Maigret, #11
GEORGES SIMENON
La Guinguette
à deux sous
Maigret XI

ARTHÈME FAYARD
I
Le samedi de M. Basso
Une fin d’après-midi radieuse. Un
soleil presque sirupeux dans les rues paisibles de la rive gauche. Et partout,
sur les visages, dans les mille bruits familiers de la rue, de la joie de
vivre.
Il y a des jours ainsi, où
l’existence est moins quotidienne et où les passants sur les trottoirs, les
tramways et les autos semblent jouer leur rôle dans une féerie.
C’était le 27 juin. Quand
Maigret arriva à la poterne de la Santé, le factionnaire attendri regardait un
petit chat blanc qui jouait avec le chien de la crémière.
Il doit y avoir des jours aussi où
les pavés sont plus sonores. Les pas de Maigret résonnèrent dans la cour
immense. Au bout d’un couloir, il interrogea un gardien.
— Il a appris ?…
— Pas encore.
Un tour de clé. Un verrou. Une
cellule très haute, très propre, et un homme qui se levait tandis que son
visage semblait chercher une expression.
— Ça va, Lenoir ?
questionna le commissaire.
Celui-ci avait failli sourire. Mais
une idée durcissait soudain ses traits. Ses sourcils se rapprochaient,
soupçonneux. L’espace de quelques secondes, il esquissa une moue hargneuse,
puis il haussa les épaules, tendit la main.
— Compris ! articula-t-il.
— Compris quoi ?
Un sourire désabusé.
— Ne la faites pas à moi,
hein ! Si vous êtes ici…
— C’est que je pars demain
matin en vacances, et…
Le prisonnier rit, d’un rire sec.
C’était un grand garçon aux cheveux bruns rejetés en arrière. Des traits
réguliers. De beaux yeux marron. De fines moustaches qui faisaient ressortir la
blancheur de ses dents pointues comme celles de rongeurs.
— Vous êtes gentil, monsieur le
commissaire…
Il s’étira, bâilla, referma le
couvercle du W.-C. qui, dans un coin de la cellule, était resté ouvert.
— Faites pas attention au
désordre…
Et soudain, le regard dans les yeux
de Maigret :
— Le pourvoi est rejeté, pas
vrai ?
C’était inutile de mentir. Il avait
déjà compris. Il marchait de long en large.
— J’avais pas
d’illusion !… Alors ?… demain ?
Quand même, sur le dernier mot, la
voix se voila et les yeux cueillirent la lueur du jour qui filtrait d’une
fenêtre étroite, très haut.
À la même heure, les journaux du
soir qu’on criait aux terrasses des cafés publiaient : « Le président
de la République a rejeté le pourvoi de Jean Lenoir, le jeune chef de bande de
Belleville. L’exécution aura lieu demain au lever du jour. »
C’est Maigret qui, trois mois plus
tôt, avait mis la main au collet de Lenoir, dans un hôtel de la rue
Saint-Antoine. Une seconde de plus et la balle que l’assassin tirait dans sa
direction l’atteignait en pleine poitrine au lieu de se perdre dans le plafond.
N’empêche que le commissaire s’était
intéressé à lui, sans rancune. D’abord, peut-être, parce que Lenoir était jeune.
Un garçon de vingt-quatre ans qui, depuis l’âge de quinze ans, collectionnait
les condamnations.
Puis parce qu’il était crâne. Il
avait des complices. Deux d’entre eux avaient été arrêtés le même jour que lui.
Ils étaient aussi coupables et, dans la dernière affaire, l’attaque à main
armée d’un encaisseur, sans doute avaient-ils pris une plus grande part que le
chef.
Lenoir les déchargeait néanmoins,
prenait tout à son compte, refusait de « manger le morceau ».
Il était sans pose, sans
forfanterie. Il ne mettait pas sa déchéance sur le compte de la société.
— J’ai perdu !… se
contentait-il de dire.
C’était fini. Ou plutôt, quand le
soleil qu’on voyait dorer un morceau du mur de la cellule se lèverait à
nouveau, ce serait fini.
Lenoir eut malgré lui un geste
sinistre. Tout en marchant, il se passa la main sur la nuque, frissonna, devint
pâle, éprouva le besoin de ricaner :
— Quand même ! Ça fait un
drôle d’effet…
Et brusquement, avec un flot de
rancœur dans la bouche :
— Si seulement on allait là-bas
avec tous ceux qui le méritent !
Il observa Maigret, hésita, fit
encore le tour de l’étroite pièce, grommela :
— Ce n’est pas aujourd’hui que
je vais commencer à « donner » quelqu’un… Mais quand même !…
Le commissaire évitait de le
regarder. Il sentait venir la confession. Et il savait l’autre si farouche
qu’un simple tressaillement, ou un intérêt trop marqué, suffirait à lui fermer
la bouche.
— Naturellement, vous ne
connaissez pas la guinguette à deux sous. Eh bien ! si vous allez faire un
tour par-là, dites-vous bien qu’il y a un type, parmi les habitués, qui ferait
mieux que moi, demain, sur la machine…
Il marchait toujours. Il ne pouvait
pas s’arrêter. Cela en devenait hallucinant. C’était sa seule manière de trahir
sa fièvre.
— Mais vous ne l’aurez pas…
Tenez ! sans « me mettre à table », je peux bien vous raconter
ça… Je ne sais pas pourquoi ça me revient aujourd’hui… Peut-être parce que
c’est une histoire de gosse… Je devais avoir dans les seize ans… On était deux
à fréquenter les bals musette et à chaparder… L’autre, à l’heure qu’il est,
doit être dans un sanatorium… Il toussait déjà…
Est-ce que, maintenant, il ne
parlait pas pour se donner l’illusion de la vie, pour se prouver à lui-même
qu’il était encore un homme ?
— Une nuit… Il était dans les
trois heures… On longeait la rue… Mais non ! je ne vous dirai pas le nom
de la rue… Une rue quelconque. On voit de loin une porte qui s’ouvre… Il y
avait une auto au bord du trottoir… Un type sort, en en poussant un autre…
Non ! Pas le pousser… Imaginez un mannequin qu’on voudrait faire marcher
avec soi comme si c’était un copain !… Il le met dans la bagnole,
s’installe au volant… Mon ami me lance une œillade et nous voilà tous les deux
sur le pare-chocs arrière… En ce temps-là, on m’appelait le Chat… C’est tout
dire !… On se promène dans des tas de rues… Le frère qui conduit a l’air
de chercher quelque chose, de s’être trompé… À la fin, on comprend ce qu’il
cherche, car il arrive au canal Saint-Martin… Vous avez deviné, pas
vrai ?… Le temps d’ouvrir la portière et de la refermer, c’était fait… Il
y avait un corps dans le jus…
« Réglé comme du papier à
musique ! Le bonhomme de l’auto avait dû mettre à l’avance des trucs
lourds dans les poches du macchabée, car il n’a pas flotté un instant…
« Nous deux, on se tenait peinards…
Nouveau coup d’œil… On remonte à notre place… Histoire de bien s’assurer de
l’adresse du client… Place de la République, il s’est arrêté pour boire un
verre de rhum dans le seul café encore ouvert… Puis il a conduit sa voiture au
garage et il est rentré chez lui… On le voyait en ombre chinoise derrière les
rideaux en train de se déshabiller…
« Pendant deux ans, on l’a fait
chanter, Victor et moi…
On était novices… On avait peur d’en
demander trop… Des cent francs à la fois…
« Puis un jour le type a déménagé
et on ne l’a pas retrouvé… Il n’y a pas trois mois que je l’ai aperçu par
hasard à la guinguette à deux sous et il ne m’a même pas reconnu…
Lenoir cracha par terre, chercha
machinalement ses cigarettes, grommela :
— Quand des gars en sont où
j’en suis, on pourrait quand même les laisser fumer…
Le rayon de soleil s’était éteint,
là-haut. On entendait des pas dans les couloirs.
— C’est pas que je sois plus
mauvais qu’un autre, mais il faut avouer que le coco dont je vous parle ferait
bien, demain matin, avec moi, sur la…
Cela jaillit brusquement. Des
gouttes de sueur, sur le front. Et, en même temps, les jambes qui mollissaient.
Lenoir s’assit au bord de sa couchette.
— Il est temps de me laisser…
soupira-t-il. Ou plutôt non… Non !… Qu’on ne me laisse pas seul
aujourd’hui… Cela vaut encore mieux de parler… Tenez ! Voulez-vous que je
vous raconte l’histoire de Marcelle, la femme qui…
On ouvrait la porte. L’avocat du
condamné hésitait en apercevant Maigret. Il affichait un sourire de
circonstance, pour ne pas laisser deviner à son client que le pourvoi était
rejeté.
— Les nouvelles sont bonnes…
commença-t-il.
— Ça va !
Et, à Maigret :
— Je ne vous dis pas au revoir,
hein, monsieur le commissaire… Chacun son métier… Puis, vous savez, pas la
peine d’aller à la guinguette… Le bonhomme est aussi malin que vous…
Maigret tendit la main. Il vit les
narines frémir, la petite moustache brune s’humecter, les canines qui
s’enfonçaient dans la lèvre inférieure.
— Ça ou la typhoïde !…
plaisanta Lenoir avec un rire forcé.
Maigret ne partait pas en vacances,
mais il y avait une affaire de faux bons qui lui prenait presque tout son
temps. Il n’avait jamais entendu parler de la guinguette à deux sous. Il
s’informa auprès de ses collègues.
— Connais pas ! De quel
côté ? Sur la Marne ? En basse Seine ?
Lenoir avait seize ans au moment de
l’affaire qu’il avait racontée. Donc celle-ci était vieille de huit ans, et un
soir Maigret ouvrit les dossiers des affaires classées de cette année-là.
Mais il n’y avait rien de
sensationnel. Des disparitions, comme toujours. Une femme coupée en morceaux,
dont on n’avait jamais retrouvé la tête. Quant au canal Saint-Martin, il
n’avait pas rendu moins de sept cadavres.
Et l’histoire des faux bons se
compliquait, exigeait des démarches multiples. Ensuite, il fallut conduire Mme
Maigret en Alsace, chez sa sœur où, comme chaque année, elle allait passer un
mois.
Paris se vidait. L’asphalte devenait
mou sous les pas. Les passants cherchaient les trottoirs ombragés et toutes les
places étaient prises aux terrasses.
T’attendons sans faute dimanche.
Baisers de tous.
Mme Maigret réclamait, parce que
depuis quinze jours son mari n’était pas allé la voir. On était le samedi 23
juillet. Il mit de l’ordre dans ses dossiers, prévint Jean, le garçon de bureau
du Quai des Orfèvres, qu’il ne rentrerait sans doute pas avant le lundi soir.
Au moment de sortir, son regard
tomba sur le bord de son chapeau melon, qui était cassé depuis des semaines.
Dix fois Mme Maigret lui avait dit d’en acheter un autre.
— On finira par te donner des
sous dans la rue…
Boulevard Saint-Michel, il avisa un
chapelier, commença à essayer des melons qui, tous, étaient trop petits pour
son crâne.
— Je vous jure que celui-ci…
s’obstinait à lui répéter un blanc-bec de vendeur.
Jamais Maigret n’était aussi
malheureux que quand il essayait quelque chose. Or, dans le miroir où il se
regardait, il aperçut un dos, une tête, et sur cette tête un chapeau haut de
forme.
Comme le client portait un complet
de sport gris, c’était plutôt cocasse. Il parlait.
— Non !… Je voudrais un
modèle encore plus ancien… Ce n’est pas pour m’habiller…
Maigret attendait de nouveaux
chapeaux qu’on était allé lui chercher dans l’arrière-magasin.
— Si vous voulez, c’est pour
une farce… Une fausse noce, que nous organisons avec quelques amis, à la
guinguette à deux sous… Il y aura la mariée, la belle-mère, les garçons
d’honneur, et tout !… Comme dans une noce villageoise !… Vous voyez
maintenant ce qu’il me faut ?… Moi, je fais le maire du village…
Le client disait cela avec un bon
rire. C’était un homme de trente-cinq ans, bien en chair, les joues pleines et
roses, qui donnait l’impression d’un commerçant prospère.
— Si vous en aviez par exemple
à bord plat…
— Attendez ! Je crois qu’à
l’atelier il y a exactement ce qu’il vous faut. C’est un laissé pour compte…
On apportait à Maigret une nouvelle
pile de melons. Le premier qu’il essaya lui allait. Mais il traîna, ne sortit
que quelques instants avant l’homme au gibus et arrêta à tout hasard un taxi.
Bien lui en prit. L’autre, en
sortant, pénétra dans une auto rangée au bord du trottoir, se mit au volant et
se dirigea vers la rue Vieille-du-Temple.
Là, il passa une demi-heure chez un
brocanteur et emporta un grand carton plat qui devait contenir l’habit assorti
au haut-de-forme.
Puis ce furent les Champs-Élysées,
l’avenue de Wagram. Un petit bar, à un coin de rue. Il n’y resta que cinq
minutes, en sortit en compagnie d’une femme d’une trentaine d’années,
grassouillette et réjouie.
Deux fois Maigret avait regardé
l’heure à sa montre. Son premier train était parti. Le second partirait dans un
quart d’heure. Il haussa les épaules, dit au chauffeur de taxi :
— Suivez toujours !
Il s’y attendait : l’auto
s’arrêta devant un meublé de l’avenue Niel. Le couple se précipita sous la
voûte. Maigret attendit un quart d’heure, entra, non sans lire sur une plaque
de cuivre : Garçonnières au mois et à la journée.
Dans un bureau qui sentait
l’adultère, élégant, il trouva une gérante parfumée.
— Police judiciaire !… Le
couple qui vient d’entrer…
— Quel couple ?
Elle ne protesta pas longtemps.
— Des gens très bien, mariés
tous les deux, qui viennent deux fois par semaine…
En sortant, le commissaire jeta un
coup d’œil sur la plaque d’identité de la voiture, à travers la vitre :
Marcel Basso, 32, quai d’Austerlitz, Paris.
Pas un souffle de brise. Un air
tiède. Et tous les tramways, tous les autobus se dirigeant vers les gares,
bondés. Les taxis chargés de fauteuils transatlantiques, de cannes à pêche, de
filets à crevettes et de valises.
L’asphalte bleu à force d’être
luisant et des fracas de verres et de soucoupes à toutes les terrasses.
— Au fait ! il y a trois
semaines que Lenoir a été…
On n’en avait pas beaucoup parlé.
C’était une affaire banale, un assassin en quelque sorte professionnel.
Maigret se souvint de sa moustache
frémissante, soupira en regardant sa montre.
Trop tard pour aller rejoindre Mme
Maigret qui, le soir, serait à la barrière de la petite gare avec sa sœur et
qui ne manquerait pas de murmurer : « Toujours le même ! »
Le chauffeur de taxi lisait un
journal. L’homme en haut-de-forme sortit le premier, inspecta la rue dans les
deux sens avant de faire signe à sa compagne, restée sous la voûte.
Arrêt place des Ternes. On les
voyait s’embrasser à travers la vitre arrière. Et ils se tenaient la main alors
que la voiture était déjà embrayée et que la femme avait arrêté un taxi.
— Je continue ? questionna
le chauffeur de Maigret.
— Tant qu’on y est !…
Du moins tenait-il quelqu’un qui
connaissait la guinguette à deux sous !
Quai d’Austerlitz. Un énorme
panneau :
Marcel Basso
Importateur de charbons de toutes provenances
Gros – Demi-gros
On livre par sacs à domicile
Prix d’été
Un chantier entouré d’une palissade
noirâtre. En face, de l’autre côté de la rue, un quai de déchargement portant
la même raison sociale et des péniches au repos près des tas de charbon
déchargé du jour même.
Au milieu des chantiers, une grosse
maison, genre villa. M. Basso rangea sa voiture, eut un regard machinal pour
s’assurer qu’il n’y avait pas de cheveux de femme sur ses épaules, entra chez
lui.
Maigret le vit reparaître dans une
chambre du premier étage dont les fenêtres étaient larges ouvertes. Il était
avec une femme grande, blonde, jolie. Ils riaient tous les deux. Ils parlaient
avec animation. M. Basso essayait son haut-de-forme et se regardait dans la
glace.
On entassait des effets dans des
valises. Il y avait une bonne en tablier blanc.
Un quart d’heure plus tard – il
était cinq heures – la famille descendait. Un gamin de dix ans marchait le
premier, portant un fusil à air comprimé. Puis la servante, Mme Basso, son
mari, un jardinier avec les valises…
Tout cela regorgeait de bonne
humeur. Des autos passaient, se dirigeant vers la campagne. À la Gare de Lyon,
les trains dédoublés et triplés sifflaient éperdument.
Mme Basso s’assit près de son mari.
Le gosse s’installa derrière, parmi les bagages, et baissa les vitres.
L’auto était sans luxe. Une bonne
voiture de série, bleu de roi, presque neuve.
Quelques minutes plus tard on
roulait vers Villeneuve-Saint-Georges. Puis c’était la route de Corbeil. On
traversait cette ville. Un chemin défoncé, le long de la Seine.
Mon loisir.
C’était le nom de la villa, là-bas,
entre Morsang et Seineport, au bord du fleuve. Une villa neuve, avec des
briques éclatantes, des peintures fraîches, des fleurs qui semblaient avoir été
lavées le matin.
Un plongeoir tout blanc, dans la
Seine. Des canots.
— Vous connaissez le
coin ? demanda Maigret à son chauffeur.
— Un peu…
— Il y a moyen de coucher
quelque part ?
— À Morsang, au Vieux-Garçon…
Ou alors plus haut, à Seineport, chez Marius…
— Et la guinguette à deux
sous ?
L’autre fit un signe d’ignorance.
Le taxi ne pouvait rester longtemps
au bord de la route sans être remarqué. La voiture des Basso était déjà vidée
de son contenu. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Mme Basso se montrait
dans le jardin vêtue d’un costume de matelot en toile de Concarneau, un bonnet
de marin américain sur la tête.
Son mari devait être plus pressé
d’essayer son travestissement, car il apparut à une fenêtre, déjà sanglé dans
une redingote invraisemblable, coiffé d’un haut-de-forme.
— Qu’est-ce que tu en
dis ?
— Tu n’as pas oublié l’écharpe,
au moins ?
— Quelle écharpe ?
— Eh bien ! un maire, ça
porte une écharpe tricolore…
Sur le fleuve, des canoës glissaient
lentement.
Un remorqueur sifflait, très loin.
Le soleil commençait à sombrer dans les arbres de la colline d’aval.
— Allez au Vieux-Garçon !
dit Maigret.
Il aperçut une grande terrasse, au
bord de la Seine, des embarcations de toutes sortes, une dizaine de voitures
rangées derrière le bâtiment.
— Je vous attends ?
— Je ne sais pas encore.
La première personne qu’il rencontra
fut une femme tout en blanc qui courait et qui faillit lui tomber dans les
bras. Elle portait des fleurs d’oranger sur la tête. Un jeune homme en costume
de bain la poursuivait. Tous deux riaient.
D’autres assistaient à la scène, du
perron de l’auberge.
— N’abîme pas la mariée !…
criait quelqu’un.
— Attends au moins la
noce !
La mariée s’arrêtait, essoufflée, et
Maigret reconnaissait la dame de l’avenue Niel, celle qui, deux fois par
semaine, pénétrait avec M. Basso dans la maison meublée.
Dans un bachot peint en vert, un
homme rangeait des engins de pêche, le front plissé, comme s’il se fût livré à
un travail délicat et pénible.
— Cinq pernods, cinq !
Un jeune homme sortait de l’auberge,
du blanc gras et des fards sur le visage. Il s’était fait la tête d’un paysan
boutonneux et hilare.
— Est-ce réussi ?
— Tu aurais dû avoir les
cheveux roux !
Une auto arrivait. Des gens en
descendaient, qui étaient déjà habillés pour la noce villageoise. Une femme
portait une robe en soie puce qui traînait par terre. Son mari avait mis la
chaîne d’un bachot en guise de chaîne de montre sur son abdomen arrondi par un
coussin glissé sous le gilet.
Les rayons du soleil devenaient
rouges. C’est à peine si le feuillage des arbres frémissait. Un canoë coulait
au fil de l’eau et son passager, demi-nu, couché à l’arrière, se contentait de
le diriger d’une pagaie nonchalante.
— À quelle heure viennent les
chars à bancs ?
Maigret ne savait pas trop où se
mettre.
— Les Basso sont arrivés ?
— Ils nous ont doublés sur la
route !
Soudain quelqu’un vint se camper
devant Maigret, un homme d’une trentaine d’années, déjà presque chauve, au
visage de clown. Une flamme malicieuse pétillait dans ses yeux. Et il lança
avec un accent anglais prononcé :
— Voilà un copain pour faire le
notaire !
Il n’était pas tout à fait ivre. Il
n’était pas tout à fait sain non plus. Les rayons du soleil couchant
empourpraient son visage, dont les prunelles étaient plus bleues que la
rivière.
— Tu fais le notaire, pas
vrai ? reprit-il avec une familiarité d’ivrogne. Mais si, mon vieux, on
rigolera !
Et il ajouta, en prenant Maigret
sous le bras :
— Viens boire un pernod.
Tout le monde riait. Une femme fit à
mi-voix :
— Il va fort, James !
Mais l’autre, imperturbable,
entraînait Maigret vers le Vieux-Garçon, commandait :
— Deux grands per !…
Et il rit lui-même de cette boutade
hebdomadaire, pendant qu’on leur servait deux verres pleins jusqu’au bord.
II
Le mari de la dame
Quand on arriva en face de la
guinguette à deux sous, Maigret n’avait pas encore son « tour de
clé », comme il disait volontiers. Il avait suivi M. Basso sans trop de
confiance. Au Vieux-Garçon, il avait regardé d’un œil morne les gens qui
s’agitaient. Mais il n’avait pas ressenti ce petit pincement, ce décalage, ce
tour de clé enfin, qui le plongeait dans l’atmosphère d’une affaire.
Tandis que James le forçait à
trinquer avec lui, il avait vu des clients aller et venir, essayer des
vêtements saugrenus, s’aider les uns les autres, pouffer, crier. Les Basso
étaient arrivés et leur fils, à qui l’on avait fait une tête de petit idiot de
campagne, aux cheveux couleur carotte, avait soulevé l’enthousiasme.
— Laisse-les faire !
disait James chaque fois que Maigret se tournait vers la bande. Ils rigolent et
ils ne sont même pas soûls…
Deux chars à bancs s’étaient
arrêtés. Encore des cris. Encore des rires et des bousculades. Maigret y avait
pris place, près de James, tandis que les patrons du Vieux-Garçon et tout le
personnel étaient rangés sur la terrasse pour assister au départ.
Au soleil avait succédé un
crépuscule bleuté. On voyait, de l’autre côté de la Seine, de quiètes villas
dont les fenêtres éclairées scintillaient dans la pénombre.
Les chars à bancs roulaient
cahin-caha. Le regard du commissaire cueillait en quelque sorte des images
autour de lui : le cocher qu’on taquinait et qui riait avec l’air de
vouloir mordre ; une jeune fille qui avait réussi à se maquiller en Bécassine
et qui s’efforçait de prendre un accent paysan ; un monsieur à cheveux
gris qui portait une robe de grand-mère…
C’était confus, trop mouvant, trop
inattendu aussi. C’est à peine si Maigret pouvait deviner à quel monde chacun
appartenait. Il y avait toute une mise au point nécessaire.
— Celle-là, là-bas, c’est ma
femme… annonça James en désignant la plus grassouillette des femmes, qui
portait des manches à gigot.
Et il disait cela d’une voix morne,
avec une petite flamme dans les yeux.
On chanta. On traversa Seineport et
les gens vinrent sur les seuils pour assister au défilé. Des gamins coururent
longtemps derrière les chars en hurlant d’enthousiasme.
Les chevaux se mirent au pas. On
traversait un pont. Quelque part, une enseigne était visible dans le
clair-obscur :
Eugène Rougier – Débitant.
La maison était toute petite, toute
blanche, serrée entre le chemin de halage et la colline. Les caractères de
l’enseigne étaient naïfs. À mesure que l’on approchait, on percevait des
ritournelles de musique, entrecoupées de grincements.
Qu’est-ce qui provoqua le tour de
clé ? Maigret eût été bien en peine de le dire. Peut-être la mollesse du
soir, la petite maison blanche avec ses deux fenêtres lumineuses et le
contraste avec cette invasion carnavalesque ?
Peut-être le couple qui s’avançait
pour regarder la « noce » ? Lui, un jeune ouvrier d’usine. Elle,
une belle fille vêtue de soie rose, les mains aux hanches…
La maison n’avait que deux pièces.
Dans celle de droite, une vieille femme s’agitait autour de son fourneau. Dans celle
de gauche, on devinait un lit, des portraits de famille.
Le bistrot était derrière. C’était
un grand hangar tout un côté était ouvert sur le jardin. Des tables et des
bancs. Un comptoir. Un piano mécanique et des lampions.
Des mariniers buvaient, au comptoir.
Une fillette d’une douzaine d’années surveillait le piano mécanique qu’elle
remontait de temps en temps et glissait deux sous dans la fente.
Tout cela s’anima très vite. À peine
descendus des chars à bancs, les nouveaux venus dansaient, bousculaient les
tables, réclamaient à boire. Maigret, qui avait perdu James de vue, le retrouva
au comptoir, rêveur devant un pernod.
Dehors, sous les arbres, un garçon
dressait les couverts. Et le conducteur d’un char soupirait :
— Pourvu qu’ils ne nous
tiennent pas trop tard ! Un samedi !…
Maigret était seul. Il fit lentement
un tour complet sur lui-même. Il vit la petite maison qui fumait, les chars, le
hangar, le couple d’amoureux, la foule travestie.
— C’est cela !
grommela-t-il.
La guinguette à deux sous ! Une
allusion à la pauvreté du lieu, ou encore aux deux sous qu’il fallait mettre
dans le piano pour avoir de la musique.
Et c’était là qu’il y avait un
assassin ! Peut-être quelqu’un de la noce ! Peut-être le jeune
ouvrier ! Peut-être un marinier !…
Ou James ! Ou M. Basso ?…
Il n’y avait pas l’électricité. Le
hangar était éclairé par deux lampes à pétrole et d’autres étaient posées sur
les tables, dans le jardin, si bien que le décor était partagé en taches
d’ombre et de lumière.
— À table !… On
mange !…
Mais on dansait toujours. On buvait.
Les yeux s’animaient. Quelques personnes durent prendre plusieurs apéritifs
coup sur coup car, en moins d’un quart d’heure, il y eut de l’ivresse dans
l’air.
La vieille femme du bistrot servait
elle-même à table, s’inquiétait du succès de ses plats – du saucisson, une
omelette et un lapin ! – mais personne n’y prenait garde. On mangeait
sans même s’en rendre compte. Et toutes les voix réclamaient à boire.
Un charivari confus, couvrant la
musique. Les mariniers, du comptoir, contemplaient la scène en continuant leur
conversation lente sur les canaux du Nord et le halage électrique.
Les jeunes amoureux dansaient, joue
à joue ; mais leurs regards ne quittaient pas les tables où l’on
s’amusait.
Maigret ne connaissait personne. Il
avait à côté de lui une femme qui s’était fait une tête ridicule, moustachue,
piquée de grains de beauté multiples, et qui l’appelait sans cesse l’oncle
Arthur.
— Passe-moi le sel, oncle
Arthur…
— Alors, et ton viau, oncle
Arthur ?…
On se tutoyait. On se donnait de
grands coups de coude. Est-ce que ces gens-là se connaissaient très bien entre
eux ? Est-ce que ce n’étaient que des compagnons de hasard ?
Et que pouvait bien faire dans la
vie, par exemple, le bonhomme à cheveux gris habillé en vieille femme ?
Et cette dame vêtue en petite fille
qui adoptait une voix de fausset !
Des bourgeois, comme les
Basso ? Marcel Basso était à côté de la mariée. Il ne la chahutait pas. De
temps en temps, seulement, il avait un regard entendu qui devait
signifier : « Ce qu’on était bien, après midi ! »
Avenue Niel, dans la garçonnière
meublée ! Est-ce que le mari était ici aussi ?
Quelqu’un fit partir des pétards. Un
feu de Bengale s’alluma dans le jardin et le couple d’ouvriers le regarda
tendrement, la main dans la main.
— On dirait un décor de
théâtre… dit la belle fille en rose.
Et il y avait un assassin !
— Un discours ! Un
discours ! Un discours !
Ce fut M. Basso qui se leva, un
sourire ravi aux lèvres, qui toussa, feignit l’embarras, commença un discours
saugrenu que hachaient les applaudissements.
À certain moment, son regard
s’arrêta sur Maigret. C’était le seul visage grave autour de la table. Et le
commissaire sentit une gêne chez l’homme, qui détourna la tête.
Mais deux fois, trois fois le regard
revint vers lui, interrogateur, ennuyé.
— … et vous répéterez tous
avec moi : Vive la mariée !…
— Vive la mariée !
On se levait. On embrassait la
mariée. On dansait. On entrechoquait les verres. Maigret vit M. Basso qui
s’approchait de James et lui posait une question. Sans doute :
— Qui est-ce ?
Il entendit la réponse :
— Je ne sais pas… Un
copain !… Un chic type !…
Les tables étaient abandonnées. Tout
le monde dansait dans le hangar et des gens venus on ne savait d’où restaient
dans la nuit, à peine distincts des troncs d’arbres, à contempler ceux qui
s’amusaient.
Les bouchons de mousseux sautèrent.
— Viens boire une fine !
dit James. Je suppose que tu ne danses pas…
Drôle de garçon ! Il avait bu
déjà de quoi enivrer quatre ou cinq hommes normaux. Et il n’était pas ivre à proprement
parler. Il se traînait, saumâtre, d’une démarche flegmatique. Il fit entrer
Maigret dans la maison. Il s’installa dans le fauteuil Voltaire du patron.
Une grand-mère toute cassée lavait
la vaisselle tandis que la patronne, qui devait être sa fille et qui n’avait
pas loin de cinquante ans, s’affairait.
— Eugène !… Encore six
bouteilles de mousseux… Tu ferais peut-être bien de demander au cocher d’aller
en chercher à Corbeil.
Un petit intérieur de campagne, très
pauvre. Une horloge à balancier, dans une caisse de noyer sculpté. Et James
allongeait les jambes, saisissait la bouteille de fine qu’il avait commandée,
en servait deux pleins verres.
— À ta santé !…
On ne voyait plus rien de la noce.
On entendait seulement une rumeur qui couvrait la musique. Par la porte
ouverte, on devinait la surface fuyante de la Seine.
— Des trucs pour s’embrasser
dans les coins, et tout le reste ! dit James avec mépris.
Il avait trente ans. Mais on sentait
bien qu’il n’était pas l’homme à embrasser les femmes dans les coins.
— Je parie qu’il y en a déjà
dans le fond du jardin…
Il observait la grand-mère pliée en
deux au-dessus de son bassin à vaisselle.
— Donne-moi un torchon,
tiens ! lui dit-il.
Et il se mit en devoir d’essuyer les
verres et les assiettes, en ne s’interrompant que pour avaler de temps en temps
une gorgée de cognac.
Parfois quelqu’un passait devant la
porte. Maigret profita d’un moment où James parlait à la vieille pour
s’esquiver. Il n’avait pas fait dix pas dehors que quelqu’un lui demandait du
feu. L’homme aux cheveux gris, habillé en femme.
— Merci !… Vous ne dansez
pas non plus ?
— Jamais !
— Ce n’est pas comme ma femme.
Elle n’a pas encore raté une danse.
Maigret eut une intuition.
— La mariée ?
— Oui… Et tout à l’heure, quand
elle restera tranquille, elle va prendre froid…
Il soupira. Il était grotesque, avec
son visage grave d’homme de cinquante ans et sa robe de vieille. Le commissaire
se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la vie, quel était son aspect
habituel.
— Il me semble que je vous ai
déjà rencontré quelque part… dit-il à tout hasard.
— J’ai la même impression… Nous
nous sommes déjà vus… Mais où ?… À moins que vous ne soyez client de ma
chemiserie…
— Vous êtes chemisier ?
— Sur les grands boulevards…
Sa femme était maintenant la plus bruyante
de tous. Son ivresse était évidente. Elle se marquait par une exubérance
inouïe. Elle dansait avec Basso, tellement rivée à lui que Maigret détourna la
tête.
— Une drôle de petite fille,
soupira le mari.
Une petite fille ! Cette femme
de trente ans bien en chair, aux lèvres sensuelles, au regard allumé, qui
semblait s’offrir toute à son cavalier !
— Quand elle s’amuse, elle
devient comme folle…
Le commissaire regarda son
compagnon, ne put deviner si celui-ci était furieux ou attendri.
Au même instant, quelqu’un
criait :
— On couche la mariée !…
En place pour le coucher de la mariée !… Où est le marié ?…
Il y avait un petit réduit au fond
du hangar. On en ouvrit la porte. Quelqu’un alla chercher le marié au fond du
jardin.
Maigret, lui, observait le vrai
mari, qui souriait.
— D’abord la jarretelle
souvenir !
Ce fut M. Basso qui enleva la
jarretelle, la découpa en petits morceaux qu’il distribua. On poussa marié et
mariée dans le réduit, dont on ferma la porte à clé.
— Elle s’amuse… murmura le
compagnon de Maigret. Vous êtes marié aussi ?
— Heu !… Oui…
— Votre femme n’est pas
ici ?
— Non… Elle est en vacances…
— Elle aime la jeunesse
aussi ?…
Et Maigret se demandait si l’autre
se payait sa tête ou parlait sérieusement. Il profita d’un moment d’inattention,
pénétra dans le jardin, passa près du couple d’ouvriers collés à un arbre.
Dans la cuisine, James parlait avec
la vieille, gentiment, sans cesser d’essuyer les verres, ni d’en vider.
— Qu’est-ce qu’ils f… ?
demanda-t-il à Maigret. Vous n’avez pas vu ma femme ?
— Je ne l’ai pas remarquée.
— Pas faute qu’elle soit assez
grosse !
Cela se précipita. Il pouvait être
une heure du matin. Des gens parlaient à voix basse de partir. Quelqu’un était
malade, au bord de la Seine. La mariée avait recouvré sa liberté. Il n’y avait
que les plus jeunes à danser encore.
Le cocher du char vint trouver
James.
— Vous croyez que ce sera
encore long ?… J’ai la bourgeoise qui m’attend depuis une heure et…
— T’as une femme aussi ?
Et James donna le signal du départ.
Sur les banquettes, les uns s’endormaient à moitié en dodelinant de la tête,
d’autres continuaient à chanter et à rire avec plus ou moins de conviction.
On passa près d’un groupe de
péniches endormies. Un train siffla. Sur le pont, on ralentit.
Les Basso descendirent en face de
leur villa. Le chemisier avait déjà quitté le groupe à Seineport. Une femme
disait à mi-voix à son mari qui était ivre :
— … Je te le dirai demain,
ce que tu as fait !… Tais-toi !… Je ne t’écoute même pas !…
Le ciel était criblé d’étoiles que
l’eau du fleuve reflétait. Au Vieux-Garçon, tout dormait. Poignées de main.
— Tu fais de la voile ?
— Nous allons au brochet…
— Bonne nuit…
Un rang de chambres. Maigret demanda
à James :
— Il y en a une pour moi ?
— N’importe laquelle !… Du
moment que t’en trouves une vide… Sinon, tu n’as qu’à venir chez moi.
Quelques fenêtres s’allumèrent. Des
souliers tombèrent sur le plancher. Des bruits de sommier.
Un couple qui chuchotait éperdument,
dans une des chambres. Peut-être la femme qui avait quelque chose à dire à son
mari ?
Maintenant, ils avaient tous leur
vrai visage. Il était onze heures du matin. La journée était chaude,
ensoleillée. Les serveuses en noir et blanc allaient d’une table à l’autre, sur
la terrasse, pour dresser les couverts.
Et les gens se groupaient,
quelques-uns encore en pyjama, d’autres en costume de matelot, d’autres encore
en pantalon de flanelle.
— Gueule de bois ?
— Pas trop… Et toi ?…
Certains étaient déjà partis à la
pêche, ou en revenaient. Il y avait aussi de petits voiliers, des canoës.
Le chemisier portait un complet gris
bien coupé et l’on sentait le monsieur soigné, qui déteste se montrer en
toilette négligée. Il aperçut Maigret, s’en approcha.
— Vous permettez que je me
présente : M. Feinstein… Hier, je vous ai parlé de ma chemiserie… Comme
chemisier, je m’appelle Marcel…
— Vous avez bien dormi ?
— Pas du tout ! Comme je
m’y attendais, ma femme a été malade… C’est chaque fois la même chose… Elle
sait très bien qu’elle n’a pas le cœur solide…
Pourquoi son regard semblait-il
guetter les impressions de Maigret ?
— Vous ne l’avez pas vue, ce
matin ?
Et il cherchait sa femme alentour.
Il l’aperçut sur un bateau à voiles où ils étaient quatre ou cinq en costume de
bain, et que pilotait M. Basso.
— Vous n’étiez jamais venu à
Morsang ?… C’est très agréable ! Vous verrez que vous reviendrez… On
est entre soi… Rien que des habitués, des amis… Vous aimez le bridge ?…
— Heu !…
— On en fera un tout à l’heure…
Vous connaissez M. Basso ?… Un des plus gros marchands de charbon de
Paris… Un charmant garçon !… C’est son voilier qui arrive… Mme Basso est
enragée de sport.
— Et James ?…
— Il est déjà à boire, je
parie ? Il vit entre deux cuites… Tout jeune pourtant !… Il pourrait
faire quelque chose… Il préfère se laisser vivre tranquillement… Il est employé
dans une banque anglaise, place Vendôme… On lui a offert des tas de situations
et il les a toutes refusées… Il tient à avoir fini sa journée à quatre heures
et, dès ce moment, vous pourrez le voir dans les brasseries de la rue Royale…
— Ce grand jeune homme ?…
— Le fils d’un bijoutier…
— Et ce monsieur qui pêche,
là-bas ?
— Un entrepreneur de plomberie…
Le plus enragé pêcheur de Morsang… Il y en a qui bridgent… D’autres font du
bateau… D’autres pèchent… Cela constitue une petite population charmante… Quelques-uns
ont leur villa.
On apercevait la toute petite maison
blanche, au premier tournant du fleuve, et l’on devinait le hangar au piano
mécanique.
— Tout le monde fréquente la
guinguette à deux sous ?
— Depuis deux ans… C’est James
qui l’a en quelque sorte découverte… Auparavant, il n’y avait là-bas que
quelques ouvriers de Corbeil qui venaient danser le dimanche… James a pris
l’habitude, quand les autres étaient trop bruyants, d’aller y boire tout seul…
Un jour la bande l’a rejoint… On a dansé… Et l’habitude a été prise… Au point
que les anciens clients, dépaysés, ont peu à peu abandonné la guinguette.
Une serveuse passait avec un plateau
chargé d’apéritifs. Quelqu’un plongeait dans la rivière. Une odeur de friture
s’échappait de la cuisine.
Et la cheminée fumait là-bas, à la
guinguette. Un visage s’imposait à Maigret : des moustaches fines et
brunes, des dents pointues, des narines qui frémissaient…
Jean Lenoir, marchant sans fin pour
cacher son trouble, parlant, évoquant lui aussi la guinguette à deux sous.
— Si seulement on y allait en
même temps que tous ceux qui le méritent…
Pas à la guinguette ! Ailleurs,
où il était allé tout seul, le lendemain matin, avant le réveil de Paris !
Et, sans savoir pourquoi, dans cette
chaleur, Maigret eut froid, l’espace de quelques secondes. Il regarda avec
d’autres yeux le chemisier tiré à quatre épingles, qui fumait une cigarette à
bout doré. Puis il vit le bateau des Basso qui accostait, les gens demi-nus qui
sautaient à terre, serraient la main des autres.
— Vous permettez que je vous
présente à nos amis ? dit M. Feinstein. Monsieur ?…
— Maigret, fonctionnaire…
Cela se fit correctement, avec des
inclinations du buste, des « enchanté », des « tout le plaisir
est pour moi »…
— Vous étiez avec nous hier au
soir, n’est-ce pas ?… Une petite plaisanterie assez réussie… Vous faites
le bridge, cet après-midi ?
Un jeune homme maigre s’était
approché de M. Feinstein, l’entraînait à l’écart, lui disait quelques mots à
voix basse. Ce manège n’avait pas échappé à Maigret qui vit le chemisier se
renfrogner, manifester un sentiment qui ressemblait à de la peur, l’observer
des pieds à la tête et reprendre enfin son attitude normale.
Le groupe se rapprochait de la
terrasse, cherchait une table.
— Un petit pernod
général ?… Tiens !… où est James ?…
M. Feinstein était nerveux, en dépit
de l’effort qu’il faisait sur lui-même. Il ne s’occupait que de Maigret.
— Qu’est-ce que vous
prenez ?
— Cela m’est tout à fait égal…
— Vous…
Il n’acheva pas la phrase commencée
et feignit de regarder ailleurs. Un peu plus tard, il murmura néanmoins :
— C’est drôle que le hasard
vous ait conduit à Morsang…
— Oui, c’est bizarre… approuva
le commissaire.
On servait à boire. Plusieurs
personnes parlaient à la fois. Le pied de Mme Feinstein était posé sur celui de
M. Basso et elle le fixait de ses yeux brillants.
— Une belle journée !…
Dommage que les eaux soient trop claires pour la pêche…
L’air était écœurant à force d’être
calme, et Maigret se souvint d’un rayon de soleil pénétrant, très haut, dans
une cellule blanche.
Lenoir qui marchait, marchait,
marchait comme pour oublier qu’il ne marcherait plus longtemps.
Et le regard de Maigret se posait
tour à tour, lourdement, sur chaque visage, sur celui de M. Basso, sur celui du
chemisier, de l’entrepreneur, de James qui arrivait, des jeunes gens et des
femmes…
Il essayait d’imaginer tour à tour
chacun de ces êtres, la nuit, le long du canal Saint-Martin, poussant un
cadavre « comme un mannequin qu’on voudrait faire marcher »…
— À votre santé ! lui dit
M. Feinstein avec un long sourire.
III
Les deux canots
Maigret avait déjeuné tout seul, à la
terrasse du Vieux-Garçon. Mais, autour de lui, les tables étaient occupées par
les habitués et la conversation était générale.
Il était fixé, maintenant, sur le
milieu social auquel appartenaient ses voisins : des commerçants, de
petits industriels, un ingénieur, deux médecins. Des gens ayant leur voiture,
mais ne disposant que du dimanche pour s’ébattre à la campagne.
Tous avaient un canot, soit à
moteur, soit à voiles. Tous étaient pêcheurs plus ou moins passionnés.
Ils vivaient là vingt-quatre heures
par semaine, en costume de toile à voile, pieds nus, ou chaussés de sabots, et
quelques-uns affectaient la démarche chaloupée de vieux loups de mer.
Davantage de couples que de jeunes
gens. Et, entre les groupes, une familiarité assez poussée de gens qui, depuis
des années, ont l’habitude de se retrouver chaque dimanche.
James était le personnage populaire,
le trait d’union entre tous, et il n’avait qu’à paraître, flegmatique, le teint
brique, les yeux vagues, pour engendrer la bonne humeur.
— Gueule de bois, James ?
— D’abord, je n’ai jamais de
gueule de bois ! Quand je sens que l’estomac est barbouillé, je bois
aussitôt quelques pernods…
On évoqua surtout des souvenirs de
la nuit. On riait de quelqu’un qui avait été malade, d’un autre qui avait
failli tomber dans la Seine en rentrant.
Maigret faisait partie du groupe
sans en faire partie. Il était là, près de ses compagnons de la veille. Au
cours de la beuverie, on l’avait tutoyé. Maintenant, on l’observait parfois à
la dérobée. Ou bien on lui adressait une phrase ou deux, par politesse.
— Vous êtes pêcheur
aussi ?
Les Basso déjeunaient chez eux. Les
Feinstein aussi, et d’autres qui avaient leur villa. Ce qui créait déjà deux classes
dans le groupe : les gens à villa et les clients de l’auberge.
Vers deux heures, ce fut le
chemisier qui vint chercher Maigret, comme s’il le prenait sous sa protection
personnelle.
— On vous attend pour le
bridge.
— Chez vous ?
— Chez Basso ! Ce dimanche-ci,
on devait jouer chez moi, mais la bonne est malade et on sera mieux chez Basso…
Tu viens, James ?
— Je monterai à la voile.
La villa des Basso était un
kilomètre plus haut. Maigret et Feinstein y allèrent à pied, tandis que la
plupart des invités s’y rendaient soit en youyou, soit en canoë, soit en
voilier.
— Un charmant garçon, ce Basso,
n’est-ce pas ?
Maigret ne put savoir si son
interlocuteur persiflait ou s’il parlait sérieusement.
Un drôle de bonhomme, vraiment, ni
figue ni raisin, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, qui était peut-être vide
de pensées, mais peut-être aussi bourré de secrets.
— Je suppose que dorénavant
vous serez des nôtres tous les dimanches ?
On rencontrait des groupes de gens
qui pique-niquaient, ainsi que des pêcheurs à la ligne plantés de cent en cent
mètres sur la berge. La chaleur allait croissant. L’air était d’un calme
extraordinaire, presque inquiétant.
Dans le jardin des Basso, des guêpes
bourdonnaient autour des fleurs. Il y avait déjà trois automobiles. Le gamin s’ébattait
au bord de l’eau.
— Vous jouez au bridge ?
demanda le marchand de charbon en tendant à Maigret une main cordiale.
Parfait !… Dans ce cas, ce n’est pas nécessaire d’attendre James, qui
n’arrivera jamais à remonter à la voile.
Tout était neuf, pimpant. Un cottage
construit comme un jouet. Une décoration fantaisiste, avec profusion de rideaux
à petits carreaux rouges, de vieux meubles normands, de poteries campagnardes.
La table de jeu était dressée dans
une pièce de plain-pied qui communiquait avec le jardin par une grande baie
vitrée. Des bouteilles de vouvray trempaient dans un seau à champagne tout
embué. Un plateau était chargé de liqueurs. Et Mme Basso, en tenue de marin,
faisait les honneurs.
— Fine, quetsche,
mirabelle ?… À moins que vous ne préfériez le vouvray ?…
De vagues présentations aux autres
joueurs, qui n’appartenaient pas tous à la bande de la nuit précédente, mais
qui étaient des amis du dimanche.
— Monsieur… hum !…
— Maigret !
— M. Maigret, qui joue au
bridge…
C’était presque un décor d’opérette,
tant les couleurs étaient vives, pimpantes. Rien qui fît penser que la vie est
une chose sérieuse. Le gamin était monté dans une périssoire peinte en blanc et
sa mère lui criait :
— Attention, Pierrot !
— Je vais à la rencontre de
James !
— Un cigare, monsieur
Maigret ?… Si vous aimez mieux la pipe, il y a du tabac dans ce pot… Ne
craignez rien ! ma femme est habituée…
Juste en face, on voyait, sur
l’autre rive, la petite maison de la guinguette à deux sous.
Et la première partie de l’après-midi
fut sans histoire. Maigret nota pourtant que M. Basso ne jouait pas et qu’il
paraissait un peu plus nerveux que le matin.
Son aspect était tout le contraire
de celui d’un homme nerveux. Il était grand et fort, et surtout il respirait la
vie par tous les pores de la peau. Un homme exubérant, un peu brutal, fait
d’une pâte plébéienne.
M. Feinstein, lui, jouait avec tout
le sérieux d’un véritable amateur de bridge et Maigret se fit plusieurs fois
rappeler à l’ordre.
Vers trois heures, la bande de
Morsang envahit le jardin, puis la pièce où l’on jouait. Quelqu’un mit le
phonographe en marche. Mme Basso servit du vouvray, et un quart d’heure plus
tard une demi-douzaine de couples dansaient autour des bridgeurs.
C’est à ce moment que M. Feinstein,
tout accaparé par le jeu qu’il était en apparence, murmura :
— Tiens ! Où est passé
notre ami Basso ?
— Je crois qu’il vient de
monter dans un canot ! dit quelqu’un.
Maigret suivit le regard du
chemisier, aperçut un canot qui accostait précisément à la rive d’en face, près
de la guinguette à deux sous. M. Basso en sortait, se dirigeait vers la
guinguette, revenait un peu plus tard, préoccupé en dépit de la fausse bonne
humeur qu’il affichait.
Un autre incident, qui passa
inaperçu. M. Feinstein gagnait. Mme Feinstein dansait avec Basso qui venait de
rentrer. Et James, un verre de vouvray à la main, plaisantait :
— Il y en a qui sont incapables
de perdre, même s’ils le voulaient !…
Le chemisier ne broncha pas. Il
donnait les cartes. Maigret observait ses mains et il les trouva calmes comme
d’habitude.
Une heure, deux heures s’écoulèrent
de la sorte. Les danseurs commençaient à en avoir assez. Quelques invités
s’étaient baignés. James, qui avait perdu aux cartes, se leva en
grommelant :
— On change de crémerie !…
Qui est-ce qui vient à la guinguette à deux sous ?…
Le hasard lui fit happer Maigret au
passage.
— Viens avec moi, toi !
Il avait atteint le degré d’ivresse
qu’il ne dépassait jamais, même s’il continuait à boire. Les autres se levaient
à leur tour. Un jeune homme criait, les mains en porte-voix :
— Tout le monde à la
guinguette !
— Attention de ne pas tomber.
James aidait le commissaire à monter
dans son voilier de six mètres, poussait le bateau d’un coup de gaffe,
s’asseyait dans le fond.
Mais il n’y avait pas un souffle de
vent. La voile battait. C’est à peine si l’embarcation tenait tête au courant,
pourtant peu sensible.
— On n’est pas pressés,
hein !
Maigret remarqua que Marcel Basso et
Feinstein montaient tous les deux dans le même canot à moteur, traversaient la
rivière en quelques instants, débarquaient en face de la guinguette.
Puis venaient des bachots, des
canoës. Parti le premier, le bateau de James restait bon dernier, faute de
vent, et l’Anglais ne paraissait pas disposé à se servir des avirons.
— Ce sont de bons types !…
murmura soudain James, comme s’il suivait sa pensée.
— Qui ?
— Tous ! Ils
s’embêtent ! Ils n’en peuvent rien ! Tout le monde s’embête, dans la
vie…
C’était cocasse, parce qu’il avait
une mine béate au fond de son bateau et que le soleil polissait son crâne
dénudé.
— C’est vrai que t’es dans la
police ?
— Qui a dit cela ?
— Je ne sais pas… J’en ai
entendu parler tout à l’heure… Bah ! c’est un métier comme un autre…
Et James bordait sa voile qu’une
risée gonflait légèrement. Il était six heures. On entendait sonner la cloche
de Morsang, à laquelle celle de Seineport répondait. La rive était encombrée
par des roseaux fourmillant d’insectes. Et le soleil commençait à devenir
rougeâtre.
— Qu’est-ce que tu…
James parlait. Mais il y eut un
bruit sec qui coupa sa phrase net tandis que Maigret se levait d’un bond,
menaçait de faire chavirer l’embarcation.
— Attention !… lui cria
son compagnon.
Et il se pencha sur l’autre bord,
saisit un aviron, se mit en devoir de godiller, les sourcils froncés, les
prunelles inquiètes.
— La chasse n’est pourtant pas
ouverte…
— C’est derrière la
guinguette ! dit Maigret.
En approchant de celle-ci, on
entendit le vacarme du piano mécanique et une voix angoissée qui criait :
— Arrêtez la musique !…
Arrêtez la musique !
On courait. Un couple dansait
encore, s’arrêta beaucoup plus tard que le piano. La vieille grand-mère sortait
de la maison, un seau à la main, restait immobile à essayer de deviner ce qui
se passait.
L’accostage fut difficile, à cause
des roseaux. Maigret, en se précipitant, mit une jambe dans l’eau jusqu’au
genou. James le suivait de sa démarche molle en grommelant des choses
inintelligibles.
Il suffisait de suivre les gens
qu’on voyait s’arrêter derrière le hangar servant de salle de danse. Le hangar
contourné, on apercevait vin homme qui regardait la foule de ses gros yeux
troubles et qui bégayait obstinément :
— Ce n’est pas moi !…
L’homme, c’était Basso. Il tenait à
la main un petit revolver à crosse de nacre dont il semblait oublier
l’existence.
— Où est ma femme ?…
questionna-t-il en regardant les assistants comme s’il ne les reconnaissait
pas.
Les autres la cherchaient. Quelqu’un
dit :
— Elle est restée là-bas pour
préparer le dîner.
Maigret dut atteindre le premier
rang pour distinguer une forme étendue dans les hautes herbes, un complet gris,
un chapeau de paille.
Ce n’était pas tragique du tout.
C’était ridicule, de par la faute des spectateurs qui ne savaient pas ce qu’ils
devaient faire. Ils restaient là, ahuris, hésitants, à regarder un Basso aussi
ahuri et hésitant qu’eux.
Mieux : un des membres de la
bande, qui était médecin, était tout près du corps étendu et n’osait pas se
pencher. Il regardait les autres comme pour leur demander conseil.
De tragique, il y eut pourtant une
toute petite chose. À certain moment, le corps bougea. Les jambes parurent
chercher à s’arc-bouter. Les épaules esquissèrent un mouvement tournant. On
aperçut une partie du visage de M. Feinstein.
Puis, toujours comme dans un grand
effort, il se raidit et retomba lentement inerte.
Il venait seulement de mourir.
— Tâtez le cœur !… dit
Maigret, d’une voix sèche, au médecin.
Et le commissaire, qui avait
l’habitude de ces sortes de drames, ne perdait rien du spectacle, voyait tout à
la fois, avec une netteté quasi irréelle.
Il y avait quelqu’un d’écroulé dans
les derniers rangs, quelqu’un qui poussait des hurlements aigus : c’était
Mme Feinstein, arrivée la dernière, parce qu’elle avait dansé la dernière. Des
gens étaient penchés sur elle. Le patron de la guinguette s’approchait avec la
mine soucieuse d’un paysan méfiant.
M. Basso, lui, respirait par
saccades, bombait la poitrine pour la remplir d’air, apercevait soudain le
revolver dans sa main crispée.
Il était abruti. Il regarda tour à
tour les gens autour de lui, comme s’il se demandait à qui il devait tendre
l’arme. Il répéta :
— Ce n’est pas moi…
Il cherchait toujours sa femme des
yeux, malgré la réponse qu’on lui avait faite.
— Mort !… déclara le
médecin en se redressant.
— Une balle ?
— Ici…
Et le docteur montra le défaut des
côtes, chercha lui aussi sa femme qui n’était vêtue que d’un costume de bain.
— Vous avez le téléphone ?
demanda Maigret au patron de la guinguette.
— Non… Il faut aller à la gare…
ou à l’écluse…
Marcel Basso était vêtu d’un
pantalon de flanelle blanche, d’une chemise ouverte sur la poitrine, qui
mettait en valeur la largeur de son torse.
Or, on le vit osciller
imperceptiblement, esquisser un geste comme pour chercher un appui et soudain
s’asseoir dans l’herbe, à moins de trois mètres du cadavre, et se prendre la
tête dans les mains.
La note comique ne manqua pas. Une
voix de femme, toute fluette, fit dans le groupe :
— Il pleure !…
Elle croyait parler bas. Tout le
monde l’entendit.
— Vous avez un vélo ?
demanda encore Maigret au patron.
— Pour sûr.
— Eh bien ! allez à
l’écluse avertir la gendarmerie…
— Celle de Corbeil ou celle de
Cesson ?
— Peu importe !
Et Maigret examina Basso d’un air
ennuyé, ramassa le revolver, dans le barillet duquel il ne manquait qu’une
balle.
Un revolver de dame, joli comme un bijou.
Et des balles minuscules, qu’on eût dites nickelées. Une seule avait suffi,
pourtant, à couper le fil de la vie chez le chemisier !
C’est à peine s’il avait saigné. Une
tache roussâtre sur son complet d’été. Il restait propre, tiré à quatre
épingles comme d’habitude.
— Mado a une crise, dans la
maison !… vint annoncer un jeune homme.
Mado, c’était Mme Feinstein, qu’on
avait étendue sur le lit très haut des tenanciers. Tout le monde épiait
Maigret. Il y eut un froid quand une voix, au bord de la rivière, lança :
— Coucou !… Où
êtes-vous ?…
C’était Pierrot, le fils de Basso,
qui abordait en périssoire et qui cherchait la bande.
— Allez vite !… Qu’on
l’empêche d’approcher…
Marcel Basso se remettait. Il
découvrait son visage, se redressait, confus de sa faiblesse d’un instant,
semblait à nouveau chercher la personne à qui il devait s’adresser.
— J’appartiens à la Police
judiciaire ! lui dit Maigret.
— Vous savez… ce n’est pas
moi !…
— Voulez-vous me suivre un
moment ?
Le commissaire s’adressa au
médecin :
— Je compte sur vous pour
empêcher qu’on touche au corps ! Et je vous demande à tous de nous
laisser, M. Basso et moi.
Tout cela avait traîné comme une
scène mal réglée dans l’atmosphère lourde, radieuse.
Des pêcheurs à la ligne passaient
sur le chemin de halage, le panier à poissons sur le dos. Basso marchait à côté
de Maigret.
— C’est quelque chose
d’inouï !…
Il était sans vigueur, sans ressort.
Dès qu’on avait contourné le hangar, on apercevait la rivière, la villa, sur
l’autre rive, et Mme Basso qui rangeait les fauteuils d’osier abandonnés dans
le jardin.
— Maman demande la clé de la
cave ! cria le gamin, de sa périssoire.
Mais l’homme ne répondit rien. Son
regard changeait, devenait celui d’une bête traquée.
— Dites-lui où est cette clé.
Il fit un grand effort pour
clamer :
— Au crochet du garage !
— Comment ?
— Au crochet du garage !
Et l’on percevait vaguement
l’écho :
— … rage !…
— Que s’est-il passé entre
vous ? questionna Maigret en pénétrant dans le hangar au piano mécanique,
où il n’y avait plus que des verres sur les tables.
— Je ne sais pas…
— À qui appartient le
revolver ?
— Pas à moi !… Le mien est
toujours dans ma voiture…
— Feinstein vous a
attaqué ?
Un long silence. Un soupir.
— Je ne sais pas ! Je n’ai
rien fait !… Surtout… surtout je jure que je ne l’ai pas tué…
— Vous aviez l’arme à la main
quand…
— Oui… Je ne sais pas comment
cela s’est fait…
— Vous prétendez que c’est un
autre qui a tiré ?
— Non… je… vous ne pouvez pas
vous figurer comme c’est terrible…
— Feinstein s’est
suicidé ?
— Il a…
Il s’assit sur un banc, se prit une
fois de plus la tête à deux mains. Et, comme un verre traînait sur la table, il
le saisit, avala d’un trait son contenu, fit la grimace.
— Que va-t-il arriver ?…
Vous m’arrêtez ?…
Et, regardant fixement Maigret, le
front plissé :
— Mais… comment étiez-vous
justement là ?… Vous ne pouviez pourtant pas savoir…
Il semblait s’efforcer de
comprendre, de nouer ensemble des lambeaux d’idées. Il grimaçait.
— On dirait un piège qui…
La périssoire blanche revenait vers
la berge après avoir touché l’autre rive.
— Papa !… La clé n’est pas
au garage !… Maman demande…
Machinalement, Basso tâta ses
poches. Du métal cliqueta. Il retira un trousseau de clés qu’il posa sur la
table. Et ce fut Maigret qui traversa le chemin de halage, cria au gosse :
— Attention !…
Attrape !…
— Merci, m’sieu !
Et la périssoire s’éloigna. Mme
Basso, dans le jardin, dressait la table pour le dîner, avec la servante. Des
canoës rentraient au Vieux-Garçon. Le débitant revenait en vélo de l’écluse où
il était allé téléphoner.
— Vous êtes sûr que ce n’est
pas vous qui avez tiré ?
L’autre haussa les épaules, soupira,
ne répondit pas.
La périssoire abordait l’autre rive.
On devinait la conversation entre la mère et le fils. Un ordre fut donné à la
servante, qui entra dans la maison pour en sortir presque aussitôt.
Et Mme Basso, lui prenant les
jumelles des mains, les braqua sur la guinguette à deux sous.
James était assis dans un coin, chez
les débitants, et se versait de grands verres de cognac en caressant le chat qui
s’était blotti sur ses genoux.
IV
Les rendez-vous rue Royale
Ce fut une semaine maussade,
éreintante, toute remplie de tâches sans attrait, de petits déboires, de
démarches délicates, dans un Paris torride dont un orage, chaque soir vers les
six heures, transformait les rues en rivières.
Mme Maigret était toujours en
vacances, écrivait : … le temps est magnifique et jamais les prunelles
n’ont été si belles…
Maigret n’aimait pas rester à Paris
sans sa femme. Il mangeait, sans appétit, dans le premier restaurant venu, et
il lui arriva de coucher à l’hôtel pour ne pas rentrer chez lui.
L’histoire avait commencé par un
chapeau haut de forme que Basso essayait dans le magasin ensoleillé du
boulevard Saint-Michel. Un rendez-vous avenue Niel, dans une garçonnière. Une
noce le soir, à la guinguette à deux sous. Une partie de bridge et le drame
inattendu…
Quand les gendarmes étaient arrivés,
là-bas, sur les lieux, Maigret, qui n’était pas en mission officielle, leur
avait laissé prendre leurs responsabilités. Ils avaient arrêté le marchand de
charbon. Le Parquet avait été avisé.
Une heure plus tard, Marcel Basso
était assis dans la petite gare de Seineport, entre deux brigadiers. La foule
du dimanche attendait le train. Le brigadier de droite lui avait offert une
cigarette.
Les lampes étaient allumées. La nuit
était presque complète. Et voilà qu’au moment où le train entrait en gare et où
tout le monde se pressait au bord du quai, Basso bousculait ses gardiens,
s’élançait à travers la foule, traversait la voie et fonçait vers un bois
proche !
Les gendarmes n’en croyaient pas
leurs yeux. Quelques instants auparavant il était si calme, comme avachi, entre
eux deux !
Maigret apprit cette fuite en
arrivant à Paris. Et ce fut une nuit désagréable pour tout le monde. Aux
environs de Morsang et de Seineport, la gendarmerie battait les campagnes,
barrait les routes, surveillait les gares et questionnait tous les chauffeurs
d’autos. Le filet s’étendit sur presque tout le département et les promeneurs
dominicaux s’étonnaient, en rentrant, des renforts de police garnissant les
portes de Paris.
En face de la maison des Basso, quai
d’Austerlitz, deux hommes de la Police judiciaire. Deux hommes aussi devant
l’immeuble où les Feinstein avaient leur appartement privé, boulevard des
Batignolles.
Le lundi matin, descente du Parquet
à la guinguette à deux sous, et Maigret dut y assister, discuter longuement
avec les magistrats.
Lundi soir : rien !
Quasi-certitude que Basso était parvenu à passer à travers le filet et à se
réfugier à Paris ou dans une ville des environs, comme Melun, Corbeil,
Fontainebleau.
Mardi matin, rapport du médecin
légiste : coup de feu tiré à une distance d’environ trente centimètres.
Impossible de déterminer si le coup a été tiré par Feinstein lui-même ou par Basso.
Mme Feinstein reconnaît l’arme comme
lui appartenant. Elle ignorait que son mari l’eût en poche. D’habitude, le
revolver se trouvait, chargé, dans la chambre de la jeune femme.
Interrogatoire, boulevard des
Batignolles. L’appartement est banal, sans luxe, très « petites
gens ». Propreté douteuse. Une seule bonne à tout faire.
Mme Feinstein pleure ! Elle
pleure ! Elle pleure ! C’est à peu près sa seule réponse, avec
des : « Si j’avais su !…»
Il n’y a que deux mois qu’elle est
la maîtresse de Basso. Elle l’aime !
— Vous avez eu d’autres amants
avant lui ?
— Monsieur !…
Mais elle en a eu d’autres, c’est
certain ! Une femme à tempérament ! Feinstein ne pouvait lui suffire.
— Depuis combien de temps
êtes-vous mariée ?
— Huit ans !
— Votre mari était au courant
de votre liaison ?
— Oh ! non.
— Il ne la soupçonnait pas un
peu ?
— Jamais de la vie !
— Vous croyez qu’il a été
capable de menacer Basso de son arme en apprenant quelque chose ?
— Je ne sais pas… C’était un
homme très étrange, très renfermé…
Évidemment, un ménage où ne régnait
pas la plus grande intimité. Feinstein pris par ses affaires, Mado courant les
magasins et les garçonnières.
Et un Maigret morne poursuivait
l’enquête la plus traditionnelle, questionnait la concierge, les fournisseurs,
le gérant de la chemiserie, boulevard des Capucines.
De tout cela se dégageait une
impression un peu écœurante de banalité avec, par ailleurs, quelque chose
d’équivoque.
Feinstein avait commencé par une
toute petite chemiserie, avenue de Clichy. Puis, un an après son mariage, il
avait repris une assez grosse affaire des Boulevards, en se faisant aider par
les banques.
Depuis lors, c’était l’histoire de
toutes les affaires qui manquent de base, les échéances plus que difficiles,
les traites protestées, les expédients, les démarches humiliantes de fin de
mois.
Rien de véreux. Rien de malpropre.
Mais rien de solide non plus.
Et le ménage, boulevard des
Batignolles, devait de l’argent à tous les fournisseurs.
Deux heures durant, dans le petit
bureau du mort, derrière la chemiserie, Maigret eut le courage de se plonger
dans les livres. Il ne découvrit rien d’anormal à une époque correspondant au
crime dont Jean Lenoir avait parlé la veille de son exécution.
Pas de rentrées d’argent
importantes. Pas de voyage. Pas d’achat particulier.
Rien enfin ! De la
grisaille ! Une enquête qui piétinait.
La démarche la plus ennuyeuse fut à
Morsang, auprès de Mme Basso, dont l’attitude étonna le commissaire. Elle
n’était pas abattue. Triste, certes ! Mais pas désespérée ! Et d’une
dignité qu’on ne pouvait pas attendre d’elle.
— Mon mari a certainement eu
ses raisons pour reprendre la liberté de ses mouvements.
— Vous ne le croyez pas
coupable ?
— Non !
— Pourtant cette fuite… Il ne
vous a pas donné signe de vie ?
— Non !
— Combien d’argent avait-il sur
lui ?
— Pas plus de cent
francs !
Quai d’Austerlitz, c’était tout le
contraire de la chemiserie. Le commerce de charbons rapportait bon an mal an
dans les cinq cent mille francs. Des bureaux et des chantiers bien ordonnés.
Trois péniches sur l’eau. Et cela datait du père de Marcel Basso, qui n’avait
fait qu’agrandir l’affaire.
Le temps n’était pas fait pour
mettre Maigret de bonne humeur. Comme tous les gros, il souffrait de la
chaleur, et jusqu’à trois heures, chaque jour, c’était un soleil de plomb qui
stagnait dans Paris.
À ce moment, le ciel se couvrait. Il
y avait de l’électricité dans l’air, des coups de vent inattendus. La poussière
des rues se mettait soudain à tourbillonner.
À l’heure de l’apéritif, c’était
réglé : roulements de tonnerre, puis l’eau, en cataractes, crépitant sur
l’asphalte, transperçant le vélum des terrasses, forçant les passants à
s’abriter sur les seuils.
Ce fut le mercredi que, pris de la
sorte par l’ondée, Maigret pénétra à la Taverne Royale. Un homme se leva pour
lui tendre la main. C’était James, tout seul à une table, en face d’un pernod.
Le commissaire ne l’avait pas encore
vu en tenue de ville. Il faisait un peu plus petit employé que dans ses
costumes fantaisistes de Morsang, mais il gardait néanmoins quelque chose de
funambulesque.
— Vous prenez quelque chose
avec moi ?
Maigret était éreinté. Il y en avait
pour deux bonnes heures à pleuvoir. Puis il faudrait passer quai des Orfèvres
pour prendre les nouvelles.
— Un pernod ?
D’habitude, il ne buvait que de la bière.
Mais il ne protesta pas. Il but machinalement. James n’était pas un compagnon
désagréable et tout au moins avait-il une grande qualité : il n’était pas
bavard !
Il restait là, bien installé dans
son fauteuil de rotin, les jambes croisées, à regarder les gens qui passaient
dans la pluie et à fumer des cigarettes.
Quand un petit crieur de journaux se
montra, il lui prit un quotidien du soir, le parcourant vaguement, le tendit à
Maigret en soulignant un entrefilet du doigt :
« Marcel Basso, le meurtrier du
chemisier du boulevard des Capucines, n’a pas encore été retrouvé, malgré les
actives recherches de la police et de la gendarmerie. »
— Qu’est-ce que vous en pensez,
vous ? questionna Maigret.
James haussa les épaules, esquissa
un geste indifférent.
— Vous croyez qu’il a gagné
l’étranger ?
— Il ne doit pas être loin…
Sans doute à rôder dans Paris.
— Qu’est-ce qui vous fait dire
ça ?
— Je ne sais pas. Je crois…
S’il a fui, c’est qu’il avait son idée… Deux pernods, garçon !…
Maigret en but trois et il glissa
tout doucement dans un état qui ne lui était pas habituel. Ce n’était pas
l’ivresse. Par contre, ce n’était pas la lucidité absolue.
Un état assez agréable. Il était
mou. Il se sentait bien à la terrasse. Il pensait à l’affaire sans s’inquiéter
et même avec une sorte de plaisir.
James parlait de choses et d’autres,
sans se presser. À huit heures exactement, il se leva, prononça :
— C’est l’heure ! Ma femme
m’attend.
Maigret s’en voulut un peu du temps
perdu et surtout de se sentir si lourd. Il dîna, passa à son bureau. Les
gendarmeries n’avaient rien à signaler. La police non plus.
Le lendemain – c’était le
jeudi – il poursuivit son enquête avec une même obstination exempte
d’enthousiasme.
Recherches dans tous les dossiers
vieux de dix ans. Mais rien qui semblât se rapporter à la dénonciation de Jean
Lenoir !
Recherches, par ailleurs, dans les
« sommiers ». Coups de téléphone aux maisons centrales et aux
infirmeries spéciales dans le vague espoir de retrouver Victor, le compagnon
tuberculeux dont le condamné avait parlé.
Beaucoup de Victor. Trop ! Et
pas le bon !
À midi, Maigret avait des maux de
tête, pas d’appétit. Il déjeuna place Dauphine, dans le petit restaurant où
fréquentent presque tous les fonctionnaires de la police. Puis il téléphona à
Morsang, où des agents étaient postés près de la villa des Basso.
Mais on n’avait vu personne. Mme
Basso menait une vie normale, avec son fils. Elle lisait beaucoup de journaux.
La villa n’avait pas le téléphone.
À cinq heures, Maigret sortait de la
garçonnière de l’avenue Niel, où il n’avait rien trouvé mais où il était allé
fureter à tout hasard.
Et machinalement, comme si c’était
déjà une vieille habitude, il se dirigea vers la Taverne Royale, serra la main
qui se tendait et se trouva assis à côté de James.
— Rien de neuf ?
questionna celui-ci.
Et aussitôt, au garçon :
— Deux pernods !
L’orage était en retard sur
l’horaire. Les rues restaient inondées de soleil. Des cars passaient, pleins
d’étrangers.
— L’hypothèse la plus simple,
celle que les journaux ont adoptée, murmura Maigret comme pour lui-même, c’est
que Basso, attaqué par son compagnon pour une raison ou pour une autre, a saisi
l’arme braquée sur lui et a tiré sur le chemisier…
— Oui, c’est idiot !
Maigret regarda James qui avait
l’air, lui aussi, de parler pour lui-même.
— Pourquoi est-ce idiot ?
— Parce que, si Feinstein avait
voulu tuer Basso, il s’y serait pris assez adroitement… C’était un homme
prudent – Un bon joueur de bridge…
Le commissaire ne put réprimer un
sourire, tant James disait tout cela sérieusement.
— Alors, à votre avis ?…
— Évidemment, je n’ai pas
d’avis… Basso n’avait pas besoin de coucher avec Mado… On sent tout de suite,
rien qu’à la voir, que c’est une femme qui ne lâche pas facilement un homme…
— Son mari s’était déjà montré
jaloux ?
— Lui ?
Et ses yeux curieux cherchèrent
Maigret, pétillèrent d’ironie.
— Vous n’avez pas encore
compris ?
James haussa les épaules,
grommela :
— Cela ne me regarde pas… Quand
même, s’il avait été jaloux, il y a longtemps que la plupart des habitués de Morsang
seraient morts…
— Ils ont tous été…
— N’exagérons rien… Ils ont
tous… Enfin, Mado a dansé avec tout le monde… Et, en dansant, on s’enfonçait
dans les fourrés…
— Vous aussi ?
— Je ne danse pas… répliqua
James.
— Le mari devait fatalement
s’apercevoir de ce que vous dites ?
Alors l’Anglais, avec un
soupir :
— Je ne sais pas ! Il leur
doit de l’argent à tous !
Regardé sous un certain angle, James
avait l’air d’un imbécile ou d’un ivrogne abruti. Regardé autrement, il n’était
pas sans dérouter.
— Tiens ! Tiens !
siffla Maigret.
— Deux pernods, deux !
— Oui… Mado n’a même pas besoin
d’être au courant… C’est discret, Feinstein tape les amants de sa femme, sans
avoir l’air de savoir, tout en y mettant une insistance équivoque…
Il n’y eut guère d’autres phrases
échangées.
L’orage n’éclatait pas. Maigret but
ses pernods, l’œil rivé à la rue où coulait la foule. Il était confortablement
assis, la chair à l’aise, et son cerveau examinait mollement le problème tel
qu’il se présentait maintenant.
— Huit heures !…
Et James lui serrait la main, s’en
allait, juste au moment où l’ondée commençait.
Le vendredi, c’était déjà une
habitude. Maigret alla à la Taverne Royale sans s’en rendre compte. À certain
moment, il ne put s’empêcher de dire à James :
— En somme, vous ne rentrez
jamais chez vous après le bureau ? De cinq à huit vous…
— Il faut bien avoir un petit
coin à soi ! soupira l’autre.
Et ce coin-là, c’était la terrasse
d’une brasserie, un guéridon de marbre, l’apéritif opalin et, pour horizon, la
colonnade de la Madeleine, le tablier blanc des garçons, la foule, les voitures
en mouvement.
— Il y a longtemps que vous
êtes marié ?
— Huit ans…
Maigret n’osa pas lui demander s’il
aimait sa femme. Il était persuadé d’ailleurs que James lui répondrait oui.
Seulement, après huit heures ! Après le coin intime !
Est-ce que les relations des deux
hommes ne commençaient pas à friser l’amitié ?
Ce jour-là, on ne parla pas de
l’affaire. Maigret but ses trois pernods. Il avait besoin de ne pas voir la vie
sous un jour trop cru. Il était assailli de petits tracas, de soucis mesquins.
C’était l’époque des vacances. Il
devait s’occuper du travail de plusieurs collègues. Et le juge d’instruction
chargé de l’affaire de la guinguette ne lui laissait pas de répit, l’envoyait
interroger à nouveau Mado Feinstein, examiner les livres du chemisier,
questionner les employés de Basso.
La Police judiciaire avait déjà trop
peu d’hommes disponibles et il en fallait pour garder tous les endroits où le
fugitif était susceptible de se présenter. Cela mettait le chef de mauvaise
humeur.
— Vous n’en aurez pas bientôt
fini avec cette plaisanterie-là ?… avait-il demandé, le matin.
Maigret était de l’avis de James. Il
flairait la présence de Basso à Paris. Mais où s’était-il procuré de
l’argent ? Ou bien alors comment vivait-il ? Qu’espérait-il ?
Qu’attendait-il ? À quelle tâche se livrait-il ?
Sa culpabilité n’était pas prouvée.
En restant prisonnier et en prenant un bon avocat, il pouvait espérer, sinon
l’acquittement, du moins une condamnation légère. Après quoi il retrouvait sa
fortune, sa femme, son fils.
Or, au lieu de tout cela, il fuyait,
se cachait, renonçait par le fait à tout ce qui avait été sa vie.
— Faut-il croire qu’il a ses
raisons ! avait dit James avec sa philosophie habituelle.
Comptons sans faute sur toi, serons
gare, baisers.
C’était le samedi. Mme Maigret
envoyait un ultimatum affectueux. Son mari ne savait pas encore comment il y
répondrait. Mais, à cinq heures, il était à la Taverne Royale, serrait la main
à James qui se tournait vers le garçon :
— Pernod…
Comme le samedi précédent, c’était
la ruée vers les gares, un défilé continu de taxis chargés de bagages,
l’affairement de gens partant enfin en vacances.
— Vous allez à Morsang ?
questionna Maigret.
— Comme tous les samedis !
— On va sentir un vide…
Le commissaire avait bien envie
d’aller à Morsang, lui aussi. Mais, d’autre part, il avait envie de voir sa
femme, d’aller pêcher la truite dans les ruisseaux d’Alsace, de respirer la
bonne odeur de la maison de sa belle-sœur.
Il hésitait encore. Il regarda
vaguement James qui se levait soudain et se dirigeait vers le fond de la
brasserie.
Il ne s’étonna pas. Il ne fit même
qu’enregistrer machinalement ce départ momentané. Il remarqua à peine que son
compagnon reprenait sa place.
Cinq minutes, dix minutes passèrent.
Un garçon s’approcha.
— M. Maigret, s’il vous
plaît ?… C’est l’un de vous ?…
— C’est moi. Pourquoi ?
— On vous demande au téléphone…
Et Maigret se leva, gagna à son tour
le fond de la salle, les sourcils froncés parce que, malgré son
engourdissement, il flairait quelque chose de pas naturel.
Quand il entra dans la cabine, il se
retourna vers la terrasse, aperçut James, qui le regardait.
— Bizarre !… grogna-t-il…
Allô !… Allô !… Ici Maigret !… Allô ! Allô !…
Il s’impatienta, fit claquer ses
doigts. Enfin une voix de femme, au bout du fil.
— J’écoute !
— Allô !… Eh bien ?…
— Quel numéro
demandez-vous ?
— Mais on m’a appelé à
l’appareil, mademoiselle.
— C’est impossible,
monsieur ! Raccrochez ! Je n’ai pas appelé votre numéro depuis dix
minutes au moins…
Il ouvrit la porte d’une poigne
brutale. Et ce fut rapide comme un coup de matraque. Dehors, dans l’ombre de la
terrasse, un homme était debout près de James. C’était Marcel Basso, drôlement
vêtu, étriqué, différent de lui-même, dont le regard fiévreux guettait la porte
de la cabine.
Il vit Maigret au moment où celui-ci
le voyait. Ses lèvres remuèrent. Il dut dire quelque chose et il se précipita
aussitôt dans la foule.
— Combien de
communications ? demandait la caissière au commissaire.
Mais celui-ci courait. La terrasse
était encombrée. Le temps de la traverser, d’être au bord du trottoir, et il
était impossible de dire dans quelle direction Basso avait fui. Il y avait
cinquante taxis en marche. Avait-il pris place dans l’un d’eux ? Et des
autobus par surcroît !…
Maigret, renfrogné, revint vers sa
table, s’assit sans mot dire, sans regarder James, qui n’avait pas bougé.
— La caissière vous fait
demander combien de communications… vint demander un garçon.
— Zut !
Il perçut un sourire sur les lèvres
de James, s’en prit à lui.
— Je vous félicite !
— Vous croyez ?…
— C’était combiné
d’avance ?
— Même pas ! Deux pernods,
garçon ! Et des cigarettes !
— Qu’est-ce qu’il vous a
dit ?… Qu’est-ce qu’il voulait ?…
James se renversa sur sa chaise sans
répondre, soupira, comme un homme qui trouve toute conversation inutile.
— De l’argent ?… Où a-t-il
péché le complet qu’il avait sur le corps ?…
— Il ne peut quand même pas se
promener à Paris en pantalon et en chemise de flanelle blanche !
C’est dans cette tenue, en effet,
que Basso s’était enfui, en gare de Seineport. James n’oubliait rien.
— C’est la première fois que
vous reprenez contact avec lui cette semaine ?
— Qu’il reprend contact avec
moi !
— Et vous ne voulez rien
dire ?
— Vous feriez comme moi, pas
vrai ? J’ai bu cent fois chez lui ! Il ne m’a rien fait !
— Il voulait de l’argent ?
— Il y a une demi-heure qu’il
nous guettait… Déjà hier j’avais cru l’apercevoir sur l’autre trottoir… Sans
doute n’a-t-il pas osé…
— Et vous m’avez fait appeler
au téléphone !
— Il paraissait fatigué !
— Il n’a rien dit ?
— C’est inouï comme un costume
qui ne va pas peut changer un homme… soupira James sans répondre.
Maigret l’observait à la dérobée.
— Savez-vous qu’en bonne
justice on pourrait vous inculper de complicité ?
— Il y a tant de choses qu’on
peut faire en bonne justice ! Sans compter qu’elle n’est pas toujours si
bonne que ça !
Il avait son air le plus loufoque.
— Et ces pernods, garçon ?
— Voilà ! Voilà !
— Vous venez à Morsang
aussi ?… Parce que je vais vous dire… Si vous y venez, nous avons presque
autant d’avantage à prendre un taxi… C’est cent francs… Le train coûte…
— Et votre femme ?
— Elle prend toujours un taxi,
avec sa sœur et ses amies… À cinq, cela leur revient vingt francs et le train
coûte…
— Ça va !
— Vous ne venez pas ?
— Je viens !… Combien,
garçon ?…
— Pardon ! Chacun sa part,
comme d’habitude !
C’était un principe. Maigret paya
ses consommations, James les siennes. Il ajouta dix francs pour la fausse
commission du garçon. Dans le taxi, il paraissait préoccupé, mais, vers
Villejuif, il révéla l’objet de cette préoccupation :
— Je me demande chez qui l’on
va faire le bridge, demain après-midi.
C’était l’heure de l’orage. Des
fléchettes de pluie commençaient à frapper les vitres.
V
L’auto du docteur
On aurait pu s’attendre à trouver à
Morsang une autre atmosphère que d’habitude. Le drame datait du dimanche
précédent. De la petite bande, il y avait un mort et un assassin en fuite.
N’empêche que, quand James et
Maigret arrivèrent, ceux qui étaient déjà là entouraient une voiture neuve. Ils
avaient troqué leurs vêtements de ville contre les traditionnelles tenues de
sport. Seul le docteur était en complet veston.
La voiture était à lui. Il la
sortait pour la première fois. On le questionnait et il en exposait
complaisamment les mérites.
— Il est vrai que la mienne
consomme davantage, mais…
Presque tout le monde avait une
auto. Celle du docteur était neuve.
— Écoutez les reprises…
Sa femme était si heureuse qu’elle
restait assise dans la voiture en attendant la fin de ces conciliabules. Le
docteur Mertens pouvait avoir trente ans. Il était maigre, chétif, et ses
gestes étaient aussi délicats que ceux d’une fillette anémique.
— C’est ta nouvelle
bagnole ? questionna James qui surgissait.
Il en fit le tour à grands pas, en
grommelant des choses inintelligibles.
— Faudra que je l’essaie demain
matin… Ça ne t’embête pas ?…
La présence de Maigret aurait pu
être gênante. On s’en aperçut à peine ! Il est vrai qu’à l’auberge chacun
était chez soi, chacun allait et venait à sa guise.
— Ta femme ne vient pas,
James ?
— Elle va arriver avec Marcelle
et Lili…
On sortait les canoës du garage.
Quelqu’un réparait une canne à pêche avec du fil de soie. Jusqu’au dîner, on
fut dispersé et, à table, il n’y eut guère de conversation générale. Quelques
bribes de phrases.
— Mme Basso est chez
elle ?
— Quelle semaine elle a dû
passer !
— Qu’est-ce qu’on fait
demain ?
Maigret était quand même de trop. On
l’évitait sans l’éviter trop carrément. Quand James n’était pas avec lui, il
restait seul à errer à la terrasse ou au bord de l’eau. Lorsque la nuit tomba,
il en profita pour aller voir ses agents postés près de la villa des Basso.
Ils étaient deux à se relayer, à
prendre tour à tour leurs repas dans un bistrot de Seineport, à deux kilomètres
de là. Quand le commissaire se montra, celui qui n’était pas de garde retirait
une ligne de fond.
— Rien à signaler ?
— Rien du tout ! Elle mène
une vie tranquille. De temps en temps, elle se promène dans le jardin. Les
fournisseurs viennent comme d’habitude : le boulanger à neuf heures, le
boucher un peu plus tard et, vers onze heures, le légumier avec sa charrette.
Il y avait de la lumière au
rez-de-chaussée. À travers les rideaux, on devinait la silhouette du gamin qui
mangeait sa soupe, une serviette nouée autour du cou.
Les policiers étaient dans un petit
bois longeant la rivière et celui qui péchait soupira :
— Vous savez ! c’est plein
de lapins, par ici… Si on voulait…
En face, la guinguette à deux sous,
où deux couples – sans doute des ouvriers de Corbeil – dansaient au
son du piano mécanique.
Un dimanche matin comme tous les
dimanches de Morsang avec des pêcheurs à la ligne le long des berges, d’autres
pêcheurs immobiles dans des bachots peints en vert et amarrés à deux fiches,
des canoës, un ou deux bateaux à voiles…
On sentait que tout cela était réglé
avec soin, que rien n’était capable de changer le cours régulier de ces
journées.
Le paysage était joli, le ciel pur,
les gens paisibles, et peut-être à cause de tout cela c’en était écœurant comme
une tarte trop sucrée.
Maigret trouva James en chandail
rayé de bleu et de blanc, pantalon blanc et espadrilles, bonnet de marin
américain sur la tête et buvant, en guise de petit déjeuner, un grand verre de
fine à l’eau.
— T’as bien dormi ?
Un détail amusant : à Paris, il
ne tutoyait pas Maigret, tandis qu’à Morsang il tutoyait tout le monde, y
compris le commissaire, sans même s’en apercevoir.
— Qu’est-ce que tu fais ce
matin ?
— Je crois que j’irai jusqu’à
la guinguette.
— On s’y retrouvera tous… Il
paraît qu’il y a rendez-vous là-bas pour l’apéritif… Tu veux un canot ?…
Maigret était seul en tenue de ville
sombre. On lui donna un youyou verni où il eut de la peine à tenir en
équilibre. Quand il arriva à la guinguette à deux sous, il était dix heures du
matin et l’on ne voyait encore aucun client.
Ou plutôt il en trouva un, dans la
cuisine, occupé à manger un quignon de pain avec du gros saucisson. La
grand-mère lui disait justement :
— Faut soigner ça !… J’ai
un de mes gars qui ne voulait pas y faire attention et qui y a passé… Et il
était plus grand et plus fort que vous !…
À cet instant, le client était pris
d’une quinte de toux et n’arrivait pas à avaler le pain qu’il avait en bouche.
Tout en toussant, il apercevait Maigret sur le seuil, fronçait les sourcils.
— Une canette de bière !
commanda le commissaire.
— Vous n’aimez pas mieux vous
installer à la terrasse ?
Mais non ! Il préférait la
cuisine, avec sa table de bois tailladé, ses chaises de paille, la grande
marmite qui chantait sur le fourneau.
— Mon fils est parti à Corbeil
chercher des siphons qu’on a oublié de livrer… Vous ne voulez pas m’aider à
ouvrir la trappe ?…
La trappe ouverte au milieu de la
cuisine laissa voir la gueule humide de la cave. Et la vieille toute cassée
descendit, tandis que le client ne quittait pas Maigret du regard.
C’était un garçon d’environ
vingt-cinq ans, pâle et maigre, avec des poils blonds sur les joues. Il avait
les yeux très enfoncés dans les orbites, les lèvres sans couleur.
Mais ce qui frappait le plus,
c’était sa tenue. Il n’était pas en loques comme un vagabond. Il n’avait pas
l’allure insolente d’un rôdeur professionnel.
Non ! on trouvait en lui un
mélange de timidité et de forfanterie. Il était à la fois humble et agressif. À
la fois propre et sale, si l’on peut dire.
Des vêtements qui avaient été nets,
bien entretenus et qui, depuis quelques jours, avaient traîné partout.
— Tes papiers !
Maigret n’avait pas besoin
d’ajouter : « Police ! »
Le gars avait compris depuis
longtemps. Il tirait de sa poche un livret militaire poisseux. Le commissaire
lisait le nom à mi-voix :
— Victor Gaillard !
Il refermait tranquillement le
livret et le rendait à son propriétaire. La vieille remontait, repoussait la
trappe.
— Elle est bien fraîche !
dit-elle en ouvrant la canette.
Et elle se remettait à éplucher ses
pommes de terre tandis que le dialogue des deux hommes commençait posément,
sans émotion apparente.
— Dernière adresse ?
— Sanatorium municipal de Gien.
— Quand l’as-tu quitté ?
— Il y a un mois.
— Et depuis ?
— J’étais « sans
un ». J’ai bricolé le long de la route. Pouvez m’arrêter pour vagabondage,
mais il faudra bien qu’on me remette dans un sana. Je n’ai plus qu’un poumon…
Il ne disait pas cela sur un ton
larmoyant, mais, au contraire, il semblait donner une référence.
— T’as reçu une lettre de
Lenoir ?
— Quel Lenoir ?
— Fais pas l’idiot ! Il
t’a dit que tu retrouverais l’homme à la guinguette à deux sous.
— J’en avais marre du
sana !
— Et surtout envie de vivre à
nouveau sur le dos du type du canal Saint-Martin !
La vieille écoutait sans comprendre,
sans s’étonner. Cela se passait simplement, dans ce décor de bicoque pauvre où
une poule venait picorer jusqu’au milieu de la pièce !
— Tu ne réponds pas ?
— Je ne sais pas ce que vous
voulez dire.
— Lenoir a parlé.
— Je ne connais pas Lenoir.
Maigret haussa les épaules, répéta
en allumant lentement sa pipe :
— Fais pas l’idiot ! Tu
sais bien que je t’aurai toujours au tournant.
— Je ne risque que le sana.
— Je sais… Ton poumon enlevé…
On voyait les canoës glisser sur la
rivière.
— Lenoir ne t’a pas trompé. Le
bonhomme va venir.
— Je ne dirai rien !
— Tant pis pour toi ! Si
tu ne t’es pas décidé avant ce soir, je te fais fourrer en boîte pour
vagabondage. Ensuite, on verra.
Maigret le regardait dans les yeux,
lisait en lui aussi aisément que dans un livre tant il connaissait cette sorte
d’hommes.
Une autre race que Lenoir !
Victor, lui, était de ceux qui, chez les mauvais garçons, se mettent à la
remorque des autres ! Ceux à qui l’on fait faire le guet pendant un
mauvais coup ! Ceux qui ont la plus petite part dans le partage !
Des êtres mous qui, une fois lancés
dans une direction, sont incapables d’en changer. Il avait couru les rues et
les bals musette, à seize ans. Avec Lenoir, il était tombé sur l’aubaine du canal
Saint-Martin. Il avait pu vivre ainsi pendant un certain temps d’un chantage
aussi régulier qu’une profession avouée.
Sans la tuberculose, on l’aurait
sans doute retrouvé comme dernier comparse dans la bande de Lenoir. Mais sa
santé l’avait conduit au sanatorium. Il avait dû y faire le désespoir des
médecins et des infirmières. Chapardages, petits délits divers. Et Maigret
devinait que, de punition en punition, on l’avait renvoyé d’un sanatorium à
l’autre, d’un hôpital à une maison de repos, d’une maison de repos à un
patronage de redressement moral !
Il ne s’effrayait pas. Il avait une
bonne réponse à tout : son poumon ! Il en vivait, en attendant d’en
mourir !
— Qu’est-ce que vous voulez que
ça me fasse ?
— Tu refuses de me désigner
l’homme du canal ?
— Connais pas !
Il prononçait ces mots tandis que
ses yeux pétillaient d’ironie. Et même il reprenait son saucisson, y mordait à
pleines dents, mastiquait avec application.
— D’abord, Lenoir n’a rien
dit ! grommela-t-il après réflexion. C’est pas au moment d’en finir qu’il
aurait parlé…
Maigret ne s’énervait pas. Il tenait
le bon bout. De toute façon, il avait maintenant un élément de plus pour
arriver à la vérité.
— Encore une canette,
grand-mère !
— Heureusement que j’ai pensé à
en monter trois à la fois !
Elle regardait curieusement Victor
en se demandant quel crime il avait pu commettre.
— Quand je pense que vous étiez
bien soigné dans un sana et que vous en êtes parti ! Comme mon
fils !… Ça aime mieux rôder que…
Dans le soleil qui baignait le
paysage, Maigret suivait les évolutions des canots. L’heure de l’apéritif
approchait. Un petit voilier, où avaient pris place la femme de James et deux
amies, accostait le premier à la rive. Les trois femmes adressaient des signes
à un canoë qui abordait à son tour.
Et d’autres suivaient. La vieille,
qui s’en apercevait, soupirait :
— Et mon fils qui n’est pas
rentré !… Je ne vais pas pouvoir les servir… Ma fille est partie au lait…
Elle n’en saisissait pas moins des
verres qu’elle allait poser sur les tables de la terrasse, puis elle fouillait
dans une poche cachée sous son large jupon, faisait sonnailler de la monnaie.
— Va leur falloir des gros sous
pour la musique…
Maigret restait à sa place, à
observer tour à tour les nouveaux arrivants et le vagabond tuberculeux qui
continuait à manger avec indifférence. Il apercevait sans le vouloir la villa
des Basso, avec son jardin fleuri, son plongeoir dans la rivière, les deux
bateaux amarrés, l’escarpolette du gamin.
Il tressaillit soudain parce qu’il
crut percevoir un coup de feu dans le lointain. Au bord de la Seine aussi, les
gens avaient levé la tête. Mais on ne voyait rien. Il ne se passait rien. Dix
minutes s’écoulaient. Les clients du Vieux-Garçon s’installaient autour des
tables. La vieille sortait, les bras chargés de bouteilles d’apéritif.
Alors une silhouette sombre dévala
la pente de gazon, dans l’enclos des Basso. Maigret reconnut un de ses
inspecteurs qui, maladroitement, enlevait la chaîne d’un canot, ramait de
toutes ses forces vers le large.
Il se leva, regarda Victor.
— Tu ne bouges pas d’ici,
hein !
— Si ça vous fait plaisir.
On s’était interrompu, dehors, de
commander à boire, pour regarder l’homme en noir qui ramait. Maigret marchait
jusqu’aux roseaux du bord de l’eau, attendait avec impatience.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’inspecteur était essoufflé.
— Montez vite… Je vous jure que
ce n’est pas ma faute…
Il ramait à nouveau, avec Maigret à
bord, vers la villa.
— Tout était tranquille… Le
légumier venait de partir… Mme Basso se promenait dans le jardin avec le gamin…
Je ne sais pas pourquoi, je trouvais qu’ils avaient une drôle de façon de se
promener, comme des gens qui attendent quelque chose… Une auto arrive, une auto
toute neuve… Elle s’arrête juste devant la grille… Un homme descend…
— Un peu chauve, mais encore
jeune ?
— Oui !… Il entre… Il
marche dans le jardin avec Mme Basso et le garçon… Vous connaissez mon poste
d’observation… J’étais assez loin d’eux… Ils se serrent la main… La femme
reconduit l’homme à la grille… Il monte sur son siège, pousse le démarreur… Et,
avant que j’aie pu faire un mouvement, Mme Basso se précipite à l’intérieur
avec son fils tandis que la voiture file à toute allure…
— Qui a tiré ?
— Moi. Je voulais crever un
pneu.
— Berger était avec toi ?
— Oui. Je l’ai envoyé à
Seineport pour téléphoner partout.
C’était la seconde fois qu’il
fallait alerter toutes les gendarmeries de Seine-et-Oise. La barque touchait
terre. Maigret pénétrait dans le jardin. Mais qu’y faire ? C’était au
téléphone à travailler, à alerter les gendarmes.
Maigret se pencha pour ramasser un
mouchoir de femme, marqué aux initiales de Mme Basso. Il était presque réduit
en charpie, tant elle l’avait tiraillé en attendant James.
Ce qui affectait peut-être le plus
le commissaire, c’était le souvenir des pernods de la Taverne Royale, deux
heures de sourd engourdissement passées côte à côte avec l’Anglais, à la
terrasse de la brasserie.
Il en ressentait comme un
écœurement. Il avait la sensation pénible de n’avoir pas été lui-même, de
s’être laissé dominer par une sorte d’envoûtement.
— Je continue à garder la
villa ?
— Par crainte que les briques
s’en aillent ? Va rejoindre Berger. Aide-le à tendre le filet. Tâche de te
procurer une moto pour me tenir au courant heure par heure.
Sur la table de la cuisine, à côté
de légumes, une enveloppe portant, de l’écriture de James : À remettre
sans faute à Mme Basso.
C’était évidemment le légumier qui
avait apporté la lettre. Elle avertissait la jeune femme de ce qui allait se
passer. C’est pourquoi elle se promenait nerveusement dans le jardin avec son
fils !
Maigret remonta dans le bachot.
Quand il arriva à la guinguette à deux sous, la bande entourait le vagabond,
que le médecin questionnait et à qui l’on avait offert un apéritif.
Victor eut le culot d’adresser une
œillade au commissaire comme pour lui dire : « Je suis en train de
tirer mon petit plan ! Laissez faire…»
Et il continua à expliquer :
— … Il paraît que c’est un
grand professeur… On m’a rempli le poumon avec de l’oxygène, comme ils disent,
puis on l’a refermé comme un ballon d’enfant…
Le docteur souriait des termes
employés, mais confirmait par signes, pour ses compagnons, la véracité du
récit.
— On doit maintenant me faire
la même chose avec la moitié de l’autre… Car on a deux poumons, bien entendu…
Ce qui fait qu’il ne m’en restera qu’un demi…
— Et tu bois des
apéritifs ?
— Parbleu ! À votre
santé !
— Tu n’as pas des sueurs
froides, la nuit ?
— Des fois ! quand je
couche dans une grange pleine de courants d’air !
— Qu’est-ce que vous buvez,
commissaire ? demanda quelqu’un. Il ne s’est rien passé, au moins, qu’on
est venu vous chercher de la sorte ?
— Dites, docteur, est-ce que
James s’est servi ce matin de votre voiture ?
— Il m’a demandé la permission
de l’essayer. Il va rentrer…
— J’en doute !
Le médecin sursauta, se dressa
d’émotion, bégaya en essayant de sourire.
— Vous plaisantez…
— Je ne plaisante pas le moins
du monde. Il vient de s’en servir pour enlever Mme Basso et son fils.
— James ?… questionna avec
ahurissement la femme de celui-ci, qui n’en pouvait croire ses oreilles.
— James, parfaitement !
— Ce doit être une
farce !… Il aime tant les mystifications !…
Celui qui s’amusait le plus, c’était
Victor, qui sirotait son apéritif en contemplant Maigret avec une béate ironie.
Le débitant rentrait de Corbeil avec
sa petite voiture tirée par un poney. Il en débarqua des caisses de siphons,
annonçait en passant :
— Encore des histoires !
Voilà maintenant qu’on ne peut plus circuler sur les routes sans se faire
arrêter par les gendarmes ! Heureusement qu’ils me connaissent…
— Sur la route de
Corbeil ?
— Il y a quelques minutes… Ils
sont dix, près du pont, à arrêter toutes les voitures et à exiger les papiers…
Si bien qu’il y a au moins trente autos immobilisées…
Maigret détourna la tête. Il n’y
était pour rien. C’était la seule méthode possible, mais une méthode lourde,
inélégante, brutale. Et c’était beaucoup, deux dimanches de suite, dans le même
département, pour une affaire sans envergure dont les journaux avaient à peine
parlé.
Est-ce qu’il s’y était mal
pris ? Est-ce qu’il avait vraiment pataugé ?
À nouveau lui revint le souvenir
désagréable de la Taverne Royale et des heures passées avec James.
— Qu’est-ce que vous
prenez ? lui demandait-on à nouveau. Un grand péri…
Encore un mot qui lui était
désagréable, car c’était comme la synthèse de toute cette semaine-là, de toute
l’affaire, de la vie dominicale de la bande de Morsang.
— De la bière !
répliqua-t-il.
— À cette heure-ci ?
Le brave garçon qui voulait lui
offrir l’apéritif ne dut pas comprendre pourquoi Maigret, soudain furieux,
martelait :
— À cette heure-ci, oui !
Le vagabond reçut, lui aussi, un
regard hargneux. Le docteur, parlant de lui, expliquait au pêcheur de
brochets :
— C’est un cas… Je connaissais
le traitement, mais je n’avais jamais vu une application aussi complète du
pneumothorax…
Et, à voix basse :
— N’empêche qu’il n’en a plus
pour un an.
Maigret déjeuna au Vieux-Garçon,
seul dans son coin comme une bête malade qui grogne à la moindre approche. Deux
fois l’inspecteur vint le trouver en moto.
— Rien. La voiture a été
signalée sur la route de Fontainebleau, mais ensuite on ne l’a plus vue…
C’était beau ! Un barrage sur
la route de Fontainebleau ! Des milliers de voitures arrêtées !
Deux heures plus tard, on apprenait
d’Arpajon qu’un garagiste avait fourni de l’essence à une auto répondant au
signalement de celle du docteur.
Mais était-ce bien celle-là ?
L’homme affirmait qu’il n’y avait pas de femme dedans.
À cinq heures, enfin, une
communication de Montlhéry. L’auto tournait sur l’autodrome, comme pour des
essais de vitesse, quand une crevaison l’avait immobilisée. Par hasard un agent
avait demandé au chauffeur son permis de conduire. Il n’en avait pas.
C’était James tout seul ! On
attendait des instructions de Maigret pour le relâcher ou l’écrouer.
— Des pneus neufs ! se
lamentait le docteur. Et à la première sortie ! Je finirai par croire
qu’il est fou… Ou alors, il était soûl, comme toujours…
Et il demanda à Maigret la
permission de l’accompagner.
VI
Marchandages
On fit un détour pour passer à la guinguette
à deux sous prendre le vagabond qui, une fois dans la voiture, se retourna vers
le patron et lui lança une œillade qui signifiait : « Vous voyez avec
quels égards on me traite, hein ! »
Il était sur le strapontin, en face
de Maigret. La glace était ouverte et il eut le culot de minauder :
— Cela ne vous ferait rien de
fermer ?… À cause de mon poumon, n’est-ce pas ?…
À l’autodrome, il n’y avait pas de
courses ce jour-là. Quelques sportsmen étaient seuls à s’entraîner sur la
piste, devant les gradins vides. On n’en avait que davantage une impression
d’immensité.
Quelque part, une voiture arrêtée,
un uniforme de gendarme et un homme casqué de cuir agenouillé devant une moto.
— C’est par là ! dit-on au
commissaire.
Victor s’intéressait surtout à un
bolide qui tournoyait sur la piste à quelque deux cents kilomètres à l’heure
et, cette fois, il avait ouvert lui-même la glace pour se pencher.
— C’est bien ma voiture !
dit le docteur. Pourvu que…
Alors, devant le motocycliste occupé
à réparer, on distingua James qui, placide, le menton dans la main, donnait des
conseils au mécanicien. Il leva la tête en voyant Maigret s’approcher avec ses
deux compagnons, murmura :
— Tiens ! Déjà ?…
Puis il regarda Victor des pieds à
la tête, étonné, se demandant apparemment ce qu’il faisait là.
— Qui est-ce ?
Si Maigret avait mis de l’espoir
dans cette rencontre, il dut déchanter. Victor regarda à peine l’Anglais,
continua à s’intéresser à la ronde de l’auto de course. Le docteur avait déjà
ouvert les portières de sa voiture pour s’assurer qu’elle n’avait pas souffert.
— Il y a longtemps que vous
êtes ici ? grommela le commissaire à l’adresse de James.
— Je ne sais plus… Peut-être
assez longtemps, oui…
Il était d’un flegme incroyable.
Impossible de se douter qu’il venait d’enlever une femme et un gamin au nez de
la police et qu’à cause de lui toute la gendarmerie de Seine-et-Oise était
encore sur pied de guerre.
— N’aie pas peur ! dit-il
au docteur. Il n’y a que le pneu… Le reste est intact… Une bonne machine…
Peut-être un peu trop dure à démarrer…
— C’est Basso qui, hier, vous a
demandé d’aller chercher sa femme et son fils ?
— Vous savez bien que je ne
peux pas répondre à des questions pareilles, mon vieux Maigret.
— Et vous ne pouvez pas non
plus me dire où vous les avez déposés…
— Avouez qu’à ma place vous…
— Il y a en tout cas quelque
chose de très fort, quelque chose qu’un professionnel n’aurait pas
trouvé !
James le regarda avec un étonnement
plein de modestie.
— Quoi ?
— L’autodrome ! Mme Basso
est en sûreté… Mais il vaut mieux que la police ne retrouve pas la voiture tout
de suite… Les routes sont gardées… Alors vous pensez à l’autodrome !… Et
vous tournez, vous tournez…
— Je vous jure qu’il y a
longtemps que j’avais envie de…
Mais le commissaire ne s’inquiétait
plus de lui, se précipitait vers le docteur, qui voulait poser la roue de
rechange.
— Pardon ! L’auto reste
jusqu’à nouvel ordre à la disposition de la Justice.
— Quoi ?… Mon auto ?…
Qu’est-ce que j’ai fait, moi ?…
Il eut beau protester, la voiture
fut enfermée dans un box dont Maigret emporta la clé. Le gendarme attendait des
instructions. James fumait une cigarette. Le vagabond regardait toujours rouler
les bolides.
— Emmenez celui-là ! dit
Maigret en le désignant. Qu’on le boucle à la permanence de la Police judiciaire.
— Et moi ? demanda James.
— Vous n’avez toujours rien à
me dire ?
— Rien de spécial. Mettez-vous
à ma place !
Alors Maigret, bourru, lui tourna le
dos.
Le lundi, il se mit à pleuvoir et
Maigret en fut ravi, car la grisaille s’harmonisait mieux avec son humeur et
avec les besognes de la journée.
D’abord les rapports sur les
événements de la veille, rapports qui devaient justifier le déploiement de
forces commandé par le commissaire.
À onze heures, deux experts de
l’Identité judiciaire vinrent le prendre à son bureau, et, en taxi, les trois
hommes se rendirent à l’autodrome, où Maigret n’eut guère qu’à regarder
travailler ses compagnons.
On savait que le docteur n’avait
fait que soixante kilomètres avec la voiture qui sortait de l’usine. Le
compteur, maintenant, marquait deux cent dix kilomètres. Et l’on évaluait à
cinquante kilomètres environ le parcours accompli par James sur l’autodrome.
Restait à son actif une centaine de
kilomètres sur la route. De Morsang à Montlhéry, il y en a à peine quarante par
la voie directe.
Dès lors, sur une carte routière, il
restait à circonscrire le champ d’action de la voiture.
Le travail des experts fut
minutieux. Les pneus furent grattés avec soin, les poussières et les débris
recueillis, examinés à la loupe, certains mis de côté pour analyse ultérieure.
— Goudron frais !
annonçait l’un.
Et l’autre, sur une carte spéciale
fournie par les Ponts et Chaussées, cherchait, dans le périmètre donné, les
endroits où la route était en chargement.
Il y en avait quatre ou cinq, dans
des directions différentes. Le premier expert poursuivait :
— Débris calcaires…
La carte d’état-major venait alors
appuyer les deux autres cartes. Maigret faisait les cent pas en fumant d’un air
maussade.
— Pas de calcaire vers
Fontainebleau, mais par contre entre La Ferté-Alais et Arpajon…
— Je trouve des grains de blé
entre les dessins des pneus…
Les observations s’accumulaient. Les
cartes étaient surchargées de traits de crayon bleu et rouge.
À deux heures, on téléphona au maire
de La Ferté-Alais pour lui demander si, dans la ville, une entreprise
quelconque employait en ce moment du ciment Portland de telle sorte qu’il pût y
en avoir sur la route. La réponse n’arriva qu’à trois heures.
— Les Moulins de l’Essonne font
des transformations à l’aide de ciment Portland. Il y en a sur la route
départementale de La Ferté à Arpajon.
C’était un point de gagné. La
voiture avait passé par là et les experts emportèrent encore un certain nombre
d’objets pour les étudier plus minutieusement au laboratoire.
Maigret, la carte à la main, pointa
toutes les agglomérations situées dans le périmètre d’action de la voiture,
avisa les gendarmeries et les municipalités.
À quatre heures, il quitta son
bureau avec l’idée d’interroger le vagabond, qu’il n’avait pas vu depuis la
veille et qui se trouvait dans le cachot provisoire installé au pied de
l’escalier de la PJ. Une idée lui vint comme il descendait cet escalier. Il
rentra dans son bureau pour téléphoner au comptable de la maison Basso.
— Allô ! Police !
Voulez-vous me dire quelle est votre banque ? La Banque du Nord, boulevard
Haussmann ? Merci…
Il se fit conduire à la banque, se
présenta au directeur. Et, cinq minutes plus tard, Maigret avait un élément
d’enquête de plus. Le matin même, vers dix heures, James s’était présenté au
guichet, avait touché un chèque de trois cent mille francs tiré par Marcel
Basso.
Ce chèque était daté de quatre jours
auparavant.
— Patron ! C’est le type
qui est en bas qui insiste pour vous voir. Il paraît qu’il a quelque chose
d’important à vous dire.
Maigret descendit lourdement
l’escalier, pénétra dans le cachot où Victor était assis sur un banc, les
coudes sur la table, la tête entre les mains.
— Je t’écoute !
Le prisonnier se leva vivement, prit
un air malin et, se balançant d’une jambe à l’autre, commença :
— Vous n’avez rien trouvé, pas
vrai ?
— Va toujours !
— Vous voyez que vous n’avez
rien trouvé !… Je ne suis pas plus bête qu’un autre… Alors, cette nuit,
j’ai réfléchi…
— Tu es décidé à parler ?
— Attendez ! Faut qu’on
s’entende… Je ne sais pas si c’est vrai que Lenoir a mangé le morceau, mais, en
tout cas, s’il l’a fait, il ne vous en a pas dit assez… Sans moi, vous ne
trouverez jamais rien, c’est un fait !… Vous êtes embêté !… Vous le
serez toujours plus !… Alors, moi, je vous dis ceci : un secret comme
celui-là vaut de l’argent… Beaucoup d’argent !… Supposez que j’aille
trouver l’assassin et que je lui dise que je vais tout avouer à la police…
Est-ce que vous croyez qu’il ne cracherait pas tout ce que je voudrais ?…
Et Victor avait cet air ravi des
humbles, habitués à courber la tête, qui se sentent soudain forts. Toute sa vie
il avait eu maille à partir avec la police. Et voilà qu’il avait l’impression
de tenir le bon bout ! Il accompagnait son discours de poses étudiées,
d’œillades entendues.
— Alors voilà !… Quelle
raison ai-je de parler, de faire du tort à un bonhomme qui ne m’a rien
fait ?… Vous voulez me mettre en prison pour vagabondage ?… Vous
oubliez mon poumon !… On m’enverra à l’infirmerie, puis dans un sana !…
Maigret le regardait fixement, sans
rien dire.
— Qu’est-ce que vous pensez de
trente mille francs ?… Ce n’est pas cher !… Juste de quoi finir
tranquillement ma vie, qui ne sera plus longue… Et trente billets, qu’est-ce
que ça peut faire au gouvernement ?…
Il croyait déjà les tenir. Il
exultait. Une quinte de toux l’interrompit, lui fit monter des larmes dans les
yeux, mais on eût dit des larmes de triomphe.
Et il se croyait malin ! Il se
croyait fort !
— Voilà mon dernier mot !
Trente mille francs et je dis tout ! Vous pincez le type ! On vous
donne de l’avancement ! On vous félicite dans les journaux !
Autrement, rien ! Je vous défie de mettre la main sur lui… Pensez que ça
remonte à plus de six ans, qu’il n’y a eu que deux témoins : Lenoir, qui
ne parlera plus, et bibi…
— C’est tout ? questionna
Maigret, qui était resté debout.
— Vous trouvez que c’est
cher ?
L’inquiétude effleura l’âme du
vagabond, à cause du calme de Maigret, de son visage impassible.
— Vous savez, vous ne me faites
pas peur…
Il s’efforçait de rire.
— Il y a longtemps que je
connais la musique !… Vous pouvez même me faire passer à tabac… Par
exemple, vous verrez ce que je raconterai après… On lira dans les journaux
qu’un malheureux qui n’a plus qu’un poumon…
— C’est tout ?
— Il ne faudrait pas croire non
plus que vous découvrirez la vérité tout seul… Alors je dis, moi, que trente
mille francs c’est…
— C’est tout ?
— En tout cas, ne comptez pas
que je ferai des bêtises. Même si vous me relâchez, je ne suis pas assez bête
pour courir chez mon type, ni pour lui écrire, ni pour lui téléphoner…
La voix n’était plus la même. Victor
perdait pied. Il essayait de garder une contenance.
— Pour commencer, je demande un
avocat. Vous n’avez pas le droit de me conserver ici plus de vingt-quatre
heures et…
Maigret exhala un petit nuage de
fumée, enfonça ses mains dans les poches, sortit, dit à l’homme de garde :
— Fermez !
Il enrageait ! Une fois seul,
il pouvait le laisser paraître sur son visage. Il enrageait parce qu’un
imbécile était là, à portée de sa main, à sa merci, parce que cet imbécile
savait tout, mais qu’il n’y avait rien à en tirer !
Justement parce que c’était un
imbécile ! Parce qu’il se croyait fort et malin !
Il avait imaginé un chantage !
Le chantage au poumon !
Trois fois, quatre fois au cours de
l’entretien, le commissaire avait été sur le point de lui appliquer sa main sur
la figure, histoire de le ramener à des réalités plus saines. Il s’était
contenu.
Il tenait le mauvais bout !
Aucun texte de loi ne lui donnait prise sur Victor !
C’était un individu taré, qui
n’avait jamais vécu que de vols et d’expédients. N’empêche qu’aucun délit
nouveau, sinon celui de vagabondage, ne permettait de le poursuivre !
Et il avait raison, avec son
poumon ! Il apitoierait tout le monde ! Il rendrait la police
odieuse ! Il obtiendrait des colonnes d’articles passionnés dans certains
journaux : La police passe à tabac un homme à toute extrémité !
Alors, il réclamait tranquillement
trente mille francs ! Et il avait raison quand il ajoutait qu’on allait
devoir le relâcher !
— Vous lui ouvrirez la porte
cette nuit, vers une heure. Vous direz au brigadier Lucas de le suivre et de ne
pas le perdre de vue.
Et Maigret serrait avec force entre
ses dents le tuyau de sa pipe. Le vagabond savait, n’avait qu’un mot à
dire !
Il était obligé, lui, d’édifier des
hypothèses sur des éléments épars, parfois contradictoires.
— À la Taverne Royale !
lança-t-il à un chauffeur de taxi.
James n’y était pas. Il n’y vint pas
entre cinq et huit heures. À sa banque, le gardien répondit qu’il était parti à
la fermeture comme d’habitude.
Maigret dîna d’une choucroute,
téléphona à son bureau, vers huit heures trente.
— Le prisonnier n’a pas demandé
à me parler ?
— Oui ! Il dit qu’il a
réfléchi, que son dernier chiffre est vingt-cinq mille, mais qu’il ne descendra
pas en dessous ! Il a fait constater qu’on donnait du pain sans beurre à
un homme dans son état et que la température de la cellule ne dépassait pas
seize degrés.
Maigret raccrocha, erra un moment
sur les boulevards et, comme la nuit tombait, se fit conduire rue Championnet,
au domicile de James.
Une maison vaste comme une caserne,
aux appartements moyens habités par des employés, des voyageurs de commerce,
des petits rentiers.
— Quatrième à gauche !
Il n’y avait pas d’ascenseur, et le
commissaire gravit lentement l’escalier, recevant parfois, en passant devant
une porte, des odeurs de cuisine ou des cris d’enfants.
Ce fut la femme de James qui lui
ouvrit. Elle était vêtue d’un assez joli peignoir bleu de roi. Son déshabillé,
s’il n’était pas fastueux, n’avait pas l’abandon des déshabillés pauvres.
— Vous voulez parler à mon
mari ?
L’antichambre était grande comme une
table. Sur les murs, des photographies de bateaux à voiles, de baigneurs, de
jeunes gens et de jeunes femmes en costume de sport.
— C’est pour toi, James !
Et elle poussa une porte, entra
derrière Maigret, reprit sa place dans un fauteuil, près de la fenêtre, où elle
continua un travail de crochet.
Les autres appartements de la maison
avaient dû garder leur décoration du siècle dernier, leurs meubles
Henri II ou Louis-Philippe.
Ici, au contraire, c’était une
atmosphère qui tenait davantage de Montparnasse que de Montmartre. Et cela
sentait en même temps le travail d’amateur.
Avec du contreplaqué, on avait
dressé des cloisons nouvelles, aux angles inattendus, et la plupart des meubles
étaient remplacés par des rayonnages peints de couleurs vives.
Le tapis était uni, d’un vert
agressif. Les lampes avaient des abat-jour en imitation de parchemin.
Cela faisait très frais, très
pimpant. Mais on avait l’impression que tout cela manquait de solidité, qu’il
était dangereux de s’appuyer aux murs fragiles et que les peintures au ripolin
n’étaient pas sèches.
On avait l’impression, surtout
lorsque James se levait, que c’était trop petit pour lui, qu’il était enfermé
dans une boîte et qu’il devait se garder d’y faire le moindre mouvement.
Une porte entrouverte, à droite,
laissait voir une salle de bains où il n’y avait place que pour la baignoire.
Et un placard, en face, constituait toute la cuisine, avec un réchaud à gaz
d’alcool sur une planche.
James était là, dans un petit
fauteuil, cigarette aux lèvres, un livre entre les mains.
Pourquoi Maigret eut-il la certitude
qu’avant son arrivée il n’y avait aucun contact entre lui et sa femme ?
Chacun dans son coin ! James
lisait. La femme crochetait. On entendait tramways et autos déferler dans la
rue.
Et c’était tout. Aucune intimité
palpable.
Il se levait, tendait la main,
esquissait un sourire gêné, comme pour s’excuser d’être surpris dans ce lieu.
— Comment ça va, Maigret ?
Mais cette cordialité familière, qui
lui était habituelle, avait un autre son dans l’appartement de poupée. Elle
détonnait. Elle ne s’harmonisait pas avec toutes ces petites choses, avec le
tapis, les bibelots modernes posés sur les meubles, les tentures, les abat-jour
joujoux…
— Ça va, merci !
— Asseyez-vous. J’étais en
train de lire un roman anglais.
Et son regard disait
clairement : « Ne faites pas attention !… Ce n’est pas ma faute…
Je ne suis pas tout à fait chez moi…»
La femme les épiait, sans abandonner
son travail.
— Il y a quelque chose à boire,
Marthe ?… lui lança-t-il.
— Tu sais bien que non !
Et, au commissaire :
— C’est sa faute ! Quand
j’ai des liqueurs ici, il vide les bouteilles en quelques jours ! Il boit
déjà assez dehors…
— Dites donc, commissaire, si
on descendait au bistrot ?…
Mais, avant que Maigret eût répondu,
James se troublait en regardant sa femme, qui devait lui adresser des signes
impératifs.
— C’est comme vous aimez mieux…
Moi…
Il referma son livre en soupirant,
changea de place un presse-papiers posé sur une table basse.
La pièce n’avait pas quatre mètres
de long. Et pourtant on sentait qu’elle était double, que deux vies s’y
déroulaient sans la moindre interpénétration.
La femme d’une part, qui arrangeait
son intérieur à son goût, cousait, brodait, cuisinait, se taillait des robes…
Et James, qui arrivait à huit
heures, devait manger sans mot dire, lisait en attendant le moment de se
coucher sur le divan surchargé de coussins colorés qui, la nuit, se transformait
en lit.
On comprenait mieux le « petit
coin personnel » de James, à la terrasse de la Taverne Royale, devant un
pernod…
— Descendons, oui !… dit
Maigret.
Et son compagnon se leva
précipitamment en soupirant d’aise.
— Vous permettez que je me
chausse ?
Il était en pantoufles. Il se
faufila entre la baignoire et le mur. La porte de la salle de bains restait
ouverte, mais la femme baissa à peine la voix pour déclarer :
— Il ne faut pas faire
attention… Il n’est pas tout à fait comme un autre…
Elle compta ses points de
crochet :
— Sept… huit… neuf… Vous croyez
qu’il sait quelque chose au sujet de l’affaire de Morsang ?…
— Où est le
chausse-pied ?… grommela James, qui bouleversait des objets dans une
armoire.
Elle regarda Maigret pour
exprimer :
— Vous voyez comme il
est ?…
Et James sortit enfin du cabinet de
toilette, parut une fois de plus trop grand pour la pièce, dit à sa
femme :
— Je reviens tout de
suite !
— Je sais ce que cela veut
dire…
Il faisait signe au commissaire de
se presser, craignant sans doute un changement d’idée. Dans l’escalier aussi,
il était trop grand, et comme mal assorti au décor.
La première maison à gauche était un
bistrot de chauffeurs.
— Il n’y a que celui-ci dans le
quartier…
Une lumière trouble autour du zinc.
Quatre joueurs de cartes dans le fond.
— Tiens ! monsieur James,
lança le patron en se levant. Comme toujours ?
Il saisissait déjà la bouteille de
fine.
— Et pour vous ce sera ?…
— La même chose…
Les coudes sur le zinc, James
questionnait :
— Vous êtes allé à la Taverne
Royale ?… Je le pensais bien… Moi, je n’ai pas pu…
— À cause des trois cent mille
francs…
Il ne manifesta aucune surprise,
aucune gêne.
— Qu’est-ce que vous auriez
fait à ma place ?… Basso est un copain… On a pris cent fois la cuite
ensemble… À votre santé !
— Je vous laisse la
bouteille ! dit le patron, qui devait avoir l’habitude et qui avait hâte
de continuer sa partie de cartes.
Et James continuait sans
entendre :
— Au fond, il n’a pas eu de
chance… Une femme comme Mado !… À propos, est-ce que vous l’avez revue ?…
Elle est venue à mon bureau, tout à l’heure, me demander si je savais où est
Marcel… Vous imaginez cela, vous ?… C’est comme l’autre, avec son auto… Un
copain aussi, pourtant !… Eh bien ! il m’a téléphoné pour me dire
qu’il serait forcé de me réclamer le prix de la réparation et une indemnité
pour l’immobilisation de la voiture… À ta santé !… Qu’est-ce que tu penses
de ma femme ?… Elle est gentille, pas vrai ?…
Et James se versait un deuxième
verre.
VII
Le brocanteur
Il se passait chez James un phénomène
curieux qui intéressa Maigret. À mesure qu’il buvait, son regard, au lieu de
devenir plus trouble, comme c’est le cas de la plupart des gens, s’aiguisait,
au contraire, arrivait à être tout pointu, d’une pénétration, d’une finesse
inattendues.
Sa main ne lâchait le verre que pour
le remplir. La voix était molle, hésitante, sans conviction. Il ne regardait
personne en particulier. Il semblait s’enfoncer dans l’atmosphère, s’y blottir.
Les joueurs de cartes n’échangeaient
que quelques mots, au fond de la pièce. Le comptoir d’étain jetait des reflets
troubles.
Et trouble était James, qui
soupirait :
— C’est drôle… Un homme comme
vous, fort, intelligent… Et d’autres, ailleurs !… Des gendarmes avec des
uniformes… Des juges… Des tas de gens… Combien y en a-t-il sur pied ?…
Peut-être cent, avec des greffiers qui copient les procès-verbaux, les
téléphonistes qui transmettent les ordres… Peut-être cent à travailler des
jours et des nuits parce que Feinstein a reçu une toute petite balle dans la
peau…
Il fixa Maigret un instant, et le
commissaire fut incapable de deviner si James faisait de l’ironie transcendante
ou s’il était sincère.
— À ta santé ?… Ça vaut
bien la peine, n’est-ce pas ?… Et pendant ce temps-là, ce pauvre bougre de
Basso est traqué… La semaine dernière, il était riche… Il avait une grosse
affaire, une auto, une femme, un fils… Maintenant, il ne peut pas seulement
sortir de son trou…
Et James haussait les épaules. Sa
voix devenait plus traînante. Il regardait autour de lui avec lassitude ou dégoût.
— Qu’est-ce qu’il y a dans le
fond de tout ça ?… Une femme comme Mado, qui a besoin d’hommes… Basso s’y
laisse prendre… On repousse rarement des occasions pareilles, pas vrai ?…
Elle est belle fille… Elle a du tempérament… On se dit que ce n’est pas bien
grave… On donne un rendez-vous et on va passer de temps en temps une heure ou
deux dans une garçonnière.
James avala une grande gorgée,
cracha par terre.
— Est-ce bête !…
Résultat : un mort et toute une famille qui est fichue !… Et toute la
machine sociale qui se met en mouvement ! Les journaux qui s’en occupent…
Le plus curieux, c’est qu’il parlait
sans véhémence. Il laissait tomber les mots paresseusement et son regard errait
sur le décor sans s’arrêter à un objet.
— Et encore atout ! disait
triomphalement le patron derrière lui.
— Et Feinstein qui a passé
toute sa vie à courir après de l’argent, à essayer de faire face à ses
échéances !… Car il n’a jamais fait que ça !… Un cauchemar continu de
traites et de billets à ordre… Au point de s’adresser avec une insistance
significative, aux amants de sa femme… Il est bien avancé, maintenant qu’il est
mort !…
— Qu’il a été tué !
rectifia rêveusement Maigret.
— Est-ce qu’on pourrait
déterminer lequel des deux a tué l’autre ?
L’atmosphère devenait plus trouble autour
d’eux. Les paroles de James, son visage empourpré y mettaient comme une sourde
morbidesse.
— C’est idiot ! Je vois si
bien ce qui s’est passé ! Feinstein, qui avait besoin d’argent, qui épiait
Basso depuis la veille au soir en attendant le moment propice… Même pendant la
fausse noce, quand il était habillé en vieille femme, il pensait à ses
traites !… Il regardait Basso qui dansait avec sa femme… Vous
comprenez ?… Alors, le lendemain, il parle… Basso, qui a déjà été tapé,
refuse… L’autre insiste… Il pleurniche… La misère !… Le déshonneur !…
Plutôt le suicide… Je vous jure que ça a dû être une comédie dans ce genre-là…
Tout ça par un beau dimanche avec des canoës sur la Seine !…
« Ah ! c’est malin…
Feinstein doit avoir laissé entendre qu’il n’était pas si aveugle qu’il en
avait l’air…
« Bref, ils sont tous les deux
derrière le hangar… De l’autre côté de l’eau, Basso a sa villa, sa femme, son
gamin… Il veut faire taire l’autre… Il veut l’empêcher de tirer… Ils sont
énervés…
« Et c’est tout ! Une
balle est partie d’un tout petit revolver.
James regarda enfin Maigret.
— Je vous le demande, hein,
qu’est-ce que ça peut bien f… ?
Il rit ! Un rire de
mépris !
— Et voilà des centaines de
gens qui courent en tous sens comme les fourmis d’une fourmilière où on a mis
le feu ! Et les Basso traqués… Et le plus beau : Mado qui se démène,
qui ne se résigne pas à perdre son amant !… Patron !…
Le patron déposa ses cartes à
regret.
— Qu’est-ce que je vous
dois ?
— En somme, dit Maigret, Basso
dispose maintenant de trois cent mille francs…
James se contenta de hausser les
épaules avec l’air de dire à nouveau : « Qu’est-ce que cela peut bien
f… ? »
Et soudain :
— Tenez ! je me souviens
de la façon dont ça a commencé… C’était un dimanche… On dansait dans le jardin
de la villa… Basso dansait avec Mme Feinstein et, à certain moment, quelqu’un
les a bousculés et ils sont tombés par terre, dans les bras l’un de l’autre…
Tout le monde a ri, même Feinstein…
James reprenait sa monnaie, hésitait
à s’en aller, soupirait, résigné :
— Encore un verre,
patron !
Il en avait bu six et il n’était pas
ivre. Il devait seulement avoir la tête lourde. Il fronçait les sourcils, se
passait la main sur le front.
— Vous, vous allez vous
remettre en chasse…
Il semblait plaindre Maigret.
— Trois pauvres bougres :
un homme, une femme et un gosse, que tout le monde harcèle parce qu’un beau
jour l’homme a couché avec Mado…
Était-ce sa voix, sa silhouette,
l’ambiance ? En tout cas, il se créait peu à peu une véritable obsession
et Maigret avait toutes les peines du monde à voir à nouveau les événements
sous un autre angle.
— À ta santé, va !… Il
faut que je remonte, car ma femme serait bien capable de m’envoyer une balle de
revolver aussi… C’est idiot ! Idiot !…
Il ouvrit la porte d’un geste las.
Sur le trottoir mal éclairé, il regarda Maigret dans les yeux, articula :
— Drôle de métier !
— Le métier de policier ?
— Et aussi celui d’homme… Ma
femme va fouiller mes poches, compter la monnaie pour savoir combien de verres
j’ai bus… Au revoir… Taverne Royale, demain ?…
Et Maigret resta seul avec son
malaise, qu’il mit longtemps à dissiper. C’était un décalage complet de toutes
les idées, un renversement de toutes les valeurs. La rue en était déformée, et
les gens qui passaient, et le tramway qui s’étirait comme un ver luisant.
Tout cela prenait les proportions de
la fourmilière dont James avait parlé. Une fourmilière en effervescence parce
qu’une fourmi était morte !
Le commissaire revoyait le corps du
chemisier, là-bas, dans les hautes herbes, derrière la guinguette à deux
sous ! Puis tous les gendarmes, sur toutes les routes, arrêtant toutes les
autos ! La fourmilière en révolution !
— Bougre d’ivrogne !
grommela-t-il en pensant à James avec une rancune non dénuée d’affection.
Et il faisait un effort pour voir à
nouveau les événements avec objectivité. Il en avait oublié ce qu’il était venu
faire rue Championnet.
— Essayer de savoir où James
était allé avec les trois cent mille francs…
Mais alors il évoquait les trois
Basso, le père, la mère, le gosse, tapis quelque part et guettant les bruits du
monde extérieur avec effroi.
— L’imbécile me fait chaque
fois boire !
Il n’était pas ivre, mais il ne se
sentait pas non plus dans son assiette et il se coucha de mauvaise humeur, avec
la crainte de se réveiller le lendemain en proie à un solide mal de tête.
« Il faut bien que j’aie mon
coin à moi ! » disait James en parlant de la Taverne Royale.
Il avait non seulement son coin à
lui, mais son monde à lui, qu’il créait de toutes pièces, à coups de pernod ou
de fine, et dans lequel il évoluait, impassible, indifférent aux choses
réelles.
Un monde un peu flou, un
grouillement de fourmilière, d’ombres inconsistantes où rien n’avait
d’importance, où rien ne servait de rien, et où l’on marchait sans but, sans
effort, sans joie, sans tristesse, dans un brouillard cotonneux.
Un monde où, sans en avoir l’air,
James avec sa tête de clown et sa voix indifférente avait fait peu à peu
pénétrer Maigret.
Au point que le commissaire rêva des
trois Basso, le père, la mère et le fils, qui collaient leur tête au soupirail
de la cave où ils étaient cachés en épiant avec effroi les allées et venues du
dehors.
Quand il se leva, il ressentit plus
que jamais l’absence de sa femme, qui était toujours en vacances, et dont le
facteur apporta une carte postale.
Nous commençons les confitures
d’abricots. Quand viendras-tu les manger ?
Il s’assit pesamment devant son
bureau, fit crouler la pile de lettres qui l’attendait, cria
« Entrez ! » au garçon de bureau qui frappait à la porte.
— Qu’est-ce que c’est, Jean ?
— Le brigadier Lucas a
téléphoné pour vous demander de passer rue des Blancs-Manteaux…
— À quelle adresse ?
— Il n’a pas précisé. Il a dit
rue des Blancs-Manteaux.
Maigret s’assura qu’il n’y avait
rien d’urgent au courrier, gagna à pied le quartier juif dont la rue des
Blancs-Manteaux est l’artère la plus commerçante, groupant la plupart des
brocanteurs à l’ombre du Mont-de-Piété.
Il était huit heures trente du
matin. Tout était calme. Au coin de la rue, Maigret aperçut Lucas qui faisait
les cent pas, les deux mains dans les poches.
— Et notre homme ?
s’inquiéta-t-il.
Car Lucas avait été chargé de suivre
Victor Gaillard lorsque, la veille au soir, celui-ci avait été relâché.
D’un mouvement du menton, le
brigadier désigna une silhouette debout devant une vitrine.
— Qu’est-ce qu’il fait
là ?
— Je n’en sais rien. Hier, il a
commencé par rôder autour des Halles. Il a fini par se coucher sur un banc, où
il s’est endormi. À cinq heures du matin, un sergent de ville l’a fait circuler
et il est venu ici presque immédiatement… Depuis lors, il tourne autour de
cette maison, s’éloigne, revient, colle son visage à la vitrine avec
l’intention évidente de m’intéresser à son manège…
Victor, qui avait aperçu Maigret,
faisait quelques pas, les mains dans les poches, en sifflotant d’un air
ironique. Puis il avisa un seuil sur lequel il s’assit en homme qui n’a rien de
mieux à faire.
Sur la vitrine on lisait : Hans
Goldberg, achats, ventes, occasions en tous genres.
Et, dans le clair-obscur, on
apercevait un petit homme à barbiche qui semblait inquiet des mouvements
anormaux du dehors.
— Attends-moi ! dit
Maigret.
Il traversa la rue, entra dans la
boutique, qui était encombrée de vieux vêtements, d’objets disparates d’où se
dégageait une odeur écœurante.
— Vous désirez acheter quelque
chose ? questionna le petit juif sans conviction.
Au fond de la boutique, il y avait
une porte vitrée et, derrière, une pièce où une femme obèse était occupée à
laver le visage d’un gamin de deux à trois ans. La cuvette était sur la table
de la cuisine, à côté des tasses et du beurrier.
— Police ! dit Maigret.
— Je m’en doutais…
— Vous connaissez l’individu
qui rôde devant chez vous depuis ce matin ?
— Le grand maigre qui
tousse ?… Je ne l’ai jamais vu… Tout à l’heure, inquiet, j’ai appelé ma
femme, mais elle ne le connaît pas non plus… Ce n’est pas un Israélite…
— Et celui-ci, le
connaissez-vous ?
Maigret tendit une photographie de
Marcel Basso, que l’autre examina avec attention.
— Ce n’est pas un israélite non
plus ! dit-il.
— Et celui-ci ?
Cette fois, c’était un portrait de
Feinstein.
— Oui !
— Vous le connaissez ?
— Non ! Mais il est de ma
race…
— Vous ne l’avez jamais
vu ?
— Jamais… Nous sortons si
peu !…
Sa femme lançait de fréquents
regards à travers les vitres, sortait un second enfant d’un berceau, et
celui-ci se mettait à hurler parce qu’on le débarbouillait.
Le brocanteur paraissait assez sûr
de lui. Il se frottait lentement les mains l’une contre l’autre en attendant
les questions du commissaire et il regardait autour de lui avec la satisfaction
d’un commerçant qui n’a rien à se reprocher.
— Il y a longtemps que vous
êtes installé ici ?
— Un peu plus de cinq ans… La
maison est déjà très connue, car elle ne fait que du travail honnête…
— Et avant vous ?
questionna Maigret.
— Vous ne savez pas ?…
C’était le père Ulrich, celui qui a disparu…
Le commissaire eut un soupir de
satisfaction. Il pressentait enfin quelque chose.
— Le père Ulrich était
brocanteur ?
— Vous devez avoir, à la
police, de meilleurs renseignements que moi… Moi, n’est-ce pas, je ne peux rien
vous dire de précis… Dans le quartier, on disait qu’il ne se contentait pas de
vendre et d’acheter, mais qu’il prêtait de l’argent…
— Un usurier ?
— J’ignore à quel taux il le
prêtait… Il vivait tout seul… Il ne voulait pas de commis… Il ouvrait et
fermait lui-même ses volets… Un jour, il a disparu et la maison est restée
fermée pendant six mois… C’est moi qui l’ai reprise… Et je lui ai donné une
autre réputation, vous devez le savoir…
— Si bien que vous n’avez pas
connu le père Ulrich ?
— Je n’étais pas à Paris de son
temps… Quand j’ai pris la succession, je venais d’Alsace…
Le gosse pleurait toujours, dans la
cuisine, et son frère, qui avait ouvert la porte, regardait Maigret en suçant
gravement son doigt.
— Je vous dis tout ce que je sais…
Croyez que si j’en savais davantage…
— Bon !… Ça va…
Et Maigret sortit après un dernier
regard autour de lui, trouva le vagabond toujours assis sur son seuil.
— C’est ici que tu voulais
m’amener ?
Et Victor, avec un faux air
innocent :
— Où ça ?
— Qu’est-ce que c’est, cette
histoire du père Ulrich ?
— Le père Ulrich ?
— Fais pas l’idiot !
— Connais pas, je vous jure…
— C’est lui qui a fait le
plongeon dans le canal Saint-Martin ?
— J’sais pas !
Maigret haussa les épaules,
s’éloigna, dit à Lucas, en passant :
— Continue à le surveiller, à
tout hasard.
Une demi-heure après, il s’était
plongé dans de vieux dossiers et il finissait par mettre la main sur celui
qu’il cherchait.
Il résuma sur une feuille de
papier :
Jacob Ephraïm Lévy, dit Ulrich,
soixante-deux ans, originaire de Haute-Silésie, brocanteur rue des
Blancs-Manteaux, soupçonné de se livrer régulièrement à l’usure.
Disparaît le 20 mars, mais les
voisins ne signalent son absence au commissariat que le 22.
Dans la maison, on ne trouve aucun
indice. Rien n’a disparu. Une somme de quarante mille francs est découverte
dans le matelas du brocanteur.
Celui-ci, autant qu’on en peut
juger, est sorti de chez lui, le 19 au soir, comme cela lui arrivait assez
fréquemment.
On manque de renseignements sur sa
vie intime. Les recherches faites à Paris et en province n’aboutissent pas. On
écrit en Haute-Silésie, et, une mois plus tard, une sœur du disparu arrive à
Paris et demande à entrer en possession de l’héritage.
Ce n’est qu’après six mois qu’elle
obtient un jugement de disparition.
À midi, Maigret, la tête lourde,
achevait, au commissariat de La Villette – le troisième qu’il
visitait – de relever des indications dans de lourds registres.
Et il transcrivait enfin :
Le 1er juillet, des
mariniers ont retiré du canal Saint-Martin, à hauteur de l’écluse, un cadavre
d’homme en état de décomposition avancée.
Transporté à l’Institut
médico-légal, il n’a pu être identifié.
Taille : 1 m 55.
Âge apparent : soixante à
soixante-cinq ans.
Les vêtements ont été en grande
partie arrachés par le frottement sur le fond et par des hélices de bateaux. On
n’a rien retrouvé dans les poches.
Alors Maigret poussa un soupir. Il
sortait enfin de l’atmosphère nébuleuse et loufoque que James semblait créer à
plaisir autour de l’affaire.
Il tenait des éléments solides.
— C’est le père Ulrich qui a
été assassiné voilà six ans et jeté ensuite dans le canal Saint-Martin.
Pourquoi ? Par qui ?
C’est ce qu’il allait essayer de
savoir. Il bourra une pipe, l’alluma avec une lenteur voluptueuse, salua ses
collègues du commissariat de La Villette et gagna le trottoir, souriant, sûr de
lui, solide sur ses lourdes jambes.
VIII
La maîtresse de James
L’expert-comptable entra dans le
bureau de Maigret en se frottant les mains et en esquissant des œillades.
— Ça y est !
— Qu’est-ce qui y est ?
— J’ai revu hâtivement la
comptabilité de la chemiserie depuis sept ans. C’était facile. Feinstein n’y
comprenait rien et faisait venir une ou deux fois par semaine un petit employé
de banque pour tenir ses livres. Quelques truquages afin de diminuer les
impôts. Un rapide coup d’œil et l’on connaît l’affaire à fond : une
affaire qui ne serait pas plus mauvaise qu’une autre si les capitaux ne
manquaient à la base. Les vendeurs payés le 4 ou le 10 du mois. Les traites renouvelées
deux ou trois fois. Les soldes destinés à faire rentrer coûte que coûte de
l’argent frais dans la caisse. Enfin, Ulrich !
Maigret ne broncha pas. Il savait
qu’il valait mieux laisser parler le petit homme volubile qui se promenait de
long en large dans la pièce.
— Toujours l’histoire
classique ! C’est dans les livres d’il y a sept ans qu’on voit apparaître
pour la première fois le nom d’Ulrich. Prêt de deux mille francs, un jour
d’échéance. Remboursement une semaine plus tard. À l’échéance suivante, prêt de
cinq mille francs. Vous comprenez ? Le chemisier a trouvé le moyen de se
procurer de l’argent quand il en a besoin. Il en prend l’habitude. Des deux
mille primitifs, on passe à dix-huit mille six mois plus tard. Et ces dix-huit
mille sont remboursables à vingt-cinq mille… Le père Ulrich est gourmand… Je
dois ajouter que Feinstein est honnête… Il rembourse toujours… Mais d’une façon
un peu spéciale. Par exemple, il rembourse quinze mille francs le 15 et il en
emprunte à nouveau dix-sept mille le 20… Il les rembourse le mois suivant pour
en emprunter vingt-cinq mille aussitôt après… Au mois de mars, Feinstein doit
trente-deux mille francs à Ulrich…
— Il les rembourse ?
— Pardon ! Dès ce moment,
on ne trouve plus trace d’Ulrich dans les livres…
Il y avait à cela une excellente
raison : c’est que le vieux juif de la rue des Blancs-Manteaux était
mort ! Donc, ce décès avait rapporté à Feinstein la somme de trente-deux
mille francs !
— Qui a remplacé Ulrich par la
suite ?
— Personne pendant un certain
temps. Un an plus tard, Feinstein, à nouveau gêné, a demandé du crédit à une
petite banque et l’a obtenu. Mais la banque s’est lassée.
— Basso ?
— Je retrouve son nom dans les
derniers livres non pour des prêts, mais pour des traites de complaisance.
— Et la situation à la date de
la mort de Feinstein ?
— Ni meilleure ni pire que
d’habitude. Avec une vingtaine de billets, il s’en tirait… jusqu’à l’échéance
suivante ! Il y a quelques milliers de commerçants, à Paris, qui sont
exactement dans le même cas et qui, des années durant, courent après la somme
qui leur manque toujours en évitant la faillite de justesse.
Maigret s’était levé, avait pris son
chapeau.
— Je vous remercie, monsieur
Fleuret.
— Est-ce que je dois pousser
l’expertise plus à fond ?
— Pas pour le moment.
Tout allait bien. L’enquête avançait
avec une régularité mécanique. Et, dès lors, par contraste, Maigret avait un
air bourru, comme s’il se fût méfié de cette facilité même.
— Pas de nouvelles de
Lucas ? alla-t-il demander au garçon de bureau.
— Il a téléphoné tout à
l’heure. L’homme que vous savez s’est présenté à l’Armée du Salut et a demandé
un lit. Depuis lors, il dort.
Il s’agissait de Victor, qui n’avait
pas un sou en poche. Est-ce qu’il espérait toujours toucher trente mille francs
en échange du nom de l’assassin du père Ulrich ?
Maigret suivit les quais à pied. En
passant devant un bureau de poste, il hésita, finit par entrer, remplit une
formule télégraphique.
Arriverai probablement jeudi. Stop.
Baisers à tous.
On était le lundi. Depuis le début
des vacances, il n’avait pas encore pu rejoindre sa femme en Alsace. Il sortit
en bourrant une pipe, eut l’air d’hésiter à nouveau, héla enfin un taxi, à qui
il jeta l’adresse du boulevard des Batignolles.
Il avait quelques centaines
d’enquêtes à son actif. Il savait que presque toutes se font en deux temps,
comportent deux phases différentes.
D’abord la prise de contact du
policier avec une atmosphère nouvelle, avec des gens dont il n’avait jamais
entendu parler la veille, avec un petit monde qu’un drame vient d’agiter.
On entre là-dedans en étranger, en
ennemi. On se heurte à des êtres hostiles, rusés ou hermétiques.
La période la plus passionnante,
d’ailleurs, aux yeux de Maigret. On renifle. On tâtonne. On n’a aucun point
d’appui, souvent aucun point de départ. On regarde des gens s’agiter et chacun
peut être le coupable ou un complice.
Brusquement on saisit un bout du fil
et voilà la seconde période qui commence. L’enquête est en train. L’engrenage
est en mouvement. Chaque pas, chaque démarche apporte une révélation nouvelle,
et presque toujours le rythme s’accélère pour finir par une révélation brutale.
Le policier n’est plus seul à agir.
Les événements travaillent pour lui, presque en dehors de lui. Il doit les
suivre, sans se laisser dépasser.
Il en était ainsi depuis la
découverte d’Ulrich. Le matin encore, Maigret n’avait aucune indication sur
l’identité de la victime du canal Saint-Martin.
Maintenant, il savait que c’était un
brocanteur doublé d’un usurier, à qui le chemisier devait de l’argent.
Il fallait suivre le fil. Un quart
d’heure plus tard, le commissaire sonnait à la porte de l’appartement des
Feinstein, au cinquième étage d’une maison du boulevard des Batignolles. Une
servante aux cheveux défaits, à l’air stupide, vint lui ouvrir, se demanda si
elle devait l’introduire ou non.
Mais au même instant, au
portemanteau de l’antichambre, Maigret apercevait le chapeau de James.
Était-ce le mouvement en avant qui
se précipitait, ou, au contraire, y avait-il une dent cassée dans
l’engrenage ?
— Madame est ici ?
Il profita de la timidité de la
domestique, qui devait arriver tout droit de sa campagne, et il entra, se
dirigea vers une porte derrière laquelle on entendait des bruits de voix,
frappa, ouvrit aussitôt.
Il connaissait déjà l’appartement,
pareil à la plupart des appartements de petit-bourgeois du quartier. Dans un
salon au divan étroit, aux fragiles fauteuils à pieds dorés, il aperçut tout
d’abord James, debout devant la fenêtre, le regard perdu dans la contemplation
de la rue.
Mme Feinstein était habillée pour
sortir, tout en noir, un petit chapeau de crêpe très coquet sur la tête. Et
elle paraissait extrêmement animée.
Par contre, elle ne manifesta nulle
contrariété à la vue de Maigret, tandis que James tournait vers celui-ci un
visage ennuyé, un peu gêné aussi.
— Entrez, monsieur le
commissaire… Vous n’êtes pas de trop… J’étais justement en train de dire à
James qu’il est stupide…
— Ah !
Cela sentait la scène de ménage.
James murmura sans conviction, sans espoir :
— Allons, Mado…
— Non ! Tais-toi !…
Je parle en ce moment au commissaire…
Alors, résigné, l’Anglais regarda à
nouveau la rue, où il ne devait apercevoir que les têtes des passants.
— Si vous étiez un policier
ordinaire, monsieur le commissaire, je ne vous parlerais pas comme je le fais…
Mais vous avez été notre invité à Morsang… Et on voit bien que vous êtes un
homme capable de comprendre…
Et elle une femme capable de parler
des heures durant ! Capable de prendre tout le monde à témoin !
Capable de réduire le plus bavard au silence !
Elle n’était ni belle ni jolie. Mais
elle était appétissante, surtout dans ses vêtements de deuil qui, au lieu de
lui donner un aspect triste, la rendaient plus croustillante.
Une femme bien en chair, bien
vivante, qui devait être une maîtresse tumultueuse.
Le contraste était violent avec
James et son visage ennuyé, son regard toujours un peu vague, sa silhouette
flegmatique.
— Tout le monde sait que je
suis la maîtresse de Basso, n’est-ce pas ?… Je n’en ai pas honte !…
Je ne l’ai jamais caché… Et, à Morsang, il n’y a eu personne pour m’en faire le
reproche… Si mon mari avait été un autre homme…
Elle reprenait à peine haleine.
— Quand on n’est pas capable de
faire face à ses affaires !… Regardez le taudis où il me faisait
vivre !… Et remarquez qu’il n’y était jamais !… Ou, quand il y était,
le soir, après dîner, c’était pour me parler de ses soucis d’argent, de la
chemiserie, des employés, que sais-je ?… Eh bien ! je prétends, moi,
que quand on n’est pas de taille à rendre une femme heureuse, on n’a rien à lui
reprocher ensuite…
« D’ailleurs, Marcel et moi
devions nous marier un jour ou l’autre… Vous ne le saviez pas ?… Bien
entendu, on ne le criait pas sur les toits… Ce qui l’arrêtait encore, c’était
son fils… Il aurait divorcé… J’en aurais fait autant de mon côté et…
« Vous avez vu Mme
Basso ?… Ce n’est pas la femme qu’il faut à un homme comme Marcel.
Dans son coin, James soupirait et
fixait maintenant le tapis à fleurs.
— Voulez-vous me dire quel est
mon devoir ? Marcel est malheureux ! il est poursuivi ! Il doit
passer à l’étranger… Et ma place ne serait pas auprès de lui ?…
Dites ?… Parlez franchement…
— Heu ! Heu !… se
contenta de grommeler Maigret sans se compromettre.
— Vous voyez !… Tu vois,
James !… Le commissaire est de mon avis… Tant pis pour le monde et le
qu’en-dira-t-on… Eh bien ! commissaire, James refuse de me dire où est
Marcel – Or, il le sait, j’en suis sûre… Il n’ose même pas le nier.
Si Maigret n’avait déjà vu quelques
femmes de ce calibre dans sa vie, il en eût sans doute été suffoqué. Mais
l’inconscience ne l’étonnait plus.
Il y avait moins de deux semaines
que Feinstein avait été tué par Basso autant qu’on en pouvait juger.
Et là, dans l’appartement morne où
il y avait au mur le portrait du chemisier, et son fume-cigarette dans un cendrier,
sa femme parlait de son devoir.
Le visage de James était d’une
éloquence inouïe. Et pas seulement son visage ! Ses épaules ! Son
attitude ! Son dos rond. Tout cela signifiait : « Quelle
femme !…»
Elle se tournait vers lui.
— Tu vois que le commissaire…
— Le commissaire n’a rien dit
du tout.
— Tiens ! tu me
dégoûtes ! Tu n’es pas un homme ! Tu as peur de tout ! Si je
disais pourquoi tu es venu ici aujourd’hui…
L’événement était si inattendu que
James redressa d’abord la tête, tout rouge. Et il avait rougi comme un enfant.
Le visage s’était empourpré d’un seul coup, les oreilles étaient devenues
couleur de sang.
Il voulut dire quelque chose. Il en
fut incapable. Il essaya de se ressaisir et il parvint enfin à émettre un petit
rire pénible.
— Maintenant, autant le dire
tout de suite.
Maigret observa la femme. Elle était
un peu gênée de la phrase qui lui avait échappé.
— Je n’ai pas voulu…
— Non ! tu ne veux jamais
rien… N’empêche que…
Le salon paraissait plus petit, plus
intime. Mado haussait les épaules avec l’air de dire : « Et puis
après ! tant pis pour toi…»
— Pardon ! intervint alors
le commissaire, dont les yeux riaient, en s’adressant à James. Il y a longtemps
que vous vous tutoyez ?… Il me semblait qu’à Morsang…
Et il avait peine à garder son sérieux,
tant était grand le contraste entre le James qu’il connaissait et celui qu’il
avait devant lui. Celui-ci avait l’air d’un écolier timide qu’on prend en
faute.
Chez lui, dans le studio où sa femme
crochetait, James gardait une certaine allure, renfrogné dans son isolement.
Ici, il était prêt à bafouiller.
— Bah ! Vous avez déjà
compris, n’est-ce pas ?… J’ai été l’amant de Mado, moi aussi…
— Heureusement que ça n’a pas
duré ! ricana-t-elle.
Et il fut troublé par cette riposte.
Son regard chercha un secours en Maigret.
— C’est tout… Il y a assez
longtemps… Ma femme ne se doute de rien.
— Avec ça qu’elle te dit tout
ce qu’elle pense !
— … Comme je la connais,
ce seraient des reproches pendant toute notre vie… Alors je suis venu demander
à Mado, au cas où elle serait questionnée, de ne pas dire…
— Et elle a promis ?
— À condition que je lui donne
l’adresse actuelle de Basso… Concevez-vous ça ?… Il est avec sa femme, son
gosse… Sans doute a-t-il déjà franchi la frontière…
Le ton de cette dernière phrase fut
moins ferme, prouvant que James mentait consciencieusement.
Maigret s’était assis dans un petit
fauteuil qui craquait sous lui.
— Vous êtes restés amants
longtemps ? questionna-t-il d’un air bonhomme.
— Trop ! lança Mme
Feinstein.
— Pas longtemps… Quelques mois…
soupira James.
— Et vous vous rencontriez dans
un meublé comme celui de l’avenue Niel ?
— Non ! James avait loué
une garçonnière du côté de Passy !
— Vous alliez déjà chaque
dimanche à Morsang ?
— Oui…
— Et Basso aussi ?
— Oui… La bande est la même depuis
sept ou huit ans, à quelques exceptions près…
— Et Basso savait que vous
étiez amants ?
— Oui… Il n’était pas encore
amoureux… Cela lui a pris il y a seulement un an…
Maigret, malgré lui, avait un air de
jubilation intense. Il regardait le petit appartement autour de lui, avec tous
ses bibelots inutiles et plus ou moins affreux. Il se souvenait du studio de
James, plus prétentieux, plus moderne avec ses cloisons de contreplaqué
paraissant faites pour des poupées.
Morsang enfin, le Vieux-Garçon, les
canoës, les petits bateaux à voiles et les tournées générales, sur la terrasse
ombragée, dans un décor d’une douceur irréelle.
Depuis sept ou huit ans, tous les
dimanches, les mêmes gens prenaient l’apéritif à la même heure, jouaient au
bridge l’après-midi, dansaient au son du phonographe.
Mais, au début, c’était James qui
s’enfonçait dans le parc en compagnie de Mado. C’était lui sans doute que
Feinstein regardait d’un air sarcastique, lui encore qui la retrouvait en
semaine dans Paris.
Tout le monde le savait, fermait les
yeux, aidait à l’occasion les amants.
Y compris Basso qui, un beau jour,
tombait amoureux à son tour et prenait la suite !
Du coup, la situation, dans
l’appartement, devenait beaucoup plus savoureuse, et l’attitude piteuse de
James, et l’assurance de Mado !
C’est à celle-ci que Maigret
s’adressa.
— Il y a combien de temps que
vous n’êtes plus la maîtresse de James ?
— Attendez… Cinq… Non… À peu
près six ans…
— Comment cela s’est-il
terminé ?… Est-ce lui, est-ce vous qui…
James voulut parler, mais elle lui
coupa la parole.
— Tous les deux… On s’est
aperçus qu’on n’était pas faits l’un pour l’autre… Malgré ses airs, James a un
caractère de petit-bourgeois maniaque, peut-être encore plus bourgeois que mon
mari…
— Et vous êtes restés bons
amis ?
— Pourquoi pas ?… Ce n’est
pas parce qu’on ne s’aime plus qu’il faut…
— Une question, James ! À
cette époque, vous est-il arrivé de prêter de l’argent à Feinstein ?
— Moi ?
Mais ce fut Mado qui répondit :
— Qu’est-ce que vous voulez
dire ?… Prêter de l’argent à mon mari ?… Pourquoi ?…
— Rien… Une idée qui m’est
passée par la tête, comme ça… Pourtant, Basso en a prêté…
— Ce n’est pas la même
chose !… Basso est riche !… Mon mari avait des embarras momentanés…
Il parlait de partir en Amérique avec moi. Alors, pour éviter des
complications, Basso a…
— Je comprends ! Je
comprends ! Mais, par exemple, votre mari aurait pu parler de partir en
Amérique voilà six ans, quand…
— Qu’est-ce que vous voulez
insinuer ?
Elle était prête à s’indigner. Et, à
l’idée d’une scène de vertu outragée, Maigret préféra faire dévier l’entretien.
— Excusez-moi… Je pense à haute
voix… Croyez surtout que je ne veux rien insinuer du tout… James et vous étiez
libres… C’est ce que me disait un ami de votre mari, Ulrich…
Les yeux mi-clos, il les observait
tous les deux. Mme Feinstein regarda Maigret avec étonnement.
— Un ami de mon mari ?
— Ou une relation d’affaires…
— Plutôt cela, car je n’ai
jamais entendu ce nom-là… Qu’est-ce qu’il vous disait ?…
— Rien… Nous parlions des
hommes et des femmes en général…
Et James regardait le commissaire
avec un certain étonnement, en homme qui flaire quelque chose, qui essaie de
deviner où son interlocuteur veut en venir.
— N’empêche qu’il sait où est
Marcel et qu’il refuse de me le dire ! reprit Mme Feinstein en se levant.
Mais je le trouverai bien moi-même ! Et, d’ailleurs, je suis certaine
qu’il va m’écrire pour me demander d’aller le rejoindre. Il ne peut pas vivre
sans moi.
James risqua une œillade à l’adresse
de Maigret, une œillade ironique, certes, mais surtout lugubre. On pouvait la
traduire par : « Vous imaginez qu’il va lui écrire, pour qu’elle lui
tombe à nouveau sur le dos !… Une femme comme elle !…»
Et elle l’interpellait :
— C’est ton dernier mot,
James ? C’est là ta reconnaissance pour tout ce que j’ai fait pour
toi ?…
— Vous avez fait beaucoup pour
lui ? questionna Maigret.
— Mais… il a été mon premier
amant !… Avant lui, je n’imaginais même pas que je pourrais tromper mon
mari… Remarquez que, depuis lors, il a changé… Il ne buvait pas encore… Il se
soignait… Il avait des cheveux…
Et l’aiguille de la balance
continuait ainsi à osciller entre le tragique et le bouffon. Il fallait faire
un effort pour se souvenir qu’Ulrich était mort, que quelqu’un l’avait porté
jusqu’au canal Saint-Martin, que six ans plus tard, derrière le hangar de la
guinguette à deux sous, Feinstein avait été tué d’une balle et que Basso, avec
toute sa famille, était en fuite, traqué par la police.
— Est-ce que vous croyez qu’il
a pu gagner la frontière, commissaire ?
— Je ne sais pas… Je…
— Au besoin vous… vous l’y
aideriez, n’est-ce pas ?… Vous avez été reçu chez lui aussi… Vous avez pu
l’apprécier…
— Il faut que j’aille à mon
bureau ! L’heure est déjà passée ! dit James, en cherchant son
chapeau sur toutes les chaises.
— Je sors en même temps que
vous… se hâta de prononcer Maigret.
Car il ne voulait surtout pas rester
en tête à tête avec Mme Feinstein.
— Vous êtes pressé ?
— C’est-à-dire que j’ai
affaire, oui… Mais je reviendrai…
— Vous verrez que Marcel saura
vous marquer sa reconnaissance de ce que vous ferez pour lui…
Elle était fière de sa diplomatie.
Elle voyait très bien Maigret conduisant Basso à la frontière et recevant avec
gratitude quelques billets de mille francs en échange de sa complaisance.
D’ailleurs, quand il lui tendit la
main, elle la serra longuement, d’une façon qui voulait être significative. Et,
montrant James, elle murmura :
— On ne peut pas trop lui en
vouloir… Depuis qu’il boit !…
Les deux hommes descendaient sans
rien dire le boulevard des Batignolles. James, tout en marchant à grands pas,
regardait par terre devant lui. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées
gourmandes et paraissait savourer le spectacle de la rue.
Au coin du boulevard Malesherbes
seulement, le commissaire questionna comme sans y attacher d’importance :
— C’est vrai que Feinstein ne
vous a jamais demandé de service d’argent ?
James haussa les épaules :
— Il savait bien que je n’en
avais pas !
— Vous étiez à la banque de la
place Vendôme ?
— Non ! J’étais traducteur
dans une maison américaine d’huiles de pétrole, boulevard Haussmann… Je ne me
faisais pas tout à fait mille francs par mois…
— Vous aviez une voiture ?
— Je prenais le métro,
oui !… Comme je le prends encore, d’ailleurs !…
— Vous aviez déjà votre
appartement ?
— Même pas ! Nous étions
en meublé, rue de Turenne…
Il était las. Il y avait comme du
dégoût dans l’expression de son visage.
— On boit quelque chose ?
Et, sans attendre de réponse, il
entra au bar du coin, commanda deux fines à l’eau.
— Moi, ça m’est égal, vous
comprenez ?… Mais ce n’est pas la peine d’embêter ma femme… Elle a déjà
assez de soucis comme ça…
— Elle n’est pas bien
portante ?
Nouveau haussement d’épaules :
— Si vous croyez que sa vie est
drôle !… À part le dimanche, à Morsang, où elle s’amuse un peu…
Et, sans transition, après avoir
jeté un billet de dix francs sur le comptoir :
— Vous venez ce soir à la
Taverne Royale ?
— C’est possible…
Au moment de serrer la main de
Maigret, il hésita, finit par murmurer en regardant ailleurs :
— Pour Basso… on n’a rien
trouvé ?…
— Secret professionnel !
répliqua Maigret avec un sourire plein de bonhomie. Vous l’aimez bien ?
Mais James s’en allait déjà,
maussade, sautait sur la plate-forme d’un autobus en marche dans la direction
de la place Vendôme.
Maigret resta au moins cinq minutes
immobile, à fumer, au bord du trottoir.
IX
Vingt-deux francs de jambon
Quai des Orfèvres, on cherchait
Maigret partout, car la gendarmerie de La Ferté-Alais venait de
télégraphier :
Famille Basso retrouvée, attendons
instructions.
Et c’était un beau cas de travail
scientifique aidé par le hasard. Travail scientifique d’abord : l’examen
que Maigret avait ordonné de l’auto abandonnée par James à Montlhéry, examen
qui avait circonscrit les recherches dans un tout petit secteur ayant La Ferté-Alais
pour centre.
Ici, le hasard intervenait, dans des
circonstances piquantes. C’est en vain que les gendarmes avaient fouillé les
auberges et observé les passants. C’est en vain qu’on avait interrogé une bonne
centaine d’habitants.
Or, ce jour-là, au moment où le
brigadier Piquart rentrait chez lui pour déjeuner, sa femme, qui allaitait un
bébé, lui dit :
— Tu devrais aller chercher des
oignons à l’épicerie. Je les ai oubliés…
Une boutique de petite ville, place
du marché. Il y avait quatre ou cinq commères. Le gendarme, qui n’aimait pas ce
genre de mission, se tenait près de la porte, l’air dégagé. Comme on servait
une vieille femme, connue sous le nom de mère Mathilde, il entendit la
marchande qui disait :
— Il me semble que vous vous
soignez, depuis quelque temps ! Vingt-deux francs de jambon ! Et vous
allez manger cela toute seule ?
Machinalement, Piquart regarda la
vieille, dont la pauvreté était évidente. Et, tandis qu’on découpait le jambon,
son esprit travailla. Même chez lui, où ils étaient trois, on n’achetait jamais
pour vingt-deux francs de jambon.
Il sortit derrière la femme.
Celle-ci habitait au bout de la ville, sur la route de Ballancourt, une petite
maison entourée d’un jardinet où picoraient des poules. Il la laissa pénétrer
chez elle. Puis il frappa et entra d’autorité.
Mme Basso, la taille ceinte d’un
tablier, s’affairait devant le feu. Dans un coin, sur une chaise de paille,
Basso lisait le journal qu’on venait de lui apporter, et le gamin, assis par
terre, jouait avec un chiot.
On avait téléphoné boulevard
Richard-Lenoir, au domicile de Maigret, puis à divers endroits où il était
susceptible de se trouver. On ne pensa pas à s’adresser à la maison Basso, quai
d’Austerlitz.
C’était là pourtant qu’il s’était
rendu en quittant James. Il était de bonne humeur. La pipe aux dents, les mains
dans les poches, il plaisantait avec les employés, qui, faute d’instructions,
continuaient le travail comme par le passé. Et dans les chantiers on chargeait
et l’on déchargeait le charbon que des péniches apportaient chaque jour.
Les bureaux n’étaient pas modernes.
Ils n’étaient pas vieillots non plus, et il suffisait d’examiner la disposition
des locaux pour se rendre compte de l’atmosphère dans laquelle on y vivait.
Pas de bureau particulier pour le
patron. Sa place était dans un coin, près de la fenêtre. En face de lui il
avait le chef comptable, et sa dactylo était à une table voisine.
Peu de hiérarchie, c’était évident.
On ne devait pas se gêner pour bavarder, et les employés travaillaient la pipe
ou la cigarette aux lèvres.
— Un répertoire
d’adresses ? avait répondu le comptable à la demande du commissaire. Bien
entendu, nous en avons un, mais il ne contient que les adresses de nos clients,
par ordre alphabétique. Si vous voulez le voir…
Maigret y jeta un coup d’œil à tout
hasard, à la lettre U, mais comme il s’y attendait, il n’y trouva pas le nom
d’Ulrich.
— Vous êtes sûr que M. Basso
n’avait pas un petit répertoire personnel ?… Attendez donc ! Qui
était ici quand son fils est né ?
— Moi ! répondit la dactylo,
non sans un rien de gêne, car elle avait trente-cinq ans et voulait en paraître
vingt-cinq.
— Bon ! M. Basso a dû
envoyer des faire-part.
— C’est moi qui m’en suis
chargée.
— Il vous a donc donné une
liste de ses amis.
— Un petit carnet, oui !
dit-elle. C’est exact ! Je l’ai même classé ensuite dans le dossier
personnel.
— Et où est ce dossier ?
Elle hésita, regarda ses collègues
pour leur demander conseil. Le chef comptable répondit d’un geste qui
signifiait : « Je pense qu’il n’y a rien d’autre à faire…»
— C’est chez lui… dit-elle
alors. Voulez-vous me suivre ?
On traversa les chantiers. Au
rez-de-chaussée de la maison, meublée très simplement, il y avait un bureau qui
ne devait jamais servir qu’on appelait d’ailleurs la bibliothèque.
Bibliothèque de gens pour qui la
lecture n’est qu’une distraction de second plan. Bibliothèque de famille aussi,
où viennent s’entasser des choses inattendues.
Par exemple, il y avait encore, sur
les rayons du bas, les prix gagnés par Basso lorsqu’il était au collège. Puis
toute une collection reliée du Magazine des Familles d’il y a cinquante ans.
Des livres pour jeunes filles, que
Mme Basso avait dû apporter lors de son mariage. Puis des romans à couverture
jaune, achetés sur la foi de la publicité des journaux.
Enfin des livres illustrés plus
neufs, appartenant au gamin, des jouets installés sur les rayons restés libres.
La secrétaire ouvrit les tiroirs du
bureau et Maigret lui désigna une grosse enveloppe jaune qui était fermée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les lettres de Monsieur à
Madame quand ils étaient fiancés.
— Vous avez le carnet ?
Elle le trouva, au fond d’un tiroir
où il y avait une dizaine de vieilles pipes. Le carnet avait quinze ans pour le
moins. On n’y trouvait que l’écriture de Basso, mais cette écriture avait
changé avec le temps, de même que l’intensité de l’encre.
C’était un peu comme les couches de
varech au bord de la mer, révélant par leur degré de sécheresse la marée qui
les a apportées.
Des adresses étaient là depuis
quinze ans, des adresses de camarades sans doute oubliés. Certaines étaient
raturées, peut-être à la suite d’une dispute ou d’un décès.
Il y avait des adresses de femmes.
L’une était caractéristique : Lola, Bar des Églantiers, 18, rue Montaigne.
Mais un trait de crayon bleu avait
supprimé Lola de la vie de Basso.
— Vous trouvez ce que vous
cherchez ? s’informa la secrétaire.
Il trouvait, oui ! Une adresse
honteuse, puisque le marchand de charbon n’avait pas osé écrire le nom en
entier : Ul. 13 bis, rue des Blancs-Manteaux.
L’encre appartenait à la couche des
adresses anciennes, l’écriture aussi. Et, comme certaines autres, elle avait
reçu un bon coup de crayon bleu, qui n’empêchait pourtant pas de lire.
— Pouvez-vous me dire vers
quelle époque ces mots ont été écrits ?
La secrétaire se pencha,
répliqua :
— C’est encore du temps où M.
Basso était jeune homme et où son père vivait toujours…
— À quoi le voyez-vous ?
— Parce que c’est la même encre
que l’adresse de femme de l’autre page… Et il m’a dit un jour que c’était une
aventure de jeunesse.
Maigret referma le calepin, le
glissa dans sa poche, tandis que la secrétaire lui lançait un regard de
reproche.
— Vous croyez qu’il
reviendra ?… questionna-t-elle après un moment d’hésitation.
Le commissaire répondit par un geste
évasif.
Quand il arriva au quai des
Orfèvres, Jean, le garçon de bureau, courut au-devant de lui.
— Il y a deux heures qu’on vous
cherche ! Les Basso sont retrouvés.
— Ah !…
Et il soupirait sans enthousiasme, à
regret même, eût-on dit.
— Lucas n’a pas
téléphoné ?
— Il téléphone toutes les trois
ou quatre heures. L’homme est toujours à l’Armée du Salut. Comme on voulait le
mettre dehors après lui avoir donné à manger, il s’est offert pour balayer les
locaux…
— L’inspecteur Janvier est
ici ?
— Je crois qu’il vient de
rentrer.
Maigret alla trouver Janvier dans
son bureau.
— Une mission bien embêtante
comme tu les aimes, vieux. Il faudrait essayer de me retrouver une certaine
Lola qui, il y a dix ou quinze ans, se faisait écrire au Bar des Églantiers,
rue Montaigne…
— Et depuis lors ?
— Elle est peut-être morte à
l’hôpital ! Elle a peut-être épousé un lord anglais…
Débrouille-toi !…
Dans le train qui le conduisait à La
Ferté-Alais, il compulsa le carnet d’adresses, avec parfois un sourire
attendri, car il y avait certaines mentions qui suffisaient à évoquer toute une
jeunesse d’homme.
Le lieutenant de gendarmerie était à
la gare. Il conduisit lui-même le commissaire à la maison de la vieille
Mathilde et l’on aperçut, dans le jardinet, Piquart qui montait gravement la
garde.
— On s’est assuré qu’il n’y a
pas moyen de fuir par-derrière… expliqua le lieutenant. Et il fait si petit
là-dedans que mon factionnaire est resté dehors… J’entre avec vous…
— Il vaut peut-être mieux que
non.
Maigret frappa à la porte, qui
s’ouvrit aussitôt. Il était tard. Dehors, il faisait encore clair, mais la
fenêtre était si étroite que, dans la bicoque, on ne voyait guère que des
ombres qui bougeaient.
Basso, à califourchon sur une
chaise, dans la pose d’un homme qui attend depuis de longues heures, se leva.
Sa femme, qu’on n’apercevait pas, devait se tenir dans la pièce voisine avec le
gamin.
— Voulez-vous allumer ?
dit Maigret à la vieille.
Et celle-ci, d’une voix
aigrelette :
— Faudrait d’abord voir si j’ai
du pétrole !
Elle en avait, d’ailleurs ! Le
verre de la lampe cliqueta, la mèche fuma, se couronna d’une flamme jaunâtre
qui éclaira peu à peu tous les recoins de ses rayons.
Il faisait très chaud. Et cela
sentait la pauvreté en même temps que la campagne.
— Vous pouvez vous
rasseoir ! dit Maigret à Basso. Vous, la vieille, passez donc à côté.
— Et ma soupe ?
— Allez ! Je m’en
occuperai.
Elle s’en alla en grognant, referma
la porte, parla à voix basse, dans la chambre voisine.
— Il n’y a que ces deux
pièces ? questionna alors le commissaire.
— Oui. Derrière, c’est la
chambre à coucher.
— Vous y avez dormi tous les
trois ?
— Les deux femmes et mon fils.
Moi, je couchais ici, sur une botte de paille…
Il y en avait encore des brins entre
les carreaux inégaux. Basso était très calme, mais d’un calme qui succédait à
plusieurs jours de fièvre. On eût dit que son arrestation l’avait soulagé, et
d’ailleurs il se hâta de le proclamer.
— J’allais quand même me
rendre !
Il devait s’attendre à la surprise
de Maigret, mais il n’en fut rien. Le commissaire ne releva même pas le mot. Il
regardait son interlocuteur des pieds à la tête.
— Ce n’est pas un complet de
James ?
Un complet gris, trop étroit. Or,
Basso avait de larges épaules, un torse aussi puissant que celui de Maigret.
Peu de choses peuvent amoindrir l’aspect d’un être dans la force de l’âge comme
un vêtement étriqué.
— Puisque vous le savez…
— Je sais beaucoup de choses
encore… Mais… vous êtes sûr que cette soupe doive continuer à bouillir ?…
Il se dégageait de la casserole une
vapeur insupportable et le couvercle ne cessait de danser. Maigret retira la
soupe du feu, fut éclairé un instant par les flammes rougeâtres.
— Vous connaissiez la vieille
Mathilde ?
— J’allais vous en parler et
vous demander, si c’est possible, qu’elle ne soit pas inquiétée à cause de moi…
C’est une ancienne domestique de mes parents… Elle m’a connu tout petit… Quand
je suis arrivé chez elle pour m’y cacher, elle n’a pas osé refuser…
— Bien entendu ! Et elle a
commis la gaffe d’aller acheter pour vingt-deux francs de jambon…
Basso avait considérablement maigri.
Il est vrai qu’il n’était pas rasé de quatre ou cinq jours, ce qui le rendait
patibulaire.
— Je suppose aussi,
soupira-t-il, que ma femme n’a rien à voir avec la Justice…
Il se leva, gauche, emprunté, comme
un homme qui cherche une contenance avant d’aborder un grave sujet.
— J’ai commis la faute de fuir,
de rester caché aussi longtemps… Et cela indique déjà que je ne suis pas un
criminel… Vous me comprenez ?… J’ai été affolé… J’ai vu toute mon
existence brisée à cause de cette stupide affaire… Mon idée a été de gagner
l’étranger, d’y faire venir ma femme et mon fils, de recommencer une vie…
— Et vous avez chargé James
d’amener votre femme ici, d’aller toucher pour vous trois cent mille francs à
la banque et de vous apporter des vêtements…
— Évidemment !
— Seulement, vous avez senti
que vous étiez traqué…
— C’est la vieille Mathilde qui
m’a dit qu’on se heurtait à des gendarmes à chaque carrefour…
On entendait toujours du bruit à
côté. Le gamin devait se remuer. Peut-être Mme Basso écoutait-elle à la porte,
car de temps en temps elle faisait : « Chut !… chut !…»
parce que son fils l’empêchait d’entendre.
— Ce midi, j’ai envisagé la
seule solution possible : me rendre… Mais il est écrit que je me
rencontrerai toujours avec la fatalité… Le gendarme est arrivé…
— Vous n’avez pas tué
Feinstein ?
Basso regarda Maigret dans les yeux,
ardemment.
— Je l’ai tué !
articula-t-il à voix basse. Ce serait de la folie, n’est-ce pas ? de
prétendre le contraire. Mais je vous jure, sur la tête de mon fils, que je vais
vous dire toute la vérité…
— Un instant…
Et Maigret se leva à son tour. Ils
étaient là deux hommes, à peu près de même taille, sous un plafond bas, dans
une pièce trop petite pour eux.
— Vous aimiez Mado ?
Une moue pleine de rancœur souleva
les lèvres de Basso.
— Vous n’avez pas compris ça,
vous, un homme ?… Il y a six ou sept ans que je la connais, peut-être
davantage… Jamais je n’avais pensé à elle… Un jour, voilà un an, je ne sais pas
au juste ce qui s’est passé… Tenez ! c’était une fête dans le genre de
celle à laquelle vous avez assisté… On buvait… On dansait… Il m’est arrivé de
l’embrasser… Puis, au fond du jardin…
— Et après ?
Il haussa les épaules avec
lassitude.
— Elle a pris cela au sérieux.
Elle m’a juré qu’elle m’avait toujours aimé, qu’elle ne pourrait plus se passer
de moi ! Je ne suis pas un saint. J’avoue que j’ai commencé ! Mais je
ne voulais pas nouer une liaison de cette sorte, ni surtout compromettre mon
ménage…
— Il y a un an, donc, que vous
voyez Mme Feinstein deux ou trois fois par semaine, à Paris…
— Et qu’elle me téléphone tous
les jours, oui ! Je lui ai prêché en vain la prudence ! Elle
inventait des ruses ridicules. Je vivais avec la certitude qu’un jour ou
l’autre tout serait découvert… Vous ne pouvez pas vous imaginer cela !… Si
seulement elle n’avait pas été sincère ! Mais non ! je crois qu’elle
m’aimait vraiment…
— Et Feinstein ?
Basso redressa vivement la tête.
— Oui ! grogna-t-il. C’est
bien pour cela que je n’imaginais même pas la possibilité d’aller me défendre
en Cour d’assises… Il y a des limites aux compromissions… Il y a des limites
aussi à la compréhension du public… Me voyez-vous, moi, l’amant de Mado,
accusant son mari de…
— … de vous avoir fait
chanter !
— Je n’ai pas de preuves !
Ce n’est pas cela tout en étant cela ! Jamais il n’a dit carrément qu’il
savait quelque chose ! Jamais il ne m’a menacé d’une façon
catégorique ! Vous vous souvenez du bonhomme ? Un petit personnage en
apparence très doux et inoffensif… Un garçon malingre, toujours tiré à quatre
épingles, toujours poli, trop poli, avec un sourire un peu triste… Une première
fois, il est venu me montrer une traite protestée et il m’a supplié de lui
prêter de l’argent, en m’offrant des tas de garanties…
J’ai marché… J’aurais marché aussi
sans l’histoire de Mado.
« Seulement, il en prit
l’habitude. J’ai compris que c’était un plan systématique… J’ai essayé de
refuser… Et c’est alors que le chantage a commencé…
« Il m’a pris comme confident…
Il m’affirmait que sa seule consolation dans la vie était sa femme… C’est pour
elle qu’il se mettait la corde au cou en engageant des dépenses supérieures à
ses moyens, etc.
« Et s’il devait lui refuser
quelque chose, il préférait se tuer… Et que deviendrait-elle en cas de
catastrophe ?…
« Imaginez-vous cela ?
Comme par un fait exprès, il arrivait la plupart du temps alors que je quittais
Mado… Je craignais même de le voir reconnaître le parfum de sa femme encore
accroché à mes vêtements…
« Un jour, il a retiré un
cheveu de femme – de la sienne – resté sur le col de mon veston…
« Ce n’était pas le genre
menaçant… C’était le genre gémissant…
« Et c’est pire ! On se
défend contre des menaces. Mais que voulez-vous faire contre un homme qui
pleure ? Car il lui est arrivé de pleurer dans mon bureau…
« Et quels discours !
« — Vous, vous êtes jeune,
vous êtes fort, vous êtes beau, vous êtes riche… Avec tout cela, ce n’est pas
difficile d’être aimé… Mais moi qui… étais malade de dégoût. Et pourtant il
m’était impossible d’avoir la certitude qu’il savait…
« Le dimanche que vous savez,
il m’avait déjà parlé, un peu avant le bridge, d’une somme de cinquante mille
francs dont il avait besoin.
« Le morceau était trop gros…
Je ne voulais pas marcher… J’en avais assez… Alors j’ai dit non,
carrément ! Et je l’ai menacé de ne plus le voir s’il continuait à me
harceler de la sorte…
« D’où le drame… Un drame aussi
laid, aussi stupide que tout le reste… Vous vous souvenez ?… Il s’était
arrangé pour traverser la Seine en même temps que moi… Il m’avait entraîné
derrière la guinguette…
« Là, brusquement, il tira un
petit revolver de sa poche et, le braquant sur lui-même, il articula :
« — Voilà à quoi vous me
condamnez… Je ne vous demande qu’une grâce : occupez-vous de Mado !
Et Basso se passait la main sur le
front pour chasser cet ignoble souvenir.
— On dirait une fatalité :
ce jour-là, j’étais gai… Peut-être le soleil… Je me suis approché de lui pour
lui prendre son arme.
« — Non ! Non !
a-t-il crié. Trop tard… Vous m’avez condamné…
— Bien entendu, il était bien
décidé à ne pas tirer ! grommela Maigret.
— J’en suis persuadé ! Et
c’est bien le tragique de l’affaire. Sur le moment, je me suis affolé. J’aurais
dû le laisser faire et il n’y aurait pas eu de drame. Il s’en serait tiré avec
de nouvelles larmes ou une pirouette… Mais non ! J’ai été naïf, comme je
l’ai été avec Mado, comme je l’ai toujours été…
« J’ai voulu lui reprendre le
revolver… Il a reculé… Je l’ai poursuivi… J’ai saisi son poignet… Et ce qui ne
devait pas arriver est arrivé… Le coup est parti… Feinstein est tombé, sans un
mot, sans un gémissement, tout d’une pièce…
« N’empêche que, quand je
raconterai cela aux jurés, ils ne me croiront pas, ou bien ils n’en seront que
plus sévères à mon égard…
« Je suis le monsieur qui a tué
le mari de sa maîtresse et qui l’accuse par-dessus le marché !…
Il s’animait.
— J’ai voulu fuir. J’ai fui. Et
j’ai voulu aussi tout dire à ma femme, lui demander si, malgré tout, elle se
considérait encore comme liée à moi… J’ai rôdé dans Paris où j’ai tenté de
rencontrer James…
« C’est un ami, sans doute le
seul ami, parmi toute la bande de Morsang…
« Vous savez le reste… Ma femme
aussi… J’aurais préféré passer à l’étranger et éviter le procès qui se prépare
et qui sera pénible pour tout le monde… Les trois cent mille francs sont ici…
Avec ça et mon énergie, je suis capable de me refaire une situation, en Italie,
par exemple, ou en Egypte…
« Mais… est-ce que seulement
vous me croyez ?…
Il se troublait soudain. Ce doute
l’effleurait seulement, tant il avait été pris par son sujet.
— Je crois que vous avez tué
Feinstein sans le vouloir ! répondit Maigret, lentement, en détachant
toutes les syllabes.
— Vous voyez !…
— Attendez ! Ce que je
voudrais savoir, c’est si Feinstein n’avait pas un atout plus fort dans son jeu
que l’infidélité de sa femme. En bref…
Il s’interrompit, tira de sa poche
le petit carnet d’adresses qu’il ouvrit à la lettre U.
— … en bref, dis-je, je
voudrais savoir qui a tué, il y a six ans, un certain Ulrich, brocanteur, rue
des Blancs-Manteaux, et qui a jeté ensuite le cadavre dans le canal Saint-Martin…
Il avait dû faire un effort pour
aller jusqu’au bout, tant la transformation, chez son interlocuteur, était
brutale. Brutale au point que Basso perdait presque l’équilibre, voulait
s’appuyer à quelque chose, posait la main sur le poêle et la retirait en
grondant :
— Nom de D… !
Ses prunelles écarquillées fixaient
Maigret avec épouvante. Il recula, recula, rencontra sa chaise et s’y assit,
comme sans forces, sans ressort, en répétant machinalement :
— Nom de D… !
La porte s’ouvrait sous une poussée
fiévreuse. Et Mme Basso se précipitait dans la pièce en criant :
— Marcel !… Marcel !…
Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?… Dis que ce n’est pas vrai !…
Il la regardait à son tour sans
comprendre, sans rien voir peut-être, et soudain, avec un râle, il se prenait
la tête à deux mains et éclatait en sanglots.
— Papa !… Papa !…
glapit le gamin qui accourait et mettait le comble au désordre.
Basso n’entendait rien, repoussait
son fils, repoussait sa femme. Écrasé littéralement, il était incapable de
retenir ses larmes. Il était tout courbé sur sa chaise, tout cassé. Ses épaules
se soulevaient, retombaient à un rythme puissant.
Le gamin pleurait aussi. Mme Basso
se mordait les lèvres, lançait à Maigret un regard de haine.
Et la vieille Mathilde, qui n’osait
pas entrer mais qui avait assisté à la fin de la scène, grâce à la porte
ouverte, pleurait aussi, dans la chambre à coucher, comme pleurent les
vieilles, à petits sanglots réguliers, en s’essuyant les yeux du coin de son
tablier à carreaux.
Elle finit pourtant, en trottinant,
en pleurant, en reniflant, par venir remettre sa soupe sur le feu qu’elle aviva
à coups de tisonnier.
X
L’absence du commissaire Maigret
Ces scènes-là ne durent pas, sans
doute parce que la résistance nerveuse a des limites. Le paroxysme atteint,
c’est soudain le calme plat, sans transition, un calme qui confine à
l’abrutissement, comme la fièvre précédente confinait à la folie.
On dirait alors qu’on a honte de sa
frénésie, de ses larmes, des mots qu’on a prononcés, comme si l’homme n’était
pas fait pour les gestes pathétiques.
Maigret attendait, mal à l’aise, en
regardant par la petite fenêtre le crépuscule bleuté où se dessinait le képi
d’un gendarme. Il sentait pourtant ce qui se passait derrière lui, devinait Mme
Basso qui s’approchait de son mari, le saisissait par les épaules, prononçait
d’une voix hachée :
— Dis donc que ce n’est pas
vrai !…
Et Basso reniflait, se levait,
repoussait sa femme, regardait autour de lui avec de gros yeux troubles d’homme
ivre. Le poêle était ouvert. La vieille y jetait du charbon. Cela faisait un
grand cercle de lumière rouge au plafond, dont les poutres saillaient.
Le gamin regardait son père et,
comme lui, cessait de pleurer, par une sorte de mimétisme.
— C’est fini… excusez-moi…
murmura Basso, debout au milieu de la pièce.
On le sentait endolori. Sa voix
était lasse. Il ne restait plus en lui la moindre énergie.
— Vous avouez ?
— Je n’avoue pas… Écoutez…
Il regarda les siens avec une moue
douloureuse, un long froncement des sourcils.
— Je n’ai pas tué Ulrich… Si
j’ai eu cette… cette faiblesse, c’est que je me rends compte que… que je…
Il était si vide qu’il ne trouvait
pas ses mots.
— Que vous ne pourrez pas vous
disculper ?
Il approuva de la tête. Il
ajouta :
— Je ne l’ai pas tué…
— Vous disiez la même chose,
tout de suite après la mort de Feinstein… Et pourtant vous venez d’avouer…
— Ce n’est pas la même chose…
— Vous connaissiez Ulrich.
Un sourire amer.
— Regardez la date qui se
trouve à la première page de ce calepin… Il y a douze ans… Il y en a peut-être
dix que j’ai vu le père Ulrich pour la dernière fois…
Il reprenait peu à peu son
sang-froid, mais sa voix trahissait un même désespoir.
— Mon père vivait encore…
Parlez du père Basso à ceux qui l’ont connu… C’était un homme austère, dur aux
autres et à lui-même… Il me laissait moins d’argent pour mes menus frais que
les plus pauvres de mes camarades… Alors, on m’a conduit rue des
Blancs-Manteaux, chez le père Ulrich, qui avait l’habitude de ces sortes
d’opérations…
— Et vous ne savez pas qu’il
est mort ?
Basso se tut. Maigret martela sans
reprendre haleine :
— Vous ne savez pas qu’il a été
tué, transporté en auto vers les quais du canal Saint-Martin et jeté dans
l’écluse ?
L’autre ne répondit pas. Ses épaules
se tassaient davantage. Il regarda sa femme, son fils, la vieille qui, parce
que c’était l’heure, mettait la table sans cesser de pleurnicher.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
— Je vous arrête… Mme Basso et
votre fils peuvent rester ici, ou rentrer chez vous…
Maigret entrouvrit la porte, dit au
gendarme :
— Vous m’amènerez une voiture…
Il y avait des groupes de curieux,
sur la route, mais ils se tenaient à distance, en paysans prudents qu’ils
étaient. Quand Maigret se retourna, Mme Basso était dans les bras de son mari.
Et celui-ci lui tapotait le dos machinalement, en regardant dans le vide.
— Jure-moi de bien te soigner,
disait-elle dans un souffle, et surtout, surtout de… de ne pas… faire de
bêtise !
— Oui…
— Jure-le !
— Oui…
— C’est pour ton fils,
Marcel !
— Oui… répéta-t-il avec un rien
d’énervement, tout en se dégageant.
Est-ce qu’il ne craignait pas de se
laisser reprendre par l’émotion ? Il attendait avec impatience l’auto
qu’il avait entendu commander. Il ne voulait plus parler, ni écouter, ni
regarder. Ses doigts étaient agités d’un tremblement fébrile.
— Tu n’as pas tué cet homme,
n’est-ce pas ?… Écoute-moi, Marcel… Il faut que tu m’écoutes… Pour… pour
l’autre, on n’osera pas te condamner… Tu ne l’as pas fait exprès… Et l’on
prouvera que cet homme était un vilain individu… Je vais tout de suite m’adresser
à un bon avocat, au meilleur…
Elle parlait passionnément. Elle
voulait se faire entendre.
— Tout le monde sait que tu es
un honnête homme… Peut-être même qu’on obtiendra ta mise en liberté provisoire…
Surtout, il ne faut pas te laisser abattre !… Du moment que… que l’autre
crime, ce n’est pas toi…
Et son regard défiait le
commissaire.
— Je verrai l’avocat demain
matin… Je vais faire venir mon père de Nancy, pour me conseiller… Dis !…
Est-ce que tu te sens du courage ?…
Elle ne comprenait pas qu’elle lui
faisait mal, parce qu’elle menaçait de lui enlever le peu de sang-froid qui lui
restait. Est-ce que seulement il l’entendait ? Il guettait surtout les
bruits du dehors. Il souhaitait de toutes les fibres de son être l’arrivée de
l’auto.
— J’irai te voir, avec ton
fils…
On percevait enfin un ronronnement
de moteur et Maigret mit fin à la scène.
— En route…
— Tu m’as juré, Marcel !…
Elle ne pouvait pas le laisser
partir. Elle poussait le gamin vers lui, pour l’attendrir plus sûrement. Basso
était sur le seuil, descendait les trois marches.
Alors elle saisit le bras de
Maigret, avec tant de fièvre qu’elle le pinça.
— Attention !…
haleta-t-elle. Faites attention qu’il ne se tue pas !… Je le
connais !…
Elle vit le groupe de curieux, mais
elle lança de ce côté un regard ferme, sans honte, sans timidité.
— Attends !… Mets ton
foulard…
Et elle courut le chercher dans la
pièce, le tendit par la portière de la voiture alors que celle-ci était déjà en
marche.
Dans l’auto, on eût dit que le fait
d’être entre hommes suffisait à créer une détente. Maigret et Basso restèrent
au moins dix minutes sans rien dire, le temps de quitter la route
départementale pour la grand-route de Paris. Et les premiers mots de Maigret
semblaient n’avoir aucun rapport avec le drame.
— Vous avez une femme
admirable ! dit-il.
— Oui… elle a compris…
Peut-être parce qu’elle est mère !… Est-ce que je pourrais dire pourquoi,
moi-même, je suis devenu l’amant de… de l’autre ?…
Un silence. Il poursuivit sur un ton
de confidence :
— Au moment même, on n’y
réfléchit pas… C’est un jeu… puis on n’a pas le courage de rompre… On craint
les larmes, les menaces… Et voilà où l’on en arrive !…
Le décor se bornait aux arbres qui
défilaient dans le halo des phares. Maigret bourra une pipe, passa sa blague à
son compagnon.
— Merci… Je ne fume que la
cigarette…
Cela faisait du bien de dire des
choses banales, des petites phrases de tous les jours.
— Il y a pourtant une dizaine
de pipes dans votre tiroir…
— Oui… Avant… J’étais même un
amateur de pipes enragé… C’est ma femme qui m’a demandé…
La voix se cassa. Maigret devina les
yeux embués de son compagnon. Il se hâta d’ajouter :
— Votre secrétaire, elle aussi,
vous est très dévouée.
— C’est une bonne fille… Elle
défend âprement mes intérêts… Elle doit être bouleversée, n’est-ce pas ?…
— Je dirais plutôt qu’elle
semble avoir confiance… La preuve en est qu’elle m’a demandé quand vous
rentreriez… En somme, tout le monde, autour de vous, vous aime.
Le silence retomba. On traversait
Juvisy. À Orly, les projecteurs du terrain d’aviation balayaient le ciel.
— C’est vous qui avez donné à
Feinstein l’adresse du père Ulrich ?
Mais Basso, méfiant, ne répondit
pas.
— Feinstein a eu souvent
recours à l’usurier de la rue des Blancs-Manteaux… Le nom est en toutes lettres
dans ses livres, et les sommes… Lors du meurtre du brocanteur, Feinstein lui
devait au moins trente mille francs…
Non ! Basso ne voulait pas
répondre. Et son silence avait quelque chose d’obstiné, de volontaire.
— Quelle est la profession de
votre beau-père ?
— Il est professeur dans un
lycée de Nancy… Ma femme sort de Normale, elle aussi…
On eût dit que le drame s’approchait
et s’éloignait selon les paroles prononcées. À certains moments, Basso parlait
d’une voix presque naturelle, comme s’il eût oublié sa situation. Puis soudain
c’était un silence lourd de choses inexprimées.
— Votre femme a raison… Pour
l’affaire Feinstein, vous avez des chances d’être acquitté… Au maximum
risquez-vous un an… Par exemple, pour l’affaire Ulrich…
Et, sans transition :
— Je vais vous laisser pour la
nuit à la permanence de la Police judiciaire… Il sera temps, demain, de vous
écrouer officiellement…
Maigret secoua sa pipe, baissa la
glace pour dire au chauffeur :
— Quai des Orfèvres !…
Vous entrerez dans la cour…
Cela se passa très simplement. Basso
suivit le commissaire jusqu’à la porte de la cellule où le vagabond de la
ginguette avait, lui aussi, été enfermé.
— Bonne nuit ! dit Maigret
en regardant s’il ne manquait rien dans la pièce. Je vous verrai demain.
Réfléchissez. Vous êtes sûr que vous n’avez rien à me dire ?…
L’autre était peut-être trop ému
pour parler. Toujours est-il qu’il se contenta de secouer négativement la tête.
Confirme arrivée jeudi. Stop.
Resterai quelques jours. Stop. Baisers.
C’est le mercredi matin que Maigret
adressa ce télégramme à sa femme. Il était installé dans son bureau du quai des
Orfèvres et il l’envoya porter à la poste par Jean.
Quelques instants plus tard, le juge
d’instruction chargé de l’affaire Feinstein lui téléphonait.
— Ce soir, j’espère vous remettre
le dossier complet de l’affaire ! affirma le commissaire.
— Oui ! le coupable aussi,
bien entendu…
— Pas du tout ! Une
affaire aussi banale que possible ! Oui ! À ce soir, monsieur le
juge !
Il se leva, pénétra dans le bureau
des inspecteurs, où il aperçut Lucas occupé à rédiger un rapport.
— Notre vagabond ?
— J’ai repassé la consigne à
l’inspecteur Dubois… Rien d’intéressant à signaler… Victor a commencé par
travailler à l’asile de l’Armée du Salut… Il avait l’air de prendre son rôle au
sérieux… Comme il avait parlé de son poumon, les Salutistes étaient bien
disposés à son égard et je crois qu’on le considérait comme une recrue
sérieuse… Dans un mois, on l’aurait sans doute vu avec l’uniforme à col rouge…
— Et alors ?
— Une rigolade ! Hier au
soir, un lieutenant de l’Armée du Salut est arrivé et a commandé je ne sais
plus quoi à notre homme. Celui-ci a refusé d’obéir, s’est mis à crier que
c’était une honte de faire travailler sans pitié un homme comme lui, atteint de
toutes les maladies… Puis, comme on le priait de sortir, il en est venu aux
mains… On a dû le mettre dehors de force… Il a passé la nuit sous le
Pont-Marie… À cette heure, il traîne le long des quais… D’ailleurs, Dubois
téléphonera bientôt pour vous mettre au courant.
— Comme je ne serai pas ici, tu
lui diras d’amener l’homme et de l’enfermer dans la cellule où il y a déjà
quelqu’un.
— Compris.
Et Maigret rentra chez lui, où,
jusqu’à midi, il prépara ses bagages. Il déjeuna dans une brasserie des
environs de la République, consulta l’indicateur des chemins de fer et s’assura
qu’il avait un excellent train pour l’Alsace à dix heures quarante du soir.
Ces occupations paresseuses le
menèrent tout doucement jusqu’à quatre heures de l’après-midi et, un peu plus
tard, il prenait place à la terrasse de la Taverne Royale. Il était à peine
assis que James arrivait à son tour, tendait la main, cherchait le garçon des
yeux, questionnait :
— Pernod ?
— Ma foi…
— Deux pernods, garçon !
Et James croisa les jambes, soupira,
regarda devant lui en homme qui n’a rien à dire ni à penser. Le temps était
gris. Des coups de vent imprévus balayaient la chaussée et soulevaient des
nuages de poussière.
— Il y aura encore un
orage ! soupira James.
Et, sans transition :
— C’est vrai, ce que disent les
journaux ? Vous avez arrêté Basso ?
— Hier après-midi, oui !
— À votre santé… C’est idiot…
— Qu’est-ce qui est
idiot ?
— Ce qu’il a fait… Voilà un
homme sérieux, qui a l’air solide, sûr de lui, et qui s’affole comme un gamin…
Il aurait été mieux avisé de se rendre dès le début, de se défendre… Qu’est-ce
qu’il risquait, au fond ?…
Maigret avait déjà entendu le même
discours, des lèvres de Mme Basso, et il eut un sourire amusé.
— À votre santé !… Vous
avez peut-être raison, mais peut-être aussi avez-vous tort…
— Que voulez-vous dire ?
Le crime n’était pas prémédité, n’est-ce pas ? Au fond, cela ne peut même
pas s’appeler un crime…
— Justement ! Si Basso n’a
que la mort de Feinstein à se reprocher, c’est un impulsif et un faible qui a
sottement perdu son sang-froid…
Et le commissaire, brusquement, si
brusquement que James sursauta :
— Cela fait combien,
garçon ?
— Six cinquante…
— Vous partez ?
— C’est-à-dire que je dois
avoir une entrevue avec Basso.
— Ah !
— Au fait, cela vous ferait-il
plaisir de le voir ?… Entendu ! je vous emmène.
Dans le taxi, ils n’échangèrent que
des phrases banales.
— Mme Basso a bien supporté le
coup ?
— C’est une femme très
courageuse… Et très cultivée ! Je ne l’aurais pas cru en la voyant si
simple… Et surtout en la voyant le dimanche, à Morsang, en tenue de marin…
Et Maigret questionna :
— Comment va votre femme ?
— Très bien… Comme toujours.
— Ces événements ne l’ont pas
troublée ?
— Pourquoi ?… Sans compter
qu’elle n’est pas femme à se troubler… Elle s’occupe de son ménage… Elle coud…
Elle brode… Elle passe une heure ou deux dans les grands magasins, à la
recherche d’une occasion…
— Nous sommes arrivés…
Venez !
Et Maigret pilota son compagnon à
travers la cour, jusqu’au corps de garde, où il questionna :
— Ils sont là ?
— Oui.
— Tranquilles ?
— Sauf celui que Dubois a amené
ce matin et qui prétend qu’il s’adressera à la Ligue des droits de l’homme…
Maigret sourit à peine, ouvrit la
porte de la cellule, fit passer James devant lui.
Il n’y avait qu’une couchette et
c’était le vagabond qui s’y était installé, après avoir retiré ses espadrilles
et son veston.
Basso, lui, au moment où la porte
s’ouvrait, se promenait de long en large, les mains derrière le dos. Son regard
alla aussitôt, interrogateur, à ses deux visiteurs, s’arrêta sur Maigret.
Quant à Victor Gaillard, il se leva
avec mauvaise humeur, se rassit et grommela entre ses dents des choses
inintelligibles.
— J’ai rencontré votre ami
James, dit Maigret, et j’ai pensé que cela vous ferait plaisir de…
— Bonjour, James… fit Basso en
lui serrant la main.
Mais il manquait quelque chose. On
n’eût pu dire quoi.
Il y avait dans l’atmosphère une
réticence, un froid indéfinissable, qui décida peut-être Maigret à brusquer les
choses.
— Messieurs, commença-t-il, je
vous demande de vous asseoir, car nous en avons pour quelques minutes… Toi,
fais de la place sur la couchette… Et surtout essaie de rester un quart d’heure
sans tousser… Cela ne prend pas ici !…
Le vagabond se contenta de ricaner,
en homme qui attend son heure.
— Asseyez-vous, James… Et vous
aussi, monsieur Basso… Parfait ! Maintenant, si vous le voulez bien, je
vais essayer de résumer en quelques mots la situation… Vous m’écoutez
attentivement, n’est-ce pas ?… Il y a quelque temps, un condamné à mort du
nom de Lenoir portait, au moment de mourir, une accusation contre quelqu’un
dont il se refusait à livrer le nom…
« Il s’agissait d’un vieux
crime dont la banalité même a assuré l’impunité…
« En bref, voilà six ans, une
voiture quittait une rue de Paris et se dirigeait vers le canal Saint-Martin…
Là, le conducteur de l’auto descendait, chargeait sur son bras un cadavre qui
se trouvait à l’intérieur et le poussait dans l’eau profonde…
« On n’en aurait jamais rien su
si deux rôdeurs n’avaient assisté à la scène… Deux rôdeurs qui avaient nom
Lenoir et Victor Gaillard…
« L’idée ne leur vient pas de
s’adresser à la police… Ils préfèrent profiter de leur découverte et les voilà
qui vont trouver l’assassin et qui lui soutirent régulièrement des sommes
d’argent plus ou moins fortes…
« Seulement, ils sont encore
jeunes dans le métier… Ils ne prennent pas toutes leurs précautions et, un beau
matin, leur banquier a changé d’adresse…
« C’est tout ! La victime
s’appelle Ulrich ! Il s’agit d’un brocanteur juif qui est seul à Paris et
dont, par conséquent, personne ne s’inquiète !
Maigret alluma lentement sa pipe,
sans regarder ses interlocuteurs. Dans la suite, il ne les regarda pas
davantage, mais fixa obstinément ses chaussures.
— Six ans plus tard, Lenoir
retrouve par hasard l’assassin en question, mais il n’a pas le temps de renouer
avec lui des relations fructueuses, car un crime qu’il commet pour son compte
lui vaut une condamnation à mort…
« Écoutez-moi bien, je vous en
prie… Avant de mourir, comme je l’ai déjà dit, il prononce quelques mots qui me
suffisent à circonscrire mes recherches dans un petit cercle bien déterminé.
Mais aussi il écrit à son ancien camarade pour lui annoncer la nouvelle et
celui-ci accourt à la guinguette à deux sous…
« Voilà, si vous voulez, le
second acte… Ne m’interrompez pas, James !… Toi non plus, Victor…
« Et revenons au dimanche où
Feinstein est mort… Ce jour-là, l’assassin d’Ulrich était à la guinguette à
deux sous… C’était vous, Basso, ou moi, ou vous James, ou Feinstein, ou
n’importe quel autre…
« Une seule personne qui puisse
nous fixer avec certitude : Victor Gaillard ici présent…
Celui-ci ouvrit la bouche et Maigret
cria littéralement :
— Silence !
Il ajouta ensuite sur un autre
ton :
— Or Victor Gaillard, qui est
un malin et une crapule par surcroît, n’a pas du tout envie de parler pour
rien… Il réclame trente mille francs pour livrer le nom… Mettons qu’à
vingt-cinq mille il marcherait… Silence, sacrebleu ! Laissez-moi finir…
« La police n’a pas l’habitude
d’offrir de pareilles primes, et tout ce qu’elle peut faire pour Gaillard, c’est
de le poursuivre sous l’inculpation de chantage…
« Revenons aux coupables
possibles… J’ai dit tout à l’heure que toutes les personnes présentes le
dimanche en question à la guinguette pouvaient être soupçonnées…
« Mais il y a des degrés… Par
exemple, il est prouvé que Basso, jadis, a connu le sieur Ulrich… Il est prouvé
que non seulement Feinstein le connaissait aussi, mais que la mort du
brocanteur lui a permis de ne pas rembourser la forte somme qu’il lui devait…
« Feinstein est mort… L’enquête
a démontré que c’était un personnage assez peu recommandable…
« Si c’est lui qui a tué
Ulrich, l’action pénale s’éteint d’elle-même et le dossier de cette affaire en
restera où il en est…
« Victor Gaillard pourrait nous
fixer, mais je n’ai pas le droit d’accepter son chantage…
« Silence, sacrebleu !…
Vous parlerez quand on vous questionnera…
C’était le vagabond qui s’agitait et
qui ouvrait la bouche à chaque instant pour prendre la parole.
Maigret ne regardait toujours
personne. Il avait parlé d’une voix monotone, comme on récite une leçon.
Et soudain il se dirigea vers la
porte en grommelant :
— Je reviens dans un instant…
Un coup de téléphone urgent à donner…
La porte s’ouvrit, se referma, et
l’on entendit des pas qui s’éloignaient dans l’escalier.
XI
L’assassin d’Ulrich
— Allô oui !… D’ici une
dizaine de minutes, monsieur le juge… Qui ?… Je ne sais pas encore… Je
vous jure !… Est-ce que j’ai l’habitude de plaisanter ?…
Et il raccrocha, se promena de long
en large dans son bureau, s’approcha de Jean.
— À propos, je serai absent
pendant quelques jours, à partir de ce soir… Voici l’adresse à laquelle il
faudra faire suivre mon courrier…
Il regarda plusieurs fois sa montre,
se décida enfin à descendre vers la cellule où il avait laissé les trois
hommes.
Quand il entra, la première chose
qu’il vit, ce fut le visage haineux du vagabond, qui n’était plus à la même
place mais qui arpentait la pièce à pas rageurs. Basso, lui, assis au bord de
la couchette, se tenait la tête dans les mains.
Quant à James, il était appuyé au
mur, les bras croisés, et il fixait Maigret avec un drôle de sourire.
— Excusez-moi de vous avoir
fait attendre… Je…
— C’est fait ! dit James.
Mais votre absence était inutile.
Et son sourire était plus ému à
mesure que Maigret se montrait déconfit.
— Victor Gaillard ne gagnera
ses trente mille francs ni en parlant ni en se taisant… C’est moi qui ai tué
Ulrich…
Le commissaire ouvrit la porte,
appela un inspecteur qui passait.
— Enfermez-moi cet homme
n’importe où jusqu’à tout à l’heure…
Il désigna le vagabond, qui lança
encore à Maigret :
— Vous vous souviendrez que
c’est moi qui vous ai conduit chez Ulrich !… Sans cela… Et cela vaut bien…
Cette obstination à tirer coûte que
coûte profit du drame n’était même plus ignoble, mais pitoyable.
— Cinq mille !… cria-t-il
de l’escalier.
Ils n’étaient plus que trois dans la
cellule. Basso, des trois, était le plus accablé. Il hésita longtemps, se leva,
se campa devant Maigret.
— Je vous jure, commissaire,
que j’ai voulu donner les trente mille francs… Qu’est-ce que cela peut me
faire ?… James n’a pas voulu…
Maigret les regarda l’un après
l’autre avec un étonnement qui se teintait d’une sympathie grandissante.
— Vous étiez au courant,
Basso ?
— Depuis longtemps… murmura
celui-ci.
Et James de préciser :
— C’est lui qui m’a donné les
sommes que les deux voyous m’extorquaient… Pour cela, je lui ai tout avoué…
— C’est malin ! s’énerva
Basso. Il suffisait de trente mille francs pour…
— Mais non ! Mais
non ! soupira James… Tu ne peux pas comprendre… Le commissaire non plus…
Il regarda autour de lui comme pour
chercher quelque chose.
— Personne n’a une
cigarette ?
Basso lui tendit son étui.
— Pas de pernod, bien
entendu !… Cela ne fait rien… Il faut que je commence à m’habituer…
N’empêche que cela aurait été plus facile…
Et il remuait les lèvres comme un
buveur que tourmente le besoin de la boisson.
— Au fait, je n’ai pas
grand-chose à dire… J’étais marié… Un petit mariage tranquille… Une petite vie
quelconque… J’ai rencontré Mado… Et, bêtement, j’ai cru que c’était arrivé… Toute
la littérature… Ma vie pour un baiser… Une vie courte mais bonne… Dégoût de la
banalité…
Il avait une façon flegmatique de
dire cela, qui donnait à sa confession quelque chose d’inhumain, de clownesque.
— Il y a un âge où tout cela
prend ! Garçonnière ! Rendez-vous secrets ! Petits fours et
porto ! Et ces choses-là coûtent cher. Et je gagnais mille francs par
mois ! C’est toute l’histoire, une histoire bête à pleurer ! Je
n’osais pas parler d’argent à Mado ! Je n’osais pas lui dire que je
n’avais pas de quoi payer la garçonnière de Passy ! Et c’est le mari, par
hasard, qui m’a donné le tuyau d’Ulrich…
— Vous lui avez emprunté
beaucoup ? questionna Maigret.
— Pas même sept mille… Mais
c’est beaucoup quand on gagne mille francs par mois… Un soir que ma femme était
chez sa sœur, à Vendôme, Ulrich est venu, m’a menacé, si je ne payais pas tout
au moins les intérêts, de s’adresser à mes patrons d’une part, de me faire
saisir ensuite… Vous imaginez la catastrophe ?… Mon directeur et ma femme
qui apprenaient tout en même temps ?
Et la voix restait calme, ironique.
— J’ai fait l’idiot… D’abord,
je ne voulais qu’impressionner Ulrich en lui cassant la figure… Mais, quand il
a eu le nez en sang, il a essayé de hurler… J’ai serré le cou… Pourtant,
j’étais très calme… C’est une erreur de croire que, dans ces moments-là, on
perd la tête… Au contraire ! Je crois que je n’ai jamais eu tant de
lucidité… Je suis allé louer une voiture… Et je tenais le cadavre de telle
sorte qu’on pût croire que c’était un camarade ivre… Vous savez le reste…
Il faillit tendre le bras vers la
table pour y prendre un verre qui ne s’y trouvait pas.
— C’est tout… Après cela, on
voit la vie autrement… Avec Mado, ça a encore traîné un mois… Ma femme a pris
l’habitude de m’engueuler parce que je buvais… Et il me fallait donner de
l’argent aux deux individus… J’ai tout dit à Basso… On prétend que cela fait du
bien de se confier… Tout cela, c’est de la littérature… Ce qui fait du bien,
c’est de recommencer sa vie au début, de redevenir un petit enfant dans son
berceau…
C’était si cocasse et surtout si
cocassement dit que Maigret ne put s’empêcher de sourire. Il s’aperçut que
Basso souriait aussi.
— Seulement, n’est-ce
pas ? ce serait encore plus idiot d’aller un beau jour au commissariat et
de raconter qu’on a tué un bonhomme.
— Alors, on se crée son coin à
soi !… dit Maigret.
— Puisqu’il faut vivre !…
C’était plus morne que
tragique ! À cause, sans doute, de l’étrange personnalité de James !
Il mettait son point d’honneur à rester simple. Il avait la pudeur de la
moindre émotion.
Si bien qu’en fin de compte c’était
lui le plus calme et qu’il avait l’air de se demander pourquoi les deux autres
avaient des mines bouleversées.
— Il faut que les hommes soient
bêtes pour que Basso lui-même, un beau jour… Et avec Mado encore !… Pas
avec une autre !… Et cela a mal tourné !… Si je l’avais pu, j’aurais
dit que c’était moi qui avais tué Feinstein… On en était quittes une bonne
fois… Mais je n’étais même pas sur les lieux !… Il a fait l’imbécile
jusqu’au bout… Il s’est enfui… Je l’ai aidé de mon mieux…
Il y avait tout de même quelque
chose dans la gorge de James et c’est pour cela qu’il garda le silence un bon
moment, avant de reprendre de sa même voix monotone :
— Comme s’il n’aurait pas mieux
fait de dire la vérité !… Tout à l’heure encore, il voulait donner les
trente mille francs…
— C’était quand même plus
simple ! grommela Basso. Maintenant, au contraire…
— Maintenant, j’en suis quitte
une bonne fois ! acheva James. De tout ! De cette saloperie
d’existence ! Du bureau, du café,… Il n’acheva pas. Mais il avait failli
dire : « De ma femme » !
De sa femme avec qui il n’avait plus
le moindre point commun. Du studio de la rue Championnet où il passait ses
soirées en lisant sans conviction ce qui lui tombait sous la main ! De
Morsang où il allait de groupe en groupe racoler des compagnons pour
l’apéritif.
Il reprit :
— Je vais être
tranquille !
Au bagne ! Ou en prison !
Il n’aurait plus besoin d’attendre quelque chose qui ne se produisait
pas !
Tranquille dans son coin à lui,
mangeant, buvant, dormant, à heure fixe, cassant des cailloux sur la route ou
confectionnant des accessoires de cotillon !
— En somme, on me donnera bien
vingt ans ?…
Basso le regarda. Il devait à peine
voir son ami, car des larmes embuaient ses yeux, roulaient sur ses joues.
— Mais tais-toi donc !
cria-t-il, les doigts crispés.
— Pourquoi ?
Maigret se moucha, essaya
machinalement d’allumer sa pipe, qui était vide.
Il avait l’impression de n’être
jamais descendu aussi bas dans le noir du désespoir.
Même pas le noir ! Non !
Un désespoir gris et terne ! Un désespoir sans phrases, sans ricanements,
sans contorsions.
Un désespoir au pernod, sans même
accompagnement d’ivresse. James ne s’enivrait jamais !
Le commissaire comprenait maintenant
le sens de l’attirance qui les réunissait le soir à la terrasse de la Taverne
Royale.
Ils buvaient, côte à côte. Ils
échangeaient des propos quelconques, mollement.
Et, au fond de lui-même, James
espérait bien qu’à un certain moment son compagnon lui mettrait la main au collet !
Il guettait chez Maigret le soupçon naissant. Ce soupçon, il le nourrissait, le
regardait grandir. Il attendait.
— Un pernod, vieux ?
Il le tutoyait. Il l’aimait comme un
ami qui allait le délivrer de lui-même.
Et tandis que Maigret et Basso
échangeaient un regard indéfinissable, on entendit James qui disait, en
écrasant le bout de sa cigarette contre la table de bois blanc :
— Le malheur, c’est qu’on ne
puisse pas partir tout de suite… Le procès… Les interrogatoires… Des gens qui
pleurent ou s’apitoient…
Un inspecteur entrouvrit la porte.
— Le juge d’instruction est
arrivé ! annonça-t-il.
Et Maigret resta indécis, ne sachant
comment s’en aller. Il s’avança, tendit la main en soupirant.
— Dites donc ! Vous voulez
bien me recommander à lui ? Simplement lui demander que ça aille
vite ! J’avoue tout ce qu’on veut ! Mais qu’on m’envoie le plus tôt
possible dans un coin…
Il voulut corriger la gravité de ces
dernières phrases et lança en guise de conclusion :
— Un qui va tirer une tête,
c’est le garçon de la Taverne Royale !… Vous irez encore,
commissaire ?…
Trois heures plus tard, celui-ci
roulait vers l’Alsace, dans un compartiment de seconde classe, et, le long de
la Marne, il vit des guinguettes toutes pareilles à la guinguette à deux sous,
avec le piano mécanique sous un hangar en planches.
Quand il se réveilla au petit jour,
il y avait, devant le train arrêté, une barrière peinte en vert, une petite
gare entourée de fleurs.
Mme Maigret et sa sœur, déjà
inquiètes, regardaient les portières les unes après les autres.
Et tout cela, la gare, la campagne,
la maison des parents, les collines d’alentour, le ciel lui-même, tout était
frais comme si chaque matin c’eût été lavé à grande eau.
— Hier, à Colmar, je t’ai
acheté des sabots vernis… Regarde…
Des beaux sabots jaunes que Maigret
voulut essayer avant même de quitter son complet sombre de Paris.
Ouistreham, à bord de l’« Ostrogoth », octobre 1931.
FIN
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Îñòàâèòü îòçûâ î êíèãå
Âñå êíèãè àâòîðà