Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Âñå êíèãè àâòîðà
Ýòà æå êíèãà â äðóãèõ ôîðìàòàõ
Ïðèÿòíîãî ÷òåíèÿ!
Des milliards de tapis de cheveux
Andreas Eschbach
Des milliards
de tapis de cheveux

LA DENTELLE DU CYGNE
Andreas Eschbach
Des milliards de
tapis de cheveux
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR CLAIRE DUVAL
L’ATALANTE
Nantes
Illustration
de couverture : Vincent Madras
DIE
HAARTEPPICHKNÜPFER
© 1995 by Franz Schneekluth Verlag, München
Lizenzausgabe mit Genehmigung der Schneekluth Verlag GmbH, Münche
©
Librairie l’Atalante, 1999, pour la traduction française
ISBN
2-84172-111-6
L’Atalante,
15 rue des Vieilles-Douves, 44000 Nantes
CHAPITRE PREMIER
LES TISSEURS
NŒUD APRÈS NŒUD, jour après jour, une vie durant, les mains
de l’exécutant répétaient sans cesse les mêmes gestes, nouant et renouant sans
cesse les fins cheveux, des cheveux si fins et si ténus que ses doigts
finissaient immanquablement par trembler et ses yeux par faiblir de s’être si
intensément concentrés – et pourtant, l’avancée de l’ouvrage était à
peine perceptible ; une bonne journée de travail avait comme maigre fruit
un nouveau fragment de tapis dont la taille approximative n’excédait pas celle
d’un ongle. Mais, malgré tout, l’homme se tenait là, accroupi, courbé au-dessus
du châssis de bois craquant sur lequel son père et le père de son père
s’étaient penchés avant lui, avec sous les yeux le verre grossissant hérité de
ses ancêtres et rendu presque opaque d’avoir tant servi, les bras appuyés sur
une planche polie calée sous sa poitrine, et ne guidant l’aiguille qu’au seul
bout de ses doigts.
Tout à son ouvrage, il se tenait
donc là, perpétuant nœud après nœud une tradition ancestrale, jusqu’au moment
où il fut saisi par une sorte de transe et où un bien-être parfait
l’envahit ; la douleur lancinante dans son dos s’évanouit et il cessa
soudain de sentir le poids des années figées dans ses os. Il tendit l’oreille
aux bruits de toutes sortes produits par cette maison que les pères de ses
pères avaient bâtie. Il entendit le souffle continu du vent balayer le toit et
s’engouffrer par les fenêtres ouvertes ; de la cuisine, au
rez-de-chaussée, lui parvinrent le cliquetis de la vaisselle qu’on entrechoque
et les bavardages de ses femmes et de ses filles. Tous ces bruits lui étaient
familiers. Parmi eux il distingua la voix de la sage-femme qu’il hébergeait
depuis quelques jours sous son toit, car Garliad, sa concubine, attendait sa
délivrance. Le carillon grinçant et quelque peu étouffé de la porte d’entrée
lui parvint aux oreilles ; ensuite il entendit qu’on ouvrait au visiteur
et il perçut, dans les murmures qui montaient jusqu’à lui, l’excitation que
cette arrivée provoquait. Ce devait être la femme venue livrer des vivres, des
étoffes et diverses marchandises : elle avait promis de passer dans la
journée.
Puis l’escalier craqua sous le
poids d’un pas lourd. C’était certainement l’une des femmes qui montait à son
atelier lui porter son déjeuner. À l’étage inférieur, elles étaient sans doute
sur le point d’inviter la nouvelle venue à partager leur repas, espérant bien
apprendre les derniers commérages et prêtes à se laisser convaincre d’acheter
la première bricole venue. Il poussa un soupir, acheva le nœud qu’il avait
entrepris, écarta le verre grossissant et se retourna.
Devant lui se tenait Garliad,
qui arborait un ventre énorme et tenait à la main une assiette fumante ;
elle attendait qu’il l’autorisât à entrer, ce qu’il fit d’un geste impatient de
la main.
« Qu’est-ce qu’il leur
prend de te laisser travailler dans ton état ? grogna-t-il. Tu as vraiment
envie que ma fille vienne au monde dans un escalier ?
— Mais, Ostvan, répliqua
Garliad, je me sens très bien aujourd’hui.
— Où est mon
fils ? »
Elle hésita.
« Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ? Je
vais te le dire, moi, où il est ! s’exclama-t-il, le souffle court. À la
ville ! Dans cette école ! En train de se ruiner la vue et de se
laisser embobiner par ces livres de malheur !
— Il a essayé de réparer le
chauffage et il a dit qu’il allait chercher quelque chose. »
Ostvan se leva péniblement de
son tabouret et lui prit l’assiette des mains.
« Maudit soit le jour où je
lui ai permis de fréquenter cette école de la ville. Jusque-là Dieu ne
s’était-il pas montré généreux envers moi ? Ne m’avait-il pas fait don de
cinq filles et d’un seul fils, m’épargnant ainsi d’avoir à tuer un
enfant ? Ne m’avait-il pas comblé en dotant mes femmes et mes filles de
cheveux aux nuances si variées que je n’ai nul besoin de les teindre et que je
puis, grâce à eux, tisser un tapis qui sera un jour digne de l’Empereur ?
Mais alors pourquoi le Ciel ne permet-il pas que je fasse de mon fils un
tisseur respectable, pourquoi ne puis-je espérer gagner ainsi ma place auprès
de Dieu, pourquoi ne puis-je espérer l’aider un jour à nouer les fils du grand
tapis de la vie ?
— Tu ne devrais pas t’en
prendre au Ciel de la sorte, Ostvan.
— C’est à mon fils que je
m’en prends, n’en ai-je pas le droit ? Et je comprends bien pourquoi sa
mère évite de me monter les repas.
— Il faudrait que tu me
donnes de l’argent pour payer…
— De l’argent !
Toujours de l’argent ! »
Ostvan posa son assiette sur le
rebord de la fenêtre et traîna les pieds jusqu’à un coffre scellé et orné d’une
photographie du tapis que son père avait tissé. Ce coffre renfermait le reste
de l’argent qu’avait rapporté la vente du tapis et qu’Ostvan avait réparti dans
de petites boîtes étiquetées, portant chacune la marque d’une année. Il en
sortit une pièce de monnaie.
« Prends. Mais souviens-toi
que ce que nous possédons là doit suffire pour le reste de notre existence.
— Oui, Ostvan.
— Et quand Abron rentrera,
envoyez-le-moi immédiatement.
— Oui, Ostvan »,
répéta-t-elle en quittant l’atelier.
Tous ces soucis, toutes ces
contrariétés, était-ce une vie ? Ostvan tira une chaise jusque devant la
fenêtre et s’y assit pour prendre son repas. Son regard se perdit dans le
paysage désertique, rocailleux et aride qui s’étendait à l’infini. Autrefois,
il lui arrivait encore parfois d’y aller chercher certains minéraux
indispensables à de secrètes préparations. À quelques reprises, il s’était
également rendu en ville pour acheter des outils ou des substances chimiques.
Mais depuis, il avait réuni tout ce dont il pourrait avoir besoin pour réaliser
son tapis. Il y avait de grandes chances qu’il ne mît plus jamais le pied
dehors. De surcroît, il n’était plus tout jeune ; il aurait bientôt achevé
son œuvre, et il serait alors temps de penser à la mort.
Quelques heures plus tard, dans
l’après-midi, des pas rapides dans l’escalier l’interrompirent dans son
travail. C’était Abron.
« Tu désirais me parler,
père ?
— Tu es allé à la
ville ?
— Je suis allé acheter du
charbon.
— Nous avons dans la cave
de quoi nous chauffer pendant des générations.
— Je l’ignorais.
— Tu aurais pu me le
demander, non ? Mais n’importe quel prétexte t’est bon pour te rendre à la
ville. »
Abron s’approcha sans y avoir
été invité.
« Je sais que cela te
déplaît que j’aille si souvent en ville et que je lise des livres. Mais, père,
c’est plus fort que moi, c’est tellement intéressant… tous ces autres mondes…
Il y a tant à apprendre… tant de vies différentes de la nôtre…
— Garde tes boniments. Ta
vie à toi est toute tracée. Je t’ai tout appris, tout ce qu’un tisseur doit
savoir, tu n’as besoin de rien d’autre. Tu es capable de faire tous les styles
de nœuds ; imprégner, teindre, je t’ai initié à toutes ces techniques, et
tu connais les modèles que nous ont transmis nos ancêtres. Lorsque tu auras
ébauché le canevas de ton propre tapis, tu te choisiras une femme qui te
donnera beaucoup de filles aux chevelures variées. Et, le jour de vos noces, je
détacherai mon tapis de ce châssis, je l’envelopperai, je te l’offrirai et tu
le vendras à la ville aux marchands impériaux. C’est ce que j’ai fait avec le
tapis de mon père, c’est ce que mon père a fait avant moi avec le tapis de son
père, et celui-ci avec le tapis de son propre père, mon aïeul ; cette
coutume se transmet de génération en génération depuis des milliers d’années.
Je m’acquitte de ma dette envers toi, tu devras faire de même avec ton fils,
lui-même à son tour avec le sien et ainsi de suite. Ainsi en a-t-il toujours
été, ainsi en sera-t-il toujours, jusqu’à la fin des temps. »
Abron, cruellement touché par
ces propos, laissa échapper un soupir.
« Oui, bien sûr, père, mais
cette perspective ne m’enchante guère. À vrai dire, je préférerais renoncer à
devenir tisseur.
— Je suis tisseur, donc tu
seras tisseur aussi ! Ostvan, d’une main tremblante de rage, désigna le
tapis inachevé. « Ce tapis représente le travail de toute une vie, tu
entends, de toute ma vie, et c’est la somme que tu en retireras qui te fera
vivre jusqu’à la fin de tes jours. Tu as une dette envers moi, Abron, et
j’exige que tu t’en acquittes un jour auprès de ton fils. Et plaise à Dieu
qu’il ne te cause pas autant de soucis que tu m’en causes ! »
Abron n’osa pas regarder son
père en face lorsqu’il rétorqua :
« Certaines rumeurs
courent, en ville… On parle d’une rébellion, d’une possible abdication de
l’Empereur… Qui paiera les tapis si l’Empereur n’est plus là ?
— Les étoiles s’éteindront
avant que la gloire de l’Empereur ne pâlisse ! s’écria Ostvan d’une voix
retentissante. Aurais-tu donc oublié cet adage ? Tu l’as pourtant souvent
entendu de ma bouche, et la première fois tu étais tout juste en âge de prendre
place à mes côtés pour me regarder travailler ! Crois-tu peut-être qu’un
simple mortel puisse comme cela, par caprice, bouleverser l’ordre du monde que
Dieu lui-même a voulu ?
— Non, père, murmura Abron.
Bien sûr que non. » Ostvan le dévisagea.
« Maintenant va travailler
à l’ébauche de ton tapis.
— Oui, père. »
Tard dans la soirée, Garliad fut
saisie des premières douleurs. Les femmes l’accompagnèrent dans la pièce
qu’elles avaient apprêtée en prévision de l’accouchement ; Ostvan et Abron
restèrent dans la cuisine.
Ostvan alla chercher deux
gobelets, une bouteille de vin, et ils burent en silence. Par moments leur
parvenaient de la pièce voisine les cris et les gémissements de Garliad, puis
la maison retombait dans le silence. La nuit promettait d’être longue.
Lorsque son père se leva pour
aller chercher une seconde bouteille de vin, Abron demanda :
« Que se passera-t-il si
c’est un garçon ?
— Tu le sais aussi bien que
moi, répliqua Ostvan d’une voix caverneuse.
— Et que feras-tu ?
— Selon une loi immuable,
un tisseur n’a droit qu’à un seul fils, car le tapis d’un tisseur ne peut
nourrir qu’une seule famille. » Ostvan désigna une vieille épée toute
tachée qui pendait au mur. « Voilà ce dont ton grand-père s’est servi pour
tuer mes deux frères le jour de leur naissance. »
Abron se tut.
« Tu affirmes que c’est
Dieu qui a voulu cet ordre du monde, s’exclama-t-il soudain avec violence. Ce
doit être là un dieu bien cruel, ne trouves-tu pas ?
— Abron ! gronda
Ostvan.
— Je ne veux rien avoir à
faire avec ton dieu ! s’écria le jeune homme en s’élançant hors de la
cuisine.
— Abron ! Reste
ici ! »
Mais il monta précipitamment
l’escalier qui menait aux chambres et ne réapparut pas.
Ostvan attendit donc seul, mais
il laissa son verre de côté. Les heures passèrent et ses pensées
s’assombrirent. Finalement s’élevèrent dans le silence les cris d’un nouveau-né
mêlés à ceux de l’accouchée, et Ostvan entendit les lamentations et les pleurs
des femmes. Il se leva à grand-peine, comme si chaque mouvement le faisait
souffrir. Il décrocha l’épée du mur et la posa sur la table. Puis il attendit,
debout, patiemment résigné, jusqu’à ce que la sage-femme sorte de la chambre,
le nouveau-né dans les bras.
« C’est un garçon, dit-elle,
impassible. Allez-vous le tuer, maître ? »
Ostvan contempla le visage rose
et fripé de l’enfant.
« Non, dit-il. Il vivra. Je
veux qu’il s’appelle Ostvan, tout comme moi. Je lui apprendrai l’art de tisser
des tapis de cheveux, et, si je ne devais pas vivre assez longtemps, un autre
se chargera de parfaire son éducation. Ramène-le auprès de sa mère et
répète-lui ce que je viens de te dire.
— Oui, maître »,
répondit la sage-femme en sortant avec l’enfant.
Alors Ostvan s’empara de l’épée
sur la table, monta l’escalier qui menait aux chambres et tua son fils Abron.
CHAPITRE II
LES MARCHANDS
YAHANNOCHIA s’apprêtait pour la venue annuelle du marchand
de tapis en cheveux. C’était comme un réveil pour la ville qui, sitôt cet
événement passé, retomberait pour le reste de l’année dans sa torpeur, une
torpeur accrue par un soleil de plomb.
Tout d’abord apparurent des
guirlandes accrochées çà et là aux toitures basses, ainsi que de maigres gerbes
de fleurs qui tentaient tant bien que mal de cacher la misère des murs tachés
par les années. De jour en jour s’accrut le nombre des fanions de couleurs
vives flottant au vent, un vent qui n’était pas tombé et continuait de balayer
les faîtes des toits ; et les odeurs qui s’exhalaient des chaudrons fumant
dans des cuisines obscures empesaient l’air des étroites ruelles. Tout devait
être fin prêt pour la Grande Fête. Des heures durant, les femmes peignèrent
leurs longs cheveux et ceux de leurs filles en âge de prendre part aux
réjouissances. Pour finir, les hommes reprisèrent leurs souliers. Des fanfares
répétaient, produisant d’infâmes bruits de ferraille qui se mêlaient au
bourdonnement diffus et permanent de voix énervées. Les enfants, qui
d’ordinaire jouaient tristement et sans bruit dans les ruelles, couraient dans tous
les sens en hurlant, et tous avaient revêtu leurs plus beaux habits. C’était
une agitation bariolée, une fête des sens, l’attente fébrile du Grand Jour.
Enfin ce jour arriva. Les
cavaliers que l’on avait envoyés en reconnaissance revinrent et, suivis de la
foule, se pressèrent dans les ruelles pour annoncer au son des
trompettes :
« Le marchand arrive !
— Lequel est-ce ?
demandèrent en chœur des centaines de voix.
— La caravane porte les
couleurs de Moarkan », rapportèrent les éclaireurs avant d’éperonner leurs
chevaux qui reprirent leur course au galop. Et des centaines de voix
colportèrent la nouvelle, le nom du marchand fit le tour des maisons et des
huttes, chacun y allant de son commentaire. « Moarkan ! » On se
remémora la date du dernier passage de Moarkan à Yahannochia, ainsi que les
marchandises qu’il avait apportées après les avoir sélectionnées dans de
lointaines cités. « Moarkan ! » Les conjectures fusèrent sur les
contrées qu’il avait traversées sur son chemin, sur les villes dont il
pourrait, pour y être passé, donner des nouvelles ou même du courrier.
« Moarkan arrive !… »
Mais il fallut encore deux longs
jours avant que l’imposante caravane du marchand ne franchisse les murs de la
ville.
Les fantassins, qui ouvraient la
marche, furent les premiers à faire leur entrée. De loin, on aurait dit une
seule et même gigantesque chenille au dos hérissé de piquants étincelants et
qui progressait en rampant sur la voie commerciale menant à Yahannochia. Ce
n’est que lorsque la masse fut plus proche que l’on reconnut des hommes revêtus
d’armures de cuir, leurs fers de lance pointés vers le ciel, dardant ainsi les
rayons du soleil dans des éclairs de lumière. Ils firent leur entrée d’un pas
lourd et fatigué, le visage recouvert d’une épaisse croûte de poussière et de
sueur, le regard vide, épuisé, hagard. Tous portaient au dos, comme marqués de
son sceau, les couleurs du marchand.
Vint ensuite la garde à cheval.
Maîtrisant à grand-peine les ébrouements de leurs montures, les soldats du
marchand cheminaient, armés d’épées, de sabres, de lourds fouets et de
couteaux. Nombre d’entre eux portaient fièrement à la ceinture une arme
brillante mais déjà ébréchée par le temps, et tous jetaient des regards
condescendants sur le peuple massé de part et d’autre de la voie. Malheur à
quiconque osait s’aventurer trop près du convoi ! La réponse du fouet
était immédiate ; et c’est sous ces claquements que les cavaliers se
frayaient un large sillon parmi la foule des curieux, libérant ainsi le chemin
pour la caravane qui les suivait.
Les voitures étaient tirées par
d’imposants buffles ; leur poil hirsute et emmêlé dégageait une odeur
écœurante, une puanteur dont seuls ces buffles avaient le secret. Avec force
grincements et couinements, les voitures se rapprochèrent en cahotant, traçant
péniblement, de leurs roues ferrées et imparfaites, de lourds sillons sur le
sol desséché. Tous savaient que ces chariots étaient remplis de marchandises
précieuses provenant de contrées lointaines, de sacs d’épices rares, de ballots
de fines étoffes, de fûts de mets délicats et coûteux, de chargements de bois
précieux et de coffrets débordant de pierres d’une valeur inestimable. Les
rouliers gratifiaient la foule de regards furibonds, mais, imperturbablement
assis à leur poste, fouet au poing, ils encourageaient les buffles à ne pas se
laisser distraire par l’inhabituelle agitation qui les cernait, et à ne pas
ralentir leur impassible marche.
Puis s’avança, tirée par seize
buffles, une imposante voiture somptueusement parée : c’était celle du
marchand et de sa famille. Tous les badauds tendirent le cou dans l’espoir
d’apercevoir Moarkan en personne, mais le marchand ne se montra pas. Les
rideaux demeurèrent tirés ; seuls les deux rouliers, perchés sur leur
siège, offrirent leur morosité à la vue des curieux.
Enfin parut la voiture des tapis
de cheveux. Des murmures parcoururent la foule massée sur le bord de la voie.
L’attelage du colosse d’acier ne comptait pas moins de quatre-vingt-deux
buffles. Le gigantesque coffre blindé ne présentait aucune fenêtre, aucune
lucarne ; seule une porte étroite donnait accès à l’intérieur, et le
marchand était seul à en posséder la clé. Sous le poids de ce géant de
plusieurs tonnes, les huit larges roues s’enfonçaient profondément dans le sol
en émettant de puissants grincements, et le roulier devait constamment fouetter
l’échine des buffles pour les faire avancer. La voiture était escortée de
soldats à cheval ; l’œil sans cesse aux aguets, l’air méfiant, ils
semblaient redouter à chaque instant d’être attaqués et dévalisés. Tous
savaient que l’on transportait dans cette voiture, outre les tapis dont le
marchand avait déjà fait l’acquisition en chemin, l’argent destiné à payer ceux
qu’il serait encore amené à acheter. Énormément d’argent.
Suivirent d’autres
voitures : celles où vivaient les serviteurs principaux du marchand, la
voiture de ravitaillement pour les soldats et celles affectées au transport des
tentes et de tout le matériel requis par une caravane de cette envergure. Et
les enfants suivaient la queue du cortège en courant, ils criaient à tue-tête,
sifflaient, hurlaient, tout excités qu’ils étaient par le spectacle.
Le convoi fit son entrée sur la
Grand-Place au son des fanfares. Fanions et étendards flottaient sur de hauts
mâts, et les artisans de la ville mettaient la touche finale aux étals qu’ils
avaient dressés dans un angle du marché et sur lesquels ils proposaient leurs
produits, dans l’espoir de faire de bonnes affaires avec les hommes de Moarkan.
Lorsque les voitures de la caravane s’immobilisèrent, les serviteurs du
marchand se mirent aussitôt à l’ouvrage et montèrent pour la vente leurs
propres étals et leurs propres tentes. De toutes parts retentissait un brouhaha
de voix, de cris et de rires qui le disputait au cliquetis des outils et des
pieux de métal. La foule compacte des habitants de Yahannochia se tenait
timidement en marge, car les soldats à cheval guidaient leurs fières montures
au milieu de cette agitation marchande et, en guise d’avertissement, portaient
la main au fouet accroché à leur ceinture dès qu’un villageois leur semblait
devenir par trop indiscret.
Les édiles apparurent, vêtus de
leurs plus somptueux atours et flanqués de soldats municipaux. Les gens de la
suite du marchand s’écartèrent sur leur passage et libérèrent une ruelle pour
leur permettre de rejoindre la voiture de Moarkan. Les notables attendirent
alors patiemment, jusqu’à ce qu’une petite fenêtre s’ouvre de l’intérieur et
que le visage du marchand en sorte. Il échangea quelques mots avec les plus
hauts dignitaires, puis fit un signe à l’un de ses serviteurs.
Ce dernier, le héraut de la
compagnie, grimpa sur le toit de la voiture avec l’agilité d’un lézard, se
campa sur ses jambes et s’écria, les bras écartés :
« Yahannochia ! Le
marché est ouvert ! »
« Depuis quelque temps, des
rumeurs étranges circulent ici au sujet de l’Empereur, dit l’un des notables de
la ville à Moarkan, dans le brouhaha provoqué autour d’eux par l’ouverture des
réjouissances. Peut-être en savez-vous davantage ? »
Les yeux de Moarkan, de petits
yeux rusés, se plissèrent.
« De quelles rumeurs
parlez-vous, monsieur ?
— Il paraîtrait que
l’Empereur aurait abdiqué.
— L’Empereur ? Comment
l’Empereur pourrait-il abdiquer ? Le soleil pourrait-il briller sans
lui ? Les étoiles pourraient-elles continuer de luire dans le
ciel ? » Le marchand secoua sa lourde tête. « Pourquoi les
vaisseaux impériaux continueraient-ils, comme depuis tant d’années, de
m’acheter les tapis de cheveux ? J’ai moi aussi entendu ces rumeurs, mais
je n’y ajoute aucune foi. »
Pendant ce temps, sur une grande
estrade parée pour l’occasion, on mettait la dernière touche aux préparatifs du
rituel qui, en réalité, justifiait à lui seul la venue du marchand : la
remise des tapis de cheveux.
« Citoyens de Yahannochia,
approchez et regardez ! » s’écria le maître de cérémonie, un colosse
à barbe blanche vêtu de brun, de noir, de rouge et d’or – les
couleurs de la Guilde des tisseurs. Alors tous coupèrent court à leurs
occupations, tournèrent leur regard vers l’estrade et s’approchèrent lentement.
Cette année, ils étaient treize
tisseurs à avoir achevé leur œuvre et donc prêts à l’offrir à leur fils. Les
tapis étaient fixés sur de grands châssis et enveloppés de tissus gris. Douze
des treize tisseurs étaient présents ; courbés sous le poids des ans, ils
se tenaient à grand-peine sur leurs jambes, considéraient le monde qui les
entourait en clignant de leurs yeux rendus à moitié aveugles. L’un des treize
étant mort récemment, il était représenté par un membre plus jeune de la
Guilde. De l’autre côté de l’estrade se tenaient treize jeunes hommes, les fils
des vieux tisseurs.
« Citoyens de Yahannochia,
voyez les tapis qui orneront le palais de l’Empereur ! »
Comme chaque année, des murmures
empreints de respect parcoururent la foule lorsque les tisseurs dévoilèrent
leur tapis, l’œuvre de leur vie.
Mais, cette année, dans
l’harmonie des voix s’insinuait la note discordante du doute.
« N’avez-vous pas entendu
dire que l’Empereur aurait abdiqué ? »
La question revenait sur bien
des lèvres.
Le photographe qui faisait route
avec la suite du marchand monta sur l’estrade pour proposer ses services. Ainsi
que l’exigeait la tradition, chaque tapis fut photographié séparément, et
chaque tisseur, les doigts tremblants, reçut le cliché que le photographe avait
pris sur un appareil usagé au boîtier tout éraflé.
Puis le maître de cérémonie
ouvrit les bras ; d’un geste large, il imposa le silence et ferma les yeux
jusqu’à ce que le calme soit revenu sur la Grand-Place. Chacun s’interrompit et
suivit en retenant son souffle ce qui se passait sur l’estrade. Toutes les
conversations cessèrent, les artisans qui travaillaient aux étals abandonnèrent
leurs outils ; chacun resta debout à sa place, et le silence s’établit, un
silence perturbé seulement par le bruissement des vêtements et les gémissements
du vent dans les solives des hautes maisons.
« Nous témoignons notre
reconnaissance à l’Empereur par tout ce que nous possédons et tout ce que nous
sommes, dit-il alors solennellement en prononçant la formule rituelle. Nous
faisons offrande de l’œuvre de notre vie pour remercier celui par qui nous
vivons et sans qui nous ne serions rien. Et, à l’instar des autres mondes de ce
royaume, le nôtre apporte sa contribution à l’ornement du palais
impérial ; ainsi sommes-nous particulièrement fiers et heureux d’avoir
l’honneur de réjouir de notre art l’œil de l’Empereur. Lui, le créateur des
étoiles les plus brillantes et de l’obscurité profonde du ciel, lui nous fait
l’insigne honneur de poser le pied sur l’œuvre de nos mains. Gloire lui soit
rendue, maintenant et pour toujours.
— Gloire lui soit
rendue », murmurèrent en inclinant la tête les hommes et les femmes
rassemblés sur la Grand-Place.
Au signal du maître de
cérémonie, le gong retentit.
« L’heure est venue, dit-il
à l’adresse des jeunes hommes, que soit renouvelé le cercle éternel des
tisseurs. Chaque génération a une dette envers la génération précédente et doit
s’en acquitter auprès de ses propres enfants. Êtes-vous disposés à rejoindre ce
cercle ?
— Nous le sommes,
répondirent-ils en chœur.
— Recevez alors l’œuvre de
vos pères, et acceptez la dette qui vous lie à eux. »
Cette formule de clôture
prononcée, le maître de cérémonie ordonna d’un geste le second coup de gong.
Chaque vieux tisseur sortit un
couteau et trancha précautionneusement les liens qui maintenaient son tapis sur
le châssis. Libérer le tapis de son châssis : par cet acte symbolique
chacun d’entre eux mettait un terme à l’œuvre de sa vie. L’un après l’autre,
chacun des fils s’approcha de son père, qui roula avec soin son tapis et le lui
déposa dans les bras, souvent les larmes aux yeux.
Lorsque le dernier tapis fut
remis, une déferlante d’applaudissements s’abattit sur la place, la musique
commença de jouer et, comme si une digue venait de céder, la bruyante agitation
du marché reprit de plus belle. La fête pouvait commencer.
Dirilja, la jolie fille du
marchand, avait suivi de sa fenêtre le rituel de la remise des tapis, et,
lorsque la musique retentit, des larmes perlaient également à ses yeux. Mais
dans son cas c’étaient des larmes de douleur. En pleurs, elle appuya la tête
contre la vitre et plongea les doigts dans sa longue chevelure d’un blond
vénitien.
Moarkan se tenait devant la
glace, occupé à soigner le somptueux drapé de son étincelant manteau ; il
souffla bruyamment, la rage aux lèvres.
« Cela fait plus de trois
ans, Dirilja ! Il en aura trouvé une autre, et toutes les larmes du monde
n’y pourront rien changer.
— Mais il a promis de
m’attendre ! murmura la jeune fille dans un sanglot.
— Bah ! On dit
n’importe quoi quand on est amoureux, répliqua le marchand. Et on oublie tout
aussi vite. Pour un garçon au sang chaud, c’est sans incidence : trois
jours après, il peut promettre exactement la même chose à une autre.
— Ce n’est pas vrai. Tu ne
me feras jamais croire cela. Nous nous sommes juré de nous aimer jusqu’à la
mort d’un amour éternel, et c’était un serment aussi sacré que celui du
cercle. »
Moarkan observa sa fille un
instant en silence, puis il secoua la tête en soupirant.
« Mais tu le connaissais à
peine, Dirilja. Et, crois-moi, un jour tu te réjouiras que les choses aient
pris cette tournure. Tu imagines un instant la vie d’une femme de
tisseur ? Tu ne peux pas te peigner sans qu’il soit là, dans ton dos, à
retirer le moindre de tes cheveux accrochés à la brosse. Tu dois le partager
avec une, deux ou même plusieurs autres femmes. Et, lorsque que tu lui offres
un enfant, tu dois t’attendre à ce qu’il te l’arrache. Si tu choisis Buarati,
par contre…
— Je ne veux pas devenir la
femme d’un gros marchand obèse, pas pour tous les tapis du monde ! hurla
Dirilja, laissant éclater sa colère.
— Comme tu voudras »,
répliqua Moarkan. Il se retourna vers le miroir et passa à son cou la lourde
chaîne d’argent, symbole de son rang. « Je dois te quitter
maintenant. » Il ouvrit la porte et le vacarme du marché s’engouffra
aussitôt à l’intérieur. « Du reste, dit-il en sortant, il semblerait
pourtant que le destin soit de mon côté : l’Empereur soit
loué ! »
Accompagné du maître de la
Guilde des tisseurs, le marchand monta sur l’estrade afin de faire une
estimation des tapis et de les acheter. Moarkan s’avança majestueusement vers
le premier héritier et se fit montrer le tapis que celui-ci avait reçu ;
de ses doigts grassouillets, il palpa la texture de l’ouvrage et considéra
minutieusement les motifs avant de donner son prix. La musique continuait,
imperturbable ; les éventuels badauds qui assistaient à la scène ne
pouvaient saisir que les gestes du marchand et les réactions du tisseur
lorsqu’un prix lui était finalement proposé. Les mots échangés, quant à eux,
étaient à jamais engloutis dans le tumulte du marché.
En général, les jeunes hommes se
contentaient de hocher la tête en signe de consentement, le visage pâle mais ne
laissant transparaître aucune émotion. Puis le marchand enjoignait à l’un de
ses serviteurs de s’approcher à quelques pas et lui donnait des ordres concis.
Alors celui-ci, aidé d’un petit nombre de soldats, se chargeait des formalités
d’usage : l’argent était apporté, compté, le tapis transporté dans la voiture
blindée, tandis que Moarkan négociait déjà l’acquisition du suivant.
Quant au maître de la Guilde, il
intervenait lorsque le prix proposé par le marchand lui semblait injustement
bas. Parfois, le ton montait et les esprits s’échauffaient, mais, au bout du compte,
le marchand était certain d’avoir le dessus. Pour les tisseurs, le choix était
simple : faire affaire avec lui ou bien attendre l’année suivante, en
espérant que son successeur leur ferait une meilleure offre.
Soudain, l’un des vieux tisseurs
s’effondra à l’annonce du prix proposé par Moarkan ; il mourut quelques
instants plus tard. Le marchand attendit que l’on évacue le corps de l’estrade,
puis il reprit la transaction comme si de rien n’était. La foule massée en
contrebas s’était à peine rendu compte de l’incident. Cela arrivait à peu près
chaque année, et parmi les tisseurs on considérait cette façon de mourir comme
un grand honneur. La musique ne s’était même pas tue.
Dirilja ouvrit une fenêtre
latérale de la voiture, du côté qui ne donnait pas sur l’estrade, et elle se
pencha dehors. Sa magnifique longue chevelure fit sensation, et, chaque fois
qu’elle croisait le regard de quelqu’un, elle lui faisait signe de s’approcher
et demandait :
« Connaîtriez-vous un jeune
homme nommé Abron ? »
À la plupart ce nom ne disait
rien, mais certains le connaissaient.
« Abron ? Le fils d’un
tisseur, non ?
— Oui, vous le
connaissez ?
— À une époque, il allait
souvent à l’école, mais son père était contre, à ce qu’on a entendu dire.
— Et maintenant ? Que
fait-il maintenant ?
— Je l’ignore. Cela fait
longtemps qu’on ne l’a pas vu, très longtemps… »
Dirilja trouva une vieille femme
qui connaissait Abron ; alors, quoi que cela lui coûtât, elle se fit
violence et lui posa la question qui obsédait son cœur :
« Savez-vous s’il s’est
marié ?
— Marié ? Abron ?
Non… dit la vieille femme. Si tel était le cas, cela aurait dû se faire l’an
passé, ou l’année d’avant, au cours de la fête ; et je l’aurais su car,
voyez-vous, mon logis donne directement sur la place du marché : je vis
dans une petite chambre sous les toits, dans cette maison, là, en face… »
Entre-temps, les préparatifs
pour le rituel nuptial avaient débuté. Tandis que l’on vendait les derniers
tapis, les pères menaient sur le bord de l’estrade leurs filles en âge de se
marier, et, lorsque le marchand quitta la scène, accompagné du maître de la
Guilde, l’orchestre se lança dans une danse endiablée. Ondulant au rythme de la
musique, les jeunes filles s’avancèrent lentement vers les jeunes tisseurs pour
les attirer dans la ronde ; ils se tenaient au milieu de la scène, leur
coffre rempli d’argent près d’eux, et considéraient avec embarras le spectacle
qui s’offrait à leurs yeux.
À présent, les villageois se
rapprochaient en masse de l’estrade et encourageaient les jeunes gens de leurs
applaudissements. Les jeunes filles faisaient tourbillonner leurs jupes, et le
mouvement de leurs têtes faisait s’envoler leurs longues chevelures qui, dans
la lumière du soleil couchant, virevoltaient comme autant de feux follets.
Emportées par la danse, elles s’avançaient ainsi vers le jeune homme qui leur
plaisait, effleuraient furtivement son torse ou sa joue et reculaient d’un
bond ; elles l’attiraient, le charmaient, riaient en lui jetant un regard
aguicheur, retroussaient même brièvement leur jupe au-dessus du genou ou, d’un
geste rapide, suggéraient les formes de leur corps.
La foule exulta lorsque l’un des
jeunes hommes se décida à quitter son cercle et à entrer dans la danse pour y
rejoindre l’une des filles. Elle lui lança des regards prometteurs, tout en
reculant d’un air faussement effarouché ; elle passa lentement le bout de
sa langue sur ses lèvres entrouvertes, espérant bien ainsi évincer du jeu
celles qui tentaient également leur chance auprès de l’élu, et elle l’attira jusqu’auprès
de son père afin qu’il demande sa main en prononçant la formule traditionnelle.
Ainsi que l’exigeait la coutume, le père manifesta ensuite son désir de jeter
un coup d’œil au coffre du tisseur, et ils se frayèrent ensemble un passage au
milieu de cette danse endiablée, pour atteindre au centre de la scène le cercle
des jeunes gens, un cercle maintenant de plus en plus restreint car tous se
lançaient petit à petit dans la ronde, en quête de celle qu’ils choisiraient
pour première femme. Là, le jeune tisseur devait soulever le couvercle de son
coffre, et, si le père était satisfait de ce qu’il renfermait, il donnait son
consentement. Le maître de la Guilde entrait alors en scène pour examiner la
chevelure de la femme, et, s’il n’y avait aucune objection, il décrétait
l’union et l’inscrivait dans le registre de la Guilde.
Dirilja avait les yeux rivés sur
le spectacle mais ne saisissait pas vraiment ce qui se jouait devant elle. Le
rituel nuptial lui paraissait plus stupide et futile qu’un jeu d’enfants. Une
fois encore, elle revécut en pensée les heures qu’elle avait alors passées avec
Abron, trois années auparavant, la dernière fois que le convoi de son père
avait fait halte à Yahannochia. Elle revit son visage devant le sien, sentit à
nouveau sur ses lèvres le goût des baisers qu’ils avaient échangés, et sur son
corps les douces caresses de ses mains ; elle se remémora l’angoisse
qu’ils avaient éprouvée à l’idée d’être surpris dans leur intimité, une
intimité qui, pour deux jeunes gens qui n’étaient pas mariés, avait largement
franchi la limite des convenances. Elle entendit le son de sa voix, et de tout
son être lui revint la certitude d’autrefois, la certitude d’un amour
véritable.
En un éclair, elle sut qu’il lui
serait impossible de continuer à vivre sans avoir élucidé le sort d’Abron. Elle
pouvait bien sûr essayer de l’oublier, mais le prix qu’il lui faudrait payer
pour cela était trop élevé : impossible de sacrifier une telle certitude
intérieure. Elle ne saurait jamais si elle pouvait se faire confiance à
elle-même. Ce n’était pas une question d’honneur bafoué ni de jalousie
froissée. Si le monde était ainsi fait qu’une certitude comme celle qu’elle
avait éprouvée au plus profond de son être pouvait n’être qu’illusion, alors
mieux valait le quitter.
Elle regarda par toutes les
fenêtres de la voiture mais ne découvrit son père nulle part. Il était
probablement attablé avec les autorités de la ville, à mener ses transactions
secrètes.
Sur la place du marché, on
allumait les premiers flambeaux, tandis que Dirilja commençait d’emballer des
vêtements et quelques bricoles dans une petite sacoche.
La musique avait cessé. De
nombreux étals étaient déjà démontés, les marchandises rembarquées dans les
voitures et l’argent compté. La plupart des villageois étaient rentrés chez
eux.
Sur l’estrade, la cérémonie de
mariage entre les jeunes tisseurs et leurs épouses principales avait cédé la
place au marchandage des concubines. Les torches éclairaient le podium de leurs
flammes dansantes. Des hommes attendaient là, debout, leurs filles près d’eux,
des filles d’un âge plus ou moins avancé. Quelques tisseurs assez âgés, la
plupart du temps accompagnés de leur femme, passaient en traînant les pieds de
l’une à l’autre, l’œil inquisiteur ; ils tâtaient l’opulente chevelure des
jeunes femmes entre leurs doigts experts, et entamaient çà et là des
discussions approfondies. Le choix d’une concubine ne requérait pas de pompe
particulière ; le père donnait son accord, la fille suivait le tisseur, le
cérémonial s’arrêtait là.
Le lendemain matin, tandis que
la caravane guettait le signal du départ pour reprendre la route et que les
voitures étaient prêtes à partir, les buffles, agités, raclaient le sol de
leurs sabots en soufflant bruyamment, et les fantassins attendaient, formant un
grand cercle autour du convoi. Le soleil s’éleva toujours plus dans le ciel
sans que le camp fût levé. On racontait que Dirilja, la fille du marchand,
avait disparu. Mais, naturellement, nul n’osait poser plus de questions.
Enfin on entendit des chevaux lancés
à vive allure dans les ruelles de la ville. Un homme de confiance du marchand
se dirigea en hâte vers la voiture et frappa aux carreaux. Moarkan ouvrit la
porte et sortit, vêtu de ses plus somptueux habits et portant tous les insignes
de son rang. Le visage de marbre, il attendit que ses éclaireurs lui fassent
leur rapport.
« Nous avons cherché
partout, en ville et sur les chemins qui mènent aux domaines, expliqua le chef
des cavaliers, mais nous n’avons trouvé nulle part trace de votre fille.
— Elle n’est plus ma
fille », dit Moarkan d’un air sombre. Puis il ordonna : « Donnez
le signal du départ ! Et rayez de nos cartes le nom de Yahannochia ;
jamais plus nous n’y reviendrons. »
Lentement mais inexorablement,
la caravane du marchand se mit en branle, telle une coulée de roches. Cette
fois, pour assister au départ du convoi, seuls quelques enfants se tenaient au
bord du chemin. La monstrueuse cohorte de voitures, de bestiaux et d’hommes se
mit en marche dans un nuage de poussière, laissant derrière elle des traces de
roues et de sabots si profondément imprimées dans le sol que plusieurs semaines
seraient nécessaires pour les recouvrir.
De sa cachette située dans les
faubourgs de la ville, Dirilja attendit que la caravane ait disparu derrière
l’horizon, puis elle patienta encore une journée avant de se risquer au-dehors.
La plupart des gens ne la reconnurent pas, et les autres se contentèrent de
détourner le regard.
Elle parvint, sans attirer
l’attention, à se faire indiquer le chemin qui menait à la maison d’Ostvan, le
tisseur. Munie de quelques provisions, d’une bouteille d’eau et d’un fichu gris
pour se protéger du soleil et de la poussière, elle se mit en route.
Sans monture, le trajet était
long et pénible. Elle observa avec envie une petite marchande très âgée qui
venait à sa rencontre à dos d’âne, tirant derrière elle deux autres bêtes
chargées d’une multitude de ballots d’étoffes, de paniers et de sacoches de
cuir. Avec l’argent qu’elle possédait, Dirilja aurait pu s’acheter n’importe
quelle bête en ville ; mais personne n’aurait rien vendu, pas même une
vieille rosse, à une jeune femme comme elle, seule sur les routes.
Lorsque le sentier rocailleux
devint plus raide, elle dut faire des pauses de plus en plus fréquentes et,
quand le soleil fut haut dans le ciel, elle se réfugia dans l’ombre d’une roche
qui surplombait le chemin et se reposa jusqu’au moment où elle sentit ses
forces lui revenir. À ce rythme, il ne lui fallut pas moins de la journée pour
arriver à destination.
La maison se tenait là, toute de
guingois, blanchie et rongée comme le crâne d’un animal mort depuis des années.
Des cavités noires de ses fenêtres, elle semblait fixer avec attention la jeune
femme qui, épuisée, se tenait sur le pas de la porte soigneusement balayé et
regardait autour d’elle, indécise.
Brusquement, une porte s’ouvrit
et un petit enfant sortit de la maison d’un pas chancelant et mal assuré, suivi
d’une femme svelte aux longs cheveux bouclés.
Quand Dirilja vit que l’enfant
était un garçon, son cœur se serra.
« Excusez-moi, est-ce la
maison d’Ostvan ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, répondit la femme en
l’examinant de la tête aux pieds avec curiosité. Et vous, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Dirilja. Je
cherche Abron. »
Une ombre obscurcit le visage de
la femme.
« Pourquoi donc le
cherchez-vous ?
— Il était… C’est-à-dire,
nous avions… Je suis la fille de Moarkan, le marchand. Abron et moi nous étions
promis… mais il n’est pas venu et… »
Les mots lui restèrent dans la
gorge lorsque la femme s’avança vers elle et la prit dans ses bras.
« Je m’appelle Garliad,
dit-elle. Dirilja, Abron est mort. »
Garliad et Mera, la première
femme d’Ostvan, la menèrent à l’intérieur. Elles l’assirent sur une chaise et
lui tendirent un verre d’eau. Dirilja raconta son histoire et Mera, la mère
d’Abron, la sienne.
Et, lorsque tout fut dit, elles
se turent.
« Que vais-je faire
maintenant ? demanda doucement Dirilja. J’ai quitté mon père sans sa
permission ; il ne peut faire autrement que me répudier, et, si je venais
à croiser de nouveau sa route, il serait obligé de me tuer. Je ne peux plus
retourner auprès de lui. »
Garliad lui prit la main.
« Tu peux rester ici. Quand
nous lui aurons parlé et que nous lui aurons tout expliqué, Ostvan te prendra
pour concubine.
— Ici, tu es en sécurité,
c’est toujours cela, dit Mera avant d’ajouter : Ostvan est âgé. Trop âgé
pour pouvoir te toucher, Dirilja. »
Dirilja hocha lentement la tête.
Son regard tomba sur le petit garçon assis par terre qui jouait avec un petit
châssis de bois ; puis, par la porte grande ouverte, ses yeux se perdirent
au loin, par-delà les multiples vallées, par-delà les multiples crêtes
rocheuses, dans un désert poussiéreux et aride, dominé par un soleil
impitoyable et un vent incessant. Alors elle ouvrit sa sacoche et commença de
déballer ses affaires.
CHAPITRE III
LE PRÉDICATEUR
UNE SOUDAINE BOURRASQUE le décoiffa, lui rabattant les
cheveux dans le visage. D’un geste rageur, il les remit en place, puis examina
avec mécontentement les cheveux blancs restés accrochés entre ses doigts.
Chaque fois que le cours inexorable des années lui apparaissait de façon aussi
tangible, cela lui soulevait le cœur. Il se frotta les mains, comme pour se
débarrasser du même coup de ces sombres pensées.
Trop longtemps il s’était
attardé dans toutes ces maisons ; trop souvent il avait tenté de faire
entendre raison à des pères récalcitrants. L’expérience d’une longue vie aurait
dû le convaincre qu’il ne faisait que perdre son temps. À présent, le vent du
soir s’était levé et fouettait sa grise cape râpée ; la fraîcheur nocturne
se mit à se faire sentir. Devoir cheminer sur les longs sentiers retirés qui
serpentaient entre les maisons isolées des tisseurs lui pesait chaque année
davantage. Il décida de ne plus faire qu’une seule visite avant de prendre la
route du retour. La maison d’Ostvan était justement sur le chemin.
Il devait toutefois bien
admettre – et parfois cette pensée le réconfortait quelque
peu – que le grand âge offrait aussi certains avantages : aux
yeux d’autrui, cela lui conférait une autorité et une respectabilité que le
statut peu considéré de professeur ne lui avait jamais offertes. Il était de
moins en moins souvent contraint de se lancer dans de vaines discussions sur
l’intérêt pour les enfants de recevoir l’instruction dispensée à l’école ;
il arrivait de moins en moins souvent qu’un père refuse catégoriquement de
payer la contribution pour l’année scolaire à venir. Et, de plus en plus
souvent, un simple regard sévère suffisait à étouffer dans l’œuf de telles
objections.
Mais, si j’avais le choix, tout
cela ne serait pas une raison suffisante pour me convaincre de vieillir,
pensa-t-il, tout essoufflé, en grimpant péniblement la pente du chemin. Il
avait pris l’habitude d’être en avance sur le calendrier et de récolter les fonds
un peu plus tôt que prévu, afin de pouvoir effectuer son périple durant la
saison froide. En effet, ces journées sur les routes étaient toujours
harassantes, en particulier lorsqu’il lui fallait rendre visite aux tisseurs
qui, tous, habitaient loin à l’extérieur de la ville ; mais, si l’on
espérait obtenir quelque chose d’eux, il fallait impérativement, eu égard à
leur rang, faire soi-même le déplacement. Et il ne voulait plus se risquer à de
tels périples dans la fournaise des premiers mois de l’année.
Il atteignit enfin la terrasse
devant la maison. Il s’octroya quelques minutes de repos et, tout en reprenant
son souffle, examina la maison d’Ostvan. C’était un bâtiment plutôt ancien,
comme la plupart des demeures des tisseurs. L’œil perçant du professeur reconnut
dans l’ordonnancement des pierres une technique d’assemblage en usage au siècle
précédent. Certaines parties étaient de construction plus récente, même si
elles paraissaient tout aussi anciennes.
Qui cela intéresse-t-il donc
encore, de nos jours ? songea-t-il, d’humeur morose. Un savoir de plus qui
s’éteindrait avec lui… Il frappa à la porte tout en jetant un bref coup d’œil
sur sa mise, s’assurant que sa robe de professeur tombait correctement. Il
importait d’avoir l’air correct, surtout ici.
Une vieille femme lui ouvrit. Il
la reconnut. C’était la mère d’Ostvan.
« Garliad, je te salue,
dit-il. Je viens encaisser la contribution pour Taroa, ta petite-fille.
— Entre, Parnag »,
répondit-elle simplement.
Il posa son bâton contre le mur
extérieur et entra en relevant les pans de sa robe. Elle l’invita à s’asseoir,
lui offrit un gobelet d’eau puis se retira pour aller prévenir son fils. Par la
porte entrouverte, Parnag put l’entendre monter d’un pas traînant l’escalier
qui menait à l’atelier.
Il but une gorgée. Cela lui
faisait du bien d’être assis. Il parcourut du regard la pièce qu’il connaissait
pour s’y être reposé lors de ses précédentes visites : les murs blancs et
nus, l’épée tachée pendant à un crochet, les bouteilles de vin alignées sur une
haute étagère. Par la porte entrebâillée, il aperçut furtivement, dans la pièce
voisine, l’une des autres femmes du tisseur, occupée à plier du linge. Puis il
entendit à nouveau marcher, d’un pas souple et alerte cette fois.
Un homme jeune, au visage émacié
et opiniâtre, entra. Ostvan le jeune. Il avait la réputation de se conduire de
manière très cassante et très blessante avec ses semblables, et en sa présence
on avait constamment le sentiment qu’il ne demandait qu’à vous en remontrer.
Parnag le trouvait antipathique, mais il savait qu’Ostvan nourrissait à son
endroit un profond respect. Peut-être pressent-il quand même qu’il me doit la
vie, se dit avec amertume le vieil homme.
Ils se saluèrent
cérémonieusement, et Parnag fit part à son hôte des progrès de sa fille Taroa
durant l’année. Ostvan approuvait chaque phrase d’un hochement de tête, mais
cela ne semblait pas l’intéresser outre mesure.
« Vous lui inculquez bien
l’obéissance et l’amour dus à l’Empereur, n’est-ce pas ? s’enquit-il.
— Bien entendu, répondit
Parnag.
— Bien », acquiesça
Ostvan. Il sortit de sa poche quelques pièces et compta la somme, qu’il remit
au professeur.
Parnag quitta la demeure, plongé
dans ses pensées. Chacune de ses venues ici remuait quelque chose en lui, des
souvenirs d’un temps lointain, d’un temps où, fort de sa jeunesse et de sa
vitalité, il avait cru pouvoir affronter l’univers tout entier, d’un temps où
il s’était senti les épaules suffisamment solides pour arracher au monde ses
secrets et ses vérités.
Parnag souffla bruyamment, très
irrité. Tout cela était bien loin maintenant. Aujourd’hui, il n’était rien de
plus qu’un vieil homme bizarre, torturé par le flot débordant de ses souvenirs.
En outre, le soleil à l’horizon, dans un ciel rougeoyant et nuageux, dessinait
sur la plaine de longues zones d’ombre en jetant ses derniers feux, des feux
désormais trop faibles pour réchauffer la terre. Parnag avait intérêt à se
dépêcher s’il voulait être rentré avant la tombée de la nuit.
Une ombre mouvante excita son
attention. En remontant des yeux à sa source, il découvrit la silhouette d’un
cavalier qui se détachait à l’horizon. Un grand corps, comme recroquevillé dans
le sommeil, surplombait une pauvre monture de petite taille qui avait toutes
les peines du monde à poser une patte devant l’autre.
Sans savoir pourquoi, il eut, à
la vue de ce spectacle, le sentiment confus qu’un malheur allait se produire.
Parnag s’arrêta et, plissant les yeux, concentra son attention sur l’équipage,
sans parvenir cependant à en avoir une vision plus nette. Un cavalier endormi
chevauchant à la nuit tombante, cela n’avait absolument rien d’insolite.
Lorsqu’il fut rentré, il
constata avec mécontentement qu’il avait oublié de fermer la fenêtre de la
salle de classe. Durant toute la journée, l’infatigable vent du nord avait eu
le loisir de s’y engouffrer et de disséminer dans la pièce la fine poussière de
sable qu’il rapportait du désert. Contrarié, Parnag alla chercher le balai de
paille effiloché dans l’armoire où il entassait également le peu de matériel de
classe qu’il possédait. Il dut même extraire quelques grains de sable qui
s’étaient coincés dans l’embrasure de la fenêtre et en gênaient la fermeture.
Il alluma la lampe à huile, et c’est à la clarté chaude et dansante qui
s’élevait du réceptacle d’argile qu’il se mit à l’ouvrage : il essuya les
tables et les chaises, épousseta les étagères et les livres abîmés par des
lectures répétées ; enfin il balaya le sable éparpillé sur le sol.
Alors, épuisé, il s’assit un
moment sur une chaise et regarda autour de lui. Cette lumière inquiétante,
cette pièce dans la nuit : cela aussi faisait monter en lui les souvenirs
que la visite chez Ostvan avait réveillés. C’est ici qu’ils avaient autrefois
coutume de s’asseoir pour se faire la lecture et débattre de ce qu’ils avaient
lu, phrase après phrase, mus par une passion telle que plus d’une fois l’aube
était venue sans qu’ils s’en fussent aperçus. Et puis, brusquement, du jour au
lendemain, il avait dissous le petit groupe. Par la suite, il avait toujours
soigneusement évité, le soir, de revenir dans cette salle.
Quant aux livres, il les
possédait toujours. Il les avait relégués dans un coin sombre du grenier,
emballés dans un vieux sac troué noué avec une corde et cachés sous un tas de
bois. Il s’était juré, tant qu’il vivrait, de ne plus jamais les en
sortir ; peut-être son successeur les découvrirait-il, peut-être pas…
Le malheur s’empare de
quiconque commence à douter de l’Empereur.
Étrange… Il se souvint
subitement que, tout enfant déjà, c’était cet adage qui l’avait le plus
intrigué parmi tous ceux qu’on leur inculquait. Le doute était très
certainement chez lui une maladie congénitale, et sa mission était de le
combattre.
D’apprendre la confiance. La
confiance ! Il était très loin d’avoir confiance. En vérité, pensa-t-il
amèrement, je me contente d’éluder la question, voilà tout.
Le malheur s’empare de
quiconque commence à douter de l’Empereur, et s’abat aussi sur ceux qui ont
commerce avec l’impie.
À l’époque, il avait dû se
battre pour entrer en possession de ces ouvrages, et il avait remporté la
victoire. Un de ses amis avait entrepris un voyage à la ville portuaire, et il
avait réussi à le persuader de les lui procurer ; l’année suivante, c’est
avec un sentiment de triomphe sans pareil qu’il les avait reçus de sa main.
Cela lui avait coûté une somme astronomique, mais à ses yeux ces livres
n’avaient pas de prix. Il aurait donné ses deux mains pour acquérir ces écrits
venus d’autres planètes de l’Empire.
Mais en agissant ainsi il avait
sans le savoir semé les germes de son doute dans un terreau fertile.
Il fut absolument sidéré de
constater que ces livres, qui provenaient de trois mondes différents,
mentionnaient tous l’existence des tisseurs de tapis en cheveux. Il butait par
moments sur des mots ou des expressions dont le sens lui échappait, mais la
description d’une caste supérieure à toutes les autres était parfaitement
transparente et ne pouvait faire référence qu’aux tisseurs : des hommes
qui consacraient leur vie à la réalisation d’un unique tapis, tissé entièrement
à partir des cheveux de leurs femmes et de leurs filles, et destiné à orner le
palais impérial.
Il se souvenait encore de
l’instant où il s’était interrompu dans sa lecture et, le front plissé, avait
levé les yeux et fixé la flamme fumante de la lampe à huile, tandis que
naissaient dans son esprit des questions qui ne devaient dès lors plus le
quitter.
Il s’était mis à faire les
comptes. La plupart de ses élèves ne révélèrent jamais d’habileté particulière
pour manipuler des chiffres de cette importance, et même lui, qui avait
pourtant fait du calcul l’un de ses talents majeurs, ne tarda pas à être
désarmé face à l’immensité de la tâche. Rien qu’à Yahannochia et dans ses
alentours vivaient environ trois cents tisseurs. Combien d’autres villes
similaires pouvait-il bien exister ? Il l’ignorait, mais ses estimations
les plus timorées laissaient présager un nombre absolument phénoménal de tapis
qui étaient chaque année convoyés par les marchands jusqu’à la ville portuaire,
et de là transmis aux vaisseaux impériaux. Et ces tapis n’étaient pas
précisément petits : selon une règle tacite, les œuvres devaient
avoisiner, en hauteur comme en largeur, la taille d’un homme.
Que disait déjà la charte des
tisseurs ? Toutes les provinces du royaume apportent leur contribution
à l’ornement du palais impérial, et c’est notre fierté que de tisser les tapis
les plus précieux de l’univers. Quelles dimensions pouvait bien avoir ce
palais pour que la production d’une planète entière ne puisse suffire à le
couvrir de tapis ?
Il avait eu l’impression de
rêver. Il aurait pu depuis longtemps se lancer dans ces calculs, mais pareille
idée ne lui serait jamais venue à l’esprit ; jusqu’alors, jongler ainsi
avec les chiffres lui serait apparu comme un pur blasphème. Mais, depuis qu’il
possédait ces livres qui rapportaient la présence de tisseurs sur trois autres
planètes… Et qui savait combien d’autres planètes il pouvait encore
exister ?…
Depuis, le temps avait passé, et
il lui était devenu plus difficile d’expliquer sa conduite de l’époque :
il avait fondé un petit cercle qui se réunissait régulièrement le soir ;
il s’était entouré d’hommes à peu près de son âge qui ne craignaient pas de
chercher à étancher leur soif de connaissances. Le guérisseur était de ceux-là,
ainsi que l’un des plus riches éleveurs des environs et quelques artisans.
Ce fut une tâche de longue
haleine, une tâche harassante. Dans un premier temps, il n’eut d’autre ambition
que d’inculquer à ces hommes les bases élémentaires qui leur permettraient de
devenir les interlocuteurs qu’il recherchait. Il fallait leur enseigner tant de
choses avant d’envisager sérieusement de les entraîner dans un débat sur les
questions qui l’agitaient ! Ainsi, comme la majeure partie des gens, ils
n’avaient que de vagues représentations du monde dans lequel ils vivaient.
L’Empereur habitait « un palais dans les étoiles », voilà ce qu’ils
savaient. Mais ce que cela signifiait, ils l’ignoraient. Aussi dut-il d’abord
leur inculquer ce que lui-même savait des planètes et des étoiles ; il dut
leur apprendre que les étoiles dans le ciel n’étaient rien d’autre que des
soleils très éloignés, dont beaucoup possédaient des planètes sur lesquelles
vivaient d’autres hommes ; il leur enseigna que toutes ces planètes
faisaient bien sûr partie de l’Empire et que, sur l’une d’elles, très, très
lointaine, au cœur du royaume, se dressait l’imposant Palais des Étoiles. Il
dut leur apprendre à calculer les surfaces, à apprivoiser les grands chiffres.
Ce n’est qu’au terme de cette longue initiation qu’il put, avec prudence,
commencer à les familiariser avec ses méditations hérétiques.
Mais le malheur s’empare de
quiconque commence à douter de l’Empereur, et s’abat aussi sur ceux qui ont
commerce avec l’impie. Il frappe en un point donné et se propage ensuite,
tel un feu dévastateur…
Le lendemain, ses souvenirs
continuèrent de l’assaillir, y compris durant le cours. Comme d’habitude, la
petite salle était noire de monde ; toutes les chaises étaient occupées,
et on n’aurait pu faire asseoir une personne de plus par terre. Ce jour-là
cependant, il avait un mal fou à maîtriser cette horde d’enfants turbulents. La
classe lisait en chœur, et Parnag, l’esprit ailleurs, suivait le texte dans son
propre livre en essayant de repérer les voix qui écorchaient les mots ou ne suivaient
pas le rythme. D’ordinaire il y parvenait, mais aujourd’hui il percevait des
voix qui ne venaient pas de l’assistance.
« Un prédicateur doit
prendre la parole sur la Grand-Place, s’écria l’un des garçons les plus âgés,
le fils du drapier. Mon père a dit que je devais m’y rendre après la classe.
— Nous pourrons y aller
tous ensemble », répondit Parnag. Il prenait toujours garde, en matière
religieuse, de se montrer particulièrement zélé.
Ce n’avait pas toujours été le
cas. Dans ses jeunes années, il s’était montré plus ouvert et avait confié sans
retenue ce qu’il était et ce qu’il ressentait. Lorsqu’il n’était pas en forme,
il s’en excusait auprès de ses élèves, et, quand un problème le préoccupait, il
ne répugnait pas, au beau milieu du cours, à laisser tomber l’une ou l’autre
remarque à ce sujet. Il avait même essayé, à l’époque où les mystérieux livres
l’avaient plongé dans la confusion et le doute le plus total, d’en faire part à
ses élèves.
En les voyant le regarder les
yeux ronds, manifestement sans comprendre ce qu’il racontait, il avait changé
de sujet. Seul l’un d’entre eux, un garçon très éveillé, exceptionnellement
intelligent, prénommé Abron, avait réagi différemment.
À sa plus grande surprise,
Parnag trouva en ce jeune garçon maigre l’interlocuteur qu’il avait en vain
recherché parmi ses aînés. Abron ne savait pas grand-chose, mais, sur la base
de ce qu’il savait, il était capable de développer une réflexion étonnamment
personnelle. Il vous fixait de ses yeux sombres et impénétrables et, avec l’intelligence
simple et directe de l’enfance, il pouvait mettre à jour les failles d’un
raisonnement et poser les questions qui touchaient au cœur même du problème.
Parnag fut fasciné et, sans plus réfléchir, il invita le garçon à se joindre
aux soirées du cercle.
Abron s’y rendit et, les yeux
écarquillés, assista aux débats, assis dans un coin, sans prononcer un mot. De
ce jour, son père, Ostvan le vieux, le tisseur, lui interdit de remettre les
pieds à l’école.
Le professeur proposa à Abron de
venir chez lui aussi souvent qu’il lui plairait pour lire et lui poser toutes
les questions qu’il voudrait sur les sujets qui l’intéressaient. Ainsi Abron
devint-il un hôte régulier de la maison de Parnag. Ses escapades en ville, sous
un prétexte ou un autre, furent de plus en plus fréquentes ; il restait
des heures, des après-midi entiers, sur les livres du professeur qui, pendant
ce temps, lui préparait des tisanes avec ses meilleures herbes et répondait de
son mieux aux questions que lui posait le jeune garçon.
En se remémorant, bouleversé,
ces heures passées avec Abron, Parnag s’aperçut qu’elles avaient été les plus
belles de sa vie. Il s’était attaché à cet enfant comme s’il avait été son
propre fils ; mû par une tendresse toute paternelle, il avait tenté d’apaiser
la soif inextinguible de connaissances dont faisait montre l’enfant.
C’est ainsi qu’Abron s’était
trouvé là lorsque Parnag avait reçu la visite inopinée de son ami qui revenait
une nouvelle fois de la ville portuaire, muni d’un second paquet de livres et
porteur d’une incroyable rumeur.
« En es-tu vraiment
sûr ? avait insisté Parnag.
— Je le tiens de la bouche
de plusieurs marchands étrangers.
Et il me paraît peu probable
qu’ils se soient donné le mot.
— Une rébellion ?
— Oui. Une rébellion contre
l’Empereur.
— Est-ce possible ?
— Ils prétendent que
l’Empereur va devoir abdiquer. » Les jours suivants, Abron ne revint plus.
Par la suite, quelqu’un confia à Parnag sous le sceau du secret qu’Abron était
mort. Selon toute évidence, il avait dû tenir chez lui des propos hérétiques et
blasphématoires, et son père avait profité de la naissance d’un enfant mâle
pour le tuer.
En un éclair, Parnag saisit
l’étendue de son sacrilège. Il avait laissé ses doutes détruire une vie jeune
et prometteuse. Il avait semé le malheur. Sans un mot d’explication, il avait
alors dissous le cercle et, de ce jour, il s’était juré de ne plus jamais
débattre des questions qu’il avait lui-même soulevées.
Tandis qu’entouré de ses élèves
il se rendait d’un pas rapide sur la Grand-Place, il se sentit soudain très
déprimé. La journée était douce, ensoleillée, mais il avait l’impression de
traverser une vallée noyée sous d’opaques ténèbres. Il s’enlisait dans ses
souvenirs comme dans des sables mouvants. Pour autant que sa faible conscience
du monde extérieur le lui permît, il se regarda faire sans grande conviction
quelques efforts pour maintenir les enfants groupés ; mais au fond cela
lui était indifférent et il les abandonna à eux-mêmes.
Le prédicateur était assis sur
un des piliers de pierre entre lesquels on avait coutume, lors des festivités,
de monter la scène. Une foule d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes
conditions s’était rassemblée pour écouter son sermon.
« Dans toutes les villes
que je traverse au cours de mes pérégrinations, je rencontre des gens qui me
disent aller mal et souffrir de la faim, de la pauvreté ou de la difficile
cohabitation avec leurs semblables, lança-t-il d’une voix puissante, sur le ton
de la psalmodie caractéristique des prêcheurs errants. Ils se confient à moi
car ils espèrent me voir leur venir en aide, peut-être par un conseil avisé,
peut-être par un miracle. Mais je ne puis faire de miracles. Et les conseils
que je pourrais vous suggérer ne seraient pas meilleurs que ceux que vous
pourriez trouver par vous-mêmes. La seule chose que je puisse faire pour vous,
c’est vous rappeler un point que vous avez peut-être oublié : ce que vous
êtes ne vous appartient pas, vous appartenez à l’Empereur, notre maître, et la
seule façon pour vous de vivre, c’est d’accepter de vivre à travers
lui ! »
Quelqu’un lui présenta un fruit
en guise d’offrande ; avec un sourire crispé, il interrompit son prêche
pour recevoir le don et le joindre aux autres présents amoncelés près de lui.
« Et si vous souffrez,
reprit-il comme s’il voulait conjurer le mal, c’est uniquement parce que vous
avez oublié cette vérité essentielle. Si de plus vous essayez de penser par
vous-mêmes, pour vous-mêmes, c’en est fait de vous. Oh ! (sa main droite
se dressa en signe d’exhortation) il est si facile d’oublier que vous
appartenez à l’Empereur ! Et si difficile de le garder constamment présent
à l’esprit ! »
De sa robe de bure râpée se
tendait vers le ciel un bras d’une maigreur étrange. Parnag observait la scène
d’un regard sombre. La sensation d’avoir gâché sa vie ne semblait plus vouloir
le quitter.
« Mais qu’est-ce que vous
croyez ? À votre avis, pourquoi tous, aux quatre coins du monde,
consacrons-nous tous nos efforts et toute notre vie à tisser les tapis en
cheveux ? Pensez-vous réellement que ce soit juste pour éviter à notre
Empereur d’avoir à fouler de son pied la pierre nue ? D’autres artifices
feraient tout aussi bien l’affaire. Non, tout cela, tous ces rites ne sont rien
d’autre que des présents que notre Empereur a la bonté de nous offrir ; ce
n’est là que la planche de salut qu’il nous tend pour éviter que nous ne nous
égarions loin de lui et que nous ne courions à notre perte. Voilà ce qu’il faut
y voir. À chaque cheveu qu’un tisseur choisit et noue, il garde ceci présent à
l’esprit : J’appartiens à l’Empereur. Et vous tous, pâtres, agriculteurs,
artisans, vous rendez possible le travail des tisseurs. Vous aussi êtes
autorisés à vous répéter, à chaque geste que vous faites : J’appartiens à
l’Empereur. Ce que je fais, je le fais pour l’Empereur. Et moi-même,
poursuivit-il en joignant les mains sur la poitrine en signe d’humilité,
moi-même je ne suis rien de plus qu’un maillon de la chaîne, le modeste artisan
de sa volonté qu’il envoie vagabonder de-ci de-là pour rappeler cette vérité à tous
les hommes qu’il croise sur son chemin : Souviens-toi ! »
Parnag avait du mal à tenir en
place. Il pensait à la longue liste des maisons qu’il avait encore à visiter
pour récolter les fonds scolaires, et rester planté là lui paraissait une perte
de temps considérable. Mais il ne pouvait décemment pas s’en aller ainsi.
Le prédicateur jetait autour de
lui des regards où brûlait le feu de la passion.
« Aussi ne puis-je faire
autrement que de vous parler également des mécréants, des incrédules et des
hérétiques ; je dois vous mettre en garde contre eux, vous qui avez la foi
du juste. L’impie est comme un malade contagieux. Il n’est pas comme
vous : vous, s’il vous arrive parfois de vous écarter du chemin de la
vérité, c’est par faiblesse humaine, et il suffit, pour affermir votre foi, que
l’on vous rappelle à vos devoirs. Le mécréant, par contre, n’est pas victime
d’un simple oubli : il connaît très bien le chemin de la vérité, mais il
choisit de l’ignorer volontairement. »
Parnag sentit ses joues
s’empourprer. Il fit un effort considérable pour garder le visage aussi
indifférent que possible. Il avait l’impression que cet homme barbu, aux traits
épuisés, ne s’adressait soudain plus qu’à lui.
« Il agit ainsi car il
espère en tirer avantage, et il invente toutes sortes d’objections et
d’arguments perfides pour se justifier. Le mécréant sème le germe de
l’incroyance et de la dépravation dans le cœur des hommes simples ; le
doute s’insinue alors en eux comme un poison, jusqu’à leur en faire perdre la
raison. Je vous le dis : si vous tolérez la présence d’un de ces mécréants
dans votre communauté, vous agissez comme celui dont la maison prend feu et qui
reste les bras croisés à contempler les flammes. »
Parnag eut l’impression que
quelques villageois regardaient dans sa direction et le dévisageaient d’un air
méfiant. Vingt années n’avaient pas suffi à faire oublier ses interrogations
séditieuses. À l’évidence, en ce moment précis ; certains se le
rappelaient et se demandaient si…
Et ils avaient tout à fait
raison. Le doute n’avait, depuis ce temps, cessé de le ronger, tel un germe
ravageur qu’il ne parvenait pas à extirper. Il avait pu voir comme ses propres
incertitudes avaient précipité dans le malheur d’autres que lui ; pour sa
part, il s’entêtait à mener une vie qui n’était rien de plus qu’une succession
de journées grises à toutes les autres semblables. Une fois que le doute était
né, il était impossible de le faire disparaître. Parnag n’était plus en mesure,
à chacun de ses gestes, de penser : Je fais ceci pour l’Empereur. La seule
chose qui lui venait à l’esprit, c’était : L’Empereur existe-t-il
seulement ?
Qui donc avait jamais vu
l’Empereur ? On ne savait même pas où il vivait ; on savait seulement
que ce devait être sur une planète très, très éloignée. Bien sûr, il y avait
les photographies, et le visage de l’Empereur était plus familier à chacun que
celui de ses propres parents ; mais, pour autant que Parnag le sût, il
n’avait jamais mis le pied sur leur planète. On racontait que l’Empereur était
immortel, qu’il vivait et régnait sur l’humanité tout entière depuis la nuit
des temps… On disait tant de choses, mais on n’était sûr de rien. Si l’on se
laissait aller à douter, ne serait-ce qu’une fois, on se trouvait entraîné dans
un cercle infernal dont on ne pouvait plus sortir.
« Prenez garde aux voix qui
insinuent le doute et l’incroyance dans les esprits. Prenez garde à ne pas
tendre l’oreille aux discours hérétiques. Prenez garde à tous ceux qui tentent
de vous convaincre qu’il vous faut trouver la vérité par vous-mêmes. Vous
commettriez une erreur, une erreur incommensurable ! La vérité est bien
trop immense pour qu’un faible mortel puisse la saisir ! Non, seuls
l’amour et l’obéissance témoignés à l’Empereur peuvent devenir le guide fidèle
de notre vie et nous faire entrer dans la lumière de la vérité… »
Le prédicateur se tut et
considéra Parnag d’un œil inquisiteur. Parnag soutint son regard et soudain il
tressaillit, comme frappé par la foudre : il connaissait ce visage !
Il connaissait cet homme. Sur le moment, il ne parvint pas à se remémorer où ni
quand il l’avait rencontré, mais il le connaissait. Et cette soudaine
impression de déjà-vu était réciproque ; Parnag sentit que l’autre aussi
l’avait reconnu. Le professeur vit s’allumer dans les yeux sombres du prêcheur
une lueur proche de la panique, mais ce fut très fugitif, et l’instant d’après
son regard s’enflamma, nourri par une haine fanatique et avide de vengeance.
Un profond sentiment de malaise
envahit Parnag. De quoi ce prédicateur en guenilles pouvait-il bien se
souvenir ? Son cœur battait à tout rompre et il entendait le sang cogner
dans ses oreilles. Des propos étouffés lui parvinrent : le prêcheur avait
repris la parole. Peut-être engageait-il maintenant la foule à le
lapider ? Le sens des mots prononcés lui échappait totalement.
Il avait douté de l’Empereur et
jeté le malheur sur certains de ses semblables. Son heure était-elle venue de
connaître à son tour les affres de la disgrâce ? Son destin allait-il
finalement le rattraper, en dépit de tout repentir et de toute pénitence ?
Parnag prit la fuite. Il
s’entendit dire quelque chose à son élève préféré, sans doute qu’il le
chargeait de veiller à ce que chacun rentre bien chez soi. Puis il s’en
fut ; il sentait les pierres crisser sous ses pieds, il entendait les murs
des maisons lui renvoyer le bruit de ses pas, des pas de plus en plus rapides.
S’il parvenait à l’angle du premier pâté de maisons, il était sauvé.
Disparaître à l’abri des regards !
C’est alors qu’il se rappela
subitement les circonstances dans lesquelles il avait déjà rencontré cet homme.
Il s’arrêta brusquement, laissant, sous le coup de la surprise, échapper un son
inarticulé. Était-ce possible ? L’homme qu’il avait connu… un
prédicateur ? Bien qu’il eût l’intime conviction d’avoir raison, il ne put
s’empêcher de faire demi-tour et de revenir sur ses pas pour s’assurer qu’il ne
se trompait pas. Il s’arrêta au coin de la rue qui, à peine un instant
auparavant, lui avait servi de refuge, et de sa cachette il observa ce qui se
passait sur la Grand-Place.
Aucun doute n’était permis.
L’homme assis là, au milieu de cette foule recueillie, cet homme vêtu du saint
cilice des prêcheurs errants n’était autre que celui avec qui, dans ses jeunes
années, il avait dirigé l’école de Kerkeema. Il le reconnut à sa façon de se
mouvoir, et les traits de son visage eux aussi lui redevinrent familiers.
Brakart. C’est ainsi qu’il s’appelait.
Parnag poussa un soupir de
soulagement ; il venait seulement de prendre conscience qu’une angoisse
mortelle avait oppressé sa poitrine tel un étau de fer. Il avait craint que
l’autre n’ait démasqué en lui le mécréant, l’impie. Il avait fui par peur
d’être lapidé pour hérésie. Mais il n’avait rien à redouter. L’autre l’avait
reconnu, et il savait que c’était réciproque ; de ce fait, il savait qu’il
était tombé sur quelqu’un qui connaissait son secret. Son sale secret.
Cela s’était produit presque
quarante ans auparavant à Kerkeema, la ville située sur les flancs du volcan
éteint. La plaine s’étendait à perte de vue ; le soleil, en se couchant, y
jetait des ombres bizarres. Ensemble, ils avaient dirigé l’école de la
ville ; tous deux étaient de jeunes professeurs, mais, tandis qu’on
trouvait Parnag d’un commerce avenant et agréable, Brakart ne tarda pas à être
réputé pour son implacable sévérité. Presque tous les soirs il gardait un élève
en retenue, et la plupart du temps c’étaient des filles, qu’il prétendait moins
attentives en cours que les garçons.
Les années passèrent, jusqu’au
jour où une maladie, des flots de larmes et un aveu révélèrent que Brakart
s’était conduit, à l’égard de ses élèves de sexe féminin, de manière plus que
licencieuse, et que c’était là la véritable raison de l’inflexible discipline
qu’il imposait. Il prit ses jambes à son cou et s’enfuit au beau milieu de la
nuit, devançant la colère des villageois ; à la suite de cette histoire,
Parnag avait été soumis à tant d’interrogatoires déplaisants qu’il avait fini
par quitter lui aussi Kerkeema. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé à
Yahannochia.
Et aujourd’hui leurs routes se
croisaient de nouveau. Soudain, Parnag se sentit très mal. Une partie de
lui-même exultait à l’idée d’être en sécurité et d’avoir l’avantage sur son
adversaire, mais une autre partie trouvait cela déprimant : Est-ce
vraiment juste que je m’en tire à si bon compte ? Il avait douté et un
jeune homme en était mort. Il avait succombé à jamais au doute, et celui qui
aurait pu venger la vérité était entièrement en son pouvoir : c’était une
victoire sans péril, un triomphe sans gloire. Non, ce n’était pas une
victoire : juste une échappatoire. Il avait certes sauvé sa peau, mais
perdu son honneur.
Cet après-midi-là, il resta chez
lui. Les tisseurs, avares comme ils étaient, ne seraient pas fâchés de garder
leur argent une journée de plus. Il erra d’une pièce à l’autre, époussetant au
hasard les objets qui passaient à sa portée et s’abandonnant à ses pensées.
Gris. Tout était gris et désespérant.
Il resta un long moment debout
dans l’entrée, absorbé dans la contemplation d’une sacoche de cuir accrochée au
mur. Cette sacoche avait autrefois appartenu à Abron. Lors de sa dernière
visite, le garçon l’avait accrochée là et l’y avait oubliée en partant ;
depuis, elle n’en avait pas bougé.
Plus tard dans l’après-midi, il
fut pris d’une soudaine envie de chanter. D’une voix éraillée et peu exercée,
il entonna une chanson qui, enfant, l’avait fortement impressionné et qui
commençait par ces mots : « Je m’en remets entièrement à toi, mon
Empereur… » Mais il ne parvint pas à se souvenir de la suite du texte et, pour
finir, il renonça.
On tambourina à la porte. Il
alla ouvrir. C’était Garubad, l’éleveur de bétail, un homme râblé aux cheveux
gris, vêtu de cuir usé par le temps. À l’époque, vingt années plus tôt, Garubad
avait lui aussi appartenu à son cercle de discussion.
« Garubad…
— Parnag, je te
salue ! » L’homme, massif, semblait d’excellente humeur, à la limite
de la surexcitation. « Je sais que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas
parlé, mais il faut absolument que je te raconte quelque chose. Est-ce que je
peux entrer ?
— Bien sûr. »
Parnag s’écarta pour le laisser
passer. Cela lui fit une drôle d’impression que son ancien compagnon ait choisi
précisément ce jour pour faire irruption chez lui. Ils avaient perdu tout
contact depuis des années, en fait depuis que la fille de l’éleveur avait
terminé ses études.
« Tu ne devineras jamais ce
qui m’est arrivé, s’exclama Garubad en guise d’introduction. Il fallait
absolument que je vienne te raconter ça. Tu te souviens des soirées qu’on a
autrefois passées ici, chez toi, quand on était encore jeunes, hein ? Tu
te rappelles toutes ces choses dont on parlait, non ? Moi, je m’en
souviens comme si c’était hier ; tu nous as tout appris sur les planètes
et les lunes, sur les étoiles qui sont de lointains soleils… »
Mais qu’est-ce qui se passe
aujourd’hui ? se demanda Parnag. Pourquoi cette époque de ma vie
resurgit-elle d’un coup comme ça ?
« Bon, d’abord tu dois
savoir que, tel que tu me vois, je reviens tout juste de mener mes bêtes au
pré, et le voyage a été plutôt long. Quelqu’un, je crois que c’était une des
marchandes ambulantes, m’a raconté que l’ancien lit du fleuve donne un peu
d’eau depuis quelques semaines. Comme pour le moment la situation autour de la
ville n’est pas spécialement bonne, j’ai pris mes précautions et j’ai descendu
mes moutons de Kepponie dans la vallée ; là, je leur ai trouvé un bon
pâturage et tout ce qu’il faut, tu sais ce que c’est. Bref, trois jours à
l’aller avec les moutons et un jour au retour tout seul. »
Parnag prenait son mal en
patience. Garubad s’écoutait volontiers parler et en venait rarement au fait
sans de longues circonlocutions.
« Et voilà le
meilleur : au retour, je fais un crochet par les rochers de
Scharbat – j’étais de toute façon dans le coin – pour voir
si par hasard je ne pourrais pas mettre la main sur quelques-uns de ces
cristaux qu’on y trouve de temps en temps. J’avais à peine commencé de chercher
que le voilà qui sort d’une des grottes !
— Qui ? demanda
Parnag, irrité.
— Je ne sais pas. Un
étranger. Il portait des vêtements vraiment bizarres et il avait une de ces
façons de parler ! Je ne sais pas d’où il arrive, mais ça ne doit pas être
tout près. Bon, en tout cas, il vient vers moi et me demande qui je suis, ce
que je fais, où est la ville la plus proche, tout un tas de trucs de ce genre.
Et puis il se met à me débiter des choses plus abracadabrantes les unes que les
autres ; et finalement il m’explique qu’il est un rebelle. »
Parnag sentit nettement, le
temps d’un instant, son cœur cesser de battre.
« Un rebelle ?
— Ne me demande pas ce
qu’il voulait dire par là, je n’ai pas compris tout ce qu’il racontait. En
gros, il disait qu’il était un rebelle et qu’ils avaient renversé
l’Empereur. » Garubad ricana. « Tu te rends compte, il était sérieux
en disant ça ! Alors, forcément, j’ai pensé à toi, tu sais, à ton ami, là,
qui avait débarqué un après-midi et qui nous avait parlé de ces rumeurs qui
couraient dans la ville portuaire…
— À qui d’autre que moi
as-tu raconté cette histoire ? demanda Parnag d’une voix qui lui parut celle
d’un autre.
— À personne jusqu’à
maintenant. Je me suis seulement dit que ça t’intéresserait. J’arrive en ville
à l’instant… » L’impatience pointait dans sa voix ; il avait terminé
son récit, mais il entendait bien reprendre la parole. « D’ailleurs, qu’est-ce
qui se passe ici, au juste ? Il y a une sacrée agitation en ville, et tout
le monde est encore debout…
— C’est sans doute à cause
du prédicateur qui est arrivé hier soir », répondit Parnag. Il se sentait
fatigué, désorienté, dépassé par le cours des événements. Mû par une impulsion
soudaine, il confia à Garubad qu’il connaissait le prêcheur et lui raconta
comment il avait fait sa connaissance. « C’est probablement pour se laver
de ses péchés qu’il a choisi de devenir un saint errant. »
Lorsqu’il vit le visage de
l’éleveur, il comprit qu’il aurait mieux fait de garder cela pour lui. À
l’évidence, il avait touché chez Garubad un point sensible, car en un éclair la
jovialité de son ancien compagnon se mua en un formalisme glacial.
« Je ne doute pas de ta
mémoire, Parnag, dit-il d’un ton sec, mais je crois que tu devrais y regarder à
deux fois. Je suis presque sûr que tu te trompes.
— Oh, c’est
possible », concéda prudemment le professeur.
Garubad parti, Parnag resta un
long moment debout dans l’entrée, perdu dans ses pensées. C’était comme si on
lui avait enfoncé un grand crochet de fer dans les entrailles pour remuer
l’épais dépôt de souvenirs et de sentiments qu’il avait cru enfouis à jamais,
et faire déferler sur lui une vague d’images. Les paroles de l’éleveur
résonnaient en lui comme des bruits de pas dans une vaste grotte.
Un rebelle ? Que fallait-il
comprendre par là ? Était-il donc possible de renverser l’Empereur ?
Le sens de ces paroles lui était clair, mais l’idée lui en paraissait absurde,
paradoxale.
Et pourtant ces livres étaient
là, cachés sous un tas de bois mort et d’engrais séché de buffle de Baraquie.
Les autres planètes sur lesquelles on tissait des tapis en cheveux. Cette
rumeur dont, vingt années auparavant, il avait eu vent depuis le port…
Maintenant, l’heure était venue
de faire ce qui était juste. Ce qui requérait du courage. Ce qui faisait peur,
car cela impliquait de s’aventurer en terrain inconnu.
Il sentit soudain ses mains se
crisper et ses ongles s’enfoncer douloureusement dans ses paumes. Il n’avait
plus beaucoup de temps pour réfléchir. Personne ne savait jusqu’à quand
l’étranger resterait aux rochers de Scharbat. S’il le manquait, il devrait
ressasser pour le restant de ses jours des questions sans réponse.
Sur le chemin qui menait hors de
la ville, il ne rencontra personne, hormis quelques vieilles femmes qui ne
daignèrent pas l’honorer d’un regard. Lorsqu’il eut franchi les portes, il
sentit que l’agitation des dernières heures s’était évanouie. Son esprit était
lucide et apaisé.
L’horizon s’était mué en une
bande de feu rougeoyant et, lorsqu’il arriva à destination, les premières
étoiles apparurent dans l’obscurité bleutée du ciel. Telles de sombres
cathédrales, les noirs rochers des grottes se dressaient dans le crépuscule.
Personne n’était en vue.
« Il y a
quelqu’un ? » s’écria Parnag d’une voix d’abord hésitante et faible
puis, comme aucune réponse ne lui parvenait, d’un ton plus insistant. « Il
y a quelqu’un ? »
Soudain, une voix stridente et
tranchante retentit.
« Il n’est plus là,
l’étranger. »
Parnag se retourna d’un geste
vif. Le prédicateur lui faisait face, apparu comme par enchantement. Brakart,
le prédicateur. Brakart, le saint errant. Brakart, qui avait abusé des petites
filles. Alors d’autres hommes surgirent de derrière les rochers où ils
s’étaient cachés.
Parnag vit qu’ils tenaient tous
des pierres dans leurs mains. Une vague de chaleur jaillit de ses entrailles et
enflamma sa tête. Il savait qu’ils allaient le tuer.
« Qu’attends-tu de moi,
Brakart ? » demanda-t-il avec une indignation feinte.
Les yeux du prédicateur
scintillèrent d’un éclat maléfique.
« Ne m’appelle pas par mon
nom ! Je suis un saint errant et je n’ai plus de nom. »
Parnag se tut.
« On m’a rapporté, Parnag,
commença le prédicateur lentement, que tu as, il y a des années, tenu des
propos hérétiques et même que tu as tenté d’attirer tes semblables sur le
chemin du doute. »
À cet instant, Parnag reconnut
Garubad parmi ceux qui formaient un large cercle autour de lui.
« Toi aussi ? »
L’éleveur leva les mains en un
geste de défense. C’était le seul qui ne tenait pas de pierre.
« Je ne lui ai rien dit
d’autre qu’à toi, Parnag.
— Lorsque, cet après-midi,
Garubad m’a raconté son étrange rencontre, et quand, ensuite, il m’a confié
t’en avoir parlé en premier, j’ai jugé que le moment était venu de mettre ta
bonne foi à l’épreuve », poursuivit le saint errant. Un éclair de triomphe
luisant dans les yeux, il ajouta : « Et tu as échoué à
l’examen ! »
Parnag ne dit rien. Il n’y avait
plus rien à dire. Sa faute avait fini par le rattraper.
« Je ne sais pas qui
Garubad a rencontré. Qui ou quoi. Peut-être quelqu’un a-t-il voulu lui faire
une mauvaise farce. Peut-être a-t-il croisé le chemin d’un malade mental.
Peut-être tout cela n’est-il que le fruit de son imagination. Peu importe. Seul
importe le fait que tu es venu. Cela prouve que tu estimes véritablement
possible l’existence d’une rébellion contre l’Empereur. Et que tu n’exclus
pas – bien qu’un tel aveuglement dépasse mon entendement, je dois
l’avouer – la possibilité que quelqu’un ait les moyens de renverser
l’Empereur. Quoi qu’il en soit, ta simple présence ici est une preuve
irréfutable de ton incroyance et de ton impiété. Tu doutes, et
vraisemblablement as-tu douté toute ta vie. Et qui sait combien de tes semblables
tu as ainsi précipités dans le malheur !
— Hérétique ! »
cria l’un des hommes.
La première pierre atteignit
Parnag en pleine tempe et l’envoya à terre. Il vit le ciel, le ciel immense et
vide. Je m’en remets à toi, mon Empereur, pensa-t-il. Puis une nuée de pierres
s’abattit sur lui en crépitant. Oui, j’avoue. J’ai douté de toi. J’avoue. J’ai
laissé le doute m’envahir et je n’ai plus eu la force de le chasser. J’avoue. À
l’heure du verdict, mon Empereur, tu m’anéantiras et je serai perdu. J’avoue et
je m’en remets à ton jugement…
CHAPITRE IV
LE TAPIS PERDU
PAR LA SUITE, il ne parvint plus à se rappeler ce qui
l’avait réveillé, l’odeur de brûlé, le crépitement des flammes ou autre chose
encore. Il avait bondi de son lit en hurlant, et sa seule pensée avait
été : Le tapis !
Il hurlait, il hurlait aussi
fort qu’il pouvait, il hurlait face au feu déchaîné qui craquait de toutes
parts ; sa voix résonnait dans chaque recoin de la grande maison.
« Au feu ! Au
feu ! »
Il ne voyait plus rien que les
flammes qui serpentaient comme autant de langues de feu et qui le narguaient de
leurs reflets rouge orangé dansant sur les murs et les portes ; il ne
distinguait plus que les traînées de suie qui surgissaient comme de sombres
fantômes et la fumée qui tourbillonnait au plafond en de lourdes volutes
brûlantes. Il se dégagea des mains qui tentaient de le retenir ; il ignora
les voix qui criaient son nom. Ses yeux ne voyaient plus qu’une chose : le
feu. Le feu qui allait réduire en cendres l’œuvre de sa vie.
« Borlon, non !
Sauve-toi… ! »
Il se précipita sans se soucier
de ses femmes. Le nuage de fumée fondit sur lui pour le happer, lui arracha des
larmes et enflamma ses poumons. Il réussit à s’emparer d’un lambeau d’étoffe
qu’il se colla sur le visage. Une cruche en terre se brisa sur le sol, il
trébucha sur des éclats et reprit sa course. Le tapis. Il fallait qu’il sauve
le tapis. Qu’il sauve le tapis ou qu’il meure.
Le feu déchaîné progressait dans
la maison avec une violence inimaginable, tel un ouragan hurlant de rage,
vainement en quête d’un adversaire à sa taille. À demi asphyxié, Borlon
atteignit le pied de l’escalier qui menait à l’atelier, au moment précis où les
marches de bois s’effondraient dans un nuage de suie et d’étincelles. D’un œil
ébahi, il vit les langues de feu sauter en un ballet sauvage sur la balustrade
où se dressait le châssis ; il entendit le bruit des lambourdes qui
commençaient lentement à céder. On aurait dit le cri désespéré d’un enfant.
Puis quelque chose en lui prit le contrôle, quelque chose qui savait qu’il
était trop tard et qui le fit battre en retraite.
Lorsqu’il eut rejoint sa famille
qui s’était mise en sécurité dehors, à bonne distance du brasier, tout se passa
très vite. Il se retrouva encadré par Karvita, sa femme, et Narana, sa
concubine ; d’un visage de marbre, les sens engourdis, il contempla le
spectacle des flammes qui s’engouffraient dans chaque recoin de la très vieille
maison, dévorant tout sur leur passage, faisant voler les vitres en éclats
avant de lécher les pourtours des fenêtres comme pour mieux les narguer, lui et
les siens, de leurs langues de feu obscènes. Il vit la toiture se mettre
soudain à rougeoyer jusqu’à en devenir translucide et finalement s’effondrer en
libérant un nuage d’étincelles incandescentes. Elles planèrent là un instant
dans la nuit, multitude d’étoiles virevoltant en une douce valse ; puis
elles s’éteignirent peu à peu, tandis que le feu sous elles ne trouvait plus de
quoi s’alimenter. À la fin, les quelques maigres braises persistantes parvenaient
tout juste à diffuser dans l’obscurité une faible clarté.
Comment cela a-t-il pu se
produire ?
La question lui brûlait les
lèvres, mais Borlon ne parvenait à articuler le moindre mot. Il ne pouvait que
fixer en silence les murs calcinés, et son esprit se refusait à mesurer toute
l’ampleur de l’événement.
Il aurait pu rester planté là,
immobile, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, incapable de savoir ce qu’il
convenait de faire. C’est donc Karvita qui, après de brèves recherches, dénicha
dans les décombres les restes calcinés de la cassette qui contenait leur
argent ; elle enfouit dans son fichu les pièces noires de suie. Et c’est
encore Karvita qui, bravant le froid mordant de la nuit, les guida tous trois
sur le pénible sentier qui les conduisit jusqu’à la maison de ses parents, à la
lisière de la ville.
« C’est ma faute. »
Il prononça ces mots sans
regarder personne, les yeux douloureusement rivés au loin. Une souffrance
indicible lui déchirait la poitrine, et quelque chose en lui espérait atténuer le
tourment de la juste sentence en la précipitant, en s’accusant lui-même, en se
déclarant coupable.
« Tu dis n’importe quoi,
lui rétorqua sa femme d’une voix sans appel. Nul ne sait qui est responsable.
Et puis tu ferais mieux de manger enfin quelque chose. »
Le ton de sa voix lui fit mal.
Il lui lança un bref coup d’œil en biais, tentant de redécouvrir en elle la
jeune fille fière dont il était autrefois tombé amoureux, cette jeune fille aux
cheveux noirs d’une longueur époustouflante. Elle s’était toujours montrée si
froide, si distante ; et durant toutes ces années il n’était pas parvenu à
rompre la glace. Au contraire, son propre cœur s’y était lui aussi peu à peu
refroidi.
Sans un mot, Narana lui tendit
par-dessus la table une assiette de brouet. Puis, à demi apeurée, comme si elle
s’était avancée trop près, elle se recala bien au fond de sa chaise. La
concubine de Borlon, une gracieuse jeune femme blonde qui aurait pu être leur
fille à tous les deux, mangeait doucement et en silence, penchée sur son assiette,
comme si elle avait voulu se rendre invisible.
Borlon le savait : Narana
avait le sentiment que Karvita la haïssait, et c’était probablement vrai.
Lorsque tous trois se trouvaient dans la même pièce, l’air se chargeait d’une
tension palpable. Karvita, avec sa roideur habituelle, n’en laissait rien
paraître, mais Borlon était persuadé qu’elle jalousait la jeune concubine dont
il partageait la couche.
Aurait-il dû pour autant y
renoncer ? Narana était la seule femme qu’il avait jamais quittée au matin
le cœur apaisé. Elle était jeune, timide, farouche, et à l’origine, s’il
l’avait prise pour compagne, c’était uniquement pour sa magnifique chevelure
blonde comme blé qui produisait un contraste incroyablement saisissant avec
celle de Karvita. Et elle avait passé quelques années près d’eux, dans cette
maison, sans que Borlon la touchât, avant que Karvita elle-même ne lui
conseille un jour de s’introduire dans son lit.
Quand il était seul avec elle,
Narana pouvait se montrer tout à fait détendue, passionnée et d’une tendresse
empreinte de gratitude. Elle était le rayon de soleil de sa vie. Mais dans le
même temps il avait eu le sentiment que le cœur de Karvita se renfermait,
jusqu’à devenir inaccessible, et il s’en attribuait la responsabilité. D’un
regard en coin, il vit Karvita passer la main dans ses cheveux, et, par pure
habitude, il commença de tendre la sienne pour qu’elle y dépose les longs fils
d’ébène restés accrochés entre ses doigts. Brusquement, il prit conscience de
ce qu’il était en train de faire et il se figea, la main déjà à moitié tendue.
Il n’y avait plus de tapis, non, plus de tapis à achever. Il sentit ce souvenir
raviver la flamme de douleur dans sa poitrine.
« Ne te fais pas de
reproches, à quoi bon maintenant ? lui dit Karvita qui avait vu son geste.
Ce n’est pas de te torturer ainsi qui nous ramènera le tapis ni la maison.
N’importe quoi peut être à l’origine de l’incendie : une étincelle de
l’âtre, une braise restée dans la cendre ou Dieu sait quoi encore.
— Mais qu’est-ce que je
dois faire maintenant ? gémit Borlon, totalement désemparé.
— Avant toute chose, nous
devons faire reconstruire la maison. Après, tu commenceras un nouveau
tapis. »
Borlon leva les mains à hauteur
de ses yeux et regarda le bout de ses doigts où des années de travail, des
années à pousser l’aiguille, avaient tracé de profonds sillons.
« Mais qu’ai-je donc fait
pour mériter cela ? Je ne suis plus assez jeune pour pouvoir achever un
autre tapis aux dimensions voulues. J’ai deux femmes qui ont les cheveux les
plus merveilleux que l’Empire ait jamais vus, et, au lieu de les tisser en un
chef-d’œuvre qui ravisse les yeux de l’Empereur, je ne serai capable de
produire qu’une ridicule carpette.
— Borlon, ça suffit
maintenant. Cesse de te lamenter sur ton sort. Tu aurais pu périr dans les
flammes. Là, oui, ta vie aurait vraiment été un échec. »
À présent, elle était réellement
en colère. C’est sans doute pourquoi elle ajouta :
« Et puis, de toute façon,
tu n’as pas encore d’héritier, alors la taille du tapis n’a pas une importance
si capitale. »
Oui, pensa Borlon amèrement.
Cela non plus, je n’y suis pas parvenu. Un homme avec deux femmes qui n’avait
pas d’enfants n’était pas en droit de s’en prendre à qui que ce fût excepté à
lui-même.
Borlon crut voir percer dans les
yeux de sa belle-mère une pointe de désapprobation, et même de mépris, lorsque
la vieille petite femme vit entrer le maître de la Guilde des tisseurs.
« Je ne peux te dire à quel
point je suis désolé, Borlon, dit le nouveau venu. Cela m’a bouleversé, quand ta
femme m’a tout raconté !… Un tel malheur ne s’était pas produit depuis des
siècles et des siècles ! »
Voulait-il l’humilier ?
Remuer le couteau dans la plaie et lui ressasser à quel point lui, Borlon,
était un raté ? Il toisa le maître de la Guilde, son corps maigre tout en
longueur et ses cheveux grisonnants en bataille. Borlon n’avait encore jamais
vu le vieux tisseur dans un tel état.
Il avait l’air sincère. Le vieil
homme, qui d’ordinaire s’en tenait toujours aux faits et ne se départissait
jamais de son sérieux, était profondément ému et réellement plein de
compassion.
« Quand cela s’est-il
passé ? La nuit dernière ? demanda-t-il en s’asseyant. Personne n’est
encore au courant, en ville…
— Je ne veux pas que cela
fasse le tour de la ville, dit Borlon d’un ton embarrassé.
— Mais pourquoi ? Tu
vas avoir besoin de toute l’aide possible au contraire…
— Je n’en veux pas »,
s’obstina Borlon.
Le maître de la Guilde le scruta
attentivement pendant un moment, puis il hocha la tête en signe de
compréhension.
« Bon. Au moins, tu m’as
mis au courant, moi. Et tu attends mes conseils. »
Borlon observa sa large main
posée lourdement sur la table de bois brut : le sang affluait dans ses
veines, de manière presque imperceptible mais continue. Lorsqu’il entreprit de
répondre, il eut l’impression que ce n’était pas lui qui parlait ; il
s’écoutait et il avait le sentiment d’entendre Karvita s’exprimer par sa
bouche. D’une voix d’abord hésitante, puis, une fois qu’il se fut lancé, avec
de plus en plus d’aisance, il répéta ce qu’elle lui avait enjoint de dire.
« Il s’agit de ma maison,
maître. Il faut que nous la reconstruisions, j’ai besoin d’un nouveau châssis,
de nouveaux outils. Mais je n’ai plus assez d’argent pour payer tout cela. Mon
père a vendu son tapis à un très mauvais prix, à l’époque… »
Mon père était déjà un raté lui
aussi, songea-t-il. Il a tissé un magnifique tapis et l’a cédé pour une
misérable bouchée de pain. Mais lui, en tout cas, tout raté qu’il fût, il a bel
et bien achevé son tapis. On ne peut pas en dire autant de son fils…
« Je sais.
— Alors ?
— Tu penses à un crédit à
long terme…
— Oui. »
Le vieux tisseur écarta
lentement les mains en un geste de regret.
« Borlon, je t’en prie, ne
me mets pas dans l’embarras. Tu connais le règlement de la Guilde. Si tu n’as
pas de fils, on ne peut t’accorder de crédit. »
Borlon devait lutter de toutes
ses forces pour ne pas sombrer dans le trou noir sans fond vers lequel il se
sentait attiré.
« Je n’ai pas de fils. J’ai
deux femmes et aucune ne peut me donner d’enfant…
— Alors c’est sans doute
que cela ne tient pas aux femmes. » Oh non. Bien sûr que non.
Il dévisagea le maître de la
Guilde. Là, il aurait dû dire quelque chose, mais il avait oublié quoi. Ou bien
n’y avait-il rien qu’il pût répondre à cela.
« Réfléchis une seconde,
Borlon. Ce crédit courrait sur cent vingt ou cent soixante ans. Même les
enfants de tes enfants devraient finir de le rembourser. Une telle décision ne
se prend pas à la légère. Et, bien sûr, la caisse de la Guilde a besoin de
certaines garanties. Si tout laisse à penser que tu ne peux concevoir
d’héritier, dans ces conditions, nous ne pouvons t’accorder de crédit à long
terme. Tel est le sens du règlement. Et même en admettant que tu aies un fils,
nous prenons de gros risques, car qui sait si ton fils à son tour sera capable
d’engendrer un fils ?
— Et un crédit à court
terme ? demanda Borlon.
— Avec quoi le
rembourseras-tu ? demanda le maître de la Guilde d’un ton tranchant.
— Je tisserai un nouveau
tapis, assura Borlon précipitamment. Si je ne devais pas avoir d’héritier, je
pourrais ainsi rembourser le crédit ; et, si le ciel daigne tout de même
me donner un jour un fils, on pourra toujours modifier les échéances… »
Le vieil homme poussa un soupir.
« Je suis désolé, Borlon.
Je suis vraiment désolé pour toi, car je t’ai toujours beaucoup estimé et
j’aimais bien le tapis que tu avais tissé. Mais, en tant que maître de cette
Guilde, j’ai aussi certains devoirs, et pour le moment je pense avoir des
choses une vision plus réaliste que toi. Premièrement, tu n’es plus de toute
première jeunesse, Borlon. Le tapis que tu projettes de réaliser, à ton avis,
quelles dimensions pourra-t-il bien faire, même si tu y travailles jusqu’à t’en
rendre aveugle ? Et un tapis qui n’a pas la taille requise ne se vend qu’à
un prix très bas, sans aucune mesure avec celui d’un tapis dans les normes, tu
le sais aussi bien que moi. La plupart du temps, il faut déjà s’estimer heureux
si l’on trouve un marchand qui accepte de le prendre. Deuxièmement, il va te
falloir l’élaborer sur un nouveau châssis, avec un bois qui n’aura pas
travaillé pendant des décennies sous la tension de l’ouvrage et qui devra se
faire. On le sait bien, et tu le sais aussi : on ne peut espérer obtenir,
sur un châssis neuf, une qualité comparable à celle d’un châssis ancien. Tu as
l’intention de construire une maison, et il faut bien que tu vives. Je ne vois
pas comment tu pourrais y arriver. »
Borlon écoutait attentivement,
et il n’en croyait pas ses oreilles. Le maître de la Guilde que, du temps des
jours heureux, il avait considéré comme son ami et dont il avait espéré qu’il
pourrait lui apporter son soutien, c’était celui-là même qui était en train de
lui asséner coup sur coup sans aucune pitié.
« Mais… que dois-je faire
alors ? »
Le vieil homme baissa les yeux
et dit doucement :
« Il est plus d’une fois
arrivé que la lignée d’un tisseur de tapis s’éteigne. Nombreux ceux qui sont
morts jeunes ou sans héritier. On a connu cela de tout temps. Dans ce cas, la
Guilde se met en quête d’un homme désireux de prendre la place vacante et de
fonder une nouvelle lignée, elle prend en charge sa formation et…
— Et lui concède un crédit.
— Si cet homme a un fils,
oui. »
Borlon hésita.
« L’une des femmes… Narana…
Elle est peut-être enceinte… »
C’était un mensonge, et ils le
savaient tous deux.
« Si elle devait te donner
un fils, le crédit ne poserait plus de problème, je te le promets », dit
le maître de la Guilde en se levant.
Arrivé sur le pas de la porte,
il se retourna une fois encore.
« Nous avons beaucoup parlé
d’argent, Borlon, et peu du sens de notre travail. Je pense que tu devrais
mettre à profit cette période difficile en essayant de revigorer ta foi. Un
prédicateur est en ville, à ce que j’ai entendu dire ; ce serait peut-être
une bonne idée que tu lui rendes visite à l’occasion. »
Après le départ du maître de la
Guilde, Borlon resta assis sans bouger, perdu dans de sombres pensées. Karvita
ne se fit pas attendre bien longtemps : elle entra dans la pièce,
impatiente de connaître le résultat de l’entrevue. De mauvaise grâce, Borlon se
contenta de secouer la tête.
« Ils ne veulent rien me
prêter parce que je n’ai pas de fils, finit-il par expliquer, voyant qu’elle ne
le laisserait pas en paix avant qu’il n’ait répondu.
— Eh bien, nous n’avons
qu’à essayer à nouveau, répondit-elle aussitôt. Je suis encore en âge d’avoir
des enfants. » D’une voix hésitante elle ajouta : « Et Narana
encore davantage. »
Pourquoi les choses
étaient-elles ainsi ? Pourquoi fallait-il toujours que les choses fussent
ainsi ? Une vie entière passée à tisser un seul et unique tapis…
« Et si malgré tout cela ne
donne rien ? Karvita, nous sommes ensemble depuis si longtemps, pourquoi
n’avons-nous pas d’enfants ? »
Elle le scruta attentivement
tout en enroulant autour de ses doigts une mèche de sa longue et sombre
chevelure aux reflets bleutés. Puis elle dit posément :
« Il faut que ce soit l’une
de tes femmes qui mette ton fils au monde. Mais rien ne t’oblige à… le
concevoir toi-même. »
Qu’osait-elle lui proposer
là ? Déjà marqué par le destin, tombé dans le dénuement le plus complet,
fallait-il en plus qu’il se laisse déshonorer ?
« Il faudrait bien sûr agir
dans la plus grande discrétion, ajouta-t-elle, suivant le cours de ses pensées.
— Karvita ! »
Elle leva les yeux vers les
siens et, saisie d’effroi, s’arrêta net.
« Pardonne-moi, c’était
juste une idée, rien de plus.
— Tu en as encore d’autres
comme celle-là ? »
Elle ne répondit pas. Puis,
après avoir jeté un regard furtif en sa direction, elle reprit :
« Puisque la Guilde n’est
pas disposée à t’aider, peut-être as-tu des amis qui te consentiraient un prêt.
Nous pourrions demander à certains des tisseurs les plus aisés. Bénégoran par
exemple ; il possède bien plus d’argent que sa famille et lui ne pourront
jamais en dépenser.
— Bénégoran est très près
de ses sous. Et, s’il est aussi riche, c’est justement parce qu’il est près de
ses sous.
— Je connais très bien une
de ses femmes. Je pourrais lui en toucher discrètement un mot à
l’occasion. »
Elle se tenait sur le pas de la
porte. Borlon la regarda et, soudain, il revit en elle la jeune fille qu’elle
avait été ; il se rappela comment, des années auparavant, par une fin
d’après-midi semblable à celle-ci, elle s’était tenue dans l’encoignure de
cette même porte, dans cette même position. Borlon en eut un pincement au cœur,
et il éprouva envers lui-même une profonde aversion pour tous les moments où il
s’était montré injuste avec elle et où il lui avait fait du mal.
Il se leva pour la prendre dans
ses bras, mais au dernier moment il se ravisa et lui tourna le dos pour venir
se mettre devant la fenêtre.
« Oui, dit-il. Mais pour le
moment je ne veux pas que toute la ville soit au courant.
— Nous ne pourrons plus le
cacher bien longtemps. Tôt ou tard, il faudra le leur dire. »
Borlon pensa aux maisons isolées
des tisseurs, perdues dans les gorges et les vallées qui entouraient la ville.
Il n’existait sans doute nul point alentour d’où l’on aurait pu apercevoir d’un
même coup d’œil deux de ces demeures. Eussent-ils tous péri dans les flammes,
un long délai se serait écoulé avant que les villageois ne remarquent leur
disparition.
Ce serait vraisemblablement
l’une des marchandes ambulantes qui finirait par découvrir les ruines de la
maison carbonisée et par colporter la nouvelle.
« Dans ce cas, mieux vaut
que cela arrive le plus tard possible. Quand notre situation se sera un peu
éclaircie. »
Le soleil, une fois de plus,
avait achevé sa course et se fondait à l’horizon. Borlon pouvait apercevoir les
portes de la cité ainsi que quelques vieilles femmes qui s’y étaient arrêtées
pour bavarder. Un homme d’un certain âge quitta la ville précipitamment ;
Borlon eut l’impression que son visage lui était familier mais, sur le moment,
il ne parvint pas à se souvenir d’où il le connaissait. Ce ne fut que lorsqu’il
eut disparu de son champ de vision que cela lui revint : c’était le
professeur. Il lui était arrivé, autrefois, de rendre visite à Borlon et aux
siens pour s’enquérir d’éventuels enfants ; mais cela faisait déjà bien
des années qu’il ne se donnait plus cette peine, et, dans l’intervalle, Borlon
avait même oublié son nom.
Je ne connais plus les gens de
la ville, pensa-t-il. J’avais déjà atteint le stade où un tisseur ne quitte
plus sa maison. Parmi tous les sentiments qui l’agitaient à cet instant précis
se mêlait aussi une violente déception, la déception d’un homme lancé, au prix
de tous ses efforts, dans une grande aventure, mais obligé de renoncer tout
près du but.
Alors, la fatigue accumulée au
cours de la journée se fit sentir jusque dans sa chair : la longue marche
dans la nuit, les courtes heures d’un sommeil agité, entrecoupé de perpétuels
réveils en sursaut ; au matin, le départ du petit groupe retourné passer
en revue les restes calcinés de la maison, sauver des cendres les quelques
ustensiles qui pouvaient encore l’être et évaluer les dégâts. Borlon prit une
bouteille de vin et deux gobelets. Brusquement, l’odeur âcre de la cendre lui
emplit à nouveau les narines et il eut l’impression de sentir sur sa langue le
goût de la fumée.
Il tendit un gobelet à Karvita
et en garda un pour lui. Puis il ouvrit la bouteille.
« Viens, dit-il.
Buvons. »
Le lendemain matin, il fut sur
pied de bonne heure et sortit se promener dans les rues de la ville. Pour la
première fois de sa vie, il avait en une seule et même nuit partagé la couche
de ses deux femmes ; et, là encore pour la première fois de sa vie, il
n’était pas parvenu à l’extase, ni dans un cas ni dans l’autre.
Ma vie se dérobe sous mes pieds,
pensa-t-il. Elle s’écroule morceau par morceau, l’échec tisse sa toile autour
de moi et il finira par m’engloutir.
Personne ne faisait attention à
lui et cela lui convenait parfaitement. C’était une sensation agréable que
d’être invisible, de passer inaperçu et de ne point laisser de trace derrière
soi. Il avait craint que la chose ne se soit déjà ébruitée, il avait craint
d’être l’objet de regards en coin et de chuchotements dans son dos. Mais les
villageois avaient d’autres sujets de préoccupation ; d’après les bribes
de conversations qu’il saisit en passant près des gens, un hérétique s’était
fait lapider la veille au soir, sur ordre d’un prêcheur itinérant qui était en
ville depuis deux jours.
Borlon se rappela le conseil du
maître de la Guilde et se dirigea vers la Grand-Place. Peut-être était-ce
réellement une question de foi. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus
pensé à l’Empereur, obnubilé qu’il était par son tapis et ses futiles petits
problèmes personnels. Il avait perdu le sens de l’immensité, de la totalité,
et, si rien n’était arrivé, il aurait pu continuer ainsi jusqu’à la fin de ses
jours.
L’incendie était peut-être sa
punition. Je ne veux pas de ton tapis si tu n’y as pas mêlé le sang de ton cœur
et l’amour que tu me portes : voilà ce que l’Empereur semblait ainsi
vouloir lui signifier.
Curieusement, ces pensées
l’apaisèrent. À présent, tout, ou cela au moins, semblait pouvoir s’expliquer.
Il avait failli, en conséquence de quoi il avait mérité une punition. Ce
n’était pas à lui de porter de jugement ; ce qui était arrivé devait
arriver, c’était dans la juste logique des choses, et il devait l’accepter sans
regimber.
La Grand-Place était presque
déserte. Quelques femmes étaient assises à l’écart et proposaient une maigre
quantité de légumes qu’elles avaient disposés sur de vieilles toiles
râpées ; comme les acheteurs étaient rares, elles jacassaient pour passer
le temps. Borlon s’approcha de l’une d’elles et, au regard qu’elle lui lança,
il vit qu’elle ne l’avait pas reconnu. Il lui demanda où il pouvait trouver le
prêcheur itinérant.
« Le prédicateur ? Il a
repris la route à la première heure », lui répondit-elle.
Une grosse femme à la mâchoire
inférieure édentée se mêla à la conversation :
« Son prêche était si
émouvant ! Dommage qu’il ne soit resté qu’une journée.
— C’est bizarre, non ?
ajouta une troisième femme à la voix désagréablement criarde. Je veux dire,
d’ordinaire on n’arrive pas à se débarrasser de saints hommes comme lui. Je
trouve bizarre qu’il soit déjà reparti.
— Oui, c’est vrai,
acquiesça la grosse femme édentée. J’ai assisté à son sermon, hier matin, et il
a énuméré par le menu les thèmes dont il avait prévu de nous parler.
— Voulez-vous acheter
quelque chose, monsieur ? demanda la première en s’adressant à Borlon.
J’ai des karaquis de toute première fraîcheur… ou des bottes de racines, là, très
bon marché…
— Non. » Borlon secoua
la tête. « Merci. Je voulais juste savoir… pour le prédicateur… »
Tout était sombre et triste.
L’étau de la loi se resserrait sur lui, on ne le laisserait pas s’enfuir comme
un voleur tentant d’échapper à ses responsabilités.
Les maisons bordant la
Grand-Place le fixaient de leurs fenêtres obscures comme autant d’yeux noirs et
curieux. Il se tint immobile un moment, et la sensation l’envahit de sombrer
dans un puits sans fond, condamné à une chute éternelle sans retour ni
rédemption. Il se détourna brusquement et prit le chemin de la maison.
Lorsqu’il fut de retour, il
rencontra le père de Karvita, un homme âgé et de petite taille, tisserand de
son état et qui, comme tous les tisserands, manifestait un profond respect et
une sincère vénération pour les tisseurs. Il s’était toujours montré très
obséquieux à l’égard de Borlon ; mais aujourd’hui Borlon crut déceler,
même chez lui, une pointe de mépris dans le regard.
Ils se saluèrent d’un simple
signe de tête. Borlon se précipita à l’intérieur et monta quatre à quatre
l’escalier qui menait à la chambre de Narana. Elle était assise sur une chaise
près de la fenêtre, calme et timide comme à son habitude, paraissant bien plus
petite et plus jeune qu’elle n’était en réalité. Elle cousait. Il lui arracha
son ouvrage des mains et, sans dire un mot, l’emporta sur le lit, lui releva la
jupe, défit son pantalon, la pénétra immédiatement et la posséda violemment,
laissant échapper son désespoir en de rapides saccades. Puis il s’effondra près
d’elle sur le lit, haletant, les yeux fixés au plafond.
Elle ne rajusta pas sa jupe mais
serra ses mains entre ses cuisses.
« Tu m’as fait mal,
dit-elle doucement.
— Je suis désolé.
— Tu ne m’avais encore
jamais fait mal, Borlon. » Elle était presque étonnée. « J’ignorais
que cela pouvait faire mal. »
Il se tut. Il resta juste étendu
là, perdu dans ses pensées. Au bout d’un moment, elle se retourna vers
lui ; les yeux grands ouverts, pensive, elle examina son visage et se mit
à le caresser doucement. Il savait qu’il ne le méritait pas, mais il la laissa
faire tout en tentant désespérément de comprendre ce qui n’allait pas.
« Tu te fais trop de
mauvais sang, Borlon, murmura-t-elle. Regarde les choses en face : avant
que la maison ne brûle, nous avions assez d’argent pour vivre le restant de nos
jours. Maintenant, nous n’avons plus de maison mais nous avons toujours
l’argent. Alors que pourrait-il nous arriver ? »
Il ferma les yeux et sentit
battre son cœur. Ce n’était pas aussi simple.
« Le tapis, chuchota-t-il.
Je n’ai plus de tapis. »
Ses mains continuèrent de
caresser son visage.
« Borlon… tu n’auras
peut-être jamais de fils. À quoi pourrait donc bien te servir un tapis ?
Et puis, si tu meurs sans héritier, le produit de la vente reviendra à la Guilde.
La Guilde qui refuse de t’aider.
— Mais l’Empereur…
— L’Empereur reçoit
tellement de tapis qu’il ne sait certainement plus qu’en faire. Un de plus ou
un de moins, ce n’est sûrement pas cela qui changera grand-chose. »
Il se redressa brusquement.
« Tu ne comprends pas. Si
je meurs sans avoir achevé de tapis, ma vie n’aura eu aucun sens. »
Il se leva, se rajusta et se
dirigea vers la porte. Narana était toujours étendue sur le lit, une main entre
ses cuisses nues ; ses yeux étaient ceux d’un animal blessé. Il aurait
voulu lui dire quelque chose, n’importe quoi, qu’il avait honte, il aurait
voulu lui parler de la douleur qui déchirait son cœur, mais il ne put trouver
les mots.
« Je suis désolé »,
dit-il en quittant la chambre.
Si seulement il avait su ce qui
n’allait pas ! La culpabilité grandissait, grandissait autour de lui, et
il ne voyait pas d’issue. En redescendant l’escalier d’un pas pesant et mal
assuré, il eut à chaque marche l’impression qu’il allait tomber et se briser
comme un pot de terre.
Il n’y avait personne dans la
cuisine. Sur la table, il vit la bouteille de vin et les gobelets de la veille.
Il en remplit un sans se donner la peine de le rincer et se mit à boire.
« J’ai parlé à Bénégoran,
dit Karvita. Il veut bien te prêter l’argent pour la nouvelle maison et pour
acheter un châssis neuf. »
Borlon avait passé tout
l’après-midi assis à la fenêtre de la cuisine sans dire un mot, suivant la
course des ombres, jusqu’au moment où le soleil avait fini par se coucher à
l’horizon. Il ne bougea pas. Les paroles de Karvita ne parvinrent qu’à
grand-peine en lui. Elles percèrent son esprit comme un lointain murmure sans
signification.
« Mais il y a une
condition. »
Il parvint enfin à tourner la
tête et à la regarder.
« Une condition ?
— Il veut Narana en échange »,
dit Karvita.
Borlon sentit un timide éclat de
rire naître dans son abdomen, monter en lui, mais rester coincé quelque part
entre son cœur et sa gorge.
« Non. »
Il vit sa femme serrer les
poings et, dans un geste d’impuissance, s’en frapper les hanches.
« Je ne sais pas pourquoi
je fais tout cela, explosa-t-elle soudain. Je passe ma journée à courir à
droite et à gauche, je m’humilie, je supplie, j’implore, j’avale la poussière
du désert, et toi, tu balaies tout d’un mot. » Elle saisit la bouteille de
vin et regarda à l’intérieur. « Tout ce dont tu es capable, c’est de te
saouler en te lamentant sur ton sort. Tu crois que c’est une
solution ? »
Il comprit confusément, à la
voir plantée là, ne le quittant pas des yeux, qu’elle attendait une réponse.
« Non, dit-il.
— Alors quelle solution
proposes-tu ? »
Il se contenta de hausser les
épaules en signe d’impuissance.
« Borlon, je sais que tu
tiens beaucoup à Narana, sans doute plus qu’à moi, reprit-elle d’un ton amer.
Mais, je t’en conjure, réfléchis à cette proposition. Elle mérite d’être
examinée, au moins. Et nous n’avons pas beaucoup de choix. »
Il y avait tant de choses qu’il
avait toujours voulu lui dire, tant de choses qu’il aurait voulu lui dire à cet
instant précis, mais il ne savait par où commencer. Avant tout, il devait lui
faire comprendre qu’il l’aimait, qu’elle avait toute sa place dans son cœur et
que cela lui faisait mal qu’elle ne veuille pas l’accepter. Et que tout cela
n’avait rien à voir avec Narana…
« Tu pourrais au moins
rencontrer Bénégoran pour en parler directement avec lui »,
poursuivit-elle sans lâcher prise.
Cela n’avait aucun sens. Il
savait que cela n’avait aucun sens. Rien n’avait de sens.
« Alors que vas-tu
faire ? » demanda-t-elle.
Il n’en avait pas la moindre
idée non plus. Il se taisait. Il se taisait en attendant la sentence. Il se
taisait en attendant que la montagne de culpabilité qui l’encerclait s’effondre
et l’engloutisse.
« Borlon ? Qu’est-ce
que tu as ? »
Les mots perdaient à nouveau
leur signification, se fondaient dans l’arrière-plan sonore de la nuit. Il se
détourna vers la fenêtre et regarda le ciel. La petite lune qui s’offrait à la
vue traversait le firmament en une course éperdue, en direction de la grande
lune qui, lentement, venait elle aussi à sa rencontre. Cette nuit, la petite
lune croiserait le grand disque clair très exactement en son milieu.
Il entendit quelqu’un parler
mais fut incapable de rien comprendre. D’ailleurs, comprendre n’avait aucune
importance. Seules les lunes étaient importantes. Il fallait qu’il reste là,
dans l’attente qu’elles se rejoignent, qu’elles se touchent. Il perçut comme le
bruit d’une porte violemment claquée, mais cela non plus n’avait aucune
importance.
Il se tint immobile et
silencieux tandis que la petite lune évoluait dans le ciel. On pouvait alors
suivre les étoiles qui s’approchaient lentement de l’étroit disque éclatant et
étiré, jusqu’à en être inondées de lumière avant de disparaître. Ainsi, sous la
voûte céleste, les deux lunes filaient à la rencontre l’une de l’autre, étoile
après étoile, et elles finirent par se fondre en un même cercle lumineux, sous
l’œil captivé de Borlon.
Il était fatigué. Ses yeux lui
faisaient mal. Lorsqu’il se décida enfin à se détourner de la fenêtre, la lampe
à huile s’était déjà éteinte. Plus de flamme, plus de feu. C’était bien ainsi.
Il ne savait pas très bien pourquoi, mais c’était bien ainsi.
Il pouvait partir rassuré. Le
temps était venu. Sortir dans le vestibule, prendre sa cape au crochet, non
parce qu’il en aurait encore besoin mais pour mettre de l’ordre, pour ne
laisser aucune trace indésirable. Il n’avait pas le droit d’importuner qui que
ce fût avec les vestiges d’une vie ratée ; il avait commis bien assez de
fautes sans y ajouter celle-là.
Puis ouvrir la porte et la
refermer doucement derrière soi. Et s’en remettre à ses jambes pour l’emporter,
longer la ruelle, franchir les portes de la ville, les laisser loin, très loin
derrière soi, pour aller rejoindre les lunes et se fondre en elles…
CHAPITRE V
LA MARCHANDE AMBULANTE
LORS DES PÉRÉGRINATIONS qui la menaient de la maison d’un
tisseur à l’autre, il lui arrivait souvent de rester des semaines sans
rencontrer un seul homme. Seules la recevaient les épouses, les concubines et
les filles des tisseurs, qui s’empressaient de l’inviter à entrer dans leur
cuisine, non pour se jeter avidement sur les étoffes et les ustensiles qu’elle
apportait avec elle mais pour l’encourager à raconter ce qu’elle avait appris
sur d’autres familles, ou sur ce qui se passait en ville. Elle restait assise
là des heures, en compagnie de ces femmes, et devait jouer de patience et
d’ingéniosité pour réussir à mettre sa marchandise au centre de la
conversation. Sa ruse favorite, c’étaient les recettes. Ubhika connaissait une
quantité phénoménale de recettes insolites, tant culinaires que cosmétiques,
qui toutes avaient ceci de commun : pour les réaliser, il fallait disposer
d’un appareil spécifique ou d’une épice particulière, en tout cas de quelque
chose de spécial qu’elle était seule à vendre.
Il arrivait souvent qu’elles
restent ainsi à pérorer et jacasser jusqu’à la fin du jour ; aussi,
lorsqu’elle avait de la chance, lui offrait-on en prime un lit pour la nuit.
Aujourd’hui, elle n’avait pas eu cette chance et s’en trouvait singulièrement
contrariée, car elle aurait dû s’y attendre. Dans la maison d’Ostvan,
l’hospitalité n’avait jamais été un maître mot ; il en était ainsi déjà du
temps d’Ostvan le vieux, et cela n’avait fait que s’aggraver avec son fils.
Juste avant la tombée de la nuit, le jeune tisseur était entré en bougonnant
dans la cuisine pour signifier à la marchande qu’il était temps pour elle de
reprendre la route. Et ce sur un ton qui les avait toutes fait frémir de peur
et se sentir fautives. L’espace d’un instant, Ubhika avait eu l’impression
d’être une intruse, non une marchande.
Heureusement que l’une des
femmes s’était tout de même donné la peine de l’aider à remettre paniers,
ballots et sacoches de cuir sur le dos des ânes de Yukie, sans quoi elle
n’aurait pas eu le temps de redescendre de jour le sentier pentu qui menait à
la maison d’Ostvan. Elle s’appelait Dirilja. C’était une petite femme
discrète ; pour elle aussi, la jeunesse n’était plus qu’un pâle souvenir,
et lors des discussions elle ne parlait pas beaucoup mais se contentait de fixer
sur les autres un regard toujours empli de tristesse. Ubhika aurait vraiment
aimé savoir pourquoi. Mais il en allait toujours ainsi avec les femmes des
tisseurs : un jour, on les trouvait simplement là, et la plupart d’entre
elles restaient laconiques sur leurs origines. Dirilja était la dernière
concubine choisie par Ostvan le vieux, peu de temps avant sa mort. Cela avait
de quoi surprendre car, à l’époque, il devait déjà avoir achevé son
tapis ; qui plus est, les cheveux de Dirilja étaient secs et cassants,
bref, de trop faible qualité pour être tissés. Ubhika se permettait d’en juger
car ses cheveux, eux aussi, présentaient des caractéristiques analogues, même
du temps où les années ne les avaient pas encore perlés de gris. Cette Dirilja,
quelle sorte d’arrangement pouvait-elle bien avoir passé avec Ostvan le
vieux ? Une bien mystérieuse histoire.
Le soleil sombrait rapidement
vers l’horizon et jetait, elle le constatait avec irritation, de longues ombres
entre les collines et les roches nues ; l’air se rafraîchissait
sensiblement. Lorsque Ubhika sentit le vent s’engouffrer sous sa jupe et lui
mordre les jambes, elle pesta contre elle-même de s’être laissé retenir si
longtemps. Si elle s’était mise en route assez tôt, elle aurait encore pu
atteindre la maison de Borlon où elle était sûre de trouver un lit pour la
nuit.
À l’heure qu’il était, il ne lui
restait plus, une fois encore, qu’à monter la tente. Elle scruta les alentours,
en quête d’un endroit protégé, petite grotte ou saillie dans la roche ; pour
finir, elle trouva ce qu’elle cherchait dans un renfoncement, à l’abri du vent,
et y mena ses bêtes. Elle les attacha solidement à des piquets qu’elle planta
péniblement dans la terre à l’aide d’une pierre. Elle déchargea les deux ânes
de Yukie et leur banda les yeux ainsi que ceux de sa monture : c’était la
méthode la plus sûre pour éviter qu’ils ne prennent la fuite si, durant la
nuit, un bruit les effrayait. Puis elle dressa la petite tente, étala sur le
sol plusieurs épaisseurs de son étoffe la moins coûteuse et se faufila en
rampant à l’intérieur.
Voilà. Une fois de plus, elle
était allongée là, à écouter le craquement des pierres et le délicat crissement
des pattes d’insectes. Seul être humain dans cette contrée sauvage, avec pour
unique protection une minuscule tente et, de part et d’autre, deux ballots de
vivres, d’étoffes et de bric-à-brac. Comme toujours, elle se disait qu’elle ne
s’y ferait jamais. Que les choses auraient dû se passer autrement. Et comme
toujours, avant de s’endormir, elle se passa doucement la main sur le corps,
comme pour s’assurer qu’il était toujours là ; elle sentit ses seins,
restés, malgré l’âge, fermes et doux au toucher ; elle frôla ses hanches
et regretta tristement qu’aucune main d’homme ne les ait jamais caressées.
Quand elle avait été en âge de
se marier, nul prétendant ne s’était présenté, et, avec ses cheveux cassants,
elle ne pouvait espérer qu’un tisseur la prît pour concubine. Aussi ne lui
restait-il plus qu’à se tourner vers l’activité solitaire de marchande ambulante.
Elle s’était parfois demandé si elle ne devrait pas répondre aux grossières
avances des nombreux artisans et éleveurs qui la trouvaient à leur goût, mais
ces tentatives, elles aussi, s’étaient peu à peu espacées, jusqu’à ce qu’elles
cessent totalement.
Elle finit par s’endormir, comme
toujours, et s’éveilla dans la fraîcheur du petit matin. L’habitude voulait
qu’elle s’extraie alors de la tente en frissonnant, emmitouflée dans une pièce
d’étoffe, la plupart du temps au moment précis où le soleil levant perçait de
ses rayons l’aube d’argent ; en regardant au loin le paysage de solitude
qui l’entourait, elle se faisait l’effet d’être elle aussi un insecte infime et
dérisoire.
Elle ne pouvait jamais se
résoudre à manger là où elle avait passé la nuit. Elle détachait alors ses
yuks, les chargeait, leur ôtait le bandeau des yeux et n’avait qu’une
hâte : se remettre en route. Ensuite, une fois partie, elle grignotait un
morceau de viande de baraq séchée qu’elle puisait dans ses provisions, ou un
fruit lorsqu’elle en avait.
La maison de Borlon. Y arriver
au petit matin présentait aussi certains avantages. Narana, la jeune concubine
de Borlon, lui préparerait un thé ; elle n’y manquait jamais. Après quoi
Ubhika lui vendrait quelques mètres de tissu, car Narana aimait énormément
coudre.
Mais lorsque Ubhika aperçut la
maison de Borlon, à une distance encore éloignée, elle lui trouva tout de suite
quelque chose de bizarre. Elle était bien plus sombre que dans son souvenir,
presque noire, comme ravagée par les flammes. Et, quand elle se rapprocha, elle
constata que de fait il ne restait plus de la maison de Borlon que ce qu’un
violent incendie n’avait pu détruire.
Mue par une fascination macabre,
elle guida sa monture dans cette direction et se trouva finalement devant les
restes carbonisés des murs de la bâtisse, qui exhalaient une odeur âcre de feu
et de destruction, et entre lesquels s’entassaient poutres et bardeaux réduits
à l’état de cendres. Elle eut l’impression de se comporter comme un charognard
arrivé sur les lieux après le drame et qui n’a plus qu’à se jeter voracement
sur les restes. Il devait bien y avoir encore quelques pièces enfouies sous la
cendre.
Ubhika reconnut les
soubassements de la cuisine où elle s’était assise plus d’une fois en compagnie
des femmes, ainsi que le petit cabinet attenant dans lequel elle avait bien
souvent dormi. Elle n’était jamais entrée plus avant dans la maison. Elle se
fraya péniblement un chemin au milieu des ruines couvertes de suie, soulevant à
chaque pas un nuage de cendre empestant la fumée. Elle vit alors pour la
première fois les autres pièces que renfermait la maison d’un tisseur. Laquelle
avait bien pu servir d’atelier ? Elle aurait donné cher pour le savoir.
Elle découvrit des traces de pas
mêlées de suie qui sortaient des décombres et venaient se perdre au milieu des
éboulis. La famille du tisseur semblait avoir survécu à l’incendie.
Mais elle ne trouva point
d’argent, rien de suffisamment précieux pour valoir qu’on l’emporte. Elle
décida finalement de poursuivre sa route. Au moins, elle aurait ainsi une
nouvelle intéressante à raconter ; en brodant un peu autour, cela lui
permettrait peut-être de faire de bonnes affaires et même parfois de se voir
offrir un repas.
C’est alors que soudain cet
homme apparut au bord du chemin. Surgi de nulle part, au beau milieu du désert.
Ubhika guida sa monture vers
lui, la main posée avec méfiance sur le gourdin fixé à la selle. Mais il lui
fit en souriant un signe amical de la main. Et il était jeune…
Tandis que son âne s’approchait
lentement de lui, elle se surprit à se passer machinalement la main dans les
cheveux pour les remettre en ordre. Finalement, moi aussi je suis encore jeune,
songea-t-elle, étonnée, seul mon corps m’a trahie en vieillissant
prématurément. Elle retira tout de même sa main, par crainte de paraître
ridicule.
« Je te salue », dit
l’homme d’une voix bizarre. Sa façon de parler avait quelque chose de dur et
d’étrange.
Il était aussi bizarrement
habillé, entièrement enveloppé, des pieds à la tête, de vêtements coupés dans
une matière qu’Ubhika n’avait encore jamais vue. Il portait sur la poitrine une
parure étincelante, et à sa ceinture étaient fixées toutes sortes de bourses et
de petites boîtes de couleur sombre.
« Je te salue,
étranger », lui répondit Ubhika d’une voix hésitante.
Le sourire de l’homme
s’illumina.
« Je m’appelle Nillian,
dit-il en semblant s’efforcer de calquer l’intonation de sa voix sur celle
d’Ubhika. Je viens de très loin.
— D’où ? demanda
Ubhika, presque à la manière d’un automate.
— De Lukdaria »,
répondit l’homme. Une légère hésitation pointait dans sa voix, comme s’il avait
cherché refuge dans le mensonge et craignait que ce mensonge ne fût percé à
jour.
Ubhika n’avait encore jamais
entendu parler d’une ville ou d’une contrée de ce nom, mais cela ne voulait
rien dire. Il suffisait de voir cet étranger pour se rendre compte qu’il venait
de très loin.
« Je m’appelle Ubhika,
dit-elle en se demandant pourquoi elle était si nerveuse. Comme vous pouvez le
voir, je suis marchande ambulante. »
Il acquiesça d’un hochement de
tête.
« Cela signifie que vous
vendez les choses que vous transportez avec vous ?
— Oui. »
Comment le comprendre
autrement ? se dit-elle en étudiant son visage. Il paraissait de robuste
constitution et bon vivant ; ce devait être un danseur infatigable,
toujours prêt à trinquer et à rire à gorge déployée. Un petit quelque chose en
lui rappelait à Ubhika un garçon dont elle était tombée amoureuse autrefois,
alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille. Mais il ne s’était jamais
rien passé. Il en avait épousé une autre et avait appris le métier de potier.
Cela faisait quelques années qu’il était mort.
Elle mit un frein à ces pensées
et tâcha de se concentrer sur son affaire. Qui que fût cet homme, il lui avait
demandé ce qu’elle avait à vendre.
« Oui, reprit-elle. Que
souhaitez-vous acheter, Nillian ? » L’homme laissa vagabonder son
regard sur le volumineux chargement des deux yuks.
« Vous avez de quoi
m’habiller ?
— Certainement. »
Les étoffes constituaient, il
est vrai, l’essentiel de son fonds de commerce, mais elle avait également
quelques vêtements masculins.
« J’aimerais m’habiller
selon les coutumes en vigueur dans cette contrée. »
Ubhika scruta les alentours.
Elle n’y découvrit aucune monture. Si cet homme venait de si loin, comment
était-il parvenu jusqu’ici ? Certainement pas à pied. Et comment expliquer
qu’il avait surgi précisément ici, comme s’il savait d’avance qu’il y
rencontrerait une marchande ambulante ? Il y avait dans tout cela quelque
chose qu’elle n’arrivait pas à comprendre.
Mais les affaires avant tout.
« Avez-vous de quoi
payer ? demanda Ubhika. Car, dans cette contrée, la coutume veut aussi que
l’on paye. »
L’homme éclata de rire et
répondit en embrassant les alentours d’un geste large :
« C’est là une coutume très
largement répandue ; on la trouve dans tout l’univers.
— Cela, je n’en sais rien.
En tout cas, j’ai des vêtements pour vous si vous avez de l’argent.
— J’ai de l’argent.
— Bien. »
Ubhika mit pied à terre et
remarqua que l’homme la suivait du regard. Spontanément, elle mit alors dans
chacun de ses mouvements plus d’entrain qu’à l’ordinaire, comme pour prouver
qu’elle était encore leste, vigoureuse et jeune, contrairement à ce que
laissaient supposer la maigreur de son corps et les rides de sa peau tannée par
le soleil, la pluie et le vent. Mais aussitôt elle se trouva grotesque et
arracha violemment du chargement le ballot contenant les vêtements masculins.
Elle le déroula à même le sol,
et, lorsqu’elle releva les yeux sur l’homme, elle vit qu’il lui tendait
quelques pièces.
« Voici l’argent qui
circule chez nous, expliqua-t-il. Voyez d’abord s’il vous convient. »
Ubhika prit l’une des pièces.
Elle ne ressemblait pas aux monnaies qu’elle connaissait. Les ciselures étaient
plus fines, le métal plus brillant, elle n’en avait jamais vu de semblable.
C’était une jolie pièce. Mais ce n’était pas de l’argent.
« Non, je regrette,
répondit-elle en lui rendant la pièce. Je ne peux rien vous vendre contre
cela. » Dommage. Une petite transaction impromptue comme celle-là aurait
été plus que bienvenue.
L’étranger considéra la pièce
comme s’il la voyait pour la première fois.
« Qu’est-ce que vous lui
reprochez ? demanda-t-il. Elle ne vous plaît pas ?
— Si, elle me plaît,
répliqua Ubhika. Mais ce n’est pas la question. En matière d’argent, ce qu’il
faut, c’est qu’il plaise aux autres. » Elle commença de remballer les
vêtements.
« Arrêtez, attendez !
s’écria l’homme. Attendez encore un instant. Essayons de nous mettre d’accord.
Peut-être puis-je vous donner quelque chose en échange ?
Ubhika s’arrêta et l’examina de
la tête aux pieds.
« Quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas… Peut-être
les vêtements que je porte ? »
Ubhika essaya d’imaginer qui
pourrait bien vouloir porter une tenue aussi excentrique. Personne de raisonnablement
sensé. Quant à en faire quelque chose d’autre… oui, mais quoi ? Elle
secoua la tête.
« Non.
— Attendez. Je vous propose
autre chose. Tenez, mon bracelet. Je l’ai reçu des mains de ma mère ; il a
vraiment une grande valeur. »
Le marchandage n’est pas son
fort, pensa Ubhika, amusée. Il voulait absolument les misérables vêtements
qu’elle possédait et ne tentait même pas de s’en cacher. On pouvait lire en lui
comme à livre ouvert. Chacun de ses mouvements disait : S’il te plaît,
donne-les-moi ; en échange, je te paierai ce que tu voudras. Il lui fit
presque pitié.
« Vous n’avez pas d’argent
de notre contrée, Nillian, et, en vous entendant parler, on remarque tout de
suite que vous venez de loin. Vous vêtir comme les gens d’ici ne vous servira
pas à grand-chose.
— Le bracelet, répéta-t-il
en lui tendant le bijou qu’il avait porté au poignet droit, à ce qu’elle
croyait se rappeler. Il vous plaît ?
Elle prit le bracelet et
tressaillit en sentant entre ses mains le lourd objet encore tiède du contact
de sa peau. Le métal, brillant comme de l’or, était lisse et poli à
l’intérieur, et présentait à l’extérieur des motifs étincelants finement
ciselés. En examinant ces motifs de près, elle remarqua que le bracelet
exhalait une forte odeur, une lourde odeur de suif, proche de celle des
sécrétions émises par de jeunes baraqs en rut. L’homme devait le porter depuis
longtemps. Peut-être nuit et jour, depuis l’instant où sa mère le lui avait
offert.
Mais était-ce la vérité ?
Comment pouvait-on en venir, pour quelques malheureuses guenilles, à se séparer
d’un cadeau, qui plus est si coûteux, offert par sa propre mère ? Peu lui
importait.
« Prenez ce que vous
voulez, s’entendit dire Ubhika, entièrement absorbée dans la contemplation du
bijou.
— Il faut que ce soit vous
qui me disiez ce dont j’ai besoin », protesta l’homme.
Ubhika se baissa en soupirant et
dénicha dans le ballot de vêtements un pantalon et une longue chemise taillés
dans une toile grossièrement tissée, ainsi qu’une veste semblable à celles que
portaient les éleveurs. Bien entendu, elle ne possédait pas de bottes
appropriées ; à la place, elle lui tendit une paire de simples sandales.
« Cela ne m’ira jamais.
— Mais si, cela vous ira
parfaitement.
— Je le croirai quand
j’aurai essayé », rétorqua l’homme en commençant, à la plus grande
stupéfaction d’Ubhika, de défaire ses vêtements.
Il prit toutefois la peine de se
détourner. Une couture fermait ce qui lui servait de veste ; quand il
l’ouvrit, cela produisit une sorte de clapotement sonore ; puis il fit
glisser les manches le long de ses bras. Un torse nu et vigoureux apparut
alors, luisant comme du velours à la lumière du soleil ; l’homme entreprit
de dénouer sa ceinture.
Ubhika, qui en avait oublié de
respirer, avala goulûment une bouffée d’air de crainte d’étouffer et ne put
s’empêcher de regarder de tous côtés, comme si elle redoutait que quelqu’un fût
susceptible de les observer. Jamais un homme ne s’était déshabillé devant elle,
jamais !
Mais l’étranger semblait trouver
cela tout naturel. Il ôta son pantalon puis passa celui qu’il venait juste
d’acquérir.
Ubhika restait figée là, les
yeux rivés sur le dos nu et musclé, si proche qu’elle n’aurait eu qu’à tendre
la main pour le toucher. Ses doigts en frissonnaient littéralement d’envie.
Pourquoi pas ? se demanda-t-elle, presque incapable de réfréner le désir
qui l’assaillait de toucher la peau lisse et luisante de l’homme, ne fût-ce
qu’une fois, juste pour sentir sous ses doigts le contact de son corps. Et elle
voyait ses fesses, petites et fermes, juste drapées, incroyablement moulées
dans ce vêtement qui en épousait étroitement les formes et ressemblait plus à
une culotte qu’à un pantalon. Elle sentit alors une étrange vague de chaleur se
diffuser dans son ventre. Et de folles pensées dans sa tête.
Ne sachant que faire, elle
retourna le bracelet entre ses doigts. Les motifs ciselés jetaient des éclats
magnifiques. Lui rendre le bijou et lui demander en échange de faire avec elle
les choses qu’un homme fait avec une femme, une fois, rien qu’une seule petite
fois…
Quelle idée insensée ! D’un
geste énergique, elle passa le bracelet à son poignet gauche. C’était exclu.
Elle ne supporterait pas qu’il la repousse, qu’il lui réponde qu’elle était
trop vieille pour lui.
« C’est pourtant
vrai », dit-il, à mille lieues d’imaginer les pensées qui la traversaient.
Il balayait l’air de ses bras et contemplait sa tenue. « Vous aviez
raison, cela me va. »
Ubhika se taisait. Une seule
chose la préoccupait : la crainte qu’il pût lire dans ses pensées.
Mais l’étranger qui s’appelait
Nillian lui souriait distraitement tout en rassemblant ses affaires. Il roula
en boule le vêtement étincelant et le cala sous son bras ; quant à sa
ceinture, il la passa par-dessus son épaule. Il remercia Ubhika
chaleureusement, ajouta quelques mots que la marchande ne comprit pas ;
elle se rappela pourtant par la suite y avoir répondu. Enfin, il lui fit ses
adieux.
Elle le regarda s’éloigner à
travers champs. Pas en direction de la ville. Le sol se fit plus pentu sous ses
pas ; il se retourna une fois encore pour lui adresser un signe de la main
avant de disparaître.
Ubhika resta immobile un bon
moment, le regard dans le vague, perdue dans ses pensées. Elle finit par
reprendre ses esprits, leva le bras gauche et regarda le bracelet. Il était
bien là. Ce n’était pas un rêve.
Soudain, elle eut l’impression
que des gens étaient dissimulés derrière chaque rocher, derrière chaque butte
alentour, et qu’ils se glissaient des secrets à l’oreille, des secrets qu’elle
ne devait pas apprendre. En grande hâte, elle roula en boule les vêtements
restés par terre et les entassa sur les yuks. Puis elle prit les rênes des deux
ânes, grimpa sur sa monture et la talonna pour qu’elle se mette en route. Elle
sentait un poids sur sa poitrine, un poids qu’elle ne parvenait pas vraiment à
s’expliquer.
Elle s’efforçait de ne pas
penser au soir à venir. Cette nuit, ce serait difficile.
CHAPITRE VI
L’HOMME VENU D’AILLEURS
« PLANÈTE peu fertile, recouverte essentiellement de
déserts et de steppes. Population estimée entre trois et quatre cents millions.
De nombreuses villes de taille moyenne, toutes à moitié en ruine. Peu de
ressources minérales, agriculture soumise aux pires conditions. Pénurie
d’eau. »
Ce qu’il admirait chez Nillian,
c’était son incroyable dynamisme, cette énergie purement animale qu’il
irradiait et qui lui donnait quelque chose de sauvage, d’indomptable. Cela
tenait peut-être au fait qu’il ne semblait pas penser beaucoup et que ses
paroles, ses actes et ses décisions lui sortaient plutôt tout droit des tripes,
sans artifice, faux-semblant ni réflexion préalable. Depuis qu’il naviguait
avec Nillian, Nargant avait souvent remarqué comme son propre mode de
fonctionnement intellectuel l’obligeait à suivre de multiples détours, même
lorsque la décision à prendre était des plus futiles. C’était chez lui presque
un réflexe que d’examiner tous les aspects d’une question pour parer à toute
éventualité, et cela lui coûtait une énergie démesurée.
Il observa Nillian de profil. Le
jeune copilote était confortablement calé dans son fauteuil, micro enregistreur
aux lèvres ; il étudiait attentivement les écrans et les informations
affichées par les appareils d’analyse à distance. Sa concentration était
vraiment palpable. Différents clichés de la surface de la planète, d’un brun gris,
sans contours bien définis, éclairaient les écrans. L’ordinateur avait fait
ressortir certaines lignes blanches ainsi que des données sur le degré de
fiabilité de l’analyse.
« Les appareils, poursuivit
Nillian, visualisent des éléments qui, selon toute vraisemblance, devraient
constituer les restes rudimentaires d’une civilisation évoluée, aujourd’hui
disparue. À l’œil nu, il se dégage de l’ensemble des lignes droites qui, par
leur coloration, laissent supposer qu’il s’agissait autrefois des soubassements
de grandes constructions. De très grandes constructions. Je mesure dans
l’atmosphère des particules radioactives résultant de désintégrations ;
faibles radiations résiduelles. Vraisemblable guerre atomique datant de
plusieurs dizaines de milliers d’années. Faible activité électromagnétique,
provenant sans doute d’une sorte d’émission radio, mais nous ne localisons
aucune source d’énergie importante. En d’autres termes, acheva-t-il d’une voix
teintée d’une implacable ironie, le tableau général est semblable à tous ceux
décrits jusque-là. Je ne pense pas que nous en apprendrons beaucoup plus si
nous persistons à ne pas nous poser sur les planètes que nous approchons. Bien
sûr, c’est une opinion toute personnelle, mais je n’aurais pas d’objection à ce
que la direction de l’expédition prenne cela comme une recommandation. Rapport
de Nillian Jegetar Cuain, à bord de Kalyt 9. Temps standard 15-3-178002,
dernières mesures 4-2. Secteur 2014-BQA-57, en orbite autour de la deuxième
planète du soleil G-101. Terminé.
— Tu n’as quand même pas
l’intention d’envoyer ça tel quel ?
— Et pourquoi pas ?
— Tes dernières remarques
sont plutôt… insolentes, non ? »
Nillian secoua la tête en
grimaçant, se pencha sur la console de transmission et lança d’un geste
expérimenté son rapport de vol sur les ondes.
« Le problème avec toi,
Nargant, expliqua-t-il ensuite, c’est qu’on ne t’a jamais appris à t’adapter.
On t’a toujours fait croire que les ordres étaient plus importants que les cas
particuliers sur lesquels tu pourrais tomber, et que la moindre insubordination
se solde à tous les coups par la mort. À part ça, tu n’as pas appris
grand-chose, mais cette obéissance-là, elle t’est passée dans la chair et dans
les os et, si après ta mort on s’avise de te découper en rondelles pour examiner
tout ça, c’est sûrement de l’obéissance en cristaux qu’on trouvera à la place
de la moelle. »
Nargant regardait fixement ses
mains comme s’il tentait de voir à travers sa peau et de constater si, oui ou
non, Nillian avait raison.
« Il est trop tard pour
essayer de faire de moi un rebelle », murmura-t-il, mal à l’aise.
L’embêtant, c’était que lui-même
s’en rendait compte. Depuis qu’il naviguait avec Nillian, depuis qu’il pouvait
comparer ses réactions avec celles de l’ancien rebelle, il se faisait l’effet
d’un vieux fossile.
« Il est trop tard pour que
tu deviennes un rebelle, soldat impérial », acquiesça Nillian. Il parlait
d’un ton sérieux à présent. « Et puis, de toute façon, ce n’est plus
nécessaire, par chance. Par contre, ça ne me déplairait pas que tu oublies un
peu ce qu’on t’a fourré dans le crâne. Pas seulement pour toi, pour moi aussi.
Ça fait combien de temps maintenant que nous sommes partis ? Quarante
jours à peu près. Quarante jours bloqués seuls tous les deux dans ce minuscule
vaisseau, et pour être franc je ne sais toujours pas si, au fond de toi, tu
m’aimes bien. Ou si tu me supportes juste parce qu’on t’a ordonné de le faire.
— Si, répondit Nargant. Je
t’aime bien. »
Sa voix manquait terriblement de
naturel. Ai-je déjà dit cela à quelqu’un, ne serait-ce qu’une fois ?
pensa-t-il, effrayé.
« Merci. Parce que moi
aussi je t’aime plutôt bien, et c’est ça qui m’énerve : tu es si coincé
avec moi, comme si j’allais m’empresser, en fin de mission, de remettre sur ton
compte un rapport de loyauté à la commission des prêtres, ou même seulement au
Conseil des rebelles.
— Coincé… ?
— Oui ! Tellement
prudent, tellement sur tes gardes, jamais un mot ou un geste de travers… Je
crois que tu ferais bien, matin et soir, de te regarder dans le miroir et de te
répéter à voix haute : “Il n’y a plus d’Empereur !” Et, si
tu veux mon avis, plusieurs années d’entraînement ne seraient pas de
trop. »
Nargant se demanda s’il le
pensait sérieusement.
« Je peux toujours essayer.
— Ce n’est pourtant pas
compliqué : contente-toi de débrancher à l’occasion ce foutu censeur
qu’ils t’ont collé dans le crâne et dis simplement ce qui te passe par la tête,
sans te soucier de ce que j’en pense. Tu crois que tu peux le faire, ne
serait-ce que de temps en temps ?
— Je m’y efforcerai. »
Parfois, le rebelle avait
tendance à lui porter sur les nerfs. Tout de suite, par exemple :
qu’est-ce que sa réponse avait donc de si amusant pour qu’il éclate ainsi de
rire ?
« Et tu crois que tu
pourrais aussi, éventuellement, oublier un peu les consignes ? Ne pas
suivre les ordres absolument au pied de la lettre ?
— Hmm… je ne sais pas. Quel
genre de consignes, par exemple ? »
La conspiration brilla en un
éclair dans les yeux de Nillian.
« Par exemple celle qui
nous interdit de nous poser sur aucune des planètes que nous approchons. »
Nargant en eut le souffle coupé.
« Tu n’as tout de même pas
l’intention… ? »
Nillian acquiesça vivement, et
son regard brillait à l’idée de se lancer dans l’aventure.
« Mais c’est
impossible ! »
Nargant n’en revenait pas, rien
que d’y penser. Et, après la discussion qu’ils venaient d’avoir, il avait
l’impression d’être totalement pris au piège. Il sentit son cœur battre plus
vite.
« Nous avons reçu des
consignes strictes. Strictes ! Nous n’avons pas le droit de nous poser sur
les planètes que nous approchons.
— Mais qui te parle de se
poser ?
Nillian ricanait. Il était
difficile de déterminer si c’était une grimace de haine, de satisfaction ou les
deux à la fois.
« On pénétrera juste un peu
dans l’atmosphère…
— Et après ?
— Après tu me largueras
dans la chaloupe. »
Nargant respira profondément en
serrant les poings. Le sang lui battait aux tempes. Il détourna le regard et
concentra toute son attention sur l’une des étoiles étrangères que l’on
apercevait, calmes et mystérieuses, par le hublot. Mais elle non plus ne lui
fut d’aucun secours.
« Nous ne pouvons pas faire
cela.
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce serait
enfreindre un ordre exprès !
— Ts, ts, fit Nillian.
Terrifiant. »
Et il se tut.
Nargant évita son regard ;
il connaissait assez l’ancien rebelle pour savoir qu’en cet instant précis il
ne le quittait pas des yeux.
La planète G-101/2 était
suspendue au-dessus de leur tête telle une gigantesque balle d’un brun sale. À
l’œil nu, on ne pouvait distinguer aucune ville.
« Je ne sais pas ce que tu
espères découvrir, finit par lâcher Nargant en poussant un soupir.
— Des trucs, répondit
simplement Nillian. Nous ne savons pas encore grand-chose, mais ce qu’il y a de
sûr et certain, c’est que ce n’est pas en approchant une planète après l’autre
et en nous cantonnant aux relevés ordinaires en orbite que nous découvrirons ce
qui se passe ici.
— Mais nous avons déjà
découvert beaucoup de choses, rétorqua Nargant. Toutes les planètes que nous
avons approchées jusqu’à présent sont peuplées par des hommes. Partout nous
avons trouvé des civilisations indigènes à un niveau plutôt primitif. Et
partout nous avons relevé les traces d’une guerre très ancienne au cours de
laquelle des armes nucléaires ont été utilisées.
— Passionnant… répliqua le
jeune copilote. Au fond, cela ne fait que confirmer ce qu’on savait de toute
façon déjà.
— Mais jusque-là ce
n’étaient que des légendes sauvages, sans autre fondement que les récits peu
crédibles d’une poignée de contrebandiers. Tandis que maintenant nous le savons
pour l’avoir vu de nos propres yeux. »
Nillian se redressa si
brusquement que Nargant en sursauta.
« Alors ça te laisse
complètement froid ? s’écria-t-il, excédé. On croise dans une galaxie qui,
à l’évidence, a fait un jour il y a très longtemps partie de l’Empire mais qui
n’apparaît sur aucune carte ! On a découvert une zone disparue qui n’est
pas consignée dans les archives impériales. Et personne ne sait pourquoi.
Personne ne sait ce qui nous attend ici. Mais, bon sang, c’est un mystère fantastique ! »
Il se laissa retomber dans son
fauteuil comme si cet éclat l’avait épuisé.
« Et quand on pense que
même ce qui nous a conduits sur la trace de ce mystère relève d’un enchaînement
de hasards… »
Les doigts tendus, ses mains se
mirent à dessiner dans l’air d’étranges cercles. « Chacun de ces hasards
était indispensable pour nous mener ici. Le gouverneur d’Eswerlund qui nous a
mis sur la piste d’un repaire de contrebandiers, comme s’il n’avait rien eu de
plus important à faire… Le technicien qui, à bord des vaisseaux réquisitionnés,
au lieu d’effacer purement et simplement les mémoires informatiques, les a
inspectées et, du coup, est tombé sur les cartes de la galaxie Gheera… Le
Conseil qui, par une seule voix de majorité, a voté l’envoi de cette expédition…
Et maintenant on est là. Et c’est notre foutu devoir de découvrir le plus
d’informations possibles sur ce qui se passe ici et sur ce qui a pu se produire
pour qu’une immense partie de l’Empire ait disparu et soit tombée dans un oubli
complet depuis des dizaines de milliers d’années. »
Nargant ne disait mot. Il
passait lentement l’index sur le manche capitonné et usé des commandes
principales ; là où fentes et déchirures laissaient s’échapper le
rembourrage, le contact était rugueux.
« Que comptes-tu
faire ? »
Il voulait à tout prix éviter
que l’on puisse dire par la suite qu’il avait donné son accord.
Nillian soupira.
« Tu me largues avec la
chaloupe dans l’atmosphère. Je me pose à proximité d’une zone habitée et
j’essaie d’entrer en contact avec les autochtones.
— Et comment t’y
prendras-tu pour te faire comprendre de ces gens ?
— À en juger par les
contacts radio que nous avons interceptés, les gens, là-dessous, parlent une
forme très ancienne de paisi. Il faudra sans doute que je me familiarise un peu
avec leur langue, mais je crois que je pourrai me débrouiller.
— Et dans le cas
contraire ? »
Nillian eut un haussement
d’épaules.
« Je pourrai toujours jouer
les sourds-muets. Ou j’essaierai d’apprendre la langue. » Il se leva de
son fauteuil. « Je trouverai bien quelque chose. »
Sur ces mots, il descendit
l’étroite échelle qui menait dans la partie inférieure du vaisseau.
Nargant comprit que le rebelle
ne se laisserait pas détourner de son projet ; aussi abandonna-t-il toute
idée de résistance. Résigné, il le suivit en bas et, avec un profond sentiment
de malaise, le regarda charger son équipement dans la chaloupe : la tente,
prévue en réalité pour les cas d’atterrissage forcé, quelques provisions et
certains des instruments de mesure nécessaires pour le repérage sur le terrain
mais qui, pour cette expédition, auraient dû rester consignés dans l’armoire.
« Prends une arme, lui
conseilla-t-il.
— Pas nécessaire.
— Et qu’est-ce que tu feras
si tu te retrouves dans une situation dangereuse ? Je te rappelle qu’il y
a quand même des hommes, là-dessous ! »
Nillian s’arrêta et se retourna.
Leurs regards se rencontrèrent.
« Je te fais confiance,
camarade », finit par dire le jeune rebelle avec un sourire singulier que
Nargant ne parvint pas à interpréter.
Un bref hurlement des réacteurs
suffit à ralentir la course du vaisseau pour le faire quitter sa trajectoire en
orbite, pourtant à faible altitude déjà, et plonger dans l’atmosphère. La
planète grossit de plus en plus, et bientôt l’appareil tout entier fut envahi
par les sifflements stridents des premières particules atmosphériques qui
balayaient le fuselage à une vitesse phénoménale. Les sifflements se
transformèrent en gémissements et, pour finir, en un vacarme assourdissant
lorsque l’engin spatial pénétra dans les couches inférieures de l’air.
Nargant continua de freiner et
entraîna le vaisseau dans une trajectoire parabolique qui, à son point le plus
bas, serait assez proche de la surface de la planète et propulserait à nouveau
l’appareil dans l’espace.
« Prêt ?
— Prêt. »
Juste avant d’atteindre le creux
de la parabole, il largua la chaloupe. Les deux engins se séparèrent avec une
telle élégance qu’on aurait cru les pilotes rompus à cet exercice depuis des
années. Nargant tira tout droit vers le ciel obscur, pour adopter à très haute
altitude une trajectoire stationnaire qui lui permettrait de suivre la rotation
de la planète et de demeurer ainsi constamment à peu près à la verticale de la
position de Nillian. Les grondements de la machine se turent, le vaisseau se
remit avec force craquements de la pression à laquelle il avait été
soumis ; pendant ce temps, Nargant établit la liaison radio.
Nillian était déjà branché pour
faire un rapport en continu.
« Je survole une zone
habitée. On pourrait presque parler d’une ville… très étendue, beaucoup de
petites huttes et de ruelles étroites, mais aussi des chemins plus larges. Je
vois quelques espaces verts et des jardins. Une sorte de mur encercle
l’ensemble de la cité, y compris les jardins. Au-delà de ce mur d’enceinte, il
ne semble y avoir que le désert et la steppe, tout au plus par-ci par-là de
maigres traces de végétation. On voit paître quelques animaux ; on fait
sans doute de l’élevage dans le secteur. »
Nargant jeta un coup d’œil sur
l’enregistreur pour vérifier que tout se passait normalement. Le robuste
appareil déroulait inlassablement sa bande magnétique et y gravait chacun des
mots prononcés par Nillian.
« À ma droite, je distingue
une formation rocheuse de couleur sombre, très imposante et facilement identifiable
depuis le ciel. Le balayage radio laisse supposer la présence de grottes. C’est
là que je vais me poser ; cela peut faire un bon camp de base. »
Nargant fit la grimace. Des
grottes ! Comme si, sur une planète aussi désertique, il n’avait pas pu
trouver un autre endroit, surtout un endroit plus sûr, pour monter une tente à
air comprimé.
« Oh là ! Il y a aussi
quelques bâtiments dans les environs de la ville. Certains en sont plutôt
éloignés ; à plusieurs heures de marche, à vue de nez. Les capteurs à
infrarouge indiquent que ces constructions sont habitées. J’aperçois aussi
quelque chose qui pourrait bien être de la fumée provenant d’une
cheminée. »
C’était de la folie. Toute cette
expédition était de la folie. Nargant se massa la nuque en se disant qu’il
aurait tellement aimé être ailleurs.
« Maintenant, je fais une
grande boucle vers le sud. Objectif : les formations rocheuses que j’ai
aperçues. Elles valent vraiment le coup, vues d’en haut. Voilà, je les
survole ; je vais me poser. »
Nargant sortit un chiffon et
commença de polir les appareils de contrôle. Je lui avais dit de ne pas y
aller, pensa-t-il. Peut-être aurais-je dû insister pour que mes objections
soient consignées dans le livre de bord.
Il entendit le bruit violent des
patins d’atterrissage lorsque l’engin se posa, puis les réacteurs qui
s’éteignaient progressivement en hurlant.
« Ça y est, je me suis
posé. Je viens d’ouvrir le hublot et je respire maintenant l’atmosphère de la
planète. L’air est respirable, plutôt brûlant et chargé d’odeurs. Ça sent la
poussière et les excréments ; il y a même une odeur doucereuse, comme un
relent de putréfaction… À l’heure actuelle, j’y suis bien sûr extrêmement
sensible, n’ayant respiré pendant des mois que l’air stérile du vaisseau, mais
je crois que je vais tenter une sortie sans masque à filtres. Maintenant, je
vais descendre explorer les rochers pour y trouver un coin adéquat où planter
ma tente. »
Nargant soupira et leva les
yeux. Par le hublot à sa droite, il avait dans son champ de vision la plus grande
des deux lunes. La planète avait aussi un second satellite, sensiblement plus
petit, qui tournait autour d’elle dans le sens opposé et dont la révolution
n’excédait pas deux journées locales. Toutefois, en cet instant précis, la plus
petite lune était invisible.
« C’est plutôt rocailleux
et escarpé, ici. Je crois que je vais interrompre la liaison radio un moment et
fixer l’appareil à ma ceinture pour avoir les mains libres. Au fait, tu
m’entends toujours, Nargant ? »
Nargant se pencha vers le micro
et appuya sur le bouton de transmission.
« Bien sûr.
— Voilà qui me
rassure. »
Il entendit Nillian éclater de
rire.
« Je viens de me rendre
compte que je suis à plusieurs millions d’années-lumière de chez moi et que, si
tu me laisses en plan, ça me fera une petite trotte ! Bon, à plus
tard. »
Un bref crissement, puis le
haut-parleur se tut. L’enregistreur s’arrêta de lui-même. Les bruits habituels
du vaisseau enveloppèrent Nargant : le feulement presque inaudible du
diffuseur d’air, de temps en temps un craquement étrange et inquiétant des
machines, et les multiples murmures et gargouillis des appareils dans la cabine
de pilotage.
Au bout de quelques minutes,
Nargant se rendit compte qu’il n’avait pas quitté des yeux, comme hypnotisé,
les chiffres affichés par l’horloge de bord et qu’il n’attendait qu’une
chose : le prochain contact radio. Irrité, il se leva et descendit dans la
salle de repos pour boire quelque chose.
J’enrage, dut-il bien admettre.
Nillian s’est lancé dans l’aventure, et moi je m’ennuie comme un rat mort à
tourner en rond dans l’espace.
Nillian mit un temps inquiétant
avant de se manifester à nouveau.
« Je viens d’avoir mon
premier contact avec un autochtone. Un homme d’un certain âge. J’ai bien réussi
à me faire comprendre, beaucoup mieux que prévu. Mais je l’ai sans doute un peu
troublé avec mes bavardages. En fait, je pensais qu’il n’y avait pas âme qui
vive par ici, mais, d’après ce qu’il m’a raconté, il semblerait que ces grottes
renferment je ne sais quelles pierres précieuses et que des individus viennent
de temps en temps essayer d’en dénicher. Quand j’y réfléchis, il ne s’est pas
fait prier pour parler, la discussion est allée bon train. J’ai relevé un
détail intéressant : les gens d’ici continuent, comme par le passé, de
considérer l’Empereur comme un maître immortel et quasi divin, même si par
ailleurs ils ne savent pas grand-chose de l’Empire. Lorsque je lui ai parlé de
la rébellion, en tout cas, il n’a pas voulu en croire un mot. »
Nargant se souvenait encore bien
d’une période de sa vie où, pour lui aussi, l’Empereur était le centre de
l’univers. Et même aujourd’hui, après vingt années d’une sécularisation
difficile et sanglante, il sentait encore une douleur en lui, là où
s’enracinait jadis sa foi ; une douleur mêlée de honte, du sentiment
d’avoir échoué, d’avoir perdu quelque chose d’essentiel.
Le jeune rebelle ne connaissait
pas tout cela. À l’époque, il n’était encore qu’un enfant, et son éducation
n’avait jamais été confiée à la machinerie écrasante de la caste des prêtres.
Il n’avait pas la moindre idée des souffrances et des tourments que quelqu’un
comme Nargant devrait traîner avec lui pour le restant de ses jours.
« Par chance, j’avais posé
la chaloupe à un endroit difficilement repérable ; je ne pense pas qu’il
l’ait vue. Je vais quand même essayer de me trouver un autre campement pour la
nuit. »
La journée s’acheva sans
incident. Nillian survola différentes contrées et prit des photos qu’il
transmit au vaisseau par radio. Nargant pouvait voir les clichés s’afficher sur
le moniteur, des paysages désertiques s’étalant à perte de vue, de vieilles
huttes biscornues et croulantes, et des sentiers difficilement reconnaissables
qui s’étiraient à l’infini au fond de gorges rocheuses.
Le lendemain matin, Nillian
abandonna son projet initial de faire tout simplement son entrée en ville pour
y jeter un coup d’œil ; il passa la journée entière à essayer de mettre la
main sur des voyageurs isolés, qu’ils fussent à pied ou perchés sur de petites
montures. Il se posait suffisamment loin, allait à leur rencontre et leur
posait des questions. C’est lors d’une de ces rencontres qu’il marchanda auprès
d’une vieille femme une tenue vestimentaire locale complète en échange de son
bracelet qui valait une somme astronomique. Nargant ne put s’empêcher d’être
très impressionné par l’esprit de sacrifice dont Nillian avait fait montre, et
il dut bien s’avouer soulagé par la prudence du rebelle.
Le jour suivant, vers midi,
Nillian découvrit un homme qui visiblement s’était égaré dans le désert.
« Je l’observe depuis un
bon moment. Je ne parviens pas à comprendre ce qu’un homme peut bien faire à
pied par ici ; il ne peut venir que de la ville, et il a dû marcher au
moins une journée à coup sûr pour arriver là. Il fait une chaleur torride et il
n’y a pas la moindre goutte d’eau, nulle part. On dirait à chaque pas qu’il va
s’effondrer. »
Il se tut pendant quelques
instants.
« Maintenant, il ne se
relève plus. Il a sans doute perdu connaissance. Bon, dans ces conditions, il
ne risque pas de voir la chaloupe. Je vais en profiter pour me poser.
— Injecte-lui un sédatif,
lui conseilla Nargant. Sinon, il va se réveiller auprès de toi dans la navette,
et tu ne sais pas quelle réaction il aura.
— Bonne idée. C’est quelle
fiole ? La jaune ?
— Oui. Ne lui donne qu’une
demi-dose ; son cœur a sans doute pas mal souffert.
— Entendu. » Grâce aux
bruits qui lui parvenaient du haut-parleur, Nargant suivit la progression des
événements : Nillian prit l’homme inconscient dans ses bras et le
transporta à l’ombre, au frais. Là, il lui fit avaler une bouteille et demie
d’eau. Puis il fallut attendre que le miraculé reprenne ses esprits.
« Nargant, ici
Nillian. »
Nargant se redressa sur son
siège. Il s’était légèrement assoupi.
« Oui ?
Le haut-parleur émit quelques
craquements et crépitements, puis Nillian lui demanda :
« Les “tapis de cheveux”,
ça te dit quelque chose ? Nargant, perplexe, se gratta la poitrine en
réfléchissant.
« Non, dit-il enfin. Tout
ce que je peux en dire, c’est qu’à mon avis il devrait s’agir d’un tapis fait à
partir de cheveux, ou du moins qui en a l’apparence. Pourquoi cette
question ?
— J’ai parlé un peu avec
cet homme. Il m’a raconté qu’il était, de métier, tisseur de tapis en cheveux.
“Métier” n’est peut-être pas vraiment le terme approprié ; à l’entendre
parler, il semblerait qu’il s’agisse plutôt d’une caste. En tout cas, j’ai
voulu en avoir le cœur net, et il a réellement prétendu tisser un tapis en
cheveux, en cheveux humains.
— En cheveux
humains ? »
Nargant avait l’impression de
n’être toujours pas bien réveillé. Pourquoi Nillian lui racontait-il tout
cela ?
« Et ça m’a tout l’air
d’être une affaire très coûteuse. Si je n’ai pas tout compris de travers, il ne
lui faut pas moins d’une vie entière pour tisser un seul de ces tapis en
cheveux.
— Ça m’a l’air plutôt
étrange.
— C’est aussi ce que je lui
ai dit, et, à voir ma tête, il n’en revenait pas. Tisser ces tapis doit, à coup
sûr, être une sorte d’activité sacrée, ici. Ce n’est pas tout : comme je
ne savais pas ce qu’était un tapis en cheveux, il en a immédiatement déduit que
je venais d’une autre planète. »
Nargant respira avec peine.
« Et que lui as-tu
répondu ?
— Qu’il avait raison. Après
tout, pourquoi pas ? Je trouve intéressant que les gens d’ici connaissent
l’existence d’autres mondes peuplés ; je ne m’y attendais pas, à en juger
par l’aspect plutôt primitif de cette planète. »
À sa grande surprise, Nargant
remarqua que ses mains tremblaient. Alors seulement il se sentit vraiment
malade, malade de peur. Une angoisse l’étreignait, une angoisse qui ne se
calmerait que lorsque cette aventure serait terminée et que Nillian serait de
retour à bord ; une angoisse qui, contre toute raison, tentait de les
prémunir tous deux face aux conséquences de leur évidente insubordination.
« Que comptes-tu faire à
présent ? demanda-t-il en espérant que sa voix ne laisserait rien paraître
de son trouble.
— Ces tapis en cheveux
m’intéressent, expliqua Nillian sur un ton insouciant. Je l’ai prié de me
montrer celui auquel il travaille, mais il m’a répondu que c’était impossible.
Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien ; il a vaguement bredouillé
quelque chose que je n’ai pas compris. Mais nous allons rendre visite à l’un de
ses collègues, lui aussi tisseur de tapis en cheveux, et là-bas je pourrai voir
le sien. »
C’était une réaction purement
physique. Sa raison savait pertinemment que les rebelles avaient une autre
conception de la discipline, mais son corps, lui, l’ignorait et aurait préféré
mourir plutôt que de ne pas exécuter un ordre reçu.
« Quand partez-vous ?
— Je lui ai donné un
reconstituant ; je dois encore attendre qu’il fasse effet. Dans une heure
peut-être. L’homme était franchement au bout du rouleau. Mais je n’ai pas
réussi à lui faire dire ce qu’il fabriquait dans le désert. C’est plutôt
mystérieux, toute cette histoire.
— Tu portes les vêtements
de là-bas ?
— Bien sûr. Ils sont
d’ailleurs d’un inconfort exquis, une vraie merveille ; capables de te
démanger là où tu ne savais même pas que c’était possible.
— Quand aurai-je de tes
nouvelles ?
— Aussitôt après la visite
chez l’autre tisseur. On en a pour deux à trois bonnes heures de marche ;
par chance, le soleil est déjà plutôt bas dans le ciel et la chaleur n’est plus
aussi étouffante. Il est possible qu’on nous invite à passer la nuit, ce que je
ne refuserai pas, évidemment.
— Tu gardes la radio sur
toi, au cas où ?
— Naturellement. »
Nillian éclata de rire. « Eh, tu te fais du souci pour moi
maintenant ? »
Ces mots frappèrent Nargant en
plein cœur. Non, il ne se faisait pas de souci pour Nillian, il dut bien se
l’avouer, quelque odieux et ignoble que cela pût être. À la vérité, c’est pour
lui-même qu’il se faisait du souci, pour ce qui se passerait s’il arrivait
quelque chose à Nillian.
Il ne méritait pas la sympathie
que le jeune rebelle lui témoignait, car il était incapable d’y répondre. Tout
ce dont il était capable, c’était de lui envier sa légèreté et sa liberté
intérieure, et, par comparaison, de sentir encore un peu plus les fers qui
l’enchaînaient.
« Je tombe de fatigue,
déclara-t-il, esquivant la question. Je vais essayer de dormir un peu. Bonne
chance. Terminé.
— Merci. Terminé »,
répondit Nillian.
Nargant entendit un claquement
distinct, et l’enregistreur s’arrêta de nouveau. Le pilote resta assis dans son
fauteuil, appuya sa tête contre le dossier et ferma les yeux. Il avait
l’impression que ses pupilles vibraient. Je ne vais pas pouvoir dormir, c’est
sûr, pensa-t-il. Mais, avant même d’avoir relevé les paupières, il bascula dans
le sommeil et sombra dans un rêve agité.
Lorsqu’il se réveilla, il mit un
certain temps à se remémorer où il se trouvait et ce qui s’était passé. Le
cerveau engourdi, il regarda fixement les chiffres affichés par l’horloge de
bord, tentant vainement de déterminer combien de temps il avait dormi. En tout
cas, le compteur de l’enregistreur n’avait pas bougé, ce qui signifiait que
Nillian n’avait pas encore repris contact.
Il s’approcha d’un hublot et
regarda dehors, en direction de la planète, de cette immense sphère qui
flottait sous ses pieds. Sa surface d’un brun sale était recouverte par une
zone floue et mouvante qui s’étalait d’un pôle à l’autre. L’aube. Ce fut comme
un choc lorsqu’il comprit subitement que dans la contrée où Nillian se trouvait
le petit jour pointait déjà. Il avait dormi toute la nuit.
Et Nillian ne s’était pas
manifesté.
Il saisit le micro et activa
l’émetteur d’un geste beaucoup trop brusque.
« Nillian ? »
Il attendit, mais rien ne vint
briser le silence. Il se fit plus formel :
« Kalyt 9 à Nillian
Jegetar Cuain, répondez ! »
Pas plus de réponse.
Le temps passa et Nillian ne
donnait toujours pas signe de vie. Nargant ne quitta pas son fauteuil et, des
heures durant, répéta des centaines de fois le nom de Nillian dans le micro. Il
rembobina la bande magnétique et la réécouta, mais il n’y avait vraiment rien,
pas le moindre message de Nillian. Il ne se rendit pas compte qu’il ne cessait
de se mordre la lèvre inférieure et que le sang commençait de couler.
Il se sentait littéralement
tiraillé par deux forces qui se le disputaient, tels les éléments d’une nature
déchaînée. D’un côté, l’ordre donné, l’ordre clair, précis et irrévocable, de
ne pas se poser sur les planètes à observer, et l’obéissance, l’obéissance dont
il avait autrefois été si fier. Depuis le début, il savait que cette aventure
finirait mal, depuis le début. Un homme seul, tout seul sur une planète
inconnue, affrontant une culture inconnue qui n’avait, depuis des dizaines de
milliers d’années, plus aucun contact avec l’Empire… Sur quoi pouvait déboucher
la course de cet homme, sinon sur sa propre perte ?
Mais, de l’autre côté, il y
avait l’amitié, ce sentiment tout nouveau pour lui, et la certitude que quelque
part, là, à la surface de la planète, un homme, en ce moment précis, était
peut-être dans une situation périlleuse et plaçait tous ses espoirs en
lui ; un homme qui croyait en Nargant et qui avait tenté de gagner son
amitié, en dépit de l’embarras que ces choses-là, il le savait, provoquaient
chez le soldat impérial. Peut-être en cet instant Nillian levait-il les yeux
vers le sombre ciel nocturne et, au-delà, vers le frêle petit vaisseau spatial
qu’il savait s’y trouver, et peut-être attendait-il du secours.
Nargant inspira profondément et
se raidit de tout son corps. Il avait pris une décision, et cette décision lui
donnait de nouvelles forces. En quelques gestes maintes fois étudiés, il
prépara le lancement d’un message radio.
« Ici Nargant, pilote du
vaisseau expéditionnaire Kalyt 9. J’appelle le croiseur lourd Trikood,
sous la direction du commandant Jerom Karswant. Attention, ceci est un appel
d’urgence ! »
Pause. Sans se rendre compte de
ce qu’il faisait, Nargant épongea la sueur qui perlait sur son front. Pour lui,
il ne s’agissait pas que d’un simple message radio ; c’était comme s’il
était contraint, pour dire et faire ce qui devait l’être, de mobiliser toutes
ses forces. Il savait qu’il ne devait pas trop réfléchir, sans quoi il finirait
par ne pas envoyer le message. Juste parler, et émettre aussitôt. Pour le
reste, advienne que pourra. Il lâcha la touche pause.
« Contrevenant aux ordres
que nous avions reçus, mon équipier Nillian Jegetar Cuain s’est posé, il y a de
cela trois jours, temps standard, à la surface de la planète G-101/2, afin de
se livrer à des études complémentaires sur les autochtones. Son dernier appel
radio remonte maintenant à huit heures. Les événements suivants sont à
signaler… »
Il fit un rapport bref, complet,
sans se soucier des tremblements qui agitaient ses jambes.
« J’attends vos
instructions. Nargant, à bord de Kalyt 9. Temps standard 18-3-178002,
dernières mesures 4-2. Secteur 2014-BQA-57, en orbite autour de la deuxième
planète du soleil G-101. Terminé. »
Lorsqu’il lança le message, il
était en nage. Maintenant, les dés étaient jetés. Les informations, décomposées
en particules si infimes qu’elles défiaient l’entendement, filaient vers leur
objectif, et personne ne pourrait plus les rattraper. Nargant reposa le micro
et s’installa en vue d’une longue attente. Il était fatigué, mais il savait
qu’il ne pourrait pas dormir.
Pendant les heures qui
suivirent, il ne cessa de répéter le nom de Nillian dans l’appareil de
transmission électromagnétique. Ses nerfs étaient à vif, et le pressentiment
qu’un malheur n’allait pas tarder à se produire le rongeait.
Soudain, le voyant du récepteur
de la console de transmission vira à l’orange, et l’enregistreur se mit
automatiquement en marche. Nargant sortit en sursaut d’un demi-sommeil agité.
C’était le vaisseau amiral de la flotte Gheera.
« Ici le croiseur lourd Trikood.
Kalyt 9, nous confirmons réception de votre message temps standard
18-3-178002. Le commandement de l’expédition vous ordonne d’interrompre vos
recherches et de rentrer au plus vite. Terminé. »
Le temps parut s’arrêter.
Brusquement, Nargant ne perçut plus que les battements saccadés de son cœur et
le bouillonnement du sang dans ses oreilles. « Faute ! Faute !
Faute ! » croyait-il entendre, martelé sans répit au rythme de son
pouls. Il avait fait une faute. Il avait permis qu’une faute fût commise. Il
n’avait pas respecté les ordres et serait puni sans indulgence. Tout ce qu’il
pouvait encore faire pour sauver son honneur, c’était de rentrer aussi vite et
aussi humblement que possible pour se soumettre à la punition.
Ses mains s’affairèrent sur les
curseurs. Les murmures et les chuchotements des appareils dans la cabine de
pilotage s’estompèrent lorsque les énormes machines dans le ventre du vaisseau
se réveillèrent et ébranlèrent le fuselage. La peur avait effacé toute pensée,
et même le souvenir de Nillian. Une aiguille passa de la zone rouge à la verte
tandis que des agrégats grossiers, à grand renfort de coups sourds, pompaient
de l’énergie dans les propulseurs ; alors, Nargant accéléra et dirigea le
petit vaisseau vers le sombre voile stellaire. Chacun de ses mouvements
témoignait de l’expérience accumulée pendant toute une vie ; même à demi-mort,
il aurait encore été capable de piloter l’engin. Sans un geste superflu, il
prépara la phase de dépassement de la vitesse de la lumière, et peu de temps
après le Kalyt 9 passa dans cette dimension régie par d’autres lois, là
où le mouvement ne connaît aucune limite mais où l’individu se retrouve coupé
du reste de l’univers. Aucun message radio ne peut atteindre un vaisseau
spatial lancé dans cette insaisissable autre dimension.
Voilà pourquoi Nargant manqua de
quelques minutes l’arrivée de la véritable réponse à son appel d’urgence.
« Kalyt 9, c’est le
commandant Jerom Karswant, à bord du Trikood, qui vous parle. Attention,
par le présent appel j’annule les dernières instructions que vous avez reçues.
Cet ordre était une consigne standard qui s’adressait à tous les vaisseaux
expéditionnaires. Nargant, restez en orbite autour de G-101/2 et continuez à
essayer d’entrer en contact radio avec Nillian. Je vous envoie le croiseur
léger Salkantar. Ordre d’évaluer le point d’immersion le plus proche
pour un navire de cette taille et d’envoyer ses coordonnées exactes afin que le
Salkantar vous rejoigne le plus vite possible ! Je répète : ne
regagnez pas la base, maintenez votre position et facilitez l’approche du Salkantar.
Les secours sont en route. »
Ce n’est que bien longtemps
après, lorsque la navette Kalyt 9 eut réintégré le camp de base de
l’expédition Gheera et qu’elle eut envoyé de nombreux appels à l’adresse du Salkantar
qui, sans succès, avait tenté seul une approche de l’étoile G-101 en s’appuyant
sur des cartes imprécises et inexactes que Nargant comprit ce qui s’était
passé : dans la panique, il n’avait pas remarqué que le message qu’il
avait pris pour la réponse à son appel de détresse lui était parvenu à une vitesse
défiant les lois de la physique et qu’il s’agissait en réalité d’un message de
routine adressé à tous les vaisseaux expéditionnaires. Il comprit également
que, dans son retour précipité, il en avait oublié son équipier, le livrant
ainsi à une mort quasi certaine.
Il eut une entrevue désagréable
avec le commandant de la flotte expéditionnaire, un homme gras à face de
taureau, mais le vieux général des rebelles ne le punit pas.
Et c’était peut-être là la
punition la plus sévère qui fût.
À compter de ce jour, chaque
matin, lorsque Nargant se regardait dans le miroir, il se disait à lui-même à
haute voix : « Il n’y a plus d’Empereur. » Et chaque fois qu’il
prononçait ces mots il sentait sourdre en lui une angoisse profonde qui le
paralysait, et il se remémorait l’homme qui lui avait offert sa confiance et
son amitié. Il aurait tellement aimé pouvoir répondre à l’une comme à l’autre,
mais il s’en était montré incapable.
CHAPITRE VII
LE COLLECTEUR D’IMPÔTS
CELA FAISAIT DES JOURS qu’il suivait les repères de la voie
commerciale et, à la vérité, il n’avait aucune raison de s’en faire ; les
bornes grossièrement taillées, aisément repérables, jalonnaient régulièrement
le chemin, et rares étaient les obstacles soufflés par le vent sur le sentier
soigneusement battu. Toutefois, il ne put s’empêcher de pousser un soupir de
soulagement lorsque Yahannochia apparut enfin à l’horizon.
Sa monture, elle, ne parut pas
s’en émouvoir. Le jibarat ne modifia en rien le rythme régulier et chaloupé de
ses pas, même lorsque l’homme se mit, contre toute raison, à le frapper du plat
de la main. Pour ce qui était de trouver la cadence appropriée à ces longs
périples, les jibarats savaient se montrer plus raisonnables que les humains.
À présent, il apercevait entre
les collines les demeures isolées des tisseurs de tapis en cheveux, les unes
excentriques et colorées, les autres ternes, grisâtres et modestement nichées
dans la roche, chacune avec son propre style et sa propre histoire. Certaines
constructions arboraient des toits pointus et des murs d’un rouge flamboyant,
d’autres encore étaient plates et tout en pierres taillées. Il vit même une
maison d’une couleur si sombre que, de loin, on aurait pu la croire ravagée par
le feu.
Lorsqu’il franchit les portes de
la ville, personne ne fit attention à lui. Des enfants couraient dans tous les
sens en se querellant vivement et un petit groupe de femmes bavardait à un coin
de rue. À quelques rares reprises, il vit la peur, cette peur si
reconnaissable, naître chez ceux dont le regard tombait sur les insignes fixés
aux poches de sa selle : les insignes des questeurs impériaux.
Il se rappelait les lieux. Peu
de choses avaient changé depuis sa dernière visite qui remontait pourtant à
trois bonnes années. Il retrouva aisément le chemin qui, par les étroites
ruelles, longeait de sombres bouis-bouis et de misérables ateliers couverts de
poussière, découvrait des murs maculés de taches et des tas de bois moisi, et
menait au siège des autorités de la ville.
Un sourire légèrement narquois
flottait sur ses lèvres. Qu’ils n’espèrent pas le rouler. Ils pouvaient compter
sur lui pour évaluer leurs biens et les imposer en conséquence, sans aucune
pitié. Ils avaient bien sûr eu vent de sa venue ; c’était toujours le cas.
Mais cela faisait des décennies qu’il était au service de l’Empereur et, depuis
le temps, il connaissait toutes les combines. Qu’ils n’espèrent pas l’embobiner
avec leurs façades misérables. En y regardant d’un peu plus près, on était sûr
de découvrir des jambons gros et gras accrochés dans les caves et les étoffes
les plus raffinées cachées dans les armoires.
Quelle bande de mécréants !
Le seul sacrifice qu’on demandait à leurs lamentables existences, c’était un
peu d’impôts, et, même là, ils trouvaient encore le moyen de se débiner.
Il arrêta son jibarat devant la
maison où siégeait le premier édile et, sans mettre pied à terre, il toqua à
l’une des fenêtres. Un jeune homme se pencha au-dehors et lui demanda ce qu’il
désirait.
« Je suis Kremman, juge et
questeur impérial. Annonce-moi auprès du représentant de cette ville. »
En apercevant le sceau impérial,
l’adolescent ouvrit de grands yeux, acquiesça avec empressement et disparut.
Ils lui avaient fait tous les
coups possibles et imaginables. À Brepenniki, d’où il venait, ils avaient brûlé
le grand-livre. Bien sûr, ils avaient refusé de l’avouer – ils
n’avouaient jamais une chose pareille. Ils avaient prétendu qu’un feu s’était
déclaré au siège de la municipalité et que le livre avait été détruit dans
l’incendie. Comme si c’était un moyen d’échapper à l’impôt ! Tout ce
qu’ils y avaient gagné, c’était de le voir prolonger son séjour. Il avait fallu
rédiger un nouveau registre et estimer à nouveau les biens de chaque habitant
de la ville. Les hurlements, les grincements de dents et les pleurs habituels
n’y avaient rien changé : il ne s’était pas laissé impressionner et avait
fait son devoir. Il savait qu’à l’avenir ils feraient plus attention. Ils ne
s’aviseraient pas de lui refaire ce coup-là.
La porte de la maison s’ouvrit
brusquement, et un vieil homme grassouillet déboula en trombe, enfilant en
grande hâte les manches de son manteau d’apparat richement drayé. Il s’en
dépêtra tant bien que mal et, à bout de souffle, s’arrêta devant Kremman. La
sueur perlait en fines gouttes sur son front. Il leva alors les yeux vers le
collecteur d’impôts.
« Au nom de l’Empereur, je
vous salue, Kremman ! s’exclama-t-il d’un ton nerveux. Votre venue tombe
bien, très bien même, car depuis hier nous gardons un sacrilège dans nos geôles
et nous ne savons qu’en faire. Mais maintenant que vous êtes là pour rendre un
arrêt… »
Kremman jeta sur l’homme un
regard méprisant.
« Mon temps est précieux.
Si c’est un sacrilège, pendez-le comme la loi l’exige. »
Le premier édile, soufflant
comme une bête de somme, acquiesça avec un tel empressement qu’on aurait pu
croire qu’il allait défaillir d’un moment à l’autre.
« Jamais, au grand jamais,
je ne me serais permis de vous importuner avec cela, Votre Honneur, s’il
s’agissait d’un sacrilège ordinaire. Mais ce n’est pas un sacrilège ordinaire,
c’est même un sacrilège plus qu’extraordinaire, et je suis intimement
convaincu… »
Mais où allaient-ils chercher
tout cela ? Si seulement ils avaient mis dans leur travail l’ingéniosité
qu’ils déployaient à essayer de le berner ! D’un geste de la main, il
stoppa le flot de paroles de son interlocuteur.
« Avant toute chose, je
souhaiterais voir les livres, car c’est pour cela que je suis venu.
— Bien sûr, cela va de soi.
Pardonnez-moi, je manque à tous mes devoirs : le voyage a dû vous
fatiguer ; voulez-vous voir les livres immédiatement ou puis-je d’abord
vous offrir de quoi vous rafraîchir et vous reposer ?
— Les livres d’abord,
insista Kremman en sautant à terre.
— Les livres d’abord, très
bien. Suivez-moi. »
Kremman prit la sacoche
contenant tout son attirail et suivit le vieil homme dans la cave voûtée de la
maison. Avec des gestes cent fois étudiés, il ordonna soigneusement son
matériel sur une grande table, tout en regardant en silence le vieillard
détacher une clé rouillée qu’il portait sur lui et ouvrir la grande armoire
ferrée où les livres fiscaux étaient maintenus en sûreté.
« Tant que vous y êtes,
apportez-moi aussi le volume des mises à jour, ajouta-t-il une fois que le
premier édile eut posé sur la table le registre scellé.
— Je vous les fais apporter
tout de suite », bredouilla l’homme.
Kremman eut un sourire haineux
tandis que l’édile se dirigeait vers la porte d’un pas traînant. Il avait
vraiment cru pouvoir le détourner de son travail avec de quelconques
balivernes. Et maintenant il était déçu parce que cela n’avait pas marché.
Il les aurait. Il finissait
toujours par les avoir, tous autant qu’ils étaient.
Il se mit au travail. Avant
toute chose, il importait de s’assurer que le sceau apposé sur le grand-livre
de Yahannochia n’avait subi aucun dommage. Kremman palpa les rubans qui
enserraient le registre ; ils étaient intacts. Restait le sceau lui-même.
Il le soupesa attentivement et l’examina d’un œil critique. Dans sa vie, il
avait déjà apposé et décacheté des milliers de sceaux, mais il continuait pour
ce faire de prendre son temps et s’interdisait de tomber dans la routine. Le
sceau du grand-livre était l’élément le plus sensible de tout le système. S’ils
parvenaient un jour à contrefaire ce cachet sans qu’il s’en aperçoive, il
serait à leur merci. Si cela venait à s’ébruiter, cela lui coûterait sa tête.
Dans le cas contraire, ils pourraient le faire chanter jusqu’à la fin de ses
jours.
Le jeune homme qui lui avait
ouvert la fenêtre – sans doute un employé de la
ville – entra pour lui apporter le registre des mises à jour. D’un
mouvement de tête irrité, Kremman lui signifia de le poser sur la table et,
lorsqu’il remarqua la curiosité de l’adolescent, il lui lança un regard si
mauvais que ce dernier préféra se retirer au plus vite. Pour ce qu’il avait à
faire, il n’avait pas besoin de spectateurs.
Kremman posa avec précaution son
cachet sur la cire déjà scellée. À son grand soulagement, cela concordait. Même
l’examen minutieux auquel il se livra ensuite à l’aide d’une loupe puissante ne
révéla aucune irrégularité.
Ils ne s’y risqueraient pas. Ils
n’avaient pas oublié que c’était lui, Kremman, qui avait mis à jour la
contrefaçon des scellés dans la Cité-des-Trois-Fleuves, alors qu’il n’était
encore qu’au tout début de sa carrière. Ils n’avaient pas oublié l’acharnement
avec lequel il avait réévalué les biens de chacun des habitants, les condamnant
pour la peine à un impôt supplémentaire ; ils n’avaient pas oublié non
plus les larmes que cela avait fait couler.
Restait encore le dernier test.
Après avoir jeté un bref coup d’œil en direction de la porte pour être bien sûr
que nul ne l’observait, il saisit un petit couteau et se mit à gratter
précautionneusement les motifs du sceau. Celui-ci renfermait un secret qui
restait inviolé aux yeux de quiconque s’avisait de faire fondre la cire ou de
la briser : le premier sceau en cachait un second, que seuls des doigts
habiles et expérimentés parvenaient à dévoiler. Avec une prudence infinie,
Kremman gratta jusqu’à ce qu’une coloration imperceptible de la cire révèle la
césure. Un léger tour de couteau suffit à décoller la couche supérieure ;
c’était là un coup de main qu’il avait mis des années à prendre. Le sceau
secret apparut alors ; c’était un minuscule signet que les collecteurs
d’impôts impériaux étaient seuls à connaître. Kremman eut un sourire de
satisfaction, s’empara d’une bougie et laissa fondre entièrement le cachet à sa
flamme. Il recueillit la cire dans une petite coupelle de fer ; quand il
en aurait fini, il s’en resservirait pour apposer son sceau.
Puis il ouvrit le registre.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, ce moment, ce moment de pouvoir,
l’avait toujours galvanisé. Dans ce livre était enregistré tout ce que les
villageois possédaient, des fortunes des riches aux maigres biens des
pauvres ; grâce à ce livre, il pouvait d’un trait de plume décider du
malheur ou de la prospérité de toute une ville. Le papier, raidi par le temps,
craquait sous ses doigts lorsqu’il tournait les pages, presque avec
tendresse ; il caressa du regard les feuillets jaunis, recouverts
d’inscriptions très anciennes, de chiffres, de signatures et de cachets de
toutes sortes. Les édiles pouvaient bien parader dans leurs somptueux atours et
se rengorger devant leurs ouailles ! Avec ce livre, et avec le droit qu’il
avait d’y écrire, c’était lui qui tenait entre ses mains le véritable pouvoir.
Il dut faire un violent effort
sur lui-même pour poser le registre. En poussant un très léger soupir il
s’empara de l’autre volume, celui des mises à jour. Au toucher, on sentait tout
de suite la différence ; celui-ci était beaucoup plus banal, et d’un
vulgaire ! À le feuilleter, on constatait que chacun était libre d’y
fourrer ses grosses pattes et d’y écrire ; une vraie cochonnerie, ce
livre. Kremman l’ouvrit avec une sorte de dégoût et chercha les dernières
lignes qu’il y avait inscrites. Puis il survola les pages suivantes qui
rendaient compte des modifications survenues, naissances, décès, mariages,
arrivées, départs et changements de métier. Il y en avait moins qu’il ne le
craignait, après tout ce temps passé. Il en aurait vite fini avec les
estimations ; après, il lui resterait encore un peu de temps pour
contrôler quelques individus tirés au sort. On verrait bien si, sous son
apparente tranquillité, cette ville était aussi irréprochable qu’on voulait
bien le lui faire croire.
En lisant la dernière
modification apportée, il eut une légère moue. Peu de temps auparavant, ils
avaient lapidé leur seul et unique professeur, apparemment sur l’injonction
d’un prêcheur itinérant. Chef d’accusation retenu et consigné par la suite dans
le registre : blasphème. Kremman n’aimait pas que des prédicateurs sortis
d’on ne savait où se mettent à jouer les juges ; et puis une ville sans
professeur, cela signifiait immanquablement, à plus ou moins brève échéance,
une baisse des recettes fiscales, l’expérience ne cessait de le prouver.
Un silence agréable régnait dans
la cave voûtée. Hormis sa propre respiration, Kremman n’entendait que les
crissements de la plume sur le papier tandis qu’il dressait ses listes. Quand
il en aurait fini, il donnerait la première d’entre elles à l’employé
municipal ; elle mentionnait le nom de toutes les personnes citées à
comparaître pour interrogatoire au siège des autorités de la ville, des
personnes dont le patrimoine ou la situation familiale avait changé depuis sa
dernière venue. Sur la seconde liste, il inscrivit le nom de ceux chez qui il
souhaitait se rendre en personne pour procéder à l’estimation de leurs biens.
Il avait puisé certains de ces noms dans le registre des mises à jour ; la
situation de ces individus requérait une évaluation personnalisée. Quant au
choix de ses autres proies, il s’était laissé guider par son intuition, sa
capacité à flairer les affaires louches et son sens inné de la rapacité du
genre humain, peu enclin à délier les cordons de la bourse et toujours prêt à
magouiller pour se soustraire à son devoir civique. Il faisait pleinement
confiance à son instinct, ce qui lui avait toujours réussi. Il parcourut les
registres d’état civil, attachant une attention toute particulière au métier de
chacun, à son âge, à sa situation personnelle ainsi qu’au dernier taux
d’imposition auquel il avait été soumis. À la lecture de certains noms, il
sentait retentir en lui comme une sirène d’alarme : ceux-là écopaient
d’une place de choix sur sa liste.
Il imaginait fort bien ce qui,
pendant ce temps, se passait en ville. Dans l’intervalle, la nouvelle de son
arrivée avait certainement fait le tour de toutes les cahutes, et maintenant
ils devaient tenir conseil, se demandant, la peur au ventre, si cette fois
allait être la bonne. Évidemment, ils s’empressaient de cacher tout ce qui
avait de la valeur : les bijoux, les vêtements neufs, les outils en bon
état, la viande fumée, les jarres de salaisons. Pendant qu’il était assis là à
dresser ses listes, ils enfilaient leurs plus vieilles nippes, des loques
grises et éculées, s’enduisaient les cheveux de graisse et se couvraient le
visage de boue, badigeonnaient de suie les murs de leurs maisons et de leurs
huttes, et entassaient du fumier à l’intérieur pour voir la vermine y
grouiller.
Mais il n’était pas dupe de leur
mascarade. Ils pensaient peut-être que ses cheveux dégoûtants et des visages
crasseux suffiraient à le berner ! Il n’aurait qu’à regarder leurs ongles
et leurs mains : s’ils n’avaient pas de cals, il serait fixé. Il en
trouverait, des choses, en fouillant sous leurs paillasses, derrière leurs
armoires, sous leurs charpentes et dans leurs caves ! Les cachettes
n’étaient pas légion et aucune n’avait de secret pour lui. Quand il était de
bonne humeur, il savourait ce moment comme on relève un défi sportif. Mais il
faut bien reconnaître qu’il n’était pas souvent de bonne humeur.
Lorsqu’il eut achevé les deux
listes, Kremman referma le registre et sonna l’employé municipal.
« Tu sais comment se
déroule la levée des impôts ? lui demanda-t-il. Tu es très jeune et je ne
te connais pas, c’est pourquoi je pose la question.
— Oui. Enfin, non. On m’a
expliqué comment cela se passait, mais moi-même je n’ai encore jamais…
— Alors tu vas faire ce que
je te dis. Voici la liste des noms des villageois dont je vais, demain, évaluer
les biens. Je les ai répartis en quatre groupes : début de matinée, fin de
matinée, après-midi et début de soirée. Tu devras faire en sorte que chacun
soit à l’heure. Tu as compris ? »
Le jeune homme hocha la tête,
peu sûr de lui. Tu parles d’un blanc-bec, se dit Kremman, méprisant.
« Tu vas y arriver ?
— Oui, certainement !
s’empressa d’assurer l’employé.
— Comment vas-tu
procéder ? »
Il l’avait coincé. Il le vit
déglutir péniblement ; ses yeux écarquillés, affolés, semblaient
désespérément chercher par terre la réponse à cette question. Il bredouilla
quelque chose d’incompréhensible.
« Que dis-tu ? insista
Kremman avec une satisfaction cruelle. Je n’ai pas compris.
— Je disais que je l’ignore
encore. »
Kremman le toisa du regard comme
il aurait toisé un insecte répugnant.
« Tu connais les villageois
qui figurent sur cette liste ?
— Oui.
— Je te suggère de passer
aujourd’hui même chez eux les informer. »
Le jeune homme acquiesça d’un
air crispé, sans oser cependant le regarder dans les yeux.
« Oui, oui, c’est ce que je
vais faire.
— Comment
t’appelles-tu ?
— Bumug. »
Kremman lui tendit la liste.
« Toi, tu passeras
l’après-midi.
— L’après-midi ? »
Le trouble lui avait fait relever les yeux sur le collecteur d’impôts.
« Moi ? Je ne comprends pas… » Kremman eut un sourire
sardonique.
« Ton nom fait bien sûr
partie de la liste, Bumug. »
Comme chaque fois, le questeur
impérial prit ses quartiers dans la chambre réservée aux invités, au siège de
la municipalité. Quels aménagements y apporter, quels mets servir à cet hôte de
marque : autant de questions, où qu’il passât, qui plongeaient la
population dans la perplexité. D’un côté, on tâchait de prévenir toute saute
d’humeur de l’invité en veillant fébrilement à ce qu’il ne manque de
rien ; d’un autre côté, on ne voulait pas non plus qu’il en vînt à penser
que la ville était prospère.
Par chance pour lui, leur besoin
de corrompre l’emportait le plus souvent ; Yahannochia ne faisait pas
exception à la règle. Il trouva apprêtés à son intention une pièce propre, un
lit qui aurait été digne d’un roi, ainsi qu’une table abondamment recouverte de
mets variés. Il glissa le grand-livre sous l’oreiller avant de prendre place à
table. Tant que le registre ne serait pas à nouveau scellé, il ne le quitterait
pas des yeux une seconde.
Le lendemain matin, lorsque, le
livre sous le bras, il traversa la cour pour rejoindre le bâtiment central, il
vit qu’une longue file de gens s’y pressait déjà, attendant patiemment qu’il
décide de leur sort. Kremman respira profondément ; son pas se fit
nettement plus ferme, plus décidé, comme pour refouler en lui-même toute
faiblesse, tout accès de pitié, de bonhomie ou d’autres sentiments qui seyaient
bien mal à un collecteur d’impôts. Une journée éprouvante l’attendait ; du
matin jusqu’au soir, il allait devoir prêter l’oreille à des histoires
poignantes, et il ne pourrait se permettre la moindre seconde d’inadvertance,
le moindre moment de relâchement, sous peine de faillir à sa mission, la sainte
mission des questeurs impériaux.
Il passa donc devant la file des
villageois sans les gratifier d’un regard et s’installa à la table qu’on avait
préparée à son intention ; on y avait disposé de quoi écrire ainsi qu’une
cruche d’eau. Il ouvrit le grand-livre et appela le premier nom sur sa liste.
« Garubad ! »
Un homme entra. Il était trapu,
les cheveux grisonnants, le visage tanné par la rudesse du climat, entièrement
vêtu de cuir élimé. C’était une force de la nature.
« C’est moi.
— Tu es éleveur ?
— Oui.
— Quelle espèce de bétail
élèves-tu ?
— Surtout des moutons de
Keppo. J’ai aussi quelques buffles de Baraquie. »
Kremman hocha la tête. Cela
concordait avec ce qui figurait dans son livre. L’homme avait l’air loyal et
pieux ; ce serait facile. « Combien de keppos ? Combien de
baraqs ?
— Deux cents keppos et sept
baraqs. »
Kremman consulta son registre.
« Ce qui veut dire que tu
as augmenté ton cheptel de moutons d’un quart ; celui de baraqs n’a pas
bougé. J’augmente donc ton impôt dans la même proportion. Des objections ?
L’éleveur secoua la tête.
« Non. Je donne pour
l’Empereur.
— Je prends pour
l’Empereur », lui répondit Kremman en employant la formule consacrée. Il
inscrivit un signe en face du nom concerné. « Merci, tu peux te
retirer. »
Cela démarrait bien. Le questeur
appréciait qu’une journée d’évaluation commence ainsi. Là encore, il s’en
remettait à son instinct qui lui disait quand il pouvait croire son vis-à-vis
et quand il devait inscrire son nom sur la seconde liste.
Ce fut une journée studieuse
mais finalement plutôt satisfaisante. Bien sûr, il eut droit aux doléances
habituelles, toujours aussi poignantes, sur les récoltes gâtées, les cheptels
décimés, les enfants morts en bas âge, les maris évanouis dans la nature. Mais
elles furent moins fréquentes que d’habitude et, dans bon nombre de cas,
Kremman se sentit tout disposé à croire ce qu’on lui racontait. Dans un sursaut
de clémence dont il fut le premier surpris, il accorda même un remboursement à
une femme qui avait perdu son mari. Il ne voulait pas qu’il fût dit que les
collecteurs d’impôts étaient des monstres. Il faisait simplement son devoir,
rien de plus. Son devoir sacré au service de l’Empereur.
Il était très tard quand, à la
lumière d’une lampe à huile, il examina le dernier cas et congédia le dernier
homme. D’un œil satisfait, il regarda la seconde liste où figuraient cinq noms.
La matinée du lendemain serait amplement suffisante pour procéder à ces
contrôles ; après, il n’aurait plus qu’à faire la somme de tous les
montants.
Au moment précis où il refermait
le livre, le premier édile s’approcha de nouveau, mal fagoté dans son manteau
d’apparat.
« Puis-je me permettre de
vous rappeler que nous avons ce sacrilège dans nos geôles et…
— Les impôts
d’abord », lui répondit Kremman d’une voix lasse. Il se leva. « Les
impôts d’abord, nous verrons tout le reste ensuite.
— Certainement, acquiesça
le vieillard sur un ton obséquieux. À votre convenance. »
Il entra dans la première maison
sans s’être annoncé. Pour les contrôles, il était important de faire irruption
sans prévenir. Mais il ne se faisait aucune illusion : bien des yeux
l’avaient suivi à la dérobée tandis qu’il traversait les ruelles de
Yahannochia, et tous ses faits et gestes avaient été aussitôt discrètement
colportés.
Mais ces deux-là, il les avait
effectivement surpris. Ils se levèrent d’un bond, effrayés par son apparition
sur le pas de la porte ; la femme se masqua le visage et disparut dans la
pièce voisine, et, comme par un fait exprès, l’homme se plaça de façon à
soustraire sa compagne au regard du questeur. Kremman savait pourquoi il
agissait ainsi : une maison avec une belle jeune femme, voilà qui incitait
plus d’un de ses confrères à forcer d’abord lourdement la note avant de
proposer de la réduire au cas où la femme lui accorderait ses faveurs. Kremman,
lui, ne l’avait pourtant jamais fait. De toute façon, les autorités de
Yahannochia avaient pris la sage précaution de lui amener une jeune femme la
nuit précédente, une très jeune femme – on connaissait ses goûts en
la matière –, et de ce côté-là il avait déjà eu son compte.
« Je suis Kremman, questeur
impérial, déclara-t-il au jeune homme qui lui lançait des regards aussi anxieux
que furibonds. D’après mes documents, vous vous êtes mariés l’année dernière.
Je dois procéder à une estimation de vos biens. Faites-moi faire le tour de
votre maison et montrez-moi tout ce qui vous appartient. »
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la
pièce voisine, la femme avait déjà disparu. Le regard perçant du questeur tomba
sur la fenêtre qu’on avait juste repoussée. Kremman eut un sourire féroce.
C’est par là qu’elle avait dû s’enfuir.
Il ouvrit les armoires, regarda
dans les cruches, fouilla avec soin les paillasses, sonda les poutres et les
murs. Comme il s’y était attendu, il ne trouva rien de particulier. Il
inscrivit finalement sur sa liste un chiffre qui lui paraissait refléter la
valeur de ce qu’il avait vu.
Le soulagement se lisait sur le
visage du jeune homme. « Je donne pour l’Empereur ! s’écria-t-il.
— Je prends pour
l’Empereur », répliqua Kremman avant de s’en aller.
Le grand-livre fiscal était à
nouveau scellé et en sûreté dans son armoire, une copie de la liste chiffrée
définitive avait été glissée dans le registre des mises à jour ; tout ce
qu’il restait à faire, c’était d’établir l’acte de levée des impôts.
La ville elle-même se chargeait
des encaissements, lui n’était pas concerné. Sa mission se limitait à fixer le
montant des contributions. Le transport de l’argent ne relevait pas non plus de
ses attributions ; le prochain marchand de tapis en cheveux qui passerait
par Yahannochia s’en chargerait. Là encore, l’acte rédigé par Kremman avait son
rôle à jouer, car le marchand aurait à rendre compte, dans la ville portuaire,
des sommes qui leur auraient été confiées, à lui et à sa carriole ferrée.
La plupart des gens croyaient
que les impôts étaient envoyés à l’Empereur, mais ce n’était pas vrai. À aucun
moment l’argent ne quittait la planète. Le seul type de tribut que ce monde
payait à la cour impériale, c’était les tapis en cheveux. Les sommes collectées
pour l’impôt servaient uniquement à payer ces tapis.
C’est également pour cette
raison que le transport des fonds était confié aux marchands ; lorsqu’ils
finissaient par atteindre la ville portuaire, ils livraient les tapis, le solde
de l’argent et les actes rédigés par les questeurs. On comparait ensuite ces
données avec les comptes rendus envoyés par les maîtres de la Guilde des
tisseurs, et on pouvait constater si les marchands avaient fait leur devoir ou
s’ils s’étaient enrichis frauduleusement.
« Les impôts sont fixés,
déclara incidemment Kremman lorsque l’édile entra dans la pièce. Si vous devez
encore me faire part de quelques points litigieux qui nécessitent les lumières
d’un juge impérial, c’est le moment.
— Nous n’avons rien de
spécial à signaler, répondit le vieillard, si ce n’est, comme je vous l’ai déjà
dit, le sacrilège.
— Ah oui, votre
sacrilège. » Kremman interrompit la rédaction de l’acte et s’adossa dans
son fauteuil. « Qu’a-t-il donc fait ?
— Il a tenu toutes sortes
de propos blasphématoires. Il a prétendu entre autres que l’Empereur ne régnait
plus, qu’il avait été renversé. Et d’autres absurdités de ce genre. Et cela en
présence de deux tisseurs au-dessus de tout soupçon qui sont prêts à venir
témoigner des faits. »
Kremman poussa un soupir
d’ennui.
« Ah, les vieilles rumeurs.
Mais cela fait au moins vingt ans que ces histoires circulent, et il se trouve
toujours des illuminés qui se croient obligés de les attiser. Pourquoi ne le
pendez-vous pas, tout simplement ? C’est un fou, rien de plus. Vous n’avez
qu’à appliquer la loi, elle est faite pour ça.
— Eh bien, expliqua le
dignitaire en traînant sur les mots, nous n’étions pas sûrs que la loi
s’applique dans ce cas précis. Le sacrilège est un étranger, très bizarre de
surcroît. Nous ignorons d’où il vient. Il se prétend d’un autre monde, d’un
monde si lointain qu’on ne peut l’apercevoir dans le ciel.
— Cela n’a rien
d’exceptionnel ; l’Empire est vaste, objecta Kremman.
— Et il prétend faire
partie des rebelles qui auraient renversé l’Empereur. Pardonnez mes paroles, je
ne fais que répéter ce qu’a dit l’étranger. Il affirme venir d’un vaisseau
spatial rebelle qui tournerait autour de notre monde… »
Le questeur éclata d’un rire
sonore.
« Quelle absurdité !
Si un tel vaisseau existait, il n’aurait pas hésité à entreprendre quelque
chose pour le libérer, je peux vous le garantir. C’est un fou, je vous répète
que c’est un fou.
— Oui, c’était aussi notre
opinion », dit le vieillard en hochant la tête d’un air circonspect. Il
hésita un instant, puis ajouta « Mais ce qui nous a décidés à attendre
votre jugement, c’est que nous avons trouvé sur lui un appareil de transmission
radio.
— Une radio ? »
Kremman dressa l’oreille.
« Oui. Je vous l’ai
apportée. »
Le dignitaire fouilla au fond de
son pourpoint et en sortit une petite boîte noire en métal, constituée en
apparence d’un simple microphone et de quelques boutons. Kremman prit
l’appareil en main et le soupesa attentivement. Il était d’une légèreté
surprenante et d’une netteté remarquable ; le boîtier ne présentait aucune
rayure, aucune éraflure, contrairement à presque tous les appareils techniques
qu’il avait vus dans sa vie.
« Et vous êtes bien sûr
qu’il s’agit d’une radio ?
— C’est ce que prétend
l’étranger. Et je serais bien en peine de dire ce que cela pourrait être
d’autre.
— C’est tellement…
petit ! »
De nombreuses années plus tôt,
Kremman avait possédé une radio, un grand boîtier massif. À l’époque, il s’en
servait pour communiquer directement à la ville portuaire les taux d’imposition
qu’il avait fixés. Mais un jour il s’était retrouvé pris dans une tempête de
sable, sa monture était tombée et le coûteux instrument s’était fracassé contre
une pierre.
Kremman étudia de plus près le
dispositif. Aucune inscription sur les boutons ; seul le dos de l’appareil
était estampillé d’une sorte de numéro, mais les caractères utilisés ne lui
rappelaient que très vaguement les chiffres dont il avait l’habitude.
Plus le questeur gardait l’objet
en main, plus il sentait s’insinuer en lui une peur étrange, comme la peur qui
s’abat sur l’homme, au bord d’une falaise, qui ne peut détourner son regard des
ténèbres de l’abîme. Cet appareil, il dut le reconnaître, était un argument
irréfutable. C’était un corps étranger. Quelle qu’en fût la signification, sa
seule existence prouvait qu’il se passait ici des choses qui dépassaient le
cadre de ses compétences.
Ce fut comme une brusque
révélation ; il poussa un soupir de soulagement. Il tenait une solution,
une façon de se dégager de toute responsabilité tout en ne dérogeant pas au
règlement.
« Le sacrilège doit être
transféré dans la ville portuaire, finit-il par décréter. Avec l’appareil.
— Souhaitez-vous que je le
fasse escorter ? demanda l’édile.
— Non, ce ne sera pas
nécessaire. Je consigne dans cet acte les dispositions à prendre. Le prochain
marchand qui passera à Yahannochia devra l’emmener avec lui pour le conduire
devant le Conseil. »
Aussitôt, comme pour couper
court à d’éventuelles objections, il rédigea un bref paragraphe en ce sens au
bas du document, versa en marge quelques gouttes de cire et y apposa son sceau.
CHAPITRE VIII
LES VOLEURS
L’IMPOSANTE CARAVANE du marchand Tertujak roulait lentement
sur la vaste basse plaine ; carrioles, charrettes bâchées et soldats à dos
de monture progressaient vers l’immense massif rocheux de Zarrack qui
s’étendait sans fin d’un horizon à l’autre, telle une sombre paroi
infranchissable.
De sa voiture, Tertujak, plongé
dans sa lecture, perçut un net changement lorsque les roues de la charrette
cessèrent de cahoter sur les éboulis d’un sol dur et rocailleux dont sa chair
ressentait vivement, presque douloureusement, la moindre aspérité et la moindre
saillie, et qu’elles se mirent à patiner dans le sable meuble. Il avait assez
souvent parcouru cet itinéraire dans sa vie pour savoir avec certitude, sans
avoir besoin de jeter un coup d’œil par la fenêtre, qu’ils avaient entamé leur
ascension vers l’unique col du massif de Zarrack, au pied du Rocher du Poing.
Après un court instant de
réflexion, il estima qu’il était temps de vérifier à nouveau que tout était en
ordre. Il souleva avec peine son corps lourd et volumineux, s’extirpa des
coussins rembourrés et ouvrit la porte qui donnait sur une petite plate-forme près
du siège du conducteur. Comparée à la forte corpulence du marchand, elle était
presque trop étroite, mais Tertujak se fraya un passage en s’y pressant comme
il put, après avoir saisi la poignée prévue à cet effet ; il fit un bref
signe de tête à son cocher et regarda autour de lui.
Une fois de plus, il allait très
certainement découvrir toutes sortes de choses qui ne lui plairaient pas. Ses
hommes se comportaient parfois comme des enfants ; il devait être
constamment sur ses gardes et n’avait pas intérêt à laisser passer la moindre
de leurs nombreuses négligences, sous peine qu’elles se muent en habitudes
potentiellement dangereuses. Par exemple, une fois encore, la caravane formait
un ensemble beaucoup trop lâche ; les chariots de ravitaillement, au lieu
d’encadrer la voiture des tapis de cheveux, la suivaient en une longue file
oblique. Comme toujours, la faute en revenait aux cantiniers qui avaient une
fâcheuse tendance à s’attarder en queue de convoi pour pouvoir se livrer sans
être dérangés à leurs petits trafics douteux avec les soldats et pour montrer
qu’ils n’étaient pas soumis à l’autorité du marchand.
Tertujak souffla bruyamment pour
marquer sa désapprobation et réfléchit à l’opportunité d’une intervention. Il
parcourut du regard l’imposante chaîne montagneuse de Zarrack qui s’étirait
devant eux. Ils se dirigeaient tout droit sur le Rocher du Poing qui élançait
vers le ciel sa masse noire et escarpée, presque menaçante. Il devait son nom à
sa forme générale : cinq profondes crevasses, sombrant d’un haut plateau
inaccessible vers les profondeurs, et une corniche latérale faisaient penser au
poing d’un géant, gardien du seul col traversant le massif. Ils emprunteraient
la dépression située près du pouce, là où la roche formait un léger coude, et
d’en haut ils pourraient à nouveau, pour la première fois depuis des années,
embrasser du regard la ville portuaire, le but de leur voyage.
Brusquement, le prisonnier lui
revint à l’esprit. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il pût s’empêcher de
songer à cet homme étrange qu’on lui avait confié à Yahannochia. Bien sûr, il
n’avait pas été ravi de cette charge supplémentaire, mais il n’avait pu faire
autrement que de l’accepter. À présent, le prisonnier était devant, dans l’une
des voitures marchandes, assis entre deux grands ballots d’étoffes, ligoté et
placé sous la garde de soldats qui avaient reçu l’ordre formel de ne pas lui
adresser la parole et de le réduire au silence au cas où lui-même se risquerait
à dire quelque chose. Le prisonnier était accusé d’hérésie, et ses paroles,
quelles qu’elles fussent, pouvaient suffire à corrompre le cœur d’un homme
pieux.
Quel important secret cet homme
pouvait-il bien cacher pour être ainsi conduit de force devant le Conseil de la
ville portuaire ? Il ne l’apprendrait sans doute jamais.
Tertujak chercha le regard du
chef des cavaliers et, d’un geste bref, lui fit signe de le rejoindre.
« Que disent tes
éclaireurs ?
— Je n’allais pas tarder à
venir vous en parler, maître », répondit le capitaine, un homme filiforme
aux cheveux grisonnants nommé Grom, en faisant trotter sa monture, d’un pas
léger et presque dansant, près de la voiture du marchand. « Cette fois,
l’ascension est très sablonneuse ; je ne crois pas que nous aurons le
temps d’atteindre ne serait-ce que le col, sans même parler de la vallée, avant
la tombée de la nuit. »
Cela concordait avec les propres
estimations de Tertujak. Il avança légèrement la mâchoire ainsi qu’il le
faisait toujours quand il venait de prendre une décision.
« Faites dresser le camp,
ordonna-t-il. Nous partirons à l’aube ; veillez à ce que tous les hommes
soient prêts à temps.
— À vos ordres,
maître », répondit Grom avec un hochement de tête avant de s’éloigner.
Tout en se retirant dans sa voiture spacieuse, Tertujak l’entendit encore
sonner du cor et donner des ordres.
L’installation du camp se
déroula comme tous les autres soirs ; chacun dans le convoi savait
exactement ce qu’il avait à faire. Tout autour de la voiture du négociant et de
la voiture blindée des tapis, on regroupa les autres véhicules en un rempart
improvisé ; les voitures marchandes formaient un cercle intérieur, celles
renfermant les provisions le cercle extérieur. Dans la zone intermédiaire, on
dressa les tentes où les cavaliers devaient prendre leurs quartiers de nuit. Les
animaux de trait, des buffles de Baraquie pour la plupart, furent dételés et
attachés à des cordes suffisamment longues pour leur permettre de se coucher.
Quant aux montures, elles furent serrées les unes contre les autres ;
elles pouvaient dormir debout. Seuls les fantassins, après avoir passé toute la
journée à somnoler, couchés dans l’une ou l’autre des voitures, à l’abri des
bâches, devaient maintenant veiller ; c’est à eux qu’il revenait de rester
en faction toute la nuit autour du camp.
Le cuisinier personnel du
marchand fit rouler sa petite rôtisserie près de la voiture de son maître,
spacieuse et richement parée. Tertujak avait ouvert la porte et attendait dans
l’embrasure.
« Maître, il reste de la
viande de baraq salée, commença le cuisinier avec empressement. Je pourrais
vous saisir quelques karaquis et vous préparer une salade de claires baies de
lune, arrosés d’un vin léger…
— Oui, ça ira »,
grogna Tertujak.
Tandis que le cuisinier
s’affairait à ses casseroles, le marchand regarda tout autour de lui, cherchant
à déterminer la cause du trouble intérieur qui l’agitait ce soir. La nuit
tombait déjà ; le Rocher du Poing qui les surplombait n’était plus qu’une
silhouette découpée sur un ciel aux reflets sombres et argentés, un ciel d’un
éclat toujours vif et brillant à l’horizon, mais déjà noir au zénith. Tertujak
entendait les voix des hommes qui dressaient les dernières tentes. Ailleurs, on
allumait déjà les feux. Le nombre de foyers était limité – il fallait
économiser le combustible –, juste assez pour faire cuire le repas de tous
les membres du convoi. Il régnait une atmosphère gaie et turbulente. Les
fatigues de la journée étaient derrière eux, demain ils franchiraient le col du
Rocher du Poing, et il ne leur resterait plus ensuite que quelques jours de
voyage avant d’atteindre le port.
Trois fantassins surgirent du
crépuscule ; l’un d’eux s’approcha avec déférence du marchand pour lui
annoncer que les sentinelles de nuit étaient en faction.
« Qui est de
quart ? » demanda Tertujak.
La mission de l’homme de quart
consistait à passer toute la nuit d’un poste à l’autre de la chaîne pour
veiller à ce qu’aucun des soldats ne s’endorme.
« Donto, maître.
— Dis-lui d’être
particulièrement sur ses gardes aujourd’hui, fit Tertujak en ajoutant un peu
plus bas : J’ai un mauvais pressentiment ce soir…
— À vos ordres,
maître. »
Le soldat disparut à nouveau, et
les deux autres se postèrent en faction près de la voiture du marchand.
Tertujak examina le véhicule qui
se tenait derrière le sien. Il était deux fois plus volumineux, monté sur huit
roues et équipé de harnais prévus pour accueillir jusqu’à soixante-quatorze
baraqs : le wagon des tapis en cheveux. Il renfermait les marchandises les
plus précieuses du convoi, les tapis, ainsi que d’énormes sommes d’argent. En
dépit de la faible clarté crépusculaire, on parvenait tout de même à distinguer
les endroits où le blindage de métal commençait à se teinter de rouille. Une
fois au port, il faudrait qu’il ordonne une réfection du wagon, dès qu’ils
auraient embarqué la marchandise et reçu leur argent.
Il rentra dans sa voiture, se
fit porter son repas et mangea en silence, plongé dans ses pensées.
Ils avaient réussi à acheter
suffisamment de tapis, mais il leur avait fallu plus de temps qu’il ne l’avait
prévu. Cela signifiait qu’ils atteindraient la ville portuaire après les autres
marchands et qu’il écoperait donc, une fois de plus, de l’un des itinéraires
les moins attrayants. Il aurait alors encore plus de mal à atteindre le quota
fixé, et un jour ou l’autre…
Il ne voulait pas penser à ce
jour.
D’un geste brusque, il repoussa
son assiette. Il ordonna au cuisinier de débarrasser et se fit apporter une
autre bouteille de vin.
Il plaça sous la lumière d’une
lampe à huile un des objets les plus précieux qu’il possédât, un livre de commerce
extrêmement ancien dont l’un de ses ancêtres, plusieurs centaines d’années
auparavant, avait entrepris la rédaction. Les pages du livre craquaient
sèchement sous ses doigts et, à bien des endroits, les colonnes de chiffres
n’étaient plus que difficilement lisibles. Malgré tout, ce registre lui avait
déjà fourni bon nombre d’informations utiles sur le tracé des différents
itinéraires ainsi que sur les villes traversées pour chacun des trajets.
Quelques années plus tôt
seulement, il s’était rendu compte que la richesse de ce livre ne se limitait
pas à cela mais qu’il pouvait également l’éclairer quant aux changements
intervenus sur de longues périodes de temps. En apparence, ces changements
étaient imperceptibles, anodins, peu susceptibles d’attirer l’attention. Mais
en comparant et en estimant les chiffres remontant à plusieurs centaines
d’années, presque dix générations, on distinguait une évolution : il y
avait de moins en moins de tapis. Le nombre de tisseurs décroissait lentement,
de même que celui des marchands. En moyenne, l’itinéraire que devaient suivre
les caravanes pour récolter la quantité de tapis traditionnellement requise
s’allongeait, et la concurrence que se livraient les marchands pour obtenir les
bons itinéraires, les itinéraires rentables, dans les régions situées aux
pôles, devenait de plus en plus acharnée.
Comme tous les négociants,
Tertujak savait parfaitement compter ; de surcroît, il avait hérité de ses
ancêtres un don beaucoup plus large pour les mathématiques. Il pouvait sans la
moindre difficulté transformer les données chiffrées qu’il comparait en
graphiques bien plus parlants : les courbes décroissaient. Oui, elles
s’effondraient, cela ne faisait pas le moindre doute. La tendance à la baisse
s’était fortement accrue au cours des dernières années. C’étaient les courbes
d’un organisme moribond.
La conclusion la plus
raisonnable aurait consisté à se retirer du commerce des tapis. Mais il ne
pourrait jamais s’y résoudre. Son serment le liait à la Guilde jusqu’à la fin
de ses jours. Produire des tapis en cheveux, telle était la sainte mission que
l’Empereur avait confiée à ce monde ; mais, pour d’obscures raisons, la
puissance qui avait soutenu cette mission semblait s’être éteinte.
En suivant le fil de ses
pensées, Tertujak ne put s’empêcher, une fois encore, de songer au prisonnier
et à ce qu’on racontait à son sujet. À Yahannochia, toutes sortes de bruits
avaient couru sur son compte. Il avait déclaré venir d’un autre monde. Il avait
aussi déclaré autre chose, une chose qui, pour avoir profondément choqué tout
le monde, n’en avait pas moins été inlassablement colportée : selon lui,
l’Empereur, le Maître du Ciel, le Père des Étoiles, le Gardien de toute
destinée, le Centre de l’Univers, l’Empereur ne régnait plus !
Tertujak examina les courbes
déprimantes tracées sous ses yeux, et quelque chose en lui se demanda si telle
ne pouvait pas être la clé de l’énigme.
Il se leva péniblement et ouvrit
la porte de la voiture. Dans l’intervalle, la nuit était tombée. On entendait
les rires des soldats qui poursuivaient de leurs assiduités les rares femmes
participant à l’expédition. Ces femmes étaient toutes des cantinières ; il
ne se justifiait donc pas que le marchand intervienne. Il fit signe à l’une des
deux sentinelles.
« Va me chercher le
capitaine Grom.
— Oui, maître. »
Grom fit son apparition peu de
temps après. C’était le privilège de sa fonction que d’avoir le droit de
pénétrer dans la voiture du marchand lorsqu’on l’y avait mandé.
« Maître ?
— Grom, il y a deux choses
que j’aimerais te demander. Premièrement : veille à ce que tous les
cavaliers ne soient pas ivres morts. J’aimerais être certain qu’au moins une
partie des hommes restent en état d’alerte. Deuxièmement… » Tertujak
hésita un instant et poursuivit d’une voix décidée : « Je souhaiterais
que le prisonnier me soit discrètement amené. »
Grom écarquilla les yeux.
« Le prisonnier ?
Ici ? Chez vous, dans cette voiture ?
— Oui.
— Mais pourquoi
cela ? »
Tertujak s’emporta.
« Ai-je des comptes à te
rendre, capitaine ? »
L’autre tressaillit. Son rang
dépendait uniquement du bon vouloir du marchand, et il n’avait aucunement
l’intention de se voir rétrograder.
« Pardonnez-moi, maître. Il
en sera fait comme vous le désirez.
— Attends encore un peu que
la plupart des hommes soient endormis. Je ne veux pas que l’on jase. Pour
l’escorte, prends deux ou trois hommes capables de tenir leur langue, et
apporte une chaîne pour attacher le prisonnier.
— Oui, maître.
— Et n’oublie pas : la
discrétion la plus absolue ! »
Tertujak attendit dans un état
de tension extrême que le captif lui soit présenté. À plusieurs reprises, il
fut sur le point, pour accélérer les choses, de renvoyer une des sentinelles,
et il dut faire sur lui-même un violent effort, un effort presque physique,
pour se réfréner.
On finit par frapper à la porte.
Tertujak s’empressa d’ouvrir, et deux soldats introduisirent le prisonnier. Ils
l’enchaînèrent solidement à l’un des étais, puis le marchand les congédia d’un
bref hochement de tête.
Alors il examina l’homme à
présent assis là, sur une de ses peaux les plus précieuses. C’était donc ça,
l’hérétique. Ses vêtements en lambeaux n’étaient plus que de répugnantes
guenilles ; sa barbe broussailleuse et ses cheveux collés étaient eux
aussi raides de crasse. Il se laissa dévisager par le marchand, le regard morne
et indifférent, comme si son sort avait cessé de l’intéresser.
« Tu te demandes peut-être
pourquoi je t’ai fait venir ici », finit par dire Tertujak. Il crut voir
s’allumer une faible étincelle d’intérêt dans les yeux apathiques du
prisonnier. « La vérité, c’est que je n’en sais trop rien moi-même. »
Tertujak pensa à la silhouette du Rocher du Poing découpée sur le bleu profond
du ciel nocturne. « Peut-être parce que demain nous reverrons pour la
première fois la ville portuaire, notre destination. Et je ne voudrais pas
simplement te remettre entre les mains du Conseil sans avoir appris qui j’ai
transporté. »
L’homme continuait de fixer sur
lui un regard dépourvu de toute expression.
« Comment
t’appelles-tu ? » demanda Tertujak.
Une éternité sembla s’écouler
avant que le prisonnier ne réponde. Sa voix était comme un croassement mêlé de
poussière.
« Nillian… Nillian Jegetar
Cuain.
— Cela fait trois noms,
constata le marchand avec étonnement.
— Chez nous, tout le monde
a trois noms. » L’homme toussa. « Nous portons notre nom de
naissance, le nom de notre mère et celui de notre père. »
Il y avait vraiment dans sa
façon de parler une intonation étrange que le marchand n’avait jamais entendue
au cours de ses voyages.
« Il est donc vrai que tu
viens d’un autre monde ?
— Oui.
— Et comment t’es-tu
retrouvé ici ?
— Je me suis échoué.
— Où est-ce, chez
toi ?
— Très loin.
— Tu peux me le montrer
dans le ciel ? »
Le prisonnier fixa Tertujak si
longuement que le marchand crut qu’il n’avait pas compris la question. Mais il
demanda soudain :
« Que sais-tu des autres
mondes ? Que sais-tu des voyages interstellaires ? »
Le négociant haussa les épaules.
« Peu de chose.
— Que sais-tu ?
— Je connais les vaisseaux
de la flotte impériale qui prennent à leur bord les tapis de cheveux. On m’a
dit qu’ils voyagent entre les étoiles. »
L’homme en haillons, celui-là
même qui prétendait venir des étoiles, parut soudain revenir à la vie.
« Les tapis de cheveux,
répéta-t-il tout en se penchant, les coudes appuyés sur les genoux. Où les
emporte-t-on ?
— Au palais de l’Empereur.
— Comment le sais-tu ?
— Je n’en sais rien du
tout, reconnut Tertujak. C’est ce qu’on m’a dit. »
L’homme qui s’appelait Nillian
hocha la tête, et Tertujak vit quelques grains de sable couler de ses cheveux
sur le sol. Demain, il faudrait qu’il fasse nettoyer la pièce.
« On t’a trompé. Il n’y a
pas de tapis en cheveux dans le palais de l’Empereur. Pas un seul. »
Tertujak plissa les yeux,
méfiant. De la part d’un individu soupçonné d’hérésie, de telles allégations
n’avaient rien de surprenant. Mais si jamais il n’était pas hérétique ?
« Comment le sais-tu ?
demanda-t-il.
— J’y suis allé.
— Dans le palais
impérial ?
— Oui.
— Peut-être ne les as-tu
pas remarqués. »
Pour la première fois,
l’étranger éclata de rire.
« C’est impossible. J’ai vu
un de ces tapis : c’était l’œuvre d’art la plus fine, la plus somptueuse
qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Une telle splendeur n’aurait pu
rester cachée. Et nous ne parlons pas ici d’un tapis, nous parlons de milliers,
de dizaines de milliers. Mais pas un seul dans le palais. Notre langue ne
possède même pas de mot pour les désigner ! »
Était-ce possible ? Et si
c’était un mensonge, cet homme espérait sans doute en retirer quelque chose.
Mais quoi ?
« On raconte, commença
Tertujak, que le palais de l’Empereur est le plus grand édifice de
l’univers… »
L’homme réfléchit un court
instant.
« Oui, c’est probablement
vrai. Mais c’est justement cette immensité qui rend toute dissimulation
impossible. N’importe laquelle de vos villes offre plus de cachettes
potentielles que l’ensemble du Palais des Étoiles.
— Mais il existe
certainement des appartements privés où nul, hormis l’Empereur, n’a le droit de
pénétrer ?
— Oui, ces appartements ont
existé. Autrefois. » Le visage de l’étranger se fit plus dur. « C’est
pour avoir dit cela que me voici enchaîné, alors je peux bien le répéter :
cela fait environ vingt de vos années que l’Empereur a cessé de régner. »
Tertujak fixa l’homme assis là,
pieds et poings liés, en loques, crasseux, et il sut qu’il ne mentait pas. Bien
sûr, cette affirmation était pure hérésie. Mais il sentait sourdre en lui la
certitude que le récit de l’étranger n’était rien d’autre que la vérité.
« Ainsi les rumeurs qui
courent ici depuis deux décennies sont fondées, murmura-t-il prudemment. Que
l’Empereur a abdiqué… ?
— Eh bien, je dirais que
ces rumeurs enjolivent nettement la réalité.
— Que veux-tu
dire ? »
Le regard du prisonnier devint
soudain dur comme l’acier.
« Monsieur, je suis un
rebelle et, du temps où je vivais encore, j’ai fait partie du mouvement “Vent
silencieux”. Il y a vingt ans de cela, nous avons pris d’assaut le monde
central, conquis le palais et renversé l’Empereur. Depuis, l’Empire n’existe
plus. Que cela vous plaise ou non, c’est un fait. »
Le marchand jetait sur
l’étranger des regards fuyants. À chacun de ses mots, le sol semblait se
dérober un peu plus sous ses pieds. Il eut un geste vague en direction de la
fenêtre.
« Là, dehors, je vois les
étoiles dans le ciel et elles continuent de briller. On m’a toujours dit
qu’elles ne pourraient le faire sans l’Empereur.
— L’Empereur n’a rien à
voir là-dedans, rétorqua le rebelle. C’est une légende.
— Mais l’Empereur ne leur
a-t-il pas donné vie ?
— Il en était aussi peu
capable que je le suis moi-même. C’était un homme comme un autre. On vous a
raconté tout cela dans le seul but de vous maintenir en servitude. »
Tertujak secoua la tête.
« Mais n’est-il pas exact
qu’il règne depuis des milliers, des dizaines de milliers d’années ?
Comment le pourrait-il sans être immortel ? »
L’étranger se contenta de
hausser les sourcils.
« Eh bien, quelle que soit
la façon dont il s’y est pris, en tout cas, maintenant, il est mort.
— Mort ?
— Mort. Un rebelle l’a
affronté en duel dans une pièce isolée lors de l’attaque du palais, et il l’a
tué. »
Tertujak se rappela subitement
ce qu’on lui avait raconté sur les circonstances dans lesquelles s’était
déroulée l’arrestation de l’étranger. Deux tisseurs l’avaient accueilli chez
eux ; il s’était tout d’un coup mis à tenir des propos blasphématoires, ce
à quoi ses hôtes avaient répondu en l’arrêtant pour hérésie.
« C’est ce que tu as
raconté aux tisseurs ? s’étonna-t-il. C’est un miracle qu’ils t’aient
laissé en vie.
— Ils m’ont asséné un sacré
coup sur le crâne. Un miracle que j’y ai survécu, grogna le prisonnier. L’un
des deux ne cessait de me presser de questions ; l’autre en a profité pour
se glisser derrière moi, et paf ! Quand j’ai repris connaissance, je me
trouvais enchaîné dans une geôle. »
Tertujak se mit à marcher de
long en large, très agité.
« Tu dis qu’il n’y a pas le
moindre tapis dans le palais impérial. Mais parallèlement, année après année,
je vois des dizaines de milliers de tapis quitter cette planète. Où les
vaisseaux impériaux les emportent-ils si ce n’est au palais ? »
L’étranger acquiesça.
« Ça, c’est la question la
plus intéressante, c’est certain. Je me suis déjà fait la même remarque. Mais
je n’ai pas le moindre élément de réponse.
— Peut-être ne parlons-nous
pas du même empereur ?
— Nous parlons de cet
homme », répondit le prisonnier en montrant une photographie de l’Empereur
accrochée au mur. Tertujak l’avait héritée de son père, celui-ci de son propre
père et ainsi de suite. « L’empereur Aleksandr XI.
— L’empereur
Aleksandr ? » Tertujak n’en revenait pas, pour la première fois de la
soirée. « J’ignorais complètement qu’il avait un nom.
— Cela fait partie de ces
choses qu’on a oubliées. Il était le onzième d’une lignée d’empereurs qui
s’appelaient tous Aleksandr. Les dix premiers sont eux aussi morts relativement
âgés, mais à lui seul il a régné plus longtemps que tous les autres réunis. Et
sa prise de pouvoir remonte déjà à tant d’années que tout le monde a
l’impression qu’il règne depuis la nuit des temps.
— Oui. »
Tertujak secoua la tête et se
remit nerveusement à faire les cent pas. L’étranger l’observait en silence.
Était-ce cela ? Était-ce la
clé ? La clé qui expliquait la diminution du nombre de tapis ?
Il se rassit sur son tabouret.
« Ce que tu dis trouve un
écho en moi, admit-il. Mais en même temps je ne parviens pas à le saisir. Tu
comprends ? Je n’arrive pas à imaginer que l’Empereur puisse être mort.
C’est comme s’il était en moi, comme s’il était une partie de moi.
— On t’a appris à te
représenter l’Empereur comme un être surhumain, car en réalité tu ne l’as
jamais vu de tes propres yeux. Pour autant que ses chaînes pussent le lui
permettre, l’étranger se mit à fouiller dans sa ceinture. « J’ai une photo
sur moi. En fait, je voulais la garder secrète jusqu’au jour de mon procès ou
de ce qui en tiendra lieu… »
Il finit par extraire une
photographie qu’il tendit au marchand. Tertujak la regarda. Elle montrait avec
une netteté nauséabonde le cadavre d’un homme qu’on avait pendu par les pieds,
tête en bas, au mât d’un étendard. La balle lui avait traversé la
poitrine ; le trou était plus large que le poing et les bords comme
roussis par le feu.
Lorsqu’il retourna la photo pour
examiner plus attentivement le visage du mort, le choc fut tellement fulgurant
qu’il eut un instant la sensation que son cœur allait lâcher : il
connaissait ce visage, il le connaissait mieux que le sien propre ! Ce
mort, c’était bel et bien l’Empereur !
Il laissa échapper un
gémissement inarticulé, jeta la photo loin de lui et s’effondra dans son siège
rembourré. C’était impossible. C’était… Il s’empara à nouveau de l’image pour
s’assurer qu’il ne s’était pas trompé… L’Empereur. Mort. Mort dans son uniforme
d’apparat, les épaules ceintes du manteau impérial, pendu sans aucune dignité
au mât d’un étendard.
La voix du rebelle, comme perdue
au loin, lui parvint aux oreilles :
« En ce moment, tu as
l’impression d’avoir reçu un coup de marteau sur le coin de la tête. Si cela
peut te consoler, tu n’es pas le premier à qui cela arrive. Aujourd’hui, cette
photographie connaît probablement l’une des diffusions les plus massives jamais
réalisées. Ce cliché est notre atout majeur pour délivrer les hommes de l’étau
qui les étouffe, de cette fixation maladive sur la prétendue divinité de
l’Empereur. »
Tertujak l’entendait à peine. C’était
comme si de l’eau bouillonnait dans sa tête. Son cerveau travaillait à une
vitesse folle, passait en revue toutes les images stockées dans sa mémoire,
tentant de les voir et de les classer sous un jour nouveau : tout,
absolument tout devait être compris autrement. Rien de ce qui avait toujours
prévalu jusque-là n’avait plus cours désormais.
L’étranger n’arrêtait pas de
parler. Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Tertujak n’arrivait pas à le
suivre. Il ne voyait que cette photo et s’efforçait de saisir la vérité dans
toute son ampleur : l’Empereur était mort.
« … du bruit,
là-dehors ?
— Quoi ? »
Tertujak s’arracha au tourbillon
de pensées et de sentiments qui l’emportait comme on s’arrache à un cauchemar.
À présent, lui aussi l’entendait. De l’extérieur leur parvenait un tumulte de
cris, de clameurs, de métal qu’on entrechoque. Le vacarme du danger.
Le marchand se leva d’un bond,
se précipita sur la porte, l’ouvrit violemment et se pencha au-dehors. Il vit
des flambeaux, des hommes courant dans tous les sens, des ombres et les noires
silhouettes de montures qui traversaient le campement au grand galop. Des
bruits de combat. Il referma la porte et, de ses doigts grassouillets, chercha
la chaînette qu’il portait autour du cou. Tout s’écroule, pensa-t-il.
« Que se
passe-t-il ? » demanda l’étranger.
Le marchand s’entendit répondre
d’une voix étrangement calme :
« Des voleurs. Ils
attaquent le campement.
— Des voleurs ?
— Des voleurs de tapis en
cheveux. »
Ainsi, ses mauvais
pressentiments étaient fondés. Évidemment. Ici, presque au pied de l’unique col
traversant l’étendue sans fin du massif de Zarrack, c’était l’endroit idéal
pour une embuscade.
« Tu veux dire qu’ils ont
l’intention de voler les tapis ? » Tertujak acquiesça.
« Mais dans quel but ?
Des voleurs des sables, que peuvent-ils faire de tapis en cheveux ?
— Ils les vendent à
d’autres marchands, expliqua Tertujak nerveusement, tout en cherchant
fébrilement une échappatoire à cette catastrophe. Depuis toujours, un marchand
qui boucle un itinéraire et rentre au port doit être capable de présenter un
certain quota de tapis. Si l’un de ces marchands ne parvient pas à l’atteindre,
notre code de l’honneur exige alors qu’il s’ôte lui-même la vie.
— Et les voleurs vendent
leur butin à d’autres marchands qui n’ont pas réussi à remplir leur quota mais
qui tiennent à la vie ? poursuivit le rebelle, l’œil vif et brillant.
— Exactement. »
Soudain, le négociant sentit une
pensée enfoncer ses griffes dans la chair de sa nuque, une voix ancestrale,
poussiéreuse, qui disait : Tu as prêté l’oreille à l’hérétique, tu t’es
laissé séduire. Tu l’as cru, tu l’as réellement cru. Voilà ta punition !
Tertujak ramassa la photo de
l’Empereur mort et la tendit au prisonnier.
« Tu n’as pas d’arme ?
demanda ce dernier, gagné par la peur, en tirant violemment sur ses chaînes.
— J’ai des soldats.
— Ça n’a pas l’air très
efficace. »
En effet, pensa Tertujak.
L’heure avait sonné.
Les bruits de combat se
rapprochaient de plus en plus. Hurlements sauvages, chocs de l’acier sur
l’acier. Un cri perçant déchira la nuit et quelque chose cogna contre la
voiture ; au son, ce pouvait être un corps humain. Les doigts du marchand,
raidis par l’effroi, laissèrent échapper les fragments de sa chaînette brisée,
qui tombèrent et se perdirent entre les peaux.
Il y eut un instant effroyable
de silence absolu. Puis la porte du wagon s’ouvrit violemment, et ils virent,
éclairés par un flambeau fumant, des visages noircis maculés de sang.
« Salut à vous, marchand
Tertujak, ricana d’une voix tonitruante l’homme de tête, un barbu à la stature
de géant et au front marqué d’une balafre noueuse. Pardonnez-nous d’être
contraints de venir vous importuner à une heure aussi tardive… »
Il bondit à l’intérieur, suivi
par trois de ses acolytes. Son rictus railleur disparut comme s’il lui coûtait
un effort excessif. Il gratifia le prisonnier d’un vague regard en passant,
puis il pointa son doigt sur le marchand.
« Fouillez-le »,
ordonna-t-il.
Les hommes se ruèrent sur lui et
se mirent à lacérer ses vêtements, à tirer dessus, à les réduire en lambeaux.
Mais ils ne trouvèrent pas ce qu’ils cherchaient.
« Rien. »
Le meneur s’approcha du marchand
et planta ses yeux dans les siens.
« Où est la clé de la
voiture des tapis ? »
Tertujak déglutit.
« Je ne l’ai pas.
— Ne me raconte pas d’histoires,
gros sac.
— C’est un de mes hommes
qui l’a. »
Le barbu eut un éclat de rire
sceptique.
« Un de tes hommes ?
— Oui. Un soldat en qui
j’ai toute confiance. Je lui ai ordonné de prendre la fuite si jamais nous
étions attaqués.
— Bon sang !
Il frappa Tertujak au visage de
toutes ses forces, et sa tête vola de côté. Il en eut la lèvre entaillée mais
n’émit pas un son.
Les autres commençaient à
s’agiter.
« Qu’est-ce qu’on fait
maintenant ?
— On n’a qu’à emporter la
voiture, proposa l’un d’eux, un homme courtaud avec sur le bras droit une
plaque de sang séché qui ne semblait pas être le sien. On finira bien par
l’ouvrir…
— Qu’est-ce que tu
crois ? lui rétorqua le barbu. À ton avis, pourquoi est-ce qu’ils ont
blindé la voiture ? Ça ne marchera pas. Il nous faut la clé. »
Les voleurs se consultèrent du
regard. Du dehors parvenaient encore des bruits de combats isolés.
« On pourrait attendre
l’aube et organiser une battue dans les environs, suggéra un autre. Un homme
sans monture ne peut pas aller bien loin.
— Qui te dit qu’il n’a pas
de monture ? lui demanda le courtaud.
— On l’aurait remarqué,
quand même…
— Du calme ! »
ordonna le meneur d’un geste sec de la main. Il se retourna vers le marchand.
Le sang gouttait de sa lèvre. « Je ne crois pas à ton histoire, dit-il
d’une voix basse et menaçante. Je ne crois pas qu’un marchand puisse se séparer
de la clé qui donne accès à ses tapis. » Il sonda le visage de Tertujak.
« Ouvre la bouche. »
Le marchand ne réagit pas.
« Je te dis d’ouvrir la
bouche ! répéta le géant barbu.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois que tu
cherches à nous rouler. » Brusquement, ses mains saisirent violemment le
menton du marchand et le forcèrent à ouvrir la bouche.
« Tu as des plaies récentes
dans le gosier, déclara-t-il en regardant le marchand avec pitié. Ton histoire
de soldat, je n’y crois pas. Tu sais ce que je crois ? Je crois que tu as
avalé cette clé ! »
Les yeux du marchand
s’écarquillèrent d’étrange manière. Il était incapable de prononcer un
mot ; son regard à lui seul était un aveu.
« Eh bien ? susurra le
voleur. Je n’ai pas raison ? »
La respiration de Tertujak se
fit sifflante. Il s’étouffait.
« Si », lâcha-t-il.
En un éclair, les yeux du barbu
perdirent toute lueur de compassion. Il passa la main dans son dos et tira de
sa ceinture un couteau à la lame longue et acérée.
« Tu n’aurais pas dû faire
ça, dit-il doucement. Tu n’aurais vraiment pas dû faire ça. »
CHAPITRE IX
LES DOIGTS DU FLÛTISTE
L’ÉTROITE RUELLE dormait encore. Une légère nappe de
brouillard matinal planait entre les pignons des toits, se mêlant à la fumée
froide qui s’échappait des cheminées où, au cours de la nuit, les feux
s’étaient éteints ; lorsque les premiers rayons du soleil vinrent caresser
les faîtes des petites maisons de guingois, tout apparut plongé dans une
lumière intempestive, rêveuse et doucement vaporeuse. Par endroits, dans des
coins sombres, des mendiants dormaient, couchés à même le sol telles des mottes
de terre, enveloppés jusqu’à la tête dans des couvertures en lambeaux. Quelques
rongeurs se frayaient difficilement un passage au milieu des ordures,
suffisamment rassasiés pour contourner avec indulgence les dormeurs, et
certains se risquèrent en fouinant jusqu’au mince filet d’eau qui gargouillait
faiblement au milieu de la ruelle.
Soudain, ils se dispersèrent et
regagnèrent précipitamment leurs repaires, comme tirés par des fils invisibles,
effrayés par une forme emmitouflée qui, à bout de souffle, s’approchait d’un
pas rapide et trébuchant, et se glissait d’ombre en ombre en se hâtant vers la
maison d’Opur, le maître flûtiste. Puis on entendit deux coups sourds portés au
heurtoir.
À l’étage, le vieil homme sortit
instantanément d’un sommeil agité ; il fixa le plafond en se demandant si
le bruit qu’il venait d’entendre était rêve ou réalité. C’est alors que l’on
frappa une seconde fois. C’était donc bien réel. Il repoussa la couverture,
glissa dans ses pantoufles, attrapa sa vieille robe de chambre râpée et
l’enfila ; puis il se traîna jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit. Il regarda
dans la rue ; elle était vide, déserte, et puait la graisse rance comme
chaque matin.
Un jeune garçon sortit
timidement de l’ombre. Il leva les yeux vers Opur en rabattant sur ses épaules
l’étoffe qui masquait son visage. Maître Opur vit alors des boucles blondes,
des boucles qui encadraient un visage que le vieillard n’avait pas espéré
revoir un jour.
« Toi ?
— Aidez-moi, maître,
murmura le maigre jeune homme. Je me suis enfui. »
La joie soudaine qui avait
envahi le cœur du vieillard fit place à une douloureuse désillusion. Durant une
fraction de seconde, il avait cru que tout redeviendrait comme avant.
« Attends, dit-il. Je
descends. »
Qu’avait-il fait ? Opur
secoua tristement la tête tout en dévalant l’escalier. Il s’était attiré des
ennuis, voilà ce qu’il avait fait. Cela finirait mal. Opur le savait, mais
quelque chose en lui ne demandait qu’à croire le contraire.
Il repoussa le lourd verrou de
la porte. L’adolescent se tenait là, tout tremblant, et le fixait de ses grands
yeux bleus affolés où brillaient autrefois la confiance et l’enchantement. Son
visage était marqué par la peur et les privations.
« Entre », dit le
vieux maître flûtiste ; il ignorait encore s’il devait se réjouir ou
prendre peur. Mais lorsque le jeune garçon, recroquevillé sous sa maigre
couverture, fut entré dans l’étroit couloir obscur, il le prit simplement dans
ses bras sans plus se poser de questions.
« Maître Opur, il faut que
vous me cachiez, balbutia le garçon d’une voix tremblante. Ils sont à mes
trousses. Ils me recherchent.
— Je t’aiderai, Piwano »,
murmura Opur en savourant la mélodie de ce nom qu’il n’avait plus prononcé
depuis le jour où la Guilde avait décidé d’envoyer l’adolescent au service des
navigateurs impériaux. Il avait fallu que ce soit lui, son meilleur élève, le
joueur de flûte de trois le plus doué qui ait existé de mémoire d’homme.
« Je veux me remettre à la
flûte de trois, maître. Serez-vous mon professeur ? »
Sa mâchoire tremblait. Il était
à bout de forces.
Opur chercha à le tranquilliser
en lui tapotant doucement le dos.
« Bien sûr, mon garçon.
Mais d’abord il faut que tu dormes. Viens. »
Il décrocha et posa de côté le
grand tableau qui cachait la porte donnant sur l’escalier de la cave. Piwano
descendit derrière lui. Dans cette pièce souterraine, le sol était en terre
battue et les murs grossièrement maçonnés. En faisant pivoter sur des gonds
invisibles l’une des vieilles étagères poussiéreuses, on accédait à une seconde
pièce dérobée où se trouvaient une paillasse, une lampe à huile et quelques
provisions. Ce n’était pas la première fois de sa vie que le vieux sage cachait
un fugitif.
Le garçon ne mit qu’un instant à
s’endormir. Il dormait la bouche ouverte ; par moments, il cessait de
respirer, puis se remettait à haleter. Une de ses mains, secouée de
soubresauts, se crispait pour résister à une invisible attaque et se détendait
à nouveau une fois le long spasme passé.
Finalement, Opur secoua la tête
et poussa un soupir. Il prit précautionneusement la lampe à huile et la plaça
dans un endroit sûr. Puis il laissa le dormeur seul, ferma la porte secrète et
remonta. Pendant un instant, il se demanda s’il n’allait pas lui-même dormir
encore un peu, mais il décida en fin de compte de rester éveillé.
Il prépara donc son
petit-déjeuner à la lumière de l’aube et le mangea en silence ; il
s’acquitta de quelques tâches ménagères puis monta dans sa salle de classe pour
reprendre l’étude de ses vieilles partitions.
Sa première élève de la journée
arriva peu avant midi. Elle se mit à jacasser sitôt qu’il eut entrouvert la
porte :
« Je suis désolée, pour ce
que je vous dois pour les cours. Je sais que je devrais vous payer aujourd’hui,
et j’y ai bien pensé, la semaine dernière déjà, et puis tout le temps. Enfin,
ce que je veux vous dire, c’est que ce n’est pas un oubli de ma part…
— Oui, oui, répondit Opur
en hochant la tête avec irritation.
— Ce qu’il y a, c’est que
je dois attendre mon frère. Il va arriver en ville d’un jour à l’autre ;
en fait, il devrait déjà être là depuis belle lurette. Car il accompagne le
marchand Tertujak, vous devez être au courant, et c’est toujours lui qui me
donne l’argent dont j’ai besoin, quand il rentre d’une expédition. Et on les
attend déjà, n’importe qui vous le dira…
— Ça va, ça va. »
Le maître flûtiste l’interrompit
avec impatience en lui signifiant de monter l’escalier qui menait à la salle de
cours.
« Tu me paieras la
prochaine fois, voilà tout. Au travail, maintenant. »
Opur sentait l’inquiétude qui
l’agitait. Il tâcha tant bien que mal de se ressaisir. Ils s’assirent l’un en
face de l’autre sur des coussins, et, lorsque la jeune fille eut déballé sa
flûte de trois et ses partitions, Opur lui ordonna de fermer les yeux et
d’écouter attentivement sa propre respiration.
Le maître flûtiste fit de même.
Il sentit la nervosité le quitter. Le recueillement intérieur était capital.
Sans recueillement intérieur, il ne fallait pas espérer jouer d’un instrument
aussi difficile que la flûte de trois.
Comme à son habitude, Opur
commença par prendre sa propre flûte et par jouer un bref morceau. Puis il
permit à son élève de rouvrir les yeux.
« Quand pourrai-je jouer un
morceau comme celui-là, maître ? demanda-t-elle doucement.
— C’était le pau-lo-no,
expliqua calmement Opur, le plus simple des morceaux classiques, le premier que
tu joueras un jour. Mais, comme tous les morceaux de flûte qui nous ont été
transmis, il est à plusieurs voix. Cela signifie que tu dois d’abord maîtriser
le jeu à une seule voix. Écoutons ce que donnent tes exercices. »
Elle porta sa flûte à ses lèvres
et joua. Après la prestation d’Opur, les sons produits paraissaient
horriblement discordants et le vieux sage dut, comme bien souvent, faire preuve
de toute la maîtrise dont il était capable pour ne pas laisser paraître sur son
visage une grimace de douleur.
« Non, non, reprends le
premier exercice. Tu dois surtout veiller à la pureté du timbre… »
La flûte de trois était
constituée de trois flûtes distinctes de huit trous chacune, que l’on pouvait
obturer du bout de chacun des doigts. Aussi les flûtes présentaient-elles une
courbure caractéristique en S, afin de s’adapter aux mains du musicien et à
toutes les longueurs de doigts. Chacune d’entre elles était façonnée dans un
matériau particulier, l’une en bois, l’autre en os, la dernière en métal.
Chacune avait son timbre propre et, prises toutes ensemble, leurs couleurs se
fondaient en un son à nul autre pareil, un son inimitable qui de tous temps
avait fait la réputation de cet instrument.
« Tu dois veiller à ce que
le petit doigt reste souple, souple et agile. La configuration de la flûte et
l’agencement des trous t’obligent à le tendre, mais il ne doit pas perdre son
agilité… »
La flûte de trois exigeait avant
tout de l’instrumentiste des doigts longs et agiles aux phalanges marquées. Un
auriculaire tout en longueur, notamment, représentait un avantage considérable.
L’art de la flûte de trois, à la différence de la flûte ordinaire, ne
consistait pas uniquement à boucher ou libérer régulièrement les trous. Seuls
les débutants jouaient ainsi, afin de se familiariser avec les bases de la
technique et de la théorie. En revanche, ceux qui avaient déjà atteint une
certaine maîtrise de l’instrument jouaient à plusieurs voix. Par un habile
renflement des doigts, par une habile courbure, ils obtenaient sur chacune des
flûtes un son différent ; ils pouvaient par exemple bomber légèrement les
phalanges médianes de certains doigts, libérant ainsi les trous de la flûte
centrale, tout en recouvrant ceux des deux flûtes extérieures.
« Bien. Essaie maintenant
l’exercice numéro neuf. Il contient déjà, ici, quelques mesures à deux voix.
Pour ce passage, c’est à toi de placer ton annulaire et ton auriculaire de
façon qu’ils libèrent les deux flûtes extérieures tout en empêchant l’air de
sortir de la flûte centrale. Vas-y. »
Il tentait de se maîtriser mais
il manquait de patience aujourd’hui. Elle se donnait vraiment du mal et, même
si, à un endroit, elle oublia de bomber suffisamment les doigts, elle exécuta
certains passages de manière tout à fait acceptable.
« Arrête, arrête. Ce signe
indique que ta langue doit recouvrir les embouchures de deux flûtes mais que tu
ne souffles que dans une seule, jusqu’à cette mesure. Encore une fois, et fais
attention à la différence. »
À la fin de l’heure de cours,
elle était tout heureuse d’être parvenue à maîtriser quelque peu le nouvel
exercice, et Opur se sentait soulagé que ce soit enfin terminé. Il réussit à la
congédier en coupant court aux banalités d’usage.
Sitôt qu’elle fut partie, il
s’empressa de descendre à la cave pour voir ce que devenait Piwano.
Le jeune garçon était assis sur
la paillasse, le dos appuyé au mur, et dévorait avidement la nourriture qu’il
avait dénichée dans la cachette. Apparemment, il n’était pas réveillé depuis
longtemps, mais il avait l’air beaucoup mieux que le matin. Lorsque Opur ouvrit
la porte secrète, l’adolescent lui adressa un sourire radieux.
« Raconte-moi tout, demanda
le vieil homme. Dans l’ordre. »
Piwano posa sa tranche de pain
et raconta. La rude formation qu’il avait dû suivre, le milieu rustre et
vulgaire dans lequel il avait dû vivre à bord des vaisseaux impériaux. Les
mondes inconnus et inhospitaliers, le dur labeur qui vous broie les os, les
maladies, les attaques haineuses des autres navigants.
« Chaque fois que je
prenais ma flûte, ils me mettaient à la porte et je me cachais dans les salles
des machines pour jouer, rapporta-t-il, la voix tremblante. Et puis ils ont
détruit ma flûte, et, quand j’ai essayé de m’en confectionner une autre, ils
l’ont détruite aussi. »
En écoutant l’histoire du
garçon, Opur eut la sensation qu’un étau d’acier se resserrait autour de sa
poitrine.
« Tu cours un grave danger,
Piwano, lâcha-t-il gravement. Tu étais au service de l’Empereur et tu t’es
enfui. Ce délit est puni de mort !
— Maître, je ne peux pas
être navigateur ! s’écria Piwano. Je ne peux pas vivre ainsi. Et si on ne
m’autorise pas à vivre autrement, alors je préfère mourir. Ce n’est pas d’être
au service de l’Empereur ; bien sûr, j’aime l’Empereur, mais… »
Il se tut.
« Mais tu aimes encore plus
la flûte, n’est-ce pas ? »
Piwano acquiesça.
« Oui. »
Opur se tut et réfléchit. Il ne
savait pas ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. Il n’était qu’un vieil
homme ; quoi qu’il pût arriver, il ne tremblait pas pour lui-même. Seul le
sort de ce garçon le préoccupait.
Pour autant qu’il connût les
lois des navigateurs impériaux, la désertion était lourde de conséquences. Même
si Piwano décidait de se constituer prisonnier, il devrait s’attendre à une
sévère sentence, vraisemblablement plusieurs années de travaux forcés sur une
planète coupée du reste de l’univers. Et pour un garçon fragile et sensible
comme lui, cela reviendrait à lui signifier son arrêt de mort.
« Maître, puis-je avoir une
autre flûte ? » demanda Piwano.
Opur le regarda. Les yeux de
l’adolescent brillaient toujours de cet éclat du don absolu et inconditionnel à
quelque chose qui le dépassait, cet éclat que le vieux maître flûtiste avait
décelé déjà dans les yeux de l’enfant de huit ans.
« Viens », dit-il.
Ils montèrent dans la salle de
classe. Lorsqu’il se retrouva dans la vaste pièce où il avait passé le plus
clair de son enfance, Piwano contempla chaque chose d’un regard ébloui ;
c’était comme si une force invisible l’emplissait d’une vie nouvelle.
Opur se dirigea vers les
fenêtres qui donnaient sur la ruelle et s’assura qu’aucun soldat de la Guilde
n’était en vue. Puis il fit signe au garçon de s’approcher.
« Piwano, je suis prêt à te
cacher des années s’il le faut, déclara-t-il gravement. Mais, même si tu as le
sentiment que tout est calme dehors, jamais, à aucun moment, tu ne devras
quitter la maison. La Guilde a des espions en civil et on ne sait jamais qui
est à sa solde. Et tu devras, autant que possible, te tenir éloigné des
fenêtres. Tu pourras jouer de la flûte en bas, dans ta cachette ; de la
rue, on ne peut rien entendre, dans la journée tout au moins. Marché
conclu ? »
Piwano acquiesça.
« Mais, au cas où tu serais
malgré tout contraint de prendre la fuite, je vais te montrer un passage secret
que de rares initiés sont seuls à connaître. »
Opur lui désigna du doigt un
bâtiment qui ne faisait pas tout à fait face à la maison du maître flûtiste,
coincé entre les étalages d’un vannier et la devanture d’une gargote sombre et
crasseuse.
« C’est une blanchisserie.
Précipite-toi dedans. De la rue, on remarque tout de suite la présence d’une grande
cour derrière la maison ; on l’utilise pour faire sécher la lessive, et
pratiquement toujours du linge y est étendu. Tu n’auras qu’à t’y faufiler, on
ne te verra pas. Cette cour donne sur de nombreuses ruelles ; c’est à ces
issues que tes poursuivants vont immédiatement penser. Mais toi, pendant ce
temps, tu tourneras tout de suite à gauche et tu entreras dans la gargote par
la porte de derrière. Là, il y a dans le sol une trappe qui donne sur la cave
et, en bas, tu verras une étagère comme celle que j’ai chez moi ; tu la
feras pivoter. Derrière, tu tomberas sur un très, très long boyau qui finit par
déboucher dans les conduits souterrains d’évacuation des eaux, sous la ville
haute. Donc, même en admettant qu’ils découvrent le passage secret, tu as mille
et une possibilités de sortie. »
Piwano acquiesça de nouveau.
Opur avait autrefois observé la capacité de l’adolescent à mémoriser d’un seul
coup d’œil des partitions entières ; il était certain qu’il avait compris
chacune de ses paroles et qu’il ne les oublierait pas.
Il se dirigea vers l’armoire où
il gardait en sûreté ses partitions, ses livres et ses instruments. Après un
court instant de réflexion, il prit un petit coffret tout raclé, l’ouvrit et en
sortit une flûte de trois qu’il tendit à Piwano.
« C’est une flûte très,
très ancienne que je conserve depuis des années en attendant le moment propice,
expliqua-t-il. Et je crois que ce moment est arrivé. »
Piwano la tenait avec
recueillement entre les mains, l’admirant sous tous les angles.
« Elle a quelque chose de
différent, dit-il.
— Elle n’a pas de flûte en
os mais une flûte en verre. » Opur referma l’étui vide et le posa de côté.
« Avec les années, le verre
a pris un teint laiteux. Il faudra que tu trouves un peu tes marques, car une
flûte de verre produit un son plus aigu qu’une flûte en os. »
Prudemment, Piwano mit
l’instrument à ses lèvres et embrassa des doigts les trois flûtes entrelacées.
Il joua quelques accords, stridents et discordants. Le vieil homme eut un
sourire.
« Tu y arriveras. »
Dix jours plus tard, le vaisseau
impérial reprit sa route. Durant tout le temps où il était resté, on avait vu
le colosse d’argent se dresser au loin, sur le terrain de la zone portuaire au
sol meurtri par les années et creusé de sillons. Mais ce matin-là le ciel se
mit à gronder du chant des réacteurs, et Opur et Piwano regardèrent ensemble,
de la fenêtre, l’étincelant fuselage de métal s’élever au-dessus des maisons,
d’abord lourdement, avant de prendre de la vitesse et de l’altitude, jusqu’à
n’être plus qu’un point minuscule qui se fondit dans le firmament. Le silence
qui s’ensuivit fut comme une délivrance.
Opur mit l’adolescent en
garde :
« Tu dois malgré tout
rester prudent, Piwano. Ils sont partis et ne reviendront pas avant deux ans.
Mais la Guilde, elle, continue de te rechercher, tu peux en être sûr. »
Les mois passèrent. Piwano ne
tarda pas à retrouver sa virtuosité d’autrefois ; il restait assis dans sa
cachette des heures entières, sans trêve et sans relâche, à jouer les morceaux
classiques, à peaufiner sa technique et à s’essayer à des variations. Opur
s’asseyait parfois près de lui, juste pour l’écouter ; de temps à autre,
il leur arrivait également de jouer ensemble. De toute façon, le vieux maître
n’avait pratiquement plus rien à lui apprendre.
Piwano rayonnait. Bientôt, il se
risqua dans l’exécution des morceaux les plus difficiles, sur lesquels Opur
lui-même avait toujours peiné. Et, à l’infinie stupéfaction du vieux maître, le
garçon alla jusqu’à vaincre les difficultés du ha-kao-ta, l’un des morceaux
classiques réputés injouables.
« Quels sont ces mots sous
les notes ? demanda-t-il lorsque Opur lui présenta une vieille partition
manuscrite.
— Des transcriptions d’une
langue oubliée, lui répondit le maître. Les pièces classiques pour flûte de trois
sont toutes très anciennes, bon nombre d’entre elles remontent à des centaines
de milliers d’années voire plus. Certains maîtres flûtistes prétendent que la
flûte de trois vit le jour avant les étoiles et que c’est son chant qui a créé
le monde. Mais, bien sûr, ce ne sont que des histoires.
— Connaît-on le sens de ces
mots ? »
Opur acquiesça.
« Viens avec moi. »
Ils quittèrent la cave et
montèrent dans la salle de classe. Opur se dirigea vers une petite table placée
sous la fenêtre qui donnait sur la ruelle ; il prit le coffret de bois
finement ciselé qui y était posé, un coffret dont les sculptures s’étaient,
avec les années, peu à peu estompées.
« Les morceaux de flûte
dont nous avons hérité sont en réalité des histoires écrites dans une langue
ancienne aujourd’hui oubliée. On ne s’exprime pas dans cette langue comme dans
la nôtre ; les mots correspondent à des successions de sons sur la flûte
de trois. Dans ce coffret, je garde en sûreté la clé qui permet de comprendre
cette langue. C’est le secret des maîtres flûtistes. »
Il souleva le couvercle de la
petite boîte. Sa propre flûte s’y trouvait ainsi qu’une liasse de vieux
papiers, partitions et notes manuscrites, partiellement jaunis et craquelés.
Piwano prit les feuillets
qu’Opur lui tendait et les étudia. Il hocha légèrement la tête lorsqu’il eut
compris le principe : longueur des sons, rythme et accentuation
répondaient à des nécessités musicales, tandis que les successions de sons et
d’accords désignaient des mots et des concepts.
« J’ai réussi à déchiffrer
une partie de ces histoires. Les morceaux classiques les plus anciens retracent
un âge d’or englouti où l’on connaissait l’opulence et la félicité, et où
régnaient des rois sages et bons. D’autres morceaux parlent d’une guerre
terrible qui marqua le début d’un âge sombre et relatent le destin du dernier
de ces rois, emprisonné depuis des milliers d’années dans son château, dans
l’isolement le plus complet, avec pour seule occupation de pleurer son
peuple. »
Il reposa les papiers et referma
le couvercle.
« Avant de mourir, je te
remettrai ce coffret, car je souhaite que ce soit toi qui prennes ma
suite », déclara-t-il.
L’année s’acheva. Vint alors le
temps des préparatifs pour le concert annuel des élèves. Opur se demanda si
flûtistes et auditeurs (parents ou amis pour la plupart) formeraient jamais un
cercle trop large pour qu’il puisse les accueillir tous dans sa salle de
classe. Au cours des dernières années, cette manifestation semblait attirer un
public de plus en plus restreint. Mais le concert était important car il
offrait à ses élèves un but, et l’émulation qui s’instaurait entre eux leur
donnait une occasion de mise en perspective.
Peu avant le concert, Piwano lui
fit savoir que lui aussi voulait se produire.
« Non, lui répondit
fermement Opur. C’est beaucoup trop risqué.
— Pourquoi ? insista
Piwano, décidé à lui tenir tête. Vous croyez peut-être que la Guilde pourrait
infiltrer un espion dans l’assistance ? Depuis le temps, vous connaissez
tous ceux qui vont venir, non ?
— Si l’on entend quelqu’un
jouer le ha-kao-ta, la nouvelle mettra combien de temps à se propager, à
ton avis ? Sois donc un peu sérieux, Piwano. »
Piwano serra les poings.
« Maître, il faut que je
joue. Je ne pourrai pas rester éternellement calfeutré dans la cave avec moi-même
pour seul public. Il… il manque quelque chose, vous comprenez ? L’art ne
devient art qu’à partir du moment où il touche d’autres personnes. Si je joue
sans que nul ne m’entende, cela ne fait aucune différence que je joue ou
non. »
En pensant à ce qui pourrait lui
arriver, le maître flûtiste sentit monter en lui une vague de contrariété mêlée
d’appréhension. Mais il connaissait assez l’adolescent pour savoir qu’il
finirait toujours par faire ce qu’il pensait être juste, même si cela devait
lui coûter la vie. Opur capitula.
« Bien, comme tu voudras.
Mais à une seule condition : tu ne joueras pas de morceaux difficiles,
rien qui serait susceptible d’attirer l’attention. Tu joueras les pièces
faciles à plusieurs voix, celles que les autres maîtrisent aussi. Rien qui soit
d’un niveau supérieur au shen-ta-no. »
Il était on ne peut plus
sérieux. Il n’aurait pas hésité à menacer Piwano de le mettre dehors s’il
n’acceptait pas ses conditions.
Mais l’adolescent acquiesça avec
gratitude.
« C’est entendu,
maître. »
Malgré tout, Opur vit se
rapprocher l’échéance du concert avec un mauvais pressentiment. La tension qui
l’agitait gagna également ses autres élèves et les rendit nerveux. Jamais
auparavant les préparatifs nécessaires ne lui avaient autant pesé. Il remania un
nombre incalculable de fois l’ordre de passage des musiciens et modifia non
moins souvent l’attribution des places ; il décréta que les housses des
coussins ne lui convenaient plus et en vint presque aux mains avec le cuisinier
de la gargote chargé de s’occuper des rafraîchissements et d’une légère
collation.
Le soir du concert arriva. Opur
se posta à l’entrée pour accueillir personnellement chacun des visiteurs ;
à l’étage supérieur, dans la salle de classe, l’une de ses élèves était chargée
de leur indiquer leurs places. Tous avaient revêtu leurs vêtements les plus
présentables mais, à vrai dire, pour les habitants de cette partie de la ville,
les effets de toilette ne pouvaient qu’être modestes. Lorsqu’il était petit
garçon, Opur avait eu l’occasion d’assister à un concert donné par son propre
maître dans la ville haute ; parfois, il en venait à se soupçonner de
chercher à copier, lors des concerts qu’il organisait lui-même, la splendeur
dispendieuse de ce jour-là, tout en ne parvenant à réaliser qu’une parodie de
fête.
Ainsi que le voulait la coutume,
le maître flûtiste commença par dire quelques mots, retraçant les grandes
lignes de l’année qui venait de s’écouler et donnant quelques précisions sur
les pièces qui figuraient au programme. Puis il céda la place aux plus jeunes
des débutants. Cette façon de procéder avait fait ses preuves ; les jeunes
enfants étaient particulièrement sujets au trac, et il convenait de ne pas les
laisser attendre trop longtemps.
Les débuts furent plutôt durs.
Le premier élève oublia une reprise, perdit la mesure lorsqu’il s’en rendit
compte et ne cessa dès lors d’accélérer pour en finir le plus vite possible. Il
y eut quelques sourires indulgents, et il obtint tout de même les
applaudissements du public quand il s’inclina pour saluer, le visage cramoisi.
La deuxième élève, une femme d’un certain âge, surprit même Opur par
l’inhabituelle fluidité de son exécution ; apparemment, cette fois, elle
avait réellement travaillé. Au fur et à mesure, les prestations gagnèrent en souplesse,
certaines furent même vraiment bonnes, et peu à peu Opur sentit fondre la
tension qui ne l’avait pas quitté les jours précédents.
Puis Piwano commença de jouer.
Au moment précis où il porta la
flûte de trois à ses lèvres et souffla la première note, une secousse parcourut
l’assistance. D’un seul coup, l’atmosphère s’était chargée d’électricité. Les
têtes se tendirent, les dos se redressèrent, comme tirés par des fils
invisibles. À l’instant précis où le premier son s’échappa de sa flûte,
l’évidence s’imposa : une étoile s’était levée. Les prestations
précédentes n’étaient que grisaille, la sienne était pure couleur. Les
prestations précédentes couronnaient des efforts soutenus, la sienne éclatait
d’une perfection spontanée. C’était comme si une épaisse couche de nuages
s’était déchirée, inondant la pièce d’un rai de lumière éclatante.
Piwano jouait le pau-no-kao,
un morceau à plusieurs voix ne présentant pas de difficulté majeure et que l’un
des autres élèves venait également de jouer. Il ne jouait rien de plus que ceux
qui l’avaient précédé, mais quelle interprétation !
Même Opur, qui l’avait pourtant
entendu exécuter des pièces infiniment plus difficiles et qui avait de lui
l’opinion la plus haute qu’on pût imaginer, même Opur était comme ensorcelé. Ce
fut une révélation. Avec ce morceau tout simple, le frêle adolescent aux
cheveux blonds semblait sortir de lui-même, accéder, comme par un saut
quantique, à un niveau de jeu encore jamais atteint. Avec ce morceau tout
simple, il déclassait tous ceux qui l’entouraient, les remettait à leur place
et signifiait une bonne fois pour toutes qui dans cette salle était un débutant
et qui un maître. Personne après cela ne se rappellerait aucun des autres
morceaux, mais tous se souviendraient du sien.
Ses doigts dansaient d’une flûte
sur l’autre avec l’insouciance et la légèreté que certains mettent à respirer
ou parler, à rire ou aimer. Il ne se contentait pas de jouer à plusieurs voix
mais exploitait la différence de couleur de la même note sur la flûte de métal
et celle de bois ; il permutait les sons entre les flûtes et créait ainsi
des mouvements contraires et voilés ; il jouait de ce que la flûte de
verre avait tendance, quand on soufflait trop fort, à grimper très haut dans
les aigus, et parvenait ainsi à donner à certains passages un trait dramatique
que nul autre avant lui n’avait si parfaitement réussi.
Les autres jouaient de la flûte
de trois ; cet homme, lui, faisait corps avec elle, dans un dévouement
parfait et un abandon total.
L’assistance, dans sa grande
majorité, eût été incapable de dire ce qu’il faisait exactement, mais chacun
sentait qu’il se passait ici quelque chose de fabuleux, qu’il lui était donné,
dans cette petite salle pauvrement meublée, d’entrevoir les merveilles d’un
monde tombé dans l’oubli. Dieu était là. Dieu s’était manifesté. Il dansait sur
une musique que les hommes n’avaient plus entendu jouer ainsi depuis des
millénaires, et chacun retenait son souffle.
Lorsque ce fut fini et que
Piwano, le visage rayonnant, accueillit en souriant l’ovation qui lui était
adressée, la peur s’empara d’Opur.
Ils vinrent deux jours plus
tard, peu avant le lever du soleil. Ils firent irruption dans la maison sans
prévenir, et, avant même qu’Opur ait eu le temps de se lever de sa couche, la
maison tout entière était pleine de soldats, d’ordres cinglants et de bruits de
bottes.
Un colosse à barbe noire, vêtu
de l’uniforme de cuir propre à la patrouille de la Guilde, s’approcha du maître
flûtiste.
« Êtes-vous Opur ?
demanda-t-il d’un ton impérieux.
— Oui.
— On vous soupçonne de
cacher un navigateur impérial en fuite. »
Bien que secoué de tremblements,
il croisa le regard du soldat avec une audacieuse froideur.
« Je n’ai jamais entendu
parlé de ce navigateur, déclara-t-il.
— Vraiment ? » Le
barbu plissa un œil et de l’autre dévisagea Opur avec férocité. « Eh bien,
c’est ce que nous allons voir. Mes hommes sont en train de fouiller la
maison. »
Qu’aurait-il pu répondre à
cela ? Opur mit toute son énergie et toute sa concentration à rester
impassible et à paraître aussi indifférent que possible. Peut-être la chance
serait-elle de leur côté.
Mais elle ne le fut pas. Deux
soldats remontèrent l’escalier, poussant devant eux un Piwano effrayé, et ils
le présentèrent à leur chef triomphant et hilare.
« Tiens donc, s’écria-t-il.
Manœuvre Piwano, troisième groupe de chargement de la Kara. Tôt ou tard, nous
finissons toujours par leur remettre la main dessus. Et ils le regrettent tous
sans exception. »
Le maître flûtiste s’approcha du
chef de la patrouille et tomba sur les genoux.
« Je vous en supplie, ayez
pitié, implora-t-il. C’est un mauvais navigateur mais un bon flûtiste. La vie
ne l’a pas doté des larges épaules d’un navigateur impérial mais des doigts
d’un flûtiste… »
Le colosse jeta un regard
méprisant sur le vieillard prostré à ses pieds.
« Si ses doigts de flûtiste
l’empêchent de remplir correctement sa mission au service de l’Empereur, c’est
notre devoir que de l’y aider », persifla-t-il en saisissant la main
droite de Piwano et en la tirant sans ménagement vers la rampe de l’escalier.
Il s’empara alors de son lourd gourdin de bois.
Un effroi subit parcourut Opur
lorsqu’il comprit que l’homme avait l’intention de lui broyer les doigts. Sans
réfléchir, il se redressa d’un bond et se précipita tête la première dans le
ventre du soldat, de toutes ses forces décuplées par la peur qu’il éprouvait
pour l’adolescent. L’autre, qui s’était attendu à tout mais certainement pas à
ce que le vieillard s’en prenne physiquement à lui, se plia en deux, le souffle
coupé, tituba et s’écroula par terre. Piwano était libre.
« Cours ! »
Piwano s’élança soudain avec
l’agilité du vif-argent, une agilité qu’Opur n’avait encore jamais remarquée
chez son rêveur de disciple, hormis dans son jeu. D’un bond téméraire, le jeune
homme franchit la balustrade et sauta dans le vide avant qu’aucun des soldats
n’ait eu le temps de réagir.
Opur se leva d’un trait, se
précipita vers la fenêtre, l’ouvrit violemment et s’empara du coffret qui
renfermait sa propre flûte. À cet instant précis, Piwano déboula dans la
ruelle.
« Maître
Piwano ! » cria le vieil homme en lui lançant le coffret.
Piwano s’arrêta, attrapa la
petite boîte et adressa à son maître un dernier sourire radieux contre toute
raison. Puis il courut à toutes jambes et disparut derrière la grande porte de
la blanchisserie.
Les soldats étaient déjà à ses
trousses. Arrivés devant l’échoppe, ils s’arrêtèrent, l’un d’eux aboya des
ordres, et ils coururent chacun de leur côté pour boucler les ruelles voisines,
espérant ainsi encercler le fugitif.
Opur sentit sur son épaule une
lourde main de soldat. Il ferma les yeux, résigné. La lumière avait été
préservée et transmise à la génération suivante. Il n’avait pu faire davantage.
CHAPITRE X
L’ARCHIVISTE DE L’EMPEREUR
AUTREFOIS, ceci avait été son empire. Autrefois, du temps où
l’Empereur vivait encore. À l’époque, le silence régnait entre ces murs, dans
les immenses salles de marbre qui renfermaient les témoignages de l’histoire
glorieuse de l’Empire, et rien n’avait troublé ce silence hormis le bruissement
de ses pas sur le sol et le souffle de sa propre respiration. C’est ici qu’il
avait vécu, jour après jour, année après année, c’est ici qu’il était devenu
vieux, au service de l’Empereur.
Quelles heures merveilleuses il
avait passées toutes les fois où l’Empereur était venu en personne chez lui,
dans les archives dont cet être divin lui avait confié la garde ! Un même
rituel rythmait ces visites : il ordonnait que l’on ouvre les immenses
portes de fer et que l’on inonde les lieux de lumière en allumant chacune des
lampes ; il se postait alors sur la dernière marche, au pied de l’escalier
semi-circulaire, et attendait que la voiture de l’Empereur fasse son entrée.
Puis il regagnait le vestibule et, modestement, se plaçait légèrement en
retrait, près d’une des colonnes, les yeux respectueusement baissés, et nulle
récompense n’avait plus de prix que le majestueux signe de tête dont le
gratifiait l’Empereur en passant devant lui. Un signe de tête certes discret
mais que tous pouvaient voir. Un signe de tête qui lui était adressé à lui, le
bossu. À lui, Emparak, son plus fidèle serviteur. À lui qui connaissait
l'Empire mieux que tout autre mortel.
Mais ensuite les nouveaux
seigneurs étaient arrivés, lui avaient ôté ses droits et l'avaient ravalé au
rang de vulgaire domestique, d'intendant en charge d'un héritage déplaisant,
tout juste bon à polir le précieux marbre, à nettoyer les surfaces de verre et
à changer les luminaires usagés. Comme il les haïssait ! Délégués au
Conseil provisoire pour l'étude des archives impériales, ils pouvaient aller et
venir comme bon leur semblait, fouiller dans chaque dossier, dans chaque
armoire, et profaner de leurs braillements et de leurs jacassements un silence
millénaire. Ils n'avaient aucun sens du sacré. Et lorsqu'ils s'adressaient à
lui, ils le faisaient toujours sur un ton qui signifiait très clairement
qu'eux-mêmes étaient jeunes, beaux et puissants, tandis que lui ne serait
jamais qu'un vieil homme laid et sans droits.
Bien sûr, qu'on lui ait mis deux
femmes sous le nez n'était pas le fruit du hasard. Ils cherchaient à
l'humilier. Ces femmes étaient habillées à la dernière mode, celle des
rebelles, qui dévoilait beaucoup et suggérait encore davantage, et elles
s'arrangeaient toujours pour le serrer de suffisamment près pour que même lui,
malgré la myopie de ses yeux fatigués, ne pût s'empêcher de voir les courbes
attirantes de leurs corps qui ne demandaient qu'à être saisis et restaient
pourtant inaccessibles à un vieil infirme bossu.
Ils venaient d'arriver, comme à
leur habitude sans s'être annoncés, et avaient investi la grande salle de
lecture au cœur des archives. Emparak se tenait dans le vestibule, dissimulé
dans l'ombre des colonnes, et il les observait. La femme rousse était assise au
milieu. Rhuna Orlona Pernautan. Ces rebelles ! Quels grands airs ils se
donnaient avec leurs trois noms ! Près d'elle était assise la blonde aux
cheveux infiniment longs ; pour autant qu'il sût, c'était son assistante.
Lamita Terget Utmanasalem. Et elles avaient amené un homme qu'Emparak n'avait
encore jamais rencontré. Mais il le connaissait par les documents officiels.
Borlid Ewo Kenneken, membre du Conseil pour l'administration de l'héritage
impérial.
« Nous sommes très en
retard ! s'écria la femme rousse. Il arrive dans deux heures, et nous
n'avons même pas l'ombre d'un concept. Qu'est-ce que vous
suggérez ? »
L'homme ouvrit un grand sac et
en sortit une pile de dossiers.
« Il faudra bien que ça
aille. De toute façon, ça n'a pas besoin d'être parfait. Il attend juste un
rapport clair et concis qui puisse lui servir de base de décision.
— Combien de temps
pourra-t-il nous consacrer ? demanda la femme blonde.
— Une heure grand maximum,
répondit l'homme. Nous devrons nous limiter à l'essentiel. »
Emparak n'ignorait pas qu'ils le
tenaient pour un vieillard sénile et simple d'esprit. Chaque geste, chaque
parole qu'ils lui adressaient ne laissait planer aucun doute à ce sujet. Eh
bien, ils n'avaient qu'à le croire. Son heure viendrait.
Oh, il savait très exactement à
quoi ressemblait l'Empire aujourd'hui. Rien n'échappait à l'archiviste de
l'Empereur. Il avait ses propres sources, ses propres canaux par lesquels
affluait tout ce qu'il devait savoir. Cela, au moins, on n'avait pu l'en
dessaisir.
« Que sait-il des prémices
de l'expédition Gheera ?
— Il est au courant de la
découverte des cartes stellaires sur Eswerlund. Il faisait partie des membres
du Conseil qui ont voté pour l'expédition.
— Bien. Cela signifie qu'on
peut se dispenser de cette partie. Que sait-il des rapports publiés jusqu'à présent ?
— Pour ainsi dire
rien. » La jeune femme blonde chercha du regard le soutien de sa collègue.
« À ma connaissance.
— À la mienne également,
répondit cette dernière. Le mieux, c'est que nous présentions brièvement la
chronologie des événements, un résumé de… disons un quart d'heure. Ensuite, il
aura le temps de poser des questions…
— Auxquelles,
naturellement, il serait bon que nous soyons préparés, ajouta l'homme.
— Oui.
— Si nous
commencions ? proposa la rousse. Lamita, tu n'as qu'à tenir la liste des
questions qui pourraient nous venir sur des points précis. »
Emparak regarda la jeune femme
blonde s'emparer d'un bloc et d'un stylo ; ses cheveux se rabattaient sur
ses yeux chaque fois qu'elle se penchait pour prendre des notes. Elle lui
plaisait, bien sûr, et autrefois il aurait… Mais elle était si jeune. Si
ignorante. Elle était assise au milieu de dizaines de milliers d'années d'une
histoire grandiose mais n'en percevait rien. Et cela, il ne le pardonnerait
jamais à personne.
Ignoraient-ils qu'autrefois
c'est lui qui avait siégé là ? Emparak revit les images défiler devant ses
yeux comme si, depuis cette époque, le temps avait cessé de s'écouler.
L'Empereur était assis là, à cette même table ovale, et étudiait des documents
que son archiviste lui avait apportés. Personne d'autre n'était présent.
Emparak se tenait avec humilité dans l'ombre des immenses colonnes qui
longeaient la galerie ; pointées vers le ciel, elles soutenaient la
coupole de verre qui déversait une clarté blafarde et plongeait le décor dans
une faible lueur aux relents d'éternité. L'Empereur tournait les pages avec
cette inimitable grâce, fruit d'un pouvoir empreint de sagesse. Il lisait,
silencieux et attentif. Par dix portes hautes et sombres, la salle rayonnait
sur autant de couloirs aux parois couvertes de livres, de banques de données et
de boîtes d'archives. Sur chacune des parois, entre les portes, était accroché
un portrait de l'un des dix prédécesseurs de l'Empereur. On n'avait pas prévu
d'endroit pour accrocher le sien car il avait dit qu'il régnerait jusqu'à la
fin des temps…
Et aujourd'hui pourtant, cette
fin des temps était venue. Ces jeunes gens, avec leur affairement bruyant et
superficiel, en étaient le symbole vivant. Rien, ils ne comprenaient rien. Et
se croyaient tellement importants. Mus par un orgueil démesuré, ils avaient osé
détrôner l'empereur-dieu, ils avaient même osé le tuer. À cette pensée, Emparak
sentit son cœur s'emballer de colère.
Il savait à quoi l'Empire
ressemblait jadis, et il savait à quoi il ressemblait aujourd'hui. Ils
n'étaient pas à la hauteur de la tâche, non, bien sûr. Les hommes mouraient à
nouveau de faim, et des épidémies sévissaient, des épidémies dont on avait
oublié le nom durant des milliers d'années. Partout, le peuple s'agitait ;
des guerres sanglantes faisaient rage dans de nombreuses contrées ;
c'était la fin. Ils dépeçaient le corps de l'Empire, l'éventraient à vif et le
déchiquetaient en grossiers lambeaux de chair. Et à chaque instant ils se
croyaient importants et prétendaient agir au nom de la « liberté ».
L'homme s'adossa dans son siège
et appuya la tête sur ses mains, posées l'une contre l'autre en éventail.
« Bien, par quoi
commençons-nous ? Je suggère que nous parlions d'abord du vaisseau
expéditionnaire qui a trouvé les premiers indices au sujet des tapis en
cheveux. Ce vaisseau s'appelait le Kalyt 9, et l'homme à qui nous devons
ces indices, Nillian Jegetar Cuain.
— Le nom a-t-il de
l'importance ?
— En soi, non. Mais j'ai
entendu dire que c'est un parent éloigné du conseiller ; peut-être
serait-il pertinent de mentionner son nom.
— Bien. Que lui est-il
arrivé ?
— Il a disparu. Selon les
dires de son équipier, il a contrevenu à un ordre formel et s'est posé sur la
planète G-101/2 dans le secteur HA/31. Il nous a envoyé plusieurs messages
radio et quelques photos, mais aucune des tapis de cheveux. Nillian a découvert
ces tapis, mais il a disparu aussitôt après.
— N'a-t-on pas entamé des
recherches pour le retrouver ?
— Il y a eu cafouillage,
des ordres se sont croisés. Son équipier l'a laissé tomber pour rejoindre la
base ; il s'est écoulé des semaines avant qu'un vaisseau de sauvetage
n'arrive sur place, et il n'a trouvé aucune trace de Nillian. »
La jeune femme rousse se mit à
tambouriner impatiemment sur la table de la pointe de son stylo. Emparak
sursauta en l'entendant ; à ses oreilles, ce bruit avait quelque chose de
presque obscène. Cette table avait subi les morsures du temps avant même que ne
soit colonisé le monde dont venait cette femme.
« Je ne sais pas si nous
avons intérêt à trop nous étendre là-dessus, fit-elle. De toute façon, il y
aura certainement une nouvelle enquête. C'est une histoire malheureuse mais,
finalement, elle n'a rien de capital. Le seul point important, c'est que ce
Nillian a découvert les tapis de cheveux et qu'on a ensuite entrepris de
creuser ce phénomène.
— Exact. Il importe
davantage de présenter ce que sont ces tapis et ce qu'ils signifient. Ce sont
de très grands ouvrages, tissés extrêmement serrés à partir de cheveux humains.
Ceux qui les produisent se font appeler des tisseurs de tapis en cheveux. Ils
utilisent exclusivement les cheveux de leurs femmes et de leurs filles, et
l'ensemble du processus est si extraordinairement complexe qu'un tisseur, pour
achever un seul tapis, doit y consacrer toute sa vie. »
La blonde leva brièvement la
main.
« Pouvons-nous montrer un
exemplaire de ce genre de tapis ? lança-t-elle.
— Malheureusement pas,
répondit l'homme. Nous en avons bien sûr demandé un, et on nous a assuré que
nous l'aurions, mais, jusqu'à ce matin, rien. J'avais espéré que les archives…
— Non, répliqua
immédiatement la blonde. Nous avons cherché. Il n'y a rien de tel dans les
archives. »
Dans son coin tranquille près
des colonnes, Emparak eut un sourire. Niveau 2, allée L, secteur 967. Évidemment
que les archives possédaient un tapis de cheveux. Les archives avaient tout. Il
suffisait de savoir où chercher.
L'homme consulta sa montre.
« Bien, poursuivons. Nous
devons donc expliquer ce que sont ces tapis, ainsi que les énormes dépenses que
leur production recouvre. Comme le détaille le rapport sociologique, la
population de cette planète n'a pratiquement aucune autre activité. »
La femme rousse acquiesça.
« Oui. C'est important.
— Et que deviennent tous
ces tapis ? demanda la blonde.
— C'est un autre point
capital que nous devons souligner. L'ensemble de la réalisation des tapis
répond à des motivations religieuses, au sens de l'ancienne religion
d'État : l'Empereur perçu comme dieu, comme le créateur et le gardien de
l'univers, etc.
— Tu veux dire cet
empereur ?
— Oui. Cela ne fait pas
l'ombre d'un doute. Ils ont même des photos de lui. Ce qui prouve, entre
parenthèses, que la partie habitée de la galaxie Gheera a bel et bien, un jour,
fait partie de l'Empire. Les structures religieuses et politiques ont une
architecture analogue à celle observée dans les régions connues de l'Empire, et
la langue répandue dans les mondes de Gheera correspond à un dialecte de notre
paisi tel qu'il était parlé, selon nos linguistes, il y a environ quatre-vingt
mille ans.
— Cela nous donnerait un
point de repère pour déterminer à quel moment le contact entre Gheera et le
reste de l'Empire a été rompu.
— Exactement. De surcroît,
on a pu déceler sur bon nombre de ces mondes des traces d'explosions nucléaires
très anciennes, entre autres des éléments désintégrés à longue durée de vie,
qui incitent à imaginer des conflits armés. Pour ce qui est de leur datation,
on les fait remonter elles aussi à plus de quatre-vingt mille ans.
— Ce qui renforce la
théorie.
— Mais quel rapport avec
les tapis de cheveux ? insista la jeune femme blonde.
— En confectionnant ces
tapis, les tisseurs servent l'Empereur. Ils les croient destinés à orner son
palais. »
Silence déconcerté.
« Son palais ?
— Oui.
— Mais il n'y a rien dans
le palais qui ressemble de près ou de loin à un tapis de cheveux.
— Précisément. C'est là le
mystère.
— Mais… »
La jeune femme blonde se mit à
faire les comptes.
« Cela doit pourtant faire
un sacré nombre de tapis. Une planète entière, population estimée à…
— Ce sont des sommes
phénoménales, coupa l'homme. Ne te fatigue pas, cela vaut mieux. Les habitants
de G-101/2 se croient les seuls à produire ces tapis. Ils savent que l'Empire
englobe une quantité de mondes, mais ils pensent que les autres livrent
d'autres produits destinés au palais de l'Empereur. Division interplanétaire du
travail, en quelque sorte. » Il se plongea dans la contemplation de ses
ongles. « Bon, peu de temps après, l'expédition Gheera a découvert un
deuxième monde dont la population, elle aussi, produit des tapis en cheveux et
se croit, elle aussi, la seule à le faire.
— Deux mondes ? »
s'étonnèrent les femmes.
L'homme les dévisagea à tour de
rôle, savourant visiblement l'impatiente curiosité qu'il lisait en elles.
« Sur le dernier rapport de
l'expédition, poursuivit-il en se délectant de chacune de ses paroles, il
apparaît qu'à ce jour on a trouvé huit mille trois cent quarante-sept planètes
productrices de tapis.
— Huit mille… ?
— Et ce chiffre n'a
vraisemblablement rien de définitif. » L'homme tapa violemment de la main
sur la table. « C'est le point que nous devons éclaircir. Là, il se passe
quelque chose, et nous ignorons quoi. »
Moi, je le sais, pensa Emparak
avec une intense satisfaction. Les archives le savent, elles aussi. Et, si tu
savais chercher, toi aussi tu le saurais…
La femme blonde se leva d'un
bond, se dirigea droit sur le bossu qui se retrouva presque nez à nez avec son
imposante poitrine.
Emparak, maintenant nous avons
deux indices, dit-elle en le regardant. Quatre-vingt mille ans. La galaxie
Gheera. Pouvons-nous trouver quelque chose là-dessus dans les archives ?
— La galaxie
Gheera ? » croassa Emparak.
Elle l'avait effrayé en
s'approchant si brutalement de lui, et la proximité de son corps séduisant
réveilla en lui une vague de désirs oubliés qui, l'espace d'un instant, le
submergea et le laissa sans voix.
« Laisse-le, Lamita !
lui cria la sorcière rousse en arrière-plan. J'ai déjà essayé plus d'une fois.
Il n'en a aucune idée, et ces archives sont un chaos sans nom, sans le moindre
classement méthodique. »
La jeune femme haussa les
épaules et regagna sa place. Emparak, bouillant de colère, regardait fixement
la rousse. Elle osait. Par centaines, par milliers, ils se montraient
incapables de recueillir l'héritage d'un homme comme l'Empereur, mais elle
osait traiter les archives de chaos. Et ce que ce soi-disant conseiller
provisoire organisait là dehors, elle appelait cela comment ? La perte
absolue de repères pour ces hommes dont ils avaient détruit la vie, la
décadence des mœurs, la dépravation galopante, quel mot avait-elle pour
cela ? Comment entendait-elle nommer le résultat de leur cuisant
échec ?
« Mais concrètement, à
Gheera, que se passe-t-il avec les tapis ? demanda la rousse. Il faut
quand même bien les entasser quelque part.
— Le transport des tapis
est assuré par une grande flotte constituée de navires certes anciens mais en
règle générale suffisamment spacieux, reprit l'homme. C'est une caste
particulière qui en a la charge, la caste des navigateurs impériaux. Ce sont
eux sans doute qui préservent l'héritage technologique, tandis que sur les
planètes elles-mêmes on ne trouve que des cultures post-atomiques primitives.
— Et où transportent-ils
les tapis ?
— L'expédition a pu les
suivre jusqu'à une gigantesque station spatiale, en orbite autour d'une étoile
double sans planète. D'ailleurs, l'un de ces deux astres est en fait un trou
noir. Je ne sais pas si cela joue un rôle.
— Que sait-on de cette
station spatiale ?
— Rien, si ce n'est qu'elle
est extrêmement bien surveillée et puissamment armée. L'un de nos vaisseaux, le
croiseur léger Evluut, a été attaqué et sérieusement endommagé lors
d'une tentative d'approche. »
Évidemment. Emparak ne parvenait
toujours pas à comprendre comment les rebelles, ces lâches imbus d'eux-mêmes et
suffisants, avaient réussi à renverser l'Empereur immortel et tout-puissant et
à s'approprier l'Empire. Les rebelles étaient incapables de se battre !
Pour ce qui était de mentir, de tromper, de se cacher et d'ourdir de perfides
intrigues, là, ils étaient champions, mais pour le combat… Aussi longtemps
qu'il vivrait, il ne réussirait jamais à saisir comment ils étaient parvenus à
maîtriser l'immense et invincible machinerie militaire de l'Empereur. Eux qui
auraient dû s'y mettre au minimum à dix pour maîtriser un seul soldat impérial.
« Bien. » La rousse
referma sa mallette pour clore provisoirement la discussion. « Il est
temps de nous préparer. Je crois qu'il serait bon d'installer un projecteur et
de garder les tableaux à portée de main, au cas où l'un d'entre nous
souhaiterait faire quelques rappels historiques. » Elle se tourna vers le
vieil archiviste.
« Emparak, nous avons
besoin de ton aide ! »
Il savait très exactement en
quoi consistait cette aide. Il devrait aller chercher le projecteur et
l'installer. Rien de plus. Alors qu'il aurait pu, en un instant, répondre à
toutes les questions et éclaircir tous les mystères. Si seulement ils s'étaient
donné la peine d'être un peu plus aimables avec lui, un peu plus obligeants, un
peu plus reconnaissants…
Mais il n'avait pas l'intention
d'acheter leur reconnaissance. Qu'ils se débrouillent. L'Empereur avait
toujours su ce qu'il faisait ; dans ce cas précis, il avait certainement
aussi ses raisons, et ce n'était pas à lui de les remettre en cause.
Emparak quitta d'un pas traînant
la salle de lecture, se retrouva dans la galerie et tourna à droite. Pourquoi
se presser ?
Contrairement aux trois jeunes
gens, il savait exactement ce qu'il convenait de faire.
Il descendit le large escalier
qui menait dans les parties souterraines des archives. Ici, la lumière était
tamisée et le regard ne portait pas très loin. Les jeunes femmes séjournaient
volontiers en haut, sous la coupole, entre les rayonnages qui s'étendaient à
perte de vue. Il ne les avait vues que très rarement en bas. Il était probable
qu'elles s'y sentaient plutôt mal ; il pouvait même le comprendre. Ici, en
bas, on n'échappait pas au souffle de l'Histoire. Ici, en bas, se trouvaient
classés des artefacts incroyables, des témoins d'événements inimaginables, des
documents d'une valeur inestimable. Ici, en bas, on saisissait le temps à
pleines mains.
Il ouvrit la porte de la remise,
au pied de l'escalier. Quatre-vingt mille ans. Les ignorants. Ils en parlaient
à la légère, comme d'une bagatelle. Ils en parlaient sans le moindre respect,
sans la moindre frayeur face à l'abîme. Quatre-vingt mille ans. Un laps de
temps durant lequel des empires immenses pouvaient naître, s'effondrer et
retomber dans l'oubli. Durant cette période, combien de générations s'en
venaient, s'en retournaient, vivaient leur vie, espéraient et souffraient,
accomplissaient des choses qui sombraient ensuite à nouveau dans l'impitoyable
malstrom du temps ? Quatre-vingt mille ans. Ils disaient cela sur le même
ton que pour parler de quatre-vingts minutes.
Et pourtant ce n'était là qu'une
infime partie de l'histoire incommensurable de l'Empire. Emparak, plongé dans
ses pensées, remonta lentement l'escalier en traînant l'appareil de projection.
Peut-être serait-il bon de leur donner quand même un indice. Pas grand-chose,
juste un minuscule fil de la trame. Une piste. Juste pour leur montrer qu'il en
savait plus qu'ils ne croyaient. Juste pour qu'ils entrevoient la grandeur de
cet homme qu'ils avaient abattu comme un chien. Jamais le puissant Empire n'aurait
pu subsister aussi longtemps sans cet homme, sans le onzième empereur, qui
avait atteint l'immortalité. Oui, se dit Emparak. Juste une piste pour leur
permettre de trouver le reste d'eux-mêmes. Bouffis d'un orgueil démentiel, ils
ne pourraient en accepter davantage.
« Il devrait arriver d'un
moment à l'autre, dit la jeune femme rousse, les yeux continuellement rivés à
sa montre, tandis que les autres rangeaient les papiers.
— Au fait, comment faut-il
s'adresser à lui ?
— Son titre, c'est membre
du Conseil », répondit la jeune femme blonde.
Emparak posa le projecteur sur
la table et en retira l'étui de protection.
« Il n'aime pas les titres,
objecta l'homme. Ce qu'il préfère, c'est qu'on l'appelle par son nom,
Jubad. »
En entendant ce nom, Emparak
sentit tous ses membres se glacer jusqu'aux bouts des doigts. Berenko Kebar
Jubad ! L'homme qui avait tué l'Empereur !
Il osait. Le meurtrier de
l'Empereur osait pénétrer dans les lieux qui conservaient la gloire de
l'Empire. Quel affront ! Non, c'était même pire : cela révélait un
manque total de réflexion. Cet homme médiocre, borné, n'était absolument pas en
mesure de saisir la signification de son acte, la portée symbolique de cette
visite. Il venait simplement écouter un stupide petit rapport de la bouche de
stupides petites personnes.
Soit. Lui, Emparak, assisterait
à la scène et se tairait. Il avait été l'archiviste de l'Empereur et le
resterait jusqu'à son dernier souffle. Il avait été sur le point de faire le
jeu de ces vantards de parvenus et il en avait honte. Jamais. Jamais plus. Il
se tairait, il se tairait et polirait le marbre millénaire jusqu'à ce qu'un
jour le chiffon lui tombe des mains.
La femme rousse se dirigea vers
le commutateur situé dans le vestibule et commanda l'ouverture d'un battant de la
porte. D'un seul battant. Emparak hocha la tête, satisfait. Ils n'entendaient
rien au style, à l'entrée en scène. Ils n'avaient aucune grandeur.
Toute la scène de l'accueil du
chef rebelle fit à Emparak l'effet d'une grotesque parodie. Une petite voiture
s'avança, Jubad en descendit. C'était un homme courtaud, aux cheveux gris, aux
mouvements saccadés et nerveux ; il marchait légèrement courbé, comme
écrasé par le poids des responsabilités. Il monta précipitamment les marches,
tel un pantin frétillant, et, sans même prêter attention à l'atmosphère
somptueuse du vestibule, il se rua vers la rousse et se fit conduire à la salle
de lecture.
Emparak s'installa à sa place
habituelle, près des colonnes, et regarda Jubad écouter le rapport des trois
autres. On racontait qu'il souffrait d'une maladie chronique et peut-être
incurable. En voyant l'expression de son visage marqué de douleurs contenues,
Emparak était tenté de le croire. C'était peut-être une coïncidence. Mais
peut-être était-ce aussi le châtiment du destin.
« On ne sait donc pas où
sont finalement stockés les tapis de cheveux ? conclut Jubad au terme de
l'exposé.
— Non.
— À l'intérieur de la
station spatiale ?
— Elle n'est pas assez
grande pour cela, répondit l'homme. Il suffit d'estimer le volume de l'ensemble
des tapis produits et de le comparer à celui de la station pour se rendre
compte que c'est sans aucune commune mesure.
— Peut-être les tapis
n'ont-ils pas été conservés du tout, objecta la femme blonde. Peut-être les
détruit-on.
— C'est possible »,
dit Jubad d'un ton distrait. On voyait bien que de tout autres pensées le
préoccupaient. « Ce que je redoute, c'est que quelque part dans l'univers
il puisse exister un palais impérial que nul n'a découvert et dans lequel se
seraient entassées entre-temps des montagnes de tapis. Et si un tel palais
existe, qui sait ce qu'il renferme : peut-être des armées oubliées,
plongées depuis des millénaires dans un sommeil profond ? »
La rousse acquiesça.
« Peut-être un clone de
l'Empereur, immortel lui aussi ?
— Exactement, approuva
gravement Jubad. Nous ignorons comment l'Empereur est parvenu à échapper au
vieillissement et à survivre durant ce règne interminable. Il y a tant de
choses que nous ignorons, et il nous faut absolument porter un intérêt plus
qu'académique à bon nombre de ces secrets encore obscurs, car ils pourraient
receler du danger. »
Emparak dut admettre malgré lui
que ce Jubad manifestait une intelligence étonnamment vive. Une partie de la
grandeur de l'Empereur semblait avoir déteint sur son vainqueur. Et il avait
raison sur un point : concernant l'immortalité de l'Empereur, même les
archives ne savaient rien.
Jubad feuilleta distraitement
les dossiers ; les autres le fixaient patiemment, sans un mot. Il s'arrêta
sur l'un des documents, le parcourut et le tendit ensuite à l'homme.
« Qu'est-ce que cela veut
dire ?
— On n'a pas trouvé
l'étoile Gheer, expliqua l'homme. La flotte expéditionnaire avait d'abord reçu
l'instruction de vérifier l'exactitude des cartes stellaires que l'on avait
découvertes. Certaines des étoiles enregistrées ne portaient pas de numéro mais
des noms ; l'étoile Gheer en faisait partie. Mais on ne l'a pas trouvée.
— Comment cela, pas
trouvée ? »
L'homme haussa les épaules.
« Elle n'était pas là,
c'est tout. Le soleil et ses planètes. Balayés de l'univers.
— Est-il possible que ce
soit en rapport avec la guerre présumée d'il y a quatre-vingt mille ans ?
— Ce qui frappe, c'est la
dénomination. Gheer. Gheera. Peut-être Gheer était-elle le monde central d'un
empire qu'on appelait Gheera et qu'elle fut, pour cette raison, détruite durant
cette guerre. »
Jubad tourna son regard vers la
femme rousse. Les yeux du chef rebelle brillaient d'effroi, d'un effroi
impassible.
« La flotte impériale
était-elle en mesure… de détruire tout un système stellaire ? »
Oui, pensa Emparak. Elle l'avait
assez souvent prouvé.
« Oui », répondit la
rousse.
Jubad replongea dans ses
pensées. Il fixait les documents comme s'il avait pu leur arracher leur secret.
« L'un des deux astres
autour desquels tourne cette station spatiale est un trou noir ?
demanda-t-il soudain.
— Oui.
— Depuis combien de
temps ? »
Les femmes et l'homme, pris de
court, ne surent que répondre.
« Aucune idée.
— C'est pourtant une
configuration plutôt dangereuse, non ? L'endroit le plus risqué pour
installer une station spatiale. Rayonnement violent et continuel, danger
permanent d'être avalé par l'horizon… » Jubad dévisagea les jeunes gens
tour à tour. « Que disent les anciennes cartes stellaires ?
— Oh ! »
La blonde se pencha sur sa base
de données portable et tapota quelques touches.
« Elles ne mentionnent
aucun trou noir. Elles précisent juste l'emplacement de la géante rouge, ici.
Même pas une étoile double.
— Mais c'est
capital ! » Jubad se leva. « Je plaiderai devant le Conseil pour
qu'on envoie une flotte de combat vers Gheera avec pour ordre de prendre
d'assaut la station spatiale et de l'occuper. Nous devons dissiper le mystère
des tapis en cheveux, et je suis persuadé que la station spatiale en est la
clé. » Il eut un signe de tête explicite. « Je vous remercie. »
Sur ces mots, il quitta
précipitamment la salle, s'engouffra dans sa voiture et disparut.
Avec un soupir de soulagement,
l'homme se relâcha dans son fauteuil et s'étira.
« Eh bien ?
s'écria-t-il. Ça s'est bien passé, non ? »
La rousse, visiblement
mécontente, fixait la table devant elle. « Cette histoire d'étoile double,
c'était vraiment affligeant. Ça aurait dû nous sauter aux yeux.
— Ah, Rhuna, l'éternelle
perfectionniste ! s'écria la jeune femme blonde. Tu n'es jamais satisfaite.
On va agir, c'est tout ce que nous voulions, non ?
— Le pire aurait été qu'il
dise : Affaire stérile, on rappelle l'expédition Gheera, lâcha l'homme.
— Et peut-être n'était-ce
pas plus mal qu'il tire lui-même les conclusions, renchérit la blonde. Il y a
puisé davantage de conviction que si nous lui avions mâché le travail.
— C'est vrai aussi. »
La rousse sourit et se mit à
rassembler ses dossiers.
« Bon, d'accord, les
enfants, il n'y a pas de raison de faire grise mine. On remballe les affaires,
puis on décide où aller fêter ça. »
La blonde fit un signe à
Emparak.
« Vous pouvez remporter le
projecteur. Merci beaucoup. » Pourquoi le remerciait-elle ? Et
pourquoi le fixait-elle avec cette insistance si étrange ?
Emparak se tut. Il prit l'étui
de protection et se traîna vers la table pour le remettre sur l'appareil. Les
trois jeunes gens s'éloignèrent, sacs et mallettes sous le bras, sans daigner
l'honorer d'une parole supplémentaire.
« Tu verras, pour ces
tapis, on aura le fin mot de l'histoire… »
Ce fut la dernière phrase
qu'Emparak entendit. Elle continua de planer quelques instants comme si elle
cherchait un écho venu des profondeurs insondables des archives.
Emparak les regarda
s'éloigner ; son visage avait perdu toute expression. Dans son esprit, il vit
l'armoire des archives qui renfermait toutes les réponses et qui aurait répondu
à toutes les questions.
Vous n'avez qu'à chercher,
pensa-t-il en refermant la porte de fer. Cognez-vous la tête contre les murs.
Vous croyez avoir découvert un grand secret. Vous ne savez rien. Vous n'avez
même pas encore effleuré l'histoire de l'Empire.
CHAPITRE XI
JUBAD
SA MAIN GAUCHE maintenait fermement la droite contre sa
poitrine. C'était lui qui, le premier, avait adopté cette posture, par la suite
souvent imitée, tant par les épigones que par les envieux. Son regard glissa
sur des jardins inondés de soleil et bordés de plates-bandes regorgeant de
fleurs en boutons, sur des lacs étincelants et des sentiers paradisiaques. Mais
il ne voyait rien hormis l'obscurité grise et diffuse d'une époque engloutie.
Sa voiture suivait un chemin qui serpentait avec insouciance au milieu de
constructions impressionnantes héritées d'un passé millénaire, un chemin qui
devait les conduire au cœur de l'ancien palais impérial. Cependant, aux yeux de
Jubad, tout cela était occulté par les sombres et massives colonnades qu'ils
venaient de quitter.
Les archives de l'Empereur… Il
avait toujours soigneusement évité de pénétrer dans la très vieille bâtisse qui
abritait les documents et les artefacts de l'ensemble de l'époque impériale.
Peut-être aurait-il dû, aujourd'hui encore, s'en tenir à cette position. Mais,
pour une raison qu'il ne parvenait même pas à se rappeler, il avait eu le
sentiment de ne pouvoir faire autrement que de prendre part à la réunion qui
allait s'y dérouler.
Et pour finir il avait pris la
fuite. Purement et simplement. Il avait dit oui à tout et pris la fuite, comme
pour échapper à l'esprit du défunt souverain. Soudain, Jubad eut peine à
respirer et manqua s'étouffer, ce qui le fit atrocement souffrir. Il remarqua
du coin de l'œil le regard inquiet que lui lançait le chauffeur. Il aurait
voulu dire quelque chose pour le rassurer, mais il ne savait quoi. Et il
ignorait presque tout autant ce dont il avait été question durant cet
entretien, tant il devait lutter contre les vagues du souvenir qui menaçaient
de le submerger. Le souvenir d'un passé qui déterminait sa vie.
Berenko Kebar Jubad. Cela
faisait bien longtemps que son propre nom lui semblait être celui d'un autre,
tellement il l'avait entendu prononcer dans des discours et lu dans des livres
d'histoire. Jubad le libérateur. Jubad le vainqueur du tyran. Jubad, l'homme
qui avait tué l'Empereur.
Depuis la chute de l'Empire, il
menait lui-même la vie d'un souverain. Il siégeait au Conseil des rebelles,
prenait la parole devant le Parlement et, où qu'il aille, quoi qu'il dise, il
sentait en permanence des regards et une approbation empreints de respect et de
déférence. On l'écoutait. De ce fait, lorsqu'il avait soutenu l'aspiration à
l'autonomie de la région de Tempesh-Kutaraan, sa parole avait fait autorité, et
on lui devait aussi, du moins en partie, la pacification de la province de
Baquion. Mais ce n'étaient pas ces tours de force que se rappelleraient les
générations futures. On se souviendrait de lui à tout jamais comme de l'homme
qui avait donné le coup de grâce au despote.
Suivant une impulsion subite, il
ordonna au chauffeur d'arrêter la voiture.
« Je vais marcher un
peu », dit-il. En remarquant le regard inquiet de l'homme, il
ajouta : « Je ne suis pas aussi vieux que j'en ai l'air. Vous devriez
pourtant le savoir. »
Il avait cinquante-quatre ans,
mais il n'était pas rare qu'on lui en donnât soixante-dix. Et, quand il
descendit de la voiture, son corps ne fut pas loin de se ranger à cette
opinion. Il s'arrêta et attendit que la voiture ne soit plus en vue.
Puis il respira profondément et
regarda autour de lui. Il était seul. Seul dans un petit jardin entouré de
buissons bleu-vert dont les feuilles délicatement pennées portaient des
bourgeons de couleur pourpre. Quelque part, un oiseau chantait un air
solitaire, reprenant sans cesse la même succession de sons, comme s'il
s'entraînait avec application.
Jubad ferma les yeux pour
savourer sur son visage la chaleur du soleil et mieux s'imprégner du chant de
l'oiseau qui lui rappelait davantage le son d'une flûte que les volatiles de sa
terre natale. Quel délice, pensa-t-il, de rester assis tout simplement ici, au
milieu de nulle part. D'être totalement insignifiant. De n'avoir personne qui
vous épie. De vivre, en un mot.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, il
vit, à sa grande surprise, un petit garçon qui se tenait debout devant lui et
ne le quittait pas du regard. Il ne l'avait pas entendu venir.
« Tu es Jubad, pas
vrai ? » dit le garçon.
Jubad acquiesça.
« Oui.
— Est-ce que tu étais en
train de réfléchir à un problème difficile ? s'enquit l'enfant. C'est pour
ça que je ne t'ai pas dérangé.
— C'était très aimable de
ta part, lui répondit Jubad en souriant. Mais je ne pensais à rien de
particulier. J'écoutais juste l'oiseau. »
Le jeune garçon écarquilla les
yeux.
« Vraiment ?
— Vraiment. »
Il considéra le bambin qui se
déhanchait avec agitation : il avait visiblement quelque chose sur le
cœur. Finalement il n'y tint plus et déclara :
« Je voudrais te demander
quelque chose d'important !
— Ah oui ? fit Jubad
mécaniquement. Eh bien, demande.
— C'est vrai que tu as tué
le méchant empereur ?
— Oui, c'est vrai. Mais
cela fait longtemps.
— Et il était vraiment
complètement mort ? Tu as bien vérifié ?
— J'ai très bien
vérifié », lui assura Jubad aussi sérieusement qu'il le put. Il eut du mal
à contenir un éclat de rire. « L'Empereur était vraiment mort. »
Le garçon eut soudain l'air très
ennuyé.
« Mon père dit toujours que
tout ça n'est pas vrai. Il dit que l'Empereur vit encore et qu'il a juste
abandonné son corps pour continuer de vivre au milieu des étoiles et des
planètes. Il a tout un tas de photos de l'Empereur dans sa chambre, et il dit
que tu es un menteur. C'est vrai ? Tu es un menteur ? »
Jubad fut traversé par une
douleur qu'il connaissait bien. Le passé. Jamais le passé ne le laisserait en
paix.
« Écoute-moi, fit-il
prudemment, lorsque ton père était lui-même enfant, comme toi aujourd'hui,
l'Empereur régnait encore, et ton père devait aller, comme tous les enfants,
dans une école dirigée par des prêtres. Là, les prêtres lui ont fait du mal et
ils ont fait naître en lui une peur terrible, la peur de pouvoir faire un jour
quelque chose qui déplaise à l'Empereur. Et cette peur-là ne l'a plus jamais
quitté. Aujourd'hui encore il a peur. C'est pour cela qu'il dit des choses
pareilles. Tu comprends ? »
C'était presque trop demander à
un enfant de quatre ou cinq ans qui, par amour pour son père, n'avait pourtant
d'autre choix que de se casser la tête sur ce problème ardu.
Sur le petit visage, on pouvait
lire à quel point il se creusait la cervelle pour suivre le raisonnement. Cela
dura un bon moment, puis, soudain, toute sombre pensée fut comme balayée et il
s'écria, rayonnant :
« Je ne crois pas que tu
sois un menteur !
— Merci, répliqua Jubad
d'un ton sec.
— Et puis, de toute façon,
poursuivit joyeusement le garçonnet, l'Empereur t'aurait certainement durement
puni s'il vivait encore ! »
Sur ces mots, il s'en alla en
sautillant, soulagé et revigoré. Jubad le regarda s'éloigner, quelque peu
sidéré par ce discernement enfantin.
« Oui, murmura-t-il pour
finir. Voilà qui est logiquement pensé. »
Quand il entra chez lui, un
homme y était attablé en silence, comme s'il attendait là depuis un certain temps.
Près de sa main, posée à plat sur la table, se trouvait une petite mallette de
couleur sombre.
Jubad s'arrêta un instant puis
referma posément la porte. « On doit déjà remettre ça ?
— Oui », répondit
l'homme.
Jubad hocha la tête et commença
de fermer tous les volets de la pièce. Dehors, la nuit tombait déjà et
plusieurs des sept lunes se dessinaient sur le ciel obscur, comme couchées sur
un drap de velours noir.
De l'une des fenêtres, Jubad
avait une vue dégagée sur la grande coupole qui formait le cœur du palais. Elle
abritait les fastueux appartements privés autrefois occupés par l'Empereur et
aujourd'hui sous clé ; seuls les scientifiques munis d'une autorisation
spéciale avaient le droit d'y pénétrer. Aussi incroyable que cela pût paraître,
il y avait eu, quelques années plus tôt, des voix pour s'élever et demander que
lui, Jubad, y prenne ses quartiers, ce qu'il avait évidemment tout de suite
refusé.
« Quelqu'un t'a vu
venir ?
— Je ne pense pas.
— Tu n'en es pas
sûr ? »
L'homme assis à la table eut un
petit rire.
« Si. Mais les bruits
courent sur la maladie mystérieuse dont tu serais atteint, et tu ne pourras
plus cacher la vérité bien longtemps.
— Nous parlons de l'un des
secrets d'État les plus importants, déclara gravement Jubad. Personne ne doit
l'apprendre, pas même le Conseil.
— Oui. » L'homme
ouvrit la petite mallette, en sortit une seringue et se mit à la remplir d'un
liquide bleu clair. « Mais combien de temps pourras-tu encore endurer
ça ?
— Aussi longtemps que
possible. »
Il refusait de se laisser
entraîner sur la voie de la superstition. C'était une coïncidence, rien de
plus. Il avait dû contracter le virus quelque part, dans son jeune temps,
probablement même au cours du premier voyage qu'il avait effectué au nom du
Conseil et qui l'avait mené à Jehemba. Ensuite la maladie avait dormi en lui
durant de longues années sans qu'il observe le moindre symptôme.
Le liquide dans la seringue se
fit lentement plus sombre. Dès qu'il aurait atteint une coloration bien
particulière, d'un bleu presque noir, il faudrait le lui injecter. La sensation
de brûlure serait atroce, elle mettrait des heures à s'estomper, mais cela
retarderait la progression de la maladie. Jubad commença de retirer sa chemise.
La ronge du désert. C'est ainsi
qu'on l'appelait sur Jehemba. Jubad enleva avec précaution la prothèse dermique
qui recouvrait son bras et donnait l'illusion d'une peau en pleine santé. Mais
en dessous c'est la peau d'un vieillard sans âge qui apparut, une peau ridée,
crevassée, fanée, flasque, qui recouvrait des muscles durs et rabougris, à
peine plus épais que le petit doigt de la main.
Soudain, il ne put s'empêcher de
repenser aux archives, au petit garçon. Et à l'époque lointaine, très
lointaine, où l'Empereur vivait encore et l'avait tenu, lui, Jubad, le rebelle,
en son pouvoir.
Il fallait que cela reste
secret. Personne ne devait apprendre que le bras droit de Berenko Kebar Jubad
était en train de se dessécher. Le bras avec lequel il avait tué l'Empereur…
CHAPITRE XII
LE REBELLE ET L'EMPEREUR
IL N'ATTENDAIT PLUS RIEN, plus rien hormis la mort. Elle
serait terrible, terrible pour lui, et plus terrible encore pour ceux qui
dépendaient de son silence. La vie de milliers de gens, peut-être même l'avenir
de l'ensemble du mouvement dépendaient de sa capacité à garder le silence sur
les secrets qu'on lui avait confiés. Et il savait qu'il ne pourrait être à la
hauteur.
Les séides de l'Empereur
mettraient en œuvre tous les moyens dont ils disposaient pour briser ce
silence. Des moyens effrayants, des procédés barbares auxquels il ne pourrait
résister. Les souffrances qui l'attendaient dépasseraient tout ce qu'il avait
jamais enduré. Et ils ne se limiteraient pas à la torture physique. Ils
disposaient d'autres techniques, de méthodes subtiles et raffinées face auxquelles
la volonté la plus ferme était impuissante. Ils le bourreraient de drogues. Ils
lui brancheraient des sondes nerveuses. Ils utiliseraient des instruments dont
il ignorait jusqu'à l'existence. Et ils finiraient par le faire parler. Tôt ou
tard, ils obtiendraient ce qu'ils voulaient savoir.
Son seul salut, son seul
espoir : mourir avant qu'ils ne parviennent à leurs fins.
Mais ce n'était pas aussi
simple. S'il avait vu le moyen de mettre fin lui-même à ses jours, il n'aurait
pas hésité une seconde. Mais ils lui avaient tout pris, à commencer par la
capsule de poison que chaque rebelle portait sur lui ; ils lui avaient
aussi retiré la totalité de son équipement. Pour s'assurer qu'il ne dissimulait
rien à l'intérieur de son corps, ils l'avaient soumis à une fouille très intime
et l'avaient radiographié des pieds à la tête. Il ne portait plus désormais
qu'une tenue taillée dans un coton léger.
La cellule où ils l'avaient mis
était petite et complètement vide, d'une propreté aseptisée. Les murs, le
plafond et le sol étaient en acier, un acier brillant et lisse comme un miroir.
Il y avait un petit robinet qui donnait quelques gouttes d'eau tiède quand il
l'ouvrait et un réceptacle fixe pour ses besoins. C'était tout. Pas de matelas,
pas de couverture. Il devait dormir à même le sol.
Il avait envisagé de se
fracasser le crâne contre le mur en s'y précipitant tête la première, dans un
élan sauvage et désespéré, avant qu'ils puissent l'en empêcher. Mais les parois
étaient protégées par un champ magnétique qui rendait tout mouvement rapide
impossible et qui, lors de tentatives de ce genre, amortissait le choc encore
mieux que du caoutchouc.
Il faisait lourd. Les murs et le
sol semblaient être chauffés ; il supposait qu'une grosse machine était
installée à proximité immédiate de sa cellule, un générateur peut-être, car,
quand il était allongé, il percevait de légères vibrations. La lumière diffusée
par trois ampoules accrochées au plafond ne s'éteignait jamais, et il était
certain qu'on l'observait, bien qu'il n'eût concrètement aucun moyen de
déterminer comment.
Dans la porte, il y avait une
trappe semi-circulaire qui se fermait de temps à autre ; lorsqu'elle
s'ouvrait à nouveau, sa nourriture quotidienne s'y trouvait. L'ordinaire ne
changeait pas : une écuelle transparente pleine d'un brouet clair et sans
goût. S'il refusait de s'alimenter, on l'attacherait et on le nourrirait
artificiellement : c'était la seule chose dont on l'avait explicitement
menacé. Alors il mangeait. Il n'y avait pas de cuiller, il n'avait donc d'autre
choix que de boire sa pitance. Quant à l'écuelle, également molle et friable,
elle n'était d'aucun secours pour se trancher les veines ou quoi que ce fût de
ce genre.
C'était son unique distraction
et son unique point de repère temporel. Le reste du temps, il se tenait le plus
souvent assis dans un coin, adossé à la paroi, et réfléchissait. Surgissaient
les visages de ses amis venus lui dire adieu, des épisodes de sa vie venus lui
réclamer des comptes. Non, il ne regrettait rien. Si c'était à refaire, il
n'agirait pas autrement. Même pour ce vol de reconnaissance, qui s'était
pourtant révélé un piège particulièrement retors. Nul ne s'en était douté. Il
n'avait rien à se reprocher.
Parfois, il arrivait aussi que
ses pensées se taisent. Il restait alors assis là, à regarder l'image floue que
lui renvoyait le mur d'en face et à se sentir simplement en vie. Il ne le
serait plus bien longtemps. Dorénavant, chaque seconde était infiniment
précieuse.
En de tels instants, il était en
paix.
Mais il avait aussi ses moments
d'angoisse. La certitude que la mort est proche et inéluctable réveille une
peur animale, ancestrale, une peur qui se refuse à toute analyse, balaye toute
réflexion et dépasse tout idéal supérieur ; une peur qui sourd des plus
sombres profondeurs de l'âme et afflue en une vague terrifiante. Dans ces
instants-là, il cherchait, tel un noyé, un espoir, une issue et ne trouvait que
l'incertitude.
Peu à peu, il perdit la
conscience du temps. Bientôt, il fut incapable de dire depuis combien de temps
il était incarcéré. Des jours ? Des mois ? Peut-être l'avait-on
oublié. Peut-être resterait-il emprisonné ici des années, peut-être y
vieillirait-il, peut-être finirait-il par y mourir.
Il était endormi lorsqu'ils
vinrent. Mais le cliquetis des clés dans le verrou de sa cellule l'éveilla et,
en l'espace d'une seconde, il était debout.
Le temps était donc venu. La
torture allait commencer. Il compta seize soldats de la garde impériale postés
en rangs serrés dans le couloir, armes anesthésiques en main. Ils pensaient
toujours à tout. Il n'avait aucune chance.
L'un d'entre eux, un homme
courtaud aux cheveux clairsemés, les traits durs, apparut dans l'encadrement de
la porte.
« Rebelle Jubad ?
Suis-nous », ordonna-t-il d'un ton rogue.
Deux soldats s'approchèrent
prudemment de lui et lui posèrent les fers pour le contraindre à ne marcher
qu'à tout petits pas. Puis ils lui lièrent les poignets l'un à l'autre et lui
passèrent une chaîne autour du ventre. Jubad se laissa faire. Lorsqu'ils lui
ordonnèrent d'avancer, il leur obéit.
Ils longèrent un couloir
violemment éclairé et atteignirent un large tunnel où un transbordeur
lourdement blindé les attendait, toutes portes ouvertes. Il n'y avait aucun
moyen de s'enfuir, aucun moyen de se jeter dans le vide, aucun tir de barrage
dans lequel se précipiter. Ils lui intimèrent l'ordre de monter, s'assirent en
cercle autour de lui et le voyage commença.
Il eut l'impression que, des
heures durant, ils filaient droit devant eux sans changer de cap. Parfois, le
véhicule traversait des zones d'obscurité totale et, dans la pénombre de la
carlingue, les soldats qui ne le quittaient pas un instant des yeux avaient
l'air de démons grimaçants. À plusieurs reprises, ils durent s'arrêter devant
des écrans d'énergie qui étincelaient de façon menaçante ; ils attendaient
que les surveillants assis dans leurs cabines blindées aient fini leur
minutieuse inspection et qu'ils décident, après de longs contacts radio, de
déconnecter la barrière et de les laisser poursuivre leur route. Pendant tout
le temps que durait l'opération, un silence de mort régnait à l'intérieur du
transbordeur.
À un moment donné, ils
traversèrent une nouvelle zone d'ombre et pointèrent sur une tache claire que
l'on apercevait au loin. Soudain, le transbordeur se propulsa par une ouverture
taillée dans une paroi rocheuse escarpée ; il se retrouva à l'air libre et
poursuivit son vol droit devant lui, sur ses champs antigravitationnels. Jubad
n'en revenait pas. Il admira le spectacle grandiose qui s'offrait à lui. Ils
survolèrent à haute altitude une mer d'encre qui s'étendait, paisible, d'un
horizon à l'autre et soutenait l'imposante voûte céleste, d'un bleu d'azur
immaculé, au-dessus de leur tête. Ils laissaient derrière eux un massif
rocailleux, truffé de crevasses, qui sombrait à pic dans l'océan, et devant
eux… De dimensions presque inconcevables, il eût été impossible de ne pas le
voir : devant eux s'étendait, étincelant dans la lumière du soleil, le
palais de l'Empereur.
Le Palais des Étoiles. Jubad en
avait vu des photographies, mais aucune photo ne pouvait rendre compte de la
fierté, de la magnificence dispendieuse qui se dégageaient de l'immense
construction. C'était le siège de l'Empereur, du maître immortel qui régnait
sur l'humanité tout entière ; c'était le cœur de l'Empire. Il n'était pas
un rebelle qui n'eût rêvé de pénétrer en ces lieux en vainqueur. Jubad, lui,
allait y pénétrer… en captif. Son regard se voila de nuages lorsqu'il songea
aux terreurs que ces lieux lui réservaient.
Le véhicule perdit de l'altitude
et poursuivit son vol à faible distance de la surface de la mer, bercée d'une
imperceptible houle ; en tendant la main, on aurait pu toucher la crête
des vagues. Rapidement, les murs d'enceinte du palais se firent de plus en plus
proches, de plus en plus hauts. Une porte s'ouvrit et les engloutit comme un
animal engloutit sa proie. Ils se retrouvèrent dans un immense hangar au centre
duquel le transbordeur se posa.
« Tu vas être remis à la
garde personnelle de l'Empereur », lui dit le chef de son escorte.
Jubad frissonna. Cela ne
présageait rien de bon. La garde personnelle de l'Empereur, c'était les
éléments les plus dévoués, triés sur le volet, l'élite de l'élite, des soldats
prêts à mourir pour l'Empereur et qui ne manifestaient pas plus d'égards pour les
autres que pour leur propre personne. Douze d'entre eux, des colosses massifs
parés d'uniformes dorés et qui se ressemblaient comme des frères, l'attendaient
déjà sur le terrain d'atterrissage.
« C'est trop
d'honneur », murmura Jubad, le cœur serré.
Les gardes l'encerclèrent et
attendirent, impassibles, que le véhicule ait repris sa route. Puis l'un d'eux
se baissa et lui ôta les chaînes qu'il portait aux pieds. Ce geste avait
quelque chose de condescendant. Tu ne nous échapperas pas, que tu puisses courir
ou non, semblait-il vouloir lui signifier.
Ils le conduisirent de par des
couloirs sans fin. Jubad sentait la peur cogner dans sa poitrine, mais il goûta
chaque pas, chaque seconde. Dans le prochain couloir, ou peut-être dans le
suivant, une porte n'allait pas tarder à s'ouvrir sur la pièce qui serait le
théâtre de ses derniers instants. Le scintillement stérile des appareils
renfermés dans cette pièce serait l'ultime lueur à son regard ; et, du
chant de ce monde, c'étaient ses propres cris qu'il emporterait avec lui dans
les ténèbres éternelles…
Ils gravirent quelques larges
escaliers. Jubad l'enregistra confusément. Machinalement, il avait supposé que
les salles d'interrogatoire et les chambres de torture se situeraient dans les
profondeurs du palais, dans les sous-sols les plus retirés, là où nul ne vivait
et où personne ne pourrait entendre les cris. Mais les gardes le conduisaient
de leur pas régulier et sonore sur du marbre luisant ; ils passèrent sous
des portails d'or et traversèrent de magnifiques galeries emplies de joyaux
artistiques provenant de toutes les galaxies de l'Empire. Son cœur se mit à
battre à tout rompre lorsqu'ils franchirent une porte dérobée, mais elle ne
cachait qu'une petite pièce blanche sobrement meublée : quelques sièges,
une table et un étroit pupitre. Rien de plus. Ils lui intimèrent l'ordre de ne
plus bouger, prirent position dans la pièce et attendirent. Le temps passa.
« Qu'attendons-nous ? »
finit par demander Jubad.
L'un des gardes se tourna vers
lui.
« L'Empereur veut te voir,
dit-il. Silence. »
Les pensées de Jubad
s'emballèrent ; la mâchoire lui en tomba. L'Empereur ? Les affres de
l'angoisse embrasèrent son âme. Jamais encore on n'avait entendu dire que
l'Empereur ait directement pris part à quelque interrogatoire que ce fût.
L'Empereur voulait le voir.
Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Un certain temps s'écoula avant
que Jubad n'entrevoie ce que cela signifiait. Cela signifiait que l'Empereur en
personne n'allait pas tarder à faire son apparition. Ici, dans cette pièce. Il
entrerait sans doute par la porte encadrée, de part et d'autre, par deux
soldats en faction. L'Empereur allait venir ici et faire face au rebelle.
En Jubad, les pensées se
bousculaient telle une harde effarouchée. Était-ce une chance ? S'il
tentait de s'en prendre à l'Empereur, il ne faisait pas l'ombre d'un doute
qu'ils le tueraient, qu'ils devraient le tuer, d'une mort rapide et
indolore. C'était la chance qu'il attendait. Il montrerait au tyran comment les
rebelles entendaient mourir.
La porte s'ouvrit, interrompant
le cours de ses pensées. Les soldats se mirent au garde-à-vous. Un homme entre
deux âges, légèrement trapu, pénétra à pas mesurés dans la pièce. Comparé aux
hommes de la garde, il avait l'air d'un nain. Il avait les tempes grisonnantes
et portait un uniforme proprement monstrueux, entièrement recouvert de
breloques étincelantes. Il jeta autour de lui un regard empreint de majesté et
déclara :
« L'Empereur. »
À ces mots, il tomba sur les
genoux, tendit les bras et se courba en avant avec humilité, jusqu'à toucher le
sol du front. Les soldats firent de même et, en définitive, Jubad fut le seul à
rester debout.
Alors l'Empereur entra.
Il est des choses qu'on oublie,
d'autres qu'on se rappelle. Parmi celles-ci, la vie vous offre parfois quelques
rares instants dont on conserve à jamais le souvenir brûlant, en des images
démesurées, éclatantes de lumière. Chaque fois que Jubad s'était demandé par la
suite quel moment de sa vie avait été le plus impressionnant, le plus
bouleversant, il avait toujours dû, malgré lui, se plier à l'évidence :
c'était cet instant-là.
La présence de l'Empereur le
frappa de plein fouet. Il connaissait ce visage, bien sûr. Qui ne le
connaissait pas ? Au cours des millénaires, la connaissance intime de ce
visage s'était intégrée au patrimoine de l'humanité. Il l'avait vu dans des
films, il l'avait entendu prononcer des discours, mais rien ne l'avait préparé
à… cela.
Il était là. L'Empereur. Qui
régnait depuis des millénaires et des millénaires sur l'humanité, sur
l'ensemble de l'univers habité. L'Empereur sans âge et au-delà de toute
rationalité humaine. C'était un homme grand et élancé, au corps puissant et aux
traits prononcés, d'une perfection absolue. Vêtu d'une sobre tunique blanche,
il s'avança dans la pièce d'un pas infiniment tranquille, sans hâte ni
mouvement superflu. Son regard se posa sur Jubad : le rebelle eut
l'impression d'y sombrer comme dans l'obscurité de deux puits sans fond.
C'était saisissant. C'était
comme la rencontre d'une figure mythologique. À présent, je comprends
pourquoi on le prend pour un dieu ! Voilà la seule pensée que le
pauvre cerveau de Jubad fut capable de produire.
« Relevez-vous. »
Même le timbre de sa voix était
familier, sombre, nuancé, contenu. C'était la voix d'un homme vivant au-delà du
temps. Autour de Jubad, les soldats de la garde se redressèrent et restèrent
debout, la tête courbée avec humilité. Jubad remarqua avec effroi que lui
aussi, à l'apparition de l'Empereur, avait sans s'en rendre compte mis un genou
à terre. Il se releva d'un bond.
L'Empereur regarda de nouveau
Jubad.
« Ôtez-lui ses
chaînes. »
Deux des gardes le libérèrent de
ses dernières entraves. Dans un cliquetis de ferraille, ils les enroulèrent et
les firent disparaître dans les poches de leurs uniformes.
« À présent, laissez-moi
seul avec le rebelle. »
L'espace d'un instant,
l'épouvante se dessina sur le visage des soldats, mais ils obéirent sans
l'ombre d'une hésitation.
Impassible, l'Empereur attendit
que tous aient disparu et qu'ils aient refermé les portes derrière eux. Puis il
jeta un bref regard en direction de Jubad, un léger sourire insondable aux
lèvres. Il pénétra plus avant dans la pièce, passa devant le rebelle et lui
tourna le dos en ne lui prêtant pas la moindre attention, comme s'il n'avait
pas été là.
Jubad fut presque saisi de
vertige. Quelque chose en lui martelait sans relâche : Tue-le !
Tue-le ! C'était une occasion qui ne se représenterait pas avant des
centaines d'années. Il était seul avec le tyran. Il le tuerait à mains nues ;
il lacérerait son corps avec les dents, avec les ongles, et il délivrerait
l'Empire des griffes du dictateur. Il remplirait la mission des rebelles à lui
seul. Il serra les poings en silence, et son cœur se mit à battre si fort qu'il
crut en entendre l'écho envahir la pièce.
Tout à coup, le souverain prit
la parole :
« En ce moment, une seule
perspective occupe ton esprit : la façon dont tu pourrais me tuer. N'ai-je
pas raison ? »
Jubad déglutit. L'air qui
emplissait ses poumons s'échappa dans un halètement. Que se passait-il
ici ? Quel jeu l'Empereur jouait-il avec lui ? Pourquoi avait-il
renvoyé la garde ?
L'Empereur sourit.
« Bien sûr, j'ai raison.
Une situation pareille, cela fait des centaines d'années que les rebelles en
rêvent. Se retrouver seul avec le despote détesté… N'est-ce pas ainsi ?
Mais dis-moi quelque chose ; j'aimerais entendre le son de ta voix. »
Jubad déglutit.
« Oui.
— En cet instant, tu
aimerais me tuer, n'est-ce pas ?
— Oui. »
L'Empereur ouvrit les bras.
« Eh bien, guerrier, me
voici. Pourquoi n'essayes-tu pas ? »
Méfiant, Jubad plissa les yeux.
Il dévisagea l'empereur-dieu qui attendait là, patiemment, dans sa sobre
tunique blanche, les mains tendues en un geste de vulnérabilité. Oui. Oui, il
allait le faire. Qu'avait-il à y perdre de plus que la vie ? De toute
façon, il ne demandait pas mieux que de mourir.
Il allait le faire. Tout de
suite, dès qu'il aurait trouvé comment attaquer. Il plongea ses yeux dans ceux
de l'Empereur, dans ceux du maître des éléments et des astres, dans ceux du souverain
tout-puissant. Et la force qu'il sentait en lui se paralysa. Ses bras se
crispèrent. Il haleta. Il allait le faire. Il fallait qu'il le tue. Il le
fallait, mais son corps refusait de lui obéir.
« Tu ne le peux pas,
constata le souverain. C'est ce que je voulais te montrer. Le respect
qu'inspire l'Empereur est profondément ancré en vous tous. Même en vous autres,
rebelles. Cela te rend incapable de t'en prendre à moi. »
Il se détourna et alla se placer
devant le petit pupitre dressé près de deux sièges qui faisaient face au mur.
D'un geste calme et presque gracieux, il étendit le bras et appuya sur un
bouton. Une partie du mur coulissa sans bruit de côté, offrant au regard
l'immense projection tridimensionnelle d'un panorama stellaire. Jubad reconnut
les contours de l'Empire. Chaque étoile, même la plus isolée, semblait être
représentée, et les galaxies envahirent de leur reflet la pièce où ils se
trouvaient, les plongeant dans une lumière fantomatique.
« Je reste souvent assis
des heures ici, à contempler ce qui est en mon pouvoir, dit l'Empereur. Toutes
ces étoiles et toutes leurs planètes sont à moi. Tout cet espace insaisissable
est mon domaine. Là où s'exerce ma volonté et où ma parole fait loi. Mais le
pouvoir, le véritable pouvoir, n'est jamais celui qui s'exerce sur les choses,
fussent-elles des soleils ou des planètes. Seul compte le pouvoir que l'on a
sur les hommes. Et le mien ne se limite pas à celui des armes et de la
violence ; mon emprise s'étend aux cœurs et aux pensées des hommes. Des milliards,
des centaines de milliards d'êtres humains vivent sur ces planètes, et ils
m'appartiennent tous. Aucune journée ne s'écoule sans que chacun d'entre eux
pense à moi. Ils me vénèrent, ils m'aiment ; je suis le centre de leur
vie ». Il regarda Jubad. « Jamais par le passé aucun empire ne fut
aussi grand que le mien. Jamais par le passé aucun homme n'eut autant de
pouvoir que moi. »
Jubad fixa l'Empereur. Les
traits de son visage étaient plus immuables que les constellations au
firmament. Pourquoi lui racontait-il cela ? Quel sort lui
réservait-il ?
« Tu te demandes pourquoi
je te raconte cela et quel sort je te réserve », poursuivit le monarque.
Jubad fut presque saisi de peur en se voyant percé à jour aussi vite et aussi
facilement. « Et tu te demandes également s'il est possible que je lise
dans les pensées… Non, je n'ai pas cette capacité. D'ailleurs, ce n'est pas
nécessaire. Ce que tu penses, ce que tu ressens, je peux le lire sur ton
visage. »
Jubad sentit jusque dans sa
chair à quel point cet homme sans âge lui était supérieur.
« À propos, je n'ai pas non
plus l'intention de te soumettre à un interrogatoire. Tu peux donc te détendre.
Si je te raconte tout cela, c'est uniquement pour que tu comprennes quelque
chose… » Le souverain le fixa d'un regard impénétrable. « Je sais
déjà tout ce que je veux savoir. Y compris sur toi, Berenko Kebar Jubad. »
Jubad ne put s'empêcher de
tressaillir en entendant l'Empereur prononcer son nom.
« Tu es né il y a
vingt-neuf ans sur Lukdaria, l'un des mondes qui servent de bases secrètes à
l'organisation rebelle. Tu es le fils aîné d'Ikana Wero Kebar et d'Uban Jegetar
Berenko. À douze ans, tu as été enrôlé chez les patrouilleurs ; puis on
t'a formé aux armes lourdes et au maniement des canons ; on t'a nommé
enseigne de vaisseau, puis contre-amiral, et finalement tu as été appelé à
l'état-major du Conseil des rebelles. »
Un sourire sarcastique glissa
sur le visage de l'Empereur lorsqu'il vit à quel point Jubad était
décontenancé.
« Dois-je aussi te rappeler
certains détails croustillants sur ta petite liaison avec cette jeune
navigatrice ? Tu avais tout juste seize ans et elle s'appelait
Rheema… »
L'épouvante se lisait sur le
visage de Jubad.
« Comment… comment
avez-vous appris cela ? bredouilla-t-il.
— Je sais tout sur vous,
dit l'Empereur. Je connais le nom, la position et le niveau d'équipement de
chacune de vos bases : Lukdaria, Jehemba, Bakion et toutes les autres. Je
suis au courant du gouvernement fantôme que vous avez instauré sur Purat, je
connais vos sociétés secrètes sur Naquio et Marnak, et je connais même votre
base secrète de Niobai. Je connais chacun d'entre vous par ses noms, je connais
vos objectifs et je connais vos plans. »
Il aurait pu tout aussi bien
transpercer Jubad d'une épée embrasée. Le rebelle crut mourir d'effroi. Il
s'était préparé aux tortures destinées à lui arracher ces informations et il
s'était cru prêt à mourir pour ne révéler aucun de ces noms.
Ses jambes le trahirent. Sans se
rendre compte de ce qu'il faisait, il s'effondra dans l'un des fauteuils. Après
tout ce qu'il venait d'endurer, il était sur le point de perdre la raison.
« Ah, fit l'Empereur en
hochant la tête d'un air entendu. Tu es bien un rebelle, à ce que je
vois… »
Jubad mit un moment à comprendre
le sens de ces mots : il s'était assis tandis que lui, l'Empereur, était
demeuré debout. En temps normal, pareille attitude valait offense passible de
la mort. Jubad resta tout de même assis.
« Si vous savez déjà tout
cela, dit-il, tentant péniblement de maîtriser sa voix, je me demande ce que
vous attendez de moi. »
L'Empereur le fixa d'un regard
aussi insondable que l'abîme qui sépare les étoiles.
« Je veux que tu retournes
auprès des tiens et que tu t'arranges pour que les plans soient changés. »
Jubad, hors de lui, se leva d'un
bond.
« Jamais !
s'écria-t-il. Plutôt mourir ! »
Pour la première fois, il
entendit l'Empereur éclater d'un rire sonore.
« Tu penses vraiment que
cela servirait à quelque chose ? Ne sois donc pas stupide. Tu vois bien
que je sais tout de vous. S'il m'en prenait l'envie, je pourrais, en une heure,
faire disparaître l'ensemble du mouvement rebelle jusqu'au dernier homme sans
qu'il en reste la moindre trace. Je suis le seul à connaître le nombre exact
des soulèvements et des rébellions qui se sont déjà produits, et j'ai toujours
pris grand plaisir à les défaire et les anéantir. Mais cette fois je ne le
ferai pas, car le mouvement rebelle joue un rôle important dans mes projets.
— Nous ne vous laisserons
pas vous servir de nous !
— Que cela te plaise ou
non, je me sers de vous depuis le début, répliqua calmement l'Empereur avant
d'ajouter : C'est moi qui ai créé le mouvement rebelle. »
Les pensées de Jubad
suspendirent leur cours, pour toujours, à ce qu'il lui sembla.
« Quoi ? s'entendit-il
faiblement murmurer.
— Tu connais l'histoire du
mouvement, précisa l'Empereur. Il y a environ trois cents ans, un homme est
apparu dans les mondes périphériques ; il tenait des discours
insurrectionnels et il réussit à convaincre bon nombre de gens de se soulever
contre le règne de l'Empereur. C'est lui qui a planté le germe du mouvement
rebelle et qui a écrit ce qui devait rester, par-delà les siècles, le livre le
plus important du mouvement. C'est au titre de ce livre que le mouvement doit
son nom. Cet ouvrage s'intitulait Le Vent silencieux, et l'homme
s'appelait Denkalsar.
— Oui.
— Cet homme, c'était
moi. »
Jubad le dévisagea. Le sol
semblait se dérober sous ses pieds, morceau par morceau.
« Non…
— C'était une aventure
intéressante. Je me suis déguisé et j'ai poussé le peuple à s'insurger contre
l'Empire ; ensuite, je suis rentré au palais et j'ai combattu les rebelles
que j'avais moi-même poussés au combat. J'ai eu dans ma vie l'occasion de me
déguiser un nombre incalculable de fois, mais cette expérience-là était mon plus
grand défi. Et j'ai réussi. Le mouvement rebelle a grandi, grandi
irrésistiblement…
— Je ne le crois
pas. »
L'Empereur eut un sourire
compatissant.
« Regarde seulement le nom.
Denkalsar : c'est un anagramme du mien, Aleksandr. Cela ne vous a jamais
frappés ? »
Le sol parut définitivement se
dérober sous les pieds de Jubad, s'ouvrant sur un abîme sans fond qui ne
demandait qu'à l'engloutir.
« Mais… pourquoi ?
articula-t-il. Pourquoi tout cela ? »
Il connaissait déjà la réponse.
Tout cela n'était qu'un jeu que l'Empereur, blasé, avait joué avec lui-même
pour passer le temps. Tout ce à quoi Jubad avait cru de toutes les fibres de
son être servait en réalité à distraire le souverain immortel et tout-puissant.
Il avait fait naître le mouvement rebelle ; il l'effacerait quand il en
aurait assez.
Face à son omniprésence, il n'y
avait pas la moindre chance, pas le moindre espoir. Leur combat, depuis le
début, était sans issue. Peut-être, songea sombrement Jubad, était-il
réellement le dieu pour lequel on le tenait.
L'Empereur le regarda un long
moment en silence, mais il ne semblait pas vraiment le voir. Son regard était
absent. Des souvenirs millénaires se reflétaient sur son visage.
« Cela peut sembler
difficile à croire, mais, il y a très longtemps, j'ai moi aussi été un jeune
homme, pas plus vieux que toi aujourd'hui, reprit-il lentement. J'avais pris
conscience que je n'avais que cette petite étincelle de vie et que, quels que
fussent mes désirs, il me faudrait les saisir avant que l'étincelle ne
s'éteigne. Et j'en avais beaucoup. Je voulais tout. Mes rêves ne connaissaient
aucune limite, et j'étais prêt à tout mettre en œuvre pour qu'ils deviennent
réalité, prêt à exiger le maximum de moi-même pour atteindre le sommet. Je
voulais accomplir ce que nul n'avait accompli jusqu'alors ; je voulais
être maître dans tous les domaines, vainqueur dans toutes les disciplines, je
voulais tenir l'univers dans ma main, dominer son passé tout comme son
futur. » Il eut un geste vague. « La substance de la conscience des
empereurs qui m'ont précédé continue de vivre en moi, et je sais ainsi qu'ils
étaient eux aussi poussés par la même vision. Dans ma jeunesse, l'univers était
régi par l'empereur Aleksandr X, et j'étais décidé à lui succéder. J'ai
réussi à entrer dans son école des Fils de l'Empereur, et j'ai menti, trompé,
corrompu et tué avant de devenir son favori. Sur son lit de mort, il m'a placé
à la tête de l'Empire, m'a confié le secret de la longévité et m'a fait entrer
dans le cercle des empereurs. »
Jubad était pendu aux lèvres du
souverain. La tête lui tournait lorsqu'il tentait d'imaginer à quand pouvaient
remonter ces événements.
« Mais il y avait davantage
encore à atteindre, davantage à conquérir. J'avais le pouvoir, une longue vie
devant moi, et je luttais pour plus de pouvoir et plus de vie. Je n'eus de
cesse que de faire de cette longévité une immortalité. Je menais guerre après
guerre afin d'étendre toujours plus loin, à l'infini, les frontières de
l'Empire. Plus j'avais de pouvoir, plus je devenais avide de pouvoir. C'était
sans fin. C'était une fièvre qui nous poussait en avant. Quoi que nous ayons
acquis, nous brûlions toujours d'en posséder davantage. » L'Empereur
regardait l'écran de projection. « Nous avons conquis le pouvoir, nous
l'avons conservé et goûté sans retenue. Nous avons mené des guerres, opprimé et
exterminé des peuples. Nous avons constamment imposé notre volonté, sans aucune
pitié. Nul n'osait nous résister. Auprès des cruautés que nous avons commises,
tous les épisodes de l'Histoire ont l'air de gentils contes pour enfants. Des
cruautés que notre langue ne peut même pas nommer et qui défient l'imagination
la plus folle. Et personne n'a pu mettre un terme à nos exactions. Nous avons
baigné dans le sang, et aucun éclair ne nous a terrassés. Nous avons entassé
des montagnes de crânes, et aucune puissance supérieure ne s'est opposée à
nous. Nous avons versé des torrents de sang humain et aucun dieu n'est
intervenu. Alors, nous avons décidé que nous étions nous-mêmes des
dieux. »
Jubad osait à peine respirer. Il
avait l'impression d'étouffer, écrasé par ce qu'il entendait.
« Nous avions prise sur les
corps et nous nous apprêtions à conquérir le pouvoir sur les cœurs. Tous les
mortels, sous tous les soleils, nous craignaient, mais cela ne nous suffisait
plus : ils devaient apprendre à nous aimer. Nous avons envoyé des prêtres
chargés de sanctifier notre nom et de proclamer notre toute-puissance dans
l'ensemble des galaxies, et nous sommes parvenus à extirper les anciennes
idoles du cœur des hommes pour prendre nous-mêmes leur place. »
L'Empereur se tut. Jubad le
fixait sans un geste, comme figé dans une atmosphère d'acier massif.
Avec une infinie lenteur, le
souverain se tourna vers lui.
« J'ai atteint ce que je
voulais. Pouvoir absolu. Vie éternelle. Tout. Et aujourd'hui je sais que tout
cela n'a aucun sens. »
Jubad sentit dans ces mots une
solitude indicible, et, en un éclair, il la reconnut : c'était l'odeur de
l'Empire. Cette torpeur sans souffle, cette obscurité sans espoir. L'haleine
d'une putréfaction qui ne pouvait se propager car le temps s'était arrêté.
« Le pouvoir est une
promesse qui ne garde de valeur que tant que des obstacles vous empêchent de la
réaliser. Nous avons amassé un pouvoir incommensurable, mais nous n'avons pas
résolu le mystère de l'être. Nous sommes plus proches de la divinité que du
simple mortel, mais l'accomplissement ne s'est pas produit. L'Empire, aussi
vaste soit-il, n'est qu'un grain de poussière dans l'univers, mais il est
vraisemblable que conquérir encore davantage de pouvoir ne nous approchera pas
de l'accomplissement. Dois-je prendre d'assaut une autre galaxie ? À quoi
cela servirait-il ? Nous n'avons jamais trouvé d'autres êtres comparables
aux humains, et l'humanité tout entière vit sous mon autorité. Ainsi, depuis
des milliers d'années, c'est le calme plat, plus rien ne bouge ; tout
fonctionne, mais rien de neuf ne se produit. En ce qui me concerne, le temps a
cessé d'exister. Peu importe aujourd'hui si j'ai vécu cent mille ans ou une
seule année, il n'y a aucun sens à continuer dans cette voie. Nous avons
compris que notre recherche a échoué, et nous avons décidé de libérer les
hommes de notre joug, de rendre ce que nous avons conquis et de n'en rien
conserver. »
Tels des coups de marteau, les
mots brisaient le silence. Jubad était obsédé par l'impression de s'être envolé
en fumée.
« Comprends-tu ce que je
veux te dire ? »
Oui. Non. Non, il ne comprenait
rien. Il avait cessé de chercher à comprendre quoi que ce soit. L'Empereur,
qui, par un mystère impénétrable, était le dépositaire des souvenirs de ses
prédécesseurs, déclara :
« Nous avons décidé de
mourir.
— De… mourir ? »
Non. Il ne comprenait rien.
« Quiconque a conquis
autant de pouvoir que nous ne parviendra jamais à s'en libérer, reprit
calmement l'Empereur. C'est pourquoi nous voulons mourir. Le problème, c'est
que l'Empire ne peut continuer à vivre sans l'Empereur. Les hommes sont trop
dépendants de moi. Si je me contentais de disparaître, ils n'auraient aucun
avenir. Je ne puis me permettre d'abandonner les commandes ainsi sans courir le
risque de les condamner tous à mort. Pour résoudre ce problème, j'ai créé le
mouvement rebelle.
— Ah. »
Jubad entendit des voix s'élever
en lui. Elles commençaient à douter, à ne voir là qu'une sombre manœuvre du
tyran. Mais du plus profond de son cœur lui parvenait la certitude absolue que
les paroles de l'Empereur étaient à prendre au pied de la lettre.
« Construire un joug
spirituel est aisé, mais le retirer de la tête des gens est difficile. Les
hommes n'auraient aucun avenir tant qu'ils ne parviendraient pas à secouer le
joug de mon autorité. Ainsi, le mouvement rebelle avait pour but de les
rassembler et de les mettre sur le chemin de la libération spirituelle. »
L'Empereur fit à nouveau coulisser le mur. L'écran de projection disparut.
« Nous avons atteint notre objectif. Nous nous approchons de la phase
finale de mon plan, et maintenant, c'est à vous de jouer. Vous devrez conquérir
le monde central, me tuer et vous emparer du pouvoir. Vous ferez éclater
l'Empire, et les multiples fragments qui en résulteront devront être viables et
se suffire à eux-mêmes. Surtout, il vous faudra extirper de l'esprit humain la
foi qu'il a en moi, l'empereur-dieu. »
Jubad, qui avait retenu son
souffle pendant un long moment, avala goulûment une bouffée d'air. La pression
surhumaine qui l'écrasait parut se relâcher, l'opacité qui lui pesait
s'évapora.
« Mais comment devrons-nous
nous y prendre ? demanda-t-il.
— C'est ce que je vais
t'expliquer tout de suite, dit l'Empereur. Je connais vos plans ; ils sont
sans issue. À la fin de cette entrevue, on te reconduira à ta cellule ; tu
pourras t'en échapper. Mon service de contre-espionnage a pris les mesures
nécessaires en ce sens ; tout te paraîtra absolument crédible. Ne t'y
trompe pas, ce sera parfaitement délibéré de notre part. Tout est arrangé pour
que tu entres en possession, au moment de ta fuite, de dossiers confidentiels
qui montrent une faille dans le dispositif de sécurité des mondes centraux. Ces
plans eux aussi sont falsifiés ; si vous preniez d'assaut cette faille
présumée, vous tomberiez dans un piège dont vous ne sortiriez pas vivants. Au
lieu de cela, vous ne ferez que simuler une attaque, mais votre véritable
objectif sera la base de Tauta. Tauta. Retiens ce nom. Tauta est l'une de mes
bases, et c'est de là que j'opère à couvert. Il y existe un tunnel dimensionnel
secret qui débouche directement ici, dans le palais. En l'empruntant, vous
échapperez à l'ensemble du dispositif de défense planétaire et pourrez occuper
le palais de l'intérieur. »
Jubad en eut le souffle coupé.
Jamais personne n'avait tenu pour possible l'existence d'un tel accès.
« Venons-en à ma mort,
reprit stoïquement l'Empereur. C'est toi qui me tueras. Lorsque vous lancerez
votre assaut, je t'attendrai ici, dans cette pièce. Tu me tueras d'un coup tiré
dans la poitrine. Et tu devras t'y préparer ! Tu as eu l'occasion de te
rendre compte par toi-même qu'il n'est pas aisé de s'en prendre à moi. Quand
nous nous rencontrerons la prochaine fois, tu devras en être capable ! »
Jubad acquiesça, totalement
décontenancé.
« Oui.
— Deux choses importantes,
poursuivit le souverain. Premièrement, vous devrez montrer mon cadavre dans
tous les médias, afin de prouver que je suis bien mort. Présentez-le dans une
position dégradante, par exemple pendu par les pieds. Ne prenez aucun égard,
cela aurait des effets pernicieux. N'oublie pas que vous devez par-dessus tout
ébranler la foi en l'Empereur. Il faudra montrer que je ne suis moi aussi qu'un
simple mortel, en dépit de ma très longue existence. Et vous devrez prouver
qu'il s'agit bien de mon cadavre. C'est pourquoi tu ne me trancheras pas la
tête. Ne crois pas que ce soit une mission facile. Rien n'est plus ardu à
extirper qu'une religion, même si elle repose sur des fondements aussi faux que
celle-ci. »
Jubad acquiesça.
« Le second point nous
concerne tous les deux, toi et moi, fit encore l'homme sans âge en dévisageant
le rebelle. Il est important que cet entretien reste secret et que tu
l'emportes avec toi dans la tombe.
— Pourquoi ?
— Il est impératif que les
hommes croient qu'ils ont reconquis eux-mêmes leur liberté ; il faut
qu'ils puissent être fiers de leur victoire. Cette fierté les aidera à
surmonter les temps difficiles qui les attendent. Ils ne doivent pas apprendre
que ce n'est pas leur victoire. Jamais. Ils ne doivent pas apprendre qu'ils
avaient déjà perdu toute parcelle de liberté et qu'il a fallu mon intervention
pour la leur rendre. Tu dois garder le silence, pour l'amour-propre des
générations futures et pour l'avenir de l'humanité. »
Jubad, le rebelle, plongea ses
yeux dans ceux de l'Empereur et y vit une lassitude infinie. Il acquiesça, et
ce simple acquiescement fut comme une promesse solennelle.
Lorsque les rebelles, six mois
plus tard, conquirent le palais, Jubad s'écarta de son groupe de combat sans se
faire remarquer. Ils avaient pris de court les gardes en faction. On tirait
dans tous les coins, mais l'issue de la bataille ne faisait aucun doute. Jubad
atteignit sans encombre les quartiers périphériques de l'immense palais et
entra finalement dans la pièce où l'Empereur l'attendait.
Il se tenait à l'endroit précis
où Jubad l'avait vu pour la dernière fois. Cette fois, il portait son uniforme
d'apparat officiel et ses épaules étaient ceintes du manteau impérial.
« Jubad, dit-il simplement
lorsque le rebelle entra. Es-tu prêt cette fois ?
— Oui, répondit Jubad.
— Alors
finissons-en. »
Jubad saisit son arme laser et
la soupesa, hésitant. Il observa l'Empereur qui lui faisait calmement face, les
yeux rivés sur lui.
« Regrettes-tu ce que tu as
fait ? » demanda le rebelle.
L'Empereur releva la tête.
« Non », dit-il.
Il avait l'air surpris par cette
question.
Jubad se tut.
« Non, répéta enfin
l'Empereur. Non. Je suis né dans ce monde sans savoir ce qu'on pouvait attendre
de la vie. Seul le pouvoir promettait un accomplissement, et j'ai suivi cette
voie, assez pour comprendre qu'elle était fausse et ne débouchait sur rien.
Mais j'ai essayé. Peu importe que nous n'obtenions aucune réponse à nos
interrogations ; cela reste le droit imprescriptible de tout être vivant
que de chercher ces réponses. En usant de tous les moyens, de tous les chemins
et de toutes ses forces. Ce que j'ai fait, c'était mon droit. »
Jubad fut saisi par la dureté de
ces propos. L'inflexibilité de l'Empereur s'exerçait contre tous, y compris
lui-même. Jusqu'au bout il garda cette poigne d'acier qui avait été la sienne
durant cent mille ans. Jusque dans la mort, et même au-delà, il continuait de
déterminer la destinée de l'humanité.
Il a raison, reconnut
Jubad dans son trouble. Il ne peut se libérer du pouvoir qu'il a conquis.
Il sentit la crosse de l'arme
peser lourdement dans sa main. « Un tribunal en jugerait peut-être
autrement.
— Il faut me tuer. Si je
reste en vie, vous échouerez.
— Peut-être. »
Jubad s'était préparé à
affronter la colère de l'Empereur, mais, avec consternation, il ne lut dans ses
yeux que dégoût et lassitude.
« Vous autres mortels avez
de la chance, dit lentement le souverain. Vous ne vivez pas assez longtemps
pour comprendre que toute chose est vanité et que la vie est dépourvue de sens.
À ton avis, pourquoi ai-je fait tout cela, pourquoi me suis-je donné tout ce
mal ? J'aurais emporté avec moi dans la mort l'humanité tout entière si je
l'avais voulu. Mais je ne le veux pas. Je ne veux rien, je ne veux plus rien
avoir à faire avec l'existence. »
De l'extérieur leur parvenaient
des cris et des claquements de coups de feu. Les combats se rapprochaient.
« Tire,
maintenant ! » lui ordonna l'Empereur d'une voix tranchante.
Et Jubad, sans réfléchir, comme
par réflexe, leva son arme et tira dans la poitrine de l'Empereur.
Plus tard, ils fêtèrent le
libérateur, le vainqueur du tyran. Il sourit face aux caméras, prit des poses
triomphales et prononça des discours pleins d'allégresse, mais à aucun moment
il ne perdit de vue qu'il ne faisait que jouer le rôle du vainqueur. Lui seul
savait qu'il n'avait rien d'un vainqueur.
Jusqu'à son dernier jour il se
demanderait si cet ultime instant, lui aussi, faisait partie du plan de
l'Empereur.
À lui seul, le discernement ne
résiste pas au temps ; il se transforme et disparaît. La honte, en
revanche, est comme une blessure que l'on ne laisse jamais respirer et qui, de
ce fait, ne guérit jamais. Il tiendrait sa promesse et garderait le silence,
mais non par discernement. Par honte. Il garderait le silence à cause de ce
seul instant : l'instant où il avait obéi à l'Empereur…
CHAPITRE XIII
JE TE REVERRAI
L'ASSAUT avait été donné sans sommation. Les vaisseaux
étrangers avaient surgi du néant et s'étaient approchés de la station sans
fournir aucun signalement et sans réagir aux avertissements qu'on leur
envoyait. Et, lorsque les robots de combat volants qui constituaient la
première ligne de défense de la station ouvrirent le feu, ils ripostèrent
massivement.
On avait réussi à faire battre
les assaillants en retraite et on avait même sérieusement endommagé l'un de
leurs navires. Mais on devait s'attendre à les voir revenir. Il fallait, aussi
vite que possible, réparer les dégâts produits lors de la première attaque,
pour pouvoir, la prochaine fois, se tenir sur ses gardes, parfaitement prêts à
intervenir.
Ludkamon avait été assigné à des
travaux de réparation dans la section de base 39-201, avec de vulgaires
manutentionnaires, et dès le début il détesta cette mission.
La section de base 39-201 était
un ensemble de bâtiments plats, une sorte de hangar, un entrepôt entièrement
automatisé où l'on stockait provisoirement les conteneurs. Un tir l'avait
touchée, la mettant hors service. On avait réparé les dégâts sur l'enveloppe extérieure
et repressurisé la section, mais, malgré cela, elle ne fonctionnait toujours
pas.
« Écoutez-moi tous, gronda
le chef de la troupe d'une voix rompue au commandement. On va former des
groupes de deux et repérer toutes les parties de l'installation qui ne
fonctionnent pas normalement. Ensuite on réduira la pesanteur dans la zone et
on déchargera les conteneurs qui ne sont pas accessibles. Et sans traîner, si
ce n'est pas trop vous demander : le tunnel attend ! »
Le sas s'ouvrit. Ils pénétrèrent
dans l'immense hangar obscur quadrillé de rayonnages et de rails de transport
qui, pour bon nombre d'entre eux, étaient boursouflés ou fondus. Il planait une
odeur froide et poussiéreuse.
Ils ne purent former tous des
groupes de deux, et Ludkamon dut se mettre en route seul. Cela lui était égal.
Il ne pouvait pas supporter les manutentionnaires, pas depuis Iva…
Il ne voulait pas y penser.
Peut-être valait-il mieux qu'il ait une mission sur laquelle se concentrer. Il
sortit son stylo marqueur et se livra consciencieusement à l'examen des rails
de roulement : il heurtait les cylindres de la main, écoutait le bruit
qu'ils faisaient en roulant et les arrêtait à nouveau. Lorsque les cylindres ne
tournaient pas ou que le bruit du roulement était suspect, il traçait une
marque sur le flanc.
C'est alors qu'il découvrit le
conteneur renversé.
Il y avait de nombreux
conteneurs renversés dans le hangar. Celui-ci, cependant, était tombé d'un
ruban transporteur lors du bombardement, un côté d'étagère déchiquetée s'était
effondré sur lui, qui lui avait fendu le couvercle comme un ouvre-boîte.
Ludkamon retint son souffle. Un
conteneur ouvert !
Toute sa vie il s'était demandé
ce que pouvaient bien renfermer ces conteneurs qui, chaque jour, arrivaient ici
par milliers, pour être transbordés dans les vaisseaux du tunnel. Il était
interdit de le savoir. Ces caisses faisaient environ un mètre quatre-vingts, en
longueur comme en largeur, et un mètre vingt de hauteur. Elles étaient toujours
fermées à clé et verrouillées. Et les rumeurs les plus fantaisistes couraient
sur leur contenu.
Ludkamon regarda dans toutes les
directions. Personne ne l'observait. Un seul pas, et il saurait. Un pas, et il
s'attirerait les foudres de l'Empereur.
Et après ? Un pas, et
Ludkamon se pencha au-dessus du trou béant dans le couvercle du conteneur.
Une odeur rance et désagréable
le frappa de plein fouet. Sa main palpa quelque chose de mou et velu. Ce qu'il
saisit et sortit du trou ressemblait à une épaisse couverture ou un mince
tapis, aux dimensions exactes de son coffre. Et celui-ci en était plein.
Des tapis ? Étrange.
Ludkamon replaça la chose molle dans le conteneur en l'y bourrant comme il put.
Une voix tonitruante le fit
sursauter.
« Tu n'avais quand même pas
l'intention de regarder dedans ? »
Ludkamon se redressa.
« Oh non »,
bredouilla-t-il.
Le chef de la troupe lui faisait
face et l'examinait de la tête aux pieds d'un air soupçonneux.
« Je parierais que si.
Ludkamon, un jour, ta curiosité te coûtera la tête ! »
Le médecin se pencha au-dessus
de la plaie béante, le visage impassible, à peine légèrement dégoûté, avec un
geste qui révélait clairement qu'il tenait sa présence ici pour une routine
pesante. L'os du crâne avait éclaté ; la plaie avait la superficie de deux
mains posées à plat, et, dessous, la masse du cerveau s'écoulait, grise et sans
vie. Il approcha la lampe qui pendait au-dessus de sa tête ; la lumière
absorba les ombres et éclaira la fracture.
« Eh bien ? »
demanda l'autre homme. Sa voix résonna dans la grande salle cliniquement
stérile.
« Il ne fonctionne
plus. »
En soupirant, le médecin sortit
une sonde de mesure de son étui et la mit en contact avec le cerveau, sans
prendre de précaution particulière. Il observa les instruments un moment. Rien
ne bougea.
« Aucun doute, il est
mort », dit-il enfin.
L'autre, très contrarié, souffla
bruyamment.
« Quelle catastrophe !
Il fallait que ça arrive précisément maintenant !
— Vous pensez que les
assaillants vont revenir ?
— Forts de leur première
expérience et plus lourdement armés. Oui. Cela ne sert à rien ; nous avons
besoin de relève dans la section supérieure, aussi vite que possible, avant
qu'ils n'attaquent une seconde fois la station portail. »
Le médecin acquiesça,
impassible.
« Je suis prêt. »
Il se mit à retirer les conduits
d'alimentation et à éteindre les appareils. Le léger bourdonnement sourd qui
jusque-là avait empli la pièce climatisée se tut.
Ping !
Par un signal sonore métallique,
les appareils de surveillance signalèrent qu'un nouveau point réflexe était
apparu sur les écrans. L'homme assis devant la console leva les yeux. Il
découvrit immédiatement le point isolé qui scintillait sur l'écran, et sa main
chercha nerveusement le bouton d'alarme.
Des secondes infinies
s'écoulèrent avant que n'apparaisse près du point l'identification adéquate et
qu'il ne cesse de clignoter. K-70113. Navire impérial. L'homme lâcha le bouton
d'alarme et brancha la radio.
« K-70113, ici station
portail. Heure de bord, 108. Nous sommes en état d'alerte maximale. Tenez-vous
prêts à être escortés par des robots de combat. Vous avez la zone d'approche
sud-ouest. À partir de 115, vous recevrez un rayon de guidage lumineux ;
baie d'atterrissage numéro 2. »
La voix qui sortit du
haut-parleur était, comme toujours, calme et impersonnelle.
« Station portail, nous avons
compris. Approche sud-ouest, baie d'atterrissage numéro 2, rayon de guidage à
partir de 115. Terminé.
— Terminé », confirma
l'homme. Ils n'avaient pas demandé de détails. Ils ignoraient probablement
encore tout de l'attaque des vaisseaux étrangers. Ils l'apprendraient bien
assez tôt.
De sa place dans la cabine de
verre, Ludkamon dominait toute la baie d'atterrissage, les immenses sas, les
passerelles, les escaliers et les montagnes de conteneurs vides, hautes comme
des maisons. Nous sommes au service de l'Empereur. Les perles de sa
chaînette de gardien glissaient une à une entre ses doigts de manière
apaisante. Sa parole est notre loi. Aujourd'hui, pour réfréner le cours
endiablé de ses pensées, il ne cessait de se réciter les vœux prononcés par les
gardiens du portail. Sa volonté est nôtre. Sa colère est terrible.
Depuis l'attaque des étrangers, tout marchait au ralenti. Les réparations
étaient pratiquement terminées, et il y avait de longues périodes d'attente
durant lesquelles il ne savait que faire d'autre. Il ne pardonne pas, il
punit. Et sa vengeance est éternelle.
Une fois encore, une question
lui traversa l'esprit : pour quelle raison la dernière boule, que l'on
touchait en prononçant la dernière phrase du serment, était-elle recouverte de
peau ? Il ne put s'empêcher de repenser à l'étoffe étrange qu'il avait
trouvée dans le conteneur. Puis il vit Iva, son Iva, flirtant avec Feuk, ce
type repoussant et vaniteux, et la jalousie qu'il avait péniblement réprimée se
remit à bouillonner en lui.
Ludkamon observa son reflet sur
l'un des écrans éteints. Il vit un jeune homme fluet, l'air gauche et
maladroit, et d'allure plutôt insignifiante. À contrecœur, il dut s'avouer
qu'il n'arrivait pas bien à s'expliquer comment une fille comme Iva pouvait
continuer de s'intéresser à lui. Que Feuk lui plaise, cela lui avait sauté aux
yeux depuis longtemps. À cette pensée, une douleur brûlante déchirait ses
entrailles et il se sentait laid et petit. Feuk, le manutentionnaire, était
grand, fort, sûr de sa personne ; un colosse aux boucles dorées et aux
muscles d'acier. Ludkamon, lui, avait réussi, alors qu'il était encore
étonnamment jeune, à intégrer l'équipe de surveillance des chargements. Une
position à laquelle Feuk n'accéderait jamais, par manque de capacités intellectuelles.
Et Ludkamon se sentait appelé à exercer des responsabilités plus importantes
encore. Mais à la vérité il n'avait encore jamais vu aucune femme manifester
une quelconque admiration pour des compétences intellectuelles.
Un message apparut sur l'écran
devant lui. Ludkamon le lut de mauvaise grâce et, d'un geste rageur, enclencha
pour transmission le haut-parleur du hangar.
« La surveillance annonce
l'arrivée du vaisseau impérial K-70113. Heure d'atterrissage prévue :
116. »
Les équipes de manutention se
mirent en branle. Les tapis roulants furent placés en position, le système de
comptage remis à zéro, les chariots transporteurs apprêtés. Au-dessus des
portes coulissantes s'alluma un signal lumineux qui indiquait que l'on
commençait à pomper l'air hors du sas. Les immenses portes qui devaient
résister au vide grincèrent et leurs gémissements de sinistre augure
retentirent dans le hangar. Mais les hommes y étaient habitués.
Là ! Feuk lui avait pincé
les fesses et elle avait ri. Elle n'en faisait qu'à sa tête. Il ne
s'habituerait jamais à son insouciante joie de vivre. D'un geste rageur,
Ludkamon chiffonna la première feuille de son bloc et la jeta dans un coin.
La nouvelle fut diffusée dans
les cantonnements par tous les médias de la station portail.
« La direction de la
station fait savoir que le vainqueur du prochain championnat sera promu dans la
section supérieure. »
Des centaines d'hommes
flairèrent le bon coup. Pour tous, c'était l'occasion d'accéder au niveau de la
direction. On se racontait des choses merveilleuses sur le luxe dont on
jouissait dans la section supérieure. Jamais aucun d'entre eux ne l'avait vue
de ses propres yeux ; la section supérieure était strictement séparée de
la section principale, et aucun de ceux qu'on avait appelés dans le cercle
décisionnel n'était jamais revenu aux niveaux inférieurs. À ce qu'on disait,
les membres de la section supérieure bénéficiaient même de traitements destinés
à prolonger leur vie. En tout cas, fini les doigts retournés. Plus jamais de
conteneurs à charger. C'était une chance inespérée.
Elle l'embrassa longuement et
tendrement, et il eut le sentiment de se dissoudre en une fumée rose. Il poussa
un soupir, plongea les ongles dans sa chevelure et respira son parfum, une
fragrance céleste. Il murmura, les yeux clos :
« Iva, je t'aime.
— Je t'aime aussi,
Ludkamon. »
Elle lui donna encore un baiser
sur le bout du nez et se mit sur son séant.
Il resta étendu, les yeux
fermés, et savoura les douces sensations en lui. Lorsqu'il s'aperçut qu'elle
était en train de s'habiller, il se redressa d'un coup.
« Que fais-tu ? Où
vas-tu ? »
Elle regarda sa montre.
« J'ai rendez-vous avec
Feuk.
— Avec Feuk… ? »
Il avait presque crié. « Mais… tu viens de dire que c'est moi que
tu aimes !
— Et je le pense. »
Elle souriait d'un sourire qui demandait pardon. « Mais j'aime aussi
Feuk. »
Elle l'embrassa une dernière
fois et s'en alla. Ludkamon, désemparé, la regarda s'éloigner. Puis il serra
les poings et frappa de toutes ses forces dans son matelas, encore, encore et
encore.
Le vaisseau de transfert était
suspendu à la partie inférieure de la station portail comme une grosse
excroissance bulbeuse. Comparé aux vaisseaux impériaux qui bourdonnaient autour
de la station telles des abeilles autour de leur ruche, il était d'une taille
proprement monstrueuse. Emportés dans un courant sans fin, les conteneurs
disparaissaient dans les entrailles insatiables de ses cales, sous la
surveillance d'hommes et de femmes en uniforme noir que l'on appelait
respectueusement les « conducteurs du tunnel ».
Les vaisseaux impériaux
arrivaient quotidiennement. Ils se posaient dans l'une des vingt-quatre baies,
on les déchargeait et, une fois les cales vides, ils s'envolaient à nouveau.
Les jours de pointe, on transbordait cinquante mille, parfois même quatre-vingt
mille conteneurs. En temps normal, c'étaient dix mille conteneurs qui, chaque
jour, étaient ainsi transférés des baies d'atterrissage aux cales du vaisseau
de transfert, cahotant sur les rubans transporteurs et les rails interminables
de la section de chargement.
La clarté rouge du soleil voisin
brillait sinistrement sur le revêtement mat de la station, éraflé par les
courants de particules et les micrométéorites. Presque personne ne regardait
jamais à l'extérieur. Il n'y avait que très peu de hublots car il y avait très
peu à voir. Un grand soleil rouge, et puis cette inquiétante tache sombre dans
l'espace, auréolée de la lumière décomposée des étoiles lointaines : le
tunnel.
Dans les entrepôts, Ludkamon la
somma de s'expliquer, en espérant qu'elle ne remarquerait pas à quel point il
tremblait.
« Iva, je ne peux pas
continuer comme ça. Tu passes de moi à Feuk, de Feuk à moi, sans arrêt. Je n'en
peux plus de ce va-et-vient. »
En prononçant ces derniers mots,
il dut se retenir pour éviter que sa voix ne se brise en un sanglot désespéré.
« Et alors ?
demanda-t-elle d'un air effronté. Que vas-tu faire ? Me
quitter ? »
À cette simple pensée, à ce
simple mot, il sentit tout son être se raidir. Il serra les poings.
« Tu dois te décider pour
l'un de nous deux ! » insista-t-il.
Elle prit un air entêté.
« Je ne dois rien du tout.
— Iva, je t'aime !
— Quand tu dis ça, c'est
comme si tu disais : Je veux te posséder ! »
Ludkamon ne sut que répondre à
cela. Elle avait raison, ce qui le rendit encore plus furieux.
« Attends
voir ! » lança-t-il enfin en tournant les talons. En quittant
l'entrepôt, il espérait qu'elle le retiendrait, mais elle ne le fit pas.
Le navire K-5404 fut le suivant
à faire escale dans la baie numéro 2. Curieusement, il n'apportait pas seulement
du fret mais aussi des équipes de relève, des provisions et des pièces de
rechange. On avait un besoin urgent des provisions et des pièces de
rechange ; seules les équipes de relève posaient un problème. Le K-22822,
qui devait évacuer les équipes relayées, n'était pas encore arrivé ; aussi
fallut-il pressuriser et chauffer les abris provisoires, étroits et peu
confortables, dans la section des machines. En contrepartie, les postes de
combat purent momentanément être doublés en hommes.
« Feuk ! »
Ludkamon avait hurlé à travers
tout le réfectoire, se fichant pas mal que des centaines de gens tout autour
puissent l'entendre.
« Feuk, je te
défie ! »
Le manutentionnaire se retourna
lentement. Son regard glissa sur la foule, à la recherche de celui qui avait
crié son nom. Sous ses vêtements, on voyait se dessiner de larges épaules et
des muscles fermes comme des câbles d'acier.
« Ah oui ? grogna-t-il
d'un air amusé lorsqu'il vit le surveillant, ce gringalet, se précipiter vers
lui.
— Feuk, je veux me battre
avec toi ! »
Ludkamon, haletant, se tenait
devant son rival.
« Avec plaisir, ricana
celui-ci. On sort ou tu préfères que je te mette ta pâtée ici, tout de
suite ? »
Ludkamon secoua la tête.
« Je te mets au défi de
participer avec moi au championnat ! Celui de nous deux qui ira le plus
loin repartira avec Iva, et l'autre se retirera. »
Soudain, un silence tendu se fit
dans le réfectoire.
Feuk réfléchit.
« Je n'ai encore participé
à aucun championnat, dit-il d'un air soupçonneux.
— Moi non plus. C'est donc
loyal. »
Quelqu'un eut un murmure
d'approbation.
Feuk dévisagea d'un air
méprisant celui qui le défiait.
« Bon, dit-il enfin. De
toute façon, si tu veux mon avis, tu ne passeras même pas la barre des
qualifications. Alors d'accord. »
Ludkamon tendit la main.
« Marché conclu ?
Parole d'honneur ?
— Marché conclu. Parole
d'honneur », répondit Feuk en ricanant. Il topa et serra la main de
Ludkamon si fort que celui-ci mit presque un genou à terre.
Tous ceux massés autour se
mirent à applaudir.
On prépara le grand hall de
réunion, situé juste au cœur de la station, en vue du championnat qui allait se
disputer. Les installations techniques furent mises en place rapidement, comme
d'habitude. L'organisation, quant à elle, posa plus de problèmes. La station
était toujours en état d'alerte maximale ; aussi les équipes de défense
devraient-elles rester au complet, même pendant le tournoi. Par ailleurs, étant
donné que le vainqueur serait récompensé par son admission dans la section
supérieure, le nombre des participants n'était pas limité. Quiconque se
qualifierait aurait le droit de combattre.
« Ludkamon, est-ce que tu
es devenu fou ?
— Non. Je cherche seulement
à ne pas le devenir. »
Elle était hors d'elle.
Contrevenant au règlement, elle avait quitté son poste durant son service et
l'avait rejoint dans sa cabine de surveillance. À présent, toute l'équipe de
chargement en contrebas admirait le spectacle : Iva, le visage rouge de
colère, debout devant lui et lui faisant une scène. À travers les murs de verre
on ne pouvait rien entendre, et cela rendait l'affrontement encore plus
intéressant.
« Quand on m'a dit ça, j'ai
cru que je n'avais pas bien entendu. Combattre pour moi. Vous avez l'intention
de vous battre pour moi. Merci, c'est très flatteur. Et vous n'avez pas jugé
bon de me demander mon avis, hein ?
— Je te l'ai pourtant
demandé, Iva.
— Quand ?
— Je t'ai demandé de te
décider pour l'un de nous deux.
— Mais je ne veux pas
décider !
— Et c'est pour ça qu'on va
régler la chose entre nous.
— La chose. Ah, je
vois ! Donc, pour vous, je suis une chose. Un trophée. Le premier prix que
l'on expose sur une étagère. Ou que l'on met dans son lit, plutôt.
— On veut juste que les
relations soient enfin claires.
— Et pourquoi est-ce que
vous ne vous êtes pas battus directement ?
— Iva, Feuk est
manutentionnaire. C'est une vraie armoire à glace. Ça n'aurait pas été loyal.
— Ludkamon, pour être bon
au championnat, c'est aussi en grande partie une question de prédispositions.
Tu es surveillant et Feuk est simple manutentionnaire ; ce n'est pas pour
autant que tu auras plus de chances de l'emporter.
— Justement. C'est
loyal. »
Elle le regarda, décontenancée.
« Et si tu perds tu rompras
avec moi ?
— Oui.
— Salaud !
— Mais je vais
gagner. »
La jeune femme laissa échapper
un cri inarticulé.
« Pourquoi ne m'avez-vous
pas jouée aux dés ? Ça, ç'aurait été loyal ! » fulmina-t-elle.
Puis elle ouvrit violemment la
porte et cria à travers tout le hangar : « Ah ! les
hommes ! »
L'homme chargé des
qualifications dévisagea attentivement le jeune candidat, particulièrement
nerveux, assis sur la chaise en face de lui.
« Comment
t'appelles-tu ? demanda-t-il en sortant son crayon.
— Ludkamon.
— Fonction ?
— Surveillant de la baie
d'embarquement numéro 2. »
L'homme consulta une liste.
Surveillant au chargement : ce n'était pas un poste important dans le
dispositif de défense. Il n'était donc pas nécessaire de prévoir de remplaçant.
Il repoussa le formulaire et tendit au candidat le casque de combat.
« As-tu déjà participé à un
championnat ?
— Non. »
Oh, saint Empereur ! Encore
un de ces aventuriers qui rêvaient d'échapper au misérable quotidien de leur
service. Encore un de ces gaillards qui se jugeaient dignes d'être promus dans
le cercle le plus éminent qu'on pût imaginer : la mystérieuse section supérieure.
« Bon, je vais t'expliquer,
commença le recruteur patiemment. Tu devras mettre ce casque en faisant
attention à ce que les capteurs sur le côté enserrent bien ton front. Comme ça.
Maintenant rabats la visière. Que vois-tu ?
— Une balle jaune.
— Bien. Mets-la en
mouvement.
— Que je la mette en
mouvement ? demanda le jeune homme, sidéré. Comment ?
— Juste par la pensée,
expliqua l'homme. Par la puissance mentale. Lors du championnat, on combat
uniquement par la pensée. Le casque capte les impulsions de ton cerveau et les
transforme en mouvements. Pour cette démonstration, toi seul vois la
balle ; pendant le tournoi, les spectateurs la verront également. Et, bien
sûr, on n'en restera pas à une seule balle. Pour la deuxième manche, il y en
aura trois, puis cinq et ainsi de suite. Toi et ton adversaire, vous vous en
disputerez le contrôle, et plus tu réussiras à contrôler de balles, plus tu
iras loin.
— L'essentiel, c'est que
j'aille plus loin que… » fit le jeune homme avant de s'interrompre.
L'homme tendit l'oreille.
« Que qui ?
— Rien. Que dois-je
faire ? »
Bon. Après tout, les problèmes
de ce gringalet lui étaient bien égaux.
« Mets la balle en
mouvement. À l'intérieur d'un cercle, si possible.
L'homme contrôlait sur un écran
ce que montrait la visière du casque. La balle se mit à bouger, d'un mouvement
d'abord hésitant, puis rapidement plus sûr, suivant une trajectoire à peu près
circulaire.
« Merci, dit l'homme en
traçant une croix sur le formulaire. Tu es qualifié. »
Le championnat qui, d'ordinaire,
était une manifestation relativement peu considérée fut cette fois ouvert en
grande pompe. Pratiquement tous ceux que l'état d'alerte ne bloquait pas à leur
poste s'étaient rassemblés dans les gradins ; la musique résonnait, des
arabesques de couleurs éclatantes dansaient au plafond et l'ambiance était
turbulente.
Le porte-parole de la section
dirigeante apparut. La musique se tut, les jeux de couleurs s'éteignirent, le
silence se fit parmi les spectateurs.
« J'ai l'honneur,
déclara-t-il, d'ouvrir solennellement le championnat en répétant les vœux que
nous avons prononcés, les vœux des gardiens du portail. Veuillez reprendre
après moi. »
Un grondement sourd mais
puissant retentit quand tous se levèrent de leurs sièges.
« Nous sommes au service de
l'Empereur.
— Nous sommes au service
de l'Empereur, répétèrent en chœur des centaines de voix.
— Sa parole est notre loi.
Sa volonté est nôtre.
— Sa parole est notre
loi. Sa volonté est nôtre.
— Sa colère est terrible.
Il ne pardonne pas, il punit.
— Sa colère est terrible.
Il ne pardonne pas, il punit.
— Et sa vengeance est
éternelle.
— Et sa vengeance est
éternelle. »
Soutenu par la fanfare, le
porte-parole s'écria :
« Le championnat est
ouvert ! »
Tout en courant près des autres
sur le terrain, le casque lourdement vissé sur la tête, Ludkamon balaya les
gradins des yeux, espérant y découvrir Iva. En vain. Il y avait trop de
visages. Peut-être n'était-elle pas venue du tout.
Il fallait qu'il se concentre
sur le combat. C'était sa seule et unique chance de vaincre Feuk.
Son premier adversaire fut
facile à battre. Lorsque le signal retentit, une balle jaune apparut entre eux,
et au-dessus de la tête de chaque joueur s'alluma un rectangle bleu pâle. Celui
qui réussissait à prendre la balle sous son contrôle et à l'amener dans le
rectangle qui surplombait la tête de son adversaire avait gagné. Ludkamon
remporta la partie en quelques secondes.
Puis il regarda autour de lui.
Feuk était très loin, mais lui aussi semblait avoir gagné.
Bon. Manche suivante.
Cette fois, il y avait trois
balles, mais Ludkamon vint à bout de chacune et les envoya dans la cible.
Nouvelle victoire.
Il chercha Feuk du regard. Il
avait expédié son adversaire et l'observait lui aussi.
Cela l'inquiéta. Ludkamon essuya
la sueur qui perlait à ses sourcils. Il n'entendait pas les cris des
spectateurs, il n'avait d'yeux que pour son rival. Il avait secrètement misé
sur la supériorité de son esprit face à celui de Feuk, mais il semblait bien
qu'Iva ait eu raison : ici, d'autres critères avaient cours. Peu à peu, il
pressentit que le combat serait difficile.
« Station portail, ici
K-6937, vaisseau impérial. Nous demandons accès.
— K-6937, ici station
contrôle. Pour le moment, aucun déchargement possible. Mettez-vous en position
d'attente.
— À contrôle : pourquoi
cela ?
— Un grand championnat se
déroule en ce moment. »
Un autre canal.
« K-12002, vaisseau
impérial, appelle station portail…
— K-12002, ici station
contrôle… »
Le nombre des points lumineux
autour de la station ne cessait de croître. Dans les baies de déchargement, le
travail était au point mort. Seul le chargement du vaisseau de transfert se
poursuivait en dépit du tournoi.
Onze balles. La sueur brûlait
les yeux de Ludkamon et le casque semblait vouloir lui broyer la tête. Onze
balles, et ils étaient encore tous les deux en course. Par-delà le terrain
violemment éclairé où s'affrontaient les autres compétiteurs, il lança à Feuk
un regard furibond. Il n'abandonnerait pas. Il sentait la passion brûler en lui
comme une flamme dévorante.
Onze balles. À ce stade, ils
avaient déjà laissé derrière eux bon nombre de joueurs performants et réputés.
Une chose était certaine : ils termineraient très haut dans le classement.
À la pensée que lui, le
débutant, avait battu des champions aussi célèbres que Pai le technicien ou Buk
le soldat, il sentit sa confiance l'abandonner et, l'espace d'un instant,
l'image des onze balles tourbillonnant dans l'espace se brouilla devant ses
yeux.
Ce n'était pas le moment de se
déconcentrer. Il serra les poings et, jambes écartées, se balança de droite et
de gauche sans perdre les balles de vue. Son adversaire était fort et
astucieux. Depuis qu'on jouait avec plus de sept balles, les combats étaient
longs et difficiles.
Juste avant de disparaître sur
le tapis roulant à l'intérieur du vaisseau de transfert, le dernier conteneur
se prit dans le mécanisme de comptage et se coinça. Comme le quota n'était pas
encore atteint, le tapis poursuivit sa course à vide, et les cylindres rotatifs
raclèrent la partie inférieure du caisson immobilisé en produisant un bruit
strident.
Alerté par ces grincements, le
conducteur du tunnel, membre de l'équipage du vaisseau de transfert, s'approcha
en courant et tenta de libérer le conteneur ; mais la pression des
cylindres était si forte qu'il ne put le débloquer seul. Il alla chercher de
l'aide auprès d'un équipier.
« Ça se produit toujours en
fin de chargement, dit celui-ci.
— Oui. Où en est le
jeu ?
— On dirait bien que cette
fois on aura deux outsiders en finale. Dommage, on sera déjà partis. »
Le seul horaire auquel étaient
soumis les conducteurs correspondait aux pulsations du tunnel, que l'on
appelait aussi les « marées ».
À deux, ils réussirent à
repousser le conteneur sur le ruban transporteur. Il roula en cahotant et
s'arrêta à la place prévue ; puis l'ensemble de l'installation s'arrêta
dans un vacarme retentissant. Soudain, le silence se fit dans les allées et les
renfoncements ; seuls quelques cylindres encore en action continuaient de
vrombir faiblement.
Les gradins étaient déchaînés.
Hommes et femmes, debout sur leurs sièges, tous agitaient les bras en criant.
Dans ce tumulte, le meneur de jeu, sur sa chaise haute, eut toutes les peines
du monde à se faire entendre lorsqu'il annonça les résultats intermédiaires.
« Pour la finale
s'affronteront… Ludkamon et Feuk ! »
Quelle sensation ! Deux
débutants avaient réussi à s'imposer dans un grand championnat, rabattant leur
caquet aux cracks les plus en vogue. Ils étaient arrivés en finale. Une finale
qui, avec dix-neuf balles en jeu, atteignait un degré de difficulté rarement
vu.
Maintenant, je vais te battre,
pensa Ludkamon, résolu à aller jusqu'au bout. Je vais me débarrasser de toi
une bonne fois pour toutes. Les yeux mi-clos, il regarda Feuk se faire
masser en toute hâte la nuque par un soigneur. On brumisa de l'eau sur le
visage de son rival. Son torse nu brillait de sueur.
Soudain, Ludkamon découvrit Iva
parmi les spectateurs. Alors que tous autour d'elle hurlaient et chantaient,
elle se tenait là, debout, livide, les yeux écarquillés, les mains devant la
bouche. Lorsqu'il la vit, brusquement, une constatation brûlante lui revint en
mémoire : le vainqueur du tournoi serait promu dans la section
supérieure !
Et l'un d'entre eux serait ce
vainqueur, après le combat suivant !
Un sourire mauvais se dessina
sur le visage de Ludkamon.
C'était génial. C'était l'astuce
la plus géniale qui fût. Lui, Ludkamon, ferait exprès de perdre la
finale ! Ainsi, Feuk remporterait automatiquement le championnat, il
serait promu dans la section supérieure et Ludkamon aurait Iva pour lui tout
seul.
C'était génial. L'occasion
idéale de se débarrasser à jamais de cet encombrant rival. Et le mieux, c'était
que ça ne pouvait pas rater.
« Vannes verrouillées.
Étanchéité parfaite.
— Absorbeur prêt et en
ordre de marche.
— Conduit d'alimentation
déconnecté, alimentation de bord branchée. »
L'homme en uniforme noir se
pencha en avant et pianota sur un ensemble de touches.
« Vaisseau de transfert à
contrôle. Nous sommes parés pour le découplage.
— Ici contrôle. Vous allez
manquer la finale.
— Oui. Mais nos cœurs
battent maintenant au rythme des marées du tunnel… »
Un dicton des conducteurs…
« Bien sûr. Prêt à
découpler dans dix… cinq… trois… deux… un… Découplage ! Bon
vol ! »
L'homme en uniforme noir sourit.
« Merci, station portail ! »
Doucement, sans la moindre
secousse, le vaisseau de transfert se détacha de l'imposante station et
s'éloigna lentement en glissant en direction de l'inquiétante tache noire dans
la mer d'étoiles.
Ludkamon avait joué de tous les
moyens imaginables pour railler et provoquer Feuk, espérant ainsi aiguillonner
son ardeur au combat. À présent qu'ils s'apprêtaient à disputer la finale, il
lui tira une dernière fois la langue, ce que les spectateurs accueillirent avec
des hurlements frénétiques et qui mit visiblement Feuk dans une rage folle.
Très bien. Il fallait que la colère l'aveugle et qu'il combatte avec véhémence.
Il fallait qu'il le haïsse ; il devait tout oublier, sauf le désir de le
vaincre lui, Ludkamon.
Et il ferait tout pour exaucer
ce désir. Ludkamon ricana, sûr de sa victoire.
Le gong retentit et sur le
terrain apparurent les projections en trois dimensions de dix-neuf balles.
L'espace d'un instant, une autre
pensée s'empara de Ludkamon : s'il remportait le combat, il découvrirait
ce qui se passait dans la section supérieure. Peut-être était-ce vrai, ce qu'on
racontait : un luxe inimaginable, une vie prolongée… Peut-être le combat
qu'il menait ici était-il stupide ? La section supérieure, c'était une
chance qui se représenterait pas. Ne pas la saisir pour une femme indécise…
Avec un effroi subit, il vit les
dix-neuf balles se mettre brusquement en mouvement. Elles déferlèrent sur le
terrain, passèrent au-dessus de la tête de Feuk et y disparurent avant que
Ludkamon n'ait eu le temps d'intervenir.
La tension qui paralysait la
foule explosa dans un vacarme assourdissant de cris d'allégresse. Les fanfares
retentirent. Le meneur de jeu tenta en vain de se faire entendre par les
haut-parleurs. Mais ce fut seulement lorsque les premiers spectateurs sautèrent
par-dessus les barrières et se précipitèrent sur lui que Ludkamon comprit que,
d'une manière ou d'une autre, il avait remporté le championnat.
« Mais… je n'ai rien fait
du tout ! » murmura-t-il.
Feuk ! Feuk, ce
scélérat ! Maintenant, tout devenait clair. Feuk en était venu à la même
conclusion que lui, mais il n'avait pas hésité à provoquer lui-même, d'emblée,
sa propre défaite !
Impuissant, Ludkamon dut
regarder son rival, un sourire grimaçant et railleur aux lèvres, s'incliner
devant lui. Il s'était fait avoir. Il plissa les yeux. Maintenant, il ne
restait plus qu'à espérer que la section supérieure serait un dédommagement
valable. Au moins, à l'avenir, il ne risquerait plus de se retourner les
doigts.
Quand il fut devant elle, Iva
avait les larmes aux yeux. « Tu es content, maintenant ?
sanglota-t-elle.
— Iva, murmura-t-il,
confus. Personne ne pouvait prévoir… » Elle le prit dans ses bras et le
serra contre elle avec le désespoir des adieux.
« Maintenant tu as tout à
la fois gagné et perdu. Pauvre idiot !
— Ce n'est pas pour
toujours, Iva, fit-il, désemparé.
— Tu m'auras bientôt
oubliée. Tu vas rejoindre la section supérieure et tu ne penseras plus à
moi. »
Il secoua la tête et sentit sa
gorge se nouer.
« Je ne t'oublierai pas. Je
te reverrai. Je te reverrai, je te le promets. »
Ténèbres omniprésentes,
traversées de secousses et de turbulences. Malstrom inquiétant d'une obscurité
impénétrable qui semblait avaler les étoiles. Le vaisseau de transfert s'avança
vers le gigantesque tourbillon, tel un grain de poussière dans l'infini.
« Et c'est reparti :
cap sur le monde noir ! » dit l'un des hommes dans le cockpit.
Ils avaient déjà plongé des
centaines de fois dans le trou noir, mais les conducteurs ne purent s'empêcher
de retenir leur souffle.
Les ténèbres s'ouvrirent. On
avait l'impression de basculer dans une cataracte. Le vaisseau de transfert
disparut de l'univers.
Les branchements étaient faits.
Le châssis prévu pour le nouveau membre de la section supérieure était prêt,
les solutions nutritives affluaient régulièrement dans un entrelacs de tuyaux
transparents.
Le médecin contrôlait les
instruments. Ils n'indiquaient rien d'anormal. La routine.
Des tuyaux argentés flexibles
plongeaient dans la bouche à demi ouverte du patient ; des câbles
gris-blanc étaient reliés à ses narines et aux incisions qu'on lui avait faites
dans l'occiput, rasé de près. Les yeux et les oreilles avaient déjà été ôtés et
remplacés par un module électrique. Le regard du médecin glissa en passant sur
le corps maigre et nerveux du jeune homme étendu nu devant lui, sur la table,
et un regret fugitif l'envahit. Puis il chassa ces pensées, brancha la scie et
commença de séparer la tête du tronc.
« Iva, il faut que tu
l'oublies. »
Feuk tenait les douces mains
d'Iva dans ses énormes pattes et il la regardait, ne sachant que faire. Les
yeux de la jeune femme étaient fixés au loin.
« Maintenant, il est dans
la section supérieure, il fait partie de la classe des dirigeants. Tu ne crois
pas qu'il pourrait se manifester n'importe quand s'il le voulait ? »
Iva secoua lentement la tête.
« Je ne peux pas croire
qu'il m'ait si vite oubliée. »
Il voyait par mille yeux, il
avait mille bras. Dans ses pensées, il entendait les ordres qu'il lui fallait
exécuter, et, par la seule force de son esprit, il pilotait également les
escadrons de robots de combat téléguidés qui croisaient dans l'espace autour du
portail. Branché au système informatique dont les circuits et les câbles
parcouraient toute la station, il voyait tout, et il vivrait des siècles.
Je te revois, Iva. Par mille
yeux je te vois. Ne te l'avais-je pas promis ?
CHAPITRE XIV
LE PALAIS DES LARMES
C'EST UNE PLANÈTE ISOLÉE, la plus isolée, la plus maudite de
l'univers. Ici, il n'y a aucun espoir. Le ciel gris pèse en permanence comme
une chape de plomb ; des nuages désespérants le traversent, et la nuit on
ne voit jamais d'étoiles. Cette planète eut autrefois un nom, mais qui se le
rappelle aujourd'hui ? Le reste de l'univers a oublié ce monde, son nom et
le destin de ses habitants.
Quelque part sur cette planète,
une vaste étendue désolée s'étire d'un horizon à l'autre et même bien au-delà.
Rien n'y pousse, rien n'y vit, aucun arbuste, aucun brin d'herbe, aucune
plante, aucun animal ; tout n'est que rocaille et poussière grisâtres. S'il
prenait à quelqu'un l'envie de traverser cette plaine à pied, il ne
rencontrerait pas une colline, pas un vallon, durant des jours, des
semaines ; il ne trouverait rien à boire, rien à manger, et n'aurait pour
toute distraction que le lever et le coucher du terne disque solaire. Jusqu'au
jour où il devinerait à l'horizon la silhouette d'un grand édifice : le
Palais des Larmes.
Les frêles créneaux de ses tours
s'élèvent très haut dans le ciel, telles les dents délabrées d'un vieux
guerrier qui refuse de rendre les armes tant qu'il est en vie. Du haut de ces
créneaux, des trompettes revêtus de somptueux uniformes avaient coutume, le
soir, de sonner leurs fanfares ; mais c'était il y a si longtemps…
Si l'on pouvait remonter très,
très loin dans le temps, cette plaine n'existerait pas. Là où règne à présent
de la rocaille polie, se dressaient autrefois des maisons, couraient des rues,
s'étendaient des places somptueuses. Jadis s'élevait ici une ville immense,
capitale d'un puissant empire. De larges allées menaient vers tous les points
cardinaux, au-delà de ce que l'œil percevait, et avançaient dans une mer de
bâtisses richement parées. Dans les avenues et sur les places, la circulation
ne cessait jamais, qu'il fît jour ou nuit. De toute façon, il ne faisait jamais
vraiment nuit dans cette ville perpétuellement plongée dans une resplendissante
lumière d'or. Ses habitants étaient heureux et prospères, et lorsqu'on levait
les yeux vers le ciel on pouvait voir les fuselages argentés d'imposants
vaisseaux interstellaires tracer un sillon vaporeux dans le ciel d'azur avant
de se poser sur l'astroport de commerce ou de quitter l'atmosphère de la
planète en mettant le cap, avec leur chargement, sur de lointaines
destinations, vers l'une des étoiles qui tout là-haut, par millions,
étincelaient et les appelaient.
Mais ensuite les étoiles
s'éteignirent…
Il ne reste plus rien de cette
ville qui paraissait autrefois immortelle et invincible. On pourrait creuser
pendant des siècles sans jamais trouver aucune trace des hommes qui vécurent
autrefois ici. Aucun vestige de soubassements ensevelis ni de rues, rien. Plus
rien que le jour et la nuit, la chaleur et le froid, la pluie parfois, et
toujours ce vent qui balaye perpétuellement la plaine et soulève des nuages de
poussière gris-brun qui, sans pitié ni relâche, ronge les ornements de pierre
du palais, le seul bâtiment encore debout. À l'époque, lorsqu'il y avait encore
des hommes, ils considéraient ce palais comme le plus bel édifice de la
galaxie. Mais les ravages du temps n'en laissent plus rien deviner : les
rosaces de pierre de ses tours, autrefois tels de doux boutons en train
d'éclore, ont été tellement entamées qu'elles ne sont plus aujourd'hui que de
grises formes indistinctes ; des sculptures murales finement ouvragées
pour lesquelles on n'hésitait pas, jadis, à entreprendre un voyage de plusieurs
années-lumière, il ne reste plus rien, pas même de traces pour indiquer où
elles se trouvaient. Le palais est en ruine et abandonné. Murs éclatés et toits
effondrés sont livrés au vent et à la pluie. Le froid et la chaleur attaquent
les murailles, et de temps à autre une pierre éclate, un fragment se détache.
Sinon il ne se passe rien. Dans les cours et dans les allées, plus aucune trace
de vie humaine.
La seule partie de l'édifice qui
ait été entièrement sauvegardée, c'est la salle du trône elle-même. De ses
fenêtres fières et élancées, elle domine décombres et ruines, et de
mystérieuses forces ont préservé de la déchéance les ornements finement ciselés
de ses traverses, les enjolivures frivoles de ses corniches et les cannelures
effilées de ses colonnes.
La salle du trône est une pièce
immense dont la voûte est portée par d'imposants piliers. En des temps
immémoriaux, elle fut le cadre de fêtes somptueuses, de discours poignants et
de débats acharnés. Cette salle a connu de nombreuses victoires et autant de
défaites. Non : il y eut une défaite de trop…
Depuis, l'énorme portail à
l'entrée est fermé à clé et sous scellés. Les marqueteries dorées qui ornent
les battants intérieurs ont été bien conservées, mais on ne peut les voir.
Elles sont cachées par un gigantesque portrait illuminé par une rangée de
lampes allumées en permanence.
Le trône d'or du souverain
culmine sur une estrade, devant la façade opposée. Et sur ce trône est assis,
immobile, le seul être vivant qu'abritent encore ces murs : le souverain
lui-même. Il se tient là sans bouger, très droit, les bras posés sur les
accoudoirs.
On pourrait le confondre avec sa
propre statue si ses yeux ne clignaient avec lassitude et si sa poitrine ne se
soulevait régulièrement au rythme de son souffle.
De là où il est assis, il peut
voir, par les fenêtres, la plaine qui entoure le palais jusqu'à l'horizon. Sur
une table devant lui se trouvent deux grands moniteurs qui autrefois, il y a
très, très longtemps, fonctionnaient et lui diffusaient des images de contrées
lointaines. Mais un jour ces images se sont affaiblies, jusqu'à n'être plus
qu'un tremblotement grisâtre sur les écrans, durant des années, des siècles. Le
premier écran finit par s'éteindre, puis ce fut le tour du second. Depuis, les
appareils font face au souverain, noirs, immobiles, sans objet.
Les fenêtres offrent à la vue
une image toujours identique : une plaine d'un gris uniforme qui, quelque
part au loin, se confond avec le ciel d'un gris tout aussi uniforme. Et la nuit
le ciel est noir, d'une obscurité infinie, qu'aucune étoile ne vient éclairer.
Il ne se passe rien dehors, rien ne change jamais.
Le souverain espère souvent
devenir fou, et il se demande souvent s'il ne l'est pas déjà. Mais il sait
qu'il n'en est rien, qu'il n'en sera jamais rien.
De temps en temps, une pierre
tombe quelque part, et, des jours durant, le souverain savoure ce bruit surgi
du silence, il se le remémore sans cesse pour s'en imprégner avec délectation, car
c'est là toute la distraction à laquelle il peut prétendre.
Le matériau qui constituait les
vitres a subi, au fil des âges, la loi de la pesanteur ; il a glissé
infiniment lentement et s'est affaissé. Au cours des siècles, les hautes vitres
de verre se sont peu à peu épaissies à la base et amincies au sommet, jusqu'au
jour où elles se sont ouvertes par le haut, laissant ainsi passer le vent dans
la salle du trône, jusque-là silencieuse ; le vent s'infiltra en sifflant
d'abord timidement, puis il s'enhardit et hurla son triomphe.
Depuis, les vitres n'ont cessé
de céder, chaque jour un peu plus, et aujourd'hui le vent souffle à travers la
salle comme il souffle sur la plaine. Et il l'inonde de poussière.
Désormais, le précieux carrelage
de cristal de la salle du trône gît invisible sous une couche de poussière qui
a recouvert les tableaux et les statues aux murs, les sièges rembourrés des
chaises ainsi que le corps du souverain lui-même. De la poussière revêt ses
bras, ses mains, ses cuisses, ses pieds, ses cheveux. Son visage en est
grisâtre, et seules les larmes qui coulent de ses yeux laissent des traces sur
ses joues ridées, le long du nez, sur sa lèvre supérieure et dans son cou où
elles mouillent le col de son manteau de sacre, autrefois pourpre, aujourd'hui
terne et gris.
Ainsi le souverain voit-il
toutes ces ruines autour de lui, et il attend avec un désir indicible que la
machine derrière son trône cesse elle aussi enfin de fonctionner et le laisse
mourir.
Ainsi est-il assis, immobile
malgré lui. S'il se tient immobile, c'est qu'on lui a jadis sectionné tous les
muscles et tous les tendons, et irrémédiablement brûlé toutes les fibres
nerveuses. Son crâne est soutenu par des agrafes d'acier à peine visibles,
solidement fixées au dossier du trône. À hauteur de l'os occipital, elles
pénètrent sous la peau de la tête ; elles sont vissées à l'os temporal et
percent jusque sous l'os de la pommette où elles maintiennent le crâne en
position verticale. D'autres agrafes soutiennent sa mâchoire qui, sinon, s'affaisserait
mollement.
Derrière le trône se trouve une
énorme machine qui, depuis des millénaires, travaille en silence et l'oblige à
rester en vie. Des tuyaux gros comme le bras relient la machine au dos du
souverain, à travers le dossier du trône, mais restent invisibles pour tout
observateur qui entrerait dans la salle. Ils forcent la cage thoracique à
continuer de respirer, le cœur à continuer de battre, et ils alimentent le
cerveau et les autres organes en substances nutritives et en oxygène.
Les yeux du souverain sont les
seules parties de son corps qu'il peut encore bouger. Il peut verser autant de
larmes qu'il veut, et, si elles ne s'évaporaient pas, la salle serait noyée
sous l'eau des larmes qu'il a déjà pleurées. Il peut regarder où il veut mais, depuis
très, très longtemps, il ne fixe plus que le tableau qui lui fait face. C'est
une toile féroce et railleuse qui, au fil des siècles, n'a rien perdu de sa
férocité : c'est le portrait de son vainqueur. Le souverain ne cesse de le
fixer et il attend que grâce lui soit faite. Il attend, il attend, il attend,
et il pleure.
CHAPITRE XV
LORSQUE NOUS REVERRONS LES ÉTOILES
LE FEU au milieu était très maigre, à peine suffisant pour
cuire le contenu de la casserole malgré le froid mordant. Les femmes, les enfants
et les vieillards de la horde étaient assis en un grand cercle autour du foyer
et en silence, mâchant posément, ils regardaient les flammes danser avec
lassitude. L'esprit absent, ils essayaient de faire durer le simple brouet fade
qu'ils prenaient à la main dans des écuelles de bois poli.
La lumière du feu n'éclairait
que faiblement les rochers froids autour du petit groupe, et jetait de tristes
feux follets sur leurs visages émaciés, profondément marqués par les fatigues
d'une vie de fuite. C'était la seule clarté dans la nuit. Le vaste ciel
au-dessus de leurs têtes était noir comme un abîme sans fond.
Cheun était le seul guerrier
dans le cercle. Il mangeait son brouet en silence tout en sachant qu'il ne le
rassasierait pas. Rassasié… Cela faisait des années qu'il n'avait plus été
rassasié. Plus depuis qu'ils avaient quitté les vallées qui bordaient le
fleuve, des vallées aux pâturages gras et au sol fertile. Aujourd'hui, ces
terres appartenaient à l'ennemi, et les pâtures avaient disparu pour toujours
sous la masse grisâtre dont cet ennemi recouvrait tout ce qu'il venait à
conquérir.
Cheun se dépêcha de finir. Il
fallait qu'il retourne auprès des autres hommes qui montaient la garde là-haut,
dans la montagne. Ils avaient faim, eux aussi, et attendaient son retour.
Du coin de il vit le vieux
Soleun repousser son écuelle fêlée et, un sourire fugace aux lèvres, se passer
la main sur le ventre, mû par une vieille habitude, comme s'il était repu et
satisfait. Cheun lui lança juste un bref regard. Il savait ce qui allait
suivre.
« Il fut un temps où le
ciel n'était pas obscur, commença Soleun de la voix grêle de l'âge. Il fut un
temps où les ténèbres n'accablaient pas les hommes lorsque la nuit tombait.
Jadis, il y a très, très longtemps, si longtemps que la pluie a depuis raviné
les montagnes alors jeunes jusque dans la mer, jadis brillaient la nuit des
étoiles au firmament. »
Les enfants aimaient ces
histoires que leur racontaient les anciens. Cheun eut une grimace de
désapprobation. Rien que pour ne pas retomber en enfance une fois le grand âge
venu, mieux valait rechercher la mort du guerrier.
« Les étoiles… Après tout
ce temps, notre langue a gardé encore un mot pour les désigner, poursuivit
posément Soleun. Bien qu'aucun œil vivant n'ait jamais vu d'étoile, nous savons
cependant par ce que nous ont légué nos ancêtres qu'une étoile est un petit
point faiblement lumineux dans le ciel nocturne. Et ces étoiles tapissent le
ciel par milliers, par centaines de milliers. Autrefois, la voûte céleste
ressemblait, la nuit, à une somptueuse étoffe de lumière étincelante, sertie de
brillants petits et grands. Mais alors les ennemis sont arrivés. Ils ont quitté
un autre monde pour le nôtre, et les étoiles se sont éteintes. Depuis, le ciel
nocturne est noir et oppresse nos âmes. »
Les paroles du vieillard et le
sérieux solennel avec lequel il les prononça éveillèrent en Cheun quelque chose
qui lui fit froid dans le dos, ce qui le mit en colère lorsqu'il s'en rendit
compte.
« Depuis, les ennemis nous
persécutent. Ils nous chassent devant eux pas à pas, nous massacrent et rendent
notre monde inhabitable. Nul ne sait pourquoi ils font cela. Ils nous
bannissent pour étendre toujours davantage la Terre de Gris. En apparence, ce
sont des hommes comme nous, mais en vérité ce sont des serviteurs du Mal. Ce ne
sont pas seulement nos ennemis, ce sont les ennemis de la vie car ils veulent
qu'un jour la Terre de Gris recouvre toute la planète, qu'il n'y ait plus rien
d'autre nulle part, avec le palais au milieu, le Palais des Larmes. Mais comme
nous savons qu'ils sont les serviteurs du Mal, nous savons aussi qu'ils sont,
au bout du compte, condamnés au déclin. Le Mal ne peut nourrir durablement le
Mal. Ils sont peut-être vainqueurs aujourd'hui, mais demain ils sombreront et
tomberont dans l'oubli. Nous mourrons peut-être, mais nous vivrons
éternellement. Un jour, toutes ces peurs prendront fin. Un jour, les étoiles
brilleront à nouveau. Et lorsque nous reverrons les étoiles, nous serons
délivrés. »
À ces mots, les enfants levèrent
les yeux vers le firmament éteint et frissonnèrent en voyant le vide pesant
au-dessus de leurs têtes. Le regard des plus âgés restait morne, pointé vers le
sol, et le souffle de leur respiration brillait, vaporeux, à la lumière du
petit feu.
Un jour. Personne ne savait
quand ce jour viendrait. Il était vraisemblable que dans l'intervalle la pluie
aurait emporté avec elle les montagnes alentour, les balayant comme les autres
de la face du monde.
Bien qu'il n'eût pas encore fini
son bol, Cheun se releva sous le coup de la colère. Il passa négligemment
l'écuelle à la femme assise à côté de lui, quitta le cercle et s'enfonça dans
les ténèbres.
Il ne voyait plus rien. Il
devait se guider à tâtons, d'un rocher à l'autre, sur un chemin qu'il avait
parfaitement repéré durant la journée et qui menait au sommet de la montagne.
Chaque bruit était important ; il enregistrait la moindre perturbation
dans l'écho que lui renvoyaient ses pas. Le sentier était escarpé et dangereux.
Il arriva à bout de souffle au
bivouac des hommes qui montaient la garde ; on l'avait dressé sur la crête
de la montagne, à l'opposé d'où l'on avait installé le premier campement.
Quelqu'un le salua d'une tape sur l'épaule. Cheun saisit cette main et reconnut
Onnen, le chef de la horde.
« Cheun ! Comment ça
se passe, en bas ? Les anciens se rassurent encore avec leurs vieux
contes ? »
Cheun souffla bruyamment,
furibond. Il pouvait sentir la présence des autres hommes, il les entendait
respirer et bouger. La peur planait dans l'air, et la rage aussi… Le sentiment
désespérant d'être impuissant, de ne rien pouvoir opposer à l'ennemi.
« Soleun raconte les
vieilles légendes. Il dit que nous n'avons qu'à attendre que les ennemis
sombrent d'eux-mêmes sous leur propre malfaisance. »
Des rires isolés percèrent l'obscurité,
des rires durs et secs comme des aboiements. Ici, en haut, le vent soufflait
doucement, faiblement, mais il était d'un froid mordant, et le visage de Cheun
ne tarda pas à le faire souffrir. Ses narines semblaient se glacer de
l'intérieur et perdre toute sensibilité.
« Il s'est passé quelque
chose à la frontière ? demanda-t-il dans la nuit impénétrable.
— Non », lui répondit
quelqu'un.
Cheun s'avança à tâtons jusqu'à
ce qu'il puisse voir en contrebas. C'était l'autre lumière, la lumière de
l'ennemi. Une lisière lumineuse à peine perceptible, d'un bleu sombre, marquait
le tracé de la frontière fortifiée. C'était une clarté si diffuse qu'on ne
pouvait distinguer aucun détail, juste les contours anguleux de machines
colossales massées le long de la frontière.
Cheun se rappelait lorsque pour
la première fois, enfant, il avait vu cette image. Auparavant, la frontière se
matérialisait par une discrète clôture en fil de fer qui s'étendait à l'infini
et tuait d'un coup de foudre quiconque s'en approchait. La nuit, elle brillait
faiblement dans cette lumière dansante et bleutée, perpétuellement menaçante.
Mais un jour les machines étaient arrivées, lentement, tels des monstres
d'acier. Elles s'étaient avancées en une colonne infinie, puis s'étaient
placées les unes à côté des autres jusqu'à former un front mouvant qui
s'étirait d'un horizon à l'autre.
Cheun était resté là, attendant
ce qui allait se passer. Sa horde, elle, n'avait pas attendu ; tous
avaient emballé leurs maigres biens et étaient partis. Mais de loin il avait
encore eu le temps de voir des hommes s'approcher et démonter la clôture. Et,
tout jeune qu'il fût, Cheun avait tout de même compris qu'ils le faisaient pour
libérer le passage devant la Terre de Gris, devant l'ennemi qui voulait tous
les tuer bien qu'ils ne lui eussent rien fait.
Et depuis cela n'avait cessé de
se répéter. Ils n'avaient cessé de devoir fuir, toujours plus haut vers le
nord ; il avait fait de plus en plus froid et la nourriture s'était faite
de plus en plus rare. Parfois, ils avaient dû combattre d'autres hordes sur le
territoire desquelles ils avaient pénétré en fuyant devant l'ennemi. Et à
présent ils étaient arrivés au pied du massif rocheux du nord. À présent il ne
leur restait plus que le chemin qui s'enfonçait dans un désert stérile,
mortellement froid, et ils rendraient l'âme entre ses roches nues et ses ravins
escarpés.
« À quoi penses-tu,
Cheun ? » lui demanda brusquement Onnen près de lui.
Cheun sursauta. Il n'avait pas
entendu le chef s'approcher, tellement il était plongé dans ses pensées et ses
souvenirs.
« Cette fois, je ne sais
pas où nous pourrions fuir, déclara-t-il alors. Il ne nous reste plus que le
désert rocailleux qui débouche sur les glaces éternelles. Quoi que nous
fassions, notre choix est très simple : mort subite d'un côté, mort lente
de l'autre.
— Et que choisis-tu ?
— Je choisis toujours le
combat. »
Onnen se tut un moment.
« J'avais prévu, si
l'ennemi reprenait l'offensive, que nous continuions vers l'est. Si les
rapports sont exacts, il y a là-bas de chaudes vallées, un sol riche et
beaucoup d'animaux bien nourris. Mais ç'aurait été une longue marche et, pour
en venir à bout, nous aurions encore eu besoin de la prochaine récolte.
L'assaut survient trop tôt. Dans les prochains jours, l'ennemi va avancer et
détruire nos derniers champs, là, en bas ; et, si nous sommes encore là,
ils nous tueront.
— Alors nous n'avons pas
d'autre choix que de fuir en laissant les vieillards et les plus
faibles », conclut Cheun. Un jour, lors d'un exode, il avait dû abandonner
sa mère, malade ; de loin, il avait vu l'ennemi embraser leur hutte qui
s'était évanouie en fumée.
« J'ai un autre plan, dit
Onnen. Essayons de les arrêter. »
Cheun se demanda soudain si tout
cela n'était pas qu'un mauvais rêve. Les arrêter ? Qu'est-ce qu'il
racontait ? Aucune de leurs armes n'était en mesure même d'égratigner les
colosses d'acier.
« Comment tu vois ça ?
— On pourrait tuer l'un
d'entre eux et s'emparer de ses armes, expliqua calmement Onnen. Les nôtres ne
peuvent rien contre leurs machines, mais si nous dirigeons leurs propres armes
contre eux, nous avons peut-être une chance. »
C'était un rêve. Un cauchemar.
« Onnen, il y a des
milliers de machines. Même si nous pouvions en détruire une, ça ne changerait
rien…
— Mais si nous nous emparons
de l'une d'entre elles et si nous nous en servons pour attaquer les autres, ça
changera quelque chose !
— Ils sont trop puissants,
Onnen. Détruis-en une, et des centaines d'autres viendront la remplacer. »
La voix du chef se fit soudain
tranchante, intransigeante.
« Ce n'est pas toi qui
disais choisir toujours le combat, Cheun ? »
Cheun se tut.
« Si nous voulons agir,
c'est maintenant ou jamais », reprit Onnen. Il posa le bras autour de
l'épaule du guerrier, et, bien qu'il ne pût le voir, Cheun devina que le chef
montrait la plaine et la frontière en contrebas. Ils ont démonté la clôture qui
lance des éclairs, et leurs machines sont assez espacées les unes des autres
pour qu'un homme puisse se faufiler. Et regarde bien : entre bon nombre
d'entre elles, l'éclairage est très, très faible. Nous pourrons, à la faveur de
la nuit, nous approcher à pas de loup, pénétrer dans la Terre de Gris et les
attaquer par-derrière : ils ne se douteront de rien. Nous attendrons que
l'un d'eux s'approche seul, et nous le tuerons d'une flèche.
Cheun dut reconnaître qu'Onnen
avait soigneusement pensé ce plan. De jour, ils avaient souvent vu des
individus isolés déambuler derrière la file de machines mobiles. La Terre de
Gris n'offrait certes aucune cachette, mais ce n'était pas nécessaire tant
qu'il faisait nuit. Ils surprendraient l'ennemi en le prenant par là où il ne
s'attendait pas à être attaqué, et, comme les machines étaient enveloppées
d'une clarté d'un bleu blafard, ils pourraient voir l'ennemi sans être vus.
« Et mieux valait mourir au
combat que de maladie dans son lit. Je te suis », dit Cheun.
Onnen lui tapa sur l'épaule,
satisfait mais aussi soulagé. « Je le savais. »
L'audacieuse entreprise étant
décidée, ils n'hésitèrent pas un instant. Onnen rassembla les hommes et
expliqua de nouveau ce qu'ils allaient faire. Il désigna un des plus jeunes
pour rester au bivouac et monter la garde ; il fit contrôler les quelques
armes qu'ils possédaient (haches de pierre, lances, arcs et flèches), puis ils
entamèrent leur descente vers la plaine.
Ils trouvèrent le sentier, même
dans les ténèbres. Leurs doigts cherchaient à tâtons des pierres saillantes,
des moignons de branches mortes, des mousses poussiéreuses et des sillons dans
la paroi. Leurs pieds glissaient sur les éboulis, à la recherche de marches, de
cavités et de rochers proéminents. Chacun savait quand il devait baisser la
tête et où il devait faire attention pour ne pas tomber dans le vide.
Cheun sentit une rage folle
enflammer son cœur et aiguiser son esprit combatif. Il avait souvent réprimé la
haine que lui inspirait l'ennemi, car cela lui faisait mal de devoir
reconnaître son infériorité et son impuissance absolue. À la seule pensée qu'il
était possible d'infliger à l'ennemi trop puissant une blessure douloureuse, il
sentit se libérer la haine accumulée durant toute sa vie et une énergie
malveillante l'envahit.
Ils étaient venus d'un autre
monde pour tuer et dévaster, et, s'il était possible qu'ils aient eu, un jour,
une raison d'agir ainsi, cela faisait des siècles qu'elle était tombée dans
l'oubli. Et que se passerait-il s'ils en venaient à parachever leur œuvre
insensée, s’ils les tuaient tous et recouvraient l'ensemble de la planète de
leur rocaille grise ? Peut-être, songea Cheun, en était-il tout autrement
que dans les légendes. Peut-être fallait-il qu'ils anéantissent l'ennemi pour
revoir les étoiles.
Finalement, il sentit l'herbe
aride de la plaine frôler ses mollets. Sa bouche était sèche et il savait qu'il
en était de même pour les autres. Tous restèrent muets.
Ils se dirigèrent vers la faible
lueur bleutée. Les touffes d'herbe sèche et les broussailles rachitiques
crissaient et craquaient sous leurs pas, menaçant de révéler leur présence. Ils
se faufilèrent entre de jeunes arbustes qui poussaient sur la plaine et qui
jamais plus ne porteraient de fruits. Les ténèbres alentour les enveloppaient
et s'étendaient à l'infini dans toutes les directions ; seul le
scintillement devant eux semblait tracer sur le sol, d'un horizon à l'autre,
une couture bleu sombre. On n'entendait que le bruit de leurs pas et le souffle
de leur respiration. Tous les animaux, même les insectes et les petits
rongeurs, fuyaient devant la frontière qui les séparait de la Terre de Gris.
Ils étaient les seuls à s'y diriger résolument.
Lorsqu'ils eurent dépassé les
champs, Onnen arrêta le groupe.
« Il faut réfléchir
précisément à la façon dont nous allons procéder, murmura-t-il. Je pense que le
mieux, c'est de nous diviser en groupes de deux. Chacun des groupes se choisit
un chemin entre deux machines, il s'y faufile, et nous nous retrouvons ensuite
de l'autre côté, sur la Terre de Gris. Et on ne passera pas tous à la fois mais
les uns après les autres. Quelqu'un a une meilleure proposition ?
Personne ne répondit. Les mains
se cherchèrent dans l'obscurité et, sans un mot, des groupes de deux se
formèrent.
« Alors, en
route ! » chuchota le chef.
Le premier groupe se glissa
furtivement en avant. Après quelques instants, ils purent voir la silhouette
des deux jeunes guerriers se dessiner dans la clarté de la frontière. Comparées
aux machines de l'ennemi, elles eurent l'air subitement petites et fragiles, et
ce n'est qu'alors que Cheun prit conscience de l'immensité de ces engins, de
ces énormes montagnes de métal sombre montées sur des roues blindées.
Il ne put s'empêcher de secouer
la tête. Les ennemis étaient les serviteurs du Mal, oui, et ils étaient les
plus forts. Ils étaient d'une force infinie. Ils étaient les vainqueurs et ils
le resteraient jusqu'à la fin des temps.
De leur côté, il ne leur restait
plus qu'à accepter une mort honorable. Au moins, elle les délivrerait d'une
fuite éternelle et de souffrances sans espoir.
Deux détonations fendirent la
nuit glaciale comme deux coups de fouet. Le petit groupe sursauta. Ils virent
avec effroi les deux guerriers s'effondrer en agitant mollement les bras.
Onnen cria pour arrêter le
deuxième groupe qui s'était déjà mis en route.
« Halte ! »
Ils restèrent là sans bouger,
attendant ce qui allait se passer. Mais il ne se passa rien, tout était
silencieux.
« Il faut qu'on trouve
autre chose, finit par murmurer Onnen. Apparemment, on ne peut pas passer, même
si la clôture n'est plus là. Il faut qu'on trouve autre chose… »
Cheun tendit la main et lui
toucha le bras.
« Ça n'a pas de sens,
Onnen. Si on ne peut pas pénétrer dans la Terre de Gris, on n'arrivera à rien.
— Je refuse
d'abandonner ! siffla rageusement Onnen. Il faut encore réfléchir… »
Soudain, un vrombissement grave
emplit l'espace et se fit de plus en plus sonore, comme un roulement de
tonnerre au loin. Cheun fit un tour sur lui-même en essayant de déterminer d'où
venait ce bruit, ce bruit menaçant.
« L'assaut, murmura
quelqu'un. C'est reparti.
— Ils n'ont encore jamais
attaqué de nuit », s'entêta Onnen.
Un vrombissement aigu, comme le
bourdonnement d'un essaim de mouches, se mêla au vacarme et se rapprocha
impitoyablement. À présent, Cheun était certain que cela provenait des immenses
machines alignées. Et le bruit se fit de plus en plus fort, de plus en plus
strident.
« Si, dit-il. Ce sont
eux. »
À cet instant, la lumière fondit
sur eux, une lumière d'un éclat insupportable après l'obscurité totale où ils
étaient plongés, une lumière éblouissante qui s'étendait d'un horizon à
l'autre. Elle prit leurs yeux au dépourvu et les frappa si subitement qu'elle leur
parut plus vive que le soleil, plus vive que cent soleils. Cheun pressa ses
poings serrés contre ses yeux clos, mais la lumière parvint quand même à percer
ses paupières comme si une force invisible l'y poussait. La douleur était
atroce. Puis le sol trembla sous ses pieds, et il sut ce que cela
signifiait : les machines ennemies s'étaient mises en branle et roulaient
à présent, irrésistiblement, dans leur direction.
« En arrière ! »
cria-t-il en reculant. Il trébucha, les yeux toujours fermés et emplis de
larmes. La lumière y brûlait comme du feu. Le grondement sourd des monstres
d'acier emplit le ciel ; dans un crissement de roues, branchages et
pierres explosaient sur leur passage. En un instant, le vacarme fut tel que
Cheun ne pouvait plus entendre ses compagnons.
Puis, par intermittence, les
sons stridents et perçants reprenaient, à chaque fois suivis des hurlements de
ses camarades. Cheun se mit à courir, à courir pour sauver sa vie et celle des
siens. La fureur et la peur battaient dans sa poitrine, et toutes deux lui
donnaient des ailes. Combattre. Cela aussi, c'était combattre. Parfois,
combattre c'était courir, s'enfuir à toutes jambes devant un ennemi trop
puissant et tout faire pour lui échapper.
Il y eut une nouvelle détonation
dans son dos, et celle-là c'était pour lui. Il sentit un éclair de douleur
fulgurante lui traverser le corps et le précipiter en avant, tel un coup
inattendu qu'on lui aurait asséné dans les reins. Tout en continuant de courir,
il porta machinalement la main à l'endroit d'où émanait la douleur. Entre les
larmes qui lui baignaient les yeux, il vit du sang sur ses doigts. Beaucoup de
sang.
L'ennemi l'avait touché, mais il
était encore en vie. Ne pas abandonner. Continuer de courir. L'ennemi avait
fait une faute. Même l'ennemi pouvait faire des fautes. Même ces colosses ne
disposaient pas d'un pouvoir illimité. Il avait couru suffisamment loin pour
être hors de portée. Il leur échapperait. Il réussirait. Il saignait, oui, mais
cela ne voulait rien dire. Il se battrait. Courir. Continuer de courir. Il
choisissait toujours de se battre. De relever le défi. Lui, le guerrier. Lui,
Cheun, de la lignée des Oneun. Il réussit à atteindre le pied de la montagne,
il réussit même à grimper sur quelques pas le sentier maintenant vivement éclairé.
Et il s'effondra.
Cette fois, son heure était
venue. Cheun était étendu sur le dos, les yeux fermés, les mains pressées sur
sa blessure, et il sentait la vie s'écouler de son corps. Avec une lucidité
insoupçonnée, il savait qu'il allait mourir, et la peine qu'il en ressentait ne
s'adressait qu'à la horde qui allait devoir prendre la fuite sans ses guerriers
et s'enfoncer dans une vaste contrée hostile, une étendue de mort où ils
succomberaient tous.
Il entendait la progression de
l'ennemi, sentait le tremblement désespéré du sol dans son dos et percevait les
craquements de plantes arrachées et broyées par milliers. Sa respiration se fit
plus lourde. C'était donc cela, la fin. Sa fin. Au moins, il serait mort
longtemps avant que les machines ne commencent de gravir la montagne. La
solitude s'empara de lui tandis qu'il gisait là, haletant, se raccrochant à ses
dernières étincelles de vie. Il se demanda s'il y avait quelqu'un dont il
aurait souhaité la présence en cet instant, mais personne ne lui vint à l'esprit.
Il allait donc finir ainsi, misérable.
Et tout d'un coup le silence se
fit. Aucune lumière ne perça plus à travers ses paupières. Cheun ouvrit les
yeux. Au-dessus de lui, dans l'infini ciel de la nuit, il vit les étoiles.
CHAPITRE XVI
LE RETOUR
À QUOI BON tout cela ? Il l'ignorait. Après toutes ces
années, après tous ces événements sanglants et ces découvertes macabres, après
tous ces cauchemars…
« Commandant
Wasra ? »
Il leva les yeux avec
irritation. C'était Jegulkin, le navigateur, et on pouvait lire sur son visage
qu'il regrettait de devoir le déranger.
« Oui ?
— Nous atteignons la
planète G-101/2. Vous avez des directives particulières ? »
Wasra n'eut pas besoin de
réfléchir. Durant les mois précédents, ils s'étaient si souvent posés sur des
planètes comme celle-ci, ils avaient si souvent annoncé la chute de l'Empire
qu'il se sentait parfois comme dans un cauchemar interminable où il était
condamné, jusqu'à la fin des temps, à devoir prononcer les mêmes mots et faire
les mêmes gestes. Non, pensa-t-il soudain, cette fois c'était différent ;
pour cette planète-ci, il avait des ordres précis. Et ce serait loin de leur
faciliter la tâche.
« Pas de directives
particulières. Nous cherchons le port et nous y atterrissons.
— À vos ordres, commandant. »
Wasra regarda le grand écran
principal qui montrait l'espace tel qu'il serait également apparu à un œil
dénué de protection. Une petite tache d'un éclat mat se rapprochait : la
seconde planète du soleil G-101. Ici aussi vivaient des tisseurs de tapis en
cheveux, comme sur des milliers d'autres planètes. Des planètes qui
paraissaient toutes se ressembler.
En arrière-plan, les étoiles
luisaient faiblement, d'une lumière froide et engourdie ; chacune était un
autre soleil ou une autre galaxie. D'humeur sombre, Wasra se demanda s'ils
réussiraient jamais à en finir vraiment avec l'Empire, s'ils se
débarrasseraient jamais définitivement de l'héritage des empereurs. Il avait
tellement l'impression d'une entreprise vouée à l'échec ! Qui pourrait
jamais dire avec certitude que derrière un de ces points lumineux ne se cachait
pas une autre province de l'Empire qu'ils n'avaient pas encore décelée ?
Que jamais plus aucune porte ne s'ouvrirait devant eux, dévoilant elle aussi un
terrible secret ?
Il aperçut son reflet dans le
revêtement d'un appareil et, comme si souvent ces dernières semaines, il
s'étonna que son visage paraisse toujours aussi jeune. Il avait le sentiment
que l'uniforme gris de commandant était taillé dans une étoffe plus lourde que
celles qu'il avait portées jusque-là, et l'insigne de son rang lui semblait
peser chaque jour davantage. Lorsqu'il s'était joint à l'expédition dirigée par
le général Karswant, il venait d'atteindre sa majorité ; c'était un jeune
soldat qui voulait faire ses preuves et connaître le frisson de l'aventure.
Mais aujourd'hui, après seulement trois années passées dans cette province
immense, il se sentait extrêmement vieux, aussi vieux que l'Empereur lui-même,
et il ne pouvait comprendre que cela ne se lise pas sur son visage.
À ce qui lui semblait, ils
avaient déjà effectué des milliers d'atterrissages comme celui-ci, et il n'y
avait aucune raison apparente pour que cela s'arrête un jour.
Et pourtant… cette planète avait
tout de même quelque chose de particulier. D'une certaine façon, c'est ici que
tout avait commencé. Par le passé, le vaisseau Salkantar s'était déjà
posé sur ce monde, au terme d'une folle équipée de plusieurs semaines
épuisantes, avec pour tout secours quelques mauvaises cartes hors d'usage. À
l'époque, Wasra n'était encore qu'un membre d'équipage comme les autres, et nul
n'avait deviné qu'ils allaient devoir mener des combats sanglants avec les
troupes impériales qui ignoraient tout de la mort de l'Empereur et de la chute
de l'Empire. À l'époque, on avait cru que l'expédition touchait pour ainsi dire
à son terme. On s'était apprêté pour le retour, on avait pris des mesures pour
effectuer le grand saut dans le néant qui séparait les galaxies. Wasra avait
dirigé des travaux de déblaiement sur le pont numéro trois, et, si quelqu'un
lui avait dit que, deux ans plus tard, c'était lui qui exercerait le
commandement à bord du Salkantar, il lui aurait ri au nez. Et pourtant
c'est ce qui s'était passé, et ces deux années avaient impitoyablement
transformé l'adolescent qu'il était en homme. Tout avait commencé ici, sur
cette planète dont le disque clair, d'une désolante couleur de sable,
grossissait et s'arrondissait lentement ; à sa surface, on voyait se
dessiner les premiers contours.
La discussion que Wasra avait
eue avec le général Karswant datait déjà de plusieurs semaines, mais il s'en
souvenait comme si c'était hier. Le vieillard hargneux, à la fois craint et
aimé de tous, lui avait montré une photo. « Nillian Jegetar Cuain,
avait-il dit d'une voix empreinte d'une tristesse inexpliquée. Sans cet homme,
cela fait presque trois ans que nous serions rentrés chez nous. Je voudrais que
vous découvriez ce qu'il est devenu. »
Contrevenant à un ordre formel,
cet homme s'était posé sur G-101/2 et il avait découvert les tapis de cheveux.
Dans un premier temps, Wasra avait refusé de croire les rumeurs qui avaient
filtré dans les cantonnements de l'équipage, tellement elles lui paraissaient
absurdes ; mais par la suite le rapport de Nillian avait été confirmé dans
ses moindres détails. D'après ce qu'avait communiqué le quartier général de
l'expédition, ces tapis étaient des ouvrages tissés extrêmement finement à
partir de cheveux humains, si finement qu'un tisseur ne pouvait en achever
qu'un seul durant toute sa vie. Mais cela n'aurait pas justifié plus qu'une
simple mention dans le rapport de l'expédition si ces tapis n'avaient été
réalisés pour un motif inattendu : à ce que racontaient les tisseurs, ils
étaient destinés au palais de l'Empereur, et les tisser était pour eux une
mission sacrée. Cela avait de quoi surprendre : quiconque avait jamais
pénétré dans le palais pouvait jurer que les lieux recelaient certes les choses
les plus étranges, mais aucun de ces fameux tapis.
Dès lors, la flotte
expéditionnaire fut aux aguets, et au bout de quelques mois, effectivement, un
grand transbordeur apparut, dans un état de délabrement pitoyable ; il se
posa sur la planète pour la quitter à nouveau quelque deux semaines plus tard.
On suivit le vaisseau, on perdit une fois encore sa trace, mais on trouva en
revanche une autre planète sur laquelle on produisait également des tapis en
cheveux, dans le même dessein religieux. Puis on en trouva une autre, et encore
une autre, des dizaines, bientôt des centaines. Alors, les vaisseaux
expéditionnaires se déployèrent et mirent à jour toujours plus de mondes où
l'on tissait des tapis en cheveux ; on envoya des hordes de robots de
reconnaissance automatiques qui, eux aussi, firent des découvertes identiques.
Et, lorsque dix mille de ces mondes eurent été trouvés, on arrêta les
recherches bien qu'il fût plus que probable que la liste était encore longue…
Les réacteurs se mirent en
action, et leur grondement sourd fit trembler le sol sous leurs pieds. Wasra
saisit le micro du livre de bord.
« Nous atterrirons dans
quelques instants sur la seconde planète du soleil G-101, secteur 2014-BQA-57,
périmètre 36-01. Heure standard 9-1-178005, dernières mesures 2-12. Croiseur
léger Salkantar, commandant Jenokur Taban Wasra. »
Le terrain d'atterrissage fut
bientôt en vue. C'était une immense étendue fortifiée au sol creusé de sillons
et brûlé par des moteurs très anciens. Un vieil astroport, âgé de plusieurs
milliers d'années. Chacune de ces planètes possédait un de ces ports qui se
ressemblaient tous. Autour de la zone d'atterrissage s'étendait toujours une
vieille ville, et toutes les routes de cette planète semblaient converger vers
cette ville. Et, d'après ce qu'on avait appris entre-temps, cette impression
correspondait bien à la réalité.
Le ronflement des réacteurs
changea de timbre.
« Phase
d'atterrissage », annonça le pilote.
Avec un choc retentissant, qui
glaçait d'effroi tous ceux qui voyageaient pour la première fois à bord d'un
vaisseau interstellaire, le Salkantar se posa. Mais les hommes et les
femmes de l'équipage y étaient tellement habitués qu'ils ne le percevaient même
plus.
Les portes de l'immense sas
s'ouvrirent lentement devant eux, et la rampe d'accès descendit en bourdonnant
vers le sol raviné. Des odeurs pénétrèrent dans le vaisseau, des odeurs lourdes
et nauséabondes d'excréments, de putréfaction, de poussière, de sueur et de
pauvreté qui semblaient se fixer dans les narines en une couche velue. Tout en
remettant en place le minuscule micro contre sa gorge, Wasra se demanda à
nouveau pourquoi ces mondes avaient tous la même odeur ; à chaque
atterrissage, c'était une des questions qui lui traversaient l'esprit. Nulle
part, dans cette galaxie abandonnée de Dieu, il ne paraissait y avoir de
réponses ; seules les questions étaient infinies.
Il faisait une chaleur torride.
L'étendue immense, grise et poussiéreuse du terrain d'atterrissage miroitait
sous un soleil de feu blafard. De la ville s'approcha un groupe de vieillards,
d'un pas à la fois rapide et étrangement humble. Ils portaient de lourdes tuniques
sombres qui, dans cette fournaise, devaient les mettre à la torture.
Wasra s'avança dans l'ouverture
du sas et attendit qu'ils aient atteint le pied de la rampe.
Il avait remarqué les regards
attentifs avec lesquels ils examinaient en s'approchant le vaisseau qui, à
l'évidence, devait être très différent de tous ceux qu'ils avaient vus
jusqu'alors. Ils le passèrent donc en revue, d'un œil craintif et incertain, et
finalement l'un des hommes s'inclina et dit :
« Nous vous saluons,
navigateurs. Avec votre permission, nous vous attendions plus tôt… »
Toujours la même crainte. Où
qu'ils aillent, ils retrouvaient partout ce trouble inavoué dû au fait que le
transport des tapis, qui durant des millénaires s'était répété sans incident,
avait finalement cessé. Même les salutations se ressemblaient à un point tel
que c'en était lassant.
Tout était tellement
semblable : les grands ports délabrés, les villes misérables et puantes
tapies tout autour, et les vieillards dans leurs tuniques sombres et râpées,
qui ne voulaient pas comprendre, qui vous parlaient de l'Empereur, de son
Empire et d'autres planètes sur lesquelles on faisait fermenter du vin ou cuire
du pain pour la table du souverain, de planètes qui tissaient des vêtements
pour lui, cultivaient des fleurs ou dressaient des oiseaux chantants pour ses
jardins… Mais on n'avait rien trouvé de tout cela ; juste des milliers de
mondes sur lesquels on tissait des tapis, rien que des tapis, un flot débordant
et continu de tapis en cheveux humains qui s'écoulait depuis des millénaires à
travers la galaxie…
Wasra brancha le micro pour
amplifier sa voix et la diffuser dans les haut-parleurs extérieurs.
« Vous attendiez les
navigateurs impériaux, déclara-t-il, suivant une formule qu'il avait souvent
employée et qui avait fait ses preuves. Nous n'en sommes pas. Nous sommes venus
vous dire qu'il n'y a plus de navigateurs impériaux, qu'il n'y a plus
d'empereur non plus et que vous pouvez arrêter de tisser des tapis en
cheveux. »
Depuis le temps, il prenait très
facilement l'intonation de l'ancien paisi que l'on parlait dans tous les mondes
de cette galaxie, et parfois cela l'effrayait presque. Cela lui vaudrait
certainement, à lui comme à son équipage, des regards en coin lorsqu'ils
rentreraient chez eux.
Les vieillards, tous de hauts
dignitaires de la Guilde des tisseurs, le dévisagèrent avec des regards
horrifiés. Wasra fit un signe de tête à la responsable du groupe d'information,
et aussitôt des hommes et des femmes descendirent la rampe, portant de vieux
appareils de projection et des dossiers usés contenant des photos. Ils avaient
l'air épuisés et marchaient comme des somnambules. Le commandant savait qu'ils
s'efforçaient de ne pas faire la somme des planètes de ce type qu'il leur
restait à visiter.
Une chose au moins les empêchait
de sombrer complètement dans la routine : à l'annonce de la chute de
l'Empire, les réactions obtenues jusque-là avaient été des plus diverses. Sur
certaines planètes, on s'était réjoui de s'affranchir de la corvée que
représentait le tissage des tapis. Sur d'autres, en revanche, on les avait
traités d'hérétiques, on leur avait jeté des pierres, on les avait insultés et
chassés. Ils avaient eu affaire à des dignitaires de la Guilde qui, par des
voies obscures, avaient déjà eu vent de la mort de l'Empereur mais qui les
avaient suppliés de n'en rien dire à la population, car ils craignaient de
perdre leur position dans la société. Au bout du compte, pensa Wasra, ils ne
pouvaient aucunement influer sur ce qui se passait effectivement après leur
départ. Sur bien des mondes, il faudrait sans doute encore des siècles avant
que l'ère ancienne ne touche réellement à sa fin.
Subitement, il se rappela la
mission que lui avait confiée le général. Il souffla bruyamment, contrarié de
l'avoir presque oubliée, et il sortit son communicateur.
« Ici votre commandant.
Chef de section Stribat, au rapport dans la soute. »
Il ne fallut que quelques
instants pour que pénètre dans le sas un homme grand et sec. Il salua
nonchalamment.
« Commandant ? »
Wasra leva les yeux avec irritation.
« Arrête donc »,
grogna-t-il. À leurs débuts, Stribat et lui avaient servi ensemble à bord du Salkantar.
À présent, Stribat avait sous ses ordres les véhicules au sol et les
fantassins. Il n'avait pas fait une grande carrière. Les grandes carrières,
c'était bon pour les fous, songea Wasra sombrement. « Tu te souviens qu'on
est déjà venus sur cette planète ? »
Surpris, Stribat écarquilla les
yeux.
« Vraiment ? Cela fait
des semaines que j'ai l'étrange impression que nous nous posons toujours sur la
même…
— C'est absurde. On est
déjà venus ici, mais c'était il y a trois ans. Le Salkantar avait reçu
pour mission de rechercher l'un des navires Kalyt en difficulté.
— Et comme on n'avait pas
de point d'immersion, on a sauté pendant des semaines d'un soleil à l'autre
jusqu'au moment de trouver le bon. » Stribat hocha la tête en
réfléchissant. « Je n'oublierai jamais à quel point je me sentais mal, à
l'époque, avec tous ces vols supraluminiques si rapprochés… Nillian, c'était
son nom, n'est-ce pas ? L'un des pilotes du Kalyt. Il s'est posé, il a
découvert les tapis et il a ensuite disparu sans laisser de trace.
Oh… ? »
Wasra vit une lueur naître dans
les yeux de son interlocuteur : il avait compris. Le commandant se
contenta de hocher la tête.
« Nous devons découvrir ce
qu'il est devenu. Équipe les véhicules blindés ; nous allons en ville à la
Maison de la Guilde. »
Peu après, trois véhicules
chenillés et lourdement blindés pénétrèrent dans le sas à grand bruit de
ferraille. Leurs moteurs émettaient des vrombissements sourds et puissants, et
à devoir trop s'attarder auprès d'eux on en concevait des douleurs au creux de
l'estomac.
La porte latérale de la voiture
de tête s'ouvrit et Wasra y monta. Les dignitaires de la Guilde sur le terrain
d'atterrissage reculèrent respectueusement lorsque les trois blindés dévalèrent
la rampe l'un à la suite de l'autre.
« La différence, elle est
là, dit Wasra en s'adressant à Stribat et pourtant à personne de précis. Pour
l'Empereur, une vie humaine ne valait rien, moins que rien. Et que se
passe-t-il aujourd'hui ? Le général Karswant attend à bord du Trikood,
tout est prêt pour notre vol de retour, pour que nous fassions un rapport sur
notre expédition devant le Conseil ; mais non, il refuse de partir tant
qu'il ne saura pas ce qu'est devenu un seul homme, ce Nillian. C'est agréable
de savoir ça. Cela me rend, comment dire… » Il cherchait le mot précis.
« Fier, lui souffla
Stribat.
— Fier, oui. Ça me rend
fier. »
Lorsqu'ils furent sur le sol, le
commandant fit brièvement arrêter le véhicule.
« Nous allons prendre un
des dignitaires avec nous ; il nous conduira jusqu'à la Maison de la
Guilde. »
Il repoussa la porte latérale et
fit signe à l'un des vieillards qui se tenait justement là. L'homme de la
Guilde s'approcha sans hésiter et monta avec empressement dans le blindé.
« Je suis tellement content
que vous soyez enfin là, pérora-t-il tandis que la petite colonne se remettait
en branle. Vous devez savoir que tout retard des navigateurs impériaux nous
place dans une situation inconfortable, car dans l'intervalle nos entrepôts
débordent de tapis… Oh, cela nous est déjà arrivé une fois, je me souviens,
j'étais encore enfant à l'époque. Les navigateurs avaient mis quatre ans avant
de revenir. La situation était critique et ce fut une rude épreuve pour nous.
Et vous devez savoir qu'à l'époque la Guilde disposait encore d'entrepôts bien
plus grands qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, tout est plus difficile
qu'autrefois… »
Wasra regardait le vieil homme
voûté dans sa tunique râpée. Ses yeux presque aveugles aux reflets argentés se
posaient de-ci de-là à l'intérieur du véhicule, et il babillait comme un enfant
agité.
« Dites-moi,
l'interrompit-il, comment vous appelez-vous ? » Le vieillard esquissa
une révérence.
« Lenteiman, navigateur.
— Lenteiman, avez-vous
entendu ce que mes hommes vous ont expliqué tout à l'heure ? »
Le dignitaire de la Guilde
haussa les sourcils en cherchant d'un air incertain l'endroit d'où lui parlait
le commandant. Sa mâchoire se mit à pendre mollement, découvrant une rangée de
chicots noirâtres. Il ne semblait même pas avoir compris ce dont il était
question.
« Lenteiman, nous ne sommes
pas des navigateurs impériaux. Et c'est inutile que vous les attendiez, car ils
ne reviendront plus jamais, ni dans quatre ans ni dans quatre siècles. »
Je n'en mettrais pourtant pas ma
main au feu, pensa Wasra.
« Il est également inutile
que vous continuiez de tisser des tapis pour l'Empereur, car l'Empereur est
mort. L'Empire n'existe plus. »
Le vieillard se tut un instant,
comme s'il avait besoin de laisser son cerveau s'imprégner de ce qu'il venait
d'entendre. Puis il fut pris d'un petit rire gloussant. Il tourna la tête vers
le soleil pâle qui luisait dans le ciel.
« Mais le soleil continue
de briller, non ? Vous autres navigateurs, vous êtes un peuple étrange et
vous avez de drôles de coutumes. Chez nous, ce serait de l'hérésie que de dire
ce que vous dites, et vous feriez mieux de conseiller à vos hommes de tenir
leur langue quand vous serez en ville. Et pourtant on vous passera sans doute
beaucoup de choses, car tout le monde est content que vous soyez enfin
là. »
Il gloussa de nouveau.
Wasra et Stribat échangèrent des
regards déconcertés.
« J'ai parfois le
sentiment, murmura Stribat, que Denkalsar était un optimiste. »
Denkalsar était presque une
figure mythologique ; à ce que l'on racontait, un homme portant ce nom
avait réellement vécu quelque cent ans plus tôt, et il avait aussi réellement
écrit ce livre dont le titre avait donné son nom au mouvement rebelle : Le
Vent silencieux. Depuis la chute de l'Empereur, lire Denkalsar était quand
même quelque peu passé de mode et Wasra s'étonna que Stribat le connaisse.
« Lenteiman, demanda-t-il,
que faites-vous habituellement des hérétiques ? »
De ses mains décharnées, le
vieil homme fit un large geste vague.
« Nous les pendons, bien
sûr, comme l'ordonne la loi.
— Vous arrive-t-il parfois
de simplement les incarcérer ?
— Dans des cas d'hérésie
bénigne, oui. Mais c'est rare.
— Et vous tenez des
registres sur les procès et les pendaisons ?
— Que croyez-vous ?
Naturellement, et tous ces livres sont consignés ainsi que le veut la loi
impériale.
— Dans la Maison de la
Guilde ?
— Oui. »
Wasra acquiesça, satisfait. Il
commençait à savourer le grondement et les secousses des moteurs qui faisaient
vibrer chaque fibre de son corps ; cela se muait peu à peu en un sentiment
de suprématie invincible. Il arrivait avec trois blindés, des soldats et des
armes d'une supériorité inaccessible par rapport à tout ce qu'on trouvait sur
cette planète. Il allait pénétrer sans discussion dans le bâtiment qui
représentait le cœur de cette culture, où il pourrait faire et faire faire ce
qui lui plairait. Cette perspective l'enchantait. Il parcourut du regard la
ligne brun clair de huttes et de maisons basses vers laquelle ils se
dirigeaient, et il savoura son appartenance au camp des vainqueurs.
Ils atteignirent la Maison de la
Guilde qui se dressait, massive, et imposait le respect. Ses murs gris-brun,
inclinés comme ceux d'une soute à charbon, n'avaient pas de fenêtres mais
seulement quelques étroites ouvertures en forme de meurtrières. Dans l'ombre de
la Maison s'étendait une grande place qui offrait à la vue un tableau étrange,
comme si un marché annuel s'était tenu là, attendant en vain depuis des mois
des visiteurs ; tous les exposants semblaient avoir sombré dans une espèce
de demi-sommeil. C'était un véritable imbroglio de voitures de toutes
sortes : certaines spacieuses, d'autres petites, certaines somptueusement
parées, d'autres laides et blindées, certaines croulant sous le poids des
années, d'autres dépourvues de bâches. Et partout des troupeaux de grandes
bêtes de trait au poil embroussaillé qui regardaient dans le vide, tandis que
les cochers somnolaient sur leur siège. C'étaient les caravanes des marchands de
tapis en cheveux qui se rassemblaient ici pour livrer les tapis à la Guilde.
L'arrivée des engins blindés mit assurément de l'animation ; les têtes se
redressèrent, les fouets cinglèrent, et peu à peu les voitures s'écartèrent
pour libérer l'accès au portail de la Maison de la Guilde.
Les battants étaient grands
ouverts. Wasra ordonna tout de même au chauffeur de s'arrêter. Il entrerait
accompagné de Stribat, du dignitaire de la Guilde et d'une troupe d'hommes en
armes ; les autres monteraient la garde près des véhicules.
« Il est sage de s'arrêter
ici, croassa Lenteiman, car dans la cour intérieure il n'y a plus de place.
Vous savez bien, les tapis…
— Lenteiman, menez-nous
auprès du doyen de la Guilde », ordonna Wasra.
Le vieillard acquiesça avec
empressement.
« Il vous attend sans doute
déjà avec impatience, navigateurs. »
On ouvrit la porte de la voiture
blindée, et une puanteur insoutenable d'excréments de bestiaux pénétra dedans.
Avant de descendre, Wasra attendit que la troupe qui devait les escorter se
soit rassemblée. Lorsqu'il posa le pied sur le sol poussiéreux – et
donc lorsque, réellement, il mit pour la première fois le pied sur cette
planète –, il ressentit jusque dans sa chair les regards que lui lançaient
les hommes et les femmes massés sur la place. Il évita de regarder autour de
lui. Stribat vint se placer à ses côtés ; le vieil homme l'imita et, d'un
hochement de tête, le commandant enjoignit à l'escorte de se mettre en marche.
Ils franchirent le portail. Tout
autour régnait un silence angoissant, peu naturel. Wasra eut l'impression
d'entendre quelqu'un dans la foule chuchoter à l'oreille de son voisin qu'ils
ne ressemblaient pas à des navigateurs impériaux. Les vieillards de la Guilde
avaient beau avoir l'esprit obtus et refuser, de toutes les fibres de leur
être, de voir la vérité en face, les hommes du peuple, eux, pressentaient
toujours avec une extrême acuité ce qui se passait et ce que leur apparition
signifiait.
Derrière le portail, il y avait
une petite cour. Ici aussi, on l'appelait sans doute la Cour des Décomptes,
pensa Wasra en apercevant la voiture de transport blindée que quelques hommes
étaient en train de décharger. Ils sortaient respectueusement les tapis les uns
après les autres et les entassaient devant un homme qui portait la tenue de
maître de la Guilde et qui, en se donnant de grands airs, comparait très
précisément chaque ouvrage avec les descriptifs inscrits sur les formulaires de
chargement. Il ne jeta qu'un regard rapide et dédaigneux à la troupe qui
s'approchait. Mais soudain il remarqua la présence de Lenteiman ; il
s'empressa alors de faire une profonde révérence, imité par ses compagnons.
Seul le marchand, un homme massif qui suivait toute la procédure d'un œil
morne, ne bougea pas.
Au spectacle des tapis qui
s'élevaient à peu près à hauteur de genou, Wasra frissonna. La vue d'un seul
tapis était déjà oppressante si l'on savait comment il avait été
confectionné : un tisseur y avait travaillé toute sa vie, en utilisant
exclusivement les cheveux de ses femmes ; il avait passé sa jeunesse à
dresser le canevas et à déterminer les motifs qu'il mettrait le reste de son
existence à réaliser ; il commençait par en tisser les grandes lignes,
dans une teinte déterminée par les cheveux de sa première femme, et ensuite,
lorsqu'il avait des filles ou des concubines, il complétait l'ensemble de
nuances différentes ; finalement, le dos voûté, les doigts raidis par
l'âge et les yeux presque aveugles, il bordait le pourtour du tapis de poils
bouclés qu'il prélevait sous les aisselles de ses femmes…
Un seul tapis était déjà une
vision saisissante. Une pile entière, c'était monstrueux.
Ils passèrent une autre porte et
débouchèrent sur un couloir sombre et court, si large qu'il ressemblait à un
vestibule bas de plafond. Les soldats de l'escorte regardèrent autour d'eux
avec méfiance, et Wasra nota leur attitude avec satisfaction.
Ils atteignirent la cour
intérieure et comprirent alors pourquoi il faisait si sombre dans le
passage : dans la cour s'entassaient des montagnes de tapis. Wasra s'était
attendu à pareil spectacle, et pourtant il en eut le souffle coupé. Les tapis
s'amoncelaient en des tas soigneusement formés, couche après couche, et d'une
taille supérieure à celle d'un homme ; ces piles étaient placées les unes
auprès des autres, d'un angle de la cour à l'autre. Trois années de
l'exploitation d'une planète. Mieux valait ne pas y penser si l'on ne voulait
pas perdre la raison.
Il s'approcha de l'un des tas et
essaya de compter. Il devait y avoir deux cents tapis par pile au minimum. Il
estima les dimensions de la cour et se livra à un bref calcul de tête.
Cinquante mille tapis. Il sentit un malaise l'envahir et la panique menaça de
le submerger.
« Le doyen, dit-il au
dignitaire, d'une voix plus ferme et plus menaçante que voulu. Où pouvons-nous
le trouver ?
— Suivez-moi,
navigateurs. »
Avec une agilité étonnante,
Lenteiman se faufila dans le passage vacant entre les piles de tapis et le mur.
Wasra fit signe à l'escorte et tous suivirent le vieil homme. Il sentait
sourdre en lui un désir difficilement contrôlable de frapper tout ce qui
l'entourait, de renverser les montagnes de tapis, de rouer de coups le
dignitaire. Folie, quelle folie ! Ils avaient combattu et vaincu, ils
avaient mis en pièces tout ce qui pouvait l'être dans l'Empire, et pourtant
cela ne voulait pas finir, cela continuait, encore et encore. À chaque pas
qu'il faisait, quelque part dans la galaxie on détachait un tapis de son
châssis, comme avant. Chaque fois qu'il respirait, quelque part on tuait un
nouveau-né parce qu'un tisseur n'avait droit qu'à un seul fils. Quelque part,
sur l'une des nombreuses planètes qu'ils n'avaient pas encore visitées ou même
sur l'une de celles qu'ils avaient visitées mais où on ne les avait pas crus.
Il semblait impossible de tarir le flot des tapis.
Plus ils avançaient, plus
l'odeur qui en émanait se fit pénétrante : une odeur lourde et rance qui
ressemblait à de la graisse pourrie et à des ordures en fermentation. Wasra
savait que ce n'étaient pas les cheveux qui empestaient ainsi mais les solutions
dont les tisseurs imprégnaient les tapis pour qu'ils se conservent très
longtemps.
Ils atteignirent enfin une large
brèche obscure dans le mur. Un escalier de quelques marches semblait mener à un
étage supérieur. Lenteiman leur fit comprendre de ne pas faire de bruit, et il
ouvrit le chemin, respectueusement, comme s'il pénétrait dans un lieu saint.
La salle dans laquelle il les
mena était vaste et sombre, uniquement éclairée par les braises rougeoyantes
d'un feu qui se consumait dans une vasque métallique au milieu de la pièce. Le
plafond peu élevé les obligeait à maintenir la tête humblement penchée, tandis
que la chaleur oppressante et la fumée âcre leur faisaient couler la sueur sur
le front. Wasra chercha nerveusement des doigts l'arme qu'il portait à la
ceinture, juste pour sentir qu'elle était bien là.
Lenteiman s'inclina vers le feu
qui brûlait faiblement.
« Votre Révérence. C'est
Lenteiman qui vous salue. Je vous amène le commandant du vaisseau impérial. Il
souhaiterait vous parler. »
À ces mots, ils entendirent un
bruissement et un mouvement indistinct près du feu. Alors seulement Wasra
remarqua près du trépied métallique une sorte de couche qui n'était pas sans
rappeler un berceau d'enfant, et entre les couvertures et les fourrures apparurent
le crâne et le bras droit d'un homme sans âge. Lorsqu'il ouvrit les yeux, Wasra
y vit briller, dans le reflet des braises, deux pupilles aveugles à l'éclat
argenté.
« Quel rare honneur… »
murmura le vieillard. Il parlait d'une voix grêle et lointaine, comme s'il
s'adressait à eux d'un autre monde. « Je vous salue, navigateurs
impériaux. Je m'appelle Ouam. Nous vous attendons depuis longtemps. »
Wasra échangea avec Stribat un
regard inquiet. Il décida de ne pas perdre de temps à expliquer au doyen de la
Guilde qu'ils n'étaient aucunement des impériaux mais des rebelles. En tout
cas, pas tant qu'ils n'auraient pas accompli leur mission. Il s'éclaircit la
voix.
« Je vous salue, révérend
Ouam. Je m'appelle Wasra. J'ai demandé à vous parler car j'ai une question
importante à vous poser. »
Ouam semblait faire davantage
attention à l'intonation de la voix étrangère qu'à la signification des mots.
« Posez-la-moi.
— Je suis à la recherche
d'un homme nommé Nillian. J'aimerais que vous me disiez si quelqu'un répondant
à ce nom a été condamné ou exécuté pour hérésie durant les trois dernières
années.
— Nillian ? » En
réfléchissant, le doyen remua doucement son crâne desséché. « Il faut que
je consulte les registres. Dinio ? »
Wasra sentit une question lui
brûler les lèvres : qu'est-ce que ce vieillard aveugle pouvait bien
espérer apprendre d'un livre ? C'est alors qu'un autre visage surgit de
l'ombre de la couche. C'était celui d'un jeune garçon. Il toisa les visiteurs
d'un regard froid et peu amène ; puis il se pencha vers le vieil homme qui
lui murmura quelque chose à l'oreille. Il acquiesça avec empressement, presque
comme un chien, s'élança et disparut par une porte quelque part au fond de la
salle.
Il revint aussitôt, un gros
in-folio sous le bras, et s'agenouilla par terre près du feu pour étudier le
registre. Cela ne lui prit que quelques instants. Il s'inclina à nouveau
au-dessus de la couche et échangea à voix basse quelques mots avec le vieil
homme. Ouam sourit d'un sourire fantomatique, d'un sourire de tête de mort.
« Ce nom n'est pas consigné
dans nos registres, dit-il alors.
— Son nom complet est
Nillian Jegetar Cuain, insista Wasra. Peut-être est-il enregistré sous un autre
nom. »
Le doyen haussa les sourcils.
« Trois noms ?
— Oui.
— Quel homme étrange. Je me
souviendrais de lui. Dinio ? »
Le garçon consulta une fois
encore les notes. À la façon qu'il eut cette fois de murmurer, il avait
manifestement plus à dire.
« Les deux autres noms ne
sont pas consignés non plus, expliqua Ouam. Durant les trois dernières années,
il n'y a eu en tout et pour tout qu'une seule exécution pour sacrilège.
— Quel était le nom de cet
homme ?
— C'était une femme. »
Wasra réfléchit.
« Quand on exécute
quelqu'un pour sacrilège ou pour hérésie dans une autre ville de la planète, en
êtes-vous informé ?
— Parfois. Pas toujours.
— Et qu'en est-il de vos
geôles ? Vous avez des prisonniers ? »
Ouam acquiesça.
« Oui, nous en avons un.
— Un homme ?
— Oui.
— Je veux le voir »,
dit Wasra. Il se retint d'ajouter qu'il était prêt à réduire toute la Maison en
cendres pour obtenir ce qu'il voulait.
Mais les menaces ne furent pas
nécessaires. Ouam acquiesça, bien disposé :
« Dinio va vous y
conduire. »
Les geôles se situaient dans la
partie la plus isolée de la Maison. Ils descendirent de sinistres escaliers
étroits ; Dinio ouvrait la marche, serrant contre lui comme un trésor le
registre des exécutions et des arrestations. Sur les murs s'émiettait un enduit
couvert de taches brunâtres, et plus ils s'enfonçaient dans les sous-sols, plus
les relents d'urine, de pourriture et de maladie se faisaient âcres. À un
moment donné, le jeune garçon prit une torche et l'embrasa ; Stribat avait
déjà allumé la lampe qu'il tenait devant sa poitrine.
Ils atteignirent finalement une
première grande grille gardée par un geôlier blafard et bouffi. Il les regarda
d'un œil terne et, si cette visite en nombre le surprit, il n'en laissa rien
paraître.
Dinio lui ordonna de les laisser
accéder aux geôles et Wasra plaça deux soldats de l'escorte pour monter la
garde près de la grille ouverte.
Ils pénétrèrent dans un couloir
sombre, éclairé par les seules torches qui brûlaient à l'entrée. De part et
d'autre, les portes qui donnaient sur des cellules inoccupées étaient ouvertes.
Stribat approcha sa lampe. Dans chaque cellule était accrochée une grande
photographie en couleur de l'Empereur. On enchaînait les prisonniers au mur
opposé, mettant ainsi le portrait hors de portée, et on leur refusait même la
grâce d'une obscurité parfaite : les grilles des conduits d'aération laissaient
passer dans la cellule juste ce qu'il fallait de lumière pour que les détenus
ne puissent faire autrement que de voir en permanence l'image de l'Empereur.
Dinio et le geôlier adipeux,
dont l'odeur était plus fétide que celle de la paille pourrie qui recouvrait le
sol, s'étaient arrêtés devant la seule cellule occupée. Stribat approcha sa
lampe de la lucarne dans la porte. Ils virent, recroquevillée sur le sol, une
silhouette sombre, les cheveux longs, les bras enchaînés au mur.
« Ouvrez, ordonna Wasra,
furibond. Et détachez-le. »
En entendant la clé tourner dans
la serrure, l'homme se réveilla. Lorsque la porte s'ouvrit, il s'était assis.
Il les regarda sans un mot. Ses blancs cheveux brillaient comme l'argent, et à
la lueur de la lampe, il s'avéra que le prisonnier était beaucoup trop âgé pour
être Nillian.
« Détachez-le »,
répéta Wasra.
Le geôlier hésita. Lorsque Dinio
acquiesça seulement, il sortit ses clés et ôta les menottes du vieil homme.
« Qui
êtes-vous ? » demanda Wasra.
L'homme le regarda. En dépit de
ce dénuement, il irradiait une dignité et un calme paisibles. Il lui fallut
quelques tentatives pour parvenir à prononcer un mot ; selon toute
évidence, cela faisait des années qu'il n'avait plus parlé.
« Je m'appelle Opur,
dit-il. J'étais autrefois maître flûtiste. »
À ces mots, il regarda
tristement ses mains qui ressemblaient à des moignons bizarres. On avait dû lui
briser tous les doigts et, faute d'attelles et de traitement, les fractures
s'étaient plus ou moins ressoudées d'elles-mêmes.
« Qu'a-t-il
fait ? » voulut savoir Wasra en s'adressant au geôlier.
Ce dernier le regarda d'un air
abruti, et le jeune garçon, d'une voix méprisante et froide, répondit à sa
place :
« Il a caché un déserteur
chez lui.
— Un déserteur ?
— Un navigateur impérial.
Un manutentionnaire du Kara, le dernier vaisseau qui ait atterri ici. »
Ce devait être le vaisseau
qu'ils avaient suivi tout d'abord, trois ans auparavant. Ils avaient finalement
perdu sa trace et découvert un autre monde sur lequel les hommes tissaient des
tapis en cheveux et se croyaient les seuls à le faire.
« Qu'est devenu le
déserteur ? »
Dinio resta de marbre.
« Il est toujours en
fuite. »
Wasra regarda le jeune garçon un
moment en se demandant quel poste il pouvait bien occuper. Puis il décida que
cela ne l'intéressait pas vraiment et se tourna vers le prisonnier. Avec
Stribat, il l'aida à se lever et déclara :
« Vous êtes libre.
— Non, certainement
pas ! protesta Dinio, très en colère.
— Il est
libre ! » répéta Wasra d'un ton tranchant, et il lança au jeune
garçon un regard si menaçant que celui-ci recula. « Encore un mot et je te
mets à genoux pour t'écraser la tête. »
Il plaça Opur sous la garde de
deux hommes de son escorte et leur ordonna de le conduire au vaisseau pour
qu'on le soigne et qu'on le mène ensuite là où bon lui semblerait. Au cas où il
ne se sentirait pas en sécurité sur cette planète, Wasra était décidé à le
prendre avec lui jusqu'au prochain monde de tisseurs où ils feraient escale.
Dinio, la rage au ventre,
regarda les soldats et le maître flûtiste s'éloigner, mais il n'osa plus rien
dire. Au lieu de quoi, il ne cessa de passer son registre d'un bras à l'autre
comme s'il ne savait qu'en faire ; pour finir, il le pressa contre sa
poitrine comme un bouclier. Ce faisant, quelque chose de blanc s'échappa des
pages et glissa doucement à terre.
Wasra le vit et le ramassa.
C'était une petite photographie de l'Empereur.
De l'Empereur mort.
Sidéré, le commandant regarda la
photo.
Il connaissait cette image. Il
avait exactement la même dans sa poche. Tous les membres de la flotte rebelle
avaient sur eux une photographie de l'Empereur défunt, au cas où ils se
retrouveraient dans la situation de devoir prouver que l'Empereur avait
réellement été renversé et qu'il était bien mort.
« Où as-tu trouvé
ça ? » demanda-t-il au jeune garçon.
Dinio prit son visage le plus
entêté, serra son livre encore plus fort contre lui et se tut.
« Ça devait appartenir à
Nillian », dit Wasra en s'adressant à Stribat ; il plaça la face
blanche de la photographie dans la lumière de la lampe que Stribat portait
autour du cou. « C'est bien ça. Tu vois ? »
L'inscription s'était estompée,
presque effacée ; elle était si pâle qu'on la voyait à peine, mais, avec
un peu d'imagination, on pouvait, à un endroit, reconnaître la syllabe Nill.
Wasra regarda Dinio d'un œil traversé d'éclairs si noirs qu'il en aurait abattu
des arbres ou fendu des crânes d'enfants.
« Où as-tu trouvé
ça ? »
Dinio déglutit, mal à
l'aise ; il finit par grogner :
« Je ne sais pas. Ça
appartient à Ouam.
— Tu ne vas quand même pas
me faire croire qu'Ouam l'a rapportée d'une promenade !
— Je ne sais pas où il l'a
trouvée ! »
Wasra et Stribat échangèrent un
regard, et en un instant ce fut presque comme autrefois, lorsque chacun savait
ce que l'autre pensait.
« Cela m'intéresse, dit
alors le commandant, de savoir ce qu'Ouam aura à nous raconter
là-dessus. »
Sur le chemin du retour, ils
entendirent des bruits inquiétants, des plaintes résonner dans les sombres
couloirs de la Maison de la Guilde, et mécaniquement ils pressèrent le pas.
Lorsque, cette fois hâtivement et non plus avec déférence, ils montèrent
l'escalier qui menait aux appartements du doyen, fumée et lumière tamisée
avaient disparu. L'air était désormais pur et la lumière éclatante.
La salle était comme transformée.
Un homme passait lentement d'une fenêtre à l'autre et ouvrait les volets, et à
chaque fois de nouvelles cascades de lumière éblouissante l'inondaient. Par les
fenêtres ouvertes, on apercevait les tapis comme autant de vagues déferlant sur
les appuis scellés dans le mur.
Le feu dans le trépied
métallique était éteint, et Ouam était étendu sur sa couche, mort, ses yeux
aveugles à jamais clos, ses mains décharnées jointes sur la poitrine. La couche
était plus petite que dans le souvenir de Wasra, et pourtant le cadavre osseux
et sans âge du doyen y semblait à peine plus grand que le corps d'un enfant.
Derrière les deux pilotes, des
hommes de la Guilde montèrent l'escalier en traînant les pieds. Ils
contournèrent les deux étrangers avec indifférence, s'agenouillèrent auprès de
la couche du défunt et, d'une voix contenue, entonnèrent des lamentations.
Dehors s'élevèrent en écho d'autres plaintes qui, par les fenêtres ouvertes,
vinrent se mêler aux premières et se répandirent dans toute la Maison, dans toute
la ville. L'homme qui avait ouvert les volets, dissipant ainsi la fumée et la
puanteur accumulées durant de nombreuses années, se joignit lui aussi aux
pleurs et offrit aux rebelles le spectacle d'un homme capable de passer en un
clin d'œil d'un empressement affairé à un chagrin inconsolable.
Soudain, il y eut des pas
précipités, effrénés dans l'escalier. Wasra sursauta et se retourna d'un
mouvement brusque. C'était Dinio. Il se précipita dans la salle à bout de
souffle, fou de désespoir. Sans regarder à droite ni à gauche, il s'élança vers
la couche du mort, s'effondra par terre et éclata en sanglots amers.
C'étaient en ces lieux les seuls
gémissements qui paraissaient vraiment sincères.
Wasra regarda une fois encore la
photographie qu'il tenait à la main, puis il la remit dans sa poche. Il
échangea un regard avec Stribat et, de nouveau, ils se comprirent sans avoir
besoin de parler.
Quand ils se retrouvèrent devant
la Maison de la Guilde, le soleil se couchait, rougeoyant comme du métal fondu.
Dans cette lumière, les deux véhicules blindés sur la place scintillaient
telles des pierres précieuses. Les psalmodies rituelles des maîtres de la
Guilde, chantées d'une voix plaintive et gémissante, conféraient à la scène un
aspect onirique.
« C'est la photo de Nillian,
n'est-ce pas ? demanda Stribat.
— Oui.
— Ce qui veut dire qu'il
est venu ici. »
Wasra observa les marchands qui
fermaient leurs échoppes pour la nuit et jetaient de temps à autre des regards
songeurs en direction de la Maison de la Guilde.
« Je ne sais pas si c'est
ce que ça veut dire.
— Peut-être qu'il s'en est
sorti, peut-être qu'il a rencontré une gentille fille et que, depuis, il vit
heureux quelque part sur cette planète, poursuivit Stribat en réfléchissant à
voix haute.
— Oui, peut-être.
— Trois ans… Il a eu le
temps d'avoir deux enfants, depuis. Qui sait ? Peut-être qu'il s'est
lui-même lancé dans la réalisation d'un tapis ? »
Il est mort, se disait Wasra, ne
te fais pas d'idées. Ils l'ont tué et enterré parce qu'il a dit quelque chose
contre l'Empereur. L'Empereur immortel. Bon sang ! Il ne leur avait fallu
que vingt-quatre heures pour provoquer sa chute, mais depuis vingt ans, chaque
jour, ils devaient reprendre le combat à zéro pour le vaincre.
« Le canot
d'atterrissage ! s'écria Stribat en le tirant avec excitation par la
manche. Wasra ! Qu'est devenu le canot ?
— Quel canot ?
— Ce Nillian doit avoir
atterri à bord d'un canot. Et on peut retrouver sa trace !
— Cela fait longtemps qu'on
l'a retrouvé ; à l'époque déjà, objecta Wasra. Et on a envoyé des espions
déguisés qui se sont renseignés. Nillian avait été arrêté pour hérésie et un
marchand l'avait emmené à la ville portuaire. Alors on a fait des recherches en
ville, mais Nillian n'est jamais arrivé jusqu'ici. »
Wasra avait étudié les rapports
de l'époque. Ils étaient plutôt maigres et n'avaient pas été faits très
consciencieusement. À les en croire, le simple fait de découvrir l'emplacement
de la ville près de laquelle s'était posé Nillian avait déjà nécessité des
efforts considérables… On avait regardé les tapis comme une aimable curiosité,
et, pour le reste, chacun se voyait très bien prendre le chemin du retour. Tous
s'accordaient alors pour dire : Il avait reçu l'ordre de ne pas atterrir,
il n'en a fait qu'à sa tête. Qu'il se débrouille maintenant.
« Ça n'aurait pas été utile
que l'équipier de Nillian nous accompagne ?
— Si, bien sûr », fit
Wasra. Il sentit une vague d'épuisement le gagner ; il le savait, c'était
plus qu'un phénomène purement physique. Cela ne finirait jamais. Rien ne finirait
jamais. « Seulement, il est mort. Il faisait partie des volontaires qui
ont lancé la première attaque sur la station portail et un de leurs robots de
combat volants l'a atteint. »
Stribat émit un son inarticulé
qui devait exprimer quelque chose comme de l'admiration.
« Comment un pilote Kalyt
en vient-il à s'enrôler volontairement pour un premier assaut ? »
Comme Wasra ne répondait pas, il continua de grogner pendant un moment ainsi
qu'il le faisait parfois quand il réfléchissait. « Et comment le général
a-t-il pu l'accepter ? »
Wasra ne prêta pas attention à
ses murmures. Perdu dans ses pensées, il imaginait l'imposant fuselage du Salkantar
qui s'élevait puissamment au loin dans les airs ; sa masse sombre se
dessinait contre le soleil couchant, et une ligne argentée étincelante en
traçait le contour. Comme tous les vaisseaux interstellaires, son domaine,
c'était l'espace ; posé à la surface d'une planète, il avait l'air d'un
corps étranger.
Et pourtant, pensa le commandant
avec mauvaise humeur, le Salkantar resterait encore longtemps cloué ici.
Le général Karswant ne repartirait pas pour le monde central avant que lui,
Wasra, n'ait appris quelque chose sur le sort de Nillian. Et tant que le
général n'aurait pas remis son rapport au Conseil des rebelles, celui-ci ne
pourrait décider ce qu'il convenait de faire. Et tant qu'aucune décision
n'aurait été prise, le flot de tapis continuerait, leur infligeant partout
cette vision obscène de montagnes de tapis entassés les uns sur les autres par
centaines.
Stribat eut un vague
pressentiment.
« Est-ce que cela veut dire
que nous allons devoir fouiller toute la planète ? demanda-t-il.
— Tu as une meilleure
idée ?
— Non, mais est-ce que la
dépense n'est pas disproportionnée ? Je veux dire, si Nillian est en vie,
il aura très certainement réussi à se faufiler jusqu'ici, dans la ville
portuaire. Or nous y sommes ; s'il est vivant, c'est ici qu'on a une
chance de le trouver. Mais s'il est mort, alors, à coup sûr, il ne sera pas la
seule victime de l'expédition.
— Il a découvert le
phénomène des tapis.
— Oui, et
après ? »
Stribat examina du coin de l'œil
le visage du commandant comme pour être sûr de pouvoir se risquer à lui
demander ce qu'il avait en tête.
« Je ne voudrais pas
blesser ton orgueil, Wasra, mais serait-il impossible que les motifs du général
Karswant ne soient pas aussi nobles que tu veux bien le croire ? »
Wasra dressa l'oreille.
« Que veux-tu dire ?
— Il cherche peut-être
surtout à rendre service à un membre bien précis du Conseil.
— À un membre bien précis du
Conseil ?
— Berenko Kebar
Jubad. »
Wasra regarda attentivement son
camarade tout en cherchant à comprendre ce qu'il essayait de lui dire. Jubad…
C'était lui qui autrefois, lors de l'assaut du Palais des Étoiles, avait
affronté l'Empereur et l'avait tué en duel, et depuis ce temps il jouissait
d'une renommée presque légendaire.
« Quel rapport avec
Jubad ?
— Le père de Jubad, dit
lentement Stribat, s'appelait Uban Jegetar Berenko… »
Wasra vacilla sous le choc. La
mâchoire lui en tomba.
« Jegetar ! répéta-t-il
avec effort. Nillian Jegetar Cuain. Nillian et Jubad sont parents…
— Ça m'en a tout l'air.
— Et tu penses que c'est
pour ça que Karswant attend… » Stribat se contenta de hausser les épaules.
Wasra releva la tête et fixa le
ciel qui s'assombrissait. À son zénith apparaissaient les premières étoiles.
Les étoiles qui appartenaient à l'Empereur. Cela ne finirait jamais. L'Empereur
était-il mort ? Ou était-on déjà en train de faire de son vainqueur le
prochain empereur ?
« Retournons au
vaisseau », lança-t-il soudain. Il eut brusquement le sentiment de ne
pouvoir tenir une seconde de plus ici, précisément ici, devant le portail de la
Cour des Décomptes. « Immédiatement. »
Stribat fit un bref signe aux
soldats de l'escorte ; les moteurs des deux véhicules blindés démarrèrent
au quart de tour, de leur vrombissement sourd et trépidant. Les bêtes de trait
qu'on avait déharnachées et qui s'étaient couchées les unes près des autres
pour dormir sursautèrent, dressèrent la tête et se tournèrent dans leur
direction.
Quand la voiture se mit en
branle, tous ceux qui se trouvaient sur la place s'écartèrent avec
empressement. Ils suivirent les traces laissées par le troisième véhicule qui
avait déjà rejoint le vaisseau, y conduisant l'homme qu'ils avaient libéré. Le
maître flûtiste. Les pensées de Wasra s'arrêtèrent un instant sur ce terme, et
il tenta d'imaginer ce que cela pouvait bien recouvrir. Puis, lorsque les
vibrations du siège se propagèrent dans son corps, il se rappela le sentiment
qu'il avait éprouvé en pénétrant dans la ville, ce sentiment de force et de
supériorité qu'il avait savouré. Le pouvoir et ses tentations… Apparemment, ils
n'en tireraient jamais aucune leçon, même après deux cent cinquante mille ans
de domination impériale.
Il se pencha et s'empara du micro
de l'unité de communication. Quand il eut établi le contact avec le radio de
service à bord du Salkantar, il lui ordonna :
« Envoyez un message au Trikood,
à l'attention du général Jerom Karswant. Texte : Nillian Jegetar Cuain est
mort, c'est une quasi-certitude. Tous les indices donnent à penser qu'il a été
victime d'une justice sommaire pour motif religieux. Bon vol de retour et
meilleures salutations au monde central. Signé commandant Wasra, et cætera.
— Je l'envoie tout de
suite ? demanda le radio.
— Oui, tout de
suite. »
Lorsqu'il se recala dans son
fauteuil, il eut le sentiment de n'en avoir fait qu'à sa tête, de s'être montré
indocile, et ce n'était pas une sensation désagréable. Une sorte de feu glacé
courait dans ses veines. Demain, il déploierait dans toute la ville le groupe
d'information pour expliquer au peuple ce qui se passait dans cette galaxie. Et
pour lui faire comprendre que l'Empereur était mort. Il était tellement
impatient de se poser sur la prochaine de ces maudites planètes et de lancer la
vérité à la face de ses habitants !
Il remarqua que Stribat
l'observait du coin de l'œil avec un sourire qui s'insinuait très doucement sur
ses lèvres. Peut-être que ce Nillian finirait par réapparaître un jour, qui
pouvait le savoir ? Mais en ce moment, ce qui importait, c'était que
Karswant reprenne enfin le chemin du monde central et qu'il fasse son rapport
au Conseil. Que les choses se mettent en marche. S'ils lui retiraient un jour
le grade de commandant, cela ne changerait rien au fait qu'il avait agi comme
il estimait devoir le faire.
Wasra sourit, et ce sourire
était celui d'un homme libre.
CHAPITRE XVII
LA VENGEANCE ÉTERNELLE
SEPT LUNES brillaient dans le ciel. La nuit était claire et
dégagée ; la voûte céleste s'arrondissait tel un cristal d'un noir bleuté
au-dessus d'un paysage irréel.
Comment imaginer qu'un jour ce
monde tout entier n'avait eu d'autre objet que de servir l'amusement et la
distraction d'un seul homme ? À l'exception, bien sûr, des dispositifs de
défense et des geôles souterraines. Le soir, Lamita se tenait souvent ici, sur
le petit balcon de sa chambre, et elle essayait de comprendre.
Au-delà des murs du palais, la
mer s'étirait à perte de vue, calme et argentée dans la clarté des lunes. De
douces collines boisées offraient leurs rondeurs à l'horizon, un horizon si
lointain que, de nuit, on ne pouvait situer la frontière entre la terre et
l'eau. La planète tout entière formait un seul parc dont les plans avaient été
artistiquement tracés. Lamita savait qu'il y avait, outre l'immense palais, une
myriade de domaines et de châteaux de dimensions plus modestes où l'Empereur
s'adonnait à ses plaisirs.
Mais tout cela faisait depuis
longtemps partie du passé. Désormais, c'était le Conseil des rebelles qui
siégeait dans la grande salle du trône, et les innombrables collaborateurs du
gouvernement provisoire peuplaient le gigantesque Palais des Étoiles. Le choix
de l'ancien monde central comme siège du gouvernement était loin de faire
l'unanimité. On soupçonnait ses membres, dans cet environnement paradisiaque,
de rester trop éloignés des véritables problèmes que rencontrait la population
sur les autres mondes pour pouvoir prendre des décisions appropriées. Mais les
raisons qui avaient poussé le Conseil provisoire à se maintenir temporairement
ici étaient d'ordre pratique : c'est en effet ici que convergeaient de
manière singulière toutes les installations de communication.
Un harmonieux timbre de cloche
résonna. C'était la communication longue distance qu'elle attendait. Lamita quitta
précipitamment le balcon et se dirigea vers l'appareil multifonctions près de
son lit. Sur l'écran, le symbole du réseau intergalactique était allumé.
« Communication établie
avec Itkatan, l'informa une voix mélodieuse mais manifestement artificielle. Votre
correspondante est Pheera Dor Terget. »
Elle appuya sur la touche
adéquate.
« Bonjour, mère. Ici ta
fille Lamita. »
L'écran resta sombre. Une fois
de plus, pas de communication visuelle. Ces derniers temps, apparemment, seules
les autres galaxies obtenaient les communications visuelles.
« Lamita, mon
trésor ! » La voix de sa mère avait sur certains mots une résonance
métallique désagréable. « Comment vas-tu ?
— Comment veux-tu que ça
aille, ici ? Bien, évidemment.
— Ah, oui. Vous et votre
île de félicité. Chez nous, on s'estime déjà heureux que l'alimentation en eau
fonctionne à nouveau et que les combats dans le secteur nord aient cessé. Ils
ont peut-être fini par s'entre-tuer ; ça ne serait pas trop tôt, et
personne n'en ferait un drame.
— Du nouveau pour
père ?
— Il va bien. On lui a
prescrit de nouveaux médicaments et son état s'est stabilisé. S'il avait cinq
ans de moins, on pourrait opérer ; c'est ce que le médecin a dit
récemment. Enfin, il faudra bien que ça aille… » Elle poussa un soupir. Un
soupir qui parcourut plus de trente mille années-lumière. « Parle-moi de
toi, mon enfant. Quoi de neuf ?
Lamita haussa les épaules.
« Demain, je suis invitée à
participer à une grande session du Conseil. En tant qu'observatrice. Le
commandant de l'expédition Gheera est de retour et il présentera son rapport.
— Gheera ? Ce n'est
pas cette province de l'Empire dont on ne savait même pas qu'elle
existait ?
— Si. Elle a disparu
pendant quatre-vingt mille ans et les hommes là-bas, durant tout ce temps,
n'ont semble-t-il rien fait d'autre que de fabriquer des tapis avec des cheveux
de femmes. Et, quelles que soient les autres coutumes étranges que l'expédition
aura découvertes, ajouta Lamita d'un ton sarcastique, on attendra de moi que
j'en trouve la signification.
— Tu ne travailles plus
avec Rhuna ?
— Rhuna a été nommée
nouveau gouverneur de Lukdaria. Elle est partie hier. Maintenant, je suis seule
responsable des archives impériales.
— Gouverneur ? »
La jalousie pointait nettement dans la voix de sa mère. « C'est incroyable.
À l'époque où nous avons attaqué le palais impérial, elle avait, disons… l'âge
de faire ses premiers pas. Et aujourd'hui elle fait une grande carrière. »
Lamita prit une profonde
inspiration.
« Mère, tu pourrais dire la
même chose de moi. En ce temps-là, j'avais quatre ans. »
Les vieux rebelles semblaient se
faire mal à l'idée que, puisque l'Empereur immortel ne régnait plus, à l'avenir
une génération succéderait à l'autre.
Silence interstellaire. Chaque
seconde coûtait une petite fortune.
« Oui, c'est sans doute le
cours naturel des choses, soupira finalement sa mère. Alors maintenant, te
voici donc toute seule dans ton musée.
— Ce n'est pas un musée, ce
sont des archives », rectifia Lamita. Elle sentait le dénigrement latent
dans les paroles de sa mère et cela l'agaçait bien qu'elle se soit promis de ne
plus se laisser provoquer. « Quoi qu'il en soit, c'est vraiment ridicule.
Deux cent cinquante mille ans d'histoire de l'Empire, et moi toute seule au
beau milieu… Pourtant, dans ces archives, on pourrait trouver les réponses à
des questions que nous ne sommes même pas posées jusque-là… »
Sa mère avait l'art de la mettre
hors d'elle en faisant mine de ne pas entendre la moitié de ce qu'elle lui
disait.
« Et sinon ? Dans la
vie, tu es seule aussi ?
— Mère ! »
Encore la même rengaine. Un
autre million d'années s'écouleraient sans doute avant que les parents ne
cessent de dicter leur conduite à leurs enfants durant toute leur vie.
« Je te demande seulement
si…
— Et tu connais ma réponse.
Si un jour je devais attendre un enfant, je te tiendrais au courant. Mais
jusque-là mes relations avec les hommes ne regardent que moi. Compris ?
— Ma petite fille, je n'ai
nullement l'intention de m'immiscer dans ta vie ; simplement, cela me
rassurerait de savoir que tu n'es pas seule et que…
— Mère ? Ça
t'ennuierait qu'on change de sujet ? »
Le Conseil provisoire avait
exceptionnellement invité de nombreux observateurs à cette session. Cela
n'avait rien de surprenant, étant donné qu'il s'agissait tout de même du premier
rapport portant sur le bilan d'une mission spectaculaire menée dans la province
redécouverte de l'Empire. Le Conseil siégeait dans l'ancienne salle du trône
qui, ainsi qu'il seyait au centre cérémoniel de l'Empire, était de dimensions
et d'un faste époustouflants ; cet afflux de visiteurs ne présentait donc
aucun problème.
Lamita se faufila difficilement
entre deux vieillards membres du Conseil, à la recherche de la place qu'on lui
avait attribuée. Sûrement dans une rangée du fond. Des bribes de phrases saisies
au passage rendaient compte de l'atmosphère qui régnait.
« … en ce moment vraiment
d'autres soucis que de nous occuper d'un culte obscur pratiqué dans une galaxie
oubliée.
— Je considère cela comme
une manœuvre de Jubad et de Karswant pour asseoir leur influence au Conseil
et… »
Dans les derniers rangs, aucune
place à nom. Elle tenait son invitation serrée dans la main. Son manque de
confiance en elle devant tous ces vieux héros de la rébellion l'agaçait.
Elle découvrit avec effroi
l'étiquette à son nom tout devant, juste derrière le demi-cercle formé par les
tables où les conseillers avaient pris place. On semblait vraiment tenir à ce
qu'elle se fasse une opinion. Elle s'assit discrètement et regarda autour
d'elle. Au milieu du demi-cercle, devant l'appareil de projection, il y avait
une grande table. En face d'elle, légèrement en diagonale, elle découvrit
Borlid Ewo Kenneken avec qui elle travaillait depuis quelque temps dans
l'affaire Gheera. Il faisait partie du Conseil pour l'administration de l'héritage
impérial, et en ce qui concernait les archives, à de nombreux points de vue, il
était en quelque sorte son supérieur hiérarchique. Il lui fit un signe de tête
souriant, et une fois encore Lamita s'aperçut que le regard de l'homme avait
beaucoup de mal à se détacher de son visage.
Un coup de gong annonça
l'ouverture imminente de la session. Lamita contempla avec fascination l'énorme
disque de taille humaine, très richement ornementé. Un jour, le siège du
gouvernement serait transféré ailleurs, et le vieux palais impérial resterait
un musée, le musée le plus envoûtant de l'univers.
Elle remarqua la silhouette
trapue d'un général en grande tenue qui faisait son entrée en compagnie de
quelques officiers. L'homme, râblé, avait l'air hargneux et d'une confiance en
soi inébranlable. Ce devait être Jerom Karswant, celui qui commandait
l'expédition Gheera. Il posa une poignée de supports de données sur la tablette
près de l'installation de projection, les ordonna avec soin et s'assit ensuite
dans son fauteuil.
Second coup de gong. En
observant que Borlid regardait à nouveau dans sa direction, Lamita se sentit
furieuse d'avoir choisi une robe qui mettait sa poitrine en valeur. Par chance,
le président du Conseil provisoire se leva pour ouvrir la séance et donner la
parole au général Karswant, et, comme toute l'assistance, Borlid porta son
attention sur eux.
Karswant se leva. Le visage
courroucé, il parcourut l'assistance d'un œil alerte et brillant.
« Je veux tout d'abord vous
montrer ce dont il s'agit », déclara-t-il en faisant signe à deux de ses
compagnons. Ceux-ci ramassèrent sur le sol un long rouleau de la taille d'un
homme, le posèrent sur la table et l'y étalèrent précautionneusement.
« Messieurs les
conseillers, mesdames et messieurs, voici un tapis de cheveux ! »
Les spectateurs tendirent le
cou.
« Le mieux, c'est que vous
veniez tous brièvement à cette table pour admirer de près cette étonnante œuvre
d'art. Ce tapis est entièrement tissé de cheveux humains, et les nœuds sont si
incroyablement fins et serrés que la réalisation de cet ouvrage représente le
travail de toute une vie. »
Les premiers curieux se levèrent
en hésitant, passèrent entre les rangs et s'approchèrent pour examiner le tapis
et le toucher finalement du bout des doigts. Le reste de l'assistance suivit
leur exemple, dans un vacarme de chaises déplacées, et en très peu de temps la
session fut le théâtre d'une agitation confuse.
Lorsque Lamita réussit à
caresser de la main la surface du tapis, elle fut saisie d'un étonnement
empreint de respect. À première vue, il ressemblait à une fourrure, mais on
sentait au toucher que les fibres en étaient plus drues et plus serrées. Des
cheveux noirs, blonds, bruns et roux avaient été travaillés en une multitude de
motifs géométriques. Elle avait vu des reproductions photographiques de tapis
de ce type dans les rapports d'expédition, mais en avoir un directement sous
les yeux était une expérience saisissante. On sentait véritablement l'intensité
de la passion et de la concentration avec lesquelles cette fabuleuse œuvre
d'art avait été créée.
Soudain, dans la bousculade
générale, Borlid se retrouva comme par hasard à ses côtés. Le tapis ne semblait
pas l'intéresser particulièrement.
« Quand on en aura fini,
lui chuchota-t-il, pourrai-je t'inviter à dîner ? »
Lamita respira profondément.
« Borlid, je suis désolée.
Pour le moment, je ne peux pas te donner de réponse, je n'ai pas la tête à ça.
— Et après la
session ? Tu auras la tête à ça ?
— Je ne sais pas. Je ne
pense pas. Et puis je suis certaine que j'aurais mauvaise conscience d'accepter
une invitation de ta part. Tu risques d'entretenir de faux espoirs.
— Oh ? fit-il avec une
surprise feinte. Est-ce que je me serais mal exprimé ? Il ne s'agissait
pas d'une demande en mariage mais d'un simple dîner…
— Borlid, s'il te plaît,
pas maintenant ! » le somma-t-elle avant de regagner sa place.
Comment pouvait-il être aussi
sûr de lui ? Jusque-là, elle avait trouvé en lui un collègue agréable,
mais, quand il se croyait irrésistible, il se montrait tout simplement rustre
et grossier. Il semblait ne pas vouloir comprendre qu'elle n'attendait rien de
lui. À ses yeux, il se comportait de manière si puérile qu'elle aurait eu
l'impression d'abuser d'un enfant.
Peu à peu, l'auditoire retrouva
son calme. Lorsque chacun eut regagné sa place, le général poursuivit son
exposé. Lamita l'écouta d'une oreille distraite. La majeure partie de ce qu'il
disait, elle le savait déjà : la façon dont les tapis avaient été
découverts, les détails sur le culte dont ils continuaient d'être l'objet sur
les mondes de Gheera, les voies commerciales et les vaisseaux qui prenaient
finalement les tapis à leur bord et les transportaient vers une destination
restée tout d'abord inconnue.
« Nous avons pu suivre leur
trace jusqu'à une grande station spatiale en orbite autour d'une étoile double
formée d'une géante rouge et d'un trou noir. D'après nos observations, qui
devaient se confirmer par la suite, cette station était en quelque sorte une
plate-forme de transbordement. Mais, quand nous nous en sommes approchés, nous
avons été victimes d'une attaque si violente et si soudaine que nous avons été
forcés, dans un premier temps, de battre en retraite. »
Bien sûr, selon les critères
communément admis, Borlid était séduisant. Et, à ce qu'on racontait, il avait
su en jouer pour s'offrir les charmes de presque tous les membres féminins de
l'administration du palais. Lamita sonda ses sentiments. Ce n'était décidément
pas pour cela qu'elle le repoussait. C'était plus pour… son manque de maturité.
En tant qu'homme, elle le trouvait plat, immature, inintéressant.
« On ne doit pas oublier
qu'à ce moment-là nous n'étions qu'une petite flotte expéditionnaire, composée
en tout et pour tout d'un croiseur lourd, de trois croiseurs légers et de
vingt-cinq corvettes. Nous avons donc attendu l'arrivée des unités de combat
votées par le Conseil ; puis nous avons attaqué la station et nous l'avons
finalement maîtrisée. Les pertes à déplorer dans notre camp furent relativement
minimes. Il fut établi par la suite que le trou noir était en réalité le champ
d'accès à un gigantesque tunnel dimensionnel, suffisamment grand pour être
emprunté par d'immenses transbordeurs. C'est dans ce tunnel que se trouvait, et
cela depuis des dizaines de milliers d'années, l'intégralité des tapis produits
à Gheera. »
Lamita savait bien qu'elle était
jolie avec sa fine silhouette, ses longs cheveux blonds et ses jambes
interminables. Il n'y avait pas un homme qui ne se retournât sur son passage.
Si elle était seule depuis si longtemps, cela ne pouvait tenir à son physique.
Elle se demanda ce qui, alors, n'allait pas chez elle.
« Nous avons capturé un
transbordeur qui sortait du tunnel. Il était chargé de conteneurs vides, très
certainement prévus pour le transport des tapis. Après mûre réflexion et l'examen
minutieux de toutes les données, nous avons pris le risque, escortés par une
unité complète de combat, de nous aventurer dans le tunnel. Et nous avons
découvert un système stellaire dont tout le monde pensait qu'il n'existait
plus, puisqu'on ne l'avait pas trouvé là où, selon les cartes stellaires, il
aurait dû se situer. Nous avons trouvé la planète Gheer. »
Borlid était oublié. Ici, c'est
l'Histoire qui était en jeu. On supposait que Gheer avait été autrefois le
centre d'un grand royaume, celui de Gheera, avant que les flottes impériales ne
fondent sur lui et ne s'en emparent pour l'annexer à l'Empire. Et, par la
suite, pour une raison inconnue, l'isoler et l'oublier à nouveau.
« Le système de Gheer se
trouvait dans une énorme bulle dimensionnelle à laquelle accédait uniquement le
tunnel que nous avions emprunté. C'était la raison pour laquelle nous ne
l'avions pas trouvé à la position indiquée par les cartes. Jusque-là, nous
avions cru que ce système avait été détruit, mais en réalité on l'avait extrait
de notre univers au moyen de cette bulle dimensionnelle ; on l'avait pour
ainsi dire isolé dans un univers nain créé spécialement à cet effet et
totalement dépourvu d'étoiles, à l'exception du soleil de Gheer. La bulle était
maintenue grâce à des dispositifs installés sur la planète la plus proche du
soleil, ce qui leur permettait d'y puiser directement leurs énormes besoins
d'énergie. Ces installations elles aussi étaient gardées par des vaisseaux de
combat lourdement armés et extrêmement mobiles qui nous attaquèrent dès que
nous pénétrâmes dans la bulle. Comme ils nous coupaient la retraite, nous nous
sommes nous aussi lancés à l'assaut : nous avons pris pour cibles les
générateurs qui maintenaient la bulle et nous en avons détruit tellement que le
système s'est retrouvé propulsé dans l'univers normal. Il est revenu à sa
position initiale, et, avec le concours prêté par les unités de combat
restantes, nous avons finalement réussi à neutraliser les forces ennemies et à
nous emparer de la planète Gheer. »
Karswant s'arrêta. Pour la
première fois, il semblait chercher ses mots.
« J'ai déjà vu beaucoup de
choses étranges dans ma vie, reprit-il d'une voix hésitante, et la plupart de
ceux qui me connaissent disent de moi que je ne me laisse pas facilement démonter.
Mais Gheer… »
L'image projetée sur l'écran
montrait une planète d'un gris presque uniforme, pour ainsi dire sans océan.
Seules les régions polaires présentaient de maigres zones colorées.
« Nous avons trouvé
quelques millions d'autochtones qui réussissaient tant bien que mal à survivre
dans des conditions pitoyables et primitives. Et nous avons trouvé environ cent
mille hommes qui se prenaient pour des troupes de l'Empereur et menaient une
impitoyable guerre d'extermination contre les populations indigènes. Ils
progressaient pas à pas, tuant, incendiant, massacrant, faisant
irrésistiblement reculer la frontière. À l'heure actuelle, à peine un quart de
la surface reste habité par les autochtones, et ces terres recouvrent
essentiellement les régions inhospitalières situées aux pôles.
— Nous espérons que vous
avez mis fin à cette guerre inhumaine, demanda l'un des conseillers d'une voix
tonitruante.
— Bien entendu, répondit le
général. Nous avons réussi à stopper une attaque qui venait juste d'être
lancée. »
Une conseillère leva la main.
« Général, vous disiez
qu'au fil des ans les autochtones se sont retrouvés refoulés sur un quart de la
superficie totale de la planète. Qu'en est-il des trois quarts
restants ? »
Karswant baissa la tête.
« La surface “libérée” par
les troupes représente environ les deux tiers des terres fermes, et… »
Il s'arrêta de nouveau et scruta
lentement l'assistance, comme s'il attendait que quelqu'un dans la salle lui
vînt en aide. Lorsqu'il reprit finalement la parole, sa voix avait perdu sa
rudesse toute militaire ; à présent, c'était l'homme Jerom Karswant qui
semblait s'exprimer.
« Je reconnais avoir
redouté ce moment. Comment dois-je décrire ce que j'ai vu ? Je donnerais
tout au monde pour le savoir. Comment dois-je le décrire pour que vous me
croyiez ? Je n'ai même pas cru mes meilleurs commandants, des hommes à qui
j'aurais confié ma vie sans la moindre hésitation ; il a fallu que je me
pose sur cette planète pour m'en rendre compte par moi-même. Et ce que j'ai vu
de mes propres yeux, je n'ai pas voulu le croire non plus… » Il eut un
geste vague de la main. « Durant tout le voyage de retour, nous sommes
restés assis ensemble à remâcher chaque détail, encore et encore, mais nous ne
sommes arrivés à aucune conclusion. Si tout cela a un sens, j'aimerais qu'on
m'en donne la clé. C'est la seule chose que j'espère encore de la vie. Une
raison qui explique ce qui se passe sur la planète Gheer. »
À ces mots, il remit le
projecteur en marche et le film commença de défiler.
« Chaque pouce de terrain
que les troupes impériales avaient gagné sur les autochtones en les massacrant
ou en les chassant était aussitôt aplani et solidement fortifié par un
personnel technique composé d'environ cinq cent mille hommes, et, lorsque les
unités de combat reprenaient leur progression, la surface ainsi conquise était
recouverte de tapis. Ainsi, au cours des millénaires, les soldats impériaux ont
tapissé de ces œuvres les deux tiers de la surface totale de la planète. »
Rompant un silence éberlué, un
des conseillers se racla la gorge et demanda :
« Êtes-vous en train
d'insinuer, général, que tous les tapis ont été fabriqués pour recouvrir une
planète ?
— Quand on survole Gheer,
c'est l'image qui s'offre à vous. Partout, absolument partout, cette planète
n'est plus qu'une immense étendue de tapis collés les uns aux autres, sans le
moindre interstice qui laisserait apparaître le sol d'origine. Des vastes
plaines aux vallées profondes, en passant par les hautes montagnes, les plages,
les collines, les coteaux, tout, tout est recouvert de tapis. »
L'assistance, fascinée, suivait
sur l'écran les images qui confirmaient les dires du général.
« Mais c'est complètement
fou ! finit par s'écrier quelqu'un. Quel sens cela peut-il
avoir ? »
Karswant haussa les épaules, ne
sachant que répondre.
« Nous l'ignorons. Et nous
n'avons pas le début d'une explication. »
Les participants se lancèrent
dans une discussion animée que le président du Conseil provisoire interrompit
d'un geste impérieux de la main.
« Vous avez raison, général
Karswant, j'ai peine à croire tout cela, dit-il. C'est sans conteste la chose
la plus invraisemblable que j'ai jamais entendue. » Il se tut un moment.
On pouvait lire sur son visage qu'il avait du mal à garder le fil de ce qu'il
voulait dire. « Il est de toute façon impossible que nous nous rendions
tous sur Gheera, même si, je vous l'avoue, ce n'est pas l'envie qui m'en
manque. Nous essayerons donc simplement de vous croire, général. »
Il se tut à nouveau et parcourut
l'assistance d'un œil hagard. Il avait l'air sous le choc. Tous dans
l'auditoire avaient l'air sous le choc.
« Quelle que soit
l'explication à cette énormité, poursuivit-il, s'efforçant visiblement de
reprendre plus ou moins le contrôle de la situation, nous ne pourrons sans
doute en trouver la clé que dans l'Histoire. Je suis content que notre
ravissante Lamita Terget Utmanasalen soit présente aujourd'hui. Elle est l'une
des meilleures historiennes que nous ayons et elle a charge des archives
impériales. Peut-être en sait-elle plus que nous ? »
À l'énoncé de son nom, Lamita
s'était levée et se tournait de tous les côtés, nerveuse de se retrouver si
inopinément au centre des regards.
« Je suis désolée de ne
rien pouvoir répondre à cela, dit-elle lorsque le président lui eut fait signe.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas trouvé dans les archives le moindre indice
sur ces tapis. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas ; mais le système
de classement reste plutôt énigmatique à nos yeux, et la masse de documents qui
recouvrent l'ensemble de la période impériale est proprement gigantesque…
— Lamita, je vous décharge
de toutes vos autres tâches, l'interrompit le président. Jusqu'à nouvel ordre,
occupez-vous exclusivement de cette affaire. »
Merci bien, pensa Lamita,
irritée, en se rasseyant. Me débattre toute seule avec les archives. Des
collaborateurs, voilà ce qu'il aurait dû m'accorder.
« Nos réflexions,
poursuivit aussitôt le vieux conseiller, devraient se concentrer sur le présent
et sur l'avenir. Il importe désormais d'éduquer la population de Gheera,
d'éradiquer sa foi en l'Empereur et d'établir un nouvel ordre politique. Je
pense qu'en prenant exemple sur notre expérience dans les provinces de Baquion
et de Tempesh-Kutaraan nous pourrions parvenir à transformer Gheera en une
fédération indépendante… »
Lamita n'écouta que
distraitement la discussion politique qui s'ensuivit. La politique
contemporaine ne l'intéressait pas. Seuls l'intéressaient les millénaires, les
événements et les évolutions historiques qui faisaient partie du passé. Elle
explora mentalement les archives, tentant pour la millième fois de sonder le
secret de leur classement ; mais aucune idée nouvelle ne lui vint. Elle
fut contente quand la session s'acheva enfin.
Borlid l'intercepta avant
qu'elle n'ait pu quitter la salle.
« Lamita, il faut que je te
parle un instant. »
Elle croisa les bras, se
protégeant de ses dossiers serrés contre sa poitrine.
« Je t'écoute.
— Cela fait des semaines
que tu m'évites. J'aimerais savoir pourquoi.
— Je t'évite ?
— Oui. Je te demande si tu
veux dîner avec moi et tu… » Elle soupira.
« Borlid, arrêtons de nous
mentir. Tu attends plus de moi qu'un simple dîner. Et je ne suis pas d'accord.
Donc accepter ton invitation serait malhonnête de ma part. Et bien peu
enthousiaste.
— Aucune chance ?
— Non. »
Vanité masculine blessée.
Terrible !
« Il y a donc un homme dans
ta vie ?
— Même si c'est le cas,
Borlid, c'est mon affaire et ça ne te regarde pas. »
Elle était étendue sur le dos et
fixait le plafond peint au-dessus de son lit. La brise nocturne jouait délicatement
dans le mobile accroché dans l'embrasure de la porte qui donnait sur le balcon,
produisant ainsi de doux sons langoureux. Dans la clarté de la lune, le mobile
jetait des ombres sur la couverture du lit ; le reste de la chambre était
plongé dans l'obscurité.
« J'ai repoussé l'un des
hommes les plus séduisants du palais, dit-elle à voix haute. Et maintenant me
voilà toute seule dans mon lit, et je ne sais pas ce que je vais
devenir. »
Léger éclat de rire distant de
dix-sept mille années-lumière. « Puisque tu l'as repoussé, c'est qu'il
n'était pas assez séduisant, petite sœur.
— Oui, c'est vrai. Je le
trouve puéril et superficiel.
— Mais tu viens de dire que
c'était l'un des hommes les plus séduisants…
— Oui, enfin, beaucoup de
femmes le trouvent attirant. »
Nouvel éclat de rire.
« J'ai l'impression, sœur
chérie, que tu continues de croire qu'il te faut devenir comme les autres. En
réalité, il faut que tu marques ta différence. Que tu trouves ta
singularité. Tu es née parmi les rebelles, mais cela ne veut pas dire
grand-chose. Ta propre rébellion, il faut encore que tu la découvres. »
Lamita fronça le nez en essayant
d'approfondir le sens de cette remarque. Sa sœur aînée adorait proférer des
sentences mystérieuses et laisser ses interlocuteurs s'en dépêtrer. Elle
s'entêta :
« Sarna, qu'est-ce qui ne
va pas chez moi ? Pourquoi suis-je toute seule ?
— Qu'est-ce qui te gêne
dans le fait d'être seule ?
— C'est ennuyeux.
Insatisfaisant.
— Angoissant ? insista
Sarna.
— Aussi, dut-elle
reconnaître de mauvaise grâce.
— Cela fait combien de
temps que tu n'as pas été avec un homme ?
— Longtemps. C'en est
presque devenu irréel. Et en plus c'était horrible. J'avais l'impression d'être
une bonne d'enfants.
— Mais tu l'as dit
toi-même, c'est de l'histoire ancienne, l'affaire est classée. C'est donc
ailleurs qu'il faut chercher. Lamita… quel est l'homme dans ton entourage qui
t'attire ?
— Aucun, riposta Lamita
d'une voix qui claqua comme un coup de feu.
— Réfléchis encore. »
Lamita passa rapidement en revue
tous les hommes jeunes et acceptables qu'elle était amenée à côtoyer.
« C'est tout de suite
réfléchi. Il n'y en a vraiment aucun.
— Tu ne me feras pas avaler
ça. Crois-en mon expérience : c'est impossible, ne serait-ce que d'un
point de vue strictement hormonal. » Lamita dut bien admettre que
l'expérience de sa sœur en la matière était immense ; si elle avait choisi
de s'adresser à elle, c'était aussi pour cela. « Je suis certaine qu'il y
en a un. Il y a un homme qui t'attire ; en sa présence, une chaleur humide
se diffuse entre tes cuisses. Tu n'oses pas te l'avouer, c'est tout. Peut-être
qu'il est marié, ou très laid ; en tout cas, quelle qu'en soit la raison,
tu l'as rayé de ta conscience. Mais il est là. C'est pourquoi aucun autre ne
t'intéresse. » Pause. « Alors, ça te met sur la voie ? »
Perdue dans ses pensées, Lamita
écarta une mèche de son front. Oui, elle avait mis le doigt sur quelque chose.
Elle sentait dans ses souvenirs comme un point de résistance, une tache
aveugle, une barrière qu'elle s'était construite elle-même. Si elle mettait un
instant de côté tous ses tabous, alors venait… Non. C'était hors de question.
Que dirait-on d'elle si…
Ce que diraient les autres.
Voilà, c'était là toute l'explication. Attitude étonnante pour une femme qui se
prenait pour une rebelle, non ? Elle se mit presque en colère contre
elle-même mais se sentit pourtant fière de s'être démasquée.
« Oui, il y a effectivement
un homme… commença-t-elle d'une voix hésitante.
— Tu vois bien ! lui
répondit Sarna d'une voix très satisfaite.
— Mais ça ne marchera pas.
Pas avec lui.
— Pourquoi pas ?
insista sa sœur avec un plaisir non dissimulé.
— Il est beaucoup plus âgé
que moi.
— Ça doit être l'héritage
familial. Notre père aussi n'était plus de toute première fraîcheur quand il a
rencontré Mère.
— Et c'est un partisan
impénitent de l'Empereur.
— Discussions animées
garanties ! commenta Sarna d'un ton joyeux. Autre chose ? »
Lamita réfléchit.
« Non, soupira-t-elle
finalement. Mais maintenant je ne sais vraiment pas ce que je dois faire.
— Non ? s'amusa sa
sœur. Je parie que tu le sais parfaitement. »
Elle se sentait fermement
résolue à agir, à être courageuse et à ne pas se laisser impressionner par les
obstacles. Elle connaissait cet état d'esprit, et elle savait aussi qu'il
importait d'en profiter avant qu'il ne se dissipe.
Dormir était exclu. Elle se
changea rapidement et appela les archives impériales. L'archiviste mit peu de
temps à décrocher.
« Je sais qu'il est tard,
mais cela vous gênerait que je passe aux archives ce soir ? »
demanda-t-elle.
Il haussa juste un sourcil.
« Le Conseil vous a
mandatée. Vous pouvez aller et venir quand bon vous semble.
— Oui, répondit Lamita
d'une voix nerveuse. Je voulais juste vous prévenir. J'arrive.
— Oui », dit Emparak
l'archiviste avant de raccrocher.
Le portail des archives était
ouvert lorsqu'elle arriva. Lamita resta quelques instants, indécise, dans le
vestibule violemment éclairé. Elle regarda autour d'elle. Tout était désert et
abandonné, personne en vue. Elle aperçut aussi de la lumière provenant de la
grande coupole. Elle alla dans la salle de lecture centrale et déposa son
porte-documents sur la table ovale à laquelle autrefois l'Empereur lui-même
s'était assis. L'écho du moindre son résonnait trop bruyamment et renforçait le
sentiment de solitude.
Elle s'engagea dans un des
couloirs qui rayonnaient depuis la salle et sortit un vieil in-folio d'une
étagère. Lorsqu'elle revint à la table, elle découvrit l'archiviste. Comme
toujours, il attendait, immobile dans la pénombre des colonnes du vestibule qui
menait à la salle de lecture.
Lamita posa lentement le gros
volume sur la table.
« J'espère que je ne vous
dérange pas, dit-elle, rompant le silence.
— Non », fit Emparak.
Elle hésita.
« Où habitez-vous au
juste ? »
Si jamais la question l'étonna,
il n'en laissa rien paraître.
« J'ai un petit appartement
au premier sous-sol. »
L'archiviste parlait d'une voix
peu engageante. Elle savait qu'il avait connu l'Empereur et qu'il avait
travaillé avec lui. Et chaque fois que, jusque-là, elle avait eu affaire à lui,
il ne lui avait pas échappé qu'il leur était hostile, à elle comme à quiconque
avait à voir de près ou de loin avec la rébellion. Elle l'examina. C'était un
homme courtaud, à peine plus grand qu'elle, aux cheveux épais et d'un gris
argenté ; son dos était quelque peu bossu, ce qui l'obligeait à se tenir
légèrement courbé. Sa prestance n'en était pas moins digne, et il irradiait une
maturité paisible.
« Vivre ici doit être
quelque chose de singulier, dit-elle d'un air songeur. Au milieu de dizaines de
milliers d'années d'une histoire grandiose… »
À ces mots, Emparak tressaillit.
Elle le remarqua et, quand elle croisa son regard, elle y lut de la surprise.
« Au moment de la chute de
l'Empire, j'étais encore une enfant de cinq ou six ans tout au plus », poursuivit-elle.
Pour la première fois, elle eut le sentiment qu'il l'écoutait réellement.
« J'ai grandi dans un monde en perpétuel bouleversement. Je voyais autour
de moi des choses s'effondrer ; c'est alors que j'ai commencé à
m'intéresser à ce que c'était avant. C'est sans doute ce qui a motivé mon choix
d'étudier l'histoire. Et durant toutes mes études je n'ai rêvé que d'une
chose : me retrouver un jour ici, dans les archives impériales. Les
fouilles, les recherches, les études sur le terrain : tout cela ne m'a
jamais attirée. Les questions étaient là, dehors, mais c'est ici, j'en étais
persuadée, que se trouvent les réponses. Chercher ne m'intéressait pas, je
voulais savoir. » Elle le regarda. « Et maintenant je suis
ici. »
Il avait fait un pas en avant, sans
doute sans s'en apercevoir, sortant ainsi de l'ombre. Il la dévisageait
attentivement, comme s'il la voyait pour la première fois. Lamita attendit
patiemment.
« Pourquoi me racontez-vous
cela ? » demanda-t-il. Sa voix trahissait un violent tourment intérieur.
Lamita s'approcha prudemment de
lui. Elle prit une profonde inspiration, lentement, cherchant à sentir en elle
le courage qui lui avait jusque-là donné des ailes.
« Je suis venue pour
découvrir ce qu'il y a entre nous, dit-elle doucement.
— Entre… nous ?
— Entre vous, Emparak, et
moi. Il y a quelque chose. Une vibration. Un lien. Un champ électrique. Je le
sens, et je suis certaine que vous le sentez aussi. » À présent, elle lui
faisait face et la tension entre eux s'était encore accrue. « Je vous ai
tout de suite remarqué, Emparak, la première fois que je vous ai vu ici, près
de ces colonnes. Il a fallu attendre aujourd'hui pour que je me l'avoue, mais
votre présence éveille des désirs en moi ; un désir d'une puissance que je
n'ai encore jamais connue. Je suis venue y succomber. »
Le souffle d'Emparak se fit
haletant. Ses yeux affolés couraient le sol et les murs ; il n'osait plus
la regarder qu'à la dérobée.
« Je vous en prie, ne jouez
pas avec moi.
— Je ne joue pas, Emparak.
— Vous êtes une… une femme
magnifique, Lamita. Vous pouvez avoir tous les hommes que vous voulez. Pour
quelle raison voudriez-vous vous donner à un infirme comme moi ? »
Soudain, Lamita ressentit la
douleur de l'archiviste comme si elle avait été la sienne, dans la région du
cœur.
« Je ne trouve pas que vous
soyez infirme. Je vois bien que votre dos est voûté, mais qu'est-ce que ça peut
faire ?
— Je suis infirme,
insista-t-il. Un vieil homme infirme.
— Mais un homme. »
Il se tut. Il lui tournait le
dos et fixait le sol de marbre.
« Je suis venue pour que
vous me disiez ce que vous ressentez, Emparak », reprit-elle enfin
doucement. Après tout, ce n'était peut-être pas une bonne idée. « Je peux
m'en aller, si vous préférez. »
Il murmura quelque chose qu'elle
ne comprit pas.
Elle tendit la main et lui
toucha l'avant-bras.
« Voulez-vous que je m'en
aille ? » demanda-t-elle, pleine d'appréhension.
Il tourna la tête.
« Non. Ne partez
pas. » Il ne savait toujours pas où poser son regard, mais sa main avait
subitement saisi la sienne et la tenait fermement. Tout d'un coup, une cascade
de mots jaillit de sa bouche. « Je suis un vieux fou… Tout cela est si… Je
n'espérais plus avoir la chance, encore une fois dans ma vie, de… Et une femme
comme vous ! Je ne sais vraiment pas quoi faire maintenant. »
Lamita ne put s'empêcher de
sourire.
« Je parie que vous le
savez parfaitement. »
Elle s'était attendue à devoir
affronter une montagne de sentiments d'infériorité accumulés pendant toute une
vie et elle s'y était préparée. Mais, lorsque Emparak la prit dans ses bras et
l'embrassa, elle se sentit liée à lui en une osmose parfaite. C'était
stupéfiant. Elle se fondit dans son étreinte. C'était comme si son corps avait
toujours attendu que cet homme le touche.
« Puis-je vous montrer où
j'habite ? » finit-il par demander après ce que Lamita vécut comme
des heures.
Elle acquiesça d'un air rêveur.
« Oui, dit-elle dans un
soupir. Je vous en prie. »
« Je n'arrive toujours pas
à le croire, dit Emparak dans l'obscurité. Et je ne sais pas si j'y réussirai
jamais.
— Rassure-toi, grogna
Lamita d'un ton ensommeillé, j'ai moi aussi du mal à le croire.
— Tu as connu beaucoup
d'hommes ? » demanda-t-il. La jalousie pointait dans sa voix, c'en
était presque amusant.
« Pas autant que la plupart
des gens le supposent, sourit-elle. Mais assez pour constater que je me lasse
très vite de ces hommes qui pensent que l'époque la plus importante de
l'histoire est celle qui a commencé avec leur propre naissance. » Elle se
retourna et se blottit contre sa poitrine. « Par chance, tes expériences
dans le domaine semblent compenser la faible dextérité dont je peux faire
preuve. Je parie que tu n'as pas toujours mené une vie aussi monacale que ton
appartement le laisse supposer. »
Emparak eut un sourire, elle
l'entendit au son de sa voix.
« Autrefois, j'occupais une
position importante, et cela a beaucoup pesé dans la balance. J'étais discret,
mais je crois que tout le monde savait que je poursuivais de mes assiduités
toutes les femmes du palais… Puis le grand bouleversement s'est produit. Vous
autres rebelles, vous, m'avez horriblement dégradé ; vous m'avez fait
sentir votre pouvoir et vous n'avez cessé de me faire savoir que j'avais choisi
le mauvais camp, celui des vaincus. Vous m'avez tout de même gardé, car vous
ignoriez si vous n'auriez pas encore besoin de moi un jour, mais je n'étais
plus qu'un vieux domestique. Alors je me suis complètement retiré.
— Je l'ai remarqué »,
murmura Lamita. Quelque chose en elle lui disait que la conversation était en
train de glisser sur un terrain dangereux, mais elle décida de courir le
risque. « Je crois que tu es toujours un partisan de l'Empereur. »
En une fraction de seconde, elle
le sentit se refermer sur lui-même.
« Qu'est-ce que cela
signifierait pour toi ? »
Cette repartie résonnait d'une
fierté inflexible. De fierté, mais aussi de crainte. D'une grande crainte.
« Tant que tu restes aussi
mon partisan, cela m'est égal », dit-elle doucement. Bonne réponse. Elle
sentit son soulagement. Quelle que fût son angoisse, il n'aurait pas été prêt à
se renier, pas même pour elle. Lamita en fut impressionnée.
« En vérité, je n'ai jamais
été un partisan de l'Empereur au sens commun du terme, dit-il d'un air pensif.
Les hommes qui le vénéraient et le priaient ne le connaissaient pas ; ils
le connaissaient uniquement par l'image qu'ils se faisaient de lui. Mais moi je
le connaissais pour m'être trouvé souvent face à face avec lui. » Il se
tut un moment et Lamita sentit réellement les souvenirs se réveiller en lui.
« Sa présence vous submergeait bien davantage que toutes les légendes que
ses prêtres ont pu créer. C'était une personnalité d'un charisme
incommensurable. Vous autres rebelles, vous simplifiez les choses :
l'Empereur ne se laisse pas évaluer selon les mesures communément admises. Il
se situerait plutôt à l'échelle d'un phénomène naturel. N'oublie pas une
chose : il était immortel, il avait dans les cent mille ans, et nul ne
sait ce que cela peut signifier. Non, je ne suis pas un admirateur aveugle, je
suis un chercheur. Je tente de comprendre et toute réponse facile, rapide,
toute faite me répugne. »
Lamita s'était redressée. Elle
alluma la lumière près du lit. Elle regarda Emparak comme si elle le voyait
pour la première fois, et, d'une certaine façon, c'était vrai. Le vieillard
acerbe au regard morne avait disparu. L'homme couché près d'elle était
parfaitement éveillé, plein de vie, et elle commençait d'entrevoir en lui une
parenté spirituelle qu'elle n'avait encore jamais connue avec personne.
« Je ressens exactement la
même chose », dit-elle. Elle eut soudain envie de le séduire une seconde
fois sur-le-champ.
Cependant, Emparak rabattit la
couverture, se leva et entreprit de s'habiller.
« Viens avec moi, dit-il,
je veux te montrer quelque chose. »
« Les archives sont aussi
anciennes que l'Empire, et au fil du temps les critères de classification ont
été modifiés plus d'un millier de fois. Aujourd'hui, le système de rangement
reflète cette complexité. Quand on ne le connaît pas, il est absolument
impossible de le percer à jour. » La voix d'Emparak résonnait dans les
sombres et étroits couloirs latéraux, et son écho leur revenait aux oreilles
tandis qu'ils s'enfonçaient, niveau après niveau, dans les profondeurs secrètes
des archives. Ici bas, seuls les couloirs principaux étaient faiblement
éclairés, et chacun était libre d'imaginer ce qu'il voulait dans les ombres
projetées par les armoires, les vitrines et toutes les mystérieuses pièces de
butin. À un moment, Lamita avait pris la main de l'archiviste et ne l'avait
plus lâchée.
« Niveau deux », dit
Emparak lorsqu'ils eurent descendu le large escalier de pierre suivant. Il lui
montra un petit panneau discrètement placé, sur lequel un chiffre avait été
peint dans un style très ancien.
« C'est le niveau deux en
partant du bas ? demanda Lamita.
— Non. C'est sans rapport.
Les archives ont été aménagées, remaniées, étendues et restructurées un nombre
incalculable de fois. » Il eut un rire moqueur. « Sous nos pieds
s'étagent encore quatre cents autres niveaux. Aucun rebelle n'est jamais
descendu aussi loin. »
Ils suivirent un large couloir.
Ils arrivèrent à un panneau marqué de la lettre L dont la graphie rappelait
celle en vigueur au temps du troisième empereur. Ils bifurquèrent alors dans
une galerie latérale plus étroite. Ils longèrent des armoires, des artefacts,
des appareils et des œuvres d'art, tous plus mystérieux les uns que les autres,
et Lamita eut l'impression que cela durait une éternité. Le style des chiffres
indiqués sur les panneaux retraçait cent mille ans d'évolution sémiotique. Ils
arrivèrent enfin au nombre 967, dont la graphie correspondait à celle qui avait
cours depuis quatre-vingt mille ans.
Emparak ouvrit une grande
armoire à un seul battant. Il le rabattit autant qu'il le put et alluma ensuite
le plafonnier.
Sur le versant du battant était
accroché un tapis de cheveux.
Au bout d'un instant, Lamita
s'aperçut qu'elle en était restée bouche bée et elle serra les lèvres.
« Donc si, fit-elle. Les
archives savent bien quelque chose sur les tapis de cheveux.
— Les archives savent tout
sur les tapis de cheveux.
— Et tu n'en as jamais rien
dit.
— Non. »
Lamita sentit un ricanement
niais glousser en elle comme des bulles dans de l'eau qui arrive à ébullition,
et elle ne put le contenir. Elle rejeta la tête en arrière et rit à gorge
déployée, d'un rire qui résonna partout autour. À travers un voile de larmes,
elle vit Emparak la regarder en souriant d'aise.
« Archiviste, dit-elle en
reprenant son souffle et en essayant vainement de prendre une voix sévère, vous
allez me révéler immédiatement tout ce que vous savez sur cette affaire. Si
vous refusez, je vous attache au lit et vous y resterez tant que vous n'aurez
pas parlé.
— Oh, fit Emparak. En fait,
j'avais justement l'intention de te raconter toute l'histoire, mais à présent
je suis vraiment tenté de me taire… »
Il sortit une grande carte
stellaire enveloppée dans un étui conçu pour résister aux altérations du temps.
« Autrefois, Gheera fut un
royaume florissant dont l'histoire originelle se perd dans la nuit des temps, à
l'instar de presque tous les anciens empires de l'humanité. C'est le dixième
empereur – donc le prédécesseur du dernier – qui découvrit
et conquit ce royaume, pour la seule raison qu'il existait et que l'empereur
entendait le dominer. Une guerre éclata. Elle dura longtemps et fit de nombreuses
victimes ; mais jamais Gheera n'eut de chance véritable contre la flotte
de combat impériale, et elle finit donc par se soumettre. »
Emparak montra du doigt une
rangée de boîtes de données archaïques.
« Le roi de Gheera
s'appelait Pantap. La première fois que l'empereur et lui se trouvèrent
confrontés, c'était sur Gheer, après la défaite du royaume. L'empereur exigea
que Pantap eût un geste de soumission public et solennel. » Emparak
regarda Lamita. « Tu veux emporter le matériel en haut ?
— Comment ? Ah oui, le
matériel, acquiesça-t-elle, oui, bien sûr. »
Emparak disparut dans une allée
transversale et revint avec un caisson léger fait de câbles et monté sur
roulettes. Il y déposa la carte et les boîtes de données.
« Gheer devait être, à
l'époque, un monde magnifique et plein de vie, poursuivit-il en sortant une
pochette très ancienne. Ce rapport la décrit et parle d'elle comme d'un joyau
de l'univers ; il fait l'éloge de ses innombrables trésors artistiques, de
la sagesse de ses habitants et de la beauté de ses paysages. »
Emparak lui tendit la serviette.
Lamita la prit précautionneusement et la mit avec le reste dans le caisson.
« Savais-tu que toute sa
vie le dixième empereur a souffert de calvitie ? » » demanda
l'archiviste.
Surprise, Lamita haussa les
sourcils.
« Eh bien, c'est que je
n'ai pas vu les bonnes photos.
— Il portait bien sûr des
implants, mais il fallait les lui renouveler au bout de quelques mois car son
organisme ne les supportait pas. C'était une réaction allergique qui l'a
poursuivi durant toute sa vie ; il est possible que cela ait eu un rapport
avec son traitement de longévité, mais nous n'en sommes pas sûrs. Ce dont nous
sommes sûrs, en revanche, c'est que pour lui ce léger défaut était un outrage,
un affront du sort qui l'empêchait d'atteindre la perfection à laquelle il
aspirait. »
Lamita inspira sans bruit.
« Oh ! » fit-elle
d'une voix entendue. Elle commençait à percevoir confusément les fils de la
trame.
« Les espions du roi Pantap
avaient découvert ce point sensible de l'empereur, poursuivit Emparak. Et pour
d'obscures raisons Pantap, qui était à l'évidence un homme fier et colérique,
ne trouva rien de plus ingénieux que de faire appel à ses dernières forces pour
remuer le couteau dans la plaie. Lorsque l'empereur se présenta pour prendre
acte de la soumission du roi, Pantap – qui par ailleurs arborait une
chevelure et une barbe splendides – lui dit mot pour mot : “Ton
pouvoir est peut-être assez grand pour nous mettre à genoux, mais il ne l'est
pas assez pour faire pousser des cheveux sur ton crâne, empereur chauve.”
— Ce n'était sans doute pas
une bonne idée…
— Non. C'était
vraisemblablement la pire qu'un homme ait jamais eue.
— Que s'est-il passé ?
— Le dixième empereur avait
déjà la réputation de s'emballer facilement et d'être vindicatif. Quand il
entendit cela, il entra dans une fureur noire. Il jura à Pantap qu'il
regretterait ces paroles comme encore jamais personne n'avait regretté d'avoir
outragé un ennemi. “Mon pouvoir est assez grand, répliqua-t-il, pour faire que
l'on recouvre l'ensemble de cette planète avec les cheveux de tes sujets, et je
te forcerai à admirer le spectacle !” »
Lamita jeta sur le vieil
archiviste un regard terrifié. Elle eut le sentiment qu'un abîme venait de
s'ouvrir sous ses pieds.
« Est-ce que cela signifie
que l'histoire des tapis de cheveux… est l'histoire d'une vengeance ?
— Oui. Rien d'autre. »
Elle mit une main devant sa
bouche.
« Mais c'est de la
folie ! »
Emparak acquiesça.
« Oui. Mais la véritable
folie réside moins dans l'idée en soi que dans les conséquences que sa mise en
œuvre a impliquées de manière inexorable. Comme d'habitude, l'empereur envoya
ses prêtres propager le culte de l'empereur divin et l'imposer en dépit des
vraisemblables résistances ; et dans le même temps il leur ordonna
d'instaurer le culte des tapis en cheveux, ce qui comprenait tous les éléments
logistiques complexes, l'existence des castes, le système des impôts et ainsi
de suite. Parmi ce qu'il restait des forces armées de Gheera, on recruta les
navigateurs qui avaient pour mission de transporter sur Gheer les tapis
collectés sur les planètes isolées. Quant à l'ensemble du système solaire de
Gheer, il fut enfermé dans une bulle dimensionnelle, ce qui le coupa
artificiellement de l'univers normal et rendit toute fuite et toute
intervention extérieure impossibles. On sélectionna des individus
particulièrement brutaux pour constituer les troupes qui reçurent pour mission
de réduire la culture des habitants à un état primitif et d'amorcer ensuite
leur lente campagne d'anéantissement. Ils commencèrent par raffermir le sol
tout autour du palais et ils le recouvrirent des premiers tapis en cheveux.
— Et le roi ? demanda
Lamita. Qu'a-t-on fait de Pantap ?
— Sur injonction de
l'empereur, Pantap fut enchaîné sur son trône et relié à un système destiné à
le maintenir en vie, au moins pour des milliers d'années. L'empereur voulait
qu'il regarde, impuissant, ce qu'il infligeait à son peuple. Au début, par les
fenêtres de la salle du trône, Pantap a sûrement vu le terrain dans un premier
temps aplani, convoi après convoi, puis recouvert de tapis. Par la suite, les
équipes se mirent à filmer toutes leurs activités, leurs combats et leurs
conquêtes meurtriers ainsi que leurs travaux de construction, et toutes ces
images furent transmises par radio et diffusées sur des écrans que l'on avait
installés devant le roi impuissant. »
Lamita était horrifiée.
« Cela signifie-t-il qu'il
est possible que Pantap vive toujours ?
— Ce n'est pas à exclure,
reconnut l'archiviste, même si je n'y crois guère car les techniques de
maintien en vie n'étaient pas encore très perfectionnées à l'époque. En tout
cas le palais, lui, doit toujours être là, quelque part sur Gheer, perdu au
beau milieu d'une région immense où les tout premiers tapis sont partis en poussière
depuis bien longtemps. Manifestement, l'expédition Gheera ne l'a pas trouvé,
sans quoi elle aurait également découvert Pantap ou ses restes. »
La jeune historienne secoua la
tête.
« La question doit être
élucidée. Il faut que le Conseil soit mis au courant ; il faut renvoyer
quelqu'un… » Elle regarda Emparak. « Et tout cela a fonctionné durant
tout ce temps ?
— L'empereur est mort peu
après l'instauration du système des tapis. Son successeur, le onzième et
dernier empereur, ne s'est rendu à Gheera qu'une seule fois, brièvement.
Quelques notes laissent entendre que tout cela l'écœura, mais il ne s'est pas
décidé à y mettre un terme, vraisemblablement par fidélité aux empereurs qui
l'avaient précédé. À son retour il fit rayer la province de toutes les cartes
stellaires et de toutes les bases de données, s'en faisant ainsi le seul
dépositaire. À partir de là, la machinerie a continué de tourner, millénaire
après millénaire. »
Le silence s'abattit sur ce
couple si différent.
« Telle est donc l'histoire
des tapis de cheveux », murmura Lamita, bouleversée.
Emparak acquiesça. Puis il
referma l'armoire.
La jeune femme regarda autour
d'elle, encore abasourdie par ce qu'elle venait d'entendre. Elle suivit des
yeux les couloirs et les galeries transversales qui se déroulaient à l'infini
et où s'alignaient d'innombrables autres armoires identiques à celle-ci.
« Toutes ces autres
armoires, demanda-t-elle lentement, que contiennent-elles ? »
L'archiviste la regarda. Une
lueur d'éternité brillait dans ses yeux.
« D'autres
histoires », dit-il.
ÉPILOGUE
NŒUD APRÈS NŒUD, ses mains répétaient sans cesse les mêmes
gestes, nouant et renouant sans cesse les fins cheveux, des cheveux si fins et
si ténus que ses doigts en étaient saisis de crampes et ses yeux cernés de rouge.
Et pourtant, quels que fussent ses efforts et son empressement, l'avancée de
l'ouvrage était à peine perceptible. À toute heure du jour il se tenait là,
accroupi, courbé avec application au-dessus du châssis sur lequel son père et
les pères de son père s'étaient penchés avant lui, avec sous les yeux le verre
grossissant hérité de ses ancêtres et rendu presque opaque d'avoir tant servi,
les bras appuyés sur la planche calée sous sa poitrine et ne guidant l'aiguille
qu'au seul bout de ses doigts tremblants. Nœud après nœud, il tissait avec une
hâte fébrile, tel un homme traqué qui lutte pour la vie. Son dos le faisait
souffrir jusque très haut dans la nuque, et une douleur aiguë cognait dans sa
tête, qui lui comprimait les yeux de sorte qu'il ne parvenait parfois plus à
distinguer l'aiguille. Il essayait de ne pas prêter attention aux bruits d'un
genre nouveau qui emplissaient la maison : il tentait d'ignorer les
discussions animées et séditieuses de ses femmes et de ses filles en bas, dans
la cuisine, et surtout la voix qui sortait de l'appareil qu'elles y avaient
installé et qui diffusait en continu des discours blasphématoires.
Puis l'escalier craqua sous le
poids d'un pas lourd. Elles ne pouvaient donc pas le laisser en paix ! Au
lieu d'accomplir les devoirs que la nature leur imposait, elles restaient
assises toute la journée à dégoiser ces inepties sur les « temps
modernes » ; les visites étaient continuelles et les nouveaux venus
se mêlaient à ce verbiage incessant. Il souffla bruyamment et acheva le nœud
qu'il était en train de faire. Sans écarter le verre grossissant, il saisit
l'un des cheveux qu'il avait apprêtés sur le coussin près de lui, après les
avoir peignés avec soin et mis un par un à la bonne longueur.
« Ostvan… »
C'était Garliad. Il serra les
dents jusqu'à se faire souffrir mais ne se retourna pas.
« Ostvan, mon fils… »
Furieux, Ostvan arracha le
bandeau qui maintenait la vieille loupe sur son front et se retourna d'un geste
brusque.
« Vous ne pourriez pas me
laisser tranquille ? s'écria-t-il, le visage rouge de colère. Vous ne
pourriez pas enfin me laisser tranquille ? Combien de temps allez-vous
continuer à négliger vos devoirs et à m'interrompre sans cesse dans mon
travail ? »
Garliad se tenait là, avec ses
longs cheveux d'un blanc de neige. Elle le regardait de ses yeux clairs sans
dire un mot. Ce regard affectueux et compatissant le mit hors de lui.
« Qu'est-ce que tu
veux ? lança-t-il d'une voix rageuse.
— Ostvan, fit-elle
doucement, quand vas-tu enfin te décider à t'arrêter ?
— Ne recommence
pas ! » cria-t-il en lui tournant le dos et en replaçant correctement
le verre grossissant sur son front. Ses doigts reprirent l'aiguille et
saisirent un autre cheveu.
« Ostvan, ce que tu fais là
n'a aucun sens…
— Je suis tisseur, comme
mon père était tisseur et ses pères avant lui. Que devrais-je faire
d'autre ?
— Mais personne n'achètera
plus ton tapis. Il n'y a plus de marchands. Les navigateurs impériaux ne
viennent plus. Tout est différent maintenant.
— Des mensonges. Rien que
des mensonges.
— Ostvan… »
Ce ton maternel dans sa
voix ! Pourquoi ne s'en allait-elle pas ? Pourquoi ne pouvait-elle
redescendre dans la cuisine et le laisser en paix, le laisser faire en paix ce
qu'il avait à faire ? Tisser un tapis pour le palais de l'Empereur :
telle était sa mission, son office divin, le sens de sa vie… Il reprit son
ouvrage précipitamment, négligemment, nerveusement. Il faudrait qu'il défasse
tous ces nœuds plus tard, lorsqu'il aurait retrouvé son calme.
« Ostvan, je t'en
prie ! Je ne peux pas voir ça. »
Ses mâchoires rageusement
serrées lui faisaient mal.
« Tu ne m'arrêteras pas.
J'ai une dette envers mon père. Et je m'en acquitterai ! »
Il poursuivit fébrilement son
travail comme s'il y avait pris la fuite, comme s'il s'était agi d'achever dans
la journée l'ensemble de l'immense tapis. Nœud après nœud, ses mains répétaient
sans cesse les mêmes gestes, rapidement, très rapidement, perpétuant une
tradition ancestrale, nouant et renouant sans cesse les cheveux fins et ténus,
accroupi au châssis de bois craquant, ses bras tremblants appuyés sur la
planche sale et polie calée sous sa poitrine.
Elle ne partait pas. Elle
restait plantée là. Il sentait douloureusement son regard fixé dans son dos.
Ses mains se mirent à trembler,
à tel point qu'il dut s'interrompre. Il ne pourrait pas travailler dans ces
conditions. Pas tant qu'elle serait là. Pourquoi ne se décidait-elle pas à
partir ? Il ne se retourna pas mais serra un peu plus l'aiguille entre ses
doigts. Il attendit. Sa respiration se fit plus lourde.
« J'ai une dette envers mon
père et je m'en acquitterai ! » Elle se taisait.
« Et… ajouta-t-il avant de
s'interrompre et de reprendre. Et… » Il ne put poursuivre. Il touchait là
une limite qu'il n'avait pas le droit de franchir. Une fois encore, il prit un
cheveu, tenta de le faire passer dans le chas de l'aiguille, mais ses mains
tremblaient trop.
Elle ne partait pas. Elle se
tenait là. Se taisait. Attendait.
C'est alors que les mots
jaillirent, d'une voix qui éclata comme du verre brisé.
« J'ai une dette envers mon
père. Et… et j'ai une dette envers mon frère ! »
Et il se produisit ce qui
n'aurait jamais dû se produire : sa main dérapa, l'aiguille s'enfonça dans
le tapis et en déchira la fine trame vaporeuse. Un accroc long comme la main
ruinant le fruit de plusieurs années d'effort…
Alors enfin vinrent les larmes.
FIN
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Îñòàâèòü îòçûâ î êíèãå
Âñå êíèãè àâòîðà