Maigret, #7
Georges Simenon
La nuit du
carrefour
Maigret VII
I
Le monocle noir
Quand Maigret, avec un soupir de
lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait
exactement dix-sept heures que durait l’interrogatoire de Carl Andersen.
On avait vu tour à tour, par les
fenêtres sans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre
d’assaut, à l’heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis
l’animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la
flânerie de l’apéritif… La Seine s’était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur
était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier
autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir
rentré les panneaux réclame…
Et le poêle qui semblait ronfler
plus fort dans le bureau de Maigret. Sur la table, il y avait des demis vides,
des restes de sandwiches.
Un incendie dut éclater quelque
part, car on entendit passer les bruyantes voitures des pompiers. Il y eut
aussi une rafle. Le panier à salade sortit vers deux heures de la Préfecture, revint
plus tard par la cour du Dépôt, où il déversa son butin.
L’interrogatoire durait toujours.
D’heure en heure, ou de deux en deux heures, selon sa fatigue, Maigret poussait
un bouton. Le brigadier Lucas, qui sommeillait dans un bureau voisin, arrivait,
jetait un coup d’œil sur les notes du commissaire, prenait la suite.
Et Maigret allait s’étendre sur un
lit de camp pour revenir à la charge avec de nouvelles provisions d’énergie.
La Préfecture était déserte.
Quelques allées et venues à la Brigades des mœurs. Un marchand de drogues qu’un
inspecteur amena vers quatre heures du matin et qu’il cuisina sur-le-champ.
La Seine s’auréola d’un brouillard
laiteux qui blanchit et ce fut le jour, éclairant les quais vides. Des pas
résonnèrent dans les couloirs. Des sonneries de téléphone. Des appels. Des claquements
de portes. Les balais des femmes de ménage.
Et Maigret, posant sa pipe trop
chaude sur la table, se leva, regarda le prisonnier des pieds à la tête, avec
une mauvaise humeur non exempte d’admiration.
Dix-sept heures d’interrogatoire
serré ! Auparavant, on avait retiré à l’homme les lacets de ses
chaussures, son faux col, sa cravate, et l’on avait vidé ses poches.
Pendant les quatre premières heures,
on l’avait laissé debout au milieu du bureau, et les questions tombaient aussi
dru que des balles de mitrailleuse.
— Tu as soif ?…
Maigret en était à son quatrième
demi et le prisonnier avait esquissé un pâle sourire. Il avait bu avidement.
— Tu as faim ?…
On l’avait prié de s’asseoir, puis
de se lever. Il était resté sept heures sans manger et on l’avait harcelé
ensuite, tandis qu’il dévorait un sandwich.
Ils étaient deux à se relayer pour
le questionner. Entre les séances, ils pouvaient sommeiller, s’étirer, échapper
à la hantise de cet interrogatoire monotone.
Et c’étaient eux qui
abandonnaient ! Maigret haussait les épaules, cherchait une pipe froide
dans un tiroir, essuyait son front moite.
Peut-être ce qui l’impressionnait le
plus n’était-ce pas la résistance physique et morale de l’homme, mais la
troublante élégance, la distinction qu’il gardait jusqu’au bout.
Un homme du monde qui sort de la
salle de fouille sans cravate, qui passe ensuite une heure, tout nu, avec cent
malfaiteurs, dans les locaux de l’Identité judiciaire, traîné de l’appareil
photographique aux chaises de mensuration, bousculé, en butte aux plaisanteries
déprimantes de certains compagnons, garde rarement cette assurance qui, dans la
vie privée, faisait partie de sa personnalité.
Et quand il a subi un interrogatoire
de quelques heures, c’est miracle si quelque chose le distingue encore du
premier vagabond venu.
Carl Andersen n’avait pas changé.
Malgré son complet fripé, il restait d’une élégance qu’ont rarement l’occasion
d’apprécier les gens de la Police judiciaire, une élégance d’aristocrate, avec
ce rien de retenue, de raideur, cette pointe de morgue qui est surtout
l’apanage des milieux diplomatiques.
Il était plus grand que Maigret,
large d’épaules, mais souple et mince, étroit des hanches. Son visage allongé
était pâle, les lèvres un peu décolorées.
Il portait un monocle noir à
l’orbite gauche.
— Retirez-le, lui avait-on
commandé.
Il avait obéi, avec une ombre de
sourire. Il avait découvert un œil de verre, d’une désagréable fixité.
— Un accident ?…
— D’aviation, oui…
— Vous avez donc fait la
guerre ?
— Je suis Danois. Je n’ai pas
eu à faire la guerre. Mais j’avais un avion de tourisme, là-bas…
Cet œil artificiel était si gênant,
dans un visage jeune, aux traits réguliers, que Maigret avait grommelé :
— Pouvez remettre votre monocle…
Andersen ne s’était pas plaint une
seule fois, soit qu’on le laissât debout, soit qu’on oubliât de lui donner à
boire ou à manger. De sa place, il pouvait apercevoir le mouvement de la rue,
les tramways et les autobus franchissant le pont, un rayon de soleil rougeâtre,
vers le soir, et maintenant l’animation d’un clair matin d’avril.
Il se tenait toujours aussi droit,
sans pose, et le seul signe de fatigue était le cerne mince et profond qui
soulignait son œil droit.
— Vous maintenez toutes vos
déclarations ?
— Je les maintiens.
— Vous vous rendez compte de ce
qu’elles ont d’invraisemblable ?
— Je m’en rends compte, mais je
ne puis mentir.
— Vous espérez être remis en
liberté, faute de preuve formelle ?
— Je n’espère rien.
Un rien d’accent, plus accusé depuis
qu’il était fatigué.
— Tenez-vous à ce que je relise
le procès-verbal de votre interrogatoire avant de vous le faire signer ?
Un geste vague d’homme du monde qui
refuse une tasse de thé.
— Je vais en résumer les
grandes lignes. Vous êtes arrivé en France, voilà trois ans, en compagnie de
votre sœur Else. Vous avez vécu un mois à Paris. Vous avez loué ensuite une
maison de campagne sur la route nationale de Paris à Etampes, à trois kilomètres
d’Arpajon, au lieu-dit Carrefour des Trois-Veuves.
Carl Andersen approuva d’un léger
signe de tête.
— Depuis trois ans, vous vivez
là-bas dans l’isolement le plus strict, au point que les gens du pays n’ont pas
vu cinq fois votre sœur. Aucun rapport avec vos voisins. Vous avez acheté une
voiture de 5 CV, d’un type démodé, dont vous vous servez pour faire vous-même
vos provisions au marché d’Arpajon. Chaque mois, toujours avec cette voiture,
vous venez à Paris.
— Livrer mes travaux à la Maison
Dumas et Fils, rue du 4-Septembre, c’est exact !
— Travaux consistant en
maquettes pour des tissus d’ameublement. Chaque maquette vous est payée cinq
cents francs. Vous en produisez en moyenne quatre par mois, soit deux mille
francs…
Nouveau signe approbateur.
— Vous n’avez pas d’amis. Votre
sœur n’a pas d’amies. Samedi soir, vous vous êtes couché comme d’habitude,
aussi vous avez enfermé votre sœur dans sa chambre, voisine de la vôtre. Vous
expliquez cela en prétendant qu’elle est très peureuse… passons !… A sept
heures du matin, le dimanche, M. Emile Michonnet, agent d’assurances, qui
habite un pavillon à cent mètres de chez vous, pénètre dans son garage et
s’aperçoit que sa voiture, une six cylindres neuve, d’une marque connue, a disparu
et a été remplacée par votre tacot…
Andersen ne bougea pas, eut un geste
machinal vers sa poche vide, où devaient se trouver généralement des
cigarettes.
— M. Michonnet, qui, depuis
quelques jours, ne parlait dans tout le pays que de sa nouvelle auto, croit à
une mauvaise plaisanterie. Il se rend chez vous, trouve la grille fermée et
sonne en vain. Une demi-heure plus tard, il raconte sa mésaventure à la gendarmerie
et celle-ci se rend à votre domicile… On n’y trouve ni vous ni votre sœur… par
contre, dans le garage, on aperçoit la voiture de M. Michonnet et, sur le siège
avant, penché sur le volant, un homme mort, tué d’un coup de feu tiré à bout
portant dans la poitrine… On ne lui a pas volé ses papiers… C’est un nommé
Isaac Goldberg, diamantaire à Anvers…
Maigret rechargea le poêle, tout en
parlant.
— La gendarmerie fait
diligence, s’adresse aux employés de la gare d’Arpajon, qui vous ont vu prendre
le premier train pour Paris, en compagnie de votre sœur… On vous cueille tous
les deux à votre arrivée à la gare d’Orsay… vous niez tout…
— Je nie avoir tué qui que ce
soit…
— Vous niez aussi connaître
Isaac Goldberg…
— Je l’ai vu pour la première
fois, mort, au volant d’une voiture qui ne m’appartient pas, dans mon propre
garage…
— Et au lieu de téléphoner à la
police, vous avez pris la fuite avec votre sœur…
— J’ai eu peur…
— Vous n’avez rien à
ajouter ?
— Rien !
— Et vous maintenez que vous
n’avez rien entendu pendant la nuit de samedi à dimanche ?
— J’ai le sommeil très lourd.
C’était la cinquantième fois qu’il
répétait exactement les mêmes phrases, et Maigret, excédé, toucha le timbre
électrique. Le brigadier Lucas arriva.
— Je reviens dans un
instant !
L’entretien entre Maigret et le juge
d’instruction Coméliau, qui avait été saisi de l’affaire, dura une quinzaine de
minutes. Le magistrat, d’avance, abandonnait pour ainsi dire la partie.
— Vous verrez que ce sera une
de ces affaires comme il n’y en a par bonheur qu’une tous les dix ans et dont
on ne découvre jamais le fin mot !… Et c’est sur moi qu’on tombe !…
Tous les détails sont incohérents !… Pourquoi cette substitution
d’autos ?… Et pourquoi Andersen ne se sert-il pas de celle qui est dans
son garage pour fuir, au lieu de gagner Arpajon à pied et de prendre le
train ?… Que vient faire ce diamantaire au Carrefour des Trois-Veuves ?…
Croyez-moi, Maigret ! Pour vous comme pour moi, c’est toute une série
d’ennuis qui commence… Relâchez-le si vous voulez… Vous n’avez peut-être pas
tort de croire que, s’il a résisté à un interrogatoire de dix-sept heures, on
n’en tirera rien de plus…
Le commissaire avait les paupières
un peu rouges, parce qu’il avait trop peu dormi.
— Vous avez vu la sœur ?
— Non ! Quand on m’a amené
Andersen, la jeune fille avait déjà été reconduite chez elle par la
gendarmerie, qui voulait l’interroger sur les lieux. Elle est restée là-bas. On
la surveille.
Ils se serrèrent la main. Maigret
regagna son bureau, où Lucas observait mollement le prisonnier, qui avait collé
son front à la vitre et qui attendait sans impatience.
— Vous êtes libre !
articula-t-il dès la porte.
Andersen ne tressaillit pas, mais
esquissa un geste vers
son cou nu, vers ses chaussures bâillantes.
— On vous rendra vos effets au
greffe. Bien entendu, vous restez à la disposition de la Justice. A la moindre
tentative de fuite, je vous fais conduire à la Santé.
— Ma sœur ?…
— Vous la retrouverez chez vous…
Le Danois dut quand même ressentir
une émotion en franchissant le seuil, car il retira son monocle, se passa la
main sur l’œil perdu.
— Je vous remercie,
commissaire.
— Il n’y a pas de quoi !
— Je vous donne ma parole
d’honneur que je suis innocent…
— Je ne vous demande
rien !
Andersen s’inclina, attendit que
Lucas voulût bien le piloter vers le greffe.
Quelqu’un s’était levé, dans
l’antichambre, avait assisté à cette scène avec une stupéfaction indignée et se
précipitait vers Maigret.
— Alors ?… Vous le
relâchez ?… Ce n’est pas possible, commissaire…
C’était M. Michonnet, agent
d’assurances, le propriétaire de la six cylindres neuve. Il entra d’autorité
dans le bureau, posa son chapeau sur une table.
— Je viens, avant tout, au
sujet de la voiture.
Un petit personnage grisonnant, vêtu
avec une recherche maladroite, redressant sans cesse les pointes de ses
moustaches cosmétiquées.
Il parlait en allongeant les lèvres,
en esquissant des gestes qu’il voulait catégoriques, en choisissant ses mots.
Il était le plaignant ! Il
était celui que la Justice doit protéger ! N’était-il pas une manière de
héros ?
Il ne se laissait pas impressionner,
lui ! La Préfecture tout entière était là pour l’écouter.
— J’ai eu un long entretien,
cette nuit, avec Mme Michonnet, dont vous ferez bientôt la connaissance, je
l’espère… Elle est de mon avis… Remarquez que son père était professeur au
lycée de Montpellier et que sa mère donnait des leçons de piano… Si je vous dis
cela… Bref…
C’était son mot favori. Il le
prononçait d’une façon à la fois tranchante et condescendante.
— Bref, il est nécessaire
qu’une décision soit prise dans le plus court délai… Comme chacun, comme les
plus riches, y compris le comte d’Avrainville, j’ai acheté la nouvelle voiture
à tempérament… J’ai signé dix-huit traites… Remarquez que j’aurais pu payer
comptant, mais il est inutile d’immobiliser des capitaux… Le comte
d’Avrainville, dont je viens de vous parler, a fait de même pour son Hispano… Bref…
Maigret ne bougeait pas, respirait
avec force.
— Je ne puis me passer d’une
voiture, qui m’est strictement nécessaire pour l’exercice de ma profession.
Pensez que mon rayon s’étend à trente kilomètres d’Arpajon… Or, Mme Michonnet
est de mon avis… Nous ne voulons plus d’une auto dans laquelle un homme a été
tué… C’est à la Justice de faire le nécessaire, de nous procurer une voiture
neuve, du même type que la précédente, à cette différence près que je la
choisirai lie-de-vin, ce qui ne change rien au prix…
» Remarquez que la mienne était
rodée et que je serai obligé de…
— C’est tout ce que vous avez à
me dire ?
— Pardon !…
Encore un mot qu’il aimait employer.
— Pardon, commissaire ! Il
est bien entendu que je suis prêt à vous aider de toutes mes connaissances et
de mon expérience des choses du pays… Mais il est urgent qu’une auto…
Maigret se passa la main sur le
front.
— Eh bien ! j’irai vous
voir prochainement chez vous…
— Quant à l’auto ?…
— Lorsque les constatations
seront terminées, la vôtre vous sera rendue…
— Puisque je vous dis que Mme
Michonnet et moi…
— Présentez donc mes hommages à
Mme Michonnet !… Bonjour, monsieur…
Ce fut si vite fait que l’assureur
n’eut pas le temps de protester. Il se retrouva sur le palier, avec son chapeau
qu’on lui avait poussé dans la main, et le garçon de bureau lui lançait :
— Par ici, s’il vous
plaît ! Premier escalier à gauche… Porte en face…
Maigret, lui, s’enfermait à double
tour, mettait de l’eau à chauffer sur son poêle pour préparer du café fort.
Ses collègues crurent qu’il
travaillait. Mais on dut le réveiller quand, une heure plus tard, un télégramme
arriva d’Anvers, qui disait :
Isaac Goldberg, quarante-cinq
ans, courtier en diamants, assez connu sur place. Importance moyenne. Bonnes
références bancaires. Faisait chaque semaine, en train ou avion, les places
d’Amsterdam, Londres et Paris.
Villa luxueuse à Borgerhout, rue
de Campine. Marié. Père de deux enfants, âgés de huit et douze ans.
Mme Goldberg, avertie, a pris le
train pour Paris.
A onze heures du matin, la sonnerie
du téléphone retentit. C’était Lucas.
— Allô ! Je suis au
Carrefour des Trois-Veuves. Je vous téléphone du garage qui
se dresse à deux cents mètres de la maison des Andersen… Le Danois est rentré
chez lui… La grille est refermée… Rien de spécial…
— La sœur ?
— Doit être là, mais je ne l’ai
pas vue…
— Le corps de Goldberg ?…
— A l’amphithéâtre d’Arpajon…
Maigret rentra chez lui, boulevard
Richard-Lenoir.
— Tu as l’air fatigué !
lui dit simplement sa femme.
— Prépare une valise avec un
complet, des chaussures de rechange.
— Tu pars pour longtemps ?…
Il y avait un fricot sur le feu.
Dans la chambre à coucher, la fenêtre était ouverte, le lit défait afin d’aérer
les draps. Mme Maigret n’avait pas encore eu le temps d’enlever les épingles
qui retenaient ses cheveux en petites boules dures.
— Au revoir…
Il l’embrassa. Au moment où il
sortait, elle remarqua :
— Tu ouvres la porte de la main
droite…
C’était contre son habitude. Il
l’ouvrait toujours de la gauche. Et Mme Maigret ne se cachait pas d’être
superstitieuse.
— Qu’est-ce que c’est ?…
Une bande ?…
— Je l’ignore.
— Tu vas loin ?
— Je ne sais pas encore.
— Tu feras attention,
dis ?…
Mais il descendait l’escalier, se
retournait à peine pour lui adresser un signe de la main. Sur le boulevard, il
héla un taxi.
— A la gare d’Orsay… Ou plutôt…
Combien vaut la course jusqu’à Arpajon ?… Trois cents francs, avec le
retour ?… En route !…
Cela lui arrivait rarement. Mais il
était harassé. Il avait peine à chasser le sommeil qui faisait picoter ses
paupières.
Et puis peut-être était-il un peu
impressionné ? Non pas tant à cause de cette porte qu’il avait ouverte de
la main droite. Pas non plus à cause de cette extravagante histoire de voiture
volée à Michonnet et qu’on retrouvait avec un mort au volant dans le garage
d’Andersen.
C’était plutôt la personnalité de ce
dernier qui le chiffonnait.
Dix-sept heures de
grilling !
Des bandits éprouvés, des lascars
ayant traîné dans tous les postes de police d’Europe n’avaient pas résisté à
cette épreuve.
Peut-être même était-ce pour cela
que Maigret avait relâché Andersen !
N’empêche qu’à partir de
Bourg-la-Reine, il dormait dans le fond du taxi. Le chauffeur l’éveilla à
Arpajon, devant le vieux marché au toit de chaume.
— A quel hôtel
descendez-vous ?
— Continuez jusqu’au Carrefour
des Trois-Veuves…
Une montée, sur les pavés luisant
d’huile, de la route
nationale, avec, des deux côtés, les panneaux réclame pour
Vichy, Deauville, les grands hôtels ou les marques d’essence.
Un croisement. Un garage et ses cinq
pompes à essence, peintes en rouge. A gauche, la route d’Avrainville, piquée
d’un poteau indicateur.
Alentour, des champs à perte de vue.
— C’est ici ! dit le
chauffeur.
Il n’y avait que trois maisons.
D’abord celle du garagiste, en carreaux de plâtre, édifiée rapidement dans la
fièvre des affaires. Une grosse voiture de sport, à carrosserie d’aluminium,
faisait son plein. Des mécaniciens réparaient une camionnette de boucher.
En face, un pavillon en pierre
meulière, style villa, avec un étroit jardin, entouré de grillages hauts de
deux mètres. Une plaque de cuivre : Emile Michonnet, assurances.
L’autre maison était à deux cents
mètres. Le mur qui entourait le parc ne permettait d’apercevoir que le premier
étage, un toit d’ardoise et quelques beaux arbres.
Cette construction-là datait d’au
moins un siècle. C’était la bonne maison de campagne du temps jadis, comportant
un pavillon destiné au jardinier, les communs, les poulaillers, une écurie, un
perron de cinq marches flanqué de torchères de bronze.
Une petite pièce d’eau en ciment
était à sec. D’une cheminée à chapiteau sculpté montait tout droit un filet de
fumée.
C’était tout. Au-delà des champs, un
rocher, des toits de fermes, une charrue abandonnée quelque part à l’orée des labours.
Et, sur la route lisse, des autos qui
passaient, cornaient, se croisaient, se doublaient.
Maigret descendit, sa valise à la
main, paya le chauffeur, qui, avant de regagner Paris, prit de l’essence au
garage.
II
Les rideaux qui bougent
Lucas émergea d’un des bas-côtés de
la route dont les arbres le cachaient, s’approcha de Maigret qui posait sa
valise à ses pieds. Au moment où ils allaient se serrer la main, on entendit un
sifflement progressif et soudain une voiture de course passa à pleins gaz au
ras des policiers, si près que la valise fut lancée à trois mètres.
On ne voyait plus rien. L’auto à
turbocompresseur doublait une charrette de paille, disparaissait à l’horizon.
Maigret faisait la grimace.
— Il en passe beaucoup de
pareilles ?
— C’est la première… On
jurerait qu’elle nous a visés, pas vrai ?
L’après-midi était grise. Un rideau
frémit à une fenêtre de la villa Michonnet.
— Il y a moyen de coucher par
ici ?
— A Arpajon ou à Avrainville…
Trois kilomètres pour Arpajon… Avrainville est plus près, mais vous n’y
trouverez qu’une auberge de campagne…
— Vas y porter ma valise et
retenir des chambres… Rien à signaler ?
— Rien… On nous observe de la
villa… C’est Mme Michonnet, que j’ai examinée tout à l’heure… Une brune assez
volumineuse, qui ne doit pas avoir bon caractère…
— Tu sais pourquoi l’on appelle
cet endroit le Carrefour des Trois-Veuves ?
— Je me suis renseigné… C’est à
cause de la maison d’Andersen… Elle date de la Révolution… Autrefois, elle
était seule à se dresser au carrefour… En dernier lieu, voilà cinquante ans, il
paraît qu’elle était habitée par trois veuves, la mère et ses deux filles. La
mère avait quatre-vingt-dix ans et était impotente. L’aînée des filles avait
soixante-sept ans, l’autre soixante bien tassés. Trois vieilles maniaques,
tellement avares qu’elles ne faisaient aucun achat dans le pays et qu’elles
vivaient des produits de leur potager et de la basse-cour… Les volets n’étaient
jamais ouverts. On restait des semaines sans les apercevoir… La fille aînée
s’est cassé la jambe et on ne l’a su que quand elle a été morte… Une drôle
d’histoire !… Depuis longtemps, on n’entendait plus le moindre bruit
autour de la maison des Trois-Veuves… Alors les gens jasent… Le maire
d’Avrainville se décide à venir faire un tour… Il les trouve mortes toutes les
trois, mortes depuis dix jours au moins !… On m’a dit qu’à l’époque les
journaux en ont beaucoup parlé… Un instituteur du pays, que ce mystère a
passionné, a même écrit une brochure, dans laquelle il prétend que la fille à
la jambe cassée, par haine pour sa sœur encore alerte, a empoisonné celle-ci et
que la mère a été empoisonnée du même coup… Elle serait morte ensuite à
proximité des deux cadavres, faute de pouvoir bouger pour se nourrir !…
Maigret fixait la maison, dont il ne
voyait que le haut, puis regardait le pavillon neuf des Michonnet, le garage
plus neuf encore, les voitures qui passaient à quatre-vingts à l’heure sur la
route nationale.
— Va retenir les chambres…
Viens ensuite me retrouver…
— Qu’allez-vous faire ?
Le commissaire haussa les épaules,
marcha d’abord jusqu’à la grille de la maison des Trois-Veuves. La construction
était spacieuse, entourée d’un parc de trois à quatre hectares, orné de
quelques arbres magnifiques.
Une allée en pente contournait une
pelouse, donnait accès au perron d’une part, de l’autre à un garage aménagé
dans une ancienne écurie au toit encore garni d’une poulie.
Rien ne bougeait. A part le filet de
fumée, on ne sentait aucune vie derrière les rideaux passés. Le soir commençait
à tomber et des chevaux traversaient un champ lointain pour regagner la ferme.
Maigret vit un petit homme qui se
promenait sur la route, les mains enfoncées dans les poches d’un pantalon de
flanelle, la pipe aux dents, une casquette sur la tête. Cet homme s’approcha
familièrement de lui, comme, à la campagne, on s’aborde entre voisins.
— C’est vous qui dirigez
l’enquête ?
Il n’avait pas de faux col. Ses
pieds étaient chaussés de pantoufles. Mais il portait un veston de beau drap
anglais gris et une énorme chevalière au doigt.
— Je suis le garagiste du
carrefour… Je vous ai aperçu de loin…
Un ancien boxeur, à coup sûr. Il
avait eu le nez cassé. Son visage était comme martelé par les coups de poing.
Sa voix traînante était enrouée, vulgaire, mais pleine d’assurance.
— Qu’est-ce que vous dites de
cette histoire d’autos ?…
Il riait, découvrant des dents en
or.
— Si ce n’était pas qu’il y a
un macchabée, je trouverais l’aventure marrante… Vous ne pouvez pas
comprendre !… Vous ne connaissez pas le type d’en face, Môssieu
Michonnet, comme nous l’appelons… Un monsieur qui n’aime pas les familiarités,
qui porte des faux cols hauts comme ça et des souliers vernis… Et Mme Michonnet
donc !… Vous ne l’avez pas encore vue ?… Hum !… Ces gens-là
réclament pour tout et pour rien, vont trouver les gendarmes parce que les
autos font trop de bruit quand elles s’arrêtent devant ma pompe à essence…
Maigret regardait son interlocuteur
sans l’encourager ni le décourager. Il le regardait, tout simplement, ce qui
était assez déroutant pour un bavard, mais ce qui ne suffisait pas à impressionner
le garagiste.
Une voiture de boulanger passa et
l’homme en pantoufles cria :
— Salut, Clément !… Ton
klaxon est réparé !… Tu n’as qu’à le demander à Jojo !…
Il reprit, tourné vers Maigret, à
qui il offrait des cigarettes :
— Il y a des mois qu’il parlait
d’acheter une bagnole neuve, qu’il embêtait tous les marchands d’autos, y
compris moi !… Il voulait des réductions… Il nous faisait marcher… La
carrosserie était trop sombre, ou trop claire… Il voulait bordeaux uni, mais
pas trop bordeaux tout en restant bordeaux… Bref, il a fini par l’acheter à un
collègue d’Arpajon… Avouez que c’est crevant, quelques jours après, de
retrouver la voiture dans le garage des Trois-Veuves !… J’aurais payé cher
pour contempler notre bonhomme quand, le matin, il a vu le vieux tacot à la
place de la six cylindres !… Dommage du mort, qui gâte tout !… Car
enfin, un mort c’est un mort et il faut quand même du respect pour ces
choses-là !… Dites donc ! vous viendrez bien boire le coup chez nous
en passant ?… Le carrefour manque de bistrots… Mais ça viendra ! Que
je trouve un brave garçon pour le tenir et je lui fais les fonds…
L’homme dut s’apercevoir que ses
paroles ne trouvaient guère d’écho, car il tendit la main à Maigret.
— A tout à l’heure…
Il s’éloigna du même pas, s’arrêta
pour parler à un paysan qui passait en carriole. Il y avait toujours un visage
derrière les rideaux des Michonnet. La campagne, des deux côtés de la route,
avait, dans le soir, un air monotone, stagnant, et l’on entendait des bruits
très loin, un hennissement, la cloche d’une église située peut-être à une
dizaine de kilomètres.
Une première auto passa phares
allumés, mais ils brillaient à peine dans le demi-jour.
Maigret tendit le bras vers le
cordon de sonnette qui pendait à droite de la poterne. De belles et graves
résonances de bronze vibrèrent dans le jardin, suivies d’un très long silence.
La porte, au-dessus du perron, ne s’ouvrit pas. Mais le gravier crissa derrière
la maison. Une haute silhouette se profila, un visage laiteux, un monocle noir.
Sans émotion apparente, Carl
Andersen s’approcha de la grille, qu’il ouvrit en inclinant la tête.
— Je me doutais que vous
viendriez… Je suppose que vous désirez visiter le garage… Le Parquet y a posé
des scellés, mais vous devez avoir le pouvoir de…
Il avait le même complet qu’au quai
des Orfèvres : un complet d’une sûre élégance, qui commençait à se
lustrer.
— Votre sœur est ici ?…
Il ne faisait déjà plus assez clair
pour discerner un frémissement des traits, mais Andersen éprouva le besoin de
caler le monocle dans son orbite.
— Oui…
— Je voudrais la voir…
Une légère hésitation. Une nouvelle
inclination de la tête.
— Veuillez me suivre…
On contourna le bâtiment. Derrière
s’étalait une pelouse assez vaste que dominait une terrasse. Toutes les pièces
du rez-de-chaussée s’ouvraient de plain-pied sur cette terrasse par de hautes
portes-fenêtres.
Aucune chambre n’était éclairée.
Dans le fond du parc, des écharpes de brouillard voilaient le tronc des arbres.
— Vous permettez que je vous
montre le chemin ?
Andersen poussa une porte vitrée et
Maigret le suivit dans
un grand salon tout feutré de pénombre. La porte resta
ouverte, laissant pénétrer l’air à la fois frais et lourd du soir, ainsi qu’une
odeur d’herbe et de feuillage humides. Une seule bûche lançait quelques
étincelles dans la cheminée.
— Je vais appeler ma sœur…
Andersen n’avait pas fait de
lumière, n’avait même pas paru s’apercevoir que le soir tombait. Maigret, resté
seul, arpenta la pièce, lentement, s’arrêta devant un chevalet qui supportait
une ébauche à la gouache. C’était l’ébauche d’un tissu moderne, aux couleurs
audacieuses, au dessin étrange.
Mais moins étrange que cette
ambiance où Maigret retrouvait le souvenir des trois veuves de jadis !
Certains des meubles avaient dû leur
appartenir. Il y avait des fauteuils Empire à la peinture écaillée, à la soie
usée, et des rideaux de reps, qui n’avaient pas été retirés depuis cinquante
ans.
Par contre, avec du bois blanc, on
avait bâti le long d’un mur des rayons de bibliothèque, où s’entassaient des
livres non reliés, en français, en allemand, en anglais, en danois aussi sans
doute.
Et les couvertures blanches, jaunes
ou bariolées contrastaient avec un pouf désuet, avec des vases ébréchés, un
tapis dont le centre ne comportait plus que la trame.
La pénombre s’épaississait. Une
vache meugla au loin. Et de temps en temps, un léger vrombissement pointait
dans le silence, s’intensifiait, une voiture passait en trombe sur la route et
le bruit du moteur allait en se mourant.
Dans la maison, rien ! A peine
des grattements, des craquements ! A peine de menus bruits indéchiffrables
permettant de soupçonner qu’il y avait de la vie.
Carl Andersen entra le premier. Ses
mains blanches trahissaient une certaine nervosité. Il ne dit rien, resta un
instant immobile près de la porte.
Un glissement dans l’escalier.
— Ma sœur Else… annonça-t-il
enfin.
Elle s’avançait, les contours
indécis dans la demi-obscurité. Elle s’avançait comme la vedette d’un film, ou
mieux, comme la femme idéale dans un rêve d’adolescent.
Sa robe était-elle de velours
noir ? Toujours est-il qu’elle était plus sombre que tout le reste,
qu’elle faisait une tache profonde, somptueuse. Et le peu de lumière encore
éparse dans l’air se concentrait sur ses cheveux blonds et légers, sur le
visage mat.
— On me dit que vous désirez me
parler, commissaire… Mais veuillez d’abord vous asseoir…
Son accent était plus prononcé que
celui de Carl. La voix chantait, baissait sur la dernière syllabe des mots.
Et son frère se tenait près d’elle
comme un esclave se tient auprès d’une souveraine qu’il a la charge de
protéger.
Elle fit quelques pas et, seulement
quand elle fut très proche, Maigret s’avisa qu’elle était aussi grande que
Carl. Des hanches étroites accusaient encore l’élan de sa silhouette.
— Une cigarette !…
dit-elle en se tournant vers son frère.
Il s’empressa, troublé, maladroit.
Elle fit jaillir la flamme
d’un briquet qu’elle prit sur un meuble et, un instant, le
rouge du feu combattit le bleu sombre de ses yeux.
Après, l’obscurité fut plus
sensible, si sensible que le commissaire, mal à l’aise, chercha un commutateur,
n’en trouva pas, murmura :
— Puis-je vous demander de
faire de la lumière ?
Il avait besoin de tout son aplomb.
Cette scène avait un caractère trop théâtral à son gré. Théâtral ? Trop
sourd, plutôt, comme le parfum qui envahissait la pièce depuis qu’Else s’y
trouvait.
Trop étranger surtout à la vie de
tous les jours ! Peut-être trop étranger tout court !
Cet accent… Cette correction absolue
de Carl et son monocle noir… Ce mélange de somptuosité et de vieilleries écœurantes…
Jusqu’à la robe d’Else, qui n’était pas une robe comme on en voit dans la rue,
ni au théâtre, ni dans le monde…
A quoi cela tenait-il ? Sans
doute à sa façon de la porter. Car la coupe était simple. Le tissu moulait le
corps, enserrait même le cou, ne laissant paraître que le visage et les mains…
Andersen s’était penché sur une
table, retirait le verre d’une lampe à pétrole datant des trois vieilles, une
lampe à haut pied de porcelaine, orné de faux bronze.
Cela fit un rond lumineux de deux
mètres de diamètre dans un coin du salon. L’abat-jour était orange.
— Excusez-moi… Je n’ai pas
remarqué que tous les sièges étaient encombrés…
Et Andersen débarrassait un fauteuil
Empire des livres qui y étaient empilés. Il les posa sur le tapis, en désordre.
Else fumait, debout, toute droite, sculptée par le velours.
— Votre frère, mademoiselle,
m’a affirmé qu’il n’avait rien entendu d’anormal pendant la nuit de samedi à
dimanche… Il paraît qu’il a le sommeil très dur…
— Très… répéta-t-elle en
exhalant un peu de fumée.
— Vous n’avez rien entendu non
plus ?
— De particulièrement anormal,
non !
Elle parlait lentement, en étrangère
qui doit traduire des phrases pensées dans sa langue.
— Vous savez que nous sommes
sur une route nationale. La circulation ne ralentit guère la nuit. Chaque jour,
des camions, dès huit heures du soir, se dirigent vers les Halles et font
beaucoup de bruit… Le samedi, il y a en outre les touristes qui gagnent les
bords de la Loire et la Sologne… Notre sommeil est entrecoupé de bruits de moteurs
et de freins, d’éclats de voix… Si la maison n’était si bon marché…
— Vous n’avez jamais entendu
parler de Goldberg ?
— Jamais…
La nuit n’était pas encore complète
dehors. Le gazon était d’un vert soutenu et l’on avait l’impression qu’on eût
pu compter les brins d’herbe, tant ils se détachaient avec netteté.
Le parc, malgré le manque
d’entretien, restait harmonieux comme un décor d’opéra. Chaque massif, chaque
arbre, chaque branche même était à sa place exacte. Et un horizon de champs,
avec un toit de ferme, achevait cette sorte de symphonie de l’Ile-de-France.
Dans le salon, par contre, parmi les
vieux meubles, des dos de livres étrangers, des mots que Maigret ne comprenait
pas. Et ces deux étrangers, le frère et la sœur, celle-ci, surtout, qui jetait une
note discordante…
Une note trop voluptueuse, trop
lascive ? Pourtant elle n’était pas provocante. Elle restait simple dans
ses gestes, dans ses attitudes…
Mais d’une simplicité qui n’était
pas celle qu’eût voulue le décor. Le commissaire eût mieux compris les trois
vieilles et leurs passions monstrueuses !
— Voulez-vous me permettre de
visiter la maison ?
Il n’y eut d’hésitation ni chez Carl
ni chez Else. Ce fut lui qui souleva la lampe, tandis qu’elle s’asseyait dans
un fauteuil.
— Si vous voulez me suivre…
— Je suppose que c’est surtout
dans ce salon que vous vous tenez ?…
— Oui… C’est ici que je
travaille, que ma sœur passe le plus clair de ses journées…
— Vous n’avez pas de
domestique ?
— Vous savez maintenant ce que
je gagne. C’est trop peu pour me permettre de me faire servir…
— Qui prépare les repas ?
— Moi…
C’était dit simplement, sans gêne,
sans honte, et, comme les deux hommes atteignaient un corridor, Andersen poussa
une porte, tendit la lampe vers la cuisine en disant du bout des lèvres :
— Vous excuserez le désordre…
C’était plus que du désordre.
C’était sordide. Un réchaud à alcool baveux de lait bouilli, de sauce, de
graisse, sur une table couverte d’un lambeau de toile cirée. Des bouts de pain.
Un reste d’escalope dans une poêle posée à même la table et, dans l’évier, de
la vaisselle sale.
Quand on eut regagné le corridor,
Maigret jeta un coup d’œil vers le salon, qui n’était plus éclairé et où
brillait seulement la cigarette d’Else.
— Nous ne nous servons pas de
la salle à manger ni du petit salon qui se trouvent en façade… Voulez-vous
voir ?…
La lampe éclaira un assez joli
parquet, des meubles entassés, des pommes de terre étalées sur le sol. Les
volets étaient clos.
— Nos chambres sont là-haut…
L’escalier était large. Une marche
criait. Le parfum, à mesure que l’on montait, devenait plus dense.
— Voici ma chambre…
Un simple sommier posé sur le
plancher, formant divan. Une toilette rudimentaire. Une garde-robe Louis XV. Un
cendrier débordant de bouts de cigarettes.
— Vous fumez beaucoup ?
— Le matin, au lit… Peut-être
trente cigarettes, en lisant…
Devant la porte située en face de la
sienne, il prononça
très vite :
— La chambre de ma sœur…
Mais il ne l’ouvrit pas. Il se
rembrunit tandis que Maigret tournait le bouton, poussait l’huis.
Andersen tenait toujours la lampe et
il évita de s’approcher avec la lumière. Le parfum était si compact qu’il
prenait à la gorge.
Toute la maison était sans style,
sans ordre, sans luxe. Un campement, où l’on usait de vieux restes.
Mais là, le commissaire devina, dans
le clair-obscur, comme une oasis chaude et moelleuse. On ne voyait pas le parquet,
couvert de peaux de bêtes, entre autres d’une splendide dépouille de tigre qui
servait de descente de lit.
Celui-ci était d’ébène, couvert de
velours noir. Sur ce velours, du linge de soie chiffonné.
Insensiblement, Andersen s’éloignait
avec la lampe dans le corridor, et Maigret le suivit.
— Il y a trois autres chambres,
inoccupées…
— En somme, celle de votre sœur
est la seule à donner sur la route…
Carl ne répondit pas, désigna un
escalier étroit.
— L’escalier de service… Nous
n’en usons pas… Si vous voulez voir le garage…
Ils descendirent l’un derrière
l’autre dans la lumière dansante de la lampe à pétrole. Au salon le point rouge
d’une cigarette restait la seule lueur.
A mesure qu’Andersen s’avançait, la
lumière envahit la pièce. On vit Else, à demi étendue dans un fauteuil, le
regard indifférent braqué vers les deux hommes.
— Vous n’avez pas offert de thé
au commissaire, Carl !
— Merci ! Je ne prends
jamais de thé…
— Je désire en prendre,
moi ! Voulez-vous du whisky ? Ou bien… Carl ! Je vous en prie…
Et Carl, confus, nerveux, posa la
lampe, alluma un petit réchaud qui se trouvait sous une théière d’argent.
— Que puis-je vous offrir,
commissaire ?
Maigret n’arrivait pas à préciser
l’origine de son malaise. L’atmosphère était tout ensemble intime et
désordonnée. De grandes fleurs aux pétales violacés s’épanouissaient sur le chevalet.
— En somme, dit-il, quelqu’un a
d’abord volé la voiture de M. Michonnet. Goldberg a été assassiné dans cette
voiture, qu’on a ensuite amenée dans votre garage. Et votre auto a été conduite
dans celui de l’assureur…
— C’est incroyable, n’est-ce
pas ?
Else parlait d’une voix douce,
chantante, en allumant une nouvelle cigarette.
— Mon frère prétendait qu’on
nous accuserait, parce que le mort a été découvert chez nous… Il a voulu fuir…
Moi, je ne voulais pas… J’étais sûre qu’on comprendrait que, si nous avions
vraiment tué, nous n’aurions eu aucun intérêt à…
Elle s’interrompit, chercha des yeux
Carl qui furetait dans un coin.
— Eh bien ! Vous n’offrez
rien au commissaire ?
— Pardon… Je… je m’aperçois
qu’il n’y a plus de…
— Vous êtes toujours le
même ! Vous ne pensez à rien… Il faut nous excuser, monsieur ?…
— Maigret.
— … monsieur Maigret… Nous buvons
très peu d’alcool et…
Il y eut des bruits de pas dans le
parc, où Maigret devina la silhouette du brigadier Lucas qui le cherchait.
III
La nuit du carrefour
— Qu’est-ce que c’est,
Lucas ?
Maigret se dressait devant la
porte-fenêtre. Il avait derrière lui l’atmosphère trouble du salon, en face, le
visage de Lucas dans l’ombre fraîche du parc.
— Rien, commissaire… Je vous
cherchais…
Et Lucas, un peu confus, essayait de
lancer un regard à l’intérieur, par-dessus les épaules du commissaire.
— Tu m’as retenu une
chambre ?
— Oui… Il y a un télégramme
pour vous… Mme Goldberg arrive cette nuit en auto…
Maigret se retourna, vit Andersen
qui attendait, le front penché, Else qui fumait en remuant le pied avec
impatience.
— Je viendrai sans doute vous
interroger à nouveau demain, leur annonça-t-il. Mes hommages, mademoiselle…
Elle le salua avec une bonne grâce
condescendante. Carl voulut reconduire les deux policiers jusqu’à la grille.
— Vous ne visitez pas le
garage ?
— Demain…
— Ecoutez, commissaire… Ma
démarche va peut-être vous paraître équivoque… Je voudrais vous demander d’user
de moi si je puis vous servir à quelque chose… Je sais que je suis étranger,
qu’en outre c’est sur moi que pèsent les plus lourdes charges… Raison de plus
pour que je fasse l’impossible afin que le coupable soit découvert… Ne m’en
veuillez pas de ma maladresse…
Maigret lui planta le regard dans
les yeux. Il vit une prunelle triste qui se détourna lentement. Carl Andersen
referma la grille et regagna la maison.
— Qu’est-ce qui t’a pris, Lucas ?
— Je n’étais pas tranquille… Il
y a un bon moment que je suis revenu d’Avrainville… Je ne sais pas pourquoi ce
carrefour m’a fait soudain une si sale impression…
Ils marchaient tous les deux dans
l’obscurité, sur le bas-côté de la route. Les voitures étaient rares.
— J’ai essayé de reconstituer
le crime en esprit, poursuivit-il, et, plus on y pense, plus le drame devient
ahurissant.
Ils étaient arrivés à hauteur de la
villa des Michonnet, qui était comme une des pointes d’un triangle dont les
autres angles étaient formés, d’une part par le garage, de l’autre par la
maison des Trois-Veuves.
Quarante mètres entre le garage et
les Michonnet. Cent mètres entre ces derniers et les Andersen.
Pour les relier, le ruban régulier
et poli de la route, endiguée comme un fleuve par de hauts arbres.
On ne voyait aucune lumière du côté
des Trois-Veuves. Deux fenêtres étaient éclairées chez l’agent d’assurances,
mais des rideaux sombres ne laissaient filtrer qu’un filet de lumière, un filet
irrégulier qui prouvait que quelqu’un écartait le rideau à hauteur d’homme pour
regarder dehors.
Côté garage, les disques laiteux des
pompes à essence, puis un rectangle de lumière crue jaillissant de l’atelier où
éclataient des coups de marteau.
Les deux hommes s’étaient arrêtés,
et Lucas, qui était un des plus anciens collaborateurs de Maigret,
expliquait :
— Avant tout, il faut que
Goldberg soit venu jusqu’ici. Vous avez vu le cadavre, à la morgue
d’Etampes ? Non ?… Un homme de quarante-cinq ans, au type israélite
prononcé… Un petit type solide, à la mâchoire dure, au front têtu couronné par
des cheveux frisés de mouton. Un complet fastueux… Du linge fin à son chiffre…
Un personnage habitué à mener large vie, à commander, à dépenser sans compter…
Pas de boue, pas de poussière sur ses souliers vernis… Donc, si même il est
venu à Arpajon par le train, il n’a pas fait à pied les trois kilomètres qui
nous séparent de la ville…
» Mon idée est qu’il est venu
de Paris, peut-être d’Anvers en voiture…
» Le médecin affirme que la
digestion du dîner était terminée au moment de la mort, qui a été instantanée…
Par contre, dans l’estomac, on a retrouvé une assez grande quantité de
champagne et des amandes grillées.
» A Arpajon, aucun hôtelier n’a
vendu de champagne la nuit de samedi à dimanche, et je vous défie de trouver
dans toute la ville des amandes grillées.
Un camion automobile passa à
cinquante à l’heure avec un vacarme de ferraille agitée.
— Regardez le garage des
Michonnet, commissaire. Il n’y a qu’un an que l’agent d’assurances possède une
voiture. Sa première auto était un vieux clou et il se contentait, pour
l’abriter, de ce hangar de planches qui donne sur la route et est fermé avec un
cadenas. Il n’a pas eu le temps de faire construire un autre garage depuis
lors. C’est donc là qu’on est allé chercher la six cylindres neuve. Il a fallu
la conduire à la maison des Trois-Veuves, ouvrir la grille, le garage, en
retirer le tacot d’Andersen, mettre à sa place l’auto de Michonnet… Et, par
surcroît, installer Goldberg au volant et le tuer d’une balle tirée à bout portant…
Personne n’a rien vu, rien entendu !… Personne n’a d’alibi !… Je
ne sais pas si vous avez la même impression que moi, en revenant d’Avrainville,
tout à l’heure, dans la nuit tombante, je me suis senti désaxé… Il m’a semblé
que l’affaire se présentait mal, qu’elle avait un caractère anormal, comme perfide…
» Je me suis avancé jusqu’à la
grille de la maison des Trois-Veuves… Je savais que vous y étiez… La façade
était obscure, mais je devinais un halo jaunâtre dans le jardin…
» C’est idiot, je le sais
bien !… J’ai eu peur !… pour vous, n’est-ce pas ?… Ne vous
retournez pas trop vite… C’est Mme Michonnet qui est embusquée derrière ses
rideaux…
» Je me trompe certainement… Et
pourtant je jurerais que la moitié des conducteurs qui passent en voiture nous
observent d’une façon spéciale…
Maigret fit du regard le tour du
triangle. On ne voyait plus les champs, que l’obscurité avait noyés. A droite
de la grand-route, en face du garage, le chemin d’Avrainville s’amorçait, non
pas planté d’arbres comme la route nationale, mais bordé d’un seul côté par une
file de poteaux télégraphiques.
A huit cents mètres, quelques
lumières : les premières maisons du village.
— Du champagne et des amandes
grillées ! grommela le commissaire.
Il se mit lentement en marche,
s’arrêta en flâneur devant le garage où, dans la lumière aiguë d’une lampe à
arc, un mécanicien en salopette changeait la roue d’une voiture.
C’était plutôt un atelier de
réparations qu’un garage. Il contenait une dizaine d’autos, toutes étaient
vieilles, démodées, et l’une d’elles, sans roues, sans moteur, réduite à l’état
de carcasse, pendait aux chaînes d’une poulie.
— Allons dîner ! A quelle
heure doit arriver Mme Goldberg ?
— Je ne sais pas… Dans la
soirée…
L’auberge d’Avrainville était vide.
Un zinc, quelques bouteilles, un gros poêle, un billard de petit modèle, aux
bandes dures comme des pierres et au drap troué, un chien et un chat couchés
côte à côte…
Le patron servit à table, tandis
qu’on voyait sa femme cuire des escalopes dans la cuisine.
— Comment s’appelle le
garagiste du carrefour ? questionna Maigret en avalant une sardine tenant
lieu de hors-d’œuvre.
— M. Oscar…
— Il y a longtemps qu’il est
dans le pays ?
— Peut-être huit ans… Peut-être
dix… Moi, j’ai une carriole et un cheval… Alors…
Et l’homme continua son service sans
entrain. Il n’était pas loquace. Il avait même le regard sournois de quelqu’un
qui se méfie.
— Et M. Michonnet ?…
— C’est l’agent d’assurances…
C’était tout.
— Vous boirez du blanc ou du
rouge ?
Il chipota longtemps pour retirer un
morceau de bouchon qui était tombé dans la bouteille, finit par transvaser la
piquette.
— Et les gens de la maison des
Trois-Veuves ?
— Je ne les ai pour ainsi dire
jamais vus… En tout cas, la dame, car il paraît qu’il y a une dame… La route
nationale, ce n’est déjà plus Avrainville…
— Bien cuites ? cria sa
femme de la cuisine.
Maigret et Lucas finirent par se
taire, chacun suivant le fil de ses pensées. A neuf heures, après avoir avalé
un calvados synthétique, ils gagnèrent la route, firent d’abord les cent pas,
se dirigèrent enfin vers le carrefour.
— Elle n’arrive pas.
— Je serais curieux de savoir
ce que Goldberg est venu faire dans le pays… champagne et amandes
grillées !… On a retrouvé des diamants dans ses poches ?
— Non… Rien que deux mille et
quelques francs dans son portefeuille…
Le garage était toujours éclairé.
Maigret nota que la maison de M. Oscar n’était pas en bordure mais qu’elle se
dressait derrière l’atelier, si bien qu’on n’en pouvait apercevoir les fenêtres…
Le mécanicien en combinaison
mangeait, assis sur le marchepied d’une voiture. Et soudain ce fut le garagiste
lui-même qui sortit de l’ombre de la route, à quelques pas des policiers.
— Bonsoir, messieurs !
— Bonsoir ! grogna
Maigret.
— Belle nuit ! Si cela
continue, nous aurons un temps magnifique pour Pâques…
— Dites donc ! questionna
brutalement le commissaire, votre boutique reste ouverte toute la nuit ?
— Ouverte, non ! Mais il y
a toujours un homme de garde qui couche sur un lit de camp. La porte est fermée…
Les habitués sonnent quand ils ont besoin de quelque chose…
— Il y a beaucoup de voitures
la nuit sur la route ?
— Beaucoup, non !
Pourtant, il y en a… Des camions automobiles, qui font les Halles… C’est le
pays des primeurs et surtout des cressonnières… Il arrive de manquer d’essence…
Ou bien il y a une petite réparation à faire… Vous ne voulez pas venir boire
quelque chose ?…
— Merci.
— Vous avez tort… Mais je
n’insiste pas… Alors, vous n’avez pas encore débrouillé cette histoire de
voitures ?… Vous savez ! M. Michonnet en fera sûrement une
maladie !… Surtout si on ne lui rend pas tout de suite une six
cylindres !…
Un phare brilla dans le lointain,
grossit. Un vrombissement. Une ombre passa.
— Le docteur d’Etampes !
murmura le garagiste. Il est allé en consultation à Arpajon… Son confrère a dû
le retenir à dîner…
— Vous connaissez toutes les
autos qui passent ?
— Beaucoup… Tenez ! ces
deux lanternes… C’est du cresson pour les Halles… Ces gens-là ne peuvent pas se
résigner à allumer leurs phares… Et ils tiennent toute la largeur de la
route !… Bonsoir, Jules !…
Une voix répondit, du haut du camion
qui passait, et l’on ne vit plus que le petit feu rouge de l’arrière, que la
nuit ne tarda pas à absorber.
Un train quelque part, une chenille
lumineuse qui s’étira dans le chaos nocturne.
— L’express de neuf heures
trente-deux… Vraiment ? vous ne voulez rien prendre ?… Dis donc,
Jojo !… Quand tu auras fini de dîner, tu vérifieras la troisième pompe,
qui est calée…
Des phares encore. Mais l’auto
passa. Ce n’était pas Mme Goldberg.
Maigret fumait sans répit. Laissant
M. Oscar devant son garage, il commença à aller et venir, suivi de Lucas qui
soliloquait à mi-voix.
Aucune lumière dans la maison des
Trois-Veuves. Les policiers passèrent dix fois devant la grille. Les dix fois
Maigret leva machinalement les yeux vers la fenêtre qu’il savait être celle de
la chambre d’Else.
Puis c’était la villa Michonnet,
sans style, toute neuve, avec sa porte de chêne verni et son jardinet ridicule.
Puis le garage, le mécanicien occupé
à réparer la pompe à essence, M. Oscar qui lui donnait des conseils, les deux
mains dans les poches.
Un camion, venant d’Etampes et se
dirigeant vers Paris, s’arrêta pour faire le plein. Sur le tas de légumes, un
homme était couché et dormait, un convoyeur, qui faisait la même route toutes
les nuits, à la même heure.
— Trente litres !
— Ça va ?…
— Ça va !
Un bruit d’embrayage et le camion
s’éloignait, abordait à soixante à l’heure la descente d’Arpajon.
— Elle ne viendra plus !
soupira Lucas. Sans doute a-t-elle décidé de dormir à Paris…
Ils parcoururent encore trois fois
les deux cents mètres du carrefour, puis Maigret obliqua soudain dans la
direction d’Avrainville. Quand il arriva en face de l’auberge, les lampes
étaient éteintes, sauf une, et l’on ne voyait personne dans le café.
— Il me semble que j’entends
une voiture…
Ils se retournèrent. C’était exact.
Deux phares trouaient la nuit dans la direction du village. Une auto devait
virer en face du garage, au ralenti. Quelqu’un parlait.
— Ils demandent leur chemin…
La voiture s’approcha enfin,
illuminant les uns après les autres les poteaux télégraphiques. Maigret et
Lucas furent pris dans le faisceau de lumière, debout tous les deux en face de
l’auberge.
Un coup de freins. Un chauffeur
descendit, se dirigea vers la portière qu’il ouvrit.
— C’est bien ici ?
questionna une voix de femme à l’intérieur.
— Oui, madame… Avrainville… Et
il y a une branche de sapin au-dessus de la porte…
Une jambe gainée de soie. Un pied se
posait par terre. On devina de la fourrure. Maigret allait s’avancer vers la
visiteuse.
A ce moment, il y eut une
détonation, un cri et, tête première, la femme tomba sur le sol, s’y écrasa
littéralement, y resta, repliée sur elle-même, roulée en boule, tandis qu’une
des jambes se déployait dans un spasme.
Le commissaire et Lucas se
regardèrent.
— Occupe-toi d’elle !
lança Maigret.
Mais déjà il y avait eu quelques
secondes de perdues. Le chauffeur, ahuri, restait immobile à la même place. Une
fenêtre s’ouvrait au premier étage de l’auberge.
Le coup de feu était parti du champ,
à droite de la route. Tout en courant, le commissaire tirait son revolver de sa
poche. Il entendait quelque chose, un martèlement mou de pas dans la glaise.
Mais il ne voyait rien, à cause des phares de l’auto qui, éclairant avec
violence une partie du décor, rendaient ailleurs l’obscurité absolue.
Il cria en se retournant :
— Les phares !…
Ce fut d’abord sans effet. Il répéta
sa phrase. Et alors il y eut une méprise catastrophique. Le chauffeur, ou
Lucas, braqua un des phares dans la direction du commissaire.
Si bien que celui-ci se découpait,
immense, tout noir, sur le sol nu du champ.
L’assassin devait être plus loin, ou
plus à gauche, ou plus à droite, hors du cercle de lumière en tout cas.
— Les phares, n… de D… !
hurla Maigret une dernière fois.
Il serrait les poings de rage. Il
courait en zigzag, comme
un lapin poursuivi. La notion de la distance elle-même, à
cause de cet éclairage, était faussée. Et c’est ainsi qu’il vit soudain les
pompes du garage à moins de cent mètres de lui.
Puis ce fut une forme humaine, tout
près, une voix enrouée :
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
Maigret s’arrêta net, furieux,
humilié, regarda M. Oscar des pieds à la tête, constata qu’il n’y avait pas de
boue à ses pantoufles.
— Vous n’avez vu
personne ?…
— Sauf une voiture qui a
demandé le chemin d’Avrainville…
Le commissaire aperçut un feu rouge,
sur la route nationale, dans la direction d’Arpajon.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un camion pour les Halles.
— Il s’est arrêté ?
— Le temps de prendre vingt
litres…
On devinait un remue-ménage du côté
de l’auberge et le phare continuait à balayer le champ désert. Maigret avisa soudain
la maison des Michonnet, traversa la route, sonna.
Un petit judas s’ouvrit.
— Qui est là ?…
— Commissaire Maigret… Je
voudrais parler à M. Michonnet…
On tira une chaîne, deux verrous.
Une clé tourna dans la serrure. Mme Michonnet parut, inquiète, bouleversée
même, lança malgré elle des regards furtifs sur la route, dans les deux sens.
— Vous ne l’avez pas vu ?
— Il n’est pas ici ? grogna
Maigret, avec une lueur d’espoir.
— C’est-à-dire… Je ne sais pas…
Je… On vient de tirer, n’est-ce pas ?… Mais entrez donc !
Elle avait une quarantaine d’années,
un visage sans grâce, aux traits accusés.
— M. Michonnet est sorti un
moment pour…
Une porte était ouverte, à gauche,
celle de la salle à manger. La table n’était pas desservie.
— Depuis combien de temps
est-il parti ?
— Je ne sais pas… Peut-être une
demi-heure…
Quelque chose remuait dans la
cuisine.
— Vous avez une
domestique ?
— Non… C’est peut-être le chat…
Le commissaire ouvrit la porte et
vit M. Michonnet lui-même qui rentrait par la porte du jardin. Ses souliers
étaient lourds de boue. Il s’épongeait.
Il y eut un silence, un moment de
stupeur, pendant lequel les deux hommes se regardèrent.
— Votre arme ! articula le
policier.
— Mon…
— Votre arme ! Vite !…
L’agent d’assurances lui tendit un
petit revolver à barillet, qu’il prit dans une poche de son pantalon. Mais les
six balles s’y trouvaient. Le canon était froid.
— D’où venez-vous ?
— De là-bas…
— Qu’appelez-vous là-bas ?
— N’aie pas peur, Emile !…
On n’oserait pas te faire de mal !… intervint Mme Michonnet. C’est trop
fort, à la fin… Et mon beau-frère, qui est juge de paix à Carcassonne…
— Un moment, madame… Je parle à
votre mari… Vous venez d’Avrainville… Qu’êtes-vous allé y faire ?…
— Avrainville ?…
Moi ?…
Il tremblait. Il essayait en vain de
faire bonne contenance. Mais sa stupeur ne semblait pas jouée.
— Je vous jure que je viens de
là-bas, de la maison des Trois-Veuves… Je voulais les surveiller moi-même,
puisque…
— Vous n’êtes pas allé dans le
champ ?… Vous n’avez rien entendu ?…
— C’était un coup de feu ?…
Il y a quelqu’un de tué ?…
Ses moustaches pendaient. Il regarda
sa femme comme
un gosse regarde sa maman au moment du danger.
— Je vous jure,
commissaire !… je vous jure…
Il frappa le sol du pied, tandis que
deux larmes jaillissaient de ses paupières.
— C’est inouï !
éclata-t-il. C’est ma voiture qu’on vole ! C’est dans ma voiture qu’on met
un cadavre ! Et l’on refuse de me la rendre, à moi qui ai travaillé quinze
ans pour me la payer !… Et c’est encore moi qu’on accuse de…
— Tais-toi, Emile !… Je
vais lui parler, moi !…
Mais Maigret ne lui en laissa pas le
temps.
— Il n’y a pas d’autre arme
dans la maison ?
— Tout juste ce revolver, que
nous avons acheté quand nous avons fait construire la villa… Et encore !
Ce sont toujours les balles que l’armurier a mises lui-même dedans…
— Vous venez de la maison des
Trois-Veuves ?
— Je craignais qu’on vole à
nouveau ma voiture… Je voulais faire mon enquête de mon côté… Je m’étais
introduit dans le parc, ou plutôt j’avais grimpé sur le mur…
— Vous les avez vus ?
— Qui ?… Les deux ?…
Les Andersen ?… Bien sûr !… Ils sont là, dans le salon… Ils se
disputent depuis une heure…
— Vous êtes parti quand vous
avez entendu le coup de feu ?
— Oui… Mais je n’étais pas sûr
que ce fût un coup de feu… Il me semblait seulement… J’étais inquiet…
— Vous n’avez vu personne
d’autre ?
— Personne…
Maigret marcha vers la porte. Dès
qu’il l’eut ouverte, il trouva M. Oscar qui s’avançait précisément vers le
seuil.
— C’est votre collègue qui
m’envoie, commissaire, pour vous dire que la femme est morte… Mon mécanicien
est allé prévenir la gendarmerie d’Arpajon… Il ramènera un médecin… Vous permettez ?…
Je ne peux pas laisser le garage tout seul…
On voyait toujours à Avrainville,
les phares blêmes qui éclairaient un pan de mur de l’auberge, des ombres qui se
mouvaient autour d’une voiture.
IV
La prisonnière
Maigret marchait lentement, tête
basse, dans le champ où les blés commençaient à piqueter la terre de vert pâle.
C’était le matin. Il y avait du
soleil et l’air était tout vibrant du chant d’oiseaux invisibles. Devant la
porte de l’auberge, à Avrainville, Lucas attendait le Parquet en montant la
garde près de l’auto qui avait amené Mme Goldberg et qui avait été louée par
elle à Paris, place de l’Opéra.
La femme du diamantaire anversois
était étendue sur un lit de fer, au premier étage. On avait jeté un drap sur
son cadavre, que le médecin, la nuit, avait à demi dévêtu.
Une belle journée d’avril
commençait. Dans le champ même où Maigret, ébloui par les phares, avait en vain
pourchassé l’assassin et où maintenant il avançait pas à pas, en suivant les
traces de la nuit, deux paysans chargeaient dans une charrette des betteraves
qu’ils retiraient d’un tertre, et les chevaux attendaient paisiblement.
Les deux rangs d’arbres de la route
nationale coupaient le panorama. Les pompes à essence rouges du garage
éclataient dans le soleil.
Maigret fumait, lent, buté,
peut-être maussade. Les empreintes relevées dans le champ semblaient prouver
que Mme Goldberg avait été tuée d’une balle de carabine, car l’assassin ne
s’était pas approché à moins de trente mètres de l’auberge.
C’étaient des empreintes peu
caractéristiques de chaussures sans clous, de pointure moyenne. La piste
décrivait
un arc de cercle pour aboutir au carrefour des
Trois-Veuves à égale distance à peu près de la maison des Andersen, de la villa
Michonnet et du garage.
Bref, cela ne prouvait rien !
Cela n’apportait aucun élément nouveau, et Maigret, quand il émergea sur la
route, serrait un peu trop fort le tuyau de sa pipe entre les dents.
Il vit M. Oscar sur son seuil, les
mains dans les poches d’un pantalon trop large, une expression béate sur son
visage vulgaire.
— Déjà levé, commissaire ?…
cria-t-il à travers la route.
Au même moment, une voiture
s’arrêtait entre le garage
et Maigret. C’était la petite 5 CV d’Andersen…
Le Danois était au volant, ganté, un
chapeau souple sur la tête, une cigarette aux lèvres. Il se découvrit.
— Vous permettez que je vous
dise deux mots, commissaire ?
La glace baissée, il poursuivit avec
son habituelle correction :
— Je voulais de toute façon
vous demander la permission de me rendre à Paris… J’espérais vous rencontrer
par ici… Je vais vous dire ce qui m’y appelle. Nous sommes le 15 avril… C’est
aujourd’hui que je touche le prix de mon travail chez Dumas et Fils… C’est
aujourd’hui aussi que je dois payer mon terme…
Il s’excusa d’un vague sourire.
— De bien mesquines nécessités,
comme vous le voyez, mais des nécessités impérieuses… J’ai besoin d’argent…
Il retira un instant son monocle
noir pour mieux le caler dans l’orbite et Maigret détourna la tête, car il
n’aimait pas rencontrer le regard fixe de son œil de verre.
— Votre sœur ?
— Précisément… J’allais vous en
parler… Est-ce trop vous demander de faire surveiller de temps en temps la
maison ?…
Trois voitures sombres montaient la
côte venant d’Arpajon, tournaient à gauche dans la direction d’Avrainville.
— Qu’est-ce que c’est ?…
— Le Parquet… Mme Goldberg a
été tuée cette nuit, au moment où elle sortait d’une auto, en face de l’auberge…
Maigret épiait ses réflexes. De
l’autre côté de la rue, M. Oscar faisait en face de son garage une balade
paresseuse.
— Tuée !… répéta Carl.
Et, avec une soudaine nervosité :
— Ecoutez, commissaire !…
Il faut que j’aille à Paris… Je ne peux pas rester sans argent, surtout le jour
où les fournisseurs présentent leur facture… Mais je veux, dès que je
reviendrai, aider à la découverte du coupable… Vous m’y autoriserez, n’est-ce
pas ?… Je ne sais rien de précis… Mais je pressens… comment dire ?…
je devine la trame de quelque chose…
Il dut serrer le trottoir de plus
près, parce qu’un camion, qui revenait de Paris, cornait pour réclamer le
passage.
— Allez ! lui dit Maigret.
Carl salua, prit encore le temps
d’allumer une cigarette avant d’embrayer, et le tacot descendit la côte, gravit
lentement l’autre versant.
Trois voitures étaient arrêtées à
l’entrée d’Avrainville et des silhouettes s’agitaient.
— Vous ne voulez pas prendre quelque
chose ?
Maigret fronça les sourcils en
regardant le garagiste souriant, qui ne se décourageait pas de lui offrir à
boire.
Tout en bourrant une pipe, il
s’achemina vers la maison des Trois-Veuves, dont les grands arbres étaient
pleins de vols et de piaillements d’oiseaux. Il dut passer devant la villa des
Michonnet.
Les fenêtres étaient ouvertes. Au
premier étage, dans la chambre à coucher, on voyait Mme Michonnet, un bonnet
sur la tête, occupée à secouer une carpette.
Au rez-de-chaussée, l’agent d’assurances,
sans faux col, non rasé, les cheveux mal peignés, regardait la route d’un air à
la fois lugubre et distant. Il fumait une pipe d’écume à tuyau de merisier.
Quand il aperçut le commissaire, il feignit d’être occupé à vider cette pipe et
il évita de le saluer.
Quelques instants plus tard, Maigret
sonnait à la grille de la maison Andersen. Il attendit en vain pendant dix
minutes. Toutes les persiennes étaient fermées. On n’entendait aucun bruit,
sinon le murmure continu des oiseaux qui transformaient chaque arbre en un
monde en effervescence.
Il finit par hausser les épaules,
examina la serrure, choisit un passe-partout qui fit jouer le pêne. Et, comme
la veille, il contourna le bâtiment pour atteindre les portes-fenêtres du salon.
Il y frappa, n’obtint pas davantage
de réponse. Alors il entra, têtu, grognon, jeta un regard au phonographe
ouvert, muni d’un disque.
Pourquoi le fit-il tourner ? Il
n’aurait pas pu le dire. L’aiguille grinça. Un orchestre argentin joua un tango
tandis que le commissaire s’engageait dans l’escalier.
Au premier, la chambre d’Andersen
était ouverte. Près d’une penderie, Maigret avisa une paire de chaussures qui venaient
sans doute d’être cirées, car la brosse et la boîte de crème étaient encore à
côté, tandis que le plancher était étoilé de boue pulvérisée.
Le commissaire avait relevé, sur un
papier, le contour des empreintes découvertes dans le champ. Il compara. La
similitude était absolue.
Et pourtant il n’eut pas un
tressaillement. Il ne parut pas se réjouir. Il fumait toujours, aussi maussade
qu’à son réveil.
Une voix féminine s’éleva.
— C’est toi ?…
Il hésita à répondre. Il ne voyait
pas celle qui parlait. La voix venait de la chambre d’Else, dont la porte était
close.
— C’est moi… finit-il par
articuler aussi confusément que possible.
Un silence assez long. Puis
soudain :
— Qui est là ?…
Il était trop tard pour tricher.
— Le commissaire, qui est déjà
venu hier… Je serais désireux de vous dire quelques mots, mademoiselle…
Un silence encore. Maigret essayait
de deviner ce qu’elle pouvait bien faire de l’autre côté de cette porte que
soulignait un mince filet de soleil.
— Je vous écoute… dit-elle
enfin.
— Vous seriez aimable de
m’ouvrir la porte… Si vous n’êtes pas habillée, je puis attendre…
Toujours ces silences crispants. Un
petit rire.
— Vous me demandez une chose
difficile, commissaire !
— Pourquoi ?
— Parce que je suis enfermée…
Il faudra donc que vous me parliez sans me voir…
— Qui vous a enfermée ?
— Mon frère Carl… C’est moi qui
le lui demande quand il sort, tant j’ai peur des rôdeurs…
Maigret ne dit rien, tira son
passe-partout de sa poche et l’introduisit sans bruit dans la serrure. Sa gorge
se serrait un peu. Peut-être des pensées troubles lui passaient-elles par la
tête ?
Quand le pêne joua, d’ailleurs, il
ne poussa pas l’huis immédiatement et préféra annoncer :
— Je vais entrer, mademoiselle…
Une impression étrange. Il était
dans un corridor sans soleil, aux murs ternes, et soudain il pénétrait dans un
décor de lumière.
Les persiennes étaient closes. Mais
les lattes horizontales laissaient jaillir de larges faisceaux de soleil.
Si bien que toute la chambre était
un puzzle d’ombre et de lumière. Les murs, les objets, le visage d’Else
lui-même étaient comme découpés en tranches lumineuses.
A cela s’ajoutait le parfum sourd de
la jeune femme et d’autres détails imprécis, du linge de soie jeté sur une
bergère, une cigarette orientale qui brûlait dans un bol de porcelaine, sur un
guéridon de laque, Else enfin, en peignoir grenat, étendue sur le velours noir
du divan.
Elle regardait s’avancer Maigret
avec, dans ses prunelles écarquillées, une stupeur amusée, mêlée peut-être
d’une toute petite pointe d’effroi.
— Qu’est-ce que vous
faites ?
— J’avais envie de vous parler…
Veuillez m’excuser si je vous dérange…
Elle rit, d’un rire de gamine. Une
de ses épaules sortit du peignoir, qu’elle remonta. Et elle restait couchée,
blottie plutôt sur le divan qui, comme le décor tout entier, était zébré de soleil.
— Vous voyez… Je ne faisais pas
grand-chose… Je ne fais jamais rien !…
— Pourquoi n’avez-vous pas
accompagné votre frère à Paris ?
— Il ne veut pas. Il prétend
que la présence d’une femme est gênante quand on traite des affaires…
— Vous ne quittez jamais la
maison ?
— Si ! pour me promener
dans le parc…
— C’est tout ?
— Il a trois hectares… C’est
assez pour me dégourdir les jambes, n’est-ce pas ?… Mais-asseyez-vous,
commissaire… Cela m’amuse de vous voir ici en fraude…
— Que voulez-vous dire ?
— Que mon frère fera une drôle
de tête en rentrant… Il est plus terrible qu’une mère… Plus terrible qu’un
amant jaloux !… C’est lui qui veille sur moi, et vous vous rendez compte
qu’il prend son rôle au sérieux…
— Je croyais que c’était vous
qui vouliez être enfermée, par crainte des bandits…
— Il y a de ça aussi… Je me
suis tellement habituée à la solitude que j’ai fini par avoir peur des gens…
Maigret s’était assis dans une
bergère, avait posé sur le tapis son chapeau melon. Et, chaque fois qu’Else le
regardait, il détournait la tête, parce qu’il n’arrivait pas à s’accoutumer à
ce regard-là.
La veille, elle n’avait été pour lui
que mystérieuse. Dans la pénombre où il l’avait vue, presque hiératique, elle
avait ressemblé à une héroïne de l’écran et l’entrevue avait gardé un caractère
théâtral.
Maintenant, il cherchait à découvrir
le côté humain de cet être, mais c’était autre chose qui le gênait :
l’intimité, précisément, de leur tête-à-tête.
Dans la chambre parfumée, couchée
comme elle l’était, en peignoir, balançant une mule au bout de son pied nu, et
Maigret, entre deux âges, le visage un peu rouge, le melon posé par terre…
N’était-ce pas une estampe pour la
Vie parisienne ?
Assez gauchement, il remit sa pipe
en poche, bien qu’elle ne fût pas vidée.
— En somme, vous vous ennuyez
ici ?
— Non… oui… je ne sais pas…
Vous fumez la cigarette ?…
Elle lui désignait une boîte de la
régie ottomane dont
la bande portait le prix de 20 fr. 65, et Maigret se
souvint que le couple vivait avec deux mille francs par mois, que Carl était
obligé d’aller toucher de l’argent une heure avant de payer son terme et ses
fournisseurs.
— Vous fumez beaucoup ?
— Une boîte ou deux par jour…
Elle lui tendit un briquet finement
ciselé, soupira en bombant la poitrine, ce qui échancra son corsage.
Mais le commissaire ne se hâtait pas
de la juger. Il avait vu, dans la société qui hante les palaces, de fastueuses
étrangères qu’un petit-bourgeois eût prises pour des grues.
— Votre frère est sorti, hier
soir ?
— Vous croyez ?… Je
l’ignore…
— Vous n’avez pas passé la
soirée à vous disputer avec lui ?…
Elle montra ses dents magnifiques
dans un sourire.
— Qui vous a dit cela ?…
C’est lui ?… Nous nous disputons parfois, mais gentiment… Tenez. Hier, je
lui reprochais de vous avoir mal reçu… Il est tellement sauvage !… Déjà
quand il était tout jeune…
— Vous viviez au
Danemark ?…
— Oui… Dans un grand château
des bords de la Baltique… Un château très triste, tout blanc dans la verdure
grise… vous connaissez le pays ?… C’est lugubre !… Et pourtant, c’est
beau…
Son regard s’alourdissait de
nostalgie. Son corps eut un frémissement voluptueux.
— Nous étions riches… Mais nos
parents étaient très sévères, comme la plupart des protestants… Moi, je ne
m’occupe pas de religion… Mais Carl est encore croyant… Un peu moins que son
père, qui a perdu toute sa fortune parce qu’il s’entêtait dans ses scrupules…
Carl et moi avons quitté le pays…
— Il y a trois ans ?
— Oui… Pensez que mon frère
était destiné à devenir un haut dignitaire de la Cour… Et le voilà obligé de
gagner sa vie en dessinant d’affreux tissus… A Paris, dans les hôtels de second
et même de troisième ordre, où nous avons dû descendre, il était atrocement
malheureux… Il a eu le même précepteur que le prince héritier… Il a préféré
s’enterrer ici…
— Et vous y enterrer en même
temps.
— Oui… J’ai l’habitude… Au
château de mes parents, j’étais prisonnière aussi… On écartait toutes celles
qui eussent pu devenir mes amies, sous prétexte qu’elles étaient de trop basse
naissance…
Son expression de physionomie
changea avec une curieuse soudaineté.
— Est-ce que vous croyez,
questionna-t-elle, que Carl soit vraiment devenu… comment dire ?…
anormal ?…
Et elle se penchait, comme pour
recueillir plus tôt l’opinion du commissaire.
— Vous craignez que… s’étonna
Maigret.
— Je n’ai pas dit ça ! Je
n’ai rien dit ! Pardonnez-moi… Vous me faites parler… Je ne sais pas
pourquoi j’ai une telle confiance en vous… Alors…
— Il est parfois étrange ?
Elle haussa les épaules avec
lassitude, croisa les jambes, les décroisa, se leva, montrant un instant entre
les pans du peignoir un éclair de chair.
— Que voulez-vous que je vous
dise ?… Je ne sais plus… Depuis cette histoire d’auto… Pourquoi aurait-il
tué un homme qu’il ne connaît pas ?…
— Vous êtes sûre de ne jamais
avoir vu Isaac Goldberg ?…
— Oui… Il me semble…
— Vous n’êtes jamais allés tous
deux à Anvers ?…
— Nous nous y sommes arrêtés
une nuit, en venant de Copenhague, voilà trois ans… Mais non ! Mon frère
n’est pas capable de cela… S’il est devenu un peu bizarre, je suis persuadée
que c’est à cause de son accident plus encore qu’à cause de notre ruine… Il
était beau… Il l’est encore quand il porte son monocle… Mais autrement,
n’est-ce pas ?… Le voyez-vous embrassant une femme sans ce morceau de
verre noir ?… Cet œil fixe dans une chair rougeâtre…
Elle frémit.
— C’est sûrement la principale
raison pour laquelle il se cache…
— Mais il vous cache, par le
fait !
— Qu’est-ce que cela peut
faire ?
— Vous êtes sacrifiée…
— C’est le rôle d’une femme,
surtout d’une sœur… Ce n’est pas tout à fait la même chose en France… Chez
nous, comme en Angleterre, dans une famille, il n’y a que le fils aîné,
l’héritier du nom, qui compte…
Elle s’énervait. Elle fumait à
bouffées plus courtes, plus denses. Elle marchait, tandis que se mouraient sur
elle les rais de lumière.
— Non ! Carl n’a pas pu
tuer… Il y a méprise… N’est-ce pas parce que vous l’avez compris que vous
l’avez relâché ?… A moins…
— A moins ?…
— Vous ne l’avouerez quand même
pas ! Je sais que, faute de preuves suffisantes, il arrive à la police de
remettre un prévenu en liberté, afin de le confondre plus sûrement par la suite…
Ce serait odieux !…
Elle écrasa sa cigarette dans le bol
de porcelaine.
— Si nous n’avions pas choisi
ce carrefour sinistre… Pauvre Carl, qui cherchait la solitude !… Mais nous
sommes moins seuls, commissaire, que dans le quartier le plus populeux de Paris !…
En face, ces gens, ces petits-bourgeois impossibles et ridicules qui nous
épient… Elle surtout, avec son bonnet blanc le matin, son chignon de travers
l’après-midi… Puis ce garage, un peu plus loin… Trois groupes, trois camps,
dirai-je, à égale distance les uns des autres…
— Vous aviez des rapports avec
les Michonnet ?
— Non ! L’homme est venu
une fois, pour une assurance. Carl l’a éconduit…
— Et le garagiste ?
— Il n’a jamais mis les pieds
ici…
— C’est votre frère qui, le
dimanche matin, a voulu fuir ?
Elle se tut un bon moment, tête
basse, des roseurs aux joues.
— Non… soupira-t-elle enfin
d’une voix à peine distincte.
— C’est vous ?
— C’est moi… Je n’avais pas
encore réfléchi. J’étais comme folle à l’idée que Carl avait pu commettre un
crime… La veille, je l’avais vu tourmenté… Alors, je l’ai entraîné…
— Il ne vous a pas juré qu’il
était innocent ?
— Oui…
— Vous ne l’avez pas cru ?
— Pas tout de suite.
— Et maintenant ?…
Elle prit son temps pour articuler
en détachant toutes les syllabes :
— Je crois que, malgré tous ses
malheurs, Carl est incapable, de son plein gré, de commettre une mauvaise
action… Mais écoutez-moi, commissaire… Il ne va sans doute pas tarder à rentrer…
S’il vous trouve ici, Dieu sait ce qu’il pensera…
Elle eut un sourire où il y avait
malgré tout de la coquetterie, sinon un rien de provocation.
— Vous le défendrez, n’est-ce
pas ?… Vous le tirerez de là ?… Je vous serais tellement
reconnaissante !…
Elle lui tendait la main, et dans ce
geste le peignoir une fois de plus s’entrouvrait.
— Au revoir, commissaire…
Il ramassa son chapeau, sortit
obliquement.
— Vous pouvez refermer la
porte, afin qu’il ne s’aperçoive de rien ?…
Quelques instants plus tard, Maigret
descendait l’escalier, traversait le salon aux meubles disparates, gagnait la
terrasse ruisselante des rayons déjà chauds du soleil.
Des autos bourdonnaient sur la
route. La grille ne grinça pas tandis qu’il la refermait.
Comme il passait devant le garage,
une voix gouailleuse lança :
— A la bonne heure ! Vous
n’avez pas peur, vous !
C’était M. Oscar, faubourien et
jovial, qui ajouta :
— Allons ! décidez-vous à
venir prendre quelque chose ! Ces messieurs du Parquet sont déjà repartis.
Vous avez bien une minute !
Le commissaire hésita, grimaça parce
qu’un mécanicien faisait grincer sa lime sur une pièce d’acier coincée dans un
étau.
— Dix litres ! criait un
automobiliste arrêté près d’une des pompes. Il n’y a personne, là-dedans ?
M. Michonnet, qui n’était pas encore
rasé et qui n’avait pas mis de faux col, se tenait debout dans son jardin minuscule,
à regarder la route par-dessus le grillage.
— Enfin ! s’écria M. Oscar
en voyant Maigret disposé à le suivre. J’aime les gens sans façon, moi !
Ce n’est pas comme l’aristo des Trois-Veuves !…
V
L’auto abandonnée
— Par ici, commissaire !…
Ce n’est pas du luxe, hein !… Nous, on n’est que des ouvriers…
Il poussa la porte de la maison
située derrière le garage et l’on entra de plain-pied dans une cuisine qui
devait servir de salle à manger, car il y avait encore sur la table les
couverts du petit déjeuner.
Une femme en peignoir de crépon rose
s’interrompit de frotter un robinet de cuivre.
— Approche, ma cocotte, que je
te présente le commissaire Maigret… Ma femme, commissaire !… Remarquez
qu’elle pourrait se payer une bonne… Mais elle n’aurait plus rien à faire et
elle s’ennuierait…
Elle n’était ni laide ni jolie. Elle
avait une trentaine d’années. Son déshabillé était commun, sans séduction, et
elle restait toute gauche devant Maigret, à guetter son mari.
— Sers-nous l’apéritif,
va !… Un export-cassis, commissaire ?… Vous tenez à ce que je vous
reçoive au salon ?… Non ?… Tant mieux ! Je suis à la bonne
franquette, moi !… pas vrai, ma cocotte ?… Non ! pas ces
verres-là… Des grands verres !
Il se renversa en arrière, sur sa
chaise. Il portait une chemise rose, sans gilet, et il glissait ses mains dans
la ceinture, sur son ventre rebondi.
— Excitante, la dame des
Trois-Veuves, hé ?… Il ne faut pas trop le dire devant ma femme… Mais,
entre nous, c’est un joli cadeau à faire à un homme… Seulement, il y a le frère…
Qu’il dit !… Un chevalier de la triste figure, qui passe son temps à
l’épier… On raconte même dans le pays que, quand il s’en va pour une heure, il
l’enferme à double tour et qu’il fait la même chose toutes les nuits… Vous
trouvez que ça ressemble à frère et sœur, vous, ça ?… A votre santé !…
Dis donc, ma cocotte, va dire à Jojo qu’il n’oublie pas de réparer le camion du
type de Lardy…
Maigret eut un mouvement vers la
fenêtre, parce qu’il entendait un bruit de moteur qui lui rappelait le bruit
d’une 5 CV.
— Ce n’est pas ça,
commissaire !… Moi, je peux vous dire exactement, d’ici, les yeux fermés,
ce qui se passe sur la route… Ce tacot-là… c’est celui de l’ingénieur de
l’usine électrique… Vous attendez que notre aristo revienne ?…
Un réveille-matin posé sur une
étagère marquait onze heures. Par une porte ouverte, Maigret aperçut un
corridor où il y avait un appareil mural de téléphone.
— Vous ne buvez pas… A votre
enquête !… Vous ne trouvez pas que c’est rigolo, cette histoire ?…
L’idée de changer les voitures, et surtout de chiper la six cylindres à
l’haricot d’en face !… Car c’est un haricot !… Je vous jure que nous
sommes servis, en fait de voisins ! Ça m’a amusé de vous voir aller et
venir depuis hier… Et surtout de vous voir regarder les gens de travers avec
l’air de les soupçonner tous… Remarquez que j’ai un cousin de ma femme qui
était de la police aussi… Brigade des jeux !… Il était toutes les
après-midi aux courses, et le plus marrant c’est qu’il me passait des tuyaux… A
votre santé !… Alors, ma cocotte, c’est fini ?…
— Oui…
La jeune femme, qui venait de
rentrer, fut un moment à se demander ce qu’elle allait faire.
— Allons ! trinque avec
nous… Le commissaire n’est pas fier et ce n’est pas parce que tu as tes cheveux
sur des bigoudis qu’il refusera de boire à ta santé…
— Vous permettez que je donne
un coup de téléphone ? interrompit Maigret.
— C’est ça !… Tournez la
manivelle… Si c’est pour Paris, on vous branche immédiatement…
Il chercha d’abord dans l’annuaire
le numéro de la Maison Dumas et Fols, les fabricants de tissus chez qui Carl
Andersen devait toucher de l’argent.
La conversation fut brève. Le
caissier, qu’il eut au bout du fil, confirma qu’Andersen avait deux mille
francs à encaisser ce jour-là, mais ajouta qu’on ne l’avait pas encore vu rue du
4 Septembre.
Quand Maigret revint dans la
cuisine, M. Oscar se frottait ostensiblement les mains.
— Vous savez ! j’aime
mieux vous avouer que ça me fait plaisir… Car, bien entendu, je connais la
musique !… Il arrive une histoire au carrefour… Nous ne sommes que trois
ménages à habiter ici… Comme de juste, on nous soupçonne tous les trois… Mais
si ! Faites pas l’innocent… J’ai compris que vous me regardiez de travers
et que vous hésitiez à venir trinquer avec moi !… Trois maisons !…
L’assureur a l’air trop idiot pour être capable de commettre un crime !…
L’aristo est un monsieur qui en impose !… Alors, il restait bibi, un
pauvre diable d’ouvrier qui a fini par s’installer patron, mais qui ne sait pas
causer… Un ancien boxeur ! Si vous demandez des renseignements sur moi à
la Tour pointue, on vous dira que j’ai été ramassé deux ou trois fois dans les
rafles, parce que ça me plaisait d’aller danser une java, rue de Lappe, surtout
du temps que j’étais boxeur… Une autre fois, j’ai cassé la gueule à un agent
qui me cherchait des misères… A votre santé, commissaire !…
— Merci…
— Vous n’allez pas
refuser !… Un export-cassis, ça n’a jamais fait de mal à personne… Vous
comprenez, moi, j’aime jouer franc jeu… Ça m’embête que vous tourniez autour de
mon garage avec l’air de me regarder en dessous… Pas vrai, ma cocotte ?…
Je ne te l’ai pas dit hier au soir ?… Le commissaire est là !… Eh
bien ! qu’il entre !… qu’il cherche partout !… Qu’il me
fouille ! Et qu’il avoue ensuite que je suis un bon bougre franc comme
l’or… Ce qui me passionne, dans cette histoire, ce sont les bagnoles… Car, au
fond, c’est une affaire de bagnoles…
Onze heures et demie ! Maigret
se leva.
— Encore un coup de téléphone à
donner…
Le front soucieux, il demanda la
Police judiciaire, chargea un inspecteur d’envoyer le signalement de la 5 CV
d’Andersen à toutes les gendarmeries, ainsi qu’aux frontières.
M. Oscar avait bu quatre apéritifs
et ses joues en étaient plus roses, ses yeux brillants.
— Je sais bien que vous allez
refuser de manger la blanquette de veau avec nous… Surtout qu’ici on mange dans
la cuisine… Bon ! Voilà le camion à Groslumeau qui revient des Halles…
Vous permettez, commissaire ?…
Il sortit. Maigret resta seul avec
la jeune femme, qui tournait une cuiller de bois dans une casserole.
— Vous avez un joyeux
mari !
— Oui… Il est gai…
— Et brutal à l’occasion, pas
vrai ?
— Il n’aime pas qu’on le
contredise… Mais c’est un brave garçon…
— Un peu coureur ?
Elle ne répondit pas.
— Je parie qu’il fait de temps
en temps une bombe carabinée…
— Comme tous les hommes…
La voix devenait amère. On entendait
les échos d’une conversation du côté du garage.
— Mets ça là !… Bon !
Oui… On te changera tes pneus arrière, demain matin…
M. Oscar revint, exultant. On
sentait qu’il avait envie de chanter, de faire le petit fou.
— Vrai ! Vous ne voulez
pas boulotter avec nous, commissaire ?… On sortirait un vieux pinard de la
cave !… Qu’est-ce que t’as à faire une bobine comme ça, Germaine ?…
Ah ! les femmes !… Ça ne peut jamais garder la même humeur pendant
deux heures…
— Je dois regagner
Avrainville ! dit Maigret.
— Faut-il que je vous y
conduise en voiture ?… Il y en a pour une minute…
— Merci… Je préfère marcher…
Dehors, Maigret tomba dans une
atmosphère toute chaude de soleil et, sur le chemin d’Avrainville, il fut
précédé par un papillon jaune.
A cent mètres de l’auberge, il
rencontra le brigadier Lucas qui venait à sa rencontre.
— Eh bien ?
— Comme vous le pensiez !…
Le médecin a extrait la balle… C’est une balle de carabine…
— Rien d’autre ?
— Si ! On a des renseignements
de Paris… Isaac Goldberg y est arrivé dans sa voiture, une Minerva carrossée en
grand sport, avec laquelle il avait l’habitude de se déplacer et qu’il
conduisait lui-même… C’est dans cette voiture qu’il a dû faire la route de Paris
au carrefour…
— C’est tout ?
— On attend des renseignements
de la Sûreté belge.
L’auto de grande remise au sortir de
laquelle Mme Goldberg avait été tuée était repartie avec son chauffeur.
— Le corps ?
— Ils l’ont emmené à Arpajon…
Le juge d’instruction est inquiet… Il m’a recommandé de vous dire de faire
diligence… Il craint surtout que les journaux de Bruxelles et d’Anvers donnent
une publicité trop large à l’affaire…
Maigret se mit à fredonner, pénétra
dans l’auberge, alla s’asseoir à sa table.
— Il y a le téléphone ?
— Oui ! Mais il ne
fonctionne pas entre midi et deux heures. Il est midi et demi…
Le commissaire mangea sans rien dire
et Lucas comprit qu’il était préoccupé. A plusieurs reprises, le brigadier
essaya en vain d’amorcer la conversation.
C’était une des premières belles
journées du printemps. Le repas fini, Maigret traîna sa chaise dans la cour, la
planta près d’un mur, au milieu des poules et des canards, sommeilla une demi-heure
au soleil.
Mais, à deux heures précises, il
était debout, s’accrochait au téléphone.
— Allô !… La PJ ?… On
n’a pas retrouvé la 5 CV ?…
Il se mit à tourner en rond dans la
cour. Dix minutes plus tard, on le rappelait à l’appareil. C’était le Quai des
Orfèvres.
— Commissaire Maigret ?…
Nous recevons à l’instant un coup de téléphone de Jeumont… La voiture est
là-bas… Elle a été abandonnée en face de la gare… On suppose que son occupant a
préféré passer la frontière à pied ou en train…
Maigret ne raccrocha qu’un instant,
demanda la Maison Dumas et Fils. On lui apprit que Carl Andersen ne s’était
toujours pas présenté pour toucher ses deux mille francs.
Quand, vers trois heures, Maigret,
flanqué de Lucas, passa près du garage, M. Oscar surgit de derrière une voiture
et prononça joyeusement :
— Ça va, commissaire ?
Maigret ne répondit que d’un signe
de la main, continua sa route vers la maison des Trois-Veuves.
Les portes et les fenêtres de la
villa Michonnet étaient closes, mais, une fois de plus, on vit un rideau frémir
à la fenêtre de la salle à manger.
On eût dit que la bonne humeur du
garagiste avait encore contribué à renfrogner le commissaire, qui fumait à
bouffées rageuses.
— Du moment qu’Andersen a pris
la fuite… commença Lucas sur un ton de conciliation.
— Reste ici !
Il pénétra comme le matin dans le
parc de la maison des Trois-Veuves d’abord, puis dans la maison elle-même. Dans
le salon, il renifla, regarda vivement autour de lui, distingua des traînées de
fumée dans les angles.
Et il régnait une odeur de tabac non
refroidi.
Ce fut instinctif. Il mit la main à
la crosse de son revolver avant de s’engager dans l’escalier. Là, il perçut la
musique d’un phonographe, reconnut le tango qu’il avait joué le matin.
Le son provenait de la chambre
d’Else. Quand il frappa, le phono s’arrêta net.
— Qui est là ?
— Le commissaire…
Un petit rire.
— Dans ce cas, vous connaissez
la manœuvre pour entrer… Moi, je ne puis pas vous ouvrir…
Le passe-partout servit encore. La
jeune femme était habillée. Elle portait la même robe noire que la veille, qui
soulignait ses formes.
— C’est vous qui avez empêché
mon frère de rentrer ?
— Non ! Je ne l’ai pas
revu.
— Alors, son compte n’était
sans doute pas prêt chez Dumas. Cela arrive parfois qu’il doive y retourner
l’après-midi…
— Votre frère a tenté de
franchir la frontière belge !… Tout me fait supposer qu’il y a réussi…
Elle le regarda avec une stupeur non
exempte d’incrédulité.
— Carl ?
— Oui.
— Vous voulez m’éprouver,
n’est-ce pas ?
— Vous savez conduire ?
— Conduire quoi ?
— Une auto.
— Non ! Mon frère n’a
jamais voulu m’apprendre.
Maigret n’avait pas retiré sa pipe
de la bouche. Il gardait son chapeau sur la tête.
— Vous êtes sortie de cette
chambre ?
— Moi ?
Elle rit. Un rire franc, perlé. Et,
plus que jamais, elle était parée de ce que les cinéastes américains nomment le
sex-appeal.
Car une femme peut être belle et
n’être pas séduisante. D’autres, aux traits moins purs, éveillent sûrement le
désir ou une nostalgie sentimentale.
Else provoquait les deux. Elle était
à la fois femme et enfant. L’atmosphère, autour d’elle, était voluptueuse. Et
pourtant, quand elle regardait quelqu’un dans les yeux, on était surpris de lui
voir des prunelles limpides de petite fille.
— Je ne comprends pas ce que
vous voulez dire.
— On a fumé, voilà moins d’une
demi-heure, dans le salon du rez-de-chaussée.
— Qui ?
— C’est ce que je vous demande.
— Et comment voulez-vous que je
le sache ?
— Le phono, ce matin, était en
bas.
— Ce n’est pas possible !…
Comment voulez-vous que… Dites !… Commissaire !… J’espère que
vous ne me soupçonnez pas ?… Vous avez un air étrange… Où est Carl ?…
— Je vous répète qu’il a passé
la frontière.
— Ce n’est pas vrai ! Ce
n’est pas possible ! Pourquoi aurait-il fait ça ?… Sans compter qu’il
ne m’aurait pas laissée seule ici !… C’est fou…
Qu’est-ce que je deviendrais, sans personne ?…
C’était déroutant. Sans transition,
sans grands gestes, sans éclats de voix, elle atteignait au pathétique. Cela
venait des yeux. Un trouble inexprimable. Une expression de désarroi, de
supplication.
— Dites-moi la vérité,
commissaire !… Carl n’est pas coupable, n’est-ce pas ?… S’il l’était,
c’est qu’il serait devenu fou !… Je ne veux pas le croire !… Cela me
fait peur. Dans sa famille…
— Il y a des fous ?
Elle détourna la tête.
— Oui… Son grand-père… Il est
mort d’une crise de folie… Une de ses tantes est enfermée… Mais pas lui !…
Non ! je le connais…
— Vous n’avez pas
déjeuné ?…
Elle tressaillit, regarda autour
d’elle, répliqua avec étonnement :
— Non !
— Et vous n’avez pas
faim ?… Il est trois heures…
— Je crois que j’ai faim, oui…
— Dans ce cas, allez déjeuner…
Il n’y a plus de raison pour que vous restiez enfermée… Votre frère ne
reviendra pas…
— Ce n’est pas vrai !… Il
reviendra !… Ce n’est pas possible qu’il me laisse seule…
— Venez…
Maigret était déjà dans le corridor.
Il avait les sourcils froncés. Il fumait toujours. Il ne quittait pas la jeune
fille des yeux.
Elle le frôla en passant, mais il
resta insensible. En bas, elle parut plus déroutée.
— C’était toujours Carl qui me
servait… Je ne sais même pas s’il y a de quoi manger…
Il y avait en tout cas une boîte de
lait condensé et un pain de fantaisie dans la cuisine.
— Je ne peux pas… Je suis trop
nerveuse… Laissez-moi !… Ou plutôt non ! ne me laissez pas seule…
Cette affreuse maison que je n’ai jamais aimée… Qu’est-ce que c’est,
là-bas ?
A travers la porte vitrée, elle montrait
un animal roulé en boule dans une allée du parc. Un vulgaire chat !
— J’ai horreur des bêtes !
J’ai horreur de la campagne ! C’est plein de bruits, de craquements qui me
font sursauter… La nuit, toutes les nuits, il y a un hibou, quelque part, qui pousse
d’affreux hululements…
Les portes lui faisaient peur aussi,
sans doute, car elle les regardait comme si elle se fût attendue à voir partout
surgir des ennemis.
— Je ne dormirai pas seule
ici !… Je ne veux pas !
— Il y a le téléphone ?
— Non !… Mon frère a pensé
le faire placer… Mais c’est trop cher pour nous… Vous vous rendez compte ?…
Habiter une maison aussi vaste, avec un parc de je ne sais combien d’hectares,
et ne pas pouvoir se payer le téléphone, ni l’électricité, ni même une femme de
ménage pour les gros travaux !… C’est tout Carl !… Comme son
père !…
Et soudain elle se mit à rire, d’un
rire nerveux.
C’était gênant, car elle ne
parvenait pas à reprendre son sang-froid, et à la fin, tandis que sa poitrine
était toujours secouée par cette hilarité, ses yeux étaient dévorés
d’inquiétude.
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
Qu’avez-vous vu de drôle ?…
— Rien ! Il ne faut pas
m’en vouloir… Je pense à notre enfance, au précepteur de Carl, à notre château
là-bas, avec tous les domestiques, les visites, les voitures attelées de quatre
chevaux… Et ici !…
Elle renversa la boîte à lait, alla
coller son front à la vitre de la porte-fenêtre, fixant le perron brûlant de
soleil.
— Je vais m’occuper de vous
assurer un gardien pour ce soir…
— Oui, c’est cela… Non !
je ne veux pas un gardien… Je veux que vous veniez vous-même,
commissaire !… Autrement, j’aurai peur…
Est-ce qu’elle riait ? Est-ce
qu’elle pleurait ? Elle haletait. Tout son corps vibrait, des pieds à la
tête.
On eût pu croire qu’elle se moquait
de quelqu’un. Mais on eût pu croire aussi qu’elle était à deux doigts de la
crise de nerfs.
— Ne me laissez pas seule…
— Il faut que je travaille.
— Mais puisque Carl s’est
enfui !
— Vous le croyez
coupable ?
— Je ne sais pas ! Je ne
sais plus… S’il s’est enfui…
— Voulez-vous que je vous
enferme à nouveau dans votre chambre ?
— Non !… Ce que je veux,
dès que ce sera possible, demain matin, c’est m’éloigner de cette maison, de ce
carrefour… Je veux aller à Paris, où il y a des gens plein les rues, de la vie
qui coule… La campagne me fait peur… Je ne sais pas…
Et soudain :
— Est-ce qu’on va arrêter Carl
en Belgique ?
— Un mandat d’extradition sera
lancé contre lui.
— C’est inouï… Quand je pense
qu’il y a trois jours encore…
Elle se prit la tête à deux mains,
mit ses cheveux blonds en désordre.
Maigret était sur le perron.
— A tout à l’heure,
mademoiselle.
Il s’éloignait avec soulagement et
pourtant il ne la quittait qu’à regret. Lucas faisait les cent pas sur la
route.
— Rien de nouveau ?
— Rien !… L’agent
d’assurances est venu me demander si l’on allait bientôt lui rendre une
voiture.
M. Michonnet avait préféré
s’adresser à Lucas qu’à Maigret. Et on le voyait dans son jardinet, qui épiait
les deux hommes.
— Il n’a donc rien à
faire ?
— Il prétend qu’il ne peut pas
aller visiter ses clients dans la campagne sans voiture… Il parle de nous
réclamer des dommages-intérêts.
Une auto de tourisme contenant toute
une famille et une camionnette étaient arrêtées devant les pompes à essence.
— Un qui ne se la foule pas,
remarqua le brigadier, c’est le garagiste !… Il paraît qu’il gagne tout ce
qu’il veut… Ça travaille jour et nuit, ce machin-là…
— Tu as du tabac ?
Ce soleil trop neuf qui tombait
d’aplomb sur la campagne surprenait, accablait, et Maigret s’épongeant le front
murmura :
— Je vais dormir une heure… Ce
soir, on verra…
Comme il passait devant le garage,
M. Oscar l’interpella :
— Un petit coup de tord-boyaux,
commissaire ?… Comme ça !… Sur le pouce, en passant !…
— Tout à l’heure !
Des éclats de voix laissaient
supposer que, dans la villa en pierre meulière, M. Michonnet se disputait avec
sa femme.
VI
La nuit des absents
Il était cinq heures de l’après-midi
quand Maigret fut réveillé par Lucas, qui lui apportait un télégramme de la
Sûreté belge.
Isaac Goldberg était surveillé
depuis plusieurs mois car ses affaires n’étaient pas d’une envergure
correspondant à son train de vie. Stop. Etait soupçonné de se livrer surtout au
trafic des bijoux volés. Stop. Pas de preuve. Stop. Voyage en France coïncide
avec vol de deux millions de bijoux commis à Londres, il y a quinze jours.
Stop. Lettre anonyme affirmait que les bijoux étaient à Anvers. Stop. Deux
voleurs internationaux ont été vus y faisant grosses dépenses. Stop. Croyons
que Goldberg a racheté bijoux et s’est rendu France pour les écouler. Stop.
Demander description des joyaux à Scotland Yard.
Maigret, encore endormi, fourra le
papier dans sa poche et questionna :
— Rien d’autre ?
— Non. J’ai continué à
surveiller le carrefour. J’ai aperçu le garagiste en grande tenue et je lui ai
demandé où il allait. Il paraît qu’il a l’habitude de dîner avec sa femme à
Paris une fois la semaine et de se rendre ensuite au théâtre. Dans ces cas-là,
il ne rentre que le lendemain, car il couche à l’hôtel…
— Il est parti ?
— A cette heure, il doit être parti,
oui !
— Tu lui as demandé à quel
restaurant il dînait ?
— L’Escargot, rue de la
Bastille. Ensuite il va à l’Ambigu. Il dort à l’Hôtel Rambuteau, rue de Rivoli.
— C’est précis ! grommela
Maigret en se donnant un coup de peigne.
— L’agent d’assurances m’a fait
dire par sa femme qu’il voudrait vous parler, ou plutôt vous causer, pour
employer son langage.
— C’est tout ?
Maigret pénétra dans la cuisine, où
la femme de l’aubergiste préparait le repas du soir. Il avisa une terrine de pâté,
coupa un gros quignon de pain et commanda :
— Une chopine de blanc, s’il
vous plaît…
— Vous n’attendez pas le
dîner ?
Il dévora sans répondre son
monstrueux sandwich.
Le brigadier l’observait avec une
évidente envie de parler.
— Vous vous attendez à quelque
chose d’important pour cette nuit, n’est-ce pas ?
— Heu !…
Mais pourquoi nier ? Ce repos
debout ne sentait-il pas la veillée d’armes ?
— J’ai réfléchi tout à l’heure.
J’ai essayé de mettre de l’ordre dans mes idées. Ce n’est pas facile…
Maigret le regardait paisiblement,
tout en travaillant des mâchoires.
— C’est encore la jeune fille
qui me déroute le plus. Tantôt il me semble que tout le monde qui l’entoure,
garagiste, assureur et Danois, est coupable, sauf elle. Tantôt je suis prêt à
jurer le contraire, à prétendre qu’elle est ici le seul élément venimeux…
Il y eut de la gaieté dans les
prunelles du commissaire, qui sembla dire : « Va
toujours ! »
— Il y a des moments où elle a
vraiment l’air d’une jeune fille de l’aristocratie… Mais il y en a d’autres où
elle me rappelle le temps que j’ai passé à la Police des mœurs… Vous savez ce
que je veux dire… Ces filles qui, avec un aplomb insensé, vous racontent une
histoire invraisemblable ! Mais les détails sont si troublants qu’il ne
semble pas qu’elles puissent les avoir inventés… On marche !… Puis, sous
leur oreiller, on trouve un vieux roman et l’on s’aperçoit que c’est là-dedans
qu’elles ont pris tous les éléments de leur récit… Des femmes qui mentent comme
elles respirent, qui finissent peut-être par croire à leurs mensonges !…
— C’est tout ?
— Vous pensez que je me
trompe ?
— Je n’en sais rien du
tout !
— Remarquez que je ne pense pas
toujours la même chose et que le plus souvent c’est la figure d’Andersen qui
m’inquiète… Imaginez un homme comme lui, cultivé, racé, intelligent, se mettant
à la tête d’une bande…
— Nous le verrons ce
soir !
— Lui ?… Mais puisqu’il a
passé la frontière…
— Hum !
— Vous croyez que ?…
— Que l’histoire est une bonne
dizaine de fois plus compliquée que tu l’imagines… Et qu’il vaut mieux, pour ne
pas s’éparpiller, ne retenir que quelques éléments importants.
» Tiens ! Par exemple, que
c’est M. Michonnet qui a porté plainte le premier et qu’il me fait venir chez
lui ce soir…
» Ce soir où précisément le
garagiste est à Paris… Très ostensiblement !…
» La Minerva de Goldberg a
disparu. Retiens bien ça aussi ! Et comme il n’y en a pas beaucoup en
France, ce n’est pas facile à passer au bleu…
— Vous croyez que M. Oscar…
— Doucement !…
Contente-toi, si ça t’amuse, de réfléchir sur ces trois jouets-là…
— Mais Else ?…
— Encore ?
Et Maigret, s’essuyant la bouche, se
dirigea sur la grand-route. Un quart d’heure plus tard, il sonnait à la porte
de la villa des Michonnet, et ce fut le visage revêche de la femme qui
l’accueillit :
— Mon mari vous attend
là-haut !
— Il est trop aimable…
Elle ne s’aperçut pas de l’ironie de
ces paroles et précéda le commissaire dans l’escalier. M. Michonnet était dans
sa chambre à coucher, près de la fenêtre, dont on avait baissé le store. Assis
dans un fauteuil Voltaire, il avait les jambes entourées d’un plaid et ce fut
d’une voix agressive qu’il questionna :
— Eh bien ! quand me
rendra-t-on une voiture ?… Vous trouvez que c’est intelligent, vous, de
priver un homme de son gagne-pain ?… Et, pendant ce temps-là, vous faites
la cour à la créature d’en face, ou bien vous buvez des apéritifs en compagnie
du garagiste !… Elle est jolie, la police ! Je vous le dis comme je
le pense, commissaire ! Oui, elle est jolie !… Peu importe
l’assassin ! Ce qu’il faut, c’est empoisonner les honnêtes gens !…
J’ai une voiture… Est-elle à moi, oui ou non ?… Je vous le demande !
Répondez !… Elle est à moi ?… Bon ! de quel droit me la
gardez-vous sous clé ?…
— Vous êtes malade ?
questionna paisiblement Maigret avec un regard à la couverture qui entourait les
jambes de l’assureur.
— On le serait à moins !
Je me fais de la bile ! Et moi, c’est sur les jambes que ça me tombe… Une
attaque de goutte !… J’en ai pour deux ou trois nuits à rester dans ce
fauteuil sans dormir… Si je vous ai fait venir, c’est pour vous dire
ceci : vous voyez dans quel état je suis ! Vous constatez
l’incapacité de travail, surtout sans voiture ! Cela suffit… J’exigerai
votre témoignage quand je demanderai au tribunal des dommages-intérêts… Je vous
salue, monsieur !…
Tout cela était récité avec une
crânerie exagérée de primaire fort de son bon droit. Mme Michonnet
ajouta :
— Seulement, pendant que vous
rôdez avec des airs de nous épier, l’assassin, lui, court toujours !…
Voilà la Justice !… Attaquer les petits, mais respecter les gros !…
— C’est tout ce que vous avez à
me dire ?
M. Michonnet s’enfonça davantage
dans son fauteuil, l’œil dur. Sa femme marcha vers la porte.
L’intérieur de la maison était en
harmonie avec la façade : des meubles en série, bien cirés, bien propres,
figés à leur place comme s’ils ne servaient jamais.
Dans le corridor, Maigret s’arrêta
devant un appareil téléphonique d’ancien modèle fixé au mur. Et, en présence de
Mme Michonnet, outrée, il tourna la manivelle.
— Ici, Police judiciaire,
mademoiselle ! Pourriez-vous me dire si vous avez eu cet après-midi des
communications pour le Carrefour des Trois-Veuves ?… Vous dites qu’il y a
deux numéros, le garage et la maison Michonnet ?… Bien !…
Alors ?… Le garage a reçu une communication de Paris vers une heure et une
autre vers cinq heures ?… Et l’autre numéro ?… Une communication
seulement… De Paris ?… Cinq heures cinq… Je vous remercie.
Il regarda Mme Michonnet avec des
yeux pétillant de malice, s’inclina :
— Je vous souhaite une bonne
nuit, madame.
Il ouvrit, en habitué, la grille de
la maison des Trois-Veuves, contourna le bâtiment, monta au premier étage.
Else Andersen, très agitée, vint
au-devant de lui.
— Je vous demande pardon de
vous avoir dérangé, commissaire ! Vous allez trouver que j’abuse… Mais je
suis fébrile… J’ai peur, je ne sais pas pourquoi… Depuis notre conversation de
tout à l’heure, il me semble que vous seul pouvez m’éviter des malheurs… Vous
connaissez maintenant aussi bien que moi ce sinistre carrefour, ces trois
maisons qui ont l’air de se lancer un défi… Est-ce que vous croyez aux
pressentiments ?… Moi, j’y crois, comme toutes les femmes… Je sens que
cette nuit ne s’écoulera pas sans drame…
— Et vous me demandez à nouveau
de veiller sur vous ?…
— J’exagère, n’est-ce
pas ?… Est-ce ma faute si j’ai peur ?…
Le regard de Maigret s’était arrêté
sur un tableau représentant un paysage de neige, pendu de travers. Mais
l’instant d’après, déjà, le commissaire se tournait vers la jeune fille, qui
attendait sa réponse.
— Vous ne craignez pas pour
votre réputation ?
— Est-ce que cela compte, quand
on a peur ?
— Dans ce cas, je reviendrai
d’ici une heure… Quelques ordres à donner…
— Bien vrai ?… Vous
reviendrez ?… C’est promis ?… Sans compter que j’ai des tas de choses
à vous dire, des choses qui ne me sont revenues que petit à petit à la mémoire…
— Au sujet ?…
— Au sujet de mon frère… Mais
cela ne signifie sans doute rien… Tenez ! par exemple, je me souviens
qu’après son accident d’aviation, le docteur qui l’a soigné a dit à mon père
qu’il répondait de la santé physique du blessé, mais non de la santé morale… Je
n’avais jamais réfléchi à cette phrase-là… D’autres détails… Cette volonté
d’habiter loin de la ville, de vivre caché… Je vous dirai tout cela quand vous
reviendrez…
Elle lui sourit avec une
reconnaissance mêlée d’un petit reste d’angoisse.
En passant devant la villa en pierre
meulière, Maigret regarda machinalement la fenêtre du premier étage, qui se
découpait en jaune clair dans l’obscurité. Sur le store lumineux se dessinait
la silhouette de M. Michonnet assis dans son fauteuil.
A l’auberge, le commissaire se
contenta de donner quelques ordres à Lucas, sans les expliquer.
— Tu feras venir une
demi-douzaine d’inspecteurs que tu posteras autour du carrefour. T’assurer
d’heure en heure, en téléphonant à l’Escargot, puis au théâtre, puis à l’hôtel,
que M. Oscar est toujours à Paris… Faire suivre tous ceux qui pourraient sortir
d’une des trois maisons…
— Où serez-vous ?
— Chez les Andersen.
— Vous croyez que…
— Rien du tout, vieux ! A
tout à l’heure ou à demain matin !
La nuit était tombée. Tout en
regagnant la grand-route, le commissaire vérifia le chargeur de son revolver et
s’assura qu’il y avait du tabac dans sa blague.
Derrière la fenêtre des Michonnet,
on voyait toujours l’ombre du fauteuil et le profil à moustaches de l’agent
d’assurances.
Else Andersen avait troqué sa robe
de velours noir contre son peignoir du matin et Maigret la trouva allongée sur
le divan, fumant une cigarette, plus calme qu’à leur dernière entrevue, mais le
front plissé par la réflexion.
— Si vous saviez comme cela me
fait du bien de vous savoir là, commissaire !… Il y a des gens qui
inspirent confiance dès le premier coup d’œil… Ils sont rares !… Pour ma
part, en tout cas, j’ai rencontré peu de personnes avec qui je me sois sentie
en sympathie… Vous pouvez fumer…
— Vous avez dîné ?…
— Je n’ai pas faim… Je ne sais
plus comment je vis… Depuis quatre jours, exactement depuis cette affreuse
découverte du cadavre dans l’auto, je pense, je pense… J’essaie de me faire une
opinion, de comprendre…
— Et vous en arrivez à la
conclusion que c’est votre frère qui est coupable ?
— Non… Je ne veux pas accuser
Carl… D’autant plus que, même s’il était coupable dans le sens strict du mot,
il n’aurait pu qu’obéir à un mouvement de folie… Vous avez choisi le plus
mauvais fauteuil… Au cas où vous voudriez vous étendre, il y a un lit de camp
dans la chambre voisine…
Elle était calme et fébrile tout
ensemble. Un calme extérieur, volontaire, péniblement acquis. Une fébrilité qui
perçait malgré tout à certains moments.
— Il y a déjà eu un drame,
jadis, dans cette maison, n’est-il pas vrai ?… Carl m’en a parlé
évasivement… Il a eu peur de m’impressionner… Il me traite toujours en petite
fille…
Elle se pencha, dans un mouvement
souple de tout le corps, pour laisser tomber la cendre de sa cigarette dans le
bol de porcelaine placé sur le guéridon. Le peignoir s’écarta, comme le matin.
Un instant, un sein fut visible, petit et rond. Ce ne fut qu’un éclair. Et
pourtant Maigret avait eu le temps de distinguer une cicatrice dont la vue lui
fit froncer les sourcils.
— Vous avez été blessée,
autrefois !…
— Que voulez-vous dire ?
Elle avait rougi. Elle ramenait
instinctivement sur sa poitrine les pans du peignoir.
— Vous portez une cicatrice au
sein droit…
Sa confusion fut extrême.
— Excusez-moi… dit-elle. Ici,
j’ai l’habitude de vivre fort peu vêtue… Je ne croyais pas… Quant à cette
cicatrice… Vous voyez ! encore un détail qui me revient soudain à l’esprit…
Mais c’est certainement une coïncidence… Quand nous étions encore des enfants,
Carl et moi, nous jouions dans le parc du château et je me souviens que Carl
reçut, un jour, une carabine, pour la Saint-Nicolas… Il devait avoir quatorze
ans… C’est ridicule, vous allez en juger… Les premiers temps, il tirait à la
cible… Puis, le lendemain d’une soirée passée au cirque, il a voulu jouer à
Guillaume Tell… Je tenais un carton dans chaque main… La première balle m’a
frappée à la poitrine…
Maigret s’était levé. Il marchait
vers le divan, le visage tellement impénétrable qu’elle le regarda s’approcher
avec inquiétude, et que ses deux mains serrèrent le peignoir.
Mais ce n’est pas elle qu’il
regardait. Il fixait le mur, au-dessus du meuble, à l’endroit où le paysage
était pendu maintenant dans une position rigoureusement horizontale.
D’un geste lent, il fit basculer le
cadre, et il découvrit ainsi une excavation dans le mur, pas grande, pas
profonde, formée seulement par l’absence de deux briques.
Dans cette excavation, il y avait un
revolver automatique chargé de ses six balles, une boîte de cartouches, une clé
et un flacon de véronal.
Else l’avait suivi des yeux, mais
c’est à peine si elle s’était troublée. Un rien de rougeur aux pommettes. Un
peu plus d’éclat dans les prunelles.
— Je vous aurais sans doute
montré cette cachette tout à l’heure, commissaire…
— Vraiment ?
Tout en parlant, il poussait le
revolver dans sa poche, constatait que la moitié des pastilles de véronal
manquaient dans le tube, se dirigeait vers la porte où il essayait, dans la
serrure, la clé, qui s’adaptait parfaitement.
La jeune femme s’était levée. Elle
ne se souciait plus de découvrir sa poitrine. Elle parlait, avec des gestes
saccadés.
— Ce que vous venez de
découvrir, c’est la confirmation de ce que je vous ai déjà dit… Mais vous devez
me comprendre… Est-ce que je pouvais accuser mon frère ?… Si je vous avais
avoué, dès votre première visite, que je le considère depuis longtemps comme
fou, vous auriez trouvé mon attitude scandaleuse… Et pourtant, c’est la vérité…
Son accent, plus prononcé quand elle
parlait avec véhémence, donnait de l’étrangeté à la moindre phrase.
— Ce revolver ?…
— Comment vous expliquer ?…
Quand nous avons quitté le Danemark, nous étions ruinés… Mais mon frère était
persuadé qu’avec sa culture il trouverait une situation brillante à Paris… Il n’a
pas réussi… Son humeur n’en est devenue que plus inquiétante… Lorsqu’il a voulu
nous enterrer ici, j’ai compris qu’il était sérieusement atteint… Surtout qu’il
a prétendu m’enfermer chaque nuit dans ma chambre, sous prétexte que des
ennemis pourraient nous attaquer !… Imaginez-vous ma situation, entre ces
quatre murs, sans possibilité d’en sortir en cas d’incendie, par exemple, ou de
toute autre catastrophe ?… Je ne pouvais pas dormir !… J’étais
angoissée comme dans un souterrain…
» Un jour qu’il était à Paris,
j’ai fait venir un serrurier, qui m’a fabriqué une clé de la chambre… Pour
cela, comme il m’avait enfermée, j’ai dû passer par la fenêtre…
» C’était la liberté de mes
mouvements assurée… Mais cela ne suffisait pas !… Carl avait des jours de
demi-démence ; souvent il parlait de nous détruire tous les deux plutôt
que de subir la déchéance absolue…
» J’ai acheté un revolver, à
Arpajon, lors d’un autre voyage de mon frère à Paris… Et, comme je dormais mal,
je me suis munie de véronal…
» Vous voyez que c’est
simple !… Il est méfiant… Il n’y a rien de plus méfiant qu’un homme qui a
l’esprit dérangé et qui reste néanmoins assez lucide pour s’en rendre compte…
La nuit, j’ai aménagé cette cachette…
— C’est tout ?
Elle fut surprise par la brutalité
de cette question.
— Vous ne me croyez pas ?
Il ne répondit pas, marcha vers la
fenêtre, l’ouvrit, écarta les persiennes et fut baigné par l’air frais de la
nuit.
La route, sous lui, était comme une
coulée d’encre qui, au passage des voitures, avait des reflets lunaires. On
apercevait les phares très loin, à dix kilomètres de distance peut-être. Puis
c’était soudain une sorte de cyclone, une aspiration d’air, un vrombissement,
un petit feu rouge qui s’éloignait.
Les pompes à essence étaient
éclairées. Dans la villa des Michonnet, une seule lumière, au premier, et
toujours l’ombre chinoise du fauteuil et de l’agent d’assurances sur le store
écru.
— Fermez la fenêtre,
commissaire !
Il se retourna. Il vit Else qui
frissonnait, serrée dans sa robe de chambre.
— Est-ce que vous comprenez
maintenant que je sois inquiète ?… Vous m’avez amenée à tout vous dire… Et
pourtant je ne voudrais pour rien au monde qu’il arrivât malheur à Carl !…
Il m’a souvent répété que nous mourrions ensemble…
— Je vous prie de vous
taire !
Il épiait les bruits de la nuit.
Pour cela, il attira son fauteuil jusqu’à la fenêtre, posa les pieds sur la
barre d’appui.
— Puisque je vous dis que j’ai
froid…
— Couvrez-vous !
— Vous ne me croyez pas ?
— Silence, sacrebleu !
Et il se mit à fumer. Il y avait au
loin de vagues rumeurs de ferme, une vache qui beuglait, des choses confuses
qui remuaient. Au garage, au contraire, on entrechoquait des objets en acier,
puis soudain on entendait vibrer le moteur électrique destiné au gonflage des
pneus.
— Moi qui avais confiance en
vous !… Et voilà que…
— Est-ce que, oui ou non, vous
allez vous taire ?
Il avait deviné, derrière un arbre
de la route, à proximité de la maison, une ombre qui devait être celle d’un des
inspecteurs qu’il avait commandés.
— J’ai faim…
Il se retourna avec colère, regarda
en face la jeune femme qui faisait piètre figure.
— Allez chercher à
manger !
— Je n’ose pas descendre… J’ai
peur…
Il haussa les épaules, s’assura que
tout était calme dehors, se décida brusquement à gagner le rez-de-chaussée. Il
connaissait la cuisine. Près du réchaud, il y avait un reste de viande froide,
du pain et une bouteille de bière entamée.
Il monta le tout, posa les
victuailles sur le guéridon, près du bol à cigarettes.
— Vous êtes méchant avec moi,
commissaire…
Elle avait l’air tellement petite
fille ! On la sentait près d’éclater en sanglots !
— Je n’ai pas le loisir d’être
méchant ou gentil… Mangez !
— Vous n’avez pas faim ?…
Vous m’en voulez de vous avoir dit la vérité ?
Mais il lui tournait déjà le dos,
regardait par la fenêtre. Mme Michonnet, derrière le store, était penchée sur
son mari, à qui elle devait faire prendre une potion, car elle tendait une cuiller
vers son visage.
Else avait saisi un morceau de veau
froid du bout des doigts. Elle le grignota sans plaisir. Puis elle se versa un
verre de bière.
— C’est mauvais !…
déclara-t-elle avec un haut-le-cœur. Mais pourquoi ne fermez-vous pas cette
fenêtre ?… J’ai peur… Vous n’avez donc pas de pitié ?…
Il la ferma soudain, avec humeur,
examina Else des pieds à la tête, en homme qui va se fâcher.
C’est alors qu’il la vit pâlir, que
les prunelles bleues se brouillèrent, qu’une main se tendit pour trouver un
appui. Il eut juste le temps de se précipiter vers elle, de passer un bras derrière
la taille qui ployait.
Doucement, il la laissa glisser sur
le plancher, souleva les paupières pour regarder les yeux, saisit d’une main le
verre à bière vide qu’il renifla et qui dégageait une odeur amère.
Il y avait une cuiller à café sur le
guéridon. Il s’en servit pour desserrer les dents d’Else. Puis, sans hésiter,
il enfonça cette cuiller dans la bouche, en touchant avec obstination le fond
de la gorge et le palais.
Il y eut quelques contractions du
visage. La poitrine fut soulevée par des spasmes.
Else était étendue sur le tapis. Une
eau fluide lui coulait des paupières. Au moment où sa tête penchait de côté,
elle eut un grand hoquet.
Grâce à la contraction provoquée par
la cuiller, l’estomac se dégageait. Un peu de liquide jaunâtre tachait le sol
et quelques gouttes perlaient sur le peignoir.
Maigret prit le broc d’eau sur la
toilette, en mouilla tout le visage.
Il ne cessait de se tourner vers la
fenêtre avec impatience.
Et elle tardait à revenir à elle.
Elle gémissait faiblement. Elle finit par soulever la tête.
Elle se dressa, confuse, encore
vacillante, vit le tapis maculé, la cuiller, le verre à bière.
Alors elle sanglota, la tête dans
les mains.
— Vous voyez que j’avais raison
d’avoir peur !… Ils ont essayé de m’empoisonner… Et vous ne vouliez pas me
croire !… Vous…
Elle sursauta en même temps que
Maigret.
Et tous deux restèrent un bon moment
immobiles, à tendre l’oreille.
Un coup de feu avait éclaté, près de
la maison, dans le jardin sans doute. Il avait été suivi d’un cri rauque.
Et, du côté de la route, un coup de
sifflet strident se prolongeait. Des gens couraient. La grille était secouée.
Par la fenêtre, Maigret distingua les lampes électriques de ses inspecteurs qui
fouillaient l’obscurité. A cent mètres à peine, la fenêtre des Michonnet, et
Mme Michonnet qui arrangeait un oreiller derrière la tête de son mari…
Le commissaire ouvrit la porte. Il
entendait du bruit au rez-de-chaussée. C’était Lucas qui appelait :
— Patron !
— Qui est-ce ?
— Carl Andersen… Il n’est pas
mort… Voulez-vous venir ?…
Maigret se retourna, vit Else assise
au bord du divan, les coudes sur les genoux, le menton entre les deux mains,
regardant fixement devant elle, tandis que ses dents se serraient et que son
corps était agité d’un tremblement convulsif.
VII
Les deux blessures
On transporta Carl Andersen dans sa
chambre. Un inspecteur suivait, portant la lampe du rez-de-chaussée. Le blessé
ne râlait pas, ne bougeait pas. Quand il fut étendu sur son lit, seulement,
Maigret se pencha sur lui, constata qu’il avait les paupières entrouvertes.
Andersen le reconnut, parut moins
accablé, murmura en étendant la main vers celle du commissaire :
— Else ?…
Elle se tenait sur le seuil de sa
chambre, les yeux cernés, dans une attitude d’attente anxieuse.
C’était assez impressionnant. Carl
avait perdu son monocle noir et à côté de l’œil sain qui était fiévreux,
mi-clos, l’œil de verre gardait sa fixité artificielle.
L’éclairage au pétrole mettait
partout du mystère. On entendait des agents qui fouillaient le parc et
remuaient le gravier.
Quant à Else, c’est à peine si elle
osa s’avancer vers son frère, toute raide, quand Maigret le lui ordonna.
— Je crois qu’il est salement
touché ! fit Lucas à mi-voix.
Elle dut entendre. Elle le regarda,
hésita à s’approcher
davantage de Carl qui la dévorait des yeux, tentait de se
soulever sur son lit.
Alors elle éclata en sanglots et
sortit de la pièce en courant, rentra chez elle, se jeta, palpitante, sur son
divan.
Maigret fit signe au brigadier de la
surveiller, s’occupa du blessé, lui retira son veston, son gilet, avec des
gestes d’homme qui a l’habitude de ces sortes d’aventures.
— Ne craignez rien… On est
parti chercher un médecin… Else est dans sa chambre…
Andersen se taisait, comme écrasé
par une mystérieuse inquiétude. Il regardait autour de lui avec l’air de
vouloir résoudre une énigme, surprendre quelque grave secret.
— Je vous interrogerai tout à
l’heure… Mais…
Le commissaire s’était penché vers
le torse dénudé du Danois, fronçait les sourcils.
— Vous avez reçu deux balles…
Cette blessure dans le dos est loin d’être fraîche…
Et elle était affreuse ! Dix
centimètres carrés de peau étaient arrachés. La chair était littéralement
hachée, brûlée, boursouflée, plaquée de croûtes de sang coagulé. Cette plaie-là
ne saignait plus, ce qui prouvait qu’elle remontait à plusieurs heures.
Par contre, une balle avait
fraîchement écrasé l’omoplate gauche et, en lavant la plaie, Maigret fit tomber
le plomb déformé qu’il ramassa.
Ce n’était pas une balle de
revolver, mais une balle de carabine, comme celle qui avait tué Mme Goldberg.
— Où est Else ?… murmura
le blessé, qui parvenait à ne pas grimacer de douleur.
— Dans sa chambre… ne bougez
pas… Vous avez vu votre dernier agresseur ?
— Non…
— Et l’autre ?… Où
était-ce ?…
Le front se plissa. Andersen ouvrit
la bouche pour parler mais y renonça avec lassitude, tandis que son bras
gauche, d’un mouvement à peine esquissé, essayait d’expliquer qu’il n’était
plus capable de parler.
— Vos conclusions,
docteur ?…
C’était crispant de vivre dans cette
demi-obscurité. Il n’y avait que deux lampes à pétrole dans la maison, une
qu’on avait placée dans la chambre du blessé, l’autre chez Else.
En bas, on avait allumé une bougie,
qui n’éclairait pas le quart du salon.
— A moins de complications
imprévues, il s’en tirera… La blessure la plus grave est la première… Elle doit
avoir été faite au début de l’après-midi, sinon à la fin de la matinée… Une
balle de browning tirée à bout portant dans le dos. Rigoureusement à bout
portant !… Je me demande même si le canon de l’arme ne touchait pas la
chair… La victime a fait un faux mouvement… Le coup a dévié et les côtes sont à
peu près seules atteintes… Des ecchymoses à l’épaule, aux bras, des
égratignures aux mains et aux genoux doivent remonter au même moment…
— Et l’autre balle ?…
— L’omoplate est fracassée. Il
faut, dès demain, l’intervention d’un chirurgien… Je puis vous donner l’adresse
d’une clinique de Paris… Il y en a une dans la région, mais, si le blessé a de
l’argent, je conseille Paris…
— Il a pu circuler après le
premier accident ?
— C’est probable… Aucun organe
vital n’étant atteint, ce n’est guère qu’une question de volonté, d’énergie… Je
crains, par exemple, qu’il conserve toujours une épaule raide…
Dans le parc, les agents n’avaient
rien trouvé, mais ils s’étaient postés de telle sorte qu’au petit jour il fût
possible d’organiser une battue minutieuse.
Quelques instants plus tard, Maigret
était dans la chambre d’Andersen, qui le vit entrer avec soulagement.
— Else ?…
— Chez elle, je vous l’ai déjà
dit deux fois.
— Pourquoi ?
Et toujours cette inquiétude morbide,
qui était sensible dans tous les regards du Danois, dans les crispations de ses
traits.
— Vous ne vous connaissez pas
d’ennemis ?
— Non.
— Ne vous agitez pas…
Racontez-moi seulement comment vous avez reçu la première balle… Allez
doucement… Ménagez-vous…
— J’allais chez Dumas et Fils…
— Vous n’y êtes pas entré…
— Je voulais !… A la Porte
d’Orléans, un homme m’a fait signe d’arrêter ma voiture…
Il demanda à boire, vida un grand
verre d’eau, reprit en regardant le plafond :
— Il m’a dit qu’il était de la
police. Il m’a même montré une carte que je n’ai pas regardée. Il m’a ordonné
de traverser Paris et de gagner la route de Compiègne, en prétendant que je
devais être confronté avec un témoin. Il s’est installé à côté de moi.
— Comment était-il ?…
— Grand, coiffé d’un chapeau
mou gris. Un peu avant Compiègne, la route nationale traverse une forêt… A un
virage, j’ai senti un choc dans le dos… Une main a saisi le volant que je
tenais, tandis qu’on me poussait hors de la voiture… J’ai perdu connaissance…
Je suis revenu à moi dans le fossé… L’auto n’était plus là…
— Quelle heure était-il ?
— Peut-être onze heures du
matin… Je ne sais pas… La montre de la voiture ne marche pas… Je suis entré
dans le bois, pour me remettre et avoir le temps de réfléchir… J’avais des
étourdissements… J’ai entendu des trains passer… J’ai fini par repérer une
petite gare… A cinq heures, j’étais à Paris, où j’ai loué une chambre. Je me
suis soigné, j’ai arrangé mes vêtements… Enfin, je suis venu ici…
— En vous cachant…
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Vous avez rencontré
quelqu’un ?
— Non ! je suis entré par
le parc, sans passer par la grand-route… Au moment où j’allais atteindre le
perron, on a tiré un coup de feu… Je voudrais voir Else…
— Savez-vous qu’on a tenté de
l’empoisonner ?
Maigret était loin de s’attendre à
l’effet que provoquèrent
ces paroles. Le Danois se redressa d’un seul effort, le
fixa avidement, balbutia :
— C’est vrai ?…
Et il semblait joyeux, délivré d’un
cauchemar.
— Je veux la voir, dites !
Maigret gagna le couloir, trouva
Else dans sa chambre, étendue sur le divan, les yeux vides, face à Lucas qui la
surveillait d’un air buté.
— Voulez-vous venir ?
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
Elle restait peureuse, hésitante.
Elle fit dans la chambre du blessé deux pas imprécis, puis se précipita vers
Carl qu’elle étreignit en parlant dans sa langue.
Lucas était sombre, épiait Maigret.
— Vous vous y retrouvez,
vous ?
Le commissaire haussa les épaules
et, plutôt que de répondre, donna des ordres…
— Tu t’assureras que le
garagiste n’a pas quitté Paris… Tu téléphoneras à la Préfecture qu’on envoie un
chirurgien demain à la première heure… Cette nuit même, si possible…
— Où allez-vous ?
— Je n’en sais rien. Quant à la
surveillance autour du parc, qu’on la maintienne, mais elle ne donnera aucun
résultat…
Il gagna le rez-de-chaussée,
descendit les marches du perron, arriva sur la grand-route, tout seul. Le
garage était fermé, mais on voyait luire le disque laiteux des pompes à
essence.
Il y avait de la lumière au premier
étage de la villa Michonnet… Derrière le store, la silhouette de l’agent
d’assurances était toujours à la même place.
La nuit était fraîche. Un brouillard
ténu montait des champs, formait comme des vagues s’étirant à un mètre du sol.
Quelque part vers Arpajon, il y avait un bruit grandissant de moteur et de
ferraille. Cinq minutes plus tard, un camion automobile s’arrêtait devant le
garage, klaxonnait.
Une petite porte s’ouvrit dans le
rideau de fer, laissant voir l’ampoule électrique allumée à l’intérieur.
— Vingt litres !
Le mécanicien endormi manœuvra la
pompe, sans que le chauffeur descendît de son siège haut perché. Le commissaire
s’approcha, les mains dans les poches, la pipe aux dents.
— M. Oscar n’est pas
rentré ?
— Tiens ! Vous êtes
là ?… Non ! quand il va à Paris, il ne revient que le lendemain matin…
Une hésitation, puis :
— Dis donc, Arthur, tu ferais
bien de reprendre ta roue de rechange, qui est prête…
Et le mécanicien alla chercher dans
le garage une roue garnie de son pneu, la roula jusqu’au camion, la fixa péniblement
à l’arrière.
La voiture repartit. Son feu rouge
s’éteignit dans le lointain. Le mécanicien, en bâillant, soupira :
— Vous cherchez toujours
l’assassin ?… A une heure pareille ?… Eh bien ! moi, si l’on me
laissait roupiller, je vous jure que je ne m’occuperais ni du quart ni du
tiers !…
Deux coups, à un clocher. Un train
empanaché de feu au ras de l’horizon.
— Vous entrez ?… Vous
n’entrez pas ?…
Et l’homme s’étirait, pressé de se
recoucher.
Maigret entra, regarda les murs
crépis à la chaux où pendaient à des clous des chambres à air rouges, des pneus
de tous modèles, la plupart en mauvais état.
— Dites donc !… Qu’est-ce
qu’il va faire avec la roue que vous lui avez donnée ?…
— Mais… La placer à son camion,
pardi !
— Vous croyez ?… Il
roulera drôlement, son camion !… Car cette roue n’est pas du même diamètre
que les autres.
De l’inquiétude passa dans le regard
de l’homme.
— Je me suis peut-être trompé…
Attendez… Est-ce que par hasard je lui aurais donné la roue de la camionnette
du père Mathieu ?…
Une détonation éclata. C’était
Maigret qui venait de tirer dans la direction d’une des chambres à air
accrochées au mur. Et la chambre à air se dégonflait tout en laissant échapper
de petits sachets de papier blanc par la déchirure.
— Bouge pas, petit !
Car le mécano, courbé en deux,
s’apprêtait à foncer tête première.
— Attention… Je tire…
— Qu’est-ce que vous me
voulez ?
— Mains en l’air !… Plus
vite !…
Et il s’approcha vivement de Jojo,
tâta ses poches, confisqua un revolver chargé de six balles.
— Va te coucher sur ton lit de
camp…
Du pied, Maigret referma la porte.
Il comprit en regardant le visage piqueté de taches de rousseur du mécanicien
que celui-ci ne se résignait pas à la défaite.
— Couche-toi.
Il ne vit pas de corde autour de
lui, mais il avisa un rouleau de fil électrique.
— Tes mains !…
Comme Maigret devait lâcher son
revolver, l’ouvrier eut un tressaillement, mais il reçut un coup de poing en
plein visage. Le nez saigna. La lèvre grossit. L’homme poussa un râle de rage.
Ses mains étaient liées et bientôt ses pieds étaient entravés de même.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt et un ans…
— Et d’où sors-tu ?
Un silence. Maigret n’eut qu’à
montrer son poing.
— De la colonie pénitentiaire
de Montpellier.
— A la bonne heure ! Tu
sais ce que contiennent ces petits sachets ?
— De la drogue !
La voix était hargneuse. Le mécano
gonflait ses muscles dans l’espoir de faire éclater le fil électrique.
— Qu’est-ce qu’il y avait dans
la roue de rechange ?
— Je n’en sais rien…
— Alors, pourquoi l’as-tu
donnée à cette voiture plutôt qu’à une autre ?
— Je ne répondrai plus !
— Tant pis pour toi !
Cinq chambres à air furent crevées
coup sur coup, mais elles ne contenaient pas toutes de la cocaïne. Dans l’une,
où une pièce recouvrait une longue déchirure, Maigret trouva des couverts en
argent marqués d’une couronne de marquis. Dans une autre, il y avait de la
dentelle et quelques bijoux anciens.
Le garage comportait dix voitures.
Une seule fonctionna quand Maigret essaya de les mettre tour à tour en marche.
Et alors, armé d’une clé anglaise, s’aidant à l’occasion d’un marteau, il
s’occupa de démonter les moteurs, de cisailler les réservoirs à essence.
Le mécano le suivait des yeux en
ricanant.
— C’est pas la marchandise qui
manque, hein ! lança-t-il.
Le réservoir d’une 4 CV était bourré
de titres au porteur. Il y en avait, au bas mot, pour trois cent mille francs.
— Ça vient du cambriolage du
Comptoir d’Escompte ?
— Peut-être bien !
— Et ces pièces de monnaie
anciennes ?
— Sais pas…
C’était plus varié que
l’arrière-boutique d’un brocanteur. Il y avait de tout : des perles, des
billets de banque, des bank-notes américaines et des cachets officiels qui
devaient servir à confectionner de faux passeports.
Maigret ne pouvait tout démolir.
Mais, en vidant les coussins avachis d’une conduite intérieure, il trouva
encore des florins en argent, ce qui suffit à lui prouver que tout, dans ce garage,
était truqué.
Un camion passa sur la route, sans
s’arrêter. Un quart d’heure plus tard, un autre filait de même devant le garage
et le commissaire fronça les sourcils.
Il commençait à comprendre le
mécanisme de l’entreprise. Le garage était tapi au bord de la route nationale,
à cinquante kilomètres de Paris, à proximité de grandes villes de province
comme Chartres, Orléans, Le Mans, Châteaudun…
Pas de voisins, hormis les habitants
de la maison des Trois-Veuves et de la villa Michonnet.
Que pouvaient-ils voir ? Mille
voitures passaient chaque jour. Cent d’entre elles, au moins, s’arrêtaient
devant les pompes à essence. Quelques-unes entraient, pour une réparation. On
vendait ou on échangeait des pneus, des roues garnies. Des bidons d’huile, des
fûts de gas-oil passaient de main en main.
Un détail surtout était
intéressant : chaque soir, des camions de fort tonnage descendaient vers
Paris, chargés de légumes pour les Halles. A la fin de la nuit, ou le matin,
ils revenaient à vide.
A vide ?… N’étaient-ce pas eux
qui, dans les paniers et les caisses à légumes, charriaient les marchandises
volées ? Cela pouvait constituer un service régulier, quotidien. Un seul
pneu, celui qui contenait de la cocaïne, suffisait à démontrer l’importance du
trafic, car il y avait pour plus de deux cent mille francs de drogue.
Et le garage, par surcroît, ne
servait-il pas au maquillage des autos volées ?
Pas de témoins ! M. Oscar, sur
le seuil, les deux mains dans les poches ! Des mécanos maniant des clés
anglaises ou des chalumeaux ! Les cinq pompes à essence, rouges et
blanches, servant d’honnête devanture !
Le boucher, le boulanger, les
touristes ne s’arrêtaient-ils pas comme les autres ?
Un coup de cloche au loin. Maigret
regarda sa montre. Il était trois heures et demie.
— Qui est ton chef ?
questionna-t-il sans regarder son prisonnier.
L’autre ne répondit que par un rire
silencieux.
— Tu sais bien que tu finiras
par parler… C’est M. Oscar ?… Quel est son vrai nom ?…
— Oscar…
Le mécano n’était pas loin de
pouffer.
— M. Goldberg est venu
ici ?
— Qui est-ce ?…
— Tu le sais mieux que
moi ! Le Belge qui a été assassiné…
— Sans blague ?
— Qui s’est chargé de brûler
le Danois sur la route de Compiègne ?
— On a brûlé quelqu’un ?…
Il n’y avait pas de doute possible.
La première impression de Maigret se confirmait. Il se trouvait en présence
d’une bande de professionnels supérieurement organisée.
Il en eut une nouvelle preuve. Le
bruit d’un moteur sur la route alla croissant, puis une voiture s’arrêta dans
un criaillement de freins en face du volet de fer, tandis que le klaxon lançait
un appel.
Maigret se précipita. Mais il
n’avait pas encore ouvert la porte que l’auto démarrait à une telle vitesse
qu’il n’en distingua même pas la forme.
Poings serrés, il revint vers le
mécano.
— Comment l’as-tu averti ?
— Moi ?…
Et l’ouvrier rigolait en montrant
ses poignets entortillés de fil électrique.
— Parle !
— Faut croire que ça sent le
roussi et que le camarade a le nez fin…
Maigret en fut inquiet. Brutalement,
il renversa le lit de camp, précipitant Jojo par terre, car il était possible
qu’il existât un contact permettant de déclencher au-dehors un signal avertisseur.
Mais il retourna le lit sans rien
trouver. Il laissa l’homme sur le sol, sortit, vit les cinq pompes à essence
éclairées comme d’habitude.
Il commençait à rager.
— Il n’y a pas de téléphone
dans le garage ?
— Cherchez !
— Sais-tu que tu finiras par
parler ?…
— Cause toujours !…
Il n’y avait rien à tirer de ce
gaillard, qui était le type même de la crapule consciente et organisée. Un
quart d’heure durant, Maigret arpenta en vain cinquante mètres de route,
cherchant ce qui pouvait servir de signal.
Chez les Michonnet, la lumière du
premier étage s’était éteinte. Seule la maison des Trois-Veuves restait
éclairée, et l’on devinait de ce côté la présence des agents cernant le parc.
Une limousine passa en trombe.
— Quel genre d’auto a ton
patron ?
L’aube se marquait, à l’est, par un
brouillard blanchâtre qui dépassait à peine l’horizon.
Maigret fixa les mains du
mécanicien. Ces mains ne touchaient aucun objet pouvant provoquer un déclic.
Un courant d’air frais arrivait par
la petite porte ouverte dans le volet en tôle ondulée du garage.
Et pourtant, au moment où Maigret,
entendant un bruit de moteur, marchait vers la route, voyait s’élancer une
torpédo quatre places qui ne dépassait pas le trente à l’heure et semblait
vouloir s’arrêter, une véritable pétarade éclata.
Plusieurs hommes tiraient et les
balles crépitaient sur le volet ondulé.
On ne distinguait rien que l’éclat
des phares, et des ombres immobiles, des têtes plutôt, dépassant de la
carrosserie. Puis le vrombissement de l’accélérateur…
Des vitres brisées…
C’était au premier étage de la
maison des Trois-Veuves. On avait continué à tirer de l’auto…
Maigret, aplati sur le sol, se
redressa, la gorge sèche, la pipe éteinte.
Il était sûr d’avoir reconnu M.
Oscar au volant de la voiture qui avait replongé dans la nuit.
VIII
Les disparus
Le commissaire n’avait pas eu le
temps de gagner le milieu de la route qu’un taxi apparaissait, stoppait, tous
freins serrés, en face des pompes à essence. Un homme sautait à terre, se
heurtait à Maigret.
— Grandjean !… grommela
celui-ci.
— De l’essence, vite !…
Le chauffeur de taxi était pâle de
nervosité, car il venait de conduire à cent à l’heure une voiture faite pour le
quatre-vingts tout au plus.
Grandjean appartenait à la Brigade
de la voie publique. Il y avait deux autres inspecteurs avec lui dans le taxi.
Chaque poing serrait un revolver.
Le plein d’essence fut fait avec des
gestes fébriles.
— Ils sont loin ?
— Cinq kilomètres d’avance…
Le chauffeur attendait l’ordre de
repartir.
— Reste ! commanda Maigret
à Grandjean. Les deux autres continueront sans toi…
Et il recommanda :
— Pas d’imprudence !… De
toute façon, nous les tenons !… Contentez-vous de les talonner…
Le taxi repartit.
Un garde-boue décalé faisait un
vacarme tout le long de la route.
— Raconte, Grandjean !
Et Maigret écouta, tout en épiant
les trois maisons, en
tendant l’oreille aux bruits de la nuit et en surveillant
le mécano prisonnier.
— C’est Lucas qui m’a téléphoné
pour me faire surveiller le garagiste d’ici, M. Oscar… Je l’ai pris en filature
à la Porte d’Orléans… Ils ont copieusement dîné à l’Escargot, où ils n’ont
parlé à personne, puis ils sont allés à l’Ambigu… Jusque-là, rien d’intéressant…
A minuit, ils sortent du théâtre et je les vois se diriger vers la
Chope-Saint-Martin… Vous connaissez… Au premier, dans la petite salle, il y a toujours
quelques lascars… M. Oscar entre là-dedans comme chez lui… Les garçons le saluent,
le patron lui serre la main, lui demande comment vont les affaires…
» Quant à la femme, elle est,
elle aussi, comme un poisson dans l’eau.
» Ils s’installent à une table
où il y avait déjà trois types et une poule… Un des types, je l’ai reconnu, est
un tôlier des environs de la République… Un autre est marchand de bric-à-brac
rue du Temple… Quant au troisième, je ne sais pas, mais la poule qui était avec
lui figure sûrement sur le registre de la Police des mœurs…
» Ils se sont mis à boire du champagne, en rigolant. Puis ils ont réclamé des écrevisses, de la soupe à
l’oignon, que sais-je ? Une vraie bringue, comme ces gens-là savent en
faire, en gueulant, en se donnant des tapes sur les cuisses, en poussant de
temps en temps un couplet…
» Il y a eu une scène de
jalousie, parce que M. Oscar serrait de trop
près la poule et que sa femme la trouvait mauvaise… Ça s’est arrangé en fin de compte avec une nouvelle bouteille de champagne…
» De temps en temps, le patron
venait trinquer avec ses clients et il a même offert sa tournée… Puis, vers
trois heures, je crois, le garçon est venu dire qu’on demandait M. Oscar au téléphone…
» Quand il est revenu de la
cabine, il ne rigolait plus. Il m’a lancé un sale coup d’œil, car j’étais le
seul consommateur étranger à la bande… Il a parlé bas aux autres…
» Un beau gâchis !… Ils
tiraient des têtes longues comme ça… La petite – je veux dire la femme de
M. Oscar – avait les yeux cernés jusqu’au milieu des joues et buvait à
plein verre pour se donner du cran…
» Il n’y en a qu’un qui a suivi
le couple, celui que je ne connais pas, une espèce d’Italien ou d’Espagnol.
» Le temps qu’ils se fassent
leurs adieux et se racontent leurs petites histoires et j’étais le premier sur
le boulevard. Je choisissais un taxi pas trop toquard et j’appelais deux
inspecteurs qui travaillaient à la Porte Saint-Denis…
» Vous avez vu leur voiture… Eh
bien ! ils ont marché à cent à l’heure dès le boulevard Saint-Michel. Ils
se sont fait siffler au moins dix fois sans se retourner… On avait de la peine
à les suivre… Le chauffeur du taxi – un Russe – prétendait que je lui
faisais bousiller son moteur…
» Ce sont eux qui ont
tiré ?…
— Oui !
Lucas avait eu le temps, après avoir
entendu la pétarade, de sortir de la maison des Trois-Veuves et de rejoindre le
commissaire.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le blessé ?
— Il est plus faible. Je crois
quand même qu’il tiendra jusqu’au matin… Le chirurgien doit arriver bientôt…
Mais ici ?…
Et Lucas regardait le rideau de fer
du garage qui portait des traces de balles, le lit de camp où le mécanicien
était toujours prisonnier de ses fils électriques.
— Une bande organisée, hein,
patron ?
— Et comment !…
Maigret était plus soucieux que
d’habitude. Cela se marquait surtout par un léger tassement des épaules. Ses
lèvres avaient un drôle de pli autour du tuyau de sa pipe.
— Toi, Lucas, tu vas tendre le
filet… Téléphone à Arpajon, Etampes, Chartres, Orléans, Le Mans, Rambouillet…
Il vaut mieux que tu regardes la carte… Toutes les gendarmeries debout !…
Les chaînes aux entrées des villes… Ceux-là, on les tient… Que fait Else
Andersen ?…
— Je ne sais pas… Je l’ai
laissée dans sa chambre… Elle est très abattue…
— Sans blague ! riposta
Maigret avec une ironie inattendue.
Ils étaient toujours sur la route.
— D’où dois-je
téléphoner ?…
— Il y a un appareil dans le
corridor de la maison du garagiste… Commence par Orléans, car ils doivent avoir
déjà dépassé Etampes…
De la lumière se fit dans une ferme
isolée au milieu des champs. Les paysans se levaient. Une lanterne contourna un
pan de mur, disparut, et ce furent les fenêtres de l’étable qui s’éclairèrent à
leur tour.
— Cinq heures du matin… Ils
commencent à traire les vaches…
Lucas s’était éloigné, forçait la
porte de la maison de M. Oscar à l’aide d’une pince ramassée dans le garage.
Quant à Grandjean, il suivait
Maigret sans se rendre un compte exact de ce qui se passait.
— Les derniers événements sont
simples comme bonjour ! grommela le commissaire… Il n’y a que le
commencement à éclaircir…
» Tiens ! voilà là-haut un
citoyen qui m’a appelé tout exprès pour me faire constater qu’il était
incapable de marcher. Il y a des heures qu’il se tient à la même place,
immobile, rigoureusement immobile…
» Au fait, les fenêtres sont
éclairées, pas vrai ? Et moi qui, tout à l’heure, cherchais le
signal !… Tu ne peux pas comprendre… Les voitures qui passaient sans
s’arrêter…
» Or, à ce moment-là, la
fenêtre n’était pas éclairée…
Maigret éclata de rire comme s’il
découvrait quelque chose d’infiniment drôle.
Et soudain son compagnon lui vit
tirer un revolver de sa poche, le braquer vers la fenêtre des Michonnet où l’on
apercevait l’ombre d’une tête appuyée au dossier d’un fauteuil.
La détonation fut sèche comme un
claquement de fouet. Elle fut suivie par la dégringolade de la vitre dont les
morceaux s’écrasèrent dans le jardin.
Mais rien ne bougea dans la chambre.
L’ombre garda exactement la même forme derrière le store de toile écrue.
— Qu’est-ce que vous avez
fait ?
— Défonce la porte !… Ou
plutôt sonne !… Cela m’étonnerait qu’on ne vînt pas ouvrir…
On ne vint pas. On n’entendait aucun
bruit à l’intérieur.
— Défonce !
Grandjean était costaud. Il prit son
élan, heurta par trois fois l’huis, qui céda enfin, charnières arrachées.
— Doucement… Attention…
Ils avaient chacun une arme à la
main. Le commutateur de la salle à manger fut le premier tourné. Sur la table
couverte d’une nappe à carreaux rouges, il y avait encore les assiettes sales
du dîner et une carafe qui contenait un reste de vin blanc. Maigret le but, à
même la carafe.
Dans le salon, rien ! Des
housses sur les fauteuils. Une atmosphère poisseuse de pièce jamais habitée.
Un chat fut seul à se sauver de la
cuisine, aux murs de céramique blanche.
L’inspecteur regardait Maigret avec
inquiétude. Ils s’engagèrent bientôt dans l’escalier, arrivèrent au premier
étage, où trois portes entouraient le palier.
Le commissaire ouvrit celle de la
chambre en façade.
Un courant d’air, venant de la vitre
brisée, agitait le store. Dans le fauteuil, ils virent une chose saugrenue, un
manche à balai posé en travers, entouré à son sommet d’une boule de chiffons
qui, dépassant le dossier du fauteuil, donnait, de l’extérieur, en ombre
chinoise, l’impression d’une tête.
Maigret ne sourit même pas, ouvrit
une porte de communication, éclaira une seconde chambre à coucher, qui était
vide.
Dernier étage. Une mansarde avec des
pommes posées sur le plancher à deux ou trois centimètres les unes des autres
et des chapelets de haricots verts pendus à la poutre. Une chambre qui devait
être une chambre de bonne, mais qui ne servait pas, car elle ne contenait
qu’une vieille table de nuit.
Ils redescendirent. Maigret traversa
la cuisine, gagna la cour. Elle était orientée à l’est, et de ce côté
grandissait le halo sale de l’aube.
Une petite remise… Une porte qui
bougeait…
— Qui va là ?… tonna-t-il
en brandissant son revolver.
Il y eut un cri d’effroi. La porte,
qui n’était plus retenue
de l’intérieur, s’ouvrit d’elle-même et l’on vit une femme
qui tombait à genoux, qui clamait :
— Je n’ai rien fait !…
Pardon !… Je… Je…
C’était Mme Michonnet, les cheveux
en désordre, les vêtements maculés du plâtre de la remise.
— Votre mari ?
— Je ne sais pas !… Je
jure que je ne sais rien !… Je suis assez malheureuse !…
Elle pleurait. Toute sa chair
abondante semblait s’amollir, s’écrouler. Son visage paraissait dix ans plus
vieux que d’habitude, tuméfié par les larmes, décomposé par la peur.
— Ce n’est pas moi !… Je
n’ai rien fait !… C’est cet homme, en face…
— Quel homme ?…
— L’étranger… Je ne sais
rien !… Mais c’est lui, vous pouvez en être sûr !… Mon mari n’est pas
un assassin ni un voleur… Il a toute une vie d’honnêteté derrière lui !…
C’est lui !… Avec son mauvais œil !… Depuis qu’il s’est installé au
carrefour, tout va mal… Je…
Un poulailler était plein de poules
blanches, qui picoraient le sol couvert de beaux grains jaunes de maïs. Le chat
s’était juché sur un appui de fenêtre et ses yeux luisaient dans la
demi-obscurité.
— Relevez-vous…
— Qu’est-ce que vous allez me
faire ?… Qui a tiré ?…
C’était pitoyable. Elle avait près
de cinquante ans et elle
pleurait comme une enfant. Elle était désemparée. Au point
que, quand elle fut debout et que Maigret, d’un geste machinal, lui tapota
l’épaule, elle se jeta presque dans ses bras, posa en tout cas sa tête sur la
poitrine du commissaire, se raccrocha aux revers de son veston en
gémissant :
— Je ne suis qu’une pauvre
femme, moi !… j’ai travaillé toute ma vie !… Quand je me suis mariée,
j’étais caissière dans le plus grand hôtel de Montpellier.
Maigret l’écartait, mais ne pouvait
mettre fin à ces confidences plaintives.
— J’aurais mieux fait de rester
comme j’étais… Car on me considérait… Quand je suis partie, je me souviens que
le patron, qui avait de l’estime pour moi, m’a dit que je regretterais sa
maison…
» Et c’est vrai !… J’ai
trimé plus dur que jamais…
Elle fondait à nouveau. La vue de
son chat ranima sa détresse.
— Pauvre Mitsou !…
Tu n’y es pour rien non plus, toi !… Et mes poules, mon petit ménage, ma
maison !… Tenez ! je crois, commissaire, que je serais capable de
tuer cet homme-là s’il était devant moi !… Je l’ai senti le premier jour
que je l’ai vu… Rien que son œil noir…
— Où est votre mari ?…
— Est-ce que je sais ?
— Il est parti hier au soir de
bonne heure, n’est-ce pas ? Exactement après la visite que je lui ai
faite !… Il n’était pas plus malade que moi…
Elle ne savait que répondre. Elle
regardait vivement autour d’elle comme pour chercher un appui.
— C’est vrai qu’il a la goutte…
— Mlle Else est déjà venue
ici ?
— Jamais ! s’écria-t-elle
avec indignation. Je ne veux pas de pareilles créatures chez moi…
— Et M. Oscar ?
— Vous l’avez arrêté ?
— Presque !
— Il ne l’a pas volé non plus…
Mon mari n’aurait jamais dû voir des gens qui ne sont pas de notre monde, qui
n’ont aucune éducation… Ah ! si seulement on écoutait les femmes…
Dites ! qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ?… J’entends des
coups de feu tout le temps… S’il arrivait quelque chose à Michonnet, il me
semble que je mourrais de honte !… Sans compter que je suis trop vieille
pour me remettre à travailler…
— Rentrez chez vous…
— Qu’est-ce que je dois
faire ?
— Buvez quelque chose de chaud…
Attendez. Dormez si vous le pouvez…
— Dormir ?…
Et, sur ce mot, ce fut un nouveau
déluge, une crise de larmes, mais qu’elle dut achever toute seule, car les deux
hommes étaient sortis.
Maigret revint pourtant sur ses pas,
décrocha le récepteur téléphonique.
— Allô ! Arpajon ?…
Police !… Voulez-vous me dire quelle communication a été demandée par la
ligne que j’occupe, au cours de la nuit ?
Il fallut attendre quelques minutes.
Enfin il eut la réponse.
— Archives 27-45… C’est un
grand café de la Porte Saint-Martin…
— Je sais… Vous avez eu
d’autres communications du Carrefour des Trois-Veuves ?…
— A l’instant… Du garage, on me
demande des gendarmeries…
— Merci !
Quand Maigret rejoignit l’inspecteur
Grandjean sur la route, une pluie fine comme un brouillard commençait à tomber.
Le ciel, néanmoins, devenait laiteux.
— Vous vous y retrouvez, vous,
commissaire ?
— A peu près…
— Cette femme joue la comédie,
n’est-ce pas ?
— Elle est tout ce qu’il y a de
plus sincère…
— Pourtant… son mari…
— Celui-là, c’est une autre
paire de manches. Un honnête homme qui a mal tourné. Ou, si tu préfères, une
canaille qui était née pour faire un honnête homme… Il n’y a rien de plus compliqué !…
Ça se ronge pendant des heures pour découvrir un moyen de s’en tirer… Ça
imagine des complications inouïes… Ça vous joue un rôle à la perfection… Par
exemple, il reste à savoir ce qui, à un moment donné de son existence, l’a
décidé à s’établir canaille, si je puis dire… Enfin reste à savoir aussi ce
qu’il a bien pu imaginer pour cette nuit…
Et Maigret bourra une pipe,
s’approcha de la grille des Trois-Veuves. Il y avait un agent en faction.
— Rien de nouveau ?
— Je crois qu’on n’a rien
trouvé… Le parc est cerné… Néanmoins, on n’a vu personne…
Les deux hommes contournèrent le
bâtiment qui devenait jaunâtre dans le clair-obscur et dont les détails
d’architecture commençaient à se dessiner.
Le grand salon était exactement dans
le même état que lors de la première visite de Maigret : le chevalet
portait toujours l’ébauche d’une tapisserie à grandes fleurs cramoisies. Un
disque, sur le phonographe, renvoyait deux reflets en forme de diabolo. Le jour
naissant pénétrait dans la pièce à la manière d’une vapeur aux étirements
irréguliers.
Les mêmes marches d’escalier
craquèrent. Dans sa chambre, Carl Andersen, qui râlait avant l’arrivée du commissaire,
se tut dès qu’il l’aperçut, dompta sa douleur mais non son inquiétude, balbutia :
— Où est Else ?
— Dans sa chambre.
— Ah !…
Cela parut le rassurer. Il soupira,
tâta son épaule, avec un plissement du front.
— Je crois que je n’en mourrai
pas…
C’était son œil de verre qui était
le plus pénible à regarder, parce qu’il ne participait pas à la vie du visage.
Il restait net, limpide, grand ouvert, alors que tous les muscles étaient en
mouvement.
— J’aime mieux qu’elle ne me
voie pas ainsi… Est-ce que vous croyez que mon épaule se remettra ?…
A-t-on averti un bon chirurgien ?…
Lui aussi devenait enfant, comme Mme
Michonnet, sous le coup de l’angoisse. Son regard implorait. Il demandait à
être rassuré. Mais ce qui semblait l’absorber le plus, c’était son physique,
les traces que les événements pourraient laisser sur son aspect extérieur.
Par contre, il faisait preuve d’une
volonté extraordinaire, d’une faculté remarquable de surmonter la douleur.
Maigret, qui avait vu ses deux blessures, appréciait en connaisseur.
— Vous direz à Else…
— Vous ne voulez pas la
voir ?
— Non ! Il vaut mieux pas…
Mais dites-lui que je suis ici, que je guérirai, que… que j’ai toute ma
lucidité, qu’elle doit avoir confiance… Répétez-lui ce mot :
confiance !… Qu’elle lise quelques versets de la Bible… L’histoire de Job,
par exemple… Cela vous fait sourire, parce que les Français ne connaissent pas
la Bible… Confiance !… Et toujours, je reconnaîtrai les miens…
C’est Dieu qui parle… Dieu qui reconnaît les siens… Dites-lui cela !… Et
aussi : … Il y a plus de joie au ciel pour… Elle comprendra…
Enfin : … Le juste est éprouvé neuf fois par jour.
Il était inouï. Blessé, souffrant
dans sa chair, couché entre deux policiers, c’était avec sérénité qu’il citait
des textes des saintes Ecritures.
— Confiance !… Vous le lui
direz, n’est-ce pas ?… Parce qu’il n’y a pas d’exemple que l’innocence…
Il fronça les sourcils. Il avait
surpris un sourire qui errait sur les lèvres de l’inspecteur Grandjean. Et
alors il murmura entre ses dents, pour lui-même :
— Franzose !…
Français ! Autrement dit incroyant ! Autrement dit sceptique, esprit léger,
frondeur, impénitent !
Découragé, il se retourna sur sa
couche, face au mur, qu’il fixa de son seul œil vivant.
— Vous lui direz…
Seulement, quand Maigret et son
compagnon poussèrent la porte de la chambre d’Else, ils ne virent personne.
Une atmosphère de serre
chaude ! Un nuage opaque de cigarettes blondes. Et une ambiance féminine à
couper au couteau, à affoler un collégien et même un homme !
Mais personne !… La fenêtre
était fermée… Else n’était pas partie par là…
Le tableau cachant l’excavation dans
le mur – le flacon de bromure, la clé et le revolver – était à sa
place…
Maigret le fit basculer. Le revolver
manquait.
— Mais ne me regarde donc pas
comme ça, sacrebleu !
Et Maigret, tout en lançant cette
apostrophe, avait un
regard excédé à l’inspecteur qui était sur ses talons et
qui le contemplait avec une admiration béate.
A cet instant, le commissaire serra
si fort les dents sur le tuyau de sa pipe qu’il le fit éclater et que le
fourneau roula sur le tapis.
— Elle s’est enfuie ?
— Tais-toi !…
Il était furieux, injuste.
Grandjean, estomaqué, se tint aussi immobile que possible.
Il ne faisait pas encore jour.
Toujours cette vapeur grise qui flottait à ras du sol mais qui n’éclairait pas.
L’auto du boulanger passa sur la route, une vieille Ford dont les roues avant
zigzaguaient sur le bitume.
Maigret, soudain, se dirigea vers le
corridor, descendit l’escalier en courant. Et, au moment précis où il
atteignait le salon dont deux baies étaient larges ouvertes sur le parc, il y
eut un cri épouvantable, un cri de mort, un hululement, une plainte de bête en
détresse.
C’était une femme qui criait et dont
la voix n’arrivait qu’étouffée par quelque obstacle insoupçonnable.
C’était très loin ou très près. Cela
pouvait venir de la corniche. Cela pouvait venir de dessous la terre.
Et l’impression d’angoisse était
telle que l’homme de garde à la poterne accourut, le visage défait.
— Commissaire !… Vous avez
entendu ?…
— Silence, n… de D… !
hurla Maigret au comble de l’exaspération.
Il n’avait pas achevé qu’un coup de
feu éclatait, mais tellement assourdi que nul n’eût pu dire si c’était à
gauche, à droite, dans le parc, dans la maison, dans le bois ou sur la route.
Après, il y eut des bruits de pas
dans l’escalier. On vit Carl Andersen qui descendait, tout raide, une main sur
la poitrine, et qui lançait comme un fou :
— C’est elle !…
Il haletait. Son œil de verre
restait immobile. On ne pouvait savoir qui il fixait de l’autre prunelle
écarquillée.
IX
Les hommes en rang
Il y eut un flottement de quelques
secondes, le temps, à peu près, de laisser mourir dans l’air les derniers échos
de la détonation. On en attendait une autre. Carl Andersen avançait, atteignait
une allée couverte de gravier.
Ce fut un des agents qui montaient
la garde dans le parc qui se précipita soudain vers le potager, au milieu
duquel se dressait la margelle d’un puits, surmontée d’une poulie. Il s’était à
peine penché qu’il se rejetait en arrière, lançait un coup de sifflet.
— Emmène-le de gré ou de
force ! cria Maigret à l’adresse de Lucas, en désignant le Danois
titubant.
Et tout se passa à la fois, dans
l’aube confuse. Lucas fit signe à un de ses hommes. A deux, ils s’approchèrent
du blessé, parlementèrent un instant et, comme Carl ne voulait rien entendre,
le renversèrent et l’emportèrent, tout gigotant, râlant des protestations.
Maigret atteignait le puits, se
voyait arrêter par l’agent, qui lui criait :
— Attention !…
Et, de fait, une balle passait en
sifflant, tandis que la détonation souterraine se prolongeait par de longues
vagues de résonance.
— Qui est-ce ?…
— La jeune fille… Et un homme…
Ils se battent en corps à corps…
Prudemment, le commissaire
s’approcha. Mais on n’y voyait à peu près rien.
— Ta lampe…
Il n’eut que le temps de se faire
une idée sommaire de ce qui se passait, car une balle faillit briser la lampe
électrique.
L’homme, c’était Michonnet. Le puits
n’était pas profond. Par contre il était large, sans eau.
Et ils étaient deux là-dedans, à se
battre. Autant qu’on en pouvait juger, l’agent d’assurances tenait Else à la
gorge comme pour l’étrangler. Elle avait un revolver à la main. Mais cette
main, il l’étreignait aussi, dirigeait ainsi le tir à son gré.
— Qu’allons-nous faire ?
questionna l’inspecteur.
Il était bouleversé.
Un râle montait parfois. C’était
Else qui étouffait, qui se débattait désespérément.
— Michonnet, rendez-vous !…
articula Maigret par acquit de conscience.
L’autre ne répondit même pas, tira
en l’air, et alors le commissaire n’hésita plus. Le puits avait trois mètres de
profondeur. Brusquement, Maigret sauta, tomba littéralement sur le dos de
l’assureur, non sans écraser une des jambes d’Else.
Ce fut la confusion absolue. Une
balle partit encore, érafla le mur du puits, alla se perdre dans le ciel tandis
que le commissaire, par prudence, frappait comme un sourd, de ses deux poings,
le crâne de Michonnet.
Au quatrième coup, l’agent
d’assurances lui lança un regard d’animal blessé, vacilla, tomba en travers,
l’œil poché, la mâchoire démantibulée.
Else, qui se tenait la gorge à deux
mains, faisait des efforts pour respirer.
C’était à la fois tragique et
loufoque, cette bataille au fond d’un puits, dans une odeur de salpêtre et de
vase, dans la demi-obscurité.
Plus loufoque l’épilogue :
Michonnet, qu’on remonta avec la corde de la poulie, tout mou, tout flasque, et
gémissant ; Else, que Maigret hissa à bout de bras et qui était sale, avec
sa robe de velours noir couverte de grandes plaques de mousse verdâtre.
Ni elle ni son adversaire n’avaient
perdu complètement connaissance. Mais ils étaient brisés, écœurés, comme ces
clowns qu’on voit parodier un combat de boxe et qui, couchés l’un sur l’autre,
continuent à donner des coups imprécis dans le vide.
Maigret avait ramassé le revolver.
C’était celui d’Else, qui manquait dans la cachette de la chambre. Il y restait
une balle.
Lucas arrivait de la maison, le
front soucieux, soupirait en regardant ce spectacle :
— J’ai dû faire lier l’autre
sur son lit…
L’agent tamponnait d’un mouchoir
imbibé d’eau le front de la jeune fille. Le brigadier questionnait :
— D’où sortent-ils, ces
deux-là ?
Il avait à peine fini de parler
qu’on voyait Michonnet, qui n’avait même plus l’énergie de se tenir debout, se
jeter néanmoins sur Else, le visage décomposé par la fureur. Il n’eut pas le
temps de l’atteindre. Du pied, Maigret l’envoya rouler à deux mètres de lui,
tonna :
— C’est fini, hein, cette
comédie !…
Il fut pris de fou rire, tant
l’expression de physionomie de l’assureur était comique. Il faisait penser à
ces gosses rageurs qu’on emporte sous le bras en leur donnant la fessée et qui
continuent à s’agiter, à hurler, à pleurer, à essayer de mordre et de frapper,
sans s’avouer leur impuissance.
Car Michonnet pleurait ! Il
pleurait et grimaçait ! Il menaçait même, du poing !
Else était enfin debout, se passait
la main sur le front.
— J’ai bien cru que ça y
était ! soupira-t-elle avec un pâle sourire. Il serrait tellement fort…
Elle avait une joue noire de terre,
de la boue dans ses cheveux en désordre. Maigret n’était guère plus propre.
— Qu’est-ce que vous faisiez
dans le puits ? questionna-t-il.
Elle lui lança un regard aigu. Son
sourire disparut. On sentit que, d’un seul coup, elle reprenait possession de
tout son sang-froid.
— Répondez…
— Je… J’y
ai été transportée de force…
— Par Michonnet ?…
— Ce n’est pas vrai !
hurla celui-ci.
— C’est vrai… Il a voulu
m’étrangler… Je crois qu’il est fou…
— Elle ment !… C’est elle
qui est folle !… Ou plutôt c’est elle qui…
— Qui quoi ?…
— Je ne sais pas ! Qui…
C’est une vipère, dont il faut écraser la tête contre une pierre…
Le jour s’était levé insensiblement.
Dans tous les arbres des oiseaux piaillaient.
— Pourquoi vous étiez-vous
armée d’un revolver ?…
— Parce que je craignais un
piège…
— Quel piège ?… Un
instant !… Procédons avec ordre… Vous venez de dire que vous avez été
assaillie et transportée dans le puits…
— Elle ment ! répéta
convulsivement l’assureur.
— Montrez-moi donc, poursuit
Maigret, l’endroit où a eu lieu cette attaque…
Elle regarda autour d’elle, désigna
le perron.
— C’est là ? Et vous
n’avez pas crié ?…
— Je n’ai pas pu…
— Et ce petit bonhomme
maigrichon a été capable de vous porter jusqu’au puits, autrement dit de
parcourir deux cents mètres avec une charge de cinquante-cinq kilos ?…
— C’est vrai…
— Elle ment !…
— Faites-le taire !
dit-elle avec lassitude. Vous ne voyez pas qu’il est fou ?… Et cela ne
date pas d’aujourd’hui…
Il fallut calmer Michonnet, qui
allait se précipiter à nouveau vers elle.
Ils étaient un petit groupe dans le
jardin : Maigret, Lucas, deux inspecteurs, regardant l’agent d’assurances
au visage tuméfié et Else qui, tout en parlant, essayait de mettre de l’ordre
dans sa toilette.
Il eût été difficile de déterminer
pourquoi l’on ne parvenait pas à atteindre au tragique, ni même au drame. Cela
sentait plutôt la bouffonnerie.
Sans nul doute cette aube indécise y
était-elle pour quelque chose ? Et aussi la fatigue de chacun, la faim
même ?
Ce fut pis quand on vit une bonne
femme marcher en hésitant sur la route, montrer sa tête derrière les barreaux
de la grille, ouvrir enfin celle-ci et s’écrier en regardant Michonnet :
— Emile !…
C’était Mme Michonnet, plus abrutie
que désemparée, Mme Michonnet qui tira un mouchoir de sa poche et fondit en
larmes.
— Encore avec cette
femme !…
Elle avait l’air d’une bonne grosse
mère ballottée par les événements et se réfugiant dans l’amertume lénifiante
des pleurs.
Maigret nota, amusé, la netteté dont
s’imprégnait le visage d’Else, qui regardait tour à tour chacun autour d’elle.
Un visage joli, très fin, tout tendu, tout pointu soudain.
— Qu’alliez-vous faire dans le
puits ?… questionna-t-il, bon enfant, avec l’air de dire :
« Fini, hein ! Entre nous, ce n’est plus la peine de jouer la
comédie. »
Elle comprit. Ses lèvres s’étirèrent
dans un sourire ironique.
— Je crois que nous sommes
faits comme des rats ! concéda-t-elle. Seulement j’ai faim, j’ai soif,
j’ai froid, et je voudrais quand même faire un bout de toilette… Après, on
verra…
Ce n’était pas de la comédie.
C’était au contraire d’une netteté admirable.
Elle était toute seule au milieu du
groupe et elle ne se troublait pas, elle regardait d’un air amusé Mme Michonnet
en larmes, le pitoyable Michonnet, puis elle se tournait vers Maigret et ses
yeux disaient :
« Les pauvres ! Nous, nous
sommes de la même classe, pas vrai ?… On causera tout à l’heure… Vous avez
gagné !… Mais avouez que j’ai bien joué ma partie !… »
Pas d’effroi, pas de gêne non plus.
Pas une ombre de cabotinage.
C’était la véritable Else qu’on
découvrait enfin et qui savourait elle-même cette révélation.
— Venez avec moi ! dit
Maigret. Toi, Lucas, occupe-toi de l’autre… Quant à la femme, qu’elle retourne
chez elle, ou qu’elle reste ici…
— Entrez ! vous ne me
gênez pas !…
C’était la même chambre, là-haut,
avec le divan noir, le parfum obstiné, la cachette derrière l’aquarelle.
C’était la même femme.
— Carl est bien gardé, au
moins ? questionna-t-elle avec un mouvement du menton vers la chambre du
blessé. Parce qu’il serait encore plus forcené que Michonnet !… Vous
pouvez fumer votre pipe…
Elle versa de l’eau dans la cuvette,
retira tranquillement sa robe, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du
monde, et resta en combinaison, sans pudeur ni provocation.
Maigret pensait à sa première visite
dans la maison des Trois-Veuves, à l’Else énigmatique et distante comme une
vamp de cinéma, à cette atmosphère trouble et énervante dont elle parvenait à
s’entourer.
Etait-elle assez jeune fille
perverse quand elle parlait du château de ses parents, des nurses et des
gouvernantes, du rigorisme de son père ?
C’était fini ! Un geste était
plus éloquent que tous les mots : cette façon d’enlever sa robe, de se
regarder maintenant dans la glace avant de se passer de l’eau sur le visage.
C’était la fille, simple et
vulgaire, saine et rouée.
— Avouez que vous avez
marché !
— Pas longtemps !…
Elle s’essuya le visage du coin
d’une serviette-éponge.
— … Vous vous vantez… Hier
encore, quand vous étiez ici et que je vous laissais apercevoir un sein, vous
aviez la gorge sèche, le front moite, en bon gros que vous êtes… Maintenant,
bien sûr, que ça ne vous fait plus rien… Et pourtant, je ne suis pas moche…
Elle cambrait les reins, prenait
plaisir à regarder son corps souple, à peine voilé.
— Entre nous, qu’est-ce qui
vous a mis la puce à l’oreille ? J’ai commis une faute ?
— Plusieurs…
— Lesquelles ?
— Celle, par exemple, de parler
un peu trop de château et de parc… Quand on habite vraiment un château, on dit
plutôt la maison, ou la propriété…
Elle avait tiré le rideau d’une
penderie et elle regardait ses robes en hésitant.
— Vous allez m’emmener à Paris,
naturellement !… Et il y aura des photographes… Que pensez-vous de cette
robe verte ?…
Elle la tint devant elle pour juger
de l’effet.
— Non !… C’est encore le
noir qui me va le mieux… Voulez-vous me donner du feu ?…
Elle rit, car malgré tout Maigret,
surtout quand elle s’approcha de lui pour allumer sa cigarette, était un peu
troublé par ce qu’elle parvenait à mettre de sourd érotisme dans l’atmosphère.
— Allons ! je m’habille…
C’est rigolo, pas vrai ?…
Même les mots d’argot prenaient une
saveur particulière dans sa bouche, grâce à son accent.
— Depuis quand êtes-vous la
maîtresse de Carl Andersen ?
— Je ne suis pas sa maîtresse.
Je suis sa femme…
Elle passa un crayon sur ses cils,
aviva le rose de ses joues.
— Vous vous êtes mariés au
Danemark ?
— Vous voyez que vous ne savez
encore rien !… Et ne comptez pas sur moi pour parler. Ce ne serait pas de
jeu… D’ailleurs, vous ne me tiendrez pas longtemps… Combien de temps après
l’arrestation passe-t-on à l’anthropométrie ?…
— Vous y passerez tout à
l’heure.
— Tant pis pour vous !…
Car on s’apercevra que je m’appelle de mon vrai nom Bertha Krull et que, depuis
un peu plus de trois ans, il y a un mandat d’arrêt lancé contre moi par la
police de Copenhague… Le Gouvernement danois demandera l’extradition…
Voilà ! je suis prête… Maintenant, si vous permettez que j’aille manger un
morceau… Vous ne trouvez pas que cela sent le renfermé, ici ?…
Elle marcha vers la fenêtre, qu’elle
ouvrit. Puis elle revint à la porte. Maigret franchit celle-ci le premier.
Alors, brusquement, elle referma l’huis, tira le verrou, et l’on entendit des
pas précipités dans la direction de la fenêtre.
Maigret eût été moins lourd de dix
kilos qu’elle se fût sans doute enfuie. Il ne perdit pas un quart de seconde.
Le verrou était à peine tiré qu’il fonçait de toute sa masse sur le panneau.
Et celui-ci céda au premier coup. La
porte s’abattit, gonds et serrures arrachés.
Else était à cheval sur l’appui de
fenêtre. Elle hésita.
— Trop tard ! dit-il.
Elle fit demi-tour, la poitrine un
peu haletante, des moiteurs au front.
— C’était bien la peine de
faire une toilette raffinée ! ironisa-t-elle en montrant sa robe déchirée.
— Vous me donnez votre parole
de ne plus chercher à fuir ?
— Non !
— Dans ce cas, je vous préviens
que je tire au moindre mouvement suspect…
Et désormais il garda son revolver à
la main.
En passant devant la porte de Carl,
elle questionna :
— Vous croyez qu’il s’en
tirera ?… Il a deux balles dans la peau, n’est-ce pas ?
Il l’observa et à cet instant il eût
été bien en peine de porter un jugement sur elle. Il crut pourtant discerner sur
son visage et dans sa voix un mélange de pitié et de rancune.
— C’est sa faute aussi !
conclut-elle comme pour mettre sa conscience en paix. Pourvu qu’il reste
quelque chose à manger dans la maison…
Maigret la suivit dans la cuisine,
où elle fouilla les placards et où elle finit par mettre la main sur une boîte
de langouste.
— Vous ne voulez pas me
l’ouvrir ?… Vous pouvez y aller… Je promets de ne pas en profiter pour
filer…
Il régnait entre eux une drôle de
cordialité que Maigret n’était pas sans apprécier. Il y avait même quelque
chose d’intime dans leurs rapports, avec un rien d’arrière-pensée.
Else s’amusait avec ce gros homme
placide qui l’avait vaincue, mais qu’elle avait conscience d’épater par son
cran. Quant à lui, il savourait peut-être un peu trop cette promiscuité tellement
en dehors de la norme.
— Voilà… Mangez vite…
— On part déjà ?
— Je n’en sais rien.
— Au fond, entre nous,
qu’est-ce que vous avez découvert ?
— Peu importe…
— Vous emmenez cet imbécile de
Michonnet aussi ?… C’est encore lui qui m’a fait le plus peur… Tout à
l’heure, dans le puits, j’ai bien cru que j’allais y passer… Il avait les yeux
hors de la tête… Il serrait mon cou tant qu’il pouvait…
— Vous étiez sa
maîtresse ?
Elle haussa les épaules, en fille
pour qui pareil détail a vraiment peu d’importance.
— Et M. Oscar ?…
poursuivit-il.
— Eh bien ! quoi ?
— Encore un amant ?
— Vous essaierez de découvrir
tout ça vous-même… Moi, je sais exactement ce qui m’attend… J’ai cinq ans à
purger au Danemark pour complicité de vol à main armée et rébellion… C’est là
que j’ai attrapé cette balle…
Elle désignait son sein droit.
— Pour le reste, ceux d’ici se
débrouilleront !
— Où avez-vous fait la
connaissance d’Isaac Goldberg ?
— Je ne marche pas…
— Il faudra pourtant bien que
vous parliez.
— Je serais curieuse de savoir
comment vous comptez vous y prendre…
Elle répondit tout en mangeant de la
langouste sans pain, car il n’en restait plus dans la maison. On entendait dans
le salon un agent qui faisait les cent pas, tout en surveillant Michonnet
affalé dans un fauteuil.
Deux voitures stoppèrent en même
temps devant la grille… Celle-ci fut ouverte et les autos entrèrent dans le
parc, contournèrent la maison pour s’arrêter au pied du perron.
Dans la première, il y avait un
inspecteur, deux gendarmes, ainsi que M. Oscar et sa femme.
L’autre voiture était le taxi de
Paris, et un inspecteur y gardait un troisième personnage.
Les uns et les autres avaient les
menottes aux poings,
mais ils gardaient des visages sereins, hormis la femme du
garagiste, qui avait les yeux rouges.
Maigret fit passer Else dans le
salon, où Michonnet tenta une fois de plus de se précipiter vers elle.
On introduisait les prisonniers. M.
Oscar avait à peu près la désinvolture d’un visiteur ordinaire, mais il fit la
grimace en apercevant Else et l’assureur. L’autre, au type italien, voulut
crâner.
— Mince de réunion de
famille !… C’est pour une noce, ou pour l’ouverture d’un testament ?…
L’inspecteur expliquait à
Maigret :
— C’est une chance de les avoir
sans casse… En passant à Etampes, nous avons embarqué deux gendarmes qui
avaient été alertés et qui avaient vu passer la voiture sans pouvoir l’arrêter…
A cinquante kilomètres d’Orléans, les fuyards ont crevé un pneu. Ils se sont
arrêtés au milieu de la route et ont braqué sur nous leurs revolvers… C’est le
garagiste qui s’est ravisé le premier… Sinon, c’était une bataille en règle…
» Nous nous sommes avancés…
L’Italien a quand même tiré deux balles de browning, sans nous atteindre…
— Dites donc ! Chez moi,
je vous donnais à boire… Laissez-moi vous dire qu’il fait soif… remarqua M.
Oscar.
Maigret avait fait chercher le
mécanicien prisonnier dans le garage. Il eut l’air de compter son monde.
— Allez tous vous coller au
mur ! commanda-t-il. De l’autre côté, Michonnet… Pas la peine d’essayer de
vous rapprocher d’Else…
L’assureur lui lança un regard
venimeux, alla se camper tout au bout de la file, avec ses moustaches tombantes
et son œil qui enflait à la suite des coups de poing.
Venait ensuite le mécano dont les
poignets restaient entravés avec du fil électrique. Puis la femme du garagiste,
maigre et désolée. Puis le garagiste lui-même, qui était bien embêté de ne pouvoir
mettre les mains dans les poches de son pantalon trop large. Enfin Else et
l’Italien, qui devait être le joli cœur de la bande et qui avait une femme nue
tatouée sur le dos de la main.
Maigret les regarda tour à tour,
lentement, avec une petite moue satisfaite, bourra une pipe, se dirigea vers le
perron et lança en ouvrant la porte vitrée :
— Prenez les noms, prénoms, profession
et domicile de chacun, Lucas… Après, vous m’appellerez !
… Ils étaient debout tous les six.
Lucas questionna en désignant Else :
— Faut-il lui mettre les
menottes aussi ?
— Pourquoi pas ?…
Alors elle proféra avec
conviction :
— Ça, c’est vache, commissaire !…
Le parc était tout plein de soleil.
Des milliers d’oiseaux chantaient. Le coq d’un petit clocher de village, à
l’horizon, étincelait comme s’il eût été tout en or.
X
A la recherche d’une tête
Quand Maigret rentra dans le salon,
dont les deux portes-fenêtres ouvertes laissaient pénétrer des bouffées de
printemps, Lucas achevait l’interrogatoire d’identité, dans une atmosphère qui
n’était pas sans rappeler celle d’une chambrée de caserne.
Les prisonniers étaient toujours
alignés contre un mur, mais dans un ordre moins parfait. Et ils étaient au
moins trois qui ne se laissaient nullement impressionner par la police :
M. Oscar, son mécanicien Jojo et l’Italien Guido Ferrari.
M. Oscar dictait à Lucas :
— Profession :
mécanicien-garagiste. Ajoutez ex-boxeur professionnel, licence 1920. Champion
de Paris poids mi-lourd en 1922…
Des inspecteurs amenèrent deux
nouvelles recrues. C’étaient des ouvriers du garage qui venaient d’arriver
comme chaque matin pour prendre le travail. On les colla au mur avec les autres.
L’un d’eux, qui avait une gueule de gorille, se contenta de questionner d’une
voix traînante :
— Alors ? On est
faits ?…
Ils parlaient tous à la fois, comme
dans une classe dont le professeur est absent. Ils se donnaient des coups de
coude, lançaient des plaisanteries.
Il n’y avait guère que Michonnet à
garder sa piteuse allure, à rentrer les épaules et à fixer hargneusement le
plancher.
Quant à Else, elle regardait Maigret
d’un air presque complice. Est-ce qu’ils ne s’étaient pas très bien compris tous
les deux ? Quand M. Oscar risquait un mauvais calembour, elle souriait
légèrement au commissaire.
D’elle-même, elle se mettait en
quelque sorte dans une classe à part !
— Maintenant, un peu de
silence ! tonna Maigret.
Mais, au même instant, une petite
conduite intérieure stoppait au pied du perron. Un homme en descendait, vêtu
avec recherche, l’air affairé, une trousse de cuir sous le bras. Il monta
vivement les marches, parut étonné de l’atmosphère dans laquelle il pénétrait
soudain, regarda les hommes alignés.
— Le blessé ?…
— Veux-tu t’en occuper,
Lucas ?…
C’était un grand chirurgien de
Paris, qui avait été appelé pour Carl Andersen. Il s’éloigna, le front
soucieux, précédé par le brigadier.
— T’as pigé la gueule au
toubib ?
Il n’y avait qu’Else à avoir froncé
les sourcils. Le bleu de ses yeux s’était un peu délayé.
— J’ai réclamé le
silence ! articula Maigret. Vous plaisanterez ensuite… Ce que vous semblez
oublier, c’est qu’il y en a un d’entre vous au moins qui a des chances d’y
laisser sa tête…
Et son regard alla lentement d’un
bout de la file à l’autre. La phrase avait produit le résultat escompté.
Le soleil était le même,
l’atmosphère printanière. Les oiseaux continuaient à piailler dans le parc et
l’ombre du feuillage à frémir sur le gravier de l’allée.
Mais dans le salon on sentait que
les lèvres étaient devenues plus sèches, que les regards perdaient leur
assurance.
Michonnet, néanmoins, fut le seul à
pousser un gémissement, tellement involontaire qu’il en fut le premier surpris
et qu’il détourna la tête avec confusion.
— Je vois que vous avez
compris ! reprit Maigret en commençant à arpenter la pièce, les mains
derrière le dos. Nous allons essayer de gagner du temps… Si nous n’y
réussissons pas ici, l’on continuera la séance au quai des Orfèvres… Vous devez
connaître le local, pas vrai ?… Bon !… Premier crime : Isaac
Goldberg est tué à bout portant… Qui est-ce qui a amené Goldberg au carrefour
des Trois-Veuves ?…
Ils se turent, se regardèrent les
uns les autres, sans aménité, tandis qu’on entendait, au-dessus des têtes, les
pas du chirurgien.
— J’attends !… Je répète
que la séance se poursuivra à la Tour pointue… Là, on vous prendra un à un…
Goldberg était à Anvers… Il avait quelque chose comme deux millions de diamants
à laver… Qui est-ce qui a soulevé cette affaire ?…
— C’est moi ! dit Else. Je
l’avais connu à Copenhague. Je savais qu’il était spécialisé dans les bijoux
volés. Quand j’ai lu le récit du cambriolage de Londres et que les journaux ont
dit que les diamants devaient être à Anvers, je me suis doutée qu’il s’agissait
de Goldberg. J’en ai parlé à Oscar…
— Ça commence bien !
grogna celui-ci.
— Qui est-ce qui a écrit la
lettre à Goldberg ?
— C’est elle…
— Continuons. Il arrive pendant
la nuit… Qui est à ce moment au garage ?… Et surtout qui est chargé de
tuer ?…
Silence. Les pas de Lucas, dans
l’escalier. Le brigadier s’adressa à un inspecteur.
— File à Arpajon chercher un
médecin quelconque, pour assister le professeur… Rapporte de l’huile camphrée…
Compris ?…
Et Lucas retourna là-haut tandis que
Maigret, les sourcils froncés, regardait son troupeau.
— Nous allons reprendre plus
loin dans le passé… Je crois que ce sera plus simple… Depuis quand t’es-tu
établi receleur, toi ?…
Il fixait M. Oscar, que cette
question parut moins embarrasser que les précédentes.
— Voilà ! Vous y
venez ! Vous avouez vous-même que je ne suis qu’un receleur… Et
encore !
Il était cabotin en diable. Il
regardait tour à tour ses interlocuteurs et s’évertuait à amener un sourire sur
leurs lèvres.
— Ma femme et moi, nous sommes
presque des honnêtes gens. Hein ! ma cocotte ?… C’est bien simple…
J’étais boxeur… En 1925, j’ai perdu mon titre, et tout ce qu’on m’a offert,
c’est une place dans une baraque à la Foire du Trône !… Très peu pour
moi !… On avait des bonnes fréquentations et des mauvaises… Entre autres
un type qui a été arrêté deux ans plus tard mais qui, à ce moment-là, gagnait
tout ce qu’il voulait dans la carambouille…
» J’ai voulu en tâter aussi…
Mais comme j’ai été mécano dans mon jeune âge, j’ai cherché un garage… Mon idée
de derrière la tête était de me faire confier des voitures, des pneus, du
matériel, de revendre tout ça en douce et de filer en laissant la clé sur la
porte… Je comptais ramasser dans les quatre cent mille, quoi !…
» Seulement, je m’y prenais trop
tard… Les grandes maisons y regardaient à deux fois avant de donner de la
marchandise à crédit…
» On m’a amené une bagnole
volée pour la maquiller… Un gars que j’avais connu dans un bistrot de la
Bastille… On n’imagine pas comme c’est facile !…
» Ça s’est dit à Paris… J’étais
bien placé, rapport à ce que je n’avais guère de voisins… Il en est venu dix,
vingt… Puis il en est arrivé une que je vois encore et qui était pleine
d’argenterie volée dans une villa des environs de Bougival… On a caché tout ça…
On s’est mis en rapport avec des brocanteurs d’Etampes, d’Orléans et même de
plus loin…
» On a pris l’habitude… C’était
le filon…
Et, se tournant vers son
mécano :
— Il a découvert le coup des
pneus ?
— Parbleu ! soupira
l’autre.
— Tu sais que t’es rigolo, avec
ton fil électrique ? On dirait que tu n’attends qu’une prise de courant
pour te transformer en lampion !…
— Isaac Goldberg est arrivé
dans sa voiture à lui, une Minerva… interrompit Maigret. On l’attendait, car il
ne s’agissait pas de lui acheter les diamants, même à bas prix, mais de les lui
voler… Et, pour les lui voler, il fallait le refroidir… Donc, il y avait du
monde dans le garage, ou plutôt dans la maison qui est derrière…
Silence absolu ! C’était le
point névralgique. Maigret regarda à nouveau les têtes une à une, aperçut deux
gouttes de sueur sur le front de l’Italien.
— Le tueur, c’est toi, pas
vrai ?
— Non !… C’est… c’est…
— C’est qui ?…
— C’est eux… C’est…
— Il ment ! hurla M.
Oscar.
— Qui était chargé de
tuer ?
Alors le garagiste, en se dandinant :
— Le type qui est là-haut,
tiens donc !…
— Répète !
— Le type qui est
là-haut !…
Mais la voix n’avait déjà plus
autant de conviction.
— Approche, toi !…
Maigret désignait Else, et il avait
l’aisance d’un chef d’orchestre qui commande aux instruments les plus divers en
sachant bien que l’ensemble n’en fera pas moins une harmonie parfaite.
— Tu es née à Copenhague ?
— Si vous me tutoyez, on va
croire que nous avons couché ensemble…
— Réponds…
— A Hambourg !
— Que faisait ton père ?
— Docker…
— Il vit toujours ?
Elle eut un frémissement des pieds à
la tête. Elle regarda ses compagnons avec une sorte de trouble orgueil.
— Il a été décapité à
Düsseldorf…
— Ta mère ?
— Elle se soûle…
— Que faisais-tu à
Copenhague ?…
— J’étais la maîtresse d’un
matelot… Hans ! Un beau gars, que j’avais connu à Hambourg et qui m’a
emmenée… Il faisait partie d’une bande… Un jour, on a décidé de cambrioler une
banque… Tout était prévu… On devait gagner des millions en une nuit… Je faisais
le guet… Mais il y a eu un traître, car, au moment où, à l’intérieur, les
hommes commençaient à s’attaquer aux coffres-forts, la police nous a cernés…
» C’était la nuit… On ne voyait
rien… Nous étions dispersés… Il y a eu des coups de feu, des cris, des
poursuites… J’ai été touchée à la poitrine et je me suis mise à courir… Deux
agents m’ont saisie… J’en ai mordu un… D’un coup de pied dans le ventre, j’ai
forcé l’autre à me lâcher…
» Mais on courait toujours
derrière moi… Alors j’ai vu le mur d’un parc… Je me suis hissée… Je suis
littéralement tombée de l’autre côté et, quand je suis revenue à moi, il y
avait un grand jeune homme très chic, un garçon de la haute, qui me regardait
avec un ahurissement mêlé de pitié…
— Andersen ?
— Ce n’est pas son vrai nom… Il
vous le dira si cela lui convient… Un nom plus connu… Des gens qui ont leurs
entrées à la Cour, qui vivent la moitié de l’année dans un des plus beaux
châteaux du Danemark et l’autre moitié dans un grand hôtel particulier dont le
parc est aussi grand que tout un quartier de la ville.
On vit entrer un inspecteur qui
accompagnait un petit homme apoplectique. C’était le médecin requis par le
chirurgien. Il eut un haut-le-corps en découvrant cette assemblée étrange, et
surtout en apercevant des menottes à presque toutes les mains. Mais on l’entraîna
au premier étage.
— Ensuite…
M. Oscar ricanait. Else lui lança un
regard farouche, presque haineux.
— Ils ne peuvent pas comprendre…
murmura-t-elle. Carl m’a cachée dans l’hôtel de ses parents et c’est lui-même
qui m’a soignée, avec un ami qui étudiait la médecine… Il avait déjà perdu un
œil dans un accident d’avion… Il portait un monocle noir… Je crois qu’il se
considérait comme défiguré à jamais… Il était persuadé qu’aucune femme ne
pourrait l’aimer, qu’il serait un objet de répulsion quand il lui faudrait
retirer son verre noir et montrer sa paupière recousue, son œil artificiel…
— Il t’a aimée ?…
— Ce n’est pas tout à fait cela…
Je n’ai pas compris du premier coup… Et ceux-là (elle désignait ses complices)
ne comprendront jamais… C’était une famille de protestants… La première idée de
Carl, au début, a été de sauver une âme, comme il disait… Il me faisait de
longs discours… Il me lisait des chapitres de la Bible… En même temps, il avait
peur de ses parents… Puis un jour, quand j’ai été à peu près rétablie, il m’a
soudain embrassée sur la bouche, après quoi il s’est enfui… Je suis restée près
d’une semaine sans le voir… Ou plutôt, par la lucarne de la chambre de
domestique où j’étais cachée, je le voyais se promener des heures durant dans
le jardin, tête basse, tout agité…
M. Oscar se tapait carrément les
cuisses de joie.
— C’est beau comme un
roman ! s’écria-t-il. Continue, ma poupée !…
— C’est tout… Quand il est
revenu, il m’a dit qu’il voulait m’épouser, qu’il ne pouvait pas le faire dans
son pays, que nous allions partir à l’étranger… Il prétendait qu’il avait enfin
compris la vie, que désormais il aurait un but au lieu de rester un être inutile…
Et tout, quoi !…
L’accent redevenait peuple.
— Nous nous sommes mariés en
Hollande sous le nom d’Andersen… Ça m’amusait… Je crois même que j’y coupais
aussi… Il me racontait des choses épatantes… Il me forçait à m’habiller comme
ceci, comme cela, à bien me tenir à table, à perdre mon accent… Il me faisait
lire des livres… Nous visitions des musées…
— Dis donc, ma cocotte !
lança le garagiste à sa femme, quand nous aurons fait notre temps de dur,
on visitera les musées aussi, pas vrai ?… Et on se pâmera tous les deux,
la main dans la main, devant la Joconde…
— Nous nous sommes installés
ici, poursuivit Else avec volubilité, parce que Carl craignait toujours de
rencontrer un de mes anciens complices… Il devait travailler pour vivre,
puisqu’il avait renoncé à la fortune de ses parents… Pour mieux dépister les
gens, il me faisait passer pour sa sœur… Mais il restait inquiet… Chaque fois
qu’on sonnait à la grille, il sursautait… car Hans est parvenu à s’échapper de
prison et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu… Carl m’aime, c’est sûr…
— Et pourtant… dit rêveusement
Maigret…
Alors, agressive, elle
poursuivit :
— Je voudrais bien vous y
voir !… La solitude, tout le temps !… Et rien que des conversations
sur la bonté, sur la beauté, sur le rachat d’une âme, sur l’élévation vers le
Seigneur, sur les destinées de l’homme… Et des leçons de maintien !… Et,
quand il partait, il m’enfermait, sous prétexte qu’il craignait pour moi la
tentation… En réalité, il était jaloux comme un tigre… Et passionné donc !…
— Après ça, si l’on prétend que
je n’ai pas le coup d’œil américain !… fit M. Oscar.
— Qu’est-ce que vous avez
fait ? lui demanda Maigret.
— Je l’ai repérée, tiens
donc !… C’était facile !… J’ai bien senti que tous ses airs étaient
des faux airs… Un moment, je me suis même demandé si le Danois n’en était pas,
lui aussi… Mais je me suis méfié de lui… J’ai préféré tourner autour de la
poule. T’agite pas, bobonne !… Tu sais bien qu’au fond c’est toujours à
toi que je suis revenu… Tout ça, c’étaient les affaires !… J’ai rôdé
autour de la bicoque, quand N’a-qu’un-œil n’était pas là… Un jour, on a
engagé la conversation, par la fenêtre, car la donzelle était bouclée. Elle a
tout de suite vu de quoi il retournait… Je lui ai lancé une boulette de cire
pour prendre les empreintes de sa serrure… Le mois d’après, on se retrouvait au
fond du parc et on parlait boutique… C’est pas sorcier… Elle en avait marre de
son aristo… Son cœur tirait après le milieu, quoi !…
— Et depuis lors, dit lentement
Maigret, vous avez pris l’habitude, Else, de verser chaque soir du véronal dans
la soupe de Carl Andersen ?
— Oui…
— Et vous alliez rejoindre Oscar ?
La femme du garagiste, les yeux
rouges, retenait ses sanglots.
— Ils m’ont trompée,
commissaire !… Au début, mon mari prétendait que ce n’était qu’une copine,
que c’était une bonne action de la sortir de son trou… Alors, il nous emmenait
toutes les deux, la nuit, à Paris… On faisait la bombe avec les amis… Moi, je
n’y voyais que du feu, jusqu’au jour où je les ai surpris…
— Et puis après ?… Un
homme, ce n’est pas un moine… Elle dépérissait, la pauvre…
Else se taisait. Le regard trouble,
elle semblait mal à l’aise.
Soudain Lucas descendit une fois de
plus.
— Il n’y a pas d’alcool à
brûler dans la maison ?…
— Pour quoi faire ?
— Désinfecter les instruments…
Ce fut elle qui se précipita vers la
cuisine, bouscula des bouteilles.
— Voilà ! dit-elle. Est-ce
qu’ils vont le sauver ?… Est-ce qu’il souffre ?…
— Saloperie !… gronda
entre ses dents Michonnet, qui était prostré depuis le début de cet entretien.
Maigret le regarda dans les yeux,
s’adressa au garagiste.
— Et celui-là ?
— Vous n’avez pas encore
compris ?…
— A peu près… Le carrefour
comporte trois maisons… Il y avait toutes les nuits de drôles d’allées et
venues… C’étaient les camions de légumes qui, en revenant à vide de Paris, ramenaient
les marchandises volées… De la maison des Trois-Veuves, il n’y avait pas à
s’inquiéter… Mais il restait la villa…
— Sans compter qu’on manquait
d’un homme respectable pour revendre certains trucs en province…
— C’est Else qui a été chargée
d’avoir Michonnet ?
— Ce ne serait pas la peine
d’être jolie fille !… Il s’est emballé… Elle nous l’a amené une nuit et on
l’a fait au champagne ! On l’a conduit une autre fois à Paris et ça
a été une de nos plus belles bombes, tandis que sa femme le croyait en tournée
d’inspection… Il était cuit !… On lui a mis le marché en main… Le plus
rigolo, c’est qu’il a cru que c’était arrivé et qu’il est devenu jaloux comme
un collégien. C’est pas marrant ?… Avec sa gueule d’encaisseur de chez
Dufayel !…
On entendit un bruit indéfinissable,
là-haut et Maigret vit Else qui devenait toute blanche et qui se désintéressait
désormais de l’interrogatoire pour tendre l’oreille.
La voix du chirurgien se fit
entendre.
— Tenez-le…
Et il y avait deux moineaux
sautillant sur le gravier blanc de l’allée.
Maigret, tout en bourrant sa pipe,
fit une fois de plus le tour des prisonniers.
— Il ne reste qu’à savoir qui a
tué… Silence !
— Moi, pour recel, je ne risque
que…
Le commissaire fit taire le
garagiste d’une bourrade impatiente.
— Else apprend par les journaux
que des bijoux volés à Londres et qui valent deux millions doivent être en la
possession d’Isaac Goldberg, qu’elle a connu alors qu’elle faisait partie de la
bande de Copenhague… Elle lui écrit pour lui donner rendez-vous au garage et
lui promettre de racheter les diamants un bon prix… Goldberg, qui se souvient
d’elle, ne se méfie pas, arrive dans sa voiture…
» On boit le champagne, dans la
maison… On a fait appel à tous les renforts… Autrement dit, vous êtes tous là…
La difficulté, c’est de se débarrasser du cadavre, une fois l’assassinat commis…
» Michonnet doit être nerveux,
car c’est la première fois qu’il entre en contact avec un vrai drame… Mais sans
doute lui verse-t-on à boire plus qu’aux autres…
» Oscar doit être d’avis
d’aller jeter le cadavre dans un fossé, à bonne distance…
» C’est Else qui a une idée…
Silence !… Elle en a assez de vivre enfermée le jour et de devoir se
cacher la nuit… Elle en a assez des discours sur la vertu, sur la bonté et sur
la beauté ! Elle en a assez aussi d’une vie médiocre, de compter les sous
un à un…
» Elle en est arrivée à haïr
Carl Andersen. Mais elle sait qu’il l’aime assez pour la tuer plutôt que de la
perdre…
» Elle boit !… Elle
crâne !… Elle a une idée étourdissante… C’est de mettre ce crime sur le
compte de Carl lui-même !… Sur le compte de Carl qui ne la soupçonnera
même pas, tant son amour l’aveugle…
» Est-ce vrai, Else ?…
Pour la première fois, elle détourna
la tête.
— La Minerva, maquillée, sera
emmenée loin de la région, revendue ou abandonnée… Il faut empêcher tous les
vrais coupables d’être soupçonnés… Michonnet, surtout, a peur… Alors, on décide
de prendre sa voiture, ce qui est bien le meilleur moyen de le blanchir… C’est
lui qui portera plainte le premier, qui fera du bruit autour de sa six
cylindres disparue… Mais il faut aussi que la police aille chercher le cadavre
chez Carl… Et voilà l’idée de la substitution d’autos qui naît…
» Le cadavre est installé au
volant de la six cylindres. Andersen, drogué, dort profondément, comme tous les
soirs. On conduit l’auto dans son garage. On amène la petite 5 CV dans celui
des Michonnet…
» La police ne s’y retrouvera
pas !… Et il y a mieux !… Dans le pays, Carl Andersen, trop distant,
passe pour un demi-fou… Les paysans se laissent effrayer par son monocle noir…
» On l’accusera !… Et tout
est assez bizarre dans cette affaire pour s’harmoniser avec sa réputation, avec
sa silhouette !… D’ailleurs, prisonnier, ne se tuera-t-il pas pour éviter
le scandale qui pourrait rejaillir sur sa famille si l’on découvrait sa
véritable identité ?…
Le petit docteur d’Arpajon passa la tête
par l’entrebâillement de la porte.
— Encore un homme… Pour le
tenir… On n’a pas pu l’endormir…
Il était affairé, cramoisi. Il
restait un inspecteur dans le jardin.
— Allez !… lui cria
Maigret.
A ce moment précis, il reçut un choc
inattendu à la poitrine.
XI
Else
C’était Else qui s’était jetée sur
lui, qui sanglotait convulsivement, qui bégayait d’une voix plaintive :
— Je ne veux pas qu’il
meure !… Dites !… Je… C’est affreux…
Et c’était si saisissant, on la
sentit si sincère que les autres, les hommes à face patibulaire rangés contre
le mur, n’eurent pas un ricanement, pas un sourire.
— Laissez-moi aller
là-haut !… Je vous en supplie… Vous ne pouvez pas comprendre…
Mais non ! Maigret l’écartait.
Elle allait s’écrouler sur ce divan sombre où il l’avait vue pour la première
fois, énigmatique dans sa robe de velours noir à col montant.
— Je termine !… Michonnet
a joué son rôle à merveille… Il l’a joué d’autant plus aisément qu’il
s’agissait de passer pour un petit-bourgeois ridicule qui, dans un drame sanglant,
ne pense qu’à sa six cylindres… L’enquête commence… Carl Andersen est arrêté…
Le hasard fait qu’il ne se suicide pas et même qu’il est relâché…
» Pas un instant il n’a
soupçonné sa femme… Il ne la soupçonnera jamais… Il la défendrait même contre
l’évidence…
» Mais voilà Mme Goldberg qui
est annoncée, qui arrive, qui sait peut-être qui a attiré son mari dans ce
piège et qui va parler…
» Le même homme qui a tué le
diamantaire la guette…
Il les regarda un à un, pressa
désormais le débit, comme s’il eût eu hâte d’en finir.
— L’assassin a mis les souliers
de Carl, qu’on retrouvera ici couverts de la boue du champ… C’est vouloir trop
prouver !… Et pourtant il faut que le Danois soit reconnu coupable, faute
de quoi les vrais assassins ne tarderont pas à être démasqués… L’affolement
règne…
» Andersen doit aller à Paris,
car il manque d’argent. Le même homme toujours, qui a commis les deux premiers
crimes, l’attend sur la route, joue le rôle de policier, monte dans la voiture
à son côté…
» Ce n’est pas Else qui a
imaginé ça… Je crois plutôt que c’est Oscar…
» Parle-t-on à Andersen de le
reconduire à la frontière, ou de la confronter avec quelqu’un dans quelque
ville du Nord ?…
» On lui fait traverser Paris…
La route de Compiègne est bordée de bois touffus… L’assassin tire, à bout
portant une fois encore… Sans doute entend-il une autre voiture derrière lui…
Il se presse… Il lance le corps dans le fossé… Il s’occupera au retour de le
cacher plus soigneusement…
» Ce qu’il faut au plus vite,
c’est détourner les soupçons… C’est fait… L’auto d’Andersen est abandonnée à
quelques centaines de mètres de la frontière belge…
» Conclusion fatale de la
police : « Il a passé à l’étranger ! Donc il est coupable… »
» L’assassin revient avec une
autre voiture… La victime n’est plus dans le fossé… Les traces laissent
supposer qu’elle n’est pas morte…
» C’est par téléphone que
l’homme chargé de tuer en avise M. Oscar, de Paris… Il ne veut rien entendre
pour revenir dans un pays pourri de flics…
» L’amour de Carl pour sa femme
est passé à l’état de légende… S’il vit, il reviendra. S’il revient, il parlera
peut-être…
» Il faut en finir… Le
sang-froid manque… M. Oscar ne se soucie pas de travailler lui-même…
» N’est-ce pas le moment de se
servir de Michonnet ?… De Michonnet qui a tout sacrifié à son amour pour
Else et à qui l’on fera faire le dernier saut ?…
» Le plan est soigneusement
étudié. M. Oscar et sa femme s’en vont à Paris, ostensiblement, en annonçant
leurs moindres déplacements…
» M. Michonnet me fait venir
chez lui et se montre immobilisé par la goutte dans son fauteuil…
» Sans doute a-t-il lu des
romans policiers… Il apporte en cette affaire les mêmes ruses que dans ses
affaires d’assurances…
» A peine suis-je sorti qu’il
est remplacé dans le fauteuil par un manche à balai et par une boule de
chiffons… La mise en scène est parfaite… De dehors, l’illusion est complète… Et
Mme Michonnet, terrorisée, accepte de jouer sa partie dans la comédie, feint,
derrière le rideau, de soigner le malade…
» Elle sait qu’il y a une femme
dans l’affaire… Elle est jalouse aussi… Mais elle veut sauver son mari malgré
tout, parce qu’elle garde l’espoir qu’il lui reviendra…
» Elle ne se trompe pas…
Michonnet a senti qu’on s’était joué de lui… Il ne sait plus s’il aime Else ou
s’il la hait, mais ce qu’il sait, c’est qu’il la veut morte…
» Il connaît la maison, le
parc, toutes les issues… Peut-être n’ignore-t-il pas qu’Else a l’habitude, le
soir, de boire de la bière…
» Il empoisonne la bouteille,
dans la cuisine… Il guette dehors le retour de Carl…
» Il tire… Il est à bout… Il y
a des agents partout… Le voilà caché dans le puits, qui est à sec depuis
longtemps.
» Il n’y a que quelques heures
de cela… Et pendant ce temps, Mme Michonnet a dû jouer son rôle… Elle a reçu
une consigne… S’il se passe quelque chose d’anormal autour du garage, il faut
qu’elle téléphone à Paris, à la Chope-Saint-Martin…
» Or, je suis au garage… Elle
m’a vu entrer… Je tire des coups de revolver…
» La lampe éteinte avertit les
autos complices de ne pas s’arrêter.
» Le téléphone fonctionne… M.
Oscar, sa femme et Guido, qui les accompagne, sautent dans une voiture, passent
en trompe, essaient à coups de revolver de me supprimer, moi qui suis vraisemblablement
le seul à savoir quelque chose…
» Ils ont pris la route
d’Etampes et d’Orléans. Pourquoi, alors qu’ils auraient pu fuir par une autre
route, dans une direction différente ?…
» Parce que, sur cette route,
roule à ce moment un camion à qui le mécano a remis une roue de rechange… Et
cette roue contient les diamants !…
» Il faut rejoindre le camion
et alors seulement, les poches garnies, gagner la frontière…
» Est-ce tout ?… Je ne
vous demande rien !… Silence !… Michonnet est dans son puits… Else,
qui connaît les lieux, se doute que c’est là qu’il est caché… Elle sait que
c’est lui qui a tenté de l’empoisonner… Elle ne se fait pas d’illusions sur le
bonhomme… Arrêté, il parlera… Alors, elle se met en tête d’aller en finir avec
lui…
» A-t-elle fait un faux
mouvement ?… Toujours est-il que la voilà dans le puits avec lui… Elle
tient un revolver à la main… Mais il lui a sauté à la gorge… Il lui étreint le
poignet de l’autre main… Le combat se poursuit dans l’obscurité… Une balle part…
Else crie, malgré elle, parce qu’elle a peur de mourir…
Il frotta un tison pour allumer sa
pipe, qui s’était éteinte.
— Qu’est-ce que vous en dites,
monsieur Oscar ?
Et celui-ci, renfrogné :
— Je me défendrai… Je ne dis
rien… Ou plutôt je prétends que je ne suis qu’un receleur…
— Ce n’est pas vrai !
glapit son voisin, Guido Ferrari.
— Très bien !… Je
t’attendais, toi, mon petit… Car c’est toi qui as tiré !… Les trois
fois ! D’abord sur Goldberg… Ensuite sur sa femme… Enfin, dans l’auto, sur
Carl… Mais si !… Tu as tout du tueur professionnel…
— C’est faux !…
— Doucement…
— C’est faux !… C’est
faux !… Je ne veux pas…
— Tu défends ta tête, mais Carl
Andersen, tout à l’heure, te reconnaîtra… Et les autres te laisseront tomber…
Ils ne risquent que le bagne, eux !…
Alors Guido se redressa, fielleux,
montra M. Oscar du doigt.
— C’est lui qui a
commandé !…
— Parbleu !
Maigret n’avait pas eu le temps
d’intervenir, que le garagiste assenait ses deux poings réunis par les menottes
sur le crâne de l’Italien en hurlant :
— Crapule !… Tu me le
paieras…
Ils durent perdre l’équilibre, car
ils roulèrent par terre tous les deux et continuèrent à s’agiter, haineux,
embarrassés dans leurs mouvements.
C’est l’instant que le chirurgien
choisit pour descendre.
Il était ganté, chapeauté de gris
clair.
— Pardon… On me dit que le
commissaire est ici…
— C’est moi…
— C’est au sujet du blessé… Je
crois qu’il est sauvé… Mais il faudrait autour de lui le calme absolu… J’avais
proposé ma clinique… Il paraît que ce n’est pas possible… Dans une demi-heure
au plus, il reviendra à lui et il serait désirable que…
Un hurlement. L’Italien mordait à
pleines dents dans le nez du garagiste et la femme de celui-ci se précipitait
vers le commissaire.
— Vite !… Regardez !…
On les sépara à coups de pied tandis
que, distant, une moue de dégoût aux lèvres, le chirurgien regagnait sa
voiture, mettait le moteur en marche.
Michonnet pleurait silencieusement
dans son coin, évitant de regarder autour de lui.
L’inspecteur Grandjean vint
annoncer :
— Le panier à salade est arrivé…
On les poussa dehors, l’un après
l’autre. Ils ne ricanaient plus, ne songeaient plus à crâner. Au pied de la
voiture cellulaire, il faillit y avoir une nouvelle bataille entre l’Italien et
son voisin le plus proche, un des mécaniciens du garage.
— Voleurs !…
Apaches !… criait l’Italien fou de peur. Je n’ai même pas touché le prix
convenu !…
Else resta la dernière. Au moment
où, à regret, elle allait franchir la porte vitrée s’ouvrant sur le perron
ensoleillé, Maigret l’arrêta par deux mots :
— Eh bien ?…
Elle se retourna vers lui, regarda
le plafond au-dessus duquel Carl était étendu.
On n’eût pu dire si elle allait
s’attendrir à nouveau, ou gronder des injures.
— Qu’est-ce que vous
voulez ?… C’est sa faute aussi !… articula-t-elle de sa voix la plus
naturelle.
Un silence assez long. Maigret la
fixait dans les yeux.
— Au fond… Non ! Je ne
veux pas dire de mal de lui…
— Dites !…
— Vous le savez bien… C’est sa
faute !… C’est presque un maniaque… Ça l’a troublé de savoir que mon père
était un voleur, que je faisais partie d’une bande… Ce n’est que pour ça qu’il
m’a aimée… Et si j’étais devenue la jeune femme sage qu’il voulait faire de
moi, il n’aurait pas tardé à trouver ça monotone et à me plaquer…
Elle détourna la tête, ajouta à voix
plus basse, comme honteusement :
— Je voudrais quand même qu’il
ne lui arrive rien de mal… C’est… comment dire ?… c’est un chic
type !… Un peu tapé !…
Et elle acheva dans un
sourire :
— Je suppose que je vous
reverrai…
— C’est bien Guido qui a tué,
n’est-ce pas ?…
La phrase était de trop. Elle reprit
son allure de fille.
— Je ne mange pas de ce
pain-là !…
Maigret la suivit des yeux jusqu’au
moment où elle monta dans la voiture cellulaire. Il la vit regarder la maison
des Trois-Veuves, hausser les épaules, lancer une plaisanterie au gendarme qui
la bousculait.
— Ce qu’on pourrait appeler
l’affaire des trois fautes ! dit Maigret à Lucas planté à côté de lui.
— Lesquelles ?
— Faute d’Else d’abord, qui
redresse le paysage de neige, fume au rez-de-chaussée, monte le phonographe
dans sa chambre où elle est soi-disant enfermée et qui, se sentant en
danger, accuse Carl en feignant de le défendre.
» Faute de l’assureur, qui me
fait venir chez lui pour me montrer qu’il passera la nuit à sa fenêtre.
» Faute du mécanicien Jojo,
qui, m’apercevant soudain et craignant que tout soit découvert, remet à un
automobiliste une roue de rechange trop petite qui contient les
diamants.
» Sans ça…
— Sans ça ?
— Eh bien ! quand une
femme comme Else ment avec une perfection telle qu’elle finit par croire à ce
qu’elle raconte…
— Je vous l’avais dit !
— Oui !… Elle aurait pu
devenir quelque chose d’extraordinaire… S’il n’y avait pas eu ces retours de
flamme… comme des rappels du bas-fond…
Carl Andersen resta près d’un mois
entre la vie et la mort, et sa famille, avisée, en profita pour le faire
ramener dans son pays, où on l’installa dans une maison de repos qui
ressemblait fort à un asile d’aliénés. Si bien qu’il ne parut pas au banc des
témoins lors du procès qui se déroula à Paris.
Contre toute attente, l’extradition
d’Else fut refusée et elle eut d’abord une peine de trois ans à purger en
France, à Saint-Lazare.
C’est là qu’au parloir Maigret
rencontra, trois mois plus tard, Andersen qui discutait avec le directeur,
exhibait son contrat de mariage et exigeait l’autorisation de voir la
condamnée.
Il n’avait guère changé. Il portait
toujours un monocle noir et il n’y avait que son épaule droite à être devenue
un peu plus raide.
Il se troubla en reconnaissant le
commissaire, détourna la tête.
— Vos parents vous ont laissé
repartir ?
— Ma mère est morte… J’ai
hérité.
C’était à lui la limousine, conduite
par un chauffeur de grand style, qui stationnait à cinquante mètres de la
prison.
— Et vous vous obstinez malgré
tout ?…
— Je m’installe à Paris…
— Pour venir la voir ?
— C’est ma femme…
Et son œil unique guettait le visage
de Maigret avec l’angoisse d’y lire de l’ironie, ou de la pitié.
Le commissaire se contenta de lui
serrer la main.
A la maison centrale de Melun, deux
femmes arrivaient ensemble à la visite, comme des amies, inséparables.
— Ce n’est pas un mauvais
bougre ! disait la femme d’Oscar. Il est même trop bon, trop généreux… Il
donne des vingt francs de pourboire aux garçons de café… C’est ce qui l’a perdu…
Ça et les femmes !…
— M. Michonnet, avant de
connaître cette créature, n’aurait pas fait tort d’un centime à un client… Mais
il m’a juré la semaine dernière qu’il ne pensait même plus à elle.
A la grande surveillance, Guido
Ferrari passait son temps à attendre l’arrivée de l’avocat, porteur de sa
grâce. Mais, un matin, ce furent cinq hommes qui l’emmenèrent, gigotant et hurlant.
Il refusa la cigarette et le verre
de rhum, cracha dans la direction de l’aumônier.
La Ferté-Alais, avril 1931.
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