Révolution française, #2
MAX GALLO
de l’Académie française
RÉVOLUTION FRANÇAISE
2. Aux armes, citoyens !
(1793-1799)
XO ÉDITIONS
PREMIÈRE PARTIE
21
janvier 1793 – 2 avril 1793
« La fièvre révolutionnaire est une terrible maladie »
« Nous avons maintenant deux
sortes de Jacobins et de patriotes qui se haïssent aussi cruellement que les
royalistes et les Jacobins originaux. La dernière espèce de Jacobins s’appelle
Girondins ou brissotins ou rolandistes… La haine va toujours croissant entre
les deux partis… La fièvre révolutionnaire est une terrible maladie. »
Nicolas Ruault, libraire
le
6 février 1793
1.
Louis Capet ci-devant Louis XVI, roi de France, est donc
monté sur l’échafaud, le lundi 21 janvier 1793, peu avant dix heures vingt du
matin.
Il a voulu parler au peuple, mais à cet instant, Santerre, l’ancien
et riche brasseur du faubourg Saint-Antoine, devenu commandant général de la
garde nationale, a, selon un témoin, « levé son épée et fait battre tous
les tambours et sonner toutes les trompettes pour étouffer la voix de ce malheureux
monarque. Aussitôt les bourreaux le saisissent, le lient à la fatale planche et
font tomber sa tête que l’un d’eux montre trois fois au peuple. »
Il est dix heures vingt.
« Je n’ai pas la force de vous en dire davantage
aujourd’hui… mais plus un événement tragique est douloureux, plus on veut en
savoir les causes et les détails », poursuit ce témoin, le libraire Ruault,
esprit « éclairé », garde national, Jacobin de la première heure.
« Je tiens ceux-ci d’un homme qui était posté à deux
pas de cette fatale voiture et qui nous les a racontés hier soir les larmes aux
yeux. Il nous disait que plus de la moitié de la troupe qui remplissait la
place était attendrie, frémissait d’horreur lorsqu’elle vit le roi monter les
mains liées, les cheveux coupés, sur l’échafaud. Si on lui eût laissé la
liberté de parler, de se faire entendre de cette multitude, qui sait ce qui
serait arrivé ? Un mouvement de générosité pouvait s’emparer de cette
foule, elle pouvait saisir ce prince, l’arracher des mains de ses bourreaux et
le porter de l’échafaud au trône. Il y aurait peut-être eu bataille sur la
place… Mais il n’en a point été ainsi : sa destinée était de mourir de la
mort des coupables en présence d’une foule immense d’hommes qui, il n’y a pas
si longtemps encore, étaient ses sujets. »
En fait, pas un seul incident n’a troublé l’exécution du roi.
La dispersion des dizaines de milliers d’hommes de troupe mobilisés dans tout
Paris s’est effectuée dans l’ordre.
« Malgré les prédictions sinistres, lit-on dans les Annales
patriotiques, Paris n’a jamais été plus tranquille. L’indifférence pourrait
être le sentiment qui domine le plus… »
Et Lucile, l’« adorable petite blonde », l’épouse
d’à peine vingt-deux ans de Camille Desmoulins, le journaliste et député à la
Convention, ami de Danton, écrit : « C’est aujourd’hui qu’on a fait
mourir Capet. Tout s’est passé avec une tranquillité parfaite. »
Dès le soir du lundi 21 janvier, la vie a repris. Les
théâtres sont ouverts, les cafés remplis.
On parle davantage de l’assassinat du régicide Le Peletier
de Saint-Fargeau, par un garde du corps du ci-devant roi, que de l’exécution du
monarque, ce « tyran ». La Convention a décidé d’accorder à Le
Peletier les honneurs du Panthéon.
Son corps nu, « huilé, verni », est exposé, puis
transporté en grande pompe jusqu’au Panthéon, et suivi par les députés, des
soldats et des gardes nationaux en armes. Et lorsque le cortège passe sur le
Pont-Neuf, on tire trente coups de canon.
« Ce bruit porta l’épouvante dans le Temple. »
Là, dans cette prison, Marie-Antoinette qu’on n’appelle plus
que la « veuve Capet », devenue une vieille femme méconnaissable, passe
de la prostration à des convulsions, « Madame Élisabeth, la sœur du roi, est
morte d’effroi, la petite princesse – Madame Royale – se roule par terre, le
petit dauphin se cache entortillé dans les rideaux du lit de sa mère. On daigna
les tirer de leur effroi. »
Mais l’enterrement de Le Peletier bouleverse les patriotes.
Lucile Desmoulins confie :
« J’ai vu ce malheureux Saint-Fargeau. Nous avons fondu
toutes en larmes lorsque le corps est passé, nous lui avons jeté une couronne… Je
ne pouvais rester seule et supporter les terribles pensées qui allaient m’assiéger.
Je courus chez Danton, il fut attendri de me voir encore pâmée. »
Les Jacobins craignent que les « aristocrates », et
ceux qu’ils soudoient ou entraînent, ne les assassinent et ne préparent un
assaut contre les sans-culottes et la Convention.
Robespierre accuse le ministre de l’intérieur, le Girondin
Roland, d’avoir partie liée avec les aristocrates.
Et Roland démissionne, mais le procès des Girondins continue.
N’ont-ils pas, au cours du procès du roi, tenté d’en appeler
au jugement du peuple, puis évoqué le sursis ?
Alors que cent pour cent des Montagnards ont voté la mort, et
qu’il s’est trouvé trente-huit pour cent de députés de la Plaine pour voter
avec eux, seuls quatorze pour cent des Girondins ont choisi d’être des
régicides.
Aux yeux des plus déterminés des Jacobins, cette « prudence »
des Girondins n’est qu’un calcul coupable et dangereux à l’heure des périls.
Car dès le 28 janvier, le comte de Provence, frère du roi en
exil à Hamm, en Westphalie, a proclamé, dans une déclaration aux émigrés, le
dauphin roi de France et de Navarre sous le nom de Louis XVII. Lui-même s’est
institué régent, son frère cadet, le comte d’Artois, devenant lieutenant
général du royaume.
Le programme du comte de Provence veut effacer la Révolution.
Il faut rétablir la monarchie sur les bases inaltérables de
son antique constitution et la « religion de nos pères » dans la
pureté de son culte et de sa discipline. Il faut redistribuer à leurs légitimes
possesseurs les « biens nationaux », punir les crimes commis depuis
1789, et venger le sang de Louis XVI.
Ces paroles ne paraissent pas vaines.
Le jour de la mort de Louis XVI, la Cour d’Angleterre a pris
le deuil. Autour d’elle, une première coalition s’est constituée avec l’Espagne,
le Portugal, la Sardaigne, le royaume de Naples, la Hollande, les États
allemands, l’Autriche, la Prusse, la Russie.
Face au député montagnard Barère, ancien avocat au parlement
de Toulouse, qui du haut de la tribune de la Convention déclare : « Un
ennemi de plus pour la France n’est qu’un triomphe de plus pour la liberté »,
Marat et Brissot -1’« Exagéré » et le Girondin pour une fois d’accord
– mettent en garde contre les illusions.
« Comme je connais l’Angleterre, dit Marat, je ne puis
me dispenser d’observer que c’est à tort que l’on croit ici que le peuple
anglais est pour nous. »
Brissot ajoute que le cabinet anglais a par ses calomnies
réussi à « dépopulariser notre révolution dans l’esprit des Anglais et à
populariser la guerre ».
« Citoyens, continue Brissot, il ne faut pas vous
dissimuler les dangers de cette nouvelle guerre ; c’est l’Europe entière, ou
plutôt ce sont tous les tyrans de l’Europe que vous avez maintenant à combattre
et sur terre et sur mer. »
Alors : « Il faut que la grande famille des
Français ne soit plus qu’une armée, que la France ne soit plus qu’un camp où l’on
ne parle que de la guerre, où tout tende à la guerre, où tous les travaux n’aient
pour objet que la guerre. »
Mais la guerre exige la traque de l’ennemi et de ses
complices, installe le règne du soupçon, la crainte – et la réalité – des
conspirations, des trahisons. Et donc la mort qu’on donne et qu’on magnifie :
Mourir pour la patrie
Est le sort le plus beau
Le plus digne d’envie.
Danton s’écrie : « Ô Le Peletier, ta mort servira
la République ! Je l’envie, ta mort ! »
Robespierre, dans un discours aux Jacobins, le 13 mars 1793,
s’écrie, alors que la situation militaire devient difficile, que les
contre-attaques autrichiennes obligent les armées de Dumouriez qui étaient
entrées en Hollande à reculer en Belgique :
« Nous saurons mourir, nous mourrons tous ! »
Marat lui répond aussitôt :
« Non, nous ne mourrons point, nous donnerons la mort à
nos ennemis et nous les écraserons. »
Et Danton exalte lui aussi l’unité :
« Maintenant que le tyran n’est plus, tournons toute
notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre… Citoyens, prenez les rênes
d’une grande nation, élevez-vous à sa hauteur… »
C’est un « duel à mort » qui s’engage.
Le marquis de La Rouerie, qui avait échoué au mois d’août
1792 à soulever les départements de Bretagne et du Poitou, pour sauver le roi, meurt
d’une « fièvre cérébrale » en apprenant l’exécution de Louis XVI. On
saisit des papiers dans le château de La Guyomarais – Côtes-du-Nord – où le marquis
s’était réfugié, et ses proches sont arrêtés.
Avec la mort de La Rouerie, il n’y a plus d’organisation
royaliste ni dans l’Ouest ni dans le reste de la France.
Mais le danger est aux frontières.
Mercy-Argenteau, l’ancien ambassadeur autrichien, écrit :
« Ce ne sont ni une ni plusieurs batailles gagnées qui
réduiront une nation, laquelle ne peut être gagnée qu’autant que l’on
exterminera une grande portion de la partie active et la presque totalité de la
partie dirigeante. Faire main basse sur les clubs, désarmer le peuple, détruire
cette superbe capitale, foyer de tous les crimes, de toutes les horreurs, provoquer
la famine et la misère, voilà les déplorables données de l’entreprise à remplir. »
Et le directeur général des Affaires étrangères de Vienne, le
baron von Thugut, ajoute qu’il est « essentiel qu’il y ait des partis en
France qui se combattent et s’affaiblissent mutuellement »…
Ils existent, et donnent libre cours à leur haine réciproque.
Pourtant Maximilien Robespierre, le 5 février, en appelle à
la mesure :
« Ne perdons jamais de vue que nous sommes en spectacle
à tous les peuples, que nous délibérons en présence de l’univers. Nous devons
nous tenir en garde contre les écarts même du zèle le plus sincère. »
Mais lui-même, après cet éloge de la mesure, attaque avec
violence les Girondins, et ceux-ci dans le journal de Brissot, Le Patriote
français, lui répondent, se moquant de cet « Incorruptible », qu’ils
décrivent, en quelques vers, arrivant au Paradis :
Suivi de ses dévots
De sa cour entouré
Le Dieu des sans-culottes
Robespierre est entré.
Je vous dénonce tous, cria l’orateur blême
Jésus ! Ce sont des intrigants :
Ils se prodiguent un encens
Qui n’est dû qu’à moi-même.
Maximilien n’oubliera pas ces blessures d’amour-propre, d’autant
plus vives qu’elles aggravent les divergences politiques profondes qui séparent
Montagnards, Girondins et Enragés.
Robespierre s’oppose à Brissot, à Roland, à Buzot, cet
avocat d’Évreux élu par le tiers état et qui fut proche de Robespierre au temps
des États généraux. Mais que 1789 paraît loin ! Buzot est tombé sous le
charme de Manon Roland.
Lors du procès de Louis XVI, il a voté pour l’appel au
peuple, et pour le sursis. Il est l’ennemi déclaré de Marat, dont il demande l’expulsion
de la Convention : « Marat, cet homme impur ; dans nos
départements on bénira le jour où vous aurez délivré l’espèce humaine d’un
homme qui la déshonore… »
Ceux des citoyens qui ne sont pas enrôlés dans l’un ou l’autre
camp regardent avec inquiétude, et même effroi, cette guerre qui déchire ceux
qui jadis étaient unis.
« Nous avons maintenant deux sortes de Jacobins et de
patriotes qui se haïssent aussi cruellement que les royalistes et les Jacobins
originaux », constate, amer et accablé, Ruault ce libraire qui précisément
fut jacobin, dès les débuts du club.
« La dernière espèce de Jacobins s’appelle Girondins ou
brissotins ou rolandistes. Mais la haine va toujours croissant entre les deux
partis. »
À Paris, explique Ruault, « la faction des anciens
Jacobins paraît la plus forte. Elle entraîne avec elle tout le menu peuple, pour
ne pas dire la populace qui est aujourd’hui un mot proscrit et imprononçable
publiquement. »
Dans chaque section, une « réserve soldée » – payée
par la Commune – d’une centaine d’hommes, toujours les mêmes, fait la loi. Ils
sont quatre ou cinq mille « tape-dur », dans la capitale. Plus d’un
millier d’entre eux se retrouvent dans les tribunes de la Convention, et
ponctuent les discours de leurs menaces, orientant les débats, pesant sur les
votes des députés.
Un témoin anglais – Moore –, effaré et effrayé devant cette
situation, conclut que l’égalité entre les départements n’existe pas.
Par la pression de l’émeute, Paris fait la loi à la
Convention et à toute la France.
Le « peuple souverain » se réduit bien souvent à
ces « milliers de tape-dur », dont on soupçonne qu’ils sont « dirigés
secrètement par un petit nombre de démagogues ».
Danton dénonce « un tas de bougre d’ignorants n’ayant
pas le sens commun, et patriotes seulement quand ils sont soûls. Marat, ajoute-t-il,
n’est qu’un aboyeur, Legendre n’est bon qu’à dépecer sa viande… »
Mais ces sans-culottes composent les comités de surveillance,
qu’ont créés les sections et qui procèdent aux visites domiciliaires, interrogent
les « suspects ». Et qui ne l’est pas ?
« Il est difficile, il est dangereux, à un patriote, à
un républicain de bonne foi et qui a des principes sages et modérés de se montrer,
de parler même en société », écrit le libraire Ruault.
Selon lui, la mort du roi a divisé les Parisiens.
« Si on la blâme devant des gens qui l’approuvent, ce
sont des cris de fureur, des rages qui engendrent des haines entre amis et
parents et vice versa. »
« Le même désordre est entre les patriotes : êtes-vous
ancien jacobin, vous ne pouvez parler devant un Girondin sans que l’aigreur se
manifeste tout à coup. »
Ruault est persuadé qu’un « tel état social ne peut
durer longtemps ; un parti écrasera l’autre et mettra le reste à l’unisson ».
Il est fasciné par l’évolution de ces hommes qu’il a connus
avant que la passion politique et la haine ne les entraînent.
Ainsi le baron allemand Jean-Baptiste Cloots, qui, jadis
doux, honnête, généreux, se fait désormais appeler Anacharsis Cloots, a inventé
le mot « septembriser ».
Il a qualifié les massacres de « scrutin épuratoire
dans les prisons ».
Député à la Convention, il se présente comme l’« Orateur
du genre humain ». Il est suivi par une véritable cour de parasites qui
vivent de son immense fortune. « Il faut l’écouter et ne pas le contredire.
Ce serait peine perdue d’entreprendre de le guérir de sa furie ; ils sont
par centaines de cette force dans la Convention. »
Ce sont ces députés-là, dont Danton dit qu’« ils ne
savent voter que par assis et levé, mais ils ont de la force et du nerf ».
Et Ruault ajoute : « Il faut marcher en silence
avec eux, si l’on veut se lever et se coucher tranquille. »
« La fièvre révolutionnaire est une terrible maladie. »
Il suffit d’une représentation théâtrale pour qu’elle se
manifeste.
On donne ainsi en janvier 1793 au théâtre du Vaudeville La
Chaste Suzanne.
« Une douzaine de gens armés ont fait impérieusement la
loi à sept ou huit cents spectateurs en les menaçant de leur brûler la cervelle
s’ils osaient applaudir quelques allusions aux circonstances qui se rencontrent
dans cette pièce. Le triomphe des tueurs a été complet. Les dociles spectateurs,
malgré qu’ils eussent pour eux une majorité bien reconnue de cent contre un, ont
prestement abandonné le champ de bataille à leurs maîtres », rapporte La
Feuille du matin, du 26 janvier 1793.
Et cependant, trois jours plus tard, le peuple rassemblé se
retrouve librement sur la place du Carrousel pour une cérémonie de plantation d’un
arbre de la Liberté, en souvenir des patriotes qui, le 10 août, tombèrent en ce
lieu en s’élançant à l’assaut du château des Tuileries.
« Un faisceau de piques représentant les
quatre-vingt-quatre départements sous le couvert d’un seul bonnet, précédait le
jeune chêne, lequel a été planté au son des airs de Ça ira, de la Carmagnole
et autres chants patriotiques », raconte le Bulletin national.
Les sans-culottes brandissent les piques, l’« arme
sainte ». Ils sont, disent-ils, « prêts à verser jusqu’à la dernière
goutte de leur sang pour la patrie ».
Quand le sans-culotte se présente dans les assemblées de
citoyens, peut-on lire dans un opuscule – Qu’est-ce qu’un sans-culotte ?
– publié au printemps 1793, il n’est pas « poudré, musqué, botté, dans
l’espoir d’être remarqué par toutes les citoyennes des tribunes, mais bien pour
appuyer de toute sa force les bonnes motions et pulvériser celles qui viennent
de la faction abominable des hommes d’État, du serpent Brissot, du coquin
Barbaroux, du sucré Pétion ou du chien et de l’hypocrite Roland ».
Et ce sans-culotte qui « travaille de ses mains, sait
labourer un champ, forger, scier, limer, couvrir un toit, faire des souliers »,
qui habite dans les étages supérieurs de la maison, est bon ami, bon père, bon
fils, frère de tous les sans-culottes. Il est homme de conviction, de passion, et
donc de haine pour ses adversaires.
Il est montagnard. Ils sont girondins et aristocrates.
Et la misère exacerbe les passions.
Des Enragés – Jacques Roux, Varlet –, devant la hausse des
prix, la chute de l’assignat réclament le cours forcé de la monnaie, la
taxation des subsistances, la réquisition des grains, le jugement des
accapareurs.
À Lyon, quatre mille canuts demandent à la municipalité d’imposer
un tarif de façon aux fabricants.
« Les forces et les biens de chacun sont à la
disposition de la société », déclare le député Rabaut Saint-Étienne, pasteur,
fils de pasteur et Girondin, qui a refusé de voter la mort du roi, mais se
dresse contre les « accapareurs ».
Le 23 février 1793, la foule amassée à la Halle dès l’aube
se précipite sur les voitures chargées de pain et les pillent. Le 24, ce sont
les boulangeries qui sont prises d’assaut, et le lendemain les épiceries sont
dévalisées à leur tour.
Le 24 encore, les blanchisseuses ont pillé sur les bords de
la Seine les bateaux chargés de savon qui y étaient amarrés.
Et Marat, dans son Journal de la République, écrit le
25 février :
« Dans tout pays où les droits du peuple ne sont pas de
vains titres consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de
quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin
aux malversations. »
Ainsi, les divisions haineuses s’aggravent entre d’un côté
les Girondins, qui veulent protéger les propriétés, de l’autre les Montagnards,
qui soupçonnent et craignent que des « conspirateurs » ne créent des
troubles pour susciter l’intervention de l’armée, le général Dumouriez venant
rétablir l’ordre à Paris, et peut-être placer sur le trône un Orléans, Philippe
Égalité.
C’est ce risque qui incite Robespierre à condamner les
pillards qui envahissent les épiceries :
« Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre
mais pour terrasser les brigands, dit-il… De chétives marchandises
doivent-elles l’occuper ?… Nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a
quelque propriété… Le peuple de Paris sait foudroyer les tyrans mais il ne
visite point les épiciers… »
Mais de l’autre côté il y a les Enragés, qui
envahissent la Convention, exigent le châtiment des « ennemis », des « conspirateurs »,
des « accapareurs » qui affament le peuple.
Il y a l’abbé Roux, l’Enragé, qui déclare :
« Je pense que les épiciers n’ont fait que restituer au
peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps. »
Et qui, après les heures de pillage, ajoute :
« La journée eût été plus belle encore s’il y avait eu
quelques têtes coupées. »
La situation, dans ces journées de la fin février 1793 et
des dix premiers jours du mois de mars, est donc grave.
À l’intérieur du pays, les pillages, la crainte du complot.
Sur les frontières, les assauts des Autrichiens, les succès
de la première coalition contre la France.
La République avait annexé Nice, Monaco, et Danton dans une
envolée avait réclamé la réunion de la Belgique, soulevant l’enthousiasme de la
Convention :
« Je dis que c’est en vain qu’on veut faire craindre de
donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature.
Nous les atteindrons toutes, des autres coins de l’horizon, du côté du Rhin, du
côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République,
et nulle puissance humaine ne pourra nous empêcher de les atteindre. »
Et, brandissant les poings, Danton a ajouté :
« On vous a menacés des rois, vous avez déclaré la
guerre aux rois, vous leur avez jeté le gant et ce gant est la tête du tyran. »
Mais les réformes de l’armée, l’amalgame entre « Blancs »
– bataillons de l’armée ci-devant royale – et « Bleus » -bataillons
de volontaires –, la création de demi-brigades de trois mille trois cents
hommes, mobiles, ne suffisent pas à forger l’instrument capable de s’opposer
aux troupes de la coalition, dans une guerre longue, dévoreuse d’hommes.
Et d’autant plus si l’on veut que la République atteigne, comme
l’a déclaré Danton, les « frontières naturelles ».
Alors il faut décréter, le 24 février 1793, une levée de
trois cent mille hommes, et la Convention établit le nombre des volontaires
que chaque département doit fournir selon l’importance de sa population et du
nombre d’hommes « réquisitionnés » lors des précédentes levées.
Il faut faire vite, parce que, sur les frontières, l’armée
de Dumouriez recule. Et l’on commence à soupçonner ce général, qu’on a vu à
Paris, que l’on sait proche des Girondins, de Manon Roland, et que Danton
paraît soutenir.
La peur du coup de force, du complot, soulève les
sans-culottes, les Enragés, qui encerclent la Convention, envahissent les
tribunes.
Et c’est dans ce climat que, dans la nuit du 10 au 11 mars
1793, les députés votent la création d’un tribunal criminel extraordinaire
nommé bientôt « Tribunal révolutionnaire ».
On se souvient des massacres de Septembre, et Danton s’écrie :
« Le salut du peuple exige de grands moyens, des
mesures terribles… Profitons des fautes de nos prédécesseurs. Faisons ce que n’a
pas fait l’Assemblée législative. Soyons terribles, pour dispenser le peuple de
l’être. »
Les « délégations » mandatées par les
quarante-huit sections de Paris se succèdent à la tribune de la Convention.
Elles font toutes la leçon aux députés, s’inquiètent de la
situation aux frontières, des victoires des Autrichiens, de la retraite des
troupes de Dumouriez, et une fois encore, ces « sectionnaires »
redoutent la trahison du général, reprenant ainsi les accusations de Marat.
« Nous venons sans crainte de vous déplaire jeter la
lumière sur vos erreurs et vous montrer la vérité », lance un sans-culotte
aux députés.
Puis, inspiré par l’abbé Jacques Roux, par Varlet, par les
Enragés, l’orateur des sections répète :
« Citoyens législateurs, ce n’est pas assez d’avoir
déclaré que nous sommes républicains français, il faut encore que le peuple
soit heureux, il faut qu’il ait du pain, car où il n’y a pas de pain, il n’y a
plus de loi, plus de liberté, plus de république. »
Danton intervient, veut éviter l’affrontement entre ceux qui
possèdent et ceux qui sont démunis, tous patriotes, tous républicains !
« Que les propriétaires ne s’alarment pas, dit-il. La
nation toujours juste respectera les propriétés. Respectez la misère et la
misère respectera l’opulence ! Ne soyons jamais coupables envers le
malheureux et le malheureux qui a plus d’âme que le riche ne sera jamais
coupable ! »
La Convention l’acclame. Les députés votent l’abolition de
la contrainte par corps.
Mais le soir, les femmes aux premiers rangs des manifestants
envahissent les tribunes des Jacobins, stigmatisent cette « société pleine
d’accapareurs », ovationnent les noms des Enragés, Jacques Roux, Varlet.
La hausse des denrées, la peur de l’étranger, de ces troupes
autrichiennes qui ont réoccupé Aix-la-Chapelle et Liège, la crainte d’un
complot aristocratique, se nouent pour accroître la tension.
On pille. On saccage les imprimeries des journaux girondins,
dans la nuit du 9 au 10 mars, les Enragés tentent de former un comité d’insurrection.
Les citoyens patriotes et modérés s’indignent.
« Le défaut d’ordre a fait tout le mal, affirme le
libraire Ruault. Comment quatre ou cinq mille femmes des faubourgs, quelques
hommes, des petites filles, des petits garçons, auraient-ils pu forcer seize ou
dix-huit cents boutiques à livrer la chandelle à douze sous, le sucre à
vingt-cinq, le café à quinze, le savon à dix-huit, si la force publique les eût
devancés d’une heure ou deux ?… La municipalité dit, pour s’excuser, que
ce désordre a été fomenté par l’étranger. Je n’en crois rien du tout. Il n’est
pas besoin de l’étranger pour ravager Paris… »
Et la voix de cet homme patriote, sage et cultivé, devient
rageuse, menaçante, tant le besoin d’ordre et la peur de l’anarchie sont grands.
« Il y a dans Paris, cette grande ville, trop de
gredins, trop de femmes mégères, de malheureux que la misère poursuit soit par
leur faute, soit par la faute du gouvernement, si on ne les réprime point, si
la municipalité les laisse faire : sinon on sera forcé de les tuer comme
des voleurs de grands chemins, il n’y aura pas d’autres moyens d’assurer les
propriétés. »
Au même moment, dans tout l’Ouest de la France, plus de cent
paroisses, du Maine-et-Loire, de la Vendée à la Loire-Inférieure entrent en
insurrection, apprenant que la Convention réclame des hommes en vertu de la
levée de trois cent mille hommes qui doivent se porter aux frontières.
Les paysans s’arment, se dressent contre ces « bourgeois »
des villes, ces « républicains » accapareurs, ces « sans-Dieu »
qui ont persécuté les « vrais » prêtres et soutenu les abbés
constitutionnels.
La violence se déchaîne. On frappe. On tue. On crucifie même.
On massacre.
À Machecoul, dimanche 10 mars, c’est le carnage. Il y aura
près de six cents tués. On extermine les patriotes de toute la région. Les
prisonniers attachés à une longue corde et formant « chapelet » sont
menés le long des douves du château, fusillés, achevés à coups de pique.
On voit surgir un Comité royal, qui dans une proclamation du
12 mars 1793 reconnaît Louis XVII comme souverain et refuse obéissance à la Convention.
Une « armée catholique et royale » se constitue, se
donnant des chefs, tel ce Cathelineau, colporteur, père de cinq enfants, qui s’écrie
à la nouvelle que dans les paroisses on s’en est pris aux « patriotes »,
aux prêtres assermentés, et qu’on refuse de « livrer » ses jeunes
hommes :
« Maintenant il faut aller jusqu’au bout, si nous en
restons là, notre pays va être écrasé par la République. »
On scande : « Vive Dieu ! Vive le roi ! »
On « enjoint aux habitants de Cholet de livrer leurs
armes aux commandants de l’armée chrétienne forte de trente mille hommes, promettant
dans ce cas seulement d’épargner les personnes et les propriétés », signé
Stofflet, commandant, Barbotin, aumônier.
Les insurgés, dans le brouillard épais de ces premiers jours
de mars, forment des masses noires et compactes, qui ne rencontrent que la
résistance de quelques centaines de gardes nationaux, vite massacrés ou mis en
fuite.
Et les paysans insurgés tirent les bourgeois républicains
hors de leurs domiciles et les massacrent.
On chante une Marseillaise retournée :
Aux armes, Poitevins, formez vos bataillons !
Marchons ! Le sang des Bleus rougira nos
sillons.
C’est la guerre dans ces départements, la guerre aux
frontières. Les journaux « patriotes » appellent aux armes :
« Debout ! Toujours debout républicains ! Toujours
armés, c’est le seul moyen de vivre libres ! Soyez fermes, vos ennemis
seront vaincus », lit-on dans Le Républicain.
Il faut brandir « le poignard vengeur qui purge la
patrie des monstres qui méditent son esclavage ».
À la tribune de la Convention, Maximilien Robespierre, malgré
les interruptions des députés girondins, propose de « changer le système
actuel de notre gouvernement ».
Mais il est obligé de se taire sous l’avalanche de
protestations, de cris, d’injures, de moqueries, et c’est le soir, au club des
Jacobins, qu’il s’exprime :
« J’ai été réduit à l’impuissance d’élever ma voix dans
la Convention à cause de la faiblesse de mon organe, avoue-t-il, je n’ai pu
faire retentir mes derniers accents sur les dangers qui menacent les patriotes. »
Les Jacobins l’acclament : Qu’il parle ! Qu’il
parle !
« Il faut, dit Maximilien, que l’exécution des lois
soit confiée à une commission si sûre que l’on ne puisse plus vous cacher ni le
nom des traîtres ni la trame de la trahison. »
2.
La trahison, en ce mois de mars 1793, Robespierre n’est pas
seul à la craindre, à la dénoncer.
Marat depuis longtemps déjà dévoile les « machinations
infernales » qui menacent la Révolution.
Il n’épargne personne, voit naître à chaque instant des
conspirations. Il lui suffit d’apprendre que Camille Desmoulins et un autre
Montagnard, Chabot, ont été invités à dîner par des généraux, pour qu’il les
avertisse, qu’« il ira à la tête de tous nos braves sans-culottes, relancer
ces sybarites et de la belle manière » et donner une leçon à ces citoyens « bien
connus pour avoir un estomac aristocratique ».
Il s’en prend au général Dumouriez, à son entourage d’officiers
monarchistes. Dumouriez n’a-t-il pas à son état-major Louis-Philippe Égalité, ci-devant
duc d’Orléans ?
Et n’est-ce pas ce Dumouriez qui dans une lettre à la
Convention vient d’accuser les députés de vouloir mener en Belgique « une
guerre criminelle » ? Il sermonne les représentants du peuple :
« Vous ne souffrirez pas, écrit le général, que vos armées soient
souillées par le crime et en deviennent les victimes. »
Les députés se rebiffent et Marat qu’on traitait de « monstre
incendiaire » est tout à coup écouté, porté à la présidence des Jacobins, d’où
il lance ses appels à l’action :
« Frères et amis, les maux de la République sont au
comble. Et le moment est venu où le courage des républicains doit éclater. Que
la nation se lève, que les députés s’expliquent et fassent justice de Brissot, de
Vergniaud, du général Dumouriez, de tous les autres généraux conspirateurs et
fonctionnaires publics traîtres à la nation… »
Il interpelle Danton :
« Je le somme de monter ici à la tribune, et de
déchirer le voile des trahisons qui nous environnent… »
Et tout à coup, il tire brusquement de dessous sa
houppelande un poignard long d’une coudée et l’agite devant les yeux des
citoyens rassemblés au club des Jacobins :
« Voilà l’arme avec laquelle je jure d’exterminer les
traîtres, s’écrie Marat. Voilà l’arme que je vous invite à fabriquer pour les
citoyens qui ne sont point au fait des évolutions militaires. Je vous propose d’ouvrir
une souscription et je vais moi-même vous donner l’exemple. »
L’assistance est fascinée par ce discours, ces gestes, cette
énergie :
« Formez donc une armée centrale qui marchera contre
les royalistes et les modérés, reprend Marat ; nommez le chef et vous
aurez la victoire », lance-t-il en brandissant son poignard.
« Oui, oui, Marat, tu seras notre chef », crient
les Jacobins en jetant en l’air chapeaux et bonnets phrygiens.
« Comptez sur ma surveillance, conclut Marat. Nous
devons frapper de grands coups, je vous avertirai aussitôt qu’il en sera temps. »
Le 15 mars, Danton et le député Delacroix sont partis en
Belgique pour rencontrer Dumouriez.
Les Montagnards suspectent Danton de conspirer avec le
général. Ne l’a-t-il pas toujours défendu ?
Danton, partisan de l’occupation, voire de l’annexion, de la
Belgique a poussé Dumouriez à l’offensive. « Nous aurons des hommes, des
armes, des trésors de plus », a-t-il répété.
Et Delacroix a dit, cyniquement, aux soldats : « Vous
êtes sur un pays ennemi, housardez et dédommagez-vous de votre perte… Pillez, nous
partagerons et je vous soutiendrai dans la Convention. »
On a même accusé Delacroix d’avoir patronné à Liège une
fabrique de faux assignats.
Et ce sont ces Montagnards-là, qu’on envoie tenter de
convaincre ou de « garrotter » le général Dumouriez ! Il leur
suffit de quelques heures, pour comprendre que le général a choisi.
Il vient d’être battu – le 18 mars – par les troupes de
Saxe-Cobourg, à Neerwinden puis à Louvain.
Il abandonne la Belgique, traite avec les Autrichiens, invite
ses officiers, ses régiments, à marcher sur Paris, à en finir avec l’anarchie. Il
veut s’opposer aux violences des Enragés : « C’est mon armée que j’emploierai…
Plus de la moitié de la France veut un roi. »
Il reste à Danton et à Delacroix à regagner rapidement Paris,
à apprendre que Dumouriez est passé à l’ennemi avec son état-major après avoir
en vain essayé de convaincre ses troupes de le suivre soit à Paris, soit dans
le camp autrichien.
Un jeune colonel, Davout, commandant les bataillons de
volontaires de l’Yonne, a fait ouvrir le feu sur Dumouriez, et celui-ci, entouré
de dragons autrichiens, entraînant avec lui bon nombre d’officiers, et surtout
Louis-Philippe ci-devant duc de Chartres, n’a trouvé son salut qu’en galopant à
bride abattue à travers champs !
À Paris, avant que cette trahison ne soit connue, c’est déjà
le temps des suspects.
Les sans-culottes des comités de surveillance exigent des
citoyens qu’ils produisent des « certificats de civisme, de garde montée, de
quittance d’une fonction, de passeports visés… On a soumis l’entrée et la
sortie de Paris à une très grande rigueur à cause de nombreux malveillants qui
se sont glissés dans la ville et après lesquels on court de tous côtés. Si vous
n’êtes pas en règle on vous prend pour un de ceux-là, et vous êtes arrêté comme
malveillant, au moins comme suspect. »
On est traduit devant le Tribunal révolutionnaire, condamné le
plus souvent. Les juges ne prononcent pas systématiquement la peine de mort. Mais
la guillotine est en place. Au mois de mars 1793, on décapite une dizaine de
condamnés à mort et les appels des Enragés de Marat à châtier les traîtres se
multiplient. La peur s’insinue dans chaque conscience parce qu’on sait que la
violence, la Terreur, apparaissent comme des recours face à une situation de
plus en plus difficile. La mort rôde. Il faut vaincre et pour cela tuer ou
mourir.
Ces jours-là de la fin mars 1793, on apprend que tout l’Ouest
s’est soulevé. On s’y bat contre l’enrôlement des jeunes hommes, « pour le
roi, pour LouisXVII » et « pour la vraie religion attaquée par les
gueux de Paris ».
Aux premiers chefs, Cathelineau, Stofflet, issus du monde
des « petites gens », paysans, artisans, s’ajoutent désormais des « aristocrates »,
en fait des hobereaux, comme Bonchamps, Lescure, d’Elbée, Charette, La Rochejaquelein.
Les paroisses se rallient, les petites villes tombent – Châtillon,
Bressuire –, la Bretagne et la Normandie fermentent.
D’Elbée et Sapinaud qui commandent la « grande armée
catholique et royale » en appellent à l’Angleterre et à l’Espagne, coalisées
contre la République.
« Depuis un mois, écrivent-ils, nous sommes en état de
contre-révolution, nos armées conduites par la Divinité et soutenues par nos
valeureux habitants des campagnes ont déjà conquis le bas Anjou et le Poitou, où
régnerait la tranquillité si nos villes capitales ne tenaient à un maudit
esprit de révolution, que nous serions en état de réduire si nous avions de la
poudre promptement. »
Cette situation lorsqu’elle est connue à Paris angoisse les
députés, les patriotes, qui ont le sentiment d’être acculés, pris à la gorge, trahis.
Ils apprennent, avec retard, que le général Dumouriez en
passant à l’ennemi, et comme gage de sa trahison, a livré aux Autrichiens les
quatre commissaires de la Convention qui, accompagnés du général Beurnonville, qui
fut ministre de la Guerre et son ami, venaient pour lui transmettre la
convocation de la Convention à se présenter à la barre, devant elle. Dumouriez
sait qu’il sera mis hors la loi, c’est-à-dire passible d’être aussitôt condamné
à mort et exécuté.
La Convention s’indigne de la rébellion de l’Ouest, de la
trahison de Dumouriez :
« La contre-révolution marche, s’écrie Barère, et nous
ne marchons qu’après elle ; nous ne délibérons qu’après les événements. Il
nous appartient de les prévoir, et de les prévenir. Vous ne devez plus discuter,
vous devez agir… Laissez de côté les demi-mesures, déclarez-vous corps révolutionnaire. »
Les députés l’écoutent, réagissent en prenant l’offensive.
En quelques jours, à la fin mars, la Convention vote une
série de décrets de mort pour ceux qui proposeraient la « loi agraire »
– le partage des biens. Car il s’agit de rassurer les propriétaires menacés par
les Enragés.
Mais morcellement et vente des biens d’émigrés.
Mais mise hors la loi et peine de mort contre tous ceux qui
participeraient aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires. Et création d’un
Comité de salut public, surveillant les ministres, organe composé de
neuf membres siégeant pour un mois puis renouvelés.
C’est le Comité de salut public qui dirigera en fait la
République.
Et décision est même prise de lever l’immunité qui
protégeait les députés. Ils pourront donc désormais être poursuivis.
Comité de salut public, Tribunal révolutionnaire, Comité
révolutionnaire de surveillance dans les sections et les départements, envoi de
« représentants en mission » : la République serre les poings.
Son arme est la surveillance des citoyens, et sa force la
terreur.
Mais sa faiblesse, ce sont les divisions qui déchirent les « patriotes » :
la haine est encore plus vive entre Montagnards et Girondins, ces derniers
accusés d’avoir eu partie liée avec le général Dumouriez, le traître.
Et donc ils sont complices. Et Marat propose de nouveau qu’ils
soient mis en accusation.
Danton, qui voudrait l’apaisement, est contraint de tenir le
même langage que les Montagnards. Lui aussi a été proche de Dumouriez et a sans
doute souhaité, comme le général, une monarchie constitutionnelle dont le
souverain eût été un Orléans. Mais Philippe Égalité, ci-devant duc d’Orléans, a
été arrêté à la suite de la défection de son fils Louis-Philippe, passé aux
Autrichiens en compagnie de Dumouriez.
Alors Danton fait assaut d’éloquence pour détourner les
soupçons qui pèsent sur lui.
« La guerre civile est allumée de toute part, dit-il. Et
des passions misérables agitent nos représentants et cependant les
contre-révolutionnaires tuent la liberté ! La statue de la liberté n’est
pas fondue. Ce métal bouillonne ; si vous n’en surveillez le fourneau, vous
serez tous brûlés ! Montrez-vous révolutionnaires ! Montrez-vous
peuple et alors la liberté n’est plus en péril. Les nations qui veulent être
grandes doivent, comme les héros, être élevées à l’école du malheur. »
Dans Paris, c’est l’inquiétude, et la révolte des plus
pauvres qui couve.
Ils se rassemblent au Palais-Royal.
Ils murmurent : « Lorsque nous avions un roi, nous
étions moins malheureux qu’à présent que nous en avons sept cent quarante-cinq. »
Ces députés à la Convention, ainsi mis en cause, se sentent
menacés.
Les sans-culottes « exagérés » les attendent à la
sortie de la salle du Manège, les interpellent depuis les tribunes de l’Assemblée
ou celles du club des Jacobins.
L’un des Enragés que suivent ces sans-culottes, Varlet, fonde,
à l’annonce de la trahison de Dumouriez, un Comité central révolutionnaire qui
va siéger à l’Évêché. C’est une Commune illégale, mais qui est composée des délégués
des sections.
L’autre chef des Enragés, l’abbé Jacques Roux, convoque dans
une assemblée générale tous les comités de surveillance. Et il obtient l’adhésion
de la Commune.
Ainsi la Convention risque-t-elle d’être dépossédée de ses
pouvoirs.
Maximilien Robespierre, dont se moquent les Girondins, mais
que le peuple appelle déjà l’incorruptible, intervient souvent dans
cette période tendue, incertaine, dangereuse, de la tribune du club des
Jacobins, ou de celle de la Convention. « Il faut que le peuple sauve la Convention,
dit-il, et la Convention sauvera le peuple… »
« Je dirai tout ce qu’il importe de connaître, poursuit-il,
je ne dissimulerai aucune vérité. »
Et, implacable, il ajoute :
« Je déclare que la première mesure de salut public à
prendre, c’est de décréter d’accusation tous ceux qui sont prévenus de
complicité avec Dumouriez et notamment Brissot… Je ne veux que dire la vérité
et quand les hommes que j’ai désignés auront assassiné la liberté et ses
défenseurs, on dira qu’au moment où ils allaient exécuter leur complot
liberticide je disais la vérité et que je démasquais les traîtres. »
On l’acclame. D’un geste, il arrête l’ovation. Sa voix
devient plus aiguë, tranchante :
« Le moment est venu pour les patriotes, dit-il, de
prendre dans toute son énergie cette haine vigoureuse et immortelle dont ils s’étaient
montrés animés pour le nom des rois… »
Il s’interrompt, évoque « la punition d’un tyran »,
ce ci-devant roi de France, décapité.
« Cette punition sera-t-elle donc le seul hommage que
nous ayons rendu à la liberté et à l’égalité ? »
Chaque auditeur se fige, devinant la gravité des propos qui
vont suivre :
« Souffrirons-nous qu’un être non moins coupable, non
moins accusé par la nation, et qu’on a ménagé jusqu’ici comme par un reste de
superstition pour la royauté, souffrirons-nous qu’il attende tranquillement ici
le fruit de ses crimes ? »
Maximilien Robespierre veut la tête de la ci-devant reine, Marie-Antoinette
d’Autriche.
Il veut qu’elle soit traduite devant le Tribunal
révolutionnaire, accusée d’avoir participé « aux attentats contre la
liberté et la sûreté de l’État ».
L’auditoire frémit, applaudit, comprend qu’au moment où les
troupes de la coalition, celles de Brunswick et de Saxe-Cobourg, reprennent
Aix-la-Chapelle, Liège, encerclent vingt mille soldats français à Mayence, il
faut faire couler de nouveau le sang royal entre les monarchies et la
République pour empêcher toute négociation.
Et au même instant en effet, Fersen, toujours amoureux de la
reine, fidèle et préoccupé du sort de la souveraine, écrit :
« Je ne serais pas étonné que les scélérats, se voyant
battus partout, sans ressources, menacés de la famine et de la misère, missent
le jeune roi et sa mère à Versailles et voulussent ensuite traiter avec eux et
les puissances. »
Et Fersen écrit à Marie-Antoinette qu’elle aura besoin d’un « gueux »,
ce général Dumouriez. Cet homme est utile, explique Fersen, « il faut s’en
servir et oublier le passé. Son intérêt est intimement lié au vôtre et au
rétablissement de votre autorité comme régente. »
Mais il faut être loin de la France pour imaginer une telle
issue. En fait, pour la première fois en cette fin du mois de mars 1793, la
voix forte et écoutée de Robespierre a réclamé, par conviction et par habileté,
pour « ranimer l’ardeur révolutionnaire », la tête de
Marie-Antoinette.
Marat de son côté, à la tribune du club des Jacobins qu’il
préside, demande la « destruction » de tous les députés qui ont
proposé l’appel au peuple lors du procès de Louis XVI. Or, les Girondins
ont tous été des « appelants » !
Il faut choisir son camp.
Et Danton, qui a tenté jusqu’au bout de ne pas rompre avec
les Girondins, sent que, pour se sauver lui-même, il doit, à nouveau, suivre
Robespierre et Marat. Il monte à la tribune des Jacobins, le visage empourpré, les
veines de son cou gonflées de sang et de violence. Sa voix puissante s’élève.
Il rappelle qu’il a dit, autrefois, en septembre 1792, au
temps des massacres : « Eh, que m’importe ma réputation ! Que la
France soit libre et que mon sang soit flétri ! Que m’importe d’être
appelé buveur de sang ! Eh bien, buvons le sang des ennemis s’il le faut ! »
Et haussant encore la voix, plus menaçant, il lance :
« Eh bien, je crois qu’il n’est plus de trêve entre la
Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui
en voulant le sauver, nous ont calomniés, dans toute la France. »
La tension est à son comble.
Les rumeurs les plus contradictoires se répandent dans Paris.
On dit que l’armée de Dumouriez marche sur la capitale.
« Ce matin, à huit heures, des rappels nombreux ont
fait courir aux armes et jeté l’alarme dans tous les cœurs.
« Les uns disaient qu’une partie de la Convention
poursuivie par la peur avait quitté son poste. Les autres débitaient que les
hussards étaient en pleine insurrection. Chacun faisait sa nouvelle et il
résultait de cette confusion une cruelle incertitude sur le véritable état des
choses.
« Nous avons été sous les armes depuis dix heures jusqu’à
ce moment, sept heures du soir, et nous ne savons autre chose de ce grand mouvement
sinon qu’on visite partout pour découvrir les émigrés et des armes cachées dans
les maisons suspectes.
« En effet, des commissaires accompagnés de nombreuses
patrouilles se sont portés dans les maisons et sont encore occupés, dans le
moment que nous écrivons, aux visites domiciliaires qui doivent cesser avec le
jour.
« Les barrières sont fermées et les rues barricadées. On
ne laisse passer aucun citoyen qui ne soit muni de sa carte.
« Ces extrêmes précautions suggérées sans doute par la
nécessité ont paru rigoureuses et ne peuvent être justifiées que par le danger
de la chose publique. Salus populi suprema lux esto. Soit. Mais combien
d’honnêtes artisans, d’utiles commerçants, et nos femmes timides souffrent de
ces grands mouvements révolutionnaires et désirent une Constitution qui en
arrête le cours rapide et destructeur. »
Le Bulletin national, en publiant cet article le 29
mars 1793, exprime les sentiments de ceux qui, gardes nationaux, répondant à l’appel
aux armes de leur section, sont des modérés qui veulent sauvegarder les
propriétés, souhaitent un retour à l’ordre, non pas celui, ancien, de la
monarchie, mais celui d’une République apaisée, où la loi l’emporte sur le
désordre révolutionnaire.
Mais dans les sections, et à la Convention ou aux Jacobins, ces
hommes-là n’osent pas prendre la parole, craignant d’être aussitôt suspects. Et,
en ces jours où la République est prise dans l’étau des armées de la coalition
et des insurgés vendéens, ces « modérés » se rapprochent des
Montagnards, car ils veulent sauver la République.
Ils soutiennent la constitution, le 6 avril, du Comité de
salut public, dont les premiers membres sont en majorité issus des bancs de la
Plaine, et des hommes qui ne se sont ralliés à aucun camp. Les seuls
Montagnards avérés sont Danton et Delacroix, et encore ce dernier n’est-il que
depuis peu montagnard.
Mais les députés de la Plaine (Barère, Cambon) membres du
Comité de salut public veulent eux aussi, comme les Montagnards, défendre la
Révolution.
Lorsque Barère reçoit la lettre que lui adresse, à la fin du
mois de mars, le député Jean Bon Saint-André, pasteur, élu du Lot, et qui vient
de parcourir comme représentant en mission plusieurs départements, il en fait
part aux autres membres du Comité de salut public, et tous partagent les
remarques de Jean Bon Saint-André :
« Partout l’on est fatigué de la Révolution, écrit le
député. Les riches la détestent, les pauvres manquent de pain et on les
persuade que c’est à nous qu’ils doivent s’en prendre… Nous faisons bien tous
nos efforts pour redonner aux âmes un peu de ressort, mais nous parlons à des
cadavres… Le pauvre n’a pas de pain et les grains ne manquent pas mais ils sont
resserrés. Il faut très impérieusement faire vivre le pauvre si vous voulez qu’il
vous aide à achever la Révolution… Les troubles de la Vendée et des départements
voisins sont inquiétants sans doute mais ils ne sont dangereux que parce que le
saint enthousiasme de la liberté est étouffé dans tous les cœurs. »
3.
Mais, en ce printemps 1793, peut-on ressusciter ce « saint
enthousiasme de la liberté, étouffé dans tous les cœurs », quand ceux qui,
en 1789, se dressaient unis contre les manœuvres de la Cour, sont désormais des
ennemis chaque jour plus déterminés ?
Ainsi, en avril, la rumeur court selon laquelle les Enragés,
les sans-culottes qui les suivent et la Commune de Paris préparent une « journée
révolutionnaire », contre la Convention, pour les fêtes de Pâques.
Au club des Jacobins, Robespierre le jeune – Augustin
Robespierre –, après Marat, après son frère Maximilien, déclare : « La
Convention n’est pas capable de gouverner. Il faut attaquer les meneurs de la
Convention. Citoyens, ne venez point offrir vos bras et votre vie, mais
demandez que le sang des scélérats coule ! Il faut que tous les bons
citoyens se réunissent dans leurs sections… viennent à la barre de la Convention
nous forcer de mettre en état d’arrestation des députés infidèles… »
Il s’agit des Girondins.
Et à la Convention, les menaces, les injures fusent :
« Nous saurons mourir mais nous ne mourrons pas seuls »,
crient les députés girondins.
Ils répondent de cette manière aux sans-culottes qui
viennent de déposer une pétition à la barre de la Convention.
Et ces pétitionnaires, sous les acclamations des citoyens
des tribunes, ont lancé aux députés :
« Entendez-nous ! Entendez-nous pour la première
fois. La nation est lasse d’être continuellement en butte à des trahisons… Elle
est lasse de voir parmi vous d’infidèles mandataires… Qui méritait plus l’échafaud
que Roland ? »
Les mots tombent comme des couperets : « majorité
corrompue », « ligue qui veut nous vendre à nos tyrans et qui
embrasse toute la France ».
Les pétitionnaires en appellent aux Montagnards :
« Montagne de la Convention, c’est à vous que nous nous
adressons. Il faut que la France soit anéantie ou que la République triomphe. »
Or, la République, assaillie, est en péril.
Les « Blancs » de la « grande armée
catholique et royale », commandés par d’Elbée, avancent vers Fontenay, dispersent
les « Bleus », et même si l’armée échoue à conquérir un port qui lui
permettrait de recevoir l’aide de l’Angleterre, elle est une grave menace.
Ces paysans royalistes et catholiques défient la République,
humilient les « volontaires », les libèrent après les avoir tondus, gardent
certains d’entre eux en otages. Et n’hésitent pas à fusiller.
Dans le Sud, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, les « modérés »
s’organisent, exécutent les sans-culottes radicaux, expulsent les représentants
en mission.
À Rouen, le pain manque, provoquant des émeutes qu’il faut
durement réprimer.
Et même à Paris, aux Champs-Élysées, des promeneurs s’attroupent,
crient « Marat à la guillotine ! ».
Les citoyens aisés s’inquiètent pour leurs propriétés, quand
ils entendent Camille Desmoulins déclarer :
« On vous a parlé de deux classes de citoyens, des
messieurs et des sans-culottes ; prenez la bourse des premiers et armez
les autres ! »
Et ces « autres », précisément, réclament et
obtiennent la fixation d’un maximum pour les prix des denrées et d’abord du blé.
Dans une adresse à la Convention, l’assemblée générale des
maires et des officiers municipaux de Paris et des communes de la banlieue
déclare :
« Qu’on n’objecte pas le droit de propriété ! Le
droit de propriété ne peut être le droit d’affamer ses concitoyens. Les fruits
de la terre comme l’air appartiennent à tous les hommes… »
Les Girondins s’insurgent, tentent de rassembler les
propriétaires.
Pétion, l’ancien maire de Paris, s’adresse aux Parisiens :
« Vos propriétés sont menacées, dit-il, Parisiens
sortez enfin de votre léthargie et faites rentrer ces insectes vénéneux dans
leurs repaires ! »
« Vous êtes des scélérats ! » crie Danton aux
députés girondins.
« Nous avons des enfants qui vengeront notre mort, lui
répond-on. À bas le dictateur ! »
Guadet, avocat à Bordeaux, député à la Législative puis à la
Convention, l’un des chefs girondins, interpelle les Montagnards :
« Votre opinion est comme le croassement de quelques
corbeaux… »
« Vil oiseau, tais-toi ! » lui lance Marat.
Violences verbales, propositions si tranchées que plus rien
ne semble pouvoir rapprocher la Montagne de la Gironde.
« Cet esprit d’opposition dégénère en deux partis
permanents, fougueux, haineux, qui se déclarent une guerre à mort, au moment où
la patrie est attaquée au-dehors et déchirée au-dedans, c’est là ce qui
désespère les vrais républicains », écrit le libraire Ruault.
Il sent bien que cet affrontement ira jusqu’au bout. Les
Girondins le désirent, comme les Montagnards.
« Celui qui n’est pas pour le peuple, celui qui a des
culottes dorées est l’ennemi-né de tous les sans-culottes ! dit
Robespierre à la tribune des Jacobins. Il n’existe que deux partis, celui des
hommes corrompus et celui des hommes vertueux. »
Et à ses yeux, comme à ceux de Camille Desmoulins, les
Girondins sont corrompus, ont choisi de vivre dans l’opulence.
Desmoulins ajoute même dans un pamphlet publié le 19 mai
1793, et intitulé Fragment de l’histoire secrète de la Révolution ou
Histoire des brissotins, que les Girondins sont au service des agents de
Pitt, du duc d’Orléans, et de la Prusse.
Brissot serait l’âme de ce complot anglo-prussien.
Il faut donc épurer la Convention de ces reptiles, de ces
esclaves, de ces intrigants, de ces tartuffes, de ces brigands, de ces
corrompus, et de ce « pauvre Roland, combien le calice du cocuage semble
amer au vieillard ! ».
Desmoulins ne fournit aucune preuve de ce qu’il avance, mais
il attise la haine, et Le Patriote français, le journal de Brissot, relève
le gant.
« Depuis trop longtemps, le républicanisme et l’anarchie
sont en présence et n’ont fait pour ainsi dire qu’escarmoucher. Cet état
pénible ne peut plus se prolonger : on nous présente un combat à mort, eh
bien acceptons-le ! »
Les Montagnards, les Enragés souhaitent et préparent cet
affrontement.
Il faut, disent-ils, « purger », « épurer »,
« organiser » le vomissement des brissotins hors de la Convention.
Le Montagnard Carrier, ancien procureur à Aurillac sous l’Ancien
Régime, élu député à la Convention, ajoute : « Il faut que Brissot
tâte de la guillotine. Il faut qu’il la danse. » La menace est explicite.
Et les Girondins se défendent.
S’ils réussissent à juguler les quelques milliers de
sans-culottes parisiens, le pays les suivra, pensent-ils, et rejettera les
Marat, les Robespierre, les Hébert, les Danton.
Guadet, l’élu de Bordeaux au talent d’orateur éblouissant, voltairien
sarcastique, se moque de Maximilien qui invoque l’Être suprême, la Providence :
« J’avoue, dit Guadet, que ne voyant aucun sens à cette
idée de Providence je n’aurais jamais pensé qu’un homme qui a travaillé avec
tant de courage, pendant trois ans, à tirer le peuple de l’esclavage du
despotisme peut concourir à le remettre ensuite dans l’esclavage de la
superstition… »
Et Buzot, figure marquante du groupe des Girondins, n’hésite
pas à proposer la fermeture du club des Jacobins :
« Voyez cette société, jadis célèbre, il n’y reste pas
trente de ses vrais fondateurs. On n’y trouve que des hommes perdus de crimes
et dettes. Lisez ses journaux, et voyez si tant qu’existera cet abominable
repaire vous pouvez rester ici. »
Robespierre et les Jacobins n’oublieront pas ces attaques.
Il faut trancher. Le 12 avril, les Girondins accusent Marat
d’appeler les citoyens à s’en prendre aux députés qu’il appelle « infidèles ».
Marat ?
C’est un « vil scélérat qui prêche le despotisme »,
lance Pétion.
Et quand Marat tente de répondre, les députés crient, tournés
vers lui : « Taisez-vous, scélérat ! » Les Montagnards
eux-mêmes le défendent sans aucune vigueur.
Seul Danton comprend qu’en décrétant Marat d’accusation, les
Girondins commencent la bataille. S’ils l’emportent dans ce premier assaut, ils
poursuivront demain tous les Montagnards. Or Marat, après un vote par appel
nominal, est décrété d’accusation par 226 voix contre 92 et 46 abstentions !
Une forte majorité de la Convention suit donc la Gironde…
Marat, entouré de sans-culottes qui l’attendent à la sortie
de la salle du Manège, échappe à l’arrestation, choisit la clandestinité, s’enfonçant
dans « ses souterrains », tenant des assemblées ici et là, fustigeant
les « perfides, les traîtres qui mènent la Convention ».
« Un peu de patience encore, ils succomberont sous le
poids de l’exécration publique », assure-t-il.
Et il convainc.
Enfin Robespierre prend la parole en sa faveur :
« Ce n’est pas contre Marat seul qu’on veut porter le
décret d’accusation, dit-il. C’est contre vous, vrais républicains, c’est
contre vous qui avez déplu par la chaleur de vos âmes, c’est contre moi-même
peut-être, malgré que je me sois constamment attaché à n’aigrir personne, à n’offenser
personne. »
En quelques jours, la situation change.
Marat, jusqu’alors tenu à l’écart, devient le persécuté, le
héros des sans-culottes, rassemblant autour de son nom les Montagnards, les
Enragés, les membres de la Commune, les citoyens pauvres.
Lorsque, le mardi 23 avril, dans l’après-midi, Marat se
présente à la prison de l’Abbaye, se constitue prisonnier, il sait qu’il ne
risque plus rien. Il est accueilli par des officiers municipaux, des
administrateurs de la Commune qui l’entourent, soupent avec lui, célèbrent son
courage, le protègent d’éventuels assassins.
Et Marat pérore :
« Peuple, lance-t-il, c’est demain que ton
incorruptible défenseur se présente au Tribunal révolutionnaire. Son innocence
brillera. Tes ennemis seront confondus. Il sortira de cette lutte plus digne que
toi. »
Le lendemain il va mener les débats devant le Tribunal, envahi
par une petite foule de partisans, soutenu par l’accusateur public, Fouquier-Tinville,
qui lui est favorable et qui laisse Marat prendre la parole, sans même se
soucier de l’avis du président du Tribunal.
L’audience se transforme en assemblée sans-culotte.
« Citoyens, dit Marat, ce n’est pas un coupable qui
paraît devant vous : c’est l’Ami du peuple, l’apôtre et le martyr de la
liberté depuis si longtemps persécuté par les implacables ennemis de la patrie
et poursuivi aujourd’hui par l’infâme faction des hommes d’État. »
Le procès de Marat devient un acte d’accusation contre les
Girondins. Les jurés l’acquittent et l’honorent. On le coiffe d’une couronne
ornée de rubans. Un cortège se forme pour le raccompagner à la Convention. On l’a
fait asseoir sur un fauteuil qu’on soulève et que plusieurs personnes portent
sur leurs épaules.
Combien sont-ils, ceux qui le suivent ? « Sept à
huit cents pillards et brigands », écrit le journaliste girondin, député à
la Convention, Gorsas. Ou bien cent mille, selon Marat ?
Tout au long du parcours, on l’acclame, on crie :
« Vive la République ! Vive la liberté ! Vive Marat ! »
On force les portes de l’Assemblée. On s’installe sur les
sièges des députés cependant que Marat, « couronné », prend place.
On scande « Vive l’Ami du peuple ! » et « À
la guillotine les Girondins ! ».
Marat est entouré, embrassé par les femmes qui, entrées dans
la salle de la Convention, se sont précipitées vers lui.
Il prend la parole :
« Je vous présente dans ce moment-ci un citoyen qui
avait été inculpé, et qui vient d’être complètement justifié. Il vous offre un
cœur pur. Il continuera de défendre avec toute l’énergie dont il est capable
les droits de l’homme, la liberté, les droits du peuple. »
Les Girondins sont défaits.
Le Tribunal révolutionnaire, les officiers de la Commune, la
garde nationale dont on a vu les bataillons escorter Marat, et ne pas interdire
à la foule de submerger la Convention : tout leur échappe.
Le peuple des faubourgs, les pauvres, ne font aucune
confiance à la Convention, là où les Girondins peuvent encore réunir une
majorité, faire voter la constitution d’une Commission des Douze qui
enquêtera sur les actes de la Commune.
Et cette Commission des Douze ordonne l’arrestation d’Hébert,
l’éditeur et le rédacteur du Père Duchesne, le journal le plus enragé, le
plus hostile aux Girondins mais le plus populaire.
On arrête aussi Varlet, et un autre Enragé, Dobsen, président
de la section de la Cité, estimé des sans-culottes. On a oublié qu’Hébert est
aussi substitut du procureur de la Commune de Paris, et que les Girondins ne
disposent d’aucune force pour protéger la Convention.
Les bataillons de la garde nationale sont, en majorité, composés
de sans-culottes « soldés », payés par la Commune, favorables à
Hébert, à Varlet, aux Enragés, comme ils le sont à Marat.
Il ne reste aux Girondins que la force de la parole dans l’enceinte
de la Convention.
Et encore !
Dans la nouvelle salle où la Convention s’est installée
depuis le 10 mai, aux Tuileries, les députés sont entassés les uns sur les
autres. Mais les tribunes peuvent contenir plus de quinze cents personnes, et
elles sont si basses qu’on peut aisément descendre dans la salle se mêler aux
députés.
Et les abords de l’Assemblée permettent à la foule de se
réunir à proximité de la salle. Plus que jamais, les députés vont délibérer
sous la pression des sans-culottes !
Quand le président de la Convention, le député girondin
Isnard, reçoit une délégation de la Commune venue réclamer
— exiger – la libération d’Hébert, ses propos sont
aussitôt répétés, et déclenchent la fureur de la foule.
Isnard s’est laissé emporter. Il a menacé Paris comme l’avait
fait le Manifeste de Brunswick en 1792 !
« Écoutez ce que je vais vous dire, a crié Isnard, les
yeux exorbités. Si jamais par une de ces insurrections qui se renouvellent
depuis le 10 mars, et dont les magistrats de la Commune n’ont pas averti l’Assemblée,
il arrivait qu’on portât atteinte à la représentation nationale, je vous
déclare au nom de la France entière que Paris serait anéanti ! Puis la
France entière tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait
sur quelle rive de la Seine Paris a existé. »
Paroles d’émigré. Paroles de Prussien. Paroles de tyran et non
paroles de représentant du peuple, de patriote, de républicain. Et dès le
lendemain, 26 mai, Marat au club des Jacobins appelle à l’insurrection.
Les sections de Paris sont en effervescence.
On s’arme.
Un Comité central révolutionnaire et insurrectionnel issu de
la Commune se réunit dans les locaux de l’Évêché.
Il nomme Hanriot, « fils du peuple », ancien petit
commis à l’octroi de Paris, qui le 12 juillet 1789 a mis le feu aux barrières, puis
a combattu aux Tuileries le 10 août 1792, commandant provisoire de la garde
nationale de Paris.
Hanriot est proche d’Hébert, de Robespierre, des Enragés, influent
parmi les sans-culottes, qui aiment sa voix et son éloquence de tribun
populaire.
Face à lui, où sont les troupes décidées à protéger la
Convention ? Qui soutient les Girondins à Paris, alors qu’ils viennent de
menacer de détruire la capitale ?
À Paris, rue des Bourdonnais, dans les derniers jours de mai
1793, une patrouille arrête un ouvrier ivre qui crie à tue-tête :
« Vive la République : la viande est à vingt sols !
Vive la République : la chandelle est à trente sols ! Vive la
République : les souliers sont à quinze livres ! »
On l’entoure. On commente son arrestation. Chacun sait qu’avant
la Révolution, la viande était à cinq sols, la chandelle à dix sols et les
souliers à trois livres !
Aux citoyens du comité de section qui l’interrogent, l’ouvrier
répond « qu’il ne disait que ce que tout le monde savait, et parce qu’il
ne fallait rien cacher au peuple, et qu’il n’avait pour motifs que la vérité et
la liberté ! ».
On le relâche, mais tels sont les sentiments du peuple !
Même quand il assiste, plus spectateur qu’acteur, aux
assemblées ou aux cortèges, ou au pillage des épiceries !
« C’est la nation qui prend son café », lance un
passant. « Au moins elle ne le prend pas sans sucre ! » ajoute
un autre.
On rit. On regarde. On écoute, on acclame Marat – sans se
mêler au cortège qui l’accompagne.
« Il a beau être crâne, furieux, fanatique, sanguinaire,
la victoire qu’il a remportée l’a rendu encore plus cher à son ami le peuple
des faubourgs »… constate un témoin, qui ajoute : « Ce peuple a
besoin d’idolâtrer quelqu’un. Il n’a point l’âme fière d’un républicain. Il est
le même qui criait naguère “Vive le roi !”. Son idolâtrie n’a fait que
changer d’objet. Il crie “Vive Marat !” ? Il a substitué une idole à
une autre. »
Et le témoin poursuit :
« Et les Girondins ont fait la gaucherie d’envoyer
Marat devant un tribunal tout composé de ses amis ! Marat et ses partisans
se vengeront de cet affront. La porte du Tribunal révolutionnaire a été ouverte
aux députés mêmes, par des députés ! Quelle inconséquence, quel oubli de
bon sens, et de sa propre dignité ! Marat se fera un plaisir et un devoir
d’y envoyer aussi quelque Girondin et qui ne sera pas jugé aussi favorablement
qu’un Jacobin. »
Les haines entre « patriotes » sont si puissantes
qu’on en oublie la menace extérieure, et la grande armée catholique et royale
qui continue de se renforcer dans les départements de l’Ouest.
On ignore ces royalistes qui, commandés par un ancien député
à la Constituante, Charrier, se rassemblent en Lozère, s’emparent de Marvejols
et de Mende, et y massacrent les républicains.
On néglige ces Girondins et ces royalistes qui renforcent
leur pouvoir à Lyon, après avoir fait emprisonner le Jacobin Chalier, ancien
maire de la ville.
À Paris même, le Bulletin national rapporte que :
« On a trouvé aujourd’hui dans plusieurs endroits de la
ville des cartes taillées en forme d’hirondelles et renfermant un papier bleu
aux armes de la France et ces mots, écrits en jaune, “Vive le roi !”. De
quatre jeunes gens surpris sur le Pont-Neuf, criant “Vive le roi !”, trois
ont été arrêtés, le quatrième s’est jeté par-dessus le pont, dans la rivière. »
Ces « ennemis de la patrie », le Tribunal
révolutionnaire les condamne à mort.
« Ils meurent avec un courage et une fermeté qui
tiennent de l’enthousiasme, écrit le libraire Ruault. Ces criminels d’une
nouvelle espèce vont à l’échafaud avec un héroïsme qui attendrit et qui fait
peur. Ils se croient des martyrs. Les patriotes mourraient aussi s’ils étaient
vaincus. Qui meurt pour son opinion doit être plaint, respecté et admiré. Mais
il est triste, il est cruel, il est affreux, d’en venir à des extrémités aussi
terribles. »
Mais ces jours de la fin mai 1793 ne sont pas voués à la
compréhension de l’autre, à la compassion.
C’est la haine qui imprègne l’atmosphère de Paris.
« Le thermomètre de cette ville est au degré fixe de la
terreur », écrit le Girondin Gorsas.
Les sans-culottes en armes, délégués des sections, envahissent
les tribunes de la Convention, puis la salle qu’ont fuie les députés girondins
comme ceux de la Plaine. Et les Montagnards restés seuls en séance ordonnent la
libération de Varlet, de Dobsen, et la dissolution de la Commission des Douze. Mais
le lendemain, 28 mai, les députés qui ne sont plus menacés rétablissent la
Commission des Douze, par deux cent soixante-dix-neuf voix contre deux cent
trente-huit.
La majorité est donc girondine, modérée.
Mais dans les sections on se rassemble, on s’arme, et dans
la nuit du 30 au 31 mai, le tocsin sonne, les tambours battent la générale, le
canon d’alarme tonne sur le Pont-Neuf. Dix-huit coups sont tirés, très espacés.
Il est déjà entre onze heures et midi ce 31 mai.
Les députés siègent depuis six heures du matin.
La voix tonitruante d’Hanriot, qui commande les gardes
nationaux, résonne.
« Quand il parle, rapporte un observateur de police, on
entend des vociférations semblables à celles des hommes qui ont un scorbut, une
voix sépulcrale sort de sa bouche et, quand il a parlé, sa figure ne reprend
son assiette ordinaire qu’après des vibrations dans les traits, il donne de l’œil
par trois fois et sa figure se met en équilibre. »
« Je demande que le commandant général soit mandé à la
barre et que nous jurions de mourir tous à notre poste », dit le Girondin
Vergniaud.
« Le canon a tonné, répond Danton sous les
applaudissements des députés montagnards et des citoyens des tribunes. Paris a
encore bien mérité de la patrie… Il faut donner justice au peuple. »
« Quel peuple ? » crient les députés
girondins.
« Quel peuple, dites-vous ? Ce peuple est immense,
ce peuple est la sentinelle avancée de la République », réplique Danton.
Mais la journée s’étire sans qu’une décision soit prise. Les
pétitionnaires se succèdent, réclament un décret d’accusation contre vingt-deux
députés girondins, la création d’une armée révolutionnaire des sans-culottes
dans toutes les villes, et la mise en place d’ateliers d’armes ! Le pain à
trois sous la livre, la création d’ateliers-asiles pour les vieillards et les
infirmes, un emprunt forcé de un milliard sur les riches, l’épuration du Comité
de salut public…
C’est la confusion qui règne dans la salle de la Convention.
Les sans-culottes siègent parmi les députés, les Girondins sont partis. Robespierre
parle longuement :
« Concluez donc », lui lance Vergniaud.
« Oui, je vais conclure, et contre vous, répond
Maximilien. Ma conclusion c’est le décret d’accusation contre tous les
complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les
pétitionnaires. »
Mais on ne vote pas. L’Assemblée décide qu’elle ira « fraterniser »
avec les citoyens des sections en une promenade civique autour des Tuileries !
Il est dix heures du soir. On illumine au Palais-Royal. On
boit. On chante.
« Quel imposant spectacle offre Paris, ce soir-là, écrivent
Les Révolutions de Paris. Quelle leçon pour sept cents législateurs
toujours divisés… C’est une espèce de fête nationale. »
En fait, le Comité central révolutionnaire et
insurrectionnel, associé à la Convention, a échoué.
Et Marat le sait qui invite à recommencer, à aller jusqu’au
bout :
« Levez-vous donc, peuple souverain ! s’écrie-t-il.
Présentez-vous à la Convention, présentez votre Adresse et ne désemparez
pas de la barre que vous n’ayez une réponse définitive ! »
Il est sept heures du matin ce dimanche 1er juin
1793. Des sans-culottes placardent la proclamation qui appelle à une nouvelle
insurrection :
« Citoyens, restez debout ! Les dangers de la
patrie vous en font une loi suprême. »
On se rassemble. Des bataillons de volontaires qui devaient
partir pour la Vendée sont retenus à Paris. Il faut punir les traîtres ici, avant
de s’en aller écraser la grande armée catholique et royale.
Aux Jacobins, les orateurs se succèdent à la tribune, devant
un auditoire résolu qui crie : « Les Girondins à la guillotine ! »
« L’agonie des aristocrates commence… la Commune est
debout, le peuple se porte à la Convention, vous devez vous y rendre. »
Déjà Hanriot rassemble les bataillons autour des Tuileries. On
dit que plus de quatre-vingt mille sectionnaires contrôlent toutes les issues. Ils
ne sont en fait que quinze mille mais cela suffit puisque soixante canons sont
braqués sur la Convention.
Le tocsin sonne, à l’aube du lundi 2 juin.
Marat lui-même s’est, dit-on, glissé dans le beffroi de l’Hôtel
de Ville et de sa propre main a tiré sur les cordes des cloches.
On envoie des sans-culottes occuper les sièges des journaux
girondins, interdire leur parution et arrêter les journalistes.
Les députés sont en séance.
Parmi eux, des Girondins courageux, qui sont entrés à la
Convention, en franchissant les barrages, en devinant dans le regard des
soldats qu’ils pénètrent dans une souricière. Et l’un d’eux, Gensonné, avocat
bordelais, qui avec Guadet et Vergniaud incarne le groupe des Girondins, murmure :
« Je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend,
mais je le subirai sans m’avilir : mes commettants m’ont envoyé ici ;
je dois mourir au poste qu’ils m’ont assigné. »
À deux heures, les sectionnaires, les pétitionnaires entrent
dans la salle de la Convention.
L’un de leurs délégués déclare qu’il dénonce, au nom du
peuple, les « factieux de la Convention ».
Il faut à l’instant, exige le « peuple », que l’on
décrète d’accusation les vingt-deux députés girondins corrompus, traîtres à la
patrie.
De la foule des sans-culottes, quelqu’un lance :
« Ils sont vingt-neuf. » Et il ne faut pas oublier la femme, Manon
Roland.
On menace : « Le peuple est las, sauvez-le ou il
va se sauver lui-même. »
Pourtant les députés refusent de s’incliner, renvoient l’Adresse
au Comité de salut public.
Alors les cris s’élèvent.
« Le peuple se sauvera lui-même ! Aux armes !
Aux armes ! »
Les troupes se mettent en rang, dans un grand bruit de pas
et de crosses.
Les députés hésitent. Certains Girondins fuient. Un député
lance :
« Sauvez le peuple de lui-même ; sauvez vos
collègues, décrétez les arrestations provisoires… »
Barère propose que les députés dénoncés décident eux-mêmes
de se suspendre volontairement.
« Je le déclare, dit Isnard, si mon sang était
nécessaire pour sauver la patrie, sans bourreau, je porterais ma tête sur l’échafaud,
et moi-même je ferais filer le fer fatal. »
La foule devient menaçante.
Les soldats mettent en joue les députés qui essaient de
quitter la Convention.
Les sentinelles malmènent Boissy d’Anglas, député, médecin
protestant de l’Ardèche et membre de la Plaine.
Les soldats le repoussent dans la salle, les vêtements
déchirés.
À cinq heures du soir, les députés tentent de sortir
solennellement, comme un corps constitué.
Ils sont trois cents, guidés par Hérault de Séchelles, magistrat
de grande allure.
Hanriot à cheval lui fait face, méprisant et vulgaire.
« Que veut le peuple ? commence Hérault. La
Convention ne veut que son bonheur. » « Le peuple, dit Hanriot, ne s’est
pas levé pour entendre des phrases. Il veut qu’on lui livre vingt-deux
coupables. »
« Qu’on nous les livre tous ! » crient les
députés.
« Canonniers à vos pièces », hurle Hanriot.
Les députés refluent. Les soldats les refoulent, crient :
« Vive la Montagne ! À la guillotine les Girondins ! »
« Je vous somme, au nom du peuple, dit Marat qui se
trouve à la tête d’un groupe de volontaires, de retourner à votre poste que
vous avez lâchement déserté. »
Les députés hésitent, mais obéissent, rentrent dans les
Tuileries, retrouvent leurs sièges, écoutent un discours de Couthon, qui leur
demande de décréter l’arrestation, chez eux, des députés girondins.
« Donnez donc son verre de sang à Couthon, il a soif »,
lance un Girondin.
Il est neuf heures du soir. Le décret d’arrestation nomme
vingt-neuf députés girondins.
Tous ceux-là, Lanjuinais, Rabaut, Vergniaud, Guadet, Isnard,
Barbaroux, Pétion, Brissot, Gorsas, ont, depuis mai 1789, participé à toutes
les actions révolutionnaires, fondant des clubs, s’opposant à la Cour lors des
États généraux, préparant la journée du 10 août, montant à l’assaut des
Tuileries.
Ils ont fait la Révolution.
Et ils ne tombent pas après une nouvelle journée
révolutionnaire. Ils sont victimes du premier coup d’État mis en œuvre par des
hommes en armes, dont les chefs politiques prétendent représenter le peuple.
Ce n’est pas seulement la Révolution qui continue, elle a
franchi un nouveau degré et son cours vient de s’incurver.
« La force a fait le premier rejet. La réflexion ne
fera point le second », écrit un patriote qui, fidèle aux principes
républicains, s’inquiète de l’avenir.
Mais d’autres Enragés exultent, et laissent éclater leur
joie.
« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise »,
dit Hébert qui accable les vaincus du 2 juin.
« Je l’avais bien prédit : Girondins, brissotins, rolandins,
buzotins, pétionistes, que votre règne ne serait pas de longue durée, que vous
finiriez par vous brûler à la chandelle comme le papillon… »
Hébert assure, sans fournir de preuves, que « les
Girondins ont les poches bien garnies de guinées du roi d’Angleterre ».
Brissot n’est qu’un renard qui s’est acheté un bel hôtel à
Londres, Barbaroux un corsaire, dictateur des marchands de sucre de Marseille. Pétion
le corrompu devra déguerpir de ce joli palais que lui avait attribué Roland. Guadet
n’est qu’un vil aigrefin, Vergniaud un tartuffe, Buzot le « maître des
filous, un traître, gibier de guillotine, avec une âme de boue », Gensonné
un prédicateur de la contre-révolution, Rabaut un inquisiteur, Isnard un prophète
maudit qui voulait détruire Paris…
« Voilà, foutre, le langage du peuple ! Il est
juste, bon, généreux, patient ; mais quand le sac est trop plein il faut
qu’il crève… »
DEUXIÈME PARTIE
Juin 1793
– Novembre 1793
« Un peuple immense, sans pain, sans vêtements »
« Les riches seuls, depuis
quatre ans,
ont profité des avantages
de la Révolution…
Il est temps que le combat
à mort que l’égoïste livre
à la classe la plus
laborieuse de la société finisse…
Députés de la Montagne, que
n’êtes-vous montés
depuis le troisième jusqu’au
neuvième étage
des maisons de cette ville
révolutionnaire,
vous auriez été attendris
par les larmes
et les gémissements d’un
peuple immense,
sans pain et sans vêtements,
réduit à cet état de détresse
et de malheur parce que les
lois ont été cruelles
à l’égard du pauvre,
parce qu’elles n’ont été
faites que par les riches
et pour les riches. Ô rage, ô
honte du XVIIIe siècle ! »
Jacques Roux, à
la Convention nationale,
présente la pétition des
Cordeliers
le 25 juin 1793
4.
Ils sont vingt-neuf, mais on les appelle les « trente ».
Ce sont les députés girondins décrétés d’arrestation. Mais
douze, dont Brissot et Buzot, comme aussi Roland sont en fuite. Les dix-sept
autres sont « arrêtés », et gardés par un gendarme à leur domicile. Et
huit vont s’évader, dont Barbaroux, Guadet, Pétion.
Manon Roland est, elle, emprisonnée.
Tous espèrent que les départements vont se rebeller, et les
députés qui se sont enfuis s’emploient à les soulever.
Les Girondins qui n’ont pas été décrétés d’arrestation organisent
la protestation : soixante-quinze députés signent une pétition demandant l’annulation
du décret. Et Vergniaud écrit à ses concitoyens de Bordeaux, déjà hostiles aux
Montagnards :
« Hommes de la Gironde, levez-vous ! Vengez la
liberté en exterminant les tyrans ! »
On ne compte qu’une trentaine de départements pour approuver
le décret d’arrestation du 2 juin.
La cinquantaine d’autres ne comprennent pas ce qui vient de
se produire à Paris, cette division entre patriotes, cette « chasse »
aux Girondins.
On proteste, on se rebiffe, on « distingue Paris de ses
tyrans et de la horde de brigands qui l’assiègent ».
On dénonce « une fraction liberticide coalisée avec les
autorités constituées de Paris. Cette fraction ne dissimule plus ses desseins
et nous traîne à la servitude à travers le sang. Et le crime même dans le temps
de révolution est toujours crime. »
Cette Adresse de l’assemblée générale de l’Aude, on l’approuve
à Bordeaux, à Nîmes, à Marseille, en Normandie.
À Caen, les Girondins décident de créer une armée qui devra
marcher sur Paris. Ils en confient le commandement au général de Wimpffen, qui
a participé à la guerre d’indépendance des États-Unis, a siégé à la
Constituante et a défendu Thionville contre les Prussiens en 1792, mais qui est
monarchiste. Il prend comme chef d’état-major Puisaye, qui fut en 1787
lieutenant-colonel et en 1789 élu de la noblesse aux États généraux. Il est
proche des Vendéens.
Et ainsi cette résistance girondine, cette insurrection « fédéraliste »
animée par des patriotes, va se voir dénoncée comme l’alliée, la pourvoyeuse
des Vendéens, au moment même où la grande armée catholique et royale s’empare
de Saumur et d’Angers, et attaque Nantes !
Jours difficiles.
L’ennemi est aux frontières. Et dès lors, ceux des patriotes
que les Enragés, les sans-culottes, et même les Jacobins inquiètent, refusent
de suivre les Girondins, les accusant de favoriser l’ennemi, les « émigrés »,
et l’armée des coalisés.
« Nous sommes chez nous, et nous avons la fièvre chaude
de la liberté qui fait braver tous les dangers et nous défendons tout ce que
nous avons de plus cher : nos foyers, nos femmes, nos enfants et surtout
la liberté qui est un mot magique, qui nous ferait remuer l’univers. »
Et ce patriote, pourtant modéré, poursuit :
« Si la Convention était sage, si l’union y régnait, s’il
n’y avait des milliers de fanatiques en rébellion dans le Poitou, l’Anjou, la
Bretagne, nous ne ferions que rire des ennemis du dehors, nous n’aurions pas la
plus légère inquiétude sur le sort de la République. »
Le 18 juin, s’appuyant sur cette opinion, la Convention
décrète que :
« Le peuple français ne fait point la paix avec un
ennemi qui occupe son territoire. »
Un député girondin, Mercier, lance, avec une pointe de
sarcasme dans le ton :
« Avez-vous fait un traité avec la victoire ? »
Et c’est Basire, un conventionnel proche de Danton, qui lui
répond :
« Nous en avons fait un avec la mort ! »
Et Jacques Roux, l’Enragé, ajoute que le seul moyen de
consolider la Révolution, c’est « d’écraser les aristocrates et les
modérés dans la fureur de la guerre. »
À entendre ces mots, à découvrir cet amalgame entre modérés
et aristocrates, l’inquiétude, l’angoisse saisissent un grand nombre de
citoyens.
Les premières mesures prises par la Convention « épurée »
sont en faveur des « petits » paysans, auxquels on offre la
possibilité d’acquérir par petits lots les biens nationaux, ou bien des
parcelles de « communaux », et d’accéder ainsi à la propriété. Dans
la Constitution de l’an I de la République qui s’élabore, on proclame que « le
but de la société est le bonheur commun ». On affirme le droit au travail,
à l’assistance, à l’instruction.
En même temps on proclame le « droit de propriété »
et la « liberté de travail, de culture, de commerce, d’industrie ». Mais
est-ce autre chose que des mots ?
Et il y a cet article 35, si général dans les termes qu’il
peut permettre toutes les interprétations :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection
est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré et le plus indispensable
des devoirs. »
Qui définira les « droits du peuple », la « portion
du peuple » ? Sera-ce Jacques Roux l’Enragé, qui déclare qu’il ne
faut mettre sous les yeux du peuple que les dangers de la patrie ? Et qu’il
faut « sonner dans toute la France le tocsin de l’insurrection » ?
Robespierre, aux Jacobins, d’un ton méprisant s’en prend à
Jacques Roux, « un intrigant, un homme ignare, un mauvais sujet, un faux
patriote ».
Et l’incorruptible distille le poison.
« Croyez-vous, dit-il, que tel prêtre, qui de concert
avec les Autrichiens dénonce les meilleurs patriotes, puisse avoir des vues
bien pures, des intentions bien légitimes ? »
Voilà le soupçon de la trahison inoculé.
Il faut bâillonner ce Jacques Roux, dont la parole est écoutée
par le peuple, il faut faire taire cet Enragé qui s’en prend aux Montagnards, à
Danton, à Robespierre, qui ose dire :
« Les riches seuls depuis quatre ans ont profité des
avantages de la Révolution… Il est temps que le combat à mort que l’égoïste
livre à la classe la plus laborieuse de la société finisse. » Roux martèle
les mots à la tribune de la Convention.
Il parle au nom des Cordeliers, auxquels se sont jointes les
sections de Bonne-Nouvelle et des Gravilliers. C’est une sorte de Manifeste des
Enragés qu’il présente, interpellant les députés de la Montagne :
« Députés de la Montagne, que n’êtes-vous montés depuis
le troisième jusqu’au neuvième étage des maisons de cette ville révolutionnaire,
vous auriez été attendris par les larmes et les gémissements d’un peuple
immense, sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse et de malheur
parce que les lois ont été cruelles à l’égard du pauvre, parce qu’elles n’ont
été faites que par les riches et pour les riches, Ô rage, ô honte du XVIIIe
siècle ! »
Les députés se lèvent, le conspuent.
Robespierre reste figé mais son visage est plus pâle que d’habitude,
ses lèvres plus pincées encore.
Il n’accepte pas cette remise en cause.
C’est Maximilien Robespierre et lui seul qui doit parler au
nom du peuple et dans l’intérêt du peuple.
N’a-t-il pas dit, dès le 6 juin :
« Les dangers intérieurs viennent des bourgeois, pour
vaincre les bourgeois, il faut rallier le peuple » ?
Les bourgeois, ce sont les Girondins.
« Il faut que l’insurrection actuelle continue, poursuit
Maximilien, jusqu’à ce que les mesures nécessaires pour sauver la République
aient été prises… Il faut procurer des armes aux sans-culottes, les colérer, les
éclairer : il faut exalter l’enthousiasme républicain, par tous les moyens
possibles. »
Mais chez de nombreux citoyens, qui ne sont pas enrôlés dans
l’un ou l’autre parti, qui ne suivent ni les Cordeliers, ni les Enragés, ni les
Girondins, ni les Jacobins, qui tentent seulement de comprendre ce qui survient
dans cette Révolution qu’ils ont approuvée, dont ils furent souvent les acteurs,
l’enthousiasme s’épuise, même si la volonté de défendre ce qui a été acquis
depuis 1789 demeure.
« Je suis inquiet, tout patriote que je suis, de ce qui
se passe chez les Jacobins où je ne suis pas allé, écrit Ruault.
« On a fait un scrutin épuratoire depuis plus de quinze
jours et je n’ai point reçu ma lettre de rappel, sans laquelle aucun membre ne
peut entrer dans cette société. D’où je conclus que j’ai été rejeté au scrutin,
comme imprimeur du froid et réservé journal Moniteur.
« Il est vrai que je ne suis pas jacobin à la manière
de Marat, de Robespierre et de Danton.
« Je le suis comme tout bon républicain qui voudrait
voir la paix et le bonheur bien établis dans sa patrie et très désolé d’y voir
au contraire régner le trouble et la misère.
« Mais rejeté ou non de cette société qui devient plus
terrible de jour en jour, je resterai toujours attaché aux principes
républicains. »
Ruault ne se doute pas, lorsqu’il écrit cette lettre, le 11
juin 1793, que Marat, Robespierre, Danton, ces hommes qu’il ne veut pas suivre
et qu’il craint, sont, malgré les citoyens qui les soutiennent et applaudissent
leurs discours, eux-mêmes saisis par l’inquiétude, une sorte d’hésitation, et
même la tentation du retrait.
Marat est malade, le corps dévoré par cette maladie de peau
qui l’oblige, en ce printemps 1793, déjà chaud, à tenter de retrouver un peu d’apaisement
en passant des heures dans son bain.
Il y lit. Il y écrit.
Il manque d’argent. Son Publiciste de la République française,
ce journal qu’il tente de diffuser, ne se vend pas, et donc ne se lit guère.
« Les dégoûts que j’éprouve sont à leur comble, écrit
Marat. Permettez que je respire un instant. C’est trop d’avoir à combattre la
scélératesse des ennemis de la liberté et l’aveuglement de ses amis… »
Il survit, grâce au dévouement de Simone Évrard, une
ouvrière à laquelle il a, en janvier 1792, promis le mariage sans donner suite
à ce projet.
On continue cependant à l’insulter et cette avalanche d’injures
l’affecte.
Il lit dans le Journal français :
« Comme ces chiffonniers qui fouillent sans cesse dans
les tas d’ordures, les Parisiens ont judicieusement fouillé dans la lie la plus
fétide de la nation pour en extraire un Dieu et ce Dieu c’est Marat. Juste ciel !
Quelles idoles, quel culte et quels adorateurs !
« Ô ma patrie, étais-tu donc réservée à ce comble d’opprobre
et d’ignominie… Quel titre peut avoir Marat à leur amour, lui que la nature a
condamné à la plus déplorable nullité ?… Il en a de très réels : depuis
quatre ans il n’a jamais ouvert la bouche que pour dire : pille ou tue. Jugez
s’il doit être adoré ! »
Marat est épuisé, irrité, accablé.
Il prend la décision de « suspension volontaire »
de sa charge de député.
« Impatient d’ouvrir les yeux de la nation abusée sur
mon compte par tant de libellistes à gages ; ne voulant plus être regardé
comme une pomme de discorde et prêt à tout sacrifier au retour de la paix, je
renonce à l’exercice de ces fonctions de député jusqu’après le jugement des
députés [girondins] accusés. »
Mais cette lettre adressée à la Convention n’a que peu d’écho.
« Depuis trop longtemps la Convention s’occupe des
individus, dit le député Basire. Il faut enfin parler des choses. »
On vote la Constitution de l’an I, qui sera soumise au
peuple, et le 27 juin, pour saluer son adoption par les députés, on tire le
canon, on organise une fête civique au Champ-de-Mars.
Mais elle n’a pas grand retentissement.
« On dit tout haut, rapporte un bulletin de police, que
la Convention promet beaucoup mais n’agit pas. »
Et pourtant, elle adopte une série de mesures qui devraient
séduire les sans-culottes, les plus pauvres.
Ainsi, les enfants naturels, si nombreux, exclus jusqu’alors,
sont admis à la succession.
Ainsi, les riches sont contraints de contribuer à un emprunt
forcé de un milliard.
Ainsi, on affirme le principe des « secours publics »
aux citoyens démunis.
Mais malgré cela, l’insatisfaction, le scepticisme, la
passivité demeurent.
Et Marat reconnaît avec amertume que peu de choses ont
changé depuis quatre ans, par le « défaut d’énergie et de vertu des
patriotes qui siègent dans l’Assemblée ».
Et il est d’autant plus affecté qu’il reçoit de plus en plus
souvent des lettres de menaces.
Il ne craint pas la mort, mais la haine dont ces missives
témoignent le blesse.
« Ton châtiment se prépare », dit l’une.
« Apprends, dit une autre, que tu ne commettras plus
impunément les crimes qui t’ont renommé… l’orage ne doit pas tarder à éclater… Et
tu expireras justement dans les tourments dus au plus scélérat des hommes. »
Marat s’ébroue. Simone Évrard tente de l’apaiser, en passant
sur sa peau irritée des serviettes humides. Mais les démangeaisons ne cessent
pas, et la lecture des journaux, des lettres reçues, avive l’amertume de Marat.
Et sa peau brûle.
Il a le sentiment d’être le meilleur, le plus lucide de ceux
vers qui le peuple se tourne.
Que valent les autres ?
Danton est un corrompu, à la fortune récente, acquise sans
doute en puisant dans les coffres des ministères et peut-être dans ceux de la
Cour et des puissances coalisées !
Et ce Danton se vautre dans la jouissance.
Il y a quelques mois, en février 1793, son épouse Gabrielle
Charpentier est décédée après avoir accouché d’un quatrième enfant !
Ah ! la belle douleur que celle de Danton dont on
savait qu’il trompait quotidiennement Gabrielle !
Il rentre de Belgique où il complotait avec Dumouriez.
On l’entoure, on essaie de le consoler.
« Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort, dès ce
moment je suis toi-même », lui écrit Robespierre.
Et Collot d’Herbois, au club des Jacobins, assure que
Gabrielle Charpentier est morte d’avoir lu les infamies écrites par les
Girondins contre Danton.
« Les Girondins ont fait périr une citoyenne que nous
regrettons, que nous pleurons tous. »
Et Danton fait exhumer le corps de Gabrielle pour que l’on
pratique un moulage de son visage… Et il fera exposer le buste de la morte au
salon des Arts…
Impudeur !
Entre-temps, il a épousé sa voisine, Louise Gély, une jeune
fille de seize ans ! Le contrat de mariage est signé le 12 juin, et c’est
Danton qui verse la dot, comme s’il avait acheté sa jeune vierge. Un prêtre
réfractaire célébrera le mariage. Et Danton, que brûle ce renouveau de jeunesse,
quitte les assemblées, dès qu’il le peut, pour retrouver Louise Gély. Il s’engloutit
dans les plaisirs, les agapes, les longs séjours dans sa propriété de Sèvres, qu’il
a choisi de nommer « Fontaine d’amour ».
D’où lui viennent les fonds qu’il dilapide ?
Danton se défend en serrant la gorge des Girondins qui l’accusent.
Il les attaque avec d’autant plus de vigueur que, dans les
départements, les Girondins suscitent l’insurrection « fédéraliste »
contre Paris et la Convention.
Alors Danton, accusé, menacé, rugit.
« Il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait
la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, les plis
de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un
poing de portefaix, l’œil éclatant. »
Il s’en prend à Brissot, aux députés girondins en fuite qui,
en Normandie, rassemblent une armée.
« Ce Brissot, ce coryphée de la secte impie qui va être
étouffée, tonne Danton, ce Brissot qui vantait son courage et son indigence en
m’accusant d’être couvert d’or, n’est plus qu’un misérable qui ne peut échapper
au glaive des lois… »
Sans les canons du 31 mai et du 2 juin, sans l’insurrection,
les conspirateurs triomphaient !
« Je l’ai appelée, moi, cette insurrection lorsque j’ai
dit que s’il y avait dans cette Convention cent hommes qui me ressemblent nous
résisterions à l’oppression, nous fonderions la liberté sur des bases
inébranlables. »
Et les Montagnards, en écoutant Danton, oublient qu’ils ont
eux-mêmes porté contre le tribun les accusations de corruption, et qu’ils en
ont fait souvent un « suspect », voire un agent du ci-devant duc d’Orléans,
grand comploteur, grand distributeur de fonds secrets.
À la tribune des Jacobins, on applaudit Danton.
« Tu as sauvé hier la République dans la Convention »,
lui lance le député Bourdon de l’Oise, ancien procureur au Parlement de Paris, qui
a usurpé son siège à la Convention en utilisant une homonymie.
Ce Bourdon de l’Oise, laudateur de Danton ce soir-là, joint
selon Robespierre « la perfidie à la fureur ».
Mais en ce mois de juin 1793, Robespierre n’a pas la voix
assez forte pour se faire entendre.
Lui aussi, comme Marat et Danton, hésite.
Tous trois pressentent que la Révolution, en décrétant l’arrestation
des députés girondins qui furent leurs « frères » en 1789, vient de
franchir une étape.
Et Marat, Danton, Robespierre marquent, durant quelques
semaines, le pas.
« Robespierre, note Marat le 19 juin, est si peu fait
pour être un chef de parti qu’il évite tout groupe où il y a du tumulte et qu’il
pâlit à la vue d’un sabre. »
Et Maximilien, qui a la vanité d’un écorché vif, toujours
prêt à soupçonner ceux qui le critiquent, se raidit, hautain, méprisant, passant
de l’accusation à la confession, et du désir de vaincre à celui de se retirer.
Le 12 juin, il parle devant les Jacobins médusés, atterrés.
« Je n’ai plus la vigueur nécessaire pour combattre l’aristocratie »,
commence-t-il.
Après un moment de stupeur les Jacobins protestent, mais d’un
mouvement de tête Maximilien impose le silence, reprend :
« Épuisé par quatre années de travaux pénibles et
infructueux… »
Les Jacobins se récrient.
« Infructueux ? »
Depuis la réunion des États généraux en mai 1789, rien n’aurait-il
donc changé ?
Robespierre parle comme Jacques Roux et Marat !
« Je sens, poursuit Maximilien, que mes facultés
physiques et morales ne sont point au niveau d’une grande révolution et je
déclare que je donnerai ma démission. »
La voix de l’incorruptible s’est affaiblie, le discours
devenant un aveu.
Mais quand les Jacobins, debout, crient qu’ils n’acceptent
pas que Robespierre quitte la place, qu’ils lui donneront par leur soutien, leur
énergie, la force de continuer son combat indispensable à la patrie, Robespierre
se redresse :
« Nous avons, dit-il, deux écueils à redouter, le
découragement et la présomption. »
On sait que son moment de faiblesse est déjà oublié, qu’il n’a
peut-être été qu’une mise en scène pour s’assurer de la fidélité des Jacobins, les
entraîner dans le combat contre les aristocrates, les Vendéens, les Girondins
et aussi ces Enragés qui détournent le peuple des justes causes, et ce prêtre, Jacques
Roux, « cet homme qui ose répéter les injures prétendues patriotiques ».
Jacques Roux, dit Robespierre, n’est comme Brissot qu’un
agent de Pitt et de Cobourg, un allié, un stipendié de l’Angleterre, des
princes allemands et des émigrés.
Il faut faire confiance, ajoute Maximilien, aux « vieux
athlètes de la liberté », les Montagnards. Et, accompagné d’Hébert et de
Collot d’Herbois, il se rend le 30 juin 1793 au club des
Cordeliers, et il obtient que Jacques Roux en soit exclu, et
Varlet, suspendu !
« Il faut une volonté une », dit Robespierre. C’est
à lui de la forger.
Déjà, il fait entrer au Comité de salut public Couthon et
Saint-Just, ses proches, et lui-même envisage de s’y présenter.
Car le Comité de salut public doit être le cœur de l’action
de la Convention, l’expression de la volonté révolutionnaire, le glaive de la
patrie.
Et les patriotes modérés, réservés, inquiets, souhaitent que
l’on défende la nation.
« Je suis désolé de notre situation intérieure, écrit
Ruault. On dit que les Girondins veulent se rassembler au centre de la France, à
Bourges, et y créer une autre Convention ! Ce serait le comble de nos
malheurs s’ils en venaient à bout…
« Faudrait-il donc que la France se déchire et périsse
parce que trente individus qui ont voulu la bouleverser ont changé de place, ont
été mis dehors de l’Assemblée des représentants du peuple ?
« Les journées du 31 mai et du 2 juin mettent en état
de révolte ou d’insurrection des villes, des départements mal instruits du fond
des choses. Elles ne sont pas légales, on le sait ! Mais y a-t-il quelque
action légale en révolution ? »
Si les départements l’emportaient, « la France
deviendrait la curée de cinq ou six princes étrangers ».
Aucun patriote ne peut l’accepter.
Et pour cela il faut – et c’est un modéré qui parle –
« mettre fin à tant de débats insensés et furieux… et l’on ne parlera pas
plus de Girondins que s’ils n’eussent jamais existé ».
Ces propos tombent comme le couperet de la guillotine. De
mars à septembre 1793, le Tribunal révolutionnaire prononce de cinq à quinze condamnations
à mort chaque mois.
5.
Les députés girondins en fuite, en ces premiers jours de
juillet 1793, une jeune femme de vingt-cinq ans, Charlotte Corday, ne peut les
ignorer.
Elle habite Caen depuis le printemps 1791. Elle est issue d’une
famille de petite noblesse, et elle est l’arrière-petite-fille de Corneille. Elle
s’est passionnée, peut-être à cause de cette ascendance, pour l’histoire de la
Grèce et de Rome. Elle a aussi lu Jean-Jacques Rousseau et l’abbé Raynal. Elle
a été séduite par leurs théories républicaines :
« J’étais républicaine bien avant la Révolution »,
confie-t-elle à ces députés girondins décrétés d’arrestation et qui se sont
réfugiés à Caen.
Barbaroux, le Marseillais, Louvet, écrivain, auteur célèbre
du roman des Amours du chevalier de Faublas, élu à la Convention par le
département du Loiret, Pétion, l’ancien maire de Paris, sont de jeunes hommes
éloquents, qui ont été des acteurs de premier plan des journées
révolutionnaires.
Barbaroux a conduit les fédérés marseillais à l’assaut des
Tuileries le 10 août 1792 ! Pétion a côtoyé les membres de la famille
royale dans la berline qui les ramenait à Paris après leur tentative de fuite, et
ses fonctions de maire en ont fait un personnage capital dans le déroulement
des événements.
Charlotte Corday les écoute.
Ses deux frères ont émigré, et font partie de l’armée de
Condé. Mais elle ne s’est dressée contre la Révolution qu’après les mesures
prises contre les prêtres réfractaires.
Elle a été horrifiée par les massacres de Septembre, dont à
ses yeux Marat a été l’un des instigateurs.
Cet homme est un monstre, juge-t-elle. Il ne respecte ni la
vie, ni les lois. Il n’aspire à être qu’un despote sanguinaire. Et les 31 mai
et 2 juin 1793, il a trahi la Constitution, bafoué la justice et piétiné l’espoir
révolutionnaire, en faisant décréter l’arrestation des députés girondins.
Charlotte Corday les côtoie. Elle les admire pour leur
courage, leur héroïsme.
Le 7 juillet, à Caen, Cours la Reine, elle est sur l’estrade
devant laquelle défilent les volontaires qui constituent l’armée fédéraliste
qui marchera sur Paris. Elle s’enthousiasme.
Elle n’aime pas le sourire ironique de Pétion, et de
Barbaroux, quand elle déclare qu’elle veut combattre afin d’empêcher les
monstres de massacrer des citoyens innocents.
Elle murmure qu’elle peut tuer un homme pour en sauver cent
mille.
Cet homme, dont elle ne prononce pas le nom, car elle veut
que son projet reste secret, c’est Marat le sanguinaire.
Le 9 juillet, elle se rend à Paris.
« Je comptais en partant de Caen, sacrifier Marat sur
la cime de la montagne de la Convention nationale », dit-elle dans la
lettre qu’elle adressera à Barbaroux.
Mais elle ne se confiera qu’une fois l’acte accompli.
À Paris, elle se présente au député Lauze du Perret, avec
une lettre d’introduction de Barbaroux.
Le député lui apprend que Marat, malade, ne sort plus de
chez lui. Et c’est tout le plan qu’elle avait conçu à Caen, d’un assassinat
dans l’enceinte de la Convention, qui s’effondre.
Elle s’était préparée, après avoir « immolé » Marat,
à « devenir à l’instant la victime de la fureur du peuple. » Que
va-t-elle faire ? Elle est désemparée.
Le samedi 13 juillet, elle quitte tôt, entre six heures et
six heures et demie, la petite pension où elle est descendue, et se dirige vers
le Palais-Royal.
L’air est déjà brûlant.
En cette deuxième semaine de juillet, la chaleur est
accablante. Dès le matin, la température dépasse trente degrés. On étouffe. Les
établissements de bains sont pris d’assaut. On boit tant, qu’il arrive que la
bière manque. Plusieurs théâtres même ont décidé de faire relâche à cause de la
chaleur.
Et Charlotte Corday, qui d’un pas lent a parcouru dix fois
les jardins du Palais-Royal, a le corps couvert de sueur.
Mais après cette longue marche de plus d’une heure et demie,
elle n’hésite plus.
Dans l’une des petites rues voisines du Palais-Royal, elle
achète un couteau.
Puis elle prend un fiacre et se fait conduire au 30 de la
rue des Cordeliers où demeure Marat.
Ce même samedi 13 juillet, des nouvelles contradictoires
parviennent à Paris.
Au Comité de salut public, on s’est d’abord félicité de la
défaite de l’armée fédéraliste formée à Caen. Les volontaires commandés par le
général de Wimpffen se sont dispersés après avoir été battus.
De même à Nantes, les Vendéens ont été repoussés et leur
chef Cathelineau a été mortellement blessé. Charette et d’Elbée ont pris le
commandement de l’armée catholique et royale.
À Valence, à Toulouse, à Montauban, les sociétés populaires,
les sans-culottes, se sont réunis et ont proclamé leur adhésion à la Convention,
refusant de se joindre aux girondins fédéralistes de Bordeaux, de Nîmes, de
Marseille. Les départements du sud de la France ne formeront donc pas un bloc
opposé à Paris et à la Convention.
Mais le Comité de salut public ne peut se réjouir longtemps.
Les critiques des Enragés et de Marat l’accablent.
Elles visent Danton, ce « turbot farci », dit
Verdier, un Montagnard qui fustige les « endormeurs » du « Comité
de perte publique », comme Marat qualifie le Comité de salut public.
Et « l’Ami du peuple » s’en prend à Danton qui « réunit
les talents et l’énergie d’un chef de parti, mais dont les inclinations
naturelles l’emportent si loin de toute domination qu’il préfère une chaise
percée à un trône »…
Et Danton est exclu du Comité de salut public à l’occasion
du renouvellement de ses membres.
Ils sont douze.
Parmi eux, il y aura Robespierre, Carnot, Jean Bon
Saint-André, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, et naturellement
Couthon et Saint-Just.
Ils apprennent que Valenciennes ne peut plus résister
longtemps aux troupes anglo-autrichiennes du duc d’York, et que la garnison de
Mayence, assiégée, négocie sa reddition. Elle serait autorisée à capituler avec
les honneurs de la guerre, en s’engageant à ne plus combattre hors du
territoire français. Et les membres du Comité de salut public acceptent ces
conditions, décident qu’elle sera envoyée dans l’Ouest contre les Vendéens.
Plus grave encore est la situation à Toulon.
La ville est « un nid de royalistes », de
Girondins, de modérantistes, d’aristocrates. Et ils viennent de s’emparer du
pouvoir, de chasser les Jacobins, d’emprisonner les patriotes.
Ils ont ouvert le port et la rade aux flottes anglaise et
espagnole qui croisaient au large.
Les agents du Comité de salut public assurent que le comte
de Provence veut gagner Toulon et faire de cette ville placée sous la
protection des navires de la coalition la première parcelle du royaume de Louis
XVII conquise.
Dans un rapport, Couthon annonce d’ailleurs qu’un complot
dont le général Dillon – qui fut proche de La Fayette, combattit à Valmy et
dans les Ardennes, et fut longtemps protégé par son ami Camille Desmoulins – serait
l’âme vise à faire évader de la prison du Temple le « fils de Louis Capet »,
ce Louis XVII qui est l’espoir des aristocrates.
La décision est prise, le samedi 13 juillet, de « mettre
en sûreté le fils de feu Louis Capet ».
Les gardes municipaux entrent dans la chambre où
Marie-Antoinette et la sœur de Louis XVI, Élisabeth, se reposent en compagnie
du dauphin et de sa sœur Madame Royale.
Ils annoncent qu’ils ont reçu mission de s’assurer du fils
de Louis Capet.
Marie-Antoinette se précipite, hurle, couvre de son corps le
dauphin, qui sanglote, hurle à son tour.
La reine se défend, se débat, ne cesse de résister que
lorsqu’on menace de tuer son fils et sa fille.
Elle cède alors, et avec Élisabeth elle habille le dauphin, qui
pleure et qu’on entraîne.
L’enfant parti, Marie-Antoinette n’est plus qu’une ombre
désespérée, maigre silhouette brisée, serrée dans les vêtements noirs du deuil.
C’est ce même samedi 13 juillet 1793, que Charlotte Corday
se présente au domicile de Marat, 30, rue des Cordeliers.
Elle monte une première fois rapidement jusqu’à l’appartement
du publiciste. Mais elle n’est pas reçue.
On la voit redescendre du même pas leste, puis, après
quelques minutes, elle revient, monte de nouveau, et s’éloigne après avoir
essuyé un nouveau refus.
Elle rentre à sa pension, rédige une lettre pour Marat :
« Je viens de Caen. Votre amour pour la patrie doit
vous faire désirer de connaître les complots qu’on y médite. J’attends votre
réponse. »
Elle fait expédier la lettre aussitôt.
Puis elle erre dans la chaleur torride de cet après-midi de
juillet.
Les heures passent.
Elle prend tout à coup conscience qu’elle n’a pas donné son adresse
et que Marat ne pourra donc lui répondre.
Et une troisième fois, elle se rend chez Marat.
Elle dépose une nouvelle lettre dans les mains de Simone
Évrard qui le matin l’avait rabrouée, assurant qu’elle ne serait jamais reçue
par Marat.
Charlotte insiste. Elle s’emporte, parle fort à Simone
Évrard pour que Marat entende. « Je suis persécutée, pour la cause de la
liberté, dit-elle. Je suis malheureuse. Il suffit que je le sois pour avoir
droit à la protection du citoyen Marat, l’ami du peuple. »
« Il est désagréable de n’être pas introduite », ajoute-t-elle.
Elle répète qu’elle a écrit, envoyé une lettre dans la
matinée, qu’elle a des révélations à faire, des complots à dévoiler.
Marat la reçoit enfin.
Il est dans son bain. Elle s’assied près de la baignoire. Elle
dicte à Marat des noms de conspirateurs. Et après quelques minutes – peut-être
dix – elle poignarde Marat d’un coup dans la poitrine.
Grande douleur au sujet de la mort de Marat assassiné à
coups de couteau par une garce du Calvados, titre Le Père Duchesne.
La « garce » ne sera pas lapidée comme elle l’avait
imaginé.
« J’ai souffert des cris de quelques femmes », dit
seulement Charlotte Corday.
On la conduit à la prison de l’Abbaye. Et elle est
interrogée alors que l’on prépare les funérailles de Marat.
Le corps de l’« Ami du peuple » est embaumé les
dimanche 14 juillet et lundi 15 au matin, puis exposé, torse nu, sur un lit
élevé dans l’église des Cordeliers.
Cependant, devant le Tribunal révolutionnaire, Charlotte
Corday répond aux questions de Fouquier-Tinville.
« Comment avez-vous pu regarder Marat comme un monstre,
lui qui ne vous a laissé introduire chez lui que par un geste d’humanité, parce
que vous lui aviez écrit que vous étiez persécutée ?
« Que m’importe qu’il se montre humain envers moi si c’est
un monstre envers les autres », répond Charlotte Corday.
Dans la rue des Cordeliers, la foule s’est rassemblée. Des
canons sont en batterie. Les femmes crient qu’il faudrait dévorer les « membres
de la scélérate qui a ravi au peuple son meilleur ami ».
On a écrit sur la porte de la maison de Marat :
Peuple, Marat est mort. L’amant de la patrie
Ton ami, ton soutien, l’espoir de l’affligé
Est tombé sous les coups d’une horde
flétrie.
Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être
vengé.
Les funérailles sont fixées au mardi 16 juillet. David est l’ordonnateur
des cérémonies.
Mais seulement quatre-vingts députés suivent la dépouille de
Marat qui est enterré dans le jardin des Cordeliers « au milieu du plan d’arbres.
Sa fosse est maçonnée tout autour. Son cercueil de plomb est posé sur trois
pierres et une autre par-dessus ; à côté est un pot à beurre où sont ses entrailles,
de l’autre côté du petit baril où sont ses poumons. Tout cela est embaumé. Son
cœur est encore suspendu à la voûte de l’église des Cordeliers. »
Puis le cercueil sera recouvert de terre et plus tard on
élèvera un obélisque en face de la Convention.
Il portera l’inscription : « Aux Mânes de Marat,
l’Ami du Peuple. Du fond de son noir souterrain il fit trembler les traîtres. Une
main perfide le ravit à l’amour du peuple. »
Mais maigre cortège pour accompagner Marat.
« L’excessive chaleur », note un journal, a sans
doute empêché le rassemblement considérable qu’on présumait. On tire le canon
place du Théâtre-Français, puis après son inhumation. Mais la place et les rues
sont déjà vides.
Une heure après minuit, la cérémonie commencée à dix heures
et demie est terminée.
« Le lendemain mercredi 17 juillet un violent orage
éclata. Une pluie torrentielle s’abattit sur la capitale. À six heures du soir,
Charlotte Corday eut la tête tranchée. »
La veille, à Lyon, le Jacobin Chalier, qui fut maire de la
ville, est guillotiné par les royalistes et les Girondins qui ont pris le
pouvoir.
Et la crainte d’être assassiné, la peur de la victoire des
aristocrates, et des vengeances qui s’ensuivront saisissent les conventionnels.
Et d’abord les régicides.
Au club des Cordeliers où le cœur de Marat a été exposé, on
le prie :
Cœur de Jésus ! Cœur de Marat !
Ayez pitié de nous
Recueillez-vous sans-culottes et
applaudissez !
Marat est heureux ! Marat est mort pour
la patrie.
On veut qu’il soit accueilli au Panthéon.
Robespierre s’y oppose.
« Ce n’est point aujourd’hui qu’il faut donner au
peuple le spectacle d’une pompe funèbre. »
On sent Maximilien jaloux, comme si le souvenir de Marat l’enveloppait
d’ombre.
« Les honneurs du poignard me sont aussi réservés »,
dit-il.
La priorité n’a été déterminée que par le hasard. Et il
ajoute même : « Ma chute s’avance à grands pas. »
C’est l’aveu de la tension et de l’angoisse qui régnent en
cette fin juillet 1793, quand la nation est assaillie de toute part, d’Angers à
Valenciennes, par les Vendéens et les Anglo-Autrichiens, de Lyon à Toulon, par
les aristocrates, les royalistes, les Girondins, les flottes anglaise et espagnole.
C’est en chevauchant vers Avignon, qu’un jeune
capitaine-commandant de vingt-quatre ans, Napoléon Bonaparte, voit de la route
qui traverse le département du Var les navires anglais et espagnols bombarder
les forts de Toulon, tenus encore par les républicains.
L’officier d’artillerie Bonaparte est en garnison à Nice. Il
va prendre livraison pour son armée – celle du général Carteaux – de munitions
et de pièces d’artillerie, en Avignon.
Bonaparte s’impatiente. Il demande en vain à être affecté à
l’armée du Rhin.
Il vient d’apprendre que la garnison de Mayence s’est rendue.
Dans l’attente d’une réponse, il veut mettre au point ses
idées. Il les résume pour lui-même d’une phrase : « S’il faut être d’un
parti autant être de celui qui triomphe, mieux vaut être mangeur que mangé. »
Puis la plume l’entraîne, il écrit, vite, une vingtaine de
pages, qu’il intitule : Le Souper de Beaucaire, dialogue entre un
militaire de l’armée de Carteaux, un Marseillais, un Nîmois et un fabricant de
Montpellier…
« Ne sentez-vous pas que c’est un combat à mort que
celui des patriotes et des despotes ? » dit le militaire à ses
commensaux.
Et Bonaparte qui lui prête sa voix poursuit :
« Le centre d’unité est la Convention, c’est le vrai
souverain, surtout lorsque le peuple se trouve partagé. »
6.
En cette fin juillet 1793, alors que le capitaine d’artillerie
Napoléon Bonaparte écrit comme pourrait le faire un Jacobin, un Montagnard, que
la Convention doit être « le vrai souverain » de la nation, c’est
Danton qui préside l’Assemblée.
Il ne fait plus partie du Comité de salut public – « Comité
de perte publique », disent les Enragés, reprenant les termes de Marat – mais
il a été élu le 25 juillet, et pour une durée de quinze jours, à la présidence
de la Convention.
Il gesticule, il tonitrue, il soulève l’enthousiasme des
députés, il dénonce l’Angleterre, dont une lettre saisie vient de relever les
intentions et les procédés.
Le Premier Ministre Pitt veut détruire la Révolution, mais
pas seulement par les victoires militaires. Si l’armée du duc d’York marche
vers Dunkerque, si la flotte de l’amiral Hood croise dans la rade de Toulon, il
compte sur l’action souterraine, la dépréciation des assignats, l’incendie des
récoltes, les assassinats de patriotes, l’accaparement des denrées afin de
créer la disette, d’entretenir la peur et de susciter la révolte, en soudoyant
des patriotes d’un jour, ces Enragés qui « veulent perdre dans le peuple
ses plus anciens amis », commente Robespierre.
« C’est une guerre d’assassins », s’écrie Couthon
en brandissant à la tribune de la Convention la lettre anglaise.
Danton rugit, se levant de son fauteuil de président :
« Soyons terribles, faisons la guerre en lions ! »
lance-t-il.
Et Maximilien, membre depuis quelques jours du Comité de
salut public, dénonce de sa voix aiguë « deux hommes salariés par les
ennemis du peuple… Le premier est un prêtre qui a voulu faire assassiner les marchands,
les boutiquiers parce que, disait-il, ils vendaient trop cher. »
C’est Jacques Roux, dont Robespierre obtiendra qu’il soit
emprisonné, le 22 août.
L’autre, Théophile Leclerc, « ci-devant, fils d’un
noble », « est un jeune homme qui prouve que la corruption peut
entrer dans un jeune cœur. Il a des apparences séduisantes, un talent séducteur,
mais lui et Jacques Roux sont deux intrigants, deux émissaires de Coblence ou
de Pitt. »
Et Leclerc l’Enragé sera lui aussi arrêté.
Point d’hésitation. Danton répète : « Guerre de
lions, contre guerre d’assassins. »
Et Robespierre l’approuve, le défend contre ceux qui, comme
Hébert, comme les Enragés, l’accusent de corruption, reprenant les termes mêmes
des attaques que les Girondins avaient lancées contre le tribun.
Mais les députés girondins sont réduits au silence.
Ils sont désormais cinquante-cinq – et non plus trente !
– à être proscrits, décrétés hors la loi.
Dans les départements, à Bordeaux, à Marseille, à Toulon, les
royalistes ont pris la tête de la résistance, compromettant définitivement les
Girondins.
Et la Convention fait tomber le couperet du décret qui punit
de mort les accapareurs, les traîtres, les hors-la-loi, les étrangers non
régulièrement enregistrés. On confisque les biens des suspects, on annonce même
que pour le premier anniversaire, le 10 août 1793, de la chute des Tuileries et
de la royauté, les symboles de la monarchie et de la féodalité seront détruits.
Et il en est décidé ainsi pour les archives ou les tombeaux des rois à
Saint-Denis !
On ferme les barrières de Paris.
Le 2 août, on cerne les théâtres, et on rafle plusieurs
centaines de jeunes gens, arrêtés comme aristocrates.
Danton, de sa forte voix, incite à la répression.
Il a écarté d’un roulement des épaules et d’un mouvement de
tête les accusations de corruption.
« Ce n’est pas être un homme public que de craindre la
calomnie », dit-il.
Il rappelle qu’en 1792, il a fait « marcher la nation
vers les frontières ».
« Je me dis : qu’on me calomnie ! Je le
prévois ! Il ne m’importe ! Dût mon nom être flétri, je sauverai la
liberté ! »
Lui aussi, comme Bonaparte, cet officier inconnu qui vient d’écrire
Le Souper de Beaucaire, il est pour la concentration des pouvoirs, et il
propose la création d’un gouvernement provisoire, qui soutiendrait l’« énergie
nationale » et qui serait en fait le Comité de salut public, doté de
cinquante millions.
« Une immense prodigalité pour la cause de la liberté
est un placement à usure », affirme-t-il.
Il sait que, dès qu’il a prononcé ces mots, les soupçons de
corruption se sont de nouveau levés.
Il les écarte, annonçant qu’il ne fera partie d’aucun Comité :
« J’en jure pour la liberté de ma patrie. »
Il incite à la vigilance, à la terreur.
« Nous avons dans la France une foule de traîtres à
découvrir et à déjouer… Pas d’amnistie à aucun traître ! L’homme juste ne
fait point de grâce au méchant ! Je demande donc qu’on mette en état d’arrestation
tous les hommes vraiment suspects. »
Peine de mort contre les soldats qui déserteraient et
soutien à la proposition de levée en masse, déposée devant la Convention,
votée le 23 août, qui est une véritable « réquisition » de tous les
hommes de dix-huit à vingt-cinq ans, afin de constituer, par l’amalgame
de ces recrues et des bataillons de volontaires, une armée de près de sept cent
mille hommes.
Mais c’est toute la nation qu’il faut « soulever ».
C’est Barère, rapporteur du Comité de salut public, qui, suscitant
l’enthousiasme de la Convention, dresse le plan de cette mobilisation patriotique,
qui accompagne les mesures de répression évoquées par Danton et votées par la
Convention : « Les Français sont en réquisition permanente pour le
service des armées, expose Barère. Les jeunes gens iront au combat. Les hommes
mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances. Les femmes
feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux. Les enfants
mettront le vieux linge en charpie. Les vieillards se feront transporter sur
les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine
des rois et l’unité de la République. La levée sera générale. Les citoyens non
mariés ou veufs de dix-huit à vingt-cinq ans marcheront les premiers. Le
bataillon qui sera organisé dans chaque district sera réuni sous une bannière
portant cette inscription : Le peuple français debout contre les tyrans. »
Et Danton en ce mois d’août 1793, où chaque patriote sent que le sort de la
nation et de la République est en question, a ajouté : « L’enfant du
peuple sera élevé aux dépens du superflu des hommes à fortunes scandaleuses… Quand
vous semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter le
prix de la semence ! Après le pain, l’éducation est le premier besoin du
peuple ! Mon fils ne m’appartient pas, il est à la République. »
Ce don de soi et des siens à la patrie, on le chante en
reprenant le refrain :
Mourir pour la patrie
Est le sort le plus beau
Le plus digne d’envie.
On l’exalte, en rapportant le sacrifice du jeune Avignonnais
Joseph Agricol Viala, commandant d’une petite garde municipale, Espérance de
la patrie, tué sur les bords de la Durance en tranchant, sous le feu des
royalistes, les câbles du bac qui aurait permis à ces aristocrates, à ces
Girondins – les uns valent les autres, dit-on ! – de franchir le fleuve, alors
qu’ils contrôlent les villages du Var, Toulon, et jusqu’au 25 août Marseille. L’armée
du général Carteaux réussissant à reprendre la ville, ce jour-là. Et les
représentants en mission, Barras et Fréron, entrent alors dans fa cité phocéenne
et commencent… à la « terroriser », à la piller, à la rançonner, Barras
exigeant que chaque famille aisée donne deux chemises, pour subvenir aux
besoins des troupes.
La terreur s’installe partout, sans encore être proclamée.
Elle naît de l’angoisse que suscite la situation dramatique
de la nation.
La famine est de nouveau menaçante.
Les Enragés dénoncent les « accapareurs, les gros
marchands, les propriétaires, les agioteurs, la horde barbare des égoïstes et
des fripons ».
Il faut traquer les suspects :
« Je t’exhorte à scruter les fortunes individuelles, dit
Jacques Roux. Ceux qui se sont enrichis depuis la Révolution, à une époque où
tous les bons citoyens ont fait tant de sacrifices, où ils se sont ruinés, ceux-ci
sont à coup sûr des égoïstes, des fripons, des contre-révolutionnaires. »
Et ces dénonciations visent Danton. N’a-t-il pas amassé une
fortune qui lui a permis de « doter » sa nouvelle épouse, Louise Gély,
de près de quatorze millions ?
Et n’est-il pas, lui, le corrompu, l’un de ces comploteurs
qui, à toutes les étapes de la Révolution, avec le ci-devant duc d’Orléans, avec
Dumouriez, et maintenant avec le général Dillon ont essayé d’entraver le cours
du fleuve révolutionnaire ? Et ne cherche-t-il pas, dans cet été 1793, à
faire évader Marie-Antoinette, à lui éviter de comparaître devant le Tribunal
révolutionnaire, où Robespierre puis Barère souhaitent la voir juger ?
« C’est le sommeil des républicains qui enhardit le
complot des royalistes », dit Barère à la tribune de la Convention.
C’est notre « trop long oubli des crimes de l’Autrichienne
qui leur donne l’espérance de rebâtir le trône royal parmi nous » !
La Convention applaudit, décide aussitôt de traduire la
veuve Capet devant le Tribunal révolutionnaire.
On la réveille dans la nuit du 2 août. On lui annonce qu’elle
sera transférée à la prison de la Conciergerie, et séparée de sa belle-sœur
Élisabeth et de sa fille, Marie-Thérèse – Madame Royale.
Elle n’est plus qu’une vieille femme, une mère accablée qui
ne voit plus son fils. Elle sait seulement qu’il a été confié au cordonnier
Simon.
À la Conciergerie, on la fouille, on l’enferme dans une
cellule, et deux gendarmes, placés dans la même pièce derrière un paravent, sont
chargés de la surveiller en permanence.
Elle semble indifférente, comme si elle n’appartenait déjà
plus à ce monde, paraissant ne pas se rendre compte que le concierge de la
prison organise, pour un bon prix, des « visites » de citoyens qui veulent
voir la veuve Capet ci-devant reine de France. Et cependant, on craint cette
femme brisée. On sait que les Vendéens espèrent qu’un jour le petit Capet sera
sacré Louis XVII.
Il faut leur montrer en châtiant Marie-Antoinette, en
traitant le fils Capet comme un citoyen ordinaire, que tout espoir de
restauration est illusoire.
Fersen peut bien se lamenter, écrire qu’il « ne vit
plus depuis l’incarcération de Marie-Antoinette à la Conciergerie » ou
bien que « mon plus grand bonheur serait de mourir pour elle et pour la
sauver, je me reproche jusqu’à l’air que je respire quand je pense qu’elle est
enfermée dans une affreuse prison », la ci-devant reine sera jugée.
Quant aux Vendéens, qu’ils n’espèrent rien, pour eux et leur
province, déclare Barère.
« Les forêts seront abattues, les repaires des bandits
seront détruits, les récoltes seront coupées pour être portées sur les
derrières de l’armée et les bestiaux seront saisis. Les femmes, les enfants et
les vieillards seront conduits dans l’intérieur. Il sera pourvu à leur
subsistance et à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité. »
Mais où sont les égards dans cette guerre civile impitoyable ?
« Le signe de la Croix de Jésus-Christ et l’étendard
royal l’emportent de toute part sur les drapeaux sanglants de l’anarchie »,
proclame l’abbé Bernier qui accompagne comme des dizaines d’autres prêtres la
grande armée catholique et royale.
Les combattants ont cousu un sacré-cœur en laine rouge sur
leurs habits. Leurs chapeaux sont ornés de cocardes blanches, vertes, rouges, de
feuillages, de plumes.
Ils portent le chapelet suspendu à leur cou, à la
boutonnière, en sautoir.
Leurs armes sont leurs instruments de travail transformés
pour la guerre. Les faux sont emmanchées à l’envers. Les fourches, les couteaux
de sabotier, les haches sont aiguisés. Piques, bâtons ferrés, triques garnies
de clous s’ajoutent aux armes saisies sur les Bleus !
L’armée des Vendéens est redoutable.
Ils connaissent chaque haie. Ils s’égaillent puis s’élancent
à l’assaut, surprenant les Bleus, les massacrant, les dépouillant.
Et les troupes de la Convention n’osent plus sortir des
villes. On se prélasse à Saumur. On traîne ses grands sabres, ses longues
moustaches dans les rues. Les commissaires du pouvoir exécutif prêchent l’anarchie
et le partage des terres, les meurtres et l’assassinat, raconte un officier
républicain.
« Je voyais des histrions transformés en généraux, des
joueurs de gobelets, des escamoteurs traînant après eux les catins les plus
dégoûtantes… et ces insectes corrupteurs et corrompus avaient encore l’insolence
de se dire républicains ! »
Le conventionnel Philippeaux, proche de Danton, dans son
rapport au Comité de salut public, écrit :
« Les Vendéens nous font une guerre de sans-culottes et
nous en faisons une de sybarites. Tout le faste de l’Anden Régime est dans nos
bataillons. Chaque général est une espèce de satrape. Les soldats sont
encouragés au pillage, aux excès de tous genres. La plupart des généraux, loin
de réprimer ces attentats, en donnent l’exemple et quiconque a une place
lucrative dans l’armée veut la perpétuer pour maintenir sa puissance. »
Mais entre représentants en mission, c’est la guerre. Choudieu,
lui aussi député de la Convention, proche de Robespierre, dénonce Philippeaux :
« Je demande que la conduite de Philippeaux soit
examinée et j’offre de prouver que, s’il n’est pas fou, il est au moins suspect. »
En fait, la Convention est incapable de vaincre.
On espère que les quinze mille hommes de la garnison de
Mayence qui vont arriver en Vendée, et que commande un jeune officier valeureux,
Kléber, pourront écraser les Vendéens.
Mais leurs premiers combats sont décevants. Ils sont défaits
sous le nombre.
Et les « brigands » se moquent de cette « armée
de fayence ». Mais les Vendéens victorieux, comme après chaque bataille, regagnent
leurs villages, et cultivent leurs champs, attendant la prochaine bataille.
Pour le Comité de salut public, la Vendée est une tumeur qu’il
faut extirper à tout prix.
Et la première condition, c’est l’unité du pouvoir et de la
nation. Et la fête qui célèbre le premier anniversaire du
10 août 1792 doit marquer cette résolution.
Elle se déroule dans le calme, mais sans passion
révolutionnaire.
Au milieu des ruines de la Bastille s’élève la fontaine de
la Régénération qui se compose d’une statue colossale en plâtre, assise, représentant
la nation qui presse de ses mains sa poitrine d’où coulent deux jets.
Les commissaires envoyés par tous les départements puisent
tour à tour dans le bassin avec une coupe d’agate.
Et on célèbre « l’incorruptible Robespierre, fondateur
de la République ».
Maximilien, élu président de la Convention, silencieux, hiératique,
répond que, membre du Comité de salut public, « contre son inclination »,
il y a vu « d’un côté des membres patriotes, de l’autre des traîtres. Depuis
que j’ai vu de plus près le gouvernement, j’ai pu m’apercevoir des crimes qui s’y
commettent tous les jours. »
Mais aux Jacobins, Danton et Hébert contestent la politique
du Comité de salut public.
Danton s’enflamme à la tribune.
Il y a eu le 14 juillet 1789, dit-il, puis la deuxième
révolution, celle du 10 août 1792.
« Il faut une troisième révolution ! »
On l’acclame.
Quelqu’un dont la voix domine le brouhaha crie :
« Ce que Marat disait était excellent ! Mais on ne
l’écoutait pas ! Faut-il donc être mort pour avoir raison ? Qu’on
place la Terreur à l’ordre du jour ! »
7.
En cette première semaine du mois de septembre 1793, le nom
et l’exemple de Marat sont sur les lèvres et dans les têtes des ouvriers du bâtiment,
et des fabriques d’armes, qui se rassemblent faubourg Saint-Antoine.
Les chaleurs d’un été torride étouffent encore Paris sous
une brume moite et fétide.
Un sans-culotte, bonnet rouge enfoncé jusqu’aux sourcils, sabre
au côté, est debout sur une borne.
Il agite un exemplaire du Père Duchesne, comme s’il s’agissait
d’un drapeau rouge annonçant l’émeute, la fusillade et le massacre.
Il tonne. Il dénonce les accapareurs, les agioteurs, les
gens suspects, les égoïstes, les hommes qui se sont enrichis depuis la
Révolution, les pillards de la République, quels que soient leurs masques.
Et pendant que ceux-là s’engraissent et complotent, les
citoyens, les patriotes ont faim.
Car les boulangers qui manquent de grain ne cuisent plus que
deux fournées par jour !
Il faut exiger le maximum des prix, se rendre à l’Hôtel de
Ville, à la Convention, imposer cette mesure.
Et Chaumette, le procureur de la Commune, est prêt à
soutenir les vœux des sans-culottes.
« Eh, moi aussi j’ai été pauvre, a-t-il répondu à une
députation, et par conséquent je sais ce que c’est que les pauvres.
C’est ici la guerre ouverte contre les pauvres ! Ils
veulent nous écraser, eh bien il faut les prévenir, il faut les écraser
nous-mêmes, nous avons la force en main ! »
On applaudit la déclaration de Chaumette.
On écoute le sans-culotte lire l’article d’Hébert. On l’interrompt
souvent pour l’approuver.
« Marat ! Je profiterai de tes leçons. Oui, foutre,
ombre chérie, je te jure de braver toujours les poignards et le poison et de
suivre toujours ton exemple. Guerre éternelle aux conspirateurs, aux intrigants,
aux fripons ! Voilà ma devise, foutre !
« Tiens ta parole, m’a dit le fantôme de Marat ! Oui,
foutre, je la maintiendrai, nous la maintiendrons ! »
Il vocifère, sort son sabre, gesticule, fend l’air de grands
coups de lame, vocifère encore.
« Pour les accapareurs, sangsues impitoyables, engraissées
de la substance du peuple, point de quartier, point de retard et de suite à la
guillotine ! »
« À la guillotine », reprend la foule.
« Pour les agioteurs : la guillotine.
« Pour les gens suspects, l’heure du lever du peuple
est celle de la mort : à la guillotine !
« Pour les égoïstes : voici le chemin des
frontières et de la défense de la patrie, ou celui de la place de la Révolution
où vous attend la guillotine !
« Et pour les fripons, la guillotine. »
« La guillotine ! La guillotine ! »
scande la foule.
À la Convention, au club des Jacobins, on ne veut pas, on ne
peut pas rompre avec le peuple des sans-culottes.
On sait qu’il se prépare pour le 5 septembre, avec Chaumette
et Jacques Roux, qui a été libéré de prison, avec Hébert et l’Enragé Leclerc, un
grand rassemblement devant la Convention.
Et comment l’Assemblée pourrait-elle résister à ces
sans-culottes qui vont se présenter et l’investir en armes ?
Robespierre à la tribune des Jacobins leur a déjà donné
raison :
« Le peuple réclame vengeance, elle est légitime. Et la
loi ne doit point la lui refuser ! »
Et Barère à la Convention a rappelé la situation de la
patrie. « Jamais l’armée n’a été en plus fâcheux état de désorganisation. »
Ce sont les mots mêmes de jeunes officiers sortis du rang, patriotes,
tels que Jourdan et Soult, Berthier, Bonaparte ou Carnot, membre du Comité de
salut public.
Et Barère poursuit :
« La République n’est plus qu’une grande ville assiégée…
Ce n’est pas assez d’avoir des hommes… Des armes, des armes et des subsistances !
C’est le cri du besoin ! Des armes, des manufactures de fusils et de
canons, voilà ce qu’il nous faut pendant dix ans ! »
Le 5 septembre, la foule envahit la Convention. Les députations
des sections se succèdent à la tribune, menacent ceux qui tardent à frapper
avec le couperet de la loi, interrogent brutalement les députés :
« A-t-on livré aux tribunaux révolutionnaires les
ministres perfides, les agents du pouvoir exécutif qui n’ont pas étouffé, dès
le principe, le noyau de contre-révolution dans les départements de l’Ouest et
du Midi ? »
« A-t-on puni les traîtres ? Non ! »
« Et nous sommes trahis partout, foutre ! »
On dit qu’un complot se trame pour faire évader la veuve
Capet. On a trouvé sur elle un billet, qu’un visiteur avait glissé dans un
œillet et auquel elle a répondu, en perçant à l’aide d’une aiguille un morceau
de papier, en écrivant ainsi qu’elle ne perdait pas espoir !
« Et les traîtres restent impunis, foutre ! Pas un
conspirateur n’a mis “la tête à la fenêtre” [dans la lunette de la guillotine],
n’a été raccourci. On n’a jugé jusqu’à présent que les valets et les maîtres se
sont échappés ! » On compte mille cinq cent quatre-vingt-dix-sept
détenus dans les prisons de Paris, et ces aristocrates corrompent leurs
gardiens, paient en numéraire le pain et les chapons, le vin et leur libération !
« À la fenêtre leur tête !
« Une misérable cuisinière s’est avisée de crier :
“Vive le Roi !” Le lendemain elle a été raccourcie, c’est bien fait, elle
le méritait, foutre ! Mais pourquoi, citoyens jugeurs, n’expédiez-vous pas
aussi promptement les grands scélérats ? Pourquoi cet infâme Brissot, le
plus cruel ennemi de la patrie, celui qui nous a mis aux prises avec toute l’Europe,
qui a causé la mort de plus d’un million d’hommes, qui avait la patte graissée
par tous les brigands couronnés pour mettre la France à feu et à sang, pourquoi
foutre, ce monstre vit-il encore ? »
On réclame la mort pour la veuve Capet, pour les députés girondins
proscrits, pour le général Custine, accusé de trahison, pour Barnave, le
Feuillant, pour le ci-devant Philippe Égalité, duc d’Orléans.
On veut que « la Sainte Guillotine aille grand train
tous les jours ». Et Hébert, qui conduit les sans-culottes, répète, commande :
« Législateurs, placez la Terreur à l’ordre du jour ! »
Et à la fin de cette journée du 5 septembre 1793, Barère, au
nom du Comité de salut public, monte à la tribune de la Convention et déclare, reprenant
mot à mot les exigences des sans-culottes et les propos d’Hébert :
« Plaçons la Terreur à l’ordre du jour, c’est ainsi que
disparaîtront en un instant et les royalistes et les modérés, et la tourbe
contre-révolutionnaire qui vous agite.
« Les royalistes veulent du sang ? Eh bien ils auront
celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette. »
Et un proche d’Hébert, Vincent, l’un des principaux orateurs
du club des Cordeliers, chef de bureau au ministère de la Guerre, ajoute à la
liste des traîtres qui mettront « la tête à la fenêtre » le nom de
Danton.
« Cet homme sans cesse nous vante son patriotisme mais
nous ne serons jamais dupes de sa conduite. »
Qui n’est pas suspect aux yeux des sans-culottes conduits
par les Enragés et les « hébertistes » ?
Et ils ne se contentent pas de ces mesures que la Convention,
cédant à leur pression, à leur présence, à leurs cris, à leurs menaces, vient
de leur accorder : la rétribution, à raison de trois francs par jour, des
membres des Comités révolutionnaires, et l’épuration de ces Comités afin qu’ils
arrêtent sans délai les suspects ; la création d’une armée révolutionnaire
de six mille hommes et douze cents canonniers ou cavaliers pour « assurer
les subsistances de Paris, et épouvanter l’ennemi intérieur » qui pourrait
être tenté de faire un coup de force sur la ville.
Et la Convention décrète le maximum général des
salaires et des prix des denrées.
Car la disette n’a pas cessé de serrer les plus pauvres à la
gorge.
« L’affluence aux portes des boulangeries est toujours
la même. Elles sont assiégées nuit et jour. Tout s’y est néanmoins passé
aujourd’hui un peu plus paisiblement qu’hier à quelques coups de poing près
donnés par-ci par-là et fidèlement rendus. On y a même volé quelques pendants d’oreilles,
mais enfin personne n’a été ni tué, ni estropié et chacun a eu du pain tant bon
que mauvais… »
Mais cela ne suffit pas aux « sectionnaires »
enragés. Il faut, exigent-ils, frapper les suspects.
Ils s’indignent. Pendant ces quatre mois de l’été 1793, de
juin à septembre, le Tribunal révolutionnaire n’a jugé que deux cent deux
accusés, dont cent trente-neuf ont été acquittés ! Il faut remplir les
prisons si l’on veut mettre « les têtes à la fenêtre » de la Sainte
Guillotine. Elle ne doit pas rester ses bras de bois vides, comme un arbre sans
fruit planté place de la Révolution.
Enfin, capitulant devant les revendications des
sans-culottes, le 17 septembre, la Convention vote la loi des suspects.
Maintenant que le couperet de cette loi est tombé, plus
aucun citoyen n’est en « sûreté ».
Chacun le sait, le sent, le voit. On peut sur un soupçon, une
dénonciation, devenir un suspect, car la loi est si générale dans ses termes
que l’envieux, le jaloux, le voisin mécontent, peut vous faire basculer dans la
catégorie des « gens réputés suspects ».
Ce sont, dit la loi, « ceux qui soit par leur conduite,
soit par leurs relations, soit par leurs propos ou par leurs écrits se sont
montrés partisans de la tyrannie, du fédéralisme et ennemis de la liberté ».
Ce sont « ceux qui n’auraient pas justifié de l’acquit
de leurs devoirs civiques ou obtenu leurs certificats de civisme ».
Ce sont « ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris,
femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs et agents d’émigrés qui n’ont
pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution ».
Ce sont « tous les émigrés à dater du 1er
juillet 1789 »…
Et ce sont les comités de surveillance qui « sont
chargés de dresser, chacun dans son arrondissement, la liste des gens suspects,
de décerner contre eux les mandats d’arrêt et de faire apposer les scellés sur
leurs papiers ».
Où sont les juges, les tribunaux impartiaux ?
Il faut devenir gris, invisible, se faire oublier, et cela
ne suffit pas. Il faut manifester son adhésion à cette loi, à tout ce que les
comités de surveillance décident.
Et puisque le 21 septembre la Convention a décidé que toutes
les femmes devront porter la cocarde tricolore, il faudra l’arborer.
« Hier et avant-hier il y a eu quelques démêlés au
sujet de l’arrêté qui ordonne aux femmes de porter la cocarde. Dans quelques
quartiers celles qui n’y avaient pas encore obéi ont été honnies, décoiffées, fouettées,
etc. Les citoyennes s’empressent de se décorer de ce signe sacré de liberté, et
nous ne doutons pas que l’ingénieuse élégance de nos petites maîtresses n’en fasse
bientôt un objet de coquetterie. »
Des rixes se produisent entre femmes.
« Les femmes des sociétés révolutionnaires voulaient
forcer toutes les femmes de Paris à porter des bonnets rouges, après cela, des
habits de laine. Les femmes de la Halle s’y sont opposées et il y a eu des
batteries sérieuses entre elles… Les femmes de la Huile ont demandé que tous
les clubs de femmes soient supprimés… Le mercredi 30 octobre, l’Assemblée a
décrété et il est défendu aux femmes de s’assembler en sociétés populaires sous
quelque dénomination que ce soit. Ainsi voilà les clubs de femmes supprimés. »
Les députés ont décidé. Et ils vont débattre de cette
affaire de cocarde.
L’un dit que toute femme qui ne la porte pas doit être
traitée en contre-révolutionnaire, et donc en suspecte.
L’autre fait remarquer qu’une femme peut avoir perdu sa
cocarde ou oublié d’en mettre une, « ce n’est pas là un crime ! ».
Mais il y a des femmes royalistes, « cette branche de
contre-révolutionnaires peut beaucoup sur l’opinion ». Il faut « l’atteindre ».
Alors on vote : la première fois qu’une femme sera
trouvée sans cocarde, elle sera punie de huit jours de clôture ; la
seconde fois, regardée comme suspecte et enfermée jusqu’à la paix.
Ainsi la peur de devenir suspect taraude la plupart des
citoyens. On tente de devancer les soupçons en se montrant plus patriote encore
que les sectionnaires.
Les artistes de l’Opéra s’en vont quérir le commissaire de
police, « indignés de ce qu’il existe encore dans leurs archives des
objets ayant trait à la royauté et au régime féodal. Ils ont brûlé en face de
la salle de l’Opéra une immense quantité de papiers, parmi lesquels étaient les
règlements de ce spectacle intitulé : “Académie royale de musique” »…
Et sur la place de Grève, quelques jours plus tard, on a
brûlé la garde-robe de Louis Capet, consistant en un chapeau, plusieurs habits,
redingotes, vestes et culottes de diverses étoffes. Les chemises ont été
conservées : on a seulement ôté la marque.
Et c’est avec une détermination sombre, qu’on allume ici et
là des brasiers pour y brûler des archives qui rappellent que durant des
siècles la France fut un royaume.
Et on brise les statues des rois.
On va chercher au plus profond de la terre et de la mémoire,
afin de les extirper, de les détruire, les reliques des souverains.
On se rend à l’abbaye de Saint-Denis, et dans les églises,
« sous prétexte d’avoir du plomb pour les armées, écrit le libraire Ruault,
on a exhumé tous les cadavres déposés dans les caveaux des églises. Mais c’était
pour qu’il ne reste rien de noble en France, pas même la poussière de ces morts.
« On a creusé à Saint-Denis une grande fosse dans
laquelle on a jeté pêle-mêle tous les ossements des rois, des princes, des
princesses, etc., depuis le roi Dagobert et Mathilde sa femme qui vivaient au
VIIe siècle, jusqu’à Louis XV et les enfants du comte d’Artois. Le
procès-verbal de la municipalité de Saint-Denis en fait foi… »
Ruault a refusé de le publier dans Le Moniteur.
Il est à la fois accablé et terrorisé.
« La Révolution trouble la paix des morts et les
poursuit jusqu’au fond de leurs tombeaux… Elle porte avec elle ce triste
intérêt de la destruction absolue de ce qui a existé de plus grand en France
pendant onze siècles.
« Tous ces monuments de la grandeur et de la vanité
humaine ont été détruits, brûlés dans la chaux…
« Quel triste temps que celui où les vivants et les
morts sont également persécutés pour des votes et des opinions. »
Et les premiers succès remportés, contre les Anglais à
Hondschoote le 8 septembre par le général Houchard, la capitulation de Bordeaux,
où les représentants en mission Tallien et Ysabeau organisent la terreur contre
les aristocrates et les fédéralistes girondins, et le siège de Lyon, la grande
ville contre-révolutionnaire dont la chute ne saurait tarder, semblent montrer
que la répression, la dureté impitoyable paient.
Le Comité de salut public, chaque jour, grâce au télégraphe
optique de Claude Chappe qui relie les grandes villes de France à Paris, peut
établir un état de la situation d’un bout de la nation à l’autre.
En Vendée, l’armée de Mayence commandée par le jeune général
Kléber et le général Marceau engage le combat contre les Vendéens et défait à
Cholet la grande armée catholique et royale.
Elle n’est pas détruite. Elle passe la Loire à Saint-Florent
dans l’espoir de gagner la côte vers Granville, de faire sa jonction avec – on
l’espère, on le rêve – des corps de débarquement anglais et émigrés.
Barère à la tribune de la Convention répète :
« La Vendée, et encore la Vendée ! Voilà le
chancre politique qui dévore le cœur de la République ! C’est là qu’il
faut frapper. »
Ils sont quarante mille Vendéens, accompagnés d’autant de
femmes et d’enfants, à tenter d’échapper, dans « cette virée de Galerne »
aux Bleus.
Dans la foule se trouvent quatre ou cinq mille prisonniers
républicains qu’on commence à massacrer, puis qu’on épargne par peur des
représailles.
L’armée catholique et royale marche donc vers le nord, commandée
désormais par La Rochejaquelein.
Et le représentant en mission, Carrier, arrive à Nantes, pour
épurer ce pays chouan.
Le garrot s’est donc un peu desserré autour du cou de la
nation. Le général Jourdan et le représentant en mission Carnot ont remporté le
16 octobre la victoire de Wattignies, sur les Autrichiens qui lèvent le siège à
Maubeuge.
Reste Toulon, livrée aux Anglais et aux Espagnols.
Le jeune capitaine Napoléon Bonaparte vient d’être désigné
par les représentants en mission Saliceti et Gasparin, pour prendre le commandement
de l’artillerie dans l’armée du général Carteaux qui assiège le grand port.
Il faut arracher cette tumeur comme on a commencé d’éradiquer
le chancre vendéen.
Et il faut pour y parvenir montrer qu’on est impitoyable.
On va juger les députés girondins, arrêtés le 2 juin. Mais
cela ne suffit pas. Le 3 octobre, Billaud-Varenne, au nom du Comité de salut
public, monte à la tribune.
« La Convention nationale, dit-il, vient de donner un
grand exemple de sévérité aux traîtres qui méditent la ruine de leur pays. Mais
il lui reste encore un décret important à prendre. »
Il s’interrompt et, dans le silence pesant qui s’est établi,
il poursuit, détachant chaque mot :
« Une femme, la honte de l’humanité et de son sexe, la
veuve Capet, doit expier enfin ses forfaits sur l’échafaud. »
Billaud-Varenne énonce déjà le verdict avant que le procès
ait commencé.
Il explique que des rumeurs assurent que Marie-Antoinette a
été blanchie par le Tribunal révolutionnaire.
« Comme si une femme qui a fait couler le sang de
plusieurs milliers de Français pouvait être absoute par un jury français !
Je demande que le Tribunal révolutionnaire se prononce cette semaine sur son
sort ! »
Et comment, alors qu’on exhume les ossements des rois pour
les réduire en cendres, pourrait-on accepter que survive, fût-ce emprisonnée,
« la louve autrichienne » ?
Marie-Antoinette n’est plus qu’une femme malade, sujette à
des hémorragies répétées, enfermée dans l’ancienne infirmerie de la
Conciergerie dont on a obturé toutes les issues.
L’accusateur Fouquier-Tinville, le substitut du procureur
Hébert, le président du Tribunal Herman interrogent le dauphin.
Son gardien le cordonnier Simon l’a surpris à se masturber. Et
l’enfant accuse sa mère, sa tante Élisabeth, de lui avoir enseigné ces
pratiques. Il couchait entre elles, dit-il.
« Il nous a fait entendre qu’une fois sa mère le fit
approcher d’elle, qu’il en résulta une copulation et un gonflement à l’un de
ses testicules pour lequel il porte un bandage et que sa mère lui a recommandé
de ne jamais en parler… Que cet acte a été répété plusieurs fois de suite. »
À l’audience, la reine est assistée d’un avocat nommé d’office,
maître Chauveau-Lagarde.
C’est Hébert qui l’accuse d’inceste, en rappelant la
déposition du dauphin.
Marie-Antoinette ne répond pas mais un des jurés insiste
pour qu’elle s’explique.
« Si je n’ai pas répondu, dit-elle, c’est que la nature
se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère. J’en appelle
à toutes celles qui sont ici. »
La voix de cette femme aux cheveux blancs, aux traits
affaissés, mais au port de tête droit, est digne. Et l’émotion, la compassion, la
honte saisissent le public avide qui se presse dans la salle.
L’on suspend les débats.
En fait, le verdict a été rendu avant même que le procès s’ouvre.
Marie-Antoinette est accusée d’avoir été « l’instigatrice de la plupart des
crimes dont s’est rendu coupable ce dernier tyran de France, Louis Capet ».
Elle est condamnée à mort.
Elle rentre à la Conciergerie, vers quatre heures trente du
matin ce mercredi 16 octobre 1793.
Elle n’a que le temps d’écrire une lettre à sa belle-sœur, Élisabeth.
« Je viens d’être condamnée non pas à une mort honteuse,
elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère, comme
lui – innocente.
« Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne
reproche rien, j’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants, vous
savez que je n’existais que pour eux… »
On ne la laissera même pas se changer de linge sans témoin. Le
bourreau, Samson, lui attachera les mains derrière le dos et coupera ses
cheveux, puis, liée à lui par une longue corde, il la fera monter dans une
charrette.
Elle se tient droite, tête un peu levée, mèches en désordre
s’échappant de son bonnet.
Elle refuse de parler au prêtre constitutionnel qui l’accompagne.
Et elle ne se confessera pas.
La foule immense contenue par trente mille soldats crie :
« Vive la République ! À bas la tyrannie ! Mort à l’Autrichienne ! »
En montant à l’échafaud, d’un brusque mouvement de tête, Marie-Antoinette
fait tomber son bonnet.
Et Samson montrera sa tête ensanglantée au peuple ce 16
octobre 1793, à midi et quart.
La foule crie : « À bas ! À bas ! »,
« Vive la République ! ».
« Cette sottise prolongée a tout troublé », note
le journaliste Goffroy, qui se prétend lui aussi héritier de Marat et de son Ami
du peuple.
D’autres journaux reviennent sur le procès, les accusations
d’inceste.
« Les regards de l’Autrichienne étaient arrogants et
non pas tranquilles. Elle a répondu d’un ton dramatique et a fait même une
interpellation aux mères de famille. Elle a rougi d’abord à ces reproches d’inceste,
mais l’on voyait facilement sur son visage que la cause de cette rougeur était
en effet non pas de la pudeur ou de l’innocence mais du désagrément d’être découverte. »
« Ses flatteurs n’en ont même pas été dupés. »
Alors qu’elle meure !
« Seuls quelques esprits faibles parurent
douloureusement affectés de l’exécution de la veuve Capet, en ne la considérant
que sous le titre de mère et de femme malheureuse, lit-on dans Les
Révolutions de Paris. Mais comme reine de France, tout le monde s’accordait
à convenir de la justice du trop doux châtiment qu’elle subissait. »
Et Hébert, qui a assisté à l’exécution, au pied de l’échafaud,
exulte, exprime les sentiments de ces sans-culottes, de ces patriotes enragés, que
la passion révolutionnaire emporte.
« J’ai vu tomber dans le sac la tête de Veto femelle, écrit
Hébert dans Le Père Duchesne.
« Je voudrais, foutre, pouvoir vous exprimer la
satisfaction des sans-culottes quand l’archi-tigresse a traversé Paris dans la
voiture à trente-six portières. Ses beaux chevaux blancs si bien empanachés, si
bien enharnachés ne la conduisaient pas, mais deux rossinantes étaient attelées
au vis-à-vis de maître Samson et elles paraissaient si satisfaites de
contribuer à la délivrance de la République qu’elles semblaient avoir envie de
galoper pour arriver au plus tôt au lieu fatal.
« La garce au surplus a été audacieuse et insolente
jusqu’au bout.
« Cependant les jambes lui ont manqué au moment de
faire la bascule pour jouer à la main chaude, dans la crainte sans doute, de trouver
après sa mort un supplice plus terrible que celui qu’elle allait subir.
« Sa tête maudite fut enfin séparée de son col de grue
et l’air retentissait des cris de “Vive la République !”. »
« Qu’elle ait été seule dans ses derniers moments, sans
consolation, sans personne à qui parler, à qui donner ses dernières volontés, cela
fait horreur, écrit quelques jours plus tard le comte de Fersen. Les monstres d’enfer !
Non ! Sans la vengeance, jamais mon cœur ne sera content. »
La douleur de Fersen est d’autant plus grande qu’il sait
bien que parmi les rois et les princes, les émigrés et les royalistes restés en
France, personne n’a tout tenté pour sauver la reine. Danton lui y a songé, mais
très vite, il a mesuré les risques immenses qu’il courrait.
Les hébertistes le rangent parmi les « pourris »
de la Convention.
On découvre que certains de ses proches ont, l’un – Robert
-vendu du « rhum accaparé », et l’autre – Perrin – trafiqué dans les
fournitures de guerre.
On accuse l’entourage de Danton d’être composé non seulement
de corrompus mais d’« endormeurs ». En somme, les dantonistes sont de
nouveaux Girondins.
Et Vincent, l’hébertiste, ne cesse de répéter ses attaques
contre Danton, accusé de s’être abouché avec « Dumouriez dans l’affaire de
la Belgique ». Et Danton comprend que cette accusation peut conduire à l’échafaud.
Le général Houchard, vainqueur à Hondschoote, a été arrêté, jugé,
condamné à mort, parce qu’il n’a pas su exploiter sa victoire et que dès lors
on le soupçonne sans preuve d’avoir ouvert des pourparlers avec l’ennemi.
On va juger Philippe Égalité et Danton fut proche du
ci-devant duc d’Orléans.
Alors, Danton préfère quitter Paris. Il prétend qu’il est
malade et se retire dans sa propriété d’Arcis-sur-Aube.
Danton est sans illusion.
« En conduisant Marie-Antoinette à l’échafaud, dit-il, on
a détruit l’espoir de traiter avec les puissances étrangères. »
Mais le plus grave, le plus dangereux n’est pas dans cette
exécution, mais dans le procès qui s’ouvre, contre les députés girondins, devant
le Tribunal révolutionnaire.
Ils sont vingt et un, qui comparaissent à compter du 24
octobre.
Robespierre a fait écarter un décret qui renvoyait devant
les juges soixante-treize députés qui avaient protesté contre les
manifestations des journées des 31 mai et 2 juin. Générosité de sa part ? Ou
bien habileté ? Maximilien veut que les « chefs de la faction »
soient condamnés à mort, et ce sera d’autant plus aisé qu’ils seront isolés, promis
à la guillotine puisque la Convention a décidé de raccourcir la durée des débats
en les limitant à trois jours.
Danton, à Arcis-sur-Aube, est sombre.
« Des factieux, les girondins ? s’interroge-t-il. Est-ce
que nous ne sommes pas tous des factieux ? Nous méritons tous la mort
autant que les Girondins ! Nous subirons tous les uns après les autres le
même sort qu’eux ! »
Pour Robespierre au contraire, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné,
Carra, Valazé, et ceux qui sont encore en fuite, Pétion, Roland, Barbaroux, Condorcet,
constituent « la faction la plus hypocrite dont l’histoire ait jamais
fourni l’exemple ».
Et il n’oublie pas Manon Roland.
Mais le plus fanatique des accusateurs est Hébert, qui
laisse éclater sa joie de voir comparaître les Girondins ce jeudi 24 octobre
devant le Tribunal révolutionnaire, dont on sait bien qu’il les condamnera à
mort.
« Voilà foutre le sort qui vous était réservé, lâches, déserteurs
de la sans-culotterie qui avez préféré de barboter dans le marais et vous
couvrir de boue plutôt que de gravir la Sainte Montagne où la gloire vous
tendait les bras. Vous avez voulu péter plus haut que le cul, vous avez voulu
faire fortune et vous n’avez pas réfléchi que la guillotine était au bout de la
route que vous preniez pour y arriver.
« Te voilà enfin sur la sellette, infâme Brissot…
« Eh, vite donc, Maître Samson, graisse tes poulies, et
dispose-toi à faire la bascule à cette bande de scélérats que cinq cents
millions de diables ont vomis sur la terre et qui auraient dû être étouffés
dans leur berceau, foutre. »
Les jeux sont faits.
Hébert, substitut du procureur de la Commune de Paris, désigne
Brissot comme le chef de la « faction du tyran et vendu à la Cour », coupable
« d’avoir voulu en allumant la guerre universelle anéantir la liberté en
livrant la France aux despotes ».
« C’est par vos manœuvres lâches et méprisables, coquins,
que les patriotes de Marseille, de Bordeaux, de Lyon, de Toulon ont été égorgés !
C’est vous qui avez allumé la guerre civile de la Vendée…
« La France entière vous accable ! Vous n’échapperez
pas au supplice que vous avez mérité. »
Le verdict tombe le mercredi 30 octobre vers onze heures du
soir.
L’un d’eux, Valazé, se poignarde au cœur devant le tribunal.
Les autres crient :
« Nous sommes innocents ! Peuple on vous trompe ! »
Vergniaud qui portait sur lui une fiole de poison a renoncé
à l’utiliser pour mourir aux côtés de ses amis. Tous chantent :
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé.
On les entraîne. On les enferme. C’est leur dernière nuit.
« Ils se réunirent tous dans une seule chambre pour
souper. Ils se firent servir un très bon repas de tout ce qu’on put rassembler
à cette heure-là dans le quartier du Palais, en rôtis, pâtisseries, vins
délicats et liqueurs. Ils élurent un président qui leur proposa de mourir à l’instant
même. “Je me sens assez de courage pour vous tuer tous, moi le dernier et nous
éviterons ainsi l’échafaud et la mort publique.”
« Cette proposition fut reçue diversement par la bande
des condamnés qui se mirent à boire et à manger.
« Au milieu du repas on agita longtemps la question de
l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Dix-sept sur vingt et un
reconnurent l’une et l’autre et se refusèrent à mourir de la main du président. »
Grande foule le jeudi 31 octobre 1793, place de la
Révolution, lorsque les Girondins arrivent vers une heure. Aux vingt et un
députés on a adjoint douze autres condamnés.
Les Girondins crient : « Vive la République !
Plutôt la mort que l’esclavage ! »
Et la foule répond : « Vive la République ! À
bas les traîtres ! »
Il fallut trente-huit minutes au bourreau Samson pour
exécuter les trente-trois condamnés.
Hébert est une nouvelle fois au pied de l’échafaud.
Chacun a pu constater l’attitude courageuse des Girondins.
Hébert écrit dans Le Père Duchesne :
« Plusieurs ont fait contre mauvaise fortune bon cœur
et quelques-uns se chatouillaient pour rire, mais foutre, ce n’était que du
bout des lèvres… À chaque tête qui roulait dans le sac tous les chapeaux
étaient levés en l’air et la place retentissait des cris de “Vive la République !”.
« Ainsi finirent les brissotins, ainsi passeront tous
les traîtres. »
8.
C’est un automne et un hiver cruels.
Il a suffi de quelques semaines pour que la loi des suspects
remplisse les prisons.
Le nombre des détenus, à Paris, est multiplié par quatre
entre septembre et décembre 1793. Et les têtes roulent dans le sac.
Guillotiné, Philippe Égalité, ci-devant duc d’Orléans. Il
monte dignement à l’échafaud.
Guillotinée, Manon Roland. Elle ne tremble pas, elle murmure,
avec une sorte de détachement : « Liberté, que de crimes on commet en
ton nom. »
Son mari, le ministre Roland, se suicide en apprenant que sa
femme a été « raccourcie ».
Buzot et Pétion, craignant d’être pris, mettent fin à leurs
jours, par la corde ou le poison.
Barbaroux, caché dans la région de Bordeaux, se tire une
balle de pistolet au moment où il va être arrêté. Suicide manqué, mâchoire
fracassée. On le porte moribond jusqu’à l’échafaud. Et on lui tranche la tête.
Le lucide Barnave, emprisonné à Grenoble depuis le 15 août
1792, refuse durant des mois en échange de sa liberté d’admettre sa culpabilité.
Danton le protège. Mais en novembre 1793, on le transfère à Paris. Il répète :
« Leur demander justice ce serait reconnaître la justice de leurs actes
antérieurs. Et ils ont fait périr le roi. Non, j’aime mieux souffrir et périr
que de perdre une nuance de mon caractère moral et politique. »
Et sa tête apparaît dans la sinistre « fenêtre ».
Bailly, l’ancien maire de Paris, est guillotiné sur le
Champ-de-Mars afin que son sang venge les patriotes abattus en ce lieu le 17
juillet 1791. Bailly avait ordonné d’ouvrir le feu sur ces pétitionnaires qui
réclamaient la déchéance du roi, qu’on venait de ramener de Varennes.
Et d’un bout à l’autre de la France, dans les villes
rebelles reconquises, on dresse la Sainte Guillotine.
Tallien et Ysabeau en mission à Bordeaux débaptisent le
département de la Gironde devenu celui du Bec-d’Ambès et font actionner la
machine du docteur Guillotin. Et le premier décapité est le maire de Bordeaux.
Fouché et Collot d’Herbois, à Lyon, constituent une commission
militaire, qui condamne à mort mille six cent soixante-sept « aristocrates »,
« fédéralistes », « traîtres, suspects ».
Et Carrier, à Nantes, entasse dans les barcasses les
condamnés, qu’il noiera dans la Loire.
Saint-Just l’a dit, de sa voix haletante, le 10 octobre :
« Le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu’à la
paix. »
Pas question donc d’appliquer la Constitution de l’an I.
« Dans les circonstances où se trouve la République, explique Saint-Just, elle
deviendrait la garantie des attentats contre la liberté parce qu’elle
manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. »
Et il faut pourchasser, tuer.
Saint-Just, représentant en mission à Strasbourg, rejette la
proposition du général autrichien Wurmser qui propose d’ouvrir des négociations.
« La République ne reçoit de ses ennemis et ne leur
envoie que du plomb », dit Saint-Just.
En compagnie de Lebas, un conventionnel proche de
Robespierre, Saint-Just réquisitionne, arrête, impose.
« Le pauvre peuple gémissait à Strasbourg sous le joug
des riches, l’aristocratie et l’opulence avaient fait son malheur », écrit
Lebas.
Saint-Just exige. « Dix mille hommes sont nu-pieds dans
l’armée, déclare-t-il à la municipalité. Il faut que vous déchaussiez tous les
aristocrates de Strasbourg dans le jour et que demain, à dix heures du matin, les
dix mille paires de souliers soient en marche pour le quartier général. »
Saint-Just est membre du Comité de salut public et c’est le
Comité de salut public qui gouverne la nation. Et Maximilien Robespierre qui
gouverne le Comité de salut public. Dès sept heures du matin il est à son poste,
aux Tuileries, dans le pavillon de Flore devenu Palais-Égalité.
Il lit des dépêches, surtout celles des armées.
Vers dix heures, dans une petite salle tapissée de vert, autour
d’une vaste table se tient une réunion du Comité sans président, sans
procès-verbal.
« Il faut que le Comité ne délibère jamais en présence
d’aucun étranger », a exigé Maximilien.
C’est par sa seule logique implacable, son autorité, qu’il
obtient l’assentiment des autres membres du Comité.
À treize heures, Robespierre se rend à la Convention où l’on
discute l’ordre du jour.
Vers vingt heures, la séance reprend au Comité de salut
public et va durer jusqu’à une ou deux heures du matin.
Puis Maximilien prépare ses discours, note sur un carnet les
décisions qu’il faut prendre.
Il traverse ces journées toujours poudré, guindé, maître de
lui, pâle et amaigri.
Exalté aussi par l’ampleur de la tâche.
« Qui de nous ne sent pas s’agrandir toutes ses
facultés, dit-il.
« Qui de nous ne croit pas s’élever au-dessus de l’humanité
même en songeant que ce n’est pas pour un peuple que nous combattons mais pour
l’univers, non pour les hommes qui vivent aujourd’hui mais pour tous ceux qui
existeront. »
Il mène donc le combat du Bien contre le Mal.
« A-t-on réfléchi à notre position ? Onze armées à
diriger, le poids de l’Europe entière à porter ; partout des traîtres à
démasquer, des émissaires soudoyés par l’or des puissances étrangères, des
administrations infidèles à surveiller, à poursuivre, tous les tyrans à
combattre. »
Les adversaires, les ennemis, ne peuvent être que « des
scélérats couverts de honte et de mépris ».
« Celui qui cherche à avilir, à diviser, à paralyser la
Convention est un ennemi de la patrie… Qu’il agisse par sottise ou par
perversité ; il est du parti des tyrans qui nous font la guerre. »
Et point de pitié pour lui.
« Il faut que les monstres soient démasqués, exterminés,
ou que je périsse », clame Maximilien.
Il a le sentiment que les suspects grouillent et conspirent
autour de lui, contre la nation et la République.
Il y a ces étrangers suspects qui vivent en France, accourus
de toute l’Europe.
« Ce sont les étrangers si patriotes qui sont les
artisans de tous nos maux… Tous ont été les agents du despotisme. Il n’en faut
épargner aucun. »
Et souvent ces étrangers font profession d’athéisme, veulent
« déchristianiser » la France. Et dans un entrelacs d’intrigues, les
mêmes hommes – Cloots, Proli : des étrangers – sont athées, corrompus et
corrupteurs, compromis dans les scandales financiers où l’on retrouve aussi des
proches de Danton -Chabot, Basire.
On découvre que la Compagnie des Indes verse cinq cent mille
livres aux députés pour échapper au fisc.
Et les dénonciations des uns par les autres, et vice-versa, arrivent
à Robespierre, « l’incorruptible », et Fabre d’Églantine lui-même, ami
de Danton, évoque un « complot de l’étranger ».
Sur quelles nuques va s’abattre le couperet de la guillotine ?
Quelles têtes vont se « mettre à la fenêtre » ?
Robespierre, poudré et impassible, lunettes relevées sur son
front, observe, note, soupçonne tous ceux qui, Enragés, hébertistes, corrompus,
affaiblissent à ses yeux l’unité de fer de la Convention, du Comité de salut
public, s’écartent de la ligne tracée par ce Comité qu’un seul mot résume :
« vaincre ».
Vaincre les ennemis de la Révolution, de la nation, de la
République. Vaincre à tout prix.
Il y a ceux, comme Hébert dans Le Père Duchesne, qui
ne cessent de tonner contre les « sangsues du peuple ».
Et il est vrai que, dans le froid humide de l’automne et de
l’hiver 1793, le peuple est épuisé, morne, affamé.
Des queues interminables se forment aux portes des boutiques
encore closes.
« Comment, tonnerre de Dieu, nous ne mettrons pas à la
raison les riches, ces égoïstes infâmes, ces accapareurs, tous ces scélérats
qui affament le peuple ! écrit Hébert. C’est un parti pris de nous faire
périr de froid et de faim…
« Affameurs du peuple, craignez son désespoir !
« Il faut en finir foutre ! Ventre affamé n’a
point d’oreilles ! » tempête Hébert.
« La misère est à son comble ! Nos subsistances
sont entre les mains des contre-révolutionnaires. Dans tous les départements
les sans-culottes languissent. Eh bien, foutre, que les sans-culottes se lèvent,
qu’ils s’emparent de tous les propriétaires, des gros fermiers accapareurs, qu’ils
les menacent de leur faire perdre à eux-mêmes le goût du pain, si la disette
continue.
« Bientôt, foutre, le blé abondera dans les marchés et
nous vivrons. »
Que veulent ces hébertistes, ces Enragés ?
Imposer leurs méthodes ? Leurs solutions ?
« Le bonnet rouge en tête, la pique en main, le
poignard au côté, lit-on sur un placard apposé sur les murs de Paris, jurez sur
l’autel de la patrie de ne vous reposer que lorsqu’elle aura triomphé de tous
ses ennemis.
« Prouvez par les faits que ce n’est plus la terreur
qui est à l’ordre du jour, mais le glaive vengeur des lois, et la guillotine
consacrée par la justice céleste. »
Mais ce sont les mêmes qui, comme Fouché à Nevers, font inscrire
sur la porte du cimetière : « La mort est un sommeil éternel. »
Ce sont les mêmes qui, athées, rejettent l’idée de l’Être
suprême, en présence duquel a été proclamée la Déclaration des droits de l’homme.
Robespierre s’insurge.
« Tout meurt, dit-il, les héros de l’humanité et les
fripons qui l’oppriment, mais à des conditions différentes. »
Il n’approuve pas cette déchristianisation, qui balaie la
nation.
On a déposé le corps de Descartes au Panthéon. Soit ! C’est
le règne de la raison.
Mais le conventionnel Gilbert Romme a fait adopter un
calendrier révolutionnaire.
L’année, qui commence le 22 septembre – jour anniversaire de
la proclamation de la République –, est divisée en douze mois de trente jours, plus
cinq ou six jours complémentaires, et chaque mois se compose de trois décades
de dix jours.
Et les noms des mois, proposés par Fabre d’Églantine, évoqueront
les saisons : vendémiaire, brumaire, frimaire pour l’automne. Pour l’hiver
nivôse, pluviôse, ventôse. Pour le printemps germinal, floréal, prairial. Pour
l’été messidor, thermidor, fructidor.
Robespierre écrit sur son carnet : « ajournement
indéfini du décret sur le calendrier ».
Il craint que ces déchristianisateurs ne soient des « fripons
stipendiés ».
Leurs mesures extrêmes – le conventionnel Rühl brise la
Sainte Ampoule dans la cathédrale de Reims ; les presbytères sont donnés
aux écoles et aux pauvres ; on change le nom des villes : Saint-Malo
devient Port-Malo ; on ferme les églises, on ne salarie plus les prêtres
constitutionnels – peuvent choquer le peuple.
Marie-Joseph Chénier, auteur dramatique, député à la
Convention, à qui l’on doit Le Chant du départ, aussi souvent entonné
que La Marseillaise, propose de substituer au catholicisme la religion
de la patrie.
Et la Convention approuve, décide que le buste de Marat sera
placé dans la salle des séances, comme celui du plus glorieux des « martyrs
de la liberté ».
Le 10 novembre 1793, est célébrée la fête de la Liberté et
de la Raison à Notre-Dame. Une femme vêtue de tricolore, assise sur l’autel, symbolise
la liberté, et Notre-Dame se nommera désormais le Temple de la Raison.
Robespierre s’inquiète :
« Le fanatisme est un animal féroce et capricieux, dit
Maximilien. Il fuyait devant la raison. Poursuivez-le avec de grands cris, il
retournera sur ses pas. »
Et Maximilien affirme son déisme :
« L’athéisme est aristocratique, lance-t-il. L’idée d’un
grand Être qui veille sur l’innocence et qui punit le crime triomphant est
toute populaire. »
Et d’ailleurs « nous n’avons plus d’autre fanatisme à
craindre que celui des hommes immoraux, soudoyés par les cours étrangères ».
Mais le mouvement de déchristianisation s’amplifie en dépit
de Robespierre.
Chaumette et Cloots, le riche étranger, patriote, député à
la Convention, mais suspect d’être l’un des corrupteurs, animateur de ce « complot
de l’étranger », s’en vont trouver l’évêque constitutionnel de Paris, Gobel,
afin qu’il abjure devant la Convention « tout ce qu’il a professé
hautement durant quarante années ».
« Le bonhomme a mis bas sa crosse, sa mitre, sa chape… Il
a été couvert d’applaudissements par cette assemblée qui l’a affublé du bonnet
rouge. Aussitôt tous les députés prêtres ont couru à l’envi à la tribune, faire
la même abjuration. »
L’abbé Grégoire seul a résisté, refusant et d’abjurer et de
se coiffer du bonnet rouge.
« Le peuple de Paris s’est jeté sur les églises, les a
spoliées, dégradées en peu de jours. »
« J’ai vu passer dans la rue Dauphine les dépouilles de
l’abbaye de Saint-Germain, écrit Ruault, le libraire voltairien, tout à coup
scandalisé et effrayé par ce qu’il voit.
« Cérémonie burlesque : cent gredins marchaient en
procession de carnaval, couverts de chapes, de chasubles, de dalmatiques, d’étoles.
Au milieu de la rue marchaient deux douzaines d’ânes couverts de chapes mortuaires,
portant dans des paniers les chasses, les croix, les calices, les ciboires d’or
et d’argent et tout cela accompagné de gestes ridicules, de jurons, de maudissons,
de propos de halles.
« Nous avons vu ce que jamais on n’avait vu sur terre :
la religion détruite par la populace et par ses prêtres mêmes.
« Cette maladie s’est étendue à dix heures à la ronde
de Paris. Les commîmes, des bourgs, des villages et des villes, se sont
empressées d’apporter à la Convention les dépouilles de leurs églises, on les a
toutes déposées dans l’Hôtel du Domaine national, rue Vivienne et des
Petits-Champs ; il en est encombré.
« On ne doute pas que cette rage de destruction ne
fasse le tour de France et qu’il n’y reste une seule église sur pied si elle
dure quelque temps encore.
« Robespierre lui-même en a été effrayé. Il a fait un
rapport contre cette manie qui ferait de la France un peuple de fous, d’athées,
un peuple ingouvernable… »
« Quelle singulière nation, conclut Ruault. Elle donne
dans toutes les extrémités ! Elle adorait ses rois, elle a tué le dernier.
Elle se courbait avec plaisir sous le joug du catholicisme, elle vient de le
renverser de fond en comble. Elle ne connaît point de mesure mitoyenne… Quelle
sera la fin de tout ceci ? Elle ne peut être que très misérable.
« Adieu mon cher ami, je me bande les yeux pour ne pas
en voir davantage… »
Et l’inquiétude et le désarroi de l’éditeur de Voltaire
Ruault rencontrent ceux de Jacques Roux, ci-devant abbé, figure de proue des
Enragés, qui a souvent goûté de la prison, et plus souvent encore dénoncé les
fripons, les agioteurs, les aristocrates, les riches, ces Girondins et ces
Montagnards qui n’osent regarder la misère en face.
Et Roux, depuis sa prison, s’élève contre les abus de cette « loi
terrible » qui fait de chaque citoyen un « suspect ».
« Je suis tenté de demander si nous habitons des
contrées barbares ou si nous vivons dans ces siècles avilis où l’on déclarait
criminel de lèse-nation un homme qui avait raconté un songe, un autre
pour avoir vendu un verre d’eau chaude ; celui-ci pour s’être
déshabillé devant une statue, celui-là pour être allé à la garde-robe avec une
bague sur laquelle était empreinte la tête d’un Empereur. »
Il va plus loin encore :
« C’est ressusciter le fanatisme que d’imputer à un homme
les crimes de sa naissance. C’est le comble de la cruauté de faire incarcérer
comme suspects de la République ceux qui ont eu le malheur de déplaire à un
commissaire de section, à un espion de police, à un garçon de bureau, à un secrétaire
de la trésorerie, à un huissier de la Convention nationale, à un guichetier, au
président d’une société populaire, et à la catin d’un homme en place.
« Il y a plus d’innocents incarcérés que de coupables… Si
l’on ne met fin à ces emprisonnements qui souillent l’histoire de la Révolution
et dont on ne trouve pas d’exemples dans les annales des peuples les moins
civilisés, la guerre civile ne tardera point à s’enflammer. »
Danton lit le texte de Jacques Roux. Le tribun vit toujours
retiré dans sa propriété d’Arcis-sur-Aube, se livrant aux plaisirs et aux
jouissances de la campagne et de l’amour, achetant des terres, arrondissant son
bien. Mais il craint pour lui et pour la nation la guerre civile.
Ses proches – Chabot, Basire – sont décrétés d’arrestation, dans
l’affaire de corruption de la Compagnie des Indes. Et, tortueusement, le Comité
de salut public confie l’instruction de l’affaire à… Fabre d’Églantine, qui a dénoncé
le complot de l’étranger, mais qui est aussi un ami de Danton.
Un courrier venu de Paris avertit Danton de cette manœuvre
machiavélique. Il incite le tribun à rentrer, à affronter Robespierre qui est
dans l’ombre de cette machination.
« En veut-il à ma vie ? Il n’oserait pas, dit
Danton.
« Vous êtes trop confiant, revenez à Paris, le temps
presse.
« Va dire à Robespierre que je serai assez tôt à Paris,
pour l’écraser lui et les siens. »
Le 19 novembre, Danton est à Paris, après cinq semaines de
séjour à la campagne alors que chaque heure a compté dans la marche et l’orientation
de la Révolution.
Il rencontre Hébert.
Il flaire la situation, s’élève contre les « mascarades »
antireligieuses, manière de faire un pas vers Robespierre, alors même que la
Convention décrète qu’à compter du 24 novembre, les noms des mois seront ceux
du calendrier républicain.
Et que l’on décide que les cendres du héros corrompu, Mirabeau,
seront chassées du Panthéon.
Au club des Jacobins, on procède à une nouvelle épuration. Laverdy,
un ancien contrôleur général des Finances, est guillotiné. Comme le journaliste
girondin Girey-Dupré.
Danton confie à Garat, avocat, qui en 1792 a remplacé Danton
au ministère de la Justice, puis Roland en 1793 au ministère de l’intérieur, qui
a été arrêté comme Girondin mais rapidement libéré, qu’il veut lancer une
grande campagne pour l’Indulgence.
Danton partage le sentiment de Jacques Roux sur la loi des
suspects :
« Je sais que dans les circonstances actuelles on est
forcé de recourir à des mesures violentes, mais on ne saurait trop se mettre
contre la malveillance… Rien n’est plus dangereux que de laisser à l’arbitraire
d’un coquin parvenu, d’un commissaire vindicatif, l’application d’une loi aussi
terrible. »
Danton hausse la voix, il veut imposer l’indulgence.
« Je demande l’économie du sang des hommes », dit-il.
TROISIÈME PARTIE
1er décembre 1793 – 30 mars 1794
11 frimaire -10 germinal an II
« Dirige-t-on
une tempête ? »
« Pourquoi la clémence
serait-elle devenue
un crime dans la République ? »
Camille Desmoulins
30 frimaire an II (20
décembre 1793)
« On veut modérer le
mouvement révolutionnaire.
Eh, dirige-t-on une tempête ?
Eh bien !
La Révolution en est une. On
ne peut,
on ne doit point en arrêter
les élans. »
Collot d’Herbois
membre du Comité de salut
public
3 nivôse an II (23 décembre
1793)
« Le gouvernement
révolutionnaire doit voguer entre deux
écueils, la faiblesse et la
témérité, le modérantisme et l’excès ;
le modérantisme qui est à
la modération
ce que l’impuissance est à
la chasteté et l’excès
qui ressemble à l’énergie
comme l’hydropisie à la santé. »
Maximilien Robespierre
5 nivôse an II (25 décembre
1793)
9.
« Le sang des hommes », en ces premiers jours de
décembre 1793, malgré le vœu de Danton, il ruisselle sur le sol de la France.
En Vendée, les paysans de la grande armée catholique et
royale échouent devant Angers, mais continuent de se battre, en entonnant sur l’air
de La Marseillaise :
Allons les armées catholiques
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous de la République
L’étendard sanglant est levé.
Le paysan vendéen ne craint pas de mourir. Il répond au
soldat bleu qui crie « Rends-moi tes armes » : « Rends-moi
mon Dieu. »
Il récite avec ses prêtres :
Cette mort dont on nous menace
Sera le terme de nos maux
Quand nous verrons Dieu face à face
Sa main bénira nos travaux.
Un représentant en mission constate :
« C’est de leur part un vrai fanatisme, tel qu’au IVe
siècle. On en exécute tous les jours et tous les jours ils meurent en chantant
des cantiques et en faisant leur profession de foi. L’instrument de supplice n’a
que l’effet de jeter une sorte d’odieux sur le pouvoir qui l’emploie. »
Pourchassés par les Bleus recrus de fatigue, les Vendéens se
réfugient dans la ville du Mans. Ils sont quarante mille, bientôt surpris ce 12
décembre par les armées républicaines commandées par Westermann, Marceau, Kléber.
Ils résistent durant quatorze heures sous une pluie glaciale. On s’égorge. On s’éventre.
On se fusille à bout portant dans les ruelles ensanglantées.
« On ne voit partout que des cadavres, des fusils, des
caissons renversés ou démontés, écrit un officier bleu. Parmi les cadavres, beaucoup
de femmes nues que les soldats ont dépouillées et qu’ils ont tuées après les
avoir violées. »
Les survivants se dirigent vers Laval, harcelés, massacrés
au cours de cet « hallali courant ».
Ce qui survit encore, après une dizaine de jours de fuite et
de combats, est massacré à Savenay, près de Saint-Nazaire, fait prisonnier et
fusillé. Les chefs, Stofflet, Charette, La Rochejaquelein sont passés sur la
rive gauche de la Loire.
Et les commissions militaires « bleues »
parcourent le pays.
On fusille en huit « chaînes » mille huit cent
quatre-vingt-seize prisonniers, près d’Angers. Des centaines d’autres sont
exécutés. Ainsi dans la prairie Saint-Gemmes, aux Pont-de-Cé.
La répression est d’autant plus cruelle qu’une guerre d’embuscades
va se poursuivre. Et que les « Vendéens » sont eux aussi impitoyables.
Le Bleu Joseph Bara, âgé de quatorze ans, est égorgé après
avoir été fait prisonnier et avoir refusé de crier « Vive le roi ! ».
Il devient un martyr de la liberté même si les circonstances
de sa mort sont transfigurées par la légende.
Mais à Nantes, sous l’autorité du représentant en mission
Carrier, un comité révolutionnaire d’une cinquantaine d’hommes, la compagnie
Marat, terrorise la ville.
Les « noyades » se multiplient. On coule les
pontons sur lesquels on entasse prêtres réfractaires, prisonniers qu’on appelle
« brigands ». Et on dénombre au moins cinq mille victimes.
Et la rumeur se répand de supplices atroces, de femmes
fondues vives pour en tirer une graisse médicinale, de peau des victimes tannée
comme du cuir, de mariages républicains, consistant à noyer un couple, attachés
nus l’un à l’autre et jetés dans la Loire.
On extermine dans cette guerre impitoyable.
Et le général Marceau lui-même qui a sauvé une jeune femme, Angélique
des Melliers, et lui a fourni une attestation censée la protéger, ne peut empêcher
qu’elle soit guillotinée.
Et la guerre n’est pas terminée.
Carrier rappelé à Paris, la Terreur est appliquée par le
général Turreau de Linières, qui remplace Marceau. Il crée douze « colonnes
infernales » qui font de cette Vendée « un monceau de cendres arrosé
de sang ».
Aux Lucs-sur-Boulogne, les Bleus du général Cordellier
massacrent au moins cinq cents personnes dont plus de cent enfants.
Peut-être cent vingt mille morts sont-ils tombés dans cette
guerre atroce, dont à Paris on ne soupçonne pas la cruauté. D’ailleurs on veut
vaincre à tout prix même en décimant le peuple.
Danton et Camille Desmoulins, sans connaître les détails de
cet « égorgement » d’une population, d’une province, ont l’intuition
qu’il faut en finir avec la Terreur.
À la tribune de la Convention, Danton déclare :
« Il est un terme à tout. Je demande qu’on pose la
barrière… Le peuple veut et il a raison que la Terreur soit à l’ordre du jour
mais il ne veut pas que celui qui n’a pas reçu de la nature une grande force d’énergie,
non, le peuple ne veut pas qu’il tremble… Nous n’avons pas voulu anéantir le
règne de la superstition pour établir le règne de l’athéisme. »
Mais Danton mesure aussitôt la réprobation, la haine que ces
propos, cette « indulgence » qu’il suggère prudemment encore, suscitent.
Au club des Jacobins, le 13 frimaire (3 décembre), ceux qui
vénèrent Marat, invoquent les vertus et les actions de l’Ami du peuple, les
partisans d’Hébert, et ceux, plus dissimulés, des
Enragés, l’attaquent avec violence. Ils se sentent
stigmatisés par Danton, qui vient d’ajouter :
« Tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera
des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire
décidé. »
Et entre les deux groupes il y a les « bons
révolutionnaires », dont Danton se réclame.
Danton imagine ainsi satisfaire Robespierre, sans se rendre
compte que pour l’incorruptible, il y a, outre les ultra-révolutionnaires, et
les contre-révolutionnaires, les « contre-révolutionnaires » ou Modérés
et Indulgents, dans lesquels Maximilien classe Danton et Desmoulins, alors
que lui-même et les membres des Comités sont les « purs »
révolutionnaires. Et bientôt ces « purs » devront « épurer »
tous les autres, les Indulgents confondus avec les ultras !
Mais pour l’heure, Danton répond avec vigueur à ceux des
hébertistes qui l’attaquent, écrasant de sa forte voix les murmures et les
huées :
« Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la
figure d’un homme libre ? crie-t-il. Ne suis-je plus ce même homme qui s’est
trouvé à vos côtés dans les moments de crise ? »
On tente de l’interrompre.
On l’accuse de corruption, d’amitié avec ces conventionnels
compromis dans les « affaires », où ils côtoient des « aristocrates »
suspects, comme le baron de Batz.
Celui-ci, le jour de l’exécution de Louis XVI, a tenté de
soulever la foule tout au long du trajet du condamné vers la place de la
Révolution.
Il y a aussi dans l’entourage de Danton ces étrangers de
plus en plus suspects, Anacharsis Cloots ou le Belge Proly.
Et que dire de Fabre d’Églantine, si proche de Danton, et
qui serait un « tripoteur » mêlé lui aussi à ces trafics ? À ce
que Fabre, imprudemment, a appelé une « conspiration de l’étranger ».
On a l’impression que Danton est englué dans ce marécage et
que lorsqu’il réclame l’indulgence, qu’il demande qu’on « économise le
sang », qu’on « pose la barrière », c’est pour lui et ses amis
qu’il souhaite la clémence.
Alors il élève encore la voix :
« Vous serez étonné quand je vous ferai connaître ma
vie privée. »
Il n’a pas de fortune colossale, clame-t-il.
« Je défie les malveillants de fournir contre moi la
preuve d’aucun crime ! Tous leurs efforts ne pourront m’ébranler ! Je
veux rester debout avec le peuple ! Vous me jugerez en sa présence !
« Je ne déchirerai pas plus la page de mon histoire que
vous ne déchirerez les pages de la vôtre, qui doivent immortaliser les fastes
de la liberté ! »
Il s’époumone mais il sent qu’il ne convainc pas. Les
hébertistes continuent de le huer et de ricaner.
Les citoyens entassés dans les tribunes ne l’applaudissent
pas. Danton s’irrite, parle si vite que les secrétaires qui prennent en note
son discours ne peuvent le suivre.
Et tout à coup, Robespierre se lève.
Maximilien, la chevelure poudrée soigneusement peignée, tirée
en arrière, porte une veste brune à revers blancs rayés de rouge, le cou serré
par le nœud bouffant d’une cravate de dentelle blanche.
Maximilien Robespierre commence à parler d’une voix détachée,
où pointent l’ironie, la condescendance, et même le fiel :
« Je me trompe peut-être sur Danton, mais vu dans sa
famille, il ne mérite que des éloges… »
Puis il dresse la liste des erreurs de Danton à propos de
Dumouriez, de Brissot, des « affaires ».
L’acte d’accusation est ainsi tapi derrière l’apparente
solidarité.
Car tout cela, ajoute Maximilien, ne fait pas de Danton un
traître. Il a servi avec zèle la patrie.
Puis l’incorruptible se tourne vers Danton :
« Danton, ne sais-tu pas que plus un homme a de courage
et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s’attachent à sa perte ?
Danton veut qu’on le juge ? Il a raison ! Qu’on me juge aussi. Qu’ils
se présentent, ces hommes qui sont plus patriotes que nous ! Que ceux qui
ont quelque reproche à lui faire demandent la parole ! »
Personne ne bouge.
« Je demande à ces bons patriotes de ne plus souffrir
qu’on dénigre Danton », conclut Robespierre.
Et le sang des hommes continue à couler.
Dans les rues et sur les places de Commune-Affranchie – la
ci-devant Lyon –, de Bec-d’Ambès, la ci-devant Bordeaux.
Et l’« indulgence » prônée par Danton ne rencontre
aucun écho chez Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, et autres membres du
Comité de salut public, ou du Comité de sûreté générale chargé de la police
générale de l’intérieur.
Le gouvernement révolutionnaire, dit Saint-Just, « n’est
autre chose que la justice favorable au peuple et terrible à ses ennemis !
« Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays ne peut y
être propriétaire. Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à
l’affranchir. »
Selon Couthon, « l’indulgence serait atroce et la
clémence parricide ». Il faut une « police sévère, ajoute Saint-Just.
Ce qui constitue la République c’est la destruction totale de ce qui lui est
opposé. »
Et Robespierre se place uniquement du point de vue de l’utilité
lorsqu’il dit :
« La punition de cent coupables obscurs et subalternes
est moins utile à la liberté que le supplice d’un chef de conspiration. »
On pousse vers le couperet la comtesse du Barry, la dernière
maîtresse de Louis XV.
Elle a servi d’agent de liaison, de 1791 au printemps 1793, entre
les royalistes et les Anglais.
Elle vit depuis retirée dans son château de Louveciennes. On
l’arrête, mais devant la protestation de tous les habitants du bourg, on la relâche.
Appréhendée de nouveau début décembre, elle est exécutée le
8 décembre 1793.
Chaque citoyen sait qu’il peut devenir suspect, et qu’il est
placé sous la surveillance des agents du Comité de sûreté dont les membres, tels
Amar – un avocat devenu député à la Convention et montagnard – ou Vadier – lui
aussi conventionnel et montagnard –, sont déterminés, impitoyables, prêts à
faire arrêter un conventionnel accusé par une simple lettre anonyme.
Ils sont à l’affût. Ils interceptent les correspondances.
Le libraire Ruault ne communique plus avec son frère qu’en
confiant ses lettres à des voyageurs.
« Je ne vous écrirai plus désormais que par des
occasions aussi sûres que celles-ci, explique-t-il. Je renonce à la poste. J’apprends
qu’il est dangereux d’y confier certaines lettres, qu’il y a des décacheteurs
aux ordres du Comité de sûreté générale : ou bien il faudrait conformer
son langage à la fureur dominante et se donner le mot d’entente, prendre le
blâme pour la louange et la louange pour le blâme… »
Ce climat de soupçon et de terreur conduit certains aux
comportements les plus lâches, aux trahisons.
Osselin, un député montagnard proche de Danton, est devenu l’amant
d’une émigrée rentrée en France, la jeune marquise de Charry. Elle est arrêtée
mais il réussit à la faire libérer, à la cacher d’abord chez Danton puis chez
son frère, curé défroqué et marié.
Mais quand la Terreur est mise à l’ordre du jour, que la loi
des suspects étend sa toile sur toute la nation, Osselin prend peur, dénonce sa
maîtresse cependant que son frère la livre et le dénonce.
Osselin, le 5 décembre 1793, est condamné à la déportation.
Sa maîtresse afin d’éviter l’échafaud prétend qu’elle est
enceinte. Après quelques semaines, son mensonge est découvert.
Elle est guillotinée le 31 mars 1794.
On vit ainsi dans la tension, l’exaltation, l’angoisse, la
peur, l’esprit de sacrifice aussi.
Des femmes disent devant le couperet : « Je veux
mourir romaine » ou « Je suis chrétienne ».
Persuadés d’agir pour le salut de la nation, les soldats de
l’« armée révolutionnaire » tuent sans remords. Un détachement
commandé par le général Ronsin se rend à Lyon où Collot d’Herbois et Fouché
sévissent.
On mitraille. On fusille place des Brotteaux. On détruit le
château de Pierre-Scisse et les maisons des riches.
« Je n’ai point de pitié pour les conspirateurs, dit
Collot d’Herbois le 21 décembre aux Jacobins. Nous en avons fait foudroyer deux
cents d’un coup et on nous en fait un crime. Ne sait-on pas que c’est encore
une marque de sensibilité ? Lorsqu’on guillotine vingt coupables le
dernier exécuté meurt vingt fois, tandis que les deux cents conspirateurs
périssent ensemble. »
Dans Commune-Affranchie, ci-devant Lyon, on dénombre mille
six cent soixante-sept exécutions, trois cent quatre-vingt-douze à Arras, cent
quarante-neuf à Cambrai, d’ordre de Joseph Le Bon, député à la Convention, ancien
curé, marié. Et âgé de vingt-huit ans.
Dans les départements voisins de l’Oise et de l’Aisne, le
conventionnel en mission André Dumont emprisonne par centaines les suspects, mais
se contente d’organiser des fêtes révolutionnaires, obligeant les dames, les
bourgeoises, les couturières, à danser, à former la « chaîne de l’égalité ».
Mais ces mascarades ne sont pas mortelles, même si la mort
hante chaque citoyen. Chacun sait qu’elle peut à tout moment frapper.
Et quand le couperet du soupçon a commencé à tomber, rien ne
peut l’arrêter.
Aucune fonction, aucune action passée, fût-elle héroïque, fût-elle
à l’origine de cette Révolution au nom de laquelle on tue, ne peut protéger.
Quand le roi, ci-devant de droit divin, quand la reine, quand
Barnave qui en 1788 se dressait pour la liberté, quand Barbaroux, qui s’élançait
avec les fédérés marseillais à l’assaut des Tuileries le 10 août 1792, quand
Brissot, ont placé leur « tête à la fenêtre » et qu’elle a roulé dans
le sac, qui peut prétendre qu’il est sûr de ne pas basculer sur la planche, comme
eux ?
Robespierre lui même s’écrie :
« À moi aussi on a voulu inspirer des terreurs, mais
que m’importent les dangers ? Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt
de crainte et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie. »
Cette politique terroriste, ce gouvernement qui se veut
révolutionnaire jusqu’à la paix, semblent porter leurs fruits.
La grande armée catholique et royale n’est plus en Vendée qu’un
souvenir ensanglanté qui a laissé la place aux actions efficaces mais
dispersées des chouans.
Elles ne mettent plus la République en péril.
Et le but du gouvernement révolutionnaire est précisément de
fonder la République en sachant, comme dit Couthon, qu’une « révolution
comme la nôtre n’est qu’une succession rapide de conspirations, parce qu’elle
est la guerre de la tyrannie contre la liberté ».
Et pas un seul citoyen ne doit dans cette guerre échapper à
la surveillance, à la discipline.
Les représentants en mission vont avec des pouvoirs décuplés
dans les départements et aux armées.
« Généraux, martèlent-ils, le temps de la désobéissance
est passé. »
Et les officiers, quel que soit leur grade, leur sont soumis.
Les représentants décident des promotions.
Ils font confiance aux jeunes officiers.
Hoche libère l’Alsace, entre à Wissembourg, cependant que
Desaix chasse les Autrichiens de Lauterbourg. Et les troupes de Hoche se
lancent à l’assaut au cri de « Landau ou la mort ».
À l’armée d’Italie qui assiège Toulon toujours aux mains des
royalistes, des Anglais et des Espagnols, les représentants en mission Saliceti,
Gasparin, Barras, Fréron et le propre frère de Robespierre, Augustin, ont
imposé le remplacement du général Carteaux, fier seulement d’avoir le 10 août
1792 entraîné ses camarades gendarmes à rejoindre le peuple dans l’assaut des
Tuileries.
Aujourd’hui, cela ne suffit plus.
Ils nomment le général Dugommier puis, à la tête de l’artillerie,
ce jeune capitaine Napoléon Bonaparte qui est d’esprit jacobin, mais qui
surtout se dit capable de conquérir le fort de l’Éguillette qui commande les
deux rades de Toulon.
Ils observent ce Corse maigre au teint bistre, ardent, qui
répète que c’est « l’artillerie qui prend les places et que l’infanterie y
prête son aide ». Et qui fait élever des batteries qu’il nomme Convention,
Sans-culotte. Et les forts tenus par les Anglais tombent.
Bonaparte prend part avec les fantassins aux assauts, en
criant « Victoire à la baïonnette ! ». Puis, la ville tombée, il
laisse les représentants Barras et Fréron organiser le pillage, les
destructions, les exécutions par centaines. Cependant que les forçats qui ont
brisé leurs chaînes se répandent dans la ville, la ci-devant Toulon, devenue
Port-la-Montagne.
Le 22 décembre 1793, le représentant en mission Saliceti
annonce à Napoléon Bonaparte qu’il est élevé au grade de général de brigade,
« à cause du zèle et de l’intelligence dont il a donné les preuves en
contribuant à la reddition de la ville rebelle ».
N’est-ce pas le moment, puisque la République a réussi à
repousser les ennemis, à les vaincre, qu’elle a reconquis les villes rebelles, les
ci-devant Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulon, devenues Bec-d’Ambès, Commune-Affranchie,
Ville-sans-Nom, Port-la-Montagne, et toutes livrées aux « épurateurs »,
de pratiquer la politique de l’indulgence, de la clémence ?
C’est ce qu’écrit Camille Desmoulins dans le nouveau journal
qu’il lance et qu’il intitule Le Vieux Cordelier.
N’est-il pas, lui, l’un des plus anciens patriotes ? N’a-t-il
pas tant de fois pris la parole, agrippé aux grilles des jardins du
Palais-Royal, appelé à l’insurrection dès 1789 ?
N’est-il pas temps, répète-t-il au cours de ce mois de
décembre 1793, de mettre en œuvre la Liberté, au lieu d’en renvoyer l’usage à
plus tard, et de continuer à suspecter, à réprimer, à tuer ?
Il ose écrire :
« Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que
vous appelez suspects, car dans la Déclaration des droits il n’y a point de
maisons de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de
prison mais l’accusateur public… Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la
guillotine ! Mais y eut-il jamais plus grande folie ? »
Il faut du courage, de la témérité même, pour affronter la
meute des hébertistes, enragés car la Convention a décrété d’arrestation deux d’entre
eux, le général Ronsin et Vincent, du ministère de la Guerre. Et depuis, les « ultra-révolutionnaires »
réclament leur libération, s’en prennent à ce Desmoulins qui n’est que la plume
de Danton.
« Ce n’est qu’un bourriquet à longues oreilles, il
paraît, foutu ! qu’il veut gagner son avoine… C’est un misérable
intrigateur, un fripon, un faux patriote… Il y a gros que Milord Pitt est
encore derrière la toile. Patience, avec le temps tous les brouillards de la
Tamise se dissiperont et nous verrons à nu tous les personnages, foutre ! »
Mais Desmoulins s’obstine.
« Que les imbéciles et les fripons m’appellent modéré s’ils
le veulent. Je ne rougis point de n’être pas plus enragé que Brutus qui conseillait
à Cicéron d’en finir avec les guerres civiles… »
Desmoulins propose de créer un Comité de clémence.
Il en appelle à Robespierre, dont le choix, entre
ultra-révolutionnaires et Indulgents, va être décisif.
Desmoulins supplie, espère. Des hébertistes n’ont-ils pas
été arrêtés ?
« Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de
collège, écrit-il dans Le Vieux Cordelier, souviens-toi de ces leçons de
l’histoire et de la philosophie : que l’amour est plus fort, plus durable
que la crainte…
« Et pourquoi la clémence serait-elle devenue un crime
dans la République ? »
Maximilien Robespierre observe, juge avec la condescendance
d’un maître impartial, qu’on sent prêt à tout instant à réviser son jugement.
« Il faut considérer avec Camille Desmoulins ses vertus
et ses faiblesses. Quelquefois faible et confiant, souvent courageux et
toujours républicain… J’engage Camille Desmoulins à poursuivre sa carrière mais
à n’être plus aussi versatile… »
Et Robespierre lit les rapports des observateurs de police
du Comité de sûreté générale qui indiquent que, parmi les sans-culottes
parisiens « l’on n’est pas du tout content de Robespierre, sur la faveur
qu’il accorde à Camille Desmoulins. On demande où est son impartialité dont il
a toujours fait profession… »
Maximilien est inquiet. Il ne veut pas que le pouvoir qu’il
exerce au sein du Comité de salut public, que la magistrature morale qui est la
sienne, sa « vertu », soient mis en cause.
Et il doit tenir compte de l’influence de ces « ultras ».
Le 21 décembre, 1er nivôse, Collot d’Herbois
rentre de Lyon où avec Fouché il a organisé la Terreur.
Collot offre à la Commune de Paris la tête de Chalier, le
maire jacobin décapité par les Girondins et les royalistes au temps où la ville
était la ci-devant Lyon, et non encore Commune-Affranchie. On porte comme une
relique la tête de Chalier jusqu’à la Convention.
Comme Marat, comme Joseph Bara, comme Viala, comme Le
Peletier de Saint-Fargeau, Chalier est un martyr de la Liberté.
Imagine-t-on, interroge Collot d’Herbois, le désespoir des
patriotes lyonnais, de purs sans-culottes, quand on leur annonce la création d’un
Comité de clémence, puis l’arrestation du général Ronsin, de Vincent ?
L’un de ces patriotes a choisi de mettre fin à ses jours !
« On veut modérer le mouvement révolutionnaire, s’écrie
Collot d’Herbois. Eh, dirige-t-on une tempête ? Eh bien ! La
Révolution en est une. On ne peut, on ne doit point en arrêter les élans. »
Robespierre doit réagir. Il monte à la tribune des Jacobins
le 25 décembre 1793 (5 nivôse an II).
« Le gouvernement révolutionnaire, dit-il, doit voguer
entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l’excès ;
le modérantisme qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté
et l’excès qui ressemble à l’énergie comme l’hydropisie à la santé. »
Et il frappe, sur l’un et l’autre « écueils » :
« les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourrait
le penser ».
Il dénonce ces « barons démocrates frères des marquis
de Coblence ».
« Le fanatique couvert de scapulaires et le fanatique
qui prêche l’athéisme ont beaucoup de rapports. »
Voilà pour les ultra-révolutionnaires.
Et voici pour les Indulgents, ces « citra-révolutionnaires ».
« S’il fallait choisir entre un excès de ferveur
patriotique ou le marasme du modérantisme, il n’y aurait pas à balancer… Gardons-nous
de tuer le patriotisme en voulant le guérir. »
Et la menace vient :
« Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons
citoyens la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la
mort. »
Les ultras, ou les Indulgents ?
10.
Mais qu’est-ce qu’un « ennemi du peuple » dans ce
Paris de l’hiver 1794, ces mois de nivôse, pluviôse de l’an II de la République,
quand les citoyens les plus pauvres – la majeure partie de la population – sont
tenaillés par la faim ?
Le pain est cher, rare. Mais ce sont toutes les « subsistances »
qui manquent. Et les lois sur le maximum des prix des denrées sont inefficaces.
Les violences se multiplient. Flambées de colère sur fond de
désespoir.
On pille les boulangeries. Des femmes crient. On proteste
contre l’inégalité, car les boutiques de luxe sont bien fournies.
Un informateur de police au service du Comité de sûreté
générale écrit :
« Partout on ne fait que parler de la misère qui nous
menace ; la guillotine n’est point à craindre à présent : pour mourir
de faim autant vaut la guillotine ! »
Les assemblées populaires sont tumultueuses.
Les « ultra-révolutionnaires » dominent le club
des Cordeliers.
On y acclame Momoro, un « vrai » patriote. Libraire-éditeur,
il s’est engagé l’un des premiers dans la lutte contre le « despotisme ».
Il est devenu « le premier imprimeur de la liberté ». Et il réalise, à
bon prix, les travaux d’impression de la Commune de Paris.
Il a été de toutes les journées révolutionnaires et c’est
lui qui, dès 1791, a inventé la devise de la République : « Liberté, Egalité,
Fraternité ».
Il a obtenu de Pache, le maire de Paris, qu’elle soit
inscrite sur les façades de tous les édifices publics.
On l’écoute lorsqu’il invoque l’égalité, et clame qu’il faut
appliquer la « main chaude » sur la nuque de tous les riches.
Il a à ses côtés Hébert et ces Cordeliers qui ont pris la
succession des Enragés.
Le Comité de sûreté générale a sévi contre ces derniers.
Jacques Roux, leur meneur, est emprisonné et, désespéré, a
déjà tenté de se suicider.
« Je méprise la vie, a-t-il dit. Un sort heureux est
réservé aux amis de la liberté dans la vie future. »
Et l’informateur de police signale qu’on entend parfois
rappeler la phrase lancée par Manon Roland :
« Il est venu le temps prédit où le peuple demandant du
pain, on lui donne des cadavres. »
Alors les Cordeliers sont écoutés quand ils réclament la
mise en liberté du général Ronsin, de Vincent, toujours emprisonnés, parce qu’ils
seraient des « ultras », des « patriotes exagérés », hostiles
à la politique du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale.
Un « ennemi du peuple », n’est-ce pas celui qui
conteste la politique du gouvernement révolutionnaire ?
Maximilien Robespierre qui l’anime se sent visé quand Hébert
attaque « ceux qui, avides de pouvoirs qu’ils accumulent, mais toujours
insatiables, ont inventé et répètent pompeusement dans le grand discours le mot
“ultra-révolutionnaire” pour détruire les amis du peuple qui surveillent leurs
complots ».
Maximilien est encore plus blessé par les propos de Momoro
qui dénonce :
« Tous ces hommes usés en république, ces jambes
cassées en révolution qui nous traitent d’exagérés parce que nous sommes
patriotes et qu’ils ne veulent plus l’être. »
Lui, Maximilien, une « jambe cassée en révolution » ?
Il est abattu, épuisé, avec au cœur un sentiment d’amertume,
d’impuissance et de désespoir.
Il écrit ces vers :
Le seul tourment du juste à son heure
dernière
Et le seul dont alors je serai déchiré
C’est de voir en mourant la pâle et sombre
vie
Distiller sur mon front l’opprobre et l’infamie
De mourir pour le peuple et d’en être abhorré.
Mais au-delà de sa personne, atteinte, rongée par la fatigue,
c’est le sort de la Révolution qui lui semble remis en question par ces
Cordeliers, ces « ultras », ces Exagérés qu’Hébert entraîne, excite, lorsqu’il
écrit dans Le Père Duchesne :
« Millions de foutre, mon sang bouillonne de voir le
peuple ballotté par les fripons et les traîtres ! Ça finira, foutre !
« Le sans-culotte a ébranlé tous les trônes des
despotes et les marchands nous feraient la loi… ?
« Que l’on commence donc par balayer toutes les
autorités constituées, qu’on fasse sortir le restant des immondices de l’ancien
régime.
« Pour tuer d’un seul coup l’aristocratie fermière et
marchande, que l’on divise toutes les grandes terres en petites métairies…
« Voilà, foutre, le seul moyen de rogner les ongles des
gros fermiers et de réprimer leur aristocratie…
« Tremblez, sangsues du peuple, sa hache est levée pour
vous frapper ! Il suffit de sa volonté pour vous réduire en poudre. Le
jour de la vengeance est arrivé, elle sera terrible, foutre ! »
Il faut agir contre ces « ultras » dont les
informateurs assurent qu’ils préparent une « sainte insurrection », qu’ils
veulent « épurer » la Convention, qu’ils jugent que les pouvoirs sont
infestés par les « nouveaux Girondins, brissotins qui se sont installés
sur la Montagne, mais qui ne sont que des Indulgents ».
Robespierre hésite.
Et les patriotes se divisent.
Les plus modérés soutiennent Danton et Camille Desmoulins, lisent
Le Vieux Cordelier, le journal de Desmoulins.
Ils ont été bouleversés par l’exécution des députés
girondins, par ce sang répandu.
Ils sont effrayés par les propos des Cordeliers, des
sans-culottes qui disent que « tant qu’on ne guillotinera pas quelqu’un, cela
ne finira pas ».
Et Hébert et les Cordeliers s’indignent de l’attitude de
Robespierre à l’égard des Indulgents, et en particulier de Camille Desmoulins, son
condisciple du collège Louis-le-Grand, son ami dont il fut le témoin à son
mariage avec Lucile. Et Maximilien, dit-on, pensa à épouser la sœur de Lucile.
« Apprends, Camille, lui a-t-il dit, que si tu n’étais
pas Camille on ne pourrait avoir autant d’indulgence pour toi. »
Et à la tribune des Jacobins, Robespierre, brandissant les
numéros du Vieux Cordelier, a ajouté que l’on ne pouvait avoir que « du
mépris pour les blasphèmes que contiennent ces numéros ».
Mais, protecteur et hautain, il a poursuivi : « Desmoulins
n’est qu’un enfant étourdi, dont il faut exiger qu’il prouve son repentir de
toutes ces étourderies en quittant ces compagnies qui l’ont perdu. »
Qui vise Robespierre ? Danton ? Fabre d’Églantine
ce corrompu, ce fripon, qu’on ne voit jamais « que la lorgnette à la main
et qui sait si bien exposer les intrigues au théâtre » ?
Fabre est arrêté, impliqué dans les affaires ténébreuses de
la Compagnie des Indes.
Et Billaud-Varenne a lancé, le bras tendu vers Danton et
Desmoulins : « Malheur à celui qui a siégé aux côtés de Fabre d’Églantine. »
Desmoulins doit donc, ajoute Robespierre, après l’arrestation
de Fabre, reconnaître ses erreurs.
« Il faut brûler les numéros du Vieux Cordelier
au milieu de la salle », conclut-il.
Camille Desmoulins ne baisse pas la tête, défie du regard
Maximilien et lance :
« Brûler n’est pas répondre. »
Ces mots ont souffleté Maximilien.
L’Incorruptible s’agrippe à la tribune comme si on venait de
le frapper, de le faire chanceler. Et sa réponse est impitoyable, menaçante :
« Puisque Desmoulins le veut, qu’il soit couvert d’ignominie !
L’homme qui tient si fortement à des écrits si perfides est peut-être plus qu’égaré. »
Mais cette « répudiation » de Desmoulins par
Robespierre ne suffit pas aux Cordeliers.
Le fanatisme politique se nourrit aussi des haines et des
passions personnelles, de l’atmosphère des réunions du club des Jacobins ou du
club des Cordeliers. De l’exaltation nerveuse qui depuis 1789, près de cinq
années maintenant, tend chacun des acteurs comme une corde prête à se rompre.
« N’oubliez jamais, Cordeliers, s’écrie Hébert, que c’est
pendant le calme que la foudre se prépare. On nous a peint Camille Desmoulins
comme un enfant… Citoyens, défiez-vous des endormeurs et soyez toujours
l’avant-garde courageuse, la sentinelle fidèle de la Révolution. On vous dit
que les brissotins sont anéantis et il reste encore soixante et un coupables à
punir… Que l’armée révolutionnaire marche, la guillotine en avant, et je vous réponds
de l’abondance. »
Il suffirait donc de continuer à faire rouler de plus en
plus de têtes dans le sac pour que cesse la disette, que les fournées de pain s’entassent
dans les boulangeries.
Et ceux qui ne partagent pas ce point de vue sont des « endormeurs »
et une fois encore Maximilien Robespierre est ulcéré qu’on le nomme ainsi, qu’on
l’accuse d’être un « ambitieux ».
Il se cabre devant ce qu’il ressent comme une injustice, d’abord
contre lui-même mais aussi contre la politique des Comités et celle de la Convention.
Comment oublier les victoires aux frontières, en Vendée, la
réduction des villes rebelles, les décrets votés par les conventionnels, instituant
l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit, s’opposant au « vandalisme »
– le mot est inventé par l’abbé Grégoire – qui, au nom de la lutte contre le
fanatisme, détruit les archives, les statues, dégrade les monuments, saccage
ainsi le patrimoine de la nation ?
Comment oublier que la Convention vient de décréter l’abolition
de l’esclavage dans les colonies françaises, sans indemnisation des propriétaires ?
Il faut défendre contre les ultras, contre les Indulgents, la
politique des Comités de la Convention, la seule possible.
Robespierre monte à la tribune de la Convention, le 5
février 1794 (17 pluviôse an II).
Sa voix est celle d’un prédicateur qui évoque la « justice
éternelle » gravée dans le cœur de tous les hommes.
« Nous voulons, dit-il, substituer dans notre pays la
morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les
devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le
mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme
à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la
bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat,
le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la
noblesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple
aimable, frivole et méprisable. »
Il a du mal à reprendre son souffle, les yeux fixes, levés
comme s’il attendait un jugement, un signe de cet Être suprême auquel il croit.
Puis, comme s’il découvrait qu’il était suspendu, trop haut
au-dessus de cet abîme de silence dans lequel son prêche a plongé la Convention,
il dit d’une voix tranchante, toisant les députés :
« Le ressort du gouvernement révolutionnaire est à la
fois la Vertu et la Terreur : la Vertu sans laquelle la Terreur est
funeste. La Terreur sans laquelle la Vertu est impuissante. »
La guillotine comme machine à rendre les hommes vertueux.
Dix jours plus tard, le 26 février 1794 (8 ventôse an II), Saint-Just
relaie Robespierre.
Celui-ci, depuis son discours, s’est enfermé chez les Duplay,
malade, épuisé, incapable de faire plus que quelques pas, muet.
Et c’est l’« archange » Saint-Just qui demande à
la Convention la mise sous séquestre des biens des suspects, qui seront
distribués aux indigents.
Ces « décrets de ventôse », que vote la Convention,
sont une manœuvre pour tenter de réduire l’influence auprès des sans-culottes
de tous les Cordeliers, d’Hébert, de Momoro, qui ne désarment pas.
Le général Ronsin et Vincent ont été libérés, mais cela n’a
fait qu’attiser leur colère.
On vient d’apprendre que Jacques Roux, l’Enragé, a une
deuxième fois attenté à ses jours et qu’il a succombé, qu’il est mort en prison !
Et cela révolte un peu plus les Cordeliers, contre les
Indulgents.
Danton et Desmoulins, accusent-ils, réclament des mesures d’indulgence
pour les aristocrates, les Girondins, et Jacques Roux meurt !
Danton a agrandi ses propriétés d’Arcis-sur-Aube, il est
devenu un homme riche qui veut jouir de sa jeune femme. « Je la baise tous
les jours », dit-il à qui veut l’entendre, et pendant ce temps-là, on
crève de faim faubourg Saint-Antoine et Robespierre, après avoir dit qu’il
préférait « le bonheur à la volupté », se terre.
Malade ? Lâche ou empoisonné ?
Ce sont les rumeurs que l’on se murmure à l’oreille, disent
les observateurs de police.
Alors, Saint-Just peut bien proposer en partage les biens
des suspects, ordonner qu’on dresse dans chaque commune un état des patriotes
indigents, qui peut imaginer que cela va changer le sort des affamés, des miséreux ?
Et il ne suffit pas de proclamer :
« Que l’Europe apprenne que nous ne voilions plus un
malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ! Que cet exemple
fructifie sur la terre, qu’il y propose l’amour des vertus et le bonheur !
Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
Assez de mots !
Au club des Cordeliers, Momoro, Hébert, Vincent, Ronsin
appellent à nouveau à l’insurrection contre le Comité de salut public. « L’insurrection
est une Sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats. »
Carrier, qui arrive de Nantes où il a « noyé » la
contre-révolution, incite à se rendre auprès de la Commune, pour qu’elle se
rallie à l’insurrection des Cordeliers.
Et ceux-ci décident de couvrir d’un voile noir la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, parce qu’elle n’est pas
appliquée, et qu’elle est à leur encontre en permanence violée.
Faut-il sévir contre les Cordeliers ? Ou bien tenter
une mesure de conciliation ?
Collot d’Herbois propose une « union indissoluble »
entre le club des Jacobins et le club des Cordeliers.
Et on dévoile la Déclaration des droits.
Mais cette « entente » ne dure que quelques heures.
Robespierre reparaît, plus pâle encore, mais le visage et la
voix acérés. C’est une lame.
Et Saint-Just intervient, dénonçant les « factions de l’étranger
et la conjuration ourdie par elles dans la République française pour détruire
le gouvernement républicain par la corruption et affamer Paris ».
Il critique les « sociétés populaires » autrefois « temple
de l’égalité ». Mais depuis « il y a dans ces sociétés trop de
fonctionnaires, trop de citoyens, le peuple y est nul ».
Pourquoi dès lors les réunions, suivre leurs débats ? Il
faut simplement soutenir les Comités, le gouvernement révolutionnaire.
« Les factions sont un crime. Il ne faut point de parti
dans un État libre… Il y a dans Paris un parti, des placards royalistes, l’insolence
des étrangers et des nobles. »
Saint-Just s’interrompt, se tourne vers Robespierre, comme s’il
quêtait une approbation.
L’un et l’autre ont la même pâleur, Saint-Just moins apprêté,
juvénile, Robespierre guindé, comme si son apparence et son corps étaient aussi
« incorruptibles ».
« Tous les complots sont unis, reprend Saint-Just, ce
sont les vagues qui semblent se fuir, se mêlent cependant. La faction des
Indulgents qui veulent sauver les criminels et la faction de l’étranger qui se
montre hurlante, qui tourne la sévérité contre les défenseurs du peuple.
« Mais toutes ces factions se retrouvent la nuit pour
concerter leurs attentats ou se combattre, pour que l’opinion se partage entre
elles, ensuite, pour étouffer la liberté entre deux crimes. Ultras et
Indulgents sont les deux faces d’un unique complot. »
Dans la nuit du 13 mars 1794 (23 ventôse an II), Hébert, Vincent,
Momoro, Ronsin et d’autres Cordeliers sont arrêtés. Ni la Commune, avec
Chaumette, ni la garde nationale commandée par Hanriot ne protestent.
Elles refusent d’entrer en insurrection contre les Comités
de salut public et de sûreté générale.
Et le peuple des sans-culottes, épuisé, affamé, sceptique et
stupéfait, préoccupé de trouver chaque jour des « subsistances », n’a
plus la force de se lever.
Il se défie aussi de ces « bavards » qui font
souvent bombance alors qu’il crève de faim.
Ces luttes entre les factions parisiennes fascinent les
cours d’Europe. On veut y voir l’annonce de la fin de la poussée
révolutionnaire.
On commente avec passion le livre que vient de publier le
publiciste genevois Mallet du Pan.
Il a vécu à Paris, entre 1782 et 1792, et collaboré
régulièrement au Mercure de France. Monarchiste « constitutionnel »,
il a conseillé Louis XVI et s’est réfugié à Berne, avant la prise des Tuileries,
le 10 août, mais il continue d’observer les événements qui secouent la France
et bouleversent toute l’Europe.
Son livre, Considérations sur la nature de la Révolution
de France, affirme que sur les ruines de l’Ancien Régime, le pouvoir est à
prendre à Paris.
Aucune des factions en présence, celles des sans-culottes, qu’ils
soient indulgents ou ultra-révolutionnaires, celles des royalistes, appuyées ou
non par les émigrés et le clergé, ne peuvent réussir à s’emparer du pouvoir.
Elles s’entredévoreront.
Le pouvoir tombera donc nécessairement entre les mains d’un
général, qui brandira le glaive victorieux et rétablira l’ordre auquel aspirent
les citoyens de ce pays, après plus de cinq années de troubles incessants.
En France, au printemps 1794, rares sont ceux qui ont le
loisir de lire le livre de Mallet du Pan et de réfléchir à sa prophétie.
11.
Survivre, jour après jour, et non penser à l’avenir lointain,
voilà ce qui obsède et angoisse le citoyen, en l’an II de la République.
On a faim.
Devant quelle boulangerie, quelle boucherie faudrait-il s’attrouper,
attendre plusieurs heures, pour espérer acheter une boule de pain, une livre de
bœuf ?
Dans les queues, on ne tourne même pas la tête pour voir
passer les charrettes qui conduisent les inculpés vers le Tribunal
révolutionnaire, installé au Palais de justice dans l’ancienne grand-chambre du
Parlement qu’on appelle « salle de la Liberté ».
Quelles prochaines têtes l’accusateur public
Fouquier-Tinville destinera-t-il au « rasoir national » ?
Parfois, on s’aventure dans la salle du Tribunal.
On se tient coi. Les citoyens qui assistent aux audiences
sont surveillés par des gardes nationaux, des argousins, et si l’on manifeste
on est vite saisi et livré séance tenante à Herman ou à Dumas, les présidents
robespierristes du Tribunal.
Mais c’est Fouquier-Tinville qu’on craint.
Il fascine, avec ses sourcils fournis qui cachent presque de
petits yeux brillants. Il est pâle, vêtu de noir, mais il a l’air goguenard, il
plaisante, et cela effraie plus encore. Il est avide d’interroger, de requérir
contre un accusé. Il s’attache à ses proies, les surprend par ses bons mots, ses
sarcasmes, et tout à coup devient furieux lorsqu’on « lui fait péter une
affaire dans les mains ».
Il veut pousser les têtes à la fenêtre « afin qu’elles
roulent dans le sac ».
Et les « suspects », c’est-à-dire pour le Tribunal
révolutionnaire les « accusés » et donc les « coupables », ne
manquent pas.
Les Cordeliers arrêtés le 13 mars ont été conduits dans les
prisons surpeuplées, où sont enfermés six mille deux cent quarante-sept détenus.
Mais certains prisonniers vivent cachés.
Danton a placé parmi les gardiens, les concierges, des
hommes qui lui sont dévoués, auxquels il recommande tel ou tel détenu, ainsi ce
Beugnot, un modéré, qu’on vient d’arrêter et qui, placé dans la cellule du
Girondin Clavière, a vu celui-ci se poignarder sous ses yeux.
Danton veut le protéger, en ces lendemains d’arrestation des
Cordeliers, il imagine, il craint que les partisans d’Hébert et de Momoro n’envahissent
les prisons, ne massacrent les « suspects », comme en septembre 1792.
« Si, ce qui est possible, dit Danton au concierge de
la prison, il survenait encore une attaque contre votre prison, faites
descendre Beugnot et enfermez-le dans votre cuisine, puis dès que vous l’aurez
belle, donnez-lui la clef des champs. »
Mais pas un sans-culotte ne se portera au secours d’Hébert
et des autres Cordeliers.
Hébert qu’on admirait, dont, tant qu’il était libre, on
craignait l’influence et les colères, le pouvoir du Père Duchesne, n’est
plus le lendemain de son arrestation qu’un homme sur lequel les journalistes à
gages, au service du Comité de salut public ou du Comité de sûreté générale, déversent
un tombereau d’immondices.
Le journaliste Dusaulchoy qui a toujours servi les puissants
— de La Fayette à Brissot et pour l’heure Robespierre – est le plus
acharné à calomnier, volant même à Hébert son style.
« Hébert est un filou, la mèche de tous les complots, écrit-il,
un démoniaque, un grand fripon, un escogriffe, un chenapan, bientôt le rasoir
national lui fera la barbe d’une bonne manière… car le dessous des cartes est
enfin découvert ; les guinées d’Angleterre, les florins de l’Autriche, procuraient
toutes ces braveries à ces drôles devenus si pimpants, tenant toujours table
ouverte comme de ci-devant fermiers généraux. »
Ce journaliste aux ordres n’est que le porte-parole des
Comités et de Robespierre.
Il invite les citoyens à se « rallier tous à la
Convention nationale ».
« C’est là, foutre, le centre où tout doit aboutir. »
Et pour mieux détruire la popularité d’Hébert, il rapporte
que « le bougre avait dans sa cave une provision de porc salé, avec cela
il riait, il s’en donnait à cœur joie, tandis que nous foutions la faim… ».
Et il n’hésite pas à évoquer l’épouse d’Hébert, une ancienne
religieuse.
« C’est sa Jacqueline qu’il fallait voir, écrit
Dusaulchoy. Imaginez-vous une sacrée nonne défroquée, laide comme le péché
mortel, méchante, acariâtre, insolente, en un mot l’excrément de la nature.
« C’était, foutre, de voir cette pisseuse-là, endimanchée,
comme elle se rengorgeait avec des dentelles aussi belles que celles qu’avait
la défunte veuve Capet.
« Cette mijaurée a été aussi claquemurée de même que
Monsieur son mari, et vantez-vous citoyens, que la bonne dame pourra bien faire
une visite à Sainte Guillotine… »
Un tel article de commande annonce un procès conclu avant d’avoir
été ouvert, comme l’avait été celui des Girondins.
Il durera du 21 mars au 24 mars 1794 (du 1er au 4
germinal an II).
Sur les bancs du Tribunal se pressent, assis côte à côte, vingt
accusés, habilement « amalgamés » : Hébert et les Cordeliers, Momoro,
Vincent, Ronsin côtoient Cloots, l’« orateur du genre humain », des
corrompus, des banquiers étrangers (Proly), des agents au service de Dumouriez,
et même un mouchard qui sera le seul acquitté.
Hébert à l’annonce du verdict de mort s’évanouit.
Et il tremblera tout au long du chemin qui le conduit vers
la guillotine. Debout, Cloots crie, interpelle les citoyens, peu nombreux, qui
regardent passer la charrette :
« Mes amis, je vous prie ! Ne me confondez pas
avec ces coquins », répète-t-il. Et avant que sa « tête ne soit à la
fenêtre » il a le temps de lancer : « Adieu au genre humain. »
Dans les sections sans-culottes, on affirme pour expliquer
le verdict que les Cordeliers alliés des corrompus animaient la « conjuration »,
la « conspiration » de l’étranger, qu’ils étaient complices et
stipendiés de Pitt et de Cobourg.
Leur mort était ainsi un acte de justice et de sauvegarde.
« Si l’enfer est contre nous, dit Couthon, le ciel est
pour nous et le ciel est maître de l’enfer. »
Et Robespierre explique :
« Ce qui constitue la République c’est la destruction
de tout ce qui lui est opposé. On est coupable contre la République parce qu’on
s’apitoie sur les détenus ! On est coupable parce qu’on ne veut pas de la
Vertu ! On est coupable parce qu’on ne veut pas de la Terreur. »
Qui entend ce discours de Robespierre sait bien qu’il menace
Danton et Camille Desmoulins et leur faction, celle des Indulgents.
Et après l’exécution des Girondins, puis des Cordeliers, de
ces personnalités aussi engagées dans la Révolution qu’étaient Brissot ou
Barbaroux, Hébert ou Momoro, on pressent que la mort, inéluctablement, conclura
la lutte contre la faction des Indulgents.
« La férocité entre les patriotes est plus acharnée que
jamais », note le libraire Ruault, qui partage, sans les afficher, les
idées des Indulgents.
« Danton et Camille Desmoulins proposent aujourd’hui
des Comités de clémence au lieu des Comités révolutionnaires, écrit Ruault.
« Mais ceux qui dominent le Comité de salut public et
la Convention nationale ne les écoutent point. L’odeur du sang qu’ils répandent
les anime. Ils traitent Danton et Camille
Desmoulins de contre-révolutionnaires. Je ne vois encore que
ces deux-là qui soient revenus au bon sens… Mais le Comité de salut public n’est
pas encore las de détruire. Sur douze membres dont il est composé, huit sont si
exaltés dans leurs idées révolutionnaires que la raison, l’humanité ne peuvent
se faire entendre ni à leurs oreilles ni à leurs cœurs. Les quatre hommes
honnêtes qui sont là (Carnot, Lindet, Prieur et Jean Bon Saint-André) ne se
mêlent point au Tribunal révolutionnaire. Ils ont chacun leur bureau, leur
besogne à part et confèrent rarement avec Robespierre, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne,
Couthon, Saint-Just, Barère… Le succès de nos armées enfle le cœur de ceux-là, et
les encourage à la destruction des citoyens ; ils attribuent ce succès aux
mesures de règne et de cruauté qu’ils exercent… »
Cette Terreur, les hommes des Comités, et d’abord
Maximilien Robespierre, veillent qu’elle effraie – qu’elle « terrorise »
— mais aussi qu’elle soit toujours associée à la Vertu.
Il faut que les sans-culottes, le peuple des démunis, des
ouvriers, des indigents, ces citoyens qu’avaient séduits Marat, les Enragés et
les Cordeliers, qui partageaient les « colères du Père Duchesne » se
persuadent qu’on peut avoir décapité Hébert et Momoro, mais sévir contre les
accapareurs.
Et pour cela les visites domiciliaires, les perquisitions se
multiplient, dans ces courtes journées de l’hiver puis celles du printemps de l’an
II.
« À trois heures de l’après-midi les canonniers
rassemblés ainsi que la cavalerie et plusieurs détachements de la force armée
de réserve ont marché sans bruit, et le Palais-Égalité, ci-devant Palais-Royal,
a été investi. On a fait des visites chez les traiteurs, restaurateurs et
marchands de comestibles. On a examiné les citoyens qui s’y trouvaient. À huit
heures les sentinelles ont été levées. On ignore le nombre de personnes
arrêtées. »
Ces mesures confirment l’idée que Maximilien Robespierre est
bien cet Incorruptible, ce vertueux en qui l’on peut avoir confiance.
Dans ces premiers jours de germinal an II (mars 1794), qui
ont vu les Cordeliers jugés, condamnés, exécutés, un conventionnel confie :
« Toutes les factions, tous les partis se taisent
devant Robespierre. Il dirige toutes les délibérations. L’opinion publique l’investit
et n’investit que lui. Tout ce qu’il dit sont des oracles, tout ce qu’il blâme
sont des erreurs. Si cette occasion échappe, jamais, non, jamais, il ne la
retrouvera. »
Robespierre le sait.
C’est maintenant qu’il doit écraser les Indulgents, ceux qui
furent si proches de lui, comme Camille Desmoulins, ceux qui furent ses alliés,
comme Danton.
Le 1er germinal an II (21 mars), le jour même de
l’ouverture du procès des Cordeliers, il a dit à la tribune du club des
Jacobins :
« Ce n’est pas assez d’étouffer une faction, il faut
les écraser toutes, il faut attaquer celle qui existe encore avec la même
fureur que nous avons montrée en écrasant l’autre. »
Et lorsque Camille Desmoulins se présente chez les Duplay, demandant
à voir Maximilien, on le rejette, lui l’ami de collège. Desmoulins désemparé s’éloigne,
sûr qu’il est condamné. Et cependant quand, désespéré, il fait part de ses
craintes à Danton, celui-ci hausse les épaules.
Il a entendu, lui aussi, les paroles de l’incorruptible qui
dénonce les Indulgents, ces « fripons » qui vont gangrener les armées,
s’appuyer sur les fonctionnaires corrompus. « Et les armées seront battues. »
Mais Danton croit à sa force, à son invulnérabilité.
Il peut compter sur le général Westermann qui a battu les
Vendéens, sur Tallien qui vient d’être élu président de la Convention et dont
on sait avec quelle détermination il a appliqué la politique de la terreur à la
ci-devant Bordeaux, sur Legendre, l’un des vainqueurs de la Bastille, qui a
fondé le club des Cordeliers et a été élu président du club des Jacobins. Danton
compte aussi sur le réalisme de Robespierre.
Les deux hommes viennent ce 1er germinal de
sabler ensemble le champagne, de s’embrasser, et Danton a dit à Maximilien :
« Avant six mois, toi-même, tu seras attaqué
Robespierre, si nous nous divisons. »
Danton est si sûr de lui qu’il répond au conventionnel
Thibaudeau qui lui répète « Robespierre conspire ta perte. Ne feras-tu
rien pour le prévenir ? » :
« Si je le croyais, je lui mangerais les entrailles. »
Et Danton affirme qu’on n’osera pas l’attaquer, qu’il voue
Robespierre à l’« exécration ».
Puis tout à coup, le tribun s’assombrit. Il se lamente comme
s’il comprenait brusquement la gravité du péril… Mais quand on lui propose de
fuir, il répond :
« On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses
souliers. » Puis, après avoir prononcé cette phrase d’une voix forte, il
murmure d’un ton las :
« J’aime mieux être guillotiné que guillotineur, d’ailleurs
l’humanité m’ennuie. »
Il n’imagine pas la haine et le mépris que lui voue
Robespierre.
L’Incorruptible s’emploie à convaincre les membres des
Comités qu’il faut en finir avec Danton.
« Comment un homme à qui toute idée de morale est
étrangère peut-il être le défenseur de la liberté, commence Robespierre. Le mot
de vertu fait rire Danton. Il n’y a pas de vertu plus solide, répète-t-il
plaisamment, que celle que je déploie toutes les nuits avec ma femme.
« Voilà Pâme ingrate et noire de Danton. Il professe
pour le vice une tolérance qui doit lui donner autant de partisans qu’il y a d’hommes
corrompus dans le monde. »
Et Billaud-Varenne murmure : « Il faut tuer Danton. »
Et Saint-Just ajoute : « Si nous ne le faisons
guillotiner, nous le serons ! »
Dans cette nuit du 9 germinal an II (29 mars), Saint-Just
présente aux membres des Comités de salut public et de sûreté générale l’ordre
d’arrêter Danton, Camille Desmoulins et les Indulgents, avant même que soit
voté le décret d’accusation.
On vient d’apprendre que, la veille, Condorcet, proche des
Girondins, dernier des grands philosophes qui a vécu plusieurs mois terré chez
une amie, rédigeant son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit
humain, a été arrêté et s’est suicidé dans la prison de Bourg-la-Reine. Mais
qui s’en émeut ?
Tous les membres des Comités, à deux exceptions près, signent
l’ordre d’arrestation dont ils savent qu’il vaut jugement de mort.
Le vieil archiviste Rühl, membre du Comité de sûreté
générale, et Robert Lindet, chargé des questions d’approvisionnement au sein du
Comité de salut public, ont refusé de signer.
L’un et l’autre avaient averti Danton de la menace qui
pesait sur lui. En vain.
Lindet, en repoussant la feuille de signature, dit, fièrement,
sachant qu’il risque sa vie :
« Je suis ici pour nourrir les citoyens et non pour
tuer les patriotes. »
On arrête Danton le 10 germinal an II (30 mars 1794) à six
heures du matin.
Il a passé la nuit « près du foyer, dans sa chambre de
travail, le corps penché dans l’âtre, abîmé dans ses réflexions. De temps à
autre il sort de son immobilité pour tisonner avec violence, puis on l’entend
pousser de profonds soupirs et prononcer des paroles entrecoupées. D’autres
fois il se relève brusquement, se promène à grands pas dans la chambre. »
Peut-être pense-t-il que le Tribunal révolutionnaire n’osera
pas le condamner, lui l’homme du 10 août 1792, et qu’on ne pourra non plus
accuser Camille Desmoulins, l’homme du 14 juillet, dont les discours prononcés
au Palais-Royal enflammaient les foules.
Et Danton comme Camille Desmoulins et les autres dantonistes,
Delacroix, Philippeaux, se laissent arrêter sans résistance.
Paris, stupéfait, apprenant la nouvelle, ne bouge pas.
Quelques conventionnels tentent de rassembler les députés. Legendre
monte à la tribune de la Convention, demande que Danton et ses amis soient
entendus par l’Assemblée :
« Je crois Danton aussi pur que moi, dit-il. Le 10 août,
l’ennemi était aux portes de Paris. Danton vint et ses idées sauvèrent la patrie… »
Murmures, émotion, quelques remous dans les travées
peut-être lancés contre Robespierre. Mais l’incorruptible gagne la tribune, et
d’une voix glacée lance :
« Il s’agit de savoir si aujourd’hui quelques hommes
doivent l’emporter sur la patrie… Nous verrons si dans ce jour la Convention
saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si, dans sa chute,
elle écrasera la Convention et le peuple français. »
Robespierre fixe Legendre :
« Je dis que quiconque tremble est coupable car jamais l’innocence
ne redoute la surveillance publique. »
QUATRIÈME PARTIE
1er avril 1794 – 27juillet 1794
12
germinal – 9-10 thermidor an II
« L’échafaud te réclame »
« Infâme Robespierre, l’échafaud
te réclame, tu me suis.
Peuple, je mourrai digne de
toi… »
Danton
à son procès 13-16
germinal an II (2-5 avril 1794)
« La Révolution est
glacée. Tous les principes sont affaiblis.
Il ne reste que des bonnets
rouges portés par l’intrigue.
« L’exercice de la
terreur a blasé le crime
comme les liqueurs fortes
blasent le palais. »
Saint-Just,
Carnets printemps de l’an
II
« Je suis fait pour
combattre le crime, non pour le gouverner.
Je leur lègue la vérité
terrible et la mort. »
Maximilien Robespierre, Discours à la Convention
8 thermidor an II (26 juillet
1794)
12.
En ces premiers jours du mois d’avril 1794, note un
bourgeois parisien, « il fait de la pluie et chaud, et après des
bourrasques, le ciel lavé est d’un bleu étincelant. Tous les arbres sont en
fleurs et tous les jardins et tous les arbres non fruitiers sont en feuilles. Il
y a bien des années qu’on n’a vu l’année si avancée. »
Jamais mois qui commence n’a si bien porté son nom
révolutionnaire, germinal.
Et pourtant les citoyens, au lieu d’être à l’unisson de la
légèreté vivace de ce printemps joyeux, sont mornes.
Un indicateur de police rapporte au Comité de sûreté
générale qu’à l’annonce de l’arrestation de Danton, de Camille Desmoulins et de
leurs amis, on dit dans la queue qui s’allonge devant une boulangerie :
« Marat a été bienheureux d’être assassiné car il
aurait été guillotiné comme les autres. »
Il y a quelques jours Hébert et les Cordeliers ont été
décapités, et demain, qui peut en douter, Danton et les siens le seront.
Et quels autres encore, après ceux-là, seront livrés à la « vengeresse
du peuple », et, col de la chemise déchiré, cheveux coupés, seront
attachés sur la planche, offrant leurs nuques dénudées au « rasoir
national », à l’« aimable guillotine », à la « main chaude » ?
On ne prononce pas ces commentaires et ces questions à haute
voix. On les chuchote.
On craint les mouchards, les indicateurs, de plus en plus
nombreux, car le Comité de salut public a décidé de créer son Bureau de police,
et les membres du Comité de sûreté générale sont ulcérés de cette encoche dans
leurs prérogatives, la police intérieure précisément.
Ils soupçonnent les membres du Comité de salut public de
vouloir instaurer une dictature, qui serait celle de Maximilien Robespierre.
Et même au sein du Comité de salut public, on s’inquiète de
la suprématie de fait de l’incorruptible.
Carnot, dans un rapport à la Convention, déclare le 1er
avril (12 germinal) :
« Malheur à une République où le mérite d’un homme, où
sa vertu même serait devenue nécessaire. »
C’est Robespierre qui, à l’évidence, est visé.
Rares sont ceux qui ont le courage de Carnot.
Partout, dans la me comme dans les sections sans-culottes, dans
les Comités, et à la Convention, tout le monde se méfie, rentre la tête dans
les épaules, tremble.
Les députés, fascinés, ont écouté Saint-Just lire à la
tribune de la Convention le rapport qui doit se conclure par le vote du décret
d’accusation contre Danton et Camille Desmoulins.
Les mots tombent comme autant de couperets, mais la voix est
légère, accordée à l’élégance presque féminine de Saint-Just qui, d’un
mouvement de la main droite, accompagne ses formules les plus tranchantes.
Chaque conventionnel sait qu’au bout du discours, et du vote
du décret, la mort seule est offerte.
Et Saint-Just le reconnaît :
« Il y a quelque chose de terrible dans l’amour de la
patrie, dit-il, il immole sans pitié. »
Le portrait que Saint-Just dresse de Danton et des
dantonistes est impitoyable.
Danton a été, dit-il, le protégé de Mirabeau, ce « personnage
affreux ». Il était aux côtés de Dumouriez, le traître, le déserteur. Il a
cherché à sauver les Girondins. Il a fait l’apologie des hommes corrompus dont
il a été le complice.
« Méchant homme, Danton a comparé l’opinion publique à
une femme de mauvaise vie. Il a dit que l’honneur était ridicule, que la gloire
et la postérité étaient une sottise. Et ces maximes devaient lui concilier l’aristocratie. »
« Je suis convaincu, martèle Saint-Just, que cette
faction des Indulgents est liée à toutes les autres, qu’elle fut hypocrite dans
tous les temps, vendue d’abord à la nouvelle dynastie. » Danton a été le
complice de feu le ci-devant duc d’Orléans. Et la voix de Saint-Just devient
plus aiguë pour conclure, la main droite soulignant toujours d’un mouvement vif
chaque mot :
« Que tout ce qui fut criminel périsse : on ne
fait point de République avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la
rigueur inflexible envers ceux qui ont trahi. »
Beaucoup de mots, une forte conviction, mais peu de preuves.
Et cependant, le décret d’accusation est voté.
On a joint à Danton et à ses amis des corrompus, des
financiers étrangers, et on a fait de Fabre d’Églantine l’accusé principal, comme
si ce fripon était le cœur de la faction des Indulgents.
Cet homme de quarante-quatre ans, qui fut jeune poète, comédien
ambulant – comme Collot d’Herbois –, auteur de théâtre, d’une opérette, qui
laisse un refrain, « Il pleut bergère », a été un médiocre
traîne-misère que la Révolution « pousse » aux premiers rôles.
Il appelle au massacre, en septembre 1792.
Il s’enrichit. Il devient munitionnaire, vendant à l’armée à
gros prix des souliers qui s’usent en une journée. Et c’est cet homme-là que
Danton, devenu ministre de la Justice, a choisi comme secrétaire, le plaçant
aux côtés de Camille Desmoulins, secrétaire général du ministère.
Fabre est l’un des rouages de l’affaire de la Compagnie des
Indes, corrompu et corrupteur, dénonçant ses complices dont certains – Chabot, d’Espagnac
– sont inculpés comme lui aux côtés de Danton.
Et cet homme-là, auteur du calendrier révolutionnaire, doit
être aux yeux de ce « patriote rigide » qu’est l’incorruptible la
preuve que Danton est bien une « idole pourrie ».
Fabre d’Églantine a des « talents et point d’âme ».
Il proclame des principes mais n’a point de vertu.
« Il est habile dans l’art de peindre les hommes et
beaucoup plus habile à les tromper », dit Robespierre.
Fabre, au Tribunal révolutionnaire, a droit au fauteuil du
principal accusé. Danton et les autres sont assis sur des bancs de bois. Danton
ne serait donc qu’un conspirateur, médiocre complice de Fabre d’Églantine !
La pièce est bien montée, et Legendre, qui avait eu le
courage dans les heures qui avaient suivi l’arrestation de Danton de prendre sa
défense, est blâmé par les Jacobins. Il se rétracte, et sa voix tremble. Il
suffirait d’un regard de Robespierre pour qu’il se retrouve parmi les inculpés,
c’est-à-dire les condamnés.
« Si j’ai commis une erreur, dit Legendre, je proteste
qu’elle est involontaire… Je m’en rapporte au Tribunal révolutionnaire. »
Mais Legendre sait que les quatorze prévenus – auxquels on
ajoutera bientôt le général Westermann – ne peuvent rien espérer du Tribunal.
L’accusateur Fouquier-Tinville, qui fut le protégé de Danton
et de Camille Desmoulins, n’ignore pas que les membres des Comités ont préparé
un ordre d’arrestation à son nom et à celui du président du Tribunal Herman, afin
de se prémunir contre toute faiblesse du Tribunal à l’égard des dantonistes.
Et Fouquier-Tinville a lui-même choisi parmi les soixante
jurés les sept qui lui paraissent devoir être impitoyables envers les
Indulgents.
Ils sont tous à leur place quand, le 13 germinal an II (2
avril 1794), les accusés répondent à l’interrogatoire d’identité.
Camille Desmoulins est grandiloquent.
« Trente-trois ans, âge de Jésus, critique pour les
patriotes. »
« Georges Jacques Danton, âgé de trente-quatre ans, natif
d’Arcis-sur-Aube, bientôt dans le néant ensuite dans le Panthéon de l’histoire !
M’importe peu ! C’est à pareille époque que j’ai fait instituer le
Tribunal révolutionnaire : j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. Mais
le peuple respectera ma tête, oui ma tête guillotinée. »
Danton est gouailleur, méprisant, combatif, débordant d’énergie.
Il veut parler, hurler. Il espère que comme l’avait fait Marat, il saura
soulever, par son éloquence, ces citoyens assis dans la salle. Il se fait fort
de les arracher à leur passivité, à leur peur. Et il sera comme Marat acquitté
et porté en triomphe par les sans-culottes.
Il veut le croire, faire semblant d’y croire, et cependant
le doute l’assaille, et il se voit, se sait perdu.
Les plus éclairés des citoyens ne s’illusionnent pas.
« L’anarchie la plus dévorante et la mort planent sur
toutes les têtes, écrit le libraire Ruault. Patriotes, royalistes, suspects, mécontents,
nobles, roturiers, valets, servantes, charbonniers, savetiers, banquiers, députés,
tous vont mourir à la même place du même genre de mort et par la même machine
qui trancha la tête du malheureux Louis XVI.
« Et c’est parce que Danton et Desmoulins ont voulu
arrêter le mouvement de la guillotine qu’ils y passeront eux-mêmes…
« Danton a fait ombrage à Robespierre qui est aujourd’hui
le roi de la Révolution, le pontife de l’éternel, l’apôtre de cette doctrine de
l’immortalité de l’âme qu’il a fait afficher sur le fronton de tous les temples…
« L’anarchie dévore ses propres enfants, elle tue ses
frères, elle mange ses entrailles, elle est enfin le plus terrible et le plus
cruel de tous les monstres.
« Ce monstre affreux est aujourd’hui parmi nous dans sa
plus grande vigueur. Nul de nous ne peut être sûr de l’éviter, car il frappe à
tort et à travers. »
Mais Danton ne se soumet pas. Il interrompt l’accusateur
Fouquier-Tinville, le président Herman. Il contraint celui-ci à l’interroger
tout au long de la journée du 14 germinal.
« Les lâches qui me calomnient oseront-ils m’attaquer en
face ? » clame-t-il.
Il se moque.
« C’est moi qui ai fait instituer le Tribunal, ainsi je
dois m’y connaître ! » dit-il au président Herman qui veut donner des
leçons de procédure.
Et peu à peu, on sent que les citoyens, dans la salle, approuvent
les propos de Danton.
« Moi vendu ? Un homme comme moi est impayable ! »
« Danton aristocrate ? Sur mon front est imprimé
en caractères ineffaçables le sceau de la liberté, le génie républicain. Toi, Saint-Just,
tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du
peuple, contre son plus ardent défenseur… Mon nom est accolé à toutes les
institutions révolutionnaires, levée en masse, armée révolutionnaire, comités
révolutionnaires, Comité de salut public, Tribunal révolutionnaire. C’est moi
qui me suis donné la mort enfin ! Et je suis un modéré ! »
Il interpelle Cambon.
Ce député de la Convention est chargé des finances, et parle
avec la faconde d’un Montpelliérain.
« Nous crois-tu conspirateurs, Cambon ? l’interroge
Danton. Voyez, il rit. Il ne le croit pas. »
« Écrivez qu’il a ri », ajoute Danton tourné vers
le greffier.
Danton ainsi mène les débats, bousculant Fouquier-Tinville
et Herman qui craignent que les jurés eux-mêmes ne soient séduits par lui.
Le tribun rappelle son rôle décisif le 10 août 1792.
« Depuis deux jours le Tribunal me connaît, lance-t-il.
Demain j’espère m’endormir dans le sein de la gloire. Jamais je n’ai demandé
grâce et on me verra voler à l’échafaud avec la sérénité ordinaire au calme de
la conscience… »
Il se tourne vers les citoyens. Il est épuisé mais il a le
sentiment qu’il a convaincu ces sans-culottes.
Il a un instant d’euphorie, la garde baissée.
Il accepte la proposition du président d’interrompre les
débats, de remettre au 15 germinal la suite de sa défense.
Herman a réussi à retirer la parole à Danton.
Le lendemain, 15 germinal, Danton comprend qu’il est tombé
dans un piège. Il se dresse, avec Desmoulins. Il a l’intuition que des mesures
ont été prises pour l’empêcher de parler.
« Le peuple un jour connaîtra la vérité de ce que je
dis, crie-t-il. Voilà la dictature, le dictateur a déchiré le voile. Il se
montre à découvert ! »
C’est Saint-Just qui, averti par Fouquier-Tinville et Herman
de l’écho des propos de Danton, intervient devant la Convention. Il veut
dénoncer, dit-il, une « nouvelle conjuration ».
Il s’agit, devant le Tribunal révolutionnaire, de la « révolte
des coupables ». Il accuse Lucile Desmoulins d’avoir touché de l’argent « pour
exciter un mouvement, pour assassiner les patriotes et le Tribunal
révolutionnaire », afin de sauver son époux Camille.
Mais en insultant le Tribunal, en vociférant, « les
coupables résistant aux lois, avouent leurs crimes ».
Saint-Just, avant de donner lecture du décret qu’il va
proposer pour protéger le Tribunal révolutionnaire, avertit les conventionnels.
« Dans le péril de la patrie, dans le degré de majesté
où vous a placés le peuple, marquez la distance qui vous sépare des coupables. »
La menace affleure. Refuser de voter les trois articles du
décret, c’est reconnaître qu’on est proche des coupables, donc leur complice.
Alors les conventionnels approuvent le texte présenté par
Saint-Just au nom des Comités de salut public et de sûreté générale.
Article 1 : Le Tribunal révolutionnaire
continuera l’instruction relative à la conjuration de Fabre d’Églantine, Danton,
Chabot et autres.
Article 2 : Le président du Tribunal emploiera
tous les moyens que la loi lui donne pour faire respecter son autorité…
Article 3 : Tout prévenu de conspiration qui
résistera ou insultera à la justice nationale sera mis hors des débats
sur-le-champ.
Ce décret permet de bâillonner Danton et Desmoulins.
Celui-ci s’effondre.
« Non contents de m’assassiner, ils veulent encore
assassiner ma femme », crie-t-il.
Il vient d’apprendre qu’on accuse Lucile de fomenter un
complot pour le libérer.
Et il est vrai qu’avec Louise Danton, elle va de l’un à l’autre
des patriotes influents pour tenter d’arracher son mari à la « vengeresse
du peuple ».
Mais qui se souvient de l’amitié passée ? Il y va de la
vie et de la mort.
« Voyez ces lâches assassins, dit Danton, ils nous
suivront jusqu’à la mort. »
Le 16 germinal, Fouquier-Tinville demande aux jurés s’ils
sont suffisamment informés pour rendre leur verdict. Le président Herman ajoute
que, les accusés s’étant mal comportés envers le Tribunal, « ils sont mis
hors des débats », selon l’application de l’article 3 du décret voté par
la Convention.
Danton essaie de protester, mais le public, de nouveau
apeuré, se tait. À peine quelques murmures quand Danton s’écrie :
« Que l’on nous conduise à l’échafaud ! Je ne
disputerai point davantage ma vie à ceux qui m’assassinent. Infâme Robespierre,
l’échafaud te réclame, tu me suis ! Peuple, je mourrai digne de toi ! »
Quinze condamnations à mort.
Elles ne seront pas prononcées au Tribunal devant les
accusés, mis « hors des débats ».
On craint ces « forcenés ». On leur lit le verdict
entre les deux guichets de la Conciergerie.
Camille Desmoulins pleure.
Danton tonitrue :
« Ton jugement, je m’en fous. »
On coupe le col de la chemise des condamnés et leurs cheveux
afin de dénuder leurs nuques.
C’est le 16 germinal an II (5 avril 1794).
Il fait beau.
« Danton monta le premier dans la première des trois
charrettes qui devaient conduire cette bande à la place Louis-XV dite de la
Révolution, raconte un témoin.
« Il fut obligé d’attendre que ces trois charrettes
fussent chargées pour marcher tous ensemble au supplice.
« Ce chargement dura plus d’une heure parce que Camille
Desmoulins se débattit longtemps. Il ne voulait pas se laisser lier les mains, se
laisser couper les cheveux.
« Les gendarmes furent, dit-on, obligés de prêter
main-forte à l’exécuteur pour vaincre la résistance de Camille.
« Pendant ce temps, Danton riait dans la charrette :
« “Ce qui me dépite, lançait-il au peuple qui bordait
les voitures près de la grille de la cour du Palais, c’est de mourir six
semaines avant Robespierre.”
« Camille parut enfin dans la charrette. Sa chemise
était en lambeaux et lui tout essoufflé, furieux, maudissant Robespierre et le
Comité de salut public et l’infâme Tribunal aux ordres de ces monstres.
« Puis Camille pleurait, murmurant le nom de sa femme
Lucile et de leur fils, Horace.
« Fabre d’Églantine se plaignait qu’on eût volé chez
lui un manuscrit qui allait être pillé, et ses vers étaient si beaux.
« “Des vers, s’exclama Danton, avant huit jours tu en
auras fait des milliers.”
« Danton, dont l’énorme tête ronde fixait
orgueilleusement la foule, entendit une femme crier “Qu’il est laid”.
« “Ce n’est pas la peine de me le reprocher en ce
moment je ne le serai plus pour longtemps”, répondit-il.
« Il avait en effet la figure taillée en tête de lion, comme
Robespierre l’a en tête de chat ou de tigre. »
Il répète, plusieurs fois, tout au long de l’interminable
trajet, accompli au milieu d’une foule immense mais silencieuse : « “J’entraîne
Robespierre ! Robespierre me suit.” »
Il voit le peintre David qui, assis à une terrasse de café, croque
le condamné : « Valet ! » crie Danton, à celui qui fut son
ami.
Il monte à l’échafaud le dernier, vers cinq heures et demie
ou six heures ce 16 germinal an II.
« À mon tour », dit-il, en gravissant vite le « fatal
escalier ».
« Ce n’est qu’un coup de sabre », ajoute-t-il, cependant
qu’on le lie à la planche.
« Allons Danton pas de faiblesse », bougonne-t-il
après avoir murmuré : « Ma bien-aimée, je ne te verrai donc plus… »
Puis forçant la voix, il dit à Samson :
« N’oublie pas surtout, tu montreras ma tête au peuple,
elle en vaut la peine. »
Samson s’exécuta.
« La seule tête de Danton fut montrée au peuple. »
Il était donc bien le principal accusé de ce procès et Fabre
d’Églantine seulement un paravent placé devant les citoyens pour masquer l’élimination
des Indulgents, des tenants d’une autre politique, et faire d’eux des corrompus,
des fripons, des conspirateurs, œuvrant pour la famille d’Orléans.
« En voyant la tête sanglante de Danton, le peuple crie :
“Vive la République !”
« Les sourcils de cette tête se mouvaient fortement, les
yeux étaient vifs et pleins de lumière, tandis que l’exécuteur la promenait
autour de l’échafaud.
« Elle paraissait voir et respirer encore, entendre les
cris de la multitude, tant le corps qu’elle venait de quitter était robuste et
vigoureux. »
13.
La tête de Danton, enfouie dans un sac, et celles des autres
suppliciés, et tous leurs corps mutilés ont été d’abord déposés dans un enclos
proche du cimetière de la Madeleine, puis, la nuit tombée, ils ont été
ensevelis dans le charnier des Errancis, non loin de là.
Et le cadavre décapité de Lucile Desmoulins, l’« adorable
petite blonde », la jeune mère de vingt-trois ans, celle dont Robespierre
avait été le témoin de mariage, en même temps que Pétion et Brissot, et il
avait songé à épouser la sœur de Lucile, et peut-être même Lucile, ce corps-là
tant aimé par Camille, une semaine plus tard jour pour jour, le 24 germinal an
II (13 avril 1794), fut jeté dans le même charnier des Errancis.
Fouquier-Tinville avait condamné Lucile Desmoulins pour
avoir participé à la « conspiration du Luxembourg », censée
rassembler les détenus afin qu’ils se soulèvent et brisent les portes des
prisons et assassinent leurs gardiens.
Mais qui pouvait croire à la réalité de ce complot ?
Parmi les dix-neuf condamnés à mort ce jour-là, il y avait, aux
côtés de Lucile Desmoulins, la veuve d’Hébert, l’ancien évêque de Paris Gobel, qui
avait renoncé à sa foi devant la Convention, et aussi Chaumette, le procureur
de la Commune.
Personne n’était à l’abri d’une accusation inventée de
toutes pièces. Si bien qu’on tuait chaque jour davantage.
Fouquier-Tinville avait demandé au nouveau président du
Tribunal révolutionnaire Dumas de « serrer la botte aux bavards », afin
que les inculpés ne puissent, comme avait tenté de le faire Danton, « insulter »
le Tribunal.
Qu’on les mette « hors des débats » comme la loi
désormais l’autorisait.
Et sur rapport de Couthon, le 10 juin, 22 prairial an II, la
Convention avait voté une nouvelle loi, retirant en fait toute garantie
judiciaire aux accusés.
Ils sont livrés au Tribunal pour être condamnés et non jugés !
« Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit
être que le temps de les reconnaître… S’il existe des preuves soit matérielles,
soit morales, indépendamment de la preuve testimoniale, il ne sera point
entendu de témoin… La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des
jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »
Ainsi, le Tribunal révolutionnaire n’a le choix qu’entre l’acquittement
et la mort.
« Il s’agit, dit Couthon, d’exterminer les implacables
satellites de la tyrannie ou de périr avec la République. »
Tout citoyen peut devenir suspect, donc accusé, donc
condamné à mort.
Il suffit « d’inspirer le découragement, de chercher à
dépraver les mœurs, à altérer la pureté et l’énergie des principes
révolutionnaires » pour devenir, malgré le vague de ces accusations, un
ennemi de la Révolution.
Maximilien Robespierre, par deux fois, intervient à la
tribune de la Convention, avec violence, exige que le vote soit unanime, pour
rejeter les amendements que les députés veulent introduire afin de protéger de
cette loi de Prairial, de cette loi de Grande Terreur, les membres de la
Convention.
Maximilien refuse tout ajournement, tout amendement.
« Je demande, dit-il de sa voix aigre, que la
Convention discute jusqu’à huit heures du soir s’il le faut. »
Et les conventionnels, paralysés, terrorisés, votent la loi
de mort.
Robespierre, en quelques phrases, a effacé les différences
politiques.
« La Montagne n’existe plus ! dit-il. Un
Montagnard n’est autre chose qu’un patriote pur, raisonnable et sublime. »
« Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention,
les bons et les méchants, les patriotes et les contre-révolutionnaires
hypocrites. »
Ce n’est plus au nom de la « politique » que l’on
tue, mais en invoquant la Vertu.
Ce ne sont pas des adversaires qui montent à l’échafaud, mais
des fripons, des hypocrites, des méchants.
Le couperet de la guillotine tranche les nuques au nom de la
Vertu.
Et Fouquier-Tinville jubile :
« Les têtes tombent comme des ardoises, dit-il, la
semaine prochaine j’en décalotterai trois ou quatre cents. »
Dans les prisons de Paris s’entassent désormais 7 321
détenus, et alors qu’en plus d’un an – du 6 avril 1793 au 10 juin 1794 – le
Tribunal révolutionnaire a prononcé 1251 condamnations à mort, en quarante-sept
jours, il envoie 1 376 têtes « éternuer dans le sac » !
On tue vingt-sept fermiers généraux, ces percepteurs honnis
des douanes intérieures d’Ancien Régime.
Et parmi eux, Lavoisier, le grand chimiste.
On tue Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI.
Et ce sont là assassinats de vengeance.
On « purifie » ainsi la République.
Sur la proposition de Robespierre, on crée à Orange une
commission populaire pour juger les « fédéralistes », les « royalistes »
du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Elle prononce trois cent trente-deux
condamnations à mort.
C’est la Grande Terreur, mais Robespierre a fait décréter
par la Convention dès le 25 germinal an II (14 avril 1794) que le corps de
Jean-Jacques Rousseau serait placé au Panthéon.
Ainsi commence le régime de la Vertu.
Le 18 floréal (7 mai), l’incorruptible se dirige vers la
tribune de la Convention, d’un pas plus compassé qu’à l’habitude, tel un grand
prêtre s’apprêtant à prononcer un prêche, sur « les Principes de morale
politique qui doivent guider la Convention ».
« L’immoralité est la base du despotisme, dit-il, la
Vertu est l’essence de la République. »
Et « la morale est le fondement unique de la société
civile ». Et l’« Être suprême » est la source de toute morale.
Il faut donc lutter contre l’athéisme, contre la « secte
des Encyclopédistes ».
« Si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient
que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions
de l’esprit humain », conclut Robespierre d’un ton exalté.
Il met aux voix l’article 1 de sa loi :
« Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être
suprême et de l’immortalité de l’âme. »
Et il précise que des fêtes seront organisées, « aux
jours de décadi, en l’honneur de l’Être suprême, de la vérité et de la justice,
de la pudeur et de la frugalité ».
Maximilien Robespierre n’entend pas les ricanements des
athées, de ceux qui craignent sa dictature.
Il veut se persuader que, dit-il, « le peuple français
semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ».
Et il approuve la rédaction, l’impression, la diffusion de L’Évangile
de la Liberté « adressé à l’Être suprême par les sans-culottes de la
République française ».
« Ô père de Lumière, éternelle puissance, toi qui fais
marcher le soleil devant la liberté pour éclairer ses travaux…
« La France est libre, le ciel a déposé dans ses mains
la foudre et le tonnerre… L’Évangile de la Liberté est au centre de la terre. La
France est l’effroi des tyrans…
« CREDO.
« Je crois à la nouvelle République française, une
et indivisible, à ses lois et aux droits sacrés de l’homme, que le peuple
français a reçus de la Montagne sacrée de la Convention qui les a créés.
« Les droits sacrés de l’homme avaient beaucoup
souffert entre les mains des traîtres, mais ceux-ci sont tombés sous la faux de
la guillotine, et ont été enterrés…
« Que le Peuple européen sortant de sa léthargie
coupable reconnaisse les droits de l’homme, pour lesquels les vrais enfants de
la France ont juré de vivre et de mourir :
Tremblez tyrans, tremblez esclaves
Traîtres échappés à nos coups
La France est couverte de braves
Qui sauront mourir comme nous. »
Mais Maximilien ne peut longtemps se laisser bercer par ces « prières
républicaines ».
Au sein du Comité de salut public, et encore plus dans le
Comité de sûreté générale, il sent monter la suspicion et même la haine.
Ce sont les Cordeliers, les hébertistes, les dantonistes, les
ultra-révolutionnaires et les Indulgents, tous ceux qui ont survécu à Hébert et
à Danton, et même à Marat, et les héritiers des Feuillants, des Girondins, des
Enragés, les athées, les partisans de la confiscation des propriétés et des
biens, et ceux qui redoutent la dictature vertueuse de l’incorruptible, qui se
dressent contre lui.
Billaud-Varenne déclare :
« Tout peuple jaloux de sa liberté doit se tenir en
garde contre les vertus mêmes des hommes qui occupent des postes éminents… Le
fourbe Périclès, parvenu à s’emparer d’une autorité absolue, devint le despote
le plus sanguinaire… »
La tension est si forte au Comité de salut public que
Saint-Just accuse Carnot, qui lui aussi a dénoncé la dictature de Robespierre.
« Sache, dit Saint-Just, qu’il me suffirait de quelques
lignes pour dresser ton acte d’accusation et te faire guillotiner dans deux
jours. »
Carnot se tourne, et regarde avec mépris Saint-Just, Couthon,
Robespierre.
« Je t’y invite, dit-il à Saint-Just, je ne te crains
pas, ni toi ni tes amis, vous êtes des dictateurs ridicules, Triumvirs vous
disparaîtrez ! »
Mais au contraire, chaque jour qui passe semble accroître la
concentration des pouvoirs au bénéfice du Comité de salut public, et, à l’intérieur
de celui-ci, aux mains de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just. Vingt et un
représentants en mission ont été rappelés à Paris afin de renforcer l’autorité
du Comité.
Tallien, qui arrive de Bordeaux, Fouché, qui avait sévi à
Lyon, Barras, qui s’était enrichi en pillant à son profit les biens des « royalistes »
de Marseille puis de Toulon, savent que Robespierre n’ignore rien de leurs
agissements.
Il les reçoit avec la froideur métallique d’un couperet.
Dans les départements, ils sont remplacés par des « agents
nationaux » délégués du Comité de salut public.
Et c’est au sein du Comité de salut public que sont discutés,
jaugés leurs rapports.
On décide d’imposer partout le français contre les patois, les
langues régionales.
On prend des mesures pour créer un « fonds de mendicité »
qui alimentera des secours publics donnés aux indigents. L’assistance médicale
sera gratuite.
Et cette politique centralisée trouve sa plus grande
réussite aux frontières, dans la conduite de la guerre.
« Nous marchons non pour conquérir, mais pour vaincre, déclare
Billaud-Varenne à la Convention. Nous cesserons de frapper à l’instant où la
mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. »
Et Billaud-Varenne – a-t-il lu Mallet du Pan ? – craint
« l’ambition d’un chef entreprenant… L’histoire nous apprend que c’est par
là que toutes les républiques ont péri. Un peuple guerrier devient esclave. »
Et le général Hoche est en prison, accusé d’avoir eu des
sympathies pour les Cordeliers. Et le général Westermann a été guillotiné comme
dantoniste. Et l’on surveille les généraux qui, avec l’armée des Alpes, conquièrent
toute la Savoie, ou celle qui sous le nom « armée de Sambre-et-Meuse »
et le commandement du jeune général Jourdan entreprend la reconquête de la
Belgique. Ou l’armée qui libère tout le Roussillon.
La patrie est-elle encore en danger, quand presque tout le
territoire français est évacué par l’ennemi ?
Et si la nation est désormais en sûreté, pourquoi faut-il
continuer à tuer ?
Or, le peuple est las de voir couler le sang.
« Avant-hier, 11 floréal (30 avril), un grand nombre d’accusés
était au Tribunal révolutionnaire et soit précaution indiscrète, sans doute de
la part des exécuteurs, soit erreur, l’instrument du supplice avait été dressé
sur la place de la Révolution avant le jugement rendu, lit-on dans La
Correspondance politique.
« Déjà une foule immense de spectateurs se pressait
autour de l’échafaud et depuis longtemps était en attente, lorsque la nouvelle
est arrivée que le Tribunal venait d’acquitter tous ceux qui étaient en
jugement.
« Un cri s’élève aussitôt de tous les cœurs : “Vive
la République !” La joie brille sur tous les fronts, plusieurs citoyens se
hâtent de mettre la main à l’œuvre pour défaire l’échafaud, tous se félicitent
d’avoir vainement attendu et se répandent dans les promenades voisines en
bénissant la justice… »
Mais les têtes vont continuer de rouler.
Accusés d’avoir voulu livrer la Bretagne aux Anglais, vingt-six
administrateurs du ministère sont guillotinés à Brest. Et c’est Robespierre qui
incarne cette politique de la Grande Terreur qui, au nom de la Vertu et de la
nécessité patriotique, tue de plus en plus.
Le 3 prairial (22 mai), un ancien domestique, Admirat, qui
vit d’expédients, traîne de tripots en cafés, est l’amant d’une ci-devant, et
peut-être en relation avec un agent du baron de Batz, cherche en vain à tuer Robespierre
et tire deux coups de pistolet sur Collot d’Herbois, avouant aussitôt que c’est
l’incorruptible qu’il voulait assassiner.
Le lendemain, 4 prairial, on arrête dans la cour de la
maison des Duplay une jeune fille, accusée de vouloir poignarder Robespierre. Et
cette Cécile Renault, fille d’un papetier du quartier de la Cité, est présentée
comme une nouvelle Charlotte Corday.
À la Convention, Legendre, flagorneur, déclare que « le
Dieu de la nature n’a pas souffert que le crime fût consommé ».
Et Robespierre, extatique, ajoute :
« Quand les puissances de la terre se liguent pour tuer
un faible individu, sans doute ne doit-il pas s’obstiner à vivre, aussi n’avons-nous
pas fait entrer dans nos calculs l’avantage de vivre longuement… »
Puis, après un silence, il poursuit comme une confidence :
« Je ne tiens plus à une vie passagère que par l’amour
de la patrie et par la soif de la justice.
« J’ai assez vécu puisque j’ai vu le peuple français s’élancer
du sein de l’avilissement et de la servitude, aux cimes de la gloire et de la
liberté. »
Admirat et Cécile Renault, revêtus de la chemise rouge des
parricides comme leurs cinquante-deux « complices » – qu’ils n’avaient
jamais vus avant leur comparution devant le Tribunal révolutionnaire –, sont
condamnés à mort et exécutés, le 17 juin (29 prairial).
Parmi les suppliciés, on trouve les dames de Saint-Amaranthe
qui tenaient un salon de jeu au ci-devant Palais-Royal, où l’on rencontrait
souvent le frère cadet de l’incorruptible, Augustin Robespierre, plus homme de
plaisir que de vertu.
Et la haine contre Maximilien, « père » de la
nation, croît encore après cette parodie de justice.
À la Convention, le député de Versailles, Lecointre, proche
de Danton, rédige en secret un acte d’accusation contre Robespierre et s’engage
avec huit autres braves à égorger le « nouveau César » en pleine
Assemblée.
Robespierre sent la haine qui monte contre lui.
Il y a celle d’un Tallien, d’un Fouché, d’un Barras et d’un
Fréron, qui intriguent.
Ces « missionnaires de la Terreur », corrompus, craignent
d’être victimes de Maximilien, le « dictateur vertueux ».
Il y a ceux, tel Fouché, qui athées, déchristianisateurs, se
moquent du culte de l’Être suprême que Robespierre veut organiser.
Faut-il une religion d’État à la République ?
Et il y a ceux qui soupçonnent Robespierre de vouloir
établir la dictature, devenant une sorte de Cromwell.
Barère, patriote modéré et habile, sous prétexte de dénoncer
l’Angleterre, cite abondamment les journaux anglais qui évoquent les « soldats
de Robespierre ».
Et tous, pour des raisons différentes, craignent que le « tyran »,
s’il ne tombe pas, ne les fasse monter dans la charrette qui conduit à l’échafaud.
Fréron, Barras, Tallien, Fouché, sont terrifiés quand, reçus
par Robespierre, ils mesurent son mépris. Son visage est « aussi fermé que
le marbre glacé des statues ».
Fouché tremble encore lorsqu’il se remémore la question que
lui a lancée Robespierre :
« Dis-nous donc, Fouché, qui t’a donné mission d’annoncer
au peuple que la divinité n’existe pas ? »
Fouché a baissé la tête.
Et Robespierre, avec ses gestes feutrés, impose son autorité.
Barras, lui rendant visite chez les Duplay, trouve le
général Brune en train d’éplucher les légumes avec Madame Duplay et sa fille
Éléonore qu’on dit fiancée à Maximilien.
Quand l’incorruptible quitte la maison, Couthon, Saint-Just,
Le Bas, l’entourent avec déférence.
Le nouveau maire de Paris, Fleuriot-Lescot, Hanriot
commandant de la garde nationale, Fouquier-Tinville, les jurés et le président
du Tribunal révolutionnaire Dumas, lui font escorte.
Les conventionnels, fussent-ils hostiles, n’ont pas le
courage de se dresser contre l’incorruptible alors même qu’ils récusent sa
politique de la Terreur et de la Vertu, et qu’ils jugent que les victoires
militaires – la plus décisive sera celle de Fleurus, le 26 juin 1794,8 messidor
an II, remportée par l’armée de Sambre-et-Meuse – permettraient de desserrer le
carcan qui opprime la nation.
Mais ils n’osent pas, craignant pour leur vie, et ils
élisent le 4 juin, à l’unanimité de quatre cent quatre-vingt-cinq voix, Maximilien
Robespierre président de la Convention.
L’Incorruptible, pendant quelques heures, offre un visage
souriant, comme illuminé par le sentiment qu’enfin il est reconnu, compris.
Brève euphorie !
Le 6 juin, l’habile Fouché se fait élire président du club
des Jacobins.
Le visage de Robespierre se ferme.
L’élection de Fouché est à ses yeux un défi, un scandale. D’autant
plus que Fouché, paraissant se rallier au culte de l’Être suprême, déclare aux
Jacobins :
« Brutus rendit un hommage digne de l’Être suprême, en
enfonçant un poignard dans le cœur d’un tyran : sachez l’imiter ! »
N’est-ce pas là un appel au meurtre de Robespierre ? La
preuve que Fouché est l’âme d’une conspiration qui se trame ?
L’Incorruptible n’en doute plus.
Fouché, répond-il, est l’homme qui à Lyon a commandé de
tirer à mitraille sur la foule au lieu de faire juger les contre-révolutionnaires.
Le temps viendra, où il devra répondre de ses actes.
Cette lutte contre ces nouveaux ennemis qui commence, Maximilien
pressent qu’elle sera la plus dure, la plus sanglante, peut-être la dernière, il
lui semble qu’il peut d’autant mieux l’engager, et en tout cas lui donner la
signification la plus haute, en célébrant le 20 prairial (8 juin) la fête de l’Être
suprême.
Il est le président de la Convention.
Il marche des Tuileries au Champ-de-Mars à la tête de tous
les députés.
Il a revêtu un habit bleu céleste serré d’une écharpe
tricolore. Il tient un bouquet de fleurs et d’épis à la main.
La foule est immense. Les façades décorées de fleurs et de
feuillages.
La musique de Gossec et de Mehul rythme la marche.
Puis Robespierre parle d’une voix de prédicateur.
Devant la statue de la Sagesse, il met le feu à des
mannequins qui symbolisent l’athéisme, l’ambition, l’égoïsme et la fausse
simplicité.
Il officie. Il n’entend pas les moqueries des conventionnels.
Ni la voix de Lecointre qui ose le traiter de « tyran ». Il ne voit
pas les députés, qui « abandonnent la fête et s’en vont se rafraîchir en
ville chez un cafetier ».
Il parle une seconde fois, prononce une prière à l’Éternel, puis
il prend la tête du cortège, qu’ouvre un char traîné par des bœufs aux cornes
dorées.
Au Champ-de-Mars, « des hymnes, des décharges d’une
artillerie tonnante, des cris de “Vive la République !”, ont terminé la
plus majestueuse des fêtes ».
Maximilien Robespierre a vécu son rêve. Mais quand il rentre
chez les Duplay, il dit :
« Vous ne me verrez plus longtemps. »
Il n’est pas dupe, le lendemain, de ce qu’écrivent les
journaux aux ordres.
« Jamais la joie n’a été plus vive et plus sage à la
fois. Jamais cérémonie publique n’a été en même temps plus animée et plus
régulière. Le vent frais du couchant qui a régné toute cette belle journée a
empêché de sentir ni la chaleur ni la fatigue. »
Deux jours plus tard, Couthon fait voter cette loi, dite de
Prairial, qui laisse les inculpés sans défense devant le Tribunal
révolutionnaire.
C’est la Grande Terreur.
Et la Convention a même décrété que les douze armées de la
République ne feraient plus de prisonniers.
Décret qui ne sera pas appliqué par les généraux, mais qui
donne la mesure de l’exaltation patriotique confinant au fanatisme qui fait
même renoncer aux principes d’humanité :
Le régiment de Sambre-et-Meuse
Marchait toujours au cri de liberté
Sur la route glorieuse
Qui l’a conduit à l’immortalité.
On marche en entonnant Le Chant du départ :
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons mourir
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.
Et le Comité de salut public célèbre le sacrifice des marins
du Vengeur du peuple qui, en rade de Brest, a permis à un convoi de cent
cinquante navires chargés de blé d’échapper à la flotte anglaise.
Vérité ? Légende, pieux mensonge ? Le Vengeur
du peuple aurait coulé au moment où il se rendait à l’ennemi.
Ainsi le rêve se brise, ou côtoie une réalité contradictoire,
hostile.
« Robespierre est revenu de la procession – la fête de
l’Être suprême –, écrit un témoin, le libraire-imprimeur Ruault, comme il y
était allé, couvert d’applaudissements par les gens de son parti et les
exécrations secrètes de ceux qui ont horreur du sang humain qu’il fait verser
plus abondamment que jamais depuis la loi du 22 prairial.
« Le Tribunal révolutionnaire envoie maintenant des
condamnés à mort par six ou sept charrettes à la fois. On a changé la scène des
massacres : c’est à la barrière du Trône qu’on les fait mourir par
soixante ou quatre-vingts. On y établit des couloirs souterrains pour recevoir
le sang qui infectait le voisinage dans la chaleur de cet été…
« Nous avons vu périr ces dernières semaines ce qui
restait de plus grand et de plus illustre en France et aussi ce qu’il y avait de
plus riche.
« On fait traverser aux condamnés pour aller au lieu de
supplice la partie la plus populeuse et la plus mouvante : il n’y a
presque pas de jour que les allant et venant ne voient parmi ce nombre de
victimes quelqu’un de leur connaissance, un ami, un parent…
« Au Tribunal révolutionnaire, on comparaît au nombre
de cinquante, soixante, soixante-dix, assis sur une estrade à cinq ou six rangs…
Pour la forme encore on mêle dans ce nombre d’accusés quelques individus censés
coupables de quelques paroles indiscrètes et on les acquitte pour se donner un
air de clémence et de générosité… Les juges et les jurés sont aux ordres
absolus des deux hyènes du Comité de salut public, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois,
car depuis quelque temps Robespierre ne se rend plus aux séances de ce Comité, et
d’une autre hyène encore, Amar, du Comité de sûreté générale… Comment donc
faire avec de pareils hommes qui prennent tout de travers qui ne croient à la
bonne foi de personne…
« Le vice dominant de Robespierre n’est point la
cruauté, son faible génie est tout en ambition. Le public lui donne la priorité
en férocité : le public se trompe. La manie de Robespierre est de se
croire capable d’établir et de mener seul la République : il ne peut
souffrir de rivaux dans cette périlleuse fonction… Robespierre se croit cet
homme nécessaire, ce dictateur désiré des esprits sages… Mais aucun citoyen n’est
assuré d’exister deux jours encore tant que Billaud et Collot domineront le
Comité de salut public.
« … Collot est venu vers minuit dans l’imprimerie pour
faire des changements et des corrections dans ses discours…
« Je ne puis vous cacher, mon cher ami, confie Ruault, que
j’éprouvais une espèce de tremblement en voyant de si près la figure farouche
de Collot, aux gros yeux noirs et hagards, aux sourcils épais et foncés, à la
crinière drue et mêlée.
« Il me semblait voir le génie infernal, le démon
exterminateur qui plane sur la France. »
Robespierre devine le malaise, la peur, l’angoisse qui
étreint le pays. Quelle politique choisir ?
Hésitant, il déserte durant près d’une vingtaine de jours
les séances du Comité de salut public, tant les rapports sont tendus entre les
membres du Comité.
D’un côté Maximilien et ses proches, Couthon et Saint-Just, de
l’autre Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Carnot, opposés entre eux, mais tous
hostiles à Robespierre.
Les algarades sont si violentes, le vacarme si grand, que
les séances se tiennent désormais au premier étage, afin de tenter de masquer
les divergences, les disputes qui fracturent le Comité.
Robespierre s’enferme chez les Duplay, incapable de
supporter cette contestation, cette tension.
Mais au nom du Comité de sûreté générale, Vadier, un
Montagnard, présente un rapport, à propos d’une ancienne nonne, Catherine Théot,
surnommée la mère de Dieu, et d’un dom Gerle, ancien constituant protégé
de Robespierre.
Ces deux-là, et d’abord la mère de Dieu, ne
conspirent-ils pas à l’instigation de Robespierre, en le présentant comme le
Messie ?
Maximilien sent bien qu’on vise à la fois à le discréditer, à
le compromettre et à le ridiculiser.
Lui, le Messie ?
On s’esclaffe. Mais Robespierre, au lieu d’ignorer cette
machination, tombe dans le piège tendu, se faisant remettre le dossier de la mère
de Dieu, par le Tribunal révolutionnaire et obtenant que la comparution de
Catherine Théot soit renvoyée.
Il demande même sans l’obtenir la révocation de
Fouquier-Tinville. Protège-t-il la mère de Dieu ?
Même ses plus proches partisans le supplient de condamner
Catherine Théot, de s’élever contre toute forme de mysticisme.
Il se tait, mais il retourne au Comité de salut public.
C’est là qu’il apprend de la bouche de Saint-Just que les
armées de Jourdan ont remporté une victoire décisive sur les Autrichiens à
Fleuras.
Mais ce succès qui prouve l’efficacité de la politique du
Comité de salut public au lieu de rassembler ses membres les divise plus encore.
Pour ou contre Robespierre et sa politique de Terreur et de
Vertu ?
« On veut me rendre ridicule pour me perdre, dit
Robespierre, mais je méprise tous ces insectes et je vais droit au but : la
vérité, la liberté ! »
« Dictateur ! » lui répond Carnot, avec une
expression de mépris et de défi.
Robespierre se lève d’un bond, se dirige vers la porte, suivi
par Saint-Just.
« Sauvez la patrie sans moi ! » crie-t-il.
14.
Maximilien Robespierre, en ces premiers jours de juillet
1794, s’obstine.
Il ne retournera pas au Comité de salut public.
À Saint-Just qui le presse de revenir participer aux débats,
il dit avec dédain qu’il n’est pas encore temps.
Le Comité de salut public et celui de sûreté générale, comme
le Tribunal révolutionnaire sont infestés par les traîtres, répète Maximilien, et
il veut les dénoncer, les empêcher de nuire.
« Si la Providence a bien voulu m’arracher des mains
des assassins, dit-il, c’est pour m’engager à employer utilement les moments
qui me restent encore. »
Il s’interrompt, et reste longuement silencieux, les yeux
fixes comme s’il voyait en face de lui, si proche, la mort. Il a le sentiment
que l’« instant fatal » est pour bientôt. Mais d’ici là il veut
essayer de terrasser Fouché, Tallien, Barras, Fréron, ces hommes « dont
les mains sont pleines de rapines et de crimes ».
Il veut épurer les Comités de salut public et de sûreté
générale de ceux qui conspirent contre lui : Carnot, Cambon, Barère, Billaud-Varenne,
Collot d’Herbois.
Il faudrait aussi chasser Fouquier-Tinville du Tribunal
révolutionnaire.
Mais ces noms, il ne veut pas les livrer. Il sait pourtant
que ses adversaires font circuler des « listes noires » de
proscription qu’ils les lui attribuent. Et de cette manière, ils espèrent que
tous ceux qui se sentiront menacés se ligueront contre celui qu’à mi-voix, ils
appellent le « tyran », le « dictateur ».
Robespierre, au club des Jacobins, rejette ces accusations, stigmatise
une conspiration qui prend sa source à l’étranger.
« À Londres, dit-il, on me dénonce à l’armée française
comme un dictateur. Les mêmes calomnies sont répétées à Paris. Vous frémiriez
si je vous disais dans quel lieu ! »
Et chaque Jacobin sait que l’incorruptible désigne les
Comités.
« Si l’on me forçait à renoncer à une partie de mes
fonctions, reprend Robespierre, il me resterait encore ma qualité de
représentant du peuple et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux
conspirateurs. »
On l’acclame. Et il réussit à faire exclure Fouché du club
des Jacobins, mais les fils de l’intrigue noués par Fouché, Barras, Fréron, Tallien,
s’étendent bien au-delà du club des Jacobins.
L’opinion est prête à écouter et même à soutenir ceux qui
disent vouloir en finir avec la Terreur.
On a la « nausée de la guillotine », de ces six ou
sept charrettes qui chaque jour traversent Paris, et sur lesquelles on entasse
plusieurs dizaines de condamnés, cinquante-cinq tel jour – le 8 thermidor – dont
dix-neuf femmes.
Dans telle « fournée » – le 5 thermidor –, il y a
le général Alexandre de Beauharnais, et son épouse Joséphine croupit en prison,
attendant son tour. Et le 7 thermidor, parmi les trente-six condamnés, se
trouve le journaliste poète, André Chénier.
Ce sang versé, à quoi sert-il, puisque les armées de la
République commandées par les généraux Jourdan, Pichegru, Marceau sont entrées
à Bruxelles, à Anvers, à Liège ? Que la dernière place forte française – Landrecies
– est abandonnée par les Autrichiens qui l’occupaient depuis plusieurs mois.
Si la patrie n’est plus en danger, fait-on la guerre pour la
rapine, le pillage ?
Carnot vient de donner pour instructions aux représentants
du peuple à l’armée de Sambre-et-Meuse : de ne « pas négliger les
productions des beaux-arts qui peuvent embellir Paris ; faites passer ici
les superbes collections de tableaux dont ce pays abonde : les habitants
se trouveront sans doute heureux d’en être quittes pour des images ».
Barère fait prendre un arrêté par le Comité de salut public
invitant les troupes à se saisir des « Rubens ».
Et Carnot, quand il songe à envahir la Hollande, pense à la
richesse de ces Provinces-Unies.
Mais ces succès militaires rendent la Terreur, la tension qu’elle
suscite, encore plus insoutenables.
Des citoyens se réunissent, organisent dans les rues, les
cours des immeubles, des « banquets fraternels », que le
robespierriste Payan, un noble du Dauphiné devenu « agent national »
auprès de la Commune de Paris, dénonce.
Payan s’alarme de la multiplication de ces repas fraternels
dans les lieux publics.
« Les aristocrates, dit-il, y corrompent les
sans-culottes sous le prétexte des nouvelles victoires à fêter et les
persuadent qu’il est temps de mettre fin à la terreur. »
« Vous ne jouirez, dit Payan, des douceurs de la paix
que lorsque vous aurez précipité dans le cercueil tous les prétendus amis de la
paix. Loin de nous ce système par lequel on veut nous persuader qu’il n’est
plus d’ennemis dans la République ! »
Et Barère à son tour s’inquiète de ces agapes, où les
modérés boivent à la santé de la République, en déclarant :
« Nos armées sont victorieuses partout, il ne nous
reste que la paix à faire, à vivre en bons amis et à faire cesser ce
gouvernement révolutionnaire qui est terrible. »
Mais cette aspiration à la paix civile qui suscite ces
rencontres fraternelles entre citoyens ne naît point d’un complot modéré ou
aristocratique.
La lassitude est profonde. Et elle est d’autant plus grande
que les plus humbles des citoyens, les ouvriers, subissent le nouveau maximum
des salaires que la Commune leur impose.
Un charpentier perd cinq livres par jour, un tailleur de
pierres deux livres, un forgeron des ateliers de l’armée près de six livres.
Ainsi à la lassitude s’ajoute le mécontentement, le
désenchantement, et même le dégoût.
À quoi sert donc ce gouvernement révolutionnaire ? se
demande-t-on. Et comment croire encore aux propos des uns et des autres ? Que
sont devenus Jacques Roux, Marat, Hébert, Danton, que les sans-culottes avaient
écoutés, suivis, aimés ?
L’un, désespéré, s’est suicidé en prison. L’autre a été
assassiné. Les deux derniers ont été accusés, alors qu’ils avaient été la voix
de la Révolution, d’être corrompus et traîtres à la nation. Et on a retiré du
Panthéon la dépouille de Mirabeau, tribun, héros, vendu à la Cour !
Alors comment s’enthousiasmer encore pour tel ou tel, même s’il
est l’incorruptible ?
Autant s’asseoir à l’une des tables dressées par les
citoyens de la même rue, pour trinquer ensemble à la paix, au cours d’un repas
fraternel, en souhaitant qu’on ne voie plus passer ces charrettes chargées d’hommes
et de femmes aux mains liées, et dont la tête allait « rouler et éternuer
dans le sac ». Qu’on en finisse avec la Terreur !
Et qu’on ne prétende plus, quand on subit le maximum des
salaires, qu’on perd la moitié de sa journée, et que le pain est toujours aussi
cher, que la Vertu règne en même temps que la Sainte Guillotine !
Mais comment arrêter cette machine infernale qui continue de
décapiter, place du Trône-Renversé à la lisière de la ville, comme si les autorités
révolutionnaires avaient eu conscience que la « nausée de guillotine »
allait les faire rejeter ?
Jean Bon Saint-André le dit : « Un grand orage est
proche. »
Hanriot, le commandant de la garde nationale, signale que
les arrêts de travail se multiplient dans divers ateliers, même ceux qui
fabriquent des fusils pour les armées.
Pourtant Barère déclare encore à la Convention qu’« il
n’y a que les morts qui ne reviennent point », faisant ainsi une nouvelle
fois l’apologie de la Terreur.
Mais en fait, les membres des Comités comprennent qu’ils
doivent cesser de se déchirer et faire front commun, contre le mécontentement
et la lassitude qui gagnent. Et ils insistent le 22 juillet (4 thermidor) pour
que Robespierre revienne au Comité de salut public.
Ils paraissent prêts à s’entendre avec l’incorruptible. Barère
est chargé de présenter un rapport à la Convention, « sur les moyens de
faire cesser la calomnie et l’oppression sous lesquelles on a voulu mettre les
patriotes les plus ardents ». Chacun comprend que c’est un pas vers
Robespierre, le calomnié, le ridiculisé.
Et le 23 juillet (5 thermidor), Maximilien s’assied avec les
autres membres des deux Comités autour de la grande table verte.
« Nous sommes tes amis, nous avons toujours marché
ensemble », dit Billaud-Varenne.
Et le soir à la Convention, Billaud-Varenne, avec
enthousiasme, annonce la réconciliation des patriotes qui siègent dans les
Comités.
Robespierre se tait.
Il écoute, impassible, son fidèle Couthon déclarer le 6
thermidor (24 juillet) que la « Convention doit écraser les cinq ou six
petites figures humaines dont les mains sont pleines de richesses de la
République et dégouttantes du sang des innocents qu’ils ont immolés ».
Et le lendemain 7 thermidor (25 juillet), Maximilien demeure
impassible quand Barère prononce son éloge. Mais l’incorruptible donne l’impression
à certains d’être un chat ou un tigre prêt à bondir, les yeux brillants de rage.
Et en effet, Maximilien vient d’apprendre que Saint-Just s’est engagé à ne plus
faire mention de l’Être suprême ni de l’immortalité de l’âme dans un rapport
sur les institutions qu’il doit rédiger.
Maximilien a le sentiment d’être trahi à la fois par
Saint-Just et par Couthon.
Il est seul. Il doit se défendre et attaquer seul.
Le 8 thermidor (27 juillet), il monte à la tribune de la
Convention.
Il veut dire ce qui depuis des semaines, des mois même, pèse
sur son âme et l’étouffe.
Il veut donner sa vision de la Révolution.
Il veut énoncer son programme.
Et il sait que ce discours peut devenir, et peut-être le
souhaite-t-il, son testament.
Ce 8 thermidor an II (26 juillet 1794) est une journée
torride, sous un soleil aveuglant et brûlant. Maximilien gravit lentement les
degrés, saisit à deux mains le pupitre, commence à parler d’une voix plus
tendue encore qu’à l’habitude.
Chaque mot tombe, tranchant le silence.
Lui, l’homme du Comité de salut public, lui le Montagnard, il
se tourne vers le Marais. Il fait l’apologie de la Convention. Il condamne la
Montagne, les Comités, leur impuissance.
Il se fait gloire d’avoir préservé la vie de soixante-treize
députés girondins. Il est à la fois habile manœuvrier, critiquant la conduite
des finances, de la guerre, du Tribunal révolutionnaire, et en même temps, il
parle avec la franchise d’un homme qui se met à nu.
« J’ai besoin d’épancher mon cœur, dit-il. Tout s’est
ligué contre moi et contre ceux qui avaient les mêmes principes… Je n’écoute
que mon devoir, je vois le monde peuplé de dupes et de fripons. Mais le nombre
de fripons est le plus petit : ce sont eux qu’il faut punir des crimes et
des malheurs du monde. »
Qui sont-ils ?
Il ne révèle aucun nom et chaque conventionnel se sent
aussitôt suspect.
« Je ne veux ni l’appui ni l’amitié de personne, poursuit
Maximilien. Je ne cherche point à me faire un parti. »
Les conventionnels figés écoutent sans interrompre cet homme
qui se découvre, en même temps qu’ils ont le sentiment qu’il les menace tous.
« Mon existence seule, dit Robespierre, est pour les
fripons et les traîtres un objet d’épouvante. »
Et d’autant plus qu’il ne craint pas la mort.
« Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l’intrigue
triomphe éternellement de la Vérité ? Comment supporter le supplice de
voir cette horrible succession de traîtres ? J’ai tremblé quelquefois d’être
souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de ces hommes pervers. »
On commence à murmurer sur les bancs de la Convention.
On hausse la voix quand Robespierre remet en cause la
Révolution elle-même.
« Ma raison, non mon cœur, dit-il, est sur le point de
douter de cette République vertueuse dont je m’étais tracé le plan… Car nous n’avons
même pas le mérite d’avoir entrepris de grandes choses pour des motifs vertueux. »
Les conventionnels sont comme terrassés par ces aveux, ce
jugement impitoyable, celui qu’on peut porter lorsqu’on est au seuil de la mort.
« Je ne veux ni l’appui ni l’amitié de personne »,
ajoute Maximilien.
Et la Convention fascinée décide que le discours sera
imprimé.
Elle semble ainsi approuver et suivre Maximilien Robespierre
et lui remettre le pouvoir.
Tout à coup Cambon, le responsable des finances du Comité de
salut public, se dresse. Il a été mis en cause, il se défend.
« Avant d’être déshonoré, dit-il, je parlerai à la
France. Un seul homme paralyse la volonté de la Convention, cet homme, c’est Robespierre. »
Billaud-Varenne intervient à son tour, demande qu’avant d’être
imprimé le discours soit soumis à l’examen des Comités.
« Il faut arracher le masque, dit-il. J’aime mieux que
mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir par mon silence
complice de ses forfaits. »
L’exaspération, la colère gagnent de nombreux conventionnels.
L’un dit qu’il existe une liste de proscrits et que Robespierre doit la
communiquer à l’Assemblée.
Robespierre le nie, mais ajoute qu’il refuse de « blanchir
tel ou tel ».
Le conventionnel Charlier, l’un des plus ardents partisans
de la Terreur, s’écrie :
« Quand on se vante d’avoir le courage de la vertu, il
faut avoir celui de la vérité. Nommez ceux que vous accusez ! » « Oui,
oui, nommez-les ! »
« Je persiste dans ce que j’ai dit », répond
Robespierre.
Amar, du Comité de sûreté générale, dénonce sur un ton
méprisant « l’amour-propre blessé qui vient troubler l’Assemblée ».
Fréron demande que l’on retire aux Comités le droit de faire
arrêter les députés.
Robespierre descend de la tribune. Il reste impassible quand
la Convention ordonne que l’impression de son discours soit suspendue.
La séance est levée à cinq heures.
Robespierre a perdu ce premier combat. Il ne s’en soucie pas.
Il ira ce soir au club des Jacobins relire son discours. Et demain, la
Convention s’inclinera.
Les Jacobins, comme il l’a prévu, l’acclament.
« En jetant mon bouclier, commence-t-il, je me suis
présenté à découvert à mes ennemis. Je n’ai flatté personne. Je n’ai calomnié
personne. Je ne crains personne. »
Les Jacobins découvrent dans la salle du club
Billaud-Varenne et Collot d’Herbois. On les bouscule. On crie : « À
la guillotine ! À la guillotine ! » Et on les expulse.
Maximilien Robespierre reprend son discours, dont chaque
phrase est saluée avec ferveur.
« Je suis fait pour combattre le crime, non pour le
gouverner, dit-il. Le temps n’est point arrivé où les hommes de bien peuvent
servir impunément la patrie. Les défenseurs de la liberté ne seront que des
proscrits tant que la horde des fripons dominera.
« Citoyens… »
Il s’interrompt, se redresse, comme s’il voulait offrir son
corps à qui le vise.
« Citoyens…
« Je leur lègue la vérité terrible et la mort. »
La nuit est belle et légère après la journée suffocante.
Dans quelques heures, ce sera l’aube du 9 thermidor an II, 27
juillet 1794.
15.
« La vérité terrible et la mort » : ces mots
de Robespierre inquiètent et angoissent de nombreux membres des Comités de
salut public et de sûreté générale, du Tribunal révolutionnaire et de la Convention.
Et comme l’incorruptible a refusé de donner les noms de ceux
qu’il vise, la peur se propage.
Certains ne doutent pas du sort que l’incorruptible leur
réserve.
Fouché, lorsqu’il se rend auprès des députés du Ventre, cette
Plaine, ce Marais, qui occupent le centre de la Convention et qui siègent
précisément en face de la tribune, et forment un groupe de conventionnels
compact qui, par son vote, peut faire basculer l’Assemblée – pour ou contre
Robespierre
— ne cache pas que sa vie est en jeu.
« J’ai l’honneur d’être inscrit sur les tablettes de
Robespierre, à la colonne des morts », dit Fouché.
Il parle avec passion à Boissy d’Anglas qui, depuis son
élection en 1789, aux États généraux, mène une prudente carrière et est devenu
à la Convention l’un des membres les plus influents de ce Ventre.
Fouché veut le convaincre que renverser l’incorruptible, c’est
mettre fin à la Terreur, à cette loi de Prairial qui transforme chaque citoyen
en suspect et donc en condamné, selon le bon plaisir du Tribunal révolutionnaire.
Barras, Fréron, mais aussi Collot d’Herbois et
Billaud-Varenne, que les Jacobins viennent de chasser du club en les menaçant
du « rasoir national », appuient Fouché.
Boissy d’Anglas réunit ses collègues du Marais.
Si les Montagnards, à la suite de Fouché et des autres « terroristes »
anciens représentants en mission, corrompus, abandonnent Robespierre, si l’incorruptible
n’est plus entouré que de quelques amis sûrs et critiqué par les plus humbles
des citoyens, écrasés par la misère, las et mécontents, alors il y a un avenir
pour le Marais, le Ventre, la Plaine.
Dans la nuit du 8 au 9 thermidor, Fouché et Tallien
pressentent que les modérés de la Convention, les prudents et les lâches, les
héritiers des Feuillants commencent à redresser la tête, prêts à saisir l’occasion
d’abattre Robespierre et ces lois terroristes, si elle se présente.
Tallien insiste.
Il viendra, le 9 thermidor, avec un poignard. Car il ne s’agit
pas seulement de sa vie, mais de celle aussi de Thérésa Cabarrus, sa femme
aimée, cette fille de banquier et armateur espagnol, qu’il a rencontrée à
Bordeaux.
On l’avait arrêtée parce que son père était aussi agioteur, corrompu
et corrupteur, riche et donc suspect. Tallien avait réussi à la faire libérer, mais,
venue à Paris, elle a de nouveau été arrêtée, en mai, et elle n’échapperait pas
à la Sainte Guillotine si Robespierre et Saint-Just, Couthon, Le Bas, et ses
partisans à la Commune de Paris continuaient de dominer le pouvoir.
Il fallait que Robespierre tombe.
Et Tallien dénonce le discours prononcé la veille par l’incorruptible
à la Convention et répété au club des Jacobins.
Phrases hypocrites, apologétiques, annonçant la tyrannie, dit-il.
Et ce sont ces mêmes accusations que Collot d’Herbois, Billot-Varenne
ont reprises au Comité de salut public, lorsqu’ils sont rentrés du club des
Jacobins, au milieu de la nuit. Ils ont entouré Saint-Just, qui écrit.
« Tu rédiges notre acte d’accusation ? » lui
demandent-ils.
Saint-Just les toise.
« Eh bien oui, tu ne te trompes pas Collot, et toi aussi,
ajoute-t-il en se tournant vers Carnot, tu n’y seras pas oublié non plus et tu
t’y verras traité de main de maître. » Et Saint-Just reprend la plume, indifférent
aux colères des autres.
Vers cinq heures du matin, il range ses notes, se lève, impassible,
et s’éloigne d’un pas tranquille.
Il a l’intention, avant la chaleur qui s’annonce étouffante,
d’aller chevaucher au bois de Boulogne, pour respirer un air encore frais.
Mais il suffit de quelques heures, ce 9 thermidor, pour qu’une
chaleur orageuse étouffe Paris, sous l’épaisseur sombre de nuages bas, que
déchire parfois la foudre.
Dans le pavillon de Flore, Billaud-Varenne, Barère, Collot d’Herbois,
Carnot, vont et viennent, s’épongent le front, échangent quelques phrases, consultent
leurs montres.
Ils attendent Saint-Just qui est censé venir leur lire son
discours. C’est Couthon qui arrive. Le paralytique est lui aussi en sueur. On
le questionne, on se dispute. On l’accuse de trahir, comme Saint-Just, le
Comité.
Tout à coup, vers midi, un huissier apporte un message de
Saint-Just.
Collot d’Herbois le parcourt, a une exclamation de fureur, le
lit à haute voix :
« Vous avez flétri mon cœur, écrit Saint-Just, je vais
l’ouvrir tout entier à la Convention nationale. »
On s’indigne. On court vers la Convention, puisque c’est
devant elle que va se livrer la bataille.
Finis les apparences ou les espoirs de réconciliation au
sein des Comités.
Les conventionnels vont trancher, pour ou contre Robespierre.
« Le Ventre est avec nous », murmure Fouché.
Mais les tribunes sont peuplées de robespierristes. Ils
acclament Robespierre qui, vêtu de l’habit bleu qu’il n’a porté que pour la
fête de l’Être suprême, gagne sa place du pas d’un prêtre qui se dirige vers l’autel.
Saint-Just le rejoint, avec lui aussi la démarche d’un officiant,
élégant dans son habit chamois, son gilet blanc et sa culotte gris tendre. C’est
lui qui, vers une heure de l’après-midi de ce 9 thermidor an II, monte le premier
à la tribune de la Convention.
Collot d’Herbois préside la séance, et déjà il brandit la
clochette qui lui permettra d’interrompre les débats et même de couvrir la voix
de l’orateur.
Saint-Just s’apprête à parler. Il tourne la tête, regarde à
sa droite et à sa gauche les deux tableaux représentant l’un Marat, l’autre Le
Peletier, les deux « martyrs » assassinés. Entre eux l’« Arche
sainte » contenant le texte de la Constitution de 1793 – l’an I –, jamais
appliquée.
Saint-Just commence d’une voix calme, posée :
« Je ne suis d’aucune faction, dit-il, je les
combattrai toutes… » Des applaudissements l’interrompent, mais ils saluent
l’entrée de Billaud-Varenne.
« Quelqu’un cette nuit, reprend Saint-Just, a flétri
mon cœur et je ne veux parler qu’à vous. On a voulu répandre que le
gouvernement était divisé, il ne l’est pas, une altération politique que je
vais vous rendre a seulement eu lieu. » Robespierre a un geste d’irritation.
Il lui semble que Saint-Just se dérobe, Saint-Just veut ainsi éviter l’affrontement,
par prudence, parce qu’il a pris conscience de la force de ses adversaires. Il
veut rassurer ce Ventre modéré dont les députés sont aux aguets, sans doute
prêts à rallier Fouché, Barras, Tallien. Et ce dernier bondit à la tribune, repousse
Saint-Just : « Hier, dit-il, criant presque, un membre du
gouvernement s’en est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier, aujourd’hui
un autre fait la même chose, je demande que le rideau soit déchiré. »
« Il le faut, il le faut », scandent plusieurs
dizaines de conventionnels.
Saint-Just ouvre la bouche, mais Billaud-Varenne se précipite
à la tribune avant même que Tallien en soit descendu.
« Je m’étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce
qui s’est passé, dit-il. Il avait promis aux deux Comités de leur soumettre son
discours avant de le lire à la Convention et même de le supprimer s’il leur
semblait dangereux… »
Saint-Just se tait, immobile, impassible, inébranlable mais
paralysé, devenu plus spectateur qu’acteur.
Et Billaud-Varenne continue, raconte la séance au club des
Jacobins.
« On a eu l’intention d’égorger la Convention », clame-t-il.
Il désigne un homme assis dans les tribunes, demande son
expulsion en l’accusant d’être celui qui au club des Jacobins a attaqué la
Convention.
« La Convention périra si elle est faible ! »
crie Billaud-Varenne.
« Non, non, non », répondent les députés de la
Montagne en agitant leurs chapeaux.
Le Bas veut parler. Collot d’Herbois agite la clochette, les
tintements, les cris étouffent la voix de Robespierre, cependant que
Billaud-Varenne attaque l’incorruptible.
Et quand Robespierre s’élance vers la tribune pour parler, la
clochette de Collot d’Herbois sonne, le rend inaudible, et les cris de « À
bas le tyran ! » retentissent.
Onze fois Robespierre essaie de parler, mais le nouveau
président de séance, Thuriot, agite frénétiquement la clochette et étouffe sa
voix.
« De quel droit, lui lance Robespierre, le président
protège-t-il les assassins ? »
Tallien est remonté à la tribune.
« J’ai vu hier la séance des Jacobins, crie-t-il. J’ai
frémi pour la patrie. J’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell et je me
suis armé d’un poignard pour lui percer le sein si la Convention n’avait pas le
courage de le décréter d’arrestation ! »
Tallien brandit et agite le poignard.
Robespierre hurle, mais qui l’entend dans les cris, le
tintement de la clochette ?
« Pour la dernière fois, président d’assassins, me
donneras-tu la parole ? »
Il a le visage congestionné, il continue de parler. Il se
tourne vers les députés de la Plaine, ces hommes du Ventre.
« Hommes purs, commence-t-il, hommes vertueux c’est à
vous que j’ai recours ! Accordez-moi la parole que les assassins me
refusent. »
Mais comment peut-il espérer que ces hommes dont tout
— l’invocation de l’immortalité de l’âme, de l’Être
suprême, de la Terreur et de la Vertu – le sépare le soutiennent ?
En fait, c’est la dernière chance de Robespierre.
Abandonné par la Montagne, par les hommes des Comités – Vadier,
Barère, interviennent à leur tour –, il est seul.
Un député de l’Aveyron, inconnu, Louchet, que personne
jamais n’a entendu, se dresse :
« Je demande le décret d’accusation contre Robespierre »,
dit-il.
Et les mains se lèvent pour voter le décret.
Robespierre tente de parler, s’avance au milieu des travées.
On l’interpelle :
« Le sang de Danton t’étouffe », crie un député.
« Ne t’avance pas, lance Fréron, c’est là que s’asseyaient
Condorcet et Vergniaud. »
On réclame l’arrestation immédiate du « monstre ».
La peur si longtemps contenue devient rage.
« Brigands ! Les lâches ! Les hypocrites, hurle
Robespierre.
« Je demande la mort. »
Puis, alors que les cris de « À bas le tyran ! Décret
d’accusation ! » retentissent, il lance :
« Les brigands triomphent. »
Augustin Robespierre se dresse.
« Je suis aussi coupable que mon frère, dit-il. Je
partage ses vertus, je demande aussi le décret d’accusation contre moi. »
Le Bas, aussitôt, déclare :
« Je ne veux pas partager l’opprobre de ce décret, je
demande aussi l’arrestation. »
L’arrestation est même votée pour Saint-Just, silencieux, comme
absent, et pour Couthon.
« Couthon est un tigre altéré du sang de la représentation
nationale, crie Fréron. Il voulait se faire de nos cadavres autant de degrés
pour monter sur le trône. »
Couthon, assis sur sa chaise roulante, ricane, montrant ses
jambes paralysées :
« Oui, je voulais monter au trône. »
« Arrestation, arrestation », crie-t-on.
Saint-Just, Le Bas, Couthon, Augustin Robespierre sont
décrétés d’arrestation, comme Maximilien.
Des gendarmes s’approchent.
« La Liberté et la République vont donc enfin sortir de
leurs ruines », s’écrie Fréron.
« Oui, car les brigands triomphent », répète
Robespierre pendant que les gendarmes l’entraînent, avec ses quatre compagnons.
Saint-Just, à la demande de Collot d’Herbois, dépose d’un
geste lent, tranquille, le texte de son discours sur le bureau du président !
La chaleur est intense, moite, lourde.
Il est presque cinq heures, ce 9 Thermidor.
Robespierre est épuisé.
Il dévisage lentement son frère Augustin, Couthon, Saint-Just,
Le Bas.
Tous dans cette salle du Comité de sûreté générale où on les
a conduits, paraissent à bout de force.
Robespierre baisse la tête après avoir longuement fixé
Saint-Just qui, bras croisés, semble indifférent.
Cet homme si jeune, si beau, a-t-il songé à l’abandonner lui
aussi ?
On entend des éclats de voix !
Vadier et Amar dans une salle voisine décident de disperser
les prisonniers dans les différentes prisons de Paris, et, en attendant leur
départ, on leur sert à dîner.
Ils parlent peu.
Une insurrection comme celle qui, le 31 mai et le 2 juin
1793, a imposé à la Convention l’arrestation des députés girondins, est-elle
possible ?
Robespierre est réticent. Il ne veut pas violer la loi. Et
la Convention est la représentation du peuple souverain.
Et tout à coup, le tocsin qui retentit.
Le Conseil général de la Commune, à l’Hôtel de Ville, a dû
apprendre les arrestations. Et le maire de Paris, Fleuriot-Lescot, est un
fidèle robespierriste. Il appelle les patriotes à se rassembler en armes, il
mobilise la garde nationale que commande le général Hanriot, un robespierriste
lui aussi.
Le maire ordonne aux concierges des prisons de ne pas
accepter les prisonniers qu’on leur présenterait.
Brutalement, les portes de la salle où se trouve Robespierre
s’ouvrent avec fracas. Des gendarmes de la Convention poussent dans la salle
Hanriot, bras liés.
Éméché, il avait à cheval harangué, au Palais-Royal, les
citoyens, les appelant à « exterminer les trois cents scélérats qui
siègent à la Convention ».
Les gendarmes n’avaient eu aucune peine à se saisir de lui.
Est-ce la fin ? L’insurrection mort-née, les
robespierristes condamnés.
Mais les concierges des prisons obéissent à la Commune, refusent
de recevoir les prisonniers qu’on vient de leur présenter. On conduit
Robespierre à la mairie, quai des Orfèvres. On l’y accueille par des cris de
joie. Il est libre. Il n’est que huit heures du soir.
Tout serait-il encore possible ?
Le vice-président du Tribunal révolutionnaire Coffinhal est
parti pour les Tuileries avec deux cents canonniers et des gardes nationaux, représentant
seize sections, même si la majorité – trente-deux – ont refusé de marcher.
On délivre Hanriot, mais le général dégrisé refuse de faire
bombarder les Tuileries, et se rend à l’Hôtel de Ville où il retrouve les
autres prisonniers.
Robespierre vient d’y arriver. Il a fallu que le maire
Fleuriot-Lescot l’arrache à ses hésitations, à sa passivité, à sa prudence. Car
il ne veut pas prendre la tête de l’insurrection.
Par souci de légalité ? Par habileté ? Afin de
rester au-dessus des factions ?
Par épuisement nerveux et sentiment que tout est perdu, que
la mort est là, parce que les « brigands triomphent » et que
Maximilien est fasciné, attiré par cet échec – et sa mort -qui se dessine.
Mais il n’a pas pu se dérober à l’appel de Fleuriot-Lescot, du
Conseil général de la Commune.
« Le Comité d’exécution a besoin de tes conseils, viens
sur-le-champ à l’Hôtel de Ville », lui a-t-on écrit.
Et d’ailleurs, comment refuser alors que la Convention
déclare hors la loi tous les partisans de Robespierre ?
C’est donc l’insurrection, le conflit armé avec la
Convention, l’obligation de jouer son va-tout.
Il faut rassembler tous les robespierristes.
Couthon sera le dernier à rejoindre l’Hôtel de Ville. Il s’obstine
à ne pas vouloir quitter la prison de La Bourbe où on l’a accepté.
À toutes les sollicitations, il répond qu’il est fidèle aux
principes que lui a enseignés l’incorruptible : respecter la souveraineté
de la Convention.
Il faut qu’Augustin Robespierre prenne la plume, écrive :
« Couthon, tous les patriotes sont proscrits, le peuple
tout entier est levé. Ce serait le trahir que de ne pas te rendre avec nous à
la Commune où nous sommes actuellement. »
Maximilien Robespierre et Saint-Just signent ce message aux
côtés de « Robespierre jeune ».
Couthon a enfin rejoint l’Hôtel de Ville. Et Maximilien
regarde autour de lui ses partisans rassemblés dans cette salle.
Aucun élan, aucun enthousiasme. Le désarroi, la fatigue, le
désespoir même, se lisent sur les visages, dans les attitudes.
On écrit des ordres :
« Qu’on ferme les barrières de Paris. Que l’on mette
les scellés sur toutes les presses des journalistes – et qu’à cet effet on en
donne l’ordre aux commissaires de police – et les journalistes en arrestation
ainsi que les députés traîtres. »
On conclut le message par ces mots :
« C’est l’avis de Robespierre et le nôtre. »
Mais Maximilien Robespierre ne signe pas le texte qui
portera le nom de Payan et celui du maire Fleuriot-Lescot.
On parle. On palabre plutôt, dans une atmosphère irréelle.
On dit qu’il faut « mettre le peuple en humeur ».
On décide l’« arrestation des indignes conspirateurs »
pour « délivrer la Convention de l’opposition où ils la retiennent ».
Saint-Just, debout, ne dit mot.
Il observe sur la place de Grève, devant l’Hôtel de Ville, les
gardes nationaux, les canonniers, qui piétinent, inactifs, auxquels personne ne
donne d’ordre.
Nombreux sont ceux qui, après des heures d’attente, commencent
à quitter la place.
Il aperçoit des agents de la Convention, ceints de leur
écharpe tricolore, qui vont et viennent, annoncent que de nombreuses sections
se sont ralliées à l’Assemblée, que l’École militaire de Mars a fait de même, que
ceux qui suivent les ordres de la Commune, de Robespierre, sont hors la loi, passibles
d’une exécution immédiate, sans jugement.
Les hommes peu à peu s’égaillent, et seule une poignée d’entre
eux demeure sur la place.
C’est le 10 thermidor, an II, vers deux heures du matin.
Dans la salle de l’Hôtel de Ville, Fleuriot-Lescot a établi
la liste des « ennemis du peuple », ces quatorze députés, parmi
lesquels Tallien, Fouché, Fréron, Carnot, « qui ont osé plus que Louis XVI,
puisqu’ils ont mis en arrestation les meilleurs patriotes ».
Ils sont décrétés hors la loi.
On entend la pluie d’averse qui en rafales frappe les vitres,
les pavés de la place, et qui tombe drue depuis minuit, chassant les derniers
gardes nationaux.
Ils ne sont plus que quelques-uns quand une petite colonne
de gendarmes, rassemblée par la Convention, après avoir longé les quais, parvient
place de Grève. Elle est conduite par Barras, qui en a pris le commandement, et
par le député Léonard Bourdon, qui fut longtemps proche d’Hébert.
Elle entre facilement dans l’Hôtel de Ville que plus
personne ne garde.
Aux gendarmes de la Convention se sont joints les gardes
nationaux des beaux quartiers, et des sans-culottes de la section des
Gravilliers, celle de l’Enragé Jacques Roux.
On entend plusieurs coups de feu.
Un gendarme – Méda ou Merda – a-t-il fracassé d’une balle la
mâchoire de Maximilien, ou bien celui-ci a-t-il tenté de se suicider ?
L’Incorruptible, joue déchirée, dents arrachées, ou brisées,
n’est plus qu’un corps pantelant qui tente avec du papier d’étancher le sang
qui macule son habit bleu, sa cravate blanche.
Et qu’on outrage, qu’on moque :
« Il me semble que Votre Majesté souffre ? Eh bien,
tu as perdu la parole ? Tu n’achèves pas ta motion ? »
Le corps de Le Bas est étendu sur le sol. Le Bas a réussi à
se faire sauter la cervelle.
Augustin Robespierre a tenté de s’enfuir par une corniche ou
bien s’est jeté par une fenêtre, mais n’est pas parvenu à mourir. On le
transporte le corps brisé, en l’insultant.
Hanriot est tombé ou a été précipité dans une cour de l’Hôtel
de Ville.
Saint-Just n’a esquissé aucun geste, ni pour fuir, ni pour
se défendre, ni pour se suicider.
On l’a arrêté sans brutalité, avec une sorte de respect pour
ce jeune homme singulier, et qui ne semblait pas surpris. On découvre Couthon, caché
sous une table, et on le jette dans l’escalier.
Si l’on en croit un témoin : « Couthon fut le
jouet de la populace depuis trois heures du matin jusqu’à six. Ils le prenaient
par le bras et le soulevaient en l’air, ils le laissaient tomber en faisant de
grands éclats de rire. Ils le conduisaient ainsi de culbute en culbute jusqu’au
parapet du quai pour le jeter tout vivant ou à moitié mort dans la rivière, mais
le plus grand nombre criait de le garder pour la guillotine. Il fut donc ramené
toujours en roulant et le culbutant à terre dans l’Hôtel de Ville. »
Mais cette nuit violente, tragique, décisive du 9 au 10
thermidor an II, avait été calme dans la plupart des quartiers de Paris.
L’Opéra et l’Opéra-Comique, où l’on donnait Armide et
Paul et Virginie, avaient fait salle comble. On ne s’était pas soucié de
ce qui se jouait sur la scène du théâtre politique, à la Convention, à l’Hôtel
de Ville et place de Grève.
Les acteurs de ces pièces-là inspiraient la lassitude ou le
dégoût.
Qu’ils règlent leurs comptes entre eux !
On a transporté Robespierre et les autres prisonniers
-Couthon et Hanriot sont blessés eux aussi, Saint-Just ne paraît pas voir ce
qui l’entoure – dans la salle du Comité de salut public.
Deux officiers de santé viennent panser Maximilien, le bas
du visage fracassé et ses vêtements couverts de sang.
Ils sont ensuite conduits à la Conciergerie. Et à chaque pas
de ceux qui le portent, Robespierre étouffe un hurlement de douleur.
Fouquier-Tinville, la voix hésitante, le visage d’une pâleur
de mort, se contente de constater l’identité des prisonniers, qui vont être
exécutés sans être jugés puisqu’ils ont été mis hors la loi.
La veille encore, Fouquier-Tinville avait envoyé à la
guillotine quarante-quatre condamnés. Et en dépit de l’arrestation de
Robespierre, connue vers cinq heures et demie, les charrettes avaient continué
leur route.
« Va ton train », avait fait dire
Fouquier-Tinville au bourreau.
Parmi les condamnés il y avait un homme de vingt ans, et un
vieillard de quatre-vingt-dix !
Un témoin, le 10 thermidor, se souvenant de ces condamnés-là,
écrit :
« La Convention trop occupée d’elle-même ne songea
point à expédier promptement un sursis pour les condamnés du matin du 9
thermidor. Et le peuple, intimidé par les gardes nationaux du général Hanriot, qui
avaient ordre de faire exécuter le jugement et obligèrent les charrettes à
poursuivre leur chemin vers la place du Trône-Renversé, n’eut pas le courage de
les arrêter.
« Qu’il est affreux de mourir sur l’échafaud au moment
où l’on apprend que les monstres qui nous y envoient sont enchaînés et vont
bientôt y monter eux-mêmes. »
Et c’est cent quarante têtes qui ont « éternué dans le
sac » en quelques heures, le 8 et le 9 thermidor.
Maintenant, ce 10 thermidor, vers six heures du soir, Robespierre
et vingt et un de ses « complices » prennent place dans trois
charrettes.
Leurs vainqueurs – Fouché, Barras, Fréron, Tallien, Billaud-Varenne,
Collot d’Herbois, et les conventionnels du Ventre, tel Boissy d’Anglas – veulent
que ces exécutions s’opèrent avec un grand concours de peuple. Et ils ont
décidé de faire dresser l’échafaud, de nouveau, place de la Révolution, afin
que les charrettes traversent le Paris du centre, des quartiers « modérés »,
et que la foule se presse et hurle sa joie, tout au long de la rue Saint-Honoré.
Et les emplacements aux fenêtres sont loués à prix d’or. Les
charrettes mettent une heure et demie pour parcourir ce trajet.
Elles se sont souvent arrêtées pour laisser la foule s’approcher,
voir, insulter Robespierre, couché, attaché aux ridelles.
Une femme se précipite, s’agrippe à la charrette, crie à
Maximilien :
« Monstre, au nom de toutes les mères, je te maudis. »
Devant la maison Duplay, on arrête les charrettes. Un enfant
court chez le boucher, en revient avec du sang de bœuf, dont il asperge la
porte.
La foule crie.
Les charrettes s’ébranlent.
« Chacune de ces charrettes portait en avant un grand
drapeau tricolore, agité dans la route par un bourreau, raconte un témoin. C’était
un jour de fête, tout le beau monde était aux fenêtres pour les voir passer ;
on applaudissait en claquant des mains. Le seul Robespierre aîné montrait du courage,
en allant ainsi à la mort, et de l’indignation en entendant ces exclamations de
joie.
« Il avait la tête enveloppée d’un linge, ses yeux de
faïence ordinairement éteints étaient très vifs et très animés en ces derniers
moments.
« Les autres condamnés étaient sans mouvement. Ils
paraissaient accablés de honte et de douleur. Ils étaient presque tous couverts
de sang et de boue. Hanriot avait un œil hors de la tête.
« On les aurait pris pour une troupe de bandits saisis
dans un bois après un violent combat. »
À sept heures et demie, les charrettes arrivent place de la
Révolution, ci-devant place Louis-XV.
Elle est remplie par la foule qui, sous un ciel d’été d’un
bleu intense, crie sa joie, applaudit.
Elle hurle quand le bourreau s’affaire à lier – et c’est
difficile – le paralytique Couthon à la planche.
Et c’est aussi le corps brisé d’Augustin Robespierre qu’on
décapite.
Et c’est la tête d’Hanriot, au front ouvert, à l’œil droit
pendant sur la joue qu’on fait rouler dans le sac.
Saint-Just monte d’un pas sûr les marches de l’échafaud.
Il précède Maximilien Robespierre et le maire Fleuriot-Lescot
qui sera le dernier décapité.
La foule hurle encore plus fort, applaudit quand elle
reconnaît l’incorruptible.
« Le bourreau après l’avoir attaché à la planche et
avant de lui faire faire la bascule arrache brutalement les bandages et l’appareil
qui soutient la mâchoire fracassée de Maximilien. Il poussa un rugissement
semblable à celui d’un tigre mourant, qui se fit entendre aux extrémités de la
place », écrit le témoin.
Le bourreau montre au peuple trois têtes ensanglantées :
celle d’Hanriot, le général commandant la garde nationale, celle de Dumas, le
président du Tribunal révolutionnaire, et celle de ce Maximilien Robespierre, l’incorruptible
qui croyait à l’Être suprême et à l’immortalité de l’âme.
Sur la place de la Révolution, dans les rues voisines, la
foule crie sa joie.
« On se jette dans les bras les uns des autres. »
Le témoin ajoute :
« Ô Liberté, te voilà arrachée à tes plus cruels
ennemis. Enfin nous sommes libres, le tyran n’est plus. »
Mais comptant les charrettes qui durant plusieurs jours ont
conduit par grandes fournées les complices du tyran au rasoir national, il
dénombre cent six exécutions.
« Quelle boucherie ! » s’exclame-t-il.
« Mais, poursuit-il aussitôt, quel autre malheur plus grand que cette
journée du
9 thermidor ne soit pas arrivée deux ou trois jours plus tôt.
Près de cent quarante personnes y auraient gagné la vie… »
CINQUIÈME PARTIE
10 thermidor an II-4 prairial
an III
28 juillet 1794 – 23 mai 1795
« La Révolution est faite »
« On semblait sortir du tombeau
et renaître à la vie. »
Le conventionnel Thibaudeau
après le 9 thermidor an II
« La Révolution est
faite…
La Révolution a coûté des
victimes, des fortunes
ont été renversées ; iriez-vous
autoriser des recherches
sur tous les événements
particuliers ?
Lorsqu’un édifice est
achevé, l’architecte
en brisant ses instruments
ne détruit
pas ses collaborateurs… »
Le conventionnel Cambacérès
après le 9 thermidor an II
« Les conventionnels
sont comme des valets de révolution
qui ont assassiné leurs
maîtres
et s’emparent de la maison
après leur mort. »
Mallet du PAN
après le 9 thermidor an II
16.
On a jeté le corps de Maximilien Robespierre dans la fosse
commune.
« Vive Dieu ! Mon cher ami ! La tyrannie est
à bas depuis trois jours, écrit le 12 thermidor an II (30 juillet 1794) le
libraire Ruault à son frère. Le bruit sans doute en est déjà venu jusqu’à vous,
car il a été grand et terrible comme il devait l’être. Toute la France doit en
retentir en ce moment. Robespierre est allé le 10 rejoindre Danton par la même
route qu’il a fait prendre à ce collègue pour descendre chez les morts, les
révolutionnaires même les plus fougueux ont trouvé juste en cette occasion l’emploi
de l’admirable loi du talion… »
Et Ruault raconte qu’alors que Robespierre gisait, la
mâchoire fracassée, attendant qu’on le chargeât dans la charrette qui devait le
conduire à la guillotine, un sans-culotte s’était approché, et lui avait lancé :
« Te voilà donc, tyran des patriotes ! Sens-tu
maintenant tout le poids du sang de Danton ? Il tombe goutte à goutte sur
ta tête. »
Quand Barras, Tallien, Fouché, Fréron sortent de la
Convention, on leur apporte des fleurs. Des jeunes gens embrassent les basques
de leur habit, on crie à Fréron :
« Souviens-toi que tu as des morts à venger. »
Des attroupements se forment devant les portes des quarante
prisons de Paris où s’entassent huit mille cinq cents prisonniers.
On a suspendu l’appel quotidien. Les détenus interpellent
leurs gardiens, réclament du vin, exigent qu’on les libère.
Des parents, des amis des prisonniers, font le siège du
Comité de sûreté générale, sollicitent des « élargissements ».
Des huissiers jouent les intermédiaires, extorquent deux à
trois mille écus pour faciliter une libération.
En quelques jours, près de cinq cents suspects sont relâchés.
« On semblait sortir du tombeau et renaître à la vie »,
dit le conventionnel Thibaudeau qui, prudemment, pendant la Terreur s’est fait
oublier au Comité de l’instruction publique, et reparaît maintenant que la tête
de Robespierre a roulé dans le sac.
Ils sont nombreux comme lui.
Sieyès, l’un des députés aux États généraux les plus
influents, s’est aussi retiré pendant les mois de sang.
« J’ai vécu », murmure-t-il. Et il se souvient en
frissonnant du regard que Robespierre portait sur lui, le considérant comme « la
taupe de la Révolution, qui ne cesse d’agir dans les souterrains de la
Convention, plus dangereux pour la liberté que ceux dont la loi a fait justice
jusqu’ici ».
Sieyès a rejoint – comme Thibaudeau – le Ventre, ce Marais
dont le vote, le 9 thermidor, a fait tomber Robespierre. On y trouve des hommes
qui, comme Boissy d’Anglas, Cambacérès, Durand-Maillane, veulent en finir avec
la Terreur sans pour autant retourner à l’Ancien Régime.
« Nous avons renversé la féodalité, dit Boissy d’Anglas,
l’égalité règne dans la République. »
Et naturellement, la confiscation des biens nationaux doit
être maintenue sous la « garantie de la foi publique ».
Mais les Barras, Fouché, Tallien, Fréron, qui ont été des
représentants en mission « terroristes » à Bordeaux, Lyon, Marseille,
Toulon, qui partagent les idées des députés du Ventre, ont aussi besoin de
faire oublier que leurs mains ont trempé dans le sang de nombreuses victimes, et
qu’elles se sont, avides, souvent emparées des biens des « aristocrates ».
Ces terroristes ont été des « friponneurs ». Ils
ont craint en Robespierre moins le « tyran des patriotes » que l’incorruptible.
Ils ont besoin de se séparer de Barère, de Billaud-Varenne, de
Collot d’Herbois, de Vadier, d’Amar, de tous ces antirobespierristes qui ont
voulu la chute de l’incorruptible, parce qu’il invoquait la Vertu, l’Être
suprême et l’immortalité de l’âme, mais ils veulent rester des Montagnards, des
Jacobins, qu’inquiète le retour des aristocrates.
« Vous trouverez les choses bien changées, bien
radoucies depuis la mort de Robespierre, écrit Ruault.
« Je trouve seulement que les royalistes ou les
aristocrates sont devenus un peu trop insolents. J’ai été insulté hier dans la
rue en qualité de patriote par un de ces messieurs qui était sorti de prison la
veille… »
Mais les anciens terroristes, soucieux de faire oublier leur
passé, ont besoin de ces « messieurs ».
Tallien qui a obtenu la libération de Thérésa Cabarrus, bien
vite nommée Notre-Dame de Thermidor, se rend presque chaque jour à la prison du
Luxembourg :
« Le peuple y accourt en foule, écrit un témoin, comble
Tallien de bénédictions, l’embrasse, embrasse ceux qui viennent d’être rendus à
la liberté. Soyez tranquilles mes amis, dit Tallien à ceux qu’il ne peut encore
faire sortir de prison. Vous ne soupirerez pas longtemps après votre liberté. Il
n’y a que les coupables qui ne jouiront pas de ce bienfait. Je reviendrai aujourd’hui,
je reviendrai demain et nous travaillerons jour et nuit jusqu’à ce que les
patriotes injustement détenus soient rendus à leurs familles. »
Et le conventionnel Legendre, cet ancien boucher, ce tribun,
qui fut proche de Danton, « visite sans cesse les prisons, écoute les
détenus, verse des larmes, les rend à leurs familles et s’il en a repoussé
quelques-uns revient bientôt vers ceux-là, grondant et pleurant à la fois. Il a
l’air de les chasser de la prison. »
Ceux qu’on commence à appeler les « Thermidoriens »
se constituent ainsi une clientèle.
Les parents des détenus, les jeunes gens qu’on nomme muscadins,
parce qu’ils sont parfumés au musc, peuplent les tribunes de la Convention,
applaudissent quand le député Lecointre dénonce la « queue de Robespierre » :
Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier…
La Convention déclare ces dénonciations calomnieuses mais
aux Tuileries, au Carrousel, au ci-devant Palais-Royal, et même place de la
Bastille, des groupes se forment.
On se plaint qu’une dénonciation aussi grave ait été traitée
si légèrement… On va même jusqu’à dire qu’on saura bien forcer la Convention à
terminer cette affaire.
Rien ne semble ainsi pouvoir empêcher cette division des
vainqueurs de Robespierre, qui s’amorce en août et septembre 1794 (thermidor et
fructidor an II).
Et un patriote lucide comme Ruault ne peut que s’en lamenter,
exprimant une opinion « raisonnable », républicaine, si présente aux
débuts de la Révolution, mais qui s’est peu à peu retirée de la vie publique, inquiète
et suspecte aux yeux des « ultra-révolutionnaires ».
« Oh, que les passions individuelles sont terribles et
honteuses dans une révolution, écrit Ruault. Elles envoient à l’échafaud les
hommes les plus énergiques, les plus capables de conduire à sa fin cette même
révolution ; ces hommes passionnés et délirants s’entretuent par la main
du bourreau, s’affaiblissent dans leur propre cause et déshonorent cette
étonnante, cette sublime aventure dans l’histoire humaine.
« Que diront les peuples, que penseront les rois, en
apprenant ces horribles nouvelles, en lisant ces pages folles et sanglantes de
notre Révolution ?
« Les amis de la liberté, les enfants de la patrie en
gémissent et ne désespèrent pourtant pas du tout du succès des affaires
publiques… »
En fait, Ruault et chaque citoyen en ont conscience, depuis
le 9 thermidor, et même si le gouvernement continue à se déclarer
révolutionnaire, la République est entrée dans une nouvelle époque.
L’atmosphère de Paris est différente.
L’un des premiers étrangers, Henri Meister, arrivé dans la
capitale par le coche de Genève, s’étonne de pouvoir entrer dans la ville « sans
être arrêté à aucune barrière, sans éprouver la moindre difficulté, sans
essuyer la moindre question ».
Il remarque qu’on voit de nouveau « quelques voitures
particulières, celles des ministres – diplomates – étrangers, celles des
membres du Comité de salut public qui en ont chacun une à leur disposition aux
frais de la République ; celles de quelques entrepreneurs et de leurs
maîtresses ».
Il se rend au théâtre où l’on ne joue sous les acclamations
que des pièces qui fustigent le « tyran » Robespierre. Et le public
réclame vengeance contre les « chevaliers de la guillotine », les « buveurs
de sang ».
On lui confie que « les patriotes se taisent car l’aristocratie
les appelle des Robespierre ».
On ovationne les tirades qui font écho aux passions et aux
événements du moment :
Exterminez grand Dieu de la terre où nous
sommes
Quiconque avec plaisir répand le sang des
hommes.
Il voit devant un théâtre un cocher, qui ouvre la portière
de sa voiture, s’incliner devant le passager qui vient de le récompenser, et il
entend le cocher dire obséquieusement : « Merci mon maître. »
Et ce mot, plus jamais utilisé depuis près de cinq ans, Meister
constate qu’il se répand de nouveau. On retrouve le « maître », on
oublie « citoyen ».
Chaque jour, Meister lit quotidiens ou pamphlets qui
condamnent Maximilien, cet « Imposteur qui dictait depuis cinq ans la
ruine de la liberté, pour qui les crimes n’étaient rien, pourvu qu’ils fussent
des moyens de parvenir à la tyrannie.
Et les scélérats qui avec lui avaient ourdi les trames les
plus atroces ne sont plus… »
Et on appelle à en finir avec la « queue de Robespierre ».
Les journaux saluent la libération des suspects, l’abolition
de la loi du 22 prairial, l’arrestation de l’accusateur public du Tribunal
révolutionnaire, Fouquier-Tinville, auquel on promet un vrai procès.
En même temps, on traque ceux qui sont suspects de
robespierrisme.
Le 9 août, à Nice, les représentants en mission Saliceti et
Albitte décrètent d’arrestation le général Bonaparte, parce qu’il y a sur lui « de
forts motifs de suspicion de trahison, de dilapidation ».
Bonaparte entretenait de bonnes relations avec Augustin
Robespierre, un temps représentant en mission. Cela suffit à faire de Bonaparte
un suspect de robespierrisme.
Il se défend avec vigueur, écrivant depuis le Fort-Carré d’Antibes
où il a été emprisonné :
« N’ai-je pas toujours été attaché aux principes ?
J’ai tout perdu pour la République. Depuis, j’ai servi à Toulon avec quelque
distinction et mérité à l’armée d’Italie la part de lauriers qu’elle a acquise.
On ne peut donc me contester le titre de patriote… »
Le 20 août, Bonaparte est libéré. Mais il sent que les
soupçons s’accrochent à lui, alors que le général Hoche, qui était emprisonné
sous Robespierre, obtient avec la liberté le commandement de l’armée des Côtes
de Cherbourg qui lutte contre les chouans et les Vendéens.
Malgré ces changements, cette épuration, ces traques des
robespierristes que mènent dans les départements de nouveaux représentants en
mission, le pays est comme terrassé.
Le Suisse Mallet du Pan note : « La nation paraît
épuisée comme une frénétique revenue à la raison l’est par les saignées, les
bains et la diète ! »
Et l’ancien Girondin La Révellière-Lépeaux ajoute :
« À la fièvre chaude succède une entière prostration de forces. »
Les plaies ne sont pas refermées. Elles suppurent encore. Les
beaux quartiers et d’abord celui du faubourg Saint-Germain sont déserts. Et sur
les hôtels particuliers on peut lire, souvent, sur une bande accrochée à la
façade : « Propriété nationale à vendre. »
Ces demeures ont été pillées, parfois transformées en
bureaux et corps de garde par les sections de la Commune.
« On dirait que tout ce qui a été jadis dans l’intérieur
des appartements vient d’être exposé tout à la fois dans la rue. La capitale du
monde a l’air d’une immense friperie… À chaque pas, continue de noter le Suisse
Meister, vous rencontrez des personnes de tout sexe, de tous âges, de toutes
conditions, portant quelque paquet sous le bras ; ce sont des échantillons
de café, de sucre, de fromage, d’huile, de savon, que sais-je ? C’est
encore trop souvent le dernier meuble, le dernier vêtement dont un infortuné
consent à se défaire afin d’acheter l’aliment dont il a besoin pour lui-même ou
pour sa malheureuse famille… Ce qui m’a frappé le plus généralement à Paris, c’est
un caractère étrange d’incertitude, de déplacement sur presque toutes les
figures, un air inquiet, défiant, tourmenté, souvent même hagard et convulsif… »
Dans cette hébétude de Paris et du pays, les conventionnels
du centre – du Ventre – font campagne – dans les journaux, par leurs discours –
pour « l’Union et la Confiance », comme le dit Cambacérès :
« Ne nous reprochons ni nos malheurs ni nos fautes… poursuit-il,
la Révolution est faite… La Révolution a coûté des victimes, des fortunes ont
été renversées : iriez-vous autoriser des recherches sur tous les
événements particuliers ? Lorsqu’un édifice est achevé, l’architecte en
brisant ses instruments ne détruit pas ses collaborateurs. Tant que le peuple
et la Convention ne feront qu’un, les efforts des ennemis de la liberté
viendront expirer à vos pieds.
« Le vaisseau de la République tant de fois battu par
la tempête touche déjà le rivage… Laissez-le s’avancer dans le port en fendant
d’un cours heureux une mer obéissante. »
Mais cet apaisement qu’espèrent Cambacérès et les
conventionnels du Ventre, certains ne le souhaitent pas. Pour un publiciste
comme Mallet du Pan, « les conventionnels sont comme des valets de
révolution qui ont assassiné leurs maîtres et s’emparent de la maison après
leur mort ».
Certes Mallet du Pan est monarchiste, genevois, mais des
artisans, des domestiques, des ouvriers, des humbles donc ont eu à subir la loi
des suspects, ont vu des proches « éternuer dans le sac », après
avoir été condamnés par Fouquier-Tinville. Et ce sont les humbles qui ont
représenté près des deux tiers des victimes du Tribunal révolutionnaire.
Les survivants réclament vengeance.
Ce sont eux qui chantent, en désignant Robespierre et les
Jacobins :
Qu’on attrape ci
Qu’on attrape ça
La guillotine arrange ça
La guillotine t’attendait oui-da !
Une autre chanson est entonnée par les « messieurs »
de la « Jeunesse dorée », qu’on appelle « fats », « collets
noirs », « bas blancs », « Jacobins blancs » et
surtout « muscadins ».
Ils clament en avançant en petits groupes armés de gourdins
plombés, qu’ils veulent le Réveil du peuple.
Peuple français, peuple de frères,
Peux-tu voir sans frémir d’horreur
Le crime arborer les bannières
Du carnage et de la terreur ? […]
Le jour tardif de la vengeance
Fait enfin pâlir vos bourreaux.
Dans les tout premiers jours qui ont suivi l’exécution de
Robespierre, les sans-culottes interpellent ces « messieurs » les
muscadins. Ils les traitent de lâches, car un grand nombre d’entre eux sont des
réquisitionnaires insoumis, déserteurs, embusqués, qui se sont fait détacher
aux ateliers de guerre « et dont la main est plutôt comme celle du peintre
en miniature que du forgeron ou du limeur ». D’autres travaillent dans les
charrois ou les bureaux.
La plupart de ces collets noirs sont issus de la basoche, des
spectacles, de la boutique, de la banque, des administrations publiques.
Il y a parmi eux des gens de lettres, des hommes de loi, des
journalistes poètes, des vaudevillistes, des clercs de notaire et d’avoué. Puis
des comédiens, des garçons marchands, des petits commis, des petits négociants,
des agioteurs, des courtiers, des manieurs d’argent. Tous n’ont qu’un désir :
ne pas rejoindre les armées, éviter d’être « réquisitionnés ».
Ils se rassemblent autour de Fréron qui publie chaque jour
un article violent dans L’Orateur du peuple. Mais souvent il abandonne
la plume pour le gourdin, il fait la chasse aux sans-culottes.
Les muscadins et ses lecteurs sont ses soldats, et ils sont
par leur origine sociale, leur manière de parler, de se vêtir, le contraire des
sans-culottes.
Ils l’emportent peu à peu dans les affrontements qui les
opposent.
Le quartier général des muscadins est au Palais-Royal, redevenu
le foyer du luxe, de l’élégance, du jeu, de l’agiotage, des filles à louer.
Ils se retrouvent aux cafés de Chartres et des Canonniers. On
y acclame Fréron, Tallien et sa Notre-Dame de Thermidor, Thérésa Cabarrus.
Ils molestent les colporteurs des feuilles jacobines, brûlent
leurs journaux, puis ils s’enhardissent, manifestent chaque jour aux Tuileries,
au théâtre.
Ils n’attaquent que s’ils sont en nombre, alors ils
insultent les acteurs accusés d’avoir été « terroristes ». Ils
battent les hommes, fouettent les femmes.
Puis ils s’éloignent, chantant, faisant tourner leur gourdin,
les jambes serrées dans une culotte si moulante qu’« autant vaudrait aller
nu ».
« Ils fourmillent partout », dit un rapport de
police. Leur façon de parler les distingue.
Ils se dandinent dans une attitude pâmée en répétant d’une
voix mourante Ma pa-ole d’honneu-.
Point de « R », la lettre maudite qui rappelle le
mot « Révolution ».
Ils attaquent à quatre contre un les te-o-istes. Ils
font la cour aux me-veilleuses, qui se montrent nues dans des fourreaux
de gaze, c’est, dit-on, le « système des nudités gazées ».
« Il eût fallu leur ôter bien peu de vêtements pour les
faire ressembler à la Vénus des Médicis. »
Et ces me-veilleuses commencent à porter des perruques
blondes tressées avec art.
« Les femmes du peuple les ridiculisent, y portent la
main pour en défaire l’arrangement. »
Mais les muscadins, ces inc-oyables, les pourchassent,
les fouettent puis font la roue devant les me-veilleuses. Ils portent un habit
étriqué, vert bouteille, ou « couleur de crottin » avec dix-sept
boutons de nacre pour rappeler l’orphelin du Temple, ce Louis XVII dont
le sort émeut.
L’enfant de neuf ans a vécu, depuis la fin octobre 1793, surveillé
par le cordonnier Simon.
Enfermé dans une des grandes salles de la tour principale du
Temple, il est obligé de faire ses besoins dans un coin de la pièce dont on n’enlève
les ordures qu’une fois par mois.
Mal nourri, enfumé par un vieux poêle dont il entretient le
feu, sale, ne changeant de linge que toutes les quatre semaines, son sort s’est
un peu amélioré après le 12 thermidor.
Trop tard, ce n’est plus qu’un enfant rongé par une maladie
osseuse, « sa poitrine est aussi violemment attaquée, son estomac est
rétréci, il ne respire et ne digère qu’avec peine. Le malheureux enfant royal
descend lentement au tombeau », écrit un témoin.
Pour les muscadins Louis XVII n’est qu’un emblème, dix-sept
boutons de nacre, un élément de leur parure, comme ces perruques enfarinées, constituées
par les cheveux des guillotinés.
Ils portent un bicorne en demi-lune, et leur visage émerge d’une
espèce de cornet de mousseline mouchetée de rouille, dont le sommet doit
caresser la lèvre inférieure, et qu’on appelle la « cravate écrouellique ».
Le col de velours noir qui évoque la mort du roi, les grands
revers pointus en châle, les basques carrées taillées en queue de morue, la
culotte serrée qu’on agrafe sous le genou dans un flot de rubans, les bas
chinés, les escarpins découverts qui ne cachent que les doigts de pied, et sur
l’œil, ce monocle énorme et insolent, tout cet accoutrement les oppose aux
sans-culottes.
Aux uns, le musc, la propreté méticuleuse, l’extravagance
élégante, recherchée, et aux autres, dit un muscadin, « les façons
grossières et la saleté officielle du costume des Jacobins, ce cynisme de
malpropreté des terroristes ».
Et l’orgueil pour les inc-oyables d’avoir été arrêtés sous
la Terreur :
Je mettais de la poudre et mon linge était
fin
Et mon écrou porta que j’étais muscadin.
On sait qu’il n’en fallait alors pas
davantage
Pour aller en charrette ou tout au moins en
cage.
Maintenant, on se venge.
La main du muscadin, blanchie à la pâte d’amande, ressemble
à une main de femme mais elle manie le « gourdin plombé », le « rosse-coquin ».
Et pour tenir la rue parisienne, si longtemps occupée par
les sans-culottes, les Jacobins, et avant eux par les Enragés, les hébertistes,
les maratistes, la Jeunesse dorée est bien utile à Fréron, à Tallien, à Barras,
à Fouché, à ces anciens terroristes qui ont rompu avec la Montagne, et qu’inquiète
un Billaud-Varenne qui ose dire encore au club des Jacobins :
« Le lion n’est pas mort quand il sommeille et à son
réveil il extermine tous ses ennemis. »
Les muscadins répondent en chantant Le Réveil du peuple. Et
Fréron et Tallien ne cherchent pas à savoir qui ils sont.
« On faisait semblant de ne pas s’apercevoir, raconte l’un
d’eux, que nous étions tous ou presque tous des réquisitionnaires insoumis. On
se disait que nous servirions plus utilement la chose publique dans les rues de
Paris qu’à l’armée de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle ou des
Pyrénées-Orientales, et qui eût proposé de nous envoyer battre l’estrade aux
frontières eût été fort mal reçu, croyez-le bien. »
Et cependant, malgré ces bandes de la Jeunesse dorée, qui
commencent à fréquenter les sections de la Commune de Paris et y faire adopter
des décisions, en contraignant les Jacobins à se taire, les Thermidoriens les
plus lucides sont inquiets.
Le maximum des prix des denrées n’est plus respecté. Le pain
augmente. Et les paysans refusent de livrer leur grain.
« L’aristocratie marchande relève la tête avec audace »,
dit un rapport de police.
À Marseille, les représentants en mission font arrêter un
instituteur qui appelle les patriotes à de nouvelles « septembrisades ».
Dans une Adresse à la Convention, les Jacobins de
Dijon réclament un « retour à la politique de Robespierre ».
Le « lion » jacobin va-t-il se réveiller comme le
souhaite Billaud-Varenne ?
Le 14 fructidor (31 août), la poudrière établie dans la
plaine de Grenelle a sauté en l’air et dévasté d’une manière horrible tous les
environs. La commotion a été si forte qu’elle s’est fait sentir depuis le
faubourg Saint-Germain jusqu’à Passy et au-delà… On retire deux heures après l’événement
les morts et les mourants par centaines. On compte qu’environ deux mille
personnes y ont perdu la vie et que plus de mille en seront estropiées tout le
reste de leurs jours… Déjà, le 19 août, le magasin de salpêtre à l’abbaye de
Saint-Germain avait explosé.
Tout Paris est épouvanté.
S’agit-il de malheurs ? S’agit-il de crimes ?
Dans la nuit du 24 fructidor an II (10 septembre 1794), Tallien
est attaqué, blessé par un agresseur qui réussit à s’enfuir. Est-ce un « chevalier
de la guillotine », un Jacobin ?
Peut-être faut-il apaiser ce peuple sans-culotte qui se tait,
mais qui peut se remettre à gronder et dont on perçoit déjà, ici et là, le
murmure.
Les Jacobins demandent le transfert du corps de Marat au
Panthéon, la Convention hésite, puis, prudente, le décrète.
Et solennellement, le 21 septembre, anniversaire de Valmy et
de la proclamation de la République en 1792, Marat est conduit au Panthéon. C’est
le dernier jour de l’an II.
Demain, 1er vendémiaire, c’est l’an III.
17.
C’est l’automne 1794, mais ces mois de vendémiaire et de
brumaire an III grelottent déjà dans un froid glacial qui annonce un hiver rude.
Quand on piétine durant des heures devant les boulangeries, les
comestibles, on se croirait en frimaire et nivôse (novembre-décembre).
Les lèvres gercées, les doigts gourds, on ne proteste même
pas contre les prix du pain, de la viande, du bois, du charbon, des chandelles
et du savon, qui ont augmenté, depuis la chute de Robespierre, de plus d’un
tiers.
Plus personne ne respecte le maximum des prix, et bientôt – le
24 décembre – il sera aboli. Et les prix s’envoleront encore, et bienheureux
les jours où le boulanger fait plusieurs fournées. Car le grain manque. L’Angleterre
serre le nœud coulant du blocus. Et les paysans qui n’ont aucune confiance dans
l’assignat, cette monnaie dont les billets perdent jour après jour de leur
valeur, gardent leur grain, attendant la hausse prochaine, exigeant d’être payés
en pièces d’or, ou bien échangeant leurs sacs de céréales contre de la viande
ou des biens. Le troc vaut mieux que le paiement en assignats.
Mais l’ouvrier, lui, n’a à vendre et à échanger que sa force
et son habileté. Et jamais il n’y a eu autant de bras qui ne savent comment s’employer.
Le travail est rare.
Le 6 décembre, le Comité de salut public décide que la
République n’emploie plus d’ouvriers à la journée. Et dans les jours qui
suivent, on en licencie un grand nombre. On les invite à quitter Paris, à aller
chercher du travail dans les départements. Le 12 décembre, ils protestent
contre ces décisions. Mais le Comité de salut public ne cède pas. Les
manifestants sont d’ailleurs peu nombreux, plus accablés et désespérés que
résolus.
Ils vont grossir les rangs des indigents, de ceux qui quand
une patrouille lance, la nuit, un « Qui vive ? » répondent « Ventre
creux ».
Ces mots sont ceux de l’impuissance, du scepticisme, du
désespoir.
« L’opinion publique flotte incertaine sur bien des
choses et des gens », écrit le témoin avisé et réfléchi qu’est le libraire
Ruault. Le désarroi, dit-il, ne frappe pas seulement les humbles, voués à la
disette et à l’indigence, mais aussi les patriotes éclairés et qui ont du bien.
Trop de sang versé. Trop de luttes à mort entre
révolutionnaires, et la question qui dès lors hante bien des citoyens :
« Faut-il aimer ou trahir le jacobinisme ? Le
jacobinisme a-t-il été utile ou nuisible à l’établissement de la République ?
Voilà la discussion à l’ordre du jour et qui fait fermenter toutes les têtes d’un
bout de la France à l’autre. Il paraît certain, néanmoins, que la République a
été fondée par les Jacobins, ceux qui aiment cette nature de gouvernement ne
doivent donc point les détester. »
Mais entre les Jacobins, il faut choisir.
« Quoi qu’il en soit, poursuit Ruault, les vrais
républicains ne donneront aucun regret à Robespierre… Il était lâche, il se
cachait dans le danger, il trahissait, il livrait, il abandonnait ses amis. Robespierre
était ambitieux, jaloux, vindicatif dans le genre bas et odieux… Il n’en est
pas ainsi de Georges Danton, le contraire en tout de Maximilien Robespierre, Danton
n’était pas un homme ordinaire, avec son éloquence colossale… Danton doit être
en horreur aux royalistes mais je parle ici en républicain… »
Mais l’an III, et dès ces premiers mois de vendémiaire et de
frimaire, n’est pas favorable aux opinions mesurées, ni à la juste appréciation
du rôle des Jacobins.
Dans les rues, les muscadins et leur gourdin plombé -« rosse-gredin »
– font la chasse aux Jacobins, aux « crétois » -la crête de la
Montagne – à la « queue de Robespierre » et même aux « crapauds
du Marais ».
Les journaux antijacobins se multiplient, et la fortune de
Thérésa Cabarrus les finance. Leurs articles comme les innombrables pamphlets
accablent ceux des conventionnels qui, bien qu’ayant contribué à la chute de
Robespierre, continuent de se dire jacobins, montagnards, patriotes
républicains.
Alors on écrit que Barère, « plat et dégoûtant », porte
des bottes de cuir humain, tanné à Meudon !
Que Billaud-Varenne est un « tigre » qu’il faut
dépecer ! Les Jacobins, les sans-culottes n’ont-ils pas, en septembre 1792,
mangé les cœurs des victimes des massacres, cuits sur le gril ?
Collot d’Herbois est « sépulcral ».
Carrier n’est qu’un « aquatique », qui toute sa
vie n’aura fait de bien qu’aux poissons de la Loire en leur offrant des
condamnés, voués à la noyade.
« Donnez-nous ces têtes, ou bien prenez les nôtres »,
conclut un libelle.
La Jeunesse dorée, Tallien et Fréron, se repaissent de ces
propos, de ces désirs de vengeance qu’ils suscitent et entretiennent. Ils se
rassemblent dans les cafés du Palais-Royal ou encore dans les bals les plus
inattendus.
On danse au cimetière Saint-Sulpice où, à l’entrée, un
transparent rose, marqué « Bal des Zéphyrs », surmonte une tête de
mort et deux os en sautoir gravés dans la pierre. Les couples virevoltent sur
les tombeaux.
Au « Bal des victimes » ne sont admis que ceux et
celles qui ont perdu un parent sur l’échafaud.
On y vient la nuque rasée, dégagée pour le bourreau, un fil
rouge autour du cou, et on salue « à la victime » en imitant le
mouvement d’une tête qui tombe sous le couperet.
On se rencontre dans les « salons », où se
côtoient des émigrés que la nouvelle législation a autorisés à rentrer en
France, et les nouveaux maîtres du pouvoir que sont les Thermidoriens.
« Les grâces et les ris que la Terreur avait mis en
fuite sont de retour à Paris. Nos jolies femmes en perruques blondes sont
adorables, les concerts tant publics que de société sont délicieux, lit-on dans
Le Messager du soir. Les hommes de sang, les Billaud, les Collot et la
bande enragée appellent ce revirement d’opinion “la contre-révolution”. »
Toute une société nouvelle apparaît. Les Thermidoriens ont
des liaisons avec des ci-devant comtesses, des veuves, des épouses ou des
filles d’émigrés.
Il y a les « épouseurs de femmes nobles » et ceux
qui préfèrent les actrices.
« Les spectacles sont remplis de prostituées, concubines
de députés qui étalent effrontément les bijoux volés dans les hôtels des
émigrés », constate Mallet du Pan.
Les Montagnards constatent que l’opinion leur échappe et
avec elle le pouvoir. Collot d’Herbois tente de résister. Il a averti les
Jacobins.
« Des scélérats ont promis nos têtes à leurs concubines,
dit-il. Vous êtes dans une telle situation que c’est dans les lieux les plus
méprisables qu’on conspire contre vous. C’est dans les boudoirs impurs des
courtisanes, chez les veuves de l’état-major des émigrés et au milieu des
orgies les plus dégoûtantes qu’on balance les grandes destinées de la
République. »
Et Gracchus Babeuf, l’ancien clerc chargé d’examiner les « terriers »
– les droits féodaux des seigneurs –, réclamant en 1790 l’abolition de la
plupart des taxes et impôts, emprisonné, hostile à Robespierre, mais toujours
fidèle à son rêve égalitaire, écrit dans son journal – sans doute financé par
Fouché –, Le Tribun du peuple :
« Français, vous êtes revenus sous le règne des catins,
les Pompadour, les Du Barry, les Antoinette revivent et c’est elles qui vous
gouvernent. C’est à elles que vous devez en grande partie toutes les calamités
qui vous assiègent et la rétrogradation déplorable qui tue votre Révolution…
« Pourquoi taire plus longtemps que Tallien, Fréron
décident du destin des humains couchés mollement dans l’édredon et les roses, à
côté des princesses. »
Mais Le Tribun du peuple est un journal éphémère, Gracchus
Babeuf et ceux qui le suivent ou l’inspirent ont peu d’influence.
Ainsi le ci-devant marquis Antonelle, ancien officier, ayant
embrassé la cause du tiers état. Il a été juré au Tribunal révolutionnaire ;
emprisonné, libéré par la chute de Robespierre, « épicurien, libertin, un
cerveau brûlé dans toute l’étendue du terme », il s’étonne du rôle que
Tallien, Fréron font jouer aux muscadins.
Ils ne font pas seulement la chasse aux Jacobins, ils
occupent les tribunes de la Convention après en avoir interdit l’accès aux
sans-culottes. Et ils donnent de la voix, ils menacent. Ils sont l’armée
thermidorienne.
Et Antonelle écrit :
« N’est-ce pas une véritable frénésie que cette
jeunesse frivole qu’on fanatise comme pour une croisade… Curieux hommage à l’humanité,
à la vertu, à la justice, que les fureurs déchaînées des jeunes gens à collets
noirs ! »
Ils sont maîtres de la rue. Ils agressent les passants isolés
qui leur semblent appartenir à l’« infernale société », le club des
Jacobins.
« Il suffit d’avoir l’air jacobin pour être apostrophé,
insulté et même battu », confirme un rapport de police.
Dans la soirée du 19 brumaire, des rassemblements de jeunes
gens armés de bâtons et de sabres se forment aux environs du Palais-Égalité, ci-devant
Palais-Royal, et de l’église Saint-Roch. On les harangue. Ils sont une centaine
– dont certains n’ont pas dix-sept ans.
Ils attaquent le club des Jacobins, rue Saint-Honoré. Ils
jettent une grêle de pierres dans les croisées, ce qui provoque la panique dans
les tribunes.
« On veut nous tuer, on veut nous assommer », crient
les femmes en s’enfuyant.
« Ce sont des scélérats, des coquins, il faut les
égorger », répond la petite foule qui frappe à coups de sabre sur la tête
et les épaules ceux qui sortent du club.
« Eh ma bougresse, toi je te connais », dit l’un
des jeunes gens en donnant des coups de pied à la citoyenne Caudry, originaire
de Nantes.
Elle est cernée par deux cents hommes armés de bâtons qui « voulurent
lever sa jupe et la fouetter ».
Le 20 brumaire (10 novembre 1794), une nouvelle escarmouche
oppose aux abords du club Jacobins et Jeunesse dorée.
Et le lendemain 21 brumaire, le bruit se répand que les
Jacobins s’apprêtent à marcher contre la Convention.
Fréron est au Palais-Royal, il harangue les muscadins venus
en grand nombre :
« Pendant que les Jacobins discutent sur la question de
savoir s’ils vous égorgeront dans la rue ou à domicile, dit-il, prévenons-les tandis
qu’il est encore temps ! Marchons en colonnes serrées, allons surprendre
la bête dans son antre et mettons-la pour jamais dans l’incapacité de nous
nuire. Braves jeunes gens, marchons ! »
Ils sont près de deux mille à se diriger vers le club des
Jacobins, à crier « Vive la Convention ! A bas les Jacobins ! »,
à tenter de forcer les portes de la salle, à y pénétrer par les fenêtres.
Les Jacobins ont le dessous. Ils abandonnent sur place
carmagnoles et bonnets rouges, et s’enfuient par la rue Saint-Honoré, insultés,
sous les crachats et les coups de plat de sabre ou de gourdin.
Le 22 brumaire (12 novembre), la Convention décide la
fermeture du club des Jacobins.
L’« infortunée jacobinaille » est dispersée. L’« infernale
société » fermée.
On se gausse dans les pamphlets thermidoriens.
« De vigoureux athlètes munis de larges mains
saisissent les Jacobines éplorées et sans pitié pour leur vertu, sans égard
pour le froid de l’air, découvrent leur postérieur oppressé. »
Il s’agissait de venger les bonnes sœurs de l’Hôtel-Dieu qui
avaient été fouettées par les femmes de la Halle, le 7 avril 1791…
Une époque de la Révolution se termine.
Le club des Cordeliers avait été frappé à mort par le club
des Jacobins.
Celui-ci est à son tour annihilé. Comme Robespierre avait
rejoint dans la mort Danton.
La voie est libre pour les Thermidoriens.
On prétend que Thérésa Cabarrus, Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame
du Bon Secours, devenue épouse Tallien, a elle-même fermé les portes du club
des Jacobins. En fait, c’est un commissaire de police qui a apposé un cadenas
sur la porte de la rue Saint-Honoré. Mais la fable, après la scène des « Jacobines
fessées », est symbolique.
Le journaliste Claude Beaulieu, monarchiste, emprisonné sous
la Terreur, promis à la guillotine, sauvé par la chute de Robespierre, commente,
sarcastique :
« Voilà de quelle manière se décidait le sort de la
France et même de l’Europe car c’était précisément de cela qu’il était question. »
Mais désormais les Thermidoriens peuvent agir sans entraves.
Les mesures se succèdent.
Les députés girondins survivants sont accueillis à la
Convention. Et dans leurs yeux et leurs propos brille le désir de vengeance et
de revanche :
« Votre cercueil est creusé, malheureux, lancent-ils
aux Montagnards du Comité de salut public. Vous vous débattez en vain sur les
bords de la tombe… Point de paix pour la patrie tant que votre odieuse
existence souillera la nature. »
Carrier est décrété d’arrestation, pour ses « crimes »
de Nantes.
Après lui, ce sont les « grands coupables » que l’on
vise.
Dans Le Patriote, journal thermidorien, on peut lire :
Lequel fut le plus sanguinaire
De Billaud, d’Herbois ou Barère ?
Lequel des trois est aux abois
De Billaud, Barère ou d’Herbois ?
Lequel mérite l’échafaud ?
Le 27 décembre, ces trois-là, en compagnie de Vadier, sont
décrétés d’accusation. Leur participation active, décisive même, à la chute de
Robespierre, n’a fait que retarder leur mise en cause.
Et la passion politique, la volonté d’en finir avec ces
hommes qui ont seulement voulu condamner le « tyran » Robespierre et
non une politique, est telle qu’on oublie ce que l’on doit au Comité de salut
public.
Or, les décisions que prend la Convention dans le domaine de
l’instruction publique (création des grandes écoles, École normale, Conservatoire
des arts et ateliers, École centrale des travaux publics – future École
polytechnique), le rapport Lakanal qui institue une école publique pour mille
habitants sont le fruit des Comités de l’instruction, qui ont siégé et
travaillé pendant la période terroriste.
De même les succès militaires – toute la rive gauche du Rhin
est conquise, par Kléber et Marceau, les Pays-Bas occupés, par Pichegru, la
flotte hollandaise, emprisonnée par les glaces au Texel, capturée par la
cavalerie de Pichegru – résultent des mesures prises par Carnot, au Comité de
salut public. Après la reconquête de Condé-sur-l’Escaut, il n’y a plus une
seule place française aux mains de l’étranger.
Et la coalition commence à se fissurer. La Diète de l’Empire
germanique se prononce en faveur de l’ouverture de négociations.
Et l’agent anglais Wickham, qui vient d’arriver en Suisse, ne
peut empêcher cette évolution.
Ces succès de la Convention aux frontières affaiblissent
Vendéens et chouans. Le général Hoche entreprend de négocier, de pacifier la
Vendée.
Le 2 décembre (12 frimaire an III), la Convention « promet
le pardon et l’oubli à toutes les personnes connues dans les arrondissements de
l’Ouest, des côtes de Brest et de Cherbourg, sous le nom de Rebelles de la
Vendée et de Chouans qui déposeront les armes dans le mois suivant le présent
décret ».
Et l’évêque Grégoire réclame la liberté complète des cultes,
s’opposant ainsi à Marie-Joseph Chénier qui veut organiser en lieu et place des
cérémonies chrétiennes un « culte décadaire ».
Mais le peuple écrasé par la misère, le peuple qui a faim
murmure, selon un rapport de police, « qu’on ferait bien mieux de lui
procurer de la farine que de décider des fêtes ».
La farine, le pain, la viande, les subsistances essentielles
à la survie dans l’hiver cruellement glacial de l’an III, voilà ce qui
préoccupe les Thermidoriens.
Pour avoir organisé, suivi ou subi dès 1789 toutes les « journées
révolutionnaires », ils savent d’expérience le rôle que jouent la disette
et la misère dans l’explosion de colère du peuple. Ils essaient d’éteindre la
mèche qu’ils entendent grésiller.
Fréron, avec les fonds du Comité de sûreté générale, fait
inviter des sans-culottes par ses jeunes partisans. On régalera ceux du
faubourg Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine. Le vin doit couler à flots,
en même temps que les bonnes paroles.
Fréron endoctrine ses troupes.
« Dites-leur qu’on veut les égarer, que l’on cherche à
les porter à quelque excès, dites-leur que tout ce que les malveillants
cherchent à leur inspirer de haine et d’aigreur contre les marchands n’est qu’un
piège tendu à leur bonne foi. Dites-leur que le renchérissement des denrées
vient du renchérissement de la main-d’œuvre. Que le marchand qui paie beaucoup
plus cher leurs frères, les ouvriers, doit nécessairement vendre plus cher.
« Qu’ils exigent eux-mêmes avec raison un salaire
beaucoup plus fort de leurs travaux. Qu’ils doivent donc bien se garder de tout
ce qu’on cherche à leur insinuer. Que le moindre mouvement dans ces temps d’orage
perdrait la patrie… »
Et s’il n’y a pas de farine, pas de hausse de salaires, on
doit instituer des fêtes, pour tenter de dissimuler que la politique suivie par
les Thermidoriens, avec l’appui des députés girondins – Isnard, Louvet, Lanjuinais
– qui siègent de nouveau à la Convention, « fait rebrousser chemin à la
Convention ».
Alors on organise, le 20 vendémiaire an III, la translation
en grande pompe du corps de Jean-Jacques Rousseau au Panthéon.
Ce Jean-Jacques si cher au cœur de Maximilien !
Un décret, voté le 10 janvier 1795 (21 nivôse) institue que
le 21 janvier, « jour de la juste punition de Louis Capet, dernier roi des
Français, sera fête nationale annuelle ».
Et on commémorerait aussi chaque année le 9 thermidor.
La fête célébrant la mort de Louis XVI eut bien lieu.
Mais ce 21 janvier 1795 (2 pluviôse an III), les muscadins
firent dans la cour du Palais-Royal l’autodafé d’un mannequin figurant un
Jacobin.
Les cendres du mannequin furent recueillies dans un pot de
chambre et jetées à l’égout de Montmartre, garni d’un écriteau portant l’épitaphe :
De Jacobin je pris le nom
Mon urne fut un pot de chambre
Et cet égout mon Panthéon.
On peut lire dans Le Messager du lendemain :
« Quelques drôleries qui se trouvaient au fond du vase
répandaient au loin une odeur infecte, mais chacun s’accordait à dire que c’était
le Jacobin qui avait empoisonné les matières fécales et que c’était l’odeur des
vertus jacobites qui s’exhalait dans les airs. »
18.
En cet hiver et ce printemps de 1795, de janvier à avril, les
Thermidoriens ne se contentent pas de verser chaque jour des propos orduriers
sur tous ceux qu’on soupçonne d’être des Jacobins, des « buveurs de sang »,
des « chevaliers de la guillotine ». Les muscadins les traquent. On
tue les « terroristes » dans les prisons de Lyon. Dans toute la
vallée du Rhône, des bandes de la « Compagnie de Jésus » assassinent
en plein jour les « mathevons » (les Jacobins) et on jette leurs
cadavres dans le Rhône.
On les tue à Nîmes, à Marseille, à Toulon.
Dans cette dernière ville, ce sont les sans-culottes qui ont
assassiné sept émigrés qui viennent de rentrer, comme la loi les y autorise. La
répression est impitoyable. Les représentants en mission font distribuer des
armes aux bandes royalistes de la « Compagnie du Soleil ». L’un de
ces émigrés confie au cours d’un dîner, à Benjamin Constant récemment arrivé de
Suisse : « Ah, si j’étais grand prévôt de France, je ferais exécuter
huit cent mille âmes. »
Il espère, après avoir puni les régicides, les modérés, tous
ces « quatre-vingt-neuvistes » qui ont été à l’origine du mal, le
retour au temps d’autrefois.
« Nous balayerons les immondices constitutionnelles »,
dit-il.
Dans les sections où les Thermidoriens ont pris le pouvoir, on
entend les mêmes propos.
« Frappez ces tigres », dit-on, à la section du
Temple.
Le conventionnel Rovère, député du Vaucluse, régicide, qui
au cours de ses missions dans son département s’est servi de la Terreur pour
pourchasser ses ennemis personnels, a comme Tallien, Fouché, Fréron, Barras, changé
de camp. Il est un ardent Thermidorien, et, le 22 février, à la Convention, il
réclame la répression des « buveurs de sang ».
« Si vous ne punissez pas ces hommes, il n’est pas un
Français qui n’ait le droit de les égorger », déclare-t-il.
« À Paris, on ne les massacre pas encore, mais il ne
faut désespérer de rien », s’exclame, amer, le libraire Ruault.
Mais les scènes dont il a été témoin le révulsent.
« Des jeunes gens qui se qualifient de Jeunesse
française ou de Jeunesse de Fréron courent les maisons publiques, les
places, les carrefours pour y détruire les bonnets de la Liberté. Ils entrent
dans les cafés et demandent catégoriquement s’il y a des Jacobins. Hier ils
sont entrés ainsi par bandes de vingt et trente dans les cafés de notre
faubourg, en jetant la terreur dans ces maisons de rendez-vous.
« Eh mon Dieu, poursuit-il, quand cela finira-t-il ?
Quel parti peuvent donc prendre les patriotes de bonne foi ? Tantôt
vainqueurs, tantôt vaincus, seront-ils éternellement le jouet de l’intrigue et
des passions des chefs de l’entreprise ? Il serait à souhaiter qu’il vînt
un homme qui terminât tout cela d’un coup. »
Nombreux sont ceux qui, comme Ruault, pensent à cet homme
qui pourrait surgir, imposer le rétablissement de l’ordre, et mettre fin aux
violences, au chaos.
Pourquoi ne serait-ce pas l’un des généraux victorieux ?
Et certains s’inquiètent de cette éventualité.
Pourquoi pas le général Hoche ? Il vient d’ouvrir avec
Charrette, le chef des Vendéens, des négociations à La Jaunaye, près de Nantes.
Et les concessions faites aux Vendéens sont considérables. La République
accordera des indemnités à toutes les victimes de la guerre, elle participera à
la reconstruction des villages, les biens confisqués seront rendus, même aux
émigrés et aux héritiers des condamnés à mort. La liberté de culte en Vendée
sera garantie. Les jeunes gens seront dispensés du service militaire. Et chacun
pourra conserver ses armes.
Pourquoi pas le général Pichegru, qui a commandé l’armée
Rhin-et-Moselle et dont les victoires font surgir peu à peu une République batave,
« République sœur », qui servira de glacis à la République française ?
Et la Convention s’enthousiasme !
« La République après avoir reculé ses limites jusqu’au
Rhin dictera les lois à l’Europe », déclare le conventionnel Merlin de
Thionville, ancien Jacobin, devenu « ventre doré », « Jacobin
nanti » et… Thermidorien.
Et déjà le grand-duc de Toscane, Ferdinand III, signe la
paix avec la République française.
Or, il est le propre frère de l’empereur germanique François
II. Et celui-ci est le neveu de Marie-Antoinette, dont le fils, le pauvre Louis
XVII, agonise dans la prison du Temple.
Et à Bâle, le représentant de la Prusse signe lui aussi la
paix et reconnaît à la France le droit d’engager des négociations avec le Saint
Empire romain germanique pour l’annexion de la rive gauche du Rhin !
Succès militaires décisifs, succès politiques immenses :
les monarchies s’inclinent devant la République.
Et Carnot, au sein du Comité de salut public, a été l’« organisateur
de la victoire ». Et quand on voudra l’accuser, l’arrêter, le condamner, une
voix anonyme le rappellera à la Convention. On renoncera à le poursuivre, on ne
l’associera pas à Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et Vadier, les « grands
coupables ».
Alors, un de ces généraux à Paris ?
Pourquoi pas Marceau, commandant l’armée du Nord ?
Mais personne ne pense à ce général de vingt-six ans, Napoléon
Bonaparte, auquel on vient de retirer son commandement à l’armée d’Italie, parce
qu’il est toujours soupçonné de « robespierrisme ».
On veut le nommer, lui, le général d’artillerie, dans l’infanterie
en Vendée. Il refuse et s’installe à Paris, son sabre battant les flancs de sa
redingote usée, pauvre et dévoré d’ambition.
Oui, pourquoi pas un homme nouveau pour en finir avec ces
temps de violence et d’intrigues ?
« Car cette situation est bien faite pour dégoûter les
bonnes gens de prendre à l’avenir aucun parti dans les affaires publiques et
les engager à laisser les fous marcher seuls et sans suite… »
Et, ce 6 mars 1795, Ruault conclut :
« La nature des choses actuelles rend une forte
secousse inévitable. Mais je ne vois goutte dans tout ce chaos. Je suis devenu
athée en fait de révolution, c’est vous dire tout en deux mots. »
Comment les citoyens ne seraient-ils pas tous, comme le
libraire Ruault, gagnés par le scepticisme et l’incrédulité quand ils
apprennent, au mois de février 1795, que la Convention décide de « dépanthéoniser »
Marat qu’au mois de septembre 1794, elle avait, en grande pompe, accompagné au
Panthéon ?
Et les bandes de muscadins s’en vont dans les théâtres, les
cafés, dans les logis même, et sur les places, briser les bustes de l’Ami du
peuple.
Au lendemain de son assassinat par Charlotte Corday, on
récitait : « Le cœur de Jésus, le cœur de Marat. »
Et les Thermidoriens, après la mort de Robespierre, avaient
accepté l’entrée de Marat au Panthéon.
Mais cinq mois plus tard, aux égouts les bustes brisés de
Marat ! Il est « l’évangéliste des massacres de septembre 1792, le
patron des hommes de sang, l’homme qui réclamait deux cent mille têtes ».
Sur la scène des théâtres, un acteur déclame :
Des lauriers de Marat, il n’est point une
feuille
Qui ne retrace un crime à l’œil épouvanté.
Le Messager du soir se déchaîne contre ce « cynique
dégoûtant qui vivait publiquement avec ces misérables filles qu’on rencontre
dans les rues les plus sales et qu’un honnête homme ne voudrait pas toucher du
bout de son soulier… Pourquoi un pareil être n’est-il pas mort de pourriture ?…
Les scélérats devraient mourir comme ils ont vécu, dans la fange. Nos pères
enterraient dans la boue les assassins et les hommes immoraux et nous leur élèverions
des autels ? »
La Jeunesse dorée s’enflamme. Six cents jeunes gens, maniant
le gourdin plombé, font le tour des limonadiers pour y briser les bustes de
Marat, envahissent la salle de la Convention, en criant :
« À bas les sacrés buveurs de sang ! À bas les
sacrés scélérats ! À bas les sacrés avaleurs d’hommes ! À bas tous
ces sacrés coquins ! Nous les foutrons tous dans l’égout ! »
On les applaudit.
Ça, la Convention ! ricanent certains patriotes. Une
pétaudière pour les « ventres dorés », « ventres pourris ».
Car les sans-culottes sont attachés au souvenir de Marat, l’Ami
du peuple.
Certains murmurent qu’il faut « prêcher sa sublime
morale ». Et peut-être n’a-t-on pas assez tranché de têtes !
Un rapport de police indique que le « public commence à
se lasser de la conduite des jeunes gens. Il s’étonne que le gouvernement
paraisse approuver ces jeunes gens. »
Un autre mouchard de police signale que les Jacobins tentent
de pousser les « petites gens » à la révolte.
« Ils parcourent les greniers, les tavernes, les
ateliers pour soulever la classe ouvrière et crédule du peuple contre ce qu’ils
appellent le “million doré”, les muscadins, les boutiquiers et la Jeunesse de
Fréron… Les hommes simples ont la faiblesse d’ajouter foi à ces horribles
calomnies. Déjà les haines, les partis, la division. Les brigands espèrent se
débarrasser de la vigilance importune des jeunes gens qui les harcèlent, en les
mettant aux prises avec les hommes estimables et laborieux que, sous le nom de
sans-culottes, ils espèrent encore tromper, pour régner de nouveau sous leur
nom… »
Mais il n’est point besoin d’imaginer des « intrigues »
jacobines pour expliquer la colère qui monte dans le peuple des humbles.
Ils sont démunis et affamés.
Peu importe qu’ils ignorent que Gracchus Babeuf, dans un Projet
d’adresse du peuple français à ses délégués, appelle à une insurrection
pacifique des ventres creux contre les ventres « pourris » et « dorés ».
Que dans un journal éphémère, qui a pris pour titre celui de
la publication de Marat, L’Ami du peuple, on prêche « la guerre
sociale contre le million doré ».
Les sans-culottes, les ouvriers, leurs femmes, tous ceux qui
cherchent en vain du pain, car il manque à Paris, à Lyon, savent que les « ventres
pourris » vivent dans le luxe.
On murmure, dans les queues énormes qui se forment devant
les boulangeries, que la ration de pain n’est plus que d’une livre par jour. Que
la municipalité de Paris n’a plus en réserve, à la fin mars, que cent quinze
sacs de blé.
Voilà ce qui compte : le pain !
Mallet du Pan le note : « La masse du peuple
devenue indifférente à la République comme à la royauté ne tient qu’à ses
avantages locaux et civils de la Révolution. »
On veut du pain !
Les manifestants le crient quand leurs délégations sont
reçues à la Convention : « Du pain, du pain, du pain ! »
Un sans-culotte des faubourgs lance aux députés :
« Nous sommes à la veille de regretter tous les
sacrifices que nous avons faits pour la Révolution. »
Un autre ajoute :
« Si les riches mangeaient comme nous, il y a longtemps
que la Convention n’existerait plus ! »
Ils voient le luxe s’étaler, impudique, arrogant.
On danse, on se pavane. On mange avec gourmandise.
« Les garçons restaurateurs de la Maison-Égalité – le
Palais-Royal – disent que jamais il ne s’était fait autant de dépenses. »
Et les fortunes ne se gagnent pas seulement dans les tripots
de plus en plus nombreux et où l’or roule. La corruption devient générale.
On prend sa part sur les marchés des munitionnaires qui sont
chargés d’approvisionner en vivres, en uniformes, en munitions, les troupes.
Mais le soldat est mal vêtu, mal chaussé, mal nourri, car on
se paye sur la qualité et la quantité de ce qui lui est attribué sur les
registres et les contrats.
« Le luxe a reparu dans les armées, remarque Hoche. Et,
semblables à des pachas, nos généraux ont huit chevaux à leurs voitures. »
À Paris les me-veilleuses étalent leur luxe dans les salons.
Un témoin écrit :
« L’effronterie du luxe, celui de la parure, surpasse à
Paris tout ce que le temps de la monarchie offrait en ce genre de plus immoral.
Dernièrement la femme d’un député nommé Tallien a payé douze mille livres une
robe grecque. »
Fréron a réclamé dès le lendemain du 9 thermidor « la
mise en liberté du citoyen Vilkers qui lui a toujours fourni des bretelles très
élégantes » !
Et Madame Tallien, dans sa robe grecque à douze mille livres,
peut dire « Paris est heureux ».
Elle n’entend pas les cris désespérés des femmes des
faubourgs : « Prenez un fusil et tuez-nous plutôt que de nous laisser
mourir de faim ! »
Et d’autres, apprenant que l’on vient de décréter d’arrestation
Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Vadier, et que Carrier a été
décapité, crient :
« Pas de baïonnettes, du pain ! »
On s’en prend à Boissy d’Anglas, le député du centre, qu’on
appelle Boissy-famine, parce qu’il a la charge des subsistances. Et l’on
se rend en foule à la Convention pour l’interpeller, le sommer de donner de la
farine aux boulangers, afin qu’ils puissent cuire des fournées.
On enfonce les portes de la Convention au cri de :
« Du pain ! Du pain ! »
C’est ce 12 germinal an III (1er avril 1795) la
première émeute de la faim.
Les députés montagnards – ceux qu’on appelle les « crétois »
– sont désorientés.
« Mes amis, dit l’un, vous voulez du pain et de la
liberté des patriotes, vous l’aurez, mais filez, parce qu’on suffoque ! »
C’est le tumulte. Des hommes, « la poitrine débraillée
et les bras nus », crient :
« Nous demandons du pain et la chasse aux muscadins !
À bas la jeunesse de Fréron ! À bas les royalistes du café de Chartres ! »
Quand un député commence à parler, on couvre sa voix :
« Point de pain ! Point de parole ! »
« Faites-nous donc justice de l’armée de Fréron, de ces
messieurs à bâton ! »
Dans les rues, on fait la chasse aux jeunes gens à « cheveux
tressés ». On frappe de plusieurs coups dans la figure ceux qui invitent
les sans-culottes à se disperser.
Mais peu à peu, dans les rues voisines de la Convention et
dans la salle de celle-ci, on hésite. On ne sait pas quel parti prendre. Pas de
chef. Pas de but. Simplement des pétitionnaires qui réclament du pain !
Et tout à coup voici, entrant dans l’Assemblée, le « bataillon
doré » armé de fusils, de fouets, de bâtons, et accompagné de quelques
gendarmes.
Le conventionnel Legendre le guide, et vers sept heures du
soir « les furies et les séditieux » sont chassés de la Convention. Les
tribunes se remplissent du « peuple des honnêtes gens » ! Aux
abords de la Convention, on chante Le Réveil du peuple. Et dès que la
séance est reprise, on décide d’arrêter les conventionnels – une dizaine – qui
ont semblé approuver les séditieux.
Les tribunes applaudissent et elles acclament Tallien qui
leur demande de « seconder la Convention de leur énergie ».
Les « ventres dorés » l’ont si facilement emporté,
au soir du
12 germinal, que le Montagnard Barère se demande si les
manifestants n’ont pas été « ameutés à cinq francs la tête » par les
Thermidoriens afin d’avoir un prétexte pour écraser les Montagnards.
Barère n’a pas le temps de rechercher et de présenter des
preuves.
Sans discussion, la Convention décrète que Billaud-Varenne, Vadier,
Barère, Collot d’Herbois, seront déportés immédiatement en Guyane.
Et le général Pichegru, qui se trouvait à Paris, est chargé
de l’exécution du décret.
Il lui faudra prendre la tête du détachement de trois cents
jeunes gens et de gendarmes, car les sans-culottes se rassemblent et tentent d’arrêter
les voitures où l’on a entassé les prisonniers.
Pichegru fait dégager le convoi à la baïonnette.
Le 13 germinal au soir, il se présente à l’Assemblée.
« Représentants, vos décrets sont exécutés », dit-il.
On l’acclame. Il est admis aux honneurs de la séance.
Pour la première fois, un général est ovationné et honoré au
cœur de la République.
Comme un « sauveur ».
19.
Il suffit de quelques jours pour que le Paris des faubourgs,
tenaillé par la faim, en quête de pain, grogne de nouveau, maudissant les « ventres
dorés », les « ventres pourris », ces « riches et ces
députés » qui viennent d’acclamer le général Pichegru.
On lit sur les murs, faubourg Saint-Antoine et faubourg
Saint-Marcel, des affiches qui crient : « Peuple, réveille-toi ! »
Et la Convention déjà s’inquiète.
Les rapports des « mouches », ces indicateurs de
police, recueillent, dans les queues plus longues que jamais qui se forment
devant les boulangeries, des propos menaçants :
« Le 9 Thermidor devait sauver le peuple et le peuple
est victime de toutes les manœuvres, murmure-t-on. On nous avait promis que la
suppression du maximum – du prix des denrées – ramènerait à l’abondance et la
disette est au comble. Où sont les moissons ? Pourquoi les assignats
sont-ils avilis ? Il faut employer tous les moyens de subvenir à l’affreuse
misère du peuple. »
La disette devient famine et les suicides de femmes affamées
qui ne peuvent nourrir leurs enfants se multiplient.
« On ne verra bientôt plus que des cadavres ambulants
occupés à rendre les derniers devoirs à ceux qui les précèdent dans les
tombeaux », écrit un observateur de police.
La nourriture est si rare qu’on vend place Maubert des
poissons pourris. Et la famine rend fou !
On arrête un boulanger de la rue Saint-Denis qui « se
flatte d’avoir chié dans son pain, et examen fait de celui-ci on y trouva
effectivement de la merde » !
« Cas pathologique et extrême, mais il n’y a point de
froment dans les deux bouchées qu’on nous donne, c’est un ramassis de farine
faite avec des pois gris, de l’avoine et des haricots : il est de la
couleur du cuir bouilli. »
Et en même temps les pâtissiers étalent des brioches, des
pâtés et des gâteaux !
« Nous sommes gorgés, empâtés de brioche et nous n’avons
pas de pain », s’étonne, scandalisé, un familier du Palais-Royal et de ses
cafés.
Les muscadins de la Jeunesse dorée s’empiffrent. On les voit
chez les pâtissiers, ils se pavanent chez les traiteurs. Au veau qui tète, À
la marmite perpétuelle, dans les quinze restaurants du Palais-Royal.
Ils paient jusqu’à cinquante livres pour un dîner.
D’élégants équipages conduits par des cochers en livrée y
amènent les me-veilleuses couvertes de parures. L’une d’elles a payé cent
francs pour un chapeau à condition que la modiste lui en réserve l’exclusivité
jusqu’à l’heure du concert, concert qui n’est qu’une parade d’élégance.
Ou bien l’on se retrouve au théâtre qui donne sous les
acclamations la pièce Les Jacobins du 9 thermidor, qui parodie les mœurs
de l’« infernale société ». Chaque acteur déclame devant le public
ravi, enthousiaste, ses « qualités » de Jacobin : assassin, massacreur,
buveur de sang, chevalier de la guillotine, banqueroutier, empoisonneur. Et la
salle reprend en chœur :
Bon ! Bon ! C’est un coquin !
C’est un excellent Jacobin.
Mais à la porte Saint-Martin, sur les quais, sur la place de
Grève des attroupements se forment, profèrent des menaces.
La Convention réagit, décrète le désarmement « des
hommes connus dans les sections comme ayant participé aux horreurs commises
sous la tyrannie ».
On les désigne ainsi à la vindicte. Ils deviennent les
nouveaux suspects victimes de la Terreur blanche.
On les massacre dans certaines villes. On en aurait tué
ainsi plusieurs centaines – près d’un millier en quelques jours – à Lyon, Marseille,
Tarascon, Saint-Étienne, Bourg-en-Bresse, Lons-le-Saunier.
« Le massacre, note le libraire Ruault, a été reçu à la
Convention avec un sang-froid qui caractérise l’esprit qui la dirige aujourd’hui…
On n’a pas remarqué cette fois de frémissement et de mouvements d’indignation… Ce
n’est pas tout. Les royalistes et les dévots, poursuit Ruault, insultent publiquement
ceux qui ont pris le parti de la liberté républicaine. Vous avez bien mérité, disent-ils
à haute voix, le sort où vous êtes réduits et qui menace encore.
« Vous avez tué ou laissé tuer votre roi ; vous
avez assuré son supplice par votre présence sous les armes dans la Garde nationale.
Vous périrez tous d’une mort lente ou infâme ainsi que la horde des assassins
qui l’ont condamné. Ceux qui vous survivront feront amende honorable, la corde
au cou, le 21 janvier. Ils institueront ce jour-là une fête funèbre pour
effacer, s’il se peut, la honte de leurs frères.
« Tels sont à peu près les discours que l’on tient dans
les groupes au coin des rues, le soir et dans les marchés », conclut
Ruault.
À ceux-là, royalistes, répondent les sans-culottes des
faubourgs.
« C’est le million doré qui règne aujourd’hui. Ces
scélérats qui prétendaient ne pas vouloir de sang étouffent les enfants dans le
ventre de leurs mères et les font mourir de faim. »
On chantonne :
Ah les beaux messieurs vraiment !
Mais le peuple les attend !
Des femmes pillent rue de Sèvres des voitures transportant
des grains. Barras, qui vient d’être chargé d’assurer le ravitaillement de
Paris, est impuissant à trouver des paysans qui acceptent de livrer leur
récolte en échange d’assignats qui chaque jour perdent de leur valeur.
Et l’agitation gagne Rouen, Amiens.
L’on entend crier : « Voudrait-on nous forcer à
demander un roi ? », et parfois, on scande : « Du pain et
un roi ! »
À Paris, d’autres citoyens réclament « du pain et la
Constitution de 93 », ce texte « sacré » de l’an I de la
République, que précisément la Convention vient de décréter inapplicable. Elle
a chargé une commission dont le rapporteur est le modéré Boissy d’Anglas –
« Boissy-famine » – d’en rédiger une nouvelle.
Les citoyens, préoccupés de trouver du pain, ne prêtent pas
attention à ces manœuvres juridiques.
Un espion de police note :
« Le peuple las de tout ceci ne prend plus à cœur rien.
Il a perdu toute confiance. Les affaires publiques ne sont plus pour lui qu’une
charge et un chaos insupportables. On crie de tous côtés que cela finisse n’importe
comment ! Tel est l’esprit public à Paris ; je crois bien qu’il est à
peu près le même partout dans les départements. La liberté sera bientôt au
diable. Aurait-on pu croire en 1789 que cela finirait ainsi ? »
Mais « la faim est factieuse ».
« Je n’ose vous rapporter, écrit Ruault, tous les
propos, tous les “maudissons” qui sortent des groupes, des longues queues qui
se forment tous les soirs, toutes les nuits aux portes des boulangers pour
obtenir après cinq ou six heures d’attente tantôt une demi-livre de biscuits
par tête, tantôt une demi-livre de mauvais pain, quatre onces de riz… »
On entend une voix rageuse dire dans la pénombre :
« Que le sang coule, celui des riches, des monopoleurs,
et des spéculateurs. Du temps de Robespierre la guillotine fonctionnait, on
mangeait à sa faim… »
Chacun sent que ce chaos ne peut plus durer longtemps, qu’il
faut en effet « en finir », que la violence montre son groin
ensanglanté.
Le 7 mai 1795 (18 floréal an III), le procureur du Tribunal
révolutionnaire de l’an II, Fouquier-Tinville, son président Herman et quatorze
jurés sont guillotinés.
Et la Convention se prépare à l’épreuve de force.
Elle réorganise la garde nationale, écartant les
sans-culottes au profit des jeunes gens « dorés », créant des
compagnies d’élite vêtues d’un uniforme spécial et armées à leurs frais.
Mais la Jeunesse dorée ne s’engage pas, abhorre la
discipline.
Et le journal thermidorien Le Messager du soir
condamne « ces jeunes gens qui n’ont d’énergie contre les brigands et les
terroristes que dans les spectacles où ils sont assurés de pouvoir se prononcer
sans danger… ».
Il faut donc faire appel aux troupes régulières qu’un décret
autorise désormais à stationner dans la banlieue de Paris. Mais cavaliers, fantassins,
carabiniers sont peu à peu gagnés par l’atmosphère rebelle des faubourgs.
Les femmes les apostrophent :
« Vous mangez donc du pain des députés et des muscadins ?
Vous avez donc le ventre plein ? Donnez-nous du pain, et nous resterons
chez nous ! »
On fait appel à deux divisions de gendarmerie, qu’on tient
éloignées de cette « populace » qui corrompt les soldats les plus
résolus.
Et le climat se tend parce que l’incertitude règne, que la
peur d’être balayés par l’une de ces journées révolutionnaires qu’ils
connaissent bien pour y avoir participé jadis, ou en avoir souffert, étreint
les conventionnels.
Ils savent que le peuple les hait, jalouse leurs « ventres
dorés », méprise leurs « ventres pourris ».
La Jeunesse dorée elle-même n’est plus sûre, de plus en plus
pénétrée par les idées royalistes.
Quant à l’armée, elle est pour l’ordre républicain, et les
soldats mal nourris n’aiment ni les muscadins, ni les « ventres dorés ».
Il reste à faire appel au désir de vengeance contre les « terroristes ».
Isnard, un ancien Girondin, en mission dans les
Bouches-du-Rhône, où la Terreur blanche sévit, appelle au meurtre :
« Si vous n’avez pas d’armes, prenez des bâtons ! Si
vous n’avez pas de bâtons, déterrez les ossements de vos parents et frappez les
terroristes. »
Le 19 mai 1795 (30 floréal an III), cet appel qu’un inconnu
jette sur la scène du théâtre de la Gaîté lui répond :
Réveille-toi peuple de frères
Et frappe ces affreux tyrans
Qui sans pitié de ta misère
Te font languir, toi, tes enfants.
Réveille-toi je le répète
De la foudre, arme ton bras.
Elle gronde déjà sur leurs têtes
Et bientôt elle les écrasera.
Et la rumeur court d’une insurrection pour le lendemain, 20
mai 1795,1er prairial an III.
Et en effet, le tocsin sonne dès cinq heures du matin, ce 1er
prairial. Des femmes courent dans les rues, entraînant d’autres femmes, entrant
dans les maisons et les ateliers, interpellant celles qui hésitent, comme cette
artiste de l’Opéra-Comique, la citoyenne Gonthier :
« Viens Gonthier, si tu es bonne citoyenne, viens avec
nous. Tiens regarde, mon enfant, au lieu de lait, ne tire plus de mes mamelles
que du sang ! »
À dix heures une troupe de quatre cents femmes, précédées de
tambours qui battent la générale, marche sur la Convention.
Elles crient : « Du pain ! Du pain ! et
la Constitution de 93 ! » Certaines d’entre elles ont été fouettées, insultées
par les muscadins, et notamment lors des violences qui ont conduit à la
fermeture du club des Jacobins.
« Mais ce soir, disent-elles, les cravates des
muscadins seront à bon marché. Nous aurons de belles chemises. Nous verrons
comme ils ont le corps fait. Leurs têtes feront un bel objet au bout des piques ! »
Dés groupes d’hommes les rejoignent devant les Tuileries.
« C’est la lutte entre les mains noires et les mains blanches,
crient-ils, il faut que ces coquins-là pètent. »
Les portes de la Convention sont forcées, la foule fait
irruption dans la salle :
« Les voilà, les gredins ! » dit l’une des
femmes en désignant les députés.
Elle est marchande de tabac dans le couloir qui conduit à la
salle des séances.
« Je les connais, crie-t-elle. Ce sont des scélérats
qui nous font mourir de faim. Ils vont chez les restaurateurs. Nous allons les
arranger. »
Des gendarmes, des militaires tentent de résister au flot, de
le refouler. En vain.
On crie : « Du pain ! Du pain ! »
On bouscule les soldats, on les insulte.
« À bas les épaulettes, il n’y a plus d’autorité, le
peuple est en insurrection. Il n’y a plus besoin d’ordre, le peuple commande. »
Un autre sans-culotte crie :
« Égorgeons tous ces coquins-là ! Il faut battre
le fer pendant qu’il est chaud. C’est aujourd’hui le grand coup de chien, il ne
faut pas les manquer. »
Les heures passent, la tension monte. Des muscadins tentent
de repousser les manifestants, y parviennent, puis sont à leur tour submergés.
Boissy d’Anglas occupe le fauteuil de la présidence.
Des coups de feu au pied de la tribune.
Un député, Féraud, s’élance, fait face, tente d’empêcher une
nouvelle bande d’entrer dans la salle. Il est assommé à coups de sabots, traîné
hors de l’enceinte, achevé par un marchand de vin qui lui « coupe la tête
comme une rave », la prend par les cheveux, la jette à la foule qui la
porte au bout d’une pique dans l’Assemblée, la présente à Boissy d’Anglas qui, le
visage blanc, la salue.
On aurait confondu Féraud avec Fréron.
On promène sa tête place du Carrousel.
Il est onze heures et demie du soir, on crie :
« Voilà les muscadins foutus ! Voilà Fréron tué !
On porte sa tête ! Quel triomphe pour les patriotes ! »
Dans la salle de la Convention, la « crête » de la
Montagne, ces quelques députés – Romme, Duquesnoy, Goujon – se décident à agir,
à présenter des décrets qui sont adoptés.
Bref succès. Une petite troupe armée de baïonnettes et de
sabres conduite par Legendre et composée de « bons citoyens »
disperse les « crétois », et la foule qui n’oppose aucune résistance
quitte l’Assemblée.
« Je ne puis concevoir comment ils purent disparaître d’une
manière si instantanée », dit La Révellière-Lépeaux.
La peur serrant encore leurs ventres dorés, les
Thermidoriens, Fréron, Tallien, Barras, Legendre hurlent :
« À bas les assassins ! », « Vengeance
prompte ! »
On décrète l’arrestation des députés de la crête de la
Montagne qui se sont placés du côté des émeutiers.
On rassemble la Jeunesse dorée.
Il est deux heures du matin, ce 2 prairial an III (21 mai
1795).
Rien n’est encore joué alors que commence cette deuxième
journée insurrectionnelle.
On entend, dit un témoin, les « féroces hurlements »
des insurgés. Ils ont occupé l’Hôtel de Ville, fraternisé avec les canonniers
qui le défendaient.
Ils crient « Du pain et la Constitution de 93 ! »,
mais sans agir, incertains, envoyant à la Convention des pétitionnaires, imaginant
qu’ils ont gagné la partie, alors qu’au contraire, Barras, Tallien, Fréron rassemblent
des troupes, sous le commandement de plusieurs généraux, Dubois, Montchoisi, Menou.
Et les insurgés sont surpris quand tombent sur les faubourgs
les premiers obus.
Mais le 3 prairial, troisième journée insurrectionnelle, les
sans-culottes réussissent à étriller, à chasser des faubourgs une troupe de
muscadins qui s’y est aventurée, imaginant vaincre facilement.
Et la panique est grande dans leurs rangs.
« Mes amis, crie un député, tout est perdu ! Les
factieux ont le dessus. La Convention n’existe plus. Songez donc à votre sûreté.
Partez donc si vous ne voulez pas tomber sous les coups des scélérats. »
Il a vu, dit-il, la Convention menacée par les canons
commandés par un Noir de Saint-Domingue, Delorme, grosse figure, embonpoint
considérable, haï par les muscadins qui le qualifient de « monstre vomi
par la plage africaine », de débauché, entouré d’un « sérail ».
Delorme a voulu ouvrir le feu sur la Convention, allumant la
mèche d’un canon, mais un sans-culotte s’est précipité pour éteindre la flamme.
Le lendemain, à l’aube du 4 prairial an III (23 mai 1795), le
martèlement des sabots des chevaux sur les pavés, les voix des officiers
lançant des commandements, le grincement des roues des canons réveillent les
citoyens du faubourg Saint-Antoine. Ils découvrent ces masses compactes de
soldats qui cernent leur quartier.
Les généraux Menou et Montchoisi caracolent, devant leurs
hommes. Les femmes du faubourg se rassemblent, marchent vers les soldats, les
interpellent, tentent de les convaincre de quitter les rangs, de les rejoindre
comme cela s’est toujours produit, depuis ces journées de juillet 1789, quand
les gardes françaises pointaient leurs canons sur la Bastille et se mêlaient
aux émeutiers. Et il en était allé ainsi à chacune des journées révolutionnaires.
Et les femmes crient d’une voix aiguë comme on appelle au
secours.
Mais les dragons les repoussent, obéissent aux ordres, et l’un
des soldats lance à ces femmes qui gesticulent :
« Quand je suis de service je ne parle qu’avec mon
sabre. »
C’est l’affolement, la fuite, le désespoir.
On dresse des barricades. Au faîte de l’une d’elles se tient
le Noir Delorme, que les soldats invitent à se rendre. Il refuse.
Le général Menou s’avance, l’interroge :
« Es-tu républicain, citoyen ? »
« Je le suis. »
« Rends ton sabre aux armées de la République. »
Delorme hésite, bégaie. Il s’y prend à plusieurs fois pour
dire :
« As-tu du pain à me donner ? »
Menou s’approche encore sans répondre, et Delorme tend son
sabre.
Puis le faubourg tout entier capitule.
À quelques pas de ces barricades que les citoyens entourés
de soldats démantèlent se dressait la Bastille.
Les citoyens et les gardes françaises l’avaient conquise, ouvrant
la route à la Révolution.
C’était il y a bientôt six ans.
Mais en ce début de prairial an III, pour la première fois, les
soldats ont refusé de pactiser avec les insurgés.
L’armée de la République a brisé une insurrection populaire,
la dernière émeute sans-culotte.
SIXIÈME PARTIE
4 prairial an III -13 vendémiaire an IV
23 mai 1795 – 5 octobre 1795
« Cette Vendée s’étend partout
et devient chaque jour plus effrayante »
« Nous devons être
gouvernés par les meilleurs,
c’est-à-dire par ceux qui
possèdent une propriété…
« Un pays gouverné par
les propriétaires est dans l’ordre social,
celui où les non-propriétaires
gouvernent
est dans l’état de nature, c’est-à-dire
dans la barbarie. »
Boissy d’ANGLAS
5 messidor an III (23 juin
1795)
« La garde nationale ne
sera plus composée que de gens sûrs
ayant quelque chose à
perdre dans un bouleversement,
au lieu que ceux qui en
formaient une partie
jusqu’ici avaient tout à y
gagner. »
Benjamin CONSTANT
10 prairial an III (29 mai
1795)
20.
Cent vingt mille soldats qui le 4 prairial an III (23 mai
1795) ont encerclé puis occupé le faubourg Saint-Antoine campent plusieurs
jours durant dans le quartier.
Les patrouilles parcourent les rues, entrent dans les locaux
des sections, les fouillent, jettent sur le pavé les piques, les sabres, les
fusils, surveillent les assemblées générales au cours desquelles les « honnêtes
citoyens » désignent ces « tyrans », ces « révoltés »,
ces sans-culottes qui les ont fait trembler depuis plus de deux ans, les ont
contraints au silence, les ont insultés, battus, chassés des sections et
souvent arrêtés, les ont « terrorisés ».
Maintenant ce sont eux que, dès les 24 et 25 mai, on
entraîne, on enferme.
Les soldats les houspillent, les poussent à coups de crosse,
les menacent de leurs baïonnettes, les forcent à se mettre en rang et les
dirigent vers les prisons.
Ils sont ainsi près de dix mille sans-culottes à être
arrêtés.
On recherche les gendarmes et les soldats qui le 1er
et le 2 prairial, quand l’insurrection paraissait près de l’emporter, ont
pactisé avec les insurgés.
On les licencie, on les incarcère. Et on chasse de la garde
nationale les ouvriers, les artisans, les manouvriers.
« Cette classe utile de citoyens qui ne vivent que du
travail de leurs bras ne doit pas être distraite de son labeur quotidien »,
dit-on.
D’ailleurs cette « classe » n’a pas l’argent
nécessaire pour payer son équipement. Place aux bourgeois qui s’armeront et s’équiperont
à leurs frais, et seront cavaliers, canonniers, piquiers de la garde nationale.
Et le Suisse Benjamin Constant qui vient d’arriver à Paris, en
compagnie de sa maîtresse, Germaine Necker – la fille de l’ancien ministre de
Louis XVI – devenue Madame de Staël, écrit :
« La garde nationale ne sera plus composée que de gens
sûrs ayant quelque chose à perdre dans un bouleversement, au lieu que ceux qui
en formaient une partie jusqu’ici avaient tout à y gagner. »
Et Benjamin Constant commence à rédiger une brochure, qui
fait l’éloge des vainqueurs de prairial et qu’il intitule De la force du
gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier.
C’est ce que pense ce général de brigade de vingt-six ans, Napoléon
Bonaparte, sans affectation depuis qu’on lui a retiré son commandement à l’armée
d’Italie.
On le voit hâve, maigre dans son costume élimé, mal taillé, hanter
les bureaux du ministère de la Guerre, expliquer qu’il est un général d’artillerie,
qu’il ne peut accepter de commander dans l’Ouest une unité d’infanterie comme
on le lui propose.
Et d’ailleurs que faire là-bas, puisque le général Hoche a
réuni à La Prévalaye, près de Rennes, cent vingt et un chefs royalistes – Cadoudal,
Frotté, d’Andigné – et une vingtaine de ces chefs des chouans ont signé avec
lui un accord de paix.
On rétorque à Bonaparte que les espions de la République à
Londres sont persuadés que les émigrés, transportés par des navires anglais, vont
effectuer un débarquement en masse dans la presqu’île de Quiberon.
Mais Bonaparte s’obstine, refuse sa nomination, devine qu’on
le suspecte d’être toujours un robespierriste. Ne l’a-t-on pas arrêté à la
chute du tyran ? Et les vainqueurs de prairial veulent que ces journées
achèvent ce qui a commencé le 9 thermidor. Ils veulent faire place nette.
Ils ont eu peur en ce mois de mai 1795. Ils partagent l’analyse
de Mallet du Pan :
« Si les Jacobins eussent eu des chefs de quelque
habileté et si au lieu de tuer un député, ce malheureux Féraud, ils en eussent
tué dix, la Convention disparaissait pour toujours. »
Il faut donc sévir, condamner, emprisonner, exécuter, massacrer
même, comme on le fait dans les départements du Sud, où, à Marseille, quatre-vingt-huit
« terroristes » viennent d’être égorgés dans leur prison.
« La Convention nationale, écrit Fréron dans L’Orateur
du peuple, doit donc hâter la punition des députés jacobins, Romme et ses
complices, qui ont rallié, encouragé les émeutiers. On se demande partout
pourquoi leur sang impur est si longtemps respecté tandis que celui de quelques
scélérats subalternes a été versé sans ménagement. Qu’ils périssent et que leur
sang venge enfin la France et cimente le règne de la liberté pure et
raisonnable. »
Napoléon Bonaparte, ses cheveux de jais mal peignés, mal
poudrés, encadrant son visage osseux, à la peau si jaune qu’elle semble bistre,
observe, écoute.
Il loge en compagnie de son jeune frère Louis, et avec ses
aides de camp, dans un petit appartement meublé qu’il loue à l’hôtel de la
Liberté, rue des Fossés-Montmartre.
Parfois les regrets le tenaillent.
Peut-être n’aurait-il pas dû rompre ses fiançailles avec
Désirée Clary, cette jeune Marseillaise dont la sœur aînée Julie a épousé
Joseph Bonaparte.
Il serait à l’abri du besoin, alors qu’il traîne sa misère
dans ces bureaux, ces salons, où se presse une foule d’élégants et d’élégantes,
inc-oyables et me-veilleuses.
Il rentre à l’hôtel de la Liberté, amer.
Il écrit un court roman, Clisson et Eugénie.
Les jours se succèdent et il n’obtient rien. D’un pas rapide
il parcourt les rues, retourne dans les bureaux, jaloux de ces généraux, Hoche,
Marceau, Jourdan, Pichegru, qui sont honorés parce que victorieux et non
suspects de robespierrisme.
Dans l’Ouest, Hoche semble réussir à pacifier la Bretagne
après la Vendée.
À l’Est et au Nord, les Provinces-Unies ont été contraintes
de conclure à La Haye un traité de paix. Et elles doivent payer une indemnité
considérable de cent millions de florins à la République et entretenir un corps
d’armée de vingt-cinq mille soldats. Et cet argent ruisselle sur ceux qui à
Paris détiennent le pouvoir.
Ils achètent les biens nationaux. Ils s’enrichissent avec
les fournitures de guerre aux armées.
Barras règne au palais du Luxembourg. C’est le « roi de
la République ». Madame Tallien est sa maîtresse officielle. Mais d’autres
jeunes femmes, la citoyenne Hamelin, Madame Récamier, et la veuve d’un général
guillotiné pendant la Terreur, Joséphine de Beauharnais, une créole encore
belle, bien qu’âgée de plus de trente ans, se partagent ses faveurs.
Et c’est dans l’antichambre de Barras que le général
Bonaparte attend en solliciteur. Il quémande aussi auprès de Fréron et de
Boissy d’Anglas, les nouveaux maîtres de la République.
Boissy d’Anglas le reçoit, lui explique qu’un « pays
gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les
non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la
barbarie ».
Bonaparte pense aussi cela. Il rôde comme un loup affamé d’argent,
de femmes, de fonctions, de gloire.
Il décrit à son frère Joseph ce Paris où « le luxe, le
plaisir et les arts reprennent d’une manière étonnante. Hier on a donné Phèdre
à l’Opéra au profit d’une ancienne actrice. La foule était immense depuis deux
heures après-midi, quoique les prix fussent triplés. »
« Les voitures, les élégants reparaissent ou plutôt ils
ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de
briller. »
« Les femmes sont partout : aux spectacles, aux
promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant vous voyez de très
jolies personnes. Ici seulement de tous les lieux de la terre elles méritent de
tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent-ils qu’à
elles et ne vivent-ils que par et pour elles. »
« Une femme a besoin de six mois de Paris pour
connaître ce qui lui est dû et quel est son empire… »
« L’aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris ; l’on
ne se souvient plus de la terreur que comme d’un rêve. »
Mais le « roi de la République » Barras, et Fréron
et Tallien, et Sieyès, eux, ont la mémoire encore hantée de cauchemars. Ils
veulent en finir avec les Montagnards.
Tous les membres encore libres des grands Comités de l’an II
sont décrétés d’arrestation, à l’exception de trois d’entre eux, dont Carnot l’« organisateur
de la victoire ».
Quarante-trois députés sont incarcérés, traduits devant le
Tribunal criminel qui a remplacé le Tribunal révolutionnaire aboli.
Le mot même, d’ailleurs, de « révolutionnaire »
est par décret de la Convention proscrit.
Et c’est devant une Commission militaire que sont traduits
les suspects. Il y aura trente-six condamnations à mort, douze à la déportation.
Même en tenant compte de la Terreur blanche qui fait couler
le sang en province, la répression est mesurée, si on la compare à la Grande Terreur
de l’an II.
Billaud-Varenne et Collot d’Herbois sont embarqués pour la
Guyane. Barère s’enfuit, échappe ainsi à la déportation. Mais d’autres députés
– Rühl, Maure – se suicident au moment de leur arrestation.
Quant aux députés qui sont jugés, six d’entre eux sont
condamnés à mort par la Commission militaire.
Dès que le jugement est prononcé, aux acclamations de la
Jeunesse dorée, les Montagnards se passent de main en main deux couteaux et se
poignardent.
Trois d’entre eux – dont Romme – meurent. Les trois autres
sont transportés moribonds à l’échafaud et décapités.
« On a été étonné du courage de ces six brigands »,
commente un journaliste.
Mais aucune « émotion » populaire n’accompagne le
geste de ceux que leurs partisans appellent les « martyrs de prairial ».
La me appartient à la Jeunesse dorée, dont le « royalisme »
commence à inquiéter les « rois de la République ».
Ils ne veulent plus du retour de la Terreur ni d’une
restauration monarchique. Or, les muscadins foulent aux pieds la cocarde
tricolore, abattent des arbres de la Liberté.
Et festoient quand la Convention ordonne que les bâtiments
des ci-devant Jacobins de la rue Saint-Honoré soient démolis et que sur leur emplacement
soit construit un marché.
Les danses, l’arrogance, les applaudissements des muscadins
autour des ruines du club des Jacobins font pressentir aux vainqueurs de
prairial qu’ils vont devoir livrer une autre bataille :
« Depuis le 9 thermidor, écrit Thibaudeau, la lutte
était restée entre les terroristes et les Thermidoriens. » Ceux-ci ont
triomphé mais un nouvel ennemi se présente à eux : c’est « le
royalisme que l’on avait cru mort des coups terribles qu’on lui avait portés ».
Le revoici renaissant, souhaité par la Jeunesse dorée, et de
nombreux députés du Marais, ce Ventre de la Convention.
C’est dans ce Paris-là qu’erre, inactif et impatient, le
général de brigade Napoléon Bonaparte. Il rêve de se faire envoyer en mission à
Constantinople pour réorganiser l’armée turque.
Mais cet espoir n’est que mirage vite dissipé.
« Moi, écrit Napoléon à son frère Joseph, très peu
attaché à la vie, en la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment
dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu
par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter
est folie. Tout me fait braver le sort et le destin. Et si cela continue, mon
ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture.
« Ma raison en est quelquefois étonnée mais c’est la
pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite
sur moi. »
21.
C’est la fin du mois de mai 1795, ce mois de prairial an III,
et parce que les sans-culottes sont vaincus, pourchassés, souvent arrêtés et
parfois massacrés, on ose se proclamer royaliste.
Le mot « révolutionnaire » est proscrit, on peut
donc donner son sentiment sur ces « années de sang » durant
lesquelles on n’avait pas seulement « terrorisé » les « honnêtes
citoyens » en les menaçant du « rasoir national » mais conçu et
voté la Constitution de 1793, dont Boissy d’Anglas dit aujourd’hui qu’elle n’était
que l’« organisation de l’anarchie ».
Plus personne n’appelle Boissy d’Anglas Boissy-famine !
Il est le rapporteur d’une commission de onze membres
chargée de préparer une nouvelle Constitution.
C’en est fini des belles déclarations de 1793, qui n’évoquaient
que les « droits » et jamais les « devoirs ».
La Constitution nouvelle ne parlera pas de droit d’assistance
et de droit d’insurrection.
Boissy observe : « Lorsque l’insurrection est
générale, elle n’a plus besoin d’apologie, et lorsqu’elle est partielle elle
est toujours coupable ! »
Alors pourquoi y faire référence dans un texte
constitutionnel ? C’est l’individu qui est la source du « bien »
et non l’action collective ou l’État.
« Faites constamment aux autres le bien que vous
voudrez en recevoir », voilà ce que la nouvelle Constitution doit affirmer.
Et répéter que c’est sur le « maintien des propriétés »
que repose tout l’ordre social.
Boissy d’Anglas écrit dans son rapport du 23 juin 1795 (5
messidor an III) :
« Nous devons être gouvernés par les meilleurs, c’est-à-dire
par ceux qui possèdent une propriété, qui sont attachés à la tranquillité qui
la conserve et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation
qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse… Un pays gouverné
par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires
gouvernent est dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la barbarie. »
Les onze membres de la commission sont tous des députés du
Ventre de la Convention, souvent d’anciens Girondins, des modérés, tel Pierre
Claude François Daunou, prêtre et professeur de théologie avant 1789, puis
prêtre jureur. Il a refusé de voter la mise en accusation et la mort du roi.
La Constitution de 1793 est pour lui la « Constitution
du faubourg Saint-Antoine ». Il prend la plume au nom de la commission des
onze pour rédiger le nouveau texte constitutionnel.
Il rejette l’idée que le pouvoir exécutif, qui sera composé
de cinq membres, puisse être élu par le peuple :
« Le peuple pourrait désigner un Bourbon ! »
s’exclame-t-il.
Les cinq membres qui composeront ce Directoire de la
République seront désignés par deux Conseils, l’un, celui des Cinq-Cents
(l’Imagination), aura le droit de proposer la loi, l’autre, celui des Anciens
(la Raison), deux cent cinquante membres, de la voter.
Et ce sont les Anciens qui, dans une liste de cinquante noms
proposés par les Cinq-Cents, choisiront les Cinq Directeurs. Ceux-ci – renouvelables
tous les ans par cinquième -seront vêtus d’un costume chamarré, « protestation,
dit Boissy d’Anglas, contre le sans-culottisme ».
Pour voter, au scrutin secret, le citoyen doit avoir vingt
et un ans accomplis et payer une « contribution directe, foncière ou
personnelle » : le suffrage n’est donc plus universel, mais « censitaire ».
Les soldats qui ont lutté pour l’établissement de la République sont dispensés
de cette condition. Mais, « les domestiques à gages attachés au service de
la personne ou du ménage, comme les fous, les faillis, les accusés, ne peuvent
être électeurs ».
Les onze membres de la commission sont inquiets. Ils veulent
que « leur enfant », la Constitution, « l’enfant aux onze pères »,
lit-on dans les journaux, protège le pays d’un « pouvoir exécutif fort »
comme ils l’ont connu sous la monarchie, mais aussi sous la Convention.
Ils se défient donc du pouvoir d’un seul, qu’il s’agisse d’un
homme ou d’une Assemblée, comme l’a été la Convention durant la Terreur.
Et ils mesurent aussi la haine du peuple pour les « ventres
pourris », les « ventres dorés », car la misère et la disette
sont toujours là, à serrer la gorge des plus humbles.
La « soudure » avec la récolte de 1795 – abondante
– tarde à se faire.
Une mouche de police signale dans un rapport de fructidor an
III (août 1795) que « les estomacs vides battent la générale et sonnent le
tocsin de la Constitution ».
On veut chasser les conventionnels, à quelque clan qu’ils
appartiennent.
« On ne réélira pas ces coquins », dit-on.
Pis : le peuple est si exaspéré, qu’il crie :
« Vive le roi ! »
Ces mots qui font trembler les régicides, on les entend à
Chartres, où un représentant en mission est assiégé par une foule qui hurle :
« Vive le roi ! Vive le roi ! »
Le représentant est forcé de signer un arrêté qui taxe le
pain à trois sous. Le soir, il se suicide.
La troupe doit intervenir, livrer bataille pour rétablir l’ordre
et disperser ces rebelles en tuant une dizaine.
Et ce cri de « Vive le roi ! », les jeunes
gens qui jadis suivaient Fréron, cassaient leurs gourdins noués et plombés sur
le dos des sans-culottes, le poussent contre la Convention dont ils se défient.
Il leur semble qu’elle ménage les sans-culottes. Ne
célèbre-t-elle pas le 14 juillet, décrété une fête nationale ?
Ne fait-elle pas chanter La Marseillaise ? Ne
regroupe-t-elle pas autour de Paris des troupes nombreuses ?
Or, contre qui ces soldats pourraient-ils intervenir, sinon
contre cette Jeunesse dorée que Tallien, Barras, Fréron ont utilisée et qui
maintenant les inquiète ?
Car les muscadins sont désœuvrés.
« Paris offre, écrit un témoin, un assez étrange
phénomène. C’est celui d’un assez grand nombre de jeunes gens qui souvent sans
autre nom que celui qu’ils usurpent et sans autres ressources connues que
celles du jeu font une dépense annuelle de deux à trois cent mille francs. À
ces aventuriers se sont jointes des personnes de marque mais diffamées qui, trouvant
le métier assez bon, se livrent au même genre d’industrie. »
Ils vivent donc de l’« agiotage », du jeu, et se
retrouvent au Palais-Royal.
Et ils vivent d’expédients, dans un luxe précaire. Que
seront-ils demain ?
Ils rêvent d’un roi.
« Les espérances les plus folles se manifestent de
toutes parts, lit-on dans le journal Le Moniteur. C’est à qui jettera
plus promptement le plus ouvertement le masque. On dirait, à lire les écrits
qui paraissent, à entendre les conversations de gens qui se croient dans la
confidence, que c’en est fait de la République. Parce que la Convention
secondée, poussée même par le zèle et l’énergie des bons citoyens, a remporté
une grande victoire sur les terroristes, sur les successeurs de Robespierre, il
semble qu’elle n’ait plus qu’à proclamer la royauté… »
Les rapports de police signalent que des « petites gens
sans ressources regrettent hautement l’Ancien Régime ».
Dans un journal qui s’intitule Le Ventriloque ou Ventre
affamé, on lit :
« Lorsqu’il y avait un roi mon ventre n’avait jamais
été réduit à la disette qu’il éprouve, et mon ventre conclut qu’il vaut mieux
un roi qu’une Convention. »
Dans les théâtres, les jeunes gens exigent qu’on chante Le
Réveil du peuple, et non cette horrible Marseillaise.
On entonne : « Ne faisons qu’une hécatombe de ces
cannibales affreux. »
Et en bande, on se rend sous les fenêtres de la maison d’un
des onze membres de la Commission, l’ancien Girondin Louvet, homme modéré, qui
a voté lors du procès du roi en faveur de l’appel au peuple.
Il s’indigne :
« Où sommes-nous ? Un citoyen paisible troublé
dans l’asile de sa demeure ! Un représentant du peuple abreuvé d’outrage
et violemment menacé ! Où sommes-nous ? Les chouans ont-ils vaincu ?
Les cohortes anglaises sont-elles dans nos murs ?… Faut-il pour ne pas
être un terroriste se réunir par bandes, aller effrayer dans leurs maisons et
dans les rues les citoyens paisibles, arracher les affiches de nos frères des
armées, et menacer de mort quiconque oserait chanter une chanson qui ne serait
pas la sienne ? Je ne me sens pas, je l’avoue, la force de porter à ce
point l’amour de la paix et de la tranquillité publique. »
Mais Louvet, comme les autres conventionnels modérés, ne
veut pas se laisser égorger par les « royalistes » de retour. Et tous
les républicains, même ceux qui ont été victimes de Tallien et de Fréron, de
Barras et de Legendre, lors des journées de prairial sont prêts à se réunir, à
oublier leur haine, pour faire front aux royalistes.
« Pour moi, écrit le libraire Ruault, je crois qu’il n’y
a point assez de troupes près de Paris et dans Paris ; les voleurs, les
chouans peuvent en approcher de si près que nous serions dans la plus fâcheuse
situation s’il n’y avait pas assez de forces accoutumées à vaincre pour les
repousser. Cette Vendée s’étend partout et devient de jour en jour plus
effrayante… » Et Louvet s’écrie à l’adresse de ces jeunes gens que les Thermidoriens
ont utilisés contre les sans-culottes mais qui leur paraissent aujourd’hui
menaçants, avec leurs refrains royalistes : « Misérables, réfléchissez.
Cent mille républicains peuvent être facilement distraits des armées. Que le
sentiment de notre existence vous rende sages. Obéissez aux lois ou craignez
que la Convention nationale parle, et vous n’êtes plus… »
Mais la Jeunesse dorée continue de manifester, de crier que
la Convention contient encore dans son sein des « égorgeurs », des « buveurs
de sang ».
Et le conventionnel Merlin de Thionville, qui a voté la mort
du roi, combattu contre les Vendéens, s’est enrichi, a aux côtés du général
Pichegru pris la tête des bandes de la Jeunesse dorée, le 1er
germinal, pour faire rentrer dans leurs faubourgs les émeutiers, écrit :
« Soyez persuadés que si vous souffriez à Paris le
retour d’un roi, tous les soldats dont je connais l’esprit et les intentions se
disputeraient l’honneur de venir vous anéantir, vous et votre roi. »
Ce roi, ce n’est plus Louis XVII.
Le fils de Louis Capet est mort le 20 prairial an III (8
juin 1795). Tous ceux qui l’avaient vu au cours des mois précédents avaient été
effrayés par son corps difforme qui n’était plus qu’une plaie.
Barras – le « roi de la République ! » – avait
été frappé par « son visage tout bouffi et tout pâle », ses genoux, ses
chevilles, ses mains enflées, son regard innocent d’enfant de dix ans, exprimant
souffrance et désespoir. Barras avait demandé que l’on nettoie la chambre où
Louis XVII était maintenu, qu’on le fît promener, qu’on le soignât.
Mais aucun des Thermidoriens ne doutait de la prochaine
issue fatale.
Et cependant, à l’annonce de la mort de Louis XVII, ils
laissèrent courir la rumeur – et sans doute la favorisèrent-ils -d’une évasion
de Louis XVII.
C’était manière pour ces régicides, craignant une
restauration, de gêner l’oncle de Louis XVII, ce comte de Provence qui, installé
à Vérone, régent du royaume, se proclama, dès qu’il apprit la nouvelle de la
mort de Louis XVII, Louis XVIII, mais décidant que tant qu’il serait contraint
de vivre en exil, il se ferait appeler « comte de Lille », du
nom d’une seigneurie qu’il possédait à proximité de Toulouse et qui se nommait
l’« Isle Jourdain »…
Le comte d’Artois devient « Monsieur », frère du
roi, rêvant déjà de succéder un jour à son aîné. Mais le comte d’Artois
applaudit la Proclamation de Vérone, que rend publique Louis XVIII.
Elle annonce un retour complet de l’Ancien Régime.
Louis XVIII veut « le rétablissement de la religion
catholique et de notre ancienne Constitution. Ma maxime est tolérance pour les
personnes, intolérance pour les principes. »
Les trois ordres (clergé, noblesse, tiers état)
doivent être rétablis comme les parlements, ainsi que tous les symboles -le
drapeau blanc à fleurs de lys naturellement – de l’autorité royale, le
souverain étant de droit divin.
Et Louis XVIII promet le châtiment des régicides, coupables
d’un crime qui est aussi un sacrilège.
Les « royalistes de l’intérieur sont au désespoir »,
écrit Mallet du Pan. Ils comprennent que les régicides, se jugeant « impardonnables »,
vont être plus que jamais des adversaires d’un retour des Bourbons.
Tallien le répète. Il ne veut pas être pendu par le roi
restauré. L’avènement de Louis XVIII et sa proclamation de Vérone « achèvent,
continue Mallet du Pan, de déterminer la balance en faveur du gouvernement
républicain ».
Tallien, Barras, Fréron, la Convention décident de renforcer
encore les troupes qui stationnent dans les environs de Paris.
On les rapproche de la capitale. Elles s’installent aux
Sablons, derrière Chaillot, non loin du bois de Boulogne.
Et les protestations des sections où les « royalistes »
et la Jeunesse dorée sont majoritaires, confirment aux yeux des « républicains »
la réalité du danger d’une restauration.
Ordre est donné à la police de « surveiller avec
attention plusieurs quidams habitués du café de Valois et du jardin Égalité que
l’uniformité et la singularité de leur costume font regarder comme suspects ».
Les jeunes gens « dorés » qui avaient servi les
Thermidoriens sont désormais leurs ennemis.
Et les sans-culottes s’en réjouissent.
Un lieutenant de Gracchus Babeuf, le « partageux »,
l’apôtre « communiste » du Manifeste des Égaux, écrit ainsi à
son correspondant parisien :
« Tu ne manqueras pas de donner encore des nouvelles. Oh,
celles que tu m’as données et que j’ai reçues ce matin m’ont mis en goût. Et j’en
éprouve le plus dévorant appétit. Donne-m’en toujours, je suis insatiable… Deux
cents muscadins arrêtés m’annonces-tu ? Ainsi soit-il.
« Vous en tâterez donc aussi, messieurs, et vos cafés, vos
habits carrés, vos chapeaux à la Cobourg, vos chats verts ne vous en
garantiront point ! Quelle mine allongée et livide ils devaient avoir !
Ah, vous pensiez que tout vous était permis, messieurs de la Jeunesse dorée !
Allons, point de quartiers, qu’on les plie à l’égalité. Nul n’a le droit de
dépasser le niveau. »
Et Fréron fait l’éloge de Rouget de l’Isle et de La
Marseillaise.
Et le journal Le Moniteur écrit :
« La royauté, l’exécrable royauté, croyez-vous donc qu’on
puisse la rétablir si facilement ? Est-ce pour nous donner un roi que nous
avons abattu Robespierre ? Prétexte insensé qui couvre peut-être des
intentions qu’il sera facile de dévoiler. »
Et l’on dénonce « une poignée de factieux, de
royalistes, d’émigrés ».
La police constate qu’un émigré, le comte d’Antraigues, met
à la disposition de Louis XVIII les réseaux royalistes qu’il a constitués dès l’été
1789 et qui avaient œuvré pour l’Angleterre, l’Autriche, l’Espagne, la Russie.
Des « agences » royalistes, l’une dite de Souabe,
l’autre La Manufacture, ont infiltré leurs espions dans tous les
Comités, les rouages gouvernementaux, et renseignent d’Antraigues.
Le général Pichegru est approché, le 29 thermidor an III (16
août 1795), par un libraire suisse, Fauche-Borel, agent de Louis XVIII.
Le roi propose à Pichegru le bâton de maréchal, le château
de Chambord, le gouvernement de l’Alsace s’il se met au service de la monarchie
et, pour gage de son ralliement à Louis XVIII, livre la place de Huningue au
prince de Condé.
Pichegru écoute, hésite, déclare qu’il doit réfléchir.
Sans connaître les détails de ces propositions, Carnot et
Tallien soupçonnent Pichegru et mesurent les périls qui les menacent.
Dans l’Ouest, Charette a rompu la trêve, comme Cadoudal.
Il a dit à ses compagnons :
« Vous ne croyez pas vous autres que je sois devenu
républicain depuis hier ! J’ai joué la République par-dessous la jambe, je
jouerai les Anglais par-dessous la cuisse. »
Car une flotte anglaise débarque à Carnac trois mille cinq
cents émigrés et quinze cents prisonniers français enrôlés de force.
Charette les rejoint après avoir fait massacrer, en guise de
déclaration de guerre, deux cents prisonniers « bleus », et une
centaine d’autres soldats républicains qui ne se gardaient pas, confiants dans
la trêve.
Un deuxième corps expéditionnaire royaliste de deux mille
hommes débarque à Quiberon.
Mais en quelques semaines, Hoche, commandant de l’armée de l’Ouest,
refoule méthodiquement cette « armée » disparate de près de quinze
mille hommes dans la presqu’île, les forçant à mettre bas les armes et faisant
douze mille prisonniers.
Tallien se précipite pour en finir avec ces « quiberonnades »,
qui ont pour les Thermidoriens régicides l’avantage de réunir autour d’eux le
bloc républicain, des partisans de Babeuf aux anciens Girondins et à une bonne
partie des conventionnels modérés.
Tallien veut, impose aux commissions qui jugent les émigrés
une sévérité exemplaire.
On condamne à mort chouans, Vendéens, émigrés. Il y aura
sept cent cinquante exécutions, dont celles de quatre cent vingt-huit
gentilshommes émigrés.
Une dernière tentative de débarquement de quatre mille
hommes, sous le commandement du comte d’Artois, a lieu à l’île d’Yeu.
Hoche empêche leur jonction avec les troupes de Charette, qui
rend d’Artois responsable de l’échec et écrit à Louis XVIII :
« Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu. »
En fait, le comte d’Artois dépendait des Anglais, pressés de
s’éloigner, de rembarquer ces troupes vouées à la défaite.
« Le voilà donc, Monsieur Pitt, le résultat de trois
années de travaux, écrit Hoche dans un rapport du 22 juillet 1795. Il n’est pas
aussi aisé de vaincre les républicains sur leur territoire que dans votre
cabinet… »
À Paris, la victoire sur les émigrés et ce regain de « terreur »
durcit les oppositions entre royalistes et républicains.
Et d’autant plus que, pour s’assurer d’une majorité dans le
Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents, et donc obtenir un Directoire
de cinq républicains, les conventionnels par deux décrets – des 5 et 13 fructidor
an III (22 et 30 août 1795) – décident que sur les sept cent cinquante membres
des Conseils à élire, les électeurs ne choisiront que deux cent cinquante d’entre
eux, les autres sièges – les deux tiers – reviendront aux conventionnels
sortants.
Ces décrets des deux tiers sont un véritable coup de
force parlementaire qui révolte les modérés, tentés par la monarchie, et la
Jeunesse dorée qui espérait conquérir par l’élection le contrôle du Directoire.
Car la Constitution doit être approuvée par plébiscite, comme
les décrets des deux tiers.
Les royalistes appellent à voter pour la Constitution et
contre les décrets, contre cette Convention, « écumée sur les égouts de la
France et les cloaques étrangers », et dont les membres veulent se
perpétuer.
Ah ! du moins par pudeur taureaux
insatiables
Vous êtes engraissés, regagnez vos étables !
peut-on lire dans Le Messager du soir.
Tallien dénonce ces « misérables libellistes gagés »,
ces « insectes politiques », ces muscadins qui manifestent un « abâtardissement
de l’espèce humaine », avec une « paralysie commencée de l’organe de
la parole ».
Et les muscadins, les royalistes, réagissent, interpellent
Tallien et Barras :
« Pourquoi ces troupes autour de Paris ? Sommes-nous
assiégés ou à la veille de l’être ?… Est-on chouan parce qu’on porte un
collet noir ouvert ? »
Le référendum va-t-il permettre de désigner le camp
vainqueur ? Les résultats sont proclamés le 1er vendémiaire an
IV (23 septembre 1795).
La Constitution est acceptée par 1 057 390 oui
contre 49 978 non !
Il y a 5 millions d’abstentions !
Les décrets des deux tiers ont réuni 205 498 oui
et 107 978 non !
Le pays réel ne veut plus des conventionnels, liés à des
années sanglantes, et, que la Terreur soit rouge ou blanche, les conventionnels
l’incarnent.
On les rejette, même s’ils viennent grâce aux décrets des deux
tiers de réussir à se prolonger au sein des Conseils.
Mais pourront-ils résister à la colère que leur coup de
force législatif a suscitée ?
Des troubles éclatent ici et là.
À Dreux, un représentant à la tête de deux cents hommes a
défait une troupe de rebelles, dont dix ont été tués et trente faits
prisonniers.
N’est-ce pas là le signe d’un retour aux méthodes
terroristes ?
Des commissaires de la section Le Peletier se rendent dans
toutes les autres sections de Paris, pour lire la pétition qu’ils comptent
apporter à la Convention.
« Cette malheureuse patrie n’offrira-t-elle bientôt qu’un
désert couvert d’ossements humains ? » disent-ils.
« Allons-nous voir renaître ces jours d’horreur et de
carnage que nous avons passés ? »
« Les échafauds vont-ils se rétablir ?
« Verrons-nous encore une fois les vieillards et les
enfants engloutis dans les flots ? »
« Entendrons-nous encore retentir les fusillades de
Collot ? »
22.
Pluie, vent, en ce début du mois de vendémiaire an IV.
C’est la fin septembre et, à la nuit tombée, des bandes de
jeunes gens parcourent les rues proches du Palais-Royal, en criant :
« À bas les deux-tiers ! », ces décrets « scélérats »
qui vont permettre de placer dans les deux Conseils issus de la nouvelle
Constitution une majorité de conventionnels.
Mais cette Jeunesse dorée se heurte désormais à ce que les
jeunes gens à collet vert ou noir appellent des « terroristes », et
que Barras, Fréron, Tallien nomment maintenant des « patriotes ».
Et Fréron s’est même rendu faubourg Saint-Antoine pour
recruter avec de beaux discours et des poignées d’assignats ceux-là mêmes que
lors des journées d’insurrection de prairial il faisait pourchasser par la
Jeunesse dorée et qu’il appelait « buveurs de sang », « massacreurs
de septembre » ou « lécheurs de guillotine ».
La Convention rapporte même les décrets sur le désarmement
des terroristes.
Et elle charge Barras, qui a tenu un rôle décisif lors du 9
Thermidor, qui a été « terroriste », lorsque, avec Fréron, il était
représentant en mission dans les Bouches-du-Rhône, à Marseille et à Toulon, du
commandement des troupes de Paris. Barras n’a-t-il pas été officier d’Ancien
Régime ? N’est-il pas régicide, ce qui en fait un adversaire déterminé des
royalistes ? Avec son grand sabre qu’il porte fièrement, il a l’allure
martiale d’un chef de guerre.
Et son conseiller Pierre François Réal, qui a été hébertiste,
écrit, pensant à Barras qu’il sert avec dévouement :
« Le salut de la patrie va dépendre de la formation du
pouvoir exécutif. Il faut y porter des hommes brûlant de patriotisme, ennemis-nés
de toute tyrannie, qui ont tué Capet et Robespierre. »
Mais Barras et les Thermidoriens républicains sont attaqués
avec violence par les sections parisiennes pénétrées de royalisme, ainsi celle
de Le Peletier qui prend la défense de ceux qui se dressent contre les « deux-tiers »,
contre la Convention.
« Vous osez les traiter d’intrigants, d’anarchistes, d’assassins !
Mais jetez les yeux sur vous-mêmes. Vos vêtements sont teints du sang de l’innocence.
Des milliers de vos commettants égorgés, des villes détruites, le commerce
anéanti, la probité proscrite, l’immoralité, l’athéisme, le brigandage divinisé,
l’anarchie et la famine organisées, le trésor public dilapidé, voilà votre
courage ! »
Ces sections-là préparent, à n’en pas douter, une
insurrection contre la Convention, qui ouvrirait la porte à ce Louis XVIII qui
veut punir les régicides.
« Il n’y avait rien de mieux à faire, écrit Barras, pour
combattre de pareils adversaires, que de leur opposer leurs ennemis naturels, les
patriotes incarcérés, par suite de la réaction de Thermidor. »
Et la Convention libère les « émeutiers de prairial »,
quinze cents d’entre eux, des « tape-dur », sont constitués en trois
bataillons de volontaires : les « patriotes de 1789 ».
Ce « bataillon sacré » va renforcer les six mille
hommes de l’armée de l’intérieur, chargée de protéger la Convention.
Mais Barras, qui la commande en chef, ne fait pas confiance
au général Menou. Ce ci-devant baron, qui a su mater le faubourg Saint-Antoine,
en prairial, est un modéré. Ses sympathies vont aux sections « monarchistes ».
Menou préfère négocier avec elles, qui réussissent à rassembler près de trente
mille hommes, plutôt que de les affronter.
Barras constitue donc son état-major avec des généraux qui
traînent, inactifs, dans Paris et sont suspects de robespierrisme, de
jacobinisme.
Il s’entoure ainsi de Brune, Carteaux, Dupont et de ce
général de brigade d’artillerie qu’il a connu au siège de Toulon, Napoléon
Bonaparte.
Depuis plusieurs mois, ce Bonaparte a fait des offres de
service, obstiné, faisant longuement antichambre, réussissant alors qu’il n’est
qu’un officier sans fortune, sans gloire, sans affectation, vêtu d’un uniforme
élimé, taillé dans une étoffe de mauvaise qualité, à être invité par Thérésa
Tallien, la maîtresse de Barras.
Et ce Corse, au regard insistant et brûlant, a une sœur, Pauline,
dont Fréron est amoureux au point de vouloir l’épouser.
Mais le Comité de salut public par un arrêté a « rayé
Napoléon Bonaparte de la liste des officiers généraux employés, attendu son
refus de se rendre au poste qui lui a été désigné ».
Car Bonaparte n’a pas voulu accepter un commandement à l’armée
de l’Ouest.
Il rêve d’aller aider le sultan à réorganiser son armée.
Il n’est, en fait, qu’un général sans emploi parmi tant d’autres :
soixante-quatorze suspects sont rayés comme lui des registres de l’armée active.
Mais Thérésa Tallien, mais Fréron, confirment que ce général
de vingt-six ans est une personnalité singulière. Et Barras se souvient de
cette « batterie des hommes sans peur », d’où Bonaparte, sous le feu
ennemi, dirigeait les tirs de ses canons contre les forts de Toulon. Et Barras
avait admiré l’intelligence de cet officier d’artillerie, et son sang-froid.
Barras va donc proposer à Bonaparte le commandement en
second de l’armée de l’intérieur.
« Je vous donne trois minutes pour réfléchir », dit-il
à Bonaparte.
Le temps d’un regard, et Bonaparte répond d’une voix sèche
qu’il accepte.
« Mais je vous préviens, ajoute-t-il, si je tire l’épée,
elle ne rentrera dans le fourreau que quand l’ordre sera rétabli coûte que
coûte. »
Et cela semble difficile.
Dans la nuit du dimanche 12 au 13 vendémiaire an IV (nuit du
4 au 5 octobre 1795), on entend dans tous les quartiers les tambours battre la
générale.
Les sections « bourgeoises », « royalistes »,
comme celle de Le Peletier, appellent à résister aux Comités de la Convention
qui, en créant les bataillons des « patriotes de 89 », ont réarmé les
« buveurs de sang ».
Ces sections s’arment, et les trente mille hommes qu’elles
rassemblent sont placés sous les ordres du général Danican, qui, officier d’Ancien
Régime, est entré dans la garde nationale le 14 juillet 1789, s’est battu en Vendée
comme général de brigade.
Il a dénoncé les atrocités commises par les républicains. Depuis,
il est suspect de « royalisme ».
Le général Danican ne prend son commandement de l’armée
sectionnaire que le 13 vendémiaire.
Il ne mesure pas que tout se joue en cette aube du lundi de
vendémiaire. Bonaparte a en effet appris que, au camp des Sablons, se trouvent
quarante canons. Il charge Murat, chef d’escadron, de partir avec trois cents
cavaliers du 21e chasseur, de se saisir des pièces d’artillerie et
de les ramener à Paris où elles seront placées autour des Tuileries, prenant
les rues en enfilade.
Les cavaliers de Murat, parvenus au camp des Sablons, se
heurtent à une colonne de sectionnaires venus eux aussi avec la volonté de s’emparer
des canons. Mais ils sont contraints de reculer devant les trois cents
cavaliers qui ramènent, à bride abattue, les pièces d’artillerie aux Tuileries.
À six heures du matin, ce lundi 13 vendémiaire, le général d’artillerie
Bonaparte, auquel Barras fait confiance, place les canons aux abords des Tuileries
qui deviennent ainsi une forteresse.
Les pièces sont disposées de la place de la Révolution, ci-devant
Louis XV, au Palais-Égalité, ci-devant palais-Royal, tout au long de la rue
Saint-Honoré.
D’autres sont mises en batterie sur la rive gauche, du pont
de la Révolution au pont National. Les troupes de la Convention ne risquent
plus d’être cernées et submergées par le nombre des sectionnaires. Elles gênent
les troupes de Danican dans leurs communications d’une rive à l’autre de la
Seine.
Ainsi, lorsque vers dix heures du matin, Barras inspecte les
postes de défense, il constate l’efficacité, l’œil d’aigle de ce général
Bonaparte qui semble déjà subjuguer les soldats qui ne le connaissaient pas, quelques
heures auparavant.
Bonaparte saute à cheval, va d’un poste à l’autre, s’arrête
seulement quelques minutes, écoute les rapports des officiers. Il répète qu’il
veut qu’on tire à mitraille et il promet qu’il suffira de quelques minutes pour
balayer les troupes adverses.
Le général Danican n’a pas pris d’initiative, semblant
compter sur le nombre.
Mais sur les trente mille sectionnaires, on n’en compte que
sept ou huit mille résolus à se battre. Ils sont plus nombreux que les soldats
de l’armée de l’intérieur. Mais ceux-ci disposent de l’artillerie.
Et tout au long de la matinée, des sans-culottes des
faubourgs, des « tape-dur », les rejoignent. Ils ont une revanche à
prendre sur ces sectionnaires, cette Jeunesse dorée, qui les ont vaincus, dans
les journées de prairial, et humiliés, pourchassés, depuis.
Et Barras, Tallien, Fréron savent qu’aux yeux des troupes
républicaines, ces sans-culottes sont une caution révolutionnaire.
Or, ce que demande le général Danican dans un message à la
Convention, c’est leur renvoi.
« La paix peut s’établir en un clin d’œil, écrit
Danican vers trois heures de l’après-midi ce 13 vendémiaire, si la Convention
nationale désarme ceux que les Comités ont armés la veille. »
Barras ne répond même pas à la proposition du général
Danican.
Le temps passe. On s’observe l’arme au pied. Il pleut.
Quand l’averse cesse, le général Danican fait mouvement dans
la rue Saint-Honoré, bientôt pleine de sectionnaires. Ils forment une masse compacte
autour de l’église Saint-Roch.
Tout à coup vers quatre heures et demie, un coup de feu, tiré
sans doute de l’une des maisons sur les sectionnaires, qui répondent par une
salve. Les soldats aussitôt réagissent avec l’assurance de vieilles troupes
aguerries par des mois de combat.
Ils tirent, écrit un témoin, « comme s’ils eussent été
à la noce ».
Napoléon Bonaparte assure que les coups de fusil furent
tirés de l’hôtel de Noailles où s’étaient introduits les sectionnaires.
« Les balles arrivaient jusqu’au perron des Tuileries, dit-il.
Au même moment une colonne de sectionnaires déboucha par le quai Voltaire, marchant
sur le pont Royal. Alors on donna l’ordre aux batteries de tirer. »
Dans les rues, sous le tir à mitraille des canons, c’est la
débandade des sectionnaires. Ceux qui se regroupent sur les marches de l’église
Saint-Roch sont fauchés. L’église est enlevée.
La colonne qui avançait quai Voltaire est dispersée.
Napoléon, qui se dirige rue Saint-Honoré vers le bâtiment
des Feuillants, a son cheval tué sous lui.
Les soldats se précipitent pour l’aider à se relever. Il est
indemne. Il donne l’ordre de balayer les rues à la mitraille, puis à l’arme
blanche.
Il suffit de quelques obus pour que la centaine d’hommes qui
résistent au théâtre de la République soient délogés.
« À six heures tout était fini », dit Bonaparte.
Il est entouré par les conventionnels qui viennent le féliciter
d’avoir « sauvé la République ».
Il entend les discours de Barras puis de Fréron qui à la
tribune de la Convention font acclamer son nom.
Il écrit à son frère Joseph :
« Enfin tout est terminé, mon premier mouvement est de
penser à te donner de mes nouvelles. Comme à l’ordinaire je ne suis nullement
blessé. »
Mais les éloges qu’on lui décerne ont leur contrepartie.
Il est le général Vendémiaire, celui qui a fait tirer
au canon sur les sectionnaires et a brisé l’insurrection souhaitée et organisée
par les royalistes, et à laquelle ils ont participé. Ils espéraient qu’elle
ouvrirait la voie à la restauration. Bonaparte est dans le camp des régicides, de
Barras, de Tallien, de Fréron, et aussi, même si les Thermidoriens ont renversé
l’incorruptible, du côté de Robespierre.
Et on lui imputera les morts dont le sang a rougi les
escaliers de l’église Saint-Roch.
Combien sont-ils, les cadavres que l’on charge dans des
charrettes ? Trois cents dans chaque camp ?
Un témoin, sans complaisance pour les royalistes, le
libraire Ruault, trace un tableau bien plus sombre de ce 13 vendémiaire.
« On estime, écrit-il, qu’il a péri environ huit mille
personnes : le 10 août a coûté moins cher. »
Il raconte comment, après que deux canonniers eurent été
tués par des tirs sectionnaires :
« Une première charge à mitraille renversa une centaine
d’hommes. Elle fut suivie de quatre ou cinq autres qui balayèrent la rue
entière. Environ huit cents hommes de la plus belle jeunesse, de la plus riche
bourgeoisie y furent tués en moins de deux minutes.
« Le bruit du canon qui surprit tout le monde de ce
quartier, l’effroi de la mort, fit entrer dans Saint-Roch une foule
considérable d’hommes, de femmes, d’enfants, que par curiosité le mouvement des
troupes avait attirés dehors et ceux aussi qui allaient à leurs affaires. Ils
croyaient y trouver un asile sûr et sacré. Mais environ trois cents grenadiers
de la Convention se ruent à travers les morts de la rue du Dauphin, montent les
degrés de Saint-Roch, entrent dans l’église, tuent et mutilent à coups de sabre
et de baïonnette tout, ou à peu près, ce qui s’était réfugié en ce lieu. On y a
compté le lendemain matin environ quatre mille morts, de tout âge, de tout sexe,
dépouillés de leurs vêtements, compris ceux qui avaient péri dans la rue du
Dauphin et dans celle de Saint-Honoré. »
Chiffres énormes, sans doute multipliés par la rumeur, mais
qui révèlent au-delà de leur exactitude discutable le choc ressenti par un
républicain patriote, ancien Jacobin, mais homme modéré.
Et Ruault s’interroge, relit Machiavel, « car nous
sommes dans le cas posé par Machiavel, que le système républicain est
inexécutable en France et que nous n’avons fait que des folies depuis trois
années mais des folies d’un genre fort étrange… C’est un vrai typhon qu’un peuple
républicain tel que nous, une vaste bête, une divinité malfaisante, une mer qui
dévore ceux qui osent monter dessus… »
Et ce qu’il a vu le 13 vendémiaire le conforte dans cette
vision pessimiste. Car le carnage a continué rue de Richelieu, quai Voltaire.
« Après la canonnade, la troupe de ligne fusilla tout
ce qu’elle put fusiller jusqu’à minuit.
« Elle tirait en haut, en bas, de tous côtés, suivie
des filles de joie de ce quartier qui les aidaient en ricanant à dépouiller les
morts et à les porter dans la cour du Palais-Royal.
« Les vainqueurs et leurs filles mirent en vente le
lendemain matin les dépouilles des Parisiens et les vendirent. »
L’émeute est donc écrasée sans pitié mais, dans les jours
qui suivent, la répression est légère. Barras, Tallien, Fréron, les
conventionnels se défient de ces « patriotes de 89 », qui ne sont
pour ces Thermidoriens républicains que les alliés d’un jour.
On en congédie, en leur distribuant des assignats, en les
rémunérant pour qu’ils achèvent à coups de gourdin de chasser la Jeunesse dorée
des rues, en lui interdisant de jouer un rôle politique.
Et les « tape-dur » se mettent à l’œuvre.
Les protestations et les suppliques des muscadins ne servent
à rien.
« Quoi, parce qu’un homme portera à son habit un collet
noir, peut-on lire dans un libelle, il sera par cela même proscrit ? Et
par qui ? Par cette classe abjecte, vile et méprisable, d’êtres sans mœurs,
sans propriété, vendus au parti qui les paie, de vagabonds que la police ne
devrait jamais perdre de vue. »
Mais les conventionnels invitent au contraire les militaires
qui assurent le maintien de l’ordre à « rafler » ces jeunes gens le
plus souvent « insoumis », et à les rappeler à leur devoir.
« Allez, commande le ministère aux soldats, parcourez
tous les coins confiés à votre surveillance. Arrachez à la honte et à l’oisiveté,
au crime de la rébellion cette jeunesse insensée qui, dans le sein de l’indifférence,
oublie qu’elle a une patrie à défendre, des droits à soutenir, et des lauriers
à partager. »
Les rafles se multiplient au café de Chartres, dans les
théâtres et tous les lieux publics.
Les jeunes gens se réfugient dans les maisons de jeu, les « étouffoirs »
clandestins ou tolérés par la police.
Les « étouffoirs » se multiplient boulevard des
Italiens, surnommé le « Petit Coblence ».
Et la Jeunesse dorée se dissout dans les tripots, les salons,
les mondanités.
Elle est la principale victime de Vendémiaire.
Ainsi, Paris change en même temps que triomphe Barras qui
pousse Bonaparte dans les bras de Joséphine de Beauharnais, et fait de lui un
général de division, d’abord commandant en second de l’armée de l’intérieur, puis
le commandant en chef, succédant à Barras lui-même.
Les deux hommes sont critiqués, Barras, vicomte de
Fox-Amphoux, incarne la corruption du pouvoir.
On chante :
Si sa pourpre est le salaire
laire, laire, laire
Des crimes de Vendémiaire
Fox-s’Amp houx !
Il n’a pas quarante ans
Mais aux âmes damnées
Le crime n’attend pas
Le nombre des années.
Et les « honnêtes gens » trouvent Bonaparte « jacobin
à l’excès », condamnent le « général Vendémiaire ».
Mais Napoléon Bonaparte hausse les épaules :
« Je tiens au titre de général Vendémiaire, dit-il, ce
sera dans l’avenir mon premier titre de gloire. »
Il est un homme nouveau, surgissant au moment même où les conventionnels,
même s’ils ont par le décret des deux tiers trouvé le moyen de prolonger leur
vie politique, sont las.
« Quatre années toujours sous le fer des assassins ont
épuisé nos facultés physiques et morales », dit le Montagnard Dubreuil.
« Il est bien temps que nous quittions la place »,
ajoute Merlin de Thionville.
Ils se savent rejetés, haïs, méprisés parce que la disette
et la misère écrasent toujours le peuple des faubourgs.
Le peuple ne rêve même plus au rétablissement du maximum du
prix des denrées. Que peut-on contre l’alliance des plus riches ?
Car le peuple constate que les « ventres pourris »
de la Convention sont indulgents pour les « ventres dorés » qui ont « fait »
Vendémiaire.
Un rapport de police indique :
« Dans les faubourgs, on observe que les révoltés de
prairial étaient moins coupables que ceux du 13 vendémiaire puisque les
premiers ne demandaient que du pain et que ceux-ci voulaient attaquer et
anéantir la représentation nationale, et cependant ceux de prairial ont éprouvé
une bien plus grande sévérité… Les patriotes de prairial allaient par
charretées à l’échafaud et les rebelles du 13 vendémiaire ont apitoyé la
Convention nationale et courent en poste sur les grandes routes… »
Mais le temps des insurrections est passé.
« Les Tuileries sont changées en un camp de guerre. On
n’y voit que tentes, canons, et soldats qui font bouillir la marmite au pied
des arbres et des murs des terrasses.
« Les Champs-Élysées offrent le même aspect. Toutes les
avenues des Tuileries et de la Convention sont hérissées de fer et de soldats.
« Jamais appareil de guerre ne fut plus menaçant et
plus formidable dans cette cité des arts et des plaisirs. »
L’Américain Gouverneur Morris, qui voit ces soldats de
toutes les armes éparpillés dans les places, les rues, sur les ponts, conclut :
« Je continue à être persuadé que les représentants de cette nation
tomberont sous la domination d’un despote unique. »
Et Ruault est plus précis :
« Le canon qui a foudroyé les royalistes et les
mécontents a tué aussi l’amour de la République dans un grand nombre de cœurs. Cette
façon d’assumer une République en dégoûte tous les hommes sensibles, tous les
amis de l’humanité. Le gouvernement militaire établi depuis huit jours
épouvante tous les bons esprits.
« La Convention vient de se mettre dans la dépendance
de soldats qui créeront peut-être demain un Imperator, un César. »
Pourtant, dans sa dernière séance, le 4 brumaire an IV (26
octobre 1795), la Convention décrète une amnistie générale pour « tous les
faits relatifs à la Révolution », exception faite des prêtres réfractaires,
des émigrés, et des « vendémiairistes ».
On crie « Vive la République ! ».
Puis les conventionnels déclarent qu’« à dater du jour
de la publication de la paix générale, la peine de mort sera abolie dans la
République ».
Et la place de la Révolution – où la guillotine avait été si
longtemps dressée, où le bourreau avait tant de fois montré des têtes tranchées
à la foule et d’abord celle du roi –, cette place ensanglantée, s’appellerait
désormais place de la Concorde.
SEPTIÈME PARTIE
Brumaire an TV – Ventôse an V
Octobre 1795 – Février 1797
« L’audace
est le plus beau calcul du génie »
« Il y a trois partis
bien prononcés : les royalistes
avec les fanatiques, les
anarchistes et les vrais républicains.
Le troisième a combattu et
contenu
alternativement les deux
autres. »
Un commissaire au Directoire
novembre 1795 (brumaire an IV)
« À la guerre, l’audace
est le plus beau calcul du génie.
Il vaut mieux s’abandonner à
sa destinée. »
Napoléon BONAPARTE, général en chef de l’armée d’Italie
avril 1796 (germinal an IV)
« La Révolution
française monte au Capitole.
L’Europe est finie, elle l’a
voulu…
Toute espérance est bannie
de mon âme.
Baissez la toile, la pièce
est jouée.
La royauté n’est qu’une
vague réminiscence…
Je n’aperçois ni jour, ni
moyens, ni issues. »
Mallet du PAN
1797 (an V)
23.
Le règne de la Concorde ?
Qui peut y croire ou l’espérer, en ce 12 brumaire an IV (3
novembre 1795), en voyant le cortège des cinq Directeurs ?
Ils ont été choisis par le Conseil des Anciens dans une
liste de cinquante noms établie par le Conseil des Cinq-Cents.
Barras, La Révellière-Lépeaux, Reubell, Letourneur et Sieyès
– ce dernier refusera de siéger et sera remplacé par Carnot – sont tous des
régicides.
Ils se sont installés dans deux fiacres escortés par cent
vingt dragons et autant de fantassins.
Le cortège parti des Tuileries se dirige vers le palais du
Luxembourg, où le Directoire va siéger.
Les Directeurs n’ont pas encore revêtu leur manteau et leur
habit d’apparat.
Ils ne sont élus que depuis quatre jours et, dans le palais
du Luxembourg dont ils parcourent les pièces, ils constatent qu’il n’y a plus
aucun meuble, que depuis le départ du comte de Provence tout est à l’abandon. Les
« détrousseurs » de palais sont passés par là.
Les Directeurs s’installent dans une petite pièce au premier
étage, autour d’une table branlante. Les sièges sont des chaises de paille, que
le concierge a prêtées. Il monte des bûches. La cheminée fume, et l’humidité
persiste.
Mais on peut rédiger un procès-verbal d’installation, procéder
au choix des ministres, qui sont tous des modérés. Le ministre de l’intérieur
serait même royaliste, comme bon nombre de députés, ce qui laisse présager des
conflits entre les Directeurs régicides et les Conseils des Anciens et des
Cinq-Cents.
Mais pour l’heure on parle costume. On veut de l’éclat, un
manteau nacarat, rouge clair aux reflets de la nacre, à doublure blanche, écharpe
bleue, broderie d’or, chapeau à panache tricolore.
Les députés porteront la toge, et ceux des Cinq-Cents un
turban bleu avec un bouquet d’épis d’or.
La France est misérable, mais ses représentants et ses
Directeurs sont résolus à jouir du luxe et des avantages du pouvoir.
Et tant pis pour le peuple, celui des faubourgs ou celui qui
est sous les armes.
Les uniformes des soldats qui escortaient les deux fiacres
directoriaux étaient usés, quant aux dragons ils montaient sans bottes et l’on
voyait leurs bas troués.
Les troupes qui ont conquis la Belgique, celles qui en
Italie ont battu sous le commandement du général Schérer les Austro-Sardes ne
sont pas mieux loties !
Il en va de même sur les bords du Rhin.
« Les soldats de Pichegru sont dans une situation
déplorable, écrit un voyageur. Ils n’ont ni souliers, ni bas, ni chapeaux et
bientôt plus d’habits et de culottes. La misère les ronge et les fait déserter
par milliers dans l’intérieur. Ceux qui restent dans cet état sont vraiment des
héros. Il faut des millions en argent pour réparer ces maux. »
Mais les assignats valent à peine la valeur du papier !
Les Directeurs décident de cesser d’émettre cette monnaie
sans valeur. Et le 19 février 1796 (30 pluviôse an IV), ils brûlent place
Vendôme les planches servant à leur fabrication.
Les trente-neuf milliards d’assignats en circulation seront
retirés, remplacés par des « mandats territoriaux ». Mais pourquoi
les citoyens feraient-ils confiance à cette nouvelle monnaie-papier ?
Pourquoi souscriraient-ils l’emprunt de six cents millions
que lance le Directoire ?
Le libraire Ruault, observateur toujours lucide, ne s’étonne
pas de cet insuccès.
« Le Directoire répand de temps en temps, écrit-il, des
homélies très civiques pour réchauffer les cœurs et leur redonner du ton en
patriotisme, mais c’est la voix qui crie dans le désert. Elles n’ont pas plus
de succès que l’emprunt de six cents millions en numéraire. Le Directoire ne
dissimule son embarras ni aux jeunes [le Conseil des Cinq-Cents] ni aux vieux [Conseil
des Anciens] ni à personne au monde !
« La machine des finances crèvera dans les mains de ses
directeurs avec un fracas épouvantable. On ne voit point de remède à ce mal. »
Et plein d’une amertume désespérée, Ruault conclut :
« La France n’est qu’une plaie, pas un endroit sain
dans tout le corps politique, ses gouverneurs marchent à tâtons comme dans une
cave et n’ont de lumière que derrière eux. »
En fait, les Directeurs à l’exception de l’austère et
rigoureux Carnot, sauvé le 9 Thermidor de l’arrestation parce qu’il a été
reconnu comme l’organisateur de la victoire, et de son « double »
Letourneur, se soucient d’abord d’eux-mêmes.
Lorsqu’ils apparaissent en grand costume de satin, avec
leurs dentelles, leurs écharpes, leurs glaives, leurs bas de soie, les souliers
à bouffettes et le chapeau rouge à panache, ils suscitent les moqueries, car
personne n’est dupe de cette « mascarade luxembourgeoise », comme on
dit dès le premier jour.
Personne ne les respecte.
Barras, roi de la République, est un noble corrompu, régicide
et terroriste enrichi. Il place ses maîtresses, Joséphine de Beauharnais, Thérésa
Tallien – l’une dans le lit de Bonaparte, l’autre dans celui de l’agioteur
munitionnaire Ouvrard. Ainsi, il accroît son influence.
Barras est un cynique « flibustier », qu’attirent
encore les Jacobins, comme si le régicide qu’il est ne voulait pas couper tout
lien avec la Révolution, car il craint toujours une restauration monarchique
qui ferait pendre haut et court les régicides.
Mais en dehors de cette inquiétude – et peut-être a-t-il
sollicité de Louis XVIII une absolution –, chacun sait que « Barras jetterait
par la fenêtre la République dès demain si elle n’entretenait ses chiens, ses
chevaux, ses maîtresses, sa table, sa salle de jeu ».
Les autres Directeurs sont des inconnus.
Reubell, avocat alsacien colérique, est l’un des artisans de
l’annexion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. Il parle avec arrogance,
jure qu’il faudrait « mettre les députés contre-révolutionnaires dans un
sac et les jeter à la rivière ».
La Révellière-Lépeaux, ancien Girondin, s’occupe des
questions religieuses. Il veut fonder une « religion naturelle ». Il
voudrait détruire la papauté tout en étant hostile à l’unification de l’Italie.
Ces Directeurs ont en commun de vouloir combattre les « factions
extrêmes », à la réserve près qu’étant tous régicides, ils sont de « farouches
républicains ». Ils l’affirment dans la Proclamation au Peuple français
datée du 14 brumaire an IV (5 novembre 1795).
« Le Directoire, écrivent-ils, a la ferme volonté de
livrer une guerre active au royalisme, de raviver le patriotisme, de réprimer
toutes les factions, d’éteindre tout esprit de parti, d’anéantir tout désir de
vengeance, de faire régner la concorde, de ramener la paix, de régénérer les
mœurs, de rouvrir les sources de la production, de ranimer l’industrie et le
commerce, d’étouffer l’agiotage, de donner une nouvelle vie aux arts et aux
sciences, de rétablir l’abondance et le crédit public, de remettre de l’ordre social
à la place du chaos inséparable des révolutions, de procurer enfin à la République
française le bonheur et la gloire qu’elle attend. »
Les Directeurs désirent en finir avec la Révolution et ses
désordres.
Ils veulent être les arbitres au-dessus des factions.
« Il y a trois partis bien prononcés, écrit l’un des
commissaires du Directoire, les royalistes avec les fanatiques, les anarchistes
et les vrais républicains. Le troisième a combattu et contenu alternativement
les doux autres. »
Les Directeurs sont… ces républicains du « centre »…
du « Ventre », comme on disait sous la Convention.
Ils frappent les royalistes qu’ils ont écrasés le 13
vendémiaire grâce aux canons de Bonaparte.
Stofflet, le chef vendéen, est arrêté, fusillé, comme le
sera quelques semaines plus tard Charette, capturé blessé.
Mais la guerre gagnée, Hoche proclame l’« édit de
Nantes de la Vendée », autorisant partout la célébration du culte. Le
Directoire se sent si fort qu’il envisage même un débarquement en Irlande, préparé
par Hoche et Wolfe Tone, chef des Irlandais unis.
On rêve à une insurrection des Irlandais contre l’Angleterre.
On ne craint pas d’échanger la fille de Louis XVI, Marie-Thérèse,
contre des prisonniers français détenus par les Autrichiens.
Et parmi eux, Drouet, l’ancien maître de poste de
Sainte-Menehould qui avait permis l’arrestation de Louis XVI en juin 1791.
Drouet est aussitôt admis au Conseil des Cinq-Cents, et
participe à la célébration, le 21 janvier 1796 (1er pluviôse an IV),
de l’anniversaire de la décapitation du roi place de la Révolution, devenue
place de la Concorde !
Ce jour-là « fut la juste punition du dernier roi des
Français » et Reubell ajoute : « Que les bons citoyens se
rassurent. »
Ceux qui ne sont que citoyens continuent d’avoir faim. Car
les prix des denrées, qu’on imaginait avoir atteint leurs sommets, ont encore
augmenté.
« On voit par les rues, lit-on dans un rapport de
police, un grand nombre de malheureux sans souliers, sans vêtements, ramassant
dans les tas d’ordures de la terre et autres saloperies afin de satisfaire la
faim qu’ils éprouvent. »
Mais on est las. On hait les Directeurs, les membres des
Conseils, les riches, qui affichent leur insolente et récente fortune.
« À quoi sert d’avoir détruit les rois, les nobles et
les aristocrates, dit-on, puisque les députés, les fermiers, les marchands, les
remplacent présentement ? »
Et La Gazette constate, le 25 brumaire an IV (16
novembre 1795) :
« Les événements ont desséché les cœurs ! Conseil
des Anciens, Conseil des Cinq-Cents, Directoire, c’est vers vous que se
tournent les regards de ces malheureux qui foulent de leurs pieds demi-nus la
terre humide. Adoucissez d’abord nos maux, donnez-nous des mœurs ! »
Mais comment espérer encore ? Croire en la République ?
Et mourir pour la patrie ?
On déserte les armées :
« Aller nous faire tuer pour des bougres qui nous
volent et nous affament ? »
On s’y refuse. On ne fête plus les victoires. On veut du
pain et la paix.
Mais les Directeurs souhaitent que la guerre continue.
Car on peut dans les pays conquis piller les œuvres d’art et
les caisses remplies d’or des royaumes, des principautés et des villes.
« On serait perdu si on faisait la paix », explique
Sieyès.
Le Directoire a besoin d’argent.
Ne fût-ce que pour maintenir, en dépit de la chute de l’assignat,
les indemnités des députés.
« Et l’on travaille à loger les Cinq-Cents au
Palais-Bourbon que l’on veut rendre magnifique. »
Et passant devant le Palais, les soldats va-nu-pieds, affamés
comme les plus pauvres des citoyens, murmurent :
« Les députés devraient être dans un bois et qu’on y
mît le feu. »
Les Directeurs s’inquiètent.
Barras et Reubell ont favorisé l’ouverture du club du
Panthéon, où se retrouvent autour de Babeuf les « terroristes » que
la défaite des royalistes le 13 vendémiaire a confortés.
Babeuf y est le principal orateur. Il prêche l’égalité, le
partage de la terre, le « communisme », et il développe ses idées
dans le journal qu’il anime, Le Tribun du peuple.
« Le parti se grossit considérablement, dit une note de
police, les ouvriers surtout l’embrassent avec avidité. »
Carnot est le plus déterminé à lutter contre ces « anarchistes ».
Il souligne que les « babouvistes » ne se contentent pas de prêcher
pour le « bonheur commun », mais qu’ils s’infiltrent dans la légion
de police chargée d’assurer l’ordre à Paris.
Le 5 décembre 1795 (14 frimaire an IV), il obtient que
Babeuf soit décrété d’arrestation.
Mais Babeuf, bénéficiant peut-être de la protection de
Barras, disparaît dans l’ombre de la clandestinité.
Le club du Panthéon continue de se réunir autour du Jacobin
italien Buonarroti.
Il discourt, écrit, anime les journaux Le Tribun du
peuple et L’Égalitaire, et publie une Analyse de la doctrine de
Babeuf et du Manifeste des Égaux.
« L’Analyse, rapporte la police, dès qu’elle est
affichée est applaudie par la plupart de ceux qui la lisent, notamment les
ouvriers. »
Et Buonarroti réunit à chacune de ses conférences deux mille
personnes.
Il faut briser cette « faction anarchiste », et le
8 ventôse an IV (27 février 1796) les Directeurs ordonnent la fermeture du club
du Panthéon.
Napoléon Bonaparte, général en chef de l’armée de l’intérieur,
est chargé d’exécuter cette décision.
Bonaparte n’hésite pas. Il connaît Buonarroti.
Ils se sont rencontrés à Oneglia, sur la côte ligure, quand
le Jacobin italien y résidait comme commissaire, et que Bonaparte, à la
réputation de robespierriste, commandait l’artillerie de l’armée d’Italie.
Mais Robespierre est mort. Et Bonaparte est devenu le
général Vendémiaire, commandant l’armée de l’intérieur.
Il a un état-major, uniforme de bonne laine, revenus.
Il a distribué les places et l’argent à tous les membres de
sa famille.
« La famille ne manque de rien, je lui ai fait passer
argent et assignats », écrit-il à son frère Joseph.
Il est souvent reçu dans le petit hôtel qu’occupe dans le
quartier de la Chaussée-d’Antin Joséphine de Beauharnais. Elle est la preuve
charnelle que l’avenir désormais lui appartient.
Il la désire avec la même fougue qu’il veut un commandement
en chef, non plus d’une armée de l’intérieur, qui n’est qu’une force de police,
mais d’une armée qu’il mènera à la victoire, par des conquêtes fulgurantes.
Et de plus, le programme politique du Directoire, cette
façon d’être au-dessus des factions, de frapper royalistes et anarchistes, lui
convient.
Chaque jour il voit Barras, Carnot, les autres Directeurs. Il
leur soumet le plan de campagne qu’il a élaboré pour l’armée d’Italie, ce pays
où les trésors s’accumulent dans les palais. On peut y rafler des millions
indispensables au Directoire.
Il sent que les Directeurs hésitent, que les députés proches
des royalistes détestent et craignent en lui le général Vendémiaire.
« J’ai peine à croire que vous fassiez la faute de le
nommer à la tête de l’armée d’Italie, écrit, à Reubell, Dupont de Nemours, membre
du Conseil des Anciens.
« Ne savez-vous pas ce que c’est que ces Corses ? Ils
ont tous leur fortune à faire. »
Mais Bonaparte a donné des gages, le 13 vendémiaire, puis en
agissant avec célérité pour fermer le club du Panthéon.
Et il y a cette relation avec Joséphine, qui rassure Barras,
cet amour naïf, cette vraie passion même que voue à la créole rouée ce Corse
maigre et résolu.
Le 12 ventôse an IV (2 mars 1796), il est nommé général en
chef de l’armée d’Italie, avec Alexandre Berthier comme chef d’état-major.
Le 19 mars (29 ventôse an IV), à dix heures du soir, avec un
retard de près d’une heure tant il a été pris par ses tâches militaires, la
préparation de son départ, Bonaparte épouse à la mairie de la rue d’Antin
Joséphine de Beauharnais, mère de deux enfants – Eugène et Hortense. Tallien et
Barras sont leurs témoins.
Il sait qu’on murmure qu’il a accepté ce mariage pour débarrasser
Barras d’une vieille maîtresse, et obtenir en contrepartie le commandement de l’armée
d’Italie.
Mais il suffit de voir Bonaparte regarder l’élégante créole,
pour savoir que ce n’est là que calomnie.
Bonaparte est follement épris. Bonaparte désire follement ce
commandement.
Le 11 mars 1796 (21 ventôse an IV), il quitte Paris pour
Nice.
Dans la voiture de poste, Bonaparte relit les instructions
que le Directoire lui a fait remettre.
Elles sont brutales et claires.
« Faire subsister l’armée d’Italie dans et par les pays
ennemis… lever de fortes contributions… »
En somme, prendre tout ce que l’on peut aux Italiens, arracher
par la force tout ce que l’on veut, et avec le butin nourrir, payer, armer les
soldats, et remplir les caisses du Directoire !
Soit. Telle est la guerre. Tel est le pouvoir des armes.
C’est désormais cela, la guerre révolutionnaire. Elle brise
les Constitutions et elle pille.
Il va le dire à ces soldats qu’il rassemble dès son arrivée
à Nice et qu’il découvre dépenaillés, indisciplinés, affamés.
« Soldats, lance-t-il, vous êtes nus, mal nourris, le
gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner… Je veux vous
conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de
grandes villes seront en votre pouvoir. Vous y trouverez honneur, gloire et
richesse. »
Il adresse aussi une proclamation aux patriotes italiens :
« Le peuple français a pris les armes pour la liberté. Le
peuple français chérit et estime les nations libres. La Hollande est libre et
la Hollande fut conquise… »
La campagne d’Italie peut commencer, ce 2 avril 1796 (13
germinal an IV).
« Hannibal a passé les Alpes, dit Bonaparte. Nous
allons les contourner. »
C’est parole de conquérant.
24.
Bonaparte conquérant de l’Italie ?
Les Directeurs s’en félicitent. Ils sont étonnés par les
succès de ce général d’à peine vingt-sept ans qui s’est imposé à ces « vieux
généraux », une dizaine d’années de plus que lui, et qui sont déjà
couturés de batailles, et dont les noms – Masséna, Augereau – ont été illuminés
par la gloire.
Mais il a suffi de dix jours et trois batailles – Montenotte,
Millesimo, Mondovi – pour que Bonaparte, franchissant les cols des montagnes
alpines qui séparent la côte méditerranéenne du Piémont, s’ouvre la route de
Turin.
Les Directeurs lisent les rapports du commissaire à l’armée
d’Italie, Saliceti, que Bonaparte connaît bien. Ce Saliceti qui l’a fait
arrêter comme robespierriste, après le 9 Thermidor, mais Bonaparte ne veut pas
se souvenir de cet épisode. Et Saliceti ne tarit pas d’éloges sur ce général
qui a su reprendre en main vingt-cinq mille hommes indisciplinés.
« Le général en chef, a dicté Bonaparte à Berthier, son
chef d’état-major, voit avec horreur le pillage affreux auquel se livrent des
hommes pervers… On arrachera l’uniforme de ces hommes. Ils seront flétris dans
l’opinion de leurs concitoyens comme des lâches. »
Et il s’est montré d’un courage exemplaire en s’élançant
sous la mitraille, sur le pont de Lodi, entraînant ses hommes qui l’ont acclamé,
ont dit de lui qu’il avait le courage d’un « petit caporal »…
Il a le sens du verbe, et ses proclamations exaltent les
Parisiens quand les journaux les publient.
« Soldats, s’est-il écrié, vous avez en quinze jours
remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de
canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont. Dénués
de tout, vous avez suppléé à tout, vous avez gagné des batailles sans canons, passé
des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans
eau-de-vie et souvent sans pain. »
Les Directeurs se félicitent de ses propos.
L’armée est la seule force qui leur permet de frapper les
factions royaliste et anarchiste. Et il leur semble que Bonaparte est fidèle à
la République. Il est ici le général Vendémiaire et celui qui a fait fermer le
club du Panthéon.
Ne dit-il pas à ses soldats :
« Les phalanges républicaines, les soldats de la
liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces
vous en soient rendues, soldats ! »
Et pourtant, Carnot s’interroge quand il lit la conclusion
de la harangue de Bonaparte :
« Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous
reste encore à faire ! »
Cependant, Bonaparte annonce dans toutes ses lettres qu’il
envoie des millions à Paris. Et cela suffit à étouffer les inquiétudes des
Directeurs.
On l’invite même à piller davantage.
Les Directeurs lui écrivent :
« Ne pourrait-on enlever les trésors immenses que la
superstition a amassés dans les couvents depuis quinze siècles ? On les
évalue à dix millions de livres sterling. Vous ferez une opération financière
la plus admirable et qui ne fera tort qu’à quelques moines. »
Et l’or et les œuvres d’art affluent au palais du Luxembourg.
« Vous êtes le héros de la France entière », lui
répètent les Directeurs.
Et ils multiplient les éloges :
« Vous avez la confiance du Directoire. Les services
que vous rendez tous les jours vous y donnent les droits. Les sommes
considérables que la République doit à vos victoires prouvent que vous vous
occupez tout à la fois de la gloire et des intérêts de la patrie. »
Ils approuvent que Bonaparte s’adresse aux patriotes
italiens :
« Peuple d’Italie, l’armée française vient briser vos
chaînes : le peuple français est l’ami de tous les peuples, venez
au-devant de lui. »
Et ces patriotes, ceux-là que Buonarroti avait rassemblés à
Oneglia au temps où Bonaparte n’était que le général d’artillerie de l’armée d’Italie,
proclament la République.
Mais Bonaparte devance les inquiétudes des Directeurs en
abandonnant ces patriotes dès lors qu’il peut signer un armistice avec le roi
du Piémont.
La royauté est maintenue, le souverain cède la Savoie et
Nice à la France, et verse une indemnité de guerre de trois millions.
Un autre armistice est conclu avec le duc de Parme – qui lui
coûte deux millions de lires, des approvisionnements et vingt tableaux que
viendra choisir une commission d’artistes français.
Ce Bonaparte est un homme comme les aiment les Directeurs, qui
ne s’embarrasse pas de grands principes !
Après la victoire de Lodi, il est maître de la Lombardie. Et
dans les salons Barras fait acclamer Joséphine de Beauharnais, qu’il qualifie
de « Notre-Dame des Victoires » !
Ils n’imaginent pas que Bonaparte au lendemain de Lodi avoue
qu’il « ne se regarde plus comme un simple général, mais comme un homme
appelé à influer sur le sort d’un peuple ».
Et le peuple s’enflamme pour ce général et ses soldats.
« Tandis que nous souffrons mort et passion à l’intérieur,
écrit le libraire Ruault, le 20 floréal an IV (9 mai 1796), nos soldats
poursuivent dans les Alpes et au-delà le roi de Sardaigne, l’épée dans les
reins… C’est une chose bien étonnante et qui sera une merveille dans la
postérité que le courage et l’intrépidité de nos jeunes gens de la réquisition.
Il fallait qu’il y eût une révolution en France pour apprendre à l’Europe que
le Français libre est le peuple de la Terre le plus formidable. »
Et le contraste est accablant avec ce qui se passe à l’intérieur
du pays.
La misère s’est encore aggravée.
Sans les distributions de pain organisées par le Directoire,
à raison d’une livre de pain par jour pour quatre assignats -pour rien donc –, nombre
de citoyens seraient morts de faim.
Mais les Directeurs sont contraints d’abaisser cette ration
à soixante-quinze grammes ! On la complète avec du riz, mais on ne peut le
cuire car le bois manque ! Et en cet an IV, on relève dix mille décès de
plus que la moyenne des années précédentes.
L’opinion accable ce « gouvernement qui n’a jamais été
si lâche que nous le voyons aujourd’hui… La probité, la vertu, une certaine
austérité de mœurs qui ont toujours été dans les Républiques naissantes et sans
lesquelles elles ne peuvent subsister longtemps, ne se trouvent point dans la
nôtre.
« On ne voit dans les bureaux de ces messieurs que des
hommes corrompus qui vendent à prix d’or les places, les emplois, les fonctions
à la disposition des ministres. On marchande avec eux comme on fait des denrées
du marché, et celui qui paie le plus obtient la préférence. Les députés
eux-mêmes agiotent, trafiquent honteusement avec les agents de change, l’or et
l’argent et toute espèce de marchandise. Ces pratiques infâmes corrompent l’esprit
public à Paris et dans tous les départements. Elles avilissent tous les agents
du gouvernement et des administrations. Le système républicain est tellement
gangrené dans toutes ses branches diverses qu’il paraît impossible qu’il puisse
aller plus loin qu’une année si la vertu et les bonnes mœurs ne prennent pas
très incessamment la place de tant de vices. »
Tel est l’esprit public et si les Directeurs s’inquiètent de
son évolution, c’est que dans les rapports des indicateurs de police on
souligne que l’on entend de plus en plus souvent les citoyens les plus pauvres
s’exclamer : « Au moins, du temps de Robespierre on avait du pain ! »
Et un homme raisonnable comme Ruault, éditeur et libraire, citoyen
aisé et éclairé, écrit :
« La grossièreté des sans-culottes était rebutante, hideuse
sans doute, mais ils n’avaient point la froide cruauté des agents actuels. Ils
n’agissaient pas avec la réflexion et l’intention du mal, comme ces messieurs d’aujourd’hui. »
Mais ce sont surtout les propos de Babeuf qui paraissent
dangereux aux Directeurs. Ils se répandent alors que Babeuf, depuis la
fermeture du club du Panthéon, vit toujours dans la clandestinité.
Il aurait dit que « réveiller Robespierre… c’est
réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le peuple
qui autrefois n’écoutait et ne suivait qu’eux… Le robespierrisme est la
démocratie, et ces deux morts sont parfaitement identiques : donc en
relevant le robespierrisme vous êtes sûr de relever la démocratie. »
Il affirme que la « Révolution française est une guerre
déclarée entre les politiciens et les plébéiens, entre les riches et les
pauvres ».
Il veut réaliser un « état de communauté ».
« Tout ce que possèdent ceux qui ont au-delà de leur
quote-part individuelle de ces biens de la société est vol et usurpation, il
est donc juste de le leur reprendre. »
Et il avance que « ce système est démontré praticable
puisqu’il est celui appliqué aux douze cent mille hommes de nos douze armées :
ce qui est possible en petit l’est en grand ».
Babeuf reçoit le soutien financier de Le Peletier de
Saint-Fargeau, frère du conventionnel assassiné pour avoir voté la mort du roi,
et l’appui du ci-devant marquis Antonelle.
Avec l’écrivain Sylvain Maréchal, Darthé – ancien accusateur
public du tribunal révolutionnaire d’Arras –, Buonarroti, et le membre du
Conseil des Cinq-Cents, l’homme de Varennes, Drouet, ils constituent un « Directoire
de salut public ».
Les « babouvistes » cherchent à pénétrer l’armée. Le
capitaine Grisel est chargé de recruter des affidés dans le camp militaire de
Grenelle. D’autres s’occupent de la légion de police.
Des alliances sont conclues entre babouvistes et anciens
Montagnards. Mais cette « conspiration des Égaux » est constamment
surveillée par la police du Directoire. Et peut-être même favorisée par Barras,
ou Fouché qui est lié à Babeuf. Ils peuvent l’utiliser comme force de manœuvre,
épouvantail, ou bouc émissaire.
À la fin avril et au début du mois de mai 1796 (floréal an
IV), les Directeurs se décident à agir.
Carnot, en effet, hostile aux babouvistes a reçu le
capitaine Grisel qui a trahi ses compagnons.
Ils sont arrêtés le 10 mai, et sont promis à la Haute Cour
de justice qui siégera à Vendôme.
Et toute la France, par ce procès devant la plus haute
juridiction du régime, saura que le Directoire frappe – après les royalistes – la
faction anarchiste : ce qui rassurera les « bons citoyens », en
montrant que les Directeurs, régicides et anciens terroristes, sont les
défenseurs des propriétés et de l’ordre contre ceux qui veulent « réveiller
Robespierre ».
Cette preuve d’autorité est nécessaire car les succès et l’attitude
de Bonaparte commencent à préoccuper les Directeurs.
Bonaparte a fait une entrée triomphale à Milan, le 15 mai
1796 (26 floréal an IV).
« Viva Buonaparte il liberatore dell’Italia ! »
crie la foule. Les patriotes italiens ont constitué un Club jacobin, créé une
garde nationale, Bonaparte écrit au Directoire : « Si vous me
continuez votre confiance, l’Italie est à vous. »
Et il ajoute : « Je mets à la disposition du
Directoire deux millions de bijoux et d’argent en lingots, plus quatre-vingts
tableaux, chefs-d’œuvre de maîtres italiens. Et les Directeurs peuvent compter
sur une dizaine de millions de plus. »
Or, il reçoit des Directeurs l’ordre de se diriger vers l’Italie
du centre et du sud, Livourne, Florence, Rome, Naples cependant que le général
Kellermann, commandant l’armée des Alpes, le remplacera à Milan et en Lombardie.
Bonaparte refuse.
« Persuadé que votre confiance reposait sur moi, répond-il
aux Directeurs, ma marche a été aussi prompte que ma pensée. Chacun a sa
manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d’expérience et la
fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal. Je
crois qu’un mauvais général vaut mieux que deux bons. »
Et il offre sa démission.
Murat, qui s’est illustré le 13 vendémiaire et qui a suivi
Bonaparte à l’armée d’Italie, l’interroge :
« On assure que vous êtes si ambitieux que vous
voudriez vous mettre à la place de Dieu le Père. »
Napoléon Bonaparte le toise :
« Dieu le Père ? Jamais, c’est un cul-de-sac ! »
répond-il.
Comment les citoyens Directeurs, ces messieurs du palais du
Luxembourg, pourraient-ils accepter la démission d’un homme tel que lui ?
25.
Face aux prétentions de Bonaparte, les cinq Directeurs, en
ce mois de mai 1796, hésitent à se renier.
Ils ont une stratégie.
Bonaparte doit marcher vers le centre et le sud, et
Kellermann le remplacer au Piémont et en Lombardie.
Il y a d’autres généraux que ce Bonaparte, tonne Reubell. Jourdan
et Moreau, l’un à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse, l’autre de l’armée de
Rhin-et-Moselle, ont reçu l’ordre de traverser le Rhin, de marcher sur Vienne, et
de prendre ainsi à revers, par le nord, les troupes autrichiennes qui sont
encore puissantes en Lombardie.
Oui, mais c’est le nom de Bonaparte qu’on acclame à Paris !
Des officiers de l’armée d’Italie porteurs des drapeaux pris
à l’ennemi viennent d’arriver dans la capitale.
Les journaux célèbrent les exploits de ce général dont les
troupes sont entrées à Venise, Vérone, Brescia, Bologne, Ferrare, qui mate avec
une extrême dureté une révolte antifrançaise à Pavie, qui signe un armistice
avec le royaume de Naples, puis avec le pape.
Et les journaux détaillent le « butin ».
Le pape devra verser vingt et un millions, cent objets d’art,
cinq cents manuscrits. Il livrera la place d’Ancône et laissera le libre
passage à l’armée française sur ses États. Il fermera ses ports aux navires
anglais.
Les troupes de Bonaparte occupent Livourne, et leur contrôle
de ce grand port va contraindre les Anglais, qui se sont installés en Corse, à
quitter l’île.
Bonaparte est bien le général qui apporte les victoires et
la paix, la gloire et l’or.
Et l’on voudrait que Kellermann prenne sa place ? Et
faire confiance aux généraux Jourdan et Moreau, qui essuient déjà de premières
défaites, font retraite, alors que Bonaparte bat le général Wurmser, oblige les
Autrichiens à s’enfermer dans la place forte de Mantoue.
L’opinion s’embrase : « Vive Bonaparte ! »
Les journaux tressent ses couronnes, reprennent le texte de
ses proclamations habiles, écrites, non pour relater la vérité, mais bâtir sa
légende.
En outre, chacun des cinq Directeurs, et aussi les
commissaires du Directoire ou le général Clarke, chef du bureau topographique
du Directoire qui établit les plans de campagne, sont bombardés de lettres de
Saliceti, de Berthier, faisant l’éloge du « Petit Caporal » si
populaire parmi ses soldats.
Napoléon Bonaparte, lui, écrit à Barras, en fait le
confident de ses malheurs conjugaux, renforce ainsi leur complicité.
« Je suis au désespoir, dit Bonaparte, ma femme ne
vient pas ! Elle a quelque amant qui la retient à Paris. Je maudis toutes
les femmes mais j’embrasse mes bons amis… »
Les pressions sont si fortes que le Directoire va proclamer
que l’armée d’Italie a « bien mérité de la Patrie », et déclarer en
son honneur une « fête de la Victoire » qui doit être célébrée à la
fin du mois de mai (floréal an IV) dans toutes les armées et dans tout le pays.
La majorité des cinq Directeurs (Barras, Carnot, Le Tourneur)
conclue qu’il faut annuler la décision de nommer Kellermann à la place de Bonaparte.
Et refuser la démission de ce dernier.
Ils ont cédé et aussitôt, ils sentent la poigne de Bonaparte.
« Il faut, leur écrit-il, une unité de pensée militaire,
diplomatique et financière. La diplomatie est véritablement, dans ce moment-ci,
toute militaire en Italie. »
Il ajoute qu’« aucune de nos lois ne règle la manière
dont doivent être gouvernés les pays conquis ».
Autrement dit, Bonaparte veut les mains libres pour agir à
sa guise.
Et ceux qui le rencontrent rapportent aux Directeurs ses
propos, décrivant son regard où brillent l’intelligence, l’ambition et la
détermination.
Le représentant de la République en Toscane, Miot de Melito,
fasciné, l’écoute :
« Il ne ressemble pas aux autres généraux, note-t-il. Il
est l’homme le plus éloigné des formes et des idées républicaines que j’aie
rencontré. »
Mais il est déjà bien tard, pour retenir Bonaparte.
Il construit sa légende. L’imagination populaire s’empare de
ses proclamations, de son Adresse à la Patrie et à ses « frères
d’armes ».
« Soldats ! Vous vous êtes précipités comme un
torrent du haut de l’Apennin, vous avez culbuté, dispersé, éparpillé tout ce
qui s’opposait à votre marche… Que les peuples soient sans inquiétude, nous
sommes amis de tous les peuples !… Le peuple français libre, respecté du
monde entier, donnera à l’Europe une paix glorieuse qui l’indemnisera des
sacrifices de toute espèce qu’il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors
dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de
l’armée d’Italie. »
Seuls les royalistes plus ou moins déclarés, les modérés qui
espéraient une restauration monarchique s’indignent, crient leur mépris, et
même leur haine contre ce général Vendémiaire : Mallet du Pan écrit à la
cour de Vienne, dont il est le correspondant, et sa missive sera diffusée
auprès de tous les souverains d’Europe :
« Ce Bonaparte, ce petit bamboche à cheveux éparpillés,
ce bâtard de Mandrin que les rhéteurs appellent jeune héros et vainqueur d’Italie,
expiera promptement sa gloire de tréteaux. » Et les monarques et les
princes croient à cette prophétie hargneuse et méprisante au moment même où
Bonaparte établit à Milan une administration générale de la Lombardie, composée
de patriotes italiens venus de toutes les régions de la péninsule, et que se
dessinent ainsi les contours d’une République lombarde et même italienne.
Le patriote et Jacobin italien Buonarroti, enfermé avec
Babeuf et les babouvistes, se réjouit de cette initiative. Il avait invité tous
les patriotes italiens à aider l’armée de Bonaparte, républicain. Et Buonarroti
voudrait rejoindre Milan.
Mais la Haute Cour qui doit le juger, à Vendôme, le
laissera-t-elle en vie, ou bien l’enverra-t-elle à la guillotine ?
En ce mois de septembre 1796 (fructidor an IV), les
babouvistes emprisonnés craignent la sévérité de la Haute Cour.
Les Directeurs et les juges veulent montrer qu’ils sont
impitoyables contre les « anarchistes ».
Or, l’homme de Varennes, Drouet, arrêté avec Babeuf, s’est
évadé. Et l’on soupçonne Barras, ou Fouché d’avoir favorisé la fuite du maître
de poste qui a permis l’arrestation de Louis XVI.
Il y a plus grave encore.
Une bande se réclamant de Babeuf, des Égaux, et rassemblant
entre deux cents et sept cents hommes – comment savoir avec précision ? – vient
d’attaquer le camp militaire de Grenelle. Les assaillants sont persuadés d’y
être attendus par des soldats prêts à rejoindre la cause de l’Égalité.
Traquenard ! Piège tendu par Carnot. Les babouvistes
qui se sont élancés aux cris de « Vive la Constitution de 1793 ! »,
« À bas les Conseils et les nouveaux tyrans ! » ont été chargés
par la cavalerie et sabrés.
Une vingtaine d’entre eux ont été tués, et le chef d’escadron
Malo, qui menait la charge, a pu ramener au camp cent trente-deux prisonniers.
On affirme que « Carnot était d’accord pour laisser les
anarchistes faire une échauffourée alors qu’il était aisé de les prévenir et d’arrêter
leurs projets puisqu’ils étaient bien connus ». Mais Carnot veut une
répression exemplaire, et la décapitation de ce « serpent anarchiste ».
Il y a parmi les prisonniers d’anciens conventionnels, qui
devraient, puisqu’ils sont civils, échapper aux commissions militaires qui sont
pourtant chargées de les juger.
Mais l’illégalité n’arrête pas les juges.
En six séances, les commissions militaires, implacables, prononcent
trente-deux condamnations à mort et des peines de prison et de déportation. Les
jugements sont sans appel.
Les pelotons d’exécution sont déjà alignés dans la plaine de
Grenelle, et les condamnés à mort sont exécutés aussitôt le verdict rendu, leurs
corps criblés de balles tombant les uns sur les autres.
Le bruit des détonations étouffant les voix qui crient :
« La Constitution de 93 ou la mort ! »
C’est la mort qui l’emporte, laissant les Directeurs divisés
sur les conséquences politiques de cette machination réussie.
Carnot s’en félicite.
Barras et Reubell craignent qu’en détruisant la faction « anarchiste »
on n’ait renforcé la royaliste.
« Où sont les terroristes ? s’exclame même le
général Hoche. Je vois des chouans partout. »
Il a pris acte de l’abandon par les chefs chouans de la
lutte armée. L’un des derniers insurgés, Cadoudal, vient lui aussi de déposer
les armes.
Mais aucun de ces chouans ou de ces Vendéens n’a renoncé à
rétablir la monarchie.
Ils condamnent et méprisent la politique du Directoire.
Ils la jugent complice des Jacobins.
Ils partagent l’avis de Mallet du Pan qui écrit :
« Un jour l’autorité destitue un Jacobin en place, tantôt
elle en place un autre pire que le précédent. »
Et les royalistes n’oublient pas que les Directeurs sont des
régicides, des ennemis du Trône et de l’Autel.
Alors ils mêlent leurs voix à celle du peuple, qui, tous les
observateurs de police le confirment, « continue de vomir mille
imprécations contre le gouvernement ».
26.
En cet automne de l’an IV, les Directeurs entendent ces
propos hostiles que ne font cesser ni les exécutions des assaillants « anarchistes »
du camp de Grenelle, ni les concessions faites aux royalistes.
Il semble au contraire qu’en frappant les deux factions
extrêmes, le Directoire s’affaiblisse.
Sa seule force, ce sont les armées. Mais la plus glorieuse, celle
dont on chante les exploits, l’armée d’Italie, lui échappe.
Napoléon Bonaparte expédie à Paris œuvres d’art, caisses
remplies de lingots, trésors de toutes sortes, mais il mène « sa »
politique, ignorant les ordres du Directoire, menaçant à nouveau de
démissionner quand on lui envoie le général Clarke pour le surveiller, et
gardant tout le pouvoir sur ses troupes comme il avait déjà réussi à le faire
quand Carnot lui avait demandé de laisser la place au général Kellermann.
Les Directeurs s’affolent devant les initiatives
diplomatiques et politiques de ce général que l’opinion célèbre.
Bonaparte écrit sur un ton de commandement à Sa Majesté l’empereur
d’Autriche :
« L’Europe veut la paix, cette guerre désastreuse dure
depuis trop longtemps… »
Et Bonaparte menace de combler le port de Trieste, et de « ruiner
tous les établissements de Votre Majesté sur l’Adriatique »…
Il réunit à Bologne, puis à Reggio d’Émilie, un congrès de
patriotes italiens qui l’acclament comme le libérateur et le fédérateur de l’Italie,
et proclament la République cispadane, qui adopte, à l’image de la France, un
drapeau tricolore, vert, blanc, rouge.
Et en même temps il doit affronter des armées autrichiennes,
aux effectifs deux fois plus nombreux que ceux dont il dispose. Il demande au
Directoire des armes, des approvisionnements, des renforts.
« Je vous prie de me faire passer au plus tôt des
fusils, vous n’avez pas idée de la consommation qu’en font nos gens… Il est
évident qu’il faut des secours ici… Je fais mon devoir, l’armée fait le sien. Mon
âme est déchirée mais ma conscience est en repos. Des secours ! Des
secours ! »
Mais il est seul, en avant de ses troupes, quand il marche
les 15 et 17 novembre 1796 (25 et 27 brumaire an V) dans les marais d’Arcole, qu’il
s’élance sur le pont criblé par la mitraille, que son aide de camp, Muiron, se
place devant lui pour le protéger d’une décharge, et se fait tuer, Bonaparte
tombant dans la rivière, menacé d’être pris par des cavaliers croates.
Au terme de combats acharnés c’est la victoire, la légende
du pont d’Arcole, les journaux qui exaltent le général Bonaparte, et la rue
Chantereine, où habite Joséphine de Beauharnais, rebaptisée « rue de la
Victoire ».
Et dans la nuit du 14 janvier 1797 (25 nivôse an V), Bonaparte
écrase les Autrichiens sur le plateau de Rivoli, faisant vingt-deux mille
prisonniers.
La place forte de Mantoue capitule, Napoléon Bonaparte est
le maître de l’Italie du Nord.
Il va traiter avec les envoyés du pape Pie VI, obtenir de Sa
Sainteté la cession d’Avignon et du Comtat Venaissin à la France, sans compter
les caisses remplies de pièces d’or et d’argent, de lingots, et les centaines
de tableaux et de statues.
Bonaparte a repoussé d’un geste de dédain la lettre des
Directeurs, inspirée par La Révellière-Lépeaux, qui lui avaient conseillé d’aller
« éteindre à Rome le flambeau du fanatisme. C’est un vœu que forme le
Directoire. »
Il ne l’a pas accompli.
Il n’a même pas exigé du pape qu’il retire ces « brefs »
qui condamnent les prêtres qui ont prêté serment à la Constitution.
Il n’est plus l’exécutant de la politique du Directoire.
Il est le général victorieux qui fait vibrer ses troupes
lorsqu’il dit :
« Soldats, vous avez remporté la victoire dans quatorze
batailles rangées et soixante-dix combats !
« Vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à
l’ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibres… Vous
avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’œuvre de
l’ancienne et de la nouvelle Italie… »
Et lorsque les journaux, à Paris, publient cette
proclamation, les citoyens se rassemblent, rue de la Victoire, et alors que la
maison est vide, Joséphine ayant rejoint l’Italie, ils crient « Vive
Bonaparte ! », et saluent en lui le général victorieux et le faiseur
de paix.
Il est le seul parmi les généraux à apporter fierté et
espérance au peuple.
Hoche a échoué dans sa tentative de débarquement en Irlande.
Moreau et Jourdan n’ont pu marcher vers Vienne.
Pichegru se dérobe au combat, et les Directeurs sont de plus
en plus persuadés qu’il a noué des liens avec les envoyés de Louis XVIII.
Reste donc Bonaparte, dont l’indépendance s’accroît chaque
jour, qui limite les pouvoirs des commissaires du Directoire :
« Les commissaires n’ont rien à voir dans la politique,
dit-il. Je fais ce que je veux. Qu’ils se mêlent de l’administration des
revenus publics, à la bonne heure, du moins pour le moment, le reste ne les
regarde pas. Je compte bien qu’ils ne resteront pas longtemps en fonction et qu’on
ne m’en enverra pas d’autres ! »
Mais il ne rompt pas avec les Directeurs.
Il leur envoie le fruit de ses pillages.
Et il offre même à ces « cinq sires » des chevaux
jeunes et nerveux, au pelage brillant, afin, dit-il, de « remplacer les
chevaux médiocres qui attellent leurs voitures ».
Les Directeurs acceptent les dons, le butin, mais ils
commencent à regarder avec effroi ce général populaire. Et dans les Conseils, tant
celui des Anciens que celui des Cinq-Cents, tous les modérés, les royalistes
masqués qui constituent le « Ventre » de ces assemblées, sont
hostiles au général Vendémiaire.
Mais on ne veut pas, pas encore, l’affronter. Il faut d’abord
conquérir le pouvoir, et ce n’est qu’ensuite qu’on domptera ce général
ambitieux, celui que les royalistes considèrent comme un « Jacobin à
cheval ».
Il n’est donc plus question de tenter de s’emparer du
gouvernement par l’émeute. On se souvient du 13 Vendémiaire.
Mais des élections aux Conseils doivent avoir lieu en
mars-avril 1797 (germinal an V). Les royalistes sont persuadés qu’ils peuvent
les gagner. Et dans cette perspective, il faut convaincre les électeurs.
« Puisque l’opinion fait tout, il faut chercher à la
former », dit Antoine Dandré, ancien constituant, royaliste, intelligent, souple,
habile.
Peu à peu, il gagne la plupart des royalistes à l’idée que
les « voies légales » peuvent seules permettre de s’emparer du
pouvoir.
Le roi Louis XVIII s’y rallie.
Dans une proclamation aux Français, « du 10 mars de l’an
de grâce 1797 et de notre règne le deuxième », il promet l’oubli des
erreurs, des torts et des crimes, et attend « de l’opinion publique un
succès qu’elle seule peut rendre solide et durable ».
Le chevalier des Pomelles est chargé d’organiser cette
propagande pacifique dans toute la France. Et l’agent anglais Wickham s’en
félicite :
« Le plan est vaste et lointain, écrit-il à Londres. Il
s’étend à toute la France. Je n’ai cependant pas hésité à l’encourager dans son
ensemble. J’avoue que c’est la première fois que je dispose des fonds publics
avec une pleine satisfaction pour moi-même. »
Des Pomelles, avec l’argent anglais, fonde un « Institut
des amis de l’ordre », ou « Institut philanthropique », avec
dans chaque département un « Centre de correspondance ».
Il s’appuie sur les émigrés qui rentrent en grand nombre, en
dépit de la législation rigoureuse et des peines qu’ils encourent.
Le 26 décembre 1796, un émigré, le comte de Geslin, « prévenu
d’émigration et autres délits », a été passé par les armes.
Il a suffi qu’une commission militaire constate son identité.
Elle n’a pas eu à juger, seulement à ordonner son exécution.
Mais la plupart des émigrés échappent aux poursuites. Il
suffit de verser cinquante ou cent louis pour obtenir des employés des bureaux
gouvernementaux des certificats de résidence.
Toute l’administration est corrompue, vénale jusqu’au sommet
de l’État. L’entourage de Barras – avec l’accord du Directeur – vend toutes les
pièces nécessaires à une radiation des listes de l’émigration. Et surtout, l’opinion
change.
On joue une pièce de théâtre, Défense des émigrés
français, qui met en scène un émigré à qui son ancien fermier restitue
respectueusement le domaine dont il s’était rendu acquéreur. Et le fait s’est
réellement produit en Normandie.
Les prêtres déportés ou exilés qui rentrent dans leurs
villages sont accueillis avec enthousiasme.
« J’ai vu une foule de peuple, raconte l’un d’eux. Je
ne savais que penser. J’étais déguisé et habillé en séculier. On crie : Le
voici ! Tout de suite ce n’est plus qu’embrassement et cris de joie… Hier
il est arrivé deux autres prêtres ; on leur a fait le même accueil. »
Souvent on lance : « Vive le roi ! »
Dans certains hôpitaux, les religieuses reprennent leur
habit, remplacent les infirmières.
Les processions se déroulent même dans les villes.
Et les cloches recommencent à résonner dans les campagnes.
On les entend dans les Conseils des Anciens et des
Cinq-Cents.
Les députés du Ventre – modérés, royalistes masqués – se
réunissent à Clichy, dans les jardins d’un membre du Conseil des
Cinq-Cents – Gilbert Desmolières. Le général Mathieu Dumas, un député du
Conseil des Anciens, est présent à chaque réunion. Nombreux parmi ces clichyens
sont favorables à l’idée d’une restauration, par les voies légales, sans les
excès d’un affrontement.
Et ils sont accablés quand la police du Directoire, à la
plus grande satisfaction de Barras, démasque des agents royalistes – l’abbé
Brottier en est le chef – qui, dûment accrédités par des lettres de Louis XVIII,
signées du monarque, préparent un coup d’État royaliste.
Les conjurés ont pris contact avec des officiers, tel ce
colonel Malo, le chef d’escadron qui a dispersé les babouvistes lors de l’attaque
du camp de Grenelle.
Et Malo aussitôt les dénonce.
Ils sont traduits devant le Conseil de guerre permanent de
la division militaire de Paris, et la lenteur du procès, l’indulgence dont font
preuve les juges – dix ans de détention et non la mort dont ils sont passibles
– tranchent avec la brutalité expéditive des commissions militaires qui avaient
jugé les babouvistes.
Mais Barras et Reubell sont satisfaits.
Le Directoire frappe toutes les factions, qu’elles soient
anarchistes ou royalistes.
Et on annonce pour le mois de février 1797 (ventôse an V) l’ouverture
à Vendôme devant la Haute Cour du procès des babouvistes.
Le Directoire est au-dessus des factions. Il les combat
toutes.
Jeu de rôle.
Loin de ces manœuvres d’habile politique et de cette
stratégie des apparences, qui n’arrachent pas le peuple et la nation à la
misère, à leur lassitude et à leur dégoût, Bonaparte, en ce mois de février
1797, occupe le port d’Ancône.
Il marche en compagnie de son chef d’état-major, Berthier, sur
les quais, regardant vers le large.
« En vingt-quatre heures, dit-il, on va d’ici à la
Macédoine. »
Un silence, puis plus bas :
« La Macédoine, terre natale d’Alexandre le Grand. »
HUITIÈME PARTIE
Pluviôse an V – Fructidor an V
Février 1797 – Septembre 1797
« Signez la paix… »
« La France est
fatiguée d’avoir
roulé de révolution en
révolution. »
BAILLY, réquisitoire au
procès de Babeuf et des « Égaux »
devant la Haute Cour réunie
à Vendôme
26 avril 1797 (7 floréal an V)
« Tous, mon cher
général, ont les yeux fixés sur vous.
Vous tenez le sort de la
France dans vos mains.
Signez la paix… et alors
mon général venez jouir des bénédictions
du peuple français tout
entier qui vous appellera
son bienfaiteur. Venez
étonner les Parisiens
par votre modération et votre
philosophie. »
Lettre de La VALETTE, aide de camp
du général Napoléon
Bonaparte
mai 1797 (prairial an V)
« La loi, c’est le sabre. »
Un officier arrêtant un
député du Conseil des Anciens
le 18 fructidor an V (4
septembre 1797)
27.
Bonaparte, en ce mois de ventôse an V (février-mars 1797), ne
traverse pas la mer pour s’élancer sur les traces du Grand Alexandre.
Il se contente de rêver au destin fulgurant du Macédonien, d’imaginer
qu’un jour viendra, peut-être, où lui aussi comme Alexandre sera dans l’éclat d’une
gloire aveuglante.
Mais pour cela il faut, à partir de l’Italie, marcher vers
Vienne, franchir les cols des Alpes, les vallées encaissées de la Piave, du
Tagliamento et de l’Isonzo, afin de s’enfoncer dans l’empire des Habsbourg.
Il le dit à ses soldats. Il l’écrit aux Directeurs :
« Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant
la chercher dans les États héréditaires de la maison d’Autriche. »
Il sait qu’il joue une partie décisive.
Le Directoire a nommé le général Hoche à la tête de l’armée
de Sambre-et-Meuse. Et avec celle du général Moreau, elle devrait se diriger
vers Vienne.
Mais elles piétinent, et Bonaparte craint que les Directeurs
n’aient choisi de le laisser affronter seul les troupes autrichiennes, afin qu’il
s’y brise les reins.
Il n’a pas confiance dans ces « badauds » de Paris,
ces Directeurs que sa gloire naissante inquiète.
Carnot, auquel il écrit que « si l’on tarde à passer le
Rhin il sera impossible que nous nous soutenions longtemps », fait mine de
ne pas comprendre.
Sans doute Carnot est-il, comme tous les « badauds »
bien à l’abri dans leurs fonctions politiques, seulement préoccupé par les
élections aux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents, qui ont lieu les 1er
et 15 germinal an V (le 21 mars et le 4 avril 1797).
Et les républicains du Directoire craignent qu’une vague
royaliste ne les chasse du pouvoir.
Ils sentent bien que les électeurs sont las de ceux qu’ils
appellent les « scélérats », anciens Jacobins, anciens conventionnels
qui ont réussi grâce au décret des deux tiers à continuer de dominer les
Conseils.
Ce sont ceux qui ont désigné comme Directeurs cinq régicides.
Le peuple dans sa majorité veut rompre avec ces hommes dont le nom seul
rappelle la Révolution.
Il choisit des candidats qui, quand on leur pose la question :
« Les cloches chanteront-elles si vous êtes élu ? », répondent
par l’affirmative.
On veut le retour des prêtres, on veut entendre les
carillons, retrouver la religion traditionnelle, et l’on rejette cette religion
dite naturelle, cette « théophilanthropie » qu’un La
Révellière-Lépeaux veut imposer à la nation, et qui n’est qu’un culte de l’Être
suprême agrémenté de quelques cérémonies.
Et les résultats des élections de ce printemps 1797
confirment et avivent les craintes des Directeurs.
Tous les députés élus dans le département de la Seine sont
des royalistes, plus ou moins masqués.
L’un d’eux est même un ancien ministre de Louis XVI !
À Lyon, en Provence, ce sont des hommes qui ont mis en œuvre
la Terreur blanche qui sont désignés. Quant aux deux cent seize
ex-conventionnels qui se représentaient, deux cent cinq ont été battus !
C’est bien le triomphe des « honnêtes gens » sur
les « scélérats » qui est publié à Paris : « Le Directoire
ne pourra gouverner avec les Conseils, il devra ou conspirer ou obéir ou périr. »
Et déjà, par tirage au sort, l’un des Directeurs, proche de
Carnot, Le Tourneur, est remplacé par le ci-devant marquis de Barthélémy, royaliste
dissimulé, confirmant ainsi la victoire des clichyens.
Cette révolution de l’opinion s’affiche et se chante dans
les rues de Paris, autour des Tuileries où siègent les Conseils, et de ce
palais du Luxembourg où se réunissent les Directeurs :
On dit que vers les Tuileries
Est un chantier très apparent
Où 500 bûches bien choisies
Sont à vendre dans ce moment.
500 bûches pour un Louis
Mais bien entendu mes amis
Qu’on ne les livre qu’à la corde !
Sur le boulevard des Italiens plus que jamais « boulevard
de Coblence », les « honnêtes gens » mêlés aux inc-oyables et
aux me-veilleuses se pavanent.
« Il faut être sans cocarde, porter collet noir sur
habit gris aux 18 boutons, en l’honneur de Louis XVIII, sur habit carré, et
grosse cravate, au nœud bouffant, démesuré. Il faut avoir toujours à la bouche
les qualifications de “Monsieur le Marquis”, de “Monsieur le Bailli”, de
“Monsieur le Président”, de “Monsieur le Curé”. »
On se retrouve dans les salons, dans des réunions rue de
Lille, à l’ancien hôtel de Montmorency ou à l’hôtel de Salm.
Dans ce dernier se réunit autour de Benjamin Constant un « cercle
constitutionnel ».
Les femmes élégantes et brillantes attirent, mais dans les
salons huppés l’on se détourne désormais de Thérésa Tallien.
Et ce sont Mesdames de Récamier et de Staël, la royaliste
Madame de Montesson qui gouvernent le plus d’invités influents.
Mais le pouvoir attire toujours.
Barras reçoit au palais du Luxembourg, Sieyès, chez lui rue
du Rocher, et l’ancien évêque d’Autun Talleyrand, dont on murmure qu’il sera
bientôt ministre des Affaires étrangères, en son hôtel particulier, proche du
Luxembourg.
Les journaux rapportent les propos tenus dans ces soirées, les
racontent.
« Chez Madame de Viennais ? On joue. Chez Madame
Tallien ? On négocie. Chez Madame de Staël ? On s’arrange. Chez
Ouvrard ? On calcule. Chez Antonelle ? On conspire. Chez Talleyrand ?
On persifle. Chez Barras ? On voit venir. À Tivoli ? On danse. Aux
Conseils ? On chancelle. À l’institut ? On bâille ! »
La vie mondaine, les intrigues de salon, paraissent n’être
que parades, futilités, bavardages sans conséquence. Mais ce n’est qu’apparence.
« Tout semble calme, commente Le Courrier
républicain, et cependant il n’est personne qui ne s’attende à quelque
prochain événement. »
Il se produit dès le 20 mai 1797 (1er prairial) quand
les nouveaux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents portent à leur présidence
respective, l’un le ci-devant marquis de Barbé-Marbois, ancien diplomate de
Louis XVI, et l’autre le général Pichegru, soupçonné d’être entré en relation
avec les envoyés de Louis XVIII.
Et aussitôt la nouvelle majorité propose des mesures en
faveur des prêtres, et la liberté de « sonner des cloches », et le
contrôle des comptes du Directoire, qu’on accuse de dilapider – à quelles fins ?
– les millions que lui envoie Bonaparte.
Celui-ci n’ignore rien de ce qui se trame à Paris. Il s’est
enfoncé en territoire autrichien. Il a atteint la ville de Leoben, et il a
proposé à l’Autriche que s’engagent des « préliminaires de paix ».
Il n’a pas consulté les Directeurs. Il a décidé de proposer
à l’Autriche un troc : Venise paiera à Vienne la rive gauche du Rhin et la
Belgique abandonnée à la France, car c’est l’Italie « padane » qui
importe à Bonaparte.
Il a aidé les patriotes italiens à créer une République
cisalpine. Il a écrasé une révolte antifrançaise à Vérone, « quatre cents
soldats français massacrés ».
Et ces « Pâques véronaises » ensanglantées – peut-être
suscitées par les services secrets de l’armée d’Italie, pour fournir à
Bonaparte un prétexte – ont permis d’investir et d’occuper Venise, le gage pour
l’Autriche, d’y arrêter un agent monarchiste, le comte d’Antraigues, de saisir
ses papiers et de commencer à les lire, d’y découvrir le nom de Pichegru, et le
détail des négociations conduites entre Louis XVIII et le général aujourd’hui
président du Conseil des Cinq-Cents !
Bonaparte médite.
Il dispose avec les « papiers » d’Antraigues d’une
arme puissante contre les royalistes présents désormais dans les Conseils de la
République.
Et il sent bien que parmi les Directeurs, Carnot et le
ci-devant marquis de Barthélémy sont disposés à aider le Ventre, ces députés
modérés, à faire lentement glisser la République vers une restauration.
Même si Carnot, régicide, est sincèrement républicain, et
même si le ci-devant Barthélémy est un homme timoré.
En face de ces « modérés », il y a ces triumvirs, Barras,
Reubell, La Révellière-Lépeaux, ce dernier exaspéré par le regain de foi
catholique, ce que les modérés appellent l’« antique culte de nos pères ».
Et La Révellière-Lépeaux d’appuyer les républicains qui s’indignent,
protestent, déclarent :
« Vous qui parlez sans cesse de la religion de nos
pères, non, vous ne nous ramènerez pas à d’absurdes croyances, à de vains
préjugés, à une délirante superstition. »
Bonaparte sait que ces triumvirs, et d’abord Barras, ne sont
pas hommes à se laisser déposséder du pouvoir.
Mais Bonaparte ne veut plus être seulement le glaive, le
bras armé de Barras, comme il l’a été le 13 Vendémiaire.
Il veut jouer sa partie, à son profit, apparaître comme l’homme
qui a conclu la paix, avec le pape Pie VI, et maintenant avec l’Autriche.
Et ses courriers déjà parcourent les routes d’Europe, vers
les états-majors des généraux Moreau et Hoche, pour leur annoncer que les
préliminaires de paix ont été ouverts à Leoben.
D’autres courriers apportent les propositions au Directoire
qui ne pourra que les approuver.
Voudrait-il, alors que tout le pays aspire à la paix, apparaître
comme le gouvernement partisan de la continuation de la guerre ?
Le Directoire sait-il que, à chaque halte, les courriers de
Bonaparte ont clamé que le général en chef de l’armée d’Italie avait ébauché
avec Vienne une paix victorieuse ? Et la foule d’acclamer.
Bonaparte a envoyé à Paris son aide de camp, La Valette.
L’officier est porteur d’une lettre pour les Directeurs qui
leur annonce que les préliminaires de paix avec l’Autriche sont engagés, aux
conditions fixées par Bonaparte.
« Quant à moi, je vous demande du repos, conclut
Bonaparte. J’ai justifié la confiance dont vous m’avez investi et acquis plus
de gloire qu’il n’en faut pour être heureux… La calomnie s’efforcera en vain de
me prêter des intentions perfides, ma carrière civile sera comme ma carrière
militaire, une et simple… »
Ces derniers mots font trembler les Directeurs.
Que veut ce Bonaparte qui demande un « congé pour se
rendre en France » ?
Et en même temps, ce général Vendémiaire peut être
indispensable, avec son armée victorieuse et chantée par le peuple, pour briser
ces Conseils pénétrés de royalisme.
Le Directoire, dans ces conditions, ne peut qu’approuver le
dernier état des préliminaires de paix : Venise – occupée par les Français
– sera livrée à l’Autriche en échange de la rive gauche du Rhin et de la
Belgique.
Quant à la Lombardie, à l’Émilie, cette riche plaine du Pô, elles
deviennent le cœur d’une République cisalpine.
Bonaparte reçoit enfin le premier courrier que lui adresse
de Paris son aide de camp La Valette.
« Tous, mon cher général, ont les yeux fixés sur vous, écrit
l’officier. Vous tenez le sort de la France entière dans vos mains. Signez la
paix et vous la faites changer de face comme par enchantement. Et alors, mon
général, venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier qui vous
appellera son bienfaiteur.
« Venez étonner les Parisiens par votre modération et
votre philosophie. »
Napoléon Bonaparte aime ce printemps 1797.
L’an V est pour lui une année faste.
28.
Bonaparte, en ce printemps de l’an V, rêve donc de rentrer
en France avec la gloire du général vainqueur et l’aura rassurante du faiseur
de paix.
Mais il ne veut pas brûler ses chances, et ne jouer que les
utilités, en se mettant au service de ces triumvirs, Barras, Reubell, La
Révellière-Lépeaux, républicains certes, mais surtout décidés à conserver le
pouvoir.
Ces Directeurs recherchent un « bon » général, pour
disperser à coups de plat de sabre les membres du Conseil des Cinq-Cents ou des
Anciens, ce Ventre royaliste ou tenté de se rallier à une restauration.
Pour Bonaparte, point question de n’être que cet instrument.
Il répète :
« Je ne voudrais quitter l’armée d’Italie que pour
jouer un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici et le moment n’est
pas encore venu… »
Il va observer les « badauds de Paris ». Il veut
être indispensable sans pour autant se compromettre en leur compagnie. Il sait
bien que l’opinion les méprise, comme elle rejette les députés du Ventre.
Elle veut des hommes – un homme nouveau.
Il peut être celui-là.
Il a lu avec attention les papiers contenus dans le
portefeuille rouge saisi sur ce comte d’Antraigues qui tentait de fuir Venise.
Il s’agit de rapports faits à d’Antraigues par un agent
royaliste, Montgaillard.
Y est consigné le détail de toutes les négociations
conduites par le général Pichegru avec les envoyés de Louis XVIII. Pièces
accablantes pour Pichegru devenu président du Conseil des Cinq-Cents !
Il avait obtenu pour prix de sa trahison le titre de
maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux
millions en numéraire payés comptant, cent vingt mille livres de rentes, réversibles
pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de
canon !
Bonaparte veut obtenir de D’Antraigues qu’il recopie ces
documents en excluant toutes les indications qu’ils contiennent quant aux
relations conclues entre des officiers de l’armée d’Italie et des envoyés de
Louis XVIII. Il faut que ces pièces expurgées, réécrites, n’aient pour cible
que Pichegru et les royalistes qui le suivent.
« Vous êtes trop éclairé, vous avez trop de génie, dit
Bonaparte à d’Antraigues, pour ne pas juger que la cause que vous avez défendue
est perdue. Les peuples sont las de combattre pour des imbéciles et les soldats
pour des poltrons. La révolution est faite en Europe, il faut qu’elle ait son
cours. Voyez les armées des rois : les soldats sont bons, les officiers
mécontents et elles sont battues. »
Napoléon pousse les papiers vers d’Antraigues :
« Une nouvelle faction existe en France, dit-il. Je
veux l’anéantir. Il faut nous aider à cela et alors vous serez content de nous.
Tenez, signez ces papiers, je vous le conseille. »
Si d’Antraigues signe, Bonaparte disposera d’une arme
redoutable contre Pichegru et les royalistes.
Mais Bonaparte attend avant de l’offrir à Barras, dont il
connaît la détermination et l’habileté, le sens politique.
C’est à l’évidence Barras qui mène le jeu. C’est Barras qui
prend contact avec le général Hoche, commandant l’armée de Sambre-et-Meuse.
Hoche est nommé ministre de la Guerre, et autorisé, au
prétexte de la préparation d’un débarquement en Angleterre, à conduire quinze
mille hommes du Rhin à la Bretagne.
Ils passeront par Paris, violant les lois qui interdisent
aux troupes d’entrer dans la capitale.
« Nous sommes convenus avec le général Hoche, reconnaît
Barras, que son armée se prononcera. »
C’est-à-dire dispersera les royalistes.
Et en même temps, Barras veille à rassurer l’opinion modérée.
Il ne veut pas apparaître comme l’homme par qui la violence,
les journées révolutionnaires ensanglanteront de nouveau Paris.
Barras sait que le peuple est las, aspire à l’ordre, à la
paix civile. Les citoyens ne veulent le retour ni des « terroristes »,
ni des « anarchistes ».
Et le procès des babouvistes – des républicains montagnards
–, tous confondus dans la même appellation d’« anarchistes » qui se
tient devant la Haute Cour réunie à Vendôme, en ce printemps de l’an V, sert
Barras.
Il se montre ainsi partisan de l’ordre et des propriétés.
On compte soixante-cinq accusés.
Mais Drouet, l’ancien conventionnel Lindet et le général
Rossignol, tous montagnards, sont parmi les dix-huit contumaces.
Les accusés, dont Babeuf, Buonarroti, Darthé et les anciens
conventionnels Vadier et Amar, n’ont pas tous participé à la conspiration des
Égaux.
Mais le Directoire veut profiter de ce procès pour en finir
avec la « faction anarchiste ».
Le procès va durer trois mois – du 20 février au 26 mai 1797
(du 2 ventôse au 7 prairial an V).
Les débats sont violents.
Les accusés crient « Vive la République ! », proclament :
« Un seul sentiment nous anime, une même résolution
nous unit, il n’y a qu’un principe : celui de vivre et mourir libres, celui
de nous montrer libres de la Sainte Cause pour laquelle chacun de nous s’estime
heureux de souffrir. »
Ils entonnent des chants patriotiques et le public mêle sa
voix à celles des accusés.
On insulte le « traître » Grisel qui a dénoncé la
conspiration à Carnot : « Bois la ciguë, scélérat », lui
lance-t-on.
Du côté du tribunal, l’accusateur national Bailly est
impitoyable.
« La France est fatiguée d’avoir roulé de révolution en
révolution. Les anarchistes sont une faction de crime et de sang, dont le
triomphe aurait abouti à ensevelir la République sous les monceaux de cadavres,
dans les flots de sang et de larmes, dit-il… La France ne serait plus qu’un
désert affreux si la Convention, délivrée le 9 Thermidor, n’avait pas précipité
Robespierre et son abominable Commune dans le gouffre qu’ils avaient eux-mêmes
creusé. »
Dans la nuit du 26 au 27 mai, le verdict tombe : presque
tous les accusés sont acquittés – Buonarroti est l’un d’eux -mais Babeuf et
Darthé sont condamnés à mort.
« Aussitôt que le jugement est prononcé, Darthé crie :
“Vive la République !” Il s’est déjà percé le sein et le sang jaillit de
sa plaie, raconte L’Écho des hommes libres et vrais. Babeuf sans rien
dire imite son exemple et s’enfonce dans le corps un fil de métal aiguisé. Il
tombe mourant. Un sentiment d’admiration pour les suicidés et d’horreur pour
leurs bourreaux se répand dans toute l’assemblée. Une foule de citoyens de tous
âges et de tous sexes sort de la salle épouvantée, effrayée d’avoir soutenu la
présence des meurtriers du patriotisme. Une partie y est retenue par un religieux
respect pour les illustres condamnés. »
Le lendemain 28 mai, malgré leurs blessures Babeuf et Darthé
sont conduits à l’échafaud.
Darthé refuse d’obéir au bourreau et est traîné sanglant sur
la guillotine.
« Babeuf parle de son amour pour le peuple auquel il
recommande sa famille… Il s’est présenté et a reçu le coup fatal avec le calme
de l’innocence, presque même de l’indifférence. »
Il avait écrit dans sa dernière lettre à sa femme :
« Les méchants sont les plus forts. Je leur cède. »
Quelques jours plus tard, Bonaparte charge un courrier de
remettre à Barras les documents qui accusent le général Pichegru. Menacé d’être
exécuté, d’Antraigues les a finalement signés.
L’épouse du comte s’est écriée, s’adressant à Joséphine de
Beauharnais dont elle est l’amie :
« Madame, vous m’avez dit : “Robespierre est mort !”
Le voilà ressuscité. Il a soif de notre sang. Il fera bien de le répandre car
je vais à Paris et j’y obtiendrai justice. »
Voyage vain puisque d’Antraigues a cédé.
Dans le portefeuille rouge du comte d’Antraigues, Bonaparte
a trouvé le portrait que l’agent royaliste a tracé de lui, sans doute pour
Louis XVIII.
« Ce génie destructeur, écrit d’Antraigues, pervers, atroce,
méchant, fécond en ressources, s’irritant des obstacles, comptant l’existence
pour rien et l’ambition pour tout, voulant être le maître et résolu à périr ou
à le devenir, n’ayant de frein pour rien, l’appréciant les vices et les vertus
que comme des moyens et n’ayant que la plus profonde indifférence pour l’un ou
l’autre, est le cachet de l’homme d’État. »
Bonaparte lit, relit, se regarde dans ce portrait comme dans
un miroir.
« Naturellement violent à l’excès, poursuit d’Antraigues,
mais se réfrénant par l’exercice d’une cruauté plus réfléchie qui lui fait
suspendre ses fureurs, ajourner ses vengeances, et étant physiquement et
moralement dans l’impossibilité d’exister un seul moment en repos… […]
« Bonaparte est un homme de petite stature, d’une
chétive figure, les yeux ardents, quelque chose, dans le regard et la bouche, d’atroce,
de dissimulé, de perfide, parlant peu, mais se livrant à la parole quand la
vanité est en jeu ou qu’elle est contrariée ; d’une santé très mauvaise
par suite d’une âcreté de sang. Il est couvert de dartres, et ces sortes de
maladies accroissent sa violence et son activité. […]
« Cet homme est toujours occupé de ses projets et cela
sans distraction. Il dort trois heures par nuit et ne prend des remèdes que
lorsque ses souffrances sont insupportables.
« Cet homme veut maîtriser la France et par la France, l’Europe.
Tout ce qui n’est pas cela lui paraît, même dans ses succès, ne lui offrir que
des moyens.
« Ainsi il vole ouvertement, il pille tout, se forme un
trésor énorme en or, argent, bijoux et pierreries. Mais il ne tient à cela que
pour s’en servir : ce même homme qui volera à fond une communauté, donnera
un million sans hésitation à l’homme qui peut le servir… Avec lui un marché se
fait en deux mots et deux minutes. Voilà ses moyens de séduire. »
Pourquoi Bonaparte récuserait-il ce portrait ?
Ceux qui ne sont pas haïs ne font rien. Ne sont rien.
Bonaparte veut être tout.
29.
S’il veut être tout, Napoléon Bonaparte sait, en ces mois de
prairial, messidor et thermidor an V (mai, juin, juillet 1797), qu’il doit
associer l’audace, l’action et la prudence.
La partie qui se joue à Paris entre Barras, Reubell, La
Révellière-Lépeaux, d’une part, et d’autre part les deux Directeurs, Carnot et
Barthélémy, modérés, sensibles aux arguments des députés du Ventre, et même des
royalistes, est feutrée.
Et autour des cinq Directeurs, grouillent les intrigants, les
hommes et les femmes d’influence.
Les uns sont des clichyens souvent ouvertement royalistes, les
autres modérés mais républicains se rencontrent au Cercle constitutionnel, qui
ne peut plus se réunir à l’hôtel de Salm, rue de Lille.
Les députés des Conseils ont voté une disposition qui
interdit les réunions politiques hors des « salons » privés !
Mais Madame de Staël, Sieyès, Benjamin Constant, Talleyrand,
continuent de se voir, et même le 9 thermidor (27 juillet) organisent un grand
banquet où l’on boit « à la folie des ennemis de la République, au général
Bonaparte, et au Directoire » !
Et il faut compter aussi avec le président du Conseil des
Anciens, Barbé-Marbois, et surtout avec le général Pichegru, président du
Conseil des Cinq-Cents.
On s’observe au cours de cette longue partie d’échecs
politique.
Et tout à coup, Barras dispose d’une pièce maîtresse. Le 23
juin, un courrier de Bonaparte lui remet les documents signés par d’Antraigues.
Ils ne laissent aucun doute sur la trahison du général Pichegru.
Barras les communique à Reubell et à La Révellière-Lépeaux, et
les trois Directeurs sont persuadés que la majorité des Conseils, et
naturellement Pichegru, vont restaurer la monarchie, offrir le trône à Louis
XVIII.
Et Barras décide de faire lire ces pièces accablantes à
Carnot, car l’« organisateur de la victoire » est hostile à toute
idée de restauration.
Carnot a souvent stigmatisé « l’alliance entre l’anarchie
et le despotisme, entre l’ombre de Marat et Louis XVIII ».
Les triumvirs et Carnot sont donc prêts à accueillir les
troupes de Hoche, qui sont, en violation de la Constitution, à quelques
kilomètres de Paris, alors qu’elles doivent s’en tenir éloignées d’au moins
soixante kilomètres.
Les membres des Conseils l’apprennent, protestent, dénoncent
une menace de coup d’État, et contraignent Hoche à démissionner de son poste de
ministre de la Guerre.
Barras n’a plus de sabre à sa disposition sinon celui de
Bonaparte. Le général est populaire, et Barras sait que l’homme n’hésite pas à
faire ouvrir le feu sur les royalistes.
Barras se souvient du 13 Vendémiaire et des tirs à mitraille
sur la foule des sectionnaires modérés, agglutinés devant l’église Saint-Roch.
Et Bonaparte paraît disposé à agir.
Des hommes de plume à son service ont créé à Paris et à
Milan de nombreux journaux, qui exaltent le général en chef de l’armée d’Italie.
« Il vole comme l’éclair, et frappe comme la foudre. Il
est partout et il voit tout », lit-on dans le Courrier de l’armée d’Italie,
dans Le Patriote français, La France vue d’Italie, ou le Journal
de Bonaparte et des hommes vertueux.
Toutes ces publications s’opposent aux quatre-vingts
journaux royalistes, où l’on dénonce au contraire « Buonaparte, bâtard de
Mandrin », alors que les journaux « bonapartistes » publient les
harangues du général.
« Soldats, a dit Bonaparte le 14 juillet, je sais que
vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie, mais la
patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui ont fait triompher
la nation de l’Europe coalisée sont toujours là. Des montagnes nous séparent de
la France, vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle s’il le fallait pour
maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les
républicains… »
Le propos est clair : l’armée d’Italie est prête à agir
contre les royalistes.
Et Bonaparte demande à tous ses généraux de faire rédiger
des Adresses qu’ils expédieront au nom des divisions qu’ils commandent
au palais du Luxembourg.
Il faut que les Directeurs et les députés sachent que les
soldats se « prononcent ».
« Il faut que les armées purifient la France », dit
l’une de ces Adresses.
« Les royalistes dès l’instant qu’ils se montreront
auront vécu. »
L’Adresse de la division du général Augereau est l’une
des plus violentes :
« Des hommes couverts d’ignominie, saturés de crimes, s’agitent
et complotent au milieu de Paris, quand nous avons triomphé aux portes de
Vienne ! Ils veulent inonder la patrie de sang et de larmes, sacrifier
encore au démon de la guerre civile et marchant à la lueur du flambeau du fanatisme
et de la discorde arriver à travers des monceaux de cendres et de cadavres
jusqu’à la liberté qu’ils prétendent immoler…
« Nous avons contenu notre indignation, nous comptions
sur les lois. Les lois se taisent. Qui parlera désormais si nous ne rompons le
silence ? »
Les soldats de l’armée d’Italie interpellent, menacent les
députés du Ventre :
« Vos iniquités sont comptées et le prix est au bout de
nos baïonnettes. »
Dans une autre de ces Adresses, le général Lannes, au
nom de ses divisions, s’indigne que certains, à Paris, se « laissent
intimider par une poignée de brigands. Ils ont sans doute oublié qu’il existe
trois cent mille républicains qui sont prêts à marcher pour écraser ces
misérables. Nous avons soumis toute l’Europe et un feu de vingt-quatre heures
ne laissera pas un seul de ces brigands en France ! Nous connaissons notre
force ! »
Porté par cette indignation de l’armée d’Italie qu’il a
suscitée, Bonaparte écrit aux Directeurs :
« Il est imminent que vous preniez un parti ! Je
vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la
destruction de la République. On dit “nous ne craignons pas ce Bonaparte, nous
avons Pichegru”. N’est-il plus en France de républicains ? Il faut
demander qu’on arrête ces émigrés, qu’on détruise l’influence des étrangers. Il
faut exiger qu’on brise les presses des journaux vendus à l’Angleterre, plus
sanguinaires que ne le fut jamais Marat. »
Et il est vrai que depuis la Suisse où depuis plusieurs
années il a pris ses quartiers, l’agent anglais Wickham augmente les subsides
qu’il verse aux royalistes, aux députés du Ventre. Il propose une somme de un
million deux cent mille francs, immédiatement, à laquelle s’ajouteront deux
cent cinquante mille francs attribués chaque mois. Mais Pichegru, approché, refuse,
n’acceptant que quatre rouleaux de cinquante louis d’or.
Il estime que rien ne presse, qu’on peut attendre les
prochaines élections qui balaieront naturellement les républicains.
Pichegru et les clichyens ne mesurent pas la détermination
de Barras et de Bonaparte.
Les ministres clichyens ont été chassés du gouvernement, remplacés
par des ministres républicains, issus du Cercle constitutionnel.
Talleyrand, qui le fréquente, devient ministre des Affaires
étrangères, malgré les réserves de Barras qui s’inquiète déjà de voir « Talleyrand
mettre au Luxembourg son pied boiteux ».
Il sait que l’ancien évêque qui avait célébré sur le
Champ-de-Mars la messe lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790,
« a tous les vices de l’ancien et du nouveau régime », comme le dit
Madame de Staël.
Mais l’homme corrompu est habile, mêlant la prudence à l’audace,
fourmillant d’idées comme celles qu’il soumet le 3 juillet (15 messidor) à l’institut
de France, proposant qu’on prépare la conquête de l’Égypte pour remplacer
Saint-Domingue qui est en pleine insurrection.
Et Talleyrand, fervent partisan de Bonaparte, insiste auprès
de Barras pour que l’on fasse appel à lui, puisque Hoche a dû quitter son poste
et Paris.
Mais Bonaparte ne veut pas que son nom soit souillé par
cette « guerre de pots de chambre » qui se déroule à Paris.
Les affrontements dans les salons entre clichyens et
constitutionnels ne sont pas dignes de lui. De même les rixes qui, chaque jour,
opposent au Champ-de-Mars les militaires aux jeunes gens qui portent un collet
noir ne peuvent que ternir sa légende.
Le vainqueur de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, le général
victorieux, faiseur de paix, peut-il être mêlé à la « querelle des collets
noirs » ?
« J’ai vu les rois à mes pieds, dit-il, j’aurais pu
avoir cinquante millions dans mes coffres… »
Devant Berthier, son chef d’état-major et son confident, Bonaparte
ajoute :
« Un parti lève la tête en faveur des Bourbons. Je ne
veux pas contribuer à son triomphe. Les Français, il est vrai, n’entendent rien
à la liberté. Il leur faut de la gloire, des satisfactions de vanité. Je veux
bien un jour affaiblir le parti républicain mais je ne veux pas que ce soit au
profit de l’ancienne dynastie, définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk
qui rétablit la monarchie en Angleterre après Cromwell, je ne veux pas le jouer
et je ne veux pas que d’autres le jouent. »
Bonaparte ne joue qu’à son profit.
C’est le général Augereau qui va gagner Paris, à la tête de
cinq mille hommes et dans ses bagages un coffre contenant trois millions pour
Barras.
Le Directoire va nommer ce fils de maçon qui a servi dans
les armées russe et prussienne avant de déserter pour s’enrôler dans la garde
nationale, commandant de la 17e division militaire dont dépend Paris.
Il arrive dans la capitale le 7 août 1797 (20 thermidor an V).
Et il écrit aussitôt à Bonaparte :
« Je promets de sauver la République des agents du
Trône et de l’Autel. »
Le courrier qui porte ce message à Bonaparte est chargé d’une
missive de La Valette.
L’aide de camp conseille à Bonaparte de ne pas se
compromettre dans les répressions qui se préparent à Paris.
« Les papiers d’Antraigues, écrit La Valette, seront le
prétexte à la répression et le coup de grâce. Les victimes sont déjà désignées.
On imprime déjà secrètement la confession de D’Antraigues prouvant la trahison
de Pichegru. Des affiches seront posées sur les murs dénonçant le complot de l’étranger. »
Et selon La Valette, Augereau fait tinter ses éperons sur
les marches du palais du Luxembourg, déclarant, le poing serré sur le pommeau
de son sabre :
« Je suis arrivé pour tuer les royalistes… La pureté et
le courage de mes soldats sauveront la République du précipice affreux où l’ont
plongée les agents du Trône et de l’Autel. »
Dans le château de Passariano, proche de Campoformio, Napoléon
Bonaparte, loin du théâtre où va se jouer la pièce qu’il a mise en scène, attend.
30.
En cette fin du mois d’août et en ces premiers jours du mois
de septembre 1797 (fructidor an V), Paris est calme.
Personne ne semble se soucier de la présence de près de
trente mille soldats qui se trouvent à quelques kilomètres de la capitale, à la
limite de ce périmètre constitutionnel qu’ils ne doivent pas franchir.
Mais qui pourrait leur résister ?
La garde du Directoire, rassemblée aux Tuileries et que
commande le général Ramel, un officier qui a dénoncé la conspiration royaliste
mais qu’on soupçonne cependant de sympathie pour les clichyens, et pour le
général Pichegru, ne compte que huit cents grenadiers !
Et ce ne sont pas les députés des Conseils ou le peuple qui
défendront le Directoire !
Alors, dans les cafés, les salons, entre les rumeurs qui annoncent
un coup de force du général Augereau, on s’abandonne aux futilités, à la
débauche.
« Le plaisir est à l’ordre du jour », répètent les
journaux.
On s’y livre avec une sorte de frénésie, mais l’on murmure :
« C’est le calme trompeur qui précède l’orage. »
On lit à la première page des gazettes :
« Un événement : le changement de coiffure des
dames Tallien et Bonaparte. Elles s’étaient longuement distinguées par leur
superbe chevelure noire mais enfin il a fallu céder à la manie des perruques
blondes. »
Et quelques jours plus tard, on annonce que « les
cheveux à la grecque à double et triple rang sont en faveur ».
On hausse les épaules quand quelqu’un rapporte que, au sein
du Directoire, Carnot est chaque jour menacé, insulté par Barras et Reubell, et
accusé de complicité avec les royalistes.
Barras le lui reproche d’autant plus qu’au temps de
Robespierre Carnot n’a, selon lui, rien fait pour s’opposer aux terroristes, au
contraire il dressait des listes de traîtres à envoyer au Tribunal
révolutionnaire.
Barras et Carnot en seraient même venus aux mains, Barras
criant :
« Pas un pou de ton corps qui ne soit en droit de te
cracher au visage. »
Il avait fallu les séparer.
Et puis on recommençait à papoter.
« Ce qui occupe, c’est la grande dispute du chapeau
spencer et du chapeau turban. »
On se demande si la mode du soulier de maroquin vert va se
répandre. On dit que les élégantes le portent, le soir, quand elles se rendent
au bal ou au théâtre. On danse dans trois cents lieux, on se presse dans l’une
des trente salles de théâtre.
On y voit la Beauharnais, et Madame Tallien qui divorce et
règne aux côtés de Barras.
Jamais les mœurs n’ont été aussi libres. « C’est Sodome
et Gomorrhe », dit Mallet du Pan.
Et les rapports de police affirment qu’il est « impossible
de se faire une idée de la dépravation publique ».
L’un des commissaires ajoute :
« Les catholiques s’apitoient sur le sort de la
religion qui, étant persécutée, ne peut plus mettre un frein salutaire à tous
ces déportements. Mais les royalistes sourient de cette dépravation. Ils
sentent combien cet esprit de dissolution qui s’introduit dans toutes les
classes de la société fait rétrograder l’esprit républicain. »
Il faudrait des lois « fortes », dit-on.
Et le commissaire ajoute que partout l’on réclame des « institutions
sages et républicaines ».
Mais qui veut prendre des risques pour les rétablir ?
On attend.
Les « honnêtes gens » – les bourgeois de Paris – refusent
de s’enrôler dans la garde nationale. Ils voudraient empêcher le retour des « horreurs
d’une nouvelle révolution », mais ils craignent la restauration.
Or, la rumeur se répand que les députés royalistes veulent « déposséder
les acquéreurs de biens nationaux ». Ne viennent-ils pas, le 7 fructidor (24
août), de révoquer les lois contre les prêtres réfractaires ?
On assure que les royalistes préparent une « Saint-Barthélemy
des républicains ». On réviserait le procès de Louis XVI, et on enverrait
aux galères tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient été complices
de la Révolution.
Et on assure que les « droits féodaux », les aides
et les gabelles vont être rétablis.
La police qui recueille ces rumeurs s’emploie aussi à les
diffuser !
Et l’on prétend dans ces premiers jours de fructidor qu’un
coup de force royaliste se prépare.
Le 15 fructidor, affirme-t-on, un colonel est venu proposer
aux députés royalistes de faire enlever Barras et Reubell et de les supprimer.
Dans la matinée du 17 fructidor, un mouchard – le prince de
Carency – vient avertir Barras que les royalistes s’apprêtent à mettre les
triumvirs – Reubell, La Révellière-Lépeaux, et Barras – en accusation.
Vrai ? Faux ?
Barras ne peut que réagir car cette rumeur le sert. À huit
heures du soir, le 17 fructidor an V (3 septembre 1797), les triumvirs se
réunissent chez Reubell avec les ministres et le général Augereau.
Ils vont siéger en séance permanente.
Barras dicte une Adresse à la nation :
« Sur les avis parvenus des dangers que courait la
République et de l’attaque que les conspirateurs royaux se proposaient de
hasarder pour égorger le Directoire et pour renverser la Constitution, le
Directoire exécutif, présents les citoyens Reubell, Révellière et Barras, s’est
constitué en séance permanente. »
Les premiers ordres d’exécution sont transmis en grand
secret. Les troupes de Hoche doivent se tenir prêtes à avancer. Cinq mille
hommes de l’armée d’Italie et deux mille hommes de l’armée de Rhin-et-Moselle
sont dirigés d’urgence vers Marseille, Lyon et Dijon.
Le service des postes et messageries est suspendu.
On imprime des proclamations, et on commence à afficher ces
placards énormes qui reproduisent les pièces saisies par Bonaparte dans le
portefeuille rouge de D’Antraigues. Elles prouvent la trahison de Pichegru. Sont
menacés de mort tous ceux qui soutiendraient le général félon.
Ce 18 fructidor an V (4 septembre 1797) vers trois heures du
matin, commence le coup d’État.
Un coup de canon tiré du Pont-Neuf, mais si faible que les
Parisiens ne l’ont guère entendu, donne le signal de l’action.
Les troupes envahissent les Tuileries, les quais, les ponts
de la Seine.
Le général Ramel veut faire face aux douze mille hommes d’Augereau,
mais ses huit cents grenadiers refusent de s’opposer aux troupes « républicaines ».
« Nous ne sommes pas des Suisses, disent-ils. Nous ne
voulons pas nous battre pour Louis XVIII. »
Ramel est arrêté.
Les députés présents qui refusent de quitter les lieux sont « arrêtés
tumultueusement ».
« Te voilà, Pichegru, chef des collets noirs, chef des
brigands », lance un soldat en saisissant le général par l’épaule.
« Chef des brigands ? Oui, puisque je t’ai
commandé », rétorque Pichegru.
Carnot averti a réussi à s’enfuir par le jardin du
Luxembourg et la rue Notre-Dame-des-Champs.
Reubell et Barras s’emportent.
« Si Carnot avait été tué, dit Barras, il l’aurait été
très légitimement, parce qu’il vaut mieux tuer le diable que de se laisser tuer
par lui… »
Barthélémy, le dernier des Directeurs, est arrêté dans son
Ut :
« Vous êtes un traître et mon prisonnier », dit l’officier
qui l’entraîne.
Barthélémy refuse de démissionner. On le conduit à la prison
du Temple et de là vers le bagne de Guyane.
Les royalistes qui avaient espéré réunir au moins quinze
cents hommes pour résister ne se retrouvent qu’à treize…
Dès lors, les violences sont limitées à quelques bousculades,
à quelques soufflets.
Augereau a arraché les épaulettes du général Ramel, lui a
serré la gorge puis l’a giflé.
Pichegru qui s’est débattu a été emmené, roué de coups.
Les députés qui protestaient ont été arrêtés.
Un officier leur a lancé :
« La loi, c’est le sabre. »
Et ils sont conduits à la prison du Temple.
Le Directoire va réunir les députés fidèles, dans la salle
de l’Odéon, pour les Cinq-Cents, et dans l’École de médecine pour les Anciens.
Et ce sont les grenadiers du Directoire qui, félicités, vont
assurer le service d’ordre.
Vers cinq heures du soir, une petite bande de trois cents
hommes « armés de piques, les bras retroussés, brandissant des sabres, blasphémant
le Ciel et Pichegru, traînant trois pièces, deux de canon et une d’eau-de-vie
et hurlant d’une manière effrayante la chanson dénommée La Marseillaise »,
venant des faubourgs, traverse le Pont-Neuf et arrive au palais du Luxembourg.
Le Directoire leur fait jeter une cinquantaine de louis. Et
ils regagnent les faubourgs, accompagnés par la police qui a sans doute suscité
la manifestation.
Le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) n’a
pas eu besoin du peuple pour réussir.
Dès le 5 au soir, les barrières de Paris sont rouvertes. Les
Postes et Messageries reprennent leur service interrompu. Les Conseils votent d’urgence
deux lois. La première proclame que le général Augereau et les braves défenseurs
de la liberté ont bien mérité de la patrie. La seconde que les troupes peuvent
franchir le périmètre constitutionnel et entrer dans Paris.
Où le calme règne.
Les vainqueurs, Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, et
les députés hostiles aux royalistes et aux clichyens, ont les mains libres.
« La loi, c’est le sabre », avait dit un officier.
C’est cette règle qui est appliquée au nom de la « conservation
de la Constitution ».
Point besoin de s’embarrasser de procédures judiciaires.
« L’esprit public est trop mauvais, dit Boulay de la
Meurthe, membre du Conseil des Cinq-Cents qui fut l’ami de Camille Desmoulins. La
force est pour nous en ce moment. Profitons-en. »
Et à la tribune, il martèle sa conviction :
« Vous devez sentir que les formes lentes, purement
judiciaires, ne peuvent avoir lieu en ce moment. Vous, les vainqueurs aujourd’hui,
si vous n’usez pas de la victoire, demain le combat recommencera mais il sera
sanglant et terrible. »
Ainsi, les anciens Jacobins retrouvent le ton de l’an II.
Au Conseil des Anciens, le général Marbot déclare :
« Nous n’avons pas besoin de preuves contre les
conspirateurs royalistes. »
Les soldats, présents dans les tribunes, acclament ses
propos, crient : « Allons le pas de charge. »
Et Barras, au nom des Directeurs, envoie un message aux
députés :
« On vous parlera de principes, on cherchera des formes,
on voudra des délais. Quel sentiment funeste ! »
Il s’agit de voter des lois de proscription, d’annuler les
élections dans quarante-neuf départements, donc de démettre cent quarante
députés (quarante-cinq des Anciens, quatre-vingt-quinze des Cinq-Cents).
Et de condamner à la déportation et à la confiscation de
leurs biens onze membres des Cinq-Cents et quarante-deux des Anciens.
Les lois contre les émigrés et les prêtres réfractaires sont
remises en vigueur : et un arrêté individuel du Directoire suffit pour
condamner à la déportation.
On exige des électeurs, des citoyens – et des prêtres –, qu’ils
prêtent un « serment de haine à la royauté et à l’anarchie, d’attachement
et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III ».
La presse est placée sous surveillance. On supprime
quarante-deux journaux dont six en province.
Et le Directoire se donne le pouvoir d’en déporter « les
propriétaires, entrepreneurs, directeurs, auteurs et rédacteurs… » !
Ainsi, la presse « contre-révolutionnaire »
disparaît.
La Constitution de l’an III n’est plus que le paravent de la
dictature des Directeurs.
Barras est réellement le « roi de la République ».
Et la « guillotine sèche » – le bagne de la Guyane
– fait silencieusement son office.
Des commissions militaires condamnent à la déportation trois
cent vingt-neuf « coupables de trahison », dont cent soixante-sept
périront. Mais La Révellière-Lépeaux peut écrire que la « glorieuse
journée du 18 fructidor s’était passée sans qu’une goutte de sang ne fût
répandue ».
Le Directoire continue, en l’an VI, et en l’an VII, à
condamner à la déportation.
Il s’agit d’écraser la tête du « serpent royaliste ».
Et le Directoire paraît si fort que Londres rappelle son agent à Genève, le
grand dispensateur de fonds aux « manufactures » royalistes : Wickham.
Le roi de Prusse fait pression sur le duc de Brunswick, afin
que celui-ci « conseille » à Louis XVIII de quitter le duché, de
demander refuge en Courlande, à Mitau, sous la protection du tsar, loin, loin, de
la France.
Tout est bien.
Il n’existe plus aucun journal pour écrire que le peuple
méprise les députés, aussi bien pour avoir accepté le coup d’État, que pour l’avoir
perpétré !
Mais qu’importe l’avis du peuple.
Les trois cents salles de bal ne désemplissent pas. Les
trente théâtres affichent complet.
On s’interroge gravement : l’« éventail queue-de-serin
à paillette » va-t-il être adopté par les élégantes ?
Elles ont bien du souci pour laisser apparaître leur soulier
en maroquin vert.
« Il faut que le tiers du bras droit passe sous les
plis de la robe pour la tenir retroussée à la hauteur du mollet. »
Et la foule autour du palais du Luxembourg s’écarte pour
laisser passer le carrosse rouge de Thérésa, ci-devant épouse Tallien, et
désormais favorite de Barras.
Elle règne, souvent accompagnée de la générale Bonaparte.
Le mari de Joséphine, Napoléon Bonaparte, glorieux, est
devenu, en même temps que général en chef de l’armée d’Italie, chef de l’armée
des Alpes après que Kellermann a été privé de son commandement.
Hoche est mort de tuberculose et le général Augereau
commande toutes les armées situées à l’est et regroupées sous le nom d’armée d’Allemagne.
Augereau, l’homme « prêté » par Bonaparte au
Directoire.
Donc, le général en chef de l’armée d’Italie contrôle en
fait toutes les armées de la République.
NEUVIÈME PARTIE
Fructidor an V – Floréal an VI
Septembre 1797 – Mai 1798
« Voilà
donc une paix à la Bonaparte »
« Voilà donc une paix à
la Bonaparte.
Le Directoire est content, le
public enchanté.
Tout est au mieux. On aura
peut-être quelques criailleries d’italiens ;
mais c’est égal. Adieu, général
pacificateur ! Adieu, amitié,
admiration, respect, reconnaissance :
on ne sait où s’arrêter dans
rémunération. »
Lettre de Talleyrand à Bonaparte
brumaire an VI (novembre 1797)
« Je ne sais plus obéir.
Ces avocats de Paris qu’on
a mis au Directoire n’entendent rien
au gouvernement, ce sont de
petits esprits…
Je doute fort que nous
puissions nous entendre
et rester longtemps d’accord…
Mon parti est pris, si je ne puis
être le maître, je
quitterai la France, je ne veux pas avoir fait tant
de choses pour la donner à
des avocats. »
BONAPARTE à Miot de
Mélito, ambassadeur de France à Turin
27 brumaire an VI (17
novembre 1797)
31.
C’est l’automne de l’an VI.
Le vent et la pluie, et même de brusques et violentes
bourrasques, balaient toute la France. Et durant ces mois de fructidor, de
vendémiaire, de brumaire – septembre, octobre, novembre 1797 –, une terreur
masquée s’étend sur le pays.
Les vainqueurs du coup d’État du 18 fructidor traquent les
suspects de royalisme, les émigrés, les prêtres réfractaires que des lois
avaient absous, et que de nouvelles dispositions permettent d’arrêter, de
fusiller, de proscrire sans jugement.
« Les patriotes n’avaient marché jusqu’alors que sur
des ronces », écrit Joseph Fouché.
L’ancien terroriste de l’an II hante maintenant les couloirs
du Directoire. On se croise lors des réceptions que donne Barras au palais du
Luxembourg.
Fouché avait fait tirer à la mitraille sur les royalistes
lyonnais en 1793.
Il poursuit :
« Il était temps que l’ombre de la liberté portât des
fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer. »
On a nommé, pour remplacer Carnot et Barthélémy dans leurs
fonctions de Directeurs, Merlin de Douai et François de Neufchâteau, l’un
chargé de la Justice et l’autre de l’intérieur. Ce sont des républicains
déterminés.
Le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être
quelques criailleries d’italiens ; mais c’est égal. Adieu, général
pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on
ne sait où s’arrêter dans l’énumération… »
« Ils m’envient, je le sais, bien qu’ils m’encensent »,
murmure Napoléon Bonaparte.
Et quand son aide de camp, La Valette, lui dit :
« À Paris, ce sera pour vous un triomphe. On se pressera dans les rues que
vous emprunterez »,
Bonaparte hausse les épaules : « Bah, le peuple se
porterait avec autant d’empressement sur mon passage, si j’allais à l’échafaud. »
Ce réalisme, ce cynisme, sont partagés par une grande partie
des Français.
Trop d’événements depuis près d’une décennie ! Trop d’illusions
qui se sont dissipées comme des mirages.
Et cela touche toutes les catégories de la population, et
chacune d’elles réagit à sa manière, en fonction de ses conditions de vie.
Les citoyens des faubourgs sont affamés, misérables. Ils
entrent dans l’hiver sans bois de chauffage, sans vêtements chauds. Amers, désespérés,
ils crachent quand passent les voitures des « ventres dorés », des « ventres
pourris », des « nouveaux riches », des « fripons », ces
députés, ces Directeurs, ces financiers, tous charognards qui se nourrissent de
la guerre.
Et les rentiers eux-mêmes sont ruinés – ou dépossédés – par
la décision du Directoire de liquider les « deux tiers de la dette
publique ». Le « tiers » est consolidé, mais les deux tiers sont
en fait perdus, parce que remboursés en monnaie sans valeur. C’est une
banqueroute des deux tiers, « même si elle assainit les finances ».
Et naturellement elle n’affecte pas les « enrichis »,
les « corrompus », ceux qui se vautrent dans le luxe et la débauche.
Ceux-là dansent à Bagatelle, à l’Élysée-Bourbon, à Tivoli. Puis
ils soupent dans les restaurants du Palais-Royal.
« Le cœur des Parisiens opulents s’est métamorphosé en
gésier. On fréquente les théâtres. Tout y respire l’aisance et la gaieté, le
plaisir et la joie. »
« On admire les femmes “sans chemises”, les bras et la
gorge nus avec jupe de gaze sur un pantalon de couleur chair, les jambes et les
cuisses enlacées par des cercles endiamantés. »
On va de l’un à l’autre, Thérésa ci-devant Tallien impose
toujours sa « dictature de la beauté ».
On divorce. Le nombre des « enfants trouvés » s’élève
à près de cinquante mille en France dont quatre mille à Paris… Un citoyen
réclame le droit d’épouser la mère de ses deux femmes successives…
Ce spectacle que les élites donnent au peuple désespère les
citoyens. Toutes les initiatives du pouvoir sont accueillies avec scepticisme.
Ainsi, comment pourrait-on croire en cette religion d’État
que le Directeur La Révellière-Lépeaux s’emploie à mettre en scène, organisant
le 1er vendémiaire an VI (22 septembre 1797), au Champ-de-Mars,
« une prière à l’auteur de la nature » ?
Et les citoyens se souviennent de la fête de l’Être suprême,
triomphe de Robespierre quelques mois avant sa chute !
On ne croit donc plus aux religions nouvelles.
On se tourne vers la religion catholique, et les
proscriptions qui frappent les prêtres – près de mille cinq cents en une seule
année – achèvent de la réhabiliter.
On cache les prêtres poursuivis. On se détourne de l’Église
constitutionnelle, d’ailleurs combattue par les Directeurs et les anciens
Jacobins avec autant de force que l’est l’Église réfractaire.
En fait, tout ce qui vient du pouvoir est suspect.
La seule figure qui suscite l’enthousiasme est celle de ce
général Bonaparte.
Les rapports de police indiquent tous qu’« on exalte de
tous côtés ses louanges ».
On aime ce « général pacificateur » qui dit :
« C’est un grand malheur pour une nation de trente
millions d’habitants et au XVIIIe siècle d’avoir recours aux
baïonnettes pour sauver la patrie. »
On lit qu’il a promis aux citoyens de deux Républiques sœurs
qu’il a créées en Italie – la ligurienne et la cisalpine -l’ordre et la liberté,
la paix aux consciences, le droit pour chacun de pratiquer sa religion et de
jouir de ses biens.
Il est un homme nouveau, qui n’a jamais tenu, lors des
journées révolutionnaires et pendant la Terreur, un rôle de premier plan.
Il a été sur le théâtre intérieur, et dans ces années
cruciales de 1789 à 1794, plus témoin qu’acteur.
On l’attend.
Le 3 décembre 1797, il quitte Rastadt pour Paris.
Il fait une halte à Nancy, où les francs-maçons de la Loge
Saint-Jean de Jérusalem l’accueillent.
Il ne porte plus l’uniforme. Il voyage en voiture de poste
comme un bourgeois.
Il arrive à Paris le 5 décembre 1797 (15 frimaire an VI).
Il rentre chez lui, rue Chantereine. Joséphine n’a pas
encore regagné Paris.
La rue a changé de nom. Elle s’appelle désormais « rue
de la Victoire ».
32.
Il est là « chez sa femme ».
La foule se presse rue de la Victoire pour l’apercevoir,
« pâle sous les longs cheveux noirs », le visage osseux, le menton
affirmé, l’expression volontaire, maigre, serré dans une redingote noire, marchant
d’un pas saccadé, ne paraissant pas voir ces citoyens qui l’acclament :
« Vive Bonaparte ! Vive le général en chef de l’armée
d’Italie ! »
Que pense-t-il ?
Les Directeurs, les ministres, les députés s’interrogent.
A-t-il vraiment dit : « Si je ne puis être le
maître je quitterai la France » ?
Tous veulent le rencontrer, le sonder.
On murmure déjà – et certains journaux le répètent en ces
jours de frimaire an VI (décembre 1797) qui suivent son arrivée à Paris – qu’il
aspire à la dictature.
Le Directeur Reubell, soupçonneux, le reçoit à dîner, dès le
8 décembre. Bonaparte reste le plus souvent silencieux, laissant Reubell
évoquer avec le patriote suisse Pierre Ochs assis à sa gauche le soutien que la
République française doit apporter aux patriotes suisses qui veulent
transformer leur pays en une République sœur, « une et indivisible ».
Mais il faut pour cela, en s’appuyant sur le canton de Vaud,
chasser les Bernois, les vaincre. Et il faut charger le général Brune, ancien
membre du club des Cordeliers, un ami de Marat, un républicain résolu, de cette
mission.
Bonaparte approuve d’un simple mouvement de tête. Il ne veut
pas se découvrir. Il doit paraître modeste, respectueux du Directoire.
Deux jours plus tard, c’est le ministre des Relations
extérieures, Talleyrand, qui l’invite en son hôtel de Galliffet, rue du Bac.
De l’ancien évêque d’Autun, qui a prudemment vécu hors de
France durant la Terreur, on murmure le pire ; qu’il loue ses services à l’Autriche,
à la Prusse ou à l’Angleterre, fort cher, favorisant l’une ou l’autre puissance
en fonction des sommes qu’on lui offre.
« Tout s’achète ici, a dit le représentant de la Prusse
à Paris. Le ministre des Relations extérieures aime l’argent et dit hautement
que sorti de sa place il ne veut pas demander l’aumône à la République. »
Talleyrand accueille Bonaparte dans les salons de l’hôtel de
Galliffet avec une prévenance un peu ironique et distante, en grand seigneur, le
cou enveloppé dans une cravate très haute, la poitrine serrée dans une
redingote large.
Talleyrand parle d’une voix grave. Il domine Bonaparte de la
tête et des épaules. Il a convié en son hôtel une foule de personnalités
désireuses de voir ce général victorieux.
On entoure Bonaparte, on le félicite.
« Citoyens, dit Bonaparte, je suis sensible à l’empressement
que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre et de mon mieux la paix. C’est
au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République. »
Cette prudence et cette mesure inquiètent plus qu’elles ne
rassurent. Bonaparte a la modestie éclatante ! Et les Directeurs s’en
méfient.
Mais il faut l’engluer dans les honneurs, et le Directoire
organise au palais du Luxembourg une réception à la gloire du « général
pacificateur ».
En arrivant au palais ce 10 décembre 1797 (20 frimaire an VI)
Bonaparte paraît ne pas entendre la foule enthousiaste qui s’est rassemblée
dans les rues qui conduisent au palais.
On crie : « Vive Bonaparte ! Vive le général
de la grande armée ! »
Les cinq Directeurs qui l’accueillent dans leur costume d’apparat
brodé d’or, leurs dentelles, leurs grands manteaux, leur chapeau noir retroussé
d’un côté et orné d’un panache tricolore, ressemblent à des mannequins raides.
Barras est le plus majestueux.
Bras croisés, il toise Bonaparte comme s’il voulait lui
rappeler que c’est lui qui est à l’origine de cette gloire, de cette fortune et
même de ce mariage avec Joséphine, et qu’il n’oublie pas le désarroi, la pauvreté,
de ce Buonaparte qui traînait son sabre et son ambition.
Et maintenant, voici Napoléon Bonaparte accueilli par
Talleyrand qui au nom du Directoire tresse des lauriers au général victorieux.
« Personne n’ignore, dit Talleyrand, son mépris profond
pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes
communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra
peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse
retraite. »
La cérémonie, note un témoin, est d’un « froid glacial ».
« Tout le monde avait l’air de s’observer et j’ai
distingué sur toutes les figures plus de curiosité que de joie, ou de
témoignage de vraie reconnaissance. »
Bonaparte a répondu à Talleyrand que « le peuple
français pour être libre avait les rois à combattre. Pour obtenir une
Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à
vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures
lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »
Ces mots font trembler.
On sait que Bonaparte, en Italie, a lui-même rédigé les
Constitutions des Républiques ligurienne et cisalpine. Voudrait-il faire de
même avec la Constitution française ?
Lorsqu’il rencontre Barras, quelques jours plus tard, il dit
que « le régime directorial ne peut durer. Il est blessé à mort depuis le
coup d’État du 18 fructidor. La majorité de la nation, Jacobins et royalistes, le
rejette. »
Il faudrait, a-t-il osé dire à Barras, que le Directoire l’accueille
parmi ses Directeurs, lui, Bonaparte, général pacificateur, que la foule
acclame. Lui seul pourrait redonner confiance en un régime décrié.
Barras s’est cabré, a tonné :
« Tu veux renverser la Constitution, Bonaparte ? Tu
n’y réussiras pas et ne détruiras que toi-même. »
Porte fermée devant Bonaparte. La « poire n’est pas
mûre » ; le pouvoir ne cédera pas, n’offrira pas un siège à Bonaparte.
On cherchera donc à l’éliminer. Peut-être en l’empoisonnant.
Des lettres anonymes l’avertissent. On veut le tuer.
Au banquet de huit cents couverts organisé par les deux
Conseils – quatre services, huit cents laquais, trente-deux maîtres d’hôtel, et
du vin du Cap, du tokay, des carpes du Rhin et toutes sortes de primeurs –, Bonaparte
a son propre serviteur, qui change ses couverts et lui présente des œufs à la
coque.
Bonaparte ne se laissera pas empoisonner, ni séduire.
Il est de nouveau invité par Talleyrand qui donne en son
honneur, le 3 janvier 1798, une fête fastueuse à l’hôtel de Galliffet, et on y
joue une contredanse appelée La Bonaparte.
On y chante un refrain qui célèbre Joséphine, celle qui doit,
au nom de la France, « prendre soin du bonheur du guerrier, du héros
vainqueur ». Et Bonaparte est élu, à la place de Carnot, membre de l’institut,
dans la « classe de sciences physiques et mathématiques, section des Arts
mécaniques ».
Et c’est seulement au titre de membre de l’institut qu’il
assiste, parmi ses collègues savants, à la cérémonie qui, le
21 janvier 1798 place Saint-Sulpice, commémore la mort de
Louis XVI. Barras, au nom de tous les participants, prête le serment de « haine
à la royauté et à l’anarchie ».
Les chœurs chantent le Serment républicain, musique
de Gossec, paroles de Chénier :
Si quelque usurpateur veut asservir la
France
Qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance
Qu’il tombe sous le fer, que ses membres
sanglants
Soient livrés dans la plaine aux vautours
dévorants.
Bonaparte, habile, a été présent à ce qu’il appelle une « cérémonie
anthropophage » sans y jouer aucun rôle. Car il ne veut apparaître ni partisan
des « régicides », se coupant ainsi des royalistes, ni favorable à
une restauration, devenant dès lors l’ennemi des républicains.
Il veut être au-dessus des factions. Mais l’inaction lui
pèse.
« Il semblait que la terre lui brûlait les pieds »,
note La Révellière-Lépeaux.
Et son impatience est d’autant plus grande que le peuple
continue de l’acclamer.
S’il se rend au Théâtre des Arts, les spectateurs se lèvent
dès qu’ils l’aperçoivent dans une loge. Mais le risque existe aussi qu’après
quelques mois passés à Paris, l’attention ne se détourne de lui. Car les armées
du Directoire continuent d’agir sans lui.
Le général Joubert a fructidorisé la Hollande, en
imposant un régime républicain centralisé, en créant une République sœur, batave,
une et indivisible.
Les troupes françaises sont entrées à Rome, et Berthier en a
chassé le pape Pie VI.
Le général Brune a occupé Berne et Fribourg. La République
suisse est née.
Le Directeur Reubell, né à Colmar, n’a eu de cesse que de
réussir à annexer Mulhouse.
Et chaque fois qu’est créée une République sœur, le
Directoire puise dans ses caisses pour alimenter le Trésor national.
Comment dans ces conditions rester l’Unique, illuminé
par la gloire, et apparaître comme celui qui peut arracher le pouvoir des mains
de ces Directeurs corrompus ?
Bonaparte s’interroge.
Il a parcouru les côtes de la Manche, découvert que l’armée
d’Angleterre, qu’il commande, ne pourra jamais briser le blocus de la flotte
anglaise. Tenter de le faire « est un coup de dés trop chanceux, dit
Bonaparte. Je ne veux pas jouer ainsi le sort de cette belle France. »
Et le sien.
Il rentre à Paris, étudie ce rapport que Talleyrand a soumis
au Directoire.
Le ministre préconise la conquête de l’Égypte, moyen de
tourner l’Angleterre « sous les rapports du commerce soit de l’Inde, soit
d’ailleurs ».
Et Talleyrand suggère que cette entreprise soit confiée au
général Bonaparte.
Moyen commode de l’éloigner, de l’enliser dans les sables de
l’Orient, en paraissant lui offrir une nouvelle gloire alors que chacun pense
qu’il s’agit là d’une victoire impossible, à supposer même que l’on réussisse à
traverser la Méditerranée, en échappant à la flotte anglaise.
Bonaparte n’ignore rien des intentions du Directoire.
Mais, dit-il :
« Je ne veux pas rester ici. Il n’y a rien à faire. Les
Directeurs ne veulent entendre à rien. Je vois que si je reste je suis coulé
dans peu. Tout s’use ici. Je n’ai déjà plus de gloire, cette petite Europe n’en
fournit pas assez. Il faut aller en Orient, toutes les grandes gloires viennent
de là. »
Il dicte ses conditions aux Directeurs : autorité
illimitée, faculté de nommer à tous les emplois, droit d’opérer son retour en
France quand il le voudra…
Le 15 ventôse (5 mars 1798) le Directoire décide une
expédition en Égypte, en donne le commandement à Napoléon Bonaparte, aux
conditions qu’il a fixées.
Bonaparte va quitter Paris, la France. On cessera d’entendre
son sabre traîner sur le sol.
Et qui peut croire qu’il échappera au piège que viennent de
lui tendre les Directeurs et son imagination ?
33.
Bonaparte sait que les Directeurs souhaitent que l’Égypte
soit son tombeau.
Ils veulent conserver à tout prix le pouvoir face à une
opinion qui les rejette et qu’ils craignent d’autant plus que le 9 avril 1798 (20
germinal an VI) les assemblées électorales vont se réunir pour renouveler plus
de la moitié du Corps législatif, quatre cent trente-sept députés sur sept cent
cinquante.
Barras, habile politique au flair aiguisé, sent bien la
force du mouvement de rejet qui monte du pays.
On veut « crever les ventres pourris ».
On crie « Sus à la corruption ».
On crache avec fureur quand on entend prononcer le nom de
Barras, de Merlin de Douai.
On dit que ce dernier entretient un harem de demoiselles.
Que Reubell, entouré de fripons, se gave.
Que La Révellière-Lépeaux n’est qu’un tartuffe avec sa
religion théophilanthropique, dont il est le bigot.
Et le nouveau Directeur – il remplace François de
Neufchâteau – Treilhard, un conventionnel régicide, est une brute enrichie.
Les ministres sont aussi corrompus que les Directeurs.
Ramel n’est au ministère des Finances que le serviteur des
nouveaux riches, l’homme dont la banqueroute des deux tiers a ruiné les
rentiers.
Talleyrand est une « pourriture », ses salons des « latrines
publiques ».
Il a été dénoncé devant le Congrès des États-Unis par le
président John Adams pour avoir essayé d’extorquer à des envoyés des États-Unis,
arrivés à Paris pour négocier, d’énormes pots-de-vin. Les Américains ont refusé,
regagné les États-Unis et averti le président Adams.
Mais Talleyrand continue de se pavaner dans son hôtel de
Galliffet.
Barras s’inquiète.
Les électeurs peuvent, en dépit de leurs différences, se
coaliser, élire des « anarchistes » ou des royalistes. Et s’ils
obtiennent la majorité aux Conseils des Cinq-Cents et des Anciens – Barras le
craint –, ils renouvelleront les Directeurs.
Adieu le pouvoir ! Adieu le luxe et les femmes, l’argent
et la soie ! Adieu, les agapes chez les restaurateurs du Palais-Royal !
Et c’est pour empêcher que cette « coalition »
anarchiste et royaliste ne se donne pour chef Bonaparte, le général capable de
séduire et d’entraîner le peuple, qu’on souhaite le voir s’éloigner au plus tôt,
en espérant qu’il sera enseveli dans l’une de ces pyramides qui sont, dit-on, les
tombeaux des pharaons.
Bonaparte n’est pas dupe. Ce départ l’arrange.
Il ne veut pas être mêlé à un nouveau coup d’État, auquel, il
le devine, songent les Directeurs.
Le 1er germinal an VI (21 mars 1798), ils ont
célébré avec faste la « fête de la Souveraineté du peuple », eux qui
ont réalisé le coup d’État du 18 Fructidor, mis en place cette terreur masquée
qui, petitement mais méticuleusement, écrase la nation, proscrit en Guyane, le
pays de la « guillotine sèche ».
Et, à peine la fête de la Souveraineté du peuple est-elle
achevée, qu’ils décrètent que les pouvoirs des nouveaux élus seront vérifiés… par
les députés sortants !
Ainsi, les Directeurs et les députés qui les soutiennent
choisiront parmi les députés élus ceux qui leur conviennent et déclareront
inéligibles tous les autres.
Leur journal, Le Publiciste, annonce à la veille des
élections que « si des terroristes étaient élus, ils ne seraient pas reçus
et les départements qui les auraient choisis resteraient sans députés ».
Quand deux journaux – décrétés aussitôt « anarchistes »
–, Les Hommes libres et L’Ami des lois, protestent contre cette
intention « liberticide », ils sont supprimés.
Bonaparte sait que, s’il veut conserver sa popularité, il ne
doit pas s’enfoncer dans les marécages de cette politique nauséabonde, que les
citoyens méprisent.
Il ne doit pas être confondu avec les « ventres dorés
et pourris ».
« Il n’y a rien à faire avec ces gens-là, dit-il. Les
Directeurs ne comprennent rien de ce qui est grand. »
Il utilise leur désir de le voir s’éloigner pour leur
arracher le droit de choisir les généraux qu’il veut emmener avec lui, les
savants, les artistes qui l’accompagneront.
Et obtenir le rassemblement d’une armada à Toulon, pour
transporter trente mille fantassins, trois mille cavaliers – sans chevaux, on
trouvera les montures sur place –, cent pièces d’artillerie, cent cartouches
par homme, et neuf millions pour les dépenses.
Il veut carte blanche.
Et les Directeurs lui concèdent tout. Ils pensent à la dalle
funéraire et au sable qui recouvrira ce général ambitieux, populaire, dangereux
pour eux.
Et Bonaparte laisse le rêve l’emporter.
« Je coloniserai l’Égypte, dit-il. Je ferai venir des
artistes, des ouvriers de tous genres, des femmes, des acteurs. Six ans me
suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l’Inde… Je veux parcourir l’Asie
Mineure en libérateur, arriver triomphant dans la capitale de l’ancien
continent, chasser de Constantinople les descendants de Mahomet et m’asseoir
sur son trône… »
Ses proches sont fascinés et accablés. Six années loin de
Paris ? Que sera devenue la France ?
L’écrivain Arnault, qui a écrit de nombreux articles
panégyriques dans les journaux de l’armée d’Italie, s’emporte.
« Le Directoire veut vous éloigner. La France veut vous
garder, lance-t-il à Bonaparte. Les Parisiens vous reprochent votre modération.
Ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement et les Directeurs. Ne
craignez-vous pas qu’ils finissent par crier contre vous ? »
« Si je montais à cheval, personne ne me suivrait »,
dit-il.
Il faut donc partir pour ne pas être compromis.
Il quitte Paris le 6 mai 1798 (17 floréal an VI).
Personne ne pourra l’accuser d’être complice des Directeurs
et des députés.
Le 22 floréal, les Cinq-Cents puis les Anciens décident de
valider les élections qui viennent de se tenir, dans quarante-huit départements
sur quatre-vingt-seize.
Dans les autres, on annule en tout ou partie les scrutins.
C’est une « épuration ».
Et sous couvert de légalité, on espère que ce coup d’État du
22 floréal an VI (11 mai 1798) aura écarté ceux que les Directeurs et leurs
suppôts appellent des « anarchistes », des « royalistes déguisés ».
Cent quatre députés ont été exclus des Conseils et
cinquante-trois ne sont pas remplacés.
Le dégoût submerge le pays.
Barras peut se réjouir du succès de sa manœuvre.
Il a réussi ce qu’il appelle la « bascule ».
Avec le coup d’État du 18 Fructidor, il avait écarté les
partisans « d’un fantôme de roi ».
Avec le coup d’État du 22 Floréal, il croit avoir mis son
pouvoir à l’abri des adeptes de Robespierre et de Babeuf.
Ainsi, affirme Barras, grâce à cette « bascule »
le Directoire peut être « républicain », et « conservateur »
des principes de la Révolution.
Bonaparte apprend ces décisions du Directoire alors qu’il se
trouve à Toulon, face à cette flotte de cent quatre-vingts navires, ancrés dans
la rade.
Qu’aurait-il gagné, à traîner dans les couloirs du palais du
Luxembourg ?
Complice de Barras ou opposant, il n’aurait pas été le
maître. Ici, il peut s’adresser à des milliers d’hommes en armes prêts à lui
obéir et dont il sent l’enthousiasme.
« Officiers et soldats, dit-il, je vais vous mener dans
un pays où par vos exploits futurs vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd’hui
vos admirateurs, et rendrez à la patrie des services qu’elle a droit d’attendre
d’une armée invincible. »
Il s’interrompt puis, plus fort encore, il lance :
« Je promets à chaque soldat qu’au retour de cette
expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. Vive
la République immortelle ! »
Le 19 mai 1798 (30 floréal an VI), Napoléon Bonaparte
embarque sur le navire amiral L’Orient.
Il se tient sur la passerelle.
Il dit aux officiers de son état-major qui se pressent
autour de lui :
« Je mesure mes rêveries au compas de mon raisonnement. »
DIXIÈME PARTIE
19 mai 1798 – 9 novembre 1799
30
floréal an VI -18 brumaire an VIII
« La Révolution est finie ! »
« Rien dans l’histoire
ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle.
Rien dans la fin du XVIIIe
siècle ne ressemble
au moment actuel. »
BONAPARTE
le 18 brumaire an VIII
(9 novembre 1799)
« Citoyens, la Révolution
est fixée aux principes
qui l’ont commencée : elle
est finie ! »
Déclaration des trois
nouveaux Consuls,
Bonaparte,
Cambacérès, Lebrun
le 24 frimaire an VIII
(15 décembre 1799)
34.
Napoléon ne quittera que rarement la passerelle de L’Orient.
Il voit défiler les côtes de Corse. Au-delà du cap de
Bonifacio se profilent sur l’horizon les cimes de la Sardaigne. Après l’on
voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.
Il rêve. Et Le Chant du départ accompagne ses songes.
Le refrain de ce chant révolutionnaire que toutes les armées
de la République entonnent depuis 1794 est repris en chœur par les soldats
massés sur le pont de chacun des navires.
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.
Un convoi parti de Civitavecchia rejoint la flotte. Et ce
sont trois cents navires qui se présentent devant Malte.
Bombardement. Débarquement. Il suffit de quelques heures
pour que le grand maître de l’Ordre de Malte ordonne à ses chevaliers de cesser
le combat.
Bonaparte peut arpenter les rues pavées de La Valette, inviter
les chevaliers qui sont français et ont moins de trente ans à prendre leur part
de gloire en rejoignant l’expédition. Quant aux autres, ils ont trois jours
pour quitter l’île, dont tous les habitants deviennent citoyens français et
font partie de la République. L’homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls
son mérite et ses talents le distinguent.
Et après ce discours « révolutionnaire », Bonaparte
fait libérer les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte.
Mais il ordonne que tous les objets religieux, les
innombrables reliques en métaux précieux soient enlevés des églises, fondus, transformés
en lingots d’or et d’argent.
Il est un conquérant.
Et il va le dire à ses soldats, lorsque, après avoir quitté
Malte, la flotte, secouée, malmenée par le gros temps, se trouve au large d’Alexandrie,
et que malgré le vent déchaîné on s’apprête à débarquer, afin de marcher au
plus vite en direction du Caire.
« Soldats, déclare Bonaparte, vous allez entreprendre
une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont
incalculables. Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans. Leur
premier article de foi est celui-ci : “Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu
et Mahomet est son prophète.” Ne les contredisez pas ! Agissez avec eux
comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens, ayez des égards pour
leurs muftis et leurs imams comme vous en avez eu pour les rabbins et les
évêques…
« La première ville que nous rencontrerons a été bâtie
par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas des souvenirs dignes d’exciter l’émulation
des Français. »
Les soldats, malgré la chaleur et la soif qui fait enfler
leurs lèvres et leurs langues, l’acclament, entonnent La Marseillaise et,
au pied des pyramides, écraseront la cavalerie des Mamelouks.
L’Égypte est donc conquise.
« Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles
vous contemplent. »
Mais ces victoires qui se succèdent au long des mois – Gaza,
Jaffa, Saint-Jean-d’Acre, Nazareth, le Mont-Thabor – sont aussi un piège.
La flotte de Nelson a détruit la flotte française à Aboukir
dès le 14 thermidor (1er août 1798).
À quoi sert dès lors de s’enfoncer en Palestine, d’écraser
les Turcs, si l’on est enfermé dans les territoires que l’on conquiert ?
Pourquoi massacrer les prisonniers, voir mourir les
meilleurs des soldats, ceux qui avaient vaincu à Lodi, à Arcole, à Rivoli, et
que la peste empoisonne à Jaffa, si le blocus anglais étrangle les Français ?
Qu’apprendra-t-on à Paris de ces cruautés, de ces
souffrances, de ces victoires, de ces actes d’héroïsme ?
Saura-t-on que Bonaparte n’a pas hésité à toucher, à
embrasser à Jaffa les soldats pestiférés ?
Bonaparte voudrait qu’à Paris on célèbre son courage et sa
gloire. N’a-t-il pas mis ses pas dans ceux de César et de Pompée, d’Alexandre
et même du Christ ?
Il doit, s’il veut s’approcher encore plus près du pouvoir, conforter
et enrichir sa légende.
Mais il faut que pour cela le récit de ses exploits
parvienne aux journaux parisiens. Et dès lors des navires – et il en reste peu
– doivent quitter la côte égyptienne, forcer le blocus. Mais comment savoir s’ils
ont atteint la France ?
Et aucun navire n’arrive des ports français, comme si on
avait oublié que le plus glorieux des généraux français est en Égypte, à la
tête de trente mille hommes.
Bonaparte écrit à son frère Lucien, qui a été élu au Conseil
des Cinq-Cents.
Il l’interroge. Quelle est la situation du Directoire ?
Est-ce le moment de rentrer en France ? S’exclame-t-on « Ah ! si
Bonaparte était là ! » ? Et que devient Joséphine, femme
séductrice, volage, corps offert, femme de plaisir ?
Bonaparte est amer.
Il écrit :
« Je suis ennuyé de la nature humaine. Les grandeurs m’ennuient.
Le sentiment est desséché. La gloire est fade. À vingt-neuf ans j’ai tout
épuisé. Il ne me reste plus qu’à devenir franchement égoïste. »
Mais qui se soucie à Paris des états d’âme du général
Bonaparte ? La lutte politique fait rage entre les Jacobins rescapés du
coup d’État du 22 floréal, et les Directeurs, et dans cette partie, Bonaparte n’est
qu’un absent. Il ne pèsera que s’il rentre dans le jeu en regagnant la France. Et
comment le pourrait-il ?
Un Bonaparte inquiète Barras et Reubell, mais il se prénomme
Lucien ! Et il ne sera vraiment dangereux que si son frère lui apporte l’inestimable
appui de sa gloire.
Et on ne revient pas d’Orient aussi aisément que d’Italie !
Alors on oublie Napoléon Bonaparte, même si l’on s’irrite de
la campagne que mène en sa faveur Lucien, qui ne cesse de répéter, chaque fois
qu’il prend la parole : « Ah ! si le général pacificateur était
là ! Il crèverait ces “ventres dorés et pourris”. »
Car c’est toujours la corruption et l’enrichissement des
Directeurs, et de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir, qui
révoltent les citoyens.
Une commission chargée d’enquêter sur la « démoralisation
du peuple » dresse un constat effrayant :
« Il n’existe aucune partie de l’administration où l’immoralité
et la corruption n’aient pénétré, peut-on lire dans le rapport qu’elle soumet
aux Conseils. Une plus longue indulgence nous rendrait complices de ces hommes
que la voix publique accuse. Ils seront frappés du haut de leurs chars
somptueux et précipités dans le néant du mépris public, ces hommes dont la
fortune colossale atteste les moyens infâmes qu’ils ont employés à l’acquérir. »
On vise Barras et Reubell.
Et la colère est d’autant plus forte que la misère serre
encore un peu plus la gorge des pauvres.
Dans les faubourgs on est affamé. Et on sait que les
directeurs banquettent ! Qu’ils ont chaud dans les restaurants du
Palais-Royal ou dans les hôtels particuliers où ils se
retrouvent alors qu’on gèle dans les taudis.
« Le froid est si rigoureux que les aigles des Alpes
paraissent avoir trouvé à Paris la même température que dans les hautes
montagnes. On en a tué un près de Chaillot. »
Barras est inquiet.
La police rapporte que le chômage s’étend parce que les
bateaux ne peuvent plus naviguer sur la Seine prise par les glaces. Les
matériaux manquent. Les artisans ferment leurs ateliers. Et les ouvriers
tiennent des « propos atroces » sur le gouvernement.
Et ces souffrances, cette misère, ne sont pas compensées par
les victoires des armées de la République.
Bonaparte avait imposé la paix aux rois et fait surgir des
Républiques sœurs.
Toute cette construction s’écroule.
Les paysans belges, italiens se révoltent contre les
Français. L’Autriche, l’Angleterre, la Russie, le royaume de Naples, la Turquie,
forment une coalition dont les troupes chassent les Français de Naples et de
Rome. Et les Russes de Souvorov entrent à Milan.
Comment les patriotes pourraient-ils accepter ces revers ?
La perte d’influence et de prestige de la Grande Nation, l’assassinat des
plénipotentiaires français qui négociaient avec les Autrichiens à Rastadt ?
On accuse le Directoire et, aux élections du 18 avril 1799 (29
germinal an VII) pour le renouvellement du tiers des députés du corps
législatif, on élit une majorité de Jacobins et d’opposants aux Directeurs.
Le Conseil des Cinq-Cents demande aussitôt au Directoire des
explications sur les désastres subis par les troupes françaises.
Et le Directoire ne répond pas.
Le Conseil décide alors de siéger en permanence, d’imposer
la démission de Merlin de Douai, de François de Neufchâteau.
Quant à Reubell, il a déjà été éliminé du Directoire par
tirage au sort.
Sieyès a été élu. Barras, qui s’est rallié à la position des
Cinq-Cents, conserve son fauteuil.
La légalité a été respectée, mais derrière les apparences c’est
un nouveau coup d’État qui s’est produit ce 30 prairial an VII (18 juin 1799).
Le régime est toujours aux abois.
Barras, le plus corrompu des Directeurs, a conservé sa place.
La misère n’a pas reculé.
Les troupes de la coalition sont prêtes à envahir la nation.
Dans l’Ouest, les chouans reprennent les armes, s’emparent
de petites villes.
La peur d’une débâcle est si grande que les Directeurs se
sont résignés à donner l’ordre à Bonaparte de rentrer en France.
Mais le message des Directeurs ne parviendra jamais en
Égypte.
35.
Bonaparte en ce mois de juillet 1799 (thermidor et messidor
an VII) ignore tout des intentions du Directoire.
Il se sent aveugle et sourd. Depuis près de six mois, il ne
reçoit plus aucune nouvelle de France, et l’impatience le gagne. Il sent qu’il
doit quitter l’Égypte au plus vite, sinon il s’y enlisera.
Mais il faudrait abandonner ce pays, cette chaleur
accablante, sur un coup d’éclat, une victoire qui effacerait la longue retraite
de la Palestine à l’Égypte, puis l’impuissance face aux troupes du sultan
Mourad Bey qui se dérobe, qu’on pourchasse en vain.
Et les soldats, même les plus aguerris, ceux de l’armée d’Italie,
sont gagnés par le doute. On les assassine dans cette ville du Caire que l’on
ne pourra jamais contrôler.
Et Bonaparte lui-même s’y sent prisonnier.
Le 15 juillet 1799, il reçoit un groupe de cavaliers qui, le
visage brûlé par le sable, lui apportent la nouvelle qu’il attend : une
flotte anglo-turque a débarqué des troupes, plusieurs milliers d’hommes, à
Aboukir.
Voilà le signe. Voilà l’instant.
Il faut rejeter ces Turcs à la mer, et le nom d’Aboukir, qui
rappelle la destruction de la flotte française par les navires de Nelson, le 1er
août 1798, n’évoquera plus qu’une victoire.
Elle couronnera la campagne d’Égypte. Et, auréolé par elle, Bonaparte
pourra regagner la France.
« Cette bataille va décider du sort du monde », dit-il.
Il perçoit l’étonnement des officiers qui l’entourent. Murat
murmure :
« Au moins du sort de l’armée. »
« Du sort du monde », répète Napoléon Bonaparte.
Il ne peut encore leur dire qu’il a besoin de gagner cette
bataille pour rentrer en France en général victorieux.
Et comment alors les Directeurs pourraient-ils lui résister ?
Au soir du 25 juillet 1799 (7 thermidor an VII) la mer, dans
la rade d’Aboukir, est encore rouge du sang des soldats turcs, chargés, repoussés,
menacés par les cavaliers de Murat.
« C’est une des plus belles batailles que j’aie vues, dit
Bonaparte, et l’un des spectacles les plus horribles. »
C’est bien la victoire qu’il espérait, celle qui va être le
tremplin de son action future : quitter l’Égypte, s’imposer à Paris.
Le 2 août, il engage des pourparlers avec le commodore
Sydney Smith qui commande l’escadre anglaise, afin de procéder à un échange de
prisonniers.
Et le soir, le secrétaire du commodore se présente à
Bonaparte, les bras chargés de journaux, français, anglais, allemands, parus
les derniers mois.
Sir Sydney Smith tient à ce que le général Bonaparte
connaisse la situation en France et en Europe.
Il suffit à Bonaparte de feuilleter quelques-uns de ces
journaux pour constater que les Républiques sœurs se sont effondrées, que les
troupes de la coalition s’apprêtent à franchir les frontières de la nation.
Voilà les conséquences de la politique de Barras, de Reubell,
de François de Neufchâteau.
« Les misérables ! s’écrie Bonaparte. Est-il
possible ! Pauvre France ! Qu’ont-ils fait ? s’exclame-t-il. Ah
les jean-foutre ! »
Il lit les articles avec avidité, découvrant en une seule
nuit les événements qui se sont produits les mois précédents.
Les Directeurs ont été changés, Reubell, « un lourdaud
bien épais, bien crasseux, ruminant six mois la même idée, changeant de vin à
chaque service, menant le Directoire comme un cocher de fiacre mène ses chevaux »,
n’est plus Directeur et une commission va enquêter sur ses malversations.
Quant à Barras il est toujours en place, mais méprisé.
Plus que Néron mon vicomte est despote
Se pavanant dans sa rouge capote
Ce roi bourreau pérore sur un ton
Dont rit tout bas le badaud dans sa crasse
C’est Arlequin, pantalon en paillasse
Contrefaisant les airs d’Agamemnon.
Les journaux n’épargnent aucun des nouveaux Directeurs, ni
Sieyès, ni Ducos, ni Gohier, ni ce général Moulin qui n’a combattu que contre
les Vendéens.
Bonaparte relève que le régicide Fouché est ministre de la
Police, que le général Bernadotte, qui a épousé Désirée Clary, est ministre de
la Guerre, et Cambacérès ministre de la Justice.
La nuit s’écoule et Bonaparte découvre l’état de la France.
Les chouans ont pris Le Mans.
Les royalistes assiègent Toulouse.
Les campagnes sont parcourues par des bandes de jeunes gens,
déserteurs refusant de se plier à la loi créant le service militaire
obligatoire, et devenant pillards, détrousseurs, brigands.
Le pays vomit ce Directoire qui vient de créer de nouvelles
taxes, car le Trésor public a besoin de cent millions.
Les ateliers ferment pour éviter d’être taxés. Les riches s’en
vont. Le chômage s’étend.
Le Directoire craint la révolte, un coup de force
monarchiste soutenu par les anarchistes.
Pour s’en protéger les Conseils votent la loi des otages, qui
fait craindre un retour de la loi des suspects, de la Terreur.
Nobles, parents d’émigrés, ascendants de suspects, seront
arrêtés comme otages, dans l’attente de l’arrestation des auteurs d’attentats,
de rébellions, d’assassinats politiques.
Bonaparte lit dans le Courrier de Londres :
« Les malheureuses suites des deux lois sur les taxes
et les otages sont incalculables. La première anéantit toute espèce d’affaires.
La seconde menace la société entière d’une dissolution prochaine. »
Sur quatre-vingt-six départements français, quatorze sont en
révolte et quarante-six connaissent une situation tendue, et le brigandage s’y
confond avec la rébellion politique.
Il faut regagner au plus tôt le pays irrité et déçu.
Et son impatience est d’autant plus vive que Bonaparte a l’impression,
en lisant les articles consacrés aux courtisanes, aux maîtresses de Barras, aux
élégantes, qu’on lui parle de Joséphine de Beauharnais, coquette et volage.
Il l’imagine en costume grec, qui peu à peu s’est réduit à
une simple chemise, avec quelques voiles qui flottent autour.
Grâce à la mode
On n’a plus de corset
Ah, que c’est commode
…
Grâce à la mode
Une chemise suffit
C’est tout profit
…
Grâce à la mode
On n’a rien de caché
Ah, que c’est commode…
Et pendant qu’on se pavane, que les Directeurs remplissent
leur ventre pourri, les Jacobins rouvrent un club à Paris, d’abord salle du
Manège, puis rue du Bac.
Et l’on se plaint des brigands, du prix du pain, de la
friponnerie des Directeurs, de Barras, « talon rouge et bonnet rouge »,
vicomte et terroriste, roi de la République.
L’on enrage de voir les armées de la nation reculer devant
les Russes, les Anglais, les Autrichiens.
Les persécutions s’abattent, dans les régions reconquises, sur
ceux qu’on accuse d’être des Jacobins.
Les paysans s’en mêlent. Ces « Viva Maria » se
sont emparés de Sienne, ont massacré les Jacobins, et brûlé vifs sur la grande
place treize Juifs dont des femmes et des enfants !
On pend, à Naples, les « patriotes ».
Et l’on craint que si la nation est envahie, si les chouans
l’emportent, cette Terreur blanche ne s’étende à la France.
« Ah, il nous faudrait un Bonaparte ! »
Le moment est venu de rentrer en France.
Bonaparte embarque clandestinement sur la frégate Muiron,
laissant l’armée d’Égypte à Kléber.
La traversée est périlleuse.
La flotte de Nelson rôde.
La Muiron suivie d’une autre frégate n’est escortée
que par trois avisos.
Berthier, Lannes, Murat, et les savants Monge et Berthollet,
ainsi que trois cents hommes d’élite, « une chose immense », dit
Bonaparte, fidèles, résolus, l’accompagnent.
Ce retour est un pari sur la fortune.
« Qui a peur pour sa vie est sûr de la perdre, dit
Bonaparte. Il faut savoir à la fois oser et calculer et s’en remettre à la
fortune. »
Le 9 octobre 1799 au matin (17 vendémiaire an VIII) après
une escale à Ajaccio, la frégate Muiron entre dans la rade de
Saint-Raphaël.
La citadelle de Fréjus ouvre le feu devant cette division
navale inconnue.
Mais la foule, sur les quais, crie déjà :
« Bonaparte ! Bonaparte ! »
« Il est là, il est là ! »
36.
De village en village, de Fréjus à Aix, d’Avignon à Lyon, du
palais du Luxembourg aux cafés du Palais-Royal, des cabarets des faubourgs
Saint-Antoine et Saint-Marcel aux scènes des théâtres, la rumeur se répand, les
mots crépitent : « Vive Bonaparte ! Vive la République ! »
On entoure, on écoute le cavalier qui vient d’arriver, le
paysan essoufflé par sa course, qui disent qu’ils l’ont vu, qu’il a débarqué à
Fréjus.
Un témoin, qui reste sur son quant-à-soi, qui regarde la
foule s’enflammer, les musiques militaires commencer à jouer des marches
triomphales, les places se parer de tricolore, les façades des maisons de Lyon
s’illuminer, se souvient de la griserie qui avait saisi le pays en 1789, de ces
mouvements qui soulevaient le peuple. Et il constate, en ce mois d’octobre 1799,
les mêmes « émotions » populaires.
« La nouvelle a tellement électrisé les républicains, écrit-il,
que plusieurs d’entre eux en ont été incommodés, que d’autres en ont versé des
larmes et que tous ne savaient si c’était un rêve. »
Il ajoute : « Ce général victorieux peut faire
aimer la République à tous les partis. »
On est si fasciné par cet homme, ce « sauveur », qui
vient d’au-delà de la mer, ce « miraculé » qui a échappé aux navires
anglais, qu’on en oublie les victoires que viennent de remporter coup sur coup
les généraux Brune et Masséna.
Aux Pays-Bas, les soldats de Brune ont repoussé les
Anglo-Russes. La République batave est de nouveau debout.
En Suisse, les divisions du général Masséna ont défait, à
Zurich, les troupes de Souvorov, qui se replient en désordre, évacuent la
Suisse, bientôt l’Italie du Nord, où va renaître la République sœur, Cisalpine.
La mâchoire qui s’apprêtait à écraser la nation est brisée. Et,
dans l’Ouest, les chouans sont battus, chassés du Mans, repoussés à Nantes, vaincus
à Vannes, à Saint-Brieuc, à Cholet.
Et Toulouse a résisté aux royalistes.
Mais c’est Napoléon Bonaparte qu’on acclame, dont on attend
la victoire alors qu’elle vient d’avoir lieu, sans lui ! Personne ne
scande les noms de Brune, de Masséna, de Moreau, et tout le monde clame le nom
de Bonaparte.
« C’est depuis qu’il était en Égypte que nous avions
subi nos désastres, écrit un témoin. Il semblait que chaque bataille perdue eût
pu être gagnée par lui et que tout territoire évacué eût pu être conservé grâce
à lui, tant la France avait foi, non seulement au génie, mais à l’influence
magique du nom de cet homme. Il était l’objet de regrets et de vœux qu’aucun
des autres généraux n’avait pu effacer ni diminuer et si, grâce à Masséna, la
victoire semblait prête à rentrer dans nos rangs, c’est en Bonaparte seul qu’on
voyait alors le sûr (garant) de notre victoire. »
C’est le 19 vendémiaire an VIII (11 octobre 1799) qu’un
messager apporte au Palais-Bourbon, où sont réunis les députés des Conseils, la
nouvelle qui vient d’être reçue au palais du Luxembourg où siège le Directoire.
« Le Directoire, citoyens, vous annonce avec plaisir qu’il
a reçu des nouvelles d’Égypte. Le général Berthier, débarqué le 17 de ce mois à
Fréjus, avec le général Bonaparte… »
On ne veut pas en entendre davantage, on crie : « Vive
la République ! Vive Bonaparte ! »
On se répand dans les rues, on gesticule. On répète :
« Le général Bonaparte a débarqué à Fréjus. »
On s’embrasse. Paris s’enflamme. Les fanfares militaires
commencent à jouer. Dans les théâtres un acteur s’avance sur le devant de la
scène, annonce la nouvelle, et la foule debout exulte. Partout l’on trinque à
Bonaparte.
Il n’est pas encore arrivé à Paris.
Près d’Aix-en-Provence, des brigands ont pillé les voitures
remplies de ses bagages.
La foule qui l’entoure hurle sa colère, crie son dégoût, son
désir d’ordre.
« Le Directoire nous dévalise aussi ! Tous des
brigands ! », lance-t-elle.
Bonaparte promet qu’il fondera un « gouvernement
national », qu’il va chasser « les fripons, les corrompus, les
avocats » !
« Je ne suis d’aucune coterie, dit-il encore. Je suis
la grande coterie du peuple français. »
À Avignon, à Lyon – où il rencontre ses deux frères, Joseph
et Louis, qui lui annoncent que leur frère Lucien a des chances d’être élu
président du Conseil des Cinq-Cents –, il répète :
« Je suis national. Il ne faut plus de factions. Je n’en
souffrirai aucune. Vive la nation ! »
Les maisons sont pavoisées de tricolore, illuminées.
« Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! »
martèle la foule.
Bonaparte dans la voiture qui suit la route du Bourbonnais, plus
étroite et moins sûre que celle qui longe la Saône et le Rhône, mais qui permet
d’atteindre Paris plus rapidement, Bonaparte interroge Joseph resté seul avec
lui.
Joseph veut parler de Joséphine, de la nécessité d’un
divorce, car elle l’a trompé et offensé ainsi le nom des Bonaparte.
Napoléon en semble d’accord, mais ce qui lui importe c’est d’abord
de connaître la situation à Paris.
L’homme fort est Sieyès, l’ancien prêtre, le constituant, l’auteur
de ce libelle qui avait enfiévré l’opinion en 1789 : Qu’est-ce que le
tiers état ?
Sous la Terreur, Sieyès s’est tu. « Il a vécu. »
Il pense que son heure approche. Il veut imposer un
renforcement du pouvoir exécutif, au détriment des deux Conseils.
Il lui faut une « main » armée pour mettre en
œuvre ce que sa « tête » a conçu : un coup d’État, sans effusion
de sang, mais qui fera plier les députés.
Il a d’abord pensé pour tenir le glaive au général Joubert. Mais
Joubert a été tué à la bataille de Novi.
Moreau s’est dérobé, a même conseillé Bonaparte :
« Voilà votre homme il fera votre coup d’État mieux que moi. »
Les autres généraux se tiennent sur la réserve. Certains
sont proches des Jacobins, d’autres prudents, ainsi Bernadotte.
Bonaparte peut compter seulement sur leur neutralité. Il ne
pourra s’appuyer que sur Lannes, Berthier, Murat, et les jeunes officiers
revenus avec lui d’Égypte.
Et puis il y a Fouché, ministre de la Police, qui joue sur
toutes les cases, mais qui soutiendra le coup d’État sans s’y compromettre, prêt
à se dégager si l’affaire rencontre des résistances majeures.
Trois des cinq Directeurs – Gohier, Moulin, Barras – sont
hostiles, ceux-là il faut les empêcher d’agir, les circonvenir pour obtenir
leur démission.
Quant à Sieyès et Ducos, les deux derniers Directeurs, ils
sont acquis à l’idée du coup d’État.
Et il y a Talleyrand, qui met son habileté, son entregent, son
intelligence, son cynisme au service de Bonaparte.
En somme, conclut Bonaparte, il ne peut compter que sur un « brelan
de prêtres : Sieyès, Fouché, Talleyrand ».
Et il a davantage confiance en ces trois défroqués, qu’en
ces Jacobins qui ont la nostalgie de la Terreur, de Robespierre et de la
Convention.
Quant au peuple il a faim. Il méprise le Directoire. Il veut
en finir avec les « ventres dorés et pourris », mais il a trop été
déçu pour ne pas avoir le dégoût des « journées révolutionnaires », même
s’il veut croire en Bonaparte, puisque ce général victorieux, est aussi un « pacificateur ».
Mais les ouvriers du « faubourg de gloire », ceux
de juillet 89 et d’août 92, de l’an II, qui ont brandi leurs piques de
sans-culottes, leur bonnet phrygien enfoncé jusqu’aux sourcils, qui ont marché
derrière Desmoulins, Danton, Santerre, Hanriot, qui ont acclamé Robespierre, Marat,
Hébert, applaudi à la mort de Louis Capet, sont devenus des spectateurs.
On dit dans les cabarets, dans les échoppes et les ateliers :
« Que l’on fasse ce que l’on voudra, les faubourgs ne s’en
mêleront plus. »
Ce n’est plus avec le peuple et ce n’est pas dans la rue que
se décidera l’avenir de la nation.
Bonaparte s’en convainc en écoutant Joseph dérouler l’écheveau
d’intrigues dans lesquelles sont impliqués quelques dizaines d’hommes.
C’est entre eux que la partie se joue.
C’est dans les salons, les états-majors, les Conseils
législatifs, que se règle désormais la question du pouvoir.
C’est eux qu’il faut convaincre, entraîner, dominer, ou
écarter, et s’il le faut écraser.
Bonaparte arrive à Paris, rue de la Victoire, le 16 octobre
1799,24 vendémiaire an VIII.
Joséphine est absente, partie à sa rencontre, mais elle n’a
pas imaginé qu’il emprunterait la route du Bourbonnais.
La mère, les sœurs, les frères, harcèlent Bonaparte.
« Elle » l’a trompé ! « Elle » s’est
affichée avec celui-ci et celui-là. « Elle » est l’intime du
président du Directoire, Gohier.
Il doit divorcer, répètent la mère, les frères, les sœurs.
Mais Bonaparte entend aussi la voix de Collot, un
fournisseur aux armées, l’un de ces munitionnaires, de ces banquiers, tel
Ouvrard « roi de la Bourse », qui ont choisi de soutenir Bonaparte, qui
jugent qu’un coup d’État est nécessaire contre les anarchistes toujours prêts à
redresser leur tête jacobine, et les royalistes. Eux sont républicains « conservateurs » :
« Vous n’êtes plus aux yeux de la France un mari de
Molière, dit Collot à Bonaparte. Il vous importe de ne pas débuter par un
ridicule. Votre grandeur disparaîtrait. »
Bonaparte ne divorcera pas.
Collot offre cinq cent mille francs pour la préparation du
coup d’État. Et Réal – l’adjoint de Fouché – annonce que le ministre de la
Police générale est prêt à une aide financière substantielle, destinée à
soutenir un projet qui sauverait la République du double péril, jacobin et royaliste.
Et Bonaparte de répondre :
« Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national. »
La foule agglutinée rue de la Victoire, puis, dès le
lendemain 17 octobre 1799 (25 vendémiaire an VIII), devant le palais du
Luxembourg où il se rend pour rencontrer le Directoire en séance publique, l’acclame,
mêlant toujours les cris de « Vive Bonaparte ! » à ceux de « Vive
la République ! ».
Bonaparte a choisi d’être en civil, le corps serré dans une
redingote verdâtre, un chapeau haut de forme couronnant cette tenue étrange. Il
porte, attaché par des cordons de soie, un cimeterre turc.
On l’acclame alors qu’il baisse la tête, modeste au regard
flamboyant.
Il montre son arme :
« Citoyens Directeurs, dit-il, je jure qu’elle ne sera
jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement. »
Il rentre rue de la Victoire.
On vient à lui.
Les membres de l’institut dont il est membre – archéologues,
mathématiciens, astronomes, chimistes, et naturellement Monge et Berthollet qui
sont rentrés avec lui d’Égypte – lui rendent visite.
On loue son esprit éclairé. Il est allé saluer la vieille
Madame d’Helvétius. Il flatte Sieyès, son « confrère » de l’institut.
« Nous n’avons pas de gouvernement, parce que nous n’avons
pas de Constitution, du moins celle qu’il nous faut, lui dit-il. C’est à votre
génie qu’il appartient de nous en donner une. »
Peu à peu la trame de la « conspiration » se
resserre.
La majorité du Conseil des Anciens est acquise. Lucien
Bonaparte vient d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents. Fouché contrôle
la police, répond au Directeur Gohier qui s’inquiète :
« S’il y avait conspiration, on en aurait la preuve
place de la Révolution où l’on serait fusillé. »
Il y a pourtant quelques résistances qui s’ébauchent. Les
généraux jacobins – Jourdan – s’inquiètent de ces préparatifs. Ils ne
participeront pas au coup d’État.
Il faudra contraindre Barras à démissionner, et c’est sans
doute lui qui répand des rumeurs, sur la fortune accumulée par Bonaparte en
Italie, ou sur le fait – comme on le lit dans le journal Le Messager – que
« Bonaparte n’est parti si précipitamment d’Égypte que pour échapper à une
sédition générale de son armée ».
Il faut agir vite, prendre le pouvoir. Bonaparte sait que s’il
échoue, et même si seulement il tarde, « on » le brisera.
Il rencontre Sieyès chez Lucien. Le plan est arrêté.
Les Anciens feront état d’une conspiration jacobine contre
la République. Ils feront voter la « translation » au château de
Saint-Cloud des Assemblées. Ils nommeront Bonaparte au commandement de la force
armée. Sieyès et Ducos démissionneront, les autres y seront contraints. On
constituera un gouvernement provisoire. Bonaparte en sera membre. Celui-ci
donnera à la France la Constitution que la situation exige. Bonaparte écrasera
les « conspirateurs », les « vautours », les « hommes
féroces » qui menacent la République.
Les Cinq-Cents, présidés par Lucien, accepteront le fait
accompli. Et l’on aura rassemblé à Saint-Cloud des régiments fidèles que Murat
commandera.
Le moment d’agir est venu, dit Bonaparte à Sieyès, ce 15
brumaire an VIII (6 novembre 1799).
Il charge Sieyès de s’occuper de la « translation »
des Conseils à Saint-Cloud et de l’établissement d’un gouvernement provisoire.
« J’approuve que ce gouvernement provisoire soit réduit
à trois personnes, continue Bonaparte. Je consens à être l’un des trois consuls
provisoires avec vous et votre collègue Roger Ducos. Sans cela ne comptez pas
sur moi. Il ne manque pas de généraux pour faire exécuter le décret des Anciens. »
Mais quel général oserait marcher contre Bonaparte, le plus
populaire des citoyens français ?
Ce même jour, 15 brumaire, Bonaparte se rend au banquet
offert par les deux Conseils en l’honneur des généraux Bonaparte et Moreau.
Il se déroule au temple de la Victoire – l’église Saint-Sulpice
– décoré de bannières et orné d’une inscription : « Soyez unis, vous
serez vainqueurs. »
À tour de rôle les personnalités lèvent leurs verres pour
célébrer, avec Lucien Bonaparte, « les armées de terre et de mer de la
République », ou la paix avec Gohier, et « tous les fidèles alliés de
la République » avec le général Moreau.
Bonaparte qui s’est contenté de manger trois œufs et une
poire – la prudence l’exige – se lève à son tour et dit d’une voix forte :
« À l’union de tous les Français ! »
Puis il quitte le banquet.
Le 17 brumaire an VIII au soir, il convoque pour le
lendemain, 18 brumaire (9 novembre 1799) à six heures du matin chez lui, rue de
la Victoire, les généraux et les officiers.
Les généraux Sebastiani et Murat savent qu’ils doivent, à l’aube
du 18 brumaire, amener place de la Concorde, puisque le Conseil des Cinq-Cents
siège au Palais-Bourbon et le Conseil des Anciens aux Tuileries, l’un ses
dragons, l’autre ses chasseurs.
Bonaparte lit les affiches, les proclamations, les libelles
qui annonceront à la population le changement de gouvernement.
Demain, 18 brumaire an VIII, il joue sa vie.
Et le destin de la nation.
37.
Ce jour, 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), est celui du
premier acte.
Place de la Concorde, face au Palais-Bourbon et aux
Tuileries, les dragons du général Sebastiani et les chasseurs du général Murat
ont pris position dans l’aube glacée.
Des pièces d’artillerie sont en batterie. Les servants
battent la semelle, tentent de se réchauffer.
Les fenêtres des Tuileries sont éclairées depuis quelques
heures déjà. Les députés des Anciens ont été convoqués au milieu de la nuit.
Ils ont vu les troupes, cette masse noire enveloppée par l’haleine
des chevaux, et fendue, par moments, ici et là, par l’éclat des baïonnettes. Un
des inspecteurs du Directoire leur a lu un rapport effrayant : on menace
la République. Une journée sanglante se prépare. Les observateurs de police
signalent des conciliabules, des rassemblements.
« L’embrasement va devenir général. La République aura
existé et son squelette sera dans la main des vautours. »
Tout est imprécis. Mais les Anciens se souviennent des
journées révolutionnaires, des têtes brandies au bout des piques.
Il faut sauver le pays des vautours et protéger leur vie.
On vote par acclamation un décret en cinq parties. Le Corps
législatif sera transféré à Saint-Cloud. Bonaparte est nommé commandant de la
17e division.
« Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la
sûreté de la représentation nationale. Il devra se présenter devant le Conseil
des Anciens pour prêter serment. »
Bonaparte attend ce décret, rue de la Victoire, chez lui, pâle,
vêtu d’un uniforme sans parement.
Les officiers, les généraux qu’il a convoqués se pressent
dans les jardins et les salons, bottés, en culotte blanche, avec leur bicorne à
plumet tricolore.
Bonaparte convainc les hésitants, ainsi le général Lefebvre
qui commande les troupes de la région de Paris et la garde nationale du
Directoire, et qu’il doit remplacer.
Aux uns et aux autres, il dénonce ces « gens qui avocassent
du matin au soir », qui ont conduit la nation au bord du gouffre. Vers
huit heures, deux inspecteurs questeurs du Conseil des Anciens, accompagnés d’un
« messager d’État » en tenue d’apparat, fendent la foule des
officiers, viennent présenter le texte du décret voté par les Anciens.
Bonaparte le signe, le brandit, en donne lecture aux
généraux et officiers : il est légalement le chef de toutes les troupes.
Les militaires tirent leurs épées, et l’acclament.
À cheval !
Plus de soixante généraux, suivis de leurs officiers, chevauchent
vers les Tuileries. Les dragons de Murat les entourent.
On les acclame depuis les fenêtres. On court derrière eux
jusqu’à la place de la Concorde, où une foule déjà s’est rassemblée.
On crie : « Vive le Libérateur ! », quand
on voit Bonaparte entrer dans les Tuileries suivi de quelques généraux.
Dans la salle où s’est réuni le Conseil des Anciens, on le
sent à la tribune, face à ces députés aux tenues brodées, les hauts cols
galonnés encadrant leur visage, hésitant et emprunté.
Il n’aime pas, il l’a dit, les « assemblées d’avocats ».
Mais il doit parler.
« Citoyens représentants, la République périssait, commence-t-il.
Vous l’avez su et votre décret vient la sauver. Malheur à ceux qui voudraient
le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du
général Berthier et de tous mes compagnons d’armes. »
« Nous le jurons », répètent les généraux.
On l’applaudit. Un député se dresse, tente de dire que les
députés du Conseil des Anciens que l’on savait hostiles n’ont pas été convoqués,
qu’il faut respecter la Constitution. Mais le président lève la séance. On se
réunira demain à Saint-Cloud.
Le Conseil des Cinq-Cents, au Palais-Bourbon, est du fait de
la Constitution contraint d’interrompre ses débats, de respecter le décret voté
par les Anciens.
Il est onze heures.
Bonaparte caracole devant les troupes, dans le jardin des
Tuileries, on l’acclame. Il aperçoit François Marie Bottot, qu’on appelle l’« agent
intime de Barras », son espion, son secrétaire.
Bonaparte pousse son cheval contre Bottot, s’adresse à lui, comme
s’il parlait à tout le Directoire, « L’armée s’est réunie à moi et je me
suis réuni au corps législatif », dit-il.
On l’applaudit.
« Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais
laissée si brillante ? poursuit-il. Je vous ai laissé la paix ! J’ai
retrouvé la guerre. Je vous ai laissé des victoires ! J’ai retrouvé des
revers ! Je vous ai laissé les millions d’Italie ! J’ai retrouvé
partout des lois spoliatrices et de la misère ! »
Les applaudissements redoublent.
« Qu’avez-vous fait des cent mille Français que je
connaissais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! Cet état de
chose ne peut durer : avant trois ans il nous mènerait au despotisme. Mais
nous voulons la République assise sur les bases de l’égalité, de la morale, de
la liberté civile et de la tolérance politique. Avec une bonne administration
tous les individus oublieront les factions dont on les fit membres et il leur
sera permis d’être français… »
Cependant que déferlent les acclamations, Bonaparte se
penche, lance à Bottot : « Dites à Barras que je ne veux plus le voir ;
dites-lui que je saurai faire respecter l’autorité qui m’est confiée. »
Au vrai, le Directoire n’est plus.
Sieyès et Ducos ont démissionné.
Gohier et le général Moulin qui s’y refusent sont retenus au
palais du Luxembourg sous la garde du général Moreau.
Barras, qui a hésité, reçoit Talleyrand qui lui présente une
lettre de démission.
« La gloire qui accompagne le retour du guerrier
illustre à qui j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire… les marques
de confiance que lui donne le corps législatif, m’ont convaincu… Je rentre avec
joie dans les rangs du simple citoyen… »
Il sait ce que Bonaparte a dit à Bottot. Il signe.
Le pouvoir est passé des Directeurs à Bonaparte commandant
de la force armée.
Le sang n’a pas coulé. La légalité a été – en apparence
-respectée.
C’est Sieyès qui veut qu’on arrête une quarantaine de
députés, Jacobins têtus, qui peuvent rechercher l’appui du général Bernadotte
qui a refusé le matin de se joindre aux autres généraux. Il y a aussi Jourdan, le
général jacobin. Et même Augereau.
Bonaparte rejette la proposition de Sieyès.
Il ne veut pas d’un coup d’État militaire avec ses
canonnades, ses feux de salve, ses arrestations. Il veut être selon les termes
des affiches qu’on colle autour des Tuileries, et des brochures qu’on vend à
tous les coins de rue, ou qu’on distribue : « Un homme de sens, un
homme de bien, le sauveur. »
Il charge Saliceti d’aller rassurer les Jacobins, et de leur
promettre au nom de Bonaparte une « explication franche et détaillée »,
en leur précisant que Sieyès voulait les arrêter… et que Bonaparte s’y est
opposé.
Pour les mêmes raisons, Bonaparte est réticent quand Fouché
lui rapporte qu’il a fait baisser les barrières de Paris.
« Eh mon Dieu, pourquoi toutes ces précautions ? Nous
marchons avec la nation tout entière et par sa seule force, s’exclame Bonaparte.
Qu’aucun citoyen ne soit inquiété et que le triomphe de l’opinion n’ait rien de
commun avec ces journées faites par une minorité factieuse ! »
Tout est calme, mais le rideau n’est pas encore tombé.
Demain, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), c’est le
deuxième et dernier acte.
Tout sera gagné ou perdu.
Et dans les premières heures de la matinée du 19 brumaire, c’est
tout à coup l’inquiétude qui s’installe rue de la Victoire :
« On n’est fixé sur rien, dit à Bonaparte le ministre
de la Justice Cambacérès. Je ne sais pas comment cela finira. »
On rapporte que les députés qui gagnent le château de
Saint-Cloud avec leurs familles se sont concertés toute la nuit.
Ils ont noté que les menaces sur la République qui ont été
invoquées pour susciter le vote du conseil des Anciens ne sont pas confirmées.
Paris est paisible, aucun rassemblement sinon ces groupes de
soldats disposés tout au long des Champs-Élysées jusqu’à Saint-Cloud.
Et là, dans le parc du château, des compagnies bivouaquent, placées
sous les ordres du général Sérurier, un ancien de l’armée d’Italie.
Rien n’est prêt pour accueillir les députés. Ils s’affairent
encore dans l’Orangerie où siégeront les Cinq-Cents, et dans la galerie d’Apollon
qui servira de salle de délibérations aux Anciens.
Les députés, dans leur manteau blanc serré d’une ceinture
bleue et coiffés de leur toque rouge, commencent à protester.
On entend, venant de la salle de l’Orangerie à laquelle on
accède par un escalier étroit et dont les fenêtres ouvrent à moins d’un mètre
du sol, des voix qui clament : « À bas les dictateurs ! »
en dépit de Lucien Bonaparte qui assure la présidence du Conseil des Cinq-Cents.
Bonaparte vient d’arriver.
Il ne veut pas prêter attention à ces députés qui lancent
quand il traverse l’esplanade : « Ah, le scélérat ! Ah, le
gredin ! » auxquels répondent les « Vive Bonaparte ! »
des soldats.
On remarque la pâleur de Bonaparte, les boutons qui maculent
ses joues, qu’il commence à gratter nerveusement.
Il vient d’apprendre que Sieyès a donné ordre à son cocher
de cacher sa voiture dans la forêt, afin, dans le cas où l’affaire se
terminerait mal, de pouvoir fuir.
Talleyrand et le banquier Collot se sont installés dans une
maison proche du château. Eux aussi veulent pouvoir quitter la scène si la
pièce est conspuée.
Elle l’est au Conseil des Cinq-Cents.
Les députés ont crié : « Point de dictature !
À bas les dictateurs ! »
Lucien Bonaparte a dû accepter que les députés prêtent
serment de fidélité à la Constitution de l’an III.
Les généraux Jourdan et Augereau se présentent à Bonaparte, proposent
un compromis, une action de concert avec eux. Ils assurent que le général Bernadotte
dispose d’hommes dans les faubourgs, qu’il peut déclencher un mouvement
sans-culotte.
Bonaparte les écarte. Il doit s’élancer, comme il l’a fait
au pont de Lodi, au pont d’Arcole.
Il ne doit pas se laisser enliser.
Il entre dans la galerie d’Apollon, se trouve face à la
masse des députés du Conseil des Anciens. Il ne peut accéder à l’estrade.
« Représentants du peuple, commence-t-il, vous n’êtes
point dans des circonstances ordinaires, vous êtes sur un volcan. »
On murmure, on le questionne avec hargne.
Qu’en est-il de la Constitution ? Des menaces qui
pèsent sur la République ? Des royalistes qui dans l’Ouest attaquent à
nouveau ?
« Je ne suis d’aucune coterie parce que je ne suis que
du grand parti du peuple français », répond seulement Bonaparte.
La rumeur s’amplifie. Il ne convainc pas.
Il se tourne vers l’entrée de la salle.
« Vous, grenadiers, dont j’aperçois les bonnets, vous, braves
soldats dont j’aperçois les baïonnettes… »
Les députés grondent, protestent.
Bonaparte se raidit.
« Si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me
mettre hors la loi, lance-t-il, que la foudre de la guerre le frappe à l’instant,
j’en appellerai à vous braves soldats, mes braves compagnons d’armes. »
Les députés hurlent.
« Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la
victoire et du dieu de la fortune. »
On l’entraîne. Son aide de camp, Bourrienne, murmure :
« Sortez général, vous ne savez plus ce que vous dites. »
Bonaparte marche d’un pas saccadé en grattant ses joues
nerveusement. Il veut affronter les Cinq-Cents. Il se dirige vers l’Orangerie. L’écrivain
Arnault s’approche :
« Fouché vous répond de Paris, général, dit-il, mais c’est
à vous de répondre de Saint-Cloud. Fouché est d’avis qu’il faut brusquer les
choses si l’on veut vous enlacer dans des délais. Le citoyen Talleyrand pense
aussi qu’il n’y a pas de temps à perdre. » Bonaparte repousse Arnault. Il
entre dans la salle de l’Orangerie. Il est accueilli par des cris :
« À bas le dictateur ! À bas le tyran, hors la loi ! »
On le bouscule, on le frappe. Un immense député montagnard, Destrem,
lui donne un coup de poing.
« Hors la loi ».
Ce qui signifie la mort sans jugement.
On tire Bonaparte hors de la salle, plus qu’il ne sort. Il a
le visage ensanglanté tant il s’est écorché avec ses ongles.
On le croit blessé, mis hors la loi, on s’indigne.
Il sort sur l’esplanade. Les soldats l’acclament cependant
qu’on entend les cris des députés qui hurlent :
« Hors la loi le dictateur ! »
Il monte à cheval, tire son épée, crie :
« Soldats, puis-je compter sur vous ? »
Les grenadiers du corps législatif semblent hésiter à
joindre leurs voix à celles des dragons et des chasseurs qui acclament
Bonaparte.
Et tout à coup voici Lucien, le président du Conseil des
Cinq-Cents.
Lucien Bonaparte se dresse sur ses étriers. Il incarne la
légitimité du Conseil des Cinq-Cents. Il donne une apparence de légalité au
coup d’État.
Les grenadiers du corps législatif se joignent aux soldats, entraînés
par l’éloquence de Lucien Bonaparte qui assure que « la majorité du
Conseil est pour le moment sous la terreur de quelques représentants à stylets
qui assiègent la tribune… Ces audacieux brigands sans doute soldés par l’Angleterre
se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens et ont osé parler de
mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret… Je confie
aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants. Que la
force les expulse. Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple mais
les représentants du poignard. »
On crie : « Vive Bonaparte ! »
Les tambours roulent. Bonaparte lance :
« Suivez-moi, je suis le dieu du jour », et Lucien
lui crie : « Mais taisez-vous donc, vous croyez parler à des
mamelouks ? »
Maintenant, les tambours battent la charge. Il fait nuit. Il
est dix-huit heures. Les grenadiers s’ébranlent, se dirigent vers l’Orangerie. Les
députés enjambent les fenêtres, s’enfuient dans le parc, et l’on entend Murat
crier : « Foutez-moi donc ce monde-là dehors ! »
Vers minuit, on s’en va rechercher dans les environs du
château des députés afin qu’ils puissent voter le décret qui met fin au
Directoire.
« Le corps législatif crée une commission consulaire
exécutive composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-Directeur, et de
Bonaparte, général, qui porteront le nom de Consuls de la République. »
Plus tard, les trois Consuls prêteront serment de fidélité « à
la souveraineté du peuple, à la République française une et indivisible, à l’Égalité,
à la Liberté, et au système représentatif ».
Les troupes quittent Saint-Cloud peu après.
On les entend chanter :
Ah ça ira, ça ira
Les aristocrates à la lanterne
Un mois plus tard, le 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799),
la nouvelle Constitution est présentée aux Français afin qu’ils l’approuvent
par un plébiscite.
Les trois nouveaux Consuls proclament dans leur Adresse
au peuple :
« Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont
commencée : elle est finie. »
ÉPILOGUE
« J’avais vingt ans en 1789 »
J’avais vingt ans en 1789. Le Roi avait donné la
parole à son peuple. J’étais du tiers état.
Je me souviens de ma joie, les premiers mois de cette
année-là. J’écoutais les orateurs qui, accrochés aux grilles du Palais-Royal, nous
promettaient la Liberté, l’Égalité, la Fraternité.
Ce fut le plus bel été de ma vie.
Le paysan avait comme le seigneur le droit de chasser. J’étais
l’égal des plus grands. Le roi était devenu celui des Français. Et le 14
juillet 1790, le jour de la fête de la Fédération, j’ai prié lors de la messe
célébrée au Champ-de-Mars par Talleyrand, et j’ai crié : « Vive le Roi ! »
« Vive la Constitution ! »
J’ai dansé sur l’emplacement de la Bastille, démantelée
pierre après pierre.
J’avais détourné les yeux pour ne pas voir les têtes
brandies au bout des piques.
J’ai cru que j’allais pouvoir exercer le métier d’imprimeur
dans le plus grand, le plus juste des royaumes, dont le peuple, ses
représentants et le roi avaient proclamé l’abolition des privilèges et proclamé
les droits de l’homme.
J’étais un citoyen.
Puis, comme un fleuve en crue qui est sorti de son lit et
qui dévaste les champs qu’il avait d’abord irrigués, la Révolution a recouvert
de sang ce qu’elle avait créé.
À quoi servirait de raconter ces journées qui sont connues
de tous ?
Je dis ce que j’ai éprouvé : la colère, la peur, l’effroi,
le dégoût, la faim, le désespoir, et quelquefois, quand j’étais sous les armes,
face aux troupes de l’étranger, l’enthousiasme.
J’ai frissonné en criant « Vive la nation ! »,
en chantant La Marseillaise, et j’ai même souhaité « Mourir pour la
patrie ». Comme dit la chanson : « C’est le sort le plus beau, le
plus digne d’envie. »
Mais je n’ai pu détourner les yeux.
J’ai vu les corps éventrés en septembre 1792.
J’ai vu passer les charrettes des condamnés.
J’ai vu les têtes tranchées tenues à bout de bras par le
bourreau.
J’ai été suspect.
J’ai craint d’être poussé sous le « rasoir national ».
Le roi l’avait été.
J’ai vu les églises saccagées, les prêtres prendre femme. Et
celles-ci se dénuder.
Les ci-devant aristocrates, marier leurs descendants aux « Jacobins
nantis » aux « ventres dorés ».
Je n’ai plus su si le monde avait vraiment changé.
J’avais trente ans en 1799, le même âge que Bonaparte, devenu
bien vite Empereur, et j’ai vu une nouvelle noblesse se pavaner aux Tuileries.
J’avais quarante-cinq ans en 1814, quand les fleurs de lys
ont remplacé le drapeau tricolore, et que le frère de Louis XVI est devenu
Louis XVIII, roi de France.
J’avais soixante et un an en 1830.
J’étais chenu.
J’ai vu de ma fenêtre des jeunes gens comme je l’avais été, courir,
crier « Vive la République ! » et brandir ce drapeau bleu blanc
rouge.
Je suis sorti de chez moi, mais je n’ai pas couru. Je l’avais
fait en d’autres temps, et même sous la mitraille.
Mais les noms qu’on célébrait m’étaient familiers.
La Fayette, plus chenu que moi, faiseur de roi, sacrait
Louis-Philippe d’Orléans, dont le père, le conventionnel Philippe Égalité, avait
voté la mort de Louis XVI, et avait eu à son tour la tête tranchée en 1793.
Son fils régnait, sous les plis du drapeau tricolore.
J’ai eu, en janvier 1848, soixante-dix-neuf ans.
Je marche à petits pas, mais l’on me dit – mon fils et ma
bru -que je reste droit et que j’ai l’œil vif.
Mais je n’ai pas suivi les cortèges, en février et en juin
de cette année 1848. Journées d’émeutes et de proclamation de la République, la
deuxième du nom. Et c’est elle qui massacrait les insurgés de juin.
Je me suis contenté durant ces mois d’écouter les fusillades,
de lire les affiches qu’on nous donnait à imprimer. Le suffrage universel était
établi.
Et le président de la République élu, en décembre, était
Louis Napoléon Bonaparte, le neveu de l’Autre, Napoléon le Premier, celui de
mes trente ans qui avait proclamé que la Révolution était finie !
Comme est brève la vie !
Comme est lent le changement du monde !
Juin 2008
Les
extraits des lettres de Nicolas Ruault sont issus
de l’ouvrage Gazettes d’un Parisien sous la Révolution,
lettres à son frères, 1783-1796,
Perrin, 1976.
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