Maigret, #10
GEORGES SIMENON
La danseuse du
Gai-Moulin
Maigret X

ARTHÈME FAYARD
I
Adèle et ses amis
— Qui est-ce ?…
— Je ne sais pas ! C’est
la première fois qu’il vient, dit Adèle en exhalant la fumée de sa cigarette.
Et elle décroisa paresseusement les
jambes, tapota ses cheveux sur les tempes, plongea le regard dans un des
miroirs tapissant la salle pour s’assurer que son maquillage n’était pas défait.
Elle était assise sur une banquette
de velours grenat, en face d’une table supportant trois verres de porto. Elle
avait un jeune homme à sa gauche, un jeune homme à droite.
— Vous permettez, mes
petits ?…
Elle leur adressa un sourire gentil,
confidentiel, se leva et, balançant les hanches, traversa la salle pour
s’approcher de la table du nouvel arrivant.
Les quatre musiciens du jour, sur un
signe du patron, ajoutaient leurs voix à celle des instruments. Un seul couple
dansait : une femme attachée à la maison et le danseur professionnel.
Et c’était, comme presque tous les
soirs, une impression de vide. La salle était trop grande. Les miroirs
appliqués sur les murs prolongeaient encore des perspectives que ne coupaient
que les banquettes rouges et le marbre blafard des tables.
Les deux jeunes gens, qui n’avaient
plus Adèle entre eux, se rapprochèrent.
— Elle est charmante !
soupira Jean Chabot, le plus jeune, qui affectait de regarder vaguement la
salle entre ses cils mi-clos.
— Et quel tempérament !
renchérit son ami Delfosse, qui s’appuyait sur un jonc à pomme d’or.
Chabot pouvait avoir seize ans et
demi. Delfosse, plus maigre, mal portant, les traits irréguliers, n’en avait
pas plus de dix-huit. Mais ils auraient protesté avec indignation si on leur
eût dit qu’ils n’étaient pas blasés de toutes les joies de la vie.
— Hé ! Victor !…
Chabot interpellait familièrement le
garçon qui passait.
— Tu connais le type qui vient
d’arriver ?
— Non ! Mais il a commandé
du champagne…
Et Victor, s’accompagnant d’une
œillade :
— Adèle s’occupe de lui !
Il s’éloigna avec son plateau. La
musique se tut un instant, pour reprendre sur un rythme de boston. Le patron, à
la table du client sérieux, débouchait lui-même la bouteille de champagne dont
il cravatait le col d’une serviette.
— Tu crois qu’on fermera
tard ? questionna Chabot dans un souffle.
— Deux heures… deux heures et
demie… comme toujours !…
— On reprend quelque
chose ?
Ils étaient nerveux. Le plus jeune
surtout, qui regardait chacun tour à tour avec des prunelles trop fixes.
— Combien peut-il avoir ?
Mais Delfosse haussa les épaules,
trancha avec impatience :
— Tais-toi donc !
Ils voyaient Adèle, presque en face
d’eux, assise à la table du client inconnu qui avait commandé du champagne.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs, à la peau mate,
un Roumain, un Turc ou quelque chose d’approchant. Il portait une chemise de
soie rose. Sa cravate était plantée d’un gros brillant.
Il ne s’inquiétait guère de la
danseuse qui lui parlait en riant et en se penchant sur son épaule. Quand elle
lui demanda une cigarette, il lui tendit un étui en or et continua à regarder
devant lui.
Delfosse et Chabot ne parlaient
plus. Ils feignaient de considérer l’étranger avec dédain. Et pourtant ils
admiraient, intensément ! Ils ne perdaient pas un détail. Ils étudiaient
la façon dont la cravate était nouée, la coupe du complet et jusqu’aux gestes
du buveur de champagne.
Chabot portait un costume de
confection, des chaussures qui avaient été deux fois ressemelées. Les vêtements
de son ami, d’un meilleur tissu, n’allaient pas. Il est vrai que Delfosse avait
des épaules étroites, une poitrine creuse, une silhouette indécise d’adolescent
trop poussé.
— Encore un !
La tenture de velours doublant la
porte d’entrée s’était soulevée. Un homme tendait son chapeau melon au
chasseur, restait un moment immobile à faire des yeux le tour de la salle. Il
était grand, lourd, épais. Son visage était placide et il n’écouta même pas le
garçon qui voulait lui conseiller une table. Il s’assit n’importe où.
— De la bière ?
— Nous n’avons que la bière
anglaise… Stout, pale-ale, scotch-ale ?…
Et l’autre haussa les épaules pour
signifier que cela lui était parfaitement égal.
Il n’y eut pas plus d’animation
qu’auparavant, ni que tous les soirs. Un couple sur la piste. Le jazz qu’on
finissait par ne plus entendre que comme un bruit de fond. Au bar, un client
tiré à quatre épingles qui faisait un poker d’as avec le patron.
Adèle et son compagnon, qui ne
s’occupait toujours pas d’elle.
L’atmosphère d’une boîte de nuit de
petite ville. À certain moment, trois hommes éméchés soulevèrent la tenture. Le
patron se précipita. Les musiciens firent l’impossible. Mais ils partirent et
l’on entendit s’éloigner des éclats de rire.
À mesure que le temps passait,
Chabot et Delfosse devenaient plus graves. On eût dit que la fatigue burinait
leurs traits, donnait à leur peau une vilaine teinte plombée, creusait le cerne
de leurs paupières.
— Tu crois, dis ?
questionna Chabot, si bas que son compagnon devina plutôt qu’il entendit.
Pas de réponse. Un tambourinement
des doigts sur le marbre de la table.
Appuyée à l’épaule de l’étranger,
Adèle adressait parfois une œillade à ses deux amis, sans perdre l’air câlin et
enjoué qu’elle avait adopté.
— Victor !
— Vous partez déjà !… Un
rendez-vous ?…
Comme Adèle se faisait câline, il se
faisait mystérieux, excité.
— On réglera demain avec le
reste, Victor ! Nous n’avons pas de monnaie…
— Bien, messieurs !…
Bonsoir, messieurs !… Vous sortez par-là ?…
Les deux jeunes gens n’étaient pas
ivres. Et pourtant ils accomplirent leur sortie comme dans un cauchemar, sans
rien voir.
Le Gai-Moulin a deux portes. La
principale s’ouvre sur la rue du Pot-d’Or. C’est par là que les clients entrent
et sortent. Mais après deux heures du matin, quand, selon les règlements de police,
l’établissement devrait être fermé, on entrouvre une petite porte de service
sur une ruelle mal éclairée et déserte.
Chabot et Delfosse traversaient la
salle, passaient devant la table de l’étranger, répondaient au bonsoir du
patron, poussaient la porte des lavabos. Là, ils s’arrêtèrent quelques secondes,
sans se regarder.
— J’ai peur… balbutia Chabot.
Il se voyait dans une glace ovale.
Le jazz étouffé les poursuivait.
— Vite ! fit Delfosse en
ouvrant une porte et en découvrant un escalier noir où régnait une fraîcheur
humide.
C’était la cave. Les marches étaient
en brique. Il venait d’en bas une écœurante odeur de bière et de vin.
— Si quelqu’un arrivait !
Chabot faillit trébucher parce que
la porte se refermait et supprimait du coup toute lumière. Ses mains tâtèrent
le mur couvert de salpêtre. Quelqu’un le frôla et il tressaillit, mais ce
n’était que son ami.
— Ne bouge plus ! commanda
celui-ci.
On n’entendait pas la musique à
proprement parler. On la devinait. On percevait surtout la vibration des coups
de grosse caisse. C’était un rythme épars dans l’air, qui évoquait la salle aux
banquettes grenat, les verres entrechoqués, la femme en rose qui dansait avec
son compagnon en smoking.
Il faisait froid. Chabot sentait
l’humidité le pénétrer et il dut se retenir d’éternuer. Il se passa la main sur
sa nuque glacée. Il entendait la respiration de Delfosse. Chaque souffle lui
envoyait des relents de tabac.
Quelqu’un vint au lavabo. Le robinet
fonctionna. Une pièce de monnaie tomba dans la soucoupe.
Il y avait encore le tic-tac d’une
montre dans la poche de Delfosse.
— Tu crois qu’on pourra
ouvrir ?…
L’autre lui pinça le bras, pour le
faire taire. Ses doigts étaient tout froids.
Là-haut, le patron devait commencer
à interroger l’horloge avec impatience. Quand il y avait du monde et de
l’entrain, il ne regardait pas trop à dépasser l’heure et à risquer les foudres
de la police. Mais quand la salle était vide, il devenait soudain respectueux
des règlements.
— Messieurs, on va
fermer !… Il est deux heures !
Les jeunes gens, en bas,
n’entendaient pas. Mais ils pouvaient deviner minute par minute tout ce qui se
passait. Victor encaissant, venant ensuite au bar faire ses comptes avec le patron,
tandis que les musiciens remettaient les instruments dans les gaines et qu’on
habillait la grosse caisse d’une lustrine verte.
L’autre garçon, Joseph, entassant
les chaises sur les tables et ramassant les cendriers.
— On ferme, messieurs !…
Allons, Adèle !… Pressons-nous !…
Le patron était un Italien râblé,
qui avait servi dans les bars et les hôtels de Cannes, de Nice, de Biarritz et
de Paris.
Des pas, au lavabo. C’est lui qui
vient tirer le verrou de la petite porte accédant à la ruelle. Il donne un tour
de clé, mais laisse celle-ci dans la serrure.
Ne va-t-il pas, machinalement,
fermer la cave, ou bien y jeter un coup d’œil ? Il marque un temps d’arrêt.
Il doit être occupé à rectifier devant la glace la raie de ses cheveux. Il
tousse. La porte de la salle grince.
Dans cinq minutes, ce sera fini.
L’Italien, resté le dernier, aura baissé les volets de la devanture et, de la
rue, fermera la dernière issue.
Or, il n’emporte jamais toute la
caisse. Il ne glisse dans son portefeuille que les billets de mille francs. Le
reste est dans le tiroir du bar, un tiroir dont la serrure est si fragile qu’il
suffit d’un bon canif pour la faire sauter.
Toutes les lampes sont éteintes.
— Viens !… murmure la voix
de Delfosse.
— Pas encore… Attends…
Ils sont maintenant seuls dans tout
le bâtiment et pourtant ils continuent à parler bas. Ils ne se voient pas.
Chacun sent qu’il est blême, qu’il a la peau tirée, les lèvres sèches.
— Si quelqu’un était
resté ?
— Est-ce que j’ai eu peur quand
il s’agissait du coffre de mon père ?
Delfosse est hargneux, quasi
menaçant.
— Il n’y a peut-être rien dans
le tiroir.
C’est comme un vertige. Chabot se
sent plus malade que s’il avait trop bu. Maintenant qu’il a pénétré dans cette
cave, il n’a plus le courage d’en sortir. Il serait capable de s’effondrer sur
les marches et d’éclater en sanglots.
— Allons-y !…
— Attends ! Il pourrait
revenir sur ses pas…
Cinq minutes passent. Puis encore
cinq minutes, parce que Chabot essaie par tous les moyens de gagner du temps.
Son soulier est délacé. Il le rattache, sans rien voir, parce qu’il a peur de
tomber et de déclencher un vacarme.
— Je te croyais moins lâche…
Allons ! Passe…
Car Delfosse ne veut pas sortir le
premier. Il pousse son compagnon devant lui de ses mains qui tremblent. La
porte de la cave est ouverte. Un robinet coule dans le lavabo. Cela sent le
savon et le désinfectant.
Chabot sait que l’autre porte, celle
qui ouvre sur la salle, va grincer. Il attend ce grincement. Et pourtant il en
a le dos glacé.
Dans l’obscurité, c’est vaste comme
une cathédrale. On sent un vide immense. Des bouffées de chaleur suintent
encore des radiateurs.
— De la lumière !… souffle
Chabot.
Delfosse flambe une allumette. Ils
s’arrêtent une seconde, pour reprendre haleine, pour mesurer le chemin à
parcourir. Et soudain l’allumette tombe, tandis que Delfosse pousse un cri
perçant et qu’il s’élance vers la porte des lavabos. Dans le noir, il ne trouve
pas. Il revient sur ses pas, heurte Chabot.
— Vite !… Partons !…
Ce sont plutôt des sons rauques.
Chabot, lui aussi, a aperçu quelque
chose. Mais il a mal distingué… Comme un corps étendu sur le sol, près du bar…
Des cheveux très noirs…
Ils n’osent plus bouger. La boîte
d’allumettes est par terre, mais on ne la voit pas.
— Tes allumettes !…
— Je n’en ai plus…
L’un d’eux heurte une chaise.
L’autre questionne :
— C’est toi ?…
— Par ici !… Je tiens la
porte…
Et le robinet coule toujours. C’est
déjà un apaisement. C’est une première étape vers la délivrance.
— Si l’on faisait de la
lumière ?
— Tu es fou ?…
Les mains tâtonnent, cherchent le
verrou.
— Il est dur…
Des pas, dans la rue. Ils ne bougent
plus. Ils attendent. Des bribes de phrase :
— … moi je prétends que si
l’Angleterre n’avait pas… Les voix s’éloignent. Ce sont peut-être les agents
qui discutent politique.
— Tu ouvres ?
Mais Delfosse n’est plus capable
d’un geste. Il s’est adossé à la porte et tient sa poitrine haletante à deux
mains.
— … il avait la bouche
ouverte… bégaie-t-il.
La clé tourne. De l’air. Des reflets
d’un réverbère sur les pavés de la ruelle. Ils ont tous les deux envie de
courir. Ils ne pensent même pas à refermer la porte.
Mais là-bas, au tournant, c’est la
rue du Pont-d’Avroy, où il passe du monde. Ils ne se regardent pas. Il semble à
Chabot que son corps est vide, qu’il esquisse des mouvements mous dans un
univers de coton. Les bruits eux-mêmes viennent de très loin.
— Tu crois qu’il est
mort ?… C’est le Turc ?
— C’est lui !… Je l’ai
reconnu… Sa bouche ouverte… Et un œil…
— Que veux-tu dire ?
— Un œil ouvert, l’autre fermé.
Et, rageur :
— J’ai soif !
Ils sont rue du Pont-d’Avroy. Tous
les cafés sont fermés. Il ne reste d’ouvert qu’une friture où l’on sert des
bocks, des moules, des harengs au vinaigre et des pommes frites.
— On y va ?
Le cuisinier tout en blanc active
ses feux. Une femme qui mange, dans un coin, adresse un sourire engageant aux
deux amis.
— De la bière !… Et des
frites !… Et des moules !…
Et voilà qu’après cette première
portion, ils en recommandent. Ils ont faim. Une faim extraordinaire. Et ils en
sont déjà à leur quatrième bock !
Ils ne se regardent toujours pas.
Ils mangent farouchement. Dehors, c’est l’obscurité, avec de rares passants qui
marchent vite.
— Cela fait combien, garçon ?
Une nouvelle terreur. Auront-ils à
eux deux assez d’argent pour payer leur souper ?
— … sept et deux cinquante
et trois et soixante et… dix-huit septante-cinq !…
Il reste juste un franc pour le
pourboire !
Les rues. Les volets clos des
magasins. Les becs de gaz et dans le lointain les pas d’une ronde d’agents. Les
deux jeunes gens traversent la Meuse.
Delfosse ne dit rien, regarde
fixement devant lui, l’esprit si loin des réalités du moment qu’il ne
s’aperçoit pas que son ami lui parle.
Et Chabot, pour ne pas rester seul,
pour prolonger le côte à côte rassurant, va jusqu’à la porte d’une maison
confortable, dans la plus belle rue du quartier.
— Refais un bout de chemin avec
moi… implore-t-il alors.
— Non… Je suis malade…
C’est le mot. Malades, ils le sont
tous les deux. Chabot n’a fait qu’apercevoir le corps un instant, mais son
imagination travaille.
— C’était bien le Turc ?
Ils l’appellent le Turc faute de
savoir. Delfosse ne répond pas. Il a introduit sans bruit sa clé dans la
serrure. On aperçoit dans la pénombre un large corridor orné d’un
porte-parapluies de cuivre.
— À demain…
— Au Pélican ?…
Mais la porte bouge déjà, va se
refermer. C’est maintenant un vertige. Être chez soi, dans son lit !
Est-ce qu’alors ce n’en sera pas fini de cette histoire ?
Et voilà Chabot tout seul dans le
quartier désert, à marcher vite, à courir, à hésiter aux angles des rues et à
s’élancer comme un fou. Place du Congrès, il fuit les arbres. Il ralentit le
pas parce qu’il devine un passant au loin. Mais l’inconnu prend une autre
direction.
Rue de la Loi. Des maisons à un
étage. Un seuil.
Jean Chabot cherche sa clé, ouvre,
tourne le commutateur électrique, marche vers la cuisine à porte vitrée où le
feu n’est pas tout à fait éteint.
Il doit retourner sur ses pas parce
qu’il a oublié de refermer la porte d’entrée. Il fait chaud. Il y a un papier
sur la toile cirée blanche de la table et quelques mots au crayon :
Tu trouveras une côtelette dans
le buffet et un morceau de tarte dans l’armoire. Bonne nuit.
Père.
Jean regarde tout ça avec
abrutissement, ouvre l’armoire, aperçoit la côtelette, dont la seule vue lui
soulève le cœur. Sur le meuble, un petit pot avec une plante verte qui
ressemble à du mouron.
C’est que la tante Maria est
venue ! Quand elle vient, elle apporte toujours une plante quelconque. Sa
maison du quai Saint-Léonard en est pleine. Et elle donne, par surcroît, de
minutieux conseils sur la façon de les soigner.
Jean a éteint. Il monte l’escalier,
après avoir retiré ses chaussures. Il passe, au premier, devant les chambres
des locataires.
Au second, ce sont des pièces
mansardées. De la fraîcheur filtre du toit.
Au moment où il atteint le palier,
un sommier grince. Quelqu’un est éveillé, son père ou sa mère. Il ouvre la
porte.
Mais une voix vient de loin,
étouffée :
— C’est toi, Jean ?…
Allons ! Il faut qu’il aille
dire bonsoir à ses parents. Il entre chez eux. L’atmosphère est moite. Il y a
déjà des heures qu’ils dorment.
— Il est tard, non ?…
— Pas trop…
— Tu devrais…
Non ! Son père n’a pas le
courage de le gronder. Ou bien il devine que cela ne servirait de rien.
— Bonsoir, fils…
Jean se penche, embrasse un front
humide.
— Tu es glacé… Tu…
— Il fait frais dehors…
— As-tu trouvé la
côtelette ?… C’est tante Maria qui a apporté la tarte…
— J’avais mangé avec mes amis…
Sa mère se retourne, dans son
sommeil, et son chignon croule sur l’oreiller.
— Bonne nuit…
Il n’en peut plus. Dans sa chambre,
il ne fait même pas de lumière. Il jette son veston au hasard et il s’étend sur
son lit, enfonce la tête dans l’oreiller.
Il ne pleure pas. Il ne pourrait
pas. Il cherche son souffle. Et tous ses membres tremblent, tout son corps est
agité de grands frissons comme s’il couvait une grave maladie.
Il voudrait seulement ne pas faire
grincer le sommier.
Il voudrait éviter le hoquet qu’il
sent monter dans sa gorge, parce qu’il devine son père, qui ne dort presque
pas, couché dans la chambre voisine, l’oreille tendue.
Une image grandit dans sa tête, un
mot résonne, se gonfle, prend des proportions monstrueuses au point que tout
cela va l’écraser : le Turc !…
Et cela grouille, cela pèse, cela
l’étouffe, le serre de partout jusqu’à ce que la fenêtre à tabatière déverse du
soleil tandis que le père de Jean, debout au pied du lit, murmure avec la
crainte d’être trop sévère :
— Tu ne devrais pas faire ça,
fils !… Car tu as encore bu, n’est-ce pas ?… Tu ne t’es même pas
déshabillé !…
Et l’odeur du café, des œufs au lard
monte du rez-de-chaussée. Des camions passent dans la rue. Des portes claquent.
Un coq chante.
II
La petite caisse
Jean Chabot, les coudes sur la table,
repoussa son assiette et garda le regard rivé à la petite cour qu’on apercevait
à travers le tulle des rideaux et dont le badigeon blanc ruisselait de soleil.
Son père l’observait à la dérobée,
tout en mangeant, essayait de créer un semblant de conversation.
— Tu ne sais pas si c’est vrai
que le gros immeuble de la rue Féronstrée doit être mis en vente ?
Quelqu’un me l’a demandé hier, au bureau. Tu devrais peut-être te renseigner…
Mais Mme Chabot, qui, elle aussi,
épiait son fils sans cesser de préparer les légumes pour la soupe,
intervint :
— Alors, tu ne manges
pas ?
— Je n’ai pas faim, mère.
— Parce que tu as encore été
soûl cette nuit, je parie ! Avoue-le !
— Non.
— Si tu crois que cela ne se
voit pas ! Tu as les yeux tout rouges ! Et un teint de papier
mâché ! C’est bien la peine de faire l’impossible pour te donner des
forces ! Allons ! mange au moins les œufs…
Pour une fortune, Jean en aurait été
incapable. Il avait la poitrine serrée. Et l’atmosphère quiète de la maison, son
odeur de lard et de café, le mur blanc, la soupe qui commençait à cuire, tout
cela mettait en lui comme une nausée.
Il avait hâte d’être dehors, hâte
surtout de savoir. Il tressaillait au moindre bruit de la rue.
— Il faut que je m’en aille.
— Il n’est pas l’heure. Tu
étais avec Delfosse, hier au soir, n’est-ce pas ?… Mais qu’il vienne
encore ici pour te chercher !… Un gamin qui ne fait rien, parce que ses
parents sont riches !… Un vicieux !… Et il n’a pas besoin de se lever
le matin pour aller à son bureau, lui !
M. Chabot ne disait rien, mangeait
en regardant son assiette pour ne pas avoir à prendre parti. Un locataire du
premier descendit, un étudiant polonais, qui gagna directement la rue et se
rendit à l’Université. On en entendait un autre qui s’habillait juste au-dessus
de la cuisine.
— Tu verras, Jean, que cela
finira mal ! Demande à ton père s’il faisait la bombe, à ton âge !
Et Jean Chabot avait vraiment les
yeux striés de rouge, les traits tirés. On voyait un petit bouton pourpre sur
son front.
— Je m’en vais !
répéta-t-il en regardant l’heure.
Juste à ce moment, quelqu’un donnait
des petits coups à la boîte aux lettres encastrée dans la porte d’entrée.
C’était la façon d’appeler des intimes, la sonnette servant aux étrangers. Jean
se hâta d’aller ouvrir, se trouva en face de Delfosse qui questionna :
— Tu viens ?
— Oui… Je prends mon chapeau…
— Entrez, Delfosse ! cria
Mme Chabot de la cuisine. Justement, je disais à Jean qu’il est temps que cela
finisse ! Il est en train de se ruiner la santé ! Que vous fassiez la
noce, cela regarde vos parents. Mais Jean…
Delfosse, long et maigre, le teint
encore plus pâle que Chabot, baissait la tête en esquissant un sourire gêné.
— Jean doit gagner sa
vie ! Nous n’avons pas de fortune, nous ! Vous êtes assez intelligent
pour le comprendre et je vous demande de le laisser tranquille.
— Tu viens ?… souffla
Jean, qui était au supplice.
— Je vous jure, madame, que
nous… balbutia Delfosse.
— À quelle heure êtes-vous
rentrés cette nuit ?
— Je ne sais pas… Peut-être à
une heure…
— Et Jean a avoué qu’il était
plus de deux heures du matin !
— Il est temps que j’aille au
bureau, mère…
Il avait son chapeau sur la tête. Il
poussa Delfosse dans le corridor. M. Chabot se levait à son tour et endossait
son manteau.
Dehors, comme dans toutes les rues
de Liège à ce moment, on voyait des ménagères qui lavaient le trottoir à grande
eau, des charrettes de légumes et de charbon arrêtées devant les portes, et les
cris des marchands s’entendaient de loin, se répondaient d’un bout du quartier
à l’autre.
— Eh bien ?…
Les deux jeunes gens avaient tourné
le coin de la rue. Ils pouvaient laisser percer leur inquiétude.
— Rien !… Le journal de ce
matin ne parle de rien !… On n’a peut-être pas encore trouvé le…
Delfosse portait une casquette d’étudiant
à grande visière. C’était l’heure où tous les étudiants se dirigeaient vers
l’Université. Sur le pont enjambant la Meuse, ils formaient presque un cortège.
— Ma mère est furieuse… C’est
surtout à toi qu’elle en veut…
Ils traversaient le marché, se
faufilaient entre les paniers de légumes et de fruits, foulaient aux pieds des
feuilles de chou et de salade. Jean avait le regard fixe.
— Dis !… Pour
l’argent ?… Nous sommes le 15…
Ils changèrent de trottoir, parce
qu’ils passaient en face d’un marchand de tabac à qui ils devaient une
cinquantaine de francs.
— Je sais bien… Ce matin, j’ai
regardé dans le portefeuille de mon père… Il n’y avait que des gros billets…
Et Delfosse ajouta plus bas :
— Ne t’en fais pas… Tout à
l’heure, j’irai chez mon oncle, rue Léopold… C’est bien rare qu’on ne me laisse
pas seul un instant dans le magasin…
Jean connaissait la maison, la
principale chocolaterie de Liège. Il imaginait son ami glissant la main dans le
tiroir-caisse.
— Quand est-ce que je te
vois ?
— Je t’attendrai à midi.
Ils atteignaient l’étude du notaire
Lhoest, où Chabot travaillait. Ils se serrèrent la main, sans se regarder, et
Jean eut une impression de malaise, comme si la poignée de main de son ami
n’était pas la même que d’habitude.
Il est vrai que maintenant ils
étaient complices !
Jean avait une table dans
l’antichambre. Dernier venu, sa tâche consistait surtout à coller des timbres
sur les enveloppes, à trier le courrier et à faire les courses en ville.
Ce matin-là, il travaillait sans
rien dire, sans regarder personne, avec l’air de vouloir passer inaperçu. Il
guettait surtout le premier clerc, un homme d’une cinquantaine d’années,
d’aspect sévère, de qui il dépendait.
À onze heures, il ne s’était encore
rien passé, mais un peu avant midi le premier clerc s’approcha de lui :
— Vous avez les comptes de la
petite caisse, Chabot ?
Depuis le matin, Jean préparait une
réponse qu’il récita en regardant ailleurs.
— Excusez-moi, monsieur Hosay,
aujourd’hui, j’ai mis un autre costume et j’ai laissé, chez moi, le carnet et
l’argent. Je vous donnerai les comptes après midi…
Il était blême. Le premier clerc
s’en étonna.
— Vous êtes malade ?
— Non… Je ne sais pas…
Peut-être un peu…
La petite caisse, c’était un compte
à part dans l’étude, l’argent nécessaire aux timbres, à l’expédition des
recommandés et en général à toutes les petites dépenses courantes. Deux fois
par mois, le 15 et le 30, on remettait à Jean une certaine somme et il
inscrivait les dépenses dans un carnet.
Les employés s’en allaient. Le jeune
homme, dehors, chercha Delfosse des yeux, l’aperçut non loin de la vitrine du
marchand de tabac, fumant une cigarette à bout doré.
— Alors ?
— Ici, c’est payé !
Ils marchèrent. Ils avaient besoin
de sentir la foule couler autour d’eux.
— Viens au Pélican. Je suis
allé chez mon oncle. Je n’ai eu que quelques secondes. Alors, j’ai plongé la
main… Sans le vouloir, j’ai pris trop…
— Combien ?
— Presque deux mille…
Le chiffre effraya Chabot.
— Voilà trois cents francs pour
la petite caisse. Nous allons partager le reste.
— Mais non !
Ils étaient aussi fiévreux l’un que
l’autre, avec la différence que l’insistance de Delfosse était presque
menaçante.
— C’est naturel ! Est-ce
que nous ne faisons pas toujours part à deux ?
— Je n’ai pas besoin de cet
argent.
— Moi non plus.
Au premier étage d’une maison, ils
regardèrent machinalement un balcon de pierre : c’était la chambre meublée
qu’habitait Adèle, la danseuse du Gai-Moulin.
— Tu n’es pas passé
là-bas ?
— J’ai pris la rue du Pot-d’Or…
Les portes étaient ouvertes, comme tous les matins… Victor et Joseph
balayaient…
Jean serrait les doigts les uns dans
les autres à les faire craquer.
— Pourtant tu as bien vu, cette
nuit, n’est-ce pas ?…
— Je suis sûr que c’était le
Turc ! martela Delfosse en frissonnant.
— Et il n’y avait pas de police
dans la rue ?
— Rien ! Tout était
normal… Victor, qui m’a aperçu, m’a crié bonjour…
Ils entraient au Pélican,
s’asseyaient à une table près de la devanture, commandaient de la bière
anglaise. Et aussitôt Jean remarquait un consommateur, presque en face de lui.
— Ne te retourne pas… Regarde
dans la glace… Il était cette nuit au… Tu sais ce que je veux dire…
— Le gros !… Oui, je le
reconnais…
C’était le client entré le dernier
au Gai-Moulin, le personnage large et puissant qui avait bu de la bière.
— Il ne doit pas être de Liège.
— Il fume du tabac français.
Attention ! il nous observe.
— Garçon ! appela
Delfosse. Cela nous fait combien ? On vous devait quarante-deux francs, je
crois ?
Il tendit un billet de cent, en
laissa voir quelques autres.
— Payez-vous !
Ils n’étaient bien nulle part. À
peine assis, ils se remirent en marche et l’inquiétude poussa Chabot à se
retourner.
— L’homme nous suit ! En
tout cas, il est derrière nous…
— Tais-toi ! Tu finiras
par me fiche la frousse. Pourquoi nous suivrait-il ?
— On a pourtant dû trouver le…
le Turc… Ou alors, il n’était pas mort…
— Mais tais-toi donc !
gronda Delfosse avec une dureté accrue.
Ils parcoururent trois cents mètres
en silence.
— Tu crois que nous devons
aller là-bas ce soir ?
— Bien sûr ! Cela n’aurait
pas l’air naturel si…
— Dis donc ! Peut-être
qu’Adèle sait quelque chose ?
Jean avait mal aux nerfs. Il ne
savait où regarder, ni que dire. Il n’osait pas se retourner et il sentait
derrière lui la présence de l’homme aux larges épaules.
— S’il traverse la Meuse sur
nos talons, c’est qu’il nous suit !
— Tu rentres chez toi ?
— Il faut bien… Ma mère est
furieuse…
Il aurait été capable d’éclater
soudain en sanglots, là, au milieu de la rue.
— Il passe le pont… Tu vois
qu’il nous suit !…
— Tais-toi !… À ce soir…
Je suis arrivé…
— René !
— Quoi ?…
— Je ne veux pas garder tout
cet argent… Écoute !…
Mais Delfosse rentra chez lui avec
un haussement d’épaules. Jean marcha plus vite, en regardant dans les vitrines
pour s’assurer qu’on le suivait toujours.
Dans les rues calmes du quartier
d’Outre-Meuse, il n’y eut plus de doute possible. Et alors ses jambes
mollirent. Il faillit s’arrêter, pris de vertige. Mais, au contraire, il marcha
plus vite, il fut comme tiré en avant par la peur.
Quand il arriva chez lui, sa mère
questionna :
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien…
— Tu es tout pâle… On dirait
que tu es vert…
Et, rageuse :
— C’est joli, pas vrai ?…
À ton âge, te mettre dans des états pareils !… Où as-tu encore traîné,
cette nuit ?… Et en quelle compagnie ?… Je ne comprends pas ton père,
qui n’est pas plus sévère… Allons ! mange…
— Je n’ai pas faim.
— Encore ?
— Laisse-moi, mère,
veux-tu ?… Je ne suis pas bien… Je ne sais pas ce que j’ai…
Mais le regard aigu de Mme Chabot ne
se laissait pas attendrir. C’était une petite personne sèche, nerveuse, qui
trottait du matin au soir.
— Si tu es malade, je vais
faire venir le médecin.
— Non ! de grâce…
Des pas dans l’escalier. On aperçut
la tête d’un étudiant à travers la porte vitrée de la cuisine. Il frappa,
montra un visage inquiet, méfiant.
— Vous connaissez l’homme qui
se promène dans la rue, madame Chabot ?
Il avait un fort accent slave. Ses
yeux étaient ardents. Il s’emportait à la moindre occasion.
Il avait dépassé l’âge habituel des
étudiants. Mais il était inscrit régulièrement à l’Université, dont il ne
suivait jamais les cours.
On savait qu’il était Géorgien,
qu’il s’était occupé de politique dans son pays. Il se prétendait noble.
— Quel homme, monsieur
Bogdanowski ?
— Venez…
Il l’entraînait vers la salle à manger,
dont la fenêtre donnait sur la rue. Jean hésitait à les suivre. Il finit
pourtant par y aller, lui aussi.
— Il y a un quart d’heure qu’il
est là, à faire les cent pas… Je m’y connais !… C’est sûrement quelqu’un
de la police…
— Mais non ! riposta Mme
Chabot, optimiste. Vous voyez de la police partout ! C’est tout simplement
quelqu’un qui a un rendez-vous…
Le Géorgien lui jeta néanmoins un
regard soupçonneux, grommela quelque chose dans sa langue et remonta chez lui.
Jean avait reconnu l’homme aux larges épaules.
— Viens manger, toi ! Et
ne fais pas de manières, hein ! Sinon, au lit, et le médecin tout de
suite…
M. Chabot ne rentrait pas de son
bureau à midi. On déjeunait dans la cuisine, où Mme Chabot n’était jamais
assise, allant et venant de la table à son fourneau.
Tandis que Jean, tête basse,
essayait d’avaler quelques bouchées, elle l’observait, et soudain elle remarqua
un détail de toilette.
— D’où vient encore cette
cravate ?
— Je… c’est René qui me l’a
donnée…
— René, toujours René. Et tu
n’as pas plus d’amour-propre que
cela ? J’en ai honte pour toi ! Des gens qui ont peut-être de
l’argent, mais qui ne sont pas recommandables pour la cause ! Les parents
ne sont même pas mariés…
— Maman !
D’habitude, il disait mère. Mais il
voulait être suppliant. Il était à bout. Il ne demandait rien, sinon la paix
pendant les quelques heures qu’il était obligé de passer chez lui. Il imaginait
l’inconnu faisant les cent pas en face, juste devant le mur de l’école où il
avait passé ses premières années.
— Non, mon fils ! Tu files
un mauvais coton, c’est moi qui te le dis ! Il est temps que cela change,
si tu ne veux pas tourner mal comme ton oncle Henry…
C’était le cauchemar, cette
évocation de l’oncle qu’on rencontrait parfois, ivre mort, ou bien qu’on
apercevait sur une échelle en train de repeindre la façade d’une maison.
— Et pourtant, il avait fait
des études, lui ! Il pouvait prétendre à n’importe quelle situation…
Jean se leva, la bouche pleine,
arracha littéralement son chapeau du portemanteau et s’enfuit.
À Liège, certains journaux ont une
édition du matin, mais l’édition importante paraît à deux heures de
l’après-midi. Chabot marcha vers le centre de la ville dans une sorte de nuage
ensoleillé qui brouillait sa vue et il se réveilla, la Meuse franchie, en entendant
crier :
— Demandez la Gazette de
Liège !… La Gazette de Liège qui vient de paraître… Le cadavre
de la malle d’osier !… Horribles détails… Demandez la Gazette de Liège !…
À côté de lui, à moins de deux
mètres, l’homme aux larges épaules achetait le journal, attendait sa monnaie.
Jean fouilla dans sa poche, y trouva les billets qu’il avait enfouis pêle-mêle,
chercha en vain des petites pièces. Alors il reprit sa route, poussa un peu
plus tard la porte de l’étude où les employés étaient déjà arrivés.
— Cinq minutes de retard,
monsieur Chabot ! remarqua le premier clerc. Ce n’est pas beaucoup, mais
cela se répète trop souvent…
— Excusez-moi… Un tramway qui…
Je vous apporte la petite caisse…
Il sentait bien qu’il n’avait pas
son visage habituel. La peau brûlait à ses pommettes. Et il y avait des
élancements dans ses prunelles.
M. Hosay feuilletait le carnet,
vérifiait les additions au bas des pages.
— Cent dix-huit cinquante…
C’est bien ce qui vous reste ?…
Jean regretta de n’avoir pas à
changer ses billets. Il entendit le second clerc et la dactylo qui discutaient
de la malle d’osier.
— Graphopoulos. C’est un nom
turc, ça ?
— Il paraît que c’est un Grec…
Les oreilles de Jean bourdonnaient.
Il tira deux billets de cent francs de sa poche. M. Hosay lui désigna
froidement quelque chose qui était tombé par terre : un troisième billet.
— Il me semble que vous traitez
l’argent avec beaucoup de légèreté. Vous n’avez pas de portefeuille ?
— Je vous demande pardon…
— Si le patron vous voyait
mettre ainsi les billets de banque à même vos poches… Bon ! Je n’ai pas de
monnaie… Vous reporterez à nouveau ces cent dix-huit francs cinquante… Quand la
somme sera épuisée, vous me demanderez de l’argent… Cet après-midi, vous ferez
le tour des journaux, pour déposer les annonces légales… C’est pressé ! Il
faut qu’elles paraissent demain…
Le Turc ! Le Turc ! Le
Turc !…
Dehors, Jean acheta un journal et
resta un bon moment au centre d’un cercle de badauds parce que le vendeur lui
cherchait de la monnaie. Il lut en marchant, en bousculant les passants :
« Le mystère de la malle
d’osier.
» Ce matin, vers neuf heures,
alors qu’il venait d’ouvrir les portes du Jardin d’acclimatation, le gardien
remarqua une malle en osier de grandes dimensions posée sur une pelouse. Il
essaya en vain de l’ouvrir. La malle était fermée à l’aide d’une tringle fixée
par un fort cadenas.
» Il appela donc l’agent Leroy,
qui avisa à son tour le commissaire de police de la 4e Division.
» Ce n’est qu’à dix heures que
la malle fut enfin ouverte par un serrurier. Or, qu’on imagine le spectacle qui
s’offrit aux enquêteurs !
» Un cadavre était replié sur
lui-même et, pour le tasser davantage, on n’avait pas hésité à casser les
vertèbres du cou.
» Un homme d’une quarantaine
d’années au type étranger très prononcé, dont on chercha en vain le
portefeuille. Par contre, dans une des poches du gilet, on trouva des cartes de
visite au nom d’Éphraïm Graphopoulos.
» Celui-ci n’a dû arriver à
Liège que très récemment, car il n’est pas inscrit au registre des étrangers et
il ne figure pas non plus sur les fiches des hôteliers de la ville.
» Le médecin légiste ne
procédera à l’autopsie que cet après-midi, mais dès à présent on croit que la
mort remonte au cours de la nuit et qu’elle a été provoquée à l’aide d’un
instrument très lourd, comme une matraque en caoutchouc, une barre de fer, un
sac de sable ou une canne plombée.
» On lira tous les détails sur
cette affaire, qui promet d’être sensationnelle, dans notre prochaine
édition. »
Le quotidien à la main, Jean
arrivait au guichet du journal La Meuse, y remettait les annonces
légales et attendait son reçu.
La ville grouillait, dans le soleil.
C’étaient les derniers beaux jours de l’automne et sur les boulevards on
commençait à dresser les baraques foraines pour la grande kermesse d’octobre.
C’est en vain qu’il cherchait
derrière lui son suiveur du matin. En passant devant le Pélican, il s’assura
que Delfosse, qui n’avait pas de cours l’après-midi, n’y était pas.
Il fit un détour par la rue du
Pot-d’Or. Les portes du Gai-Moulin étaient ouvertes. La salle était dans
l’ombre et c’est à peine si l’on distinguait le grenat des banquettes. Victor
lavait les vitres à grande eau et Chabot hâta le pas pour ne pas être aperçu.
Il alla encore à l’Express, au Journal de Liège…
Le balcon d’Adèle le fascina. Il
hésita. Une fois déjà il lui avait rendu visite, il y avait un mois de cela.
Delfosse lui avait juré qu’il avait été l’amant de la danseuse. Alors il avait
frappé à sa porte, vers midi, sous un prétexte stupide. Elle l’avait reçu, en
peignoir douteux, avait continué sa toilette devant lui, tout en bavardant
comme une bonne camarade.
Il n’avait rien tenté. Il n’en avait
pas moins été heureux de cette intimité.
Il poussa la porte du
rez-de-chaussée, à côté de l’épicerie, gravit l’escalier sombre, frappa.
On ne répondit pas. Mais bientôt il
y eut des pas traînants sur le plancher. L’huis s’entrouvrit, laissant passer
une forte odeur d’alcool à brûler.
— C’est toi ! Je croyais
que c’était ton ami !
— Pourquoi ?
Adèle retournait déjà vers le petit
réchaud de nickel sur lequel était posé un fer à friser.
— Une idée ! Je ne sais
pas ! Ferme vite ! Il y a un courant d’air…
À cet instant, Chabot se sentait
pris de l’envie de se confier à elle, de tout lui dire, de lui demander
conseil, de se faire consoler en tout cas par cette femme aux yeux fatigués, à
la chair un peu lasse mais si savoureuse sous le peignoir, aux pantoufles de
satin rouge qu’elle traînait à travers la chambre en désordre.
Sur le lit défait, il vit un numéro
de la Gazette de Liège.
III
L’homme aux larges épaules
Elle venait de se lever, et près du
réchaud bavait une boîte de lait condensé.
— Ton ami n’est pas avec
toi ? insista-t-elle.
Du coup, Chabot se rembrunit et
c’est sur un ton grognon qu’il répliqua :
— Pourquoi serait-il avec moi ?
Elle ne s’aperçut de rien, ouvrit
une armoire où elle chercha une chemise de soie crevette.
— C’est vrai que son père est
un gros industriel ?
Jean ne s’était pas assis, n’avait
même pas déposé son chapeau. Il la regardait aller et venir, en proie à un
sentiment trouble où il entrait de la mélancolie, du désir, un respect instinctif
de la femme et du désespoir.
Elle n’était pas belle, surtout en
savates et en peignoir fripé. Mais peut-être, pour lui, dans l’abandon de cette
intimité, n’en avait-elle que plus de charme.
Avait-elle vingt-cinq ou trente
ans ? Elle avait beaucoup vécu, en tout cas. Elle parlait souvent de
Paris, de Berlin, d’Ostende. Elle citait des noms de boîtes de nuit célèbres.
Mais sans fièvre, sans orgueil, sans
pose. Au contraire ! Le trait dominant de son caractère était une
lassitude qui perçait dans son regard vert, dans la façon désinvolte dont ses
lèvres retenaient la cigarette, dans les gestes et dans les sourires.
Une lassitude souriante.
— Fabricant de quoi ?
— De vélos…
— C’est rigolo ! J’ai
connu, à Saint-Etienne, un autre constructeur de bicyclettes. Quel âge
a-t-il ?…
— Le père ?
— Non, René…
Il se renfrogna davantage à cause de
ce prénom sur ces lèvres.
— Dix-huit ans…
— Il est vicieux, je
parie ?
La familiarité était complète. Elle
traitait Jean Chabot d’égal à égal. Par contre, quand elle parlait de René
Delfosse, il y avait une nuance de considération dans sa voix.
Est-ce qu’elle avait deviné que
Chabot n’était pas riche, qu’il appartenait à une famille à peu près pareille à
la sienne ?
— Assieds-toi !… Cela ne
te gêne pas que je m’habille ?… Passe-moi donc les cigarettes…
Il les chercha autour de lui.
— Sur la table de nuit !…
C’est cela…
Et Jean, tout pâle, osa à peine
toucher l’étui qu’il avait vu la veille entre les mains de l’étranger. Il
regarda sa compagne qui, peignoir ouvert sur son corps nu, mettait ses bas.
Ce fut plus trouble encore que les
premiers moments. Il devint pourpre, peut-être à cause de l’étui, peut-être à
cause de cette nudité, plus probablement à cause des deux.
Adèle n’était pas seulement une
femme. C’était une femme qui se trouvait mêlée à un drame, une femme qui, sans
doute, avait un secret.
— Eh bien ?
Il tendit l’étui.
— Tu as du feu ?…
Sa main tremblait en présentant
l’allumette enflammée. Alors elle éclata de rire.
— Dis donc ! tu n’as pas
dû voir beaucoup de femmes dans ta vie, toi !…
— J’ai eu des maîtresses…
Le rire s’accentua. Elle le
regardait en face, en fermant à demi les paupières.
— Tu es rigolo !… Un drôle
de type… Passe-moi ma ceinture…
— Vous êtes rentrée tard, cette
nuit ?
Elle l’observa avec une pointe de
sérieux.
— Est-ce que tu serais
amoureux ?… Et jaloux par-dessus le marché !… Je comprends maintenant
pourquoi tu as fait une tête quand je t’ai parlé de René… Allons !
Tourne-toi vers le mur…
— Vous n’avez pas lu les
journaux ?
— J’ai seulement parcouru le
feuilleton.
— Le type d’hier a été tué.
— Sans blague ?
Elle n’était pas très émue. Tout
juste de la curiosité.
— Par qui ?
— On ne sait pas. On a retrouvé
son cadavre dans une malle d’osier.
Le peignoir fut jeté sur le lit.
Jean se retourna au moment où elle rabattait sa chemise et cherchait une robe
dans le placard.
— Encore une histoire pour
m’attirer des ennuis !…
— Vous êtes sortie du
Gai-Moulin avec lui ?
— Non ! Je suis partie
seule…
— Ah !
— On dirait que tu ne me crois
pas… Est-ce que, par hasard, tu te figurerais que je ramène ici tous les
clients de la boîte ?… Je suis danseuse, mon petit… Comme telle, je dois
pousser à la consommation… Mais, les portes fermées, fini !…
— N’empêche qu’avec René…
Il se rendit compte que c’était une
idiotie.
— Eh bien ! quoi ?
— Rien… Il m’a dit…
— Quel imbécile ! Je te
dis, moi, que c’est tout juste s’il m’a embrassée… Donne-moi encore une
cigarette…
Et, posant un chapeau sur sa
tête :
— Ouste ! Il faut que
j’aille faire des achats… Viens !… Ferme la porte…
Ils descendirent l’un derrière
l’autre l’escalier sombre.
— De quel côté vas-tu ?
— Je rentre au bureau.
— Tu viens ce soir ?
La foule déferlait sur le trottoir.
Ils se séparèrent et, quelques instants plus tard, Jean Chabot s’asseyait à son
bureau, devant une pile d’enveloppes à timbrer.
Sans qu’il sût au juste pourquoi,
c’était la tristesse, maintenant, plutôt que la peur qui dominait. Il regardait
le bureau tapissé d’affiches notariales avec dégoût.
— Vous avez les reçus ?
lui demanda le premier clerc.
Il les tendit.
— Et celui de la Gazette de
Liège ? Vous avez oublié la Gazette de Liège !
Un drame ! Une
catastrophe ! Le ton du premier clerc était tragique.
— Écoutez, Chabot, il faut que
je vous dise que cela ne peut pas continuer ainsi ! Le travail est le
travail. Le devoir est le devoir. Je vais être forcé d’en parler au patron. En
outre, il m’est revenu qu’on vous rencontre la nuit dans des endroits peu recommandables
où, personnellement, je n’ai jamais mis les pieds. À parler franc, vous filez
un mauvais coton. Regardez-moi quand je vous parle ! Et ne prenez pas cet
air ironique ! Vous entendez ? Cela ne se passera pas comme cela…
La porte claqua. Le jeune homme
resta seul à coller des enveloppes.
C’était le moment où Delfosse devait
être assis à la terrasse du Pélican, ou installé dans quelque cinéma. L’horloge
marquait cinq heures. Jean Chabot regarda l’aiguille avancer soixante fois
d’une minute ; se leva, prit son chapeau et ferma son tiroir à clé.
L’homme aux
larges épaules n’était pas dehors. Il faisait frais. Le crépuscule mettait,
dans les rues, de grandes nappes de brouillard bleuté que perçaient les lampes
des étalages et les vitres des tramways.
— Demandez la Gazette de Liège…
Delfosse n’était pas au Pélican.
Chabot le chercha dans les autres cafés du centre où ils avaient l’habitude de
se retrouver. Il avait les jambes lourdes, la tête si vide qu’il pensa à aller
se coucher.
Quand il rentra chez lui, il eut
tout de suite l’intuition d’un événement anormal. La porte de la cuisine était
ouverte. Mlle Pauline, une étudiante polonaise qui occupait une chambre meublée
dans la maison, était penchée sur quelqu’un que le jeune homme ne vit pas
immédiatement.
Il s’avança dans le silence. Un
sanglot éclata soudain. Mlle Pauline tourna vers lui son visage sans grâce qui
prit une expression sévère.
— Regardez votre mère,
Jean !
Et Mme Chabot, en tablier, les
coudes sur la table, pleurait à chaudes larmes.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Et la Polonaise de continuer :
— C’est vous qui devez le
savoir…
Mme Chabot essuyait ses yeux rouges,
regardait son fils, éclatait de plus belle.
— Il me fera mourir !…
C’est affreux !…
— Qu’est-ce que j’ai fait,
mère ?
Jean parlait d’une voix blanche,
trop nette. Sa peur était telle qu’elle le figeait des pieds à la tête.
— Laissez-nous, mademoiselle
Pauline… Vous êtes bien gentille… Nous qui avons toujours préféré être pauvres,
mais honnêtes !…
— Je ne comprends pas…
L’étudiante s’esquivait. On
l’entendait monter l’escalier.
Mais elle avait soin de laisser
ouverte la porte de sa chambre.
— Qu’est-ce que tu as
fait ?… Dis-le franchement… Ton père va rentrer… Quand je pense que tout
le quartier saura…
— Je te jure que je ne
comprends pas !…
— Tu mens !… Tu sais bien
que tu mens, depuis que tu es toujours avec ce Delfosse et toutes ces sales
femmes !… Il y a une demi-heure, Mme Velden, la légumière, est arrivée
tout essoufflée… Mlle Pauline était ici… Et c’est devant elle que Mme Velden
m’a dit qu’un homme était venu la voir pour lui demander des renseignements sur
toi et sur nous… Un homme qui est sûrement de la police !… Et il faut
qu’il s’adresse justement à Mme Velden, qui est la plus mauvaise langue de tout
le quartier !… À cette heure, tout le monde doit être au courant…
Elle s’était levée. Machinalement,
elle versait de l’eau bouillante sur le filtre de la cafetière. Puis elle
sortait une nappe d’une armoire.
— Voilà à quoi cela sert
d’avoir fait des sacrifices pour t’élever !… La police qui s’occupe de
nous, qui va peut-être venir dans la maison !… Je ne sais pas comment ton
père prendra la chose… Mais je sais bien que le mien t’aurait chassé… Quand je
pense que tu n’as même pas dix-sept ans !… C’est sa faute, à ton
père !… C’est lui qui te laisse sortir jusqu’à des trois heures du matin…
Quand je me fâche, il prend ton parti…
Sans savoir pourquoi, Jean avait la
certitude que le soi-disant policier était l’homme aux larges épaules. Il
fixait le sol, farouchement.
— Ainsi, tu ne dis rien ?
Tu ne veux pas avouer ce que tu as fait ?
— Je n’ai rien fait, mère…
— Et la police s’occuperait de
toi si tu n’avais rien fait ?
— Ce n’est pas sûr que ce soit
la police !
— Qu’est-ce que ce serait,
alors ?
Il eut soudain le courage de mentir,
pour en finir avec cette scène pénible.
— Peut-être des gens qui
voudraient me prendre comme employé et qui cherchent à avoir des
renseignements… je suis mal payé où je travaille… Je me suis adressé de divers
côtés pour trouver une nouvelle place…
Elle le regarda d’une façon aiguë.
— Tu mens !
— Je te jure…
— Tu es sûr que Delfosse et toi
n’avez pas fait une bêtise ?
— Je te jure, mère…
— Eh bien ! dans ce
cas-là, tu ferais bien d’aller voir Mme Velden… Ce n’est pas la peine qu’elle
raconte à tout le monde que la police te cherche !
La clé tourna dans la serrure de la
porte d’entrée. M. Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait au
portemanteau, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil
d’osier.
— Déjà rentré, Jean ?
Il s’étonna des yeux rouges de sa
femme, de la mine renfrognée du jeune homme.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien !… Je grondais
Jean… Je voudrais ne plus le voir rentrer à des heures indues… Comme s’il
n’était pas assez bien ici, en famille…
Et elle posait les couverts sur la
table, remplissait les tasses. Tout en mangeant, M. Chabot lisait le journal,
le commentait.
— Encore une affaire qui fera
du bruit !… Un cadavre dans une malle d’osier… Un étranger,
naturellement !… Et sans doute un espion…
Changeant d’idée :
— M. Bogdanowski a payé ?
— Pas encore. Il m’a dit qu’il
attendait l’argent mercredi !
— Comme il l’attend depuis
trois semaines ! Tant pis ! Mercredi, tu lui annonceras que cela ne
peut pas continuer…
L’atmosphère était lourde, pleine
d’odeurs familières, avec des reflets sur les casseroles de cuivre, les taches
vives d’un calendrier réclame fixé au mur depuis trois ans et servant de
porte-journaux.
Jean mangeait machinalement et peu à
peu il s’engourdissait. Dans ce décor de tous les jours, il se prenait à douter
de la réalité des événements du dehors. C’est ainsi qu’il eut peine à imaginer
que deux heures plus tôt il était dans la chambre d’une danseuse qui mettait
ses bas devant lui, le peignoir ouvert sur un corps pâle, charnu, un peu
fatigué.
— Tu as demandé le
renseignement au sujet de la maison ?
— Quelle maison ?
— La maison de la rue
Féronstrée.
— Je… C’est-à-dire que j’ai
oublié…
— Comme toujours !
— J’espère que ce soir tu vas
te reposer ! Tu as une sale tête.
— Oui… Je ne sors pas…
— Ce sera la première fois
cette semaine ! intervint Mme Chabot, qui n’était pas encore tout à fait
rassurée et qui guettait les expressions de physionomie de son fils.
La boîte aux lettres claqua. Jean
eut la certitude que c’était pour lui et il se précipita dans le corridor pour
aller ouvrir. M. et Mme Chabot regardaient par la porte vitrée.
— Encore ce Delfosse ! fit
Mme Chabot. Il ne peut pas laisser Jean tranquille. Si cela continue, j’irai
trouver ses parents…
On les voyait tous les deux parler
bas sur le seuil. Plusieurs fois Chabot se retourna pour s’assurer qu’on ne les
écoutait pas. Il semblait résister à une sollicitation pressante.
Et soudain il cria, sans revenir à
la cuisine :
— Je rentre tout de
suite !
Mme Chabot se leva pour l’empêcher
de partir. Mais déjà, avec des gestes que la hâte rendait fébriles, il prenait
son chapeau au portemanteau, gagnait la rue, refermait la porte avec fracas.
— Et tu le laisses agir
ainsi ? lança-t-elle à son mari. C’est cela, le respect que tu lui
inspires ? Si tu avais un peu plus d’autorité…
Elle continua à parler de la sorte,
sous la lampe, tout en mangeant, tandis que M. Chabot louchait vers son journal
qu’il n’osait pas reprendre avant la fin de cette diatribe.
— Tu es sûr ?
— Certain… Je l’ai bien
reconnu… Il était autrefois inspecteur dans notre quartier…
Delfosse avait plus que jamais la
tête en lame de couteau, et, tandis qu’il passait sous un bec de gaz, son
compagnon constata qu’il était livide. Il fumait, à petites bouffées
fiévreuses.
— Je n’en peux plus… Voilà déjà
quatre heures que cela dure… Tiens ! Retourne-toi vite… Je l’entends à
moins de cent mètres de nous…
On ne distinguait que la silhouette
banale d’un homme qui marchait le long des maisons de la rue de la Loi.
— Cela a commencé tout de suite
après le déjeuner… Peut-être avant… Mais je ne m’en suis aperçu qu’en
m’installant à la terrasse du Pélican… Il s’est assis à une table voisine… Je
l’ai reconnu… Il y a deux ans qu’il est de la police secrète. Mon père a eu
besoin de lui à la suite d’un vol de métaux dans les chantiers… Il s’appelle
Gérard ou Girard… Je ne sais pas pourquoi je me suis levé… Cela m’énervait…
J’ai suivi la rue de la Cathédrale et il s’est mis à marcher derrière moi… Je
suis entré dans un autre café… Il m’attendait à cent mètres… Je suis allé au
Cinéma Mondain et je l’ai retrouvé trois rangées plus loin… Je ne sais pas tout
ce que j’ai fait d’autre… J’ai marché… J’ai pris des tramways… À cause des
billets que j’ai dans ma poche !… Je voudrais bien m’en débarrasser, car
s’il me fouille… je ne pourrai expliquer d’où ils viennent… Tu ne veux pas dire
que c’est à toi ?… Par exemple que ton patron te les a remis pour une
commission…
— Non !
Delfosse avait le front en sueur, le
regard à la fois dur et inquiet.
— Il faut pourtant que nous
fassions quelque chose… Il finira par nous interpeller… Je suis allé chez toi
parce que, quand même, c’est ensemble que…
— Tu n’as pas dîné ?
— Je n’ai pas faim… Si, en
passant sur le pont, je jetais les billets dans la Meuse ?…
— Il s’en apercevra !
— Je pourrais toujours aller au
lavabo, dans un café… Ou plutôt… Écoute ! Nous allons nous installer
quelque part et c’est toi qui iras au lavabo pendant qu’il continuera à me
surveiller…
— Et s’il me rejoint ?
— Il ne te rejoindra pas… Sans
compter que c’est ton droit de fermer la porte à clé…
Ils étaient toujours dans le
quartier d’Outre-Meuse.
Ils entendaient derrière eux les pas
réguliers du policier, qui n’avait pas l’air de vouloir se cacher.
— Si l’on entrait plutôt au
Gai-Moulin ?… Cela paraîtra plus naturel… Nous y allons presque tous les
soirs… Et si nous avions tué le Turc, nous n’y mettrions plus les pieds…
— Il est trop tôt !
— Nous attendrons…
Ils ne parlèrent plus. Ils
franchirent la Meuse, errèrent dans les rues du centre en s’assurant de temps
en temps que Girard était toujours sur leurs talons.
Rue du Pot-d’Or, ils virent
l’enseigne lumineuse de la boîte de nuit qu’on venait d’ouvrir.
— On entre ?
Ils se rappelaient leur fuite de la
nuit précédente et il leur fallait un gros effort pour avancer. Victor était à
la porte, sa serviette sur le bras, ce qui signifiait qu’il n’y avait guère de
clients.
— Allons !
— Bonsoir, messieurs !…
Vous n’avez pas rencontré Adèle ?…
— Non ! Elle n’est pas
arrivée ?
— Pas encore ! C’est
curieux, car elle est toujours à l’heure ! Entrez… Porto ?…
— Porto, oui !
La salle était vide. Les musiciens
ne se donnaient pas la peine de jouer. Ils bavardaient en observant la porte
d’entrée. Le patron, en veste blanche, arrangeait des petits drapeaux
américains et anglais derrière son bar.
— Bonsoir, messieurs !
cria-t-il de loin. Ça va ?…
— Ça va !
Le policier entrait à son tour.
C’était un homme encore jeune, qui ressemblait un peu au second clerc de
l’étude. Il refusa de remettre son chapeau au chasseur, s’assit près de la
porte.
Un signe du patron aux musiciens et
ceux-ci déclenchèrent le jazz, cependant que le danseur professionnel, assis
tout au fond de la salle où il était occupé à écrire une lettre, s’approcha de
l’unique danseuse arrivée.
— Va !…
Delfosse poussait quelque chose dans
la main de son compagnon et Jean hésitait à s’en saisir. Le policier les
regardait. Mais l’action était sous la table.
— C’est le moment…
Chabot se décida à saisir les
billets poisseux. Il les garda dans sa main, pour ne pas esquisser de gestes
inutiles, se leva.
— Je reviens !… dit-il à
voix haute.
Delfosse avait peine à cacher son
soulagement et malgré lui il lança à son suiveur un regard triomphant.
Le patron arrêtait Jean.
— Attendez que je vous donne la
clé ! La préposée n’est pas arrivée… Je ne sais pas ce qu’elles ont toutes
aujourd’hui à être en retard !…
La porte de la cave était
entrouverte et il en sortait des bouffées d’air humide qui firent frissonner le
jeune homme.
Delfosse but son porto d’un trait.
Il eut l’impression que cela lui faisait du bien et il avala ensuite celui de
son ami. L’inspecteur ne bougeait pas ! Donc, la manœuvre avait
réussi ! Dans quelques instants, la chasse d’eau emporterait les billets
de banque compromettants.
À ce moment, Adèle entra, vêtue d’un
manteau de satin noir bordé de fourrure blanche. Elle adressa un bonjour aux
musiciens, serra la main de Victor.
— Tiens ! dit-elle à
Delfosse. Ton ami n’est pas ici ? Je l’ai vu cet après-midi. Il est venu
chez moi. Quel drôle de type ! Tu permets que je me déshabille ?…
Elle laissa son manteau derrière le
comptoir, où elle échangea quelques mots avec le patron, revint vers le jeune
homme, à côté de qui elle s’assit.
— Deux verres… Tu es avec
quelqu’un ?
— Avec Jean.
— Où est-il ?
— Là-bas…
Il désignait la porte du regard.
— Ah ! bon. Qu’est-ce
qu’il fait, son père ?
— Il est comptable, dans une
compagnie d’assurances, je crois…
Elle ne dit rien. Cela lui
suffisait. C’était bien ce qu’elle avait pensé.
— Pourquoi ne viens-tu plus
avec ton auto ?
— C’est l’auto de mon père. Je
n’ai pas de permis de conduire. Alors, je ne la prends que quand il est en
voyage. La semaine prochaine, il partira dans les Vosges. Si vous… si tu veux
qu’on fasse une balade tous les deux… Jusqu’à Spa, par exemple ?…
— Qui est-ce, ce
type-là ?… Il n’est pas de la police ?…
— Je ne sais pas… balbutia-t-il
en rougissant.
— Il a une tête qui ne me
revient pas… Dis donc ! tu es sûr que ton ami n’est pas évanoui ?…
Victor !… Un sherry… Tu ne danses pas ?… C’est pas que j’y tienne,
mais le patron aime qu’il y ait de l’animation…
Il y avait vingt minutes que Chabot
avait disparu. Delfosse dansa si mal qu’au milieu de la danse ce fut Adèle qui
se mit d’autorité à conduire.
— Tu permets ?… Je vais
voir ce qu’il devient…
Il poussa la porte des lavabos. Jean
n’y était pas. Par contre, la préposée rangeait sur une serviette les objets de
toilette.
— Vous n’avez pas vu mon
ami ?
— Non… Je viens d’arriver…
— Par la petite porte ?
— Comme toujours !
Il l’ouvrit. La ruelle était
déserte, pluvieuse et froide, piquée du feu clignotant d’un seul bec de gaz.
IV
Les fumeurs de pipe
Ils étaient quatre, dans l’immense
local où des tables couvertes de papier buvard servaient de bureau. Les lampes
avaient des abat-jour en carton vert. Les portes étaient ouvertes sur des
pièces vides.
C’était le soir. Il n’y avait que
ceux de la Sûreté à attendre, en fumant des pipes. Un grand roux, le
commissaire Delvigne, était assis au bord d’une table et tortillait de temps en
temps ses moustaches. Un jeune inspecteur faisait des dessins sur le buvard.
Celui qui parlait était un petit homme râblé, qui venait évidemment de la
campagne et qui était resté paysan des pieds à la tête.
— Sept francs pièce en les
prenant par douze ! Des pipes qu’on paierait vingt francs dans n’importe
quel magasin… Pas un défaut, hein !… C’est mon beau-frère qui est à la
fabrique, à Arlon.
— On pourrait en commander deux
douzaines, pour toute la brigade.
— C’est ce que j’ai écrit à mon
beau-frère. À propos, lui qui est du métier m’a donné un tuyau épatant pour
culotter les pipes…
Le commissaire balançait une jambe
dans le vide. Tout le monde suivait attentivement la conversation. Tout le
monde fumait. Dans la lumière crue des lampes, on voyait s’étirer des nuages
bleuâtres.
— Au lieu de la bourrer
n’importe comment, vous saisissez le fourneau comme ceci…
La porte s’ouvrit. Un homme entra,
qui en poussait un autre devant lui. Le commissaire jeta un coup d’œil vers les
nouveaux arrivants, questionna de loin :
— C’est toi, Perronet ?
— C’est moi, chef !
Et, au spécialiste des pipes :
— Dépêche-toi…
On laissait le jeune homme debout
près de la porte et il dut écouter tout le discours sur la façon de culotter
les pipes.
— Tu en veux une aussi ?
demanda-t-on à Perronet. Des pipes en racine de bruyère véritable pour sept
francs, grâce à mon beau-frère qui est contremaître à Arlon…
Et le commissaire, sans changer de
place, lança :
— Avancez un peu, mon
garçon !
C’était Jean Chabot, exsangue, les
yeux si fixes qu’on pouvait craindre une crise de nerfs. Les autres le
regardaient, tout en fumant, tout en échangeant encore quelques phrases entre
eux. Et, même, une plaisanterie les fit rire.
— Où l’as-tu pincé,
Perronet ?
— Au Gai-Moulin… Et au bon
moment !… Juste comme il allait jeter des billets de cent dans les
cabinets.
Cela n’étonna personne. Le
commissaire chercha autour de lui.
— Qui veut remplir les
feuilles ?
Le plus jeune se mit à une table,
prit du papier avec des formules imprimées.
— Nom, prénoms, âge,
profession, adresse, condamnations antérieures… Allons ! répondez…
— Chabot, Jean-Joseph-Émile,
employé, 53, rue de la Loi…
— Pas de condamnations ?
— Non !
Les mots sortaient difficilement de
la gorge trop serrée.
— Le père ?
— Chabot, Émile, comptable…
— Jamais condamné non
plus ?
— Jamais !
— La mère ?
— Élisabeth Doyen,
quarante-deux ans…
Personne n’écoutait. C’était la
partie administrative de l’interrogatoire. Le commissaire à moustaches rousses
allumait lentement une pipe d’écume, se levait, faisait quelques pas de long en
large, demandait à quelqu’un :
— On s’est occupé du suicide du
quai de Coronmeuse ?
— Gerbert y est !
— Bon ! À vous, jeune
homme… Et, si vous voulez un bon conseil, n’essayez pas de faire le
malin !… Vous étiez hier soir au Gai-Moulin en compagnie d’un certain
Delfosse, dont nous nous occuperons plus tard… À vous deux, vous n’aviez pas de
quoi payer vos consommations et vous en deviez des jours précédents… Est-ce
exact ?
Jean Chabot ouvrit la bouche, la
referma sans avoir rien dit.
— Vos parents ne sont pas
riches. Vous ne gagnez pas grand-chose. N’empêche que vous menez une vie de
bâton de chaise… Vous devez de l’argent un peu partout… Est-ce vrai ?
Le jeune homme baissa la tête et
continua à sentir les regards des cinq hommes braqués sur lui. Le ton du
commissaire était condescendant, avec une pointe de mépris.
— Même au marchand de
tabac ! Car, hier, vous lui deviez encore de l’argent… On connaît
ça ! Des petits jeunes gens qui veulent jouer au noceur et qui n’en ont
pas les moyens… Combien de fois avez-vous chipé de l’argent dans le
portefeuille de votre père ?…
Jean devint cramoisi. Cette phrase,
c’était pis qu’une gifle ! Et, le plus terrible, c’est qu’elle était à la
fois juste et injuste.
Dans le fond, tout ce que disait le
commissaire était vrai. Mais la vérité, présentée ainsi, sous un jour aussi
cru, sans la moindre nuance, n’était presque plus la vérité.
Chabot avait commencé par boire des
demis avec des amis, au Pélican. Il s’était habitué à en boire tous les soirs,
parce que c’était là qu’on se rencontrait et qu’on créait une chaude atmosphère
de camaraderie.
L’un payait sa tournée, l’autre la
sienne. Des tournées qui revenaient de six à dix francs.
L’heure était si agréable !
Après le bureau, après les semonces du premier clerc, être là, dans le café le
plus luxueux de la ville, à regarder passer les gens rue du Pont-d’Avroy, à
serrer des mains, à voir de jolies femmes qui parfois venaient s’asseoir à la
même table.
Tout Liège ne leur appartenait-il
pas ?
Delfosse payait plus de tournées que
les autres, parce qu’il avait le plus d’argent en poche.
— On va au Gai-Moulin, ce
soir ?… Il y a une danseuse épatante…
C’était encore plus grisant. Les
banquettes grenat. L’atmosphère lourde et chaude, parfumée, avec la musique, la
familiarité de Victor et surtout la familiarité des femmes aux épaules nues qui
relevaient leur robe pour tendre leurs bas.
Alors, peu à peu, cela devenait un
besoin. Une fois, une seule, parce qu’il ne voulait pas toujours laisser payer
les autres, Jean avait pris de l’argent, non pas chez lui, mais dans la petite
caisse. Il avait compté plus cher une série d’envois recommandés… Vingt francs
à peine !
— Je n’ai jamais volé mon père.
— Il est vrai qu’il ne doit pas
avoir beaucoup à voler !… J’en reviens à la soirée d’hier… Vous êtes tous
les deux au Gai-Moulin… Vous n’avez pas le sou… Et vous offrez encore à boire à
une danseuse !… Donnez-moi vos cigarettes…
Le jeune homme tendit son paquet
sans comprendre.
— Des Luxor à bout de liège…
C’est bien ça, Dubois ?
— C’est cela même !
— Bon ! Il y a dans
l’établissement un homme qui paraît riche, qui boit du champagne, qui doit avoir
un portefeuille bien garni… Contre votre habitude, vous sortez par la petite
porte… Or, aujourd’hui, on a retrouvé dans l’escalier de la cave, près de cette
issue, deux bouts de cigarettes et des traces de piétinements qui tendraient à
prouver qu’au lieu de sortir réellement vous vous êtes cachés là… L’étranger a
été tué… Au Gai-Moulin où ailleurs… Son portefeuille a été volé… De même,
d’ailleurs, que son étui à cigarettes en or… Aujourd’hui, vous payez vos
dettes !… Et, ce soir, vous essayez, vous sentant traqué, de jeter de
l’argent dans les W-C…
Tout cela était dit sur un ton
indifférent, comme si le commissaire eût à peine pris cette affaire au sérieux.
— Et voilà, jeune homme,
comment on tourne mal !… Mettez-vous à table ! C’est ce que vous avez
de mieux à faire… On pourra peut-être vous en tenir compte…
Sonnerie de téléphone. Tout le monde
se tut, sauf un inspecteur qui décrocha.
— Allô ! oui… Bon !…
Dites-lui que le fourgon passera tout à l’heure…
Et, aux autres, après avoir
raccroché :
— C’est pour la bonniche qui
s’est suicidée… Les patrons ont hâte de voir partir le corps…
Chabot regardait fixement le
plancher sale. Il serrait les dents si fort qu’on ne les eût pas desserrées
avec la lame d’un couteau.
— Où avez-vous attaqué
Graphopoulos ?… Dans la boîte de nuit ?… À la sortie ?…
— Ce n’est pas vrai ! râla
Jean. Je vous jure, sur la tête de mon père…
— Ça va ! Laissez votre
père tranquille ! Son cas n’est déjà pas drôle comme ça…
Et ces mots déclenchèrent un
tremblement convulsif. Jean regarda autour de lui avec épouvante. Il réalisait
seulement sa situation. Il comprenait que, dans une heure ou deux, ses parents
seraient au courant !
— Ce n’est pas possible !
Ce n’est pas vrai ! Je ne veux pas ! hurla-t-il.
— Doucement, jeune homme !
— Je ne veux pas ! Je ne
veux pas ! Je ne veux pas !…
Et il se jeta sur un inspecteur qui
était entre lui et la porte. La lutte fut courte. Le jeune homme ne savait même
pas ce qu’il voulait. Il était hors de lui. Il criait. Il hoquetait. Et il
finit par rouler par terre en gémissant toujours, en se tordant les bras.
Les autres le regardaient en fumant,
en échangeant des coups d’œil.
— Un verre d’eau,
Dubois !… Qui est-ce qui a du tabac ?…
Et le verre d’eau fut lancé au
visage de Chabot, dont la crise nerveuse dégénéra en crise de larmes. Ses
doigts essayaient de s’enfoncer dans sa gorge.
— Je ne veux pas !… Je ne
veux pas !…
Le commissaire haussa les épaules,
grommela :
— Tous les mêmes, ces sales
gamins… Et tout à l’heure il faudra recevoir le père et la mère !…
L’ambiance n’était comparable qu’à
celle d’un hôpital où des médecins sont réunis autour d’un patient qui se débat
contre la mort.
Ils étaient cinq à entourer un jeune
homme, un gamin. Cinq hommes dans la force de l’âge, qui en avaient vu d’autres
et qui ne voulaient pas se laisser émouvoir.
— Allons ! lève-toi !
dit le commissaire avec impatience.
Et Chabot obéit docilement. Sa
résistance était brisée.
La crise lui avait cassé les nerfs.
Il regardait autour de lui avec effroi, comme une bête qui abandonne la lutte.
— Je vous en supplie…
— Dis-nous plutôt d’où vient
l’argent !
— Je ne sais pas… Je vous jure…
Je…
— Ne jure pas si souvent !
Le complet noir était plaqué de
poussière. Et, en essuyant son visage de ses mains sales, Chabot traça sur ses
joues des sillons gris.
— Mon père est déjà malade… Une
maladie de cœur… Il a eu une crise, l’an dernier, et le médecin a recommandé
d’éviter les émotions…
Il parlait d’une voix monotone. Il
était abruti.
— Fallait pas faire de bêtises,
mon petit !… Et maintenant tu ferais mieux de parler… Qui est-ce qui a
frappé ?… Est-ce toi ?… Est-ce Delfosse ?… Encore un qui devait
tourner mal, celui-là !… Et même, s’il y en a un à saler, ce sera sans
doute lui…
Un nouveau policier entra, salua
gaiement les autres, alla s’asseoir à sa table, où il feuilleta un dossier.
— Je n’ai pas tué… Je ne savais
même pas…
— Bon ! J’admets que tu
n’as pas tué…
Maintenant qu’il tutoyait le jeune
homme, le commissaire se montrait plus paternel.
— Du moins sais-tu quelque
chose… L’argent n’est pas venu tout seul dans ta poche… Tu n’en avais pas hier
et tu en as aujourd’hui… Donnez-lui une chaise, vous autres…
Car on voyait nettement Chabot
osciller. Il ne tenait plus debout. Il se laissa tomber sur la chaise à fond de
paille, se prit la tête à deux mains.
— Ne te presse pas de répondre…
Prends ton temps… Dis-toi bien que c’est encore le meilleur moyen de s’en
tirer… D’ailleurs, tu n’as pas dix-sept ans… C’est devant le Tribunal pour
enfants que tu passeras… Et tu ne risques guère que la maison de correction…
Une idée venait de frapper Chabot,
qui regarda autour de lui avec des yeux moins troubles. Tour à tour, il fixa
ses bourreaux. Il ne voyait personne parmi eux qui ressemblât à l’homme aux
larges épaules…
Est-ce qu’il ne s’était pas trompé à
son sujet ? L’inconnu était-il bien de la police ? N’était-ce pas
plutôt lui l’assassin ? Il était au Gai-Moulin la veille. Il était resté
après les deux jeunes gens !
Et, s’il les avait suivis,
n’était-ce pas justement pour essayer de les faire arrêter à sa place ?
— Je crois que je
comprends !… s’écria-t-il, pantelant d’espoir… Oui, je pense que je
connais l’assassin… Un homme très grand, très fort, avec un visage rasé…
Le commissaire haussa les épaules.
Mais Chabot ne se laissa pas désarçonner.
— Il est entré au Gai-Moulin
presque tout de suite après le Turc… Il était tout seul… Aujourd’hui, je l’ai
revu, alors qu’il me suivait… Et il est allé demander des renseignements sur
moi à la légumière…
— Qu’est-ce qu’il
raconte ?
L’inspecteur Perronet
grommela :
— Je ne sais pas au juste.
Mais, en effet, il y avait hier au Gai-Moulin un client que personne ne
connaissait…
— Quand est-il sorti ?
Le commissaire regarda attentivement
Chabot qui reprenait espoir, puis ne s’occupa plus de lui. C’était aux autres
qu’il s’adressait maintenant.
— En somme, quel est l’ordre
exact des sorties ?
— D’abord les deux jeunes gens…
Du moins une fausse sortie, puisqu’il est établi qu’ils étaient cachés dans la
cave… Ensuite le danseur et les musiciens… On fermait… L’homme en question a
emmené Adèle, qui est attachée à l’établissement…
— Il restait donc le patron,
Graphopoulos et les deux garçons…
— Pardon, un des garçons, celui
qu’on appelle Joseph, était parti en même temps que les musiciens…
— Donc, le patron, un garçon et
le Grec…
— Et les deux jeunes gens dans
la cave…
— Que dit le patron ?
— Que son client est sorti à ce
moment et qu’avec Victor il a éteint les lumières et fermé les portes…
— On n’a plus revu l’autre,
dont parle Chabot ?
— Non ! On me l’a décrit
aussi comme un homme grand et large d’épaules… Un Français, croit-on, car il
n’avait pas l’accent d’ici…
Le commissaire bâilla, marqua
quelque impatience dans la façon dont il débourra sa pipe.
— Téléphonez donc au Gai-Moulin
et demandez à Girard ce qui s’y passe…
Chabot attendait avec anxiété.
C’était encore plus affreux que précédemment, parce que maintenant il y avait
une lueur d’espoir. Mais il craignait de se tromper. Cette peur était douloureuse.
Ses mains se crispaient sur le rebord de la table. Son regard allait de l’un à
l’autre, et surtout à l’appareil téléphonique.
— Allô !… Le Gai-Moulin,
s’il vous plaît, mademoiselle…
Et le policier aux pipes de demander
aux autres :
— Alors, c’est entendu, j’écris
à mon beau-frère ?… Au fait, qu’est-ce que vous préférez ? Pipes
droites ou pipes courbes ?…
— Droites ! répliqua le
commissaire.
— Donc, deux douzaines de pipes
droites… Dites donc, vous n’avez plus besoin de moi ?… J’ai mon gosse qui
a la rougeole et…
— Tu peux aller.
Avant de sortir, le policier jeta un
dernier coup d’œil à Jean Chabot, demanda à voix basse à son chef :
— On le garde ?
Et le jeune homme, qui avait
entendu, essayait de surprendre la réponse, tous les sens tendus.
— Sais pas encore… En tout cas
jusqu’à demain… Le Parquet décidera…
Tout espoir était perdu. Les muscles
de Jean se détendirent. Qu’on le relâchât le lendemain, c’était trop tard. Ses
parents sauraient ! À l’heure même, ils l’attendaient,
s’inquiétaient !
Mais il ne pouvait plus pleurer.
Tout son être s’avachissait. Il entendit vaguement la conversation téléphonique.
— Girard ?… Alors,
qu’est-ce qu’il fait là-bas ?… Comment ?… Ivre mort ?… Oui, il
est toujours ici… Non !… Il nie, bien entendu !… Attends ! Je
vais demander au patron !…
S’adressant au commissaire :
— Girard demande ce qu’il doit
faire. Le jeune homme est ivre mort… Il a commandé du champagne et il boit avec
la danseuse, qui ne vaut pas beaucoup mieux que lui… On l’arrête ?
Le chef regarda Jean en soupirant.
— Nous en avons déjà un…
Non ! qu’on le laisse tranquille… peut-être commettra-t-il une imprudence…
Mais que Girard ne le lâche pas !… Il n’a qu’à nous téléphoner tout à
l’heure…
Le commissaire s’était installé dans
le seul fauteuil de la pièce et, les yeux clos, il paraissait dormir. Mais le
filet de fumée qui s’élevait de sa pipe prouvait qu’il n’en était rien.
Un inspecteur remettait au net
l’interrogatoire de Jean Chabot. Un autre faisait les cent pas, attendant avec
impatience qu’il fût trois heures pour aller se coucher.
Il faisait plus frais. La fumée
elle-même semblait froide. Le jeune homme ne dormait pas. Ses pensées
s’embrouillaient. Les deux coudes sur une table, il fermait les yeux, les
ouvrait, les fermait à nouveau. Et chaque fois que ses paupières s’écartaient,
il voyait un même papier à en-tête sur lequel était écrit en belle
anglaise :
Procès-verbal a été dressé au
sieur Joseph Dumourois, journalier, domicilié à Flémalle-Haute, pour vol de
lapins au préjudice de…
Le reste était caché par un
sous-main.
Sonnerie de téléphone. L’inspecteur
qui marchait alla décrocher.
— Oui… Bon !…
Entendu !… Je vais le lui dire !… Un qui ne s’embêtera pas,
celui-là !…
Il s’approcha du chef.
— C’est Girard… Delfosse et la
danseuse ont pris un taxi et se sont fait conduire au domicile d’Adèle, rue de
la Régence… Ils sont rentrés ensemble… Girard monte la garde…
Dans la brume rougeâtre qui
envahissait son cerveau, Jean imagina la chambre d’Adèle, le lit qu’il avait vu
défait, la danseuse qui se dévêtait, allumait le réchaud à alcool…
— Vous n’avez toujours rien à
dire ? lui demanda le chef sans quitter son fauteuil.
Il ne répondit pas. Il n’en avait
pas la force. C’est à peine s’il comprit que c’était à lui qu’on s’adressait.
Un soupir du commissaire, qui dit à
l’inspecteur :
— Tu peux aller !…
Laisse-moi seulement un peu de tabac…
— Vous croyez que vous
arriverez à quelque chose ?
Et le regard désignait la silhouette
noire de Jean pliée en deux, le torse sur la table.
Un nouveau haussement d’épaules.
Et un grand trou dans la mémoire de
Chabot. Un trou noir, grouillant de formes obscures, avec des étincelles rouges
qui traversaient le tout sans rien éclairer.
Il se dressa en entendant une
sonnerie insistante. Il vit trois grandes fenêtres pâles, des lampes jaunâtres,
le commissaire qui se frottait les yeux, saisissait machinalement sa pipe
éteinte sur la table et s’avançait, les jambes gourdes, vers le téléphone.
— Allô ! oui !…
Allô !… La Sûreté, oui !… Mais non, mon vieux… Il est ici…
Comment ?… Qu’il vienne le voir si ça lui fait plaisir…
Et le commissaire, la bouche
pâteuse, alluma sa pipe, en tira quelques bouffées amères avant de se camper
devant Chabot.
— C’est ton père, qui signale
ta disparition au commissariat de la 6e Division… Je crois qu’il va
venir.
Brutalement, des rayons de soleil
émergèrent d’un toit voisin, enflammèrent une des vitres, tandis que des hommes
de peine arrivaient avec des seaux et des brosses pour nettoyer les locaux.
Une rumeur confuse montait du marché
qui se tenait à deux cents mètres, en face de l’Hôtel de Ville. Les premiers
tramways circulaient en sonnaillant comme s’ils eussent pour mission de
réveiller la cité.
Jean Chabot, le regard trouble, se
passait lentement la main dans les cheveux.
V
Confrontation
Le souffle rauque cessa au moment où
Delfosse ouvrait les yeux, et aussitôt il se dressa sur son séant, lança autour
de lui un regard apeuré.
Les rideaux de la chambre n’avaient
pas été fermés et l’ampoule électrique brûlait toujours, mêlant ses rayons
jaunes à la lumière du jour. Une rumeur de ville en pleine activité montait de
la rue.
Plus près, une respiration
régulière. C’était Adèle, à demi dévêtue seulement, couchée sur le ventre, la
tête dans l’oreiller. Une chaleur moite se dégageait de son corps. Un pied
était encore chaussé et le haut talon s’enfonçait dans l’édredon de soie or.
René Delfosse était malade. Sa
cravate l’étranglait. Il se leva pour chercher de l’eau, en trouva dans la
carafe, mais ne vit pas de verre. Il but l’eau tiédie à même le récipient,
goulûment, se regarda dans le miroir de la toilette.
Son cerveau était lent. Les
souvenirs ne venaient qu’un à un et il subsistait des trous. Par exemple, il ne
se souvenait pas de la façon dont il était arrivé dans cette chambre. Il
interrogea sa montre. Elle était arrêtée, mais l’activité du dehors indiquait
qu’il était au moins neuf heures du matin. Une banque, en face, était ouverte.
— Adèle !… appela-t-il
pour ne plus être seul.
Elle remua, se mit sur le flanc, en
chien de fusil, mais ne s’éveilla pas.
— Adèle !… Il faut que je
te parle…
Il la contemplait sans désir.
Peut-être même, à ce moment, la chair blanche de la femme l’écœurait-elle un
peu ?
Elle ouvrit un œil, haussa les
épaules, se rendormit. À mesure qu’il reprenait ses esprits, Delfosse devenait
plus nerveux. Son regard trop mobile ne s’arrêtait nulle part. Il marcha vers
la fenêtre, reconnut sur le trottoir d’en face l’inspecteur de police qui
allait et venait sans quitter la porte des yeux.
— Adèle !… Éveille-toi,
pour l’amour de Dieu !…
Il avait peur ! Une peur
blanche ! Il ramassa son veston qui était par terre et, quand il l’eut
endossé, il tâta machinalement les poches. Elles ne contenaient pas un centime.
Il but à nouveau et l’eau tombait,
trop lourde, trop fade, sur son estomac malade. Un instant, il crut qu’il
allait vomir, que cela le soulagerait, mais il n’y parvint pas.
La danseuse dormait toujours, les
cheveux défaits, le visage luisant. Un sommeil têtu, dans lequel elle semblait
s’enfoncer farouchement.
Delfosse remettait ses souliers,
apercevait sur la table le sac de sa compagne. Alors une idée lui vint. Il alla
s’assurer que le policier était encore dehors. Puis il attendit que le souffle
d’Adèle fût plus régulier.
Il ouvrit le sac sans bruit.
Pêle-mêle avec le rouge, la poudre et de vieilles lettres, il y avait environ
neuf cents francs qu’il poussa dans sa poche.
Elle n’avait pas bougé. Il marcha
vers la porte, sur la pointe des pieds. Il descendit l’escalier mais, au lieu
de gagner la rue, il se dirigea vers la cour. C’était la cour de l’épicerie,
encombrée de caisses et de tonneaux. Une porte cochère s’ouvrait sur une autre
rue, où des camions attendaient.
Delfosse dut faire un effort pour ne
pas courir. Et une demi-heure plus tard, il arrivait, en nage, devant la gare
des Guillemins.
L’inspecteur Girard serra la main du
collègue qui s’approchait de lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le commissaire demande que tu
lui amènes le jeune homme et la danseuse. Voici les mandats.
— L’autre a avoué ?
— Il nie ! Ou plutôt il
raconte je ne sais quelle histoire d’argent volé par son ami dans une
chocolaterie. Son père est là-bas. Ce n’est pas gai…
— Tu viens avec moi ?
— Le patron n’a pas précisé…
Pourquoi pas ?…
Et ils entrèrent dans l’immeuble,
frappèrent à la porte de la chambre. Personne ne répondit. Alors l’inspecteur
Girard tourna le bouton de la porte, qui s’ouvrit. Comme si elle eût senti le
danger, Adèle s’éveilla soudain, se souleva sur les coudes, questionna d’une
voix pâteuse :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police ! J’ai un mandat
contre vous deux.
» Mais tonnerre de Dieu !
où est passé le jeune homme ?…
Elle le chercha du regard, elle
aussi, tout en poussant ses jambes hors du lit. Une sorte d’instinct lui fit
repérer son sac et elle se précipita vers l’objet ouvert, le fouilla
fébrilement, glapit :
— Le voyou ! Il a filé
avec mon argent !…
— Vous ne saviez pas qu’il
était parti ?
— Je dormais… Mais il me le
paiera !… Voyez-vous ces crapules de fils à papa !…
Girard avait aperçu un étui à
cigarettes en or sur la table de nuit.
— À qui est-ce ?
— C’est lui qui l’aura oublié
ici… Il l’avait dans les mains, hier au soir…
— Habillez-vous !
— On m’arrête ?
— J’ai en tout cas un mandat
d’amener contre une certaine Adèle Bosquet, exerçant la profession de danseuse.
» Je suppose que c’est bien
vous ?
— Ça va !
Elle ne s’affolait pas. Sa
préoccupation dominante ne semblait pas être cette arrestation, mais le vol
dont elle venait d’être victime. Tout en remettant de l’ordre dans sa coiffure,
elle répéta deux ou trois fois :
— Le voyou !… Et moi qui
dormais tranquillement !…
Les deux policiers regardaient
autour d’eux en connaisseurs, échangeaient des œillades.
— Vous croyez que ce sera pour
longtemps ? questionna-t-elle encore. Parce que, alors je prendrais du
linge de rechange…
— Savons rien du tout ! On
a reçu un ordre…
Elle haussa les épaules,
soupira :
— Du moment que je n’ai rien à
me reprocher !
Et, se dirigeant vers la
porte :
— Je vous attends… Vous avez
une voiture, au moins ?… Non ?… Alors j’aime autant marcher toute
seule… Vous n’avez qu’à me suivre…
Elle fit claquer rageusement le
fermoir de son sac, qu’elle emporta, tandis que l’inspecteur glissait l’étui à
cigarettes dans sa poche.
D’elle-même, une fois dehors, elle
se dirigea vers les bureaux de la police, où elle entra sans hésitation, ne
s’arrêta que dans le large corridor.
— Par ici ! dit Girard. Un
moment ! Je vais demander au chef si…
Une fausse manœuvre. Elle était déjà
entrée ! Et, du premier coup d’œil, elle se rendait compte de la
situation. Sans doute l’attendait-on, car il ne se passait rien. Le commissaire
aux moustaches rousses faisait les cent pas dans la vaste pièce. Accoudé à un
bureau, Chabot essayait de manger un sandwich qu’on lui avait apporté. Quant à
son père, il était debout dans un coin, tête basse.
— Et l’autre ?… lança le
chef quand il vit entrer Adèle accompagnée de Girard.
— Parti ! Il a dû filer
par une porte de derrière ! D’après Mademoiselle, il a emporté le contenu
de son sac…
Chabot n’osait regarder personne. Il
avait déposé son sandwich à peine entamé.
— De beaux voyous,
commissaire !… Ah ! on m’y reprendra à être gentille avec des cocos
de cette espèce !…
— Doucement !
Doucement ! Et contentez-vous de répondre à mes questions.
— N’empêche qu’il a emporté
toutes mes économies !
— Je vous prie de vous taire.
Girard parlait bas au commissaire,
lui remettait l’étui à cigarettes en or.
— Dites-moi d’abord comment cet
objet est arrivé dans votre chambre. Je suppose que vous le reconnaissez. Vous
avez passé avec Graphopoulos sa dernière soirée. Il s’est servi plusieurs fois
de cet étui que diverses personnes ont remarqué. Est-ce lui qui vous l’a
donné ?
Elle regarda Chabot, puis le
commissaire, affirma :
— Non !
— Alors, comment était-il chez
vous ?
— C’est Delfosse…
Chabot redressa vivement la tête,
voulut se précipiter, commença :
— Ce n’est pas vrai… Elle…
— Vous, allez vous
asseoir !… Vous dites, mademoiselle, que c’est René Delfosse qui était en
possession de cet étui. Vous rendez-vous compte de la gravité de cette
accusation ?
Elle ricana :
— Et comment !… Il a bien
volé l’argent qu’il y avait dans mon sac, lui…
— Il y a longtemps que vous le
connaissez ?
— Peut-être trois mois… Depuis
qu’il vient presque tous les jours au Gai-Moulin avec cet oiseau-ci… Des purés,
d’ailleurs ! J’aurais mieux fait de me méfier… Mais vous savez comment ça
va… Ils sont jeunes !… Ça repose d’aller faire une parlote avec eux… Je les
traitais en copains, quoi !… Et, quand ils m’offraient un verre, j’avais
encore soin de ne pas prendre quelque chose de trop cher…
Elle avait le regard dur.
— Vous avez été leur maîtresse
à tous les deux ?
Elle pouffa.
— Même pas !… C’est sans
doute ce qu’ils voulaient… Mais ils tournaient autour du pot sans oser se
déclarer… Ils venaient chez moi, séparément, sous des prétextes, pour me voir
m’habiller…
— Le soir du crime, vous avez
bu du champagne avec Graphopoulos. Est-ce qu’il était convenu que vous le
suivriez après la soirée ?
— Pour qui me
prenez-vous ?… Je suis danseuse…
— Entraîneuse, plus exactement…
On sait ce que cela veut dire… Vous êtes partie avec lui ?
— Non !
— Il vous a fait des
propositions ?
— Oui et non. Il m’a parlé
d’aller le retrouver à son hôtel, je ne sais même plus où. Je n’ai pas fait
attention…
— Vous n’êtes pas sortie seule.
— C’est exact. Au moment où
j’atteignais le seuil, un autre client, que je ne connais pas, et qui doit être
Français, m’a demandé où se trouve la place Saint-Lambert. Je lui ai dit que
j’allais de ce côté. Il m’a accompagnée un bout de chemin, puis soudain il m’a
déclaré :
« Bon ! j’ai oublié mon
tabac au bar… » Et il a fait demi-tour…
— Un homme de forte
corpulence ?
— C’est cela !
— Vous êtes rentrée directement
chez vous ?
— Comme chaque nuit.
— Et vous avez appris le crime
le lendemain par les journaux ?
— Ce jeune homme était chez
moi… C’est lui qui m’a dit…
Deux ou trois fois déjà, Chabot
avait voulu intervenir, mais le commissaire le calmait d’un regard. Quant au
père, il était toujours debout à la même place.
— Vous n’avez pas la moindre
idée sur cet assassinat ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Parlez ! Chabot vient
d’avouer que ce soir-là, en compagnie de son ami, il était caché dans
l’escalier de la cave, au Gai-Moulin.
Elle ricana.
— Il prétend qu’ils n’en
voulaient tous les deux qu’à la caisse. Lorsqu’ils sont entrés dans la salle,
un quart d’heure environ après la fermeture, ils auraient aperçu le cadavre de
Graphopoulos…
— Sans blague !
— Selon vous, qui aurait pu
commettre le crime ? Attendez ! Nous nous trouvons devant un nombre
restreint de coupables possibles. D’abord Genaro, le patron de la boîte. Il
prétend qu’il est parti tout de suite après vous en compagnie de Victor. Il affirme
que Graphopoulos était déjà sorti.
Elle haussa les épaules tandis que
Chabot la regardait d’un air à la fois dur et suppliant.
— Vous ne croyez pas à la
culpabilité de Genaro ni de Victor ?
— C’est idiot !
laissa-t-elle tomber avec indifférence.
— Reste le client inconnu que
vous prétendez avoir accompagné quelques instants. Il a pu revenir sur ses pas,
seul ou avec vous…
— Et comment serait-il
entré ?
— Vous êtes depuis assez
longtemps de la maison pour vous être procuré une fausse clé !
Nouveau haussement d’épaules.
— N’empêche que c’est Delfosse
qui avait l’étui à cigarettes ! riposta-t-elle. Et que c’était lui qui
était caché !
— C’est faux ! L’étui
était chez vous, le lendemain à midi ! cria Chabot. Je l’ai vu ! Je
le jure !…
Elle répéta :
— C’était Delfosse…
En un instant, il y eut une
cacophonie qu’interrompit l’arrivée d’un agent, qui parla bas au commissaire.
— Faites entrer !
On vit arriver un bon bourgeois
d’une cinquantaine d’année, au ventre bedonnant barré d’une épaisse chaîne de
montre. Il éprouvait le besoin de prendre un air digne, voire solennel.
— On m’a demandé de passer…
commença-t-il en regardant autour de lui avec étonnement.
— C’est vous, monsieur
Lasnier ! intervint le commissaire. Veuillez vous asseoir. Vous
m’excuserez de vous avoir dérangé, mais je voudrais savoir si, au cours de la
journée d’hier, vous vous êtes aperçu qu’il manquait de l’argent dans votre
tiroir-caisse.
Le chocolatier de la rue Léopold
montra des yeux ronds, répéta :
— Mon tiroir-caisse ?…
Et M. Chabot père le regardait avec
angoisse, comme si de sa réponse allait découler son opinion sur l’affaire.
— Je suppose que si l’on y
prenait deux mille francs, par exemple, cela se remarquerait ?
— Deux mille francs ?…
Vraiment, je ne comprends pas…
— Peu importe ! Répondez à
ma question ! Avez-vous constaté un trou dans la caisse ?…
— Pas du tout !
— Vous avez bien reçu hier la
visite de votre neveu ?
— Attendez… Oui, je crois qu’il
est passé, comme cela lui arrive de temps en temps… Pas tant pour me voir que
pour faire des provisions de chocolat…
— Vous n’avez jamais remarqué
que votre neveu volait de l’argent dans la caisse ?
— Monsieur !
Le chocolatier s’indignait, semblait
prendre les autres à témoin de l’injure qui était faite à sa famille.
— Mon beau-frère est assez
riche pour donner à son fils tout ce dont il a besoin…
— Excusez-moi, monsieur
Lasnier. Je vous remercie…
— C’est tout ce que vous
vouliez me…
— Tout ce que je voulais vous
demander, oui !
— Mais qu’est-ce qui vous fait
croire ?…
— Je ne puis rien vous dire
pour le moment… Girard !… Reconduisez M. Lasnier…
Et le commissaire se remit à marcher
tandis qu’Adèle questionnait avec effronterie :
— On a encore besoin de moi,
ici ?
Il la regarda d’une façon
suffisamment éloquente pour la faire taire. Et, pendant près de dix minutes, ce
fut le silence. On devait attendre quelqu’un ou quelque chose. M. Chabot
n’osait pas fumer. Il n’osait pas regarder son fils. Il était aussi gêné de sa
personne qu’un client pauvre dans l’antichambre d’un grand médecin.
Jean, lui, suivait le commissaire
des yeux, et chaque fois que celui-ci passait près de lui il avait des
velléités de lui parler.
Enfin l’on entendit des pas dans le
corridor. Des coups furent frappés à la porte.
— Entrez !
Deux hommes arrivaient :
Genaro, court et râblé, vêtu d’un complet clair à martingale, et Victor, que
Chabot n’avait jamais vu en tenue de ville et qui, tout en noir, avait l’air
d’un ecclésiastique.
— J’ai reçu votre convocation
il y a une heure et… commença l’Italien avec volubilité.
— Je sais ! Je sais !
Veuillez plutôt me dire si, cette nuit, vous avez vu l’étui à cigarettes de
Graphopoulos entre les mains de René Delfosse.
Genaro fit une révérence pour
s’excuser.
— Personnellement, je ne
m’occupe pas beaucoup des clients, mais Victor pourra vous dire…
— Parfait ! Alors,
répondez, vous !
Jean Chabot regardait le garçon dans
les yeux. Sa respiration était forte. Mais Victor baissa les paupières d’un air
patelin, murmura :
— Je ne voudrais pas faire du
tort à ces jeunes gens, qui ont toujours été très gentils envers moi. Mais je
suppose que je dois dire la vérité, n’est-ce pas ?
— Répondez par oui ou par
non !
— Eh bien ! oui… Il
l’avait… Même que j’ai failli lui conseiller d’être prudent…
— Par exemple ! s’indigna
Jean. C’est trop fort ! Vous n’avez pas honte, Victor ?… Écoutez,
monsieur le commissaire…
— Silence ! Dites-moi
maintenant ce que vous pensez de la situation pécuniaire de ces jeunes gens.
Et Victor, embarrassé, de soupirer,
comme à regret :
— Bien sûr qu’ils me devaient
toujours de l’argent… Et pas seulement le prix des consommations !… Il
leur arrivait de m’emprunter des petites sommes…
— Quelle impression vous a
faite Graphopoulos ?
— Un riche étranger de passage.
Ce sont les meilleurs clients. Il a tout de suite commandé du champagne, sans
demander le prix. Il m’a donné cinquante francs de pourboire…
— Et vous avez aperçu plusieurs
billets de mille francs dans son portefeuille…
— Oui… Il était bien bourré…
Surtout des billets français… Point de billets belges…
— C’est tout ce que vous avez
remarqué ?
— Il avait une très belle perle
à sa cravate.
— À quel moment est-il
parti ?
— Un peu après Adèle,
qu’accompagnait un autre client. Un gros, qui n’a bu que de la bière et qui m’a
donné vingt sous de pourboire. Un Français ! Il fumait du tabac gris.
— Vous êtes resté seul avec le
patron ?
— Le temps d’éteindre les
lampes et de fermer la porte.
— Et vous êtes rentré
directement chez vous ?
— Comme toujours ! M.
Genaro m’a quitté au bas de la rue Haute-Sauvenière, où il habite.
— Le matin, en prenant votre
service, vous n’avez remarqué aucun désordre dans la salle ?
— Aucun… Il n’y avait de sang
nulle part… Les femmes de ménage étaient là et je les ai surveillées…
Genaro écoutait d’une oreille
distraite, comme si cela ne le concernait aucunement. Le commissaire
l’interpella.
— Est-il vrai que vous laissez
généralement la recette de la soirée dans le tiroir-caisse ?
— Qui vous a dit cela ?
— Peu importe ! Répondez à
la question.
— Pas du tout ! J’emporte
l’argent avec moi, sauf la petite monnaie.
— C’est-à-dire ?
— Une moyenne de cinquante
francs de pièces que je laisse dans le tiroir.
— Mais ce n’est pas vrai !
hurla littéralement Jean Chabot. Dix fois, vingt fois, je l’ai vu sortir en
laissant…
Et Genaro :
— Comment ? C’est lui qui
prétend que…
Il avait l’air sincèrement étonné.
Il se tourna vers la jeune femme.
— Adèle vous dira.
— Bien sûr !
— Ce que je ne comprends pas,
par exemple, c’est comment ces jeunes gens peuvent affirmer qu’ils ont vu le
cadavre à l’intérieur de l’établissement. Graphopoulos est parti avant moi. Il
n’a pas pu rentrer. Le crime a été commis dehors, je ne sais pas où… Je
regrette de devoir être aussi catégorique. Ce sont des clients aussi… Et même
j’avais pour eux une certaine sympathie… La meilleure preuve, c’est que je leur
faisais crédit. Mais la vérité est la vérité et le cas est assez grave pour…
— Je vous remercie !
Il y eut un moment d’hésitation.
Genaro questionna enfin :
— Je puis m’en aller ?
— Vous et votre garçon,
oui ! Si j’ai encore besoin de vous, je vous le ferai savoir.
— Je suppose qu’il n’y a pas
d’objection à ce que l’établissement reste ouvert ?
— Aucune !
Et Adèle questionna :
— Et moi ?
— Rentrez chez vous !
— Je suis libre ?
Le commissaire ne répondit pas. Il
était soucieux. Il caressait avec obstination le fourneau de sa pipe. Quand les
trois personnages furent dehors, on sentit le vide.
Il n’y avait plus là que le
commissaire, Jean Chabot et son père. Et tout le monde se taisait.
Ce fut M. Chabot qui parla le
premier. Il hésita longtemps. Enfin, il toussa, commença :
— Excusez-moi… Mais est-ce que
vous croyez vraiment…
— Quoi ? répliqua l’autre,
bougon.
— Je ne sais pas… Il me semble…
Et il esquissait un geste pour
compléter sa pensée imprécise. Un geste imprécis qui signifiait :
« Il me semble qu’il y a dans tout cela quelque chose de pas très net, de
pas très clair… Quelque chose d’équivoque…»
Jean s’était levé. Il avait repris
une certaine énergie. Il osa regarder son père.
— Ils mentent tous !
articula-t-il nettement. Cela, je le jure ! Est-ce que vous me croyez,
monsieur le commissaire ?
Pas de réponse.
— Est-ce que tu me crois,
père ?
M. Chabot commença par détourner la
tête. Puis, il balbutia :
— Je ne sais pas…
Et enfin, écoutant son bon
sens :
— Ce qu’il faudrait retrouver,
c’est le Français dont ils parlent.
Le commissaire devait être irrésolu,
car il circulait à grands pas rageurs.
— En tout cas, Delfosse a
disparu ! grommela-t-il, pour lui-même plutôt que pour ses interlocuteurs.
Il marcha encore, reprit après un
temps :
— Et deux témoins affirment qu’il
était en possession de l’étui à cigarettes !
Il se promenait toujours, suivait sa
pensée :
— Et vous étiez tous les deux
dans la cave !… Et, cette nuit, vous avez essayé de jeter dans les W.-C.
des billets de cent francs… Et…
Il s’arrêta, les regarda l’un après
l’autre.
— Jusqu’au chocolatier qui
n’admet pas qu’on lui ait volé de l’argent !
Il sortit, les laissant en tête à
tête. Mais ils n’en profitèrent pas. Quand il revint, le père et le fils
étaient chacun à leur place primitive, à cinq mètres l’un de l’autre, chacun
enfermé dans un silence farouche.
— Tant pis ! Je viens de
téléphoner au juge d’instruction ! Désormais, c’est lui qui a la haute
direction de l’enquête ! Il ne veut pas entendre parler de mise en liberté
provisoire. Si vous avez une faveur à demander, adressez-vous au juge de Conninck…
— François ?
— Je crois que c’est son
prénom.
Et le père, à voix basse, honteuse,
de murmurer :
— Nous étions au collège
ensemble.
— Eh bien ! allez le voir,
si vous croyez que ça serve à quelque chose. Mais j’en doute, car je le
connais ! En attendant, il m’a donné l’ordre de faire conduire votre fils
à la prison Saint-Léonard…
Ces mots rendirent un son sinistre.
Jusque-là, il n’y avait rien de définitif.
Prison Saint-Léonard ! L’affreuse bâtisse noire enlaidissant tout un quartier, en face du
Pont-Maguin, avec ses tourelles moyenâgeuses, ses meurtrières, ses barreaux de
fer…
Jean, tout pâle, se taisait.
— Girard !… appela le
commissaire en ouvrant une porte, prenez deux agents, la voiture…
Ces mots-là suffisaient. On
attendit.
— Vous ne risquez rien à aller
voir M. de Conninck ! soupira le commissaire pour dire quelque chose. Du
moment que vous étiez à l’école ensemble…
Mais sa physionomie exprimait
nettement sa pensée : il mesurait la différence entre le magistrat, fils
de magistrats, apparenté aux plus hautes notabilités de la ville, et le
comptable dont le fils avouait lui-même qu’il avait voulu cambrioler une boîte
de nuit.
— C’est prêt, patron !…
vint dire l’inspecteur. Est-ce qu’il faut…
Quelque chose brillait dans ses
mains. Le commissaire haussa les épaules affirmativement.
Et ce fut un geste rituel, si vite
fait que le père ne s’en rendit compte que quand ce fut fini. Girard avait
saisi les deux mains de Jean. Un claquement d’acier.
— Par ici !
Les menottes ! Et deux agents
en uniforme qui attendaient dehors, près d’une voiture !
Jean fit plusieurs pas. On put
croire qu’il partirait sans rien dire. Pourtant, à la porte, il se retourna. On
reconnut à peine sa voix.
— Je te jure, père !…
— Dis donc, à propos de pipes,
j’ai pensé ce matin que si l’on en commandait trois douzaines…
C’était l’inspecteur aux pipes qui
entrait sans rien voir, qui apercevait soudain le dos du jeune homme, un
poignet, le reflet des menottes et qui s’interrompait :
— Alors, ça y est ?
Le geste voulait dire :
« Bouclé ? »
Le commissaire désigna M. Chabot qui
s’était assis, se prenait la tête à deux mains et sanglotait comme une femme.
L’autre continua à parler bas :
— … On trouvera toujours
bien à placer l’autre douzaine dans les divisions… À ce prix-là !…
Un bruit de portière. Le grincement
du démarreur… Le commissaire, gêné, disait à M. Chabot :
— Vous savez… Il n’y a encore
rien de définitif… Il mentit :
— … et surtout si vous
êtes l’ami de M. de Conninck !
Et le père, battant en retraite,
esquissa un pâle sourire de remerciement.
VI
Le fuyard
À une heure, les journaux locaux
paraissaient et tous avaient en première page des titres sensationnels. La Gazette
de Liège, le journal bien-pensant, imprimait : « L’affaire de
la malle d’osier. Le crime a été commis par deux jeunes débauchés. »
La Wallonie socialiste
écrivait de son côté : « Le crime de deux jeunes bourgeois. »
L’arrestation de Jean Chabot était
annoncée, ainsi que la fuite de Delfosse. Déjà la maison de la rue de la Loi
avait été photographiée. Et on lisait :
«… Aussitôt après l’entrevue
pathétique qu’il a eue avec son fils dans les locaux de la Sûreté, M. Chabot
s’est enfermé chez lui et s’est refusé à toute déclaration. Mme Chabot, très
ébranlée, a dû s’aliter…»
«… Nous avons pu joindre M. Delfosse
au moment où il revenait de Huy où il possède des usines. C’est un homme énergique,
d’une cinquantaine d’années, dont le regard clair ne se voile pas un seul
instant. Il a reçu le choc avec sang-froid. Il ne croit pas à la culpabilité de
son fils et il annonce son intention de s’occuper personnellement de cette
affaire…»
«… À la prison Saint-Léonard, on
nous déclare que Jean Chabot est très calme. Il attend la visite de son avocat
avant de comparaître devant le juge d’instruction de Conninck qui a été saisi
de l’affaire…»
La rue de la Loi était quiète, comme
d’habitude. On voyait les enfants entrer dans la cour de l’école, où ils
jouaient en attendant l’heure de la classe.
Entre les pavés, il y avait des
touffes d’herbe, et une femme, vers le numéro 48, lavait son seuil à la brosse
de chiendent.
Pour seul bruit, les coups espacés
sur l’enclume d’un forgeron en cuivre.
Mais, plus souvent que d’habitude,
des portes s’ouvraient. Quelqu’un avançait la tête, jetant un coup d’œil dans
la direction du numéro 53. On échangeait quelques mots, de seuil à seuil.
— Est-il possible qu’il ait
fait ça !… C’est encore un gamin… Quand je pense qu’il n’y a pas si
longtemps, il jouait encore sur le trottoir avec les miens…
— Je le disais bien à mon mari
quand je l’ai vu deux fois rentrer ivre… À son âge !…
Tous les quarts d’heure, à peu près,
un coup de sonnette résonnait dans le corridor des Chabot. C’était l’étudiante
polonaise qui ouvrait la porte.
— M. et Mme Chabot ne sont pas
ici… disait-elle avec un fort accent.
— Gazette de Liège… Voulez-vous leur dire que…
Et le reporter se démanchait le cou
pour apercevoir quelque chose à l’intérieur. Il distinguait vaguement la
cuisine, le dos d’un homme assis.
— Ce n’est pas la peine… Ils ne
sont pas là…
— Pourtant…
Elle refermait la porte. Le
journaliste se contentait de questionner les voisins.
Un journal publiait un sous-titre
donnant un autre son de cloche que les autres : « Où est l’homme
aux larges épaules ? »
Et il imprimait ensuite :
« Tout le monde, jusqu’ici,
semble croire à la culpabilité de Delfosse et Chabot. Sans vouloir prendre leur
défense, et en nous tenant à l’objectivité des faits, il nous est pourtant
permis de nous étonner de la disparition d’un témoin important : le client
aux larges épaules qui se trouvait au Gai-Moulin la nuit du crime.
» D’après le garçon de café, ce
serait un Français, qui a été aperçu pour la première et la dernière fois ce
soir-là. A-t-il déjà quitté la ville ? Préfère-t-il ne pas être interrogé
par la police ?
» La piste n’est peut-être pas
négligeable, et, au cas où les deux jeunes gens seraient innocents, ce serait
sans doute de ce côté que viendrait la lumière.
» Nous croyons savoir,
d’ailleurs, que le commissaire Delvigne, qui poursuit l’enquête en étroite collaboration
avec le juge d’instruction, a donné à la Brigade des garnis et à la Police de
la voie publique les ordres nécessaires pour que le mystérieux client du
Gai-Moulin soit retrouvé…»
Le journal parut un peu avant deux
heures.
À trois heures, un homme corpulent,
aux joues couperosées, se présentait à la police, demandait M. Delvigne et
déclarait :
— Je suis le gérant de l’Hôtel
Moderne, rue du Pont-d’Avroy. Je viens de lire les journaux et je crois que je
puis vous donner des renseignements sur l’homme que vous cherchez.
— Le Français ?
— Oui. Et aussi sur la victime.
Je ne m’occupe pas beaucoup, en général des racontars de journaux et c’est
pourquoi je me suis aperçu si tard de ce que je vais vous dire. Voyons… Quel
jour sommes-nous ?… Vendredi… C’était donc mercredi… C’est bien mercredi
que le crime a été commis, n’est-ce pas ?… Je n’étais pas là… Je m’étais
rendu à Bruxelles pour affaires… Un client s’est présenté, qui avait un fort
accent étranger et qui n’avait pour tout bagage qu’une mallette en porc… Il a
demandé une grande chambre donnant sur la rue et il est monté immédiatement…
Quelques minutes plus tard, un autre client prenait une chambre voisine…
« D’habitude, on fait remplir
la fiche à l’arrivée… Je ne sais pas pourquoi il en a été autrement… Je suis
rentré à minuit. J’ai jeté un coup d’œil sur le tableau des clés…
— Vous avez les fiches ?
ai-je commandé à la caissière.
— Sauf de deux voyageurs, qui
sont sortis tout de suite après leur arrivée.
Jeudi matin, un seul des deux était
rentré. Je ne me suis pas inquiété de l’autre, me disant qu’il avait dû faire
quelque galante rencontre.
Au cours de la journée, je n’ai pas
eu l’occasion de rencontrer mon homme et ce matin on m’a dit qu’il avait payé
sa note et qu’il était parti.
Comme la caissière lui demandait de
remplir sa fiche, il a haussé les épaules en grommelant que ce n’était plus la
peine. »
— Pardon ! intervint le
commissaire. C’est celui-là qui correspond au signalement de l’homme aux larges
épaules ?
— Oui… Il est parti avec son
sac de voyage, vers neuf heures…
— Et l’autre ?
— Comme il n’était pas rentré,
j’ai eu la curiosité de pénétrer dans sa chambre à l’aide du passe-partout que
nous sommes obligés de posséder pour les cas urgents. Or, sur la mallette en
porc, j’ai lu un nom gravé : Éphraïm Graphopoulos. C’est ainsi que
j’ai appris que l’individu trouvé dans la malle d’osier avait été mon
locataire…
— Si je comprends bien, ils
sont arrivés mercredi après-midi, quelques heures avant le crime, l’un derrière
l’autre. Comme s’ils descendaient du
même train, en somme !
— Oui ! du rapide de
Paris.
— Et ils sont sortis le soir
l’un derrière l’autre.
— Sans avoir rempli leur
fiche !
— Seul le Français est revenu
et ce matin il a disparu.
— C’est cela ! J’aimerais
mieux, si c’était possible, ne pas voir publier le nom de l’hôtel, car il y a
des clients que cela impressionne.
Seulement, à la même heure, un des
garçons du Moderne racontait exactement la même chose à un journaliste. Et à
cinq heures, dans les dernières éditions de toutes les feuilles, on lisait :
« L’enquête prend une nouvelle tournure. L’homme aux larges épaules
est-il l’assassin ? »
C’était une belle journée. La vie
coulait dans les ruelles ensoleillées de la ville. Un peu partout les agents
essayaient de reconnaître parmi les passants le Français recherché. À la gare,
il y avait un inspecteur derrière chaque employé préposé aux billets et les
voyageurs étaient examinés des pieds à la tête.
Rue du Pot-d’Or, un camion
déchargeait en face du Gai-Moulin des caisses de champagne que l’on descendait
au fur et à mesure à la cave, en traversant la salle où régnait une ombre
fraîche. Genaro surveillait, en manches de chemise, la cigarette aux lèvres. Et
il haussait les épaules quand il voyait des passants s’arrêter, murmurer avec
un petit frisson : « C’est ici !…»
Ils essayaient de voir à
l’intérieur, dans la pénombre où l’on ne distinguait guère que les banquettes
de peluche grenat et les tables de marbre.
À neuf heures, on alluma les lampes
et les musiciens accordèrent leurs instruments. À neuf heures et quart, six
journalistes étaient au bar et, installés, discutaient passionnément.
À neuf heures et demi, la salle
était plus qu’à moitié pleine, ce qui n’arrivait pas une fois par an. Non
seulement il y avait là tous les jeunes fréquentant les boîtes de nuit et les
dancings, mais encore des personnes sérieuses, mettant pour la première fois de
leur vie les pieds dans un endroit mal famé.
On voulait voir. Personne ne
dansait. On regardait tour à tour le patron, Victor, le danseur professionnel.
Des gens se dirigeaient invariablement vers les lavabos pour contempler le
fameux escalier de la cave.
— Pressons !
Pressons ! lançait Genaro aux deux garçons qui étaient débordés.
Et il adressait des signes à
l’orchestre ; il demandait à voix
basse à une femme :
— Tu n’as pas vu Adèle ?
Il est temps qu’elle arrive !
Car Adèle était la grande
attraction. C’était elle surtout que les curieux voulaient regarder de plus
près.
— Attention ! souffla un
journaliste à l’oreille d’un confrère. Ils sont ici…
Et il désignait deux hommes qui
occupaient une table près de la portière de velours. Le commissaire Delvigne
buvait de la bière, dont la mousse s’accrochait à ses moustaches rousses. À
côté de lui, l’inspecteur Girard dévisageait les consommateurs.
À dix heures, l’atmosphère était
caractéristique. Ce n’était plus le Gai-Moulin habituel, avec ses quelques
clients réguliers et les voyageurs à la recherche d’une compagne d’un soir.
De par la présence des journalistes
surtout, cela rappelait à la fois le grand procès de Cour d’assises et la
soirée de gala.
Les mêmes gens étaient là. Non
seulement les reporters, mais les chroniqueurs. Un directeur de journal était
venu en personne. Puis tous ceux qui ont l’habitude de se retrouver dans les
grands cafés : les viveurs, comme on dit encore en province, et les jolies
femmes.
Dans la rue, il y avait une
vingtaine de voitures. On se saluait de table à table. On se levait pour
distribuer des poignées de main.
— Il se passera quelque
chose ?
— Chut ! Pas si
haut ! Le rouquin, là-bas, est le commissaire Delvigne. S’il s’est
dérangé, c’est que…
— Laquelle est Adèle ? La
grosse blonde ?
— Elle n’est pas arrivée !
Elle arrivait. Elle faisait une
entrée sensationnelle. Elle portait un ample manteau de satin noir doublé de
soie blanche. Elle avançait d’abord de quelques pas, s’arrêtait, regardait à la
ronde puis, nonchalante, se dirigeait vers l’orchestre, tendait la main au
chef.
Éclair de magnésium. Un photographe
venait de prendre un cliché pour son journal et la jeune femme haussait les
épaules, comme si cette popularité lui eût été indifférente.
— Cinq portos, cinq !
Victor et Joseph étaient sur les
dents. Ils se faufilaient entre les tables.
On eût dit une fête, mais une fête
où chacun était là pour regarder les autres. Les danseurs professionnels
gravitaient seuls sur la piste.
— Ce n’est pas si
extraordinaire que ça ! disait une femme que son mari conduisait pour la
première fois dans un cabaret. Je ne vois pas ce qu’il y a de répréhensible.
Genaro s’approcha des policiers.
— Excusez-moi, messieurs. Je
voudrais vous demander un conseil. Est-ce qu’il faut faire les numéros, comme
d’habitude ?… Maintenant, Adèle devrait danser…
Le commissaire haussa les épaules en
regardant ailleurs.
— Ce que j’en disais, c’était
pour ne pas vous contrarier…
La jeune femme était au bar,
entourée par les journalistes qui la questionnaient.
— En somme, Delfosse a volé le
contenu de votre sac. Il était votre amant depuis longtemps ?
— Il n’était même pas mon
amant !
Elle manifestait un certain embarras.
Il lui fallait faire un effort pour subir le feu de tous les regards.
— Vous avez bu le champagne
avec Graphopoulos. À votre avis, quel genre d’homme était-ce ?
— Un chic type ! Mais
laissez-moi…
Elle alla au vestiaire retirer son
manteau, s’approcha un peu plus tard de Genaro.
— Je danse ?
Il n’en savait rien. Il regardait
toute cette foule avec une pointe d’inquiétude, comme s’il craignait d’être
submergé.
— Je me demande ce qu’ils
attendent.
Elle alluma une cigarette, s’accouda
au bar, le regard lointain, sans répondre aux questions que les reporters
continuaient à lui poser.
Une grosse commère disait à voix
haute :
— C’est ridicule de payer dix
francs une limonade ! Il n’y a même rien à voir !
Il y eut quelque chose à voir,
pourtant, mais seulement pour ceux qui connaissaient les personnages du drame.
Le chasseur en rouge souleva à certain moment la portière et l’on entrevit un
homme d’une cinquantaine d’années aux moustaches argentées, qui fut surpris en
apercevant tant de monde.
Il fut tenté de reculer. Mais son
regard rencontra celui d’un journaliste qui l’avait reconnu et qui donnait un
coup de coude à son voisin. Alors il entra, l’air dégagé, en secouant la cendre
de sa cigarette.
Il portait beau. Il était habillé
avec une remarquable élégance. On sentait l’homme habitué à la vie large autant
qu’à l’existence nocturne.
Il marcha droit vers le bar, avisa
Genaro.
— Vous êtes le patron de la
boîte ?
— Oui, monsieur.
— M. Delfosse ! Il paraît
que mon fils vous devait de l’argent ?
— Victor !
Et Victor accourut.
— C’est le père de M. René qui
demande combien son fils te devait.
— Attendez que je consulte mon
carnet… M. René tout seul ou bien M. René et son ami ?… hum !… Cent
cinquante et soixante-quinze… Et dix et les cent vingt d’hier…
M. Delfosse lui tendit un billet de
mille francs, laissa tomber sèchement :
— Gardez le tout !
— Merci, monsieur ! Merci
beaucoup ! Vous ne voulez pas prendre quelque chose ?
Mais M. Delfosse regagnait la sortie
sans regarder personne. Il passa près du commissaire, qu’il ne connaissait pas.
Au moment où il franchissait la portière, il frôla un nouvel arrivant, n’y prit
garde et remonta dans sa voiture.
C’était pourtant le principal
événement de la soirée qui se préparait. L’homme qui entrait était grand, large
d’épaules, avec un visage épais, un regard calme.
Adèle, qui le vit la première,
peut-être parce qu’elle ne cessait de guetter la porte, écarquilla les
prunelles, se montra toute désemparée.
Le nouveau venu marchait droit vers
elle, lui tendait une main grasse.
— Vous allez bien, depuis
l’autre soir ?
Elle essaya d’esquisser un sourire.
— Merci ! Et vous ?
Des journalistes chuchotaient en le
regardant.
— Tout ce que tu veux que c’est
lui ?
— Il ne viendrait pas ici, ce
soir !
Comme par bravade, l’homme tira de
sa poche un paquet de tabac gris et se mit en devoir de bourrer sa pipe.
— Un pale ! lança-t-il à
Victor qui passait, un plateau chargé à bout de bras.
Victor fit un signe affirmatif,
poursuivit sa course, passa près des deux policiers et souffla
rapidement :
— C’est lui !
Comment la nouvelle se
répandit-elle ? Toujours est-il qu’une minute plus tard tous les regards
étaient braqués sur l’homme aux larges épaules qui, une cuisse sur un haut
tabouret du bar, l’autre jambe pendante, buvait sa bière anglaise à petites
gorgées en contemplant le public à travers le verre embué.
Trois fois Genaro dut faire claquer
ses doigts pour décider le jazz à jouer un nouveau morceau. Et le danseur
professionnel lui-même, tout en dirigeant sa partenaire sur le parquet ciré, ne
quittait pas l’homme des yeux.
Le commissaire Delvigne et
l’inspecteur échangeaient des petits signes. Des journalistes les observaient.
— On y va ?
Ils se levèrent ensemble, se
dirigèrent vers le bar d’une démarche nonchalante.
Le commissaire aux moustaches rousses
s’accouda devant l’homme. Girard se plaça derrière, prêt à le ceinturer.
La musique ne cessa pas. Et,
pourtant, tout le monde eut l’impression d’un silence anormal.
— Pardon ! Vous êtes bien
descendu à l’Hôtel Moderne ?
Un lourd regard se posa sur celui
qui parlait.
— Après ?
— Je crois que vous avez oublié
de remplir votre fiche.
Adèle était à trois pas, le regard
rivé à l’inconnu. Genaro faisait partir le bouchon d’une bouteille de
champagne.
— Si vous n’y voyez pas
d’inconvénient, je désirerais que vous veniez la remplir à mon bureau.
Attention ! Pas d’esclandre…
Le commissaire Delvigne scrutait les
traits de son partenaire et se demandait en vain ce qui, en lui,
l’impressionnait.
— Vous me suivez ?
— Un instant…
Il porta la main à sa poche.
L’inspecteur Girard crut qu’il voulait en sortir un revolver et il eut la
maladresse de tirer le sien.
Des gens se levèrent. Une femme
poussa un cri d’effroi. Mais l’homme ne voulait que prendre de la monnaie,
qu’il posa sur le bar en disant :
— Je vous suis !
La sortie fut loin d’être discrète.
La vue du revolver avait effrayé les clients, sinon ils eussent sans doute
formé la haie. Le commissaire marchait le premier. Puis l’homme. Puis Girard,
qui était pourpre à cause de sa fausse manœuvre.
Un photographe fit éclater du
magnésium. Une voiture attendait devant la porte.
— Vous voulez bien monter…
Il n’y avait que trois minutes de
chemin pour atteindre les bureaux de la police. Des inspecteurs en service de
nuit étaient occupés à jouer au piquet et à boire des demis qu’ils avaient fait
venir d’un café voisin.
L’homme entra comme chez lui, retira
son chapeau melon, alluma une grosse pipe qui s’harmonisait avec sa face
empâtée.
— Vous avez des papiers ?
Delvigne était nerveux. Il y avait
quelque chose qui ne lui plaisait pas dans cette affaire et il ne savait pas
quoi.
— Pas de papiers du tout !
— Où avez-vous déposé votre
valise quand vous avez quitté l’Hôtel Moderne ?
Un regard aigu du commissaire qui se
troubla, parce qu’il eut l’impression que son interlocuteur s’amusait comme un
enfant.
— Je n’en sais rien !
— Vos nom, prénoms, profession,
domicile…
— C’est votre bureau, à
côté ?
On voyait une porte qui ouvrait sur
un petit bureau vide et non éclairé.
— Et après ?
— Venez !
Ce fut l’homme aux larges épaules
qui entra le premier, tourna le commutateur, referma la porte.
— Commissaire Maigret, de la
Police judiciaire de Paris ! dit-il alors en tirant de petites bouffées de
sa pipe. Allons ! mon cher collègue, je crois que, ce soir, nous avons
fait du bon travail. Et vous avez une bien belle pipe !…
VII
Le voyage insolite
— Les journalistes ne vont pas
accourir, au moins ? Fermez votre porte à clé, voulez-vous ? Il vaut
mieux que nous causions en paix.
Le commissaire Delvigne regardait
son collègue avec cette involontaire considération que l’on voue, en province,
et surtout en Belgique, à tout ce qui vient de Paris. Au surplus, il était gêné
de la gaffe qu’il venait de commettre et il voulut s’excuser.
— Du tout ! trancha
Maigret. Je tenais absolument à être arrêté ! Je vais plus loin :
tout à l’heure, vous me ferez conduire en prison et j’y resterai aussi
longtemps que ce sera nécessaire. Vos inspecteurs eux-mêmes doivent croire à la
réalité de mon arrestation.
Ce fut plus fort que lui ! Il
éclata de rire, tant était drôle la physionomie du Belge. Il regardait Maigret
en dessous, en se demandant quelle attitude il devait prendre. On sentait qu’il
avait peur d’être ridicule. Et il essayait vainement de savoir si son compagnon
plaisantait ou non.
Le rire de Maigret déchaîna le sien.
— Allons ! Allons !
Vous en avez de bonnes ! Vous mettre en prison !… Ha !
Ha !…
— Je vous jure que j’y tiens
absolument !
— Ha ! Ha !…
Il résista longtemps. Et quand il
vit que son interlocuteur parlait sérieusement, il en fut tout bouleversé.
Ils étaient maintenant assis face à
face. Une table surchargée de dossiers les séparait. De temps en temps Maigret
avait encore un regard d’admiration à la pipe d’écume de son collègue.
— Vous allez comprendre…
dit-il. Je vous demande pardon de ne pas vous avoir mis au courant plus tôt,
mais vous verrez tout à l’heure que c’était impossible. Le crime a été commis
mercredi, n’est-ce pas ? Bon ! Eh bien ! lundi, j’étais à mon bureau,
quai des Orfèvres, quand on me fait passer la carte d’un certain Graphopoulos.
Comme d’habitude, avant de le recevoir, je téléphone au Service des étrangers
pour avoir des renseignements sur lui. Rien ! Graphopoulos venait
seulement d’arriver à Paris…
» Dans mon bureau, il me fait
l’effet d’un homme momentanément troublé. Il m’explique qu’il voyage beaucoup,
qu’il a des raisons de croire qu’on en veut à sa vie et il termine en me demandant
combien cela lui coûterait d’être gardé nuit et jour par un inspecteur.
» C’est courant. Je lui
communique le tarif. Il insiste pour avoir quelqu’un de tout à fait à la
hauteur, mais par contre il répond évasivement à mes questions sur le danger
qu’il court et sur ses ennemis possibles.
» Il me donne son adresse au
Grand-Hôtel et le soir même je lui envoie l’inspecteur demandé.
» Le lendemain matin, je me
renseigne sur lui. L’Ambassade de Grèce me répond qu’il est le fils d’un gros
banquier d’Athènes et qu’il mène à travers l’Europe une vie oisive de grand
seigneur.
» Je parie que vous l’avez pris
pour un aventurier.
— C’est exact. Vous êtes sûr que…
— Attendez ! Le mardi
soir, l’inspecteur chargé de protéger mon Graphopoulos me dit avec ahurissement
que notre homme a passé son temps à essayer de le semer en route. Des petites
ruses connues de tous, comme les maisons à deux issues, les taxis successifs.
Il ajoute que Graphopoulos a pris un billet pour l’avion de Londres de mercredi
matin.
« Je peux bien vous
l’avouer : l’idée de faire un tour à Londres, surtout en avion, me souriait assez et j’ai pris la filature à mon
compte.
« Mercredi matin, Graphopoulos
a quitté le Grand-Hôtel mais, au lieu de se rendre au Bourget, il s’est fait
conduire à la gare du Nord où il a pris un billet de chemin de fer pour Berlin…
« Nous avons voyagé dans le
même wagon-salon. Je ne sais pas s’il m’a reconnu. Toujours est-il qu’il ne m’a
pas adressé la parole.
« À Liège, il est descendu et
je suis descendu derrière lui. Il a loué une chambre à l’Hôtel Moderne et j’ai
choisi une chambre voisine de la sienne.
« Nous avons dîné dans un
restaurant, derrière le Théâtre Royal.
— À la Bécasse !
interrompit M. Delvigne. On y mange bien !
— Surtout les rognons à la
liégeoise, c’est vrai ! Remarquez que j’ai eu l’impression que
Graphopoulos mettait les pieds à Liège pour la première fois. C’est à la gare
qu’on lui a enseigné l’Hôtel Moderne. C’est à l’hôtel qu’on l’a envoyé à la
Bécasse. Enfin, c’est le chasseur du restaurant qui lui a parlé du Gai-Moulin.
— Où il aurait donc échoué par
hasard ! dit rêveusement le commissaire Delvigne.
— J’avoue que je n’en sais
rien. Je suis entré au cabaret un peu après lui. Une danseuse de
l’établissement était déjà installée à sa table, ce qui est assez naturel. À
vrai dire, je me suis ennuyé atrocement, car j’ai horreur de ces boîtes de
nuit. Ma première idée était qu’il emmènerait la femme. Quand j’ai vu celle-ci
prête à partir seule, je l’ai accompagnée un bout de chemin, le temps de lui
poser deux ou trois questions. Elle m’a affirmé que c’était la première fois
qu’elle voyait l’étranger, qu’il lui avait donné un rendez-vous auquel elle
n’irait pas, et elle a ajouté que c’était un raseur.
» C’est tout. Je suis revenu
sur mes pas. Le patron de la boîte sortait en compagnie du garçon. J’ai pensé
que Graphopoulos était parti quand j’avais le dos tourné et je l’ai cherché un
instant dans les rues proches.
» Je suis allé jusqu’à l’hôtel
m’assurer qu’il n’était pas rentré. Quand je suis revenu vers le Gai-Moulin,
les portes étaient toujours closes et il n’y avait pas de lumière à
l’intérieur.
» Bref, un résultat aussi
négatif que possible. N’empêche que je ne prenais pas l’affaire au tragique.
J’ai demandé à un agent s’il y avait d’autres boîtes ouvertes. Il m’en a
désigné quatre ou cinq, que j’ai visitées consciencieusement, sans retrouver
mon Grec.
— C’est extraordinaire !
murmura M. Delvigne.
— Attendez ! J’aurais pu
me présenter à vous et poursuivre l’enquête de concert avec la police
liégeoise. Mais, étant donné qu’on m’avait vu au Gai-Moulin, j’ai préféré ne
pas donner l’alarme à l’assassin. Il y a, en somme, très peu de coupables
possibles. J’ai commencé par les deux jeunes gens, dont la nervosité ne m’avait
pas échappé. Cela m’a conduit jusqu’à Adèle et jusqu’à l’étui à cigarettes du
mort.
» Vous avez brusqué les choses.
Arrestation de Jean Chabot. Fuite de Delfosse. Confrontation générale. Tout cela,
je ne l’ai connu que par les journaux.
» Et j’ai appris par la même
occasion que j’étais recherché comme un coupable probable.
» C’est tout ! J’en ai
profité !
— Profité ?
— Une question d’abord. Est-ce
que vous croyez à la culpabilité des deux gamins ?
— À parler franc…
— Bon ! Je vois que vous
n’y croyez pas. Personne n’y croit, et l’assassin sent parfaitement que, d’un
moment à l’autre, on va chercher ailleurs. Par conséquent, il prend ses
précautions et il ne faut pas compter sur une imprudence de sa part.
» Par contre, il y a de grosses
présomptions contre l’homme aux larges épaules, comme disent les journaux.
» Alors, l’homme aux larges
épaules s’est fait arrêter, dans des circonstances assez théâtrales. Pour tout
le monde, c’est le vrai coupable qui a été bouclé ce soir !
» Il faut renforcer cette
opinion. Demain, les gens apprendront que je suis à la prison Saint-Léonard et
qu’on espère de très prochains aveux.
— Vous irez réellement en
prison ?
— Pourquoi pas ?
M. Delvigne ne pouvait pas se faire
à cette idée-là.
— Bien entendu, vous serez
libre de vos mouvements…
— Pas du tout ! Je vous
demande au contraire de me mettre au régime le plus sévère !
— Vous avez de drôles de
méthodes, à Paris !
— Même pas ! Mais, comme
je vous l’ai dit, il faut que le ou les coupables se croient hors de danger.
Pour tant qu’il y ait un coupable…
Cette fois, le commissaire aux
moustaches rousses sursauta.
— Que voulez-vous dire ?
Vous ne voulez pas insinuer que Graphopoulos s’est défoncé le crâne d’un coup
de matraque, puis qu’il s’est enfermé dans une malle d’osier pour se transporter
au Jardin d’acclimatation ?
Les gros yeux de Maigret étaient
tout pleins de naïveté.
— Sait-on jamais ?
Et tout en bourrant sa pipe :
— Il va être temps que vous me
fassiez conduire en prison. Auparavant, il vaudrait peut-être mieux que nous
nous mettions d’accord sur certains points. Voulez-vous noter ?…
Il était très simple. Il avait même
de l’humilité dans le ton employé. N’empêche qu’il prenait tout bonnement la
direction effective de l’enquête, sans en avoir l’air.
— J’écoute…
— 1° Lundi, Graphopoulos
demande la protection de la police parisienne ;
» 2° Mardi, il essaie de
brûler la politesse à l’inspecteur chargé de veiller sur lui ;
» 3° Mercredi, après avoir
pris un billet pour Londres, il en prend un pour Berlin et il descend à
Liège ;
» 4° Il ne paraît pas
connaître la ville et il échoue au Gai-Moulin, où il ne fait rien
d’extraordinaire ;
» 5° Au moment où je sors en
compagnie de la danseuse, il y a quatre personnes dans le cabaret : Chabot
et Delfosse, cachés dans l’escalier de la cave ; le patron et Victor dans
la salle ;
» 6° Quand je reviens, le
patron et Victor s’en vont et ferment les portes. Chabot et Delfosse, d’après
eux, sont toujours là ;
» 7° Les jeunes gens
prétendent qu’ils sortent de la cave un quart d’heure après la fermeture et
qu’à ce moment Graphopoulos est mort ;
» 8° Si c’est exact, le
crime a pu être commis pendant que je faisais un bout de chemin avec la
danseuse. Dans ce cas, les coupables seraient Genaro et Victor ;
» 9° Si c’est faux, le
crime a pu être commis à ce moment par Delfosse et Chabot eux-mêmes ;
» 10° Chabot ment peut-être
et dans ce cas rien ne prouve que le drame a eu lieu au Gai-Moulin ;
» 110 L’assassin
a pu transporter lui-même le corps, mais il est possible que ce transport ait
été assuré par quelqu’un d’autre ;
» 12° Le lendemain, Adèle
est en possession de l’étui à cigarettes, mais elle prétend qu’il lui a été
donné par Delfosse ;
» 13° Les témoignages de
Genaro, de la danseuse et de Victor concordent pour réfuter les allégations de
Jean Chabot.
Maigret se tut, tira quelques
bouffées de sa pipe, et son compagnon leva vers lui des yeux inquiets.
— C’est inouï !…
murmura-t-il.
— Qu’est-ce qui est
inouï ?
— La complexité de cette
affaire, quand on y regarde de près.
Maigret se leva.
— Allons nous coucher !
Les lits sont bons à Saint-Léonard ?
— C’est vrai que vous voulez
aller là-bas…
— À propos, j’aimerais assez
avoir la cellule voisine de celle du gamin. Demain, je vous demanderai sans
doute de me confronter avec lui.
— Peut-être aura-t-on retrouvé
son ami Delfosse ?
— Cela n’a pas d’importance.
— Vous croyez qu’ils soient
définitivement hors de cause ? Le juge ne veut pas entendre parler de les
relâcher. Au fait, il faudra bien que je lui dise la vérité à votre sujet…
— Le plus tard possible,
voulez-vous ? Qu’est-ce qui se passe à côté ?
— Sûrement les
journalistes ! Je vais devoir leur faire une déclaration. Quelle identité
dois-je vous donner ?
— Pas d’identité ! Un
inconnu ! On n’a trouvé sur moi aucun papier…
Le commissaire Delvigne n’était pas
encore tout à fait d’aplomb. Il continuait à observer Maigret à la dérobée,
avec une inquiétude teintée d’admiration.
— Je n’y comprends rien !
— Moi non plus !
— À croire que Graphopoulos
n’est venu à Liège que pour se faire tuer. Au fait, il est plus que temps que
je prévienne sa famille. Je verrai le consul de Grèce demain matin.
Maigret avait saisi son chapeau
melon. Il était prêt à partir.
— Attention de ne pas me
traiter avec trop d’égards devant les journalistes ! recommanda-t-il.
L’autre ouvrait la porte. Dans le
grand bureau des inspecteurs, on aperçut une demi-douzaine de reporters qui
entouraient un homme que M. Delvigne reconnut.
C’était le gérant de l’Hôtel
Moderne, qui était déjà venu l’après-midi. Il parlait avec véhémence aux
journalistes, qui prenaient des notes. Soudain, il se retourna, aperçut
Maigret, le désigna du doigt en devenant cramoisi.
— C’est lui !
s’écria-t-il. Il n’y a pas de doute !
— Je sais ! Il vient
d’avouer qu’il est descendu à votre hôtel.
— Et il a avoué aussi qu’il a
pris la malle ?
M. Delvigne n’y comprit rien.
— Quelle malle ?
— La malle en osier,
parbleu ! Avec les domestiques qu’on a au jour d’aujourd’hui, j’aurais pu
rester longtemps sans m’en apercevoir…
— Expliquez-vous !
— Voilà ! À chaque étage
de l’hôtel, il y a, dans le couloir, une malle en osier qui sert à mettre le
linge sale. Or, tout à l’heure, on est venu de la blanchisserie et c’est ainsi
que je me suis aperçu qu’il manquait une malle : celle du troisième étage.
J’ai questionné la femme de chambre. Elle prétend qu’elle a cru qu’on avait
enlevé la malle pour la réparer, parce que le couvercle fermait mal…
— Et le linge ?
— C’est le plus fort ! Le
linge qu’elle contenait a été retrouvé dans la malle du second.
— Vous êtes sûr que c’est votre
malle qui a servi à transporter le cadavre ?
— Je viens de la morgue, où
l’on me l’a montrée.
Il haletait. Il n’en revenait pas
encore d’être mêlé d’aussi près à cette histoire.
Mais le plus ému était encore le commissaire
Delvigne, qui n’osait même pas se tourner vers Maigret. Il en oublia la présence
des journalistes et les termes de leur accord.
— Qu’est-ce que vous dites de
cela !
— Je n’en dis rien !
répliqua Maigret imperturbable.
— Remarquez, reprit le gérant
de l’Hôtel Moderne, qu’il a fort bien pu sortir avec la malle sans être vu.
Pour entrer, la nuit, il faut sonner, et le portier donne le cordon sans
quitter son lit. Mais pour sortir, il suffit de tourner le bouton.
Un journaliste qui avait des talents
de dessinateur faisait un rapide croquis de Maigret, qu’il représentait avec
des bajoues et une tête aussi inquiétante que possible.
M. Delvigne se passa la main dans
les cheveux, balbutia :
— Rentrez un instant dans mon
bureau, voulez-vous ?
Il ne savait où poser son regard. Un
reporter lui demandait :
— Il a fait des aveux ?
— Fichez-moi la paix !
Et Maigret disait calmement :
— Je vous préviens que je ne
répondrai plus à aucune question…
— Girard ! Faites avancer
la voiture !
— Est-ce que je ne dois pas signer
ma déclaration ? s’informait le gérant.
— Tout à l’heure…
C’était le désordre. Il n’y avait
que Maigret à fumer gravement sa pipe en regardant les personnes présentes les
unes après les autres.
— Menottes ? questionna
Girard en rentrant.
— Oui… Non… Venez par ici,
vous !…
Il avait hâte d’être seul dans la
voiture avec le commissaire.
Comme on roulait dans les rues
désertes, il questionna, presque suppliant :
— Qu’est-ce que cela veut
dire ?
— Quoi ?
— Cette histoire de malle. Cet
homme vous accuse, en somme, d’avoir emporté de l’hôtel une malle en osier. La
malle dans laquelle on a retrouvé le cadavre !
— C’est bien ce qu’il a eu
l’air d’insinuer.
Cet « insinuer » était
d’une ironie savoureuse après les affirmations passionnées du gérant.
— C’est vrai ?
Au lieu de répondre, Maigret
discuta.
— En somme, cette malle a été
emportée par Graphopoulos ou par moi. Si c’est par Graphopoulos, avouez que
c’est extraordinaire ! Un homme qui prend soin de véhiculer son propre cercueil !…
— Excusez-moi… Mais, tout à l’heure,
quand vous m’avez décliné votre qualité, je n’ai pas pensé à vous demander…
hum !… une preuve de…
Maigret fouilla ses poches. Il
tendit bientôt à son compagnon sa médaille de commissaire.
— Oui… Je vous demande pardon…
Cette histoire de malle…
Et, soudain courageux, grâce à
l’obscurité qui régnait dans la voiture :
— Savez-vous que, même si vous
ne m’aviez rien dit, je serais forcé de vous arrêter, après la déclaration
précise de cet homme ?
— Bien entendu !
— Vous vous attendiez à cette
accusation ?
— Moi ?… Non !
— Et vous croyez que
Graphopoulos a emporté lui-même la malle ?
— Je ne crois encore
rien !
M. Delvigne, impatienté, le sang aux
joues, se tut, s’enfonça dans son coin. Arrivé à la prison, il procéda
rapidement aux formalités d’écrou, en évitant de regarder son compagnon en
face.
— Le gardien va vous conduire…
dit-il en guise d’adieu.
Il devait d’ailleurs en faire
aussitôt un cas de conscience.
Dans la rue, il se demandait s’il
n’avait pas été trop sec à l’égard de son collègue.
— Lui-même m’a demandé de me
montrer dur !
Oui, mais pas en tête à tête !
En outre, cela se passait avant la déclaration du gérant de l’Hôtel Moderne.
Est-ce que Maigret, parce qu’il était de Paris, s’amusait à se payer sa
tête ?
— Dans ce cas, tant pis pour
lui…
Girard attendait dans le bureau, où
il lisait les alinéas dictés par le commissaire Maigret.
— Cela avance ! se
félicita-t-il à l’arrivée de son chef.
— Ah ! tu trouves que ça
avance, toi !
Et le ton était tel que Girard
écarquilla les yeux.
— Mais… cette arrestation… et
la malle qui…
— La malle qui… Oui !… Je
te conseille d’en parler, de la malle qui… Demande-moi le télégraphe à
l’appareil…
Et, quand il eut la communication,
il dicta la dépêche suivante :
Direction Police judiciaire
Paris,
Prière envoyer urgence
signalement détaillé et si possible fiche dactyloscopique commissaire Maigret.
Sûreté Liège.
— Qu’est-ce que cela veut
dire ? osa questionner Girard.
Mal lui en prit. L’autre le regarda
férocement.
— Cela ne veut rien dire du
tout, tu entends ? Cela veut dire que j’en ai assez de tes questions
stupides !… Cela veut dire que j’ai envie qu’on me fiche la paix !…
Cela veut dire…
Et, s’apercevant du ridicule de sa
colère, il acheva soudain d’un seul mot :
— M… !
Puis il s’enferma dans son bureau,
en tête à tête avec les treize points du commissaire Maigret.
VIII
Chez Jeanne
— Reste tranquille ! dit la
grosse fille avec un rire polisson. On va nous voir…
Et elle se leva, se dirigea vers la
baie vitrée que voilait un rideau au filet, questionna :
— Tu attends le train de
Bruxelles ?
C’était un petit café, derrière la
gare des Guillemins. La pièce, assez vaste, était propre, les carreaux clairs
du sol lavés à grande eau, les tables vernies avec soin.
— Viens t’asseoir !
murmura l’homme installé devant un demi de bière.
— Tu seras sage ?
Et la femme s’assit, prit la main de
l’homme qui traînait sur la banquette, la posa sur la table.
— Tu es voyageur de
commerce ?
— À quoi vois-tu ça ?
— À rien… Je ne sais pas…
Non ! Si tu ne restes pas tranquille, je vais aller sur le seuil… Dis-moi
plutôt ce que tu bois… La même chose ? Pour moi aussi ?…
Ce qui rendait le café équivoque,
c’était peut-être sa propreté, l’ordre qui y régnait et un je ne sais quoi qui
tenait plutôt du ménage que de l’établissement public.
Le comptoir était minuscule, sans
pompe à bière, et, derrière, c’est à peine s’il y avait une vingtaine de verres
sur l’étagère. Sur une table, près de la fenêtre, on voyait un ouvrage de
couture et ailleurs un panier de haricots verts dont on avait commencé à
retirer les fils.
C’était net. Cela sentait la soupe
et non la boisson. On avait l’impression, en entrant, de violer l’intimité d’un
ménage.
La femme, qui pouvait avoir
trente-cinq ans, était appétissante, avec quelque chose de convenable et de
maternel tout ensemble.
Elle passait son temps à repousser
la main que le client timide posait à chaque instant sur son genou.
— Dans l’alimentation ?…
Tout à coup, elle tendit l’oreille.
Un escalier conduisait directement de la salle au premier étage. Or, on avait entendu
du bruit, là-haut, comme si quelqu’un se levait.
— Tu permets un moment ?
Elle alla écouter, puis gagna un
corridor, cria :
— Monsieur Henry !…
Quand elle revint vers le client,
celui-ci se montrait inquiet, dérouté, d’autant plus qu’un homme en manches de
chemise, sans faux col, arrivait de l’arrière-boutique, s’engageait sans bruit
dans l’escalier. On ne vit plus que ses jambes, puis plus rien.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien… Un jeune homme qui
était soûl, hier au soir, et qu’on a couché là-haut…
— Et… M. Henry… est votre
mari ?…
Elle rit, ce qui secoua sa gorge
abondante et molle.
— C’est le patron… Moi, je ne
suis que la serveuse… Attention !… Je vous jure qu’on va vous voir…
— Pourtant… je voudrais…
— Quoi ?
Et l’homme était tout rouge. Il ne
savait plus ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas se permettre. Il regardait sa
grasse et fraîche compagne avec des yeux luisants.
— Il n’y a pas moyen d’être un
peu seuls ?… chuchota-t-il.
— Tu es fou ?… Pour quoi
faire ?… C’est une maison sérieuse, ici…
Elle s’interrompit, écouta à
nouveau. Une discussion s’élevait, là-haut. M. Henry répondait d’une voix calme
et sèche à quelqu’un qui lui faisait des reproches véhéments.
— Un vrai gamin… expliquait la
grosse fille. À faire pitié !… Cela n’a pas vingt ans et cela s’enivre…
Avec ça qu’il payait à boire à tout le monde, qu’il faisait le malin et que des
tas de types en ont profité…
La porte s’ouvrait, là-haut… Les
voix devenaient plus nettes.
— Je vous dis que j’avais des
centaines de francs dans mes poches ! glapissait le jeune homme. On me les
a volés !… Je veux mon argent…
— Doucement !
Doucement ! Il n’y a pas de voleurs ici ! Si vous n’aviez pas été
ivre comme un cochon…
— C’est vous qui m’avez donné à
boire…
— Si je donne à boire aux gens,
c’est que je les crois assez intelligents pour veiller à leur portefeuille… Et
encore ! J’ai dû vous arrêter… C’est vous qui êtes allé chercher des
filles sur le trottoir, sous prétexte que la serveuse n’était pas assez
gentille avec vous… Et vous vouliez une chambre… Et je ne sais quoi encore…
— Rendez-moi mon argent…
— Je n’ai pas votre argent, et
si vous continuez à faire du bruit, je fais appeler la police…
M. Henry ne se troublait pas le
moins du monde. C’était le jeune homme qui se troublait en descendant
l’escalier à reculons, tout en discutant toujours.
Il avait les traits tirés, les yeux
cernés, la bouche mauvaise.
— Vous êtes tous des
voleurs !
— Répétez-le…
Et M. Henry descendit quelques
marches en courant, prit l’autre au collet.
Brusquement, ce fut presque un drame.
Le gamin tirait un revolver de sa poche, hurlait :
— Lâchez-moi ou je…
Le voyageur de commerce se colla
contre la banquette, serra peureusement le bras de sa voisine qui voulut
s’élancer en avant.
Peine perdue, M. Henry, en homme
habitué aux rixes, avait donné un coup sec sur l’avant-bras de son adversaire
et le revolver tombait des mains de celui-ci.
— Ouvre la porte !…
commanda-t-il, haletant quand même, à la femme…
Et, quand ce fut fait, il imprima au
gamin un tel élan que celui-ci alla rouler au milieu du trottoir. Puis il
ramassa le revolver et le lança vers lui.
— Ces morveux qui viendraient
vous injurier chez vous !… Hier, ça faisait le malin et ça montrait son
argent au premier venu…
Il remettait de l’ordre dans sa
chevelure, jetait un coup d’œil vers la porte, apercevait un uniforme de
sergent de ville.
— Vous êtes témoin qu’il m’a
menacé, hein ! dit-il au client gêné. D’ailleurs, la police connaît la
maison…
Sur le trottoir, René Delfosse,
debout, les vêtements salis, claquait des dents de rage et répondait au sergent
de ville sans même savoir ce qu’il racontait.
— Vous dites qu’on vous a
volé ? D’abord, qui êtes-vous ? Montrez-moi vos papiers… Et à qui
appartient cette arme ?…
Un rassemblement de quelques
personnes. Des gens qui se penchaient à la portière du tramway.
— Et puis ! suivez-moi au
commissariat…
En y arrivant, Delfosse eut une
telle crise de rage que le policier reçut des coups de pied dans les tibias.
Interrogé par le commissaire, il commença par raconter qu’il était Français et
qu’il était arrivé la veille à Liège.
— C’est dans ce café qu’ils
m’ont enivré et qu’ils m’ont dépouillé de tout mon argent…
Mais un agent, dans un coin,
l’observait. Il alla parler bas au commissaire. Celui-ci sourit avec
satisfaction.
— Ne vous appelez-vous pas
plutôt René Delfosse ?
— Cela ne vous regarde pas…
Rarement on avait vu client aussi
rageur. Il en avait la tête tout de travers, la bouche tordue.
— Et l’argent qu’on vous a pris
n’était-il pas l’argent volé à une certaine danseuse ?
— Ce n’est pas vrai !
— Tout doux ! Tout
doux ! Vous vous expliquerez à la Sûreté ! Qu’on téléphone au
commissaire Delvigne pour lui demander ce qu’on doit faire de ce coco-là…
— J’ai faim ! gronda
Delfosse avec toujours sa mine d’enfant râleur.
Haussement d’épaules.
— Vous n’avez pas le droit de
me laisser sans manger… Je porterai plainte… je…
— Va lui chercher un sandwich à
côté…
Delfosse en mangea deux bouchées,
lança le reste à terre d’un geste de dégoût.
— Allô !… Oui… Il est ici…
Très bien !… Je vous le fais conduire immédiatement… Non… Rien…
Dans la voiture, entre deux agents,
Delfosse commença par garder un silence farouche. Puis, sans qu’on lui eût rien
demandé, il murmura :
— Ce n’est quand même pas moi
qui ai tué… C’est Chabot…
Ses compagnons ne firent pas attention
à lui.
— Mon père se plaindra au
gouverneur, qui est un de ses amis… Je n’ai rien fait !… On m’a volé mon
portefeuille et, ce midi, le patron du café a voulu me mettre dehors sans un
sou…
— Le revolver est pourtant à
vous ?
— À lui… Il me menaçait de tirer
si je faisais du bruit… Vous n’avez qu’à le demander au client qui était là…
En entrant dans les locaux de la
Sûreté, il redressa la tête, tenta de prendre un air important, sûr de lui.
— Ah ! c’est le
lascar !… dit un inspecteur en serrant la main de ses collègues et en
regardant Delfosse des pieds à la tête. Je vais avertir le patron…
Il revint l’instant d’après, laissa
tomber :
— Qu’il attende !…
Et l’on pouvait lire le dépit,
l’inquiétude sur le visage du jeune homme, qui refusa la chaise qu’on lui désignait.
Il voulut allumer une cigarette. On la lui prit des mains.
— Pas ici…
— Vous fumez bien, vous !
Et il entendit grommeler par
l’inspecteur qui s’éloignait quelque chose comme :
— … un drôle de petit coq
de combat…
Autour de lui, on continuait à fumer,
à écrire, à compulser des dossiers en échangeant parfois quelques phrases.
Sonnerie électrique. L’inspecteur
dit à Delfosse, sans se déranger :
— Vous pouvez entrer chez le
chef… La porte du fond…
Le bureau n’était pas grand.
L’atmosphère était bleue de fumée et le poêle, qu’on venait d’allumer pour la
première fois de l’automne, avait des ronflements puissants à chaque coup de
vent.
Le commissaire Delvigne trônait dans
son fauteuil. Au fond, près de la fenêtre, à contre-jour, quelqu’un était assis
sur une chaise.
— Entrez !… Asseyez-vous…
La silhouette assise se dressait. On
devinait, mal éclairé, le pâle visage de Jean Chabot, tourné vers son ami.
Alors, Delfosse, sarcastique :
— Qu’est-ce qu’on me
veut ?
— Mais rien du tout, jeune
homme ! Seulement que vous répondiez à quelques questions…
— Je n’ai rien fait.
— Et je ne vous ai pas encore
accusé…
Tourné vers Chabot, René
gronda :
— Qu’est-ce qu’il vous a
raconté ? Il a menti, j’en suis sûr.
— Doucement !
Doucement ! Et essayez de répondre à mes questions…Vous, restez assis…
— Mais…
— Je vous dis de rester assis.
Et maintenant, mon petit Delfosse, dites-moi ce que vous faisiez Chez Jeanne…
— On m’a volé…
— Mais encore ?… Vous êtes
arrivé là-bas hier après-midi, et vous étiez déjà éméché… Vous avez voulu
emmener la serveuse au premier étage et, comme elle refusait, vous êtes allé
chercher une femme dans la rue…
— C’est mon droit.
— Vous avez payé à boire à tout
le monde… Des heures durant, vous avez été ivre mort, vous avez roulé sous la
table. Le patron a eu pitié de vous et est allé vous coucher sur un lit.
— Il m’a volé…
— C’est-à-dire que vous avez
distribué à tort et à travers de l’argent qui ne vous appartenait pas…
Exactement l’argent pris le matin dans le sac d’Adèle…
— Ce n’est pas vrai !
— Sur cet argent, vous avez
commencé par acheter ce revolver… Pour quoi faire ?…
— Parce que j’avais envie d’un
revolver !
La mine de Chabot était un spectacle
passionnant. Il regardait son ami avec un ahurissement indicible, comme s’il
n’eût pu en croire ses oreilles. Il semblait découvrir soudain un autre
Delfosse, qui l’effrayait. Il eût voulu intervenir, lui dire de se taire.
— Pourquoi avez-vous volé
l’argent d’Adèle ?
— C’est elle qui me l’a donné.
— Elle a déclaré exactement le
contraire. Elle vous accuse !
— Elle ment ! C’est elle
qui me l’a donné pour prendre des billets de chemin de fer, parce que nous
devions partir tous les deux…
On sentait qu’il jetait les phrases
pêle-mêle, sans réfléchir, sans se soucier de se contredire.
— Vous allez peut-être aussi
nier que vous étiez caché, voilà deux nuits, dans l’escalier de la cave du
Gai-Moulin…
Chabot se pencha en avant comme pour
dire : « Attention ! Il n’y avait pas moyen de nier… Il a bien
fallu…»
Mais déjà Delfosse était debout, se
tournait vers son camarade, hurlait :
— C’est encore lui qui a
raconté cela !… Il a menti ! Il voulait que je reste avec lui !…
Je n’ai pas besoin d’argent, moi ! Mon père est riche !… Je n’ai qu’à
lui en demander… C’est lui qui a eu l’idée…
— Si bien que vous êtes parti
tout de suite ?
— Oui…
— Vous êtes rentré chez
vous ?
— Oui…
— Après avoir mangé des pommes
frites et des moules rue de Pont-d’Avroy…
— Oui… Je crois…
— Or, c’était en compagnie de
Chabot ! Le garçon l’a déclaré !
Chabot se tordait les mains et son
regard restait suppliant.
— Je n’ai quand même rien
fait ! martela Delfosse.
— Je ne vous ai pas dit que
vous aviez fait quelque chose.
— Alors ?
— Alors rien !
Delfosse reprit son souffle, le
regard oblique.
— C’est vous qui avez donné le
signal pour sortir de la cave ?
— Ce n’est pas vrai.
— En tout cas, c’est vous qui
marchiez le premier et qui, le premier, avez aperçu le cadavre…
— Ce n’est pas vrai.
— René !… cria Chabot, qui
n’en pouvait plus.
Une fois encore le commissaire le
força à se rasseoir, à se taire. Mais il n’en balbutia pas moins, l’instant
d’après, comme sans force :
— Je ne comprends pas pourquoi
il ment… Nous n’avons pas tué… Nous n’avons même pas eu le temps de voler… Il
marchait le premier… Il a frotté une allumette… Moi, j’ai à peine aperçu le
Turc… J’ai seulement deviné quelque chose, par terre… Même qu’il m’a dit après
qu’il avait un œil ouvert et la bouche…
— Tu m’intéresses !
ironisa Delfosse.
À cet instant, Chabot paraissait
cinq ans de moins que son ami, et tellement plus inconsistant ! Il ne savait
que penser. Il sentait qu’il ne parvenait pas à convaincre, qu’il était le
moins fort.
Et M. Delvigne les regardait tour à
tour.
— Mettez-vous d’accord, mes
enfants. Effrayés, vous êtes sortis si précipitamment que vous n’avez pas
refermé la porte… Vous êtes allés manger des moules et des frites…
Et soudain, regardant Delfosse dans
les yeux :
— Dites donc ! Est-ce que
vous avez touché au cadavre ?
— Moi ?… Jamais de la
vie !…
— Est-ce qu’il y avait une
malle d’osier à proximité ?
— Non… Je n’ai rien vu…
— Combien de fois vous est-il
arrivé de prendre de l’argent dans le tiroir de votre oncle ?
— C’est Chabot qui a dit
ça ?
Et, les poings serrés :
— Sale bête !… Il a le
culot… Il invente des histoires !… Parce que, lui, volait l’argent de la
« petite caisse » ! Et c’était moi qui lui donnais de quoi
rembourser…
— Tais-toi ! supplia
Chabot, les mains jointes.
— Tu sais bien que tu
mens !
— C’est toi !… Écoute,
René !… L’assassin… est…
— Qu’est-ce que tu dis ?…
— Je dis que l’assassin est…
est arrêté… Tu…
Delfosse regarda M. Delvigne,
questionna d’une voix trouble :
— Que raconte-t-il ?… Le…
l’assas…
— Vous n’avez pas lu les
journaux ?… Il est vrai que vous cuviez votre vin… Vous allez me dire si
vous reconnaissez l’homme qui était ce soir-là au Gai-Moulin et qui, le
lendemain, vous a suivi dans les rues…
Alors René s’épongea, n’osa plus
regarder dans le coin où se trouvait son ami.
La sonnerie retentit dans le bureau
voisin. On dut aller chercher Maigret dans une pièce attenante. La porte
s’ouvrit. Il entra, conduit par l’inspecteur Girard…
— Plus vite que ça !…
Placez-vous dans la lumière, je vous prie… Alors, Delfosse, vous le
reconnaissez ?…
— C’est bien lui !
— Vous ne l’aviez jamais vu
auparavant ?
— Jamais !
— Et il ne vous a pas adressé
la parole ?
— Je ne crois pas…
— Est-ce que, par exemple,
quand vous êtes sorti du Gai-Moulin, il n’était pas à rôder aux
environs ?… Réfléchissez… Faites appel à vos souvenirs…
— Attendez… Oui… Peut-être… Il
y avait quelqu’un dans une encoignure et je pense maintenant que c’était
peut-être lui…
— Peut-être ?…
— Sûrement… Oui…
Debout dans le petit bureau, Maigret
était énorme. Or, quand il parla, ce fut une voix presque fluette, très douce,
que l’on entendit.
— Vous n’aviez pas de lampe
électrique de poche, n’est-ce pas ?…
— Non… Pourquoi ?
— Et vous n’avez pas allumé
l’électricité dans la salle… Donc, vous vous êtes contenté de flamber une
allumette… Voulez-vous me dire à quelle distance vous étiez du cadavre ?…
— Mais… Je ne sais pas…
— À une distance plus grande
que d’un mur à l’autre de ce bureau ?…
— À peu près la même chose…
— Donc, à quatre mètres… Et
vous étiez ému… C’était votre premier vrai cambriolage… Vous avez aperçu une
forme étendue et vous vous êtes dit tout de suite que c’était un cadavre… Vous
ne vous êtes pas approché… Vous ne l’avez pas touché… Si bien que vous n’êtes
pas sûr que l’homme ne respirait plus… Qui tenait l’allumette ?…
— Moi ! avoua Delfosse.
— Elle a brûlé longtemps ?
— Je l’ai laissée tomber tout
de suite…
— Donc, le fameux cadavre n’a
été éclairé que pendant quelques secondes ! Vous êtes sûr, Delfosse,
d’avoir reconnu Graphopoulos ?
— J’ai vu des cheveux noirs…
Il regarda autour de lui avec
étonnement. Il s’apercevait seulement qu’il subissait un véritable
interrogatoire et qu’il se laissait manœuvrer. Il gronda :
— Je ne répondrai plus qu’au
commissaire !
Celui-ci avait déjà décroché le
récepteur téléphonique. Delfosse tressaillit en entendant le numéro qu’il
demandait.
— Allô !… C’est M.
Delfosse qui est à l’appareil ?… Je désire simplement savoir si vous êtes
toujours prêt à verser la caution de cinquante mille francs… J’en ai parlé au
juge d’instruction, qui en a référé au Parquet… Oui… Entendu… Non !
ne vous dérangez pas… Il vaut mieux que cela se passe directement…
René Delfosse ne comprenait pas
encore. Dans son coin, Jean Chabot ne bougeait pas.
— Vous continuez à prétendre,
Delfosse, que c’est Chabot qui a tout fait ?…
— Oui.
— Eh bien ! vous êtes
libres… Rentrez chez vous… Votre père m’a promis qu’il ne vous ferait aucun
reproche… Un instant !… Vous, Chabot, vous affirmez toujours que c’est
Delfosse qui a volé l’argent que vous avez tenté de faire disparaître ?…
— C’est lui… Je…
— Dans ce cas, arrangez-vous
avec lui. Filez tous les deux !… Essayez seulement de ne pas faire de
scandale et de passer aussi inaperçus que possible…
Maigret avait tiré machinalement sa
pipe de sa poche. Mais il ne l’alluma pas. Il regardait les jeunes gens qui,
désemparés, ne savaient que faire, que dire. Le commissaire Delvigne dut se lever,
les pousser dehors.
— Pas de disputes, hein !…
N’oubliez pas que vous restez à la disposition de la Justice…
Ils traversaient à pas rapides le
bureau des inspecteurs et déjà à la porte de celui-ci Delfosse se retournait,
farouche, vers son camarade, et commençait un discours véhément qu’on
n’entendit pas.
Sonnerie de téléphone.
— Allô ! Le commissaire
Delvigne ?… Excusez-moi de vous déranger, monsieur le commissaire… Ici, M.
Chabot père… Puis-je vous demander s’il y a quelque chose de nouveau ?…
Le commissaire sourit, posa sa pipe
en écume sur la table, adressa une œillade à Maigret :
— Delfosse sort d’ici, à
l’instant, en compagnie de votre fils…
» Mais oui ! Ils seront
sans doute chez vous dans quelques minutes… Allô !… Permettez-moi de vous
conseiller de n’être pas trop sévère.
Il pleuvait. Dans les rues, Chabot
et Delfosse marchaient vite le long des trottoirs, fendant la foule qui ne les
connaissait pas. Ce n’était pas une conversation suivie qu’ils avaient. Mais,
de cent en cent mètres, l’un d’eux tournait légèrement la tête vers son
compagnon, lançait une phrase mordante qui amenait une réplique hargneuse.
Au coin de la rue Puits-en-Soc, ils
obliquèrent, l’un vers la droite, l’autre vers la gauche, pour rentrer chacun
chez soi.
— Il est libre, monsieur !
On a reconnu qu’il était innocent !
Et M. Chabot sortait de son bureau,
attendait le tram 4, montait près du conducteur qui le connaissait depuis des années.
— Attention ! Pas de
panne, hein !… Mon fils est libre !… Le commissaire lui-même vient de
me téléphoner pour me dire qu’il avait reconnu son erreur…
On ne pouvait savoir s’il riait ou
s’il pleurait. En tout cas, une buée l’empêchait de voir les rues familières
qui défilaient.
— Dire que je serai peut-être
chez moi avant lui !… Cela vaudrait mieux, parce que ma femme est capable
de mal le recevoir… Il y a des choses que les femmes ne comprennent pas… Est-ce
que vous avez cru un seul instant qu’il était coupable, vous ?… Entre
nous ?…
Il était attendrissant. Il suppliait
le wattman de dire non.
— Moi, vous savez…
— Vous aviez bien une opinion…
— Depuis que ma fille a dû se
marier avec un propre à rien qui lui avait fait un enfant, je ne crois pas fort
à la jeunesse d’aujourd’hui…
Maigret s’était assis dans le
fauteuil que Jean Chabot venait de quitter, en face du bureau du commissaire
Delvigne, et il avait pris le tabac de celui-ci, posé sur la table.
— Vous avez la réponse de
Paris ?
— Comment savez-vous ?
— Allons ! vous auriez
deviné comme moi… Et cette malle d’osier ? Est-ce qu’on a réussi à établir
comment elle est sortie de l’Hôtel Moderne ?
— Rien du tout !
M. Delvigne était grognon. Il en
voulait à son collègue parisien.
— Entre nous, vous vous payez
notre tête, hein ! Avouez que vous savez quelque chose…
— À mon tour de répondre :
rien du tout ! Et c’est la vérité ! J’ai à peu près les mêmes
éléments d’enquête que vous ! À votre place, j’aurais agi comme vous et
j’aurais relâché ces deux gamins ! Par exemple, j’essaierais de savoir ce
que Graphopoulos a bien pu voler au Gai-Moulin…
— Volé ?
— Ou essayé de voler !
— Lui ?… Le mort ?…
— Ou qui il a bien pu tuer…
— Je ne comprends plus !
— Attendez ! Tuer ou
essayer de tuer…
— Vous voyez que vous possédez
des renseignements qui me font défaut…
— Si peu ! La principale
différence entre nous est que vous venez de passer des heures agitées, à courir
d’ici au Parquet, à recevoir des gens et des communications téléphoniques,
tandis que j’ai joui de la tranquillité la plus complète dans ma cellule de
Saint-Léonard…
— Et vous avez réfléchi à vos
treize points ! riposta M. Delvigne, non sans une pointe d’aigreur.
— Pas encore à tous… À
quelques-uns…
— Par exemple, à la malle
d’osier !
Maigret esquissa un sourire béat.
— Encore ?… Allons !
il vaut mieux que je vous dise tout de suite que cette malle, c’est moi qui
l’ai emportée de l’hôtel…
— Vide ?
— Jamais de la vie ! Avec
le cadavre dedans !
— Si bien que vous prétendez
que le crime ?…
— A été commis à l’Hôtel
Moderne, dans la chambre de Graphopoulos. Et c’est bien là le plus ennuyeux de
l’histoire… Vous n’avez pas d’allumettes ?…
IX
L’indicateur
Maigret se cala dans son fauteuil,
eut une hésitation, comme c’était son habitude quand il allait commencer une
longue explication, chercha le ton le plus simple.
— Vous allez comprendre comme
moi et vous ne m’en voudrez plus d’avoir un peu triché. Prenons d’abord la
visite de Graphopoulos à la Préfecture de Paris. Il demande la protection de la
police. Il ne donne aucune explication. Dès le lendemain, il agit comme s’il
regrettait sa démarche.
» La première hypothèse, c’est
que c’est un fou, ou un maniaque, un homme que hante l’idée de la persécution…
» La seconde, c’est qu’il se
sait vraiment menacé mais qu’à la réflexion il ne se croit pas plus en sûreté
sous la garde de la police…
» La troisième, c’est qu’il a
eu besoin, à un moment donné, d’être surveillé…
» Je m’explique. Voilà un homme
d’âge mûr, jouissant d’une sérieuse fortune et en apparence absolument libre.
Il peut prendre l’avion ou le train, descendre dans n’importe quel palace.
» Quelle menace est capable de
l’effrayer au point de le faire recourir à la police ? Une femme jalouse
parlant de le tuer ? Je n’en crois rien. Il lui suffit de mettre un
certain nombre de kilomètres entre elle et lui.
» Un ennemi personnel ? Un
homme comme lui, fils de banquier, est de taille à le faire arrêter !
» Non seulement il a peur à
Paris, mais il a peur en train et il a encore peur à Liège…
» D’où je conclus que, contre
lui, ce n’est pas un individu qui se dresse, mais une organisation, et une
organisation internationale.
» Je répète qu’il est riche.
Des bandits en voulant à son argent ne le menaceraient pas de mort et, en tout
cas, il se ferait protéger efficacement contre eux en les dénonçant.
» Or, il continue à avoir peur
quand la police est sur ses talons…
» Une menace pèse, une menace
qui existe dans n’importe quelle ville où il ira, dans n’importe quelles
circonstances !
» Exactement comme s’il avait
fait partie de quelque société occulte et comme si, l’ayant trahie, il avait
été condamné par elle…
» Une maffia, par
exemple !… Ou un service d’espionnage !… On trouve de nombreux Grecs
dans les services d’espionnage… Le 2e Bureau nous dira ce que
faisait le père Graphopoulos pendant la guerre…
» Mettons que le fils ait
trahi, ou simplement que, lassé, il ait manifesté son intention de reprendre sa
liberté. On le menace de mort. On l’avertit que la sentence sera exécutée tôt
ou tard. Il vient me trouver, mais dès le lendemain il comprend que cela ne
servira de rien et, inquiet, il s’agite comme un fou.
» Le contraire est aussi
possible…
— Le contraire ? s’étonna
M. Delvigne qui écoutait avec attention. J’avoue que je ne comprends pas.
— Graphopoulos est ce qu’on
appelle un fils à papa. Il est désœuvré. Au cours de ses voyages, il s’affilie
à une bande quelconque, à une maffia ou à un organisme d’espionnage, en amateur,
en curieux de sensations. Il s’engage à obéir aveuglément à ses chefs. Un jour,
on lui ordonne de tuer…
— Et il s’adresse à la
police ?
— Suivez-moi bien ! On lui
commande par exemple de venir tuer quelqu’un ici, à Liège. Il est à Paris. Nul
ne le soupçonne. Il répugne à obéir et, pour éviter de le faire, il s’adresse à
la police, se fait suivre par elle. Il téléphone à ses complices qu’il lui est
impossible d’accomplir sa tâche étant donné qu’il a des agents sur les talons.
Seulement, les complices ne se laissent pas impressionner et lui ordonnent
d’agir quand même… C’est la seconde explication… Ou bien l’une des deux est
bonne, ou bien notre homme est fou et, s’il est fou, il n’y a aucune raison
pour qu’il soit réellement tué !
— C’est troublant !
approuva sans conviction le commissaire Delvigne.
— En résumé, quand il quitte
Paris, il vient à Liège pour tuer quelqu’un ou pour se faire tuer.
Et la pipe de Maigret grésillait. Il
disait tout cela de sa voix la plus naturelle.
— Au bout du compte, c’est lui
qui est tué, mais cela ne prouve rien. Reprenons les événements de la soirée.
Il se rend au Gai-Moulin et il y passe la soirée en compagnie de la danseuse
Adèle. Celle-ci le quitte et m’accompagne dehors. Quand je reviens, le patron
et Victor s’en vont. La boîte est vide en apparence. Je crois Graphopoulos
parti et je le cherche dans les autres cabarets de la ville…
« À quatre heures du matin, je
rentre à l’Hôtel Moderne. Avant de regagner ma chambre, j’ai la curiosité
d’aller m’assurer que mon Grec n’est pas rentré. L’oreille collée à la porte,
je n’entends aucune respiration. J’entrouvre l’huis et je le trouve, tout
habillé, au pied de son lit, le crâne défoncé par un coup de matraque.
« Voilà, résumé aussi
brièvement que possible, mon point de départ. Le portefeuille a disparu. Dans
la chambre, il n’y a pas un papier capable de me renseigner, pas une arme, pas
une trace…
Mais le commissaire Maigret
n’attendit pas la réponse de son collègue.
— Je vous ai parlé en
commençant de maffia et d’espionnage, en tout cas d’une organisation
internationale quelconque, seule capable à mon sens d’être à la base de cette
affaire. Le crime est commis avec un art parfait. La matraque a disparu. Il n’y
a pas le moindre semblant de piste, la moindre amorce susceptible de donner un
sens raisonnable à l’enquête.
« Que celle-ci commence à
l’Hôtel Moderne, dans les conditions habituelles, et il est à peu près certain
qu’elle ne donnera rien !
« Les gens capables d’avoir
fait ce coup-là ont pris leurs précautions. Ils ont tout prévu !
« Et, parce que je suis
persuadé qu’ils ont tout prévu, je brouille les cartes. Ils ont abandonné le
cadavre à l’Hôtel Moderne ? Très bien ! je le transporte, moi, dans
une malle d’osier, au Jardin d’acclimatation, avec la complicité d’un chauffeur
de taxi qui, entre nous, a accepté de se taire moyennant cent francs, ce qui
n’est vraiment pas cher…
« Le lendemain, c’est là qu’on
découvre le cadavre. Est-ce que vous imaginez la tête de l’assassin ?
Est-ce que vous vous figurez son inquiétude ?
« Et n’y a-t-il pas des chances
pour que, dérouté, il commette une imprudence ?
« Je pousse la prudence, moi,
jusqu’à rester inconnu de la police locale. Il ne faut pas une seule
indiscrétion.
« J’étais au Gai-Moulin. Selon
toutes probabilités, l’assassin y était aussi. Or, je possède la liste des
consommateurs de la nuit et je me renseigne sur eux, en commençant par les deux
jeunes gens qui paraissaient bien nerveux.
« Le nombre des coupables
possibles est faible : Jean Chabot, René Delfosse, Genaro, Adèle et
Victor…
« Au pis aller, un des
musiciens ou le deuxième garçon, Joseph. Mais je préfère éliminer d’abord les
jeunes gens…
« Et c’est au moment où
j’essaie d’en finir avec eux que vous intervenez ! Arrestation de
Chabot ! Fuite de Delfosse ! Les journaux qui annoncent que le crime
a été commis au Gai-Moulin même !
Maigret poussa un grand soupir,
changea la position de ses jambes.
— Un instant, j’ai cru que
j’avais été roulé ! Il n’y a pas de honte à l’avouer ! Cette
assurance de Chabot prétendant que le cadavre était dans le cabaret un quart
d’heure après la fermeture…
— Il l’a pourtant vu !
riposta le commissaire Delvigne.
— Pardon ! Il a vu
vaguement, à la lueur d’une allumette qui n’a brûlé que quelques secondes, une
forme étendue sur le sol. C’est Delfosse qui prétend avoir reconnu un cadavre…
Un œil ouvert, l’autre fermé, comme il dit… Mais n’oubliez pas qu’ils sortaient
tous les deux d’une cave où ils étaient restés longtemps immobiles, qu’ils
avaient peur, que c’était leur premier cambriolage…
» Delfosse a machiné celui-ci.
C’est lui qui a entraîné son compagnon. Et c’est lui qui flanche le premier en
voyant un corps par terre ! Un garçon nerveux, maladif, vicieux !
Autrement dit un garçon qui a de l’imagination !
» Il n’a pas touché le
corps ! Il ne s’en est pas approché ! Il ne l’a pas éclairé une
seconde fois ! Tous les deux se sont enfuis, sans ouvrir le tiroir-caisse…
» Voilà pourquoi je vous ai
conseillé de rechercher ce que Graphopoulos venait faire au Gai-Moulin après
avoir feint d’en sortir…
» Nous ne sommes pas en
présence d’un crime passionnel, ni d’un crime crapuleux, ni d’un vol banal.
C’est exactement le genre d’affaire que, la plupart du temps, la police
n’arrive pas à éclaircir, parce qu’elle se trouve en face de gens trop
intelligents et trop bien organisés !
» Et c’est la raison pour
laquelle je me suis fait arrêter. Brouiller les cartes toujours ! Faire
croire aux coupables qu’ils ne risquent rien, que l’enquête dévie !
» Provoquer ainsi une
imprudence…
M. Delvigne ne savait pas encore que
penser. Il continuait à regarder Maigret avec ressentiment et sa physionomie
était si drôle que celui-ci éclata de rire, prononça sur un ton de cordialité
bourrue :
— Allons ! ne me faites
pas la tête !… J’ai triché, c’est entendu ! Je ne vous ai pas dit
tout de suite ce que je savais !… Ou plutôt je n’ai caché qu’une
chose : l’histoire de la malle d’osier… Par contre, il y a un élément que
vous possédez et que je ne possède pas…
— Lequel ?
— Peut-être le plus précieux à
l’heure actuelle. Au point que c’est pour l’avoir que je vous ai dit tout ce
qui précède. La malle a été retrouvée au Jardin d’acclimatation. Graphopoulos
n’avait qu’une carte de visite sur lui sans adresse.
» Et pourtant, l’après-midi
déjà, vous étiez au Gai-Moulin et vous saviez que Chabot et Delfosse s’étaient
cachés dans l’escalier. Par qui ?
M. Delvigne sourit. C’était son tour
de triompher. Au lieu de parler tout de suite, il alluma lentement sa pipe,
tassa la cendre du bout de l’index.
— Naturellement, j’ai mes
indicateurs… dit-il d’abord.
Et il prit encore un temps, éprouva
même le besoin de remuer quelques papiers.
— Je suppose qu’à Paris vous
êtes organisé également à ce sujet. En principe, tous les patrons de cabaret me
servent d’indicateurs. Moyennant quoi on ferme les yeux sur certaines petites
infractions…
— Si bien que c’est Genaro…
— Lui-même !
— Genaro est venu vous dire que
Graphopoulos avait passé la soirée dans son établissement ?
— C’est cela !
— C’est lui qui a découvert les
cendres de cigarette dans l’escalier de la cave ?
— C’est Victor qui lui a fait
remarquer ce détail et il m’a prié de venir voir les traces par moi-même…
Maigret se renfrognait à mesure que
son collègue reprenait de l’optimisme.
— Cela n’a pas traîné,
avouez-le ! poursuivit M. Delvigne. Chabot a été arrêté. Et, sans
l’intervention de M. Delfosse, les deux jeunes gens seraient encore en prison.
S’ils n’ont pas tué, ce qui n’est pas encore prouvé, ils ont tout au moins
tenté de cambrioler l’établissement…
Il observa son interlocuteur, retint
mal un sourire ironique.
— Cela a l’air de vous
troubler…
— C’est-à-dire que cela ne
simplifie rien !
— Qu’est-ce qui ne simplifie
rien ?
— La démarche de Genaro.
— Avouez que c’est lui que vous
considériez comme l’assassin…
— Pas plus lui qu’un des
autres. Et sa démarche, au surplus, ne prouve rien. Tout au plus
indiquerait-elle qu’il est très fort.
— Vous voulez rester en
prison ?
Maigret jouait avec sa boîte
d’allumettes. Il ne se hâtait pas de répondre. Et, quand il parla, il eut l’air
de parler pour lui seul.
— Graphopoulos est venu à Liège
pour tuer quelqu’un ou pour se faire tuer…
— Ce n’est pas prouvé !
Et Maigret, soudain, avec
rage :
— Sales gosses !…
— De qui parlez-vous ?
— De ces gamins qui ont tout
abîmé ! À moins…
— À moins ?…
— Rien du tout !
Et il se leva, rageur, arpenta le
bureau où, à deux, à force de fumer des pipes, ils avaient rendu l’atmosphère
irrespirable.
— Si le cadavre était resté
dans la chambre d’hôtel et si l’on avait pu faire les constatations d’usage,
peut-être aurait-on… commença M. Delvigne.
Maigret le regarda férocement.
En réalité, ils étaient d’aussi
mauvaise humeur l’un que l’autre et leurs relations s’en ressentaient. Au
moindre mot, ils étaient prêts à échanger des aménités et ils n’étaient pas
loin de se rendre mutuellement responsables de l’échec de l’enquête.
— Vous n’avez pas de
tabac ?
Maigret disait cela comme il eût
prononcé : « Vous êtes un imbécile ! »
Et il prit la blague des mains de
son collègue, bourra sa pipe.
— Hé ! là, ne la mettez
pas en poche, s’il vous plaît…
Ce fut la détente. Il n’en fallait
pas plus. Maigret regarda la blague, puis son interlocuteur à moustaches
rousses, essaya en vain de retenir un sourire, haussa les épaules.
Et M. Delvigne sourit aussi. Ils se
comprenaient. Ils ne gardaient un air bourru que pour la forme.
Le Belge fut le premier à
questionner d’une voix radoucie, qui avouait son embarras :
— Qu’est-ce qu’on va
faire ?
— Tout ce que je sais, c’est
que Graphopoulos a été tué !
— Dans sa chambre
d’hôtel !
C’était la dernière pique !
— Dans sa chambre d’hôtel,
oui ! Que ce soit par Genaro, par Victor, par Adèle ou par un des
gamins ! Ils n’ont ni l’un ni l’autre le moindre alibi. Genaro et Victor
prétendent qu’ils se sont quittés au coin de la rue Haute-Sauvenière et que chacun
est rentré chez soi. Adèle affirme qu’elle s’est couchée toute seule !
Chabot et Delfosse ont mangé des moules et des pommes de terre frites…
— Pendant que vous couriez les
cabarets !
— Et que vous dormiez !
Le ton confinait maintenant à la
plaisanterie.
— La seule indication, grommela
Maigret, c’est que Graphopoulos s’est laissé enfermer au Gai-Moulin pour y
voler quelque chose ou pour y tuer quelqu’un. Quand il a entendu du bruit, il a
fait le mort sans se douter qu’il ferait le mort pour de bon une heure plus
tard…
Des coups pressés furent frappés à
la porte, qui s’ouvrit. Un inspecteur entra, annonça :
— C’est M. Chabot qui veut vous
dire deux mots. Il demande s’il ne vous dérange pas…
Maigret et Delvigne se regardèrent.
— Faites entrer !
Le comptable était ému. Il ne savait
comment tenir son chapeau melon et il hésita en voyant Maigret dans le bureau.
— Je m’excuse de…
— Vous avez quelque chose à me
dire ?
Il tombait mal. Ce n’était pas
l’heure des politesses.
— C’est-à-dire… Je vous demande
pardon… Je voulais vous remercier vivement de…
— Votre fils est chez
vous ?
— Il est rentré voilà une
heure… Il m’a dit…
— Qu’est-ce qu’il vous a
dit ?
C’était à la fois saugrenu et
pitoyable. M. Chabot cherchait une contenance. Il était plein de bonne volonté.
Mais les questions brutales le désarçonnaient et il finissait par oublier le discours
qu’il avait préparé.
Un pauvre discours émouvant, qui fut
raté par la faute de l’ambiance.
— Il m’a dit… C’est-à-dire que
je voulais vous remercier de la bonté que vous avez eue de… Au fond, ce n’est
pas un mauvais garçon… Mais des fréquentations et une certaine faiblesse de
caractère… Il a juré… Sa mère est au lit et c’est à son chevet que… Je vous
promets, monsieur le commissaire, que désormais il ne… Il est innocent, n’est-ce
pas ?…
La gorge du comptable s’étranglait.
Mais il faisait un grand effort pour rester calme et digne.
— C’est mon fils unique et je
voudrais… J’ai peut-être été trop faible…
— Beaucoup trop faible,
oui !
M. Chabot perdit tout à fait
contenance. Maigret détourna la tête, parce qu’il sentit que cet homme de
quarante ans, aux épaules étriquées, aux moustaches frisées au petit fer,
allait se mettre à pleurer.
— Je vous promets, à l’avenir…
Et, ne sachant plus que dire, il
bégaya :
— Est-ce que vous croyez que je
doive écrire au juge d’instruction pour le remercier ?
— Entendu ! Entendu !
grogna M. Delvigne en le poussant vers la porte. C’est une excellente
idée !
Et il ramassa le chapeau melon qui
était tombé par terre, le mit dans la main de son propriétaire, qui marcha
longtemps à reculons.
— Le père Delfosse ne pensera
pas à nous remercier, lui ! articula le commissaire Delvigne une fois la
porte refermée. Il est vrai qu’il dîne toutes les semaines chez le gouverneur
de la province et qu’il est à tu et à toi avec le procureur du roi…
Allons !…
Cet « allons » était gros
de lassitude et de dégoût, comme le geste par lequel il ramassa tous les
papiers épars sur le bureau.
— Qu’est-ce que nous
faisons ?
À cette heure, Adèle devait encore
dormir, dans sa chambre en désordre, aux odeurs d’alcôve et de cuisine. Au
Gai-Moulin, c’était le moment où Victor et Joseph allaient paresseusement de
table en table, essuyant les marbres, frottant les glaces au blanc d’Espagne.
— Monsieur le commissaire…
C’est le rédacteur de la Gazette de Liège à qui vous avez promis de…
— Qu’il attende !
Maigret était allé se rasseoir dans
un coin, maussade.
— Ce qui est certain, affirma
soudain M. Delvigne, c’est que Graphopoulos est mort !
— C’est une idée, riposta
Maigret.
L’autre le regarda, croyant à de
l’ironie.
Et Maigret poursuivit :
— Oui ! C’est encore ce
qu’il y a de mieux à faire. Combien y a-t-il d’inspecteurs ici en ce
moment ?
— Deux ou trois.
Pourquoi ?
— Ce bureau ferme à clé ?
— Bien entendu !
— Je suppose que vous êtes plus
sûr de vos inspecteurs que des gardiens de la prison ?
M. Delvigne ne comprenait toujours
pas.
— Eh bien !… Donnez-moi
votre revolver… N’ayez pas peur… Je vais tirer… Vous sortirez un peu plus tard
et vous annoncerez que l’homme aux larges épaules s’est suicidé, ce qui
constitue un aveu, et que l’enquête est close…
— Vous voulez ?…
— Attention… Je tire… Surtout,
évitez qu’ensuite on vienne me déranger… On peut sortir au besoin par cette
fenêtre ?…
— Qu’est-ce que vous voulez
faire ?
— Une idée… Compris ?…
Et Maigret tira en l’air, après
s’être assis dans un fauteuil, le dos à la porte. Il ne pensa même pas à
retirer la pipe de sa bouche. Mais cela n’avait pas d’importance. Comme des
gens accouraient des bureaux voisins, M. Delvigne s’interposa, murmura sans
conviction :
— Ce n’est rien… L’assassin qui
s’est tué… Il a fait des aveux…
Et il sortit, referma la porte à
clé, cependant que Maigret se caressait les cheveux à rebrousse-poil d’un air
aussi réjoui que possible.
— Adèle… Genaro… Victor…
Delfosse et Chabot… récita-t-il comme une litanie.
Dans le grand bureau, le reporter de
la Gazette de Liège prenait des notes.
— Vous dites qu’il a tout
avoué ?… Et l’on n’a pas pu établir son identité ?… Parfait !…
Je peux me servir de votre téléphone ?… Il y a l’édition de la Bourse dans
une heure…
— Dites donc ! lançait de
la porte un inspecteur triomphant. Les pipes sont arrivées !… Quand vous
voudrez venir choisir les vôtres !…
Mais le commissaire Delvigne
tiraillait ses moustaches sans enthousiasme.
— Tout à l’heure…
— Vous savez ! C’est
encore deux francs moins cher que je le croyais.
— Vraiment ?
Et il trahit sa vraie préoccupation
en grondant entre ses dents :
— Avec sa maffia !…
X
Deux hommes dans l’obscurité
— Vous êtes sûr de vos
gens ?
— Personne, en tout cas, ne
devinera qu’ils sont de la police, pour la bonne raison qu’ils n’en sont pas.
Au bar du Gai-Moulin, j’ai placé mon beau-frère, qui habite Spa et qui est venu
passer deux jours à Liège. C’est un commis des contributions qui surveille
Adèle. Les autres sont bien cachés, ou bien camouflés…
La nuit était fraîche et une pluie
fine rendait l’asphalte visqueux. Maigret avait boutonné jusqu’au col son lourd
pardessus noir et un cache-nez était enroulé jusqu’à la moitié de son visage.
Au surplus, il ne se risquait pas en
dehors de l’obscurité de la petite rue, d’où l’on apercevait au loin l’enseigne
lumineuse du Gai-Moulin.
Le commissaire Delvigne, dont les
journaux n’avaient pas eu à annoncer la mort, n’avait pas besoin de prendre
tant de précautions. Il n’avait même pas de pardessus et, quand la pluie se mit
à tomber, il grommela des doléances indistinctes.
La faction avait commencé à huit
heures et demie, alors que les portes du cabaret n’étaient pas encore ouvertes.
Successivement, on avait vu arriver Victor, bon premier, puis Joseph, puis le
patron. Celui-ci avait allumé lui-même l’enseigne au moment où les musiciens
débouchaient à leur tour de la rue du Pont-d’Avroy.
À neuf heures précises, on perçut la
rumeur confuse du jazz et le petit chasseur prit sa faction à la porte, en
comptant les sous qu’il avait dans les poches.
Quelques minutes plus tard, le
beau-frère de Delvigne pénétrait dans l’établissement, bientôt suivi par
l’employé des contributions.
Et le commissaire résumait ainsi la
situation stratégique :
— Outre ces deux-ci et les deux
agents postés dans la ruelle pour surveiller la seconde entrée, il y a
quelqu’un à la porte d’Adèle, rue de la Régence, un homme à la porte des
Delfosse et un autre à celle des Chabot. Enfin la chambre que Graphopoulos
occupait à l’Hôtel Moderne est surveillée.
Maigret ne dit rien. L’idée était de
lui. Les journaux avaient annoncé le suicide de l’assassin de Graphopoulos. Ils
laissaient entendre que l’enquête était close et que l’affaire se réduisait à
des proportions très quelconques.
— Maintenant, ou bien nous en
finirons cette nuit, avait-il dit à son collègue, ou bien il n’y a pas de
raisons pour qu’on ne patauge pas des mois.
Et il marchait, lent et lourd, de
long en large, de large en long, en tirant de petites bouffées de sa pipe, en
faisant le gros dos, ne répondant que par des grognements aux essais de conversation
de son compagnon.
M. Delvigne, qui n’avait pas son
flegme, éprouvait le besoin de parler, ne fût-ce que pour faire passer le
temps.
— De quel côté croyez-vous
qu’il se passera quelque chose ?
Mais l’autre se contentait de
braquer sur lui un regard ahuri qui semblait dire : « À quoi cela
vous avance-t-il de remuer tant d’air ? »
Il était un peu moins de dix heures
quand Adèle arriva, suivie à distance par une silhouette qui était celle d’un
homme de la Sûreté. Il passa près de son chef, lança au vol :
— Rien…
Et il continua à se promener dans
les environs. On voyait au loin la rue du Pont-d’Avroy, brillamment éclairée,
avec les tramways qui passaient toutes les trois minutes à peine et la foule
qui défilait lentement, malgré la pluie.
C’est la promenade traditionnelle
des Liégeois. Dans la grande artère, la foule : des familles, des jeunes
filles se tenant par le bras, des bandes de jeunes gens dévisageant les
passantes et quelques élégants marchant à pas lents, aussi raides que s’ils
étaient vêtus d’or.
Dans les petites rues transversales,
les cabarets plus ou moins louches, comme le Gai-Moulin. Collées aux murs, des
ombres. Parfois une femme jaillissant de la lumière, pénétrant dans le noir,
s’arrêtant pour attendre un suiveur.
Un bref conciliabule. Quelques pas
vers un hôtel désigné par une boule lumineuse en verre dépoli.
— Vous avez vraiment de
l’espoir ?
Maigret se contenta de hausser les
épaules. Et son regard était si placide qu’il paraissait dénué d’intelligence.
— En tout cas, je ne crois pas
qu’il prenne à Chabot la fantaisie de sortir ce soir. Surtout que sa mère est
au lit !
Le commissaire Delvigne n’acceptait
pas ce silence obstiné. Il regarda sa nouvelle pipe, qui n’était pas encore
culottée.
— Au fait, rappelez-moi donc
demain que je dois vous en donner une. Ainsi, vous aurez un souvenir de Liège…
Deux clients entraient au
Gai-Moulin.
— Un tailleur de la rue
Hors-Château et un garagiste ! annonça M. Delvigne. Des habitués, tous les
deux ! Des noceurs, comme on dit ici…
Mais quelqu’un sortait et il fallait
le regarder avec attention pour le reconnaître. C’était Victor, qui avait
troqué ses vêtements de travail contre un complet et un pardessus de ville. Il
marchait vite. Un inspecteur le prenait aussitôt en filature.
— Tiens ! Tiens !…
sifflait le commissaire Delvigne.
Maigret poussa un grand soupir et
lança à son compagnon un regard assassin. Est-ce que, vraiment, le Belge ne
pouvait pas se taire pendant quelques minutes ?…
Maigret avait les mains enfoncées
dans les poches. Et, sans avoir l’air de rien épier, son regard saisissait les
moindres changements dans le décor.
Il fut le premier à apercevoir René
Delfosse, avec son cou maigre, sa silhouette d’adolescent mal poussé, qui
pénétrait dans la rue, hésitant, changeait deux fois de trottoir et fonçait
enfin vers la porte du Gai-Moulin.
— Tiens ! Tiens !
répéta M. Delvigne.
— Oui !
— Que voulez-vous dire ?
— Rien !
Si Maigret ne voulait rien dire, il
était si intéressé qu’il perdait un peu de son flegme. Il s’avançait, avec même
quelque imprudence, car un bec de gaz permettait de distinguer vaguement le
haut de son visage.
Cela ne dura pas longtemps. Delfosse
resta à peine dix minutes dans le cabaret. Quand il sortit, il marchait vite et
il se dirigea sans hésiter vers la rue du Pont-d’Avroy.
Quelques secondes plus tard, le
beau-frère de Delvigne sortait à son tour, cherchait quelqu’un des yeux. Il
fallut siffler légèrement pour l’appeler.
— Eh bien ?
— Delfosse s’est assis à la
table de la danseuse…
— Ensuite ?
— Ils sont allés ensemble au
lavabo, puis il est sorti, tandis qu’elle reprenait sa place…
— Adèle avait son sac dans les
mains ?
— Oui !… Un petit sac en
velours noir…
— Allons !… dit Maigret.
Et il marcha à une allure telle que
ses compagnons eurent peine à le suivre.
— Qu’est-ce que je fais ?
questionna le beau-frère.
Et le commissaire entraînait M.
Delvigne.
— Vous retournez là-bas,
naturellement !
Rue du Pont-d’Avroy, ils ne purent
apercevoir le jeune homme, qui avait cent mètres d’avance sur eux, car la foule
était dense. Mais, quand ils arrivèrent au coin de la rue de la Régence, ils
devinèrent une silhouette qui courait presque au ras des maisons.
— Tiens ! Tiens !…
s’oublia à grommeler à nouveau M. Delvigne.
— Il va chez elle, oui !
précisa Maigret. Il est allé lui demander sa clé…
— Ce qui signifie ?…
Delfosse entrait dans la maison,
refermait la porte du corridor, devait s’engager dans l’escalier.
— Qu’est-ce que nous
faisons ?
— Un instant… Où est votre
agent ?…
Il s’approchait précisément, en se
demandant s’il devait parler à son chef ou s’il devait feindre de ne pas le
reconnaître.
— Arrive, Girard ! Eh
bien ?…
— Il y a cinq minutes,
quelqu’un est entré dans la maison. J’ai aperçu des lueurs dans la chambre,
comme si l’on se promenait avec une lampe électrique de poche…
— Allons-y ! dit Maigret.
— Nous entrons ?
— Parbleu !
Pour ouvrir la porte d’entrée,
commune à tous les locataires, il suffisait de tourner un bouton, car les maisons
belges n’ont pas de concierge.
L’escalier n’était pas éclairé.
Aucune lumière ne filtrait de la chambre d’Adèle.
Par contre, dès que Maigret toucha
la porte, qui s’entrouvrit, il distingua une rumeur confuse, comme si deux
hommes étaient en train de se battre sur le plancher.
M. Delvigne avait déjà tiré son
revolver de sa poche. Maigret tâta machinalement le mur, à sa gauche, trouva un
commutateur électrique, qu’il tourna.
Alors, dans la lumière, on vit un
spectacle à la fois comique et tragique.
Deux hommes étaient bien occupés à
se battre. Mais la lumière les surprenait en même temps que le bruit et ils
s’immobilisaient, encore enlacés. On voyait une main sur une gorge. Des cheveux
gris étaient en désordre.
— Qu’on ne bouge pas !
commanda M. Delvigne. Haut les mains !
Il referma la porte derrière lui,
sans lâcher son revolver. Et Maigret, avec un soupir de soulagement, retira son
cache-nez, ouvrit son manteau, avala une grande gorgée d’air, en homme qui a eu
chaud.
— Plus vite que ça !… Haut
les mains !…
René Delfosse tomba, parce qu’il
voulait se lever et que sa jambe droite était prise sous celle de Victor.
Le regard de M. Delvigne sembla
demander conseil. Delfosse et le garçon de café, maintenant, étaient debout,
pâles, déconfits, les vêtements en désordre.
Des deux, c’était le jeune homme le
plus ému, le plus défait, et il ne semblait rien comprendre à ce qui lui
arrivait. Mieux, il regardait Victor avec stupeur, comme s’il ne se fût pas
attendu du tout à le trouver là.
Avec qui croyait-il donc se battre ?
— Bougeons plus, les
enfants ! dit Maigret qui ouvrait enfin la bouche. La porte est bien
fermée, commissaire ?
Il s’approcha de celui-ci, lui dit
quelques mots à voix basse. Et M. Delvigne, par la fenêtre, fit signe à
l’inspecteur Girard de monter, le rejoignit sur le palier.
— Autant d’hommes que tu en
pourras trouver autour du Gai-Moulin. Que personne n’en sorte ! Par
contre, laisse entrer tout qui voudra…
Et il revint dans la chambre où, sur
le lit, une courtepointe blanche évoquait de la crème fouettée.
Victor ne bronchait toujours pas. Il
avait une vraie tête de garçon de café comme les caricaturistes aiment les
représenter : des cheveux rares ramenés d’habitude sur une calvitie, mais
présentement ébouriffés, des traits flasques, de gros yeux chassieux.
Il tenait les épaules de travers,
comme pour donner moins de prise, et il eût été difficile de déterminer ce que
guettait son regard oblique.
— Ce n’est pas votre première
arrestation, hein ! lui lança Maigret avec assurance.
Il en était sûr. Cela se
reconnaissait du premier coup d’œil. On sentait l’homme qui s’attend depuis
longtemps à se trouver face à face avec la police et qui a l’habitude de ces
sortes de rencontres.
— Je ne comprends pas ce que
vous voulez dire. Adèle m’a demandé de venir lui chercher quelque chose…
— Son bâton de rouge, sans
doute ?
— … J’ai entendu du bruit…
Quelqu’un est entré…
— Et vous avez sauté
dessus ! Autrement dit, vous cherchiez le bâton de rouge dans l’obscurité.
Attention ! Les mains en l’air, s’il vous plaît…
C’étaient des bras mous que les deux
hommes levaient vers le plafond. Les mains de Delfosse tremblaient. Il essayait
d’essuyer son visage de sa manche, sans oser abaisser un bras.
— Et vous, qu’est-ce qu’Adèle
vous a chargé de venir chercher ?
Les dents du jeune homme claquèrent,
mais il ne put rien répondre.
— Vous les tenez à l’œil,
Delvigne ?
Et Maigret fit le tour de la pièce,
où il y avait, sur la table de nuit, les restes d’une côtelette, des miettes de
pain et une bouteille de bière entamée. Il se pencha pour regarder sous le lit,
haussa les épaules, ouvrit un placard qui ne contenait que des robes, du linge
et de vieilles chaussures aux talons tournés.
Alors, il remarqua une chaise placée
près de la garde-robe, monta dessus, passa la main sur le dessus du meuble et
en retira une serviette de cuir noir.
— Et voilà ! dit-il en
redescendant. C’est le bâton de rouge, Victor ?
— Je ne sais pas ce que vous
voulez dire !
— Enfin, c’est bien l’objet que
vous veniez chercher ?
— Je n’ai jamais vu cette
serviette.
— Tant pis pour vous ! Et
vous, Delfosse ?
— Je… je jure…
Il oublia le revolver braqué sur
lui, se jeta sur le lit, tête première, et éclata en sanglots convulsifs.
— Alors, mon petit Victor, on
ne veut rien dire ? Même pas pourquoi l’on était en train de se colleter
avec ce jeune homme ?
Et Maigret posait par terre
l’assiette sale, le verre et la bouteille qui se trouvaient sur la table de
nuit, mettait la serviette à leur place, l’ouvrait.
— Des papiers qui ne nous
regardent pas, Delvigne ! Il faudra remettre tout ça au 2e
Bureau… Tenez ! Voici les bleus d’un nouveau fusil-mitrailleur fabriqué à
la FN de Herstal… Quant à ceci, cela ressemble aux plans de réaménagement d’un
fort… Hum !… Des lettres en langage chiffré, qu’il faudra faire étudier
par des spécialistes…
Dans l’âtre, sur une grille,
grésillaient les restes d’un feu de boulets. Soudain, au moment où l’on s’y
attendait le moins, Victor se précipita vers la table de nuit, saisit les
papiers.
Maigret devait avoir prévu son geste
car, alors que le commissaire Delvigne hésitait à tirer, il lança son poing en
plein visage du garçon, qui chancela, sans avoir le temps de jeter les documents
dans le feu.
Les feuillets s’éparpillèrent.
Victor, de ses deux mains, tenait sa joue gauche qui avait rougi brusquement.
Ce fut rapide. Et pourtant Delfosse
faillit en profiter pour s’enfuir. En un clin d’œil, il eut quitté le lit et il
allait passer derrière M. Delvigne quand celui-ci s’en aperçut, l’arrêta de sa
jambe déployée.
— Et maintenant ?…
questionna Maigret.
— Je ne dirai quand même
rien ! gronda un Victor rageur.
— Je t’ai demandé quelque
chose ?
— Je n’ai pas tué Graphopoulos…
— Et après ?
— Vous êtes une brute !
Mon avocat…
— Tiens ! Tiens ! tu
as déjà un avocat ?…
Le commissaire Delvigne, lui,
observait le gamin et, suivant la direction de son regard, en arriva au-dessus
de la garde-robe.
— Je crois qu’il y a encore
quelque chose ! dit-il.
— C’est probable !
répliqua Maigret en montant à nouveau sur la chaise.
Sa main dut tâtonner longtemps.
Enfin, elle ramena un portefeuille en cuir bleu qu’il ouvrit.
— Le portefeuille de
Graphopoulos ! annonça-t-il. Trente billets de mille francs
français !… Des papiers !… Tiens ! Une adresse, sur un bout de
papier : Gai-Moulin, rue du Pot-d’Or… Et, d’une autre
écriture : Personne ne couche dans l’immeuble…
Maigret ne s’occupait plus de
personne. Il suivait son idée, examinait une lettre en langage chiffré,
comptait certains signes.
— Un… deux… trois… onze…
douze !… Un mot de douze lettres… C’est-à-dire : Graphopoulos. C’est
dans la serviette…
Des pas dans l’escalier. Des coups
nerveux frappés à la porte. Le visage animé de l’inspecteur Girard.
— Le Gai-Moulin est cerné.
Personne ne sortira. Mais…
» C’est M. Delfosse, qui y est
arrivé il y a quelques instants et qui a réclamé son fils… Il a pris Adèle à
part… Oui, il est sorti… J’ai cru bien faire en le laissant passer et en le
suivant… Quand j’ai vu qu’il venait ici, j’ai pris de l’avance… Tenez !…
Le voilà dans l’escalier…
Et, en effet, quelqu’un trébuchait,
marchait sur le palier en tâtant les portes, frappait enfin.
Maigret ouvrit lui-même, s’inclina
devant l’homme aux moustaches grises, qui lui lança un regard hautain.
— Est-ce que mon fils…
Il l’aperçut, en piteuse posture,
fit claquer ses doigts, articula :
— Allons ! À la
maison !…
Cela faillit dégénérer. René
regardait tout le monde avec épouvante, se raccrochait à la courtepointe,
claquait des dents de plus belle.
— Un instant ! intervint
Maigret. Voulez-vous vous asseoir monsieur Delfosse ?
Celui-ci examina les lieux avec un
certain dégoût.
— Vous avez à me parler ?
Qui êtes-vous ?…
— Peu importe ! Le
commissaire Delvigne vous le dira en temps voulu. Quand votre fils est rentré
chez vous, vous lui avez fait une scène ?
— Je l’ai enfermé dans sa
chambre en lui disant d’attendre ma décision.
— Et quelle était cette
décision ?
— Je ne sais pas encore. Sans
doute l’envoyer à l’étranger faire un stage dans une banque ou dans une maison
de commerce. Il est temps qu’il apprenne à vivre.
— Non, monsieur Delfosse…
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire simplement qu’il
est trop tard. Votre fils dans la nuit de mercredi à jeudi, a tué M.
Graphopoulos pour le voler…
Maigret arrêta de la main la canne à
pomme d’or qui allait s’abattre sur lui. Et, d’une poigne rude, il la tourna de
telle sorte que son propriétaire dut la lâcher avec un soupir de douleur. Alors
il l’examina tranquillement, la soupesa, laissa tomber :
— Et je suis presque sûr que le
crime a été commis avec cette canne !
La bouche ouverte par un spasme,
René essayait de hurler et n’émettait pourtant aucun son. Il n’était plus qu’un
tas de nerfs, qu’un être pitoyable étranglé par la peur.
— J’espère que vous allez vous
expliquer ! lui lança néanmoins M. Delfosse. Et vous, mon cher
commissaire, je vous prie de croire que je transmettrai à mon ami le procureur…
Maigret se tourna vers l’inspecteur
Girard :
— Allez me chercher Adèle…
Prenez une voiture… Amenez aussi Genaro…
— Je crois que… commença M.
Delvigne en s’approchant de Maigret.
— Oui ! Oui ! fit
celui-ci comme on calme un enfant.
Et il marcha. Il marcha sans fin
pendant les sept minutes qui furent nécessaires à l’accomplissement de son
ordre.
Un ronronnement de moteur. Des pas
dans l’escalier. La voix de Genaro qui protestait :
— Vous vous arrangerez avec mon
consul… C’est inouï !… Un commerçant patenté qui… Alors qu’il y a
cinquante clients chez moi !…
Quand il entra, son regard alla
chercher Victor et sembla l’interroger.
Victor fut magnifique.
— Nous sommes frits !
dit-il simplement.
La danseuse, elle, à demi nue sous
sa robe qui soulignait ses formes, contemplait son logis et baissait les
épaules avec fatalisme.
— Répondez simplement à ma
question. Est-ce qu’au cours de la soirée Graphopoulos vous a demandé de le
rejoindre dans sa chambre ?…
— Je n’y suis pas allée !
— Donc, il vous l’a
demandé ! Donc, il vous a dit qu’il couchait à l’Hôtel Moderne, chambre
18…
Elle baissa la tête.
— Chabot et Delfosse, installés
à une table proche, ont pu entendre. À quelle heure Delfosse est-il arrivé
ici ?
— Je dormais ! Peut-être
cinq heures du matin…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il m’a proposé de m’en aller
avec lui… Il voulait prendre le bateau pour l’Amérique… Il m’a dit qu’il était
riche…
— Vous avez refusé ?…
— J’étais endormie… Je lui ai
dit de se coucher… Mais ce n’est pas ce qu’il voulait… Alors je lui ai demandé,
tant il était nerveux, s’il avait fait un mauvais coup…
— Qu’est-ce qu’il a
répondu ?…
— Il m’a supplié de cacher un
portefeuille dans ma chambre !
— Et vous lui avez désigné
l’armoire, où il y avait déjà une serviette…
Elle haussa à nouveau les épaules,
soupira :
— Tant pis pour eux…
— C’est bien cela ?
Pas de réponse. M. Delfosse écrasait
les assistants d’un regard de défi.
— Je serais curieux de savoir…
commença-t-il.
— Vous allez savoir tout de
suite, monsieur Delfosse. Je ne vous demande plus qu’un instant de patience…
C’était pour bourrer une pipe !
XI
Le débutant
— Parlons d’abord de
Paris ! Graphopoulos qui vient demander la protection de la police et qui,
le lendemain, essaie de semer l’inspecteur qu’on a attaché à sa personne. Vous
vous souvenez de ce que je vous ai dit, Delvigne ?
« Ces histoires de maffia et
d’espionnage… Eh bien ! il s’agit d’une affaire d’espionnage. Graphopoulos
est riche, désœuvré. L’aventure le tente, comme elle tente tant de gens de son
espèce.
« Au cours de ses voyages, il
rencontre un agent secret quelconque et il lui fait part de son désir de mener,
lui aussi, une existence d’imprévu et de mystère…
« Agent secret ! Deux mots
qui font rêver tant d’imbéciles !
« Ils se figurent que le métier
consiste… Mais peu importe ! Graphopoulos tient à son idée. L’agent à qui
il s’adresse n’a pas le droit de repousser une offre qui peut être
intéressante…
« Ce que le public ignore,
c’est qu’il y a auparavant des épreuves à subir… L’homme est intelligent,
fortuné ; il voyage… Avant tout, il faut savoir s’il possède du sang-froid
et de la discrétion…
« On lui donne une première
mission : se rendre à Liège et voler des documents dans un cabaret de
nuit…
« C’est le moyen de s’assurer
de l’état de ses nerfs. La mission est fausse. On l’envoie tout simplement chez
d’autres agents du même service, qui jugeront des qualités de notre homme…
« Et Graphopoulos est
effrayé ! Il s’est imaginé l’espionnage sous une autre forme ! Il
s’est vu dans les palaces, interrogeant les ambassadeurs, ou invité dans les
petites cours d’Europe…
« Il n’ose pas refuser. Mais il
demande à la police de le surveiller. Il prévient son chef qu’il est suivi…
« — Un inspecteur est sur
mes talons ! Je suppose que, dans ce cas, je ne dois pas aller à Liège…
« — Allez-y quand
même !
« Et le voilà affolé ! Il
tente d’échapper à la surveillance qu’il a voulue. Il retient une place dans
l’avion de Londres, prend un billet pour Berlin, débarque à la gare des
Guillemins…
« Le Gai-Moulin !… C’est
ici qu’il doit opérer… Il ignore que le patron est de la bande, qu’il est
averti, qu’il ne s’agit que d’une épreuve et qu’au surplus il n’y a pas un seul
document à voler dans le cabaret…
« Une danseuse s’assied à sa
table… Il lui donne rendez-vous pour la fin de la nuit dans sa chambre, car,
avant tout, c’est un jouisseur… Comme il arrive presque toujours, le risque
émoustille sa sensualité… Enfin, il ne sera pas seul !… En acompte, il lui
abandonne son étui à cigarettes qu’elle admire…
« Il observe les gens. Il ne
sait rien. Ou plutôt il ne sait qu’une chose : c’est que tout à l’heure il
devra s’arranger pour se faire enfermer dans le local et pour rechercher les
documents qui lui sont demandés…
« Genaro, prévenu, l’épie avec
le sourire… Victor, qui en est, est obséquieux et ironique en lui
servant le champagne…
« Quelqu’un, par hasard, a
entendu l’adresse donnée à Adèle.
« — Hôtel Moderne…
Chambre 18…
« Et il nous faut passer à une
autre histoire !
Maigret regarde M. Delfosse, et lui
seul.
— Vous voudrez bien m’excuser
de parler de vous. Vous êtes riche. Vous avez une femme, un fils et des
maîtresses. Vous menez joyeuse vie sans vous douter que le gamin, mal portant,
trop nerveux, essaie, dans sa petite sphère, de vous imiter.
« Il voit l’argent dépensé en
abondance autour de lui. Vous lui en donnez, trop et pas assez tout ensemble.
« Depuis des années, il vous
vole et il vole même ses oncles par surcroît !
« En votre absence, il roule
dans votre auto. Il a des maîtresses, lui aussi. Bref, c’est dans toute
l’acception du mot le fils à papa dégénéré.
« Non ! ne protestez pas…
Attendez…
« Il a besoin d’un ami, d’un
confident… Il entraîne Chabot dans son sillage… Un jour, ils sont à la corde…
Ils ont des dettes partout… Et ils décident d’emporter la caisse du Gai-Moulin…
« C’est le soir de
Graphopoulos… Delfosse et Chabot se cachent dans l’escalier de la cave alors
qu’on les croit partis… Est-ce que Genaro l’ignore ?… Peu importe, mais
j’en doute !
« Il est, lui, le type du bon
agent secret. Il tient un cabaret. Il paie patente, comme il l’a dit tout à
l’heure. Il a des sous-agents qui travaillent pour lui ! Il se sent
d’autant plus en sécurité qu’il sert d’indicateur à la police…
Et il sait que Graphopoulos va se
cacher dans le cabaret. Il ferme les portes. Il s’en va avec Victor. Le
lendemain, il lui suffira d’adresser un rapport à ses chefs sur la façon dont
le Grec se sera comporté…
« Vous voyez que c’est assez
compliqué… On pourrait appeler cette nuit-là la nuit des dupes…
« Graphopoulos a bu du champagne
pour se donner du courage. Le voilà seul, dans l’obscurité du Gai-Moulin… Il
lui reste à chercher les documents qu’on exige de lui…
« Mais il n’a pas encore bougé
qu’une porte s’ouvre. Une allumette craque…
« Il est effrayé. N’était-il
pas effrayé d’avance ?… Il n’a pas le courage d’attaquer… Il aime mieux
faire le mort…
« Et il voit ses ennemis… Deux
jeunes gens qui ont plus peur que lui et qui s’enfuient !…
Personne ne bouge. Personne ne
semble respirer. Les visages sont tendus et Maigret continue, placide :
— Graphopoulos, resté seul,
s’obstine à chercher les documents que ses nouveaux chefs lui ont commandés…
Chabot et Delfosse, bouleversés, mangent des moules et des frites, se quittent
dans la rue…
« Mais un souvenir hante
Delfosse… Hôtel Moderne, chambre 18… Ces mots qu’il a entendus. Or,
l’étranger paraissait riche… Et, lui, il a un besoin maladif d’argent… Entrer
dans un hôtel la nuit, c’est un jeu d’enfant… La clé de la chambre doit être au
tableau… Et puisque Graphopoulos est mort ! Puisqu’il ne remettra pas les
pieds chez lui !…
« Il y va. Le portier endormi
ne songe pas à l’interroger. Il arrive là-haut, fouille la mallette du
voyageur…
« Des pas dans le couloir… La
porte qui s’ouvre…
« Et Graphopoulos
lui-même !… Graphopoulos qui devrait être mort !…
« Delfosse a tellement peur
que, sans réfléchir, il frappe de toutes ses forces, dans l’ombre, avec sa
canne, avec la canne à pomme d’or de son père qu’il a emportée ce soir-là,
comme cela lui arrive souvent…
« Il est affolé, presque
irresponsable… Il prend le portefeuille… Il s’enfuit…
« Peut-être, sous un réverbère,
s’assure-t-il du contenu… Il s’aperçoit qu’il y a des dizaines de mille francs,
et l’idée lui vient de partir avec Adèle, qu’il a toujours désirée.
« La grande vie, à
l’étranger !… La grande vie avec une femme !… Comme un homme
véritable !… Comme son père !…
« Mais Adèle dort… Adèle ne
veut pas partir… Il cache le portefeuille chez elle, parce qu’il a peur… Il ne
se doute pas qu’à la même place, depuis des mois, sans doute depuis des années,
Genaro et Victor mettent en sûreté les documents du service d’espionnage…
» Car elle en est ! Ils en
sont tous !
« Delfosse n’a gardé sur lui
que les billets belges, deux mille francs environ, trouvés dans le
portefeuille… Le reste, c’est-à-dire
l’argent français, est trop compromettant !
« Le lendemain, il lit les
journaux… La victime, sa victime, a été découverte, non à l’hôtel, mais
au Jardin d’acclimatation.
« Il ne comprend plus… Il vit
dans la fièvre… Il rejoint Chabot… Il l’entraîne avec lui… Il feint de voler
son oncle pour expliquer les deux mille francs qu’il a sur lui…
« Il faut se débarrasser de cet
argent… Il en charge Chabot… Il est lâche… Pis que lâche : son cas relève
de la pathologie… Au fond de lui-même, il en veut à son ami de ne pas partager
sa culpabilité… Il voudrait le compromettre, sans oser rien faire de précis
pour cela…
« Ne lui en a-t-il pas toujours
voulu ?… Une envie, une haine assez complexes… Chabot est propre, ou du
moins l’était… Et lui est rongé par des tas de besoins troubles… C’est
l’explication de cette amitié étrange, et de ce besoin que Delfosse a toujours
eu d’être accompagné de son camarade…
« Il allait le relancer chez
lui… Il ne pouvait pas rester seul… et il mêlait l’autre à ses compromissions,
à ses petits vols familiaux que la Justice n’a pas à juger…
« Chabot ne revient pas du
lavabo… Chabot est arrêté… Il ne se met pas à sa recherche… Il boit… Et il a
besoin de quelqu’un pour boire avec lui… Il y a une chose qu’il ne peut pas
supporter : la solitude…
« Ivre, il rentre avec la
danseuse, s’endort… Au petit jour, il s’effraie de sa situation… Sans doute
voit-il l’inspecteur posté dans la rue…
« Il n’ose pas toucher à
l’argent de Graphopoulos qui est sur le meuble… Il ne reste que des billets
français, trop facilement identifiables… Il préfère voler sa compagne…
« Ce qu’il espère ?…
Rien !… Et tout ce qu’il fera désormais sera dans la suite logique des
choses…
« Il devine confusément qu’il
n’échappera pas à la Justice… D’autre part, il n’ose pas se rendre…
« Demandez au commissaire
Delvigne où la police va chercher – et où elle trouve neuf fois sur
dix ! – les malfaiteurs de cette espèce !
« Dans les mauvais lieux… Il
lui faut de la boisson, du bruit, des femmes… Il entre quelque part, près de la
gare… Il veut emmener la serveuse… À son défaut, il va chercher une fille dans
la rue… Il paie à boire… Il montre ses billets, les distribue… Il est
frénétique…
« Quand on l’arrête, il ment,
maladivement ! Il ment sans espoir ! Il ment pour mentir, comme
certains enfants vicieux !
« Il est prêt à raconter
n’importe quoi, à donner des détails… Et c’est encore un trait de caractère qui
suffit à le classer…
« Mais on lui dit que
l’assassin est arrêté… C’est moi !… On le relâche… Il apprend un peu plus
tard que l’assassin s’est tué après avoir fait des aveux…
« Devine-t-il le piège ?…
Vaguement… Quelque chose le pousse, en tout cas, à supprimer les preuves de sa
responsabilité… Et c’est pourquoi j’ai joué cette comédie qui a pu paraître
enfantine…
« Il y avait deux moyens de
pousser Delfosse aux aveux : celui que j’ai employé ou alors le laisser
seul, des heures durant, tout seul dans l’obscurité dont il a aussi peur que de
la solitude…
« Il se serait mis à trembler…
Il aurait avoué tout ce qu’on aurait voulu, même plus que la vérité…
« Je le sais coupable, moi,
depuis le moment où il a été prouvé que les deux mille francs n’ont pas été
volés à la chocolaterie… Dès lors, tous ses faits et gestes n’ont fait que
renforcer mon opinion…
« Un cas banal, malgré sa
morbidesse et sa complexité apparentes.
« Mais il me restait quelque
chose à comprendre : l’autre, le cas Graphopoulos… Par conséquent, il
restait aussi d’autres coupables…
« L’annonce de la mort de
l’assassin, de ma mort, les a tous fait sortir du nid…
« Delfosse vient chercher le
portefeuille compromettant…
« Victor vient chercher…
Maigret fit lentement des yeux le
tour de l’assistance.
— Depuis combien de temps,
Adèle, Genaro se sert-il de votre logement pour y cacher ses papiers
dangereux ?
Elle haussa les épaules avec indifférence,
en femme qui s’attend depuis longtemps à une catastrophe.
— Il y a des années !
C’est lui qui m’a fait venir de Paris, où je crevais de faim…
— Vous avouez, Genaro ?
— Je ne répondrai qu’en
présence de mon avocat.
— Vous aussi ?… Comme
Victor ?…
M. Delfosse ne disait rien, tenait
la tête basse, le regard rivé à sa canne, cette canne qui avait tué
Graphopoulos.
— Mon fils n’est pas
responsable… murmura-t-il soudain.
— Je sais !
Et, comme l’autre le regardait,
troublé et gêné tout ensemble :
— Vous allez me confier qu’il a
hérité de vous certaines tares susceptibles d’atténuer sa responsabilité et…
— Qui vous l’a dit ?
— Voyez donc votre tête et la
sienne dans la glace !
Et ce fut tout ! Trois mois
plus tard, Maigret était chez lui, à Paris, boulevard Richard-Lenoir, et
dépouillait le courrier que la concierge venait de monter.
— Des lettres
intéressantes ? questionna Mme Maigret tout en secouant une carpette à la
fenêtre.
— Une carte de ta sœur qui
annonce qu’elle va avoir un bébé…
— Encore !
— Une lettre de Belgique…
— Qu’est-ce que c’est ?…
— Rien d’intéressant. Un ami,
le commissaire Delvigne, qui m’envoie une pipe par colis postal et qui
m’annonce des condamnations…
Il lut à mi-voix :
… Genaro à cinq ans de travaux
forcés, Victor à trois ans et la fille Adèle, faute de preuves formelles,
remise en liberté…
— Quels sont ces
gens-là ?… fit Mme Maigret qui, femme d’un commissaire de la Police
judiciaire, n’en avait pas moins gardé toute sa candeur de vraie fille de la
campagne française.
— Pas intéressants ! Des
types qui tenaient un cabaret à Liège, un cabaret où il n’y avait pas de
clients, mais où l’on faisait activement de l’espionnage…
— Et la fille Adèle ?
— La danseuse de
l’établissement… Comme toutes les danseuses…
— Tu l’as connue ?
Et il y eut soudain de la jalousie
dans la voix de Mme Maigret.
— Je suis allé chez elle une
fois !
— Tiens ! Tiens !…
— Voilà que tu parles comme M.
Delvigne lui-même ! Je suis allé chez elle, mais en compagnie d’une bonne
demi-douzaine de personnes.
— Elle est jolie ?
— Pas mal ! Des petits
jeunes gens en étaient fous.
— Rien que des petits jeunes
gens ?…
Maigret fit sauter une autre
enveloppe, au timbre belge.
— Voilà justement la
photographie de l’un d’entre eux, dit-il.
Et il tendit le portrait d’un jeune
homme dont les épaules étroites paraissaient plus étroites encore sous
l’uniforme. Comme fond, la cheminée d’un paquebot.
… et je me permets de vous
adresser la photographie de mon fils qui a quitté Anvers cette semaine à bord
de l’Elisabethville à destination du Congo.
J’espère que la vie rude des colonies…
— Qui est-ce ?
— Un des petits amoureux
d’Adèle !
— Il a fait quelque
chose ?
— Il a bu des verres de porto
dans une boîte de nuit où il aurait mieux fait de ne jamais mettre les pieds.
— Et il était son amant ?
— Jamais de la vie ! Tout
au plus, une fois, l’a-t-il regardée comme elle était en train de s’habiller…
Alors Mme Maigret conclut :
— Les hommes sont tous les
mêmes !
En dessous du tas de lettres, il y
avait un faire-part bordé de noir que Maigret ne montra pas.
Ce jour, en la clinique
Sainte-Rosalie, est décédé, dans sa dix-huitième année, René-Joseph-Arthur
Delfosse, muni des sacrements de…
La clinique Sainte-Rosalie, à Liège,
est l’établissement qui reçoit les riches malades du cerveau.
Au-dessous de la feuille, trois
mots : Priez pour lui.
Et Maigret évoqua M. Delfosse père,
avec sa femme, son usine, ses maîtresses.
Puis Graphopoulos, qui avait voulu
jouer à l’espion, parce qu’il n’avait rien à faire et qu’il les imaginait
prestigieux, comme on les décrit dans les romans.
Huit jours plus tard, dans une boîte
de Montmartre, une femme lui sourit, devant un verre vide que la direction de
l’établissement plaçait sur la table pour la forme.
C’était Adèle.
— Je vous jure que je savais
même pas au juste ce qu’ils fricotaient… Il faut bien vivre, n’est-ce
pas ?…
Et, naturellement, elle était prête
à fricoter à nouveau !
— J’ai reçu une photographie du
petit… Vous savez… Celui qui était employé quelque part…
Et de son sac blanc de poudre elle
tirait un portrait. Le même qu’avait reçu Maigret ! Un grand garçon, pas
encore formé, que l’uniforme amaigrissait et qui s’essayait pour la première
fois à porter d’un air crâne le casque colonial !
On devait en montrer un troisième
exemplaire, rue de la Loi, aux locataires de la maison, à l’étudiante polonaise
et à M. Bogdanowski.
— Il a déjà l’air d’un homme,
n’est-ce pas ?… Pourvu qu’il résiste aux fièvres !…
Et d’autres jeunes gens, au
Gai-Moulin, avec un autre propriétaire !
Ouistreham, à bord de l’« Ostrogoth », septembre 1931.
FIN
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