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Station solaire
Andreas Eschbach
Station solaire
LA DENTELLE DU CYGNE
Andreas Eschbach
Station solaire
TRADUIT
DE L’ALLEMAND PAR CLAIRE DUVAL
L’ATALANTE
Nantes
Illustration de couverture : Vincent
Madras
SOLARSTATION
© 1996 by
Schneekluth Verlag, München
Lizenzausgabe mit
Genehmigung der Schneekluth Verlag GmbH, München
© Librairie L’Atalante, 2000, pour
la traduction française
ISBN 2-84172-129-9
L’Atalante, 15, rue des
Vieilles-Douves, 44000 Nantes
PROLOGUE
POURQUOI étaient-ils là, finalement ? Personne n’avait
jamais sérieusement posé la question, et personne n’aurait sérieusement pu
prétendre y répondre. Ils avaient reçu pour mission de surveiller cette
parcelle de jungle. Voilà ce qu’on attendait d’eux. Et non qu’ils posent des
questions.
Le légionnaire était adossé à l’un des montants pourris de l’échafaudage
en bois qui, recouvert d’un simple morceau rouillé de tôle ondulée, leur
servait d’abri. Il fumait une cigarette mal roulée de mauvais tabac guyanais.
Ses camarades l’appelaient Jean mais, bien sûr, ce n’était pas son véritable
nom. Il lança un regard désapprobateur vers l’autre soldat qui ronflait, la
bouche entrouverte, dans l’un des hamacs. Il avait trop bu. Trop traîné avec
les filles dans la zone de l’ancien Kourou. Il manquait ainsi les premières
heures du matin, les plus clémentes de la journée. L’air était frais et
agréable, la lumière claire et d’une pureté vraiment réconfortante. Lorsque le
soleil serait plus haut dans le ciel et que l’insupportable fournaise
équatoriale s’abattrait à nouveau sur le pays en libérant des nuées d’insectes
à vous rendre fou, il repenserait à cet instant et cela l’aiderait à tout
endurer. Y compris l’attente abrutissante jusqu’au prochain lancement, prévu
Dieu savait quand.
L’humidité de la nuit s’échappait en une épaisse brume par-delà
les cimes broussailleuses des arbres au-dessus desquels se dressait, colossale,
la rampe de lancement, tel un clocher moderne et mal façonné. De la mer
soufflait une brise rafraîchissante aux senteurs salées. Elle apportait avec
elle un son étrange qui perçait de manière incongrue entre le chant matinal des
cigales et les cris stridents et énervés des oiseaux exotiques. Le légionnaire
qui s’appelait Jean tendit l’oreille. Il se concentra quelques instants, sans
parvenir toutefois à identifier le bruit. Il grogna, irrité, jeta sa cigarette
et saisit son pistolet-mitrailleur. C’étaient sûrement encore ces satanés
créoles qui ne voulaient pas se fourrer dans le crâne qu’ils n’avaient rien à
faire sur cette partie de la plage. Il valait mieux qu’il les déloge lui-même,
car plus loin derrière, près de la station génératrice désaffectée, c’était
André qui montait la garde. Un type pas commode. S’il leur mettait le grappin
dessus, il y aurait du grabuge.
Il ne se donna pas la peine de réveiller son camarade. De
toute façon, dans l’état où il était, cet ivrogne n’aurait pas été d’un grand
secours. Et puis il n’en aurait pas pour longtemps, il serait bientôt de
retour.
Il traversa le sous-bois en suivant une étroite piste de
terre battue. Ses lourdes bottes de combat faisaient craquer les branches
sèches et semaient un vent de panique parmi les bestioles grouillant sur le
sol. L’obscurité encore profonde empêchait de distinguer les détails, et il n’y
tenait pas particulièrement.
Le bruit, à nouveau. Jean s’immobilisa et écouta
attentivement. Un bruit étrange, une sorte de raclement. Mêlé au crissement de
pas sur le sable.
Il arrivait parfois que certains soldats qui n’étaient pas
de garde emmènent des filles par là. Mais en général, au petit matin, ils étaient
partis. Mécaniquement, le soldat pressa son index droit sur la détente tandis
qu’il se frayait un passage de l’autre main.
Il se retrouva sur la plage, et son regard s’arrêta
immédiatement sur les grands canots pneumatiques sombres échoués sur la côte.
Des hommes vêtus de noir en descendaient. Ils portaient des armes et tiraient
des conteneurs qui ressemblaient à des caisses de munitions. Et à la surface de
l’eau, sortant des vagues scintillantes et indolentes : le renflement
sinistre d’un sous-marin…
Une attaque. Il fallait qu’il donne l’alarme, pas une minute
à perdre. Jean se retourna.
Mais un individu au visage masqué se tenait sur le sentier
que le légionnaire venait d’emprunter. Il ne vit que ses yeux, des yeux
impitoyables, durs comme l’acier. Avant qu’il ait pu faire le moindre
mouvement, l’inconnu fit tournoyer une lame brillante dans sa main. Une douleur
aiguë et fulgurante transperça la gorge de l’homme que ses camarades avaient
appelé Jean, une douleur inouïe, aussi saisissante qu’un flash qui s’embrase.
Jean baissa les yeux et vit son uniforme tout chiffonné. Mais la couleur kaki
du tissu avait disparu. Tout n’était plus que sang, sang, sang.
CHAPITRE PREMIER
FAIRE L’AMOUR dans l’espace reste aujourd’hui encore l’une
des expériences les plus exceptionnelles de notre temps. Et l’une des plus
subjuguantes. La dernière innovation véritable en la matière remonte sans aucun
doute à plusieurs millénaires. Mais l’orgasme en apesanteur renouvelle le
genre, je vous le garantis. C’est radicalement différent de tout ce que vous
avez pu connaître par le passé. Un petit pas pour l’humanité, mais un grand
bond pour l’individu, si l’on peut dire.
La femme qui était parfois prête à partager cette expérience
avec moi s’appelait Yoshiko. Une jolie Japonaise gracile, aux longs cheveux
noirs et au visage fin et enfantin. Par principe, l’Aérospatiale japonaise n’envoyait
pas dans les airs de femmes à gros seins, car on craignait, à juste titre d’ailleurs,
que l’association poitrine opulente-apesanteur ne porte dangereusement
préjudice aux facultés intellectuelles de l’équipage masculin.
Dans les conditions de la microgravitation, terme technique
pour qualifier l’apesanteur, il convient de repenser entièrement les rapports
intimes entre homme et femme, et ce de plusieurs points de vue. Par exemple,
tout geste brusque est à proscrire absolument. Éviter les chocs violents avec
certaines pièces d’équipement pointues, dures ou sensibles, c’est faisable. Il n’en
reste pas moins que l’exercice peut avoir des conséquences fâcheuses sur le
partenaire du sexe fort, dont le pénis risque de se retrouver littéralement
cassé en deux au moindre mouvement inconsidéré de la femme.
Mais la vraie passion ne recule pas devant le danger. Nous
nous étions retirés dans la petite cale logistique située près des cabines. On
y stockait vêtements, serviettes de toilette et linges de toutes sortes, ce qui
donnait aux parois une bonne épaisseur capitonnée. Nous avions verrouillé les
portes derrière nous, branché le chauffage et éteint la lumière. Seules deux
minuscules lampes de contrôle continuaient de luire, drapant nos ébats d’une
pénombre rougeoyante.
Je me suis toujours demandé quelles histoires secrètes
avaient bien pu se dérouler à bord de la navette spatiale la première fois que
des femmes astronautes y avaient mis le pied. Mais il n’y en eut aucune, je le
crains. Les membres des équipages se disaient toujours heureux en ménage, la
télévision avait véhiculé l’image de maris popote et, si la moitié de tout ça
était vrai, il y a fort à parier qu’ils s’étaient alors conduits comme de
braves petits scouts.
Mais, bon, cela faisait désormais partie de l’histoire. En
tout cas, les mecs avaient eu leur chance. À présent, cheveux grisonnants, ces
honorables braves gens restaient calfeutrés chez eux avec Madame, à ingurgiter
leur pension, tandis que moi, quatre cents kilomètres au-dessus de leur tête,
je tournais autour de la Terre dans les bras de cette tendre créature d’une
beauté époustouflante. Elle m’engloutissait en elle, je me fondais dans son
corps. Et j’avais évidemment bien autre chose à l’esprit que l’histoire
spatiale de la fin du XXe siècle. Pour être honnête, à ce moment
précis, mon cerveau était totalement vide, dépourvu de toute pensée. Nous
flottions simplement là, haletants, gémissants, dans le crépuscule d’un rouge
de velours qui nous entourait. Nous nous mouvions avec infiniment de douceur et
de prudence, bras et jambes enlacés comme autant de serpents vacillants, et
nous rivalisions avec l’univers. Nous avions perdu toute notion du temps, tout
sentiment de séparation entre nous ; c’était comme si nous venions de
conquérir le cosmos, comme si nous l’avions absorbé en nous.
Yoshiko, frémissante et ruisselante de sueur, murmurait sans
fin à mon oreille, chuchotant et susurrant des mots japonais que pour la
plupart je ne comprenais pas, tout en enfonçant profondément ses longs ongles
dans mon dos. Tandis que je n’émettais que grognements et geignements, elle se
répandait comme une cascade. Chaque fois que la souplesse de son corps était
prise de tressaillements convulsifs, sa respiration s’emballait et elle se
mettait à divaguer sur la mort, la douceur insupportable de certaines douleurs,
ce genre de trucs.
En matière de sexe, des abîmes nous séparent, nous autres
Occidentaux, des Japonais. Deux mille ans de christianisme, ça vous mutile un
homme, aujourd’hui on le sait. Les Japonais, eux, ne croient pas en
Jésus-Christ, pas plus qu’en Sigmund Freud, et au premier abord il semblerait
qu’ils n’aient aucun problème avec leur libido. Enviable, me direz-vous. Mais
quelque part ils ont aussi leur point faible : dès que ça devient vraiment
bon, ils ne parlent plus que d’une chose : mourir.
À ce qu’il nous sembla, des heures s’écoulèrent durant
lesquelles nous chevauchâmes ensemble la crête d’une déferlante infinie. Puis
nous recommençâmes peu à peu à percevoir les notions d’espace et de temps. Le
monde normal, habituel, se rappela à nous, jouant les trouble-fêtes et
dissipant l’extase. Notre souffle redevint régulier, nos battements de cœur se
calmèrent et je nous vis à nouveau comme deux êtres humains séparés l’un de l’autre,
aussi étroitement serrés qu’ils pussent se tenir. Je respirais la sueur de
Yoshiko, le parfum de son corps, enfouissant affectueusement mon nez dans sa
chevelure.
J’aurais pu continuer à l’étreindre ainsi éternellement.
Mais elle en décida autrement : elle m’embrassa tendrement, dégagea un
bras, tendit la main derrière elle et actionna l’interrupteur. Tandis qu’ébloui
je cherchais encore à m’habituer à la lumière vive, elle consultait sa
montre-bracelet, pêchée au milieu de ses vêtements roulés en boule.
— Il est l’heure, Leonard-san, dit-elle
doucement.
Je poussai un soupir, me glissai hors de son corps et la
laissai partir. Cela aurait été pure illusion de croire qu’elle m’aimait. Je
savais que ce n’était pas le cas. Yoshiko était une jeune intellectuelle
japonaise, digne fille du nouveau millénaire, diablement intelligente,
diablement ambitieuse. À vingt-six ans, elle était déjà une des plus éminentes
astronomes de son pays, pour ne pas dire du monde entier. Aux yeux d’une femme
comme elle, cela faisait chic de s’offrir une aventure avec un gaijin
et, si elle aimait quelque chose chez moi, c’était le côté fruste et grossier
de l’Occidental que j’étais et qui apportait certainement un souffle de
fraîcheur dans le savoir-vivre nippon où nous baignions. C’étaient peut-être
aussi les attributs physiques dont la nature m’avait plus généreusement doté
que la plupart des hommes japonais.
Je la connaissais depuis assez longtemps pour savoir tout
ça. Et pourtant je ne pouvais m’empêcher de déchanter chaque fois que je la
voyais, avec tant de vitesse et de facilité, abandonner le monde de l’extase
pour replonger dans le quotidien. J’eus bien du mal à calmer les frissons et
les tremblements qui m’agitaient. Perdu dans mes rêveries, je regardai avec
regret ses courbes si désirables se fondre dans la combinaison stricte que nous
portions à bord. Elle, en revanche, paraissait déjà totalement ailleurs,
peut-être au poste de commande de son radiotélescope ou occupée à méditer sur
les théories cosmologiques les plus révolutionnaires.
— Il ne faut pas que nous soyons en retard, Leonard-san,
me rappela-t-elle doucement. Le commandant est très inquiet au sujet de toutes
ces pannes qui ont paralysé le système de transfert d’énergie ces derniers
temps.
Une manière délicate de m’inviter à redescendre sur terre et
à suivre son exemple en me rhabillant. Je m’exécutai hâtivement. Pendant ce
temps, elle coupa le chauffage, ramena ses longs cheveux en arrière et les
attacha avec un élastique.
Bien sûr, nos petites escapades à l’heure du berger n’étaient
un mystère pour personne. Mais la façon que nous eûmes d’ouvrir la porte du
réduit à linge pour vérifier que la voie était libre nous donnait franchement l’air
de deux conspirateurs. Nous longeâmes le couloir en faisant de grands moulinets
avec les bras, et je me tins un peu en retrait pour pouvoir admirer Yoshiko.
Une fois encore, il me faudrait plusieurs jours avant d’accepter l’évidence :
au fond, je ne représentais rien pour elle.
Je tombe toujours amoureux des femmes avec lesquelles je
couche. Dans cet ordre. Peut-être est-ce justement là le problème.
CHAPITRE II
LORSQUE nous arrivâmes sur le pont supérieur, il y régnait
une tension palpable. Contrairement à d’habitude, les regards qu’on nous lança
n’avaient rien d’entendu ni même de désobligeant, ils marquaient juste une
profonde impatience. Le commandant se contenta de jeter ostensiblement un coup
d’œil sur l’horloge de mission, comme on l’appelait. Ses grands chiffres rouges
n’indiquaient pas l’heure qu’il était : ils marquaient le compte à rebours
jusqu’à la prochaine manœuvre. En l’occurrence, ils exprimaient le temps qu’il
nous restait jusqu’au début du contact. Cinq minutes.
Nous regagnâmes nos places en silence. En apesanteur, on ne
s’assoit évidemment pas sur des chaises, cela n’aurait aucun sens. Sur le sol,
devant chaque pupitre, se trouvait un nœud coulant dans lequel on devait passer
les pieds. On accrochait ensuite les mousquetons, reliés à la combinaison par
des cordons élastiques, dans les anneaux adéquats, et on pouvait ainsi se
concentrer pleinement sur son travail sans risquer de se mettre à flotter à la
moindre seconde d’inattention. J’avais reçu pour mission de surveiller les
témoins de flux d’énergie. Je parcourus du regard la forêt d’instruments de
contrôle qui me faisait face. Je tirai de ma poche la fiche d’évaluation que j’avais
préparée et je la fixai sur ma table de commande grâce à un petit aimant. J’assurais
l’intérim car, cette fois, Taka Iwabuchi, responsable de la section énergie
solaire, était resté sur le pont inférieur, au niveau de la salle des machines,
pour contrôler le bon fonctionnement des systèmes automatiques. Je devrais
plutôt dire leur non-fonctionnement. Car depuis deux mois les pannes ne
cessaient de paralyser le mécanisme de transfert énergétique.
Encore trois minutes.
Yoshiko avait pris place au poste d’observation pointé sur
la Terre. Je risquai furtivement un regard de côté. Tout à son affaire, elle
tournait des commutateurs, pressait des boutons, comme si rien ne s’était
passé. Mais un regard furieux de Moriyama, notre commandant, me rappela à l’ordre
et je me remis immédiatement au travail. Si seulement les inscriptions en
japonais avaient été un peu plus petites et celles en anglais un peu plus
grosses, et surtout moins incomplètes ! En dépit de toutes les années
passées au service de l’astronautique japonaise, j’avais toujours autant de mal
à lire cette langue. D’accord, j’arrivais tant bien que mal à déchiffrer le
journal de Tokyo qu’on nous faxait quotidiennement, mais la seule une me
demandait autant de temps que j’en mettais autrefois pour éplucher l’ensemble
du New York Times.
Encore deux minutes.
— Hawaii, ici station spatiale Nippon. Répondez,
s’il vous plaît.
C’était Sakai, l’opérateur en charge des transmissions
radio, des transferts de données et des communications en général. Un type
taciturne sans le moindre humour et plutôt désagréable. Je ne l’avais jamais vu
discuter plus de deux minutes avec aucun des membres de l’équipage. S’il avait
choisi de faire de la communication son métier, c’est sans doute parce qu’il en
était parfaitement incapable à titre privé. Et le fait qu’il parlait couramment
anglais n’y changeait rien.
Une voix se fit entendre dans le haut-parleur :
— Nippon, ici Hawaii. Nous vous avons localisés.
— Hawaii, nous serons parés pour recevoir votre rayon
de guidage dans… (il consulta l’horloge de mission) une minute et quarante
secondes.
— Bien reçu. Synchronisation assurée.
Un rire goguenard vint saluer cette dernière déclaration.
Son auteur : James Prasad Jayakar, notre spécialiste en informatique. À sa
propre demande, l’ensemble de l’équipage l’appelait simplement Jay. Fils d’un
physicien indien et d’une cybernéticienne anglaise, il arrivait en droite ligne
de Cambridge où on l’avait acheté à prix d’or. Si vous ne vous laissiez pas
rebuter par le côté plutôt… « original » du personnage, c’était
quelqu’un avec qui il était facile de s’entendre. Et quand on pensait qu’il
effectuait là son premier séjour dans l’espace (il avait débarqué à bord quatre
mois auparavant, par l’avant-dernière navette), il s’en sortait étonnamment
bien.
À présent, tous les yeux étaient rivés sur l’horloge. Les
secondes s’égrenaient avec une lenteur infinie, comme si le mécanisme avait
choisi cet instant précis pour s’enrayer.
Au même moment, à Hawaii, le soleil jetait ses derniers
feux. En regardant le ciel en direction du nord, on pouvait sans doute voir
notre station pointer à l’horizon et percer le crépuscule, tel un point
minuscule mais aisément identifiable à l’œil nu. Tout était prêt pour qu’on
nous envoie un rayon laser, directement braqué sur notre émetteur d’énergie. Ce
n’était plus qu’une question de secondes. L’énergie coulerait ensuite le long
de ce rayon avant de rejoindre la Terre et d’être absorbée par une gigantesque
grille de récupération de près d’un kilomètre carré qui tanguait dans les eaux
du Pacifique, au nord de la petite île de Nihoa.
Normalement, ça marchait.
Mais depuis deux mois quelque chose clochait.
Encore quarante-cinq secondes.
Les gens pensent toujours qu’il est facile de décrire notre
station. Mais qu’ils essayent, pour voir. Évidemment, tout le monde sait qu’il
s’agit d’un site expérimental, censé principalement remplir deux
fonctions : d’une part étudier sous différents aspects l’exploitation d’énergie
dans le rayonnement solaire et la transmission de cette énergie depuis l’espace
jusque sur la Terre, et d’autre part développer la technologie appropriée. De
même, on imagine sans peine que pour être opérationnelle une telle installation
doit être munie d’éléments d’une superficie relativement importante, désignés
dans le langage courant sous le terme de cellules ou de panneaux solaires. Mais
ce que l’on ne peut se représenter, c’est la taille réelle de ces
éléments.
Sur ce point, la description qui m’a le plus impressionné,
je l’ai trouvée un jour dans un prospectus diffusé par l’agence spatiale
japonaise. Elle présentait les choses ainsi : Imaginez une fine feuille de
papier blanc de forme circulaire et d’un diamètre équivalent à cinquante
centimètres, soit juste ce qu’il faut pour qu’un adulte puisse l’enserrer de
ses mains en maintenant les bras tendus devant lui. Au centre de ce cercle est
plantée une petite épingle. La tête minuscule de cette épingle, c’est la
station proprement dite. C’est ici que vivent, travaillent et dorment les
membres de l’équipage ; c’est ici que sont menées des expériences
scientifiques de toutes sortes, et c’est également ici que sont logées toutes
les machines nécessaires à l’approvisionnement en air et en eau. Quant à la
pointe de l’aiguille, elle correspond en réalité à une tige extrêmement fine de
cent cinquante mètres de long, semblable à une tour de forage, au bout de
laquelle se trouve l’émetteur d’énergie. Et la feuille de papier, ce sont les
cellules solaires.
Seulement, il ne s’agit pas de capteurs au sens classique du
terme, mais d’une pellicule particulièrement mince qu’on ne peut produire qu’en
état d’apesanteur. C’est pourquoi nous la fabriquons ici, à bord. Une fois
déployée et maintenue grâce à des poutrelles d’une épaisseur bien dérisoire,
elle permet de récolter environ cent watts au mètre carré. En incluant les
armatures et les conduits énergétiques, ce même mètre carré pèse en moyenne dix
grammes, c’est-à-dire nettement moins que le papier.
Et l’ensemble est réellement gigantesque. Notre champ de
vision s’en trouve réduit de moitié. En observant le ciel par les hublots de la
station, nous voyons tout autour de nous cette surface immaculée, scintillante
comme de la neige fraîchement tombée. Elle s’étend à perte de vue et rejoint l’horizon,
surplombée par une demi-voûte étoilée. À cette époque de l’année, un hémisphère
terrestre se dérobe lui aussi au regard, la planète guidant sa course sur le
pourtour du disque.
Dans l’espace, toutes les contraintes liées à la pesanteur
et à la résistance de l’air disparaissent ; il n’y a donc rien de plus
facile que de construire des structures vraiment immenses. À l’époque, les
industries Mitsubishi songeaient sérieusement à financer une station solaire
nouvelle version. Elles exigeaient en retour que l’assemblage des capteurs
prenne la forme du logo de la firme et qu’il soit suffisamment grand pour être
visible à l’œil nu depuis la Terre. J’imagine sans peine ce que des entreprises
comme Coca-Cola et McDonald’s auraient pu concevoir si elles avaient continué d’occuper
la place qui étaient la leur dans ma jeunesse.
— Encore dix secondes, signala Moriyama.
Les yeux rivés sur mes instruments de contrôle, je
regrettais de ne pouvoir regarder par le hublot comme je le faisais souvent
lors des manœuvres de transfert. En effet, au moment précis où l’énergie
produite dans les cellules se mettait à « couler », la voilure d’une
blancheur éclatante virait brusquement au noir le plus profond, donnant l’impression
de s’être volatilisée, d’avoir été engloutie par l’univers qui lui servait
encore de toile de fond une fraction de seconde auparavant.
— Nous captons le rayon de guidage ! annonça
Sakai.
— Libérez l’énergie ! ordonna Moriyama.
C’était à moi de jouer. J’inversai le levier adéquat et j’eus
le sentiment qu’une très légère secousse parcourait la station. Mais ce n’était
qu’une illusion. Les témoins passèrent rapidement au vert. La voix d’Iwabuchi
se fit entendre depuis le haut-parleur de l’émetteur de bord :
— Énergie libérée.
— Nippon, ici Hawaii. Nous vous recevons à deux
pour cent de la puissance nominale.
— Go-fun. On attend cinq minutes et on monte en
puissance, décréta Moriyama.
Sakai transmit :
— Hawaii, ici Nippon. Pendant cinq minutes, on
se limite au rayon conducteur.
— Compris, Nippon.
Silence tendu. Pas un bruit. Ni vrombissement, ni ronflement
de machines, ni crépitement de moteurs, rien. À en juger par ce que nos sens
percevaient, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un jeu vidéo.
Jay rompit ce silence en prononçant le mot que chacun d’entre
nous redoutait :
— Vibrations.
Un juron en japonais éclata dans l’émetteur, ce qui n’était
sans doute pas le but recherché. Iwabuchi. Je n’avais évidemment rien compris,
mais je crus voir rougir Yoshiko, assise près de moi. Elle déclara :
— Le rayon commence à dévier, mais il reste encore
pointé sur l’objectif.
— Les vibrations s’intensifient, annonça Jay.
— Le rayon quitte la cible ! s’écria Yoshiko.
Un bruit horrible retentit sous la console placée devant
moi, un claquement semblable à celui d’une hache tranchant un hauban d’un coup
net. Simultanément, un message en lettres rouges se mit à clignoter sur l’un
des écrans, signalant que l’interruption du système avait été automatiquement
déclenchée dès que l’émetteur énergétique avait perdu le contrôle du rayon de
guidage.
Même si tout le personnel présent avait entendu le bruit et
savait depuis des semaines ce qu’il signifiait, il me fallut tout de même annoncer :
— Déconnexion.
— Nippon, ici Hawaii. Nous ne vous recevons
plus.
— Hawaii, nous avons eu une déconnexion forcée suite à
la perte de la cible.
Juron à demi étouffé de la part du correspondant de Sakai.
Cette fois, je fus le seul à comprendre, peut-être à l’exception de Jay.
— Vous n’avez rien de plus original pour une fois,
Nippon ?
Moriyama prit le micro, sans doute parce qu’il savait
pertinemment Sakai incapable de répondre à ce genre de plaisanterie.
— Hawaii, ici Moriyama. Avez-vous enregistré les
oscillations du rayon ?
— Oui. Nous pouvons vous envoyer les bandes.
— Dozo. Faites-le, s’il vous plaît.
— Vous ne voulez pas refaire une tentative ?
— Non, ça ne servirait à rien. Il faut d’abord qu’on
analyse le déroulement de l’essai d’aujourd’hui. Tant qu’on n’aura pas
déterminé avec précision la cause de la défaillance, on ne fera que répéter ce
que nous savons de toute façon déjà.
— O. K, Nippon. On se recontacte dans deux
jours, alors ?
— Haï, conclut Moriyama. À après-demain.
Il garda quelques instants la main figée sur le commutateur
du micro, ruminant de sombres pensées. On éteignit les appareils qui devaient l’être
sans quitter le commandant des yeux. On attendait les consignes.
— L’un d’entre vous a-t-il une suggestion ?
finit-il par dire.
Jay sauta sur l’occasion :
— Nous pourrions…
Moriyama lui coupa sèchement la parole :
— Vous, je ne vous ai rien demandé, mister
Jayakar ! Ce que vous allez faire, je vais vous le dire : vous allez
passer au peigne fin les enregistrements qu’on va nous envoyer, et, d’ici au
prochain contact radio avec Hawaii, vous aurez trouvé d’où provient l’erreur. N’espérez
pas manger ni dormir avant que ce soit fait ! Je n’attends rien de vous,
aucune théorie, aucune suggestion, j’attends juste que vous trouviez la
faille ! Est-ce que c’est clair ?
Jay respira bruyamment avant de se risquer :
— Ça ne peut pas être plus clair, sir.
Heureusement, j’ai pris un solide repas avant la manœuvre… (Il dégrafa les
mousquetons de sa combinaison.) Je vais au terminal, sur le pont des machines.
On le regarda s’éloigner. Suspendu de poignée en poignée, il
avança jusqu’au sas qui s’ouvrit instantanément devant lui et se referma en
émettant un sifflement une fois qu’il fut passé.
Moriyama soupira.
— Shitsurei shimash’ta. Il n’y a pas de temps à
perdre. La navette devrait arriver dans quelques jours. Il est possible que
nous ayons besoin d’instruments ou de pièces de rechange pour réparer les
défaillances du système. Il vaudrait mieux qu’on le sache avant qu’elle quitte
la base. Sinon, il faudra attendre deux mois de plus.
Personne ne trouva rien à ajouter. Sakai se comportait comme
si tout cela ne le concernait pas ; il fixait l’écran qui consignait au
procès-verbal le transfert des bandes depuis Hawaii.
— Ma, lâcha finalement Moriyama. Ce sera tout
pour aujourd’hui. Je vous remercie. Arigato gozaimas.
Tandis que nous défaisions nos harnais de sécurité, il
ajouta une dernière chose de manière incidente, exactement comme si l’idée
venait de lui traverser l’esprit :
— Chotto, mister Carr, j’aimerais vous voir
quelques minutes dans mon bureau.
Yoshiko me regarda, je lui rendis son regard. Mister
Carr. Quand il m’appelait comme ça, c’est qu’il avait quelque chose de sérieux
à me dire. Je vis les lèvres de Sakai se tordre en un rictus haineux.
CHAPITRE III
LE BUREAU de Moriyama était un petit réduit situé à l’extrémité
du module qui abritait les commandes centrales. C’est là qu’il accomplissait le
travail administratif que lui imposaient ses fonctions à la tête de la station.
Le local était si étroit qu’on aurait eu du mal à y caser deux cabines
téléphoniques. Quant aux parois, elles étaient tapissées de papiers, de
chemises agrafées, de tableaux synoptiques et de fax griffonnés d’une écriture
serrée, fixés par des aimants. Une petite table de travail était rivée au mur,
accolée à un micro-ordinateur classique équipé d’un écran plat, d’un clavier
kanji et d’une imprimante à jet d’encre.
— Prenez place, me dit-il.
Il y avait là deux « perchoirs », comme on
appelait ce type de chaises en plastique léger. Assujetties elles aussi au sol
par un système magnétique, elles étaient revêtues d’un petit siège rembourré
sur lequel on pouvait se caler en y accrochant les mousquetons de sa
combinaison. De cette façon, le bassin était parfaitement maintenu, offrant au
corps une posture agréable et confortable pour écrire ou prendre ses repas.
Je m’attachai donc, prêt à me faire vertement réprimander
pour le caractère dissolu de ma vie sexuelle.
— Mister Carr, commença Moriyama après s’être
lui aussi harnaché, je n’ai sans doute pas besoin de vous rappeler que vous
avez été engagé ici en tant que Maintenance and Security Operator.
Il prononça ces mots sans me lancer un seul regard.
— C’est exact, répondis-je.
Maintenance Operator. Doux euphémisme pour dire
factotum. J’avais reçu pour mission de veiller à la propreté et au bon ordre de
la station. Une tâche difficile et d’une importance non négligeable, mais qui
ne jouissait en aucun cas du prestige dont bénéficiait n’importe quel autre
membre de l’équipage. J’étais la bonniche, point final.
— Si je m’adresse à vous aujourd’hui, poursuivit le
commandant, c’est en votre qualité d’agent de sécurité.
Ma réponse se limita à un hochement de tête. Nous y voilà,
pensai-je. Ma langue me parut soudain extrêmement sèche, comme collée au
palais.
— Je crois qu’il s’agit de sabotage, ajouta Moriyama.
Dans un premier temps, je ne compris absolument pas de quoi
il parlait.
— Je vous demande pardon ?
— Sabotage, répéta le commandant. Nous avons passé en
revue toutes les défaillances techniques possibles, et les tests n’ont pas
révélé le moindre indice qui accréditerait la thèse d’une erreur de
manipulation. Le système qui contrôle le transfert d’énergie a fonctionné
pendant un bon moment, et aujourd’hui il ne fonctionne plus. Je pense que
quelqu’un l’a saboté.
Le soulagement était tel que je dus reprendre mon souffle
avant de pouvoir prononcer un mot. Je m’attendais à devoir supporter des
rappels à l’ordre ô combien désagréables au sujet de ma liaison avec Yoshiko.
Un sermon sur le sens du devoir, le respect de la ponctualité, ce genre de
choses. Mais je pris soudain conscience du ridicule de mon soulagement comparé
au soupçon monstrueux que Moriyama venait d’exprimer.
— Quelle raison pourrait-on bien avoir de vouloir
saboter nos expériences de transfert énergétique ? demandai-je faute d’avoir
trouvé question plus pertinente.
Moriyama eut un grognement de surprise.
— Ano-ne. Ce ne sont pas les raisons qui
manquent ! Saviez-vous que nos bases expérimentales à Hawaii ont déjà été
la cible de deux attentats à la bombe ? Il est bien sûr impossible de
prouver quoi que ce soit, mais tout laisse à penser que ceux qui se cachent
derrière cette affaire font partie du groupuscule autoproclamé
« Organisation des pays exportateurs de pétrole ». Ce ramassis de
vieillards séniles et imbéciles n’a toujours pas réussi à se mettre dans le
crâne que d’ici cinq à dix ans il n’y aura plus un seul baril de pétrole.
— Vous pensez que l’OPEP a infiltré un de ses agents à
bord ?
— L’OPEP ou une des compagnies pétrolières. Pensez une
seconde au nombre de pratiques occultes qui sont apparues au grand jour quand
Exxon a fait faillite. Et je ne crois pas que la concurrence vaille mieux. Si
notre concept fonctionne, on entrera de plain-pied dans l’ère du solaire, ce
qui signera l’arrêt de mort de toute forme de production d’énergie à base de
combustibles fossiles. En d’autres termes, la fin de Shell, British Petroleum,
Mobil, Texaco…
— …Nippon Oil… lançai-je.
— C’est autre chose, dit-il en me remettant sévèrement
à ma place. L’industrie japonaise a toujours réfléchi à long terme. Les
Occidentaux, eux, ne voient pas à plus de trois mois. D’ailleurs, si ce n’était
pas le cas, cela fait dix ans que les Américains auraient mis en œuvre la
construction d’une station comme la nôtre.
J’acquiesçai en observant l’homme assis en face de moi. Il n’avait
pas l’habitude de mâcher ses mots, ce qui le distinguait de ses compatriotes
aux mœurs si policées. Il devait avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux
commençaient à grisonner par endroits. Il émanait de sa personne une autorité
naturelle, et c’était le seul à bord avec qui, sur Terre, je serais bien allé
refaire le monde autour d’un verre. Un jour, il m’avait raconté qu’il avait
étudié quelques années en Californie, à Santa Barbara, et on s’était rendu
compte qu’on avait dû se croiser à l’aéroport de San Francisco au cours de l’été
90. Il repartait alors pour le Japon tandis que, moi, j’allais à Kansas City
dire au revoir à mes parents. À l’époque, j’étais pilote de chasse dans l’US Air
Force et j’avais en poche un ordre de mission qui m’envoyait en Arabie Saoudite
pour une opération baptisée Bouclier du désert…
— Mais on peut aussi imaginer des motivations de nature
politique, poursuivit-il. Votre belle patrie, par exemple, regorge de gens qui
estiment que l’espace appartient au territoire américain. Sur le principe, ils
sont d’accord pour que les hommes conquièrent l’univers, mais que ces hommes
puissent avoir les yeux bridés, ça, ça les fait tiquer.
Je haussai les sourcils.
— Dans ce cas, c’est moi que vous devriez soupçonner.
Il me regarda en souriant.
— Ce n’est pas vous.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Dai rokkan, dit-il en se tapotant le nez du
doigt. Flair. Sixième sens.
Bon, en ce qui me concernait, son sixième sens ne le
trompait pas. Je passai mentalement en revue l’équipage.
— Votre dai rokkan suspecte quelqu’un en
particulier ? demandai-je.
— Eh non, hélas. Pour le moment, je n’ai pas réussi à
aborder le problème autrement que de manière rationnelle.
Et pour lui ce n’était pas bon signe. Les Japonais attachent
énormément d’importance à l’intuition. Ils sont très méfiants vis-à-vis de tout
raisonnement basé sur la logique pure.
Moriyama s’empara d’un dossier et l’ouvrit. Le calendrier de
relève des équipes y était consigné.
— Les pannes ont commencé quatre jours après le départ
de la dernière navette. Depuis, nous n’avons plus réussi aucune manœuvre de
transfert. Existe-t-il un lien entre ces deux événements ? C’est une
question qu’il faut se poser…
Une navette ralliait la station tous les deux mois pour
fournir des vivres, des appareils de rechange pour les expériences
scientifiques ainsi que des hommes en nombre suffisant pour relayer un tiers de
l’équipage, composé de neuf personnes.
— Parmi les derniers arrivés, il y a Sakai par exemple.
Moriyama me regarda et poussa un soupir.
— Un homme étrange. Très calé en techniques de
communication, mais le reste semble lui être totalement étranger. Et le moins
qu’on puisse dire, c’est qu’il a l’esprit obtus. Il m’arrive de me demander
comment il a fait pour réussir les tests d’aptitude psychologique.
J’essayai d’imaginer Sakai en train de rôder sur le pont des
machines et de trafiquer les commandes automatiques, mais je n’y parvins pas.
— Iwabuchi est lui aussi arrivé par la dernière
navette, poursuivit le commandant. C’est un technicien de génie, le plus doué
que j’aie jamais vu. J’ignore ce qui le pousserait à saboter le système, mais
en tout cas il aurait les moyens de le faire.
Je jetai un œil sur la liste que Moriyama avait en main. Le
nom qui venait ensuite était celui de Yoshiko Matsushima.
— Mais, naturellement, personne n’est à écarter, ajouta
le commandant. Le fait que les deux événements soient concomitants relève
peut-être d’une pure coïncidence ou d’une manœuvre de diversion.
J’émis une hypothèse :
— S’il s’agit bien de sabotage, il n’est pas non plus
impossible que le coupable soit l’une des trois personnes qui ont quitté la
station lors de la dernière relève.
D’un air songeur, Moriyama fixa quelques instants la feuille
de papier devant lui. Puis il referma le dossier et le laissa flotter dans l’air.
La chemise se mit alors à dériver imperceptiblement vers la porte.
— J’aimerais moi aussi que ce soient des
hallucinations, Léonard. Mais j’ai quand même la sensation que quelque chose ne
va pas. Une impression de danger. Une sorte de nuage de poussière à l’horizon.
Soyez sur vos gardes. Ouvrez l’œil et prêtez discrètement l’oreille à ce qui se
dit à bord. Vous êtes le seul à pouvoir vous promener dans la station sans
éveiller les soupçons, et presque tout le monde dans l’équipage sous-estime
votre intelligence. Que voulez-vous, mes compatriotes sont racistes ; ils
vous regardent de haut parce que votre couleur de peau est différente. Quant
aux autres, ils vous ignorent car vous n’avez pas de grade universitaire.
Tirez-en parti.
Ce n’était pas la première fois que nous abordions ce sujet.
Moriyama, lui, s’était déjà retrouvé de l’autre côté de la barrière. Durant son
séjour en Californie, il avait dû travailler dans un restaurant où ses
camarades friqués avaient leurs habitudes, et il avait connu son lot d’humiliations,
de mépris et de discrimination. Pour ma part, depuis que je vivais au Japon, il
m’était bien souvent arrivé, en pensée, de demander pardon à mon ami Jœ, de l’Académie
d’aviation. Mon copain Joe, un Noir de Washington DC qui avait désespérément
tenté de me faire comprendre l’effet que cela faisait de n’être aux yeux de
tous qu’un nègre, un négro, un homme de seconde catégorie. « Les gens te
regardent, et tu lis dans leurs yeux qu’ils ne voient pas plus loin que la
couleur de ta peau, que ça leur suffit pour te juger et te coller dans une
case. Ça, c’est de la discrimination, et, tant que tu ne l’auras pas vécue, tu
ne sauras pas ce que c’est que l’injustice. » Voilà ce qu’il ne cessait de
me répéter. Je l’écoutais chaque fois avec ce que je croyais de la compassion.
Après tout, moi, je n’étais pas raciste ; j’avais un bon copain qui
était noir et je ne voyais pas ce qu’il y avait de mal à ça. Mais bien sûr, au
plus profond de mon cœur, je remerciais le Ciel de m’avoir permis d’appartenir
à la race des seigneurs, m’épargnant ainsi ce type de problèmes. Jamais je n’aurais
imaginé me sentir un jour rejeté comme un individu de seconde catégorie du
simple fait que j’étais blanc. Car, en dépit de leurs bonnes manières et de
leurs mœurs raffinées, les Asiatiques – surtout les jeunes, d’ailleurs –
ne manquaient pas une occasion de vous rappeler que vous n’aviez pas eu l’insigne
honneur de naître japonais.
— C’est entendu, promis-je. Je vais fouiner.
Moriyama plongea ses yeux dans les miens. Puis il parut
faire un violent effort sur lui-même, ouvrit un tiroir de son bureau et en
sortit une feuille de papier rainurée de rouge.
— Ne m’en veuillez pas d’insister, mais je tiens à ce
que vous compreniez pourquoi cette affaire m’inquiète autant, poursuivit-il
avec un sérieux qui ne lui était pas coutumier. C’est la raison pour laquelle
je veux vous montrer ce communiqué. Je l’ai reçu il y a quatre semaines et je
vous demande de n’en parler à personne. Vous connaissez le professeur
Yamamoto ?
Je lui fis signe que oui. Je me souvenais vaguement d’un
séminaire à l’Université de Tokyo où Yamamoto avait pris la parole pour exposer
différents concepts relatifs à la production d’énergie à partir du rayonnement
solaire. C’est lui qui avait mis au point le système de transfert énergétique
et, au moment où les dysfonctionnements étaient apparus, nous avions cherché à
le joindre pour lui demander conseil. On nous avait répondu qu’il venait d’être
hospitalisé suite à un infarctus et qu’on ne pouvait lui parler.
Moriyama me tendit la feuille. C’était un message codé que
le commandant, seul à en posséder la clé, avait décrypté de sa propre main.
CONFIDENTIEL. LE PROFESSEUR YAMAMOTO A ÉTÉ ENLEVÉ IL Y A DEUX
SEMAINES À SON DOMICILE PAR DES INCONNUS. AUCUNE TRACE. INCIDENT MAINTENU
PROVISOIREMENT SECRET. ISAS, TOKYO, DÉPARTEMENT SÉCURITÉ.
Je ne pouvais détacher mes yeux du papier. À présent, je
sentais moi aussi le nuage de poussière à l’horizon. L’odeur du danger.
— Ça excite votre imagination ? me demanda
Moriyama.
— Oui, balbutiai-je en lui rendant la feuille bordée d’un
liseré rouge et sur laquelle était écrit, en caractères japonais, STRICTEMENT
CONFIDENTIEL.
Je me dirigeais déjà vers la sortie lorsque Moriyama reprit
soudain :
— Ah, dernière chose : si je peux vous donner un
petit conseil, Léonard…
La main crispée sur la poignée fixée près de la porte, je me
retournai une dernière fois. Un sourire malicieux éclaira le visage du
commandant. Depuis que nous étions entrés dans son bureau, c’était la première
fois qu’il souriait.
— D’homme à homme, dit-il, faites attention à votre
barbe. Quoi qu’elles puissent vous raconter, les Japonaises aiment qu’on soit
rasé de près.
Je me passai la main sur le menton. Il grattait comme du
papier émeri. Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.
— Merci, répondis-je.
CHAPITRE IV
J’AVAIS PRIS une douche rapide. Les Japonais sont des
fanatiques de la propreté. À leurs yeux, rien ne vaut une bonne étuve pour
entretenir l’hygiène corporelle. Bien que la station fut très exiguë, on avait
donc quand même trouvé le moyen d’y installer une cabine de douche à vapeur
littéralement gigantesque. C’est là que je me trouvais à présent. Nu devant le
miroir, les pieds sanglés dans les passants fixés au plancher, je me rasais en
essayant de réfléchir à la façon dont j’allais procéder.
Pour je ne sais quelle raison, ce sont précisément ces
séances de rasage qui me plongeaient régulièrement dans une allégresse
euphorique. Chaque fois que je regardais mon visage dans la glace en m’enduisant
le menton de mousse, je prenais brutalement conscience de la situation avec une
netteté saisissante : je me trouvais dans l’espace, le miroir ne cachait
qu’un mince placard qui masquait un enchevêtrement de conduits électriques et
de tuyaux de faible calibre, dissimulant à leur tour une simple paroi isolante
épaisse comme le pouce. Puis c’était le néant, ce vide omniprésent, insondable,
incommensurable, qui renfermait toutes les étoiles, toutes les planètes. Un
vide d’une immensité supérieure à tout ce que l’homme pouvait imaginer. Une
étendue infinie qui regorgeait d’images fabuleuses et terrifiantes dont nul ne
pouvait soupçonner l’existence avant de s’y être aventuré. J’avais atteint la
limite la plus extrême. Face aux abîmes du temps, ma vie ne représentait rien,
pas même une étincelle. Mon corps n’était rien de plus qu’une forme frêle,
fragile, vulnérable. Et pourtant j’étais là.
Toutefois, l’euphorie que j’en ressentais n’était pas le
fruit d’un vulgaire sentiment de triomphe, mais bien plutôt de la certitude d’être
en parfait accord avec moi-même. S’il y avait une chose dans la vie dont j’étais
convaincu, c’est bien que j’avais le droit d’être là. Mû par une ferveur
quasi religieuse, je croyais que l’univers l’attendait de moi. Je voyais
encore mon père, lors d’une de nos promenades nocturnes, lever la main vers le
ciel constellé d’une multitude d’étoiles scintillant de l’éclat des joyaux les
plus purs. Je devais avoir une dizaine d’années à l’époque. Nous habitions une
petite ville morne et triste du Kansas, entourée de champs cultivés et de
plaines qui s’étendaient à perte de vue. Je l’entends encore me dire : « Regarde
ça, Léonard, toutes ces étoiles. L’homme n’est rien, comparé à ça. »
Je me tenais là, debout, la tête rejetée en arrière,
réchauffant mon cœur au spectacle du firmament, et j’essayais de comprendre ce
que mon père avait bien pu vouloir dire. « Mais, papa, lançai-je
finalement, si nous n’étions pas là pour les admirer, les étoiles brilleraient
pour rien. » C’est à cet instant que je compris que l’homme n’est pas le
parasite de l’univers. Nous autres hommes – ou, si l’on envisage les
choses de manière moins anthropocentrique, nous autres êtres de conscience –
sommes les premiers à avoir prêté un sens à l’existence de cet univers.
D’accord, je reconnais qu’il y a pas mal de gens chez qui
cette contribution sémantique semble plus que limitée. Mais, quand je me rase,
je me laisse facilement emporter. À sa grande époque, la NASA (l’agence astronautique
américaine) avait investi plusieurs millions de dollars dans le développement d’un
système de rasage électrique susceptible d’être utilisé dans l’espace. Grâce à
une sorte d’aspirateur intégré, l’appareil était censé absorber les particules
de barbe, fines comme la poussière, qui se trouvaient libérées lors de l’opération,
empêchant ainsi qu’elles ne circulent dans l’air et ne provoquent je ne sais
quelles catastrophes dans les installations électroniques. Les autorités
avaient fini par interrompre leurs recherches faute de résultat, et on avait
tout bonnement décrété que les astronautes n’avaient qu’à recourir au rasage
mécanique. Pour fixer les particules de poils et résoudre le problème, rien ne
valait un bon flacon de mousse acheté au drugstore du coin. Et, depuis, c’est
ainsi que se rasent les astronautes.
Mais sur Terre je continue d’utiliser un rasoir électrique.
J’avais bel et bien décidé de tester le rasage préconisé par la NASA –
tout en retardant au maximum l’instant fatidique… Je mis mes bonnes résolutions
en pratique avant mon départ pour la base de Tanegashima où stationnait la
navette qui devait m’emmener pour la première fois dans l’espace. Je profitai
de mon passage à l’aéroport de Tokyo pour acheter dans une petite boutique
américaine le nécessaire adéquat (bon sang, ce que c’était cher !) de la
marque Gillette, histoire sans doute de marquer mon appartenance nationale. J’inaugurai
la technique le lendemain de mon arrivée à bord de la station, ce qui me donna
l’occasion de faire deux expériences fort instructives. Cela me permit de
comprendre, primo, que l’apesanteur ne facilite pas ce type d’initiation
et, secundo, que le sang – à la différence de l’eau qui, dans les
mêmes circonstances, tend à former des bulles relativement grosses – se
change tout de suite en un léger voile rougeâtre. Pour réparer les dégâts,
mieux vaut avoir une bonne éponge sous la main. Et chapeau si vous vous en
sortez !
Voilà le genre de réflexions qui me venaient en finissant de
me raser. Je rinçai la lame et rangeai le tout dans ma trousse. Puis je me
lavai les mains – toujours avec l’éponge précédemment mentionnée –,
mis en marche la soufflerie d’air chaud pour absorber les gouttelettes
résiduelles et regagnai ma cabine pour m’habiller. En chemin, je passai devant
les appareils de body-building sur lesquels nous nous entraînions régulièrement
pour prévenir les effets nocifs de l’apesanteur : atrophie musculaire,
friabilité osseuse ou encore apparition de ce que l’on appelle l’« intolérance
orthostatique », due, lors du retour dans le champ de pesanteur terrestre,
à une mauvaise irrigation du cerveau quand le sujet se trouve en position
verticale. Naturellement, ces engins ne fonctionnent pas avec des poids comme c’est
le cas dans un centre classique de remise en forme, mais avec des ressorts et
des pistons hydrauliques. Par ailleurs, la plupart de ces instruments font
travailler uniquement les membres inférieurs. N’espérez pas revenir chez vous
avec des biceps à la Schwarzenegger, ce n’est pas le but recherché. Les
exercices ont pour seul et unique objectif d’entretenir la tonicité musculaire
des jambes qui, en raison de l’absence d’attraction terrestre, sont les
premières à s’atrophier.
Le pont réservé à l’équipage était composé de deux ailes
scindées chacune en cinq cabines. En règle générale, une de ces cabines restait
vide, la station n’accueillant normalement que neuf personnes. On s’en servait
donc comme débarras. Les installations sportives et les sanitaires se
trouvaient dans l’aile que j’occupais, la seconde accueillant le mess, composé
en l’occurrence d’une cuisine automatisée et d’une petite salle commune avec
une grande table ronde où l’on pouvait manger, lire ou s’affronter à des jeux
de plateau magnétiques. (Malgré sept ans passés au Japon, je continuais d’être
un piètre joueur de go, et j’étais donc, aux yeux de mes camarades nippons, un
adversaire dépourvu du moindre intérêt.) Bien évidemment, nous disposions aussi
d’un magnétoscope ainsi que de toute une collection de films, japonais pour la
plupart.
Quant aux cabines, elles auraient fait des penderies très
spacieuses… Mais, pour y vivre, c’était franchement étroit, bien qu’on n’ait
rechigné sur rien, l’espace mis à part. Chacune d’entre elles était connectée à
la banque de données de l’ordinateur central. En admettant qu’on n’ait rien eu
d’autre à faire, ça nous aurait donné de quoi lire pendant les six mois à
passer à bord. L’équipement comprenait par ailleurs un interphone personnel,
une lampe de bureau design, inclinable et vraisemblablement hors de prix,
quelques bacs fourre-tout pour entasser ses bricoles personnelles et même un
lecteur pour microdisques, sortes de puces de la taille d’une pièce de vingt-cinq
cents et capables de stocker l’équivalent d’une heure de musique. La solution
idéale pour astronautes mélomanes aimant voyager léger.
Ma cabine avait également un petit hublot à peu près large
comme la paume de la main. Après en avoir écarté le cache, j’aperçus la Terre
en contrebas, cette Terre meurtrie, théâtre de troubles moins contrôlables
encore que par le passé. Nous survolions l’Afrique, le soleil venait de se
lever sur le massif du Hoggar. À cette époque de l’année, la surface terrestre
n’était pour nous qu’une succession de levers et de couchers de soleil :
la station évoluait en orbite selon une trajectoire qui reliait les pôles, elle
ne se trouvait donc quasiment jamais plongée dans l’ombre de la Terre. À cet
instant précis, là, sous nos pieds, il y avait petit-être des hommes qui
vivaient cette naissance du jour derrière le canon d’un fusil-mitrailleur.
Je ne pus m’empêcher de penser à la première guerre du
Golfe, à laquelle j’avais participé et que nous appelions simplement, à l’époque,
la guerre du Golfe. La seconde, elle, faisait rage depuis plusieurs années,
gigantesque incendie qui avait envahi tout le monde arabe, dévastait l’Afrique
du Nord et serpentait depuis longtemps en direction de l’Europe et de la
Russie. Cela faisait presque un an que les Djihadis s’étaient emparés de la
ville sainte de La Mecque et, lorsque nous passions au-dessus de l’Arabie, j’avais
parfois l’impression de voir un désert rouge de sang. Des images resurgirent en
moi : je me voyais encore, du haut de mes vingt et un ans, costaud, sûr de
moi, décoller de la piste du porte-avions et partir larguer des bombes
mortelles sur des cibles irakiennes données par ordinateur. L’ennemi n’avait
pas l’ombre d’une chance, Dieu était à mes côtés. D’autres images : la
base aérienne de Bahreïn et Fatima, la magnifique interprète aux yeux sombres
dont j’avais gagné le cœur, moi le Yankee, le grand dadais du Texas. À l’époque,
tout cela m’avait paru banal ; je faisais partie des vainqueurs, et les
vainqueurs obtiennent les filles qu’ils veulent. Mon père n’avait jamais réussi
à avaler que j’aie pu épouser une Arabe. Les choses se sont un peu tassées à la
naissance de notre fils, baptisé Neil en souvenir de l’homme qui avait marché
sur la Lune l’année où je vins au monde. Mais j’ai toujours eu le sentiment qu’il
avait été très soulagé de nous voir nous séparer. On avait tenu quatre ans.
Fatima était retournée en Arabie en emportant Neil avec elle. Neil, mon fils.
Bien que cela soit totalement idiot, il m’arrivait parfois de le chercher des
yeux depuis l’espace en me demandant comment il allait. La guerre d’alors me
semble aujourd’hui incarner l’ultime sursaut d’une époque désormais révolue.
Lorsque j’étais petit, les choses étaient parfaitement simples. D’un côté les
gentils Américains, de l’autre les méchants Russes. Une configuration
inébranlable, inéluctable. Les plus forts, c’étaient nous, et ça tombait plutôt
bien puisque, par chance, on était aussi les gentils. De temps à autre, on
avait un peu peur de la bombe. Mais ça s’arrêtait là. Jusqu’au jour où l’Empire
du Mal disparut. D’un coup, comme ça. Il éclata comme une bulle de savon, et
dans les années qui suivirent, on put réellement voir l’Amérique perdre elle
aussi de sa splendeur, comme si sa propre puissance avait directement dépendu
de celle de son adversaire. On jeta aux orties tout ce qui avait fait notre
puissance, on organisa notre propre suicide. Juste après mon mariage avec
Fatima, j’avais entamé des études pour devenir astronaute. Je pensais
naïvement, comme une évidence, que l’humanité avait atteint les limites de la
planète et qu’il était donc temps de chercher d’autres voies pour en sortir.
Voilà ce à quoi je voulais contribuer. Au fond de moi, j’avais toujours un peu
une âme de vainqueur. Mais mon gouvernement décréta que non, que j’avais tort,
que la conquête spatiale n’était plus à l’ordre du jour. Mieux valait rester à
la maison et faire des économies d’énergie. La NASA fut dissoute en 1999,
pratiquement sous mon nez. La navette Columbia fut exposée au
Smithsonian Muséum de Washington et on vendit les trois appareils restants au
Japon. Aujourd’hui encore je me rappelle le désarroi qui m’avait envahi à la
lecture d’un éditorial du New York Times qui célébrait cette transaction
en la qualifiant de « bonne affaire » et de « contribution
importante à l’amélioration de la balance du commerce extérieur ».
Tout en passant une combinaison propre et en accrochant sur
ma poitrine le badge portant mon nom, j’eus comme bien souvent une pensée
reconnaissante pour mon vieux professeur d’astronomie, Harry M. Wheeler, qui
avait fait jouer toutes ses relations pour que je décroche un job à la NASDA, l’une
des deux agences astronautiques japonaises. C’est à lui que je devais d’être
ici, de m’en être sorti une fois encore. Certes pas en vainqueur – on ne
peut pas vaincre toute sa vie – mais quand même avec un certain succès.
Cela avait été un véritable crève-cœur que de dire adieu au pays que j’aimais,
mais j’appris finalement à apprécier les Japonais et à me sentir chez eux un
peu comme chez moi. Mon succès le plus récent s’était produit peu avant mon
départ pour la station, lorsque j’avais appris que le bureau du personnel, sur
sa liste de préférence interne, m’avait fait grimper à la première place dans
le domaine de spécialisation qui était le mien : Maintenance and
Security.
Security. Jusque-là, la sécurité n’avait jamais posé
aucun problème. En termes de sûreté purement technique, tous les astronautes
étaient parfaitement au point. Quant au reste, mon Dieu, personne n’avait
jamais osé voler quoi que ce soit à bord de la station ! Alors du
sabotage ? L’évidence s’imposa à moi presque douloureusement : je n’avais
pas la moindre idée de la façon dont j’allais devoir procéder. Après tout, je n’étais
pas détective. Et, si une seule des craintes de Moriyama était fondée, il se
passait ici des choses qu’un amateur comme moi n’était pas de taille à
affronter.
Soudain, il me revint à l’esprit un passage de la chanson
que j’avais fredonnée en m’habillant : What goes up, must come down[1]…
Les paroles d’un vieux titre, j’avais oublié de qui. Je quittai ma cabine et me
mis en route. Je ne tiendrais plus longtemps ma place de numéro un, ça m’en
avait tout l’air. Je longeai le couloir en progressant de poignée en poignée,
et j’eus l’impression que l’air s’était brusquement réchauffé. Mais je savais
que seule la peur en était la cause.
CHAPITRE V
LA STATION consistait en un assemblage de modules de forme
cylindrique. Chacun d’entre eux mesurait au maximum treize mètres de long et un
peu plus de quatre mètres de diamètre, soit, pour ce type de structures
prémontées, les dimensions exactes qui permettaient un transport en navette
spatiale suivi d’une mise sur orbite. Au cœur de la station se trouvait ce que
l’on appelait le « tunnel nodal », constitué de deux modules fixés l’un
à l’autre dans le sens de la longueur. La jointure en était particulièrement
renforcée, car c’est sur elle que reposait l’ensemble de la gigantesque voilure
des capteurs solaires. Dans un bâtiment réalisé sur Terre, le tunnel nodal
serait l’équivalent de la cage d’escalier. Il était presque entièrement vide, à
l’exception de quelques petits placards et d’appareils nichés dans les coins.
Enfin des poutrelles, trois au total, fichées dans le sens de la largeur,
venaient renforcer la structure. Ce tunnel représentait l’axe longitudinal de
la station. De là, on pouvait pénétrer dans les différents modules (labos et
zones de repos) par des portes sous pression. En temps normal elles étaient
fermées, mais elles s’ouvraient automatiquement dès que l’on s’en approchait.
Un accès ne se trouvait verrouillé par l’ordinateur central que si les capteurs
enregistraient une dépressurisation dans le module concerné.
N’importe quelle station s’appuie sur ce principe
fondamental, hérité de la navigation traditionnelle. La collision avec une
météorite de grande taille n’est jamais à exclure, et même un simple fragment
de roche gros comme la phalange du pouce – ce qui, il faut bien le
reconnaître, est extrêmement rare – pourrait entraîner des dégâts
considérables compte tenu de la vitesse de croisière de ces projectiles dans l’espace.
À la moindre fuite dans le fuselage, l’air respirable s’échappe dans le
vide ; fermer les sas permet au moins de sauver le reste de la station.
En apesanteur, on perd presque entièrement le sens de l’équilibre,
ce qui se traduit par l’absence de distinction entre le haut et le bas. Mais l’œil,
lui, outre le fait que ses performances se trouvent même renforcées par l’absence
de pesanteur, continue de chercher à s’orienter sur des repères habituels.
Ainsi, à bord de la station Nippon, on avait automatiquement tendance à
prendre pour « sol » l’immense étendue des capteurs solaires
au-dessus de laquelle se dressait une moitié de la station, tandis que l’autre
semblait se dissimuler en dessous. Tout « en haut », c’était pour
nous le niveau réservé à l’équipage. C’est là qu’était arrimé le module
abritant les commandes centrales (désigné, en règle générale, sous le terme de
« pont », comme dans la marine), ainsi que les deux modules de
séjour. Il n’y avait pas de quatrième module. Tandis que les deux complexes d’habitation
se faisaient directement face, le pont ne se prolongeait que sur un court
tronçon où étaient fixés deux bras articulés dirigeables à vue. Le plus
souvent, on les utilisait pour décharger les navettes qui accostaient. Le sas d’arrimage
requis pour ces manœuvres se situait sur la paroi frontale du tunnel nodal.
Le niveau inférieur était celui des labos. Là, on avait
épuisé toutes les possibilités d’extension ; quatre modules pointaient
vers chacun des points cardinaux. Celui situé sous les bras articulés était
presque entièrement exposé à la lumière solaire, contrairement aux autres qui
baignaient dans l’ombre des cylindres placés au-dessus. C’est dans ce module
éclairé que se trouvait le labo de biologie où l’on se livrait à des
expériences sur des plantes et des animaux. Pour le moment, nous n’avions
certes pas d’animal à bord, mais il y avait tout de même bon nombre de cages et
d’instruments pour ce type d’expérimentations. Une grande partie des labos
restants étaient spécialisés en recherches sur la microgravité.
Autre élément souvent nécessaire à des fins
scientifiques : le vide. Dans l’espace, il est de qualité exceptionnelle
et disponible à très faible coût. L’extrémité de l’un des modules était donc
équipée d’une plate-forme découverte réservée aux expériences dans le vide,
munie d’un sas et manipulable grâce à un bras articulé. Par ailleurs, presque
toutes les navettes qui accostaient apportaient de nouveaux programmes d’expérimentation
ainsi que les appareils nécessaires pour les mener à bien. À chaque fois, cela
impliquait d’agrandir les labos, ce qui se soldait bien évidemment par des
frictions entre les tenants des différentes disciplines scientifiques. Pour le
moment, nous accueillions de petites cellules spécialisées en radiophysique et
en recherche atmosphérique.
Le niveau d’en dessous était celui des machines. Il se
trouvait déjà « sous » la voilure, « du côté obscur »,
comme nous avions l’habitude de dire. Depuis le hublot de ces modules, tout
était vraiment sombre : aucun rayon solaire ne parvenait jusque-là. On ne
voyait pratiquement qu’un hémisphère terrestre, plongé dans la nuit, ainsi que
le revers de la gigantesque voilure qui s’étendait, telle une chape de plomb
écrasante et oppressante, au-dessus de nos têtes. Là encore les modules étaient
au nombre de quatre. Dans l’un se trouvaient consignées les installations
permettant d’alimenter la station en eau et en air. De surcroît, chacun d’eux
était évidemment pourvu d’équipements de relais d’urgence destinés, le cas
échéant, à assurer la survie de l’équipage jusqu’à l’intervention d’une navette
de secours. Une deuxième aile renfermait les dispositifs liés à la production d’énergie
à partir du rayonnement solaire et à sa transmission sur Terre. Une troisième
était réservée aux machines fabriquant la fine pellicule qui servait de
capteur. Enfin, un laboratoire d’observation de la Terre et de l’espace venait
compléter l’ensemble. Toutefois, la voilure avait pris de telles proportions qu’elle
dévorait littéralement, d’où que l’on regarde, la moitié de notre champ de
vision ; la station n’offrait donc pas les conditions idéales pour des
recherches de ce type. On avait tout de même pris le parti de loger ces postes
d’étude du côté obscur, car de l’autre l’éclat des capteurs, d’une blancheur
éblouissante, aurait été encore moins favorable à ce genre d’analyses. Pour
étudier les profondeurs de l’univers, les scientifiques disposaient d’un
radiotélescope téléguidé. Il planait librement dans l’espace à environ dix
kilomètres de la station. Mais, pour ce que j’avais pu en entendre, jamais
personne n’avait découvert quoi que ce soit de sensationnel avec ça. Pour être
franc, tout ce qui touchait à l’observation n’avait pas la cote et jouait
plutôt le rôle du parent pauvre.
À l’extrémité inférieure du tunnel nodal était fixé le bras
de la tour, c’est-à-dire un fragile tube en acier de la hauteur d’un clocher,
au bout duquel se trouvait l’émetteur d’énergie. Il aurait été possible d’installer
un quatrième niveau mais on ne l’avait pas encore fait. Tout « en
bas », seule une petite trappe était en activité ; tous les autres
points de jonction reliés au tunnel étaient encore verrouillés. Dans cette
zone, on gardait son scaphandre sur soi, moins pour des considérations d’ordre
pratique que pour des problèmes de place. Où que l’on se déplace dans la
station – à l’exception du tunnel, relativement spacieux – on avait
en permanence l’impression de quitter une caravane archicomble pour se glisser
dans une autre.
À mon arrivée dans le module de ravitaillement où je
rangeais aussi mes appareils d’entretien, je trouvai Tanaka, le second du
commandant. Les yeux rivés sur les écrans de contrôle, il étudiait les données
d’alimentation en oxygène avec une intensité qui me parut bizarrement déplacée.
Peut-être n’était-ce qu’un prétexte pour feindre d’ignorer ma présence. Sa
famille était originaire de Nagasaki, ce qui explique qu’il ait eu une dent
contre les Américains. J’ouvris un placard et en sortis mon nettoyeur à vapeur,
une pile de torchons ainsi qu’un sac à ordures que je pouvais m’accrocher à la
ceinture. Tanaka ne quittait pas les écrans des yeux. Ils l’avaient hypnotisé
ou quoi ? Et puis, d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fichait là ? Il était
opérateur en systèmes énergétiques ; les dispositifs de survie, c’était mon
rayon, sacré bon sang !
— Quelque chose ne va pas, sir ? lui
demandai-je.
Il détourna le regard des données qui s’inscrivaient devant
lui en gros caractères colorés et lumineux et me dévisagea. Il n’avait pas l’air
franchement ravi de me voir.
— L’air sur le pont, commença-t-il d’une voix
hésitante. Il est… étouffant. Comment vous expliquez ça ?
Étouffant ? Il semblait avoir cherché un autre terme
sans être parvenu à le trouver. Je fis mentalement défiler l’enchevêtrement
complexe des conduits d’alimentation en air de la station. Il y avait mille et
une façons d’expliquer le phénomène.
— Ça circule ? demandai-je.
— Si ça circule ?
— Oui, est-ce que l’air sort des grilles de
climatisation ?
Tanaka prit une profonde inspiration qui siffla entre ses
dents. C’était le prototype même du Japonais obsédé par sa carrière, maigre,
nerveux et toujours tendu.
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
Je m’approchai de lui et effleurai du regard les écrans de
contrôle. Pression normale partout. Idem pour le débit et la
température. Valves transversales ouvertes. Apparemment, il n’y avait aucune
raison pour que l’air vicié se focalise exclusivement au niveau des commandes
centrales.
— Je m’en occupe, sir, lançai-je enfin. Ici,
rien de particulier à signaler. Je vais aller regarder sur le pont.
— Ce serait très aimable à vous, approuva Tanaka.
Puis il glissa devant moi en s’accrochant aux poignées et
sortit sans ajouter un mot.
Je restai quelques instants les yeux rivés sur le tableau d’affichage.
Les systèmes d’alimentation étaient robustes et bien rodés. Ils avaient atteint
un degré de perfection dont les astronautes des premiers vols spatiaux n’auraient
jamais osé rêver. Au cours des dernières années, on n’avait plus enregistré
aucune défaillance des dispositifs de survie avec des conséquences assez sérieuses
pour être signalée. Quel intérêt un saboteur aurait-il eu à trafiquer les
circuits de ventilation ? C’eût été insensé… Sa propre vie en dépendait
autant que la nôtre.
Je saisis mon nettoyeur à vapeur qui planait toujours près
du sas et j’attrapai les torchons qui flottaient. Ça ne servait à rien de se
rendre malade. J’activai le bouton qui commandait l’ouverture des panneaux
coulissants.
À peine sorti, je me fis intercepter par Yoshiko. En
descendant, j’avais déjà remarqué que la porte qui menait au labo d’observation
était restée ouverte ; elle devait m’avoir vu passer.
— Alors ? voulut-elle savoir. Qu’a dit
Moriyama ?
Je mentis d’une voix sèche :
— Que je dois astiquer plus fort.
Elle me dévisagea d’un air soupçonneux :
— Il n’a pas été question de nous ?
Je soutins son regard. Je suis capable de très bien mentir
quand je m’y mets.
— C’est aussi ce que je pensais, au début. Mais il n’a
pas dit un mot là-dessus. Par contre, il m’a mis sous le nez une liste longue
comme le bras de ce qui ne tourne pas rond à bord.
— So desu ka ? Eh bien, tant mieux.
Je décidai de changer de sujet.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Oh, je travaille sur le radiotélescope Cygnus A
et je ne trouve rien que des milliers de gens n’aient déjà trouvé avant moi,
répondit-elle d’un ton distrait. Je n’ai pas vraiment la tête à ce que je fais.
— Voilà exactement ce que je ne peux pas me permettre.
Mais tu as peut-être envie de m’aider ?
Elle sourit de son doux sourire asiatique.
— Bah, ça ne doit pas être si grave que ça…
Je ne pouvais pas la regarder sans que mon corps ne se
souvienne de nos extases partagées. Mais notre relation reposait sur une règle
tacite : elle était seule à pouvoir prendre l’initiative.
— Bon, ajoutai-je avec un sourire emprunté. Il faut que
je retourne au travail.
— Oui, répondit-elle. Moi aussi. Mata.
Elle aurait pu au moins me donner un baiser. Une caresse du
bout des doigts. Mais elle se contenta d’agripper la poignée la plus proche.
Elle me lança un dernier regard et s’éloigna en flottant dans les airs, sa
magnifique longue chevelure virevoltant derrière elle, telle Ariel, la petite
sirène.
D’accord, je savais très bien que Yoshiko ne m’embrassait
jamais hors de notre nid d’amour. Et puis, de toute façon, j’avais bien d’autres
chats à fouetter pour le moment. J’ouvris le sas qui menait au module d’énergie
solaire. Je savais que j’y trouverais Iwabuchi.
CHAPITRE VI
EN ENTRANT, je le vis plongé dans une discussion scientifique
animée avec James Jayakar. Ils ne me prêtèrent pas la moindre attention,
exactement comme on ignore le larbin qui vient vider les corbeilles à papier le
soir. Jay se passa les doigts dans ses cheveux en bataille et demanda :
— Des interférences ? Une perturbation du rayon
laser par le flux énergétique ?
— Ça ne tient pas debout.
Iwabuchi était un roc, une véritable armoire à glace, et
tout en lui respirait l’intelligence. Il dévisagea le cybernéticien indo-britannique
d’un œil vif et alerte. Jayakar était perdu au milieu d’une nuée de manuels
planant à la dérive, de crayons volants et de listings informatiques qui
serpentaient dans les airs en tournoyant. Sanglé sur un perchoir, il ne
quittait pas des yeux le gigantesque écran de son ordinateur.
— Il est impossible que rien ne se soit modifié depuis
deux mois, insista Iwabuchi.
Dans un mouvement de léger agacement, il écarta doucement du
doigt un gros volume encyclopédique qui tanguait juste sous son nez.
— Avant ça marchait, et depuis ça ne marche plus.
Question : qu’est-ce qui s’est
modifié ? Quoi ?
— La taille de la voilure.
— Très peu. Et ça n’a d’impact que sur le volume
maximal d’énergie possible, alors que les vibrations apparaissent déjà à charge
minimale.
— Et, selon vous, le phénomène d’interférence est
complètement à exclure ? demanda Jay. Je ne suis pas physicien, mais le
laser tout comme le rayon énergétique émet des ondes électromagnétiques…
— Moi non plus, je ne suis pas physicien, rétorqua
Iwabuchi, mais, même en admettant qu’il s’agisse d’un effet physique, je n’arrive
toujours pas à comprendre pourquoi c’est apparu précisément il y a huit
semaines et pas avant.
Je ne perdais pas un mot de la conversation. M’efforçant de
jouer les candides, je ramassai les ordures, passai les murs et les sols au
nettoyeur à vapeur, frottai à la main les taches difficiles. J’astiquais la
tuyauterie derrière Iwabuchi lorsqu’il se retourna et ajouta incidemment :
— Chotto, Léonard, vous pouvez vider le
plastique bleu, là, derrière.
Sa voix faillit me faire sursauter, mais je réussis, d’un
air presque aussi dégagé que le sien, à tourner la tête et à repérer le petit
sac en question, solidement noué à un étai par une cordelette. Je parvins même
à répondre :
— Ah oui, d’accord.
— Mister Jayakar, reprit le Japonais tandis que
je m’affairais dans des renfoncements crasseux, on en revient finalement
toujours à la même question : qu’est-ce qui s’est modifié ? Qu’est-ce
qui s’est modifié dans vos programmes ?
Du coin de l’œil j’aperçus Jay, le regard morne, rivé sur
les lignes d’algorithmes qui défilaient sans fin sur l’écran.
— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai modifié ?
répéta-t-il comme s’il se parlait à lui-même. Quoi que ce soit, j’ai pu
repasser dessus et l’annuler des dizaines de fois, depuis le temps.
— Vous en êtes sûr ? persista Iwabuchi.
— Sûr ? éclata Jay. Bien sûr que non, je ne suis
pas sûr ! Comment voulez-vous être sûr, avec ce type de logiciel ? Il
y a des millions de lignes là-dedans. Des centaines de types ont bossé dessus,
des bons, des mauvais, des géniaux, des méticuleux, j’en passe et des
meilleures.
— Nous devons commencer par chercher dans votre
programmation, insista calmement Iwabuchi.
Jay poussa un profond soupir.
— Ça fait des heures que j’essaie de vous l’expliquer.
Oui, c’est exactement ce qu’il faut faire. On doit tout reprendre, ligne par
ligne. À nous deux, on finira bien par comprendre ce qui se passe.
Ce module était le seul à ne pas être compartimenté par des
cloisons de séparation. De forme cylindrique, il donnait l’impression qu’on se
trouvait dans le ventre d’un sous-marin. Au centre trônaient les générateurs,
immenses et sombres. Seul un étroit passage de part et d’autre permettait de
les contourner. Partout ailleurs foisonnaient d’énormes tuyaux noirs, gros
comme le bras, serpentant le long d’ailettes de refroidissement d’un gris
scintillant ; des câbles enchevêtrés noués entre eux par de minces bandes
de plastique ; des appareils d’optique ; des signaux lumineux portant
des inscriptions en japonais, ainsi que de longues rangées de leviers et d’interrupteurs
minuscules. Comparé à ce capharnaüm, le terminal de l’ordinateur était niché
dans un recoin particulièrement spacieux, et c’est là que Jay et Iwabuchi
tenaient leur conseil de guerre. Le Japonais s’était calé les pieds sous un
conduit énergétique recouvert d’une gaine isolante et, pendant tout l’entretien,
il s’amusa avec un petit tournevis qui, dans ses mains puissantes, faisait l’effet
d’un jouet d’enfant pris entre les griffes d’un fauve. Se livrant en cela à un
passe-temps bien connu des ingénieurs en astronautique, il le faisait pivoter
sur son axe aussi vite que possible en retournant la tige de fer entre son
pouce et son majeur, puis il le lâchait. Le tournevis se mettait alors à
virevolter dans les airs en une danse endiablée avant que l’homme s’en empare à
nouveau au bout de quelques instants. Posté de l’autre côté, je parvins à me
faufiler difficilement le long des machines et me retrouvai dans la partie
arrière du module.
— Et si on retournait encore une fois vérifier l’émetteur ?
suggéra prudemment Jay. Il y a peut-être quelque chose qui nous a échappé… Un
très léger impact de météorite sur le capteur, quelque chose du genre… ?
Iwabuchi secoua la tête.
— Vous n’allez pas remettre ça ! J’y suis déjà
allé deux fois et je n’ai rien trouvé. On a tourné autour avec la plate-forme
de montage, on l’a inspecté sous toutes les coutures, caméra à l’appui, et ça n’a
rien donné. Croyez-moi, j’ai fait beaucoup de sorties dans l’espace et je sais
à quoi ressemble un impact de météorite. Si je pensais que ça peut avoir un
sens, cette grimpette mortelle sur cent cinquante mètres, c’est moi qui m’y
collerais pour la troisième fois. Mais là je sais d’avance que ça ne sert à
rien.
— Peut-être que Tanaka ou Kim pourrait…
Iwabuchi saisit le tournevis d’un geste sec et rapide et le
pointa sur Jay, exactement comme s’il avait eu une épée en main.
— Auriez-vous quelque chose à cacher, docteur
Jayakar ? lança-t-il avec une animosité feinte où perçait tout de même une
pointe d’irritation. Cela vous gênerait-il qu’on regarde vos programmes d’un
peu plus près ?
— Non, bien sûr que non, se défendit Jay d’une voix qui
trahissait son trouble. Mais êtes-vous bien conscient du travail de longue
haleine que ça représente ? Je cherche juste une dernière branche à
laquelle me raccrocher, une alternative pour résoudre le mystère plus
rapidement, voilà tout…
— Ce n’est pas toujours possible, répliqua Iwabuchi. Et
puis c’est inutile de vous mettre dans cet état : dans deux mois, vous
aurez repris la navette et refilé le bébé à votre successeur. Moi, par contre,
j’ai encore quatre mois entiers à passer ici…
Jay resta quelques instants l’œil hagard et perdu dans le
vide.
— Demain, dit-il finalement. (Il se mit à attraper les
livres et les crayons qui flottaient autour de lui, les rangea dans des tiroirs
ou les accrocha à des pinces.) On n’a qu’à commencer demain matin. J’ai besoin
de pouvoir travailler à tête reposée…
— Entendu, lui répondit le colosse japonais.
Jay se libéra de son harnais et disparut. Iwabuchi reporta
son attention sur un petit pupitre de commande. Fredonnant joyeusement, il
consulta un gros manuel qui n’avait manifestement pas l’intention de se laisser
faire et ne cessait de lui glisser entre les doigts. Il finit par l’accrocher à
une traverse, sans autre forme de procès. Puis il fit quelques réglages en
jouant sur les boutons et il observa le résultat obtenu sur l’écran d’un petit
instrument de mesure. Il secoua pensivement la tête, annula les modifications
et testa une autre combinaison.
Il semblait avoir totalement oublié ma présence. Et je
commençais à peiner sérieusement pour trouver de quoi occuper mes mains
expertes. Je décidai qu’il était temps de m’éclipser. Quoi que l’ingénieur
« génial » de Moriyama fut en train de trafiquer, je n’y comprenais
rien de toute façon. Il aurait pu amorcer une bombe atomique sous mon nez sans
que je m’en rende compte. Je me mis à rassembler mes torchons.
— Vous pensez au sac-poubelle ? lança soudain
Iwabuchi.
Il prononça ces mots à mi-voix, sur le ton de la causerie,
sans me regarder ni même s’interrompre.
— Oui, répondis-je, effrayé. Bien sûr.
Il ne m’avait donc pas oublié. Je me sentis pris en flagrant
délit, comme celui qui espionne par le trou de la serrure et se fait surprendre
quand la porte s’ouvre sans crier gare. Je sentis le rouge me monter aux joues.
Peut-être aussi parce que le sac m’était effectivement sorti de la tête.
Je le dénouai et l’accrochai à ma ceinture. Puis j’attrapai
mon nettoyeur à vapeur, mes chiffons, et quittai la salle des machines.
CHAPITRE VII
J’EMPORTAI le plastique dans le module de ravitaillement
situé juste en face. J’en triai le contenu en séparant le tout-venant du
compost, versai l’ensemble dans les conteneurs appropriés, nettoyai l’intérieur
du sac et le casai dans le réservoir. Soudain, Tanaka me revint en mémoire.
Il était peut-être temps d’aller voir sur le pont si tout était
en ordre.
Lorsque j’arrivai au poste de commande, le sas était grand
ouvert. Et ça sentait vraiment drôle. Tanaka s’était mal exprimé : l’air n’était
pas vicié ni confiné. Il était plutôt imprégné d’une odeur bizarre.
— Ça va mieux depuis qu’on aère, expliqua Tanaka. Mais
pendant un moment c’était réellement insoutenable.
J’eus beau renifler, je ne parvins pas à me rappeler ce à
quoi cette odeur me faisait penser. Relents de poussière comme au fond d’une
crypte qui n’aurait pas été ouverte depuis des siècles, mêlés à des effluves de
bois, de planches de cercueil dont on aurait alimenté un feu de camp. Étonnant.
Je me glissai jusqu’au conduit d’aération et passai la main sur la grille. Un
souffle frais en sortait ; pas de problème de ce côté-là. J’approchai le
nez et ne sentis rien de particulier. L’air était parfaitement normal et frais –
si tant est que l’on puisse parler de fraîcheur pour qualifier l’atmosphère
artificielle sous pression, retraitée et enrichie en oxygène, que nous
respirions à bord.
— Rien d’anormal à signaler, annonçai-je, songeur.
En d’autres circonstances, il n’y aurait pas eu de quoi s’alarmer.
Ce n’était pas la première fois que je me trouvais confronté à ce type d’incident.
À bord d’une station spatiale, l’apparition d’odeurs étranges pouvait s’expliquer
de mille et une manières. Dans la majeure partie des cas, c’était un phénomène
parfaitement anodin, provoqué au pire par des câbles rôtis à petit feu ou par
des pièces calcinées, donc caractérisé par des émanations identifiables
qui se soldaient immédiatement par une avarie du système. Je posai tout de même
la question :
— Tous les appareils fonctionnent ?
— Oui, répondit Tanaka.
— Hmm.
J’étais plutôt perplexe. Le nez à l’affût, je glissai une
fois encore le long des pupitres de contrôle et des cabines de distribution,
dans l’espoir de déceler la source de ce relent mystérieux avant qu’il s’évapore
complètement. Sans succès. La porte du bureau du commandant coulissa et la tête
de Moriyama apparut.
— C’est vous, Léonard ?
— Oui.
— Cette odeur, vous avez une idée d’où elle pourrait
venir ?
— Jusqu’à présent non, avouai-je. Mais j’y travaille.
Le visage du Japonais me parut légèrement bouffi. Il venait
peut-être de piquer un petit roupillon. À en croire les rumeurs, c’est dans ce
but qu’il s’enfermait parfois dans son antre.
— Tenez-moi au courant, ajouta-t-il.
Il s’apprêtait à se retirer lorsque Tanaka l’interpella
précipitamment :
— Sumimasen, commandant, ce message vient d’arriver
de la NASDA.
Il s’approcha en faisant de légers moulinets avec les bras
et lui tendit une petite feuille de papier. Moriyama prit connaissance du texte
qui y figurait et sa mine s’assombrit. Ils échangèrent quelques phrases en
japonais, débitées si vite que j’eus du mal à suivre. Puis le commandant
décréta :
— On ne peut rien faire. Annoncez-le à l’équipage.
Sur ces mots, il disparut dans le réduit qui lui servait de
bureau.
Tanaka regagna tranquillement sa place. Il devait avoir
senti mes regards interrogateurs dans son dos, car il se retourna avant même de
s’être harnaché et déclara :
— Il y a des problèmes avec la navette. Le lancement
sera sans doute retardé d’au moins une semaine.
Bon, ça aussi, ça arrivait souvent. D’abord il y avait les
cyclones. Les cyclones aiment les côtes japonaises. Quand un typhon accompagné
de rafales de vent balayait la base d’Osaki à plus de deux cents kilomètre-heure,
il était fortement déconseillé de laisser une navette sur la rampe de
lancement, sans parler de la faire décoller.
Même par temps calme, bon nombre de facteurs étaient
susceptibles d’entraîner un report dans la mise à feu. À tel point qu’on
finissait par se demander comment un engin spatial avait jamais pu quitter la
Terre. Cela allait de l’apparition de dysfonctionnements sérieux lors des
essais sur les réacteurs à la découverte de fissures dans certaines pièces
centrales sondées automatiquement par ultrasons, en passant par des futilités d’ordre
technico-administratif, comme un retard dans la livraison de la cargaison. Les
fournisseurs avaient cessé depuis belle lurette d’être impressionnés par l’insigne
honneur qui leur était fait d’approvisionner en lait en poudre, bananes,
mouchoirs ou papier toilette le chantier le plus sélect au monde. L’opération
coûtant une petite fortune, les négociations étaient rudes, ça marchandait
ferme, et on découvrait parfois qu’un administrateur de la NASDA avait confié
la logistique à des gens qui faisaient preuve d’un sens plutôt large de la
ponctualité.
Et puis, après tout, qu’est-ce que j’en avais à faire,
moi, de cette attente forcée ? Personne ne devait venir prendre ma
relève, non ?
Tanaka fit une annonce par la radio de bord.
Dans le même temps, mon regard tomba sur la carte du monde
reproduite au mur sur un écran géant. Un grand réticule y matérialisait le
point du globe que nous survolions à ce moment-là. En l’occurrence la
Nouvelle-Zélande. Ce qui voulait dire que nous aurions bientôt dépassé la zone
de transmission de l’administration postale japonaise…
Suspendu aux poignées, je rejoignis hâtivement Sakai. Assis,
immobile, devant les dispositifs de communication, il ne quittait pas les
témoins des yeux. Son visage imperturbable rayonnait à la manière d’une
grenouille-taureau assoupie. Avec son crâne dégarni, il me fit penser à un
moine zen plongé dans un exercice de méditation, et, s’il avait noté ma
présence, il n’en laissa rien paraître. Peut-être était-il effectivement en
pleine méditation. D’un regard plein d’espoir, j’aperçus à la dérobée quelques
télécopies accrochées à la cloison près de lui et maintenues par une pince spéciale.
Le courrier personnel adressé aux membres de l’équipage
était transmis par fax. En principe, n’importe qui pouvait nous écrire –
la station avait même son propre code postal –, mais en pratique une
secrétaire de la NASDA avait pour mission d’ouvrir toutes les lettres et de
sélectionner celles qui seraient effectivement envoyées lorsque nous entrerions
dans la zone de liaison radio. Le reste, on nous le remettait à notre retour
sur Terre sous la forme d’un paquet plus ou moins facile à prendre en main. On
échappait ainsi aux dépliants publicitaires et autres prospectus. Seules les
lettres de quelques personnes dont nous devions communiquer les noms nous
parvenaient directement. Cela incluait, à l’occasion, avis d’échéance,
injonctions de paiement, mises en demeure, etc. Par l’une des nombreuses
signatures que nous devions produire avant chaque départ, nous consentions à ce
que le secret des télécommunications soit ainsi partiellement levé.
— Vous avez du courrier pour moi, Sakai-san ?
demandai-je.
Je posais chaque jour la question, et chaque jour j’étais
déçu.
Ce jour-là ne fit pas exception à la règle.
— Désolé, Leonard-san, me répondit-il d’un ton
indifférent.
Ça m’en ficha un coup. Comme toujours. Une entaille un peu
plus profonde que la veille. Et qui me faisait peur. Réfrénant mon envie de
hurler, je dis simplement :
— Merci.
Mon regard s’arrêta sur l’énorme boîtier situé près des
appareils radio. Une goutte molle et scintillante s’était formée, à peu près à
hauteur de genou, juste dans la fente séparant deux panneaux de distribution.
Ça ressemblait à de l’eau condensée. De l’eau condensée ? L’air qui
circulait à bord était sec, parfois même trop sec… Je dégrafai mon badge et m’en
servis pour saisir délicatement le liquide.
Il avait une consistance plutôt huileuse. Et, à le renifler,
ça sentait plus ou moins… l’huile, justement. Qui resta bien collée sur l’étiquette.
— Qu’est-ce qu’il y a derrière ces panneaux ?
demandai-je.
De mauvaise grâce, Sakai leva un œil vers moi.
— Le gouvernail de réserve pour la plate-forme de
montage, un ordinateur de réserve pour l’exploitation des données de mesure…
Rien que des appareils de réserve.
— Ça se dévisse ?
— Évidemment, répliqua-t-il d’un ton sec. Pourquoi
croyez-vous qu’on ait posé des vis ?
Tanaka s’en mêla. Il voulait que je lui dise ce que j’avais
trouvé. Je lui montrai la goutte sur mon badge.
— Je serais curieux de savoir d’où ça vient,
expliquai-je. Apparemment, ça coule de cette fente, là.
— Vous pensez que ça sort d’un des appareils ?
— Peut-être.
Tanaka me regarda d’un air sceptique. En fait, en y
repensant, il me regardait toujours d’un air sceptique. Comme s’il se demandait
ce que quelqu’un comme moi pouvait bien fabriquer à bord, au milieu de gens
aussi capables et aussi intelligents.
Mais à cet instant précis, ce qui le rendait dubitatif, c’était
mon idée de dévisser les panneaux. Ce n’était pas si évident. Des instructions
précises donnaient la marche à suivre : avant de prendre une telle
initiative, il convenait de consulter les brochures et les manuels techniques
appropriés ; par ailleurs, l’opération devait être effectuée par un
ingénieur agréé ; enfin, lors du remontage, il y avait un tas de mesures
de sécurité à respecter, de check-lists à remplir, et ainsi de suite.
Bref, ce que j’avais en tête allait coûter des heures à des sommités hautement
qualifiées et grassement rémunérées comme Iwabuchi, Tanaka ou Sakai, pour ne
citer que ceux-là.
— Vous avez conscience des frais que cela
entraînerait ? me demanda-t-il, poursuivant sur sa lancée.
Les ailes de son nez étaient secouées de tremblements
nerveux. Tout chez cet homme respirait la maigreur et l’anxiété.
— Oui.
— Qu’est-ce qui les justifierait ?
Bonne question… Je n’en savais pas plus que lui. Je n’avais
aucune justification valable, aucun argument rationnel imparable à proposer. C’était
juste une impression, une histoire de… dai rokkan.
— J’ignore si cette dépense s’impose, avouai-je. Je ne
le saurai que quand nous aurons démonté le panneau.
J’aurais été un chimpanzé enragé que Tanaka ne m’aurait pas
regardé autrement.
— Sonna bakana ! siffla-t-il entre ses
dents serrées. Ces panneaux resteront là où ils sont, wakatakka ?
Je rendis les armes :
— Hai.
C’était lui le chef. Ou du moins le sous-chef.
— Il s’agit vraisemblablement d’une goutte de mon huile
de toilette, suggéra Sakai, à la surprise générale.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il avait l’air
étrangement tendu. S’inclinant légèrement devant Tanaka en signe de soumission,
il poursuivit :
— Domo sumimasen. Lorsque vous étiez sur le pont
des machines, j’ai quitté mon poste un instant qui pour être court n’en est pas
moins inexcusable. J’ai regagné ma cabine et je me suis passé un peu d’huile
sur le visage et les mains. C’est un manquement grave qui vient entacher la
mission qui m’a été confiée, et je tenais à vous l’avouer avant que vous
engagiez de coûteuses mais inutiles mesures.
Le verbiage alambiqué dicté par le savoir-vivre nippon ne
cesserait jamais de m’étonner.
— Eh bien, Carr, conclut Tanaka d’un ton déjà nettement
moins courtois (mais amplement suffisant pour le visage pâle, le gaijin
mal dégrossi que j’étais), vous voyez bien. Je pense que l’affaire est close.
— Hai, commandant, acquiesçai-je.
Le corps du délit en main, je quittai les lieux sans ajouter
un mot et me dirigeai droit sur le labo d’analyse des matériaux.
J’étais sûr d’y trouver le Dr Chong Woo Kim, de l’Université
de Séoul. Il disposait de l’un des appareils les plus perfectionnés et les plus
chers du marché, et il serait sans doute prêt à analyser le liquide.
Et, s’il s’avérait que ce n’était pas de l’huile de
toilette, fuck you, commandant Isamu Tanaka !
CHAPITRE VIII
TOUT coréen qu’il fût, Kim Chong Woo, avec son visage grêlé
et épaté, avait plutôt le type chinois, et le sourire qui planait en permanence
sur ses lèvres semblait faire partie intégrante de sa physionomie. Je lui
présentai ma requête.
— Sera grand honneur pour moi, mister Carr, s’empressa-t-il
de baragouiner.
Il me prit le badge des mains, appliqua la goutte d’huile
dans un tube capillaire en verre qu’il plongea ensuite dans une éprouvette
cylindrique en acier spécial. Puis il fit glisser le tout sous l’objectif d’un
appareil apparemment quelconque, qui ne laissait en tout cas rien deviner des
millions qu’il avait coûtés, et il appuya sur un bouton. Des vibrations se
firent entendre et la machine se mit à l’œuvre.
— Attendre, sourit-il. Long laps de temps.
— Bien, répondis-je en essuyant le badge et en le
refixant sur ma combinaison, je ne suis pas pressé. Mais je ne voudrais pas
vous déranger dans votre travail.
— Vous ne me dérangez pas du tout, m’assura Kim
précipitamment. (Il hésita tout de même un peu avant de se harnacher à nouveau
devant son projet d’expérimentation.) Partie importante de mon doctorat,
expliqua-t-il. Vous savez ce qu’est thèse de doctorat ?
J’acquiesçai, cruellement touché. Kim m’aimait bien mais il
me prenait lui aussi pour un demeuré.
— Oui, répondis-je. Vous voulez devenir professeur.
Il hocha frénétiquement la tête.
— Professeur métallurgie Université de Séoul.
Métallurgie spatiale.
À cet instant, des bruits insolites nous parvinrent de l’extérieur
du module. Des raclements durs, comme si quelqu’un avait tapé contre les parois
avec une clé à pipe dans l’espoir de déceler une zone fragile. Non, pas une
clé à pipe, plusieurs. Six au moins, qui cognaient et grattaient tout le long
du fuselage.
— Aha, sourit Kim. C’est Spiderman. Peut-être vous
envie de le voir travailler, mister Carr ?
— Excellente idée, répliquai-je.
Je me glissai jusqu’à un hublot et rabattis le cache qui l’obturait.
Spiderman, l’homme-araignée, était le surnom donné au robot
de montage qui sans relâche, nuit et jour, année après année, rampait sur la
voilure pour parfaire ce qui devait l’être, avec cette patience inépuisable
propre aux machines. Il ressemblait à une gigantesque araignée de métal. Son
corps était constitué d’une structure effilée, à peu près rectangulaire, d’environ
trois mètres de long. En plus d’un ordinateur de guidage et de batteries
énergétiques, il était surtout muni de deux pinces conçues pour transporter un
par un les rouleaux de pellicule solaire dès leur sortie de la fonderie
automatique. À l’une des extrémités, deux caméras pivotantes scrutaient
attentivement les alentours, et, pour se déplacer, le robot disposait de part
et d’autre de trois pattes articulées aussi longues et fines que celles d’une
araignée. D’où son surnom.
Contrairement à notre grande plate-forme de montage
télécommandée, Spiderman était incapable de voler librement dans l’espace, d’une
part parce qu’il n’était justement pas télécommandé – il devait assurer
seul chacune des manœuvres – et d’autre part parce que son système
informatique n’était pas suffisamment performant pour ça. Au bout de ses
« jambes », différentes pinces et armatures aimantées lui
permettaient, avec une élégance exceptionnelle, de longer en suspension la
structure renforcée portant le film solaire. Durant toutes ces années, pas une
seule fois il n’avait manqué sa cible ni lâché prise, et ce n’était pas rien
car, comparé au reste de la station, Spiderman avait quelques heures de vol en
plus…
À l’origine, ce n’était pas un mais dix engins de ce type
qui travaillaient en autonomie presque totale à l’achèvement de la voilure. Les
neuf autres, on les avait renvoyés sur Terre le jour où la plus grosse partie du
générateur s’était trouvée en ordre de marche. Spiderman était le dernier de
son espèce. On pensait alors le tester pour déterminer combien de temps un
robot peut rester opérationnel dans l’espace. Mais, depuis, on commençait
sérieusement à se demander si l’un des scientifiques impliqués dans l’opération
vivrait assez longtemps pour conclure l’expérience, car l’araignée,
infatigable, ne semblait pas pressée de s’arrêter : elle continuait de
trimer inlassablement. Au tout début, son corps était recouvert d’une couche de
laque d’un blanc argenté, qui, dans l’intervalle, avait viré au marron,
littéralement carbonisée par les rayons impitoyables du soleil. Ses lentilles
photographiques, autrefois parfaitement nettes, commençaient à se ternir sous l’action
des radiations. Mais rien de tout cela ne pouvait l’empêcher de cavaler avec
ardeur tout autour de la station, sur cette étendue d’un blanc de neige ;
rien ne pouvait l’empêcher d’aller chercher de nouvelles feuilles de pellicule
pour combler, d’un geste lent mais habile, les ultimes failles dans la
structure de la voilure.
Exactement comme en ce moment. C’était toujours un spectacle
fascinant que d’observer le robot en action. Il allait jusqu’à l’extrémité du
module de façon à placer son « corps » juste au-dessus de la fente
oblongue du sas de sortie. Puis une de ses pinces actionnait une large manette
et la vanne s’ouvrait. D’un rapide coup d’œil jeté par l’une ou l’autre de ses
caméras, il s’assurait qu’un rouleau se trouvait bien à l’intérieur. Il s’abaissait
alors au niveau de l’ouverture, ses bras articulés s’emparaient du cylindre de
pellicule, et l’étroite porte se refermait avant même que Spiderman, pourtant
monté sur ressorts, ait eu le temps de se redresser. Quant à la machine à film
solaire, logée dans une cabine sous vide qui prenait toute la moitié arrière du
labo, elle se remettait automatiquement à l’ouvrage. Et l’araignée de métal,
perchée majestueusement sur ses longues pattes, refaisait en sens inverse le
chemin qu’elle venait de parcourir.
— Silicium, expliqua Kim d’une voix exaltée. Matière
première la moins chère. Trouvable partout, sur n’importe quelle planète. Ici
on construit grandes grilles en cristal reliées entre elles. Pellicule solaire
ne pourrait pas être produite sur Terre, à cause de pesanteur, et elle se
désagrégerait dans atmosphère normale. Nous seuls pouvons la produire et l’exploiter.
Pas article d’exportation, hein ? ajouta-t-il dans un éclat de rire.
Visiblement, c’était de l’humour. Je hochai donc la tête en
souriant. En principe, le film solaire n’était rien d’autre qu’une cellule photovoltaïque
perfectionnée, l’aboutissement de ces capteurs traditionnels qui transformaient
la lumière en courant électrique. En principe. De même qu’on aurait pu dire de
la puce mégabyte qu’elle était, en principe, une version perfectionnée du tube
électronique.
— Vous étiez là quand station a été construite,
mister Carr ? me demanda Kim.
Je lui répondis que non.
— Ah ! fit-il d’un ton navré. Moi, j’y étais.
Travail grandiose. Gros anneau tendu tout autour, rien qu’en petits bouts de
plastique. Puis on a tiré câble entre bouts de plastique et clac, anneau
stable. Comme corde magique indienne, pas vrai ? Puis haubané à la
station, avec beaucoup fils métalliques. Structure légère. Ensuite, pellicule
solaire tendue dessus. Avec robots. C’était spectacle grandiose à vivre. Un
jour, mister Carr, bâtiments gigantesques seront construits en orbite
autour de Terre, souvenez-vous de ça !
Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait, mais j’avais
étudié des comptes rendus datant de cette période. On avait eu l’occasion d’expérimenter
un tas de technologies intéressantes liées à la réalisation rapide de
structures volumineuses en apesanteur, et, en vérité, seules cinq expéditions s’étaient
révélées nécessaires pour mettre en place la voilure.
— Mais notre station, elle est déjà gigantesque,
non ? lançai-je.
— Peuh ! fit-il avec un geste dédaigneux. C’est
rien comparé à ce qui est possible. Altitude pas assez élevée pour
constructions vraiment importantes. Encore trop de molécules d’air, trop de
résistance. Trop souvent besoin de fusées pour corriger trajectoire. Bâtiments
plus grands doivent être mis sur orbite plus haute, plus loin de la Terre. Et
structures doivent être en métal, pas en plastique.
— En métal ?
Dans la bouche d’un métallurgiste, ce genre de propos n’avait
finalement rien de très surprenant.
Kim lança de tous côtés un regard soupçonneux, nous donnant
l’allure de deux conspirateurs soucieux de déjouer les oreilles ennemies pour
fomenter leur plan. Puis il me fit signe d’approcher.
— Je montre quelque chose à vous, mister Carr.
Secret. Vous le gardez dans votre cœur ?
Intrigué, je hochai la tête.
— Je serai muet comme une tombe, lui assurai-je en me
glissant jusqu’à sa table de travail.
— Bien.
Le Coréen ouvrit un petit coffre et en sortit un objet long
d’environ un mètre, enveloppé dans un linge blanc ficelé par trois cordelettes
vertes. Il les dénoua et rabattit le tissu. Ce que je vis à ce moment-là me
laissa pantois. Je n’avais pas réfléchi à ce que Kim pouvait bien vouloir me
montrer, mais je n’aurais sûrement pas imaginé ça. Pas quelque chose d’aussi… archaïque.
C’était une épée.
Tout en passant la main sur la lame étincelante, le
scientifique expliqua d’une voix douce, presque affectueuse :
— C’est une épée. Le monde n’en a encore jamais vu de
pareille. Lame en métal monocristallin. Capable de découper en rondelles vieux
maîtres samouraïs. Tranche l’acier de Damas comme du beurre. C’est dommage que
chevaliers disparus : ça serait meilleure épée de tous les temps –
forgée dans l’espace.
Je quittai l’arme des yeux et le regardai.
— Pourquoi avez-vous fabriqué ça ?
Kim eut un haussement d’épaules.
— Pour mon doctorat. Pour exposé à l’Académie de Tokyo.
(Il rabattit délicatement le tissu et entreprit de renouer les cordelettes.) Et
parce que j’en avais envie. En apesanteur, poursuivit-il comme s’il s’était
servi de moi pour roder son discours, quand grilles en cristaux métalliques
refroidissent après avoir été fondues, elles grossissent, deviennent plus
régulières. Résistance des métaux traditionnels est fonction de compacité entre
les différents cristaux. Dans grille de cristal, résistance est beaucoup,
beaucoup plus importante. Quand métal casse, il cède le long de ligne de
jonction entre les différents cristaux. Quand cette ligne n’existe pas, car
ensemble du métal ne forme qu’un seul cristal, alors…
Fasciné par le spectacle, j’observais ce petit
bonhomme : en une seconde, son regard s’était envolé par-delà les parois
du module pour rejoindre l’infini. Il m’avait oublié, l’esprit peuplé de
visions qui me resteraient à jamais étrangères.
— Un jour, annonça-t-il lentement sur le ton de la
prophétie, on creusera mines sur la Lune. On trouvera filons, on exploitera et,
avec gigantesques catapultes électriques, on lancera minerai brut dans l’espace
en soustrayant à faible attraction lunaire. Il sera ensuite récupéré en orbite
et traité pour donner métaux d’une qualité inimaginable. Reste à le faire.
Matière première est là. Énergie est là. Énergie illimitée. Tellement, dans l’espace,
qu’on doit même prendre mesures pour se protéger…
Kim fut interrompu dans son délire visionnaire par un
vrombissement électronique assourdissant, destiné à nous signaler que l’analyseur
avait terminé. Le scientifique poussa un soupir, replaça son précieux paquet
dans le coffre et défit les sangles qui le maintenaient sur son siège. Il étudia
quelques instants les résultats qui s’affichaient sur l’écran en une succession
extrêmement dense de lignes d’épaisseurs et de couleurs différentes.
— Matière intéressante, fit-il. Composée plusieurs
centaines de substances différentes. Beaucoup de carbone. Soufre. Eau. Sous
forme de traces, presque tous les métaux qui existent. Silicium. Pyrène
benzénique. Sodium.
— Ça pourrait être de l’huile de toilette ?
Kim sourit de ce sourire poli qu’affectionnent les
Asiatiques.
— Je ne sais pas. À mon avis, pas très bon pour corps.
Mais je suis métallurgiste, mister Carr, pas pharmacien.
Quelle déception ! Nos recherches n’avaient servi à
rien : je ne savais toujours pas ce qu’était le liquide.
— Si je vous apporte une goutte d’huile de toilette,
vous pourriez l’analyser et comparer les résultats avec ceux que nous venons d’obtenir ?
— Naturellement, confirma Kim, tout disposé à m’aider.
Ça marcherait sûrement. Si on obtient même répartition des lignes, c’est que c’est
même substance. Si autre répartition, alors substance différente.
Je regardai l’heure. Il était temps de songer à préparer le
dîner pour l’équipage.
— Je reviendrai demain avec un échantillon.
J’irais chercher le passe dans la matinée et je ferais une
petite visite dans la cabine de Sakai pour récupérer une goutte de son huile.
— Aucun problème.
— Pour le moment, j’aimerais que la chose reste entre
nous, d’accord ?
Kim baissa la tête.
— Nous partageons deux secrets.
— O. K. Merci beaucoup.
CHAPITRE IX
DANS LE LABO de recherches biologiques, il faisait toujours
extrêmement clair, bien plus clair que nulle part ailleurs dans la station. De
larges rampes lumineuses couvraient les murs, inondant les lieux d’un reflet
laiteux, et des lampes de forte puissance venaient compléter l’ensemble. Quand
le sas s’ouvrait, un souffle moite vous prenait à la gorge. Une odeur lourde,
putride, qui évoquait des images de jungle et de forêt tropicale. La confusion
qui régnait dans le module y était pour beaucoup : cages grillagées et
vides, microscopes, flacons en verre, instruments chromés étincelants, grands
caissons transparents où grouillaient et proliféraient toutes sortes de choses
indéfinissables. On se sentait happé sous les tropiques dans l’antre d’un
savant fou et, si on s’était subitement retrouvé nez à nez avec Tarzan, on n’aurait
pas été davantage surpris.
Suspendu aux poignées, je me frayai prudemment un chemin
entre les tables et les armoires vitrées. À plusieurs mètres de là, une femme d’un
certain âge était occupée, pincette en main, à prélever une par une des graines
qu’elle déposait ensuite dans une boîte à herboriser aux parois recouvertes de
cellulose humidifiée. Elle me salua à voix basse sans s’interrompre dans son
travail :
— Moshi moshi, Leonard-san. Qu’est-ce qui
vous amène dans mon modeste atelier ?
— Salut, Oba-san. Vous aviez proposé de m’aider
à préparer le repas.
Elle s’arrêta brusquement et consulta sa montre-bracelet d’un
air effaré.
— Yaa, il est déjà si tard ? Eh oui, c’est
l’heure. Pardonnez-moi, Leonard-san, je perds facilement la notion du temps
quand je suis concentrée.
Oba était notre médecin de bord. L’équipage jouissant
ordinairement d’une excellente santé, elle passait son temps à faire diverses
expériences spatio-biologiques visant en général à étudier l’influence de l’apesanteur
et des rayonnements cosmiques sur le développement des végétaux et des animaux,
un phénomène encore largement inexpliqué. Très légèrement plus jeune que le
commandant Moriyama, Oba avait un visage sympathique sillonné d’une multitude
de ridules, et il émanait de sa personne une impression de chaleur, de
confiance. Les bons praticiens ont un don : à leur seule apparition, le
malade commence déjà à se sentir mieux. Et ce talent-là, Oba le possédait.
— Si vous permettez, j’aimerais juste finir de préparer
cette expérience… fit-elle en se remettant à l’ouvrage.
— Pas de problème.
— Vous êtes au courant que la navette sera
retardée ? me demanda-t-elle en piochant les dernières graines dans la
petite bouteille en plastique qu’elle tenait en main. Sans doute d’une semaine.
Quand j’ai entendu la nouvelle, j’ai décidé de tenter une dernière expérience.
La croissance en apesanteur est encore un grand mystère. Certains végétaux n’en
souffrent absolument pas, d’autres si. Pourquoi ? Cette plante-ci est
incapable de germer en dehors du champ de pesanteur terrestre, et j’aimerais
découvrir quel est le seuil de gravitation qui enclenche le processus de
développement. C’est ce qu’on appelle le gravitropisme. Les végétaux perçoivent
l’attraction ; cela explique que les racines se mettent à pousser vers le
bas et les tiges vers le haut. Mais la façon dont ça fonctionne reste assez
obscure.
Elle rangea ses accessoires dans un tiroir, referma le
couvercle opaque de la serre miniature et brancha le moteur au niveau le plus
bas. Le boîtier se mit alors à tourner lentement sur lui-même. Ce mouvement de
rotation est le seul moyen de recréer dans l’espace une sorte de pesanteur artificielle.
— On dirait que vous êtes contente de devoir rester une
semaine de plus.
Elle sourit et son visage s’illumina comme celui d’un enfant
perdu dans ses rêveries.
— Oh non, Leonard-san, je brûle d’impatience.
Vous comprenez, il y a un homme qui m’a demandé de devenir sa femme, il m’attend.
Et je l’attends…
— Oh, je vois. (Sur Terre, dans le milieu, j’avais
parfois entendu les astronautes dégoiser méchamment sur « Oba la
pucelle »…) Tous mes vœux de bonheur.
— Merci. Ce sont mes derniers jours dans l’espace, vous
savez… Je vais m’installer avec lui à Wakkanai, à l’extrême nord du Japon. Il possède
une petite maison là-bas. Elle donne sur le bras de mer qui sépare Hokkaido de
Sakhaline. Le soir, par temps clair, nous verrons passer la station dans le ciel
et je lui raconterai ce qui s’y passe…
Je ne pus m’empêcher de sourire. Elle s’en rendit compte.
— Eh voilà ! Maintenant vous me prenez pour une
vieille folle sentimentale, n’est-ce pas, Leonard-san ?
— Absolument pas, répliquai-je. Je vous envie. Moi
aussi, j’aimerais que quelqu’un m’attende.
Elle me dévisagea attentivement. Dans son regard, le médecin
avait repris ses droits.
— J’en connais au moins sept qui vous attendent, et moi
aussi, lança-t-elle d’un air fripon. Et ils vont finir par s’impatienter si on
ne se dépêche pas de préparer le dîner. Venez, Leonard-san, il est
temps. Ikimasho !
Pour enrichir le repas, elle prit dans l’une des cages
inoccupées un grand sac en plastique rempli de pousses de soja, une plante qui,
en apesanteur, ne pose strictement aucun problème et prolifère comme de la
mauvaise herbe.
Les premières expéditions spatiales, tant américaines que
russes, avaient ceci de commun que tout se faisait dans l’urgence et le stress.
Les hommes travaillaient quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin de
réaliser le maximum d’expériences dans le peu de temps dont ils disposaient,
reléguant très largement au second plan leurs propres besoins corporels. Ils se
relayaient juste pour dormir le strict nécessaire. Ils ne mangeaient pas, ne
buvaient pas : ils s’alimentaient tout au plus. J’avais eu l’occasion de
lire des comptes rendus de liaisons radio avec Houston, la base américaine,
effectuées lors de différents vols lunaires et de missions Skylab. Cela donnait
un bon aperçu de la pression perpétuelle à laquelle les astronautes étaient
soumis. On garde des pionniers de l’espace l’image de types aux nerfs solides
et, effectivement, il en fallait pour supporter ça ! Impossible de bouger
le petit doigt sans essuyer la logorrhée d’une demi-douzaine de crétins qui
prétendaient leur expliquer leur boulot.
Un tel manque de savoir-vivre serait bien sûr inadmissible
pour un esprit japonais. Non seulement parce que les Japonais attachent plus d’importance
aux « petites choses de la vie » que nous autres Américains, avec
notre culture fast-food, mais aussi parce qu’ils sont intimement convaincus qu’on
ne fait rien de bon en fonçant tête baissée, sans prendre le temps d’aller au
fond des choses et de se reposer. À la fin des années quatre-vingt, suite aux
résultats peu probants des premières expériences spatiales, tout le monde en
était venu à douter du sens et de l’utilité de l’ensemble du projet. D’un point
de vue nippon, ce relatif échec s’explique par la précipitation qui
caractérisait bien souvent ce type d’entreprise.
À bord de la station, le déroulement de la journée était
réglé à la lettre, afin de contribuer au bien-être de l’équipage et de donner à
chacun le calme et la concentration nécessaires à un travail efficace. Nos
phases de jour et de nuit étaient calquées sur celles du fuseau horaire dont
dépendait le Japon, ce qui facilitait la coopération avec la base. Le matin et
au cours de la journée, chacun était libre de manger où et quand il en avait
envie. Et, les scientifiques étant ce qu’ils sont, la plupart oubliaient
carrément de le faire. Le soir, en revanche, l’ensemble de l’équipage se
réunissait pour partager un même repas qui, outre l’aspect purement
alimentaire, donnait l’occasion de discuter de manière informelle, de passer un
moment convivial, et chacun trouvait là une façon agréable de libérer son
esprit des impasses dans lesquelles il s’était englué pendant toute la journée.
C’est bien sûr moi qui préparais le dîner. En général, ça n’avait
rien de sorcier : notre alimentation se composait en grande partie de
plats tout préparés, congelés en barquettes individuelles. Il ne restait plus
qu’à les réchauffer au microondes. Certaines de ces rations renfermaient de la
nourriture lyophilisée, une technique qui avait déjà connu par le passé un
certain succès grâce au poids qu’elle faisait gagner. Par ailleurs, c’était
prêt encore plus vite : il suffisait d’ajouter de l’eau. On obtenait alors
une sorte de bouillie pâteuse qu’on ingurgitait à même le sachet en plastique
et qui, ô miracle, était souvent franchement bonne.
Mais, à se nourrir uniquement de bouillie pendant six mois,
certains troubles (problèmes digestifs, chute des dents) ne pouvaient manquer d’apparaître,
les organes concernés n’étant pas suffisamment sollicités. Quelque temps auparavant,
le département logistique de la NASDA avait donc décidé de fournir aux navettes
de ravitaillement un contingent de produits naturels. En principe, tout aliment
était susceptible d’être consommé dans l’espace, sous réserve toutefois qu’il
remplisse deux conditions. Primo, il devait pouvoir supporter le
transport et la pression subie au décollage, ce qui éliminait d’emblée des
denrées comme les tomates, le raisin ou les mûres. Et, secundo, ça ne
devait pas faire de miettes. Une miette lâchée en apesanteur est quasiment
irrécupérable et, si elle pénètre dans certains appareils, cela peut causer d’importants
dégâts. Donc pas de biscuits. Quant au pain, il était cuit spécialement pour
nous ; c’était un truc mou, une sorte de grosse galette qui restait
compacte et ne séchait pas.
Par ailleurs, une part – certes minime mais en
constante augmentation – des fruits et des légumes que nous consommions
était issue des expériences sur la croissance des végétaux menées en
laboratoire. On n’avait toujours pas réussi à résoudre le problème des tomates,
mais nos cultures de concombres ou de paprika prospéraient déjà. Quant au soja,
notre « spatio-plante » vedette, on réussissait même maintenant à
produire notre propre semence ; on s’offrait donc régulièrement le luxe de
savourer des germes frais.
Néanmoins, quand des légumes étaient au menu, j’avais besoin
d’aide car, dans l’espace, ce type de préparation est tout sauf facile. Étape
numéro un : découper. N’allez pas croire que les morceaux vont rester bien
sagement alignés sur la planche comme ils le feraient sur Terre. À la moindre
seconde d’inattention, ils se mettent à virevolter joyeusement autour du
cuistot. On avait fait de nombreux essais avec tout un tas d’appareils
compliqués, mais il était finalement apparu que la solution la plus facile
consistait à travailler sur une planche en plastique humide. L’eau
créant une adhérence, les morceaux restent collés en quantité suffisante et on
peut ensuite tranquillement les glisser dans la casserole.
D’où, second problème intéressant : la casserole,
justement. Bien entendu, inutile d’espérer utiliser une cocotte ordinaire, ne
serait-ce que parce qu’on n’utilise pas non plus de cuisinière ordinaire. Un
faitout s’envolerait, le couvercle s’ouvrirait sous la pression exercée par la
vapeur, les aliments se détacheraient des parois et se transformeraient en un
truc ressemblant vaguement à une grosse boule gluante. Bref : après la
bataille, la cuisine aurait des allures de champ dévasté.
Évidemment, on peut tout préparer au micro-ondes, et c’est d’ailleurs
ce que nous faisions généralement. Mais les scientifiques avaient une
marotte : ils passaient la quasi-totalité de leur temps libre à bricoler
de nouveaux engins adaptés à la cuisine en apesanteur. (Une frénésie inventive
qui, notons-le au passage, touchait presque exclusivement la gent masculine…)
À mon goût, le plus marrant, c’était le four à vapeur, conçu pour cuire les
légumes à l’étuvée. Il s’agissait d’un petit caisson en aluminium équipé d’une
sorte de judas et éclairé de l’intérieur pour que l’on puisse apprécier le
spectacle : de la vapeur brûlante était soufflée grâce à quelques tuyères
situées dans le fond, ce qui faisait tourbillonner les aliments dans tous les
sens et provoquait la cuisson. On avait aussi une rôtissoire, une espèce de
grille-pain géant : les légumes ou les lamelles de viande émincée étaient
maintenus par une grosse pince incorporée et chauffés des deux côtés à la fois.
Mais, bien sûr, ni l’un ni l’autre ne convenaient pour
préparer les pousses de soja dans les règles de l’art. Seul appareil
adapté : le wok spatial. Développé par l’avant-dernière équipe d’ingénieurs
en poste à bord, c’était un engin aussi moche que dangereux, une sorte de
bétonnière miniature incandescente qui tournait à toute vitesse sur son axe. On
devait commencer par verser quelques gouttes d’huile salée et pimentée. Sous l’effet
de la rotation, la graisse se répandait rapidement à l’intérieur. Puis, quand
elle était suffisamment chaude, on ajoutait le soja. Des palettes intégrées se
chargeaient de touiller, et il ne restait plus qu’à attendre que les pousses
aient absorbé toute la matière grasse. On éteignait alors l’appareil, on l’ouvrait
et on n’avait plus qu’à attraper les légumes braisés à la sortie.
Oba prit la direction des opérations. Elle connaissait
toujours un tas de petits trucs pour relever le goût des plats et leur donner
une touche raffinée, épicée. Des ficelles culinaires qui, comme elle le
racontait à qui voulait bien l’entendre, lui avaient été léguées par sa grand-mère
maternelle. Et, chaque fois que nous faisions la cuisine ensemble, la mamie
semblait ainsi nous accompagner de sa présence invisible. Nous préparâmes neuf
plateaux gardés au chaud dans l’appareil prévu à cet effet. Je me glissai
ensuite vers l’interphone et conviai l’équipage à passer à table.
CHAPITRE X
À LA VITESSE à laquelle les hommes se retrouvèrent au mess, on
aurait pu croire qu’ils avaient attendu mon signal pour s’y ruer. Chacun reçut
un plateau qui, grâce à sa surface aimantée, adhérait bien au revêtement
métallique de la table. Les pousses de soja délicieusement craquantes préparées
par Oba remportèrent un franc succès.
— Je suis très sérieux, déclara Jayakar avec une mine
de conspirateur. J’ai graissé la patte à un employé de la base pour qu’il
retienne la navette. Comme ça, on pourra encore profiter de vos petits plats
pendant quelques jours.
En apesanteur, manger n’a rien d’évident non plus. Le
problème majeur consiste à éviter que les bonnes choses que vous avez sous le
nez ne se soulèvent de l’assiette et prennent la clé des champs. Pour y
remédier, chaque plat est équipé d’un couvercle solide et étanche. Et, en guise
de couverts, les astronautes disposent d’une sorte de pince effilée, proche de
ces pinces à sucre qui étaient du dernier chic au temps de nos parents. Le
procédé est le suivant : de la main gauche, soulever légèrement le
couvercle et, de l’autre, piocher un bon morceau.
Pour les débutants, il est conseillé de commencer par un
plat en sauce bien gélatineux. Ainsi, les morceaux adhéreront à l’assiette et
le néophyte pourra se concentrer pleinement sur le maniement de la pince.
Enfin, il lui faudra apprendre à déglutir : l’attraction terrestre n’étant
plus là pour l’y aider, il aura au début l’impression de manger couché, ou la tête
en bas, et de devoir forcer une résistance pour avaler. Question d’habitude.
À la satisfaction générale, Sakai sortit une bouteille de
vin de prune grand cru et offrit une tournée. Pour fêter un anniversaire
personnel.
— Il y a dix ans jour pour jour, j’ai eu à repasser un
examen important. Si j’avais échoué, j’aurais dû quitter l’Aérospatiale. Mais…
j’ai réussi.
— Quel coup de veine pour nous !… ajouta Moriyama,
nous laissant la libre interprétation de cette remarque à double sens.
— Apportez les verres ! s’écria Jay.
En fait de verres, il s’agissait de petites poches
transparentes en plastique souple, pourvues d’un goulot refermable et d’une
courte pipette. Pour boire, il suffisait de presser le liquide entre ses lèvres
comme si on suçait un tube de dentifrice.
Quant à extraire le vin de la bouteille, c’était encore une
autre paire de manches. La manœuvre était délicate et extrêmement rare, car le
transport des boissons ne se faisait pratiquement jamais dans ce
conditionnement. Sauf, précisément, quand un astronaute dissimulait ce genre de
petite gâterie dans ses propres bagages. Mais, cela s’étant déjà produit, on
avait la technique. Dans le fin fond des placards de la cuisine, je dénichai ce
qu’il nous fallait : un instrument à mi-chemin entre le siphon à crème et
l’appareil respiratoire. Une fois que Sakai eut retiré le bouchon – et que
le vin, comme il fallait s’y attendre, n’eut montré aucun empressement à
quitter la bouteille – j’introduisis l’objet dans le goulot. Le principe
en était très simple : à l’extrémité du tube étroit se trouvait un ballon
non gonflé. En activant un levier de compression, la poche de caoutchouc se
remplissait d’air. Le liquide remontait ainsi jusqu’au col et s’écoulait par
une sorte de gicleur incorporé.
Yoshiko déclina l’offre de Sakai :
— Je suis de premier tour de garde ce soir. Donc rien
pour moi, merci.
— Et moi de deuxième tour, lança Jay. Donc de première
tournée !
Moriyama suivait cette joyeuse agitation avec un sourire
patient.
Naturellement, le règlement de l’administration spatiale n’autorisait
pas la moindre goutte d’alcool à bord de la station. Mais, tout aussi
naturellement, il était impossible de respecter en permanence les consignes. Et
le commandant ne refusa pas le verre que Sakai lui tendait.
Quelques gorgées suffirent à réchauffer l’atmosphère. Les
langues se délièrent et le volume sonore monta d’un cran. Pour ma part, je me
tenais en retrait, sanglé sur mon siège, me contentant d’écouter ce qui se
disait tout en sirotant cet excellent vin.
Mon regard glissa à nouveau sur la grande mappemonde qui
recouvrait un mur de la salle. C’était une de ces cartes à la nouvelle
mode : le monde n’y était plus centré sur l’Atlantique mais sur le
Pacifique. Donc Amérique du Nord et du Sud à droite, Asie, Afrique et Europe à
gauche.
J’avais lu un jour qu’à l’origine ce type de planisphère n’était
rien d’autre qu’un canular publicitaire lancé par le syndicat d’initiative d’Honolulu :
une carte sur laquelle Hawaii se retrouvait placée exactement au milieu. Mais,
après l’organisation des Jeux olympiques à Sydney en l’an 2000, l’expansion qu’avait
connue la ville en avait fait une sorte de capitale culturelle et économique de
la zone non asiatique du Pacifique. Un éditeur local avait alors repris l’idée
et, cette fois, ça n’avait plus rien d’une blague. Il fit établir des
projections exactes, publia des posters, des cartes murales et des atlas
entiers basés sur ce modèle, et, depuis, cette forme de représentation du monde
rencontrait une popularité croissante.
Tanaka s’adressa à Jayakar par-dessus la table :
— Alors, vos compatriotes européens ont à nouveau de
grands projets, à ce qu’il paraît ?
— Mes compatriotes européens ? rétorqua Jay,
surpris.
Tanaka eut un haussement de sourcils.
— Vous êtes bien britannique, non ?
— Ah oui, acquiesça-t-il. Aussi. Et qu’est-ce qu’ils
ont en tête ?
— Une fusée Ariane devrait décoller cette nuit pour
placer un satellite d’observation en orbite autour des pôles, rapporta Tanaka.
La nouvelle nous est parvenue cet après-midi, peu après que j’ai pris mon tour
de garde sur le pont.
— Un satellite d’observation ? s’étonna Iwabuchi.
— Oui. Un appareil baptisé Transgéo 1. Et pas des moins
chers : le message précisait combien de millions il a coûtés, en francs,
en marks ou en dollars, mais je ne m’en souviens plus. J’ai seulement trouvé
étonnant que l’Europe continue de s’intéresser tellement au reste du monde…
Jay leva les bras en signe de défense.
— Vous ne pouvez pas me coller sur le dos tout ce que
font les Européens. D’ailleurs, je suis à moitié indien.
— Mais vous aviez plutôt la belle vie à Cambridge,
non ? demanda Moriyama.
— Ah ça, on peut le dire ! répliqua Jay d’un ton
sec. Deux fois, des nazillons ont saccagé mon appartement en barbouillant les
murs de slogans franchement raides.
— J’ai toujours cru que, si vous étiez venu au Japon, c’était
à cause de l’argent, le taquina Yoshiko.
Jay ricana :
— Si c’était ça, je n’aurais plus aucun crédit en tant
que mathématicien… Certes, je gagne aujourd’hui cinq fois plus, mais dans un
pays où les prix sont multipliés par dix.
Mon regard tomba une fois encore sur la mappemonde et je bus
une autre gorgée. Si ce type de carte avait connu un succès aussi fulgurant, c’est
sans doute parce qu’il rendait parfaitement compte des rapports de forces du
vingt et unième siècle. Comparées à ce que j’avais connu dans mon enfance, les
zones d’influence s’étaient radicalement déplacées. Le Pacifique constituait l’espace
économique le plus important. Le Japon, largement en tête des nations
industrialisées, occupait sur ce planisphère la place qui lui revenait de
droit : celle du milieu. À ses côtés, la Corée, son concurrent direct. Et
la Chine, gigantesque puissance économique – ne serait-ce que par sa masse –
sur le point de donner le coup de grâce à la couche d’ozone de l’hémisphère
nord par une campagne de mobilisation aussi obstinée qu’incompréhensible. L’Australie.
Et, de l’autre côté du Pacifique, on trouvait les pays du littoral
sud-américain, toujours à la traîne, et les États-Unis : Los Angeles, qui
se remettait difficilement des conséquences des deux derniers grands séismes,
et Seattle. Le reste du God’s Own Country était tombé entre les mains de
fous religieux et de fanatiques qui se prenaient pour des ultra-écologistes,
mais dont le principal souci était de ruiner l’économie nationale en la
ravalant au niveau de celle d’un pays en voie de développement. Seuls deux
Américains sur trois étaient encore capables d’écrire autre chose que leur
propre nom, et il était redevenu illicite d’enseigner à l’école les théories de
l’évolution de Darwin.
Quant à l’Europe, dont on avait redouté un temps la
puissance que lui aurait donnée l’unification de son économie, elle avait
précisément commis l’erreur de ne pas jouer cette carte. Elle s’était disloquée
en une multitude de petits États et restait essentiellement focalisée sur ses
propres problèmes. Quand les gens s’étaient rendu compte que l’union ne faisait
pas le bonheur, un grand nombre de mini-conflits et d’obscures escarmouches
avaient éclaté un peu partout, et, au final, l’Europe offrait au reste du monde
l’image d’un hospice peuplé de vieillards séniles et querelleurs. Quand on
demandait aux gens, dans les rues de Tokyo, de Séoul ou de Melbourne, ce qu’ils
pensaient du vieux continent, on obtenait une réponse qui aurait pu tout aussi
bien s’appliquer aux Aztèques ou aux Babyloniens : « Une civilisation
grandiose… mais pourquoi diable a-t-elle sombré ? »
Au Proche-Orient et en Afrique du Nord, en revanche, le
monde arabe était le théâtre des guerres de religion les plus démentielles que
l’histoire avait jamais connues. Vers le tournant du millénaire, une secte de
fanatiques islamistes s’était formée autour d’un soi-disant prophète répondant
au nom évocateur d’Abu Mohammed et dont un théologien musulman avait résumé les
doctrines en ces termes : « Assimiler cela à l’islam, c’est comme
dire que les procès en sorcellerie et les bûchers forment le cœur du
christianisme. » Mais, manifestement, un tas de gens trouvaient en Abu la
voix de l’islam, voire sa quintessence absolue. Les « Djihadis »,
comme ils s’appelaient eux-mêmes, les « combattants de la guerre
sainte », avaient conquis l’Iran de l’intérieur, envahi l’Irak et
finalement réussi à déclencher dans toute la région du Golfe un conflit qui
faisait rage depuis des années, offrant aux innombrables adeptes du nouveau
prophète l’occasion de connaître la mort du juste avant de rejoindre le paradis
promis.
Pour le reste… L’Afrique mourait du sida. Quant à la Russie,
qualifier sa situation de chaotique aurait été insultant pour le chaos.
— Le satellite européen va suivre à peu près notre
trajectoire, mais à mille sept cent quatre-vingt-dix kilomètres d’altitude,
précisa Tanaka. Sa période de révolution sera de deux heures, ce qui lui
permettra de survoler chaque jour tous les points du globe.
— Si tant est qu’ils réussissent à le lancer, ajouta
Iwabuchi d’un ton condescendant.
Yoshiko s’éclipsa pour aller sur le pont supérieur prendre
le premier tour de garde de la nuit. Sans me lancer un regard. D’humeur morose,
je constatai que je n’avais déjà plus rien à boire, et je vis Sakai répartir
les dernières gouttes de la bouteille entre le verre d’Iwabuchi et celui de
Moriyama. Je n’étais pas des leurs. Ils me toléraient, j’avais de bons rapports
avec la plupart d’entre eux, mais je n’étais pas des leurs. Si j’avais décidé
de rendre mon tablier, pas un ne m’aurait regretté.
À présent, les conversations se faisaient surtout en
japonais, ce japonais confus, au débit trop rapide, dont je comprenais un mot
sur dix. Je quittai mon siège, rapportai mon plateau à la cuisine et mis dans
la machine la vaisselle sale qui se trouvait déjà là. Je refis une brève
apparition pour prendre congé, mais Moriyama fut le seul à me souhaiter bonne
nuit.
L’alcool y était peut-être pour quelque chose. J’ai tendance
à avoir le vin triste. Je me lavai sommairement et me brossai les dents sans
grande conviction. Revenu dans ma cabine, je me déshabillai et enfilai
rapidement un pyjama souple, puis je me faufilai tant bien que mal dans mon sac
de couchage. Héritage européen, pensai-je. Nos sacs de couchage actuels
reposaient sur un principe inventé par un spationaute allemand, Reinhard
Furrer : il suffisait de les gonfler légèrement et on avait la sensation,
comme sur Terre, d’être entièrement couvert, bien au chaud sous la couette. Nos
prédécesseurs, eux, avaient dû se contenter pour dormir d’un simple sac censé
les maintenir immobiles, mais, comme leurs bras flottaient librement, il
arrivait souvent qu’ils se réveillent en sursaut après avoir heurté quelque
chose. Héritage européen, pensai-je une fois encore. Une civilisation grandiose…
mais pourquoi diable a-t-elle sombré ?
Puis je me mis à penser à ma propre vie, à toutes les
erreurs que j’avais commises, et je compris confusément que peu importe où l’on
va, que ce soit au bout du monde, dans les profondeurs de l’océan ou dans la
solitude de l’espace, on s’emporte toujours dans ses bagages. Or c’est
justement ça le problème. Là-dessus, je m’endormis.
CHAPITRE XI
FOUTU RÉVEIL ! Quelqu’un devait avoir monté le volume
de la sonnerie derrière mon dos. Et bricolé la fréquence pour que le bip-bip
strident attaque directement les centres nerveux. Gémissant, pestant, à moitié
endormi, je réussis tant bien que mal à extraire un bras de mon sac de couchage
pour enrayer cette agression acoustique.
Je restai là encore un bon moment à rêvasser. Mais, l’esprit
torturé par un profond dilemme – devais-je obéir à la petite voix qui me
disait de continuer à dormir, qu’il était impossible que ce soit déjà l’heure,
ou à celle qui martelait à mon oreille qu’il fallait que je me lève, que le
devoir m’appelait ? –, je ne pus retrouver le sommeil. Bon, allez… Je
soulevai péniblement mes paupières, tirai la fermeture éclair et frissonnai en
sentant un souffle d’air froid pénétrer sous le tissu matelassé.
Bon sang, quelle gueule de bois ! Le vin de prune était
vraiment du bon… Il fallait sans doute que je m’estime heureux de ne pas en
avoir bu autant que les autres.
Je quittai la cabine et mis un bon moment à reprendre mes
marques en apesanteur. Reconnaissons-le : les autorités n’avaient pas si
tort que ça avec leurs consignes.
Dans la salle de sport, je tombai sur Tanaka. Il me lança
juste un bref coup d’œil crispé par la souffrance et ne daigna pas m’adresser
la parole. À le voir se démener comme un beau diable sur ces instruments de
torture et suer sang et eau pour éliminer les toxines de son organisme, il
devait lui aussi en tenir une belle. L’entraînement ne me disait absolument
rien – à choisir, j’aurais de loin préféré retourner me prélasser dans mon
sac de couchage et dormir jusqu’à midi – mais je décidai de me forcer à l’imiter.
Je commençai tranquillement par de petites foulées sur le tapis roulant, dont
le précurseur avait déjà rendu de fiers services aux astronautes du Spacelab,
et, quand Tanaka partit prendre sa douche, je passai sur les machines de
body-building, bien décidé à infliger à mes muscles douloureux la panoplie
complète des exercices : butterfly, biceps, triceps, latissimus,
abdominaux, quadriceps, biceps fémoraux – no pain, no gain[2]. D’ailleurs,
ça avait l’air de marcher, ou du moins c’est l’idée que j’en avais. Le dernier
étirement passé, ma peau était en feu, le sang battait dans toutes les fibres
de mon corps. Après le violent effort que je venais de fournir, je me détendis
et pus savourer comme chaque fois cette sensation enivrante de flotter
mollement dans les airs à la manière d’une balle de caoutchouc. Tanaka avait
fait vite : la douche était libre. La journée ne s’annonçait pas si mal,
finalement.
Lorsque j’arrivai au mess, l’atmosphère qui y régnait était
elle aussi celle d’un lendemain de fête bien arrosée. Moriyama était assis à
table et mastiquait sans entrain, Oba venait juste de finir, Kim et Tanaka se
bousculaient dans la cuisine. Je leur souhaitai le bonjour, ils bougonnèrent
vaguement quelque chose, et je me joignis à eux.
Déjà plusieurs années auparavant, une commission de
nutritionnistes avait mis au point, à la demande de la NASDA, le petit-déjeuner
idéal pour l’espace, un repas équilibré et riche en vitamines, fibres et autres
composants essentiels. Depuis, la recette était appliquée à la lettre. On
commençait, la veille au soir, par concasser du froment qu’on laissait macérer
toute la nuit dans de l’eau, avec des raisins secs et des noix pilées. Au
matin, on y ajoutait un mélange à base de pommes râpées, de jus de raisin, de
jus de citron, d’un peu de gélatine et d’un cocktail de minéraux savamment
dosé. Au final, ça donnait une vraie bombe vitaminée, une bénédiction pour l’équilibre
intestinal (en apesanteur, une crise de diarrhée pouvait laisser un souvenir
franchement traumatisant), une mixture qui, par ailleurs, adhérait bien au bol
et pouvait donc se manger tout à fait normalement avec une simple cuillère.
Ce matin-là, pourtant, personne ne semblait y trouver goût.
Et nul ne se montrait non plus particulièrement disert. Jay fit son apparition,
les yeux battus et cernés de rouge, les cheveux en bataille.
— Quelqu’un a vu Iwabuchi ? demanda-t-il.
Hochements de tête négatifs.
— Il doit encore dormir, grommela Tanaka.
— Non, répondit Jay, il n’est pas dans sa cabine. J’en
viens.
— Il est sans doute déjà au travail, suggéra Kim dont
le sourire, ce matin-là, avait lui aussi quelque chose de forcé.
Jay secoua la tête et passa la main dans ses cheveux
hirsutes, histoire sans doute de réparer un peu les dégâts. Mais à l’impossible
nul n’est tenu…
— Il n’est pas au labo non plus. Je ne l’ai trouvé
nulle part. Si vous le voyez, vous pouvez lui laisser un message ?
On aurait été bien en peine de dire à qui la question s’adressait,
mais Kim s’empressa de répondre :
— Bien sûr. Que dois-je lui dire ?
— Que je retourne dormir un peu. On devait se retrouver
ce matin, mais j’étais de second quart et, comme je n’avais pas réussi à dormir
avant, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Ce qui fait qu’à l’heure qu’il est
je ne suis absolument pas en état d’analyser quoi que ce soit.
— Je ferai commission, assura Kim.
Moriyama s’immisça dans la conversation :
— Cotto matte ne. J’ai bien entendu ? Vous
aviez rendez-vous avec Iwabuchi ce matin et vous ne le trouvez pas ?
Jay regarda le commandant et acquiesça.
— Oui. Quand nous nous sommes mis d’accord, je n’ai pas
pensé que j’étais de garde cette nuit et…
— Vous avez fait un tour dans sa cabine ?
— Oui.
— Et au labo, en bas ?
— Oui.
Moriyama frotta ses yeux bouffis.
— C’est impossible ! La station n’est quand même
pas si grande, on ne peut pas s’y perdre comme ça !
Il se tourna vers l’interphone encastré dans le mur derrière
lui et pressa le bouton rouge qui déclenchait l’émission sur tous les appareils
de bord.
— Ici Moriyama. Iwabuchi, présentez-vous immédiatement
au mess.
Silence tendu. Nous avions tous cessé de manger, les yeux
rivés sur notre commandant et sur la radio. Comme pétrifiés. Jay se gratta
nerveusement le cou.
Le Japonais refit son annonce.
Le petit voyant lumineux resta obstinément éteint. Moriyama
me décocha un rapide coup d’œil – une fraction de seconde au plus –
mais j’en perçus tout de suite la signification.
C’était là, de nouveau. Le nuage de poussière à l’horizon. L’odeur
du danger.
— Il faut aller à sa recherche, ordonna-t-il. Il doit
lui être arrivé quelque chose. Jayakar et Tanaka, vous prenez le secteur des
machines. Oba, réveillez Yoshiko et fouillez le niveau des labos. Kim, vérifiez
si par hasard il manque un scaphandre. Quant à vous, mister Carr, vous
venez avec moi sur le pont supérieur.
Tandis que les autres quittaient précipitamment le mess, j’enfournai
rapidement une dernière bouchée. Mais Moriyama ne semblait pas particulièrement
pressé. Il me fit signe d’attendre que nous soyons seuls et me demanda à voix
basse :
— Vous avez pu observer Iwabuchi, hier
après-midi ?
— Oui, répondis-je.
Je lui rapportai en quelques mots l’entrevue que j’avais
surprise entre son compatriote et Jayakar.
— Ano ne, fit-il en dodelinant de la tête.
Sa chevelure d’argent semblait cacher de sombres pensées.
Puis, secoué par un haut-le-corps énergique, il commença à se détacher.
— Ikimasho. Venez.
Je le suivis aux commandes centrales. Sakai était occupé à
effectuer certains contrôles de routine, mais Moriyama l’interrompit sans
ménagement :
— Allez sur le pont des machines et aidez les autres à
trouver Iwabuchi.
Sakai ouvrit de grands yeux.
— Iwabuchi ?
— Il a disparu, expliqua le commandant d’un ton
impatient. Faites ce que je vous dis, et plus vite que ça, wakarimas ?
Sakai s’empressa d’obéir. Il fourra sa check-list
dans la première pince venue et fila. Le sas venait de se refermer derrière lui
lorsque Kim nous signala par radio que les scaphandres étaient au complet. Il n’en
manquait aucun.
— Merci, dit Moriyama avant de raccrocher. (Puis il me
regarda.) Vous y comprenez quelque chose, Léonard ?
— Non, répondis-je.
Il se glissa jusqu’à l’ordinateur de surveillance de bord et
introduisit le mot de passe réservé au commandant. En tapotant sur le clavier,
il accéda à des menus hors de portée pour des informaticiens d’opérette et de
simples mortels comme nous. S’afficha finalement sur l’écran le récapitulatif
des passages enregistrés par les sas extérieurs.
— Aucune activité la nuit dernière, constata-t-il à
mi-voix. Il est donc impossible qu’il ait quitté la station.
Je gardai le silence.
— C’est évident, répéta-t-il pour lui-même. Pas sans
scaphandre.
L’odeur du danger.
— Et puis qu’est-ce qu’il fabriquerait dehors ?
Le nuage de poussière à l’horizon. Proche, de plus en plus
proche.
— Ici Tanaka. (L’interphone.) Il n’est ni dans le
module d’énergie solaire ni dans le module de ravitaillement. On fouille
maintenant le labo d’observation de la Terre.
Je m’éloignai discrètement vers le sas qui s’ouvrit
instantanément. Je profitai de l’inattention de Moriyama pour quitter la salle
de contrôle. La porte se referma sur moi.
Dans le tunnel nodal, tout était calme. Depuis le pont des
machines me parvenaient les voix des autres, étouffées par la distance. Et,
montant de mes entrailles, un souffle rauque qui murmurait à mon oreille :
« Danger… Sang… Peur… »
Je passai dans le module de séjour. Le mess était désert, la
vaisselle du petit-déjeuner encore sur la table. Je débarrassai avant que le
muesli sèche et se mette à voler dans tous les sens. Je débarrassai parce que c’était
mon boulot. Je débarrassai parce que c’était un moyen de retarder encore un peu
la confrontation avec l’inéluctable.
Puis je traversai la pièce et m’introduisis dans le couloir
où se trouvaient les cabines. Un calme absolu y régnait. Les plus confortables
étaient situées tout au bout ; le commandant avait celle de gauche et son
second celle de droite. Celle d’Iwabuchi était coincée entre celle de Moriyama
et les toilettes.
Je m’approchai et ouvris la porte.
Le réduit baignait dans la pénombre habituelle. Le sac de
couchage flottait là, flasque et vide. Pour le reste, l’endroit était tellement
exigu que, pour ne pas voir quelqu’un, il aurait vraiment fallu le faire
exprès.
Mais toujours cette odeur de danger.
J’allumai la lumière, et subitement le sac de couchage ne me
parut plus si vide que ça. Du bout des doigts, je tirai la fermeture éclair.
Les deux pans de tissu s’écartèrent d’eux-mêmes, libérant le corps d’Iwabuchi,
recroquevillé, les yeux écarquillés, trois trous sanglants dans la poitrine.
CHAPITRE XII
LE COULOIR était beaucoup trop étroit pour nous tous.
On se bouscula tout de même devant la cabine d’Iwabuchi,
chacun y allant de son coup d’œil horrifié sur le cadavre. Le visage blême,
nous nous regardions, décontenancés, essayant d’intégrer le fait que cela était
bien réel, que le Japonais était vraiment mort. Moriyama avait l’air abasourdi.
Il se tourna vers le médecin de bord :
— Oba-san, à votre avis, il est mort depuis
combien de temps ?
Oba s’approcha d’une démarche hésitante.
— Je ne suis pas légiste, dit-elle doucement en palpant
la peau du défunt.
Elle lui ouvrit la bouche et en sonda l’intérieur à deux
doigts.
— Mais, puisque vous me posez la question, commandant,
je dirais au minimum deux heures, plutôt trois.
— Vous êtes sûre ?
— Iie. Pour pouvoir déterminer l’heure du décès
avec davantage de précision, je vais devoir faire des examens plus approfondis.
Moriyama parcourut des yeux nos visages hagards, puis il s’adressa
à Jay :
— Mister Jayakar, vous n’avez pas prétendu tout
à l’heure avoir cherché Iwabuchi partout, y compris dans sa cabine ?
Le cybernéticien hocha la tête, accablé.
— Si.
— Et vous ne l’avez pas vu ?
— Il faisait plutôt sombre… (Il leva les mains en un
geste d’impuissance.) Je n’ai pas très bien regardé. J’ai juste entrouvert la
porte, j’ai vu le sac vide et j’ai refermé…
— Mais le sac n’était pas vide. D’après ce que vient de
dire Oba, Iwabuchi devait déjà être mort à ce moment-là.
— Je ne l’ai pas vu, je suis désolé, s’insurgea Jay. La
possibilité qu’il soit mort ne m’a pas traversé l’esprit.
Je décidai d’intervenir :
— Sumimasen, commandant, je pense que mister
Jayakar n’a réellement pas vu le corps. Quand j’ai ouvert la porte, je ne l’ai
moi non plus pas vu tout de suite.
— Mais comment est-ce possible ? Un cadavre, ça se
remarque ! Surtout quand c’est celui d’un homme aussi grand qu’Iwabuchi…
— Sous la violence du choc, il s’est recroquevillé sur
lui-même et sa tête a glissé à l’intérieur. Et puis les balles ont percé les
alvéoles gonflables du duvet et l’air a pu s’échapper. La pièce était sombre,
Jay n’a jeté qu’un bref coup d’œil anodin, il n’avait aucune raison de se
méfier : voilà ce qui explique que la cabine lui ait paru vide.
— Mais vous, vous l’avez vu, mister Carr,
constata Tanaka d’un air soupçonneux.
— Dans mon cas, cela n’avait rien d’anodin.
Le Japonais haussa les sourcils, visiblement pris de court. Il
sembla réfléchir à ce qu’il allait rétorquer, mais il préféra finalement garder
le silence.
— Les coups de feu, suggéra Jay à l’adresse des
astronautes hébergés eux aussi dans cette aile du module. Est-ce que l’un d’entre
vous les a entendus ?
Moriyama, Tanaka, Sakai et Oba secouèrent la tête.
— Non, précisa le commandant d’un air sombre, et je me
demande si c’est bien normal. Nous aurions dû les entendre, non ? Trois
coups de feu. Et moi qui dormais là, juste à côté… Comment est-ce
possible ?
— Il y a une explication, intervins-je. Le meurtrier a
très certainement utilisé un silencieux. Il a tiré à bout portant sur le sac
qui, je vous le rappelle, était encore gonflé à ce moment-là : la poche d’air
aura contribué à étouffer les détonations. Je suis persuadé que des cabines
voisines ça n’a pas fait plus de bruit qu’un tiroir qui claque en se refermant.
Un silence atroce s’abattit sur l’assistance. Personne n’osait
respirer plus fort que nécessaire. La peur était palpable, l’atmosphère chargée
d’électricité. La peur. L’épouvante absolue.
— Le meurtrier, répéta Jay d’une voix lente et pleine d’appréhension.
Je dois dire que je me suis rarement senti aussi proche de mes racines
britanniques. Notre situation actuelle pourrait être tirée d’un roman d’Agatha
Christie : un meurtre a été commis et l’assassin se trouve obligatoirement
parmi les personnes présentes. Mais voilà : qui est-ce ?
Je vis Oba mettre la main devant sa bouche pour réprimer un
cri d’effroi, comme si, jusque-là, cette pensée ne l’avait pas effleurée un
instant.
— C’est exact, acquiesça Moriyama d’un air sombre en
nous dévisageant les uns après les autres comme s’il espérait ainsi démasquer
le coupable. Quoi qu’on puisse en dire, cette nuit, une page d’histoire a été
écrite : pour la première fois, un meurtre a été perpétré dans l’espace.
Un homme a été assassiné de manière sournoise et préméditée, et le seul d’entre
nous dont je puisse affirmer l’innocence avec certitude, c’est moi-même.
Le regard mort et fixe d’Iwabuchi semblait accuser l’un de
ceux rassemblés dans le couloir. Moriyama jeta un dernier coup d’œil sur l’ingénieur
assassiné, puis il referma la porte de la cabine d’un geste rageur.
— À présent, reprit-il, tout le monde sur le pont
supérieur. Je vous demande de rester groupés. Nous allons joindre la base pour
demander des instructions. Et, jusqu’à nouvel ordre, je ne veux voir personne
entrer dans cette partie du module.
C’était parfaitement clair et il ne nous serait pas venu à l’idée
d’émettre la moindre objection. Dans notre situation, c’était la seule décision
sensée. Les autorités au sol conservaient dans un grand coffre-fort toute une
série de pochettes où avait été consignée, après mûre réflexion, la liste
détaillée des mesures à prendre pour parer à l’urgence en cas de crise. C’est
typiquement nippon, et qui ne l’a pas vécu ne le croira pas : une bande de
Japonais cloîtrés pendant des heures pour analyser l’ensemble des scénarios
catastrophes envisageables, et ce avec une ténacité qui, d’un point de vue
occidental, frise très largement la démence. Mais, côté positif de l’affaire,
lorsque l’occasion se présentait, tout était déjà prêt et à portée de main. Dès
que nous aurions lancé notre appel, quelqu’un descendrait au coffre récupérer
le dossier correspondant et nous communiquerait, avec cette impassibilité tout
asiatique, les mesures à prendre.
Le meurtrier, quel qu’il fût, n’avait pas l’ombre d’une
chance. La police criminelle profiterait certainement de la prochaine navette
pour envoyer une commission spéciale qui mettrait la station sens dessus
dessous et poursuivrait ses investigations tant que l’assassin d’Iwabuchi n’aurait
pas été confondu.
La file indienne silencieuse que nous formions se glissa
dans la salle des commandes. Lorsque la porte s’ouvrit, une odeur lourde et
âcre nous prit à la gorge.
— La même odeur qu’hier, constata Tanaka après deux
profondes inspirations.
— On verra ça plus tard, grogna Moriyama, de méchante
humeur. Sakai, établissez la liaison radio avec la Terre. Et
dépêchez-vous : je vais me faire un plaisir de gâcher la journée d’Akihiro.
Akihiro était le directeur de la base. Il avait été l’un des
premiers pilotes de navette, jusqu’à ce qu’un accident de voiture dont il n’était
pas responsable le cloue dans un fauteuil roulant. Paraplégie. Depuis, ses
grades n’avaient cessé de monter et son moral de dégringoler. Le plus macabre
dans tout ça – et c’est sans doute la raison pour laquelle il ne perdait
jamais une occasion d’infliger aux autres ses sautes d’humeur –, c’est que
l’apesanteur aurait gommé son handicap et fait de lui un individu parfaitement
valide. La seule chose, c’est qu’il n’aurait pas survécu au décollage.
Sakai avança en se contorsionnant, suspendu aux poignées, et
prit place au pupitre de communication. Je jetai un œil à la mappemonde sur
écran géant. Nous étions juste au-dessus de l’Antarctique. Le message devrait
forcément passer par des stations relais et des satellites de transmission.
— Quelle merde ! entendis-je marmonner Jayakar,
posté près de moi.
On était sans doute encore sous le choc. Si un observateur
étranger avait débarqué, il aurait vu un ramassis d’individus amorphes et hébétés
qui cherchaient mollement un endroit où s’attacher pour assister à la suite des
opérations. Soudain Sakai s’exclama :
— J’ai des problèmes.
Moriyama plissa les yeux.
— Comment ça ?
— Je n’arrive pas à établir la liaison, expliqua-t-il,
déconcerté, tandis que ses doigts couraient sur les touches et les
interrupteurs. Je capte un relais à Adélaïde et cinq satellites au total, mais
aucun ne répond au signal. C’est comme si je n’émettais pas du tout.
— Bon, mais vous émettez ou non ?
Les dents serrées, Sakai inspira nerveusement une bouffée d’air
et expira profondément. Réservant sa réponse, il actionna toute une série de
manettes, d’abord lentement, puis de plus en plus vite et de plus en plus
violemment.
— Non, dit-il. Je n’émets pas. Apparemment, le transmetteur
est en panne.
— Mais on en a bien un de rechange, non ?
— Hai, acquiesça Sakai.
Il se pencha en avant, vers la cabine de distribution située
prés de sa console. Celle-là même où, la veille au soir, j’avais découvert la
goutte huileuse. J’eus un mauvais pressentiment.
Le Japonais pressa un bouton sur l’un des panneaux, mais la
petite diode lumineuse située à côté ne s’éclaira pas. La sueur lui perlait au
front. Il pressa un second bouton sur un autre panneau identique au premier
mais fixé en dessous. Même résultat.
— Les deux unités de réserve sont hors d’usage,
commandant, annonça-t-il d’une voix tremblante.
Moriyama le dévisagea d’un regard incrédule.
— Êtes-vous en train de me dire que nous ne sommes pas
en mesure de communiquer avec le centre de contrôle ?
— La réception est bonne, répondit l’autre évasivement
en se retournant d’un geste raide. Mais nous ne pouvons pas émettre.
CHAPITRE XIII
ILS ne restèrent pas longtemps plongés dans leurs manuels. L’heure
n’était plus au respect scrupuleux des consignes. Ils allèrent chercher des
outils, démontèrent les panneaux de protection.
Et ce que l’on découvrit justifiait pleinement le procédé
employé.
Dans un cas pareil, les mesures de sécurité ne s’imposaient
plus. Inutile en effet de songer à un remontage méticuleux, pour la bonne et
simple raison qu’il n’y avait plus rien à remonter. L’intérieur des appareils
était entièrement fondu, leurs composants imbriqués les uns dans les autres et
totalement détruits, et les résidus de la charge thermique remplissaient la
salle des commandes de leur puanteur lourde et âcre.
Tanaka trouva trois paires de minces fils métalliques qu’on
avait fichés dans une batterie située à l’intérieur du boîtier, tirés ensuite
vers l’extérieur en les dissimulant sous le pupitre de communication, à un
endroit où ils auraient pu rester des années sans que nul ne les remarque, et
finalement reliés à la charge. Pour déclencher la destruction de l’émetteur, le
saboteur n’avait eu qu’à entrecroiser les extrémités dénudées des fils, créant
ainsi le contact.
— Quelqu’un a été plus rapide que nous, constata
Tanaka, furibond.
— Oui, acquiesça Moriyama. Plus rapide et plus malin.
Il est évident que l’opération a été préparée de longue main.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda
Tanaka.
Moriyama nous dévisagea les uns après les autres.
— Le meurtrier d’Iwabuchi a détruit toutes nos
installations émettrices régulières. Mais ce qu’il ne savait peut-être pas, ou,
s’il le savait, peut-être cela lui a-t-il échappé, c’est que les dispositifs de
secours de chaque module sont équipés d’un générateur émetteur de forte
puissance. D’accord, il ne peut diffuser que sur une fréquence d’urgence
internationale et son utilisation déclenche une alarme automatique, mais, vu
notre situation, ça ne peut pas nuire. Essayez d’en trouver un et rapportez-le
ici.
Nous nous regardâmes, mal à l’aise et méfiants.
— On devrait peut-être faire groupes ou aller tous
ensemble, proposa Kim. Pas quelqu’un seul.
— Très juste, approuva Moriyama, à présent commandant
en chef des opérations. N’oublions pas que l’assassin se cache parmi nous, qu’il
est forcément dans cette pièce en ce moment. À partir de maintenant, il est
clair que plus personne n’a le droit de se déplacer sans être accompagné. Deux
par groupe, ce n’est pas assez non plus, car cela impliquerait obligatoirement
que l’un d’entre nous se retrouve seul avec le meurtrier. Nous allons donc
faire deux groupes de trois. Yoshiko, Sakai et Kim, vous formerez le premier
groupe, Jayakar, Oba et Tanaka le second. Mister Carr restera avec moi
ici. Encore une fois, surveillez-vous mutuellement en permanence, ne faites
confiance à personne. Ça n’a rien d’agréable mais c’est malheureusement la
seule solution. Toute tentative pour fausser compagnie aux autres fera peser
sur vous de lourds soupçons. Et, si vous remarquez quelque chose de douteux ou
d’anormal, faites-m’en part immédiatement.
Les équipes se constituèrent suivant les directives de
Moriyama. L’atmosphère s’était soudain chargée d’une rigueur toute militaire,
et chacun s’empressa d’obéir comme si sa tête en dépendait.
— Le premier groupe se chargera d’inspecter le pont des
machines et le second celui des labos. Jusqu’à nouvel ordre, je ne veux voir
personne pénétrer dans le module de séjour n°1. Votre mission consiste à me
rapporter la première radio en ordre de marche que vous pourrez trouver. D’autres
questions ?
Pas de questions.
— Alors allez-y.
Le sas s’était à peine refermé sur les deux escouades que
Moriyama s’effondra littéralement sur lui-même, et le masque sévère du
commandant en chef céda la place à une expression douloureuse. Il me regarda.
— Vous pensez qu’il aura oublié les émetteurs de
secours ?
— Non.
— Et les appareils intégrés aux scaphandres, on peut en
faire quelque chose ?
— Ils ne sont pas assez puissants pour atteindre qui
que ce soit.
— Et pourquoi pas ? Après tout, nous sommes juste
à quatre cents kilomètres de la Terre, ce n’est pas beaucoup…
— Nous ne sommes pas seuls dans l’espace. Les radios
dont vous parlez reçoivent très bien, mais elles disposent d’une capacité d’émission
très faible. Sans ça, nos échanges lors des sorties extra-véhiculaires
risqueraient d’être captés par des millions de téléspectateurs.
Moriyama poussa un soupir.
— C’est l’œuvre du saboteur, n’est-ce pas ?
— Vraisemblablement.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour le démasquer ?
— On pourrait chercher l’arme.
— L’arme ?
Manifestement, Moriyama était encore sous le choc comme tous
les autres. Tous… à l’exception du meurtrier.
— Apparemment Iwabuchi a été tué par balles,
expliquai-je patiemment. L’arme du crime existe donc bel et bien et, puisque
nous n’avons enregistré aucune activité des sas extérieurs, elle doit forcément
être encore là, quelque part. Si on la retrouve, elle pourra peut-être nous
éclairer.
— Oui, répondit-il.
Mais j’eus l’impression qu’il ne m’avait pas écouté. Il avait
l’air ailleurs, perdu dans ses pensées. Des pensées visiblement peu
réjouissantes. Un éclair dur et rageur brilla dans ses yeux, cinglant comme une
lame de fer. J’en eus des frissons dans le dos. Je ne pus m’empêcher de penser
aux légendaires ninjas, ces guerriers qui combattaient sans souci de leur
propre vie. Et à l’esprit de décision, ferme et implacable, des pilotes
kamikazes pendant la Seconde Guerre mondiale. Évidemment que le meurtrier avait
pensé aux appareils de secours ! Il ne semblait pas homme à oublier
quelque chose d’aussi important.
Nos deux patrouilles revinrent bredouilles. Nous étions
coupés de ce monde autour duquel nous tournions sans relâche à une vitesse
vingt fois supérieure à celle du son. Il ne restait plus qu’à espérer que la
base, en n’entendant plus parler de nous et en voyant tous les messages de
routine rester sans réponse, commencerait à trouver cela louche et finirait par
lancer une navette qui viendrait nous accoster.
Mais qui savait comment la situation à bord aurait évolué d’ici
là ? Qu’est-ce que le meurtrier pouvait bien avoir en tête ? À voir
les précautions qu’il avait prises avant d’agir et la minutie avec laquelle il
avait préparé son coup, il était loin d’être idiot – ça allait d’ailleurs
de soi, l’Aérospatiale japonaise ayant pour habitude de ne recruter que des
intelligences supérieures à la normale. Il devait donc se dire que la
destruction des émetteurs ne lui donnait qu’une très légère avance, rien de
plus. Il devait avoir d’autres plans. Rien qu’à tenter de les imaginer, j’en
avais froid dans le dos.
— Mister Jayakar évoquait à l’instant les vieux
romans policiers anglais, commença Moriyama lorsque chacun eut regagné sa
place. Si je me rappelle bien, ils finissent tous de la même manière : les
suspects sont réunis dans une pièce et le coupable est démasqué.
— Comme nous en ce moment, lança Jay avec une moue
grimaçante. Tous les suspects réunis dans une pièce. Il ne manque plus que le
commissaire.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’essayerai moi-même
d’endosser ce rôle, rétorqua le commandant avec un calme peu naturel. Vous n’êtes
pas sans savoir que nous avons eu ces quatre dernières semaines de très gros
problèmes de transfert d’énergie, et nous ignorons à quoi cela tient. Ce que
vous ne savez pas en revanche, c’est que depuis quelque temps déjà nous pensons
qu’il pourrait s’agir de sabotage. « Nous », c’est-à-dire Akihiro-san
de la base et moi-même. D’après nos suppositions, un agent commandité par des puissances
étrangères aurait réussi à s’infiltrer dans l’équipe pour faire échouer ces
expérimentations. Les derniers événements nous montrent que nos soupçons
étaient fondés. Le saboteur est parmi nous. Et il y a toutes les raisons de
croire que cet individu et le meurtrier d’Iwabuchi ne font qu’une seule et même
personne.
On aurait pu entendre voler une mouche. Rarement personne n’avait
eu auditoire plus attentif que Moriyama en cet instant. On percevait le souffle
régulier de la climatisation et même, au loin, la démarche cliquetante de
Spiderman, guettant sans doute la sortie d’un nouveau cylindre de pellicule
solaire.
— Je dois avouer qu’avant aujourd’hui Iwabuchi faisait
à mes yeux un suspect idéal, poursuivit le commandant. Outre le fait que c’était
un technicien de génie, c’est peu après son arrivée à bord que ces pannes et
ces défaillances étranges sont apparues dans le système de pointage de l’émetteur,
jusque-là tout à fait satisfaisant. Pour lui, ç’aurait été un jeu d’enfant que
de provoquer ce genre de dysfonctionnements sans nous mettre la puce à l’oreille,
puisque de toute façon, les trois quarts du temps, on ne comprenait absolument
rien à ce qu’il faisait.
— Je suppose, lança Jay d’une voix sèche, que son
assassinat l’aura blanchi, dans tous les sens du terme…
— Exact, approuva Moriyama. Ça ne peut pas être lui.
Mais il y avait un autre moyen de saboter la station. En s’attaquant à un autre
point tout aussi sensible. Comme le système informatique, par exemple :
omniprésent, relié à tous les appareils et permettant des manipulations à peine
détectables. Surtout quand elles sont effectuées par un programmeur de talent,
un homme qui connaît suffisamment le dispositif pour pouvoir les dissimuler
habilement, n’est-ce pas, mister Jayakar ?
Jay ouvrit de grands yeux.
— Mister Carr m’a rapporté une conversation que
vous avez eue hier avec Iwabuchi et dont il a par hasard été témoin. Notre
regretté collègue souhaitait procéder avec vous à une analyse du système et des
logiciels ligne par ligne pour dépister d’éventuelles erreurs. Mais vous avez
refusé et l’avez fait lanterner jusqu’à ce matin. Or, pas de chance, ce matin
Iwabuchi est mort et dans l’incapacité de vous admirer à l’œuvre…
Je levai timidement la main, mais Moriyama me demanda de ne
pas m’en mêler.
— Laissez, Léonard, c’est mon problème à présent.
Mister Jayakar, qu’avez-vous à répondre ?
Le cybernéticien était blême. Durant toute la matinée déjà,
il n’avait pas paru dans son assiette ; maintenant, il avait l’air
franchement mal.
— Dites-moi si je me trompe, mais j’ai comme l’impression
que vous êtes en train de m’accuser…
— Ah ? Vous avez cette impression ? demanda
Moriyama avec une pointe de sarcasme. (Dans la bouche d’un justicier sadique du
Far West, elle n’aurait rien eu de surprenant, mais, venant d’un Japonais, elle
était carrément effrayante.) Pourquoi l’avez-vous envoyé promener ?
Jay leva les mains en signe d’impuissance.
— Parce que… parce que c’est un travail colossal et qu’on
n’y fonce pas comme ça, tête baissée. Ça demande de la préparation. Vous avez
une idée du nombre de codes que cela représente ? Des centaines de
milliers de lignes ? Avant de me lancer, je voulais reprendre tous les
enregistrements pour trouver un indice permettant de limiter le champ d’investigation…
— Et c’est ce que vous avez fait cette nuit ?
— Oui.
— Mais vous avez prétendu qu’au moment où vous avez
pris rendez-vous avec Iwabuchi vous ne vous souveniez plus que vous étiez de
garde. Cette analyse de données, vous y auriez travaillé jusqu’au matin s’il
avait fallu ?
— Oui, sans doute.
— Et quand aviez-vous prévu de dormir ? demanda le
commandant d’une voix soudain aussi acérée que la lame d’un couperet. Pour être
en état de travailler avec Iwabuchi, vous deviez bien savoir que vous ne
pourriez pas travailler toute la nuit ?
Jay se tortilla sur son siège, visiblement mal à l’aise.
— Eh bien… Peut-être que j’aurais remis les analyses à
plus tard… Je voulais juste me préparer un peu à la vérification des programmes…
— D’après ce que vous m’avez raconté, cela fait des
semaines que vous passez les enregistrements au crible. Je crois que vous aviez
plus urgent à faire. Votre garde a duré sept heures. Sept longues heures
pendant lesquelles vous étiez le seul à veiller à bord. Cela vous donnait le
temps de tout préparer, de miner les radios, de détruire les appareils de
secours…
— Ça ne tient pas debout ! se défendit Jay. Je ne
suis pas technicien, je… j’en serais totalement incapable !
— Le temps de tuer Iwabuchi…
— Je ne l’ai pas tué ! (À présent, Jayakar
hurlait.) C’est complètement tiré par les cheveux ! Commandant, sir…
ce ne sont que des coïncidences sans importance. À ce compte-là, tout le monde
ici peut se retrouver suspect. Tenez, Carr par exemple : il a le loisir de
se rendre n’importe où dans la station sans que ça ait l’air louche. Il aurait
pu détruire les appareils de secours bien plus discrètement qu’aucun d’entre
nous. Et c’est lui qui a trouvé Iwabuchi. Pourquoi vous ne le soupçonnez
pas ?
Le cybernéticien gesticulait comme un beau diable. Moriyama
ne le quittait pas des yeux, le regard menaçant, tel un fauve prêt à bondir sur
sa proie pour lui asséner le coup fatal. Il déclara finalement d’un air
sombre :
— J’ai demandé au service de sécurité d’effectuer des
recherches sur chacun d’entre vous. Les résultats m’ont été communiqués dans un
document codé, et il se trouve que la partie la plus volumineuse vous concerne,
professeur Jayakar.
C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Jusque-là,
le summum de la mauvaise humeur se traduisait chez le commandant par un recours
au « mister ».
— Ce dossier ne serait pas aussi épais si, lors de
votre recrutement, vous aviez fourni toutes les informations exigées sur
vous-même et sur votre passé. Mais il y a un tas de choses que vous avez
passées sous silence. Par exemple cette autorisation de port d’arme sollicitée
en 1997 auprès de l’administration de la Ville de Cambridge.
— Je venais de faire l’objet de plusieurs agressions
xénophobes et je ne me sentais plus en sécurité.
— Et vous avez également oublié de mentionner que vous
avez travaillé pour la British Petroleum Company avant de recevoir votre offre
de nomination à Cambridge en 1996.
— J’étais employé par la Géoscope Inc. pour développer
des algorithmes permettant d’effectuer certaines analyses géologiques, rien de
plus.
— Mais vous saviez que la Géoscope était une filiale
directe de British Petroleum. Vous auriez dû le signaler.
— Bon sang ! éclata Jay. Mais arrêtez donc avec
vos soupçons ridicules, ça ne tient pas debout ! C’est une insulte à mon
intelligence : si j’avais voulu descendre Iwabuchi, vous pensez vraiment
que je n’aurais rien trouvé de plus relevé que d’aller lui tirer dessus dans sa
cabine ?
— Oh si. Mais vous n’aviez que très peu de temps.
— Je ne me laisserai pas insulter davantage, mister
Moriyama. Et, d’ailleurs, je ne dépends pas de la NASDA mais de l’ISAS et, si
je suis votre subordonné pour ce qui concerne l’organisation, je ne vous dois
rien à titre disciplinaire.
Le Japonais se pencha en avant pour ajouter, d’une voix si
basse qu’elle en était menaçante :
— Vous n’avez pas compris, mister Jayakar. J’ai
l’intention de vous arrêter, car je vous soupçonne de sabotage ainsi que du
meurtre de Taka Iwabuchi. Par ailleurs, je me permets de vous rappeler que le
contact avec la base est coupé. Selon la jurisprudence en vigueur, en ma
qualité de commandant, j’ai donc droit de vie et de mort sur toutes les
personnes présentes à bord. Et je vous conseille vivement de ne pas chercher à
me mettre à l’épreuve sur ce point.
CHAPITRE XIV
AU SIGNAL de Moriyama, Tanaka et Sakai empoignèrent Jay par
les bras. Il n’opposa aucune résistance. Se posa ensuite la question de savoir
où nous allions l’enfermer. Tanaka suggéra de le consigner dans sa cabine, ce
que le commandant refusa catégoriquement.
— Trop de joujoux, décréta-t-il. Sans compter que
chaque cabine dispose d’une connexion informatique. C’est trop risqué.
— On pourrait le ligoter, ajouta le second. Je ne vois
pas d’autre endroit à bord susceptible de servir de cellule.
— Moi si, rétorqua Moriyama. La grande cage dans le
labo biologique.
Jay fit la grimace.
— Quelle délicatesse !
— Si ça ne vous convient pas, je peux toujours vous
faire enchaîner au mur du tunnel nodal, grogna le commandant, guère d’humeur à
discuter. Emmenez-le.
Le cybernéticien se dispensa de tout commentaire. Il se
laissa docilement escorter par les deux Japonais et le sas se referma sur eux.
Moriyama les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils aient quitté la salle de
contrôle. Puis il se retourna vers nous.
— Yoshiko, vous monterez la garde près du poste
récepteur.
La base ne devrait pas tarder à s’apercevoir que nous n’émettons
plus ; elle pourrait alors nous transmettre ses instructions. Kim, dès que
Tanaka et Sakai seront revenus, j’aurai une mission pour vous. Quant à vous,
Oba et Léonard, nous devons réfléchir ensemble à ce que nous allons faire du
corps d’Iwabuchi.
— L’idéal serait de tout laisser en l’état jusqu’à l’arrivée
des officiers de police, dis-je. Mais la navette ne sera sans doute pas lancée
avant une bonne semaine, voire plus. C’est donc impossible.
— Oh oui, renchérit Oba. Le cadavre aurait atteint un
stade de décomposition avancé.
— Même si on baisse la clim de sa cabine au
maximum ? demanda Moriyama.
— La température minimale que l’on peut obtenir est de
douze degrés Celsius, précisa-t-elle. C’est encore beaucoup trop.
— Mais, si on retire le cran de sûreté, on peut la
régler comme on veut, insista le commandant. À moins trente si ça nous chante.
C’est juste une question de dépense énergétique et, s’il y a une chose dont on
ne manque pas ici, c’est bien l’énergie.
— Souvenez-vous que votre chambre est située juste à
côté de celle d’Iwabuchi, sir, objectai-je. Et l’isolation des cloisons
est extrêmement réduite.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Je crois que nous devrions sauvegarder les indices
essentiels, sortir le corps, l’examiner, l’entreposer là où l’indique le
règlement et mettre la cabine sous scellés jusqu’à l’arrivée de la police.
— Vous vous croyez capable de le faire sans effacer
aucune trace majeure ?
— Je me contenterai de prendre des photos et d’évacuer
le cadavre, rien de plus. Par ailleurs, ajoutai-je, les enquêteurs n’auront à
mon avis pas grand mal à élucider le mystère, même si j’efface par mégarde une
empreinte ou deux. De toute façon, je l’ai sans doute déjà fait. À l’évidence,
le meurtre a été commis par un des membres de l’équipage.
Moriyama me dévisagea.
— Selon vous, ce n’est pas Jayakar ?
Je soutins son regard.
— Non, sir.
— Et pourquoi pas ?
— Je ne saurais pas l’expliquer précisément. Ce n’est
encore qu’une impression. (Je me permis d’esquisser un sourire.) Dai rokkan.
Il hocha lentement la tête et conclut :
— Faites ce que vous pensez devoir faire, Léonard. Vous
savez où trouver les scellés.
Je m’inclinai machinalement comme le font les Japonais pour
marquer leur soumission et leur obéissance face à un supérieur. Puis je me mis
au travail avec Oba.
Nous nous rendîmes d’abord dans le bureau du commandant. Ni
elle ni moi n’étions d’humeur à converser joyeusement. Sans prononcer un mot,
je sortis d’un tiroir une bande de scellés, dix au total. C’étaient des
pastilles rondes autocollantes et numérotées, dotées d’un effet holographique
très prononcé et conçues de telle façon qu’on ne pouvait les apposer qu’une
seule fois. Elles se déchiraient obligatoirement dès qu’on essayait de les
retirer. Très utiles en douane, elles nous servaient également à cacheter
certains échantillons, issus du labo de recherches sur les matériaux, qui
avaient une valeur marchande relativement importante – lorsqu’ils
renfermaient de l’or, par exemple – et que nous adressions ensuite par la
navette à des instituts étrangers pour un complément d’analyses. Elles feraient
des scellés tout à fait valables pour la cabine du crime. J’inscrivis dans le
registre joint les numéros des cachets ainsi que l’utilisation que je comptais
en faire, et je signai.
Nous descendîmes ensuite au labo d’observation. Après avoir
dévissé un appareil photo Nikon de l’un des petits télescopes, nous allâmes
dans le module de ravitaillement prendre un grand sac plastique bleu et deux
paires de gants fins, et nous fîmes un dernier crochet par le centre biologique
pour récupérer la trousse d’Oba. Jayakar ne fit pas attention à nous. Bouclé
derrière les barreaux, il avait fermé les yeux et semblait, vu sa position, en pleine
méditation. La cage, conçue en réalité pour accueillir des singes anthropoïdes,
était à peine plus grande qu’une cabine téléphonique.
Une petite voix en moi me disait que Jay ne pouvait pas être
le meurtrier. Et c’était plus qu’un pressentiment. J’étais intimement convaincu
qu’il existait une preuve irréfutable de son innocence, sans réussir toutefois
à mettre le doigt dessus.
Retourner dans le module de séjour en sachant par avance ce
qui nous y attendait avait quelque chose d’oppressant.
Nous n’échangeâmes que quelques mots. Je pris des clichés de
tout ce qui me semblait important : le mort vu depuis le seuil de la
porte, le couloir, le réduit dans ses moindres recoins, le cadavre, les impacts
de balles dans le corps et les perforations du sac. Puis je collai la première
pastille sur l’obturateur de l’appareil et je le déposai à l’intérieur.
Sortir la dépouille fut l’opération la moins agréable. Après
avoir enfilé les gants, on ferma les paupières du défunt et on chercha à l’extraire
du duvet en veillant à ne se cogner nulle part et à ne toucher à rien. Une fois
dehors, on le tira jusqu’au mess où il y avait assez de place pour pouvoir l’étendre.
Tandis qu’Oba ouvrait sa trousse, je revins sur mes pas pour fermer la porte de
la cabine et j’y apposai cinq scellés.
— J’ai toujours détesté faire ça, murmura la Japonaise
lorsque je fus à nouveau près d’elle.
Elle avait retourné le cadavre qui flottait maintenant sur
le ventre. Elle baissa le pantalon de pyjama et introduisit un thermomètre par
voie rectale. En attendant que la température s’affiche, elle palpa la peau du
mort en secouant pensivement la tête.
Le thermomètre sonna. Elle le retira et inscrivit sur un
bloc-notes la valeur indiquée ainsi que l’heure de la prise.
— La police dispose de tableaux qui permettront de
donner l’heure du décès, m’expliqua-t-elle. À mon avis, ça s’est passé entre
trois et six heures du matin.
Elle rhabilla le défunt, le tourna sur le dos et lui examina
les yeux et la cavité buccale à l’aide d’une lampe de poche. Puis elle me fit
signe qu’elle avait terminé. Tandis qu’elle consignait par écrit les résultats
de l’examen, j’enveloppai la dépouille d’Iwabuchi dans le grand plastique bleu.
Comme linceul, ce n’était pas ce qui se faisait de plus noble. Une fois ficelé
et cacheté, on aurait dit une momie mal dégrossie. Une véritable horreur.
Bien entendu, le règlement intérieur de l’Aérospatiale –
que nous avions tous dû étudier scrupuleusement – décrivait par le menu la
marche à suivre en cas de décès survenu à bord (le travail dans l’espace étant
considéré par les assurances comme une « activité à très haut
risque », les primes étaient calculées en conséquence). En substance, les
textes stipulaient que le cadavre devait être placé dans un sac plastique
hermétiquement clos et congelé jusqu’à ce qu’on puisse le rapatrier sur Terre.
Lorsque c’était techniquement infaisable, et uniquement dans ce cas, une
sépulture dans l’espace était autorisée.
En me voyant ouvrir l’un des deux grands congélateurs situés
face à la cuisine, Oba me demanda d’un air épouvanté :
— Vous n’avez quand même pas l’intention de…
— Vous voyez un autre frigo qui pourrait faire l’affaire ?
demandai-je.
— Non.
— Moi non plus.
Du reste, l’arrivée de la prochaine navette de
ravitaillement étant imminente, nos réserves touchaient à leur fin. On dégagea
donc l’une des armoires et on y tassa le corps. J’apposai le dernier sceau sur
la porte et nous regagnâmes le pont supérieur. Un silence absolu régnait dans
le poste central. Perdue dans ses pensées, Yoshiko ne quittait pas des yeux le
pupitre de communication, tout en tortillant machinalement entre ses doigts sa
longue chevelure. Quant à Moriyama, il était plongé dans la lecture d’un
volumineux ouvrage. À en croire les rides qui marquaient son front, il était
soucieux. Je lui en demandai la raison. Il me dit avoir envoyé Tanaka, Sakai et
Kim fouiller les labos pour trouver des pièces détachées qui nous permettraient
de fabriquer un émetteur de fortune.
— Ça ne doit quand même pas être si difficile,
grogna-t-il. Si Iwabuchi était encore là, ça fait belle lurette qu’il nous en
aurait bricolé un avec deux fourchettes et un bout de fil métallique !
Enfin on a regardé dans la banque de données de l’ordinateur et on a trouvé un
panorama complet de l’histoire des télécommunications qui reprend les
biographies de tous les inventeurs importants et donne des plans détaillés, ce
qui, dans la situation actuelle, nous intéresse évidemment au premier chef.
Il me lança un regard agressif.
— Et maintenant, mister Carr, expliquez-moi
pourquoi vous pensez que Jayakar est innocent.
Je haussai les épaules.
— Il n’avait aucune raison de tuer Iwabuchi.
— Même si Iwabuchi le soupçonnait de sabotage ?
— Je ne pense pas que c’était le cas. Iwabuchi
cherchait l’erreur, c’est tout. Mais, en supposant que Jay ait saboté le
logiciel, le software, ce n’est jamais que des programmes et, des
programmes, ça peut se modifier sans laisser de traces. Sachant qu’Iwabuchi
voulait inspecter le système, Jay aurait très bien pu faire le ménage dans les
fichiers en annulant ses manipulations antérieures. L’examen passé, il ne lui
restait plus qu’à les réintégrer sans que personne ne soupçonne quoi que ce
soit. Au contraire, c’est justement cette séance de vérification qui
aurait définitivement écarté la thèse du sabotage informatique.
— Mais, si vous y allez comme ça, personne n’avait de
mobile pour tuer Iwabuchi.
— Disons plutôt qu’on ne sait pas assez de choses sur
les autres pour pouvoir leur en attribuer un.
À cet instant précis, un discret signal d’appel retentit pour
nous indiquer que quelqu’un cherchait à joindre la station. On tendit l’oreille
et nos regards se tournèrent vers Yoshiko. Elle plaça un des écouteurs du
casque contre sa joue.
— C’est l’ESA, dit-elle.
— Les Européens ? s’étonna le commandant. Qu’est-ce
qu’ils veulent ?
— Nous parler.
— Ils tombent plutôt mal !
Je parcourus des yeux le centre de contrôle, cette forêt d’écrans,
de claviers, d’appareils indicateurs, et une idée qui avait jusque-là germé en
moi sans que je parvienne à l’expliciter consciemment m’apparut soudain dans
toute sa clarté.
— Le système de surveillance ! lançai-je.
En voyant Moriyama me dévisager sans comprendre, je
précisai :
— Quand vous êtes de garde de nuit, ici, sur le pont
supérieur, vous êtes surveillé en permanence par les capteurs de mouvement. Si
vous restez immobile un certain temps, que ce soit parce que vous vous êtes
endormi, que vous avez eu un infarctus ou autre chose, un témoin lumineux s’allume
à chaque poste de commande. Au début, ce voyant est jaune. Si vous ne vous
manifestez pas dans les quinze secondes, ça déclenche un signal sonore et un
autre voyant se met à clignoter, rouge celui-là. Vous disposez alors de trente
secondes pour éteindre ce signal, faute de quoi l’alarme est donnée dans toute
la station.
— Oui, acquiesça le Japonais.
Je poursuivis :
— Pour éviter ça, on a mis au point une règle que nous
connaissons tous : dès que l’un d’entre nous se retrouve ici seul, il doit
impérativement informer l’ordinateur de toute sortie momentanée.
Moriyama commençait à entrevoir où je voulais en venir.
— Et ces fiches de pointage restent stockées en
mémoire. Compris.
Il avait déjà pris place devant un écran et, en qualité de
commandant, il réussit à s’introduire dans le système. Le bilan de l’activité
enregistrée durant les derniers jours s’afficha devant nous. Dans la partie
inférieure droite de l’écran était mentionnée la date précédente à laquelle on
avait consulté ce registre : cela remontait à plus de six mois.
— Pas la moindre sortie, constata-t-il, sidéré. Il n’est
même pas allé aux toilettes.
— Si, une fois, intervint Yoshiko, mais j’étais encore
là.
Elle prononça ces mots en m’effleurant du regard, comme si
ses doux yeux en amande reprenaient enfin conscience de mon existence depuis
notre dernier rendez-vous. Peut-être cela lui donnerait-il l’idée de songer au
prochain.
— À quelle heure êtes-vous partie ?
— À minuit et demi environ. Jayakar est arrivé un peu
après onze heures et il s’est tout de suite mis au travail, rapporta-t-elle de
sa profonde voix de velours. Il était assis au terminal que vous utilisez en ce
moment, Moriyama-san.
Le Japonais regarda d’un air quelque peu écœuré le clavier
sous ses doigts.
— Vous avez dit qu’il s’était absenté une fois ?
— Peu après minuit. Ça a duré cinq minutes tout au plus.
À ce qu’il m’a semblé, le problème informatique sur lequel il travaillait lui
donnait du fil à retordre.
Le signal d’appel retentit à nouveau. Yoshiko saisit le
casque d’un geste souple que je contemplai avec ravissement.
— Encore les Européens, commandant. Le centre de
contrôle de Kourou. Ils veulent nous parler d’urgence.
— Pour le moment, on a vraiment d’autres chats à
fouetter, rétorqua Moriyama avec humeur. C’est la première fois que j’entends
parler d’eux, on peut dire qu’ils choisissent bien leur jour…
Il examina à nouveau le récapitulatif affiché sur l’écran
devant lui, puis il se tourna vers moi.
— Est-ce que Jayakar aurait pu trafiquer les
données ? C’est un pro de l’informatique, il connaît toutes les ficelles…
Je lui fis signe que non.
— S’il s’était souvenu de l’existence de ce registre,
il en aurait parlé : ça le disculpe complètement, les enregistrements
prouvent qu’il n’a pas bougé de la nuit. De nous tous, c’est le seul qui ne
peut pas avoir tué Iwabuchi !
Moriyama secoua la tête, totalement déconcerté.
— Ce qui veut dire que le type que j’ai fait arrêter n’est
pas le bon.
— Ça m’en a tout l’air.
Yoshiko nous interrompit :
— Excusez-moi, commandant, mais vous devriez écouter
ça. C’est encore Kourou, un message assez long.
Il accepta de mauvaise grâce. Elle actionna une touche qui
fit basculer la diffusion sur le haut-parleur. La voix que l’on entendit alors
parlait anglais avec un accent français.
— Ici le Centre spatial guyanais de Kourou. Appel d’urgence.
Nippon, du fait de votre silence radio, nous répéterons ce message
plusieurs fois. Il y a environ huit heures, nous avons lancé une fusée de type
Ariane 5. Elle avait pour mission de mettre sur orbite polaire le satellite
Transgéo 1. Les propulseurs du troisième étage se sont éteints plus tôt que
prévu et l’engin est actuellement à proximité immédiate de votre position. Il
est même possible qu’il se dirige droit sur vous. Nous espérons réussir à
relancer les moteurs. Le satellite étant d’une valeur exceptionnelle, nous ne
déclencherons la procédure d’autodestruction que si la situation devenait
dangereuse pour vous. Veuillez localiser l’appareil et informez-nous
immédiatement si jamais il se rapproche à moins de vingt kilomètres. Je
répète : localisez l’appareil sur votre radar de bord et informez-nous s’il
se rapproche à moins de vingt kilomètres. Nous déclencherons alors la procédure
d’autodestruction : à plus de quinze kilomètres de distance, les débris
résultant de l’explosion ne devraient pas avoir de conséquences dommageables
sur votre voilure solaire.
Il y a des jours, comme ça, où tout va de travers. Et
celui-ci faisait partie du lot, j’avais déjà eu l’occasion de m’en rendre
compte.
Le Japonais laissa éclater sa colère :
— Ils sont complètement cinglés ! Yoshiko, allez
vérifier sur le radar si ça nous concerne.
— Hat.
Elle se détacha et se glissa jusqu’au tableau de commande
situé près de l’unité d’observation sur laquelle elle travaillait
habituellement. Moriyama et moi ne la quittions pas des yeux, même si nos
motivations étaient loin d’être les mêmes. Le visage de la jeune femme devint
blême et ses doigts effilés se crispèrent sur les appareils de contrôle.
— J’ai localisé l’étage de la fusée, commandant. Il se
dirige droit sur nous.
— Ce n’est pas vrai ! Distance ?
— Vingt et un kilomètres.
— Dites à ces abrutis de…
Il s’interrompit après s’être brusquement souvenu que nous
ne pouvions pas émettre, et il étouffa entre ses dents un juron en japonais.
— Il se rapproche à quelle vitesse ?
— Environ soixante kilomètre-heure.
J’avais rejoint Yoshiko devant l’écran et je regardai par dessus
son épaule. L’engin était là, matérialisé par une tache claire, sacrément
claire même. L’ordinateur – toujours prêt à rendre service – s’était
empressé d’analyser le mouvement de l’appareil, en estimant également sa
trajectoire future : le tracé s’achevait juste au centre de l’écran. Je
tentai d’évaluer approximativement l’énergie cinétique du projectile. La masse
du troisième étage d’une fusée Ariane oscillait entre dix et quinze tonnes, et
cette masse fonçait droit sur nous, droit sur la station. Elle allait nous
télescoper, nous percuter de plein fouet avec la puissance d’un char d’assaut.
Le commandant écrasa violemment une des touches de la radio
de bord.
— Ici Moriyama. Tanaka, vous en êtes où ?
Il y eut un instant de silence, puis la voix de Tanaka se
fit entendre par le haut-parleur.
— Ce n’est pas aussi simple que nous le pensions. Pour
le moment on…
— Quand pourrons-nous émettre ?
— Oh… pas avant ce soir.
— Ce sera trop tard. Arrêtez les recherches et
rejoignez-nous immédiatement. Un truc gigantesque est en train de nous foncer
dessus et, vu comme les choses se présentent, dans une vingtaine de minutes il
nous aura réduits en bouillie.
CHAPITRE XV
BON SANG, mais qu’est-ce qu’ils attendent pour déclencher l’autodestruction ?
gronda Moriyama, ulcéré de voir le radar passer la barre des dix-huit
kilomètres.
Le ton qu’il eut à ce moment-là ne laissait planer aucun
doute sur l’ampleur du mépris qu’il nourrissait à l’encontre des incapables
soi-disant chargés de contrôler l’engin.
Massés autour de l’écran, nous avions tous les yeux rivés
sur la tache d’un blanc éclatant, comme si nous espérions en dévier la
trajectoire par la seule force de la pensée.
— On devrait passer nos scaphandres et activer les sas,
suggéra nerveusement Tanaka.
— Et après ? s’emporta Moriyama. Si ce monstre
nous percute et met la station en pièces, on fera quoi, sans liaison
radio ?
Soudain, Kim poussa un caquètement qui, en d’autres
circonstances, aurait provoqué l’hilarité générale.
— Plate-forme de montage, s’écria-t-il, tout excité.
Pourquoi pas larguer plate-forme de montage, attraper étage de fusée et le
repousser de trajectoire ? Grâce à faible écart, juste un peu de voilure
percée, c’est réparable…
— Ikimasho ! Qu’est-ce que vous
attendez ? l’interrompit le commandant avec impatience. Dépêchez-vous de
tester si le téléguidage fonctionne.
Kim se dandina fébrilement vers le tableau de bord concerné,
se harnacha et actionna rapidement une série de boutons. Une copie de l’image
radar s’afficha devant lui.
— Oui, cria-t-il. Système fonctionne.
— Alors allez-y !
La plate-forme de montage était une sorte de camion spatial.
Sa surface porteuse était pourvue de tous les dispositifs de fixation possibles
et imaginables, conçus pour s’adapter à chaque forme de pièce, ainsi que d’une
caméra d’observation à 360° – chargée de transmettre l’image au système de
guidage – et de deux bras télécommandés. Elle disposait par ailleurs d’une
gamme complète de propulseurs directionnels : simples turbines à gaz de
très faible poussée pour les travaux de précision, mais aussi puissants
réacteurs à combustion pour dégager rapidement les charges lourdes. C’est
justement ceux-là que Kim était en train d’allumer. À bien y regarder, la
plate-forme était l’instrument idéal pour ce qu’on avait à faire.
En admettant qu’elle atteigne l’engin à temps.
Un second point lumineux s’afficha sur l’écran. Là encore, l’ordinateur
avait calculé la trajectoire prévue, et c’est sur elle que Kim s’appuya pour
faire coïncider le mouvement de la plate-forme avec celui de l’appareil.
— Distance seize kilomètres.
— Dépêchez-vous, ordonna Moriyama, les nerfs à vif.
Les doigts du Coréen couraient sur les touches pour obtenir
de la machine qu’elle évalue la vitesse d’approche optimale. La trajectoire de
la plate-forme se matérialisa par une courbe bleu foncé : en pleine
accélération, elle ne tarderait pas à freiner à nouveau avant de toucher sa
cible, l’opération étant calculée très précisément par l’ordinateur. Contact
prévu à neuf kilomètres. Kim valida la proposition et le tracé prévisionnel
vira du bleu sombre au vert clair.
— O. K., lança-t-il, on va réussir.
On entendit ici et là quelques soupirs de soulagement
poussés à la dérobée, mais personne n’osait vraiment y croire. On continua de
fixer l’image pour suivre la course des deux points lumineux comme si notre vie
en dépendait. Ce qui, d’ailleurs, était très vraisemblablement le cas.
Moriyama regarda tout autour avant de demander à
Tanaka :
— Où est Sakai ?
— Il est resté au labo pour tester quelque chose.
Le commandant se pencha sur l’interphone.
— Sakai, si jamais vous réussissez à émettre dans les
cinq prochaines minutes, commencez donc par appeler Kourou et dites-leur de
faire sauter leur foutu satellite.
— Hai, répondit Sakai. Mais n’y comptez pas
trop.
Kim, la lèvre tremblante, couvait son écran du regard :
la tache figurant la plate-forme amorçait sa phase de freinage.
— Ça marche.
Puis, d’une voix subitement lourde et caverneuse, Yoshiko
donna l’écart qui nous séparait encore de la fusée.
— Distance douze kilomètres.
Imperturbable, la plate-forme continuait sur sa lancée sans
dévier de la trajectoire initialement annoncée. En apesanteur et dans le vide,
c’est-à-dire en l’absence de frottement, de phénomène aérodynamique et d’autres
facteurs difficiles à évaluer, les corps solides se déplacent avec une
prévisibilité toujours surprenante.
S’adressant à Tanaka, Moriyama lança à mi-voix :
— On ferait quand même mieux de mettre nos scaphandres.
Et il faut libérer Jayakar : d’après l’enquête que nous avons menée, il
est forcément innocent.
— Vraiment ? s’étonna le second en écarquillant
les yeux. Comment ça ?
— Je vous le dirai plus tard.
— Distance dix kilomètres, lança Yoshiko.
À présent, les deux points lumineux étaient très proches l’un
de l’autre. Un autre écran donnait un agrandissement d’une partie de l’image ;
on vit ainsi la plate-forme aligner sa vitesse sur celle de la fusée et glisser
prudemment vers elle. Kim posa sa main sur une large touche, guettant le moment
où il lui faudrait appuyer. Un compte à rebours s’afficha devant lui. Encore
vingt mètres… dix… cinq… un… À cet instant précis, les bras articulés s’emparèrent
de l’objet qui se présentait à eux.
— Contact ! cria le Coréen d’une voix triomphante
tandis qu’il pressait le bouton.
— Distance neuf kilomètres.
— Kim, vous êtes génial, s’exclama Moriyama. Et
maintenant, virez-moi ce foutu truc de sa trajectoire.
— Hai, commandant, fit Kim avec un sourire en
saisissant les leviers de commande manuelle.
Une série de barres lumineuses indiquant la pression exercée
grimpèrent aussitôt et passèrent dans le rouge. Quelques signaux d’alarme
clignotèrent furieusement, mais Kim les ignora.
Pendant un moment, il ne se passa rien.
Puis la courbe censée anticiper la trajectoire de la fusée
se mit à trembler. Elle fit un écart infime, ce qui la dévia du centre de l’écran.
Des hurlements de joie fusèrent spontanément. Cela ne
changeait certes rien pour la voilure qui serait de toute façon déchirée par le
satellite européen, mais la station, elle, serait épargnée. Une très légère
modification, une fraction de degré : voilà ce à quoi tenait notre vie.
— Distance huit kilomètres, annonça Yoshiko en poussant
un soupir. (Un ravissant soupir.)
— Kim, demanda Moriyama, vous pensez pouvoir repousser
l’appareil suffisamment pour qu’il épargne aussi la voilure ?
Kim fit la grimace.
— Difficile à dire. Je donne impulsion maximale ;
c’est tout ce que je peux faire. Mais j’aurais bien envie balancer sur tête des
types de l’ESA.
Tanaka suivait le mouvement du radar avec une moue
dubitative.
— Espérons qu’il ne leur prenne pas l’idée de le faire
sauter quand il passera juste près de nous, murmura-t-il, mal à l’aise.
Le tracé prévisionnel se remit à trembler. Le commandant s’en
félicita.
— Parfait. Plus il sera loin, mieux ça vaudra.
Les vibrations s’intensifièrent jusqu’à ce que la ligne
disparaisse et cède la place à une nouvelle. Une nouvelle cependant identique à
la toute première : elle passait en plein milieu de l’écran.
— Kim, s’inquiéta Moriyama, c’est quoi, ça ?
Pourquoi est-ce que l’engin fonce à nouveau droit sur nous ?
— Je ne sais pas, s’écria le Coréen, ébahi.
Il fit défiler devant lui une succession de schémas, de
synoptiques et de graphiques qu’il étudia en secouant la tête, totalement
déconcerté.
— Comme si fusée exerçait sorte de contre-poussée…
— Contre-poussée ?
— Oui, elle corrige écart.
Il modifia les réglages pour que la plate-forme tire le
satellite dans la direction opposée. La ligne lumineuse vacilla à nouveau, se
modifia légèrement avant de réintégrer aussitôt sa position initiale.
— C’est inimaginable, murmura Moriyama. (Il n’en
croyait pas ses yeux.) Il va bel et bien nous percuter !
— Distance… plus que cinq kilomètres !
Kim laissa échapper un juron. En coréen. Aucun d’entre nous ne
parlait coréen mais, vu le ton, ça ne pouvait pas être autre chose.
— Réservoirs de plate-forme sont quasiment vides,
hurla-t-il d’une voix désespérée. Il faut que je libère plate-forme de fusée.
Dernières gouttes de carburant devraient suffire à lui faire perdre vitesse.
Sans ça, elle nous percutera aussi !
Ses mains glissèrent rapidement sur les touches, les
manettes, les régulateurs. À l’écran, on vit alors les deux points lumineux se
dissocier, l’un poursuivant sa course en laissant l’autre derrière lui.
— Commandant, dit Tanaka, nous devrions enfiler nos
scaphandres.
— Oui, répondit le Japonais à contrecœur.
— Distance… trois kilomètres, lança Yoshiko avant d’ajouter
d’une voix hésitante : La fusée ralentit !
Nos têtes se retournèrent simultanément, comme tirées par
des fils invisibles dans les mains d’un marionnettiste tout aussi invisible.
— Elle ralentit ? demanda Moriyama pour s’assurer
qu’il avait bien entendu.
— Oui. Sa décélération est de 0,05 m/s2. Un
peu moins… 4,8.
— Ce sera suffisant ?
L’ordinateur anticipa la réponse. D’après la trajectoire, l’engin
pointait toujours sur le centre de l’écran, mais la ligne s’interrompait juste
avant de l’atteindre.
— Oui. Si la décélération reste constante, elle s’immobilisera
avant de nous toucher.
Les minutes qui suivirent furent atroces. Les yeux rivés sur
l’écran, nous guettions les informations transmises par le système de
surveillance. Les données chiffrées tombaient avec une lenteur désespérante.
Les courbes déclinaient inexorablement. Et la tache faiblement lumineuse
ralentissait chaque seconde un peu plus, sans donner toutefois l’impression de
vouloir s’arrêter un jour…
— Distance deux mille mètres. Vitesse d’encore quarante-huit
kilomètre-heure.
Tanaka marmonna nerveusement entre ses dents :
— Ils ont quand même fini par s’apercevoir qu’on était
là.
— Ça m’étonnerait, rétorqua Moriyama en lançant un
regard vers le pupitre de communication. (Depuis le dernier message de l’ESA,
le compteur indiquant les appels envoyés et enregistrés n’avait pas bougé.) Il est
possible qu’ils fassent juste des essais pour remettre le satellite sur sa
trajectoire initiale.
— Distance mille cinq cents mètres. Vitesse
quarante-deux kilomètre-heure.
Kim secoua lentement la tête. Son sourire avait disparu,
seule la peur se lisait encore sur son visage. Une peur épouvantable.
— Ça ne suffira pas… bredouilla-t-il.
Plus la fusée ralentissait, plus la décélération était
forte.
— Si jamais elle arrête de freiner, je veux que tout le
monde quitte le pont et passe un scaphandre, ordonna Moriyama.
— Distance mille mètres. Vitesse trente-trois kilomètre-heure.
— L’engin a perdu tellement de puissance que, même s’il
nous percute, ça ne fera presque pas de dégâts, estima Tanaka.
Le commandant ajouta à mi-voix :
— À condition qu’il ne leur prenne pas l’idée saugrenue
de remettre les gaz.
Quelqu’un brancha les caméras extérieures et projeta l’image
sur l’écran géant normalement recouvert par la carte du monde. Avec beaucoup d’imagination,
on pouvait déjà distinguer une construction de forme à peu près cylindrique
propulsée par de petits réacteurs.
— Ces imbéciles de l’ESA vont m’entendre, gronda
Moriyama. Dès que j’aurai une radio en ordre de marche, ils vont passer un sale
quart d’heure. Et ce n’est pas demain la veille qu’ils reviendront bricoler sur
des fusées, vous pouvez me croire.
L’engin se rapprochant, l’image se fit nette. Je crus
reconnaître un troisième étage de type HIO, le modèle le plus puissant et le
plus lourd jamais construit par les Européens : alimenté à l’hydrogène et
à l’oxygène liquides, il était capable de mettre en orbite géostationnaire,
soit à trente-six mille kilomètres d’altitude, une charge pouvant aller jusqu’à
huit tonnes. On discerna peu à peu l’emblème de l’ESA, l’Agence spatiale
européenne, et diverses autres inscriptions. La tête de l’appareil était plus
effilée que la normale et protégée par une coque de tôle sous laquelle devait
se trouver le satellite proprement dit.
Enfin, au bout d’une attente infiniment longue, la
délivrance…
— Immobilisation. Distance : quatre-vingt-dix-huit
mètres.
Cette fois, il n’y eut pas de hurlements de joie, juste un
profond silence de soulagement. Je fermai les yeux et n’aspirai plus qu’à une
chose : retrouver le calme des semaines passées, cette tranquillité qui m’avait
paru mortellement ennuyeuse. Quelqu’un murmura doucement quelques mots en
japonais, sans doute une prière rendant grâce aux ancêtres.
Je rouvris les paupières juste à temps pour voir sauter la
chape de tôle. Une lumière vive jaillit, quelques fumées blanches s’échappèrent
de la coiffe, et la coque s’ouvrit en trois, comme les feuilles d’une fleur
fanée que l’on aurait secouée. Apparut alors un affreux cylindre sombre.
Le cri de Yoshiko déchira le silence qui s’était établi.
— Le satellite se remet en mouvement !
Moriyama se précipita vers l’écran radar, s’appuya sur l’épaule
de la jeune femme et, sans s’en rendre compte, lui enfonça ses ongles dans la
chair.
— Mais ils sont devenus complètement fous ou
quoi ?
Le satellite s’avançait vers nous. Lentement. Inexorablement.
Ce que j’aperçus en fixant l’image me laissa sans voix. Je me penchai pour
regarder de plus près. Aucun doute possible : sur la tête du prétendu
satellite, on reconnaissait de manière évidente la silhouette d’un système d’arrimage
aux normes internationales, avec ses trois pales caractéristiques. Et l’engin
se dirigeait droit sur notre porte principale.
— Ils veulent accoster ! lançai-je. C’est une
manœuvre de rendez-vous !
— Qu’est-ce que vous racontez, Carr ? feula
Moriyama.
— Ce n’est pas un satellite, sir, insistai-je.
Je vous parie dix contre un que c’est un module habité.
— Un module habité ? Lancé par les
Européens ? Mais ils n’en ont pas !
— Maintenant, si.
— Et pourquoi est-ce qu’ils essaieraient d’accoster
sans nous prévenir ?
Deux événements historiques dans la même journée, ça
commençait à faire beaucoup.
— Parce qu’il s’agit d’un abordage, répondis-je d’une
voix sourde.
CHAPITRE XVI
QUATRE CENTS KILOMÈTRES au-dessus de la Terre, à la
verticale d’un point du globe où le soleil venait de se lever, planait un
gigantesque disque d’un éclat argenté. La structure qui en formait le centre,
minuscule en comparaison, était constituée d’une douzaine de cylindres blancs
couverts d’inscriptions en japonais et en anglais. À un mince bras métallique
qui aurait paru ridiculement frêle à des yeux seulement accoutumés aux lois
physiques terrestres était accroché un drapeau japonais, caractérisé – choix
ô combien judicieux de la part du pays du Soleil levant – par une balle
rouge sur fond blanc. Un cadre léger en fibre de verre venait en renforcer la
structure, car il n’y avait là pas le moindre souffle de vent auquel il aurait
pu flotter. L’assemblage de cylindres fixé perpendiculairement au disque était
surmonté d’un tube sombre, à l’aspect étrangement brut et mal dégrossi, qui se
rapprochait imperceptiblement, en dardant les trois pales de son train d’arrimage
pour s’accoupler à la station telle une ventouse obscène. Un observateur
extérieur aurait eu l’impression de voir une méduse noire fondant sur une étoile
de mer blanche pour sucer sa substance.
Mais il n’y avait pas d’observateur extérieur. Sur la
somptueuse voûte terrestre aux reflets opalins déployée sous nos pieds, nul ne
se doutait de ce que nous étions en train de vivre.
— Des pirates, constata Moriyama avec aigreur. Des
pirates de l’espace.
— Une pratique qui se répand fortement ces derniers
temps, murmurai-je d’un air distrait en me parlant à moi-même.
Peu avant mon entrée en fonction à bord de la station, j’avais
lu des statistiques indiquant qu’on avait enregistré durant les cinq premières
années de ce vingt et unième siècle plus d’actes de piraterie que dans l’ensemble
du siècle précédent. Des agressions essentiellement répertoriées, il est vrai,
en mer de Chine méridionale, dans les Caraïbes et le long des voies
commerciales de l’archipel pacifique.
Contrarié, je levai les yeux sur l’écran. Quelque chose m’avait
échappé. Quelque chose d’important. Je sentais dans ma tête une zone d’ombre
autour de laquelle mon esprit ne cessait de tourner comme la langue autour d’une
dent creuse.
— Yoshiko, est-ce que les types de l’ESA auraient la
bonté de nous fournir un semblant d’explication ? demanda le commandant.
La jeune femme se glissa jusqu’au pupitre de communication
et coiffa le casque. Elle secoua la tête.
— Non. Rien.
Moriyama souffla bruyamment, fou de rage.
— Si j’avais un canon, ils verraient de quel bois je me
chauffe ! Quelqu’un a une idée de la façon dont on pourrait les empêcher
de s’arrimer ?
Dans l’espace, les serrures et les clés ne couraient pas les
rues. Mais, devant ce spectacle, j’eus le sentiment que les choses seraient
peut-être amenées à évoluer. Jusque-là, quiconque s’approchait d’un vaisseau
était également en mesure d’y pénétrer. Cela répondait à des accords
internationaux en vigueur depuis des décennies, prévoyant une assistance
réciproque en cas d’avarie. Tous les sas étaient susceptibles d’être actionnés
de l’extérieur et tout engin disposant du système de couplage standard pouvait
s’amarrer à un autre. Les astronautes étaient autorisés à pénétrer dans la
navette sans demander ni l’autorisation ni le concours de son équipage :
celui-ci pouvait en effet fort bien être mort ou inconscient et avoir besoin qu’on
lui porte secours.
— Les bras articulés ! m’écriai-je. Si on les
croise devant la porte, ils ne pourront pas accoster. Et, s’ils ne peuvent pas
accoster, ils ne pourront pas monter à bord non plus. Alors peut-être que l’ESA
condescendra enfin à nous dire à quoi on joue.
Le sinistre cylindre mal dégrossi continuait de se rapprocher.
Il était grand temps de faire quelque chose.
— Rappelez-moi de vous obtenir une augmentation, lança
Moriyama d’un air féroce. En route, qu’est-ce qu’on attend ?
Nous nous précipitâmes vers la porte et, après avoir
traversé le tunnel nodal, nous atteignîmes une légère saillie située face au
pont supérieur : c’est là que se trouvaient les commandes des bras
robotisés. J’empoignai les manettes et mis en mouvement les longues pinces
articulées normalement utilisées pour décharger la cargaison des vaisseaux qui
venaient s’amarrer. Leurs tiges étaient assez effilées pour se glisser dans l’angle
le plus reculé des cales, assez puissantes pour attraper et déplacer des
caisses lourdes et assez maniables pour les déposer dans le sas qui leur était
réservé, sur la partie frontale du labo de microgravité à l’étage inférieur,
légèrement décalé par rapport à nous. Lorsqu’on retira le cache des hublots, on
vit l’engin étranger au-dessus de nos têtes. Il était déjà proche et imposant.
Menaçant.
— S’ils ne freinent pas, ils vont nous les bousiller,
lançai-je en repliant les bras articulés et en les croisant sur l’adaptateur d’amarrage.
Mais, d’un autre côté, il y a aussi toutes les chances pour qu’ils y laissent
leur propre train d’arrimage.
Les assaillants freinèrent. Les réacteurs directionnels de l’appareil
s’embrasèrent pendant quelques secondes, stoppant la progression du monstre en
acier noir informe qui s’immobilisa, indécis, à une dizaine de mètres de nous.
J’échangeai avec Moriyama un signe de tête triomphant. Ils pouvaient bien
crever, ils y resteraient.
— Je me demande comment on peut oser faire ça, fit le
commandant en observant l’engin. (Il n’en revenait pas.) Si nos émetteurs n’étaient
pas fichus, ça fait longtemps qu’on aurait envoyé un SOS et le monde entier serait
au courant de ce qui se passe ici. Je n’ose pas imaginer le scandale et les
répercussions internationales que cela provoquerait…
— Peut-être qu’ils le savent.
— Quoi ?
— Que nos émetteurs sont fichus.
Il me dévisagea, surpris.
— Comment pourraient-ils le savoir ?
Dans ma tête, les dominos se mirent à tomber,
clic-clic-clic, le premier culbutant le deuxième et ainsi de suite. Tout à
coup, les morceaux du puzzle s’assemblèrent.
— Mon Dieu, m’écriai-je, saisi par l’horreur de l’idée
qui venait de me frapper. Vous vous rappelez ce que vous avez dit au sujet d’Iwabuchi ?
Que ça fait belle lurette qu’il nous aurait bricolé un émetteur de fortune avec
deux fourchettes et un bout de fil métallique ? Nous n’avons cessé de
croire que l’assassin avait détruit les appareils pour qu’on ne puisse pas
informer les autorités du meurtre. Mais c’est exactement l’inverse. En réalité,
le nœud du problème, c’étaient les émetteurs. Si on les a détruits, c’est pour
que l’attaque passe inaperçue. Et on a assassiné Iwabuchi parce qu’on
craignait, sans doute à juste titre, qu’il ne réussisse trop vite à les
réparer.
Moriyama ne me quittait pas des yeux. Un mélange d’aversion
et de peur se lisait sur son visage. Je ne devais pas valoir beaucoup mieux,
alors que les dominos continuaient de tomber, clic-clic-clic, les uns à
la suite des autres. Des images fusèrent dans mon esprit… L’odeur de la charge
thermique sur le pont. Le vin de prune. L’huile pour le corps.
— Où est passé Sakai ? demandai-je, mû par un
sombre pressentiment.
Sa voix nous fit sursauter.
— Ici, mister Carr.
On se retourna d’un geste brusque. Sakai flottait en face de
nous, accroché à la paroi du tunnel, tout près de la porte qui menait à la
salle de contrôle. Il avait la poignée dans une main, et dans l’autre un objet
que l’on identifia aussitôt et de manière certaine comme un revolver.
Un revolver pointé sur nous.
— Vous ? s’exclama Moriyama.
Sakai avait perdu l’air impassible et borné qu’il arborait d’habitude.
— Je n’ai ni le temps ni l’envie de me lancer dans de
grandes explications. Carr, retirez les bras articulés de la porte !
Je ne bougeai pas.
— Sakai, vous vous rendez compte qu’en brandissant une
arme à feu vous vous mettez vous-même en danger ? Si le projectile rate sa
cible et transperce la paroi, c’est la catastrophe assurée.
— Ne me prenez pas pour un idiot, mister Carr,
rétorqua froidement le Japonais.
Il leva légèrement le revolver pour nous faire admirer le
silencieux long comme l’avant-bras vissé sur la bouche du canon.
— Nous avons pensé à tout. Ce silencieux réduit la
vitesse des balles : elles restent mortelles mais sont sans danger pour le
reste. En admettant que l’une d’elles perfore la paroi, elle causerait à peine
plus de dégâts qu’une micrométéorite. Vous connaissez comme moi le principe de
construction des modules : à la moindre fuite d’air, les deux enduits
synthétiques superposés dans le revêtement se combinent pour former une pâte
solide et imperméable.
Il me braquait toujours l’arme sur le ventre.
— Et maintenant dégagez les pinces articulées.
Croyez-moi, je n’hésiterai pas à vous descendre et à le faire moi-même.
Je me contentai de le regarder. Si j’avais eu des pistolets
à la place des yeux, il serait tombé raide mort.
— Oh, vous voulez jouer les héros ? Et si j’allais
chercher votre jolie petite copine pour lui refaire le portait ?
— Faites ce qu’il vous dit, Léonard, ordonna Moriyama à
mi-voix.
Je saisis à contrecœur les commandes des bras mécaniques et
les replaçai en position normale. Le module étranger se remit aussitôt en
mouvement.
— À quoi ça rime, tout ça ? demandai-je avec
irritation. Qui est là-dedans, Sakai ?
— Patience, mister Carr, me répondit-il d’un air
impassible. Vous le saurez bien assez tôt.
On attendit. Une éternité, à ce qu’il nous sembla. Les
secondes s’égrenaient avec une lenteur insupportable. Du coin de l’œil, je vis
la carapace éclatante du colosse noir grossir et se rapprocher de plus en plus…
Puis un coup de tonnerre parcourut la station et toutes les
parois, tous les étrésillons se mirent à trembler.
Nos oreilles bourdonnèrent pendant quelques instants, comme
si nous étions coincés dans le ventre d’une gigantesque cloche sonnant à toute
volée. Enfin les secousses extérieures s’atténuèrent, mais au fond de nous les
vibrations étaient toujours là. L’odeur du danger ne nous avait pas trompés. Le
nuage de poussière à l’horizon recouvrait à présent l’ensemble du ciel.
De la porte frontale nous parvinrent des raclements.
Le vaisseau pirate s’était amarré.
CHAPITRE XVII
LA PORTE qui menait à la salle de contrôle coulissa et
Tanaka se pencha à l’extérieur. Sakai braqua son arme sur lui et le mit en
garde :
— Pas de bêtises.
Personne n’a jamais prétendu que les gens recrutés par l’Aérospatiale
japonaise avaient l’esprit obtus ni un goût prononcé pour les actions inconsidérées.
Tanaka commença par regarder le revolver, puis Moriyama, puis moi. Finalement,
il hocha lentement la tête et leva légèrement les mains.
— Tout ce que vous voudrez, dit-il doucement.
— Restez là où vous êtes, ordonna Sakai. Je ne veux pas
que la porte se referme.
Les grattements provenaient maintenant de l’intérieur du
compartiment étanche, et on entendit le cliquetis caractéristique du
verrouillage de l’écoutille. Chaque fois, ça me faisait penser au bruit d’une
serrure de coffre-fort. Ensuite, quand les chevilles de sécurité furent
parfaitement enfoncées, le lourd battant s’ouvrit brusquement et un visage
apparut. Et quel visage !
Je sursautai en l’apercevant. Les dernières heures avaient
été plutôt mouvementées, je m’étais fait quelques frayeurs, mais ça n’avait
jamais été plus loin. Là, en revanche, je sentis monter en moi une véritable
peur panique, un sentiment de désespoir qui affluait comme une énorme vague
prête à me submerger. Depuis que j’avais compris qu’on était en train d’attaquer
la station, je m’étais préparé à cet instant où l’agresseur se déciderait à
aborder. D’après l’idée que je m’en étais faite – et sur laquelle je n’avais
pas jugé utile de revenir –, les individus qui se cachaient derrière tout
ça devaient appartenir à une sorte de commando militaire, à un groupe de
guérilleros en uniforme vert olive ou quelque chose de ce genre.
Mais l’homme qui était en train de se faufiler tête la
première hors du sas, en regardant de tous côtés et en brandissant un revolver
équipé d’un énorme silencieux, cet homme-là était un psychopathe comme je n’en
avais encore jamais vu. Une tête de mort vissée aux épaules. Ses joues et ses
tempes étaient creusées, comme rongées de l’intérieur. Sa peau était luisante,
d’une blancheur et d’une moiteur maladives. Ses cheveux, longs et négligés, lui
collaient par mèches grasses et ébouriffées sur le crâne. Ses yeux étaient
enfoncés, son regard fuyant, et il y couvait l’ardeur d’une folie difficilement
réfrénée, d’un instinct sanguinaire viscéral. En un éclair, je sus que ce type
prenait plaisir à tuer, qu’il adorait entendre la chair impuissante éclater
sous la pression du métal. Peut-être était-ce la seule chose susceptible de le
faire jouir. Il tournait la tête dans tous les sens comme s’il attendait
fébrilement la première occasion venue pour faire usage de son arme. Sakai
lui-même paraissait craindre quelque peu cet acolyte démoniaque.
Il finit par s’extraire entièrement du sas et tendit
maladroitement sa main libre vers une poignée pour se retourner. À l’évidence,
il n’avait aucune expérience de l’espace, et l’apesanteur, combinée à un stress
éventuel, semblait lui donner du fil à retordre. Il rejoignit péniblement le
Japonais et lui adressa un signe de tête.
Le suivant fit son apparition : un crâne blond aux cheveux
coupés court. Deux yeux bleu azur, malgré tout curieusement ternes, qui
détaillèrent les lieux d’un air indifférent. Leur propriétaire était un
colosse, une véritable armoire à glace. Il n’avait pas d’arme, juste sous le
bras une boîte en métal d’où dépassaient quelques câbles de couleur ainsi que d’étranges
tuyaux. Il connaissait lui aussi certaines difficultés pour s’orienter et ses
mouvements étaient gauches et saccadés.
Je fus frappé par les scaphandres portés par les deux
hommes. Ils avaient retiré leurs casques et n’avaient pas non plus de sacs à
dos équipés de réserves d’oxygène. Mais l’un comme l’autre avaient une petite
pastille fixée dans le creux de l’oreille, et devant la bouche un micro
maintenu par une étroite tige. Le tout était relié à un gros émetteur radio
placé au niveau de la nuque, juste derrière l’anneau renforcé sur lequel venait
normalement se fixer le casque. En croyant reconnaître des modèles russes, je
me demandai ce que cela pouvait bien signifier quant à la provenance des pirates.
La tête de mort fit un signe à Sakai et lui dit, d’une voix
de fausset désagréable et éraillée :
— Montre à Sven où il faut qu’il branche l’émetteur.
Sakai acquiesça, et j’eus l’impression qu’il était soulagé à
l’idée de ne plus avoir sous le nez ce comparse d’une netteté douteuse. Il s’empressa
de passer dans la salle de commandes, le géant blond sur les talons.
Puis, de son énorme revolver, la tête de mort nous fit
signe, à Moriyama et à moi :
— Allez, vous deux, à l’intérieur !
Il parlait anglais avec un net accent allemand. En 1989, peu
avant la chute du Mur, j’avais séjourné quelques mois en Allemagne. Assez
longtemps pour reconnaître cet accent. Et assez longtemps – Dieu soit
loué ! – pour me faire du même coup une idée des habitants, ce qui, à
cet instant précis, me préservait des généralisations hâtives. À mes yeux, ce
type relevait plutôt de manipulations génétiques visant à réunir en un seul
individu l’ensemble des tares de l’espèce humaine.
Moriyama s’exécuta sans broncher, et j’en fis autant. Ni lui
ni moi n’avions eu l’impression que Tête de mort était du genre à se répéter.
On franchit donc la porte que Tanaka continuait de tenir
ouverte, et on se retrouva dans la salle de contrôle. Sakai et le blondinet –
celui que le camarade à la trogne fripée avait appelé Sven – s’affairaient
déjà au pupitre de communication. Le Sven en question était en train de gratter
avec un tournevis à l’intérieur d’une colonne de distribution pour en extraire
les restes d’un de nos propres émetteurs – c’est-à-dire ce que la charge
de thermite en avait laissé –, sans doute pour faire de la place et
pouvoir y loger l’appareil qu’il avait apporté. Sakai lui donnait à mi-voix
quelques indications, mais il était surtout occupé à repousser le reste de l’équipage
dans un coin.
— Ralf, tu les surveilles ? demanda-t-il en nous
voyant entrer.
Ralf. Tu parles d’un nom pour ce phénomène de foire qui
aurait pu gagner honnêtement sa vie en attraction vedette du train
fantôme ! « Ralf », donc, grogna un borborygme qui devait être
un oui et m’enfonça son silencieux dans les côtes pour me faire avancer.
On se retrouva assis près des autres autour de l’écran
radar, sous l’œil attentif et vorace de Tête de mort. Mais il manquait encore
quelqu’un. Le boss. Le chef. La paire d’affreux nouvellement arrivés était
certes impressionnante, mais je doutais fort que leur niveau intellectuel
atteigne celui de deux minables braqueurs de banque des faubourgs. Une chose
était sûre : ils n’avaient de toute façon pas la carrure pour une
opération comme celle-là.
L’homme qui avait cette carrure pénétra alors sur le pont.
Et, si ses complices manquaient d’envergure, lui en avait à revendre.
Un peu plus petit que ses collègues, il avait revêtu un
scaphandre identique mais, là où les autres étaient engoncés dans un sac
informe, il semblait, lui, porter un smoking de couturier. L’apesanteur ne
paraissait pas lui causer de difficulté majeure, ou, si c’était le cas, il
donnait le change à la perfection. Son visage lisse, intelligent, d’un teint
cuivré, me fit supposer qu’il était colombien ou algérien.
En s’avançant, il examina d’un œil attentif tous les membres
de l’équipage et, lorsque son regard croisa le mien, j’eus l’impression d’y
discerner un esprit vif et acéré comme la lame d’un rasoir. Un esprit dangereux.
Celui d’un homme décidé, d’un homme qui sait très exactement ce qu’il veut et
comment l’obtenir. D’un homme qui tient compte du moindre détail et à qui rien
n’échappe.
Il s’arrêta finalement sur Moriyama.
— Commandant Moriyama, je présume ? demanda-t-il d’une
voix douce à l’intonation savamment marquée et où pointait un très léger accent
français.
Il était peut-être bien algérien, finalement.
— Je suis navré de devoir momentanément réquisitionner
votre station à des fins personnelles…
— Épargnez-vous les formules de politesse, l’interrompit
brusquement Moriyama. Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous voulez ?
— Je m’appelle Khalid, répondit l’autre sans se laisser
démonter. Ce que je veux ? À votre avis, que peut vouloir un homme qui
prend d’assaut un engin comme celui-ci ? En coup de main, si vous me
permettez l’expression.
Il ne semblait pas peu fier d’avoir atteint son objectif.
— Aucune idée, grogna le commandant.
Khalid eut un sourire. Un sourire de requin.
— Même pas une petite ?
— Non.
Le chef des pirates regarda tranquillement autour de lui,
posément, en homme qui avait la situation bien en main. Il échangea quelques
coups d’œil avec ses collègues et nous dévisagea attentivement les uns après
les autres avant de se retourner vers Moriyama.
— Puis-je stimuler un peu votre imagination ? Qu’est-ce
que vous diriez de… l’argent ?
— L’argent ?
Khalid éclata d’un bref rire sonore, comme après un trait d’humour
lancé dans une soirée.
— Mais enfin, commandant ! À vous entendre
prononcer ce mot, on pourrait croire que c’est quelque chose de sale ! L’argent
est important. Pour la plupart des gens, c’est la base même de l’existence. Ils
travaillent, ils triment comme des forçats, ils s’épuisent à la tâche pour
gagner juste de quoi vivre le lendemain, et c’est ainsi toute leur vie.
Il parlait d’un ton enjoué, badin, tel un homme du monde
passé maître dans l’art de la causerie légère, devant un parterre de gens
distingués. Mais subitement, exactement comme si on avait tourné en lui un
interrupteur, le masque du sourire tomba et ses yeux se plissèrent en deux
étroites fentes. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était plus sourde, plus
tranchante, aussi menaçante qu’un poignard effilé.
— Il est vrai, commandant, que ce quotidien-là ne s’applique
pas à vous. Vous faites partie de la crème. Dans votre monde, l’argent ne joue
aucun rôle. Ce joujou, cette station dans laquelle vous bivouaquez à la dure,
elle a coûté combien ? Vingt milliards de dollars ? Ou peut-être
vingt-quatre ? Vous m’excuserez de ne pas convertir ces chiffres en yens,
mais je suis un peu vieux jeu : je n’ai toujours pas réussi à m’habituer à
cette nouvelle monnaie mondiale. Je trouve qu’elle n’est pas très pratique. Une
devise à la Mickey Mouse, aussi bancale que la lire italienne. Quand tous les
chiffres ont plusieurs zéros, les sommes vraiment astronomiques n’impressionnent
plus personne. Donc, en attendant, je préfère continuer de raisonner en bons
vieux dollars. Combien votre gouvernement doit-il débourser par an pour laisser
neuf individus dans votre genre se balader dans l’espace ? Trois milliards
de dollars ? Quatre ? Ce qui fait, par tête, cinquante mille dollars
de l’heure. Quasiment un demi-million la bonne nuit de sommeil. Quelle folie…
Mais au moins, ajouta-t-il avec un sourire diabolique, ce délire financier
présente un avantage pour nos projets : l’énorme somme que nous comptons
demander à titre de rançon paraîtra extrêmement modeste en comparaison.
— Vous n’avez aucune chance, rétorqua Moriyama.
À en juger à sa voix, il pensait réellement ce qu’il disait.
Khalid sourit à nouveau, mais cette fois d’un sourire doux
et indulgent.
— Que voulez-vous qu’ils fassent ? Qu’ils envoient
une navette avec des soldats ? Ils ne le feront pas. Pas tellement parce
que je vous retiens en otages – sans vouloir vous offenser, votre
gouvernement saura très bien se passer de vos services, et je n’ai pas besoin
de vous rappeler que la liste des candidats qui rêvent de prendre votre place
est si longue que, si on la déroulait par le hublot, elle n’aurait sans doute
aucun mal à atteindre la Terre. Non, ma garantie, c’est la station elle-même.
Imaginons qu’il me prenne l’envie de détacher deux modules et de les faire
exploser : les remplacer coûterait déjà plus cher que de me verser la
rançon.
Moriyama lança au pirate un regard méprisant.
— Mon gouvernement n’enverra pas de navette du tout.
Ils vous laisseront purement et simplement crever de faim.
— Oh si, ils vont en envoyer une, vous pouvez en être
sûr, affirma Khalid d’un ton léger, comme si c’était là le cadet de ses soucis.
Et bourrée d’une cargaison très inhabituelle : de l’or. Trente tonnes d’or
en barres. Vous savez combien ça vaut ? Je continue de raisonner en
dollars, cela rend le chiffre tellement magique… Un milliard. Un milliard de
dollars et une place assurée dans les livres d’histoire. Que demander de
plus ?
— Et vous comptez en faire quoi, de votre milliard,
bloqué ici ?
— Je vais le redescendre sur Terre, bien sûr. Vous n’êtes
pas sans savoir, commandant, qu’un appareil de ce type peut se poser quasiment
n’importe où, pour peu qu’on ait un pilote expérimenté. Et, naturellement, il y
en aura un à bord. On vous dira au revoir, on vous serrera la main et, après
avoir embarqué, on mettra le cap sur notre bonne vieille planète et sur la
piste d’atterrissage qui nous attend, dans une zone que je préfère tenir
provisoirement secrète, pour des raisons évidentes. Vous vous doutez bien que
de nombreux pays se feront un plaisir de nous accueillir. Par chance, ce ne
sont pas les États qui manquent de nos jours, et la plupart d’entre eux sont
loin d’être riches. Il y a fort à parier qu’ils n’expulseront pas quelqu’un
susceptible de leur verser une taxe d’aéroport aussi princière… (Un sourire
ironique planait sur ses lèvres.) Qui plus est, on ne doit pas oublier qu’un engin
spatial est lui aussi d’une valeur non négligeable…
Totalement abasourdi, Moriyama renonça à discuter, sans
pouvoir toutefois détacher ses yeux du chef des pirates. Comme nous tous. Ce
plan était d’une audace, pour ne pas dire d’une outrecuidance, proprement
ahurissante. Pourtant Khalid paraissait croire dur comme fer à la réussite de
son projet.
Il sembla toutefois considérer qu’on avait assez plaisanté.
Son visage perdit son sourire poli – comme s’il y avait été jusque-là tout
juste toléré. La flamme qui réchauffait ses yeux s’éteignit – comme si ce
n’était pas sa place. Et sa voix se fit cassante et impérieuse lorsqu’il se
tourna vers ses hommes de main et leur dit :
— Emmenez-les. Les deux femmes et le Coréen dans un
compartiment du module de séjour, les autres dans le second. Nous avons à
faire.
CHAPITRE XVIII
L‘ÉCHO du sifflement qu’avaient produit les panneaux coulissants
en se refermant derrière nous semblait encore vibrer dans l’air, ou du moins
dans nos têtes, et ne plus vouloir s’estomper. On resta un bon moment immobiles
sans rien dire, tendant l’oreille aux grattements qui paraissaient provenir d’un
point situé sous le pas de la porte, dans le sol lui-même.
Tanaka fut le premier à sortir du mutisme lugubre qui était
le nôtre :
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
lança-t-il d’une voix rageuse, comme s’il venait enfin de trouver un objet
clairement identifiable sur lequel focaliser son indignation.
— Ils nous enferment, répondis-je.
— Ils nous enferment ? Comment ça, ils nous enferment ?
Mais c’est techniquement impossible !
Il s’approcha de la sortie jusqu’à ce que le capteur placé
au-dessus du renflement du chambranle enregistre sa présence avec un déclic à
peine perceptible. Il ne se passa rien. Le second, furibond, cogna du plat de
la main contre l’élément récalcitrant, libérant dans tout le compartiment un
grondement sourd semblable à celui d’un coup de gong.
— Laissez tomber, Tanaka, intervint Moriyama,
visiblement très las. (Il s’était retiré près des appareils d’entraînement et s’était
harnaché sur l’une des planches de musculation.) Ça ne sert à rien.
— Je ne comprends pas, s’écria l’autre. Comment ont-ils
fait ? Comment ont-ils réussi à verrouiller le compartiment ?
— Sous chaque porte il y a une trappe d’entretien qu’on
peut dévisser, expliquai-je d’une voix caverneuse. Elles donnent accès à tous
les câbles d’alimentation du module concerné. Ce qui permet, entre autres, de
bloquer l’ouverture.
Tanaka me toisa d’un œil méfiant, ne sachant pas très bien s’il
devait me faire confiance et me croire.
— Comment se fait-il que je ne sois pas au
courant ?
— Théoriquement, elles ne servent qu’au moment de l’assemblage.
Dès que le raccordement à la station est effectué et que les branchements
fonctionnent, on revisse définitivement le clapet. (J’eus un haussement d’épaules.)
Pratiquement personne n’est au courant.
— Et ces trappes se trouvent dehors, dans le tunnel
nodal ?
— Oui.
— Et ici ?
Je secouai la tête. Tanaka inspira en sifflant une bouffée d’air
entre ses dents. Il regarda le métal grisâtre d’un œil perplexe, qu’il reporta
ensuite sur moi, et finalement sur le commandant. À l’extérieur, les raclements
avaient cessé. Nous n’entendions plus que le souffle de notre respiration, les
bruissements de nos combinaisons et les craquements du siège sur lequel
Moriyama s’était attaché. J’essayai d’imaginer ce que les pirates étaient en
train de faire. Ils avaient sûrement fini d’installer leur propre émetteur, et
Khalid était peut-être sur le point de transmettre son ultimatum au centre spatial
de Tanegashima. Un ultimatum sans doute subtilement formulé…
— Ils se sont bien préparés, constata Moriyama avec
amertume. Ils connaissent la station mieux que nous.
À la façon dont Tanaka regardait la porte, on aurait cru qu’il
la soupçonnait de refuser de s’ouvrir par pure méchanceté. Puis subitement,
dans un accès de rage désespérée que je n’avais encore jamais vu chez cet homme
chétif et ambitieux, il fut saisi de spasmes et poussa un cri de gorge étouffé,
comme s’il avait voulu hurler sans en être capable. Aussitôt après, son corps
se relâcha et il s’effondra misérablement sur lui-même.
— Que va-t-on faire, maintenant ? murmura-t-il d’une
voix tremblante.
— En premier lieu garder son sang-froid, répondit
Moriyama d’un ton réprobateur qui n’échappa à personne. Quant au reste, on ne
va rien faire du tout pour le moment. Ce sont des criminels armés, nous sommes
des scientifiques et nous ne sommes pas armés. Ce n’est pas à nous d’agir, cela
dépasse nos attributions.
— Sakai… bredouilla Tanaka comme s’il n’avait
absolument pas entendu le commandant. Il m’a toujours paru suspect. Pas d’amis,
pas de femme… Sûrement un membre de la Yakuza. Un assassin. (Il me lança un
rapide coup d’œil à la dérobée.) J’aurais dû vous écouter, hier, quand vous
vouliez démonter la cabine de distribution.
Je le dévisageai pensivement. Au fond, je n’avais rien
contre lui, pas plus à ce moment-là que par le passé. Toutes les frictions
entre nous provenaient de ce qu’il ne pouvait pas me supporter, et je n’avais
jamais trouvé comment y remédier.
— Je ne sais pas si ça aurait changé quoi que ce soit,
avouai-je. Peut-être même que ça aurait provoqué d’autres meurtres. Je me
rappelle que Sakai était plutôt nerveux ; il n’avait certainement pas
prévu que la charge thermique, en fondant, produirait des émanations sensibles
de l’extérieur. Mais je pense qu’il n’aurait pas hésité à nous descendre tous
pour permettre l’abordage de ce matin.
Tanaka haussa les sourcils, manifestement surpris.
— Vous croyez ?
Je hochai la tête. Je ne jugeai pas opportun de lui parler
des autres pensées qui m’agitaient l’esprit. Peut-être que les choses auraient
pu se dérouler différemment. Sakai aurait pu échouer. Si nous avions découvert
les émetteurs de réserve détruits, Iwabuchi les aurait certainement réparés
sur-le-champ. Et il serait encore en vie. Nous aurions informé la base de l’incident
et peut-être aurions-nous compris à temps ce qui était en train de se jouer.
L’aurions-nous compris ? Je n’en étais pas si sûr. Et,
en vérité, c’est précisément ce qui me torturait : je n’en étais pas sûr.
La rage sourde qui bouillonnait en moi tel un flot noir et visqueux, la rage
que j’éprouvais contre Khalid et ses acolytes, cette rage m’était en réalité
destinée, à moi. J’avais failli. J’aurais pu les percer à jour tant qu’il était
encore temps, mais je ne l’avais pas fait. Moi qui avais été un brillant
soldat, un vainqueur héroïque, sagace, habile, courageux… Courageux ? Où
donc était passé mon courage ? Et ma sagacité, qu’était-elle
devenue ? J’avais laissé échapper des choses que j’aurais dû voir, tout
comme je l’avais fait dans ma propre vie… Autrefois j’avais été un soldat
combatif, aujourd’hui je n’étais plus qu’un homme découragé, angoissé. Un homme
fier d’occuper la première place au hit-parade des larbins. L’ombre de
moi-même.
Le vrai Léonard Carr, celui d’il y a dix ans, aurait su
anticiper. Je me raccrochais à cette idée ; je sentais bien à quel point
elle était absurde et douloureuse pour celui que j’étais devenu, mais je me l’infligeais
quand même, oui, je m’y vautrais. Le vrai Léonard Carr aurait déjoué leurs
plans, il aurait neutralisé Sakai et il l’aurait…
— Jayakar ! m’écriai-je soudain. Nous avons
complètement oublié Jayakar !
Moriyama leva les yeux.
— Exact. Il est toujours dans la cage.
Il regarda Tanaka.
— Il peut en sortir, s’il remarque ce qui se
passe ?
— Non.
— Et en cas d’envie pressante, il fait comment ?
— Nous lui avons donné un paquet de pochettes
hygiéniques.
Il s’agissait de sachets en plastique qui, placés dans les
scaphandres, servaient à absorber les déjections. Toutefois, sans l’effet
aspirant du système intégré dans ce type de vêtement, l’utilisation des
pochettes était extrêmement pénible. Avoir bouclé Jay dans ces conditions n’était
vraiment pas très chic de leur part.
— Mais Sakai était avec moi, il sait où se trouve
Jayakar.
— Il a peut-être oublié, fit Moriyama. Ou il s’en
contrefiche. En tout cas, il peut compter sur moi pour le lui rappeler.
Il se détacha, quitta son siège et se glissa jusqu’à l’interphone
fixé au mur face à la douche. Lorsqu’il composa le numéro du pont supérieur, le
voyant lumineux resta désespérément éteint.
— Débranché.
Debout dans la salle de sport, noyé sous la lumière blafarde
des néons, il eut soudain l’air très vieux.
— Le plan de Khalid est démentiel, ajouta-t-il en s’adressant
plus à lui-même qu’à nous autres. Irréalisable. Tout ce qu’il y gagnera, c’est
de plonger l’Aérospatiale dans une crise profonde. Ce qui est en train de se
jouer ici peut être un coup dont nous ne réussirons jamais à nous remettre.
— Vous pensez que le gouvernement va se plier à ses
exigences ? demanda Tanaka d’une voix enrouée.
Sa peur était palpable, d’une odeur presque perceptible.
Moriyama lui lança un regard étincelant.
— Je m’en moque. Que représentent un milliard de
dollars ? Que représenterait même le sacrifice de notre vie ? Rien,
comparé à la station. Elle…
— C’est tout ce qui vous intéresse ? l’interrompit
Tanaka, un tremblement de panique dans la voix. La station ? La station
est donc plus importante à vos yeux que notre vie à tous, que…
— Évidemment ! (Le commandant inspira
profondément.) Sh’kata gai na sa ! Vous ne comprenez donc pas qu’elle
est la clé de tout ? La seule clé possible, celle de l’espace ? Et
que c’est maintenant qu’il faut la saisir ? Sur Terre, les combustibles
fossiles auront bientôt totalement disparu. Sans leur exploitation intensive,
nous n’aurons plus aucune ressource énergétique hormis le nucléaire. Et que
ferons-nous après ? Quel monde, quel avenir nos enfants pourront-ils
encore choisir ? Un monde où les déchets radioactifs devront être stockés
pendant des centaines de milliers d’années, où les réacteurs des centrales
exploseront pour irradier des régions entières, les rendant à jamais
inhabitables, comme la zone de Tchernobyl aujourd’hui – une étendue de
terre d’une superficie supérieure à celle de toutes les îles japonaises
réunies ? Ou bien un monde où les seules énergies encore exploitables
seront celles du vent, de l’eau et du bois – une ère de charrettes à
bestiaux et de machines à vapeur, de rouets et de récoltes misérables ?
Quel que soit leur choix, la vie qu’on leur prépare ne sera qu’une lente agonie
désespérante, un maigre sursis avant l’extinction inéluctable de l’espèce
humaine. Si nous ne réussissons pas à conquérir l’espace, nous n’avons pas d’avenir,
et, si nous ne le faisons pas aujourd’hui, il sera trop tard. Avec cette
station, nous avons montré qu’il est possible de construire des usines ailleurs
que sur Terre, des usines même bien plus grandes, et qu’il est possible de
transmettre à la surface du globe l’énergie obtenue. Nous pourrions construire
d’autres stations ; nous pourrions lancer l’exploitation de la ressource
la plus vaste, la plus inépuisable de tout le système solaire, et apporter
ainsi une solution définitive à tous nos problèmes énergétiques ; nous
pourrions ouvrir la voie vers un futur sans limites – et voilà que
débarquent ces… ces…
Sa voix se brisa et il s’interrompit en secouant la tête,
les larmes aux yeux. Nous restâmes silencieux, interdits. Tanaka se mordillait
la lèvre inférieure, les paupières secouées par un tic nerveux qu’il ne
semblait pas avoir remarqué. Le regard perdu dans le vide, je tentai pour ma
part de donner un nom au sentiment profond que j’avais senti affluer en moi en
entendant Moriyama. Jusqu’au moment où je compris que c’était tout simplement
de l’affection, de l’affection pour cet homme accablé de chagrin, grisonnant,
cet homme qui m’était tellement étranger et en même temps si proche. Nos
conversations s’étaient toujours limitées aux broutilles du quotidien –
calendrier des tâches ménagères, menus, réparations urgentes, stocks et
inventaires –, jamais nous n’avions abordé de sujets aussi fondamentaux.
La force avec laquelle il venait de le faire me surprit et me toucha tout à la
fois.
Un vacarme provenant de l’extérieur nous tira de notre
torpeur. Quelqu’un se mit à bricoler contre la cloison, on entendit racler,
gratter ; puis on perçut le sifflement de l’air à haute pression qui s’échappe
par un orifice étroit, et les panneaux coulissants s’écartèrent lentement.
Ralf flottait dehors, le revolver braqué sur un Jayakar
nerveux et agité.
Sans attendre l’ordre du gangster, le cybernéticien se
glissa dans notre cellule, et la porte se referma aussi péniblement qu’elle s’était
ouverte. Visiblement, le verrouillage ne lui réussissait pas.
Jay nous regarda à peine.
— Pardon, excusez-moi… bredouilla-t-il.
Et, saisissant la barre d’appui immédiatement à sa portée,
il se fraya un chemin entre nous et disparut précipitamment aux toilettes.
Lorsqu’il refit son entrée, il avait l’air nettement plus à
l’aise. Il dévisagea chacune des personnes présentes.
— J’aurais quelques petites questions, j’espère que
vous pourrez y répondre. Par exemple, ces types, là, ils viennent d’où au
juste ? Qu’est-ce que j’ai loupé ? La première rencontre avec des
monstres extraterrestres ?
Moriyama lui rapporta brièvement ce qui s’était passé. Puis,
revenant sur l’incarcération quelque peu précipitée du Britannique, il souhaita
lui présenter ses plus humbles excuses – ce qui, compte tenu de la
richesse infinie des formules de contrition dictées par le savoir-vivre
japonais, aurait pu durer un bon petit moment –, mais Jay y coupa court d’un
geste de la main :
— Ça va, ça va, lâcha-t-il avant d’ajouter d’une voix
pleine de rancœur : Sakai, donc… ce cabot sournois. Quand il s’est agi de
me mettre en cage, il tenait encore bien son rôle : la probité faite
homme, hein ?… (Il claqua dans ses mains avec entrain.) Bon, apparemment,
il va falloir qu’on trouve un moyen pour coincer ces gaillards. Les connexions
informatiques marchent encore dans les cabines ?
— Mimasen deshu’ta, répondit Moriyama, mais même
l’interphone ne fonctionne plus.
— Ce sont deux circuits différents, rétorqua Jay d’un
ton entreprenant, ça ne veut rien dire. On n’a qu’à regarder…
Il se glissa vers l’arrière du module et nous le suivîmes,
curieux. En tout cas, son optimisme débordant était communicatif. Lorsqu’on
arriva devant la porte de sa cabine, il avait déjà allumé le terminal et la
page d’accès s’affichait normalement sur l’écran, comme si rien ne s’était
passé – un croquis de la station et, à côté, l’inscription Réseau local
Nippon, rev. 7.104 – Veuillez introduire votre mot de passe.
Jay éclata d’un rire triomphant.
— Ils n’y ont pas pensé ! s’écria-t-il. C’est le
système le plus important de toute la station, et ils n’y ont pas pensé !
Il se mit à taper son code secret. On le regarda faire, les
yeux rivés sur ses doigts. En temps normal, ça l’aurait fait bondir, mais cette
fois il ne protesta pas.
— Finie la plaisanterie ! Je vais les réduire en
bouillie…
Un court instant, une lueur d’espoir germa en moi et je
retins ma respiration. Jusqu’à ce que je me dise que, si Khalid avait
réellement oublié de jeter un coup d’œil aux terminaux, c’est que je ne
comprendrais décidément jamais rien aux hommes…
Jay, toujours jubilant, appuya férocement sur la touche d’entrée.
La déconvenue fut sévère – pour un fana d’informatique comme lui, l’amputation
d’un bras ou d’une jambe n’aurait sans doute pas été pire. Un message apparut
sur l’écran dans un rectangle rouge : Terminal inadapté – Accès
non autorisé.
Le cybernéticien s’effondra littéralement. Son ricanement
plein d’assurance se figea en une grimace. D’un geste saccadé, il refit
quelques tentatives, incrédule. Mais il laissa finalement retomber ses mains
sur ses genoux, anéanti.
— Ça alors…
— Il n’y a pas un moyen de contourner ? demanda
vainement Tanaka.
Jay se contenta de secouer la tête.
— Si c’était le code qui clochait, ça irait. Le
bidouiller, ce serait facile. Mais il nous a débranchés, c’est aussi simple que
ça. Rien à faire, c’est imparable.
Il éteignit l’appareil d’un geste véhément comme si sa seule
vue lui était devenue insupportable.
On resta un moment plantés dans le couloir devant la cabine,
perplexes et apathiques. Moriyama soufflait bruyamment, le visage grisâtre, l’air
malade.
— Il y a encore une chose qui m’intrigue, lâcha soudain
Jay, les yeux fixés sur l’écran noir devant lui. Le type qui m’a sorti de la
cage, celui avec une tronche à faire dresser les cheveux sur la tête – il
s’appelle comment, déjà ? Ah oui, Ralf. Quand il m’a amené ici, il a
demandé par radio à Sakai de venir lui ouvrir la porte. Finalement c’est le
blond qui est venu, le Monsieur Muscle suédois. Et, avant que le sas de la
salle de contrôle se referme, j’ai entendu notre ancien collègue : il
était en liaison avec Hawaii.
— Avec Hawaii ? (Je tendis l’oreille.)
— Oui. Il expliquait que, suite à certains problèmes
techniques, les expériences de transfert énergétique seraient interrompues
jusqu’à nouvel ordre. Et il a ajouté que le commandant n’était pas disponible
pour le moment, mais qu’il transmettrait.
Moriyama fronça le sourcil.
— Qu’il transmettrait ? Qu’il transmettrait
quoi ?
Jay balaya la question d’un revers de main :
— Ça, je n’ai pas compris. Mais vous ne trouvez pas
cela étonnant ? Je veux dire, après tout ce que le dénommé Khalid vous a
raconté, on pouvait supposer qu’il n’aurait rien eu de plus pressé que d’aller
claironner ses exigences aux quatre coins du monde, non ? Au lieu de quoi,
il essaye manifestement de faire croire que tout est parfaitement normal dans
la station.
Jayakar nous dévisagea les uns après les autres.
— Je me demande bien pourquoi.
CHAPITRE XIX
TANAKA se remit à se triturer la lèvre.
— Comment ça ? Vous pensez que c’est
important ?
— Un peu, mon neveu ! s’exclama Jayakar. Car ça
signifie, primo, que Khalid a vu ses plans contrariés par le retard dans
le lancement de la navette et, secundo, qu’il vous a menti.
— Menti ? répéta Tanaka, décidément long à la
détente.
Il commençait à m’énerver sérieusement.
— Khalid attend la navette, expliquai-je avec une
colère difficilement contenue, il avait tout combiné pour faire irruption ici
juste avant son arrivée. Il prévoyait d’occuper la station et de s’arranger
ensuite pour maîtriser l’équipage de l’appareil dès qu’il serait là. Mais les
choses ne se sont pas déroulées comme prévu, et maintenant il doit à tout prix
éviter que les hommes de la base ne se mettent à soupçonner quelque chose,
jusqu’à ce que le piège ait fonctionné et que la navette soit tombée entre ses
mains.
— Mais pourquoi est-ce qu’il a besoin de la
navette ? s’étonna Tanaka.
— Pour pouvoir rentrer sur Terre ! m’écriai-je.
Vous avez déjà jeté un coup d’œil sur l’engin qui l’a amené ici ? Vous
prenez une citerne plus ou moins étanche, vous rajoutez deux ou trois
propulseurs, et voilà ! Tout juste suffisant pour les mettre en orbite,
mais absolument incapable de les ramener sur Terre : aucune forme
aérodynamique, pas de bouclier thermique, pas de rétropropulseur, pas de
parachutes. Même s’ils réussissaient à prendre le chemin du retour au volant de
ce tas de ferraille, ils finiraient grillés comme des sardines, sans tambour ni
trompette. Non, Khalid a besoin de la navette, sinon il est cloué ici.
Tanaka me regarda, puis Jay, puis moi de nouveau. Ça
cogitait ferme dans sa petite tête. Malgré tout, il était suffisamment calé en
astronautique pour avoir compris immédiatement la logique de la chose.
— Mais il voulait qu’on lui livre une cargaison d’or,
réfléchit-il à voix haute. N’aurait-il pas eu intérêt à poser son ultimatum le
plus tôt possible – avant le lancement de l’appareil ?
— Le mensonge, il était précisément là, rétorquai-je.
— Quel mensonge ?
— J’ignore pourquoi il nous a raconté cette histoire.
Mais en réalité Khalid n’a aucun intérêt à ce qu’on lui expédie ce pactole.
Réfléchissez une seconde : combien de temps faudrait-il ne serait-ce que
pour réunir un milliard de dollars en lingots et pour les entasser dans la
soute ? Des semaines. Dans l’intervalle, on serait tous en train de crever
de faim.
— Il veut sans doute beaucoup plus, intervint Jay. Il se
fera virer l’argent sur un compte douteux, dans une banque douteuse, et le
magot disparaîtra mystérieusement par des filières louches. Il attendra que ses
spécialistes en blanchiment lui donnent le feu vert, et à ce moment-là il
rentrera sur Terre.
— Car ce que Khalid s’est bien gardé de préciser en
nous crachant à la figure les sommes faramineuses déboursées pour cette
station, fis-je observer, c’est que son fameux coup de main n’est pas
uniquement le fruit de ses petites cellules grises : à lui aussi, ça a
coûté de l’argent. Beaucoup, beaucoup d’argent. Il a fallu qu’il prenne d’assaut
la zone de lancement européenne, en Guyane française, pour s’emparer d’une fusée.
Il a dû faire construire sa capsule de fortune. Trouver des scaphandres –
bon, d’accord, ils proviennent visiblement de stocks russes et n’ont pas dû lui
revenir trop cher. Mais, en plus des deux affreux qui l’accompagnent, il a
certainement toute une brochette d’acolytes postés à Kourou, et il y a fort à
parier qu’ils réclameront eux aussi leur part du gâteau. Donc, avec un seul
petit milliard, il n’ira pas bien loin.
Tanaka avait les yeux braqués sur moi, et je vis à nouveau
dans son regard une lueur que je connaissais bien, celle du mépris pour les
Yankees et, plus généralement, pour tous ceux qui n’étaient pas japonais. Il ajouta :
— C’est bien joli, mais à quoi nous sert cette
brillante analyse ?
Jay se contentant de sourire, c’est à moi qu’il revint de
lui répondre.
— Cette brillante analyse, comme vous dites, repris-je
avec un calme qui m’étonna moi-même, nous prouve que Khalid se trouve dans une
situation très délicate, et ce tant que la navette ne sera pas là. Aussi
longtemps qu’il devra opérer à couvert, il ne pourra pas se permettre de nous
descendre tous, car à n’importe quel moment il est possible que quelqu’un sur
Terre demande à parler à l’un de nous en particulier. En admettant que ça se
produise, l’heureux élu devra se prêter à l’expérience – sans doute fort
intéressante – consistant à faire un brin de causette avec le canon d’un
revolver pressé sur la nuque.
Jay se décida enfui à venir à ma rescousse :
— Eh clair, quoi que nous décidions d’entreprendre pour
contrer Khalid, nous devons le faire tant que la navette n’est pas encore là.
Ça, Tanaka réussit à l’intégrer. Ce qui lui avait surtout
bien plu, c’est que nous avions l’air jusque-là relativement sûrs de notre
coup. Son rictus arrogant s’atténua quelque peu et il hocha la tête.
— Celui qui fera cette expérience, intervint Moriyama,
ce sera sans doute moi.
Cette fois, ce fut à mon tour d’être long à la détente.
— Quelle expérience ?
Le commandant eut un geste vague de la main.
— Celle dont vous venez de parler. Le brin de causette.
Le revolver sur la nuque.
— Vous ? Pourquoi ça ?
Comprenette difficile…
— Vous nous avez rapporté, fit-il en se tournant vers
Jayakar, que Sakai avait promis de me transmettre un message. Cela ne peut
vouloir dire qu’une chose : Hawaii souhaite me parler. C’est donc moi qu’ils
vont bientôt venir chercher pour me mettre en contact afin que je donne l’impression
que tout est normal à bord. (Il fit une pause lourde de signification.) C’est l’occasion
rêvée.
En disant cela, son corps se raidit, comme redressé de l’intérieur
par un ressort en acier. En une fraction de seconde, il parut avoir rajeuni de
dix ans, regorger de vigueur et d’assurance. L’assurance d’un… kamikaze. Je
sentis ma gorge se serrer.
— Qu’avez-vous l’intention de faire, Moriyama-san ?
— D’ignorer le revolver. De prévenir la Terre.
— Ils vous tueront.
— Eh bien, qu’ils me tuent ! Mais cette navette ne
doit en aucun cas tomber entre les mains de Khalid.
Une leçon de courage. C’est moi qui aurais dû prononcer ces
mots. Moi, l’ancien vainqueur. Mais j’avais fini par renoncer à l’être, me
bornant désormais à espérer survivre. La honte me gagna.
Durant quelques secondes, un silence oppressant s’abattit
sur l’étroit passage devant les cabines, imprégné d’une odeur de sueur
nocturne, de sacs de couchage mal aérés. Et de peur. Je fus soudain frappé par
le bourdonnement pitoyable de l’un des tubes fluorescents. Il n’allait sans
doute pas tarder à rendre l’âme.
À cet instant se mirent à résonner dans le module les
grattements et les sifflements que nous avions appris à reconnaître et qui
indiquaient que la porte était sur le point de s’ouvrir à nouveau.
— Nous y voilà, déclara Moriyama d’une voix déterminée.
Retournons à l’avant.
Il longea le couloir, suspendu aux poignées. Nous le
suivîmes avec le sentiment angoissant d’accompagner un condamné à mort au pied
de l’échafaud. Et il lui tardait visiblement d’y être, à en juger par l’énergie
qu’il déployait pour avancer.
À côté de moi, Tanaka se remit à marmonner nerveusement
entre ses dents.
— Ils vont tous nous tuer, l’entendis-je dire. Quand
ils se retrouveront coincés dans la station et qu’ils n’auront plus d’autre
moyen de pression…
Nous venions d’atteindre les appareils de body-building
lorsque les deux panneaux coulissants s’écartèrent en gémissant. Une fois de plus,
c’était Ralf qui nous rendait une petite visite. Flottant dans l’embrasure
rectangulaire de la porte, on aurait dit un monstre sorti tout droit d’un jeu
vidéo particulièrement répugnant. Sa main – celle qui tenait le revolver –
tremblait de manière inquiétante, comme celle d’un meurtrier en manque et en
proie à d’horribles hallucinations.
— Lequel d’entre vous est Tanaka ? croassa-t-il.
On se regarda d’un air sidéré. Tanaka ? Comment ça,
Tanaka ?
— Toi, enchaîna-t-il en désignant résolument le second du
doigt. C’est toi, Tanaka. Viens avec moi.
Tanaka écarquilla les yeux, terrorisé, et son front se
couvrit de sueur. Mais Ralf avait une arme, assortie d’un rictus indiquant qu’il
était tout à fait prêt à en faire usage le cas échéant, un argument plus que
convaincant : le Japonais s’exécuta sans discussion.
Les battants se refermèrent en couinant affreusement, nous
abandonnant avec le sentiment que nous venions d’assister en direct à la
déportation d’un homme.
CHAPITRE XX
MALGRÉ tous ses efforts pour le cacher, Moriyama semblait
franchement déçu.
— Il fera ce qu’il convient de faire, dit-il en rompant
le silence tendu qui s’était installé. J’en suis sûr.
— Tanaka ? (Jay éclata de son rire gouailleur.)
Commandant, vous savez parfaitement que non. En tout cas pas comme vous l’imaginez.
Le regard du Japonais s’assombrit.
— Il faut que nous sauvions la station, même si nous
devons pour cela risquer notre vie, lança-t-il sur le ton de l’incantation,
avec l’air de s’adresser davantage à lui-même qu’à nous autres.
Jayakar se tut et j’en fis autant.
— On devrait peut-être essayer de s’échapper la
prochaine fois qu’ils ouvriront la porte, suggéra pensivement Moriyama. Ils sont
toujours deux, dehors, et nous, nous sommes trois, quatre avec Tanaka…
— Même si nous étions un bataillon, nous n’avons pas d’arme,
rétorqua sèchement Jay. Et, si vous voulez mon avis, notre bon ami Ralf se
ferait un plaisir d’en découdre, surtout dans ces conditions…
Le commandant soupira, se posa les mains sur les yeux et se
massa les sourcils.
— Vous avez raison. Ce serait stupide.
Il y eut un nouveau silence. Un silence accablé, découragé.
Autour de nous, les tiges chromées et les leviers étincelants des appareils de
musculation semblaient s’être mués en d’étranges barreaux. Étranges barreaux d’une
étrange prison.
— Je vais essayer de dormir un peu, décréta finalement
le Japonais. Réveillez-moi s’il se passe quoi que ce soit. Et, si jamais il
vous vient une idée de ce que nous pourrions faire, faites-le-moi savoir
immédiatement.
Sur ce, il se retira dans le couloir qui menait aux cabines
et, après une légère hésitation, il disparut dans celle de Kim.
Jay resta quelques instants le regard perdu dans le vide, l’air
perplexe. Puis il se dirigea nonchalamment vers le tapis de jogging et se passa
les sangles élastiques destinées à maintenir l’adhérence entre le coureur et la
bande de caoutchouc qui défilait sous ses pieds. Alors il mit l’appareil en
marche en sélectionnant la vitesse minimale, pour une petite promenade
tranquille. Il m’avait raconté un jour que, du temps où il était à Cambridge,
chaque fois qu’il devait réfléchir sérieusement, il allait se balader.
— Qu’est-ce que vous en dites, Carr ? Ça vous
inspire ? Pour ma part, je dois reconnaître que je suis plutôt sec.
Les yeux rivés sur les parois cylindriques du module, j’imaginai
le vide infini qui nous enveloppait et, une fois encore, cette vision me
réconforta.
— Des idées, j’en ai, mais elles ont toutes plus ou
moins un suicide à la clé.
— D’après le commandant, ça ne doit pas être rédhibitoire.
Dites toujours.
— Eh bien, par exemple, dans le labo de biologie, on a
en réserve deux petites cartouches roses qui renferment un narcotique très
puissant. Une seule suffirait à neutraliser toute la station.
Le cybernéticien poussa un sifflement admiratif.
— Perspective alléchante ! J’ignorais qu’on avait
un truc de ce genre à bord.
— Un intendant, ça sait pas mal de choses… De temps en
temps, certaines expériences nécessitent la présence d’animaux relativement
massifs. Des anthropoïdes, notamment. En admettant que l’un d’eux réussisse à s’échapper,
il pourrait faire de gros dégâts et ce serait la croix et la bannière pour le
rattraper. D’où le gaz.
— Et le temps que la bestiole soit récupérée, le port
des scaphandres serait indispensable ?
— Un simple masque à oxygène suffirait. Il y en a
quatre dans le tiroir où on conserve aussi les fameuses cartouches.
— Reste à savoir comment l’un de nous pourrait se
faufiler dans le labo sans être vu.
— Exact, acquiesçai-je. C’est le hic.
Jayakar réfléchit en silence tout en continuant ses petites
foulées régulières. À un moment donné, il arrêta la machine et se détacha.
Alors on resta simplement plantés là, à regarder le temps passer.
Plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau et on nous rendit
Tanaka. Un Tanaka livide, mais apparemment en bon état. Il commença par
chercher à tâtons un appui stable. L’apesanteur, avec l’impression de chute
sans fin qu’elle donne, peut avoir tendance, dans certaines circonstances, à
porter sur les nerfs. Pour ne rien arranger, Tanaka semblait plutôt secoué par
le sale quart d’heure qu’il venait de passer.
— Alors, lui demanda Jayakar, qu’est-ce qu’ils
voulaient ?
Le Japonais haussa les épaules d’un air perplexe.
— Un cours de rattrapage. Ils m’ont pressé de questions
sur des détails techniques, ils voulaient savoir exactement comment marche la
station… J’ai eu droit à tout : les systèmes de survie, le radar, l’émetteur
d’énergie, les transformateurs, la fonderie, la plate-forme de montage –
tout, absolument tout.
— Pas de communication avec la Terre ?
Le second secoua la tête avec véhémence comme s’il craignait
qu’on ne le croie pas.
— Non. Il n’en a pas du tout été question. Peut-être qu’ils
ont aussi des problèmes avec leur radio. En tout cas, le blond, le dénommé
Sven, bricolait dessus. Mais ils voulaient juste m’interroger.
— Et alors ? Qu’est-ce que vous leur avez
raconté ?
— Tout ce que je savais. Khalid a prétendu qu’ils
avaient déjà entendu Kim avant moi et que, s’ils se rendaient compte que je
leur mentais, ils descendraient une des femmes.
Il me lança un bref coup d’œil comme pour voir si ça m’avait
fait tressaillir. L’imbécile.
Jayakar hocha pensivement la tête.
— Étrange. Ils ont tous les manuels, ils ont Sakai… Ils
cherchent quoi, au juste ?
— À votre avis, qu’est-ce qu’ils ont l’intention de
faire ? ajoutai-je à l’adresse du Japonais.
— Aucune idée.
Moriyama avait été réveillé par le raffut provoqué par l’ouverture
de la porte et il vint nous rejoindre. Il écouta le récit de Tanaka d’un air
encore à moitié endormi.
— Y a-t-il quelque chose qui les intéressait plus
particulièrement ? demanda-t-il.
— Non. Ils voulaient tout savoir, absolument tout.
Comme s’ils avaient essayé de me tester. Ou comme s’ils projetaient de faire
une copie conforme de la station.
— Ça, ça ne fait sûrement pas partie de leurs plans,
rétorqua le commandant, perdu dans de sombres pensées.
Jay lança, sur le ton de la plaisanterie :
— Ils se disent peut-être que, tant qu’ils sont là,
autant en profiter pour découvrir les curiosités du coin. Les voyages, ça forme
la jeunesse, non ?…
Moriyama ne releva pas.
— Plus ça dure, plus nos chances s’améliorent,
pensa-t-il à voix haute. À un moment donné, il faudra bien qu’ils me mettent en
liaison avec Tanegashima. D’ailleurs, si je me rappelle bien, j’ai convenu d’un
rendez-vous radio avec Akihiro pour demain. C’est un vieux renard et on se
connaît bien : je réussirai peut-être à lui glisser un message en douce, à
le prévenir sans que Khalid s’en rende compte. (Le regard fixe, très concentré,
il passait mentalement en revue les diverses possibilités.) Mais ça ne se fera
pas avant demain. Il se peut que ce soit trop tard. D’ici là, la navette sera
peut-être déjà partie…
Il s’arrêta et tourna brusquement les yeux vers moi.
— Léonard… C’est vous qui préviendrez la Terre.
Je sursautai.
— Moi ?
— Je viens subitement de me rappeler une chose :
la navette ne partira en aucun cas tant que le chef de la logistique n’aura pas
discuté avec vous de la liste détaillée du matériel à embarquer. Surtout pas
après le cafouillage de l’autre fois.
Je le regardai fixement en essayant de trouver la parade,
mais il avait raison. Moriyama avait raison. Le précédent vol de ravitaillement
avait été un véritable désastre. Les pilotes avaient oublié de décharger tout
un dispositif d’expérimentation. Ensuite, au lieu de prendre la caisse
contenant des spécimens végétaux attendus impatiemment dans de nombreuses
universités du monde entier, ils avaient emporté celle où on avait casé nos
« MMUs », nos man manœuvring units. Évidemment, dans l’intervalle,
les plantes avaient crevé. Par-dessus le marché, ils nous avaient laissé sur
les bras la moitié des ordures. Et carrément oublié d’apporter tout un ensemble
de produits dont nous avions un besoin urgent : poivre, savon liquide,
lessive, charbon activé. Etc., etc. Donc, s’il y avait une chose dont on
pouvait être sûr, c’est que la navette ne partirait pas sans que le plan de
chargement ait été discuté dans les règles. Avec moi. Je faillis me trouver
mal.
— Et vous suggérez que je leur dise quoi, aux hommes de
la base, quand l’occasion se présentera ? demandai-je calmement.
— Exigez des trucs absurdes, cherchez-leur des noises,
je ne sais pas, moi ! Il faut au moins les convaincre qu’on n’a plus toute
notre tête.
— Sakai sera là. Les autres ne sauront pas que je
raconte n’importe quoi, mais lui, si.
— Hai.
Le commandant hocha la tête d’un air grave. Il me dévisagea
sans rien dire durant plusieurs secondes, comme s’il cherchait ses mots, puis
il rompit ce silence insupportable et ajouta doucement, d’une voix cassée par
la douleur :
— Léonard, je ne vous demande rien que je ne serais
prêt à faire moi-même. Je ne vous demande même pas ça. Mais il y va de l’avenir
de la station. Et, face à cet enjeu, nos vies n’ont que peu d’importance.
Une demi-heure plus tard, ils vinrent nous chercher,
Moriyama et moi.
CHAPITRE XXI
LES MOUVEMENTS de Ralf étaient nerveux, mal coordonnés.
Tentant désespérément de s’accrocher aux poignées, il en manqua plusieurs. Il n’avait
franchement pas l’air dans son assiette, ce qui ne faisait que renforcer l’allure
menaçante et imprévisible du personnage. Je le regardais du coin de l’œil aussi
discrètement que possible. Son front était luisant de sueur et son visage plus
blafard encore que d’habitude, si tant est que cela fut possible. Mal de l’espace,
à tous les coups. Les médecins parlent de « syndrome d’adaptation
spatiale » (SAS), caractérisé par des symptômes presque identiques à ceux
du mal de mer. Dans les deux cas, la pathologie est aléatoire : certains
individus y sont sujets, d’autres non. C’est une question de prédisposition et,
de ce point de vue comme du reste, Ralf ne semblait pas avoir été
particulièrement gâté par la nature. À ce que l’on supposait, les troubles se
trouvaient engendrés par un soudain dysfonctionnement au niveau de l’oreille
interne : les impulsions liées à la pesanteur terrestre ayant disparu,
seuls les mouvements de rotation permettaient encore de s’orienter, et le
cerveau avait apparemment besoin d’un certain temps pour intégrer cette
situation contradictoire. Normalement, le SAS – dont avaient souffert
également des astronautes de renom – disparaissait au bout de trois à cinq
jours.
Bien entendu, je gardai tout ça pour moi. Car en mon for
intérieur je continuais d’espérer que d’ici là l’ami Ralf lui-même aurait
disparu.
Les panneaux coulissants du module de séjour venaient de se
refermer derrière nous lorsqu’il se retourna brusquement, comme piqué par une
tarentule. Il gesticulait comme un fou en pointant son revolver vers le bas du
tunnel.
— Y avait quelqu’un là, cria-t-il, hors d’haleine. Ça a
bougé, je l’ai vu !
Sakai essaya de le ramener à la raison.
— Il n’y a personne, dit-il d’une voix qui se voulait
rassurante.
Mais je vis bien qu’il était lui aussi très nerveux. J’avais
remarqué que les Japonais sursautaient dès qu’on se mettait à s’agiter
violemment près d’eux, et les gesticulations de Ralf étaient devenues tellement
extrêmes qu’elles auraient de toute façon perturbé n’importe qui, y compris un
Occidental.
Le visage décharné, le regard fiévreux, le gangster scruta
les environs un bon moment en se dévissant la tête dans tous les sens, histoire
sans doute de découvrir le mystérieux intrus tapi dans un recoin obscur. Sakai,
Moriyama et moi étions figés sur place. Puis il dut se convaincre qu’il n’y
avait personne et il se retourna vers nous.
— Allez ! dit-il en secouant son revolver comme si
j’étais une vieille bique qu’il s’agissait de faire avancer à la baguette.
Entre là-dedans, Yankee.
Dans la salle de contrôle, les pirates avaient, pour je ne
sais quelle raison, baissé la lumière, si bien qu’en entrant on eut l’impression
de se retrouver au poste de plongée d’un sous-marin. Khalid se tenait près du
pupitre de communication, les pieds retenus par les sangles fixées au sol, et
les voyants multicolores des tableaux de bord se reflétaient par dizaines sur
son visage, lui donnant des allures d’apprenti sorcier parfaitement démoniaque.
En approchant, je me demandai si ce décor oppressant n’était pas pure mise en
scène de sa part.
Il portait toujours son scaphandre et s’était juste
débarrassé de son casque et de ses gants. Même chose pour le Suédois, assis à
ses côtés. Que Ralf ait jugé utile de rester engoncé dans cet accoutrement ne m’avait
pas paru si bizarre – de toute façon, tout en lui était bizarre –
mais, là, je commençai vraiment à m’interroger sur la raison qui les poussait à
garder sur le dos cet attirail lourd et malcommode.
Peut-être était-ce en rapport avec les radios qui y étaient
solidement logées et grâce auxquelles ils pouvaient être joints en permanence.
De toute évidence, cela jouait un rôle. Mais j’eus l’impression qu’il y avait
autre chose, un motif inavoué : peut-être se sentaient-ils plus en
sécurité dans cette épaisse carapace. Pour nous, la station était à la fois un
lieu de travail et une sorte de port d’attache temporaire, mais pour eux c’était
un champ d’action dangereux en territoire ennemi. Contrairement à nous, ils ne
se sentaient pas chez eux, et peut-être en éprouvaient-ils un sentiment de
crainte. C’est ce que j’espérais en tout cas.
Khalid attendit tranquillement que l’on approche. Dès qu’ils
nous eurent remis entre ses mains, Sakai et Ralf quittèrent le pont supérieur
pour vaquer à leur sombre besogne. Ce fut au tour du Suédois taciturne de
braquer son revolver sur nous.
— Je suppose, commença incidemment Khalid, qu’on vous
en aura informé : nous souhaitons tenir notre prise d’assaut momentanément
secrète…
— Je suis ravi d’entendre que vos plans sont sur le
point d’échouer, l’interrompit Moriyama d’un ton acerbe.
L’autre ne répondit pas à la provocation.
— Je peux vous assurer que jusqu’à présent tout se
déroule conformément à mes prévisions, lança-t-il avec un sourire indulgent.
Comprenez seulement que nous avons des agents, sur Terre, avec qui nous devons
coordonner notre action.
— C’est pour jouer les fanfarons que vous m’avez fait
venir ?
— Je vous ai fait venir, mister Moriyama,
rétorqua Khalid avec une assurance inébranlable, parce que j’aimerais vous
convaincre de prendre part à notre petite mascarade. Sakai joue son rôle à la
perfection, et à l’heure actuelle personne, en bas, ne nourrit le moindre
soupçon sur ce qui se passe réellement ici. Et il convient que les choses
restent en l’état pendant encore quelque temps. Cependant, nous avons une
légère… contrariété, dirons-nous : une certaine Roberta DeVries, de Hawaii,
souhaiterait vous joindre. Vous connaissez cette dame ?
Moriyama hésita une fraction de seconde avant d’acquiescer :
— C’est la directrice du centre de recherches en
transfert énergétique.
— Exact. (Le pirate esquissa un autre sourire, et je
compris que, bien évidemment, il connaissait d’avance la réponse à sa
question.) J’aimerais que vous lui parliez – naturellement, sans
mentionner notre présence ni vous mettre à pousser des cris d’orfraie pour la
prévenir. Contentez-vous de lui parler et donnez-lui l’impression que tout est
parfaitement normal.
— Sinon vous me tuerez, je suppose.
— Oh ? fit Khalid d’un ton amusé. Vous lisez dans
mes pensées. Une qualité très appréciable.
Il fit signe au Suédois. Sans cesser de pointer son arme sur
nous, ce dernier entreprit, de l’autre main, de préparer la liaison radio.
À ce qu’il me sembla, la respiration de Moriyama devint
soudain plus lourde, le rythme de son cœur plus rapide. Mais j’évitai de le
regarder, de peur qu’une expression malheureuse de ma part ne vienne trahir nos
projets et tout ficher par terre.
Khalid continua de donner ses instructions :
— Nous lui avons raconté que vous étiez retenu par d’importants
travaux hors de la station. Commencez par lui dire que vous êtes très pressé,
que vous préféreriez la rappeler lorsque vous aurez plus de temps. Tâchez de
convenir d’un autre rendez-vous, pas avant après-demain.
Moriyama hocha rageusement la tête. Après-demain. Cela ne
pouvait signifier qu’une chose : le lancement de la navette était
imminent.
Je n’avais pas quitté le pirate des yeux. Je le dévisageais
avec une insistance que j’aurais eu moi-même du mal à expliquer, comme si j’avais
cherché à percer le secret de son âme. Derrière le masque lisse et cultivé de
cet homme du monde, je crus discerner une zone d’une noirceur et d’une densité
indicibles, comme s’il avait porté en lui un poids de plus d’une tonne. L’espace
d’une seconde, il me sembla que l’obscurité qui régnait sur le pont venait
uniquement de la présence de ce personnage inquiétant. À côté de lui, Moriyama,
qui d’ordinaire n’avait pourtant rien d’un boute-en-train, faisait l’effet d’une
apparition lumineuse.
Je crus deviner ce que le commandant avait en tête. Il guettait
le moment où il ferait semblant d’accéder aux exigences de Khalid, mais il ne
voulait pas se montrer trop empressé par crainte d’éveiller les soupçons. Il préviendrait
la Terre.
Khalid pouvait bien le lui faire payer en lui fendant le
crâne : il serait trop tard.
À cet instant, le sas s’ouvrit à nouveau. Sakai et Ralf
refirent leur entrée, escortant Yoshiko. Elle nous dévisagea, livide de
peur ; puis, avec un ricanement ignoble, le Japonais lui fit signe de se
harnacher sur le siège près de la porte. J’eus un mauvais pressentiment.
— Avant que vous parliez avec la Terre, déclara leur
chef d’un ton léger, comme si l’idée venait juste de lui traverser l’esprit, il
faut que je vous explique certaines petites choses. Premièrement, je n’ai
aucunement l’intention de menacer votre vie. Je vous crois capable de la
sacrifier de vous-même pour une cause supérieure, capable de vous mettre à
hurler pour prévenir la base, en dépit du revolver braqué sur vous. Cela m’oblige
donc à prendre d’autres dispositions.
Sakai passa devant moi en me jetant un regard de côté –
un regard répugnant, doucereux – et il s’installa à sa place habituelle,
devant les appareils de transmission radio.
— J’ai établi un classement en m’appuyant sur l’importance
relative de chacun d’entre vous, poursuivit le pirate. Cela vous intéressera de
savoir, mister Moriyama, que votre nom figure en tête de liste. Étant
donné votre statut de commandant, nous prendrions un gros risque en vous
éliminant. Miss Yoshiko, en revanche (il fit un signe dans sa direction avec un
geste de la main proche de celui d’un artiste présentant ses invités au
public), occupe l’un des derniers rangs. C’est elle qui mourra si vous ne vous
en tenez pas aux consignes que je vous ai données, ajouta-t-il d’une voix aussi
froide que de la glace.
Je lançai vers Moriyama un regard plein d’effroi. Il n’avait
pas cillé. Son visage, comme ciselé dans la pierre, ne laissait rien paraître
de ce qu’il pouvait ressentir. Mais il évita de croiser mon regard. Ainsi que
celui de Yoshiko.
Que représentent un milliard de dollars ? Que représenterait
même le sacrifice de notre vie ?
Des haut-parleurs nous parvint soudain la tonalité indiquant
que la liaison était établie avec le réseau téléphonique de Hawaii. Sakai lut
un numéro inscrit sur une fiche et le composa sur le clavier. Je me vis fondre
sur lui, le maîtriser et lui arracher le micro des mains, ce micro qui nous
permettrait de parler librement au monde entier…
— Juste au cas où il vous prendrait l’idée d’envoyer
votre collaboratrice à la mort uniquement pour avoir une chance de contrarier
nos plans, reprit Khalid à mi-voix en savourant sa supériorité, je me dois de
vous faire part du petit interrupteur que Sven a installé spécialement pour
prévenir ce type d’incident. Tout ce que vous direz sera transmis avec un léger
différé de deux secondes, ce qui, vu la distance parcourue par le message, n’alarmera
personne. Sakai gardera le doigt sur le bouton tant que vous parlerez. C’est
une astuce que nous avons copiée sur les stations de radio américaines :
elles utilisent des dispositifs analogues pour empêcher, lorsque des auditeurs
passent en direct à l’antenne, que des propos obscènes ou des mots d’ordre
politiques soient diffusés sur les ondes. Ces appareils sont disponibles dans
le commerce et ils fonctionnent à merveille. Un seul mot malheureux, et une
simple pression sur la touche suffit à réduire à néant les deux dernières
secondes.
La scène avait quelque chose de fantomatique : à chaque
parole prononcée par Khalid, Moriyama semblait prendre plusieurs années. Le
pirate était en train de le détruire. De l’assassiner.
Lorsque le signal d’appel retentit, le commandant, jusque-là
résolu à tous les sacrifices, n’était plus que l’ombre de lui-même : un
être brisé, apathique, qui avait perdu toute trace d’énergie et d’assurance.
Par les haut-parleurs on entendit quelqu’un décrocher, et la
voix d’un homme jeune annonça :
— Centre de recherches, bureau du docteur DeVries.
— Station spatiale Nippon, opérateur Sakai, dit
le Japonais d’une voix incroyablement calme et professionnelle. Miss DeVries a
demandé que le commandant Moriyama la rappelle.
— Un moment, je vous prie.
Une mélodie sobre et classique se mit à défiler pour nous
faire patienter. Khalid fit signe à Moriyama de s’approcher du pupitre de
communication. Il obéit. Ses mouvements étaient faibles, hébétés.
— Allô, Nippon, vous m’entendez ? On m’apprend
à l’instant que le docteur DeVries a quitté le centre il y a dix minutes.
— Vous avez un numéro où on peut la joindre ?
— Non, malheureusement.
— Quand pensez-vous que nous pourrons l’avoir en
ligne ?
Pause. Le secrétaire était manifestement en train de
consulter un agenda quelconque.
— Pas aujourd’hui. Demain, elle a des rendez-vous à l’extérieur
toute la journée… Je crains que ce ne soit guère possible avant après-demain.
Puis-je lui transmettre un message si jamais elle appelle ?
Khalid eut un hochement de tête significatif et Sakai
répondit :
— Dites-lui bien des choses de la part du commandant
Moriyama ; il réessayera après-demain.
— C’est noté, je le lui dirai.
— Merci beaucoup, au revoir, ajouta le Japonais avant
de couper la communication.
Les lèvres du pirate se plissèrent en ton sourire mauvais et
satisfait.
— Magnifique, lança-t-il. Encore mieux que ce que j’avais
espéré. (Il regarda Moriyama.) Vous voyez ? La chance est de notre côté.
Les yeux mornes et perdus dans le vide, le commandant ne
répondit pas. Khalid fit signe à Ralf et à Sven.
— Emmenez-le. Et la femme aussi.
Lorsque la porte se referma en sifflant derrière eux, le
chef des gangsters me dévisagea comme s’il me voyait pour la première fois.
Puis il prit une feuille de papier glissée dans un crochet fixé au mur.
— Vous avez reçu une lettre, déclara-t-il en parcourant
le texte des yeux.
Je ne m’attendais certes pas à ce qu’un homme comme lui s’arrête
à des détails aussi insignifiants que le secret postal ou la défense de la
sphère privée, mais ça me mit quand même en rogne.
— Léonard Carr, lut-il à voix haute. Vous êtes
juif ?
— Je vous demande pardon ?
Question stupide.
— Léonard, c’est un prénom juif.
Je secouai simplement la tête.
— Ma mère était fan de Léonard Cohen, c’est tout.
Apparemment, ça ne lui disait rien. Il me regarda d’un œil
déconcerté et relut ma lettre une nouvelle fois.
— Qui est Neil ? me demanda-t-il ensuite.
Mon cœur fit un bond. Neil ! Il avait donc enfin réussi
à passer ! Neil, mon petit Neil.
— Neil est mon fils, dis-je.
Mon fils. Mes propres mots résonnèrent en moi, dans ma
mémoire, dans mon cœur vaste et vide. Mon fils. Mon fils, avec ses boucles
noires et ébouriffées. Mon fils, avec ses grands yeux sombres aussi profonds et
insondables que deux puits donnant sur un autre monde. Des souvenirs et des
images d’un temps très, très ancien me submergèrent, et pendant un court
instant je ne fus plus là, à flotter en apesanteur dans cette station en orbite
autour du globe : j’étais de nouveau à ses côtés, lui tenant la main
tandis qu’il tentait de faire ses premiers pas, luttant courageusement contre
cette attraction terrestre qu’il devrait supporter jusqu’à son dernier jour.
— Votre fils, commenta Khalid. Et comment se fait-il
que la lettre provienne de La Mecque ?
— Il vit chez mon ex-femme.
— Et votre ex-femme, que fait-elle là-bas ?
L’espace d’une seconde, les questions inquisitoriales de
Khalid me parurent étranges et insolentes, mais, la seconde d’après, tout cela
m’était redevenu parfaitement égal. S’il n’y avait que ça pour lui faire
plaisir, j’étais tout disposé à lui déballer l’histoire du ratage de ma vie.
— Elle est arabe. Depuis notre divorce, elle vit chez
ses parents. Ils possèdent une imprimerie pas très loin de La Mecque. Mais ils
ont dû fuir la guerre et trouver refuge à La Mecque, justement…
Le pirate m’inspectait d’un air soupçonneux, comme s’il ne
croyait pas un traître mot de ce que je lui racontais.
— Cela fait un an que la ville est assiégée. Et votre
fils réussit quand même à vous envoyer un fax ?
— Il possède un fax, je le lui ai offert il y a
quelques années. De marque japonaise, si vous voulez tout savoir. Un Panasonic.
Sa méfiance m’énervait. Je voulais récupérer ma lettre. Il l’avait
entre les mains, il ne cessait de la lire, et j’avais le sentiment qu’il la
souillait. Cette lettre d’un fils à son père ne le concernait en rien ; il
aurait dû la regarder avec indifférence.
— Un simple fax ne suffit pas, mister Carr. Il faut
aussi une ligne téléphonique. Et toutes celles qui entourent la ville ont été
coupées.
Je me contentai de le fixer d’un air perplexe.
— Dites-moi, vous ne regardez jamais la télé ?
Tous ces reporters qui stationnent à La Mecque pour faire leur boulot de
journalistes, vous croyez qu’ils font comment, pour joindre leurs
rédactions ? Il y a tout un tas de communications téléphoniques qui
passent par satellite.
Le pirate soutint mon regard et je vis une lueur de fureur
et d’irritation briller dans ses yeux, comme s’il était en train de se demander
s’il n’allait pas me faire pendre à la vergue la plus haute pour
insubordination. Un homme tel que lui n’était certainement pas habitué à ce qu’on
lui parle sur ce ton.
Mais il n’était pas non plus homme à se laisser provoquer
trop facilement. J’étais sorti de mes gonds, lui non. Il sembla peaufiner sa
réponse, puis finalement il me tendit simplement la lettre.
Je la lus aussitôt, à la lumière diffuse des écrans et des
instruments de contrôle.
Salut, Dad, j’espère que cette fois tu recevras ce fax.
Tu vas bien ? Tous les matins et tous les soirs je regarde l’horizon en
espérant apercevoir ta station, et, quand je la vois, je me dis que ce serait
chouette que tu puisses nous lancer quelque chose à manger avec un rayon. Comme
dans Star Trek, tu te rappelles ? Je t’aime, Dad. Neil.
Soudain, mes yeux se mirent à picoter et une douleur
ineffable oppressa mon cœur. Chaque fois que je recevais des nouvelles de lui,
j’espérais pouvoir pleurer, mais la plupart du temps je n’y arrivais pas. Me
revenaient en mémoire cette époque où il faisait encore partie de ma vie, ces
instants d’amour que je n’avais pas su apprécier. Toutes ces occasions manquées
défilaient devant moi et je restais simplement assis là, sur le banc des
accusés, à attendre ma condamnation. Une vie ratée.
La voix de Khalid perça le rideau douloureux de mes
souvenirs.
— Et maintenant racontez-moi ce que vous projetez de
faire.
J’en eus le souffle coupé.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez que je
fasse ? balbutiai-je, stupéfait.
— Vous avez un plan, insista Khalid. Vous et vos
collègues. Une petite voix me dit que vous êtes en train de manigancer quelque
chose contre nous.
Bon sang, ce qu’il pouvait m’énerver ! Je n’avais même
plus peur ; ce type commençait simplement à me taper sérieusement sur le
système, avec ses grands airs de matamore macho. Il se la jouait façon King
Kong, rien que parce qu’il avait deux ou trois gorilles armés et totalement
fêlés avec lui. Tu parles d’un univers de merde où des crétins de cet acabit
mènent la danse ! C’étaient toujours les crétins qui menaient la danse.
Pas étonnant que le monde parte en eau de boudin…
Je pliai la lettre lentement, posément.
— On a l’intention de rester en vie, lançai-je. On a l’intention
de se retrouver devant un poste de télé avec quelques canettes de bière bien
fraîche quand vous passerez en procès. On a l’intention d’aller cracher sur vos
tombes.
Khalid me dévisagea d’un œil méprisant. Derrière le masque
mielleux et inexpressif, je devinai une cruauté froide et malfaisante.
— Vous ne pouvez pas nous vaincre, je veux que vous le
sachiez, déclara-t-il ensuite avec insistance. Si nous sommes ici aujourd’hui,
ce n’est pas le fruit du hasard, mais d’une nécessité supérieure. La Providence
est de notre côté. Peu importe ce que vous avez en tête, vous ne pourrez qu’échouer.
— Eh bien alors, vous n’avez pas de souci à vous faire.
Il me regarda longuement avant de hocher doucement la tête d’un
air pensif. Il n’ajouta rien, et fit signe à Ralf et à Sven, qui venaient juste
de revenir, de m’emmener.
Lorsqu’on arriva dans le tunnel nodal, des coups
assourdissants se mirent à résonner dans toute la station. Bien évidemment,
Ralf s’empressa de dégainer sa pétoire et de l’agiter nerveusement dans tous
les sens. Le bruit provenait de notre module de séjour.
Le Suédois se glissa jusqu’à la trappe d’alimentation et l’ouvrit.
L’autre attendait que la porte coulisse, revolver en joue.
Jayakar apparut alors, dans tous ses états.
— Vite, allez chercher Oba ! s’écria-t-il,
surexcité. Moriyama vient de faire une crise cardiaque !
CHAPITRE XXII
RALF resta un moment à fixer le cybernéticien d’un œil stupide.
Puis il appuya sur une touche de l’instrument de contrôle qu’il portait au
poignet et marmonna quelque chose dans son micro. Immédiatement, le sas du pont
supérieur s’ouvrit et Khalid fonça droit sur nous.
— Qu’est-il arrivé au commandant ? demanda-t-il.
— Il est malade, répondit Jay.
— Qu’est-ce que vous entendez par malade ? Il a la
grippe ? Il s’est cassé un bras ? Qu’est-ce qu’il a ?
— Apparemment, il souffre de troubles cardiaques.
— Vous me prenez pour un idiot ? Des troubles
cardiaques chez un astronaute ?
— Moriyama l’a caché. Il n’est plus tout jeune et il
voulait participer à une dernière expédition. Il y a quelques semaines, par
hasard, j’ai découvert dans l’ordinateur une sorte de journal dans lequel le
commandant consignait ses états de santé. Bien sûr, le dossier était verrouillé
mais, en tant qu’administrateur du TED, je possède tous les codes d’accès et c’est
ainsi que j’ai pu le lire.
— Je veux voir ce journal.
— Moriyama l’a effacé.
— Je ne vous crois pas.
Jayakar roula les yeux.
— En ce cas, je vous suggère d’aller voir par
vous-même. Il est blafard, il tremble de tous ses membres, son pouls est
extrêmement faible et il suffoque comme un poisson sorti de son bocal. Il sera
peut-être mort quand je retournerai près de lui.
Khalid lui lança un regard méprisant.
— Je ne vous crois pas, répéta-t-il. C’est une ruse.
Jayakar inspira profondément. Très manifestement, il avait
beaucoup de mal à garder son calme.
— Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir comme ruse ? On
vous demande juste de permettre au docteur de l’ausculter. Si elle était
enfermée avec nous, ça fait longtemps qu’elle l’aurait fait sans qu’on ait
besoin de vous demander quoi que ce soit.
— Mais elle n’est pas enfermée avec vous.
— Nous devons vous faire sacrement peur, Khalid,
persifla le cybernéticien. Vous nous avez séparés, enfermés, coupés du reste du
monde, et malgré tout vous continuez d’avoir peur de nous.
À ma plus grande surprise, Khalid acquiesça lentement d’un
air songeur.
— Oui, j’ai peur de vous, murmura-t-il en s’adressant
davantage à lui-même. (Puis il fit signe à Ralf.) Va chercher le médecin.
Tandis que ses complices ouvraient la seconde aile du
module, le chef des pirates nous poussa dans un coin, Jayakar, Tanaka et moi,
et nous surveilla. Lorsque les deux autres revinrent avec Oba, il
demanda :
— Dans quelle cabine est-il ?
— La deuxième sur la droite, répondit Jayakar.
Toujours méfiant, Khalid se glissa dans le sombre couloir. J’avais
la première cabine sur la gauche, la seconde sur la droite était celle de Kim.
Le gangster ouvrit toutes les portes et jeta un coup d’œil derrière chacune. Il
nous avait laissés sous la garde attentive de Ralf, visiblement déçu par le
calme et la docilité dont nous faisions montre.
Finalement, il réapparut et fit signe à Oba.
— Il a l’air effectivement malade. Occupez-vous de lui.
Elle semblait extrêmement inquiète. Elle se faufila
précipitamment entre les appareils de body-building et longea le couloir.
Khalid ayant la prétention d’assister à l’examen, elle le rabroua vertement et
lui claqua purement et simplement la porte au nez. Il en resta comme deux ronds
de flan.
Les minutes passèrent. Le pirate, planté au milieu du
couloir, mit un certain temps à recouvrer ses esprits, puis il nous rejoignit à
l’avant. L’atmosphère qui régnait à bord ressemblait désormais à celle d’un
hôpital : les proches attendant devant la porte du malade que le docteur
fasse son apparition et leur donne quelques précisions sur l’état de santé du
patient.
Oba finit par quitter la cabine, et, à en juger par le trait
tendu à la commissure de ses lèvres, le patient n’était pas au mieux de sa
forme.
— J’ai besoin d’un médicament et de quelques appareils
qui se trouvent dans l’armoire à pharmacie, déclara-t-elle d’une voix ferme,
comme si elle avait été le médecin-chef et les trois autres de timides
infirmiers. Quand je les aurai, il faudra que je retourne auprès de lui.
— Qu’est-ce qu’il a ? s’enquit Khalid.
— C’est le cœur. Je ne pourrai vous en dire plus qu’après
ce second examen.
Et, sans attendre qu’on lui en donne l’autorisation, elle se
glissa dans l’embrasure du sas. Les gangsters lui emboîtèrent le pas.
— Comment un astronaute peut-il faire un
infarctus ? lui demanda Khalid juste avant que les battants se referment à
nouveau.
On n’entendit pas la réponse d’Oba, couverte par les
sifflements et les grésillements de la porte, et leurs voix ne furent bientôt
plus qu’une suite de sons incompréhensibles.
Dès qu’on eut distingué le claquement final qui indiquait qu’ils
avaient verrouillé l’accès, je me ruai dans la cabine de Kim pour voir le
commandant.
Moriyama flottait, niché dans le sac de couchage. Il avait
les yeux fermés et il était très agité. Il gémissait doucement, sa respiration
était faible et rapide, et de petites gouttelettes de sueur perlaient à son
front.
Je lui tâtai le pouls au niveau de la carotide : à mon
sens, rien d’anormal à signaler. Puis je lui passai mon autre main sur le front
et, surpris, frottai le voile humide entre mes doigts.
— Étrange, murmurai-je. On dirait de l’eau.
Moriyama ouvrit les yeux et me lança un regard parfaitement
lucide.
— C’est bien de l’eau, dit-il d’une voix gutturale.
J’étais soufflé.
— Mais vous n’êtes absolument pas malade !
— Non, mais j’ai bien répété mon rôle.
— Enfui pourquoi ?
— Nous avons un plan, me confia le commandant d’un ton
grave.
— Un plan, répétai-je, terrifié.
— C’est Jayakar qui en a eu l’idée, lança-t-il avant de
m’expliquer par le menu ce qu’ils avaient en tête.
Et, apparemment, il croyait réellement que ça pouvait
marcher.
J’étais muet de peur.
— Vous n’êtes pas sérieux !…
— Nous devons tenter tout ce qui peut l’être, décréta
Moriyama avec obstination.
— Mais Khalid se méfie, m’écriai-je. Il se méfiait déjà
avant ! Il vous aura en permanence à l’œil comme… comme…
Je ne trouvai aucune comparaison suffisamment forte.
— J’ai expressément demandé à Oba de ne pas prendre de
risques.
— Et comment saura-t-elle si ce qu’elle fait est risqué
ou non ?
— Elle est médecin. Toute sa vie, elle a été confrontée
à des questions de vie ou de mort. Je ne pense pas que qui que ce soit ait
besoin de lui rappeler ce que c’est que le risque.
J’observai le commandant et me demandai comment ils avaient
fait pour le rendre aussi livide. Sans doute avec du maquillage trouvé dans la
cabine d’une des femmes. Est-ce que ça pouvait marcher ? Ce plan avait-il
une chance de fonctionner ?
Sous prétexte de rassembler le matériel médical nécessaire
pour soigner Moriyama, Oba devait tenter de subtiliser une des cartouches de
gaz soporifique et au moins un masque à oxygène. Il était très probable qu’il n’y
avait effectivement aucun produit pour le cœur dans la pharmacie de bord. Le
règlement continuait d’être très strict sur ce point : tous les astronautes
devaient impérativement être en excellente santé et au mieux de leur forme. En
ce qui concernait les masques, il s’agissait de simples oxygénateurs : qu’elle
souhaite en prendre un ne serait pas trop difficile à justifier. Mais pour la
grande cartouche rose vif, soigneusement étiquetée, ce serait sans doute plus
ardu…
Moriyama interrompit le cours de mes pensées :
— Vous voulez bien m’asperger encore un peu d’eau sur
le visage ? (D’un hochement de menton, il me désigna l’un des tiroirs du
placard.) Oba et Khalid peuvent revenir à tout moment.
J’ouvris le casier en question et trouvai, enveloppées dans
un sac plastique, une éponge humide et une brosse à dents. Quoi qu’il m’en
coûtât, je ne pus qu’admirer l’ingéniosité de Jay. Je pris la brosse, l’imbibai
d’eau et badigeonnai le visage du commandant jusqu’à ce qu’il soit à nouveau
recouvert d’un léger film de minuscules gouttelettes qui ressemblaient à s’y
méprendre à une suée d’agonie. À le voir ainsi, les paupières baissées, la
respiration faible et saccadée, il inspirait vraiment pitié.
— Et maintenant retournez vous joindre au cercle des
pleureuses, chuchota Moriyama en me donnant congé sans même rouvrir les yeux.
Lorsque j’arrivai au poste avant, Tanaka et Jayakar s’étaient
fait une petite place plus ou moins confortable au milieu des tiges chromées et
des pistons hydrauliques des appareils de musculation, et ils s’étaient
harnachés. Une variante du plan consistait en effet à ce qu’Oba ouvre la
cartouche directement dans le labo, afin de mettre les pirates hors d’état de
nuire le plus tôt possible. Munie de l’appareil respiratoire, il était ensuite
prévu qu’elle les désarme et leur injecte un somnifère extrêmement puissant.
— Le gaz est désagréable ? demanda Tanaka.
— Je ne sais pas, répondis-je d’un air distrait. Je
suppose que non. Il est même très probable qu’on ne remarque absolument rien. C’est
une substance innervante ; une fois inhalée, elle agit instantanément.
— Même sur les humains ?
— Sur tous les mammifères et sur la plupart des
vertébrés.
Jayakar ferma les yeux et s’adossa. Il posa les mains sur
les poignées d’une barre de traction étincelante au-dessus de sa tête, comme s’il
cherchait à s’assurer un meilleur maintien.
— Espérons qu’elle trouvera un masque à temps,
ajouta-t-il. Sinon, on aura fait tout ça pour rien.
J’acquiesçai, dans un état second. Soudain, je fus pris de
fourmillements dans le ventre. La dernière fois que j’avais ressenti ça, c’était
la nuit où nous avions quitté les porte-avions à bord de nos chasseurs F16. La
nuit où la première guerre du Golfe avait éclaté.
La peur.
— Récemment, en faisant le ménage, j’en ai vu un dans
le même tiroir que celui où se trouve la cartouche.
— Elle va réussir, murmura Tanaka.
Mais cela ressemblait plus à de l’espérance qu’à de la
conviction.
Dans ma tête, j’accompagnai Oba sur le chemin qui menait au
labo, là où se trouvaient l’armoire à pharmacie et, juste à côté, celle
réservée au matériel vétérinaire. J’essayai d’imaginer ce qu’elle pouvait bien
faire à cet instant précis. Depuis le temps, elle était sûrement déjà dans la
place, sous la haute surveillance des deux rois de la gâchette. À présent, elle
farfouillait sans doute dans les ampoules et les instruments en essayant de
détourner l’attention pour pouvoir s’emparer discrètement de la dose de gaz.
Peut-être qu’elle essayait de jouer la carte de l’autorité
médicale.
— Enfin, Sakai, il doit quand même bien y avoir un
petit appareil ECG quelque part ! Ça vous dérangerait beaucoup de m’aider
à le chercher ?
Puis, le plus naturellement du monde, elle ouvrait les
tiroirs de l’armoire vétérinaire et fourrait le petit cylindre d’acier dans sa
trousse, comme s’il s’agissait d’un élément indispensable de son équipement.
Peut-être aussi les poussait-elle aux fesses.
— Vite, dépêchez-vous, la vie du commandant est en
danger ! Où est le masque à oxygène ? Ah, ici. Sakai, vous auriez vu
quelque part un petit soufflet noir ? Mais aidez-moi, enfin, le temps
presse…
Tandis que j’essayais de me représenter la scène, le doute m’envahit.
Dans mon esprit, Oba évoluait sous l’œil de gens extrêmement méfiants, je ne
pouvais les imaginer autrement, et qui devaient suivre de très près ses
moindres gestes. Moriyama lui avait expressément demandé de ne pas prendre de
risques. Si jamais elle sentait qu’ils avaient flairé le piège, mieux valait
laisser tomber. Prendre au passage une ampoule de fortifiant quelconque et
battre en retraite. Mais peut-être ne s’était-il pas montré suffisamment
insistant.
Les yeux rivés sur ma montre-bracelet, je remarquai que j’avais
involontairement retenu ma respiration. C’était beaucoup trop long. Qu’est-ce
qui se passait en bas ?
Jay me lança un regard inquiet.
— Finalement, ce n’était peut-être pas une si bonne
idée que ça, murmura-t-il.
Il aurait pu y penser un peu plus tôt.
Mais, après tout, il était possible aussi qu’elle soit déjà
sur le chemin du retour. Je scrutai les longues lamelles du système d’aération.
Le produit était invisible, et, même dans le cas contraire, nous n’aurions
aucune chance de le voir s’échapper des rainures, car au moment précis où il se
diffuserait nous perdrions connaissance. Peut-être qu’Oba avait réussi à
dissimuler la cartouche dans le masque ; on pourrait alors libérer le gaz
la prochaine fois qu’ils ouvriraient la porte.
Tous mes sens en éveil, je tendis l’oreille dans l’espoir d’entendre
quelque chose au milieu des bruits de la station. Le ronflement de la
climatisation. Les vibrations, au loin, des machines en action. Des coups
frappés quelque part. Rien d’autre.
Le sas restait obstinément fermé. Le temps parut s’étirer
dans les profondeurs incommensurables de l’univers à la manière d’un bout de
caoutchouc.
— Ces types sont trop forts, elle n’était pas de taille
à leur tenir tête, chuchota Jayakar, les yeux clos. C’était une erreur de tout
miser sur elle.
Je dus me retenir pour ne pas lui hurler à la figure. Et je
dus me forcer à respirer. Apparemment, mon corps continuait de croire que le
gaz était susceptible de se propager à n’importe quel moment et qu’il avait une
chance d’y échapper en arrêtant de respirer.
Nouveau coup d’œil sur ma montre. Beaucoup trop long. Tout
ça était beaucoup trop long.
Silence. Ma vue se brouillait à force de fixer le cadran. La
trotteuse semblait s’être grippée. Peut-être que la pile tirait à sa fin. Je
tendis à nouveau l’oreille, mais rien, pas un bruit pour nous renseigner sur ce
qui se passait dans le reste de la station.
Et puis ce fut le choc : le vidéomoniteur s’embrasa
brusquement en mugissant et le visage de Khalid nous sauta à la figure. Ses
traits avaient perdu toute maîtrise de soi, balayée par une colère noire. Le
chef des pirates était hors de lui, il hurlait face à la caméra, comme s’il
pouvait lui aussi nous voir – ce qui n’était pas le cas.
— Vous ne mettrez pas notre mission en péril !
vociféra-t-il. Carr, espèce de sale menteur, fils de chienne ! J’ai eu
tort de vous croire, vous m’entendez ? J’ai eu tort de ne pas faire
confiance à mon instinct ! Et vous allez le regretter, tous autant que
vous êtes, car maintenant je me rends compte que j’étais trop mou, trop
conciliant, trop bonne pâte. Je n’ai pas été assez dur, pas assez cruel…
Son visage déformé par la fureur dévorait la totalité de l’écran
et nous le regardions fixement, hypnotisés comme de vulgaires toutous.
Impossible de déterminer où il se trouvait.
Soudain, une ampoule rose apparut dans sa main et il la
brandit devant l’objectif comme s’il voulait nous l’enfoncer dans le crâne.
— Voilà le médicament que votre médecin s’apprêtait à
emporter. De quel mal étrange souffre donc votre commandant pour nécessiter un
traitement au gaz soporifique ? Vous avez tout manigancé, c’était un coup
monté ! Vous pensiez que j’allais tomber dans le panneau, mais je vois
clair dans votre jeu à présent. Moriyama simule. Je n’ai pas besoin de venir
vérifier, je le sais, je le sens, comme si c’était moi. Vous ne me bernerez pas
une seconde fois, je vous le jure par la barbe du Prophète…
Les paroles de Khalid éveillèrent faiblement en moi un
souvenir vague, trop diffus pour que je parvienne à le saisir. Il y avait
quelque chose, là, mais j’ignorais quoi. Quelque chose d’important. Fasciné par
le spectacle, je compris brusquement à quel point cet individu pouvait être
dangereux. Jusque-là, ma peur s’était focalisée sur Ralf, et j’avais pris
Khalid pour ce qu’il était effectivement – un gangster –, mais un
gangster avec qui il était en principe possible de dialoguer, de discuter, de
négocier un accord sur une base raisonnable. Je me rendais compte désormais que
je m’étais trompé sur toute la ligne. Ralf était peut-être un tueur psychopathe,
mais ce n’était rien comparé à Khalid. Ralf était peut-être fou, mais sa folie
gardait tout de même des proportions humaines. Khalid, lui, obéissait à ses
propres lois, son échelle de valeurs n’avait strictement rien de commun avec la
nôtre. À cet instant précis, le pirate me fit l’effet d’un monstre
extraterrestre.
Il était hors de lui, ivre de rage. Puis soudain, en une
fraction de seconde, sa voix se fit calme, dangereusement calme, froide comme
la glace.
— J’espère que vous regardez tous attentivement,
lança-t-il, les yeux scintillants de colère. Car je vais faire ce que j’aurais
dû faire depuis longtemps : un exemple. Et je recommencerai jusqu’à ce que
vous ayez appris à respecter mon pouvoir ou que vous soyez tous morts.
Il dut s’écarter légèrement, car son visage disparut du
champ, et nous découvrîmes alors l’intérieur du labo de biologie. Oba flottait
au milieu, les yeux dilatés par l’angoisse, les mains crispées et pressées sur
sa poitrine, les épaules tirées vers le haut et la tête rejetée en arrière.
Ralf, les traits marqués par une extase effrayante, en était la cause :
posté juste derrière elle, il la tenait fermement par les cheveux. Alors il
pointa le canon de son revolver sur sa nuque et chercha le regard de Khalid.
Oba se mit à hurler de terreur. Je ne pus m’empêcher de penser à ce qu’elle m’avait
raconté. L’homme qui l’attendait, la maison avec vue sur la mer. Sa trousse
valsa à travers le labo, béante, dans un nuage d’ampoules, de bandages, de
pinces et de seringues. L’homme attendrait en vain. Elle ne reverrait plus
jamais la mer. Le hochement de tête de Khalid serait la dernière image qu’elle
emporterait de ce monde. Ralf tira, et le corps se cabra. La balle ne ressortit
pas, mais le visage, le crâne furent soudain entièrement déformés. Et, même si
à l’évidence elle était déjà morte, Ralf tira une seconde fois. Peut-être
pressa-t-il encore la détente, mais on ne le vit pas car la transmission fut
coupée.
Toutefois, à ce qu’il me sembla, un spectre phosphorescent
persista sur l’écran, une lueur longue à se dissiper et qui devait rester à
jamais gravée dans ma mémoire : l’éclair de jouissance sanguinaire dans
les yeux de Ralf – la barbarie absolue.
CHAPITRE XXIII
UNE HEURE ET DEMIE durant, on tendit l’oreille aux bruits
mystérieux qui nous parvenaient de l’extérieur. On aurait dit que les pirates s’affairaient
activement, comme s’ils étaient en train de démonter des machines. On entendait
aussi parler, mais sans comprendre ce qui se disait, et on avait beau
réfléchir, on n’arrivait pas à déterminer ce que ça pouvait bien signifier.
Puis, enfin, la porte s’ouvrit. Cette fois, ils étaient là
au grand complet, postés dehors, revolvers en joue. C’était presque trop d’honneur…
— Cette station, commença Khalid d’une voix menaçante,
est pleine de joujoux dont j’ignore tout ; je ne voudrais pas que cela
vous donne des idées fâcheuses. C’est la raison pour laquelle nous allons vous
transférer. Messieurs, si vous voulez bien me suivre…
On regarda les quatre canons pointés sur nous et, face à
quatre arguments aussi irréfutables, on estima que mieux valait obtempérer. On
se glissa donc dans le tunnel nodal, tout doucement, histoire de ne pas
provoquer leurs jolis petits doigts, sans doute déjà bien nerveux.
— Et maintenant veuillez entrer ici, s’il vous plaît,
ordonna Khalid en indiquant le sas de sortie principal.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’emporta Moriyama.
Vous avez l’intention de nous entasser dans votre coquille de noix ?
— Vous ne devriez pas vous énerver comme ça, ce n’est
pas bon pour votre cœur, lança Khalid d’un ton sarcastique. En vous offrant l’hospitalité
dans mon vaisseau, je sais très exactement ce que vous pourrez y faire :
rien.
— Allez au diable ! siffla Moriyama.
Puis il aperçut le regard concupiscent que Ralf lançait à
son chef ainsi que la façon inquiétante dont son index se crispait sur la
détente, et il se dépêcha d’atteindre le compartiment étanche. Je le suivis. Un
souffle froid nous prit au visage en franchissant d’abord l’écoutille de la
station, puis celle de la capsule. Depuis qu’elle s’était arrimée, cette
dernière se trouvait dans l’ombre du troisième étage de la fusée Ariane. Autant
dire qu’elle avait largement eu le temps de se refroidir, et on pouvait s’attendre
à ce qu’elle soit tout sauf confortable.
Kim et Yoshiko étaient déjà à bord, recroquevillés sur eux-mêmes,
grelottants. Je fus moi aussi pris de frissons, mais sans doute moins en raison
de la température glaciale que du spectacle qui s’offrait à mes yeux.
L’appareil dans lequel Khalid et ses acolytes s’étaient
propulsés dans l’espace était sans conteste l’engin le plus extravagant qui
avait jamais vaincu la pesanteur terrestre. Concrètement, il était composé d’un
simple cylindre en acier, rendu plus ou moins hermétique et pourvu d’un circuit
d’alimentation en air, que l’on avait ensuite fixé sur la tête de la fusée. Il y
avait quatre sièges renforcés, d’un modèle totalement dépassé, et simplement
soudés à des poutrelles d’acier. Face à l’un d’eux, sur la paroi de la
carlingue, quelques puits à câbles vides : c’est là qu’avait dû se trouver
ce qui faisait office de tableau de bord. L’éclairage était pitoyable, il
faisait sombre et ça sentait le renfermé. Finalement, l’obscurité n’était
peut-être pas un mal : ça nous évitait de voir de trop près l’état des
soudures…
Quelques rayons de lumière s’infiltraient par quatre hublots
minuscules, à peine plus larges que la paume de la main et embués de l’intérieur.
— Mon Dieu ! commenta Jayakar en sortant la tête
du sas. Ils ont eu bien du courage, il faut au moins leur reconnaître ça !
Je tentai de croiser le regard de Yoshiko, mais elle était
plongée dans une sorte de torpeur, les yeux perdus dans le vide. Et, aussi fou
que cela puisse paraître, malgré toutes les tuiles en train de nous tomber sur
la tête, je ne pus m’empêcher de m’interroger sur la raison qui la poussait,
comme toujours, à m’ignorer superbement en dehors de nos ébats amoureux.
Tanaka fut le dernier à pénétrer à bord. Sven le suivait,
aussi grand, morne et taciturne que d’habitude, et il ferma la porte de l’extérieur.
Par un des petits hublots, on le vit s’activer à l’intérieur du tunnel. Puis,
avant même que l’on comprenne ce qu’il était en train de faire, il revint sur
ses pas à quatre pattes et ferma l’écoutille du sas principal. La lumière s’éteignit
dans le compartiment étanche. Jayakar testa la manivelle de verrouillage de
notre propre écoutille : il n’eut aucun mal à la tourner.
— Qu’est-ce qui nous empêche de quitter ce luxueux
palace ?
— Tel que je connais Khalid, il y a sûrement quelque
chose qui nous en empêche. Quelque chose ou quelqu’un.
— Vous pensez que Ralf surveille le sas ?
— C’est possible. Ou alors ils ont installé un système
de verrouillage sur l’écoutille de la station.
— Non, c’est exclu, intervint Tanaka. J’ai bien regardé
en passant, mais je n’ai rien vu.
— C’est donc que Ralf monte la garde en espérant voir l’un
de nous pointer le bout de son nez, ajoutai-je pour conclure.
Et, comme on doit attendre la fermeture de la première porte
pour franchir l’autre, on ne pourra pas foncer pour le prendre de court.
— Et en admettant qu’ils aient juste branché l’alarme ?
suggéra Jay. Dans ce cas, en étant assez rapide, on pourrait…
À cet instant retentit un vacarme assourdissant, et des
vibrations inquiétantes se mirent à secouer la cabine. On se précipita sur le
hublot.
Et à l’extérieur on vit un anneau étroit s’élargir
rapidement. Une faille par laquelle une lumière éclatante pénétra entre les
deux écoutilles. Un fossé qui nous isolait.
— Génial ! murmura Jayakar en secouant la tête. Ils
nous désaccouplent !
— Quoi ? Mais ils sont cinglés, s’écria Moriyama,
horrifié.
— Ils nous larguent. C’est la prison parfaite…
Les pirates avaient simplement désenclenché le mécanisme d’arrimage,
et l’air comprimé contenu dans le couloir formé par les deux compartiments
étanches avait suffi pour décoller la capsule de la station. Durant quelques
instants, on vit le gaz s’échapper dans l’espace comme une fine nappe de
brouillard, avant de se dissiper.
Moriyama se pressa près de Jayakar.
— Vous parlez d’une prison ! La cellule des
condamnés à mort, oui ! On dérive, et on va s’éloigner de plus en plus. Il
aurait pu nous descendre tout de suite, ça n’aurait pas fait grande différence.
— Ils n’ont sûrement aucune idée de ce qu’ils sont en
train de faire, fit Tanaka d’un air sombre. Il suffit de voir cet engin pour
deviner que Khalid et sa bande ne connaissent strictement rien à l’astronautique.
— Il y a un hauban, là, lançai-je.
La lumière réfléchie par la voilure était tellement violente
qu’on le distinguait à peine : un mince câble métallique qui serpentait
joyeusement en apesanteur, tendu entre l’écoutille avant de la station et un
point de fixation situé sur la partie frontale de notre propre écoutille. Cela
empêcherait qu’on dérive de plus de quelques mètres.
Mais à eux seuls ces quelques mètres faisaient de la capsule
une prison plus sûre qu’aucun des pénitenciers les mieux gardés sur Terre. Car
entre nous et la station c’était le néant, un vide presque parfait ; et,
sans scaphandre, ce léger écart représentait un abîme infranchissable, une
distance insurmontable.
— Bon, lança Jayakar avec une gaieté feinte et
exagérée. On est donc tous sur la touche. Khalid nous a froidement mis à pied,
comme on dit si joliment. D’ailleurs, à propos de froid, ça me fait
penser : quelqu’un aurait-il la bonté de monter un peu le chauffage ?
Il se frotta les épaules en frissonnant.
— On ferait mieux de réfléchir à ce que nous allons
faire maintenant, déclara Tanaka.
Jay éclata de rire.
— Mais vous ne comprenez pas ? On ne peut
absolument rien faire ! Quels que soient les projets de Khalid, on n’a
aucun moyen d’agir. On serait sur la Lune que ce serait exactement
pareil !
— Donc vous baissez les bras ? demanda Tanaka d’une
voix irritée.
— Je ne baisse pas les bras, protesta Jayakar. Je constate,
c’est tout. Mais, manifestement, vous préférez faire l’autruche.
Une légère secousse, à peine perceptible, parcourut la
capsule : le câble, désormais parfaitement tendu, stoppait notre lente
dérive.
Kim prit la parole :
— Dans situation, ça ne sert à rien de se quereller. De
deux choses l’une : ou on se casse tête sur stratégies vouées à l’échec,
ou on attend patiemment ce que sort nous réserve.
Moriyama lança au spécialiste des matériaux un regard
étonné, puis il déclara :
— J’allais justement vous proposer que nous cessions de
perdre notre temps à échafauder des plans pour battre ces criminels. On a déjà
essayé, et on a vu le résultat.
Yoshiko s’immisça dans la conversation :
— Je pense aussi que nous aurons déjà suffisamment à
faire pour essayer de nous maintenir en vie, dit-elle avec une pointe d’agressivité
et d’amertume dans la voix. Nous n’avons que très peu d’eau. Quelques sachets
de nourriture lyophilisée. Pas de sanitaires, juste un petit paquet de
pochettes assainissantes. Si notre captivité devait se prolonger, la situation
pourrait devenir franchement pénible. Par ailleurs, d’après le niveau que j’ai
relevé, les réserves en oxygène sont à quarante pour cent de leur
capacité ; reste à savoir de combien elles étaient à l’origine… Et pour
couronner le tout, il fait toujours aussi froid.
— On est six, six bons petits radiateurs à trente-sept
degrés, objecta Jayakar. Et on est plutôt serrés. Ça ne m’étonnerait pas qu’on
se mette bientôt à cuire, au contraire.
Yoshiko le dévisagea, les yeux étincelants de colère.
— Nous serions sept si certains de ces messieurs s’étaient
abstenus d’imaginer des plans héroïques pour ensuite les faire exécuter par une
femme !
Jayakar ouvrit la bouche pour rétorquer, mais il se rappela
subitement que c’était bel et bien lui qui avait eu l’idée de tout cela, et il
jugea plus opportun de se faire oublier.
Je regardai autour de moi. Plus aucune trace des tableaux de
bord, tout avait été arraché en même temps que les câbles. Les réservoirs de
manœuvre étaient sûrement encore pleins, mais nous n’avions aucun moyen d’amorcer
les injecteurs.
Je me penchai sur le dispositif de diffusion d’air. Il était
de conception plutôt primitive, dépourvu du circuit d’épuration classique dont
la station, elle, était équipée. Il y avait un ballon d’oxygène, un détendeur
et un ventilateur franchement poussif. Quant au système d’absorption servant à
éliminer le gaz carbonique ainsi que d’autres substances indésirables, sa
capacité était si réduite que c’en était inquiétant. Des problèmes apparaîtraient
à ce niveau avant même que l’oxygène vienne à manquer.
Mon regard glissa sur l’étroite cabine cylindrique dans laquelle
on était entassés les uns sur les autres, façon métro aux heures de pointe.
Tout paraissait douteux, bâclé, grossièrement monté à la va-vite, et l’ensemble
formait un contraste saisissant avec la haute technologie traditionnellement de
mise en astronautique. Éclairage terne, traverses soudées plus ou moins droit,
sièges vieillots apparemment récupérés à la casse sur un avion de ligne…
Une seconde… Les sièges ?
— Pourquoi est-ce qu’il y a quatre sièges ?
me demandai-je à voix haute.
Tous les regards se tournèrent vers moi puis vers les
sièges, comme si chacun avait besoin de refaire les comptes.
— Exact, confirma Tanaka. Il y en a quatre.
Je hochai la tête.
— Mais ils n’étaient que trois à bord : Ralf, Sven
et Khalid !
Tandis qu’ils se creusaient la tête pour savoir si cela
signifiait quelque chose – et, si oui, quoi –, je me mis en quête. J’aurais
été bien en peine de dire ce que je cherchais au juste ; c’était plutôt
une sorte de pressentiment qui me poussait à le faire. Je ne fus pas long à
mettre la main dessus : les deux sièges arrière formaient un recoin
difficilement accessible et particulièrement obscur qu’on ne pouvait apercevoir
en entrant. Et là, dans un filet élastique, était suspendu un grand objet,
enveloppé dans un sac plastique.
Ayant dû moi-même utiliser un sac similaire peu de temps
auparavant, je ne fus pas particulièrement surpris, après l’avoir dégagé et
ouvert, d’y voir apparaître la tête d’un cadavre. C’était le corps d’un homme d’un
certain âge, la soixantaine environ, et qui n’avait manifestement pas survécu
au décollage. Ce qui n’avait rien d’étonnant quand on songeait aux réacteurs de
forte poussée dont était équipé le lanceur européen, nullement conçu pour le
transport de passagers : la pression avait dû être écrasante, beaucoup
plus brutale que lors de la mise à feu d’une navette.
Ce qui me sidéra, en revanche, c’est que le visage du mort
me parut familier. Et je n’étais pas le seul.
— Lui ? Mais qu’est-ce qu’il fabrique
là ? gémit Jayakar. Cette fois, je n’y comprends plus rien…
Moriyama marmonna je ne sais trop quelles formules d’exorcisme
à la sauce nippone. Je lui lançai un regard de détresse.
— Vous savez qui c’est ?
— Évidemment. Pas vous ?
Je haussai les épaules.
— Je le connais, mais j’ignore comment…
Le commandant me dévisagea sombrement.
— Pensez à vos études. Et au télégramme que je vous ai
montré…
Je fixai le visage cireux du mort, sa couronne de cheveux d’une
blancheur de neige, et soudain la mémoire me revint. J’avais déjà vu cet
homme : dans le grand amphi de l’Université de Tokyo. J’étais assis au
troisième rang en partant du fond, et lui était au micro, sur l’estrade. Il nous
avait parlé d’installations solaires gigantesques, il avait donné les grandes
lignes de leur fonctionnement, explicité les fondements physiques du transfert
énergétique et démontré, chiffres à l’appui, à quel point l’énergie solaire
était inépuisable. Le corps devant moi était celui du professeur Yamamoto.
CHAPITRE XXIV
NOTRE DISCUSSION s’enlisa bientôt dans de sombres
spéculations. Bon, une chose était sûre : Khalid et ses complices avaient
jugé utile d’enlever le père spirituel de la station et de lui offrir un petit
voyage dans l’espace. Ce qu’ils ignoraient – ou, s’ils le savaient, ils n’en
avaient tenu aucun compte –, c’est que Yamamoto souffrait depuis longtemps
d’insuffisance cardiaque chronique. N’importe qui aurait pu prévoir qu’il ne
survivrait pas à la pression meurtrière du décollage. Khalid avait conquis la
station, mais il avait perdu du même coup l’homme qui était à la fois
spécialiste du sujet et suffisamment à sa merci pour lui révéler sans résister
tout ce qu’il savait. C’est pour cette raison qu’il avait scindé l’équipage en
deux groupes, et que Kim et Tanaka avaient eu droit à des interrogatoires
séparés.
Mais il restait un point que je n’arrivais pas à
éclaircir : pourquoi Khalid s’intéressait-il donc tellement aux
spécificités techniques de Nippon ? Car après tout, pour mener à
bien son noir projet, seules deux compétences étaient nécessaires : savoir
manier une arme et se servir d’une radio ; or de ce point de vue ses deux
acolytes étaient des champions toutes catégories. Quoi qu’il en soit, je ne le
soupçonnais pas d’agir par pure curiosité – plutôt par pure méfiance. Le
fait de se retrouver dans le ventre de cette machinerie gigantesque, qu’il
comprenait si peu et que nous connaissions tellement, devait avoir pour lui un
côté profondément angoissant.
À l’intérieur de la capsule, l’atmosphère se réchauffait peu
à peu ainsi que Jay l’avait prédit, mais simultanément l’air commençait à se
vicier. Hormis les odeurs de transpiration, la cabine empestait l’huile, et l’humidité
se condensait sous forme de minuscules gouttelettes sur les parois extérieures,
aussi glaciales qu’avant. Dans l’espace, les températures sont toujours
extrêmes. L’engin était entièrement noyé dans l’ombre de la fusée, et on avait
presque les doigts de pieds gelés. Si la station avait été légèrement décalée,
ne serait-ce que de quelques degrés, le soleil aurait donné sur le revêtement
en acier et on aurait littéralement crevé de chaud.
Tanaka et Kim cherchèrent à se distraire en parlant boulot,
à voix basse et en japonais. Moriyama s’était sanglé sur un siège et avait
fermé les yeux, pour méditer peut-être, ou pour dissimuler son chagrin. Jayakar
était planté devant l’un des minuscules hublots et regardait dehors en essuyant
la buée en permanence d’un revers de main. Quant à Yoshiko, elle fixait
tristement la carlingue grisâtre sans faire le moindre geste.
Cette expression figée, je l’avais déjà connue, mais en un
autre lieu, auprès d’une autre femme. C’était un de ces instants qui se gravent
à jamais dans la mémoire et dans le cœur. Un de ces instants dont se
nourrissent les cauchemars et les idées suicidaires. Je nous voyais encore
comme si c’était hier : Fatima et moi, debout dans le salon de notre
maison de Huntsville, au Texas. Elle fixant le mur, fixant simplement le mur. C’est
à cet instant précis que le silence s’était insinué dans notre couple. J’avais
conquis son cœur, j’avais gagné sa main, mais cela n’avait pas suffi à la
rendre heureuse. Je croyais avoir gagné, je n’avais fait que perdre. Elle n’était
pas heureuse avec moi, et il n’y avait rien que je pusse faire pour changer
cela.
À l’époque, les mots m’avaient manqué. Alors je n’avais rien
dit. Peut-être aurais-je dû tout de même essayer. Peut-être aurait-il fallu que
je le fasse.
Je m’approchai d’une démarche gauche et hésitante.
— Salut, Yoshiko, dis-je faiblement.
Au début, j’eus l’impression qu’elle ne m’avait pas entendu
tant son regard était perdu au loin. Puis elle tourna lentement la tête.
— Salut, Leonard-san.
Un sourire d’une mélancolie déchirante se dessina sur son
visage. J’eus presque honte, en un pareil moment, de la trouver si désirable.
Elle n’avait sûrement aucune envie de paraître telle.
— Stupide, comme situation, hein ?
Stupide, comme conversation, hein ? Mais elle acquiesça
et me dévisagea d’un air songeur comme on regarde quelqu’un qui vous apparaît
soudain sous un jour nouveau. J’espérai que ce qu’elle découvrait en moi n’était
pas trop désagréable.
— Qu’est-ce que tu tiens dans la main, Leonard-san ?
me demanda-t-elle.
Je levai le bout de papier froissé que je retournais
nerveusement entre mes doigts depuis un bon moment.
— Une lettre de mon fils. Je n’arrête pas de la lire…
— Tu ne m’as jamais beaucoup parlé de ton fils,
fit-elle doucement. C’est tout juste si je connais son prénom. Neil, c’est
ça ?
Je hochai la tête.
— Oui. En souvenir de Neil Armstrong.
J’eus un sourire gêné. Que telle ait été l’origine de notre
choix me semblait, avec le recul, parfaitement ridicule.
Yoshiko se tut, et je ne sus moi non plus qu’ajouter. Dans
mon cerveau, c’était le silence radio, le vide absolu. L’illustration parfaite
de la théorie des trous noirs.
— Il te manque beaucoup ? Ou penses-tu rarement à
lui ?
— S’il me manque ?
Durant quelques secondes, je crus que j’allais éclater de
rire, d’un rire absurde, amer. S’il me manquait. Mon Dieu, quel mot pitoyable
pour exprimer ce que je ressentais quand je pensais à Neil ! Oui,
effectivement, je pensais rarement à lui. Je pensais rarement à lui, car chaque
fois un abîme s’ouvrait dans mon cœur, un maelström dévorant, un gouffre noir
et d’une profondeur infinie. Je pensais rarement à lui car chaque fois c’était
comme si la cour rendait son jugement et me déclarait inéluctablement coupable,
coupable d’avoir été un mauvais père, coupable d’avoir échoué dans la mission
qui était la mienne, coupable de l’avoir fait naître dans ce monde hostile pour
l’y abandonner ensuite.
— Oui, m’entendis-je dire, il me manque beaucoup.
Cela faisait trois ans que je ne l’avais pas vu. Lors de ma
dernière visite en Arabie Saoudite, il avait sept ans. Par la suite, le
gouvernement avait décidé de ne plus accorder de visa aux Américains, et finalement
la guerre avait éclaté.
Est-ce qu’il me manquait ? Je ne le connaissais plus,
ou si peu. Et il en allait de même pour lui. Mais il y avait dans mon cœur
quelque chose qui me faisait souffrir et que j’identifiais malgré tout comme de
l’amour.
Yoshiko tendit la main et je lui donnai la lettre. Elle
déplia la feuille avec un geste gracile et lut ce que Neil avait griffonné de
son écriture en pattes de mouche, compréhensible pour un jeune garçon habitué
depuis des années à écrire essentiellement en arabe. Quand elle eut terminé,
elle me regarda et ses yeux étaient humides, brillants, comme voilés de larmes.
— Il t’aime beaucoup, dit-elle d’une voix étouffée.
Elle me rendit le fax et, lorsque je le pris, je compris qu’il
n’y avait jamais eu entre nous que du désir, le jeu de deux adultes, rien de
plus. Pour elle j’avais été le gaijin qu’elle s’offrait pour se faire
plaisir, et pour moi elle avait été la belle Asiatique sensuelle au corps de
rêve, une conquête dont un homme pouvait être fier. Mais nous venions de faire
tomber le masque, le jeu était fini.
Au fond, je ne savais rien de Yoshiko. Elle m’avait parlé de
son père, un homme strict, irascible, foncièrement attaché à la morale
traditionnelle, ce qui paraissait presque grotesque à l’heure de la modernité
japonaise. Je m’étais simplement réjoui qu’elle aspire à la liberté et non au
romantisme. Elle pouvait tenir des discours exaltés sur les quasars, pulsars et
autres protogalaxies, je ne lui avais jamais prêté qu’une oreille distraite. Je
savais qu’elle avait trois frères sensiblement plus âgés, qui ingénieur, qui
banquier influent, mais je ne connaissais même pas leurs noms. Je remis la
lettre dans ma poche en me demandant s’il m’était déjà arrivé d’aimer vraiment
une femme. Et j’eus le sentiment que la seule personne sur cette Terre que j’aimais
profondément, c’était Neil.
Tanaka et Kim ayant achevé leur discussion, le silence se
fit dans la cabine, uniquement perturbé par le sifflement asthmatique de l’aérateur.
Moriyama rouvrit les yeux, et son regard croisa celui de
Jayakar qui venait de se détourner du hublot et nous observait pensivement.
— Alors, vous me croyez toujours coupable,
commandant ? lança-t-il, mi-moqueur, mi-sérieux.
— J’ai déjà essayé de vous dire à quel point j’étais
désolé de vous avoir injustement soupçonné.
Jayakar eut une seconde d’hésitation, puis il parut faire un
violent effort sur lui-même.
— Je dois vous avouer quelque chose, ajouta-t-il avec
un rictus figé.
Le commandant en resta bouche bée.
— Vous devez… quoi ?
— Vos soupçons contre moi, avoua Jay, mal à l’aise, n’étaient
pas totalement infondés.
— Pourriez-vous être un peu plus clair,
professeur ? s’emporta Moriyama.
Le cybernéticien pencha la tête de côté.
— Vous aviez tort de me soupçonner du meurtre d’Iwabuchi,
déclara-t-il. Mais vous aviez raison pour le sabotage. C’était effectivement
moi.
CHAPITRE XXV
DANS L’ÉTROIT COCKPIT du vaisseau pirate, l’atmosphère était
confinée et oppressante. On suait et grelottait tout à la fois, avec le
sentiment d’être en permanence au bord de la crise d’hystérie. À la vérité,
nous fûmes tous ravis de pouvoir profiter de la diversion que nous offrait le
professeur Jayakar de Cambridge, Grande-Bretagne. Les mains crispées sur le
hublot grossièrement soudé, il nous défiait, l’œil brillant et agressif.
— Si c’est encore une de vos plaisanteries, mister
Jayakar, lança sévèrement Moriyama, j’avoue que cette fois la pointe m’a
échappé.
— Ça n’a rien d’une plaisanterie, rétorqua Jay. Je n’ai
jamais été aussi sérieux.
— Avez-vous conscience de ce que vous êtes en train de
dire ? Vous vous accusez d’un crime pour lequel vous risquez de passer le
reste de votre vie en prison, une fois que nous serons rentrés sur Terre.
— Aucun souci de ce côté-là, fit Jay d’un ton léger. On
ne rentrera pas.
Je me raclai la gorge et sentis que ma voix était rauque.
— Comment ? demandai-je. Comment avez-vous
fait ? En passant par l’ordinateur ?
Il acquiesça.
— Évidemment. J’avais changé la configuration du
logiciel de façon à ce que le système de guidage ne puisse pas fonctionner.
Sans vouloir me vanter, c’étaient des manipulations particulièrement subtiles.
En d’autres circonstances, elles auraient pu passer inaperçues pendant des années,
et, même si quelqu’un avait fini par mettre le doigt dessus, on l’aurait
attribué à de simples négligences dans la programmation. Jamais personne n’aurait
eu le moindre soupçon, et l’émetteur énergétique serait resté définitivement
hors d’usage.
Le visage de Moriyama s’était assombri à vue d’œil.
— Et vous en êtes fier, hein ? grogna-t-il. Et
Iwabuchi ? Il avait vu clair dans votre jeu ?
— Peut-être qu’il s’en doutait, mais je n’en suis pas
sûr. En tout cas, je m’étais bien rendu compte que c’était un technicien génial
et je craignais qu’il découvre quelque chose si jamais il examinait le
programme de trop près. Hier, quand l’idée a été lancée qu’on effectue les
contrôles ensemble, j’ai dû le convaincre d’attendre jusqu’à aujourd’hui, et j’ai
travaillé toute la nuit pour préparer le terrain.
— Et qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas été
justement de garde ?
— Je l’aurais fait à partir du terminal de ma cabine.
Tanaka secoua la tête.
— Le système d’exploitation enregistre toutes les
modifications apportées sur les programmes, ainsi que la date et l’heure de la
manipulation. Il n’y aurait pas eu besoin d’être un expert pour voir que vous
aviez travaillé dessus quelques heures avant.
Jayakar sourit d’un air supérieur :
— Sur le principe, vous avez parfaitement raison. Mais
quand on y réfléchit bien, aucune des informations stockées dans l’ordinateur n’est
immuable… Elles ne sont rien d’autre que des images magnétiques extrêmement
fugaces, et les mises en mémoire que vous évoquez ne font pas exception à la règle.
Mon excellente connaissance du système me permet – c’est un travail
fastidieux, mais parfaitement réalisable – de les manipuler à ma guise
sans que vous remarquiez quoi que ce soit. Iwabuchi lui-même n’y aurait vu que
du feu.
— Vous aviez ensuite l’intention, fit Yoshiko, de
vérifier les programmes avec lui. Aucune anomalie n’aurait été détectée, et il
ne vous restait plus qu’à réintroduire la configuration précédente. C’est bien
ça ?
— Exactement, acquiesça le cybernéticien.
Moriyama secoua la tête, désemparé.
— Bon sang, mais pourquoi ? s’écria-t-il. Qu’est-ce
qui vous a poussé à faire tout ça ?
Jayakar haussa les sourcils et regarda chacun d’entre nous.
Puis, plutôt que de répondre, il leva la main droite avec une lenteur
fantomatique et fit un geste que nous connaissions tous : le poing serré,
l’index pointé vers le sol, sa main se dressa, toujours plus haut, jusqu’à ce
que son bras soit parfaitement tendu, telle une autruche au cou effilé qui
aurait cherché à voir par-delà l’horizon.
— Mon Dieu, dit quelqu’un. Greenforce.
Greenforce. Je dévisageai le mathématicien né à Calcutta et
soudain, il perdit à mes yeux toute trace d’innocence et de bonhomie avenante.
Jayakar était un agent de Greenforce, un membre actif de cette fraction
radicale et violente, dissidente de Greenpeace. Récusant les méthodes
pacifistes défendues par leurs anciens compagnons, lui et les siens avaient
résolument opté pour l’action terroriste.
— Tout juste, approuva-t-il. Et vous n’avez pas besoin
de prononcer ce mot avec autant de mépris. Nous n’avons rien des terroristes
écolos que les médias se complaisent à décrire. Nous nous considérons plutôt
comme une sorte de cinquième colonne de la raison dans un monde devenu
totalement suicidaire.
— Greenpeace a plus d’une fois condamné vos
agissements, rétorqua Tanaka. La seule façon de bâtir un monde en paix, c’est
de le faire par des moyens pacifiques.
Jay éclata de rire, mais d’un rire plutôt désespéré.
— Vous m’excuserez, Tanaka-san, mais les gens de
Greenpeace sont de doux rêveurs. La question n’est pas de savoir si le monde
vit en paix ou non, la question est celle de la survie pure et simple de
l’espèce humaine. Et, si certains n’ont toujours pas compris que ce n’est pas
en jouant les mahatma Gandhi qu’on y arrivera, j’en suis désolé pour eux. À titre
d’exemple : l’année dernière, au début de l’été, des milliers de
manifestants pacifiques décident d’occuper un navire, l’Amoco Tan,
dans le port de Rotterdam. Quelques heures plus tard, les forces de l’ordre
interviennent pour les déloger – tout aussi pacifiquement d’ailleurs.
Bénéfice de l’opération : le navire lève l’ancre sans être inquiété,
franchit la limite des eaux territoriales et déverse tranquillement sa
cargaison de déchets chimiques – des substances certes diluées, mais extrêmement
toxiques – dans les flots morts de la mer du Nord. Et maintenant le
contre-exemple : prenez un individu – votre serviteur – employé
par une filiale de la British Petroleum Company. Grassement payé, hautement
considéré par ses employeurs, il prend la décision de se retirer en leur
laissant un petit souvenir de son cru : des programmes d’exploitation qu’il
a introduits dans les réseaux informatiques mondiaux de l’entreprise et qui
rendent désormais impossible la découverte du moindre gisement de pétrole. À
court ou moyen terme, c’est la faillite assurée.
L’anecdote était saisissante et je le crus sur parole. À l’évidence,
nous avions jusqu’alors grandement sous-estimé cet homme. Mais à cet instant
précis, s’il s’était mis à faire circuler un tronc et des formulaires d’adhésion,
il aurait eu toutes les chances de recruter de nouveaux membres.
— Mais pourquoi la station, Jayakar ? gémit
Moriyama. Vous auriez pu prendre pour cible une centrale nucléaire, une
décharge de déchets toxiques… Pourquoi a-t-il fallu que ce soit précisément la
station ?
— Parce que la station, s’emporta le cybernéticien d’une
voix dure qui claquait comme une salve de mitrailleuse, est un projet dangereux
et mégalomaniaque. Une ultime tentative pour sortir l’humanité de l’ornière par
des moyens purement techniques, ce qui est insensé. Loin de sauver quoi
que ce soit, ça ne fera qu’aggraver la situation. La station n’est rien d’autre
qu’une nouvelle manifestation de cette superstition qui voudrait trouver le
salut dans les grands projets technologiques. Or cette croyance est nuisible,
peut-être la plus néfaste de toutes.
— Vous êtes fou…
Le visage de Jay rayonnait, luisant de sueur et d’agressivité.
Ça n’avait rien d’une plaisanterie, jamais il n’avait été aussi sérieux.
— Entrons dans les détails, si vous le voulez bien.
Manifestement, vous mesurez mal l’importance des ravages potentiels – et
effectifs – causés par la station dans la biosphère. Avez-vous la moindre
idée des énergies en jeu ? Et de ce qu’elles signifient ? Les
installations réceptrices situées sous nos pieds, à Hawaii, ne sont pas
isolées : elles baignent dans un écosystème d’une extrême richesse. Je
pourrais vous montrer des photos d’oiseaux qui se sont retrouvés pris dans le
rayon énergétique et ont été littéralement carbonisés. Après chacune de nos
tentatives de transfert, des dizaines et des dizaines de poissons crevés sont
rejetés sur les côtes. Leur organisme ne révèle pas un taux de substances
toxiques supérieur à l’ordinaire, mais leurs fibres musculaires sont molles,
mortes. Au moindre contact, elles se réduisent en bouillie. Et la liste est
encore longue. Personne n’a jamais cru bon d’étudier les conséquences
éventuelles des radiations sur la couche d’ozone. Personne ne s’est jamais
demandé si la composition chimique de l’air s’en trouvait modifiée. Personne ne
s’intéresse au brouillard électrique qui accompagne le rayon. Pas de questions,
pas de réponses. Eh bien, nous, nous les posons, ces questions – mais les
réponses que nous obtenons sont absolument insatisfaisantes.
— De la propagande, s’emporta Moriyama, furibond, rien
que de la propagande ! Vous me décevez, professeur Jayakar. Et, dès notre
retour sur Terre, je m’occuperai personnellement de vous faire rendre des
comptes.
Jayakar lâcha le hublot, se prit la nuque à deux mains et se
mit à la masser.
— Commandant, vous ne comprenez toujours pas. Et
pourtant c’est tellement simple…
— Alors expliquez-vous suffisamment clairement pour que
je comprenne, répliqua le Japonais avec irritation.
— Entendu.
Le cybernéticien laissa retomber ses mains et regarda
Moriyama dans le blanc des yeux.
— Quelle est la puissance maximale que peut produire la
voilure de la station ?
— Environ un gigawatt.
Jay hocha la tête.
— Un gigawatt. Mille mégawatts. Un million de
kilowatts. Soit dit en passant, les centrales capables sur Terre de fournir une
masse énergétique équivalente se comptent sur les doigts de la main.
Pouvez-vous imaginer, Monyama-san, ce qui se passerait si ce rayon de
près d’un gigawatt ne tombait pas sur la grille de réception prévue à cet effet
mais décidait d’aller faire une petite balade sur les terres et les océans de
notre belle planète ?
— Ce serait une catastrophe, je le sais aussi bien que
vous, rétorqua l’autre avec agacement. Pour que cela n’arrive pas, il y a des
échelons entiers de mécanismes de protection qui, au moindre écart observé,
coupent purement et simplement la diffusion.
— Ah oui… (Jay resta un moment silencieux avant de
poursuivre.) Mais cela présuppose que le personnel à bord de la station soit compétent
et responsable. Or nous savons tous les deux que ce n’est pas précisément le
cas en ce moment…
Subitement, l’expression du commandant changea : il
avait compris. Ses yeux, toujours braqués sur le mathématicien, s’écarquillèrent
tandis qu’une vague d’effroi montait en lui.
— Vous n’êtes quand même pas en train de dire que
Khalid…
— Si. À votre avis, pour quelle raison a-t-il enlevé le
professeur Yamamoto ? Pourquoi a-t-il interrogé Kim et Tanaka ? Vous
ne me ferez pas croire que quelqu’un comme Khalid a besoin de l’aide d’un vieux
professeur pour opérer une demande de rançon. Ni des conseils de deux
ingénieurs pour faire chanter un gouvernement. Avec son histoire de prise d’otages
et de lingots, je suis persuadé qu’il nous a baratinés. En réalité, Khalid sait
parfaitement qu’en débranchant tous les systèmes de sécurité il peut faire de
la station une arme monstrueuse, incroyablement dangereuse. Et il a l’intention
de s’en servir, j’en mettrais ma main au feu.
— Sonna bakana ! fit Tanaka avec une moue sceptique.
Moriyama secoua la tête imperceptiblement, comme s’il ne
trouvait pas la force de faire plus.
— Non, Tanaka-san, il a raison. Cela n’aurait
rien d’impossible. Il pourrait désamorcer les sécurités et pointer alors sur sa
cible, quelle qu’elle soit, un rayon d’une puissance un million de fois
supérieure à celles d’un four à micro-ondes. (Sa respiration se fit plus
lourde.) Ce serait… dévastateur.
— Que se passerait-il ? demanda Yoshiko d’une voix
étouffée.
— Je serais incapable de vous le dire précisément, ça n’a
encore jamais été testé, déclara Jay. Mais essayez d’imaginer ce qui se passe
dans un four à micro-ondes classique et vous en aurez une vague idée. La nature
des radiations émises par la station est exactement du même type, mais leur
puissance est multipliée par un million. Même en tenant compte des pertes
résiduelles et en prenant en considération le fait que le rayon, au moment où
il entre en contact avec la Terre, se concentre sur une surface moyenne d’environ
un kilomètre carré, il reste parfaitement meurtrier. Un individu qui s’y
trouverait exposé mourrait en l’espace de quelques secondes : l’eau
contenue dans son organisme se mettrait à bouillir, comme dans un système à
explosion. Cela représenterait un faisceau invisible, mortel, une sorte de
doigt qui glisserait impitoyablement sur les terres et les océans, en laissant
derrière lui la plaie brûlante et atroce d’un paysage ravagé.
— Et vous pensez vraiment que c’est ce que Khalid a l’intention
de faire ? demanda Yoshiko, les yeux écarquillés. Pourquoi ?
— Parce que, répondit tristement le mathématicien, sa
prestation dans le rôle du maître chanteur cupide est tout sauf crédible.
— Vous trouvez ?
— Oui. Il commence par nous servir l’histoire de la
navette remplie d’or, et puis subitement, au lieu de claironner son ultimatum
aussi vite que possible, il se démène comme un beau diable pour faire croire
que la situation à bord est parfaitement normale. Pourquoi ? Ce n’est pas
cohérent. Son comportement paraît absurde tant qu’on part du principe qu’il
cherche à extorquer de l’argent.
— Mais qu’est-ce que ça lui apportera ? réfléchit
Moriyama à voix haute. Qu’est-ce que ça lui apportera de déclencher une
offensive contre… je ne sais qui ?
— C’est aussi la question que je me pose, avoua Jay.
Quant à savoir qui il pourrait vouloir prendre pour cible, je n’en ai
aucune idée. Ce qui est sûr, c’est que ça peut être n’importe où : les
mouvements combinés de la station et de la Terre nous font survoler chaque
point du globe une fois tous les deux jours. Il n’a que l’embarras du choix…
— Je sais ce qu’il prévoit de faire, m’entendis-je
dire.
— Pardon ?
— Je sais ce que Khalid prévoit de faire.
Tous les regards se braquèrent sur moi. À me voir agrippé au
hublot précédemment occupé par Jay, ça devait faire son effet. J’étais sans
doute blanc comme un linge. En observant dehors, j’avais découvert quelque
chose qui apportait une réponse à toutes nos questions, quelque chose qui
permettait d’assembler toutes les pièces du puzzle en leur donnant un sens.
Quelque chose que Jay lui aussi aurait pu voir, mais qu’il n’avait pas
remarqué. C’est pour ça que j’étais pris de panique, et non lui.
Sans un mot, j’eus seulement la force de faire un geste vers
l’extérieur, et ils se pressèrent autour du hublot comme des potaches autour de
l’unique trou de serrure du vestiaire des filles.
Les Japonais le virent bien sûr presque aussitôt.
— Le drapeau ! s’écria Tanaka. Il n’est plus
là !
Le drapeau nippon, qui depuis la mise en service de la
station était fixé au bout d’un mât très long, avait disparu. Il avait été
remplacé par un tissu rouge sang recouvert de signes blancs artistiquement
entrelacés.
— Qu’est-ce qui est écrit ? demanda Moriyama. On
dirait de l’arabe.
— Bismi llahi rachmani rachmini, citai-je sans
même avoir besoin de regarder l’inscription.
Malgré toutes ces années passées auprès de Fatima, je ne
maîtrisais que quelques bribes de cette langue difficile, mais ces mots-là, je
les connaissais.
— Ça veut dire quoi ?
— « Au nom d’Allah clément et
miséricordieux »… C’est ce qu’on appelle la basmala, la formule qui
introduit chacune des sourates du Coran. Et, ajoutai-je, ce sont les mots
portés sur le drapeau des Djihadis.
— Mais oui ! s’écria Jay. Ils ont hissé le drapeau
des Djihadis ! Ça veut dire… Ça ne peut vouloir dire qu’une chose…
Je hochai la tête. Je songeais à des images que j’avais vues
à la télévision. Des images d’une grande ville blanche aux toits étincelants,
écrasée par la fournaise vibrante du désert, encerclée par des canons et des
chars d’assaut semblables à des fourmis, et défendue bec et ongles par ses
habitants. Et je songeais à un petit garçon aux cheveux noirs que j’avais
autrefois tenu sur mes genoux, un enfant avide de découvrir le monde et qui,
depuis le début du siège, vivait au cœur même de cette ville, pas très loin de
la Kaaba, le grand édifice sobre et cubique de la Grande Mosquée.
— La Mecque, dis-je d’une voix blanche. Ils veulent
détruire La Mecque.
CHAPITRE XXVI
— IL Y A quelques semaines, les médias ont diffusé une
information que je suis probablement le seul à avoir remarquée. (J’inspirai une
grande bouffée d’air, cet air vicié qui empestait l’huile et la sueur et
rendait les poumons lourds, poisseux.) La dépêche reprenait une déclaration d’Abu
Mohammed, le second Prophète, le glorieux chef des Djihadis. Selon ses propres
termes, le siège de La Mecque, qui dure depuis un an, est en réalité une
épreuve de foi pour ses fidèles dont un miracle viendra finalement couronner la
ferveur.
— Un miracle ?
Jayakar semblait refuser d’admettre l’évidence.
— Un prodige mis en scène de longue date et sans doute
déjà en chantier à ce moment-là.
Par le hublot, j’aperçus en contrebas les hauts plateaux du
Mexique. Le soleil couchant jetait des ombres bizarres sur les sommets dénudés
de la Sierra Madré, et des nuages de fumée noirs et opaques s’élevaient dans
les airs depuis les régions industrielles du golfe de Californie. Cent
cinquième degré de longitude ouest. Je fis un rapide calcul pour évaluer notre
trajectoire.
— Encore une rotation et demie et nous passerons juste
au-dessus de La Mecque. Dans un peu plus de deux heures se produira le miracle
prédit par le grand prophète. Khalid y veillera. Il libérera l’énergie
surpuissante de la station et anéantira tous les êtres vivants de la ville.
Dont mon fils. À cette idée, tout en moi parut s’éteindre à
jamais.
— Le rayon se mettra à dévier, objecta Moriyama. Les
vibrations l’empêcheront de viser correctement…
Jay secoua la tête, abasourdi.
— Il n’y aura pas de vibrations. Pas d’écart. J’ai
retiré des programmes les éléments qui provoquaient ces défaillances. Le
système de guidage fonctionne impeccablement.
Le commandant s’emporta, écumant de rage.
— C’est ça que vous appelez du sabotage, mister
Jayakar ?
Je l’entendis à peine. Comme si j’étais déjà mort et qu’un
automate avait pris le contrôle de mon corps. C’est lui qui me fit
poursuivre :
— Tout a dû être préparé et planifié de longue main. Je
n’ai cessé de croire que Khalid attendait l’arrivée de la navette avant d’informer
la Terre de sa présence à bord. Mais en réalité, si elle est retenue au sol, c’est
sans doute qu’on l’a sabotée. Un agent de Khalid infiltré au centre spatial. Au
fond, il veut faire en sorte que personne n’apprenne jamais ce qui se
sera passé ici.
Je lus dans le regard de Moriyama une inquiétude toute
paternelle – et Dieu sait comme elle était justifiée.
— Léonard, vous n’exagérez pas un peu, là ?
Vu de l’extérieur, je donnais vraisemblablement une
impression de calme et de maîtrise de soi – la copie conforme du héros de
film qui a la situation bien en main –, mais rien n’était plus faux. Mon
estomac était secoué de tremblements qui me rappelèrent inévitablement les
signes annonciateurs de la dépression nerveuse dont j’avais souffert après mon
divorce et que j’avais cherché à rayer de ma mémoire.
— J’exagère ? m’entendis-je répondre. Vous pensez
que j’exagère ? Commandant, qu’est-ce que vous feriez si vous étiez à la
place du grand prophète ? Imaginez l’impact : au moment précis où le
soleil se lèvera sur La Mecque, le rayon mortel – mais invisible –
tombera du ciel pour réduire la cité en cendres. Khalid, dans un message codé,
annoncera qu’il a rempli sa mission. Les troupes d’Abu Mohammed entreront alors
en scène et décréteront que c’était la volonté d’Allah de tuer tous les
habitants pour offrir aux Djihadis la Ville sainte de l’islam. Voilà. Le
miracle du prophète. Non seulement cela mettra un terme au conflit portant sur
la revendication du site, mais cela assurera aux combattants du Djihad un
premier succès aussi éclatant que définitif.
La douleur se lisait dans les yeux de Moriyama. Encore un à
qui ça faisait mal de regarder la vérité en face.
— Je cherche désespérément un contre-argument mais je n’en
vois aucun, dit-il doucement.
— Il n’y en a pas. C’est bel et bien ce que Khalid a l’intention
de faire. Et, pour que le miracle reste crédible, il est capital que personne n’ait
jamais vent de la supercherie. Voilà pourquoi nous allons tous mourir.
— Et Khalid ?
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il va détourner la navette
et s’arranger pour faire croire qu’elle s’est abîmée en mer. Ça n’a aucune
importance. Il a sûrement un plan, qui marchera, comme les autres. Mais une
chose est certaine : en quittant la station, il laissera derrière lui un
équipage mystérieusement décimé.
Tanaka était blafard.
— Mais il faut qu’on l’en empêche ! s’écria-t-il,
surexcité. Nous devons faire quelque chose !
— Et qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?
demanda Jay d’une voix méprisante, presque blasée. On est enfermés dans la
prison la plus parfaite qui soit. Même sachant exactement que faire, on n’aurait
aucun moyen d’agir. Rien à dire, c’est le plan idéal.
— Non.
Je sentis le sang se mettre à cogner dans ma poitrine et
affluer en moi telle une nappe de lave incandescente, avec une force que je
croyais à jamais perdue. La rage. Une rage bouillonnante, impitoyable, dont la
violence primitive m’apaisa.
— Khalid a lui aussi fait des erreurs.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Des images défilèrent dans ma tête comme des flashes. Des
instantanés des moments de ma vie où j’avais ressenti cette rage. Autrefois j’avais
eu une âme de vainqueur. Autrefois j’avais su combattre. Je me revis dans la
cour de l’école, subissant les brimades du caïd local, un gamin d’une grande
classe ; et je me revis lui rentrer dans le lard, le cœur crevant de rage,
le mettant hors d’état de nuire pour le reste de la journée.
Je passai derrière les sièges en enfourchant les dossiers et
tentai d’extraire du filet le sac contenant le cadavre. Lorsque je l’eus
complètement dégagé, j’entrepris de le dénouer. Les autres me regardaient d’un
air hébété, sans lever le petit doigt – mais sans non plus me gêner dans
mon travail.
— Il n’aurait pas dû enlever le pauvre professeur,
expliquai-je, si tant est que l’on puisse qualifier d’explicatif un
bredouillage aussi incohérent.
La tête sans vie à la chevelure d’argent apparut.
— Il l’a fait monter à bord, il l’a laissé crever au
décollage, il s’en est débarrassé en le casant là… Mais il va se mordre les
doigts de l’avoir oublié en partant.
Je rabattis le plastique sur le corps : le mort portait
un scaphandre.
— Ils se méfiaient un peu – sans doute avec raison –
de leur engin bricolé maison, et ils ont jugé plus sûr de mettre leurs
scaphandres. Après la mort de Yamamoto, ils avaient largement d’autres chats à
fouetter et ils n’ont pas pensé à lui retirer le sien. Et, comme ils n’en sont
pas à un cadavre près, ils l’ont oublié quand ils nous ont enfermés ici. Et ça,
conclus-je avec fureur, c’était une erreur.
Je retirai complètement le sac. L’action me faisait du bien.
Le casque se trouvait entre les pieds du Japonais. Des inscriptions en
cyrillique étaient gravées sur le fermoir : c’était donc bien du matériel
russe. J’avais vu juste. La Russie continuait d’être un pays où on pouvait
acheter absolument n’importe quoi au marché noir.
Je me penchai sur le mort pour le débarrasser de son
harnachement. Le vieillard chétif flottait littéralement dedans. Étant pour ma
part de taille moyenne, il ne m’irait pas trop mal.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? demanda le
commandant en me voyant me contorsionner pour enfiler le pantalon.
En apesanteur et sans points d’attache, l’opération n’était
pas des plus simples.
— Vous le voyez bien : je m’habille.
Je contrôlai les réserves en oxygène des bouteilles
dorsales. Plus que suffisantes.
— Et ensuite ?
— À votre avis ? rétorquai-je en bouclant les
bottes. Je sors. Je vais aller tordre le cou à ce Khalid de malheur.
— Vous ne me demandez pas ce que j’en pense ?
Je m’interrompis et fixai Moriyama.
— Non, je ne vous le demande pas.
On se toisa quelques instants en silence, puis le vieil
homme grisonnant capitula.
— Khalid n’est pas seul là-bas, vous le savez.
— Je viens brusquement de me rappeler que j’ai été
soldat, dans le temps. À moi de voir si je n’ai pas perdu la main.
Je passai la veste et l’accrochai au pantalon. Du bon
boulot, soigné, résistant, comme les Russes savaient faire à l’époque. Yoshiko
m’aida à mettre le sac sur mon dos. Je fis très attention de ne pas allumer par
mégarde la radio fixée dans mon cou, sur un gros boudin rembourré. Il y avait
fort à parier que les appareils des trois autres scaphandres émettaient et
recevaient sur la même fréquence. Et, si les pirates entendaient le déclic
sonore produit par le branchement, ça leur mettrait la puce à l’oreille et je
pouvais tout de suite défaire mes valises.
— Léonard ? fit soudain Jayakar.
— Oui ?
Il flottait près du hublot encastré dans l’écoutille, les
mains agrippées à la barre de verrouillage.
— Je crains, dit-il d’une voix hésitante, que Khalid n’ait
pas fait d’erreur… La porte extérieure est ouverte.
— Et alors ?
— D’ici, on n’a aucun moyen de la fermer.
Sur le point de mettre le casque, je fus coupé dans mon
élan. J’étais effaré. Mon cerveau refusait de croire ce que mes oreilles
venaient d’entendre. Était-ce un problème ? Était-il possible que ce soit
un problème ? J’enjambai les sièges et me collai le nez à la vitre.
Effectivement, l’écoutille extérieure était ouverte. Elle aurait dû être
fermée. J’aurais alors pu ouvrir cette porte-ci, me faufiler dans l’étroit
couloir et ouvrir la seconde. Je cherchai un interrupteur, un levier, un
dispositif quelconque qui nous aurait permis de la rabattre depuis la cabine.
En vain.
— Bon Dieu ! murmurai-je. Comment je vais faire
pour sortir, maintenant ?
— Laissez tomber, lâcha Jay, décidément peu serviable.
Notre prison est encore plus parfaite que nous le pensions. Vous avez un
scaphandre, oui, mais vous ne pouvez pas quitter la capsule sans nous tuer
tous.
CHAPITRE XXVII
JE ME RACCROCHAI au hublot comme un noyé à son ultime
bouffée d’oxygène. Les yeux rivés sur l’intérieur du sas, je me triturais l’esprit
pour trouver une échappatoire. La porte extérieure paraissait à portée de main.
Si la capsule n’avait pas baigné dans le vide, il aurait suffi d’ouvrir cette écoutille-ci
et de se pencher en avant pour refermer l’autre. Mais, comme ça, elle était
inaccessible. Pour commencer, du fait de la pressurisation de la cabine, on n’aurait
pas réussi à tirer vers soi le lourd battant contre lequel j’étais appuyé. Et,
en admettant même qu’on y soit miraculeusement parvenus, nous nous serions
retrouvés catapultés dans le néant comme des balles sorties d’une carabine à
air comprimé.
— Vous attendez quoi au juste, Léonard ? demanda
Jay. Qu’un ange passe et repousse la porte du bout de son aile ? Ça non
plus, ça n’aurait servi à rien.
Il aurait aussi fallu que l’ange tourne la manivelle du
mécanisme de fermeture.
J’étudiai chaque détail, cherchant fébrilement un élément
qui me mettrait sur la voie. Le câble qui reliait l’engin ennemi à la station
resplendissait dans la lumière du soleil. Je me demandai où ils avaient bien pu
le fixer… Sans doute sur l’anneau extérieur, dans l’une des trois pinces de
verrouillage – qui n’étaient d’ailleurs pas adaptées au compartiment
étanche de la station, équipé pour sa part d’un tout nouveau système agissant
comme un grappin hermétique.
La gigantesque voilure avait l’éclat de l’argent liquide.
Les ailes d’un ange étaient-elles aussi étincelantes ? J’étais en train de
devenir dingue, voilà ce que constata avec découragement le peu de bon sens qui
me restait.
Je sentis quelque chose, comme l’ébauche d’une idée encore
indistincte. En rapport avec les anges. Je lâchai le hublot et me retournai
vers l’intérieur de l’étroit cockpit. L’atmosphère était de plus en plus
étouffante. Des visages apathiques, épuisés, me regardaient.
— Retirez ce scaphandre, Léonard, dit Moriyama d’une
voix lasse. C’est inutile.
Je fis semblant de ne pas avoir entendu. L’idée prenait
forme.
— Kim, demandai-je, vous avez participé à la
construction de la station, n’est-ce pas ?
Le Coréen acquiesça, étonné.
— J’ai fait plusieurs séjours à ce moment-là, oui.
— J’ai lu quelque part que les robots araignées qui ont
aidé à sa réalisation sont guidés à la voix. C’est exact ?
— Oui.
— Donc, conclus-je, Spiderman devrait être en mesure d’exécuter
mes ordres si je cale l’émetteur du scaphandre sur sa fréquence, non ?
Près de moi, Jay se mit à suffoquer : il avait deviné
où je voulais en venir.
Kim me regarda d’un œil sceptique.
— Si radio fonctionne encore, oui. On n’a pas révisé
robot depuis bien longtemps, car on attend qu’il tombe enfin en panne.
— Quelle est sa fréquence ?
— Je ne sais pas. Mais quand branché dessus, toutes les
cinq secondes très précisément, on entend son aigu, comme un « ping ».
Signale que Spiderman est opérationnel.
Les commandes de l’émetteur étaient fixées sur le poignet
droit du scaphandre : grosses molettes mastoc pour le volume et la
fréquence, larges touches pour l’alimentation électrique. Je remis le bouton de
fréquence à son plus faible niveau et j’allumai ensuite l’appareil fixé dans
mon cou, au-dessus des bouteilles d’oxygène. Je plaçai un doigt sur le micro –
maintenu devant ma bouche grâce à une petite tige métallique – par crainte
de me faire repérer au moment où je passerais sur la fréquence des pirates.
Puis je fis lentement défiler la bande en tendant l’oreille.
— Rien, annonçai-je d’un air déçu lorsque je fus au
bout.
— Je peux savoir ce que vous avez l’intention de faire,
Léonard ? me demanda Moriyama.
— Je veux donner l’ordre à Spiderman de venir jusqu’ici
et de fermer l’écoutille extérieure pour que je puisse utiliser le sas,
expliquai-je. Mais apparemment sa radio a rendu l’âme.
— Je crois que vous avez cherché trop vite, rétorqua
Jayakar. Vous devez rester sur chaque fréquence au minimum cinq secondes pour
entendre si un son est émis. Et, cinq secondes, c’est long quand on a les nerfs
à vif.
Sans grand espoir, je recommençai l’opération dans l’autre
sens, nettement plus lentement cette fois. Et je finis par trouver.
Ping !
— Ça y est ! Kim, qu’est-ce que je fais
maintenant ?
— Donnez-lui instructions.
— En quelle langue ?
— En anglais. Il comprend vocabulaire de base, environ
deux cents mots.
— En anglais ? répétai-je, surpris. Pourquoi pas
en latin, tant qu’on y est ?
L’anglais comme langue internationale, ça remonte à mon
jeune temps. Aujourd’hui, on s’attendrait plutôt à ce que les robots soient
conçus pour répondre au japonais.
— À l’époque, société qui a développé module de
commandes était américaine, précisa Kim. On nous a dit que pour ordinateur
anglais plus facile à analyser que langues asiatiques. Mais, même si c’est
vrai, je doute que véritable enjeu était là.
J’acquiesçai d’un air distrait. Pour l’heure, cette histoire
ne m’intéressait pas vraiment. Les yeux rivés sur la montre fixée elle aussi au
poignet droit du scaphandre, je voyais la trotteuse filer impitoyablement, et
chaque seconde écoulée me rappelait qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
— Comment je fais pour capter son attention ?
— Prononcez simplement son numéro. C’est numéro quatre.
Je me raclai la gorge, enlevai mon doigt du micro et
dis :
— Number four ?
Deux sons manifestement synthétiques me répondirent :
une tonalité aiguë, suivie d’une autre plus profonde. Ça ressemblait un peu à « ping-pong ».
— Veut dire qu’il a compris, déclara le Coréen lorsque
je l’interrogeai sur la signification de ce bruit.
— D’accord. (Et maintenant, on allait bien voir si mon
idée valait quelque chose.) Comment je lui demande de venir jusqu’à la porte
principale ?
— Donnez ordre. En termes simples.
Bon. En termes simples, donc.
— Move to main lock, lançai-je.
Il ne se passa rien. Après quelques secondes, je perçus un ping
impassible.
— Il n’a pas compris. Avant instruction, vous devez l’appeler
par numéro.
Ça me parut logique. J’essayai encore une fois :
— Number four. Move to main lock.
Ping-pong, entendis-je dans le casque. Je tournai les
yeux vers Kim.
— Je crois qu’il a compris. Ça veut dire qu’il va
venir ?
Le Coréen hocha la tête.
— Oui, immanquablement. Rien ne pourra arrêter. À moins
que vous ne donniez contrordre.
Je me glissai près d’un hublot et regardai attentivement
dehors. Pas le moindre Spiderman à l’horizon.
— Il est encore du côté obscur, m’expliqua Kim. J’avais
éteint machine : il a dû rester devant sas des matériaux à attendre
nouveaux rouleaux film solaire. Ça va durer un moment.
— Combien de temps ?
Le métallurgiste réfléchit.
— Spiderman doit contourner voilure pour arriver jusqu’à
nous. Je suppose qu’il va suivre un des axes principaux. Là, vitesse environ
dix kilomètre-heure. Jusqu’au bord de voilure, il y a deux kilomètres, puis,
côté clair, encore deux kilomètres… Environ une demi-heure.
Normalement, on se souciait peu de l’allure à laquelle se
déplaçait le robot. Après tout, la voilure était quasiment terminée et, hormis
les réparations relatives à d’éventuels impacts de météorites, elle n’avait
besoin d’aucun entretien particulier. Mais à cet instant précis j’aurais
vraiment souhaité que l’araignée soit plus rapide, ou équipée d’un petit
propulseur individuel.
Après vingt longues, très longues minutes – nous
survolions juste l’Antarctique –, un minuscule point sombre apparut.
Cheminant sur cette étendue infinie d’un éclat de nacre, il se rapprochait en
se pavanant avec une lenteur désespérante.
Aucun d’entre nous ne perdait une miette du spectacle. De sa
démarche gracieuse, il atteignit finalement le fuselage de la station et s’apprêta
à escalader le conduit du tunnel.
Une idée me traversa l’esprit.
— Number four, move silent.
Alors, même à cette distance, les mouvements de l’araignée
mécanique parurent se faire plus lents, plus prudents. J’avais lu un jour que
Spiderman et ses congénères avaient été conçus de manière à pouvoir se déplacer
sur la coque sans produire la moindre vibration – ni donc le moindre
bruit. Le but recherché à l’époque était certes moins de préserver le sommeil
de l’équipage que de veiller à ne pas perturber le déroulement des expériences
en microgravité. Mais aujourd’hui cette innovation allait nous être d’un grand
secours, car il n’était pas franchement utile que Khalid remarque notre petit
manège.
Le robot atteignit la porte principale.
Ping.
— Et maintenant ? demandai-je en me tournant vers
Kim, posté juste derrière moi.
Il me fit signe de lui passer le micro. Je tournai la petite
tige de fer et me penchai vers lui pour lui permettre de parler sans avoir
besoin de se contorsionner.
— Number four, identify rope, ordonna-t-il.
Ping-pong.
— Number four, move along rope.
Ping-pong.
Par le hublot encastré dans l’écoutille intérieure, je vis
Spiderman tendre un de ses bras articulés et saisir prudemment le câble
métallique dans sa pince, exactement comme s’il était en train de réfléchir à
la façon idéale d’accomplir la mission que le Coréen venait de lui confier. La
scène avait quelque chose de fascinant. Finalement, une légère secousse
parcourut son corps frêle et élancé, et il se mit à avancer vers notre capsule,
suspendu au fil, se balançant et vacillant comme un funambule prêt à se rompre
le cou.
— Pour un robot, il est plutôt intelligent, commenta
Jayakar. Dans des situations inhabituelles, il est capable de choisir par
lui-même la méthode la plus adaptée.
L’araignée se rapprochait. Et je finis par me demander si
elle allait se décider à s’arrêter.
— Number four, stop ! lâcha Kim lorsque
Spiderman fut parvenu à quelques centimètres de la porte extérieure.
Il se figea, coupé dans son élan.
Ping-pong.
— Number four, identify door.
Ping-pong.
— Number four, close door.
Je retins mon souffle. La réponse sembla se faire attendre
une éternité.
Ping-pong.
Prudemment, comme si elle craignait de perdre l’équilibre –
ce qui, en apesanteur, n’avait strictement aucun sens – l’araignée tendit
sa patte avant droite, doucement, par à-coups tâtonnants. On entendit un
raclement lointain résonner dans la paroi de la capsule lorsque sa pince entra
en contact avec l’écoutille extérieure et la mit lentement en branle. Puis la
porte se referma dans un vacarme assourdissant, un véritable coup de tonnerre
dont je craignis un instant qu’on ne l’ait entendu à bord de la station. Mais
nous baignions dans le néant, dans un vide presque absolu : on aurait pu
faire exploser toute une cargaison de mines sans que nul ne remarque quoi que
ce soit.
Ping.
— Il faut qu’il verrouille l’écoutille, dis-je d’une
voix étouffée.
Kim me lança un regard tendu.
— Je n’ai pas fait attention. À quoi ressemble
mécanisme de fermeture ?
— Un volant, expliquai-je, au centre de la porte.
Kim réfléchit un court instant puis se pencha à nouveau sur
le micro.
— Number four, identify wheel.
Cela prit un certain temps.
Ping-pong.
— Number four, close wheel.
Cela dura encore plus longtemps. Et pour toute réponse on
perçut juste un ping plaintif.
— Il ne comprend pas.
Je serrai les poings dans les gants du scaphandre.
— Bon sang ! Il doit la verrouiller, sinon on aura
fait tout ça pour rien.
— Number four, close wheel ! répéta Kim.
Ping.
— C’est pas vrai…
J’avais le nez collé au hublot. L’immense robot était là,
dehors, planté sur ses pattes de sauterelle. De ses caméras il scrutait les
environs avec un intérêt placide, empli d’une étrange mélancolie, ne comprenant
pas ce que l’on attendait de lui.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour verrouiller la
porte ? demanda Jayakar.
Je ne quittais pas l’araignée des yeux, comme si j’avais
espéré pouvoir ainsi l’hypnotiser.
— Rien de plus facile. Il suffit de tourner une fois le
volant et…
— Aha, fit Jay d’un air important. Il faut tourner
le volant.
Je le dévisageai. Quelle prétention, quelle arrogance !
L’intellectuel britannique dans toute sa splendeur. Mais il était finaud, le
bougre… J’arrachai le micro des mains de Kim.
— Number four, turn wheel
clockwise.
Ping-pong.
Un léger grattement nous parvint aux oreilles, suivi d’un
grincement strident qui nous transperça jusqu’à la moelle. Et puis plus rien.
— Écoutille fermée maintenant ? demanda le Coréen.
— Je l’espère, répondis-je en me jetant sur la soupape
de ventilation encastrée dans la porte intérieure.
J’eus une courte seconde d’hésitation, et j’ouvris l’écrou
muni d’un joint étanche : une partie de l’air contenu dans la cabine se
retrouva aussitôt propulsée en sifflant dans le sas. Par la vitre, je tentai de
voir ce qui se passait dans le compartiment obscur. Si mes souvenirs et mon
esprit d’observation m’avaient induit en erreur, la pression infligée par l’afflux
de gaz entraînerait la réouverture immédiate de l’écoutille extérieure.
Il ne se passa rien. Le lourd battant resta fermé.
La pressurisation sembla durer une éternité. Toutefois, le
chuintement perçant finit par diminuer, se transformant en un faible feulement
avant de s’arrêter complètement. Je revissai l’écrou. La valve était glaciale.
Moriyama chercha à me mettre en garde :
— Léonard, vous savez ce que vous faites ?
J’attrapai mon casque.
— Qui peut dire qu’il sait ce qu’il fait ?
répliquai-je d’un ton léger. Ce serait ennuyeux à mourir…
— Ce sont des individus dangereux. Des tueurs.
— J’essaierai de m’en souvenir.
Il chercha ses mots.
— Vous n’êtes pas obligé de le faire, Léonard. On ne
vous a pas engagé pour vos qualités de héros.
Je le regardai et me sentis ramené des années en arrière, au
temps de mes dix-sept ans. L’âge auquel j’avais commencé d’envoyer promener mon
paternel et ses précieux conseils pétris de bonnes intentions.
— Commandant, les héros, ça ne se recrute pas. Et vous
savez qu’il faut que je le fasse.
Il faut que je le fasse, car ces types ont l’intention d’assassiner
mon fils. Il faut que je le fasse, car je préfère mourir plutôt que de voir ça.
Mais je gardai ces commentaires pour moi et me contentai de mettre le casque et
de le verrouiller. Je sentis un petit mécanisme s’enclencher dans le sac que je
portais sur le dos et j’avalai une agréable bouffée d’air frais. Ce n’est qu’à
cet instant que je remarquai à quel point l’atmosphère que nous respirions à
bord de la capsule était étouffante, viciée.
Je fis signe à Kim et, avec l’aide de Tanaka, il ouvrit l’écoutille
intérieure.
Les choses sérieuses commençaient.
CHAPITRE XXVIII
UN JOUR, quand j’étais enfant, j’étais resté coincé
plusieurs heures dans une étroite canalisation d’égout avant que les pompiers
viennent enfin me libérer. Dans le sas, j’éprouvai un sentiment d’incarcération
analogue car, même si le conduit était sensiblement plus large, j’étais en
outre prisonnier de ce scaphandre informe et lourdaud. Lorsque l’écoutille
intérieure se rabattit derrière moi, je me retrouvai plongé dans une obscurité
presque totale, exactement comme autrefois…
Le souvenir s’amplifia. Je revis le bambin que j’avais
été : Léonard, le plus petit de la classe, celui que ses camarades
brimaient et harcelaient à qui mieux mieux, avec une cruauté semble-t-il propre
à cet âge. Un après-midi que je rentrais chez moi après l’école, ils m’avaient
attrapé alors que je passais devant un chantier et m’avaient enfermé dans une
bouche d’égout exiguë et puante. Ils m’avaient forcé à descendre dans le trou
saumâtre et visqueux avant de refermer la plaque, tellement lourde que j’étais
incapable de la soulever seul. Par la mince fente qui y était taillée, je les
avais entendus déguerpir en rigolant. Ensuite, durant des heures et des heures,
mon seul contact avec le monde extérieur s’était limité à l’infime rai de
lumière qui s’infiltrait par cet orifice et glissait lentement sur les parois
incrustées d’algues. Personne ne m’entendit appeler, crier ni finalement
pleurer. Ce n’est que le soir, à la nuit tombante, que des pompiers étaient
venus me libérer – Dieu seul sait comment ils avaient eu vent de ma
détention.
Durant un court instant, je sentis une peur panique m’envahir
lorsque Kim et Tanaka repoussèrent la lourde porte derrière moi et que j’entendis
le système de verrouillage s’encastrer en raclant dans les joints étanches. À nouveau
ces mêmes ténèbres, ce même confinement oppressant – je dus me retenir
pour ne pas hurler. De toute façon, personne n’aurait pu m’entendre :
isolé dans le scaphandre, j’émettais sur une fréquence que seul le robot,
dehors, pouvait encore capter. Je levai les bras aussi haut que me le
permettait la carapace dans laquelle j’étais engoncé et tâtonnai dans le noir,
en quête du mécanisme de fermeture de l’écoutille extérieure. Je finis par le
trouver : un volant large et maniable, juste au-dessus de mon casque. Je m’y
agrippai et commençai à tourner.
L’opération fut difficile et de longue haleine. Pour m’assurer
un meilleur appui et pouvoir manœuvrer avec assez de puissance, je calai mes
bottes dans les poignées fixées à l’intérieur du tube. La sueur se mit à
ruisseler sur mon front plus tôt que je l’avais craint.
La décompression fut brutale, accompagnée d’un bruit
semblable à celui provoqué par l’ouverture d’un gigantesque paquet de café
conditionné sous vide. D’un seul coup, l’air s’échappa dans le néant et faillit
m’arracher la manivelle des mains. En une fraction de seconde, le scaphandre se
gonfla et devint encore plus encombrant, encore plus pataud. Jusque-là, le seul
handicap qu’il présentait provenait de ses multiples couches de rembourrage,
censées selon le cas être imperméables à l’air, absorber l’humidité ou les
rayonnements, contrebalancer les brusques changements de température en jouant
le rôle de couches isolantes. Mais désormais la pressurisation – certes
minime mais inévitable – du vêtement me donnait l’allure d’une grosse
saucisse prête à éclater. Question souplesse, j’avais tout du bonhomme Michelin.
Je poussai le lourd battant. La luminosité étincelante du
puissant réflecteur solaire pénétra violemment à l’intérieur du sas.
Douloureusement aveuglé, je fus obligé de baisser les paupières jusqu’à ce que
le matériau du casque, prévu pour faire face à ce type de situation, se teinte
de lui-même. Puis, recouvrant peu à peu l’usage de mes yeux, j’entrepris de m’extraire
de l’étroit conduit.
Spiderman fut la première chose que je vis en sortant.
Toujours cramponné au câble métallique par ses pattes articulées, il attendait,
immobile. Seuls ses capteurs optiques, extrêmement vivaces, suivaient le
moindre de mes gestes avec une curiosité qui me fit penser à celle d’un petit
chien. En d’autres circonstances, la scène m’aurait paru comique.
Ping ! entendis-je dans mon casque : le robot était opérationnel.
Nous survolions le golfe d’Oman. Il nous restait donc encore
une rotation complète avant de passer au-dessus de La Mecque. Poursuivant notre
course de pôle à pôle, nous nous dirigions plein nord. Nous n’allions pas
tarder à survoler les hauts plateaux entre l’Himalaya et les montagnes d’Anatolie.
Puis, après avoir longé l’Oural, ce serait au tour de l’Arctique, du Pacifique,
de l’Antarctique, de Madagascar, de l’Afrique orientale, de la mer Rouge. Et de
La Mecque. Tout cela en moins d’une heure et demie.
J’examinai la situation aussi calmement que possible et
commençai à entrevoir où je m’étais embarqué. Le filin qui reliait la capsule à
la station mesurait, à vue de nez, une vingtaine de mètres. Vingt mètres de
câble épais comme le pouce traversant le néant. Tout autour, une étendue
infinie, et, quatre cents kilomètres sous mes pieds, le golfe Persique. D’accord,
cette vision n’aurait pas dû effrayer un astronaute, mais, moi, elle m’effrayait
quand même. Et pour couronner le tout cet animal de robot n’avait rien trouvé
de mieux que de venir planter sa grande carcasse en plein milieu du fil
distendu, ce qui me barrait le passage. Heureusement, ce n’était pas un gros
problème car je pouvais à tout moment lui demander de dégager le terrain.
Restaient ces satanés vingt mètres jusqu’à la porte principale. Et
surtout : comment pénétrer à bord ? Par le sas, c’était exclu :
son ouverture déclenchait automatiquement une alarme sonore dans la salle de
commandes. Et – si Khalid et consorts n’étaient pas, comme je le
craignais, postés depuis belle lurette derrière la baie sans tain du système de
guidage à regarder ce que j’étais en train de trafiquer –, en procédant
ainsi, j’étais sûr en revanche d’attirer l’attention sur moi.
Mais pour d’obscures raisons les concepteurs de la station
avaient décidé de réserver l’alarme à ce seul accès. Les autres n’en étaient
pas pourvus. Ils étaient bien sûr reliés au dispositif de surveillance
informatique, mais l’ordinateur se contentait d’enregistrer les entrées et les
sorties dans un livre de bord que l’on pouvait consulter en cas de besoin. Pour
le moment, les pirates avaient sans doute autre chose à faire que de garder en
permanence un œil sur ces données qui ne constituaient finalement qu’un des
innombrables procès-verbaux du système. C’est du moins ce sur quoi je misais.
Il fallait donc que j’attaque par le sas de déchargement,
situé sur la partie frontale du labo de recherches en microgravité. J’étudiai
attentivement le parcours, et je ne peux pas dire que je fus emballé par ce que
je découvris. Il faudrait d’abord que je contourne Spiderman – jusque-là,
ça allait encore. Ensuite, je devrais glisser sur le filin et atteindre la
porte principale en progressant centimètre par centimètre. Ça aussi, ça avait l’air
faisable, même dans mon accoutrement. C’est après que les choses se corsaient,
car je devrais m’arranger pour descendre le long du tunnel jusqu’au niveau
deux, puis jusqu’à l’extrémité du labo de microgravité, et ce en me servant des
barres fixées – de manière plus que parcimonieuse – sur la coque de l’appareil.
Une sorte d’escalade sans filet en apesanteur, quoi. Et tout ça avec ma grâce
et mon agilité de bibendum. C’était de la folie pure. Je n’y arriverais pas. En
cours de route, je finirais par manquer l’un ou l’autre des échelons, et je
terminerais ma course en dérivant, hurlant, dans le néant infini.
D’un autre côté, les décisions sont étonnamment plus faciles
à prendre quand il n’y a pas d’alternative. Je m’extirpai donc entièrement du
compartiment étanche et empoignai le câble à deux mains – en fait d’empoigner,
j’eus un peu l’impression de me retrouver agrippé à une grosse éponge de bain,
suspendu dans le vide et littéralement en nage. De ses deux caméras, Spiderman
observait ma petite gymnastique empotée et j’aurais pu jurer déceler dans son
ping suivant une réelle pointe de moquerie.
Spiderman. Une seconde… S’il y avait quelqu’un capable de se
livrer les yeux fermés à ce genre d’exercice, c’était bien lui. Je pourrais
peut-être en tirer parti.
— Number four, lançai-je dans le micro.
Ping-pong.
Je saisis une de ses pattes, glissai, me rattrapai tant bien
que mal en m’accrochant plus fort cette fois, et je réussis enfin à trouver un
appui stable. Oh, mon Dieu ! Je n’avais pas le choix. Il fallait que l’araignée
me transporte, sinon j’étais perdu.
Le robot ne bougea pas lorsque j’entrepris maladroitement de
lui grimper sur le dos.
J’aurais peut-être pu lui demander de m’aider, mais je ne
voulais pas prendre de risques. Pourvu qu’il continue de se tenir tranquille…
Je parvins finalement à me hisser sur sa carapace en me cramponnant à lui comme
un noyé à un rondin de bois. J’étais à bout de souffle.
— Number four, move to microgravity lab.
Silence hésitant. Puis : Ping. Il ne comprenait
pas ce que je lui voulais.
Il ne manquait plus que ça… J’étais totalement désemparé. J’aperçus
en contrebas les eaux cristallines du Pacifique sud, et je me triturai l’esprit
pour trouver le sésame qui mettrait Spiderman en branle. Kim n’était plus là
pour m’aider. J’aurais peut-être dû y réfléchir à deux fois avant de foncer
tête baissée. Il y a beaucoup de choses dans ma vie auxquelles j’aurais dû
réfléchir à deux fois. Je jetai un coup d’œil sur la sombre capsule et je crus
remarquer un mouvement derrière l’un des hublots minuscules. Évidemment, ils
étaient tous en train d’admirer mes exploits d’athlète endimanché qui me
faisaient perdre un temps précieux.
L’araignée tourna un œil vers moi et me fixa de près, comme
si elle m’engageait à réfléchir à nouveau sérieusement. Et soudain je compris.
Bon sang, ce que j’avais pu être bête !
Comment diable un robot aussi ancien aurait-il pu savoir
dans quel module se trouvait le labo ? L’agencement interne changeait tous
les six mois. Or Spiderman ne connaissait la station que de l’extérieur, pour
la bonne et simple raison que c’était tout ce qu’il avait besoin de connaître.
— Number four, m’écriai-je en reprenant courage, move to service lock.
Ping-pong.
Bingo ! L’araignée se mit en mouvement, d’une démarche gracieuse
et chaloupée dont je sus apprécier l’élégance pour m’être moi-même frotté à l’exercice
quelques minutes plus tôt. Elle se retourna aussitôt, sans difficulté aucune,
et ses longues pattes suivirent nonchalamment l’étroit filin en direction de la
porte principale.
— Number four, m’empressai-je d’ajouter, move
silent !
Spiderman fit ce que je lui avais ordonné sans pour autant
ralentir son allure. Je retins ma respiration quand on atteignit le sas. Mais,
de fait, l’araignée frôla le fuselage avec une douceur et une prudence
infinies, comme s’il s’était agi d’une frêle coquille d’œuf.
Pas le moindre bruit. Je pressai mon casque contre le corps
du robot, mais je n’entendis rien. Si je n’avais pas su qu’il était incapable
de se déplacer en flottant librement, j’aurais juré que c’était ce qu’il était
en train de faire. Il glissait imperceptiblement sur le métal étincelant, ombre
noire, silencieuse et fluette, sur cette construction cylindrique gorgée de
lumière d’un éclat aveuglant. Il ne restait plus qu’à espérer que Khalid et ses
complices continueraient d’ignorer ce qui se jouait ici.
Vue de l’extérieur, la station avait l’air beaucoup plus
grande et spacieuse que de l’intérieur. Elle paraissait proprement gigantesque,
même en faisant abstraction de la monstrueuse voilure. Peut-être cela tenait-il
également aux parois relativement épaisses des modules, conçues pour offrir une
protection maximale contre les météorites et les rayonnements cosmiques.
Pendant cette petite chevauchée d’une lenteur éprouvante nerveusement, j’eus
tout le temps de remarquer un nombre phénoménal d’éraflures et de petites
bosselures sur le vernis du revêtement, par ailleurs d’un blanc immaculé :
sans doute les impacts des nuées plus ou moins denses de micrométéorites qui
frappaient parfois la Terre dans sa course autour du Soleil. Je me rappelai l’une
de mes premières nuits passées à bord de Nippon, quelques années
auparavant. J’avais été frappé par des bruits répétés, comme si on avait lancé
du sable contre la coque de l’appareil. Le lendemain matin, on m’avait expliqué
qu’il s’agissait en réalité de ces micrométéorites, si petites qu’elles étaient
invisibles à l’œil nu, mais plus rapides en revanche qu’aucun projectile.
On passa le « sas au drapeau », comme nous l’appelions,
à l’extrémité inférieure de la flèche – une construction fort coûteuse,
conçue pour que l’on puisse à n’importe quel moment hisser un drapeau
quelconque sans avoir pour cela besoin de quitter la cabine. Initialement, en
effet, les modules centraux de la station avaient été pensés pour devenir un
centre international que l’on aurait pavoisé aux couleurs des différentes
nations représentées à bord. Mais, à ma connaissance, le dispositif n’avait
encore jamais servi. Les Djihadis étaient les premiers à en avoir fait usage.
Le labo se trouvait dans l’aile légèrement tronquée située
sous l’un des modules de séjour. Elle se prolongeait sur une plate-forme d’expérimentations.
Grâce aux machines qui y étaient installées, on réalisait certains essais
relatifs à l’exposition au vide, aux rayonnements ou les deux à la fois. On y
accédait par un sas qui servait également à décharger la cargaison des navettes
qui venaient ravitailler. Pour remplir cette fonction annexe, la plate-forme
était alors simplement retournée, et à l’aide des grands bras articulés on
enlevait un par un les conteneurs de la navette en les fixant sur les
dispositifs prévus à cet effet. Quelqu’un d’autre s’occupait de les transporter
à l’intérieur. À l’exception des scientifiques, qui devaient mettre de l’ordre
dans leurs affaires chaque fois qu’une opération de ce type avait lieu,
personne ne trouvait rien à redire à ce principe de fonctionnement.
Spiderman m’amena directement devant la porte. Une fois
arrivé, il se campa sur ses pattes effilées et lança une fois encore son
ping ! plein d’entrain. Maintenant, c’était à moi de jouer. Je jetai
un coup d’œil méfiant sur les hublots à l’extrémité du module. Ils permettaient
d’observer de l’intérieur l’activité sur la plate-forme – actuellement, il
n’y avait pas d’expériences en cours. En revanche, du dehors, ils ne laissaient
rien deviner de ce qui se passait dans la cabine ; ils étaient en effet
recouverts d’un miroir doré, ainsi qu’il est de mise dans l’espace pour ce type
de hublots construits pour durer. Juché sur le dos du robot, je desserrai
lourdement mon étreinte et tendis la main droite pour attraper la poignée la
plus proche. Mais pas un seul instant je ne parvins à me débarrasser de l’impression
désagréable que toute la fine équipe était déjà massée derrière une vitre, m’observant
en ricanant et attendant l’arme au poing que je m’aventure près du sas.
Maintenant que j’étais là, que devais-je faire ? Je ne
pouvais pas rebrousser chemin. Une fois de plus, l’absence d’alternative m’épargna
bien des réflexions et des décisions laborieuses. S’ils m’avaient déjà repéré,
ils ne me laisseraient sans doute même pas monter à bord. Je me glissai devant
la porte extérieure et actionnai le mécanisme d’ouverture. Je verrais bien.
Le conduit ayant été conçu pour acheminer des objets
vraiment encombrants, il était plutôt spacieux. En matière de volume et de
confort, il n’avait rien à envier au sas principal, loin de là. Mais
naturellement – revers de la médaille – la durée de dépressurisation
de la zone étanche était en conséquence. Et je connus une nouvelle suée en
imaginant ce qu’il adviendrait de moi si les gémissements et les nasillements
de la pompe se mettaient à résonner dans le labo déserté, voire – si
jamais l’accès au tunnel nodal était ouvert – dans le reste de la station.
Enfin, l’assemblage compliqué de lamelles qui formait l’écoutille
s’écarta latéralement dans la paroi. Je découvris alors un compartiment vide,
de forme cubique. L’entrée était engageante, attirante, séduisante. Mais je n’aurais
rien eu contre le fait d’avoir une arme. Je lançai à Spiderman un dernier
regard, puis je saisis une des barres d’appui et pénétrai à l’intérieur. Les
panneaux se refermèrent derrière moi.
Je me retrouvai plongé dans une pénombre artificielle
contrastant avec la violence et l’agressivité de la clarté solaire que je
venais de quitter. Un des deux tubes fluorescents qui pendaient au plafond
était en mauvais état et diffusait une vague lueur vacillante. J’activai le
second interrupteur d’ouverture. L’air se mit à affluer dans le sas, et ce n’est
qu’en percevant le sifflement à travers le casque que je me rendis subitement
compte qu’il aurait été de mon ressort de m’occuper du néon défectueux.
Mais pour le moment j’avais bien d’autres soucis. Lorsque
les battants de la porte intérieure coulissèrent, je retins machinalement ma
respiration.
Le labo était calme, désert, et, hormis l’éclairage de
secours, tout baignait dans l’obscurité. Personne ne m’attendait. Quelques
instruments brillaient dans la faible clarté déversée depuis le sas, mais la
plupart des appareils étaient empaquetés dans des plastiques de protection d’un
blanc laiteux. Personne ne me menaçait. Les tables étaient propres et rangées,
les écrans de contrôle éteints et l’accès au tunnel fermé. Personne ne me tira
dessus. J’étais revenu à bord et nul ne l’avait remarqué.
CHAPITRE XXIX
LORSQUE la porte du sas se fut refermée derrière moi, je dégrafai
les attaches de mon casque, le retirai et débranchai mon système de survie. Je
tendis l’oreille. À priori, rien ne laissait supposer qu’on avait repéré
ma présence. Je n’entendis que les bruits habituels : le sifflement
abrutissant de la clim’, le bourdonnement grave et lointain des machines
diffusé par la structure porteuse de la station – mais pas de cris
surexcités, pas de cliquetis d’armes, pas de cavalcade dans le tunnel.
Exactement comme s’ils ne m’avaient effectivement pas vu entrer.
Bien sûr, depuis le poste central, Khalid et sa clique
avaient les moyens de surveiller les lieux dans leurs moindres recoins et, s’ils
avaient activé les fonctions adéquates du système informatique, ils étaient en
train de suivre tous mes faits et gestes, confortablement installés devant une
forêt d’écrans de contrôle. Si ça leur chantait, ils pouvaient même lire l’évolution
de mon rythme cardiaque. Dans ce cas, je n’avais aucune chance.
Mon seul espoir, c’était qu’à ce moment-là, environ une
heure et demie avant le premier contact visuel avec La Mecque, ils aient sans
doute autre chose en tête que de faire mumuse avec la console.
J’étais sur le point de déposer mon casque dans un
compartiment vide de l’étagère grillagée fixée au mur lorsqu’une idée me
traversa l’esprit et me stoppa net. Peut-être qu’il existait un moyen simple et
rapide de mettre un terme à ce cauchemar. En admettant que Khalid ait commis
une autre erreur… Sa première faute m’avait permis de m’infiltrer dans la
station. Et une seconde signerait son arrêt de mort. Je refermai le bac de
rangement et accrochai solidement le casque à ma ceinture avec la bandelette de
plastique prévue à cet effet. Puis je m’avançai vers la porte. Je ne pus m’empêcher
de sursauter en entendant le grésillement sonore et perçant qu’elle émit en s’ouvrant.
Retenant mon souffle, je tendis l’oreille. Pas de réaction. Peut-être que le
sifflement n’était pas si fort que ça, finalement. Je passai prudemment la tête
dehors et jetai un œil dans le couloir. Personne en vue. Le tunnel nodal était
absolument désert.
Je saisis la première poignée venue et me faufilai
hâtivement en face, dans le labo de biologie. Les panneaux coulissèrent aussi
bruyamment et aussi instantanément que les précédents. Je me glissai dans l’obscurité
et ne repris ma respiration que lorsque l’accès se fut refermé et que je pus
constater qu’aucun bruit potentiellement alarmant ne provenait de l’extérieur.
Quand mes pulsations cardiaques eurent retrouvé un rythme
médicalement acceptable, je décidai d’allumer. Je cherchai l’interrupteur en
tâtonnant lorsque brutalement un objet lisse se posa doucement sur ma nuque. Un
objet lisse et froid. Un objet dont le contact ressemblait à s’y méprendre à
celui d’un canon de revolver.
Je fus glacé d’effroi. Mon cœur cessa de battre. J’arrêtai
de respirer, de penser, de sentir. C’était donc ça, mourir.
Les secondes passèrent – ou du moins c’est l’impression
que j’en eus – et j’étais toujours en vie. L’objet lisse et froid glissait
lentement sur ma nuque avec un mouvement de va-et-vient, comme s’il cherchait
le point idéal pour m’infliger le sort qui m’était réservé.
— Écoutez, on peut peut-être discuter… murmurai-je d’une
voix de crécelle que je ne reconnus pas.
Les mots étaient sans importance. Je parlais pour dire
quelque chose, pour gagner du temps, et ces balbutiements étaient tout ce dont
j’étais capable.
Pas de réponse. L’objet lisse glissa à la base de mon crâne.
— Je vous en prie… Je ne suis pas armé. Vous auriez
tort de vous laisser aller à des réactions précipitées…
Je ne savais pas qui était posté derrière moi, mais une
chose était certaine : ou bien c’était un type taciturne et patient, ou
bien un sourd-muet.
La chose continua lentement de remonter. Maintenant, c’est
mon oreille qu’elle semblait avoir repérée. Je me demandai comment il faisait,
dans cette obscurité, pour réussir à détailler aussi parfaitement mon anatomie.
Et je m’étonnai de ne rien entendre, pas même le souffle de sa respiration. L’objet
atteignit mon lobe, le frôla furtivement avant de poursuivre sa course le long
de ma joue. Quelque chose de froid et de doux effleura ma peau.
— Je vais peut-être commencer par donner un peu de lumière,
si vous n’y voyez pas d’inconvénient, croassai-je en actionnant l’interrupteur
que je sentais au bout de mes doigts.
Ce qui venait de glisser sur mon visage, c’était une jambe
nue.
Je me retournai prudemment, pressentant déjà que le
spectacle qui m’attendait n’était pas des plus réjouissants. Et en le
découvrant je remerciai le Ciel d’avoir le ventre vide depuis un bon moment.
C’était Oba. Ou plutôt ce que Ralf en avait laissé. Elle
flottait dans les airs, le bas-ventre découvert, le buste distordu, dans une
posture grotesque. Quant à ce que les terminaisons nerveuses de mon cou avaient
pris – on n’est jamais trop prudent – pour le silencieux d’un
revolver, c’était en réalité son gros orteil droit. Son gros orteil droit mort,
glacé.
Et ma tête se trouvait juste entre ses cuisses. Je lui
empoignai les jambes et freinai leur mouvement. Puis, même si je savais que ce
geste pouvait me trahir et révéler ma présence à bord, je rassemblai
quelques-uns des vêtements qui flottaient de-ci de-là et cachai sa nudité. Il y
avait un homme sur Terre qui ne devrait jamais apprendre comment elle était
morte, je m’en fis le serment. Ralf lui avait tiré tellement de balles dans la
tête qu’on ne pouvait même plus les dénombrer, mais ça n’avait pas l’air de lui
avoir suffi. Ça ne lui avait pas suffi de s’acharner sur elle au point que son
visage était méconnaissable. Il avait aussi fallu qu’il viole son cadavre. Mon
esprit se refusait à imaginer les détails immondes de cet acte répugnant.
Et qui sait ce qu’il avait concocté pour nous ? Ma
bouche me parut soudain étrangement sèche et poussiéreuse. Je laissai la
dépouille d’Oba et me mis en quête de ce que j’étais venu récupérer : le
gaz soporifique. J’étais certain d’avoir vu deux de ces cartouches rose bonbon
dans je ne savais plus quel tiroir, lors de ma dernière séance de ménage dans
le labo. Khalid en avait découvert une, et il n’y avait a priori aucune
raison pour qu’il ne l’ait pas laissée sur place. Car à ce moment-là il avait
sûrement déjà décidé de nous boucler dans sa fichue capsule.
On ne devrait jamais se fier aux a priori. J’ouvris
tous les coffres, passai toutes les armoires au peigne fin, dégottai un tas de
machins plus inutiles les uns que les autres, mais rien qui ressemblât de près
ou de loin à une petite fiole en métal rose. Manifestement, Khalid ne s’était
pas contenté de faire disparaître celle confisquée sur Oba : il devait
avoir demandé à ses sbires de procéder à une perquisition en règle. Une fouille
d’ailleurs couronnée de succès, car la seconde cartouche resta aussi
introuvable que la première.
Je finis par abandonner les recherches. C’eût été trop
simple… Mettre tranquillement le casque, libérer le gaz et aller ensuite
gentiment cueillir cette bande de crapules. Je n’avais donc plus qu’une seule
solution : revenir à mon plan initial. Je regardai furtivement l’heure.
Rien ne m’obligeait à me presser inutilement, mais j’avais quand même perdu
plus de temps que prévu à tenter de mettre la main sur cette satanée cartouche.
Et rien ne m’obligeait non plus à rester ainsi harnaché. Je
dégrafai les gants avant de les ôter et de me débarrasser du sac à dos
contenant les bouteilles. Puis j’ouvris les joints étanches fixés à la
ceinture, retirai la veste et me glissai hors du pantalon. Quel soulagement,
quel confort de pouvoir à nouveau évoluer librement ! Par acquit de
conscience, je jetai un dernier coup d’œil autour de moi – il arrive
parfois qu’on cherche une chose pendant des heures alors qu’elle est juste sous
votre nez. Puis j’éteignis la lumière et déclenchai l’ouverture de la porte.
Silence. Je penchai la tête dans le tunnel. Personne. Peut-être les pirates en
avaient-ils profité pour prendre une cuite de tous les diables et étaient-ils
en train de cuver ? Ou alors s’étaient-ils mutuellement défoncé le
crâne ? Je dois reconnaître que cette dernière option aurait eu ma
préférence.
Quelle bourrique je faisais ! Il y avait une
explication évidente : aucun d’entre eux ne rôdait dans la station parce
que cela faisait un moment qu’ils devaient être tous sur le pont supérieur,
assis comme un seul homme devant les pupitres de commandes et guettant
fébrilement l’instant où la Ville sainte entrerait dans le rayon d’action de l’émetteur
énergétique.
Au lieu de me perdre en conjectures fantaisistes, mieux
valait que je me dépêche de déjouer leurs plans.
Je quittai le labo. Les panneaux coulissants se refermèrent
derrière moi avec un sifflement asthmatique, et je me mis en route pour
descendre sur le pont des machines. Autant dire que ça ne se ferait pas dans la
minute. L’endroit où je comptais me rendre était situé du côté
« obscur » de la voilure. Celle-ci, très logiquement, était
solidement arrimée à la pièce intermédiaire du tunnel nodal, elle-même
massivement renforcée – plus que nécessaire, d’ailleurs : elle aurait
permis à la station de supporter une voilure d’une étendue supérieure. Du fait
de cette configuration, le tunnel se rétrécissait au milieu en une sorte de
goulot d’étranglement qu’il s’agissait de franchir sain et sauf.
J’agrippai une poignée pour prendre mon élan. Enfin libéré
du scaphandre, je pouvais me mouvoir avec une élégance acquise par des années
de pratique en apesanteur. J’étais arrivé à peu près à mi-chemin lorsque j’entendis
soudain le chuintement d’une autre porte. Sachant que cette fois je n’y étais
pour rien, le bruit me parut encore plus sonore et plus inquiétant qu’auparavant.
Dans un mouvement de panique, je tendis le bras pour atteindre la poignée
suivante ; je la saisis à pleines mains et me contorsionnai pour trouver
refuge dans le renfoncement dérisoire qui précédait le goulot d’étranglement.
Juste à temps. Des voix me parvinrent aux oreilles. Quelqu’un
était en train de sortir dans le tunnel. Je ne cherchai pas à m’en assurer et m’efforçai
de respirer aussi doucement et discrètement que possible. Quant à l’anneau
rembourré placé au milieu du conduit et destiné à renforcer l’assise de la
voilure, il me soustrayait certes aux regards lancés depuis le haut, mais l’abri
était si ridiculement étroit que je me collai de toutes mes forces contre la paroi,
comme si j’espérais pouvoir ainsi la repousser par la seule force de mon corps.
C’était Ralf. Ralf le Monstre. Ralf la Bête.
— Y a quelque chose, grogna-t-il comme s’il se parlait
à lui-même. J’ai pas rêvé, je l’ai entendu. En bas, là, quelque part…
Je me fondis dans le mur. Je ne faisais plus qu’un avec lui.
Et j’eus brusquement beaucoup plus de sympathie pour l’angoisse de la feuille d’aluminium
au moment du passage sous presse.
Un autre individu répondit quelque chose que je ne compris
pas. Mais au ton général ça ressemblait à une mise en doute méprisante des
talents d’observateur du molosse. En tout cas, ça me rassurait de le croire. La
porte finit par se refermer bruyamment, et j’entendis Ralf s’avancer lourdement
dans le tunnel. Il ne cessait de grommeler dans sa barbe, parfois pris de
ricanements déments. Il venait dans ma direction, je ne pouvais me retirer
cette idée de la tête.
Je tâchai de me plaquer encore davantage contre la paroi et
cessai complètement de respirer.
Mais Ralf se rapprochait, c’était une certitude. Jouer les
crêpes n’était pas une solution d’avenir.
Il fallait que je trouve quelque chose. Quoi que le tueur
ait aperçu du coin de l’œil, j’avais espéré qu’il mettrait ça sur le compte d’un
mirage, d’une hallucination due à l’apesanteur. Bref, j’avais espéré qu’il l’ignorerait.
Je connaissais ce genre d’illusions d’optique pour les avoir moi-même
éprouvées, et je me souvenais que, lorsqu’il était venu me chercher pour m’emmener
sur le pont supérieur, il avait déjà cru voir quelque chose bouger dans la
partie inférieure du tunnel. Évidemment, il avait fallu que ce soit précisément
maintenant qu’il décide d’en avoir le cœur net.
Se produisit alors ce qui n’aurait pas dû se produire. Mon
pied droit passa malencontreusement dans le champ du capteur qui commandait la
porte située légèrement en contrebas. Les panneaux coulissants s’écartèrent
avec insouciance en poussant un sifflement strident, hardi, brutal. Question
volume sonore, l’effondrement du barrage d’Assouan n’aurait pas fait mieux.
— Ah ! jubila Ralf. Y a donc bien quelque chose,
par là !
CHAPITRE XXX
SANS RÉFLÉCHIR une seconde, je me laissai guider par un
réflexe extrêmement ancien, exercé et rodé depuis des millénaires : je
pris la fuite. Je me glissai promptement hors de ma cachette devenue inutile et
me précipitai dans l’ouverture béante en me raccrochant au passage à la
première poignée venue. La porte, servile et indifférente, se referma derrière
moi. Alors seulement je me mis à réfléchir. Et à trembler.
C’était fini. Fini, terminé, liquidé. J’avais tout foutu en
l’air. Dans une grande ville, très loin, un petit garçon ne verrait pas le jour
à venir. J’avais abattu ma dernière carte : la partie était perdue. Ralf m’avait
repéré. Même lui n’était pas assez abruti pour ne pas faire la différence entre
une hallucination et les mouvements d’une porte. Je n’avais plus aucune chance.
J’étais pris au piège, enfermé ici, dans le labo de recherches en matériaux de
la station solaire Nippon. Il n’y avait pas d’autre sortie, juste ce seul
et unique accès qui donnait sur le tunnel et ne pouvait se verrouiller de l’intérieur.
J’avais voulu contrarier les plans du prophète Abu Mohammed, mais j’avais
échoué. J’entendais Ralf se rapprocher, irrésistiblement. Ralf le tueur. Et je
n’avais pas d’arme, pas même un simple bâton…
Une arme… Mais si ! Je me souvins brutalement de l’épée
de Kim pour sa thèse de doctorat. Il devait bien l’avoir fourrée quelque part,
cette lame en acier monocristallin.
De l’extérieur me parvinrent des claquements sourds. Ralf
serait bientôt là. Il semblait avoir quelques difficultés à longer le couloir
en se suspendant aux poignées tout en gardant en main son inévitable revolver.
J’ouvris fébrilement chacun des tiroirs, libérant un flot de
papiers, de chemises, de classeurs, de spécimens métalliques étranges. Mais pas
d’épée. Je n’osais imaginer que Kim ait pu la ranger ailleurs après me l’avoir
montrée. Combien d’autres tiroirs, placards et casiers faudrait-il encore que j’ouvre…
— Coucou… roucoula Ralf.
Il avait presque atteint la porte et, à sa voix, on l’aurait
cru en plein trip.
— Coucou, fantôme de l’espace, j’arrive… je viens te
chercher !
Là. Un objet long, enveloppé dans une épaisse étoffe blanche
et ficelé avec de nombreuses, de trop nombreuses cordelettes. Poussé par une
peur panique, je les arrachai précipitamment, déchirai le tissu et réussis
finalement à dégager l’arme…
Les panneaux coulissants s’écartèrent majestueusement avec
un sifflement lugubre. Le silence se fit. Je ne vis rien d’autre que le tunnel
désert ainsi que les portes closes des labos situés au même niveau. Puis un
bras jaillit dans la large embrasure. Un bras qui tenait un revolver d’un éclat
sombre au bout duquel était vissé un silencieux proprement monstrueux,
semblable à un énorme phallus. Ralf avait beau être une bête sanguinaire, un
tueur psychopathe, il n’en restait pas moins un pro absolu dans son domaine. Il
braqua son revolver vers la droite, sur l’angle mort près de l’entrée. Ensuite,
lorsqu’il fut évident que personne ne s’y tenait caché, le bras armé fit
lentement le tour de la pièce en décrivant un ample arc de cercle, à la
recherche d’autres cibles.
Chaque mouvement témoignait de l’expérience infinie d’un
homme dont le métier était de tuer. D’un homme qui n’avait vraisemblablement jamais
rien fait d’autre dans sa vie que de traquer ses semblables, de les mettre en
joue et de les abattre. N’ayant pas réussi à repérer sa prochaine victime, il
se glissa dans le labo avec une rapidité que j’eus du mal à suivre, le canon
pointé cette fois sur l’angle mort à gauche de la porte.
Là non plus il n’y avait personne. Le bras armé s’écarta et
balaya les lieux pendant quelques instants, indécis, sans trouver de cible
concrète où se braquer. L’arrière du module était meublé d’une rangée d’armoires
en fer, suffisamment grandes pour dissimuler un homme. Ralf se dirigea
lentement vers elles, revolver en joue, tendu comme un tigre sur le point de
bondir et en permanence prêt à se mettre à couvert.
Cela faisait déjà un bon moment qu’il séjournait dans l’espace,
mais son expérience ne serait pas suffisante. Son organisme s’était adapté aux
conditions de l’apesanteur, mais son esprit, lui, n’en avait pas eu le temps.
Et c’était trop tard pour une formation accélérée.
Je m’étais caché au-dessus des panneaux coulissants.
Cette idée ne l’avait pas effleuré, mais en réalité il est tout aussi facile,
en apesanteur, de se dissimuler au-dessus d’une porte qu’à côté. Seulement Ralf
continuait de raisonner en fonction de l’attraction terrestre. Par ailleurs, la
disposition des lieux – sol à claire-voie, tables et appareils à droite et
à gauche, tubes au néon – lui avait elle-même paru tellement familière et
conforme aux schémas classiques qu’elle lui avait fait oublier que nous étions
dans l’espace et que cela offrait certaines possibilités. De ma position, j’avais
observé ses manœuvres d’approche en retenant ma respiration, et je fus sidéré
de voir que, contre toute attente, mon plan avait apparemment de bonnes chances
de réussir. Alors, l’épée prête à frapper, je fondis sur lui tel un rapace sur
sa proie : il fut totalement pris de court et n’eut même pas le temps de
dire ouf.
Mon plan était simple : profiter de l’effet de surprise
et, avant même qu’il se rende compte de rien, éteindre la radio qu’il portait
toujours dans le cou comme un gros boudin noir. La priorité absolue, c’était de
fracasser cet engin sans que passe aucun bruit pour éveiller les soupçons de
ses complices restés dans la salle de contrôle. Je levai mon arme, les yeux
rivés sur le volumineux appareil, et je frappai de toutes mes forces. Le
scaphandre que j’avais endossé pour mon come-back dans la station étant équipé
de la même radio, je me souvenais que le boîtier était extrêmement dur et
résistant. Du bon vieux matériel russe, suffisamment costaud pour encaisser
sans broncher une chute depuis l’espace dans la toundra sibérienne. Mais le
coup porté avec l’épée de Kim eut des effets surprenants : la lame s’enfonça
dans l’acier comme dans du beurre, trancha net la colonne vertébrale du
colosse, son cou, sa gorge, et ressortit de l’autre côté en dessinant un large
arc de cercle. Elle eut encore le temps de débiter un coin de table avant que
je parvienne à la maîtriser.
La porte se referma avec son sifflement impassible.
Totalement déconcerté, j’admirai mon œuvre.
Ralf n’avait effectivement pas eu le temps de prévenir ses
petits copains. Je l’avais décapité comme une fleur. La scène avait quelque
chose de surnaturel : le crâne blafard et émacié, surmonté d’une touffe
ébouriffée de cheveux gras et noirs, tournoyait dans les airs tandis que le
tronc culbutait lentement en avant. Le sang giclait des carotides comme deux
fontaines sous pression, se dispersant en un nuage rougeâtre, de plus en plus
opaque et étendu, dans lequel la tête tranchée semblait vouloir se dissimuler.
Je regardai l’épée : pas une goutte sur la lame. Plus
surprenant encore, elle ne présentait pas la moindre ébréchure. Kim aurait été
aux anges.
Les derniers spasmes d’agonie secouèrent le corps décapité.
Le débit du liquide qui s’échappait des artères ne tarda pas à se relâcher. Le
visage de Ralf était complètement barbouillé de sang ; on ne voyait plus
que ses grands yeux bovins qui jetaient un dernier regard, livide et
accusateur. Du reste, même de son vivant, ils ne m’avaient pas semblé franchement
plus expressifs.
Je dois avouer que je n’éprouvai pas une once de remords.
Bien au contraire, j’en ressentis une satisfaction profonde et régénératrice.
Suspendu au-dessus de la porte, agrippé à un conduit d’alimentation, j’admirai
le gigantesque nuage rougeoyant et le cadavre sans tête. J’aurais pu composer
une symphonie immortelle, écrire un poème poignant ou encore repeindre la
chapelle Sixtine sous les applaudissements du monde entier, mon contentement n’aurait
pas été plus grand. Il vit tout ce qu’il avait fait, et voici que cela était
très bon. Tel était exactement mon état d’esprit.
Évidemment, le résultat final de l’opération risquait quand
même d’être bien peu ragoûtant. Le voile de vapeur pourpre dérivait lentement
vers les dispositifs du système d’aération. Les premières gouttelettes furent
aspirées dans les fentes, et de joyeux tourbillons sanguinolents se formèrent
au niveau de l’arrivée d’air.
Je souhaitais d’avance bien du plaisir au factotum chargé de
remettre un semblant d’ordre dans ce décor apocalyptique…
Je fis mon possible pour m’emparer du revolver sans passer
dans la nappe de sang. Comme de bien entendu, mort ou pas, Ralf restait
cramponné à son arme. Je tirai le corps dans une zone relativement propre et j’entrepris
de décrisper les doigts un par un. Une question surgit dans mon esprit :
le liquide visqueux risquait-il de se propager dans les autres modules par les
conduits de ventilation ? J’imaginai la tête de Khalid si les grilles se
mettaient soudain à vomir des traînées rougeâtres… Peut-être bien qu’il en
perdrait la boule, lui aussi.
Mais c’était peu probable. Pour gagner de la place, les
canalisations étaient extrêmement étroites, donc l’air y affluait en tournoyant
très rapidement. Le sang ne tarderait pas à s’agglutiner sur les parois. Là
encore, bon courage à celui qui aurait à décaper cette saloperie.
Je regardai l’heure. Jusqu’ici, je n’avais pas été pressé
par le temps, ma seule contrainte étant de mettre mon plan à exécution avant
que la station atteigne La Mecque. Mais à présent mieux valait faire vite, car
Khalid ne serait pas long à remarquer l’absence de son tueur. Il s’était écoulé
quelques minutes tout au plus depuis son malencontreux accident, mais ses
complices finiraient bientôt par s’étonner de ce silence prolongé. L’un d’entre
eux chercherait à le joindre par radio, et Ralf ne répondrait pas. Alors ils
partiraient à sa recherche, le trouveraient et auraient vite fait de comprendre
que quelque chose clochait à bord.
Je n’avais donc pas intérêt à traîner. Je me coinçai le gros
revolver dans la ceinture, embarquai l’épée et quittai le labo en ayant pris
soin d’éteindre la lumière, histoire de ménager la surprise pour le prochain
visiteur.
Le tunnel était toujours désert et silencieux. Je me glissai
furtivement jusqu’à la porte en face. Elle s’ouvrit instantanément, je me
faufilai à l’intérieur et j’attendis que les panneaux se referment derrière
moi.
Là encore, les lampes étaient allumées. L’électricité était
la seule chose à bord sur laquelle on n’était pas obligé de rogner. Je regardai
autour de moi. J’eus l’impression que la conversation que j’avais surprise ici
même entre Jayakar et Iwabuchi remontait à des siècles. C’est dans cette salle
que se trouvaient rassemblées toutes les installations relatives à l’alimentation
énergétique : les transformateurs pour le courant produit par la voilure,
ainsi que les appareils de guidage et de transfert pour l’émetteur. Un
ronflement léger et nerveux flottait dans l’air. Un son aigu à peine audible.
Comparées à la station, la plupart des centrales terrestres ressemblaient aux
éoliennes des fermes de nos ancêtres. Quand on touchait à main nue les longs
câbles tendus, on ressentait leurs violentes vibrations, comme si le
gigantesque potentiel de la voilure se communiquait à votre propre corps.
En débarquant à bord, mon plan était déjà très simple.
Désormais, il l’était encore davantage. Deux minutes et demie environ, et je
serais fin prêt.
Deux minutes et demie plus tard – une poignée de
secondes qui avaient coûté aux contribuables japonais la bagatelle d’un
milliard de yens – je regagnai le tunnel nodal. À présent, je me sentais
nettement mieux. Je m’étais débarrassé de l’épée et j’avais juste gardé le
revolver. Plus un tournevis que j’avais déniché et pris avec moi.
Voilà l’équipement ridicule avec lequel je comptais coincer
les trois autres fripouilles.
Mais je disposais de l’effet de surprise. Si je me
dépêchais, je pouvais réussir. Si j’avais de la chance. Et si, comme je l’espérais,
ils étaient encore tous sur le pont supérieur. Et si les caméras de
surveillance étaient débranchées. La liste des « si » était longue,
mais je décidai simplement de l’ignorer.
Ça pouvait marcher. Peut-être que ça ne marcherait pas,
mais, d’une certaine façon, ce n’était plus aussi important à mes yeux.
CHAPITRE XXXI
JE TRAVERSAI rapidement le tunnel avec l’agilité d’un
poisson. De la main droite je tenais le tournevis, et de l’autre je guidai mon
silencieux vol plané, tantôt en me propulsant du bout des doigts contre la
paroi, tantôt en effleurant au passage l’une ou l’autre poignée glissant à ma
portée. Maintenant, tout allait se jouer très vite. D’ici quelques instants, c’en
serait fini des pirates. Ou de moi.
Mon objectif était d’atteindre la trappe d’alimentation
nichée sous les panneaux coulissants de la salle des commandes. Cette fois, je
pris grand soin de ne pas passer sous les capteurs déclenchant l’ouverture
automatique des portes situées au même niveau. Je me calai les pieds sous un
anneau à proximité et me mis ensuite sans hésiter à retirer la première vis.
J’avais l’intention de recourir à la même astuce qui avait
permis aux pirates de nous enfermer dans les modules de séjour. Derrière cette
trappe se trouvaient tous les câbles reliés au poste central, à l’exception de
l’alimentation en air et en eau qui était indépendante. Il me suffisait d’ôter
la plaque de protection, et je pourrais alors non seulement bloquer l’accès,
mais aussi leur couper l’électricité ainsi que toute possibilité de liaison
radio.
Et d’une. Je balançai négligemment la tige de métal et m’attaquai
aussitôt à la suivante. Plus que ces trois-là à enlever, une valve à tourner,
deux fiches à débrancher, et ils se retrouveraient dans le noir, prisonniers et
isolés. Plus que quelques secondes. Et de deux. Suivante. J’étais sur le point
de battre le record du monde du dévissage.
À cet instant précis, les deux battants en acier inoxydable,
étanche et antiradiations s’écartèrent. Khalid apparut. Il me vit tout de
suite, et ce n’était pas précisément le genre d’homme à avoir besoin qu’on lui
fasse un dessin. Avant même que j’aie complètement relevé la tête, le canon de
son arme était braqué sur moi. Ne me demandez pas comment il s’y était pris
pour dégainer si vite, je serais bien incapable de vous le dire.
— Carr, fit-il d’une voix faussement calme. Qu’est-ce
que vous faites là ?
Le tournevis toujours en main, j’étais figé sur place comme
la femme de Lot. « Qu’est-ce que vous faites là ? » Et non
pas : « Comment avez-vous fait pour venir jusque-là ? » J’étais
là, il le voyait bien, et ça lui suffisait. Même le sort de son tireur d’élite
ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Pourtant, s’il m’avait posé la
question, je me serais fait un plaisir de lui répondre : Je lui ai coupé
la tête. Mais ça ne l’aurait sans doute pas impressionné plus que ça.
— À votre avis, qu’est-ce que je fais ?
rétorquai-je d’un ton acerbe. Je chasse la vermine.
Il ne se laissa pas provoquer.
— Comment se fait-il que le système de guidage de l’émetteur
énergétique ne fonctionne plus ?
— Comment voulez-vous que je le sache ?
Je m’étais juste contenté de faire voler en éclats la
colonne de distribution dans laquelle était logé l’ordinateur en question.
Visiblement, ça ne lui avait pas réussi.
Khalid hocha pensivement la tête en me fixant de ses yeux
perçants et durs comme l’acier.
— J’aurais dû vous tuer. Je le savais. Je savais que
vous étiez dangereux. Vous êtes un ennemi, Carr, et Dieu ne vous aime
pas…
Cette impression, je l’avais moi-même connue plus d’une fois
au cours des dernières années.
Le visage du pirate s’assombrit et il poursuivit, d’une voix
pleine de regrets :
— Vous ne m’arrêterez pas, Carr, car la bénédiction du
Prophète est avec moi. Seulement, le jour où je me présenterai devant Allah, il
me demandera pourquoi je n’ai pas écouté la voix qui me murmurait que vous
représentiez une menace. Et, pour le salut de mon âme, il faudra que je puisse
répondre que je vous ai envoyé dans le schadrach, l’enfer des infidèles…
Pendant qu’il s’enivrait de ses propres paroles, je tentai
avec infiniment de prudence de dégager mes pieds de la poignée sous laquelle
ils étaient calés. Khalid n’étant pas directement au-dessus de moi, il n’avait
sans doute pas encore remarqué l’arme coincée dans ma ceinture. Tout en
scrutant son visage, l’expression de son regard, je relevai lentement un genou
et le plaçai contre la paroi du tunnel.
Je vis ses yeux se plisser très, très légèrement.
Brusquement, il murmura :
— Allah akh’bar…
Mais je n’attendis pas la suite. Prenant appui sur le mur,
je me catapultai en arrière comme un ressort et saisis le gros revolver glissé
dans mon pantalon. Le tube étincelant du silencieux tournoya dans tous les
sens, et il me parut aussi lent et difficile à manier que la manivelle
commandant le canon d’un char d’assaut.
Mais, avant d’appuyer sur la détente, il me fallait Khalid
juste dans ma ligne de mire, sinon ce serait la catastrophe.
Le pirate, lui, n’eut pas ce genre de scrupules – d’ailleurs
il ignorait sans doute jusqu’au sens de ce mot. Et il fut plus rapide. Du coin
de l’œil, je le vis tirer, et ma première réaction – quelle
absurdité ! – fut de me jeter de côté. Le coup de feu ne fit pas plus
de bruit que l’ouverture d’une boîte de bière, et, quand le projectile pénétra
en moi, je sentis la douleur m’envahir comme un éclair fulgurant, explosant
sourdement dans ma tête. Ensuite, tout se passa très vite.
Mon bras droit fut entraîné en arrière avec la violence d’un
marteau-pilon. Le revolver me glissa des mains et je perdis le contrôle de la
situation. Quelques fractions de seconde plus tard, la balle, qui m’avait juste
transpercé la peau, atteignit la paroi du tunnel nodal et y libéra le reste
considérable de son énergie cinétique.
Instantanément, le hurlement infernal de l’alarme signalant
la fuite se mit à retentir dans toute la station, couvert uniquement par le
feulement assourdissant de l’air qui s’échappait dans le néant. Déjà à moitié
inconscient, je parvins tout de même à voir Khalid brutalement projeté par la
porte de la salle de contrôle qui se referma en grondant. Verrouillage automatique
d’urgence. Ma main gauche chercha en gémissant une poignée à laquelle se
raccrocher. Cette fois, je n’en réchapperais pas. Le dispositif censé condamner
tous les accès jouxtant la zone sinistrée s’était inexorablement enclenché. Or,
comme le dommage se situait au niveau du tunnel lui-même, toutes les portes de
la station se trouvaient concernées.
Le vacarme assourdissant dû à la dépressurisation n’avait
pas faibli, mais ma vue commençait à se brouiller. Mes ongles grattaient
désespérément le métal lisse, à la recherche d’un point d’appui. Des gouttes
rougeâtres surgirent devant mon visage, et cette fois c’était mon propre sang.
Brusquement, la déferlante sonore me parut provenir de ce flot visqueux qui
jaillissait de mon corps.
Une ombre noire fila devant moi, entraînée dans les
profondeurs du tunnel. Khalid. L’homme de main du faux prophète. Inerte et
agonisant, je mis quelques secondes à saisir les mots qu’il hurlait :
— Vous ne m’arrêterez pas, fils du diable !
C’est de moi qu’il parlait ? J’avais bien entendu, c’est
de moi qu’il parlait ? Tout à coup, mes doigts s’emparèrent d’un objet en
métal à bout arrondi. Le silencieux du revolver. J’eus l’impression que ça
faisait des années qu’il m’avait été arraché des mains.
Et cet air qui n’en finissait pas de hurler, de mugir. À se
demander d’où il pouvait bien provenir.
« Vous ne m’arrêterez pas. »
Mais si, je t’arrêterai, baby. D’ailleurs c’est déjà
fait.
Planant et titubant comme un satellite ivre mort, je réussis
par je ne sais quel miracle à attraper la crosse de la main droite. Des
élancements insoutenables me broyaient les épaules, la nuque, la tête, mais je
parvins malgré tout à pointer l’arme sur la silhouette en scaphandre bleu qui
essayait de remonter le tunnel en s’accrochant aux poignées. Je sentis une
vague noire et hostile affluer en moi. Je devais me dépêcher de glisser l’index
sur la détente. J’entendais le sang battre dans mes oreilles, je ne distinguais
plus que des taches colorées, et mon crâne semblait sur le point d’éclater –
mais j’introduisis mon doigt sur la tige métallique.
« Vous ne m’arrêterez pas… »
Oh si, fils de pute !
Je tirai et ce fut comme si quelqu’un m’avait donné un
violent coup de marteau sur le bras. Je poussai un hurlement qui couvrit la
détonation, et je vis une forme bleue tressaillir au loin. Puis la vague noire
me submergea comme un raz de marée et m’emporta avec elle dans les ténèbres.
CHAPITRE XXXII
LORSQUE je repris connaissance, tout était calme autour de
moi, comme si je n’avais vécu qu’un mauvais rêve.
Puis je sentis la douleur cuisante dans mon bras droit et,
en tâtant la plaie de mon autre main, tout me revint en mémoire.
Cela me faisait atrocement souffrir, ma combinaison était
maculée de sang, mais l’hémorragie semblait s’être arrêtée. En me retournant
lentement, je découvris un scaphandre bleu amorphe qui flottait mollement à l’extrémité
inférieure du tunnel. Parfait. J’avais donc fini par l’avoir. Puis j’aperçus
les lampes rouges au-dessus des portes. Elles étaient toujours allumées :
le verrouillage automatique n’avait pas encore été levé. Je ne pouvais pas être
resté évanoui bien longtemps. C’était sans doute la douleur qui m’avait
réveillé. De toute façon, en apesanteur, il est physiologiquement impossible de
rester longtemps inconscient, car, sans la force d’attraction terrestre, le
sang a tendance à s’accumuler dans la partie supérieure du corps, surtout dans
la tête.
Je consultai l’heure. Mon « absence » avait duré
quelques minutes tout au plus. Il en restait quarante jusqu’à La Mecque. J’avais
remporté haut la main cette course contre la montre.
Intrigué par le goût salé que j’avais dans la bouche, je me
palpai le visage. Mon nez devait avoir saigné, sans doute une conséquence de la
dépressurisation brutale. Je me tournai vers le trou, à peu près gros comme une
pièce d’un dollar, laissé par le projectile dans la carlingue. Une masse grise
et noirâtre s’y était formée ; en dépit de son aspect peu ragoûtant, elle
avait au moins le mérite de colmater efficacement la fuite. Les parois
extérieures de la station étaient toutes formées de deux couches de revêtement,
renfermant elles-mêmes deux composants différents. Pris séparément, ils étaient
d’une consistance entre le liquide et le gélatineux. Mais, dès qu’une météorite –
ou une balle de revolver – perforait la paroi, ils coulaient dans la
brèche et se fondaient en une pâte solide et stable.
Je me rappelai brusquement qu’il me restait une tâche
urgente. Je n’avais pas encore tout à fait gagné la partie. L’alarme qui
bloquait les portes pouvait se désactiver à tout instant. Et les panneaux
coulissants de la salle de contrôle risquaient de s’ouvrir d’une seconde à l’autre,
me laissant nez à nez avec les deux derniers pirates armés jusqu’aux dents et
sans doute fort mal disposés à mon égard.
J’attrapai le tournevis de la main gauche et finis, les
doigts tremblants, de dévisser la trappe d’alimentation. Accès condamné.
Alimentation électrique coupée. Câbles de transmission déconnectés. Voilà. Sven
et Sakai se retrouvaient dans le noir, sourds, muets, aveugles et impuissants.
Un sentiment de soulagement envahit toutes les cellules de
mon corps. J’avais réussi. J’avais réussi cet exploit incroyable. J’avais
vaincu les pirates, les premiers criminels à avoir jamais pris d’assaut une
station spatiale. J’avais empêché leur offensive perfide contre la ville sainte
de l’islam, un désastre qui aurait sans aucun doute marqué un tournant dans l’histoire
de l’humanité. Et j’avais sauvé mon fils. Au fond, c’était tout ce qui m’importait.
Il me restait quelques points de détail à régler. Je me
laissai tranquillement dériver jusqu’au poste de commande des bras articulés,
me harnachai au strapontin et allumai la console. Par les hublots, j’aperçus
Spiderman : toujours posté sur la plateforme devant le labo de recherches
en microgravité, il attendait sa prochaine mission avec une patience dont
seules les machines sont capables. Puis je concentrai mon attention sur la
sombre capsule qui, depuis que je l’avais quittée, s’était légèrement déportée
pour offrir un flanc au soleil. Sans doute mes compagnons étaient-ils déjà en
train de cuire à petit feu.
En posant le poignet droit sur le pupitre, directement
devant le levier, et en m’efforçant de ne pas tendre les muscles du bras, je
pouvais utiliser ma main sans presque avoir mal. Je libérai une des pinces
mécaniques et la rapprochai prudemment du vaisseau pirate. La longueur du câble
métallique avait été calculée avec une précision ahurissante : à deux
mètres près, la cabine aurait été hors de portée.
Je commençai par fixer les pinces et tirai ensuite sur l’engin
qui se retrouva à quelques centimètres de la porte. Mais, comme c’était
prévisible, le câble bloqua le mécanisme d’arrimage.
Je passai en soupirant sur les manettes reliées au second
bras articulé. Je saisis le filin et l’enroulai sur lui-même à la manière d’un
spaghetti récalcitrant. Le mieux aurait été de le couper, mais les pinces ne
disposaient pas de l’équipement adéquat ; quant à l’arracher, je ne
voulais pas m’y risquer. Je parvins finalement à le caser dans l’étroit fossé
séparant la capsule du sas principal, de sorte qu’il ne barrait plus le chemin.
Plus que cinquante centimètres à franchir… La manœuvre d’amarrage réussit du
premier coup. Avec des raclements de métal épouvantables, les mécanismes d’accouplement
des deux appareils s’emboîtèrent l’un dans l’autre, et la bague étanche se
referma en sifflant.
Pour le reste, c’était à eux de jouer. Car ce que je sentais
monter en moi, dans toutes les fibres de mon corps, n’était pas uniquement
imputable au soulagement : l’épuisement y était aussi pour beaucoup. Je me
contentai donc de rester assis et d’attendre.
Moriyama fut le premier à pénétrer à bord. L’écoutille
intérieure s’ouvrit, libérant le câble en acier entassé dans le conduit, et la
tête grisonnante du commandant apparut. Il regarda prudemment autour de lui et
ne parut pas mécontent de me voir, moi, et non un des acolytes de Khalid.
— Carr ! s’écria-t-il. Vous êtes toujours
vivant ?
— Oui, acquiesçai-je. Khalid est mort, Ralf est mort,
et les deux autres sont coincés sur le pont à se demander ce qui leur arrive.
— Et vous, vous êtes blessé.
— Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air.
Il s’extirpa complètement du compartiment étanche. Puis ce
fut au tour de Yoshiko, suivie de Tanaka. La jeune femme était en nage, les
cheveux en bataille, et, à en juger par la bouffée d’air torride et étouffant
qui s’échappait de la capsule, on comprenait pourquoi.
Je leur rapportai les derniers événements aussi brièvement
que possible. La douleur lancinante se réveilla comme pour faire entendre sa
voix, mais je m’efforçai de ne pas y prêter attention.
— Ça veut donc dire, résuma Moriyama, qu’il nous reste
à reprendre le poste central. Ça ne devrait pas être un très gros problème.
Tanaka fit la grimace.
— Mais ils sont armés tous les deux.
— Nous aussi. (Moriyama attrapa le revolver qui
flottait toujours là, près du câble, des vis et du couvercle de la trappe d’alimentation.)
Et nous sommes en position de force. On n’aura qu’à inonder le pont d’azote
pur, à ouvrir la porte juste avant qu’ils étouffent et à les maîtriser.
— Ils n’ont pas de scaphandres ?
— Si, mais pas de casques.
Ils les avaient laissés dans la capsule.
Yoshiko était allée chercher la boîte à pansements dans le
labo de biologie. Elle était très pâle en revenant, mais elle fut malgré tout
aux petits soins pour moi. Dans l’intervalle, Jayakar et Kim nous avaient
rejoints. Moriyama se tourna vers son second.
— Tanaka, j’aimerais que Kim et vous vous chargiez de
la ventilation du poste central. Leonard-san a déjà fait plus que sa
part. Et tâchez dès maintenant de récupérer quelques cordes : on en aura
besoin pour ligoter ces ordures, si jamais ils survivent.
Au ton qu’il employa, il était clair que le sort des deux
derniers pirates lui était plus qu’indifférent.
— Évitez dans la mesure du possible d’aller dans le
labo de recherches en microgravité, lançai-je d’une voix lasse.
Yoshiko avait découpé la manche de ma combinaison et était
en train de désinfecter la plaie avec un liquide méchamment acide. Tanaka me
regarda, surpris.
— Et pourquoi donc ?
— C’est un peu en désordre.
Le Japonais hocha la tête, guère plus avancé, et se mit en
route accompagné du Coréen.
— Rapportez aussi le revolver de Khalid ! leur
cria Moriyama tandis qu’ils s’éloignaient.
Puis il me dévisagea attentivement.
— Maintenant, on ne prend plus aucun risque, dit-il d’une
voix féroce.
Je me contentai d’acquiescer faiblement. Yoshiko commença à
bander ma blessure. De toute façon, tous les risques possibles et imaginables,
c’est moi qui les avais pris. Mais c’était fini, réglé. La seule chose
dangereuse qu’on aurait encore pu faire, c’eût été de débloquer la porte de la
salle des commandes au petit bonheur et de déclencher ainsi une fusillade
sauvage.
À cet instant, on entendit Tanaka crier indistinctement
quelque chose depuis le pont inférieur. Je crus comprendre qu’il appelait le
commandant. En se tournant dans sa direction, on le vit faire de grands signes
pour qu’on vienne le rejoindre.
Je me détachai et suivis les autres qui dévalaient le tunnel
en s’agrippant de poignée en poignée. Je n’étais pas encore tout à fait en bas
lorsque je compris ce qui avait mis le Japonais dans tous ses états, et je
sentis moi aussi des bouffées de chaleur mêlées de sueurs froides m’envahir.
Ce que j’avais pris tout à l’heure pour le cadavre de Khalid
n’était en réalité que son scaphandre. Son scaphandre vide. Le pirate, lui,
avait disparu.
CHAPITRE XXXIII
LE SCAPHANDRE flottait, vide et abandonné, les deux pièces –
veste et pantalon – uniquement retenues par le sac à oxygène que Khalid ne
s’était pas donné la peine d’ôter. Visiblement, il avait dû faire vite.
La main de Moriyama se crispa sur le revolver.
— Mettez-vous à couvert, ordonna-t-il à mi-voix. Il doit
s’être caché quelque part par ici.
Je jetai un œil alentour. Les quatre portes adjacentes
menant aux différents secteurs du pont des machines me parurent soudain
ressembler aux paupières closes d’une horrible bête assoupie.
— Léonard, demanda le commandant, vous avez encore le
tournevis ?
— Oui.
— Dévissez les trappes d’alimentation. Bloquez tous les
accès à ce niveau.
— Et ensuite ?
— Nous fouillerons les modules un par un. Je ne veux
pas qu’il puisse nous attaquer par-derrière.
Je hochai lentement la tête. Les autres avaient cherché
refuge près des parois. La peur se lisait dans leurs yeux. C’étaient des
scientifiques, pas des soldats. Ils commençaient à être dépassés par les
événements. Moi-même je touchais mes limites.
— Khalid ne peut pas s’être dissimulé là-dedans,
déclarai-je.
— Comment le savez-vous ? demanda nerveusement
Tanaka d’une voix tremblante.
— Quand j’ai repris connaissance, le verrouillage
automatique était encore enclenché. Il ne s’est éteint que lorsque j’étais en
train de procéder à l’arrimage de la capsule. Donc, si Khalid avait ouvert une
porte, je l’aurais entendu. (Mes pensées évoluaient dans une sorte de sirop
visqueux. J’avais clairement le sentiment que tout cela n’augurait rien de
bon.) Et puis il n’aurait pas eu besoin de retirer son scaphandre pour se
cacher.
Je descendis jusqu’au quatrième niveau et me mis à ouvrir
les espèces de grands sacs en plastique dans lesquels nous entreposions nos
propres scaphandres. Je n’eus pas à chercher bien longtemps.
— Il en manque un.
— Il aura eu peur de la décompression, suggéra Tanaka.
N’ayant pas de casque, il aura préféré utiliser notre matériel.
— Peut-être. Mais peut-être pas.
Je me glissai jusqu’au petit sas réservé au passage des
hommes et tâtai les pompes à vide situées de part et d’autre de l’écoutille.
Elles étaient chaudes, comme si on les avait activées récemment.
— Il a quitté la station. Je serais bien incapable de
vous dire pourquoi, mais c’est un fait : il est sorti par là.
On se regarda tous d’un œil perplexe.
— C’est peut-être une ruse ? lâcha finalement
Moriyama, peu convaincu de ce qu’il avançait.
Même Jayakar donnait l’impression de faire travailler ses
brillantes petites méninges.
— Où a-t-il l’intention d’aller ? se demanda-t-il
à voix haute. Dans la salle de contrôle ? Elle n’est pas accessible de l’extérieur.
Et, de toute façon, elle se trouve de l’autre côté de la voilure. Même chose
pour la capsule, d’ailleurs doublement inaccessible depuis qu’elle est amarrée.
— Suicide peut-être ? lança Kim, plein d’espoir.
— Il n’aurait pas pris le soin d’enfiler un scaphandre,
grogna le commandant.
— Mais il doit quand même bien avoir un plan, insista
Jayakar. On commence à le connaître, l’animal…
Tanaka ajouta, hésitant :
— Il a peut-être grimpé sur la tour.
— Sur la tour ?
— Oui, sur la flèche portant l’émetteur énergétique.
— Qu’est-ce qu’il irait fabriquer là-bas ?
— Peut-être a-t-il l’intention d’utiliser les commandes
manuelles.
— Les commandes manuelles ? répétai-je sans
comprendre. (C’était quoi, ce délire ?) Quelles commandes manuelles ?
— Celles de l’émetteur.
Je le fixai d’un air hébété.
— Vous voulez dire qu’il est possible, depuis la tour,
de guider manuellement le rayon ?
Tanaka acquiesça. Il semblait porter tout le malheur du
monde sur ses épaules.
— Hai. Grâce à une petite console équipée d’une
lunette de visée et d’un simple manche à balai, comme sur un jeu vidéo…
— Et Khalid le sait ? (Je criais presque.)
Même moi, je n’étais pas au courant !
— Il m’a posé la question…
Je consultai ma montre. Encore vingt-cinq minutes jusqu’à La
Mecque. Dans vingt-cinq minutes, la Ville sainte apparaîtrait à l’horizon et
Khalid lancerait les hostilités…
Je regardai le second droit dans les yeux.
— J’espère au moins qu’on peut lui couper le jus ?
Le visage de Tanaka avait pris une teinte grisâtre,
maladive.
— Je crains que non.
— Comment ça, non ? Toute l’énergie produite par
la voilure passe par nos transformateurs, nos cabines de distribution et notre
régulateur. On n’a qu’à fermer le robinet, et hop ! Il peut toujours y
crever, sur sa tour !
— Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Il
serait inconcevable de faire transiter par la station l’équivalent d’un
gigawatt – rien que le brouillard électrique suffirait à nous tuer tous.
Seule une infime partie de l’énergie est récupérée à bord.
— Et le reste ? Comment s’écoule-t-il jusqu’à l’émetteur ?
— Par des câbles isolés fixés le long de la flèche.
Misère ! On nageait en plein cauchemar…
— Quel genre de câbles ? On peut les couper ?
— Les couper ?
— Les sectionner.
Je pensais à l’épée de Kim et à ce qu’elle avait fait de l’ordinateur
de guidage.
— Si le courant n’y circule pas, oui. Mais, si Khalid a
branché les commandes manuelles, les fils sont déjà sous très haute tension et
toute tentative pour les sectionner serait mortelle.
Génial.
— J’ai toujours pensé que l’émetteur était guidé et
alimenté depuis la station.
— Non, seul le guidage se fait depuis ici. L’énergie,
elle, est directement transmise par les capteurs.
— Et les commandes manuelles, on peut les
débrancher ?
— Non. Au mieux, on pourrait créer des perturbations,
mais, l’ordinateur concerné étant hors d’état…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Si je comprends bien, intervint le commandant, Khalid
est perché sur la tour, il s’apprête à détruire La Mecque avec le rayon
énergétique, et il n’y a rien que nous puissions faire pour empêcher ça ?
Le Japonais secoua la tête.
— Rien.
Un silence morne s’abattit sur nous. Je regardai Tanaka,
Moriyama, les autres : visages consternés, marqués par la défaite. Et ma
blessure me brûlait atrocement, comme si une traînée de feu était en train de
me carboniser l’épaule.
C’était reparti pour un tour. Voilà tout ce que j’étais en
mesure de penser. C’était reparti pour un tour. J’étais épuisé, à bout de
forces. Personne ne m’aurait fait le moindre reproche si j’avais simplement
décidé de renoncer. Mais je savais qu’il n’y avait pas d’autre solution, que je
devais le faire.
— Si, soupirai-je. Il y a un moyen.
J’extirpai un des scaphandres de son enveloppe plastique et
entrepris de l’enfiler.
— Yoshiko, j’ai besoin d’une piqûre de calmant pour mon
bras. La plus forte que tu pourras trouver.
Elle me jeta un regard effrayé.
— Ça te fait mal à ce point-là ?
— Non. Mais ça va sans doute venir. C’est plus que
probable, même.
Et, sans attendre jusque-là, la douleur se réveilla tandis
que je passais la manche gauche de la veste.
— Leonard-san, si je te fais une injection dans
le bras, tu risques de graves séquelles, rétorqua-t-elle d’un air soucieux. Il
faut que tu te ménages, que tu restes calme…
— La piqûre, onna ! m’écriai-je d’une voix
aussi tranchante que possible.
Qui fit effet. Durant des siècles, la femme japonaise avait
obéi à l’homme sans discuter, et il faudrait plus que quelques décennies pour
ébranler un héritage culturel aussi lourd.
Yoshiko ouvrit hâtivement la trousse de secours, en sortit
une petite seringue prête à l’emploi, consulta la notice et m’injecta le
liquide jaune clair. L’effet fut presque immédiat.
— Vous me passez le revolver, s’il vous plaît,
commandant ? lançai-je tout en enfilant la manche droite du scaphandre et
en commençant à boucler les fermetures.
— Ça ne sert à rien, Léonard. Il est trop tard. Il ne
vous reste que vingt minutes.
— Il faudra bien que ça suffise.
— Khalid va vous descendre.
— Il ne me verra pas venir. L’arme, kudasai,
répétai-je en tendant la main.
Il me la donna à contrecœur. Je la fixai sur ma cuisse
droite avec plusieurs longues bandes de sparadrap.
Moriyama chercha encore à me raisonner :
— Vous êtes blessé, épuisé. Si vous sortez, vous allez
vous faire tuer !
— Eh bien, je me ferai tuer, répondis-je avant de
mettre le casque et d’appuyer sur le bouton qui commandait l’ouverture de l’écoutille
intérieure.
CHAPITRE XXXIV
J’AVAIS rarement eu l’occasion d’effectuer des sorties dans
l’espace. Mon travail ne l’exigeait pas et, les quelques fois où cela s’était
produit, je m’étais toujours retrouvé du côté éclairé. Lorsque la porte
extérieure s’ouvrit devant moi, je pris soudain conscience que je n’étais
encore jamais allé du côté obscur.
Le spectacle qui s’offrit à mes yeux était à couper le
souffle. Sous mes pieds – spontanément et sans que je puisse rien changer
à ma perception des choses, mon œil et mon esprit attribuèrent au tableau des
directions et un cadre dont l’immense voilure constituait la base – sous
mes pieds, donc, la voilure s’étirait de toutes parts, telle une immense cloison
de fonte grise. Et, là où son pourtour venait fendre le globe terrestre, se
dessinait une ligne extrêmement fine, d’un éclat argenté, seule lueur dans ce
paysage de nuit, comme le pressentiment d’un lever de soleil qui ne se
produirait jamais. La Terre elle-même paraissait gigantesque, obscure et
gigantesque – un hémisphère d’une proximité inquiétante, oppressante,
drapé dans les ténèbres bleutées qui en noyaient les contours. Je vis de l’eau
à perte de vue, de l’eau noire et lourde. L’océan Indien. Bientôt ce serait la
péninsule Arabique. Et La Mecque. Dans quelques minutes seulement se jouerait
la bataille décisive autour de la Ville sainte.
Je me glissai hors du sas et le regardai se refermer sans
bruit derrière moi, surpris de ne pas me sentir irrésistiblement attiré par ce
vaste désert de plomb formé par les capteurs. Puis je me retournai et
contemplai la tour.
J’avais oublié à quel point elle était impressionnante.
Aussi élevée qu’un immense clocher, sa structure métallique effilée se dressait
au-dessus de ma tête et, en la parcourant des yeux, elle me parut interminable.
Cent cinquante mètres. Je surveillai l’heure : encore vingt minutes.
Je me mis en mouvement, avançai jusqu’à l’extrémité du
module nodal avant de me faufiler entre les tiges de fer à l’intérieur de la
flèche. Vue d’ici, elle ressemblait à un derrick, à une drôle de tour Eiffel.
Le scaphandre japonais, à la pointe du progrès, me
permettait bien sûr de me déplacer avec beaucoup plus d’aisance que son ancêtre
russe. Doté de toutes les acquisitions de l’astronautique moderne, il était
sensiblement plus léger, plus facile à manier et de facture plus élégante. Et
bien évidemment, n’oublions pas l’essentiel, il était aussi meilleur marché.
Je pris mon élan et commençai mon ascension comme dans un
tunnel. Le long des poutrelles de maintien s’étiraient les conduits d’alimentation
électrique, des câbles gros comme le pouce et réunis en écheveaux de l’épaisseur
d’un bras. De temps à autre, je passais devant de petits boîtiers sombres où
clignotaient des voyants lumineux menaçants : même si la charge n’était
pas encore maximale, les fils étaient déjà sous tension. Quand ils seraient à
plein régime, l’ensemble de la voilure se teinterait d’un noir de jais.
J’avais branché la radio en mode réception et je me mis
bientôt à capter des grésillements qui s’amplifièrent à mesure que je me
rapprochais de la pointe. Cela avait quelque chose d’inquiétant, exactement
comme si j’étais en train de pénétrer dans un champ de puissances invisibles
susceptibles de m’anéantir – ce qu’elles feraient peut-être. Finalement, j’atteignis
le sommet.
Ici, le diamètre du tube se rétrécissait légèrement, rendant
difficile toute tentative pour s’extraire du puits. Je jetai un bref coup d’œil
à la dérobée, mais je ne vis personne. Au-dessus de la tour était fixé un gros
volume cylindrique ressemblant à une gigantesque canette de coca peinte en
blanc et enveloppée dans une toile métallique, lui-même surplombé d’une
plate-forme ronde comme la paume de la main. C’est là que se trouvait l’émetteur
énergétique – je le savais, bien que n’ayant aucun moyen de le voir
directement –, sorte d’immense antenne radar inclinable dans toutes les
directions. Seule particularité : sa conception ne lui permettait pas de
recevoir mais juste d’émettre, sous la forme d’un flux de micro-ondes d’une
intensité inimaginable. Un rayon invisible et dévastateur qui d’ici quelques
minutes s’enfoncerait dans le sable gorgé de sang du désert arabique pour y
tracer un sillon de désolation.
Où était Khalid ? Sans doute sur la plate-forme. Il était
hors de mon champ de vision, ainsi que tout ce qui se trouvait sur la partie
supérieure de ce disque qui servait à protéger la station. Et qu’il échappe à
mon contrôle signifiait sans doute que j’échappais moi-même au sien – on
pouvait l’espérer, du moins. L’espace d’un instant, une idée folle germa dans
mon esprit : et s’il n’y était pas ? S’il se dissimulait ailleurs
pour mettre au point un méfait plus diabolique encore ? Mais j’écartai
immédiatement cette hypothèse. C’était bien là, au-dessus de ma tête, que se
trouvait l’arme diabolique par excellence, d’une capacité destructrice à nulle
autre pareille.
De surcroît je savais qu’il était là. Je percevais
presque physiquement sa présence.
Je me glissai plus haut, contournai l’énorme transformateur
en m’agrippant à son enveloppe grillagée et me hissai jusque sous la
plate-forme. Paradoxalement, je devais désormais me déplacer aussi doucement
que possible. Le vide empêchait tous les bruits, mais ce n’était sûrement pas le
cas des barres métalliques sur lesquelles je prenais appui. Si je heurtais quoi
que ce soit, si je produisais la moindre vibration, Khalid me sentirait venir.
Le disque était assujetti au cylindre par de grosses
poutrelles d’acier fixées de biais. Je calai mon genou gauche dans l’une d’elles
avant de retirer précautionneusement les bandes de sparadrap qui maintenaient
le revolver collé contre ma cuisse.
Tout le monde sait qu’il n’y a pas d’oxygène dans l’espace
et que c’est la raison pour laquelle il est impossible, par exemple, de s’allumer
tranquillement une cigarette avec un briquet ou une allumette. Mais ce que tout
le monde ne sait pas et qui sidère bon nombre de gens, c’est que les explosifs,
eux, fonctionnent impeccablement. La poudre à canon ne fait pas exception à la
règle, dans la mesure où elle contient déjà en soi l’oxygène nécessaire à l’explosion.
Il est donc parfaitement possible, dans le vide, de se servir de revolvers ou d’armes
de toutes sortes, à condition bien sûr de réussir, malgré le gant, à glisser
son index sur la gâchette. Seule différence : le coup de feu est
absolument insonore.
Je perdis quelques précieuses secondes avant de parvenir à
introduire mon doigt sur la détente sans la presser malencontreusement. Puis,
revolver au poing, je tendis mon autre main, agrippai le bord de la
plate-forme, libérai mon genou et me hissai prudemment de façon à avoir un
aperçu de la situation.
Mon plan était extrêmement simple : repérer Khalid et
faire feu aussitôt, sans aucune sommation, en tirant toutes les balles de mon
chargeur. Bien sûr, c’était un acte déloyal, indigne et inconvenant, contraire
à toutes les règles et à toute morale. Mais c’est justement cette idée qui m’excitait.
Le tuer en commettant un acte déloyal, indigne et inconvenant. Le descendre en
contrevenant à toutes les règles, à toute morale. L’abattre comme on saigne un
porc.
Toujours suspendu dans le vide, je fis le tour de la
plateforme, sondant du regard les installations techniques, d’une complexité
affolante, noyées dans une pénombre incertaine. Au-dessus de moi se dressait la
gigantesque vasque en treillis métallique, fixée sur son support à cardan et
déjà pointée sur sa cible. Je vis l’énorme capteur cylindrique du centreur
laser, je vis des moteurs, des antennes, de sombres appareils. Mais je ne vis
pas Khalid.
Le trouble s’empara de mon esprit. Une peur obscure et
corrosive monta en moi, la peur d’avoir oublié quelque chose, quelque chose de
très, très important. Où était-il passé ? J’étais absolument certain de le
débusquer ici, et maintenant il était introuvable.
Mais il était là. Brusquement, il apparut devant moi, surgi
comme par enchantement, grandiose et écrasant dans son scaphandre d’un blanc de
neige. Je vis le coup partir du coin de l’œil, mais il était déjà trop tard :
une frappe puissante et enragée faucha ma main droite. Je crus entendre les os
voler en éclats. Mon bras endolori se réveilla, enflammé par une douleur
inouïe, et mon arme disparut dans les tréfonds obscurs de l’univers.
Je dois avoir poussé un hurlement, mais je n’en suis pas
sûr. Mon autre main faillit lâcher prise. Je fis une manœuvre désespérée pour
reculer, essayant de me rabattre sous la plate-forme et de trouver un appui
plus stable. Pas une seconde je ne quittai Khalid des yeux : agrippé à une
barre métallique, il tentait d’ouvrir la poche intérieure de son scaphandre. Je
ne voyais pas son visage, juste la surface réfléchissante de son casque, d’un
noir étincelant, mais je compris qu’il cherchait son propre revolver. Il l’avait
pris avec lui mais, ayant estimé qu’il n’en aurait pas besoin, il l’avait
fourré dans sa combinaison.
En apesanteur, se mettre à couvert n’est pas aussi simple.
Toujours cramponné au rebord, je remuais les jambes dans tous les sens en
espérant rencontrer une poutrelle à laquelle me raccrocher. Je n’avais pas
assez de force dans le poignet pour réussir à me plaquer contre la plate-forme.
Et Khalid avait fini par trouver son petit revolver noir, cette fois sans
silencieux, mais toujours aussi menaçant. Et pointé sur moi. Je crus voir l’orifice
du canon briller dans l’obscurité. Je n’entendrais même pas le coup de feu.
C’est alors que mon pied droit heurta enfin un appui stable.
J’y pliai une jambe et me mis à l’abri.
Une fraction de seconde avant de disparaître, j’eus encore le
temps de voir la bouche du revolver s’embraser. Surpris par la violence du
recul, Khalid fut projeté en arriére. Mais il n’y eut pas de détonation, pas de
balle sifflant à mon oreille, rien de tel. Tout se passa dans un silence
lugubre.
Le souffle court, je m’agrippai à la première poignée à ma
portée et me glissai de l’autre côté du transformateur. Khalid allait se lancer
à ma poursuite et je n’avais plus d’arme.
Je tâtai ma main droite. La douleur avait fait place à une
sorte de torpeur. J’eus l’impression de pouvoir bouger presque tous mes doigts
à peu près normalement ; seul l’index échappait à mon contrôle et restait
insensible.
Comment avait-il su que j’arrivais ? Malgré toutes les
précautions que j’avais prises, j’avais dû me trahir. À l’évidence, on voyait
depuis la plate-forme beaucoup plus de choses que je ne l’avais cru.
Je m’arrêtai, cramponné à une poutrelle transversale,
guettant les vibrations. Et je le sentis bouger, évoluer lentement, sans
pouvoir toutefois déterminer où il se trouvait exactement.
C’est donc ainsi qu’il avait procédé : il m’avait épié.
Je tâchai de rester immobile, m’efforçant de ne remuer que la tête. Mais, de là
où j’étais, je ne voyais qu’un amas confus de métal luisant faiblement et,
perçant les ténèbres, des myriades d’étoiles d’un éclat morne et froid.
Mon regard tomba sur le transformateur. Peut-être qu’en le
sabotant… ? Je secouai machinalement la tête. Je n’avais rien sur moi, pas
même un tournevis.
Madagascar défilait sous nos pieds, sombre, endormie. Le
temps s’écoulait inexorablement. Je n’avais pas le choix : il fallait que
je remonte sur la plate-forme. Les vibrations cessèrent brusquement. Khalid
avait vraisemblablement repris place aux commandes manuelles, bien décidé à ne
pas me laisser perturber l’exécution de son projet destructeur. Suivant une
impulsion subite, je me mis à marteler sauvagement les portants métalliques
autour de moi.
La sensation de brûlure était insoutenable, mais je parvins
à me hisser à nouveau jusqu’au bord du disque, en continuant d’exercer mes
talents de percussionniste, avec les pieds cette fois. Pour ne pas le sentir,
il aurait vraiment fallu qu’il le fasse exprès – la tour tout entière s’était
mise à trembler – et j’étais certain que ça finirait par lui taper sur les
nerfs.
Je gardai les yeux rivés sur la plate-forme. Et
effectivement, peu de temps après, il refit son apparition, revolver au poing.
Il se trouvait légèrement décalé sur ma gauche. À cet instant précis, je saisis
des deux mains le rebord et pris mon élan pour me propulser vers le haut,
hurlant de douleur.
Je réussis à m’emparer d’une poignée digne de ce nom. Elle
me freina dans ma course et j’essayai en toute hâte de m’orienter. Point d’appui
suivant : une canalisation. Je sentais mon bras partir en lambeaux, mais
je serrais les dents. Je n’abandonnerais pas.
Il fallait que je trouve Khalid, il fallait que je lui fasse
payer d’une façon ou d’une autre…
Mais, avant même que j’aie contourné la moitié du cardan
soutenant la vasque de l’émetteur, le pirate s’était ressaisi et avait repris
ses recherches. Là où nous nous trouvions, un scaphandre blanc offrait une
cible parfaite. Avec mon drapeau japonais fixé sur la poitrine, le soleil
levant au-dessus du cœur, j’avais de quoi me faire tirer comme un lapin. Il
savait que je n’avais plus d’arme, et il se savait libre d’évoluer en toute
quiétude alors que je devais rester à couvert. Peut-être même savait-il que j’étais
blessé.
Mon cœur battait comme un marteau-piqueur, j’étais à bout de
souffle et le climatiseur de ma combinaison vrombissait à plein régime. J’étais
en eau, je baignais littéralement dans ma sueur et chaque fibre de mon corps
attendait avec impatience l’instant où je pourrais enfin retirer cette étuve
caoutchouteuse.
Mais ce dont mon corps ne se doutait pas, c’est que les
chances de voir cet instant arriver étaient plutôt minces. Car là, dehors, dans
les ténèbres percées d’étoiles, rôdait un fanatique décidé à ce que cela ne se
produise pas.
Et, pour couronner le tout, la visière de mon casque
commençait à se couvrir de buée. Son concepteur certifiait que ce type d’incident
était « strictement impossible », quel que soit le degré d’hygrométrie.
Je porterais plainte.
Brusquement, la radio se mit à crépiter, et aussitôt après j’entendis
Khalid. Dangereusement calme. Menaçant.
— Léonard ? Je sais que c’est vous. Je sais que
vous êtes là et que vous n’avez plus d’arme.
Il ne cessait de parler, comme s’il avait cherché à m’endormir
en me chantant une jolie berceuse de sa voix douce et profonde – qui lui
avait sans doute valu beaucoup de succès auprès des femmes – mais où je
sentais poindre, de manière presque imperceptible, l’ombre de la folie.
— Et vous savez bien que vous n’avez plus aucune
chance. Je vais vous descendre, rien ne pourra m’en empêcher…
Il se rapprochait.
— Je sais pourquoi vous êtes venu jusqu’ici, Léonard.
Je sais que vous avez deviné mes véritables intentions, mais j’ai moi aussi
deviné les vôtres. C’est à cause de votre fils. La station, la guerre sainte,
tout cela vous importe peu : seul votre fils vous intéresse, n’est-ce
pas ?
Oui, Khalid. Et c’est une raison suffisante.
— Cela doit vous faire comme si vous aviez la certitude
que quelqu’un de proche se trouve à Hiroshima ou à Nagasaki cinq minutes avant
que les bombes soient larguées. Vous croyez pouvoir l’empêcher, Léonard, mais
vous vous trompez.
Par la visière embuée et laiteuse, j’aperçus le verre sombre
de son casque où se réfléchissaient les étoiles et la voilure d’un gris
métallique. Il s’arrêtait à chaque cabine de distribution, à chaque transformateur,
restant un moment aux aguets, prêt à tirer sur tout ce qui bougeait.
Il s’attendait à voir un homme en scaphandre blanc essayer
de le prendre par surprise. Mais il ne s’attendait certainement pas à ce que l’immense
vasque en acier de l’émetteur soit brutalement saisie de secousses extrêmement
rapides et puissantes, et à ce que l’un des énormes moteurs accrochés au cardan
le percute à la poitrine avec une telle violence que la tour tout entière parut
sur le point de s’effondrer. Il fut projeté en arrière. Le revolver lui glissa
des mains et se mit à virevolter, à culbuter dans le vide, dérivant vers le
bord de la plate-forme si lentement qu’on pouvait le suivre du regard.
Et pas seulement du regard. Je quittai précipitamment ma
place aux commandes manuelles – ayant presque trébuché dessus quelques
instants auparavant, je venais de les retourner contre Khalid. Haletant, je me
suspendis de prise en prise, de poutrelle en canalisation, irrésistiblement
attiré par cette arme qui scintillait faiblement et tournoyait en une valse
endiablée, tel un feu follet pris dans le néant, tandis que le paysage
extraordinaire des côtes de l’Afrique orientale continuait de se dérouler sous
nos pieds. Il fallait que je l’attrape, ce revolver, avant qu’il sombre dans
les profondeurs de l’univers, il le fallait, il le fallait, il le fallait…
Les cris inarticulés du pirate résonnaient dans mon casque,
mais rien n’aurait pu m’arrêter. Le morceau de métal semblait en permanence
danser et papillonner à un cheveu de mes doigts avidement tendus sous l’épaisseur
du gant. Une fois je parvins à le toucher furtivement, mais il se déroba par
une pirouette désinvolte qui lui fit changer son sens de rotation. Désespéré, j’étirai
la main droite pour saisir un nouvel appui, les dents toujours serrées, et je
réussis à me rapprocher du sinistre objet. Mais il s’était déjà envolé un peu
plus loin et quelques malheureux centimètres m’empêchaient de l’atteindre. Je
crus devenir fou. Je devais attraper cette arme, c’était une question de vie ou
de mort. Celle de millions d’individus, celle de mon fils, la mienne. Mais je n’y
arriverais pas.
Le coup me frappa de plein fouet avec la violence d’une
locomotive lancée à toute allure. D’abord, je ne compris pas ce qui m’arrivait ;
j’eus seulement le réflexe de m’agripper en gémissant à ce qui me passait sous
la main, tandis qu’une énorme masse s’abattait sur mon dos en me pressurant l’air
des poumons. Puis je me rendis compte que c’était Khalid. Il avait bondi sur
moi par-derrière comme un taureau enragé, et il m’enserrait le thorax en
cognant de toutes ses forces sur mon bras meurtri. Je le dégageai en hurlant de
douleur. Et je vis le pirate essayer lui aussi de s’emparer du revolver.
Mobilisant le peu d’énergie qui me restait, je me rejetai en
arriére, me démenant et me débattant désespérément entre ses griffes pour l’empêcher
d’atteindre l’arme. Mais il était aussi puissant qu’un ours. Il se cramponnait
à moi comme un djinn malfaisant et ses longs bras paraissaient disposer, eux,
des quelques centimètres supplémentaires qui m’avaient fait défaut. Je le vis
toucher du bout des doigts le métal noir qui poursuivait sous nos yeux sa danse
féerique en apesanteur. De son index tendu, il toucha le canon et j’eus le
sentiment qu’il ne pourrait plus lui échapper. Je l’entendis pousser un
halètement triomphant lorsqu’il referma la main…
À cet instant précis, je lâchai la barre de métal où je m’étais
agrippé et je m’élançai en avant, juste dans la direction opposée. Khalid fut
pris au dépourvu. Son gant heurta le revolver et l’envoya définitivement
rejoindre les ténèbres. Il se mit à me déverser en arabe un tombereau d’injures
et d’obscénités que j’identifiai comme telles sans avoir eu besoin de les
apprendre.
Mais son hésitation fut de courte durée. L’arme ayant
disparu sans espoir de retour, il entreprit, d’ailleurs avec un certain succès,
de me régler mon compte à mains nues. Il m’empoigna le cou – visiblement,
son idée première avait été de m’étrangler –, mais j’étais protégé par la
bague métallique supportant le casque. C’est donc celui-ci qui eut ses
faveurs : il le saisit et se mit à le cogner avec une violence enragée
contre le premier élément dur et robuste qu’il put trouver.
La coque étant rembourrée de l’intérieur, je n’avais
absolument pas mal. De surcroît, son concepteur garantissait une résistance
absolue aux chocs ; mais, si son discours était aussi excessif que celui
sur le système anti-buée, j’avais de quoi me faire des cheveux blancs. Je
réussis à me soustraire à l’étreinte de Khalid et à le rejeter de côté. Il tituba
et s’efforça précipitamment de trouver un point d’appui auquel se raccrocher. J’en
profitai pour lui sauter sur le dos et tentai de lui arracher ses tuyaux d’alimentation
en air. Dans mes écouteurs retentit un hurlement de panique que je ne compris
que trop bien : autour de nous, c’était le vide, le néant absolu. Si je
réussissais à percer ne serait-ce qu’un trou minuscule dans son scaphandre, c’en
était fait de lui.
Un duel meurtrier s’engagea. Et je fus sidéré de constater
qu’en matière de lutte en apesanteur Khalid ne m’arrivait pas à la
cheville : mes petites galipettes avec Yoshiko avaient aiguisé mon
habileté et mon sens de l’orientation, mieux que n’auraient pu le faire des
années d’entraînement intensif. Planer enlacés dans les bras l’un de l’autre,
se contorsionner, étreindre le partenaire, se libérer d’un coup de reins –
autant de techniques que j’avais souvent et abondamment mises en pratique, à
cette différence près qu’alors seule la « petite mort »
guidait chacun de nos gestes.
Khalid se propulsa en arrière pour me balancer contre une
poutrelle, mais je contrai la manœuvre, l’empoignai par le bras et lui foulai
le poignet. Le pirate poussa un cri. Il pouvait toujours brailler, ses
hurlements sonnaient comme une douce musique à mes oreilles. Il se dégagea
violemment pour tenter une prise laborieuse. J’esquivai aisément par une
pirouette qui aurait été impossible en situation de pesanteur. Poussé par une
rage sanguinaire accumulée en moi durant ces derniers jours, je me remis à
tirer sur ses tuyaux d’arrivée d’air en espérant les crever, les arracher. Je
le faisais pour Neil. Pour Oba. Pour le professeur Yamamoto. Mais, en matière
de robustesse du scaphandre, il semblait bien que le discours publicitaire de
son concepteur ait encore été largement en dessous de la vérité :
impossible de débrancher aucun des tubes.
Une autre idée me traversa l’esprit : après tout, je n’avais
pas nécessairement besoin de tuer cette crapule. Sous nos pieds, dans l’étroite
fente lumineuse qui perçait à des kilomètres de là, au bout de la voilure d’un
gris de béton, la mer Rouge apparut. Même si je n’avais pas la force physique
du pirate, mon expérience et mon habileté me donnaient l’avantage. Il me
suffisait de le neutraliser jusqu’à ce que nous ayons passé La Mecque. Ainsi,
Khalid et son Abu Mohammed de prophète perdraient la partie. Game over.
Le miracle diabolique n’aurait pas lieu et Neil resterait en vie…
Mais Khalid se dégagea, il se précipita au bord de la
plateforme et bondit de l’autre côté du disque. Je le suivis sans
hésiter : nous étions en apesanteur et les deux faces, l’une tournée vers
la station, l’autre non, offraient un ring tout aussi acceptable.
Il se faufila rapidement dans l’entrelacs de poutrelles. Un
homme en fuite. Je me lançai derrière lui et je le rattrapai. J’étais sur le
point de me jeter à nouveau sur lui lorsqu’il se retourna brusquement, et sa
main droite fendit amplement le vide en un geste menaçant. Je vis ce qu’il
brandissait et le sang se glaça dans mes veines.
Durant tout ce temps, il devait l’avoir porté sur lui dans
une poche, mais c’est seulement maintenant qu’il avait eu l’idée de le sortir.
Voilà ce qu’il lui fallait pour me tuer. La détresse me figea sur place et je
sentis monter en moi, comme de l’eau bouillonnante, une vague de panique
répétant aveuglément un seul mot : Fuir ! Fuir ! Mais une
partie de mon esprit qui était restée et resterait à jamais froide et placide
savait pertinemment que mon sort était scellé. Je pouvais essayer de retarder l’instant
fatidique. Si je me débrouillais bien, je pourrais retenir Khalid assez
longtemps pour sauver La Mecque. Pour sauver mon fils. Mais, moi-même, je n’avais
plus rien à espérer.
Dans la lumière froide et indifférente des étoiles qui nous
entourait étincelait la lame d’un couteau.
CHAPITRE XXXV
JE RECULAI et Khalid se lança à ma poursuite avec des
mouvements saccadés et patauds. Il abattit son arme à plusieurs reprises, et
chaque fois je ne pus m’empêcher de tressaillir, redoutant le coup fatal. Mais
il me manqua systématiquement et je repris de plus belle ma fuite éperdue, de
poutrelle en poutrelle. Une douleur lancinante me broyait le bras droit et mon
index était tout engourdi, mais je tâchais de l’ignorer pour ne pas freiner ma
course. Une vision obsédante embrasait mes pensées : celle de ma fin
prochaine, de la mort inéluctable qui m’attendait si Khalid parvenait à faire
la moindre entaille dans mon scaphandre.
Un scaphandre n’est rien d’autre qu’une grosse baudruche de
forme complexe et confortablement aménagée. Un simple accroc, et l’air s’en
échapperait instantanément. La mort surviendrait en l’espace de quelques
secondes. L’asphyxie n’en serait pas la cause, non. Je ne vivrais pas assez
longtemps pour me mettre à étouffer : la dépressurisation aurait déjà eu
raison de moi.
Le sang se mettrait à bouillir dans mes veines, il
jaillirait à flots dans mes poumons, mes globes oculaires éclateraient. Ma
seule consolation, c’était que j’aurais succombé à une embolie cérébrale
foudroyante bien avant que ce carnage survienne. Gagné par le désespoir, j’avais
les yeux rivés sur la Terre.
Nous n’étions pas assez loin : nous nous rapprochions
tout juste de la mer Rouge, La Mecque n’était même pas en vue. Il fallait que
je tienne encore au moins cinq minutes. Cinq minutes qui seraient du même coup,
je le compris, le souffle court, les dernières et les plus longues de toute mon
existence.
J’essayai d’attirer Khalid à l’écart de la plate-forme, mais
il me coupa la route. Brutalement, il apparut au-dessus de ma tête et m’asséna
un violent coup de couteau sur le casque. Mais les casques de fabrication
japonaise sont eux aussi réputés pour leur solidité : le métal glissa et
ne laissa rien d’autre qu’une large éraflure dans laquelle vint se réfracter la
lumière des étoiles qui contemplaient la scène avec indifférence.
Je réussis à m’esquiver, et le coup suivant n’atteignit qu’une
traverse. Malheureusement, la lame étant également d’excellente qualité, elle
ne se brisa pas. Haletant, je me mis à couvert derrière un étrésillon en tôle
et vis Khalid se rapprocher à nouveau. Le temps aurait dû jouer dans mon camp
mais, à en juger par la lenteur infinie avec laquelle les secondes s’égrenaient,
il semblait avoir conclu un pacte avec l’ennemi. J’observai les mouvements du
pirate, ce qui me permit d’estimer l’endroit où il pensait me voir attaquer.
Alors, d’un bond, je me précipitai de l’autre côté.
Brusquement, un obstacle surgi du néant me stoppa net dans
mon élan. Je devais avoir percuté un élément très fin, presque invisible dans l’obscurité,
un câble tendeur ou quelque chose de ce genre. Je vacillai sous le choc,
cherchant dans ma détresse un appui auquel me raccrocher. Mais Khalid était
déjà là, l’arme étincelante brandie au-dessus de la tête. Estomaqué, figé par
la surprise, je vis ma propre image se refléter dans la visière sombre de son
casque.
Mû par une réaction de défense, je tendis les jambes et les
lui enfonçai dans la poitrine, ce qui était totalement idiot de ma part :
qu’il perce le scaphandre à la cuisse ou à la poitrine, au bout du compte le
résultat serait le même. Incapable de détacher mon regard de cette silhouette
sans visage, je retins ma respiration – second réflexe idiot –,
pleinement conscient que seul un infime mouvement de la lame me séparait encore
de la mort.
Mais Khalid, lui, ne paraissait pas en avoir pris
conscience, soit qu’il n’ait eu aucune notion des principes physiques en
vigueur dans l’espace – ce que je ne pouvais concevoir –, soit qu’il
débordât d’une rage si véhémente, si féroce qu’elle déterminait chacun de ses
actes en occultant tout savoir raisonnable. Quelle qu’en fût la raison, il s’acharnait
à vouloir me planter son couteau directement dans le cœur ou dans la gorge,
comme si c’était là l’unique garantie d’efficacité. On reprit donc notre corps
à corps, mais ce fut cette fois une pure épreuve de force, un combat dont l’issue
serait fatale à l’un de nous. Je tenais sa main fermement enserrée dans la
mienne et tentai de la repousser en puisant désespérément en moi les quelques
forces qui me restaient, tandis qu’il essayait pour sa part de me porter l’estocade
avec toute la vigueur dont il était capable. Une puissance semblait-il
inépuisable, celle d’un géant, d’une machine sanguinaire et sans âme. Cramponné
des deux mains à son poignet, je hurlais de douleur : mon bras droit me
donnait l’impression d’être littéralement déchiqueté, broyé. Mais autant
vouloir résister à mains nues contre la poussée d’une presse hydraulique… Le
couteau s’abaissait inexorablement, centimètre après centimètre, pointé
fixement sur sa cible, au milieu de ma poitrine.
Voilà, c’était la fin. J’ignorais si j’avais tenu assez
longtemps. Je n’eus pas une pensée pour La Mecque, pas même pour Neil. Mon
esprit était entièrement vide. Je ne voyais que ce casque penché au-dessus de
moi, d’un éclat miroitant, d’une noirceur impénétrable, où je ne voyais que l’image
de mon propre casque, d’un éclat tout aussi miroitant, d’une noirceur tout
aussi impénétrable. Et cette puissante main gantée de sombre qui se rapprochait
lentement, irrésistiblement. Dans cette main, le couteau. Une longue lame
étincelante où brillaient les étoiles et la mer Rouge sur laquelle l’aube
venait de se lever, en prologue à une journée qui sèmerait sur la Terre une
pluie invisible de désolation. Le reflet étrangement déformé du soleil levant
glissait sur le tranchant de l’arme en une bande claire et étroite, de plus en
plus vive et ténue à mesure que l’on se rapprochait de la pointe. À l’instant
précis où la pique acérée s’enfoncerait dans mon scaphandre, la lumière tout
entière s’y serait concentrée.
Rompant les gémissements et les cris, j’entendis soudain
dans mes écouteurs la voix de Khalid. Une voix rauque, hors d’haleine,
tremblante de rage.
— Djihad…
Et il frappa.
Dans un ultime soubresaut, je réussis de justesse à dévier
le coup pointé sur mon cœur. Mais ce ne fut pas suffisant. Le métal s’enfonça
dans mon épaule droite avec un craquement horrible, semblable à celui d’un
tissu qu’on lacère.
Une douleur inouïe me traversa le corps comme une décharge
électrique, un raz de marée brûlant, incandescent, impossible à maîtriser. Tout
mon être n’était plus que souffrance, hurlement, révolte sauvage et
autodestructrice. C’est alors que le bruit s’abattit sur moi.
Ce ne fut d’abord qu’un sifflement sonore et caverneux, un
chuintement de fuite de gaz sous haute pression. Puis l’alarme du scaphandre se
déclencha automatiquement, un signal strident, assourdissant, d’une régularité
qui prenait aux tripes. Une vraie sirène de porte-avions. Je vacillai sous le
choc et lâchai prise. Mon bras droit, gourd et meurtri, heurta une résistance
et j’eus le réflexe de m’y agripper. Comme si cela pouvait me sauver.
Et ce feulement qui n’en finissait pas…
Des voiles rougeâtres se mirent à danser devant mes yeux et
je crus voir Khalid flotter librement dans le vide. Je clignai des paupières,
ce qui dissipa l’espace d’un instant le brouillard qui ondulait sous mon
nez : pas de doute, c’était bien lui. Culbute après culbute, il s’éloignait
lentement en direction de la gigantesque voilure d’un gris d’acier.
Je pressai ma main gauche sur la plaie, sur le trou béant
dans la veste, mais cela ne servit à rien. Je voyais l’air s’échapper, propulsé
dans le vide insatiable sous la forme d’une nappe brumeuse, légère et
éclatante. J’assistais à la scène tandis que mes pensées tournaient péniblement
en rond comme des baleines échouées sur le sable, à demi mortes. Khalid. J’ignore
comment je m’y étais pris, mais j’avais réussi à balancer Khalid dans l’espace.
Peut-être avait-il commis une imprudence. Peut-être au dernier moment mon corps
éreinté avait-il puisé en soi une énergie insoupçonnée. En tout cas, il
dérivait bel et bien dans le vide avec son couteau.
Le signal d’alerte continuait de résonner, toujours soutenu
par le même grésillement froid et angoissant. Alors seulement je compris que ce
sifflement ne provenait pas de la fuite d’air – elle, je ne l’aurais pas
entendue – mais de l’afflux d’oxygène enclenché par le système de survie
dans l’espoir de compenser la dépressurisation. En vain, bien sûr, puisque ces
bouffées gazeuses s’échappaient elles aussi dans le néant. À l’intérieur du
casque, juste au-dessus de mes yeux, cinq voyants lumineux rouge vif
matérialisaient la jauge des réserves en oxygène. Le premier d’entre eux se mit
à clignoter furieusement.
J’avais pensé à quelque chose… Ah oui ! Je serrai les
dents et tentai de reprendre le contrôle de ma main droite, ce bout de chair
morte et écrabouillée. Je ne fus pas long à déchanter. La blessure dans mon
épaule était comme l’épicentre d’un séisme qui me secoua de la tête aux pieds,
à cette différence prés qu’il ne s’agissait pas de secousses telluriques mais
de vagues de douleur paralysantes et fulgurantes.
Mais je n’avais pas le choix. Dans ma situation, cela avait
au moins le mérite de ressembler à une dernière chance, à une étroite planche
de salut. Et, même si ce n’était qu’une illusion, je pouvais bien y consacrer
mes derniers instants. Ça ou autre chose… La mâchoire crispée – un
traitement que mon dentiste n’aurait sans doute pas approuvé –, je réussis
à approcher la main de ma cuisse droite en m’agrippant à la poutrelle de mon
seul avant-bras, sur le point d’exploser. Je parvins malgré tout à bouger
quelques doigts et à saisir l’extrémité d’une des bandes collantes toujours
fixées sur mon pantalon.
J’avais cru avoir mal ? La douleur, la vraie, j’appris
à la connaître lorsque j’entrepris de plier le coude pour ramener vers mon
épaule le premier morceau de sparadrap. Subitement, un cordon gros comme le
pouce de protoplasma pur et brûlant – aussi brûlant que la matière solaire –
parcourut mon bras droit en grillant tout sur son passage, me traversa l’épaule
et explosa dans ma tête. Je poussai un hurlement, quatre cents kilomètres
au-dessus de la Terre, mais je fus le seul à m’entendre crier. Ce qui ne m’empêcha
pas de saisir le ruban adhésif de la main gauche et de l’appliquer à l’endroit
où mon scaphandre était déchiré. Le deuxième voyant rouge se mit à clignoter.
Redescendre la main pour aller pêcher la bande suivante fut
une vraie partie de plaisir. Puis nouvel épisode plasma, mais cette fois je
pris mieux garde à recouvrir parfaitement le trou. J’eus l’impression que le
sifflement s’estompait peu à peu, mais la sirène d’alerte était tellement
assourdissante qu’elle pouvait fort bien m’avoir induit en erreur.
Tandis que je dégageais le troisième et dernier sparadrap,
un brouillard sombre apparut devant mes yeux. Il avait l’air plus réel que les
autres voiles qui brouillaient ma vue, et cela m’inquiéta. J’appliquai le ruban
perpendiculairement aux deux autres, et alors le brouillard se déposa sur la
visière, à l’intérieur du casque. C’était du sang. Mon sang.
Il était grand temps de songer à redescendre. Dans l’intervalle,
le troisième voyant s’était allumé et il me restait cent cinquante mètres avant
d’atteindre la première porte. Une paille… Je ne réussirais pas. Mon corps me
le disait. Mon instinct le savait. Et le peu de bon sens qui me restait le
savait également. Mais j’étais trop épuisé pour me lancer dans de grandes
réflexions et je me mis simplement en route.
Le plus dur fut de parvenir à dégager mon bras droit de la
poutrelle. L’arracher n’aurait pas été plus douloureux. Mais, une fois libéré,
les choses se passèrent beaucoup mieux. Car l’exercice n’avait finalement rien
d’une descente au sens classique du terme et, au bout de quelques mètres, je
réussis à manœuvrer d’une seule main en me glissant d’une barre à l’autre.
Je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant à nouveau
la voix de Khalid dans mes écouteurs. Je m’arrêtai un moment pour le chercher
des yeux. Entre-temps, il avait parcouru la moitié de la distance qui séparait
la plate-forme de la voilure. Il continuait de tourner sur lui-même et me
menaçait du poing.
— Je n’en ai pas encore fini avec toi, Carr !
hurlait-il assez fort pour couvrir le bruit de l’alarme. Attends que je
revienne, tu me le paieras… !
Il ne m’impressionna pas particulièrement. Un court instant,
je me demandai vaguement comment il comptait réussir cet exploit, puis je
poursuivis mon chemin en concentrant ce qui me restait d’attention sur les
minces montants métalliques de la tour.
Tout aussi vaguement, je pris conscience que nous survolions
La Mecque. J’étais trop faible, trop épuisé pour éprouver quoi que ce soit. Je
me contentai d’enregistrer ce que je voyais. À l’idée d’avoir définitivement
contrecarré les plans perfides de Khalid et de son prophète, j’aurais pu
ressentir de la joie, ou au moins de la satisfaction, mais je ne percevais en
moi qu’un grand vide, une hébétude absolue.
Le quatrième voyant s’alluma. Et le chemin était encore long
jusqu’au sas. Tout mon côté droit était comme paralysé et mes pensées s’embrouillaient
chaque seconde un peu plus. C’était la fin.
Cinquième et dernière lumière rouge. Incroyable mais vrai,
le sifflement strident de l’alarme trouva encore le moyen de s’amplifier. Je
sursautai comme quelqu’un qui s’est légèrement assoupi et constatai que j’avais
effectivement dû rester un moment planté sans bouger. Ma respiration était
faible et rapide, je suffoquais en happant goulûment l’air qui ne semblait plus
contenir aucune molécule d’oxygène. Je sentis sur mes lèvres un goût salé de
sueur. Je regardai autour de moi, trop affaibli pour me traîner plus loin.
Peut-être était-il temps de faire mes adieux. À la vaste planète bleue qui s’étendait
au loin, sous mes pieds. Aux étoiles. À la vie étrange que j’avais menée.
Je scrutai l’horizon à la recherche de cette ville dans le
désert où, à cet instant précis, s’éveillait le seul être à qui j’aurais aimé
pouvoir dire adieu et qui ignorait tout de ce qui venait de se dérouler dans l’espace.
Mais La Mecque avait déjà disparu du côté éclairé, elle n’était plus visible.
Mon regard glissa sur la gigantesque étendue grise des capteurs et s’arrêta sur
un minuscule point éclatant. Khalid. Il avait presque rejoint la voilure. Sa
voix couvrit une fois encore le piaillement de la sirène :
— Léonard ! J’arrive… !
Baignant dans un état second, mon cerveau enregistra
vaguement que le pirate avait l’intention de revenir m’achever. Son projet de
destruction de la Ville sainte ayant échoué, il se consolerait avec moi. Je le
vis ouvrir les bras, plein d’espoir, au moment où il atteignit le miroir
solaire.
Autant essayer de s’accrocher à une toile d’araignée. Vue de
loin, la voilure avait l’air aussi solide et imposante qu’un char d’assaut en
acier, mais en réalité elle était constituée d’une pellicule dont l’épaisseur n’excédait
pas celle d’un cheveu. L’homme passa au travers comme s’il s’était agi d’un
mirage, probablement sans même sentir la moindre résistance.
Le film déchiré s’enroula sur lui-même, lentement, presque
au ralenti, et la lumière jaillit depuis le côté clair et se mit à danser sur
les lambeaux. J’entendis Khalid se mettre à hurler sans comprendre ce qui lui
arrivait. Et je sentis un sourire se dessiner sur mes lèvres. La lumière m’attirait
et m’appelait comme une délivrance, comme la réponse à toutes les questions, la
fin de tous les maux…
Mais brutalement quelqu’un passa ses bras autour de moi. Des
bras qui m’agrippaient, me tenaient étroitement serré et me tiraient en arrière
pour me ramener dans l’obscurité.
Je poussai un cri, mais j’étais trop faible pour résister,
et les bras m’emportèrent avec eux dans les ténèbres.
CHAPITRE XXXVI
JE ME RÉVEILLAI dans une clarté vive. Un visage d’ange, au-dessus
de moi, souriait doucement. J’étais enveloppé de chaleur, de calme, de paix. J’avais
donc bien fini par rejoindre le paradis.
La silhouette au sourire d’ange se pencha sur moi et me
toucha l’épaule avec un tissu d’un blanc de neige. Une douleur – qui n’avait,
elle, rien de céleste – me transperça de part en part et suffit à me
convaincre que je devais être encore en vie. Lorsque les voiles de larmes qui
embuaient mes yeux se furent dissipés, je reconnus Yoshiko. Elle s’apprêtait à
désinfecter ma blessure et souriait, d’un sourire insondable, oriental,
identique à celui qu’elle arborait d’habitude. Après tout, ce n’était pas sa
blessure.
J’ouvris la bouche mais ma langue semblait avoir énormément
gonflé. De surcroît, elle était complètement sèche, et les sons que je fus
capable de prononcer, un poisson suffoquant sur la berge les aurait produits
aussi bien sinon mieux.
— Reste calme, Leonard-san, dit-elle tendrement.
Tout va bien.
— Le pont supérieur ? croassai-je péniblement.
Est-ce que… ?
— C’est terminé.
— On l’a repris ?
— Oui, Leonard-san.
— On a rétabli la liaison radio ?
— Oui. La navette arrivera dans deux jours avec un
médecin et des policiers…
Je fermai les yeux un court instant, soulagé. Mais mon ange
veillait avec ardeur à ce que je ne sois pas tenté de m’assoupir. Son antiseptique
brûlait comme du feu, un vrai supplice.
Je repris peu à peu conscience du monde extérieur. Nous
flottions à l’extrémité inférieure du tunnel nodal et le scaphandre que portait
Yoshiko était maculé de sang. De mon sang, probablement. Je courbai la tête
autant que me le permit ma nuque endolorie, et j’aperçus ma combinaison :
elle était également gorgée de ce liquide visqueux. Une vision abominable, qui
m’aurait paru tout aussi abominable s’il s’était agi de quelqu’un d’autre.
Puis je vis ma main droite, et je dus la fixer un bon moment
avant de comprendre que l’horrible chose violacée sur le côté était mon index.
Si j’ambitionnais de me mettre un jour au piano, j’avais loupé le coche.
Yoshiko avait suivi mon regard et la tristesse se dessina
sur son visage. Une tristesse ravissante.
— Oh, Léonard…
Je la caressai des yeux en pensant aux heures que nous
avions passées ensemble dans la lingerie. Pourquoi fallait-il toujours que je
tombe amoureux de femmes étrangères à ma culture ? Et comment diable pouvais-je
me faire l’impression d’être réduit à l’état de chair à saucisse et continuer
malgré tout de penser au sexe ?
— Et pour le reste, j’ai l’air de quoi ?
— Ton épaule et ton bras droits sont plutôt mal en
point, mais sinon…
Elle détailla chacune des parties de mon anatomie et ce n’est
que lorsqu’elle croisa de nouveau mon regard qu’elle comprit l’allusion
scabreuse contenue dans ma question. Un sourire plein de coquetterie glissa
furtivement sur son adorable minois, puis elle baissa timidement les yeux,
comme pour préserver sa réputation de petite Japonaise décente et bien élevée.
— Il faut que je te fasse un bandage.
Je serrai stoïquement les dents durant l’opération. Lors de
notre formation, nous avions dû suivre un cours de secourisme mais, après les
mannequins utilisés pour les exercices pratiques, j’étais sans doute le premier
être vivant sur lequel Yoshiko testait son art. Je ne pouvais certes pas juger
de ses compétences en astronomie mais, en admettant que sa véritable vocation
ait été ailleurs, ce n’était certainement pas dans la médecine.
Lorsqu’elle eut enfin terminé, je repris mon souffle et lui
demandai :
— Je suis héroïque, tu ne trouves pas ?
En tout cas, après ma performance de cobaye, j’avais gagné
mes galons.
Elle approuva de ses grands yeux sombres.
— Oh si, absolument.
— Et le héros ne mérite pas un petit bisou ?
Elle sourit, d’un sourire cette fois plein de promesses, et
se pencha sur moi pour m’offrir un long, un incroyable baiser. Pourquoi m’étais-je
fait du souci ? Avec un baiser pareil, elle m’aurait ressuscité du royaume
des morts s’il avait fallu.
Quelqu’un toussota ostensiblement. Il en fallait plus pour
nous interrompre. Second toussotement, plus ostensible encore. On leva les yeux
à contrecœur.
C’était Jayakar.
— Navré de perturber le traitement, ricana-t-il,
embarrassé. Le commandant m’a chargé de vous demander comment vous alliez.
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, ce qui se traduisit
par une sorte de quinte de toux qui secoua toute ma carcasse.
— À votre avis, je vais comment ?
— Eh bien, lança-t-il avec une ironie contenue, je
dirais que vous êtes en voie de guérison.
— Oui, acquiesçai-je en esquissant un sourire
douloureux. D’ailleurs je n’ai pas vraiment le choix.
— Corne on, Carr, rétorqua Jay en clignant de l’œil,
n’exagérez pas de manière éhontée, juste pour vous attirer les faveurs de votre
dame de cœur… Ce ne sont pas quelques malheureuses égratignures qui pourraient
terrasser un gaillard comme vous…
Je me rappelle que j’étais sur le point de répondre à ces
impertinences par un trait d’esprit bien senti et savamment envoyé, mais je ne
me souviens plus lequel. Juste au moment où j’allais riposter, des coups se
mirent à retentir dans le tunnel – des coups puissants et métalliques qui
firent immédiatement naître en moi une vision d’horreur : Khalid était
dehors, en train de marteler la coque de l’appareil avec un objet lourd. Je fus
submergé par une peur sauvage, belliqueuse, qui balaya sur son passage ma
subtile repartie.
Jay avait vu la lueur de panique dans mon regard. L’ayant
parfaitement interprétée, il me rassura aussitôt :
— C’est Spiderman. Quand on ne lui dit pas expressément
d’être discret, il est plutôt bruyant, hein ? Kim l’a envoyé réparer le
trou dans la voilure.
Tout me revint en mémoire. Le duel. Le sifflement suraigu de
ma propre respiration dans le casque embué. Mes exploits d’équilibriste au bord
de l’abîme. L’image de Khalid crevant l’étendue éclatante et gorgée de lumière
des capteurs solaires, et sombrant dans les ténèbres pour rejoindre un monde
meilleur.
— Il ignorait donc réellement à quel point la pellicule
était mince, dis-je doucement.
Mon premier réflexe fut d’accompagner mes dires d’un
hochement de tête incrédule, mais un élancement me paralysa l’épaule et étouffa
dans l’œuf cette initiative.
— Il croyait pouvoir se poser sur la voilure et l’escalader
pour revenir me régler mon compte définitivement.
Quelqu’un, dans un article de journal, avait établi une
comparaison entre le film solaire et l’or en feuille – aussi fin, aussi
onéreux. Ce n’était pas tout à fait exact : au final, le film revenait
bien plus cher.
— Il aurait pu attraper un des câbles dont le robot se
sert pour se déplacer, remarqua Jay. Les choses auraient pris une autre
tournure.
— Mais il ne l’a pas fait. (Je dévisageai le cybernéticien.)
Et les autres malfrats, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
Jay haussa les épaules.
— Le dénommé Sven est mort. Quant à Sakai, il est dans
la salle de contrôle, ficelé comme un cadeau de Noël, et il n’y a pas moyen d’en
tirer quoi que ce soit.
— Mort ? Comment ça, mort ?
— Pendant que vous étiez dehors, on a balancé de l’azote
sur le pont. Comme nous n’avions pas d’arme, par prudence, on a attendu un bon
moment avant de le prendre d’assaut. Et le Scandinave manquait apparemment un
peu de souffle…
Je hochai très, très prudemment la tête d’un air songeur. Je
pensai à Iwabuchi, à Oba, et le sort des pirates ne m’arracha pas une larme. Y
compris celui de cet individu taciturne dont nous ne connaissions guère que le
prénom et qui, durant tout le temps qu’avait duré l’opération, avait travaillé
dans son coin sans se faire remarquer. Il me suffisait de savoir qu’il avait
été dans le coup et que, si Khalid l’avait choisi, lui, ce n’était certainement
pas par hasard.
— Vous pourriez me rendre un grand service tous les
deux, dis-je d’une voix que je voulais encourageante. Emmenez-moi là-bas.
— Pour quoi faire ? protesta Yoshiko. On n’a pas
besoin de toi. Tu peux te reposer…
— J’ai encore un compte à régler, insistai-je.
Ils n’osèrent pas me contredire. Peut-être étaient-ils
simplement curieux. Quoi qu’il en soit, ils m’aidèrent à remonter le tunnel en
faisant en sorte que je n’aie pas à recourir à mon bras droit. Pour le reste,
ça allait. L’apesanteur a dû être inventée pour les malades et les blessés.
Lorsque je franchis la porte de la salle des commandes,
Moriyama vint à ma rencontre. Il me dévisagea longuement. Son expression
trahissait un dilemme désespéré entre la réserve que lui dictait le formalisme
asiatique et les sentiments qui l’agitaient. Spontanément, sa première réaction
aurait été de me prendre dans ses bras et de me serrer contre lui. Seule la vue
de mes plaies et de mes pansements l’en dissuada. Et, honnêtement, mon bandage
à l’épaule était tellement mal ficelé qu’on devait m’imaginer encore plus salement
amoché que je ne l’étais en réalité. Le commandant se limita donc à un petit
discours élogieux – prononcé en japonais et débité si vite que je n’en
compris pas la moitié – et à une chaleureuse poignée de main –
gauche, s’entend.
J’aperçus Sakai, ligoté aux pieds et aux mains et sanglé sur
un siège dans le fond de la pièce. Il avait l’air pitoyable. Les yeux perdus
dans le vide, l’ex-opérateur radio de la station paraissait plus mort que vif.
C’était désormais Kim qui occupait sa place devant les instruments
de contrôle. Je me demandai s’il était déjà au courant de la façon dont j’avais
salopé son labo. Manifestement pas. En tout cas, son regard fut prévenant et
dépourvu de toute malice.
— Nous avons Khalid sur écran radar, déclara-t-il. Mais
ne réagit pas aux appels radio. Vous savez ce qu’il a ?
— Il est mort.
— Ah bon, répondit le métallurgiste en tâchant
vainement de cacher son anxiété. Ça explique beaucoup.
Je montrai du doigt son micro et ses écouteurs.
— Passez-le-moi, ordonnai-je.
Kim cligna des yeux, totalement déboussolé.
— Je croyais que mort ?
— Il l’est, ajoutai-je d’un ton lugubre. Mais il ne le
sait pas encore.
Kim me regardait fixement. Il ne pipait pas un mot de ce que
je lui racontais et en attribuait sans doute une nouvelle fois la cause à ses
difficultés linguistiques. Je pris le casque qu’il me tendait d’une main
indécise, le plaçai sur ma tête, tirai le micro devant mes lèvres et branchai
les haut-parleurs. Puis je sélectionnai la fréquence des scaphandres.
— Khalid ?
Un craquement nettement perceptible se fit entendre lorsqu’il
brancha son émetteur.
— Carr, dit-il simplement. (Il avait l’air parfaitement
calme. Sa respiration était légèrement sifflante mais régulière.) Je m’éloigne
de plus en plus de la station.
— C’est exact.
Il eut quelques secondes d’hésitation, puis il parut se
faire violence, poussa un soupir irrité et lança :
— Okay, Carr, vous avez gagné. Vous avez eu votre
triomphe, vous m’avez bien laissé mariner – okay. Maintenant ramenez-moi à
bord, s’il vous plaît.
J’avais les yeux rivés sur l’écran rond et sombre du radar,
et sur le minuscule point vert qui s’y affichait. Du Khalid tout craché.
Toujours aussi fier. Ça lui arrachait la gueule de s’avouer vaincu, mais il l’avait
fait. Il pensait sans doute que cela me flatterait.
— Je n’ai pas gagné, Khalid, rétorquai-je, furibond. J’ignore
en quoi je pourrais avoir gagné quoi que ce soit. Mais ce que je sais, c’est
que vous, vous avez perdu.
— Oui, je le sais aussi. (Sa voix tremblait d’une rage
contenue. Il avait l’air de croire que j’attendais de lui qu’il continue de
ramper à mes pieds.) Et je me rends, Carr. J’agite le drapeau blanc, je vous
implore à genoux, tout ce que vous voudrez. Mais venez me chercher, s’il vous
plaît. Je promets de ne pas opposer la moindre résistance.
— Vous ne comprenez toujours pas, Khalid, dis-je
lentement, presque posément. Nous ne pouvons pas aller vous chercher.
Il se mit à respirer difficilement, et on eut l’impression d’entendre
les pensées fuser dans sa tête.
— C’est faux ! s’écria-t-il enfin, d’une voix où
perçait plus la méfiance que l’épouvante. C’est encore une de vos ruses, Carr.
— Je n’ai plus besoin de ruser.
— Vous n’avez pas le droit de me laisser mourir, Carr.
Vous n’avez pas le droit de faire justice vous-même. Je me suis rendu :
vous devez me remettre entre les mains des autorités compétentes…
Je sentis une vague de dégoût monter en moi. Il avait beau
jouer les bravaches en essayant de rester maître de la situation, dans le fond
il pleurnichait pour qu’on l’épargne. Et ses appels au droit et à la justice
étaient à vomir si on songeait à l’absence totale de scrupules avec laquelle il
avait bafoué l’ensemble de ces principes quand il était encore en position de
force.
— Vous avez suffisamment d’oxygène pour tenir cinq
heures, rétorquai-je froidement. Après, vous mourrez, Khalid. Et aucun dieu,
aucun prophète n’y changeront quoi que ce soit.
— Vous ne pouvez pas faire ça, Carr. Il faut que vous
me rameniez à bord…
— Expliquez-moi comment.
— Il y a cette plate-forme de montage, celle avec
laquelle vous avez essayé d’enrayer nos manœuvres d’approche. Je sais qu’elle
est téléguidable et que son rayon d’action est très large. Vous pouvez l’utiliser
pour venir me sauver.
— Les réservoirs de cette plate-forme sont encore plus
secs que ne le seraient les sables du désert autour de La Mecque si vous aviez
déclenché votre offensive, répliquai-je avec une satisfaction féroce. Nous
avons épuisé tout le carburant en essayant de repousser votre capsule de sa
trajectoire.
Il chercha fébrilement une alternative.
— Notre capsule ! Notre capsule a plus de
carburant qu’il n’en faut ! Avec ça, vous pourriez m’atteindre en un rien
de temps.
— Encore faudrait-il que vous n’ayez pas démonté toutes
les unités de commande, lui rappelai-je.
Je lui fis grâce de ce que m’inspirait l’idée d’entreprendre
une opération de sauvetage à bord d’un tas de ferraille pareil.
— Mais le carburant ! Vous pourriez le pomper et
le transvaser dans les réservoirs de la plate-forme…
— La plate-forme se trouve en ce moment à environ cinq
kilomètres d’ici. Pour l’heure, question mobilité, elle ne vaut pas un clou.
Pause. Il n’était pas décidé à renoncer si facilement.
— Il existe bien des sortes de propulseurs pour les
scaphandres…
— Ça existe, oui. La prochaine navette doit nous en livrer.
— La navette ! s’écria-t-il. La navette, elle est
maniable, elle ! Elle arrive quand ?
— Au moins cinquante heures après votre mort.
— Il faut qu’elle parte plus tôt !
— Actuellement, aucun appareil n’est opérationnel. Vos
équipes de sabotage ont fait du bon boulot, Khalid.
C’était la fin, il en était de plus en plus conscient. Toute
sa morgue avait disparu et la panique s’était emparée de lui.
— La station, alors ! Pour pouvoir suivre le
soleil… et compenser les pertes par frottement… c’est qu’elle est
manœuvrable ! Faites-la pivoter, Carr, et après…
Je pensai à Oba. À la joie qu’elle avait manifestée à l’idée
de retrouver le grand amour de sa vie. Et à la façon dont il l’avait laissée
entre les griffes de son boucher psychopathe pour qu’il la tue et la viole
comme un barbare.
Je pensai à Iwabuchi qui avait dû mourir pour avoir été un
des ingénieurs les plus talentueux au monde. Je pensai au professeur Yamamoto
qui avait œuvré sa vie durant afin de léguer à l’humanité la clé de l’univers.
Et je pensai à Neil, mon fils, qu’il avait voulu assassiner avec des millions d’autres.
Machinalement, ma main gauche se posa sur la poche où se trouvait toujours son
fax. Alors une rancœur sombre, implacable, envahit mon cœur et je le coupai
dans son élan :
— Écoutez, Khalid, ça suffit maintenant. Vous n’en
réchapperez pas. D’ici quelques heures, vous comparaîtrez devant votre créateur
et plus tôt vous vous y préparerez, mieux ça vaudra pour vous.
À ces mots, j’interrompis la transmission et le laissai se
débattre dans l’enfer de sa conscience.
Le silence s’était abattu sur le pont. Je regardai autour de
moi et tentai de lire sur leurs visages les émotions des uns et des autres. La
mimique de Jayakar trahissait l’horreur et l’épouvante. À l’évidence, il
essayait de se mettre à la place de cet homme coincé dans un scaphandre
dérivant à très haute altitude au-dessus du globe, seul, coupé du reste du
monde, confronté à sa fin proche et inéluctable. Pour un individu doté d’une
imagination vive – ce qui était sans conteste le cas du cybernéticien –,
voilà qui donnait matière à cauchemars pour plusieurs semaines.
Moriyama, lui, se contenta de me retourner mon regard. Puis
il m’approuva d’un hochement de tête lent, empreint de dignité. Le commandant
avait repris tous ses droits, dont celui de vie et de mort sur chaque individu
à bord. C’est lui qui devrait répondre de la disparition de Sven, ce qu’il n’aurait
sans doute aucun mal à faire. Pour ce qui était de Khalid, je n’avais pas
menti : nous n’avions vraiment plus aucune chance de le ramener à temps,
ni de lui procurer des réserves d’oxygène, ni de lui porter secours d’aucune
manière. Et je dois reconnaître que j’éprouvais une certaine satisfaction à l’idée
que les choses se terminent ainsi, comme si un juge suprême avait finalement
décidé de livrer la vie de ce criminel aux lois de la mécanique céleste.
Le regard du commandant glissa calmement vers son second,
assis aux pupitres de contrôle, juste à côté de Sakai.
— Tanaka, dit-il en désignant du menton le complice des
pirates, détachez-le.
Tanaka leva les yeux, sidéré, et fixa Moriyama. L’espace d’un
instant, j’eus l’impression de les voir échanger des arguments de façon
invisible. Puis le moins gradé des deux hocha légèrement la tête, se pencha
vers Sakai et lui ôta ses liens.
Ce dernier tressaillit en sentant les cordes tomber à terre
et il regarda autour de lui comme quelqu’un qui émerge tout juste du sommeil.
Mais le commandant l’ignora superbement. Il avait déjà pris place devant son
clavier pour entrer dans le système de l’ordinateur.
— Nous devons réfléchir à ce que nous allons faire
maintenant, lança-t-il incidemment. La station est pleine de cadavres…
Jayakar et moi échangeâmes un regard à la fois stupéfait et
épouvanté. Pendant ce temps, Sakai se massait les poignets d’un air absent. Il
paraissait étrangement apathique, comme frappé de torpeur. Tanaka se comportait
lui aussi comme s’il n’avait pas été là, mettant toute son ardeur à ranger les
cordes en les roulant sur elles-mêmes. Quant à Yoshiko, elle ne semblait absolument
pas se préoccuper de ce qui se passait.
— Hai, lança Tanaka après quelques instants.
Sakai chercha à croiser le regard de Moriyama, puis celui de
son second, mais dans l’un comme l’autre cas il n’y parvint pas. Sa paupière
droite était secouée de tremblements. Il hocha la tête, poussa un léger
grognement et se mit à avancer lentement vers le sas.
Jayakar voulut lui barrer le chemin, mais le commandant lui
fit signe d’un geste de la main de ne pas le retenir. Nous observions tous la
scène – Jay et moi avec une fébrilité extrême, les Japonais et Kim, en
revanche, avec une impassibilité mystérieuse. Alors, nous vîmes les panneaux
coulissants s’écarter devant Sakai, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait, avant
de se refermer derrière lui.
C’est à cet instant seulement que j’aperçus les données
affichées sur l’écran de Moriyama. Il s’agissait de deux journaux de bord que
le système informatique de la station tenait automatiquement. Le premier
concernait la gestion des scaphandres – pour chacune des pièces, dates d’emprunt,
de restitution, d’approvisionnement en oxygène, de révision générale – et
le second la liste détaillée des passages aux écoutilles.
Mon cerveau était encore engourdi, cotonneux, mais j’eus
cependant le sombre pressentiment de ce qui était en train de se jouer. Chacun
d’entre nous avait les yeux rivés sur l’écran. Les secondes s’écoulèrent.
Aucune modification dans le pointage des scaphandres. Pas d’emprunt, pas de
retour.
Mais, cinq minutes après que le Japonais eut quitté le pont
supérieur, le second document enregistrait un mouvement d’écoutille
supplémentaire.
ÉPILOGUE
LES LARGES PORTES à battants de la salle où la commission d’enquête
siégeait depuis des mois se refermèrent derrière moi pour la dernière fois, et
je me sentis soulagé d’un grand poids. Agir n’est pas suffisant ; encore
faut-il, après coup, pouvoir prouver que votre conduite vous a été dictée par
une absolue nécessité. Et c’est ce que je venais de faire. Au fil des audiences –
il y en eut tellement que j’aurais été incapable, à la fin, d’en donner le
nombre exact – on m’avait interrogé, contredit, sommé de ressasser avec
force détails les événements relatifs à la prise d’assaut et à la reconquête de
Nippon en m’appuyant sur une maquette des lieux. J’avais répondu à
toutes les questions, tiré au clair tous les points litigieux. On en avait pris
acte. Il était désormais établi que j’avais fait ce qui s’imposait, au moment
où cela s’imposait : rien de plus, rien de moins. Je palpai machinalement
le document officiel, dûment tamponné et signé, qui me disculpait
définitivement, puis je m’abandonnai au silence paisible qui régnait dans les
couloirs déserts du siège de l’Aérospatiale.
C’est avec le sentiment d’avoir retrouvé ma liberté et mon
intégrité que je descendis le large escalier de marbre qui menait dans le hall.
N’ayant pas prévu que la séance s’achèverait si tôt, je n’avais pas la moindre
idée de la façon dont j’allais occuper le reste de la journée.
En traversant le vestibule, je tombai à ma grande surprise
sur Tanaka, qui parut sincèrement heureux de me voir et me salua
chaleureusement.
Nous échangeâmes quelques politesses et je le félicitai pour
sa promotion au grade de commandant. Je lui demandai s’il était exact qu’il
devait prochainement retourner à bord de la station.
— Hai, confirma-t-il fièrement. C’est moi qui en
assurerai le commandement durant le prochain trimestre.
Je lui adressai un sourire amical. Au fond, cet homme m’était
plutôt sympathique.
— Toutes mes félicitations.
Il inclina la tête avec une fausse modestie toute japonaise
et ajouta :
— Et vous, quels sont vos projets, Léonard ? Jusqu’à
présent, je n’ai trouvé votre nom sur aucune liste…
— Je vais commencer par prendre des vacances,
lançai-je. Et après… J’ai reçu de Seattle une proposition que je compte étudier
sérieusement.
— Ano ne, fit-il, consterné. Vous envisagez donc
de nous quitter, d’abandonner complètement l’astronautique ?
— Pas forcément. La conquête spatiale connaît en ce
moment un regain d’intérêt aux États-Unis, du moins dans certains domaines. C’est
ce qui explique qu’ils cherchent à recruter tous ceux qui y connaissent encore
un peu quelque chose.
Tanaka acquiesça pensivement.
— Je vous souhaite de prendre la bonne décision.
— C’est ce que je souhaite aussi. Merci.
Nous étions sur le point de prendre congé lorsqu’il se
souvint brusquement de quelque chose.
— À propos, Kim a vainement essayé de vous joindre pour
vous inviter à son pot de départ. Il vient d’être nommé à Séoul. Appelez-le, à
l’occasion.
— Oui, promis-je, je le ferai.
Je passai les portes tournantes à l’entrée du bâtiment et me
sentis happé par le monde extérieur. L’air était froid et mordant, le soleil
étonnamment vif pour ce début d’automne. Sans oublier l’arrière-fond
sonore : conversations étouffées de centaines de passants, mêlées au
vrombissement des autos électriques et au ronflement secoué de hoquets des
voitures au méthanol.
Si vous avez à vous déplacer à pied dans le centre de Tokyo,
quelle que soit l’heure, quel que soit le quartier, vous pouvez être certain de
vous retrouver noyé dans une marée humaine. En comparaison, les bus new-yorkais
aux heures de pointe, c’est le désert de Gobi.
Je me laissai porter par la foule jusqu’à la bouche de métro
la plus proche. J’achetai un journal en anglais et trouvai miraculeusement une
place assise dans la rame qui devait me ramener chez moi. En une, à côté des
informations habituelles concernant les crises gouvernementales, les scandales
politico-financiers et la guerre dans les Balkans – qui durait désormais
depuis quinze ans –, un entrefilet mentionnait que venaient de s’ouvrir en
France les premiers procès intentés contre les complices de Khalid au sol. Une
fois la liaison radio rétablie avec la Terre, et avant même que les incidents
survenus à bord aient été rendus publics, une troupe d’intervention
franco-allemande et plusieurs unités de la Légion étrangère avaient donné l’assaut
à la base de lancement de Kourou et arrêté tous les survivants.
Je ne pus m’empêcher de penser à Jayakar qui passerait lui
aussi bientôt devant ses juges pour répondre de sabotage et de divers autres
chefs d’inculpation. Je devrais déposer contre lui.
La citation à comparaître était déjà épinglée sur mon
tableau en liège, dans la cuisine.
Un reportage sur la guerre dans la péninsule Arabique.
Depuis la levée subite du siège autour de La Mecque, quelques semaines plus
tôt, les Djihadis continuaient de battre en retraite. Manifestement, les doutes
quant à l’authenticité du prophète Abu Mohammed se propageaient comme une
maladie contagieuse.
Sur mon tableau, j’avais également accroché les trois
lettres que Neil m’avait faxées depuis la fin du cauchemar. Sa mère voulait se
remarier. Avec un commandant des troupes de défense. Mais je serai toujours
ton fils, pas vrai, Dad ? avait-il écrit. Je n’avais cessé de croire que,
le jour où cela viendrait, ça m’en ficherait un coup, mais bizarrement ce ne
fut pas le cas. Au contraire, j’éprouvais même une sorte de soulagement.
Dans le supplément culturel du journal, je découvris avec
étonnement une interview accordée par Moriyama. Ces dernières semaines, sa
carrière avait fait un bond fulgurant – on l’avait nommé au poste de
directeur du département énergie stellaire. Il annonçait officiellement la
réalisation prochaine d’une seconde station solaire, bien plus grande encore
que la première, avec la participation financière de plusieurs consortiums
japonais et coréens. Il soulignait à quel point il était important d’aller
puiser l’énergie dans l’univers, en mettant en avant des arguments que j’avais
encore très bien en mémoire.
Le train filait dans le tunnel, de station en station.
Ichikawa, Funabashi, Chiba, Ichihara – le long trajet autour de la baie de
Tokyo. J’aurais pu prendre le bac, c’eût été plus rapide, mais j’y étais
toujours pris de claustrophobie. Si j’avais pu choisir, à ce moment-là, j’aurais
aimé être seul. Idéalement, tout là-haut, dans l’espace. Rien qu’à imaginer le
minuscule appartement exigu que je louais – à un prix néanmoins exorbitant –
dans un gigantesque complexe d’habitation, ça me flanquait le cafard. Aussi
restai-je simplement assis en arrivant à l’arrêt où j’aurais dû descendre.
Au bout de quelques kilomètres, la rame sortit du tunnel et
poursuivit sa course à ciel ouvert. Je connaissais l’itinéraire pour l’avoir
souvent emprunté, me laissant emporter loin, toujours plus loin, jusqu’à ce que
la mer soit en vue. C’est là que je venais quand j’avais besoin de faire le
point.
Je descendis à l’avant-dernière gare. Après avoir humé les
senteurs fraîches et salées soufflées par la forte brise marine, je gagnai la
plage, en pèlerinage. Le vent gonflait ma veste tandis que je déambulais d’un
pas lourd sur le sable de la grève.
Les rayons du soleil dansaient sur la crête des vagues comme
autant de joyaux étincelants, ce qui donnait à la mer un éclat éblouissant. Dans
le ciel d’azur, des mouettes criaient en se chamaillant, et on apercevait à l’horizon
les douces montagnes de l’arrière-pays.
Ici non plus je n’étais pas seul – au Japon, vous n’êtes
jamais seul nulle part – mais je m’y sentais seul. Des promeneurs
se dessinaient au loin, isolés ou par petits groupes.
Ils ne me dérangeaient pas et je ne tardai pas à oublier
leur présence. Perdu dans mes pensées, je ramassai des galets et les lançai
dans le ciel radieux. De la pointe de ma chaussure, je traçai des sillons dans
le sable aplani par les rouleaux, tout en respirant les odeurs de sel, de
poisson, et en sentant dans mes cheveux les bourrasques de vent.
À un moment donné, j’eus l’œil attiré par une petite
silhouette sombre qui se rapprochait. Je m’arrêtai et l’observai quelques
instants. On aurait dit qu’elle se dirigeait droit sur moi. Elle me fit même
signe de la main. J’attendis, intrigué, qu’elle me rejoigne. C’était Yoshiko.
Elle portait une veste vert foncé, presque hivernale avec sa
capuche fourrée, et la brise marine jouait dans ses longs cheveux noirs en un
spectacle fascinant. Elle me sourit, hors d’haleine.
— Je savais que je te trouverais ici, lança-t-elle en
guise de salut.
— Tu le savais ? demandai-je, surpris. (Je
ne le savais pas moi-même une demi-heure plus tôt.) Comment est-ce
possible ?
— Tu m’as dit un jour que tu venais toujours ici quand
tu avais besoin de faire le point.
— Vraiment ? (Je ne me rappelais plus lui en avoir
parlé.) Et tu t’en es souvenue ?
— Oui.
Je la dévisageai, le tendre tracé de ses lèvres, la
profondeur incroyable de son regard, et toutes mes facultés intellectuelles s’envolèrent
d’un coup. Ne trouvant rien à répondre, je tentai péniblement de détourner la
conversation :
— Tu ne devrais pas être en train de travailler ?
Elle sourit avec indulgence, et j’eus la désagréable
impression qu’elle m’avait parfaitement percé à jour.
— Léonard, les astronomes travaillent la nuit.
J’acquiesçai d’un air crispé.
— Ah oui. Logique.
Nouveau silence. Son regard glissa sur le sable, la mer, puis
revint se poser sur moi.
— J’ai entendu dire que tu partais ?
Je fis un geste vague.
— Peut-être.
— Ce n’est pas sûr ?
— J’y songe, mais je n’ai encore rien décidé.
Elle hocha la tête.
— Moi aussi, je vais peut-être m’en aller. J’ai envoyé
ma candidature pour un poste à l’Université de Tacoma et, a priori, j’ai
de très bonnes chances de l’obtenir. Qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois
que je devrais accepter, si mon dossier est retenu ?
— Tacoma ? (Je la regardai, totalement sidéré.) Ce
n’est quand même pas le Tacoma au sud de Seattle ?
— Si, c’est ça.
— C’est là-bas que tu as postulé ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Elle ne répondit pas. Un doux sourire éclaira lentement son
visage, comme un lever de soleil, et je sentis soudain mon cœur s’embraser.
Elle ajouta finalement, d’une voix chaude et langoureuse :
— Nous ne l’avons jamais fait sur Terre, Léonard.
Je plongeai mes yeux dans les siens, et j’y lus cette fois
plus que du simple désir. On revit toujours les mêmes histoires, pensai-je.
— Ça peut s’arranger, dis-je d’une voix rauque. Tout
peut s’arranger.
FIN
[1]
« Ce qui monte doit redescendre. »
[2]
« Sans douleur pas de profit. »
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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