'ai ri. Mais déjà j'ai trop parlé, frère, et m'en
repens. »
Kaherdin, étonné, la pressa si vivement
qu'elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan les
rejoignit, et tous trois chevauchèrent en silence jusqu'à la maison
de chasse. Là, Kaherdin appela Tristan à parlement et lui
dit :
« Sire Tristan, ma sœur m'a avoué la
vérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Mais
vous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vous
ne me faites droit, sachez que je vous défie. »
Tristan lui répondit :
« Oui, je suis venu parmi vous pour votre
malheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère et
compagnon, et peut-être ton cœur s'apaisera. Sache que j'ai une
autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et
qui souffre encore pour moi maintes peines. Certes, ta sœur m'aime
et m'honore ; mais, pour l'amour de moi, l'autre Iseut traite
à plus d'honneur encore que ta sœur ne me traite un chien que je
lui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te
mènerai ; je te dirai la misère de ma vie. »
Tristan tourna bride et brocha son cheval.
Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ils
coururent jusqu'au plus profond de la forêt. Là, Tristan dévoila sa
vie à Kaherdin. Il dit comment, sur la mer, il avait bu l'amour et
la mort ; il dit la traîtrise des barons et du nain, la reine
menée au bûcher, livrée aux lépreux, et leurs amours dans la forêt
sauvage ; comment il l'avait rendue au roi Marc, et comment,
l'ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ;
comment il savait désormais qu'il ne pouvait vivre ni mourir sans
la reine.
Kaherdin se tait et s'étonne. Il sent sa
colère qui, malgré lui, s'apaise.
« Ami, dit-il enfin, j'entends
merveilleuses paroles, et vous avez ému mon cœur à pitié : car
vous avez enduré telles peines dont Dieu garde chacun et
chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisième jour, si
je puis, je vous dirai ma pensée. »
En sa chambre, à Tintagel, Iseut la Blonde
soupire à cause de Tristan qu'elle appelle. L'aimer toujours, elle
n'a d'autre penser, d'autre espoir, d'autre vouloir. En lui est
tout son désir, et depuis deux années elle ne sait rien de lui. Où
est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ?
En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et
fait un triste lai d'amour. Elle dit comment Guron fut surpris et
tué pour l'amour de la dame qu'il aimait sur toute chose, et
comment par ruse le comte donna le cœur de Guron à manger à sa
femme, et la douleur de celle-ci.
La reine chante doucement ; elle accorde
sa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas
et douce la voix.
Or, survient Kariado, un riche comte d'une île
lointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine son
service, et, plusieurs fois depuis le départ de Tristan, il l'avait
requise d'amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait à
folie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé,
mais il valait mieux dans les chambres des dames qu'en bataille. Il
trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :
« Dame, quel triste chant, triste comme
celui de l'orfraie ! Ne dit-on pas que l'orfraie chante pour
annoncer la mort ? C'est ma mort sans doute qu'annonce votre
lai : car je meurs pour l'amour de vous !
– Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon
chant signifie votre mort, car jamais vous n'êtes venu céans sans
m'apporter une nouvelle douloureuse. C'est vous qui toujours avez
été orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd'hui,
quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »
Kariado lui répondit :
Reine, vous êtes irritée, et je ne sais de
quoi ; mais bien fou qui s'émeut de vos dires ! Quoi
qu'il advienne de la mort que m'annonce l'orfraie, voici donc la
male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre
ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre
terre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il
dédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut aux
Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »
Kariado s'en va, courroucé. Iseut la Blonde
baisse la tête et commence à pleurer.
Au troisième jour, Kaherdin appelle
Tristan :
« Ami, j'ai pris conseil en mon cœur.
Oui, si vous m'avez dit la vérité, la vie que vous menez en cette
terre est forsennerie et folie, et nul bien n'en peut venir ni pour
vous, ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon
propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrez
la reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vous
porte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous plus
chère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne
suis-je pas votre pair et votre compagnon ?
– Frère, dit Tristan, on dit bien : le
cœur d'un homme vaut tout l'or d'un pays. »
Bientôt Tristan et Kaherdin prirent le bourdon
et la chape des pèlerins, comme s'ils voulaient visiter les corps
saints en terre lointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristan
emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement ils
équipèrent une nef, et tous quatre ils voguèrent vers la
Cornouailles.
Le vent leur fut léger et bon, tant qu'ils
atterrirent un matin, avant l'aurore, non loin de Tintagel, dans
une crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute,
Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacher
leur venue.
Au petit jour, les quatre compagnons montaient
vers Lidan, quand ils virent venir derrière eux un homme qui
suivait la même route au petit pas de son cheval. Ils se jetèrent
sous bois, et l'homme passa sans les voir, car il sommeillait en
selle. Tristan le reconnut :
« Frère, dit-il tout bas à Kaherdin,
c'est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute il revient de
chez son amie et rêve encore d'elle : il ne serait pas
courtois de l'éveiller, mais suis-moi de loin. »
Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval
par la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas
du cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan,
hésite.
« C'est toi, c'est toi, Tristan !
Dieu bénisse l'heure où je te revois : je l'ai si longtemps
attendue !
– Ami, Dieu vous sauve ! Quelles
nouvelles me direz-vous de la reine ?
– Hélas ! de dures nouvelles. Le roi la
chérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil elle
languit et pleure pour toi. Ah ! pourquoi revenir près
d'elle ? Veux-tu chercher encore ta mort et la sienne ?
Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos !
– Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don :
cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je la
revoie une fois, une seule fois ! »
Dinas répondit :
« J'ai pitié de ma dame, et ne veux faire
ton message que si je sais qu'elle t'est restée chère par-dessus
toutes les femmes.
– Ah ! sire, dites-lui qu'elle m'est
restée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité.
– Or donc, suis-moi, Tristan : je
t'aiderai en ton besoin. »
À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan,
Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de
point en point l'aventure de sa vie, Dinas s'en fut à Tintagel pour
s'enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu'à trois jours de
là, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyers
et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s'établir au château
de la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. Alors
Tristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le message
qu'il devait redire à la reine.
Chapitre 17
DINAS DE LIDAN
Dinas retourna donc à Tintagel,
monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc
et Iseut la Blonde étaient assis à l'échiquier. Dinas prit place
sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et
par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main
sur l'échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son
doigt l'anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta
légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets
tombèrent en désordre.
« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez
troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le
reprendre. »
Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa
chambre et fait venir le sénéchal auprès d'elle :
« Ami, vous êtes messager de
Tristan ?
– Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon
château.
– Est-il vrai qu'il ait pris femme en
Bretagne ?
– Reine, on vous a dit la vérité. Mais il
assure qu'il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il
n'a cessé de vous chérir pardessus toutes les femmes ; qu'il
mourra, s'il ne vous revoit… une fois seulement : il vous
semond d'y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernier
jour où il vous parla. »
La reine se tut quelque temps, songeant à
l'autre Iseut. Enfin, elle répondit :
« Oui, au dernier jour où il me parla,
j'ai dit, il m'en souvient : «Si jamais je revois l'anneau de
jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne
m'empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse
ou folie… »
– Reine, à deux jours d'ici, la cour doit
quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous
mande qu'il sera caché sur la route, dans un fourré d'épines. Il
vous mande que vous le preniez en pitié.
– Je l'ai dit : ni tour, ni fort château,
ni défense royale ne m'empêcheront de faire la volonté de mon
ami. »
Le surlendemain, tandis que toute la cour de
Marc s'apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal,
Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épées
et leurs écus et, par des chemins secrets, se mirent à la voie vers
le lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient vers
la Blanche-Lande : l'une belle et bien ferrée, par où devait
passer le cortège, l'autre pierreuse et abandonnée. Tristan et
Kaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers ; ils les
attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus.
Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré.
Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche de
coudrier où s'enlaçait un brin de chèvrefeuille.
Bientôt, le cortège apparaît sur la route.
C'est d'abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance
les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons,
viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant
lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur
le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les
barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par
deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux
harnachés de velours semé d'orfèvrerie. Puis le roi Marc passa, et
Kaherdin s'émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux deçà
et deux delà, habillés tous de drap d'or ou d'écarlate.
Alors s'avance le cortège de la reine. Les
lavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmes
et les filles des barons et des comtes. Elles passent une à
une ; un jeune chevalier escorte chacune d'elles. Enfin
approche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin ait
jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de
visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, les
yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la
couvre ; un mince chapelet d'or et de pierreries pare son
front poli.
« C'est la reine, dit Kaherdin à voix
basse.
– La reine ? dit Tristan ; non,
c'est Camille, sa servante. »
Alors s'en vient, sur un palefroi vair, une
autre damoiselle, plus blanche que neige en février, plus vermeille
que rose ; ses yeux clairs frémissent comme l'étoile dans la
fontaine.
« Or, je la vois, c'est la reine !
dit Kaherdin.
– Eh ! non, dit Tristan, c'est Brangien
la Fidèle. »
Mais la route s'éclaira tout à coup, comme si
le soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grands
arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu
honnisse ! chevauchait à sa droite.
À cet instant, partirent du fourré d'épines
des chants de fauvettes et d'alouettes, et Tristan mettait en ces
mélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son
ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où le
chèvrefeuille s'enlace fortement, et songe en son cœur :
« Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans
vous. » Elle arrête son palefroi, descend, vient vers une
haquenée qui portait une niche enrichie de pierreries ; là,
sur un tapis de pourpre, était couché le chien Petit-Crû :
elle le prend entre ses bras, le flatte de la main, le caresse de
son manteau d'hermine, lui fait mainte fête. Puis, l'ayant replacé
dans sa châsse, elle se tourne vers le fourré d'épines et dit à
voix haute :
« Oiseaux de ce bois, qui m'avez réjouie
de vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneur
Marc chevauchera jusqu'à la Blanche-Lande, je veux séjourner dans
mon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortège
jusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de
bons ménestrels. »
Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais
déjà Andret le Félon s'inquiétait. Il remit la reine en selle, et
le cortège s'éloigna.
Or, écoutez une male aventure. Dans le temps
où passait le cortège royal, là-bas, sur l'autre route où Gorvenal
et l'écuyer de Kaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs,
survint un chevalier en armes, nommé Bleheri. Il reconnut de loin
Gorvenal et l'écu de Tristan : « Qu'ai-je vu ?
pensa-t-il ; c'est Gorvenal et cet autre est Tristan
lui-même. » Il éperonna son cheval vers eux et cria :
« Tristan ! » Mais déjà les deux écuyers avaient
tourné bride et fuyaient. Bleheri, lancé à leur poursuite,
répétait :
« Tristan, arrête, je t'en conjure par ta
prouesse ! »
Mais les écuyers ne se retournèrent pas. Alors
Bleheri cria :
« Tristan, arrête, je t'en conjure par le
nom d'Iseut la Blonde ! »
Trois fois il conjura les fuyards par le nom
d'Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri ne
put atteindre qu'un de leurs chevaux, qu'il emmena comme sa
capture. Il parvint au château de Saint-Lubin au moment où la reine
venait de s'y héberger. Et, l'ayant trouvée seule, il lui
dit :
« Reine, Tristan est dans ce pays. Je
l'ai vu sur la route abandonnée qui vient de Tintagel. Il a pris la
fuite. Trois fois je lui ai crié de s'arrêter, le conjurant au nom
d'Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n'a pas osé
m'attendre.
– Beau sire, vous dites mensonge et
folie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Comment
aurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pas
arrêté, conjuré par mon nom ?
– Pourtant, dame, je l'ai vu, à telles
enseignes que j'ai pris l'un de ses chevaux. Voyez-le tout
harnaché, là-bas, sur l'aire. »
Mais Bleheri vit Iseut courroucée. Il en eut
deuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettant
d'avoir parlé.
Alors, Iseut pleura et dit :
« Malheureuse ! j'ai trop vécu, puisque j'ai vu le jour
où Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjuré par mon
nom, quel ennemi n'aurait-il pas affronté ? Il est hardi de
son corps : s'il a fui devant Bleheri, s'il n'a pas daigné
s'arrêter au nom de son amie, ah ! c'est que l'autre Iseut le
possède ! Pourquoi est-il revenu ? Il m'avait trahie, il
a voulu me honnir par surcroît ! N'avait-il pas assez de mes
tourments anciens ? Qu'il s'en retourne donc, honni à son
tour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »
Elle appela Perinis le Fidèle, et lui redit
les nouvelles que Bleheri lui avait portées. Elle ajouta :
« Ami, cherche Tristan sur la route
abandonnée qui va de Tintagel à Saint-Lubin. Tu lui diras que je ne
le salue pas, et qu'il ne soit pas si hardi que d'oser approcher de
moi, car je le ferais chasser par les sergents et les
valets. »
Perinis se mit en quête, tant qu'il trouva
Tristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.
« Frère, s'écria Tristan, qu'as-tu
dit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu le
vois, nous n'avons pas même nos chevaux ? Gorvenal et un
écuyer les gardaient, nous ne les avons pas retrouvés au lieu
désigné, et nous les cherchons encore. »
À cet instant revinrent Gorvenal et l'écuyer
de Kaherdin : ils confessèrent leur aventure.
« Perinis, beau doux ami, dit Tristan,
retourne en hâte vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut et
amour, que je n'ai pas failli à la loyauté que je lui dois, qu'elle
m'est chère par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu'elle te
renvoie vers moi me porter sa merci ; j'attendrai ici que tu
reviennes. »
Perinis retourna donc vers la reine et lui
redit ce qu'il avait vu et entendu. Mais elle ne le crut
pas :
« Ah ! Perinis, tu étais mon privé
et mon fidèle, et mon père t'avait destiné, tout enfant, à me
servir. Mais Tristan l'enchanteur t'a gagné par ses mensonges et
ses présents. Toi aussi, tu m'as trahie ;
va-t'en ! »
Perinis s'agenouilla devant elle :
« Dame, j'entends paroles dures. Jamais
je n'eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi :
j'ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage à mon seigneur
Tristan, et qui trop tard en aurez regret.
– Va-t'en, je ne te crois pas ! Toi
aussi, Perinis, Perinis le Fidèle, tu m'as trahie ! »
Tristan attendit longtemps que Perinis lui
portât le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.
Au matin, Tristan s'atourne d'une grande chape
en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou
de noix, en sorte qu'il ressemble à un malade rongé par la lèpre.
Il prend en ses mains un hanap de bois veiné à recueillir les
aumônes, et une crécelle de ladre.
II entre dans les rues de Saint-Lubin, et,
muant sa voix, mendie à tous venants. Pourra-t-il seulement
apercevoir la reine ?
Elle sort enfin du château ; Brangien et
ses femmes, ses valets et ses sergents l'accompagnent. Elle prend
la voie qui mène à l'église. Le lépreux suit les valets, fait
sonner sa crécelle, supplie à voix dolente :
« Reine, faites-moi quelque bien ;
vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »
À son beau corps, à sa stature, Iseut l'a
reconnu. Elle frémit toute, mais ne daigne baisser son regard vers
lui. Le lépreux l'implore, et c'est pitié de l'ouïr ; il se
traîne après elle :
« Reine, si j'ose approcher de vous, ne
vous courroucez pas ; ayez pitié de moi, je l'ai bien
mérité ! »
Mais la reine appelle les valets et les
sergents :
« Chassez ce ladre ! » leur
dit-elle.
Les valets le repoussent, le frappent. Il leur
résiste, et s'écrie :
« Reine, ayez pitié ! »
Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnait
encore quand elle entra dans l'église. Quand il l'entendit rire, le
lépreux s'en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du
moutier ! mais ses membres fléchirent ; elle tomba sur
les genoux, puis sa tête se renversa en arrière et buta contre les
dalles.
Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, à
tel déconfort qu'il semblait avoir perdu le sens, et sa nef
appareilla pour la Bretagne.
Hélas ! bientôt la reine se repentit.
Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à tel
deuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit la
vérité ; que Tristan n'avait pas fui, conjuré par son
nom ; qu'elle l'avait chassé à grand tort. « Quoi !
pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous me
haïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous
n'apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veux
m'imposer et vous offrir comme un gage menu de mon
remords ! »
De ce jour, pour se punir de son erreur et de
sa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sa
chair.
Chapitre 18
TRISTAN FOU
Tristan revit la Bretagne,
Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui
firent accueil, mais Iseut la Blonde l'avait chassé : rien ne
lui était plus. Longuement, il languit loin d'elle ; puis, un
jour, il songea qu'il voulait la revoir, dût-elle le faire encore
battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d'elle, il
savait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d'un coup que
lentement, chaque jour ! Qui vit à douleur est tel qu'un mort.
Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reine
apprenne du moins qu'il a péri pour l'amour d'elle ; qu'elle
l'apprenne, il mourra plus doucement.
Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni
ses parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il
partit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde aux
pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha
tant qu'il atteignit le rivage de la mer.
Au port, une grande nef marchande
appareillait : déjà les mariniers halaient la voile et
levaient l'ancre pour cingler vers la haute mer.
« Dieu vous garde, seigneurs, et
puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre
irez-vous ?
– Vers Tintagel.
– Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs,
emmenez-moi ! »
Il s'embarque. Un vent propice gonfle la
voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle
vogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l'ancre
dans le port de Tintagel.
Au-delà du port, le château se dressait sur la
mer, bien clos de toutes parts : on n'y pouvait entrer que par
une seule porte de fer, et deux prud'hommes la gardaient jour et
nuit. Comment y pénétrer ?
Tristan descendit de la nef et s'assit sur le
rivage. Il apprit d'un homme qui passait que Marc était au château
et qu'il venait d'y tenir une grande cour.
« Mais où est la reine ? et
Brangien, sa belle servante ?
– Elles sont aussi à Tintagel, et récemment je
les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à son
ordinaire. »
Au nom d'Iseut, Tristan soupira et songea que,
ni par ruse, ni par prouesse, il ne réussira à revoir son
amie : car le roi Marc le tuerait…
« Mais qu'importe qu'il me tue ?
Iseut, ne dois-je pas mourir pour l'amour de vous ? Et que
fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut,
si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votre
ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ?
Oui, je veux tenter une ruse… je me déguiserai en fou, et cette
folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoté qui sera
moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa
maison. »
Un pêcheur s'en venait, vêtu d'une gonelle de
bure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe,
le prend à l'écart.
« Ami, veux-tu troquer tes draps contre
les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »
Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan,
les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s'en alla
bien vite, heureux de l'échange.
Alors Tristan tondit sa belle chevelure
blonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa
face d'une liqueur faite d'une herbe magique apportée de son pays,
et aussitôt sa couleur et l'aspect de son visage muèrent si
étrangement que nul homme au monde n'aurait pu le reconnaître. Il
arracha d'une haie une pousse de châtaignier, s'en fit une massue
et la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers
le château.
Le portier crut qu'assurément il était fou, et
lui dit :
« Approchez ; où donc êtes-vous
resté si longtemps ? »
Tristan contrefit sa voix et
répondit :
« Aux noces de l'abbé du Mont, qui est de
mes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De
Besançon jusqu'au Mont tous les prêtres, abbés, moines et clercs
ordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur la
lande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent à
l'ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venir
ici : car je dois aujourd'hui servir à la table du
roi. »
Le portier lui dit :
« Entrez donc, seigneur, fils d'Urgan le
Velu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblez
assez à votre père. »
Quand il entra dans le bourg, jouant de sa
massue, valets et écuyers s'amassèrent sur son passage, le
pourchassant comme un loup :
« Voyez le fol ! hu ! hu !
et hu ! »
Ils lui lancent des pierres, l'assaillent de
leurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et se
laisse faire : si on l'attaque à sa gauche, il se retourne et
frappe à sa droite.
Au milieu des rires et des huées, traînant
après lui la foule ameutée, il parvint au seuil de la porte où,
sous le dais, aux côtés de la reine, le roi Marc était assis. Il
approcha de la porte, pendit la massue à son cou et entra. Le roi
le vit et dit :
« Voilà un beau compagnon ;
faites-le approcher. »
On l'amène, la massue au cou :
« Ami, soyez le
bienvenu ! »
Tristan répondit, de sa voix étrangement
contrefaite :
« Sire, bon et noble entre tous les rois,
je le savais, qu'à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse.
Dieu vous protège, beau sire !
– Ami, qu'êtes-vous venu quérir
céans ?
– Iseut, que j'ai tant aimée. J'ai une sœur
que je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie,
essayez de celle-ci : faisons l'échange, je vous donne ma
sœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai par
amour. »
Le roi s'en rit et dit au fou :
« Si je te donne la reine, qu'en
voudras-tu faire ? Où l'emmèneras-tu ?
– Là-haut, entre le ciel et la nue, dans ma
belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les
vents ne peuvent l'ébranler ; j'y porterai la reine en une
chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au
matin quand le soleil la frappe. »
Le roi et ses barons se dirent entre
eux :
« Voilà un bon fou, habile en
paroles ! »
Il s'était assis sur un tapis et regardait
tendrement Iseut.
« Ami, lui dit Marc, d'où te vient
l'espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi.
– Sire, j'y ai bien droit : j'ai accompli
pour elle maint travail, et c'est par elle que je suis devenu
fou.
– Qui donc es-tu ?
– Je suis Tristan, celui qui a tant aimé la
reine, et qui l'aimera jusqu'à la mort. »
À ce nom, Iseut soupira, changea de couleur
et, courroucée, lui dit :
« Va-t'en ! Qui t'a fait entrer
céans ? Va-t'en, mauvais fou ! »
Le fou remarqua sa colère et dit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du
jour, où, navré par l'épée empoisonnée du Morholt, emportant ma
harpe sur la mer, j'ai été poussé vers vos rivages ? Vous
m'avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ?»
Iseut répondit :
« Va-t'en d'ici, fou ; ni tes jeux
ne me plaisent, ni toi. »
Aussitôt, le fou se retourna vers les barons,
les chassa vers la porte en criant :
« Folles gens, hors d'ici !
Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu
céans pour l'aimer. »
Le roi s'en rit, Iseut rougit :
« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit, de sa voix
étrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du
grand dragon que j'ai occis en votre terre ? J'ai caché sa
langue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombé
près du marécage. J'étais alors un merveilleux chevalier ! …
et j'attendais la mort, quand vous m'avez secouru.»
Iseut répond :
« Tais-toi, tu fais injure aux
chevaliers, car tu n'es qu'un fou de naissance. Maudits soient les
mariniers qui t'apportèrent ici, au lieu de te jeter à la
mer ! »
Le fou éclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du
bain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte du
cheveu d'or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défendue
contre le sénéchal couard ?
– Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi
venez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hier
soir sans doute, et l'ivresse vous a donné ces rêves.
– C'est vrai, je suis ivre, et de telle
boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne
vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute
mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de
roi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j'ai
toujours été ivre, et d'une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu'elle seule
pouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se leva
et voulut s'en aller. Mais le roi la retint par sa chape d'hermine
et la fit rasseoir à ses côtés :
« Attendez un peu, Iseut, amie, que nous
entendions ces folies jusqu'au bout. Fou, quel métier sais-tu
faire ?
– J'ai servi des rois et des comtes.
– En vérité, sais-tu chasser aux chiens ?
aux oiseaux ?
– Certes, quand il me plaît, de chasser en
forêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volent
dans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises
ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les
plongeons et les butors ! »
Tous s'en rirent bonnement, et le roi
demanda :
« Et que prends-tu, frère, quand tu
chasses au gibier de rivière ?
– Je prends tout ce que je trouve : avec
mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes
gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et
les daims ; les renards, avec mes éperviers ; les
lièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez qui
m'héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons
entre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et
aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien
taillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ?
Aujourd'hui, vous avez vu comme je sais m'escrimer du
bâton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d'ici, crie-t-il,
seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ?
N'avez-vous pas déjà mangé ? N'êtes-vous pas
repus ? »
Le roi, s'étant diverti du fou, demanda son
destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et
écuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et
dolente. Permettez que j'aille reposer dans ma chambre ; je ne
puis écouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre,
s'assit sur son lit, et mena grand deuil :
« Chétive ! pourquoi suis-je
née ? J'ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, ma
vie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il
y a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : ce
fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en
point mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait,
hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par
enchantement et sortilège.»
Brangien répondit :
« Ne serait-ce pas Tristan
lui-même ?
– Non, car Tristan est beau et le meilleur des
chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit
soit-il de Dieu ! maudite soit l'heure où il est né, et
maudite la nef qui l'apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sous
les vagues profondes !
– Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez
trop bien, aujourd'hui, maudire et excommunier ! Où donc
avez-vous appris un tel métier ? Mais peut-être cet homme
serait-il le messager de Tristan ?
– Je ne crois pas, je ne l'ai pas reconnu.
Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le
reconnaîtrez. »
Brangien s'en fut vers la salle où le fou,
assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissa
tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous
conjure par Dieu, ayez pitié de moi !
– Vilain fou, quel diable vous a enseigné mon
nom ?
– Belle, dès longtemps je l'ai appris !
Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s'est enfuie de
cette tête, c'est vous, belle, qui en êtes cause. N'est-ce pas vous
qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ?
J'en bus à la grande chaleur dans un hanap d'argent, et je le
tendis à Iseut. Vous seule l'avez su, belle : ne vous en
souvient-il plus ?
– Non ! » répondit Brangien, et,
toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d'Iseut ; mais
le fou se précipita derrière elle criant : «
Pitié ! »
Il entre, il voit Iseut, s'élance vers elle,
les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais,
honteuse, mouillée d'une sueur d'angoisse, elle se rejette en
arrière, l'esquive ; et, voyant qu'elle évite son approche,
Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi,
près de la porte ; et, de sa voix toujours
contrefaite :
« Certes, dit-il, j'ai vécu trop
longtemps, puisque j'ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daigne
m'aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime
tard oublie ! Iseut, c'est une chose belle et précieuse qu'une
source abondante qui s'épanche et court à flots larges et
clairs ; le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plus
rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut répondit :
« Frère, je vous regarde, je doute, je
tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
– Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous
a tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine
entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de
ma blessure ? et du présent que je vous adressai, le chien
Petit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des
morceaux de bois bien taillés que je jetais au
ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et
que croire, voit bien qu'il sait toutes choses, mais ce serait
folie d'avouer qu'il est Tristan ; et Tristan lui
dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous
êtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J'ai connu,
pourtant, belle, des jours où vous m'aimiez d'amour. C'était dans
la forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il
encore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ?
Ah ! celui-là m'a toujours aimé, et pour moi il quitterait
Iseut la Blonde. Où est-il ? Qu'en avez-vous fait ? Lui,
du moins, il me reconnaîtrait.
– Il vous reconnaîtrait ? Vous dites
folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas,
couché dans sa niche, et s'élance contre tout homme qui s'approche
de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
Brangien l'amène.
« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu
étais à moi, je te reprends. »
Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa
laisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à ses
pieds, lèche ses mains, aboie de joie.
« Husdent, s'écrie le fou, bénie soit,
Husdent, la peine que j'ai mise à te nourrir ! Tu m'as fait
meilleur accueil que celle que j'aimais tant. Elle ne veut pas me
reconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu'elle
me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la
séparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m'a guère
quitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments,
souvent j'ai mouillé ce jaspe vert de mes chaudes
larmes. »
Iseut a vu l'anneau. Elle ouvre ses bras tout
grands :
« Me voici ! Prends-moi,
Tristan ! »
Alors Tristan cessa de contrefaire sa
voix :
« Amie, comment m'as-tu si longtemps pu
méconnaître, plus longtemps que ce chien ? Qu'importe cet
anneau ? Ne sens-tu pas qu'il m'aurait été plus doux d'être
reconnu au seul rappel de nos amours passées ? Qu'importe le
son de ma voix ? C'est le son de mon cœur que tu devais
entendre.
– Ami, dit Iseut, peut-être l'ai-je entendu
plus tôt que tu ne penses ; mais nous sommes enveloppés de
ruses : devais-je, comme ce chien, suivre mon désir, au risque
de te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais et
je te gardais. Ni le rappel de ta vie passée, ni le son de ta voix,
ni cet anneau même ne me prouvent rien, car ce peuvent être les
jeux méchants d'un enchanteur. Je me rends pourtant, à la vue de
l'anneau : n'ai-je pas juré que, sitôt que je le reverrais,
dussé-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, que
ce fût sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ;
prends-moi, Tristan ! »
Elle tomba pâmée sur la poitrine de son ami.
Quand elle revint à elle, Tristan la tenait embrassée et baisait
ses yeux et sa face. II entre avec elle sous la courtine. Entre ses
bras il tient la reine.
Pour s'amuser du fou, les valets l'hébergèrent
sous les degrés de la salle, comme un chien dans un chenil. Il
endurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois,
reprennent sa forme et sa beauté, il passait de son taudis à la
chambre de la reine.
Mais, après quelques jours écoulés, deux
chambrières soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret,
qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien armés.
Quand Tristan voulut franchir la porte :
« Arrière, fou, crièrent-ils, retourne te
coucher sur ta botte de paille !
– Eh quoi ! beaux seigneurs, dit le fou,
faut-il pas que j'aille ce soir embrasser la reine ? Ne
savez-vous pas qu'elle m'aime et qu'elle m'attend ? »
Tristan brandit sa massue ; ils eurent
peur et le laissèrent entrer. Il prit Iseut entre ses
bras :
« Amie, il me faut fuir déjà, car bientôt
je serais découvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je ne
reviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourrai
de mon désir.
– Ami, ferme tes bras et accole-moi si
étroitement que, dans cet embrassement, nos deux cœurs se rompent
et nos âmes s'en aillent ! Emmène-moi au pays fortuné dont tu
parlais jadis : au pays dont nul ne retourne, où des musiciens
insignes chantent des chants sans fin. Emmène-moi !
– Oui, je t'emmènerai au pays fortuné des
Vivants. Le temps approche ; n'avons-nous pas bu déjà toute
misère et toute joie ? Le temps approche ; quand il sera
tout accompli, si je t'appelle, Iseut, viendras-tu ?
– Ami, appelle-moi, tu le sais bien que je
viendrai !
– Amie ! que Dieu t'en
récompense ! »
Lorsqu'il franchit le seuil, les espions se
jetèrent contre lui. Mais le fou éclata de rire, fit tourner sa
massue et dit :
« Vous me chassez, beaux seigneurs ;
à quoi bon ? Je n'ai plus que faire céans, puisque ma dame
m'envoie au loin préparer la maison claire que je lui ai promise,
la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quand
reluit le soleil !
– Va-t'en donc, fou, à la male
heure !
Les valets s'écartèrent, et le fou, sans se
hâter, s'en fut en dansant.
Chapitre 19
LA MORT
À peine était-il
revenu en Petite-Bretagne, à Carhaix, il advint que Tristan, pour
porter aide à son cher compagnon Kaherdin, guerroya un baron nommé
Bedalis. Il tomba dans une embuscade dressée par Bedalis et ses
frères. Tristan tua les sept frères. Mais lui-même fut blessé d'un
coup de lance, et la lance était empoisonnée.
Il revint à grand'peine jusqu'au château de
Carhaix et fit appareiller ses plaies. Les médecins vinrent en
nombre, mais nul ne sut le guérir du venin, car ils ne le
découvrirent même pas. Ils ne surent faire aucun emplâtre pour
attirer le poison au dehors ; vainement ils battent et broient
leurs racines, cueillent des herbes, composent des breuvages :
Tristan ne fait qu'empirer, le venin s'épand par son corps ;
il blêmit et ses os commencent à se découvrir.
Il sentit que sa vie se perdait, il comprit
qu'il fallait mourir. Alors il voulut revoir Iseut la Blonde. Mais
comment aller vers elle ? Il est si faible que la mer le
tuerait ; et si même il parvenait en Cornouailles, comment y
échapper à ses ennemis ? Il se lamente, le venin l'angoisse,
il attend la mort.
Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrir
sa douleur, car tous deux s'aimaient d'un loyal amour. Il voulut
que personne ne restât dans sa chambre, hormis Kaherdin et même que
nul ne se tînt dans les salles voisines. Iseut, sa femme,
s'émerveilla en son cœur de cette étrange volonté. Elle en fut tout
effrayée et voulut entendre l'entretien. Elle vint s'appuyer en
dehors de la chambre, contre la paroi qui touchait au lit de
Tristan. Elle écoute ; un de ses fidèles, pour que nul ne la
surprenne, guette au dehors.
Tristan rassemble ses forces, se redresse,
s'appuie contre la muraille ; Kaherdin s'assied près de lui,
et tous deux pleurent ensemble tendrement. Ils pleurent le bon
compagnonnage d'armes, si tôt rompu, leur grande amitié et leurs
amours ; et l'un se lamente sur l'autre.
« Beau doux ami, dit Tristan, je suis sur
une terre étrangère, où je n'ai ni parent, ni ami, vous seul
excepté ; vous seul, en cette contrée, m'avez donné joie et
consolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde.
Mais comment, par quelle ruse lui faire connaître mon besoin ?
Ah ! si je savais un messager qui voulût aller vers elle, elle
viendrait, tant elle m'aime ! Kaherdin, beau compagnon, par
notre amitié, par la noblesse de votre cœur, par notre
compagnonnage, je vous en requiers : tentez pour moi cette
aventure, et si vous emportez mon message, je deviendrai votre
homme lige et vous aimerai par-dessus tous les hommes. »
Kaherdin voit Tristan pleurer, se déconforter,
se plaindre ; son cœur s'amollit de tendresse ; il répond
doucement, par amour :
« Beau compagnon, ne pleurez plus, je
ferai tout votre désir. Certes, ami, pour l'amour de vous je me
mettrais en aventure de mort. Nulle détresse, nulle angoisse ne
m'empêchera de faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulez
mander à la reine, et je fais mes apprêts. »
Tristan répondit :
« Ami, soyez remercié ! Or, écoutez
ma prière. Prenez cet anneau : c'est une enseigne entre elle
et moi. Et quand vous arriverez en sa terre, faites-vous passer à
la cour pour un marchand. Présentez-lui des étoffes de soie, faites
qu'elle voie cet anneau : aussitôt elle cherchera une ruse
pour vous parler en secret. Alors, dites-lui que mon cœur la
salue ; que, seule, elle peut me porter réconfort ;
dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; dites-lui
qu'il lui souvienne de nos plaisirs passés, et des grandes peines,
et des grandes tristesses, et des joies, et des douleurs de notre
amour loyal et tendre ; qu'il lui souvienne du breuvage que
nous bûmes ensemble sur la mer ; ah ! c'est notre mort
que nous avons bue ! Qu'il lui souvienne du serment que je lui
fis de n'aimer jamais qu'elle : j'ai tenu cette
promesse ! »
Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mains
entendit ces paroles ; elle défaillit presque.
« Hâtez-vous, compagnon, et revenez
bientôt vers moi ; si vous tardez, vous ne me reverrez plus.
Prenez un terme de quarante jours et ramenez Iseut la Blonde.
Cachez votre départ à votre sœur, ou dites que vous allez quérir un
médecin. Vous emmènerez ma belle nef ; prenez avec vous deux
voiles, l'une blanche, l'autre noire. Si vous ramenez la reine
Iseut, dressez au retour la voile blanche ; et, si vous ne la
ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n'ai plus rien à
vous dire : que Dieu vous guide et vous ramène sain et
sauf ! »
Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin
pleure pareillement, baise Tristan et prend congé.
Au premier vent il se mit en mer. Les
mariniers halèrent les ancres, dressèrent la voile, cinglèrent par
un vent léger, et leur proue trancha les vagues hautes et
profondes. Ils emportaient de riches marchandises : des draps
de soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours,
des vins de Poitou, des gerfauts d'Espagne, et par cette ruse
Kaherdin pensait parvenir auprès d'Iseut. Huit jours et huit nuits,
ils fendirent les vagues et voguèrent à pleines voiles vers la
Cornouailles.
Colère de femme est chose redoutable, et que
chacun s'en garde ! Là où une femme aura le plus aimé, là
aussi elle se vengera le plus cruellement. L'amour des femmes vient
vite, et vite vient leur haine ; et leur inimitié, une fois
venue, dure plus que l'amitié. Elles savent tempérer l'amour, mais
non la haine. Debout contre la paroi, Iseut aux Blanches Mains
avait entendu chaque parole. Elle avait tant aimé Tristan !…
Elle connaissait enfin son amour pour une autre. Elle retint les
choses entendues : si elle le peut un jour, comme elle se
vengera sur ce qu'elle aime le plus au monde ! Pourtant, elle
n'en fit nul semblant, et dès qu'on ouvrit les portes, elle entra
dans la chambre de Tristan, et, cachant son courroux, continua de
le servir et de lui faire belle chère, ainsi qu'il sied à une
amante. Elle lui parlait doucement, le baisait sur les lèvres, et
lui demandait si Kaherdin reviendrait bientôt avec le médecin qui
devait le guérir. Mais toujours elle cherchait sa vengeance.
Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu'il jeta
l'ancre dans le port de Tintagel. Il prit sur son poing un grand
autour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bien
ciselée : il en fit présent au roi Marc et lui demanda
courtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu'il pût trafiquer en
sa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Et
le roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais.
Alors, Kaherdin offrit à la reine un fermail
ouvré d'or fin :
« Reine, dit-il, l'or en est
bon » ; et, retirant de son doigt l'anneau de Tristan, il
le mit à côté du joyau : «Voyez, reine, l'or de ce fermail est
plus riche, et pourtant l'or de cet anneau a bien son
prix. »
Quand Iseut reconnut l'anneau de jaspe vert,
son cœur frémit et sa couleur mua, et, redoutant ce qu'elle allait
ouïr, elle attira Kaherdin à l'écart près d'une croisée, comme pour
mieux voir et marchander le fermail. Kaherdin lui dit
simplement :
« Dame, Tristan est blessé d'une épée
empoisonnée et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui
porter réconfort. Il vous rappelle les grandes peines et les
douleurs que vous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous
le donne. »
Iseut répondit, défaillante :
« Ami, je vous suivrai. Demain, au matin,
que votre nef soit prête à l'appareillage ! »
Le lendemain, au matin, la reine dit qu'elle
voulait chasser au faucon et fit préparer ses chiens et ses
oiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l'accompagna.
Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, un
faisan s'enleva. Andret laissa aller un faucon pour le
prendre ; mais le temps était clair et beau : le faucon
s'essora et disparut.
« Voyez, sire Andret, dit la reine :
le faucon s'est perché là-bas, au port, sur le mât d'une nef que je
ne connaissais pas. À qui est-elle ?
– Dame, fit Andret, c'est la nef de ce
marchand de Bretagne qui hier vous présenta un fermail d'or.
Allons-y reprendre notre faucon. »
Kaherdin avait jeté une planche, comme un
ponceau, de sa nef au rivage. Il vint à la rencontre de la
reine :
« Dame, s'il vous plaisait, vous
entreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes riches
marchandises.
– Volontiers, sire », dit la reine.
Elle descend de cheval, va droit à la planche,
la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s'engage
sur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat-bord, le
frappe de son aviron ; Andret trébuche et tombe dans la mer.
Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe à coups d'aviron
et le rabat sous les eaux, et crie :
« Meurs, traître ! Voici ton salaire
pour tout le mal que tu as fait souffrir à Tristan et à la reine
Iseut ! »
Ainsi Dieu vengea les amants des félons qui
les avaient tant haïs ! Tous quatre sont morts :
Guenelon, Gondoïne, Denoalen, Andret.
L'ancre était relevée, le mât dressé, la voile
tendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans et
gonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blanche
et lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s'élança.
À Carhaix, Tristan languit. Il convoite la
venue d'Iseut. Rien ne le conforte plus, et s'il vit encore, c'est
qu'il l'attend. Chaque jour, il envoyait au rivage guetter si la
nef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre désir ne
lui tenait plus au cœur. Bientôt il se fit porter sur la falaise de
Penmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait à l'horizon, il
regardait au loin la mer.
Écoutez, seigneurs, une aventure douloureuse,
pitoyable à ceux qui aiment. Déjà Iseut approchait ; déjà la
falaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus
joyeuse. Un vent d'orage grandit tout à coup, frappe droit contre
la voile et fait tourner la nef sur elle-même. Les mariniers
courent au lof, et contre leur gré virent en arrière. Le vent fait
rage, les vagues profondes s'émeuvent, l'air s'épaissit en
ténèbres, la mer noircit, la pluie s'abat en rafales. Haubans et
boulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoient
au gré de l'onde et du vent. Ils avaient, pour leur malheur, oublié
de hisser à bord la barque amarrée à la poupe et qui suivait le
sillage de la nef. Une vague la brise et l'emporte.
Iseut s'écrie :
« Hélas ! chétive ! Dieu ne
veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une fois
encore, une fois seulement ; il veut que je sois noyée en
cette mer. Tristan, si je vous avais parlé une fois encore, je me
soucierais peu de mourir après. Ami, si je ne viens pas jusqu'à
vous, c'est que Dieu ne le veut pas, et c'est ma pire douleur. Ma
mort ne m'est rien, puisque Dieu la veut, je l'accepte ; mais,
ami, quand vous l'apprendrez, vous mourrez, je le sais bien. Notre
amour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi
sans vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que la
mienne. Hélas ! ami, j'ai failli à mon désir : il était
de mourir dans vos bras, d'être ensevelie dans votre
cercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et,
sans vous, disparaître dans la mer. Peut-être vous ne saurez pas ma
mort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieu
le veut, vous guérirez même… Ah ! peut-être après moi vous
aimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains., Je
ne sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savais
mort, je ne vivrais guère après. Que Dieu nous accorde, ami, ou que
je vous guérisse, ou que nous mourions tous deux d'une même
angoisse ! »
Ainsi gémit la reine, tant que dura la
tourmente. Mais, après cinq jours, l'orage s'apaisa. Au plus haut
du mât, Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin que
Tristan reconnût de plus loin sa couleur. Déjà Kaherdin voit la
Bretagne… Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête,
la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler la
voile, et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval,
en avant et en arrière. Au loin, ils apercevaient la côte, mais la
tempête avait emporté leur barque, en sorte qu'ils ne pouvaient
atterrir. À la troisième nuit, Iseut songea qu'elle tenait en son
giron la tête d'un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang,
et connut par là qu'elle ne reverrait plus son ami vivant.
Tristan était trop faible désormais pour
veiller encore sur la falaise de Penmarch, et depuis de longs
jours, enfermé loin du rivage, il pleurait pour Iseut qui ne venait
pas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s'agite ; peu s'en
faut qu'il ne meure de son désir.
Enfin, le vent fraîchit et la voile blanche
apparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea.
Elle vient vers le lit de Tristan et
dit :
« Ami, Kaherdin arrive. J'ai vu sa nef en
mer : elle avance à grand'peine ; pourtant je l'ai
reconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vous
guérir ! »
Tristan tressaille :
« Amie belle, vous êtes sûre que c'est sa
nef ? Or, dites-moi comment est la voile.
– Je l'ai bien vue, ils l'ont ouverte et
dressée très haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu'elle est
toute noire. »
Tristan se tourna vers la muraille et
dit :
« Je ne puis retenir ma vie plus
longtemps. » Il dit trois fois : « Iseut,
amie ! » À la quatrième, il rendit l'âme.
Alors, par la maison, pleurèrent les
chevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l'ôtèrent de son lit,
l'étendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d'un
linceul.
Sur la mer, le vent s'était levé et frappait
la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu'à terre. Iseut la
Blonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et
les cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demanda aux
gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.
Un vieillard lui dit :
« Dame, nous avons une grande douleur.
Tristan le franc, le preux, est mort. Il était large aux besogneux,
secourable aux souffrants. C'est le pire désastre qui soit jamais
tombé sur ce pays. »
Iseut l'entend, elle ne peut dire une parole.
Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. Les
Bretons s'émerveillaient à la regarder ; jamais ils n'avaient
vu femme d'une telle beauté. Qui est-elle ? D'où
vient-elle ?
Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains,
affolée par le mal qu'elle avait causé, poussait de grands cris sur
le cadavre. L'autre Iseut entra et lui dit :
« Dame, relevez-vous, et laissez-moi
approcher. J'ai plus de droits à le pleurer que vous, croyez-m'en.
Je l'ai plus aimé. »
Elle se tourna vers l'orient et pria Dieu.
Puis elle découvrit un peu le corps, s'étendit près de lui, tout le
long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra
étroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle
rend ainsi son âme ; elle mourut auprès de lui pour la douleur
de son ami.
Quand le roi Marc apprit la mort des amants,
il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils,
l'un de calcédoine pour Iseut, l'autre de béryl pour Tristan. Il
emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimés. Auprès d'une
chapelle, à gauche et à droite de l'abside, il les ensevelit en
deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan
jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs
odorantes, qui, s'élevant par-dessus la chapelle, s'enfonça dans la
tombe d'Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : au
lendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et
plonge encore au lit d'Iseut la Blonde. Par trois fois ils
voulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent la
merveille au roi Marc : le roi défendit de couper la ronce
désormais.
Seigneurs, les bons trouvères d'antan, Béroul
et Thomas, et monseigneur Eilhart et maître Gottfried, ont conté ce
conte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vous
mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et
ceux qui sont heureux, les mécontents et les désireux, ceux qui
sont joyeux et ceux qui sont troublés, tous les amants.
Puissent-ils trouver ici consolation contre l'inconstance, contre
l'injustice, contre le dépit, contre la peine, contre tous les maux
d'amour !
À propos de cette édition
électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le
groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
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—
Février 2004
—
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