Maigret, #2
Georges Simenon
Le charretier
de La Providence
Maigret II
I
L’écluse 14
Des faits le plus minutieusement
reconstitués, il ne se dégageait rien, sinon que la découverte des deux
charretiers de Dizy était pour ainsi dire impossible.
Le dimanche – c’était le 4
avril – la pluie s’était mise à tomber à verse dès trois heures de
l’après-midi.
A ce moment, il y avait dans le
port, au-dessus de l’écluse 14, qui fait la jonction entre la Marne et le canal
latéral, deux péniches à moteur avalantes, un bateau en déchargement et une
vidange.
Un peu avant sept heures, alors que
commençait le crépuscule, un bateau-citerne, l’Eco III, s’était annoncé
et avait pénétré dans le sas.
L’éclusier avait manifesté de la
mauvaise humeur, parce qu’il avait chez lui des parents en visite. Il avait
adressé un signe négatif à un bateau-écurie qui arrivait l’instant d’après au
pas lent de ses deux chevaux.
Rentré chez lui, il n’avait pas
tardé à voir entrer le charretier, qu’il connaissait.
— Je peux passer ? Le patron
voudrait coucher demain à Juvigny…
— Passe si tu veux. Mais tu
tourneras les portes toi même…
La pluie tombait de plus en plus
dru. De sa fenêtre, l’éclusier vit la silhouette trapue du charretier qui
allait lourdement d’une porte à l’autre, faisait avancer ses bêtes, accrochait
les amarres aux bittes.
La péniche s’éleva peu à peu
au-dessus des murs. Ce n’était pas le patron qui tenait la barre, mais sa
femme, une grosse Bruxelloise aux cheveux d’un blond criard, à la voix aiguë.
A sept heures vingt, La
Providence était arrêtée en face du Café de la Marine, derrière l’Eco
III. Les chevaux rentrèrent à bord. Le charretier et le patron se
dirigèrent vers le café, où se trouvaient d’autres mariniers et deux pilotes de
Dizy.
A huit heures, alors que la nuit
était tout à fait tombée, un remorqueur amena en dessous des portes les quatre
bateaux qu’il traînait.
Cela augmenta le contingent du Café
de la Marine. Il y eut six tables occupées. On s’interpellait de l’une à
l’autre. Ceux qui entraient laissaient derrière eux des rigoles d’eau,
secouaient leurs bottes gluantes.
Dans la pièce voisine, éclairée par
une lampe à pétrole, les femmes venaient aux provisions.
L’air était lourd. On discuta d’un
accident qui s’était produit à l’écluse 8 et du retard que pourraient subir les
bateaux montants.
A neuf heures, la marinière de La
Providence vint chercher son mari et le charretier, qui s’en allèrent après
un salut à la ronde.
A dix heures, les lampes étaient
éteintes à bord de la plupart des bateaux. L’éclusier accompagna ses parents
jusqu’à la grand-route d’Epernay, qui franchit le canal à deux kilomètres de
l’écluse.
Il ne vit rien d’anormal. En
passant, au retour, devant la Marine, il y jeta un coup d’œil, fut hélé par un
pilote.
— Viens boire la goutte !
T’es tout mouillé…
Il prit un rhum, debout. Deux
charretiers se levaient, lourds de vin rouge, les yeux luisants, et se
dirigeaient vers l’écurie attenante au café, où ils couchaient sur la paille,
près de leurs chevaux.
Ils n’étaient pas tout à fait ivres.
Mais ils avaient assez bu pour dormir d’un sommeil pesant.
Il y avait cinq chevaux à l’écurie,
qui n’était éclairée que par une lanterne-tempête mise en veilleuse.
A quatre heures, un des charretiers
réveilla son compagnon et tous deux commencèrent à soigner leurs bêtes. Ils
entendirent les chevaux de La Providence qu’on sortait de la péniche et
qu’on attelait.
A la même heure, le patron du café
se levait et allumait la lampe dans sa chambre, au premier étage. Il entendit,
lui aussi, La Providence qui se mettait en marche.
A quatre heures et demie, le moteur
Diesel du bateau citerne se mettait à tousser, mais il ne partit qu’un quart
d’heure plus tard, après que le patron eut avalé un grog au café dont on
ouvrait les portes.
Il était à peine sorti et son bateau
n’était pas encore au pont que les deux charretiers faisaient leur découverte.
L’un des deux tirait ses chevaux
vers le chemin de halage. L’autre fouillait la paille pour y retrouver son
fouet quand sa main rencontra un corps froid.
Impressionné d’avoir cru reconnaître
un visage humain, il se munit de sa lanterne, éclaira le cadavre qui allait
bouleverser Dizy et troubler la vie du canal.
Le commissaire Maigret, de la
Première Brigade Mobile, était en train de récapituler ces faits en les plaçant
dans leur cadre.
C’était le lundi soir. Le matin
même, le Parquet d’Epernay avait fait, sur les lieux, la descente légale et,
après la visite de l’Identité Judiciaire et des médecins légistes, le corps
avait été transporté à la morgue.
Il pleuvait toujours, une pluie fine,
serrée et froide qui n’avait pas cessé de tomber de la nuit et de toute la
journée.
Des silhouettes allaient et venaient
sur les portes de l’écluse où un bateau s’élevait insensiblement.
Depuis une heure qu’il était là, le
commissaire n’avait songé qu’à se familiariser avec un monde qu’il découvrait
soudain et sur lequel il n’avait en arrivant que des notions fausses ou confuses.
L’éclusier lui avait dit :
— Il n’y avait presque rien
dans le bief : deux moteurs avalants, un moteur montant, qui a éclusé
l’après-midi, une vidange et deux panamas. Puis le chaudron est arrivé avec ses
quatre bateaux…
Et Maigret apprenait qu’un chaudron
est un remorqueur, qu’un panama est un bateau qui n’a ni moteur ni chevaux à
bord et qui loue un charretier avec ses bêtes pour un parcours déterminé, ce
qui constitue de la navigation au long jour.
En arrivant à Dizy, il n’avait vu
qu’un canal étroit, à trois kilomètres d’Epernay, et un village peu important
près d’un pont de pierre.
Il lui avait fallu patauger dans la
boue, le long du chemin de halage, jusqu’à l’écluse, qui était elle-même
distante de deux kilomètres de Dizy.
Et là il avait trouvé la maison de
l’éclusier, en pierres grises, avec son écriteau : Bureau de
Déclaration.
Et il avait pénétré au Café de la
Marine, qui était la seule autre construction de l’endroit.
A gauche, une salle de café pauvre,
avec de la toile cirée brune sur les tables, des murs peints moitié en brun,
moitié en jaune sale.
Mais il y régnait une odeur
caractéristique qui suffisait à marquer la différence avec un café de campagne.
Cela sentait l’écurie, le harnais, le goudron et l’épicerie, le pétrole et le gasoil.
La porte de droite était munie d’une
petite sonnette et des réclames transparentes étaient collées aux vitres.
Là, c’était bourré de
marchandises : des cirés, des sabots, des vêtements de toile, des sacs de
pommes de terre, des barils d’huile alimentaire et des caisses de sucre, de
pois, de haricots, pêle-mêle avec des légumes et de la faïence.
On ne voyait pas un client. A
l’écurie, il n’y avait plus que le cheval que le propriétaire attelait pour
aller au marché, une grande bête grise aussi familière qu’un chien, qui n’était
pas attachée et qui se promenait de temps en temps dans la cour, parmi les
poules.
Tout ruisselait de l’eau du ciel.
C’était la note dominante. Et les gens qui passaient étaient noirs et luisants,
penchés en avant.
A cent mètres, un petit train
Decauville allait et venait dans un chantier, et son conducteur, à l’arrière de
la locomotive en miniature, avait fixé un parapluie sous lequel il se tenait,
frileux, les épaules rentrées.
Une péniche se détachait du bord,
s’en allait à la gaffe jusqu’à l’écluse d’où une autre sortait.
Comment la femme était-elle venue
là ? Pourquoi ? C’était la question que la police d’Epernay, le
Parquet, les médecins, les techniciens de l’Identité Judiciaire s’étaient posée
avec ahurissement et que Maigret tournait et retournait dans sa lourde tête.
Elle avait été étranglée, c’était
une première certitude. La mort remontait au dimanche soir, vraisemblablement
vers dix heures et demie.
Et le cadavre avait été découvert,
dans l’écurie, un peu après quatre heures du matin.
Aucune route ne passe près de
l’écluse. Rien n’y peut attirer quelqu’un qui ne s’occupe pas de navigation. Le
chemin de halage est trop étroit pour permettre le passage à une auto. Et,
cette nuit-là, il eût fallu patauger jusqu’à mi-jambe dans les flaques d’eau et
dans la boue.
Or, la femme appartenait de toute
évidence à un monde qui se déplace plus souvent en voiture de luxe et en
sleeping qu’à pied.
Elle ne portait qu’une robe de soie
crème et des chaussures en daim blanc qui étaient plutôt des chaussures de
plage que des souliers de ville.
La robe était fripée, mais on n’y
relevait pas une tache de boue. Seul le bout du soulier gauche était encore
mouillé au moment de la découverte.
— Trente-huit à quarante
ans ! avait dit le médecin après l’avoir examinée.
Ses boucles d’oreilles étaient deux
perles véritables, valant environ quinze mille francs. Son bracelet, en or et
platine, travaillé dans le goût ultramoderne, était plus esthétique que coûteux
mais portait la signature d’un joaillier de la place Vendôme.
Les cheveux étaient bruns, ondulés,
coupés très court sur la nuque et aux tempes.
Quant au visage, défiguré par la strangulation,
il avait dû être d’une joliesse assez remarquable.
Une femme, sans doute, du genre
pétillant.
Ses ongles, manucurés, vernis,
étaient sales.
On n’avait pas retrouvé de sac à
main près d’elle. Les polices d’Epernay, de Reims et de Paris, munies d’une
photographie du cadavre, essayaient en vain, depuis le matin, d’établir son identité.
Et la pluie tombait sans trêve sur
un vilain paysage. A gauche et à droite, l’horizon était borné par des collines
crayeuses, aux traînées blanches et noires, où les vignes, à cette saison,
n’apparaissaient que comme des croix de bois dans un cimetière du front.
L’éclusier, qu’une casquette
galonnée d’argent permettait seule de reconnaître, tournait d’un air accablé
autour de son bassin où l’eau se mettait à bouillonner chaque fois qu’il
ouvrait les vannes.
Et à chaque marinier, tandis qu’un
bateau s’élevait ou descendait, il racontait l’histoire.
Parfois les deux hommes, les
feuilles réglementaires une fois signées, gagnaient à grands pas le Café de la
Marine, vidaient des verres de rhum ou une chopine de vin blanc.
Régulièrement l’éclusier montrait du
menton Maigret qui, rôdant sans but précis, devait donner une impression de
désarroi.
C’était un fait. L’affaire se
présentait d’une façon tout à fait anormale. Il n’y avait même pas un témoin à
questionner.
Car le Parquet, après avoir
interrogé l’éclusier, puis s’être entendu avec l’ingénieur des Ponts et
Chaussées, avait décidé de laisser tous les bateaux poursuivre leur route.
Les deux charretiers étaient partis
les derniers vers midi, convoyant chacun un panama.
Comme il y a une écluse tous les
trois ou quatre kilomètres et que ces écluses sont reliées téléphoniquement
entre elles, on pouvait savoir, à n’importe quel moment, l’endroit où n’importe
quel bateau se trouvait et lui barrer la route.
Au surplus, un commissaire de police
d’Epernay avait questionné tout le monde et Maigret avait à sa disposition le
procès-verbal de ces interrogatoires d’où rien ne ressortait, sinon que la
réalité était invraisemblable.
Tous ceux qui se trouvaient la
veille au Café de la Marine étaient connus, soit du patron, soit de l’éclusier,
le plus souvent des deux.
Les charretiers couchaient au moins
une fois par semaine dans la même écurie, et toujours dans le même état assez
proche de l’ivresse.
— Vous comprenez ! A
chaque écluse, on boit le coup… Presque tous les éclusiers vendent à boire…
Le bateau-citerne arrivé le dimanche
après-midi et reparti le lundi matin transportait de l’essence et appartenait à
une grosse compagnie du Havre.
Quant à La Providence, dont
le patron était propriétaire, elle passait vingt fois par an, avec ses deux
chevaux et son vieux charretier. Et il en était de même des autres !
Maigret était maussade. Cent fois il
entra dans l’écurie, puis dans le café ou dans la boutique.
On le vit marcher jusqu’au pont de
pierre avec l’air de compter ses pas ou de chercher quelque chose dans la boue.
Il assista, renfrogné, dégouttant d’eau, à dix éclusées.
On se demandait quelle était son
idée et en réalité il n’en avait pas. Il n’essayait même pas de découvrir un
indice à proprement parler, mais plutôt de s’imprégner de l’ambiance, de saisir
cette vie du canal si différente de ce qu’il connaissait.
Il s’était assuré qu’on pourrait lui
prêter une bicyclette s’il désirait rejoindre l’un ou l’autre des bateaux.
L’éclusier lui avait remis le Guide
officiel de la Navigation intérieure où des localités inconnues, comme Dizy,
prennent, pour des raisons topographiques, ou à cause d’une jonction, d’un
croisement, de la présence d’un port, d’une grue, voire d’un bureau de
déclaration, une importance insoupçonnée.
Il essayait de suivre, en esprit,
péniches et charretiers :
« Ay - Port - Écluse
n°13.
Mareuil-sur-Ay - Chantier de
construction de bateaux - Port - Bassin de virement - Écluse n°12 -
Côte 74,36… »
Puis Bisseuil, Tours-sur-Marne,
Condé, Aigny…
Tout à l’autre bout du canal,
par-delà le plateau de Langres, que les bateaux escaladaient écluse par écluse
et qu’ils redescendaient sur l’autre versant, la Saône, Chalon, Mâcon, Lyon…
— Qu’est-ce que cette femme est
venue faire ici ?
Dans une écurie, avec ses perles aux
oreilles, son bracelet de style, ses souliers de daim blanc !
Elle avait dû arriver vivante,
puisque le crime s’était commis après dix heures du soir.
Mais comment ? Mais pourquoi ?
Et personne n’avait rien entendu ! Elle n’avait pas crié ! Les deux
charretiers ne s’étaient pas réveillés !
Sans le fouet perdu, on n’aurait
sans doute découvert le cadavre que quinze jours ou un mois plus tard, par
hasard, en remuant la paille !
Et d’autres charretiers seraient
venus ronfler à côté de ce corps de femme !
Malgré la pluie froide, il y avait
toujours dans l’atmosphère quelque chose de pesant, d’implacable. Et le rythme
de vie était lent.
Des pieds chaussés de bottes ou de
sabots se traînaient sur les murs de l’écluse ou le long du chemin de halage.
Des chevaux tout mouillés attendaient la fin de la bassinée pour repartir en
s’étirant dans un effort progressif, arc boutés sur leurs pattes de derrière.
Et le soir allait tomber, comme la veille.
Déjà les péniches montantes ne poursuivaient plus leur route, mais s’amarraient
pour la nuit, tandis que les mariniers engourdis s’avançaient par groupes vers
le café.
Maigret alla jeter un coup d’œil à
la chambre qu’on venait de lui préparer, à côté de celle du patron. Il y resta
une dizaine de minutes, changea de chaussures et nettoya sa pipe.
Au moment où il redescendait, un
yacht que conduisait un matelot en ciré longeait la rive au ralenti, battait en
arrière et s’arrêtait sans heurt entre deux bittes.
Le matelot effectua seul toutes ces
manœuvres. Deux hommes sortirent un peu plus tard de la cabine, regardèrent autour
d’eux avec ennui et finirent par se diriger vers le Café de la Marine.
Ils avaient endossé des cirés, eux
aussi. Mais, quand ils les retirèrent, ils se trouvèrent en chemise de flanelle
ouverte sur la poitrine et un pantalon blanc.
Les mariniers les regardaient sans
que les nouveaux venus manifestassent la moindre gêne. Au contraire ! Ce
genre de décor semblait leur être familier.
L’un d’eux était grand, gros,
grisonnant, avec un teint brique et des yeux saillants, au regard glauque qui
glissait sur les gens et les choses comme sans les voir.
Il se renversa sur sa chaise de
paille, attira une seconde chaise sous ses pieds, fit claquer ses doigts pour
appeler le patron.
Son compagnon, qui devait avoir
vingt-cinq ans, lui parlait anglais avec une nonchalance qui sentait le
snobisme.
Ce fut lui qui demanda sans
accent :
— Vous avez du champagne
naturel ?… Non mousseux ?…
— J’en ai…
— Apportez-en une bouteille…
Ils fumaient des cigarettes à bout
de carton importées de Turquie.
La conversation des mariniers, un
instant suspendue, reprenait progressivement.
Un peu après que le patron eut servi
le vin, le matelot entra, en pantalon blanc, lui aussi, et en jersey de marin à
rayures bleues.
— Ici, Vladimir…
Le plus gros bâillait, exprimait un
ennui compact. Il vida son verre avec une moue qui n’était qu’à demi
satisfaite.
— Une bouteille !
souffla-t-il à l’adresse du plus jeune.
Et celui-ci répéta plus haut, comme
s’il eût été habitué à transmettre ainsi les ordres :
— Une bouteille !… Du
même !…
Maigret sortit de son coin, où il
était attablé devant une canette de bière.
— Pardon, messieurs… Puis-je me
permettre de vous poser une question ?…
L’aîné désigna son compagnon d’un
geste qui signifiait :
« Adressez-vous à
lui ! »
Il ne montrait ni surprise, ni
intérêt. Le matelot se versait à boire, coupait le bout d’un cigare.
— Vous arrivez par la
Marne ?
— Par la Marne, bien entendu…
— Vous étiez amarré loin d’ici
la nuit dernière ?
Le plus gros tourna la tête, dit en
anglais :
— Réponds-lui que ça ne le
regarde pas !
Maigret feignit de n’avoir pas
compris et, sans rien ajouter, tira de son portefeuille la photographie du
cadavre, la posa sur la toile cirée brune de la table.
Les mariniers, assis ou debout
devant le comptoir, suivaient la scène des yeux.
Le yachtman bougea à peine la tête
pour regarder le portrait. Puis il examina Maigret, soupira :
— Police ?
Il avait un fort accent anglais, une
voix fatiguée.
— Police Judiciaire ! Un
crime a été commis ici la nuit dernière. La victime n’a pas encore pu être
identifiée.
— Où elle est ? questionna
l’autre en se levant et en désignant le portrait.
— A la morgue d’Epernay. Vous
la connaissez ?
La face de l’Anglais était
impénétrable. Maigret remarqua pourtant que son cou énorme, apoplectique, était
devenu violacé.
Il prit sa casquette blanche qu’il
posa sur son crâne dégarni, grommela d’abord en anglais en se tournant vers son
compagnon :
— Encore des complications !
Puis enfin, indifférent à
l’attention des mariniers, il déclara en tirant une bouffée de sa
cigarette :
— C’est mon femme !
On entendit plus nettement le
crépitement de la pluie sur les vitres et même le grincement des manivelles de
l’écluse. Le silence dura quelques secondes, absolu, comme si toute vie eût été
suspendue.
— Vous paierez, Willy…
L’Anglais jeta son ciré sur ses
épaules, sans passer les manches, grogna à l’adresse de Maigret :
— Venez dans le bateau…
Le matelot qu’il avait appelé Vladimir
acheva d’abord la bouteille de champagne, puis s’en fut comme il était venu, en
compagnie de Willy.
La première chose que vit le
commissaire en arrivant à bord fut une femme en peignoir, pieds nus, cheveux
défaits, qui sommeillait sur une couchette de velours grenat.
L’Anglais lui toucha l’épaule et,
avec le même flegme que précédemment, sur un ton exempt de galanterie,
commanda :
— Va dehors…
Puis il attendit, le regard errant
sur la table pliante où il y avait un flacon de whisky et une demi-douzaine de
verres sales, ainsi qu’un cendrier débordant de bouts de cigarette.
Il finit, machinalement, par se
verser à boire, poussa la bouteille vers Maigret d’un geste qui
signifiait :
— Si vous en voulez…
Une péniche passait à ras des
hublots et le charretier, à cinquante mètres de là, arrêtait ses chevaux dont
on entendait tinter les grelots.
II
Les hôtes du Southern Cross
Maigret était à peu près aussi haut
et large que l’Anglais. Au Quai des Orfèvres, sa placidité était légendaire.
Pourtant, cette fois, il était impatienté par le calme de son interlocuteur.
Et ce calme semblait être le mot
d’ordre à bord. Depuis le matelot Vladimir jusqu’à la femme qu’on venait
d’arracher à son sommeil, chacun avait le même air indifférent ou abruti. On
eût dit des gens qu’on tirait du lit au lendemain d’une terrible ivresse.
Un détail, entre cent. Tout en se
levant et en cherchant une boîte de cigarettes, la femme aperçut la
photographie que l’Anglais avait posée sur la table et qui, dans le court
trajet du Café de la Marine au yacht, s’était mouillée.
— Mary ?…
questionna-t-elle avec, à peine, un tressaillement.
— Mary, yes !
Et ce fut tout ! Elle sortit
par une porte qui s’ouvrait vers l’avant et qui devait conduire au cabinet de
toilette.
Willy arrivait sur le pont, se
penchait devant l’écoutille. Le salon était exigu. Les cloisons d’acajou verni
étaient minces et, de l’avant, on devait tout entendre, car le propriétaire
regarda d’abord de ce côté, les sourcils froncés, puis du côté du jeune homme à
qui il dit avec quelque impatience :
— Allons !… Entrez !…
Et à Maigret, brusquement :
— Sir Walter Lampson, colonel
en retraite de l’Armée des Indes !
Il accompagna sa propre présentation
d’un petit salut sec et d’un geste qui désignait la banquette.
— Monsieur ?… questionna
le commissaire tourné vers Willy.
— Un ami… Willy Marco…
— Espagnol ?
Le colonel haussa les épaules.
Maigret scrutait du regard le visage manifestement israélite du jeune homme.
— Grec par mon père… Hongrois
par ma mère…
— Je me vois obligé de vous
poser un certain nombre de questions, sir Lampson…
Willy s’était assis avec
désinvolture sur le dossier d’une chaise et se balançait tout en fumant une
cigarette.
— J’écoute !
Mais, au moment où Maigret allait
parler, le yachtman prononça :
— Qui est-ce qui a fait ?
On sait ?
Il parlait de l’auteur du crime.
— On n’a rien découvert jusqu’à
présent. C’est pourquoi vous serez très utile à l’enquête en me renseignant sur
certains points…
— Avec corde ? fit-il en
portant la main à son cou.
— Non ! L’assassin ne s’est
servi que de ses mains. Quand avez-vous vu Mrs Lampson pour la dernière
fois ?
— Willy…
Willy était décidément l’homme à
tout faire, à commander les boissons et à répondre aux questions posées au
colonel.
— A Meaux, jeudi soir… dit-il.
— Et vous n’avez pas signalé sa
disparition à la police ?
Sir Lampson se servait un nouveau
whisky.
— Pourquoi ? Elle faisait
ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ?
— Elle s’éclipsait souvent de
la sorte ?
— Quelquefois…
L’eau crépitait sur le pont,
au-dessus des têtes. Le crépuscule faisait place à la nuit et Willy Marco
tourna le commutateur électrique.
— Les accus sont chargés ?
lui demanda le colonel en anglais. Ce ne sera pas comme l’autre jour ?
Maigret faisait un effort pour
donner un sens précis à son interrogatoire. Mais il était sollicité sans cesse
par des impressions nouvelles.
Malgré lui, il regardait tout,
pensait à tout à la fois, si bien qu’il avait la tête pleine d’un
bouillonnement d’idées informes.
Il n’était pas tant indigné que gêné
devant cet homme qui, au Café de la Marine, avait jeté un coup d’œil au
portrait et avait déclaré sans un tressaillement : « C’est mon femme… »
Il revoyait l’inconnue en peignoir
questionnant : « Mary ?… »
Et maintenant Willy Marco se
balançait sans arrêt, la cigarette aux lèvres, tandis que le colonel
s’inquiétait des accumulateurs !
Dans l’atmosphère neutre de son
bureau, le commissaire eût sans doute mené à bien un interrogatoire ordonné.
Ici, il commença par retirer son manteau sans y être invité, reprit le portrait
qui était sinistre, comme toutes les photographies de cadavres.
— Vous habitez la France ?
— La France, l’Angleterre…
Quelquefois l’Italie… Toujours avec mon bateau, le Southern Cross…
— Vous venez de… ?
— Paris ! répliqua Willy à
qui le colonel avait fait signe de parler. Nous y sommes restés une quinzaine
de jours, après avoir passé un mois à Londres…
— Vous viviez à bord ?
— Non ! Le bateau était à
Auteuil. Nous sommes descendus à l’Hôtel Raspail, à Montparnasse…
— Le colonel, sa femme, la
personne que j’ai vue tout à l’heure et vous ?
— Oui ! Cette dame est la
veuve d’un député chilien, Mme Negretti.
Sir Lampson poussa un soupir
d’impatience, employa à nouveau l’anglais :
— Expliquez vite, sinon il est
encore ici demain matin…
Maigret ne sourcilla pas. Seulement,
dès lors, il posa ses questions avec un rien de brutalité.
— Mme Negretti n’est pas votre
parente ? demanda-t-il à Willy.
— Pas du tout…
— Elle vous est donc tout à
fait étrangère, à vous et au colonel… Voulez-vous me dire comment sont
aménagées les cabines ?
Sir Lampson avala une gorgée de
whisky, toussa, alluma une cigarette.
— A l’avant, il y a le poste
d’équipage, où couche Vladimir. C’est un ancien aspirant de la marine russe… Il
a fait partie de la flotte Wrangel…
— Il n’y a pas d’autre
matelot ? Pas de domestique ?
— Vladimir s’occupe de tout…
— Ensuite ?
— Entre le poste d’équipage et
ce salon se trouvent, à droite la cuisine, à gauche le cabinet de toilette…
— Et à l’arrière ?
— Le moteur…
— Vous étiez donc quatre dans
cette cabine ?
— Il y a quatre couchettes… Les
deux banquettes que vous voyez, d’abord, qui se transforment en divans… Ensuite…
Willy se dirigea vers une cloison,
ouvrit une sorte de long tiroir et découvrit un lit complet.
— Il y en a un de chaque côté…
Vous voyez…
Maigret, en effet, commençait à y
voir un peu plus clair, comprenait qu’il ne tarderait pas à être au courant des
secrets de cette cohabitation singulière.
Les yeux du colonel étaient glauques
et humides comme des yeux d’ivrogne. Il semblait se désintéresser de la
conversation.
— Que s’est-il passé à
Meaux ? Et, avant tout, quand y êtes-vous arrivés ?
— Mercredi soir… Meaux est à
une étape de Paris… Nous avions emmené deux amies de Montparnasse…
— Continuez…
— Le temps était très beau…
Nous avons fait du phonographe et dansé sur le pont… Vers quatre heures du
matin, j’ai conduit nos amies à l’hôtel et elles ont dû reprendre le train le
lendemain…
— Où était amarré le Southern
Cross ?
— Près de l’écluse…
— Aucun événement ne s’est
produit le jeudi ?
— Nous nous sommes levés très
tard, après avoir été souvent réveillés par une grue qui chargeait des pierres
dans une péniche tout près de nous… Le colonel et moi, nous avons pris
l’apéritif en ville… L’après-midi… attendez… Le colonel a dormi… J’ai joué aux
échecs avec Gloria… Gloria, c’est Mme Negretti…
— Sur le pont ?
— Oui… Je crois bien que Mary
se promenait.
— Elle n’est plus
revenue ?
— Pardon ! Elle a dîné à
bord… Le colonel a proposé de passer la soirée au dancing et Mary a refusé de
nous accompagner… Quand nous sommes rentrés, vers trois heures du matin, elle
n’était plus là…
— Vous n’avez effectué aucune
recherche ?
Sir Lampson tambourinait du bout des
doigts sur la table vernie.
— Le colonel vous a dit que sa
femme était libre d’aller et venir à sa guise… Nous l’avons attendue jusque
samedi et nous sommes repartis… Elle connaissait l’itinéraire et elle savait où
elle pouvait nous rejoindre…
— Vous allez en
Méditerranée ?
— A l’île de Porquerolles, en
face d’Hyères, où on passe la plus grande partie de l’année… Le colonel a acheté
là-bas un ancien fort, le Petit Langoustier…
— Pendant la journée de
vendredi, tout le monde est resté à bord ?
Willy eut une hésitation, répondit
avec une certaine vivacité :
— Je suis allé à Paris…
— Pour quoi faire ?
Il rit, d’un rire déplaisant, qui
imprimait à sa bouche une torsion anormale.
— Je vous ai parlé de nos deux
amies… J’avais envie de les revoir… Une d’elles, tout au moins…
— Vous voulez me donner leur
nom ?
— Leur prénom… Suzy et Lia…
Elles sont chaque soir à La Coupole… Elles habitent l’hôtel qui fait le coin de
la rue de la Grande-Chaumière…
— Des professionnelles de la
galanterie ?
— De braves petites femmes…
La porte s’ouvrit. Mme Negretti, qui
avait passé une robe de soie verte, se montra.
— Je peux venir ?
Et le colonel répondit par un
haussement d’épaules. Il devait en être à son troisième whisky et il les
prenait avec très peu d’eau.
— Willy… Demandez… pour les
formalités…
Maigret n’avait pas besoin
d’intermédiaire pour comprendre. Cette façon saugrenue et nonchalante de lui
poser des questions commençait à l’agacer.
— Il est bien entendu que vous
devez avant tout reconnaître le corps… Après l’autopsie, vous obtiendrez sans
doute le permis d’inhumer. Vous désignerez le cimetière et…
— On peut aller tout de
suite ? Il y a un garage, pour louer une auto ?
— A Epernay…
— Willy… Téléphonez pour une
voiture… Tout de suite, n’est-ce pas ?…
— Il y a le téléphone au Café
de la Marine ! fit Maigret tandis que le jeune homme, avec mauvaise
humeur, endossait son ciré.
— Où est Vladimir ?
— Je l’ai entendu rentrer tout
à l’heure…
— Dites que nous dînerons à
Epernay…
Mme Negretti, qui était grasse, avec
des cheveux d’un noir luisant, une chair très claire, s’était assise dans un
coin, sous le baromètre, et assistait à cette scène, le menton dans la main,
l’air absent ou profondément réfléchi.
— Vous viendrez avec
nous ? lui demanda sir Lampson.
— Je ne sais pas… Il pleut
encore ?…
Maigret était hérissé et la dernière
question du colonel ne fut pas pour le calmer.
— Combien de jours vous croyez
avoir besoin, pour tout ?
Alors, férocement :
— Y compris l’enterrement, je
suppose ?
— Yes… Trois jours ?…
— Si les médecins légistes
délivrent le permis d’inhumer et si le juge d’instruction ne s’y oppose pas,
vous pourriez matériellement en finir en vingt-quatre heures…
L’autre sentit-il l’amère ironie de
ces paroles ?
Maigret, lui, eut besoin de regarder
le portrait : un corps cassé, sali, froissé, un visage qui avait été bien
joli, bien poudré, avec du rouge parfumé sur les lèvres et sur les joues et dont
on ne pouvait plus contempler la grimace sans avoir froid dans le dos.
— Vous buvez ?…
— Merci…
— Alors…
Sir Walter Lampson se leva pour
signifier qu’il considérait l’entretien comme terminé, appela :
— Vladimir !… Un
costume !…
— J’aurai sans doute d’autres
questions à vous poser, dit le commissaire. Peut-être me verrai-je forcé de
visiter le yacht à fond…
— Demain… D’abord Epernay,
n’est-ce pas ?… Combien de temps pour la voiture ?…
— Je vais rester toute
seule ? s’effraya Mme Negretti.
— Avec Vladimir… Vous pouvez
venir…
— Je ne suis pas habillée…
Willy rentrait en coup de vent,
enlevait son ciré ruisselant.
— L’auto sera ici dans dix
minutes…
— Alors, commissaire, si vous
voulez…
Le colonel montrait la porte.
— Nous devons nous habiller…
En sortant, Maigret aurait
volontiers cassé la figure à quelqu’un, tant il était énervé. Il entendit
l’écoutille se refermer derrière lui.
Du dehors, on ne voyait que la
lumière de huit hublots ainsi que le fanal blanc accroché au mât. A moins de
dix mètres se profilait l’arrière trapu d’une péniche et à gauche, sur la rive,
un gros tas de charbon.
C’était peut-être une illusion. Mais
Maigret avait l’impression que la pluie redoublait, que le ciel était plus noir
et plus bas qu’il ne l’avait jamais vu.
Il marcha vers le Café de la Marine
où les voix se turent tout d’un coup à son arrivée. Tous les mariniers étaient
là, en cercle autour du poêle de fonte. L’éclusier était accoudé au comptoir,
près de la fille de la maison, une grande fille rousse en sabots.
Sur la toile cirée des tables
traînaient des litres de vin, des verres sans pied, des flaques.
— Alors, c’est bien sa
dame ? finit par questionner le patron en prenant son courage à deux
mains.
— Oui ! Donnez-moi de la
bière ! Ou plutôt non… Quelque chose de chaud… Un grog…
Les mariniers se remettaient à
parler, petit à petit. La fille apporta le verre brûlant en frôlant l’épaule de
Maigret de son tablier.
Et le commissaire imaginait les
trois personnages en train de s’habiller dans la cabine étroite, avec Vladimir
par surcroît.
Il imaginait bien d’autres choses,
mais mollement et non sans répugnance.
Il connaissait l’écluse de Meaux,
qui est d’autant plus importante que, comme celle de Dizy, elle fait la
jonction entre la Marne et le canal où se trouve un port en demi-lune, toujours
encombré de péniches pressées bord à bord.
Là-dedans, au milieu des mariniers,
le Southern Cross illuminé, avec les deux femmes de Montparnasse, la
grasse Gloria Negretti, Mme Lampson, Willy et le colonel dansant sur le pont au
son du phonographe, buvant…
Dans un coin du Café de la Marine,
deux hommes en blouse bleue mangeaient du saucisson qu’ils coupaient au fur et
à mesure avec leur couteau de poche, en même temps que leur pain, en buvant du
vin rouge.
Et quelqu’un racontait un accident
qui était arrivé le matin à la « voûte », c’est-à-dire à l’endroit où
le canal, pour franchir la partie la plus haute du plateau de Langres, devient
souterrain sur une longueur de huit kilomètres.
Un marinier avait eu le pied pris
dans la corde des chevaux. Il avait crié sans pouvoir se faire entendre du
charretier et, au moment où les bêtes se remettaient en marche après un temps
d’arrêt, il avait été projeté dans l’eau.
Le tunnel n’était pas éclairé. Le
bateau ne portait qu’un fanal qui jetait à peine quelques reflets sur l’eau. Le
frère du marinier – la péniche s’appelait Les Deux Frères –
avait sauté dans le canal.
On n’en avait repêché qu’un, quand
il était déjà mort. On cherchait l’autre…
— Ils n’avaient plus que deux
annuités à payer sur leur bateau. Mais il paraît que, d’après le contrat, les
femmes n’auront pas à les verser…
Un chauffeur en casquette de cuir
entra, chercha quelqu’un des yeux.
— Qui est-ce qui a commandé une
auto ?
— Moi ! dit Maigret.
— J’ai été obligé de la laisser
au pont… Je ne tiens pas à verser dans le canal…
— Vous mangez ici ? vint
demander le patron au commissaire.
— Je ne sais pas encore…
Il sortit avec le chauffeur. Le Southern
Cross peint en blanc, faisait une tache laiteuse dans la pluie et deux
gosses d’une péniche voisine, dehors malgré l’averse, le regardaient avec admiration.
— Joseph !… criait une
voix de femme. Ramène ton frère !… Tu vas être rossé !…
— Southern Cross… lut le
chauffeur sur la proue. C’est des Anglais ?…
Maigret traversa la passerelle,
frappa. Willy qui était prêt, élégant dans un complet sombre, ouvrit la porte
et on aperçut le colonel congestionné, sans veston, à qui Gloria Negretti
faisait la cravate.
La cabine sentait l’eau de Cologne
et la brillantine.
— L’auto est arrivée ?
questionna Willy. Elle est ici ?
— Au pont, à deux kilomètres…
Maigret resta dehors. Il entendit
vaguement le colonel et le jeune homme qui discutaient en anglais. Enfin Willy
vint dire :
— Il ne veut pas patauger dans
la boue… Vladimir va mettre le youyou à l’eau… Nous vous rejoindrons là-bas…
— Hum !… Hum !…
grogna le chauffeur qui avait entendu.
Dix minutes plus tard, Maigret et
lui faisaient les cent pas sur le pont de pierre, près de la voiture dont les
phares étaient en veilleuse. Il s’écoula près d’une demi-heure avant qu’on entendît
le bourdonnement d’un petit moteur à deux temps.
Enfin la voix de Willy cria :
— C’est ici ?…
Commissaire !…
— Ici, oui !
Le canot à moteur amovible décrivit
un cercle, aborda. Vladimir aida le colonel à mettre pied à terre, prit rendez-vous
pour le retour.
Dans la voiture, sir Lampson ne
prononça pas un mot. Malgré sa corpulence, il était d’une élégance remarquable.
Haut en couleur, très soigné, flegmatique, c’était bien le gentleman anglais
tel que le représentent les gravures du siècle dernier.
Willy Marco fumait cigarette sur
cigarette.
— Quelle bagnole !
soupira-t-il comme on sursautait à un caniveau.
Maigret remarqua qu’il avait au
doigt une chevalière en platine ornée d’un gros diamant jaune.
Lorsqu’on pénétra dans la ville aux
pavés luisants de pluie, le chauffeur souleva la glace, questionna :
— A quelle adresse dois-je…
— A la morgue ! répliqua
le commissaire.
Ce fut bref. Le colonel desserra à
peine les dents. Il n’y avait qu’un gardien dans le local où trois corps
étaient étendus sur les dalles.
Toutes les portes étaient déjà
fermées à clef. On entendit les serrures qui grinçaient. Il fallut faire de la
lumière.
Ce fut Maigret qui souleva le drap.
— Yes !
Willy était plus ému, plus impatient
d’échapper au spectacle.
— Vous la reconnaissez aussi ?
— C’est bien elle… Comme elle
est…
Il n’acheva pas. Il pâlissait à vue
d’œil. Ses lèvres devenaient sèches. Sans doute, si le commissaire ne l’eut
entraîné dehors, se fût-il trouvé mal.
— Vous ne savez pas qui a
fait ?… articula le colonel.
Peut-être aurait-on pu relever dans
le son de sa voix un trouble à peine perceptible. Mais n’était-ce pas l’effet
des nombreux verres de whisky ?
Maigret, quand même, nota ce petit
décalage.
Ils se retrouvaient sur un trottoir
mal éclairé par un réverbère, en face de l’auto dont le chauffeur n’avait pas
quitté le siège.
— Vous dînez, n’est-ce
pas ? fit encore sir Lampson sans même se tourner vers Maigret.
— Merci… Je vais profiter de ce
que je suis ici pour effectuer quelques démarches…
Le colonel s’inclina sans insister.
— Venez, Willy…
Maigret resta un moment sur le seuil
de la morgue, tandis que le jeune homme, après avoir conféré avec l’Anglais, se
penchait vers le chauffeur.
Il était question de savoir quel
était le meilleur restaurant de la ville. Des gens passaient, ainsi que des
tramways éclairés et sonnaillants.
A quelques kilomètres s’étirait le
canal et tout le long, près des écluses, des péniches qui dormaient s’en
iraient à quatre heures du matin, dans une odeur de café chaud et d’écurie.
III
Le collier de Mary
Quand Maigret se coucha, dans la
chambre dont l’odeur caractéristique ne fut pas sans l’incommoder, il se
complut longtemps à rapprocher deux images.
A Epernay, d’abord, à travers les
baies illuminées de La Bécasse, le meilleur restaurant de la ville, le colonel
et Willy, correctement attablés, entourés de maîtres d’hôtel de grand style…
C’était moins d’une demi-heure après
la visite à la morgue. Sir Walter Lampson se tenait un peu raide et
l’impassibilité de son visage coloré, surmonté de rares cheveux d’argent, était
prodigieuse.
A côté de son élégance, ou plus
exactement de sa race, celle de Willy, pourtant désinvolte, sentait la
contrefaçon.
Maigret avait dîné ailleurs, s’était
mis en rapport téléphonique avec la Préfecture, puis avec la police de Meaux.
Enfin il avait arpenté à pied, tout
seul, dans la nuit pluvieuse, le long ruban de route. Il avait aperçu les
hublots éclairés du Southern Cross, en face du Café de la Marine.
Et il avait eu la curiosité de s’y
présenter, sous prétexte d’une pipe oubliée.
C’était là qu’il avait recueilli la
seconde image : dans la cabine d’acajou, Vladimir, toujours en tricot rayé
de marin, une cigarette aux lèvres, était assis en face de Mme Negretti, dont
les cheveux huileux pendaient à nouveau sur les joues.
Ils jouaient aux cartes – à
soixante-six, un jeu de l’Europe centrale.
Il y avait eu un petit moment de
stupeur. Mais pas même un tressaillement ! Les souffles suspendus l’espace
d’une seconde. Après quoi Vladimir s’était levé pour chercher la pipe. Gloria Negretti
avait questionné en zézayant :
— Ils ne reviennent pas
encore ?… C’est bien Mary ?…
Le commissaire avait failli monter
sur son vélo et suivre le canal, afin de rejoindre les péniches qui avaient
passé la nuit du dimanche au lundi à Dizy. La vue du chemin détrempé, du ciel
noir, l’avait découragé.
Quand on frappa à sa porte, il se
rendit compte, avant même d’ouvrir les yeux, que la fenêtre laissait pénétrer
dans la chambre la grisaille de l’aube.
Il avait eu un sommeil agité, tout
plein de piétinements de chevaux, d’appels confus, de pas dans l’escalier, de
verres heurtés, en bas, et enfin de relents de café et de rhum chaud qui
étaient montés jusqu’à lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lucas ! J’entre ?…
Et l’inspecteur Lucas, qui
travaillait presque toujours avec Maigret, poussa la porte, serra la main moite
que son chef lui tendait par une ouverture des draps.
— Vous avez déjà quelque
chose ? Pas trop fatigué, vieux ?
— Pas trop ! Tout de suite
après votre coup de téléphone, je suis allé à l’hôtel en question, au coin de
la rue de la Grande-Chaumière. Les petites n’y étaient pas. J’ai pris les noms
à tout hasard… Suzanne Verdier, dite Suzy, née à Honfleur en 1906… Lia
Lauwenstein, née dans le grand-duché de Luxembourg en 1903… La première est
arrivée à Paris voilà quatre ans comme bonne à tout faire, puis a travaillé
quelque temps comme modèle… La Lauwenstein a surtout vécu sur la Côte d’Azur…
Ni l’une ni l’autre, je m’en suis assuré, ne figure sur les registres de la
police des mœurs… Mais c’est tout comme !…
— Dites, vieux, vous ne
voudriez pas me passer ma pipe et commander du café ?
On entendait des remous d’eau dans
l’écluse et un moteur Diesel tournant au ralenti. Maigret sortit du lit, se
dirigea vers un lavabo dérisoire où il versa de l’eau fraîche dans la cuvette.
— Allez toujours…
— Je me suis rendu à La
Coupole, comme vous me l’aviez dit… Elles n’y étaient pas, mais tous les
garçons les connaissent… Ils m’ont envoyé au Dingo, puis à La Cigogne… Enfin,
dans un petit bar américain dont j’ai oublié le nom, rue Vavin, je les ai
trouvées, solitaires, pas très fières… Lia n’est vraiment pas mal… Elle a
surtout un genre à elle… Suzy est une brave petite blonde sans méchanceté qui
aurait pu faire, si elle était restée dans sa province, une gentille mère de
famille… Elle a des taches de son plein la figure et…
— Vous ne voyez pas une
serviette quelque part ? interrompit Maigret, le visage ruisselant, les
yeux clos. A propos, est-ce qu’il pleut toujours ?
— Il ne pleuvait pas quand je
suis arrivé, mais cela va tomber d’un moment à l’autre. A six heures du matin,
il y avait un brouillard qui glaçait les poumons… J’ai donc offert à boire à
ces demoiselles… Elles ont tout de suite demandé des sandwichs, ce qui ne m’a
pas étonné tout d’abord… Mais j’ai fini par apercevoir le collier de perles que
la Lauwenstein avait au cou… En manière de plaisanterie, j’ai mordu dedans…
Elles sont tout ce qu’il y a de plus authentiques… Pas un collier de
milliardaire américaine, mais quelque chose dans les cents mille francs quand
même… Or, quand des petites femmes de ce genre préfèrent des sandwichs et du
chocolat à des cocktails…
Maigret, qui fumait sa première
pipe, alla ouvrir la porte à la fille qui apportait du café. Puis, à travers la
fenêtre, il jeta un coup d’œil au yacht, où il n’y avait pas encore trace de
vie. Une péniche passait près du Southern Cross. Le marinier adossé au
gouvernail regardait son voisin avec une admiration grincheuse.
— Alors… Continuez…
— Je les ai conduites ailleurs,
dans un café tranquille…
» Là, j’ai montré soudain ma
médaille, puis le collier, et j’ai lancé à tout hasard :
» — Les perles de Mary
Lampson, n’est-ce pas ?
» Mes compagnes ne savaient
sans doute pas qu’elle est morte. En tout cas, si elles le savaient, elles ont
joué leur rôle à la perfection.
» Elles ont mis quelques
minutes à avouer. C’est Suzy qui a fini par conseiller à l’autre :
» — Dis-lui donc la
vérité, du moment qu’il en sait déjà tant !
» Et cela a été une jolie
histoire… Vous voulez un coup de main, patron ?…
Maigret faisait, en effet, de vains
efforts pour attraper les bretelles qui pendaient sur ses cuisses.
— Le point principal,
d’abord : elles ont juré toutes les deux que c’est Mary Lampson elle-même
qui leur a donné les perles vendredi dernier, à Paris, où elle est venue les
voir… Vous devez mieux comprendre que moi, qui ne connais l’affaire que par ce
que vous m’en avez dit au téléphone…
» J’ai demandé si Mme Lampson
était accompagnée de Willy Marco. Elles prétendent que non, affirment qu’elles
n’ont pas vu Willy depuis le jeudi, lorsqu’elles l’ont quitté à Meaux…
— Doucement ! interrompit
Maigret en nouant sa cravate devant un miroir grisâtre qui le déformait. Le
mercredi soir, le Southern Cross arrive à Meaux… Nos deux jeunes
personnes sont à bord… La nuit se passe gaiement, en compagnie du colonel, de
Willy, de Mary Lampson et de la Negretti…
» Très tard, on conduit Suzy et
Lia à l’hôtel et elles s’en vont par le train le jeudi matin… Est-ce qu’on leur
a donné de l’argent ?
— Cinq cent francs,
disent-elles.
— Elles ont connu le colonel à
Paris ?
— Quelques jours plus tôt…
— Et que s’est-il passé à bord
du yacht ?
Lucas eut un drôle de sourire.
— Des choses pas excessivement
jolies… L’Anglais, paraît-il, ne vit que pour le whisky et les femmes… Mme
Negretti est sa maîtresse…
— Sa femme le savait ?
— Parbleu ! Elle était
elle-même la maîtresse de Willy… Ce qui ne les empêchait pas d’emmener des Suzy
et des Lia avec eux… Vous comprenez ?… Et Vladimir, par surcroît, dansait
avec les unes et les autres… Au petit jour, il y a eu une dispute, parce que
Lia Lauwenstein prétendait que les cinq cents francs n’étaient qu’une aumône…
Le colonel ne leur a même pas répondu, laissant ce soin à Willy… Tout le monde
était ivre… La Negretti dormait sur le roof et Vladimir dut la transporter dans
la cabine…
Campé devant la fenêtre, Maigret
laissait errer son regard sur la ligne noire du canal et il pouvait apercevoir
sur la gauche le petit train Decauville qui charriait toujours de la terre et
de la pierraille.
Le ciel était gris, avec, plus bas,
des lambeaux de nuages noirâtres, mais il ne pleuvait pas.
— Ensuite ?
— C’est à peu près tout…
Vendredi, Mary Lampson serait venue à Paris où, à La Coupole, elle aurait
rencontré nos deux créatures.
» Elle leur aurait donné son
collier…
— Tiens donc ! Un petit
cadeau de rien du tout…
— Pardon ! Donné avec
mission de le vendre et de lui verser la moitié de la somme… Elle a prétendu
que son mari ne lui laissait pas d’argent entre les mains…
La tapisserie de la chambre était à
petites fleurs jaunes. Le broc d’émail y mettait une note livide.
Maigret vit l’éclusier qui arrivait
en hâte en compagnie d’un marinier et de son charretier pour boire un coup de
rhum au comptoir.
— C’est tout ce que j’ai tiré
d’elles ! acheva Lucas. Je les ai quittées à deux heures du matin en
chargeant l’inspecteur Dufour de les surveiller discrètement. Puis je suis allé
à la Préfecture compulser les sommiers, selon les instructions… J’ai trouvé la
fiche de Willy Marco, expulsé voilà quatre ans de Monaco à la suite d’une
affaire de jeux pas très claire, inquiété à Nice l’année suivante sur la
plainte d’une Américaine délestée de quelques bijoux. Mais la plainte a été
retirée, j’ignore pourquoi, et Marco laissé en liberté. Vous croyez que c’est
lui qui… ?
— Je ne crois rien du tout. Et
je vous jure que je suis sincère en disant cela. N’oubliez pas que le crime a
été commis le dimanche après dix heures du soir, alors que le Southern Cross
était amarré à La Ferté-sous-Jouarre…
— Qu’est-ce que vous pensez du
colonel ?
Maigret haussa les épaules, désigna
Vladimir qui jaillissait de l’écoutille avant et qui se dirigeait vers le Café
de la Marine, en pantalon blanc, espadrilles et chandail, un béret américain
sur l’oreille.
— On demande M. Maigret au
téléphone, vint crier la fille rousse à travers la porte.
— Descendez avec moi, vieux…
L’appareil se trouvait dans le
corridor, à côté d’un portemanteau.
— Allô !… C’est
Meaux ?… Vous dites que… ? Oui, La Providence… Elle a chargé
toute la journée de jeudi à Meaux ?… Partie vendredi à trois heures du
matin… Pas d’autres ?… L’Eco III… C’est un bateau-citerne,
n’est-ce pas ?… Vendredi soir à Meaux… Départ samedi matin… Je vous
remercie, commissaire… Oui, interrogez à tout hasard… Toujours à la même
adresse !…
Lucas avait écouté cette
conversation sans en saisir le sens. Maigret n’avait pas eu le temps d’ouvrir
la bouche pour le lui expliquer qu’un agent cycliste se montrait à la porte.
— Une communication de
l’Identité Judiciaire… Urgence !…
L’agent avait des taches de boue
jusqu’à la ceinture.
— Allez-vous sécher un moment
et boire un grog à ma santé…
Maigret entraîna l’inspecteur sur le
chemin de halage, décacheta le pli, lut à mi-voix :
Résumé des premières analyses
faites au sujet de l’affaire de Dizy : relevé dans les cheveux de la
victime de nombreuses traces de résine ainsi que des poils de cheval d’une
teinte acajou.
Les taches de la robe sont des
taches de pétrole.
L’estomac, au moment du décès,
contenait du vin rouge, et de la viande de bœuf conservée similaire à celle
qu’on trouve dans le commerce sous le nom de corned-beef.
— Huit chevaux sur dix ont des
poils acajou ! soupira Maigret.
Vladimir, dans le café, se
renseignait sur l’endroit le plus proche où il pourrait faire ses provisions et
il y avait trois personnes à le renseigner, y compris l’agent cycliste
d’Epernay qui, en fin de compte, s’en alla vers le pont de pierre en compagnie
du matelot.
Maigret, suivi de Lucas, se dirigea
vers l’écurie où il y avait, depuis la veille au soir, en plus du cheval gris
du patron, une jument couronnée qu’on parlait d’abattre.
— Ce n’est pas ici qu’elle a pu
ramasser de la résine… remarqua le commissaire.
Il fit deux fois le chemin du canal
à l’écurie, en contournant les bâtiments.
— Vous vendez de la
résine ? questionna-t-il en apercevant le propriétaire qui poussait une
brouette pleine de pommes de terre.
— Ce n’est peut-être pas tout à
fait de la résine… Nous appelons ça du goudron de Norvège… On en enduit les
péniches en bois au-dessus de la ligne de flottaison… Plus bas, on se contente
de goudron de gaz, qui est vingt fois moins cher…
— Vous en avez ?
— Il y en a toujours une
vingtaine de bidons dans la boutique… Mais, par ce temps-là, on n’en vend pas…
Les mariniers attendent le soleil pour remettre leur bateau à neuf…
— L’Eco III est en
bois ?
— En fer, comme la plupart des
bateaux à moteur.
— Et La Providence…
— En bois… Vous avez découvert
quelque chose ?
Maigret ne répondit pas.
— Vous savez ce qu’ils
disent ? poursuivit l’homme, qui avait abandonné sa brouette.
— Qui, « ils » ?
— Les gens du canal, les
mariniers, les pilotes, les éclusiers. Bien sûr qu’une auto aurait de la peine
à suivre le chemin de halage… Mais une motocyclette !… Et une moto, ça
peut venir de loin, sans laisser beaucoup plus de traces qu’un vélo…
La porte de la cabine du Southern
Cross s’ouvrait. Mais on ne voyait encore personne.
Un instant, un point du ciel devint
jaunâtre, comme si le soleil allait enfin parvenir à percer. Maigret et Lucas,
silencieux, faisaient les cent pas le long du canal.
Cinq minutes ne s’étaient pas
écoulées que le vent courbait les roseaux et une minute plus tard l’averse
tombait.
Maigret tendit la main d’un geste
machinal. D’un geste aussi machinal, Lucas prit un paquet de tabac gris dans sa
poche et le remit à son compagnon.
Ils s’arrêtèrent un moment devant
l’écluse qui était vide et qu’on préparait, car un remorqueur invisible avait
sifflé trois coups dans le lointain, ce qui signifiait qu’il amenait trois bateaux.
— Où croyez-vous que soit La
Providence à l’heure qu’il est ? demanda Maigret à l’éclusier.
— Attendez… Mareuil… Condé…
Vers Aigny, il y a une dizaine de péniches qui se suivent et qui lui feront
perdre du temps… L’écluse de Vraux n’a plus que deux vannes en état… Mettons
qu’elle soit à Saint-Martin…
— C’est loin ?
— Tout juste trente-deux
kilomètres…
— Et l’Eco III ?
— Il devrait être à La Chaussée…
Mais un avalant m’a dit hier au soir qu’il avait cassé son hélice à l’écluse 12…
Si bien que vous le rencontrerez à Tours-sur-Marne, à quinze kilomètres… C’est
leur faute !… D’ailleurs, le règlement interdit de charger à deux cent
quatre-vingts tonnes comme ils s’obstinent tous à le faire…
Il était dix heures du matin. Quand
Maigret monta sur la bicyclette qu’il avait louée, il aperçut le colonel
installé dans un rocking-chair, sur le pont du yacht, ouvrant les journaux de Paris
que le facteur venait d’apporter.
— Rien de spécial ! dit-il
à Lucas. Restez par ici… Ne les perdez pas trop de vue…
Les hachures de pluie s’espaçaient.
La route était droite. A la troisième écluse, le soleil se montra, encore un
peu pâle, faisant scintiller les gouttelettes d’eau sur les roseaux.
De temps en temps, Maigret devait
descendre de machine pour dépasser les chevaux d’une péniche qui, accouplés, prenaient
la largeur du chemin, s’avançaient, une jambe après l’autre, dans un effort qui
soulignait tous leurs muscles.
Deux bêtes étaient conduites par une
petite fille de huit à dix ans, en robe rouge, qui portait sa poupée à bout de
bras.
Les villages, pour la plupart,
étaient assez éloignés du canal. Si bien que cette bande régulière d’eau plate
semblait s’étirer dans une solitude absolue.
Un champ, par-ci par-là, avec des
hommes courbés sur la terre sombre. Mais presque toujours c’étaient des bois.
Et des roseaux hauts d’un mètre cinquante à deux mètres ajoutaient encore à
l’impression de calme.
Une péniche chargeait de la craie
près d’une carrière, dans un poudroiement qui blanchissait sa coque et les
hommes qui s’agitaient.
Dans l’écluse de Saint-Martin, il y
avait un bateau, mais ce n’était pas encore La Providence.
— Ils doivent déjeuner dans le
bief au-dessus de Châlons ! annonça l’éclusière qui allait et venait d’une
porte à l’autre, suivie de deux gosses accrochées à ses jupons.
Maigret avait un front têtu. Il fut
surpris, vers onze heures, de se trouver dans un décor printanier, dans une
atmosphère toute vibrante de soleil et de tiédeur.
Devant lui, le canal se profilait en
ligne droite sur une distance de six kilomètres, bordé des deux côtés par des
bois de sapins.
Tout au bout, on devinait les murs
clairs d’une écluse dont les portes laissaient gicler des filets d’eau.
A mi-chemin, une péniche était
arrêtée, un peu en travers. Ses deux chevaux, dételés, la tête enfouie dans un
sac, mangeaient l’avoine en s’ébrouant.
La première impression gaie, ou tout
au moins reposante ! Pas une maison en vue. Et les reflets, sur l’eau
calme, étaient larges et lents.
Quelques coups de pédale encore et
le commissaire vit, à l’arrière de la péniche, une table dressée sous le taud
protégeant la barre. La toile cirée était à carreaux bleus et blancs. Une femme
à chevelure blonde posait au milieu un plat fumant.
Il descendit de machine après avoir
lu, sur la coque arrondie, patinée, luisante : La Providence.
Un des chevaux le regarda
longuement, remua les oreilles, poussa un drôle de grognement avant de se
remettre à manger.
Entre la péniche et la rive, il n’y
avait qu’une planche étroite et mince qui ploya sous le poids de Maigret. Deux
hommes déjeunaient, en le suivant des yeux, tandis que la femme s’avançait
au-devant de lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
questionna-t-elle tout en boutonnant son corsage à demi ouvert sur une poitrine
opulente.
Son accent était presque aussi
chantant que celui du Midi. Elle n’était pas troublée. Elle attendait. Elle
semblait protéger les deux hommes de sa joyeuse corpulence.
— Un renseignement, dit le
commissaire. Vous savez sans doute qu’un crime a été commis à Dizy…
— Les gens du Castor et
Pollux, qui nous a trématés ce matin, nous l’ont raconté… Est-ce que c’est
vrai ?… C’est presque impossible, n’est-ce pas ?… Comment aurait-on
fait ?… Et sur le canal, où on est si tranquille !…
Ses joues s’ornaient de couperose.
Les deux hommes mangeaient toujours sans cesser d’observer Maigret. Celui-ci, machinalement,
jeta un coup d’œil au plat rempli d’une viande noirâtre dont le fumet étonnait
ses narines.
— Un chevreau, que j’ai acheté
ce matin à l’écluse d’Aigny… Vous vouliez nous demander un renseignement ?…
Nous, n’est-ce pas ? Nous sommes partis avant qu’on ait découvert le cadavre…
A propos, cette pauvre dame, est ce qu’on sait enfin qui elle est ?…
Un des deux hommes était petit, brun
de poil, avec des moustaches tombantes et quelque chose de doux, de docile dans
toute sa personne.
C’était le mari. Il s’était contenté
de saluer vaguement l’intrus, laissant à sa femme le soin de parler.
L’autre pouvait avoir soixante ans.
Ses cheveux, très drus, mal taillés, étaient blancs. Une barbe de trois ou
quatre centimètres couvrait son menton et la plus grande partie de ses joues,
si bien que, les sourcils étant très épais, il semblait aussi velu qu’un
animal.
Par contraste, ses yeux étaient
clairs, inexpressifs.
— C’est à votre charretier que
je voudrais poser quelques questions…
La femme rit.
— A Jean ?… Je dois vous
prévenir qu’il ne parle pas beaucoup… C’est notre ours !… Regardez-le
manger… Mais c’est aussi le meilleur charretier qu’on puisse trouver…
La fourchette du vieux s’était
immobilisée. Il regardait Maigret avec des prunelles d’une limpidité
troublante.
Certains innocents de village ont de
ces regards-là, et aussi certaines bêtes habituées à être bien traitées et que
l’on brutalise soudain.
Un peu d’hébétude. Mais autre chose
aussi, d’inexprimable, comme un repliement sur soi-même.
— A quelle heure vous êtes-vous
levé pour soigner vos chevaux ?
— Comme toujours…
Il avait des épaules d’une largeur
d’autant plus étonnante qu’il était très court sur pattes.
— Jean se lève tous les matins
à deux heures et demie ! intervint la patronne. Vous pouvez regarder nos
bêtes… Elles sont pansées chaque jour comme des chevaux de luxe… Et, le soir,
vous ne lui feriez pas prendre un coup de blanc avant qu’il les ait bouchonnées…
— Vous dormez dans
l’écurie ?
Jean n’avait pas l’air de
comprendre. Ce fut encore la femme qui désigna une construction plus haute, au
milieu du bateau.
— C’est l’écurie !
dit-elle. Il couche toujours là. Nous, nous avons notre cabine à l’arrière…
Voulez-vous visiter ?…
Le pont était d’une propreté
méticuleuse, les cuivres mieux astiqués qu’à bord du Southern Cross. Et
quand la femme ouvrit une double porte de pitchpin, surmontée d’une écoutille
en verres de couleurs, Maigret aperçut un petit salon attendrissant.
On y trouvait les mêmes meubles de
chêne Henry III que dans le plus traditionnel des intérieurs de
petits-bourgeois. La table était couverte d’un tapis brodé à l’aide de soies de
teintes différentes et supportait des vases, des photographies montées sur
supports, une jardinière débordante de plantes vertes.
Il y avait encore de la broderie sur
un buffet. Les fauteuils étaient protégés par des housses au filet.
— Si Jean l’avait voulu, on lui
aurait arrangé un lit près de nous… Mais il prétend qu’il ne peut dormir qu’à
l’écurie… Même que nous avons toujours peur qu’un jour il reçoive un coup de
pied… Les bêtes ont beau le connaître, n’est-ce pas ?… Quand elles dorment…
Elle s’était mise à manger, en
ménagère qui prépare des petits plats pour les autres et qui choisit les plus
mauvais morceaux sans même y penser…
Jean s’était levé, regardait tantôt
ses chevaux, tantôt le commissaire, tandis que le patron roulait une cigarette.
— Et vous n’avez rien vu, rien
entendu ? questionna Maigret en fixant le charretier.
Ce dernier se tourna vers la
patronne qui, la bouche pleine, répondit :
— Vous devez bien penser que,
s’il avait vu quelque chose, il l’aurait dit.
— La Marie arrive !…
annonça son mari avec inquiétude.
Depuis quelques instants, il y avait
dans l’air des trépidations de moteur. Maintenant, on distinguait, derrière La
Providence, la forme d’une péniche.
Jean regarda la femme, qui regarda
Maigret avec hésitation.
— Écoutez, dit-elle enfin, si
vous devez parler à Jean, cela ne vous fait-il rien de parler en route ?…
La Marie, malgré son moteur, va plus lentement que nous… Si elle nous
trémate avant l’écluse, elle en aura pour deux jours à nous barrer la route…
Jean n’avait pas attendu les
dernières phrases. Il avait retiré les sacs d’avoine de la tête des chevaux
qu’il conduisait à cent mètres en avant de la péniche.
Le patron saisit une trompette de
fer-blanc, en tira des sons tremblotants.
— Vous restez à bord ?…
Nous, vous comprenez, nous vous dirons ce que nous savons… Tout le monde nous
connaît sur les canaux, depuis Liège jusqu’à Lyon…
— Je vous rejoindrai à
l’écluse, dit Maigret dont le vélo était resté à terre.
La passerelle fut retirée. Une
silhouette venait d’apparaître sur les portes de l’écluse et on ouvrait les
vannes. Les chevaux se mirent en marche, dans un bruit de grelots, balançant le
pompon rouge qu’ils avaient au sommet de la tête.
Jean allait à leur côté, lent,
indifférent.
Et la péniche à moteur, deux cents
mètres derrière, ralentissait en s’apercevant qu’elle arrivait trop tard.
Maigret suivit, en tenant le guidon
de son vélo d’une main. Il pouvait voir la femme qui achevait de manger en hâte
et son mari, tout petit, tout maigre, inconsistant, presque couché sur la barre
d’un gouvernail trop lourd pour lui.
IV
L’amant
— J’ai déjeuné ! annonça
Maigret en pénétrant au Café de la Marine, où Lucas était installé près d’une
fenêtre.
— A Aigny ? questionna le
patron. C’est mon beau-frère qui tient l’auberge…
— Servez-nous de la bière…
C’était comme une gageure. A peine
le commissaire, peinant sur sa bicyclette, se rapprochait-il de Dizy, que le
temps se remettait au gris. Et maintenant des gouttes de pluie hachuraient le
dernier rayon de soleil.
Le Southern Cross était
toujours à sa place. On ne voyait personne sur le pont. Et il n’arrivait aucun
bruit de l’écluse, si bien que, pour la première fois, Maigret eut une
impression de vraie campagne en entendant les poules piailler dans la cour.
— Rien ? demanda-t-il à
l’inspecteur.
— Le matelot est revenu avec
des provisions. La femme s’est montrée un instant, en peignoir bleu. Le colonel
et Willy sont venus boire l’apéritif. Je crois qu’ils m’ont regardé de travers…
Maigret prit le tabac que son
compagnon lui tendait, bourra sa pipe en attendant que le patron qui les avait
servis eût disparu dans sa boutique.
— Rien non plus !
grommela-t-il alors. Des deux bateaux qui pourraient avoir amené Mary Lampson,
l’un est en panne à quinze kilomètres d’ici et l’autre se traîne à une allure
de trois kilomètres à l’heure le long du canal…
» Le premier est en fer… Donc,
impossible que le cadavre y ait récolté de la résine…
» Le second est en bois… Les
mariniers s’appellent Canelle… Une bonne grosse mère, qui a voulu à toute force
me faire boire un verre d’affreux rhum, avec un tout petit mari qui court autour
d’elle comme un épagneul…
» Il n’y aurait que leur
charretier…
» Ou bien il fait la bête, et
alors il est prodigieux de vérité, ou bien c’est une brute épaisse… Il y a huit
ans qu’il est avec eux… Si le mari est l’épagneul, ce Jean serait le bouledogue…
» Il se lève à deux heures et
demie du matin, soigne ses chevaux, avale un bol de café et commence à marcher
à côté des bêtes…
» Il tire ainsi ses trente à
quarante kilomètres tous les jours, du même pas, avec un coup de vin blanc à
chaque écluse…
» Le soir, il bouchonne les
animaux, soupe sans desserrer les dents et se laisse tomber sur sa botte de
paille, la plupart du temps tout habillé…
» J’ai vu ses papiers : un
vieux carnet militaire dont on peut à peine tourner les pages, tant elles
poissent, au nom de Jean Liberge, né à Lille en 1869.
» C’est tout !… Ou plutôt
non !… Il faudrait admettre que La Providence eût embarqué Mary
Lampson le jeudi soir, à Meaux… Or, elle était vivante… Elle vivait encore en
arrivant ici le dimanche soir…
» Il est matériellement
impossible de cacher un être humain contre son gré pendant deux jours dans
l’écurie du bateau…
» Si bien que tous les trois
seraient coupables…
Et la grimace de Maigret disait
qu’il n’y croyait pas.
— Quant à supposer que la
victime s’est embarquée de son plein gré… Savez-vous ce que vous allez faire,
vieux ? Demandez donc à sir Lampson le nom de jeune fille de sa femme…
Accrochez-vous au téléphone et trouvez-moi des renseignements sur elle…
Il traînait encore à deux ou trois
endroits du ciel des rayons de soleil, mais la pluie tombait de plus en plus
serrée. Lucas était à peine sorti du Café de la Marine, se dirigeant vers le
yacht, que Willy Marco en descendait, en tenue de ville, souple et nonchalant,
le regard vague.
C’était décidément un trait commun à
tous les hôtes du Southern Cross d’avoir toujours l’air de gens qui
n’ont pas assez dormi, ou qui digèrent mal de trop nombreuses libation.
Les deux hommes se croisèrent sur le
chemin de halage. Willy parut hésiter en voyant l’inspecteur monter à bord
puis, allumant une nouvelle cigarette à celle qu’il achevait de fumer, il
marcha droit vers le café.
C’était Maigret qu’il cherchait,
sans essayer de donner le change.
Il ne quitta pas son feutre mou,
qu’il toucha distraitement du doigt, murmura :
— Bonjour, commissaire… Bien
dormi ?… Je voudrais vous dire deux mots…
— J’écoute…
— Pas ici, si cela vous est
égal… Il n’est pas possible de monter dans votre chambre, par exemple ?
Il n’avait rien perdu de sa
désinvolture. Ses petits yeux pétillaient et ils n’étaient pas loin d’être
joyeux, ou malicieux.
— Vous fumez ?
— Merci…
— C’est vrai que vous êtes un
fumeur de pipe…
Maigret se décida à le conduire dans
sa chambre, qui n’était pas encore faite. Tout de suite, après un regard au
yacht, Willy s’assit au bord du lit, commença :
— Bien entendu, vous avez déjà
pris des renseignements sur moi…
Il chercha un cendrier des yeux,
n’en trouva pas, laissa tomber sa cendre par terre.
— Pas fameux, hein ?… Je
n’ai d’ailleurs jamais essayé de me faire passer pour un petit saint… Et le
colonel me répète trois fois par jour que je suis une canaille…
Ce qui était extraordinaire, c’était
l’expression de franchise de son visage. Maigret s’avouait même que son
interlocuteur, qui lui avait été antipathique au premier abord, lui devenait
supportable.
Un étrange mélange. De la rouerie,
de l’astuce. Mais en même temps une étincelle qui faisait pardonner le reste,
un rien de drôlerie aussi, qui désarmait.
— Remarquez que j’ai fait mes
études à Eton, comme le prince de Galles… Si nous étions du même âge, nous
serions peut-être les meilleurs amis du monde… Seulement mon père est marchand
de figues, à Smyrne… Et j’ai horreur de ça !… Il y a eu des histoires… La
mère d’un de mes camarades d’Eton, pour tout dire, m’a un moment tiré
d’embarras…
» Du moment que je ne vous dis
pas son nom, n’est-ce pas ?… Une femme délicieuse… Mais son mari est
devenu ministre et elle a eu peur de le compromettre…
» Après… On a dû vous parler de
Monaco, puis de l’histoire de Nice… La vérité n’est peut-être pas si vilaine…
Un bon conseil : ne croyez jamais ce que raconte une Américaine d’âge mûr
qui passe son temps joyeusement sur la Riviera et dont le mari arrive sans
prévenir de Chicago… Les bijoux volés ne sont pas toujours volés…
Passons !…
» J’arrive au collier… Ou vous
savez déjà, ou vous ne savez pas encore… J’aurais voulu vous en parler hier
soir mais, étant donné la situation, ce n’eût peut-être pas été très correct…
» Le colonel est malgré tout un
gentleman… Il aime un peu trop le whisky, soit… Mais il a des excuses…
» Il devait finir général et il
était un des hommes les plus en vue, à Lima, quand, à cause d’une histoire de
femme – il s’agissait de la fille d’un haut personnage indigène –, il
a été mis à la retraite…
» Vous l’avez vu… Un homme
magnifique, aux appétits formidables… Là-bas, il avait trente boys, des
ordonnances, des secrétaires, je ne sais combien de voitures et de chevaux à sa
disposition…
» Tout d’un coup, plus
rien : quelque chose comme une centaine de mille francs par an…
» Est-ce que je vous ai dit
qu’il avait déjà été marié deux fois avant de connaître Mary ?… Sa
première femme est morte aux Indes… La seconde fois, il a divorcé en prenant
tous les torts à son compte après avoir surpris sa compagne avec un boy…
» Un vrai gentleman !…
Et Willy, renversé en arrière,
balançait sa jambe à une molle cadence tandis que Maigret, la pipe aux dents,
restait immobile, adossé au mur.
— Voilà !… Maintenant, il
passe son temps comme il peut… A Porquerolles, il habite son vieux fort, qu’on
appelle le Petit Langoustier… Quand il y a fait assez d’économies, il va à
Paris ou à Londres…
» Mais pensez qu’aux Indes il
donnait chaque semaine des dîners de trente ou quarante couverts…
— C’est du colonel que vous
vouliez me parler ? Murmura Maigret.
Willy ne sourcilla pas.
— A vrai dire, j’essaie de vous
mettre dans l’atmosphère… Comme vous n’avez jamais vécu aux Indes, ni à
Londres, que vous n’avez pas eu trente boys et je ne sais combien de jolies
filles à votre disposition…
» Je ne cherche pas à vous
vexer… Bref, je l’ai rencontré voilà deux ans…
» Vous n’avez pas connu Mary
vivante… Une femme délicieuse, mais avec une cervelle d’oiseau… Un peu criarde…
Si on ne s’occupait pas sans cesse d’elle, elle piquait une crise de nerfs, ou
déclenchait un scandale…
» Au fait, savez-vous l’âge du
colonel ?… Soixante-huit ans…
» Elle le fatiguait, vous
comprenez ?… Elle lui passait bien ses fantaisies – car il en a encore ! –
mais elle était un peu encombrante…
» Elle s’est toquée de moi… Je
l’aimais bien…
— Je suppose que Mme Negretti
est la maîtresse de sir Lampson ?
— Oui ! admit le jeune
homme avec une moue. C’est difficile à vous expliquer… Il ne peut pas vivre ni
boire tout seul… Il a besoin de gens autour de lui… On l’a rencontrée au cours
d’une escale à Bandol… Le lendemain matin, elle n’est pas partie… Avec lui, ça
suffit !… Elle restera là tant qu’il lui plaira…
» Moi, c’est une autre question…
Je suis un des rares hommes à tenir le whisky aussi bien que le colonel…
» A part peut-être Vladimir,
que vous avez vu, et qui, neuf fois sur dix, nous met dans nos couchettes…
» Je ne sais pas si vous
imaginez au juste ma situation… Certes, je n’ai pas à m’inquiéter de la
matérielle… Encore que parfois nous restions quinze jours dans un port à
attendre un chèque de Londres pour acheter de l’essence !
» Tenez ! Le collier dont
je vous parlerai tout à l’heure a été mis vingt fois au mont-de-piété…
» Peu importe ! Le whisky
manque rarement…
» Ce n’est pas une vie
fastueuse… Mais on dort tout son saoul… On va… On vient…
» Pour ma part, je préfère
encore ça aux figues paternelles…
» Dans les débuts, le colonel
avait offert quelques bijoux à sa femme… Elle lui réclamait de temps en temps
de l’argent…
» De quoi s’habiller et avoir
quelques sous en poche, vous comprenez ?…
» Je vous jure, malgré ce que
vous pouvez penser, que cela a été pour moi un coup, hier, d’apprendre que
c’était elle, sur cette affreuse photo… Au colonel aussi, d’ailleurs !…
Mais il se laisserait couper en petits morceaux plutôt que d’en laisser voir
quelque chose… C’est son genre ! Et bien anglais !…
» Quand nous avons quitté Paris
la semaine dernière – nous sommes mardi, je crois – la caisse était
très bas… Le colonel a télégraphié à Londres pour demander une avance sur sa pension…
Nous l’attendions à Epernay… Le mandat est peut-être arrivé à l’heure qu’il est…
» Seulement, à Paris, je
laissais quelques dettes… Deux ou trois fois, déjà, j’avais demandé à Mary
pourquoi elle ne vendait pas son collier… Elle aurait pu dire à son mari
qu’elle l’avait perdu, ou qu’on le lui avait volé…
» Il y a eu jeudi soir la fête
que vous savez… Surtout, ne vous faites pas d’idées folles à ce sujet… Du
moment que Lampson voit des jolies femmes, il faut qu’il les invite à bord…
» Puis, deux heures après, une
fois saoul, il me charge de les mettre dehors avec le moins de frais possible…
» Jeudi, Mary était levée
beaucoup plus tôt que d’habitude et, quand nous sommes sortis de nos couchettes,
elle était déjà dehors…
» Après déjeuner, nous sommes
restés seuls un moment, elle et moi… Elle s’est montrée très tendre… D’une
tendresse spéciale, assez triste…
» A un certain moment, elle m’a
mis son collier dans la main en disant :
» — Tu n’auras qu’à le
vendre…
» Tant pis si vous ne me croyez
pas !… J’ai été un peu gêné, un peu remué… Si vous l’aviez connue, vous
comprendriez…
» Autant elle pouvait être
parfois désagréable, autant, à d’autres moments, elle était émouvante…
» Vous savez… Elle avait
quarante ans… Elle se défendait… Mais elle devait bien sentir que c’était la
fin…
» Quelqu’un est entré… J’ai mis
le collier dans ma poche… Le soir, le colonel nous a entraînés au dancing et
Mary est restée seule à bord…
» Lorsque nous sommes revenus,
elle n’était pas là… Lampson ne s’en est pas inquiété, car ce n’était pas la
première fois qu’elle faisait une fugue…
» Et pas du tout les fugues que
vous pourriez croire !… Une fois, par exemple, à l’occasion de la fête de
Porquerolles, il y a eu au Petit Langoustier une bonne petite orgie, qui a duré
près d’une semaine…
» Les premiers jours, Mary
était la plus en train… Le troisième jour, elle disparaît…
» Et savez-vous où nous l’avons
retrouvée ? Dans une auberge de Giens, où elle passait son temps à jouer à
la maman avec deux gosses mal lavés…
» L’histoire du collier
m’ennuyait… Le vendredi, je suis allé à Paris… J’ai failli le vendre… Puis je
me suis dit que, s’il y avait du vilain, cela risquait de m’attirer des ennuis…
» J’ai pensé aux deux petites
de la veille… Ces gamines là, on en fait ce qu’on en veut… En outre, j’avais
déjà rencontré Lia à Nice et je savais pouvoir compter sur elle…
» Je lui ai confié le bijou… A
tout hasard, je lui ai recommandé de dire, si on la questionnait, que Mary le
lui avait remis elle-même pour le vendre…
» C’est simple comme bonjour…
C’est idiot !… J’aurais mieux fait de rester tranquille… N’empêche que, si
je ne tombe pas sur des policiers intelligents, c’est une histoire à m’envoyer
en cour d’assises…
» Je l’ai compris quand j’ai su
hier que Mary avait été étranglée…
» Je ne vous demande pas ce que
vous pensez… Je m’attends même, pour être franc, à être arrêté…
» Ce sera une erreur, un point
c’est tout… Maintenant, si vous voulez que je vous aide, je suis prêt à vous donner
un coup de main…
» Il y a des choses qui peuvent
vous sembler bizarres et qui sont au fond toutes simples…
Il était presque étendu sur le lit
et il fumait toujours, les yeux braqués au plafond.
Maigret alla se camper devant la
fenêtre afin de cacher son embarras.
— Le colonel est au courant de
cette démarche ? questionna-t-il en se retournant soudain.
— Pas plus que de l’affaire du
collier… Et même… Je n’ai rien à réclamer, c’est entendu… Mais j’aimerais
autant qu’il continue à l’ignorer…
— Mme Negretti ?…
— Un poids mort ! Une
belle femme incapable de vivre autrement que sur un divan, de fumer des
cigarettes et de boire des liqueurs douces… Du jour où elle est arrivée à bord,
elle y est restée… Pardon ! Elle joue aux cartes !… Je crois bien que
c’est sa seule passion…
Des criaillements de fer rouillé
annoncèrent qu’on était en train d’ouvrir les portes de l’écluse. Deux mulets
passèrent devant la maison, s’arrêtèrent un peu plus loin, tandis qu’une
péniche vide continuait à glisser sur son erre, comme si elle voulait escalader
le talus de la berge.
Vladimir, le corps plié en deux,
écopait l’eau de pluie qui menaçait de remplir le youyou.
Une auto traversa le pont de pierre,
voulut s’engager sur le chemin de halage, stoppa, esquissa des manœuvres maladroites
et finit par s’arrêter définitivement.
Un homme en noir en sortit. Willy,
qui s’était levé, lança un coup d’œil par la fenêtre, annonça :
— Les Pompes funèbres…
— Quand le colonel compte-t-il
partir ?
— Tout de suite après
l’enterrement…
— Qui aura lieu ici ?
— N’importe où ! Il a déjà
une femme enterrée près de Lima, une autre remariée avec un New-Yorkais et qui
finira sous le sol américain…
Maigret le regarda malgré lui, comme
pour voir s’il plaisantait. Mais Willy Marco était sérieux, avec néanmoins
cette petite flamme équivoque sur les prunelles.
— Pourvu que le mandat soit
arrivé !… Sinon, les funérailles devront attendre…
L’homme en noir hésitait devant le
yacht, s’adressait à Vladimir qui lui répondait sans interrompre son travail,
montait enfin à bord, où il disparut dans la cabine.
Maigret n’avait pas revu Lucas.
— Allez ! dit-il à son
interlocuteur.
Willy hésita. Un instant, une
inquiétude passa sur ses traits.
— Vous allez lui parler du
collier ?
— Je ne sais pas…
C’était déjà fini. A nouveau
désinvolte, Willy rectifiait la fente de son chapeau souple, saluait d’un geste
de la main, descendait l’escalier.
Quand Maigret descendit à son tour,
il y avait deux mariniers au comptoir, devant une canette de bière.
— Votre ami est au téléphone…
lui dit le patron. Il a demandé Moulins…
Un remorqueur sifflait dans le
lointain et machinalement Maigret compta les coups, grommela pour lui-même :
— Cinq…
C’était la vie du canal. Cinq
péniches qui arrivaient. L’éclusier en sabots sortait de sa maison et s’en allait
vers ses vannes.
Lucas revint du téléphone avec le
visage rouge.
— Ouf !… Cela a été dur…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le colonel m’a déclaré que sa
femme était née Marie Dupin… Pour le mariage, elle a produit un extrait d’acte
de naissance à ce nom émanant de Moulins… Je viens de téléphoner là-bas, en
réclamant la priorité…
— Alors ?
— Une seule Marie Dupin est
inscrite sur les registres. Elle a quarante-deux ans, trois enfants et est la
femme d’un certain Piedbœuf, boulanger dans la rue Haute… Le secrétaire de la
mairie qui m’a répondu l’a encore aperçue hier derrière son comptoir et il
paraît qu’elle pèse dans les cent quatre-vingts livres…
Maigret ne dit rien. Comme un
rentier désœuvré, il se dirigea vers l’écluse, sans s’inquiéter de son
compagnon, suivit des yeux toutes les manœuvres, mais en donnant à chaque
instant de petits coups de pouce rageurs dans sa pipe.
Un peu plus tard, Vladimir
s’approchait de l’éclusier et, après avoir porté la main à son bonnet blanc,
demandait où il pourrait faire le plein d’eau potable.
V
L’insigne de l’Y.C.F.
Maigret s’était couché de bonne
heure, tandis que l’inspecteur Lucas, à qui il avait donné des instructions,
s’en allait à Meaux, Paris et Moulins.
Au moment où il avait quitté la
salle du café, il y avait trois consommateurs, des mariniers et la femme de
l’un d’eux qui était venue rejoindre son mari et qui tricotait dans un coin.
C’était morne et lourd. Dehors, une
péniche s’était rangée à moins de deux mètres du Southern Cross dont
tous les hublots étaient éclairés.
Or, brusquement, le commissaire
était tiré d’un rêve si vague qu’il ne s’en souvint plus en ouvrant les yeux.
On frappait à la porte à coups précipités tandis qu’une voix affolée
criait :
— Commissaire !…
Commissaire !… Vite !… Mon père…
Il courut ouvrir, en pyjama, vit la
fille de l’aubergiste se jeter sur lui avec une nervosité inattendue, se
blottir littéralement dans ses bras.
— Là !… Allez vite…
Non ! Restez… Je n’ose pas demeurer seule… Je ne veux pas… J’ai peur…
Il n’avait jamais beaucoup pris
garde à elle. Il l’avait considérée comme une fille solide, bien en chair, sans
nerfs.
Et voilà qu’elle se raccrochait à
lui, le visage bouleversé, le corps pantelant, avec une insistance gênante.
Tout en essayant de se dégager, il se dirigea vers la fenêtre, qu’il ouvrit.
Il devait être six heures du matin.
Le jour se levait à peine, froid comme une aube d’hiver.
A cent mètres du Southern Cross,
dans la direction du pont de pierre et de la route d’Epernay, quatre ou cinq
hommes essayaient de saisir quelque chose flottant sur l’eau à l’aide d’une
lourde gaffe de péniche, tandis qu’un marinier détachait son bachot, commençait
à godiller.
Maigret portait un pyjama tout
fripé. Il jeta son pardessus sur ses épaules, chercha ses bottines qu’il
chaussa à même ses pieds nus.
— Vous savez !… C’est lui…
Ils l’ont…
D’un mouvement brusque, il se libéra
de l’étreinte de l’étrange fille, descendit l’escalier, arriva dehors au moment
où une femme qui portait un bébé sur le bras s’avançait vers le groupe.
Il n’avait pas assisté à la
découverte du corps de Mary Lampson. Mais cette découverte-ci fut peut-être
plus sinistre car, par le fait de cette répétition de crimes, une angoisse
quasi mystique plana sur le bout de canal.
Les hommes s’interpellaient. Le
patron du Café de la Marine, qui avait vu le premier une forme humaine flotter
sur l’eau, dirigeait leurs efforts.
Deux fois la gaffe avait atteint le
cadavre. Mais le croc avait glissé. Le corps s’était enfoncé de quelques
centimètres avant de remonter à la surface.
Maigret avait déjà reconnu le
complet sombre de Willy. On ne pouvait pas voir le visage car la tête, plus
lourde, restait immergée.
Le marinier en bachot la heurta
soudain, saisit le mort par la poitrine, d’une seule main, le hissa. Mais il
fallait le faire passer par-dessus le bord de la barque.
L’homme était sans répugnance. Il
souleva les jambes l’une après l’autre, lança son amarre à terre, essuya d’un
revers de main son front ruisselant.
Un instant Maigret aperçut la tête
endormie de Vladimir qui surgissait de l’écoutille du yacht. Le Russe se
frottait les yeux. Puis il disparut.
— Ne touchez à rien…
Un marinier protesta, derrière lui,
murmura que son beau-frère, en Alsace, avait été rappelé à la vie après être
resté près de trois heures dans l’eau.
Le patron du café, lui, désignait la
gorge du cadavre. C’était net : deux traces de doigts, toutes noires,
comme sur le cou de Mary Lampson.
Cette tragédie fut la plus
impressionnante. Willy avait les yeux grands ouverts, beaucoup plus grands même
que d’habitude. Sa main droite était crispée sur une poignée de roseaux.
Maigret eut la sensation d’une
présence insolite derrière lui, se retourna et vit le colonel, en pyjama, lui
aussi, une robe de chambre de soie passée par-dessus, les pieds dans des mules
de chevreau bleu.
Ses cheveux argentés étaient en
désordre, son visage un peu bouffi. Et c’était étrange de le voir ainsi, en
cette tenue, parmi les mariniers en sabots et en vêtements de gros drap, dans
la boue et l’humidité du petit jour.
Il était le plus grand, le plus
large. Il émanait de lui un vague parfum d’eau de Cologne.
— C’est Willy !…
articula-t-il d’une voix rauque.
Puis il dit quelques mots en
anglais, trop vite pour que Maigret pût comprendre, se pencha, toucha le visage
du jeune homme.
La fille qui avait éveillé le
commissaire sanglotait, appuyée à la porte du café. L’éclusier accourait.
— Téléphonez à la police
d’Epernay… Un médecin…
La Negretti elle-même se montrait,
débraillée, pieds nus, mais n’osait pas quitter le pont du yacht, appelait le
colonel :
— Walter !… Walter !…
A l’arrière-plan, il y avait des
gens qu’on n’avait pas vus arriver, le conducteur du petit train, des
terrassiers, un paysan dont la vache suivait toute seule le chemin de halage.
— Qu’on le transporte au café…
En le touchant le moins possible…
La mort ne faisait aucun doute.
L’élégant complet, qui n’était plus qu’une loque, traîna par terre, tandis
qu’on soulevait le corps.
Le colonel suivit à pas lents et sa
robe de chambre, ses mules bleues, son crâne coloré où le vent soulevait quelques
longs cheveux le rendait à la fois saugrenu et hiératique.
La fille redoubla de sanglots quand
le cadavre passa près d’elle, courut s’enfermer dans la cuisine. Le patron
hurlait dans le cornet du téléphone :
— Mais non, mademoiselle !…
La police !… Vite !… C’est un crime… Ne coupez pas… Allô !…
Allô !…
Maigret empêcha le plus gros des
curieux d’entrer. Mais les mariniers qui avaient découvert le cadavre et aidé à
le repêcher se trouvèrent tous dans le café où traînaient encore sur les tables
les verres et les litres vides de la veille. Le poêle ronflait. Un balai était
au milieu du chemin.
Derrière une fenêtre, le commissaire
aperçut la silhouette de Vladimir qui avait trouvé le temps de mettre son calot
de marin américain sur sa tête. Les mariniers lui parlaient, mais il ne
répondait pas.
Le colonel regardait toujours le
cadavre étendu sur les dalles rougeâtres du sol et on n’eût pu dire s’il était
ému, ou ennuyé, ou effrayé.
— Quand l’avez-vous vu pour la
dernière fois ? questionna Maigret en s’approchant.
Sir Lampson soupira, eut l’air de
chercher autour de lui celui qu’il chargeait d’habitude de répondre à sa place.
— C’est très affreux…
articula-t-il enfin.
— Il n’a pas dormi à
bord ?
D’un geste de la main, l’Anglais
désigna les mariniers qui les écoutaient. Et c’était comme un rappel à la
décence.
Cela signifiait : « Est-ce
que vous croyez nécessaire et convenable que ces gens… »
Maigret les fit sortir.
— Il était dix heures, hier
soir… Il n’y avait plus de whisky à bord… Vladimir n’en avait pas trouvé à Dizy…
J’ai voulu aller à Epernay…
— Willy vous a
accompagné ?
— Pas longtemps… Un peu après
le pont, il m’a quitté…
— Pourquoi ?
— Nous avons échangé des
paroles…
Et tandis que le colonel prononçait
ces mots, le regard fixé sur le visage défait, blafard, tordu du mort, ses
traits se brouillèrent.
Peut-être le fait qu’il avait trop
peu dormi et que ses chairs étaient bouffies lui donnait-il un air plus
ému ? Maigret, en tout cas, eût juré qu’il y avait des larmes derrière ses
paupières épaisses.
— Vous vous êtes
disputés ?
Le colonel haussa les épaules, comme
pour se résigner à ce terme vulgaire et brutal.
— Vous lui reprochiez quelque
chose ?…
— No ! Je voulais savoir…
Je répétais : « Willy, vous êtes une canaille… Mais vous devez me
dire… »
Il se tut, accablé, regarda autour
de lui pour ne pas se laisser hypnotiser par le mort.
— Vous l’accusiez du meurtre de
votre femme ?…
Il haussa les épaules,
soupira :
— Il est parti, tout seul…
Quelquefois, c’est arrivé… Le lendemain, on buvait le premier whisky ensemble
sans se souvenir…
— Vous êtes allé à pied jusqu’à
Epernay ?
— Yes !
— Vous avez bu ?
Ce fut un regard apitoyé que le
colonel laissa peser sur son interlocuteur.
— J’ai aussi joué, au club… On
m’avait dit, à La Bécasse, qu’il y avait un club… Je suis revenu en auto…
— A quelle heure ?
Il fit comprendre d’un mouvement de
la main qu’il n’en savait rien.
— Willy n’était pas dans sa
couchette ?
— No… Vladimir m’a dit, en me
déshabillant…
Une moto avec side-car stoppa devant
la porte. Un brigadier en descendit, suivi d’un médecin. L’huis s’ouvrit, se
referma.
— Police Judiciaire ! dit
Maigret en se présentant à son collègue d’Epernay. Voulez-vous maintenir les
gens à distance, téléphoner au Parquet…
Le médecin n’eut besoin que d’un
bref examen pour déclarer :
— Il était mort au moment de
l’immersion… Regardez ces traces…
Maigret les avait vues. Il savait.
Machinalement il observa la main droite du colonel, qui était musclée, avec des
ongles taillés carrés, des veines qui saillaient.
Il faudrait au moins une heure pour
réunir le Parquet et l’amener sur les lieux. Des agents cyclistes arrivaient,
formaient cordon autour du Café de la Marine, et du Southern Cross.
— Je peux m’habiller ?
avait questionné le colonel.
Et malgré sa robe de chambre, ses
mules, ses chevilles nues, il fut étonnant de dignité, tandis qu’il traversait
les rangs de curieux. A peine entré dans la cabine, il en sortit la tête,
appela :
— Vladimir !…
Et toutes les écoutilles du yacht se
refermèrent.
Maigret interrogeait l’éclusier,
qu’un bateau à moteur appelait à ses portes.
— Je suppose que, dans un
canal, il n’y a pas de courant. Si bien qu’un corps doit rester à l’endroit où
il a été jeté…
— Dans les grands biefs, de dix
ou quinze kilomètres, il en est ainsi… Mais ce bief n’en a même pas cinq… Si un
bateau descend l’écluse 13, au-dessus de la mienne, je sens l’arrivée d’eau
quelques minutes plus tard… Si moi-même j’écluse un bateau avalant, ce sont des
mètres cubes de liquide que je tire du canal et qui créent un courant momentané…
— A quelle heure commencez-vous
le travail ?
— En principe, au lever du
soleil… En fait, beaucoup plus tôt… Les écuries, dont la marche est lente,
partent vers trois heures du matin, éclusent le plus souvent eux-mêmes sans que
nous les entendions… On ne dit rien, parce qu’on les connaît…
— Si bien que ce matin ?…
— Le Frédéric, qui a
couché ici, a dû partir vers trois heures et demie, écluser à Ay à cinq heures…
Maigret fit demi-tour. En face du
Café de la Marine et sur le chemin de halage, quelques groupes s’étaient
formés. Comme le commissaire passait, se dirigeant vers le pont de pierre, un
vieux pilote au nez bourgeonnant s’approcha de lui.
— Voulez-vous que je vous
montre l’endroit où le jeune homme a été jeté à l’eau ?
Et il regarda fièrement ses camarades
qui hésitaient à se mettre en marche dans la même direction.
Il avait raison. A cinquante mètres
du pont de pierre, les roseaux étaient couchés sur une distance de plusieurs
mètres. Non seulement on y avait marché, mais un corps lourd avait été traîné
sur le sol, car le sillage était large, les roseaux aplatis.
— Vous voyez ?… J’habite à
cinq cents mètres, une des premières maisons de Dizy… En arrivant ce matin,
pour voir si des bateaux descendaient la Marne et avaient besoin de moi, ça m’a
frappé… D’autant plus que j’ai trouvé ce machin-ci sur le chemin…
L’homme était fatigant, avec ses
grimaces malicieuses, les regards qu’il continuait à lancer à ses compagnons
qui suivaient à distance.
Mais l’objet qu’il tira de sa poche
était du plus haut intérêt. C’était un insigne d’émail finement travaillé qui
portait, outre une ancre à jet, les initiales : Y.C.F.
— Yachting Club de
France ! traduisit le pilote. Ils ont tous ça à la boutonnière…
Maigret se tourna vers le yacht
qu’on apercevait à deux kilomètres environ et, sous les mots Southern Cross,
aperçut les mêmes lettres : Y.C.F.
Sans se préoccuper davantage de son
compagnon, qui lui avait remis l’insigne, il marcha lentement jusqu’au pont. A
droite, la route d’Epernay s’étendait, toute droite, encore luisante des pluies
de la veille, et des voitures passaient en trombe.
A gauche, le chemin faisait un coude
dans le village de Dizy. Au-delà, sur le canal, il y avait quelques péniches en
réparation, en face des chantiers de la Compagnie Générale de Navigation.
Maigret revint sur ses pas, un peu
fiévreux, parce que le Parquet allait arriver et que pendant une heure ou deux
ce serait la bousculade habituelle, les questions, les allées et venues, les
hypothèses les plus saugrenues.
Quand il fut à hauteur du yacht, celui-ci
était toujours fermé. Un agent en uniforme faisait les cent pas à distance,
priait les curieux de circuler, mais ne pouvait empêcher deux journalistes
d’Epernay de prendre des photographies.
Le temps n’était ni beau, ni laid.
Une grisaille lumineuse, uniforme comme un plafond de verre dépoli.
Maigret traversa la passerelle,
frappa à la porte.
— Qui est là ? questionna
la voix du colonel.
Il entra. Il n’avait pas envie de
parlementer. Il aperçut la Negretti toujours aussi débraillée, les cheveux sur
les joues et sur la nuque, qui essuyait ses larmes et reniflait.
Sir Lampson, assis sur la banquette,
tendait ses pieds à Vladimir qui les chaussait de souliers acajou.
De l’eau devait bouillir quelque
part sur un réchaud, car on entendait un jet de vapeur.
Les deux couchettes du colonel et de
Gloria n’avaient pas encore été faites. Et des cartes à jouer traînaient sur la
table, ainsi qu’une carte des voies navigables de France.
Toujours cette odeur sourde et
épicée tout ensemble, rappelant à la fois le bar, le boudoir et l’alcôve. Une
casquette de yachting en drap blanc pendait au portemanteau, à côté d’une
cravache à manche d’ivoire.
— Est-ce que Willy faisait
partie du Yacht Club de France ? questionna Maigret d’une voix qu’il
essaya de rendre neutre.
Le haussement d’épaules du colonel
lui fit comprendre que la question était ridicule. Et elle l’était, car
l’Y.C.F. est un des clubs les plus fermés.
— Moi ! laissa tomber sir
Lampson. Et aussi du Royal Yacht Club d’Angleterre…
— Voulez-vous me montrer le
veston que vous portiez hier au soir ?
— Vladimir…
Il était chaussé. Il se leva, se
pencha vers une petite armoire aménagée en cave à liqueurs. On n’y voyait
aucune bouteille de whisky. Mais il y avait d’autres alcools, entre lesquels il
hésita.
Enfin il sortit une bouteille de
fine, murmura sans inciter :
— Vous prenez ? Merci…
Il emplit un gobelet d’argent qui se
trouvait dans un râtelier, au-dessus de la table, chercha un siphon, sourcilla
comme un homme dont toutes les habitudes sont bouleversées et qui en souffre.
Vladimir revenait du cabinet de
toilette avec un complet de cheviotte noire, et un geste de son maître lui
ordonna de le remettre à Maigret.
— L’insigne de l’Y.C.F. se
trouvait d’habitude à ce veston ?
— Yes… Est-ce que ce n’est pas
encore fini ?… Willy est toujours par terre, là-bas ?…
Il avait vidé son verre, debout, à
petites gorgées, et il hésitait à se servir à nouveau.
Il jeta un regard par le hublot,
aperçut des jambes, poussa un grognement indistinct.
— Voulez-vous m’écouter un
instant, colonel ?
Il fit signe qu’il écoutait. Maigret
sortit le bouton d’émail de sa poche.
— Il a été trouvé ce matin à
l’endroit où le corps de Willy a été traîné dans les roseaux avant d’être
poussé dans le canal…
La Negretti retint un cri, se jeta
sur la banquette de velours grenat et, la tête dans les mains, se mit à
sangloter convulsivement.
Vladimir, lui, ne bougea pas. Il
attendait qu’on lui remît le veston afin de le suspendre à nouveau à sa place.
Le colonel eut un drôle de rire,
répéta quatre ou cinq fois :
— Yes !… Yes !…
Et, en même temps, il se versait de
l’alcool.
— Chez nous, la police
questionne autrement… Elle doit rappeler que toutes les paroles pourront servir
contre celui qui les prononce… Je veux dire une fois… Vous ne devez pas
écrire ?… Je ne répéterai pas tout le temps…
« Nous échangions des paroles,
avec Willy… Je demandais… Peu importe…
« Ce n’est pas une canaille
comme toutes les canailles… Il y a des sympathiques canailles…
« J’ai dit des mots trop durs
et il a pris mon veston par ici…
Il montrait les revers, lançait un
regard impatient aux pieds chaussés de sabots ou de lourds souliers qu’on
apercevait toujours par les hublots.
— C’est tout… Je ne sais pas…
Le bouton est peut-être tombé… C’était de l’autre côté du pont…
— Et pourtant l’insigne a été
retrouvé de ce côté-ci…
Vladimir ne semblait même pas
écouter. Il enlevait les objets qui traînaient, disparaissait à l’avant,
revenait sans se presser.
Avec un accent russe très prononcé
il demanda à Gloria, qui ne pleurait plus mais qui restait immobile, étendue de
tout son long, la tête entre les mains :
— Vous voulez quelque
chose ?
Des pas retentirent sur la
passerelle. On frappa à la porte et la voix du brigadier prononça :
— Vous êtes là,
commissaire ?… C’est le Parquet…
— Je viens !…
Le brigadier ne bougeait pas,
invisible derrière la porte d’acajou à poignées de cuivre.
— Une question encore, colonel…
Quand a lieu l’enterrement ?…
— A trois heures…
— Aujourd’hui ?
— Yes !… Je n’avais rien à
faire ici…
Lorsqu’il eut avalé son troisième
cognac trois étoiles, il montra des yeux plus troubles, ceux-là que Maigret
avait déjà vus.
Et, flegmatique, indifférent,
vraiment grand seigneur, il questionna, comme le commissaire faisait mine de
sortir :
— Est-ce que je suis
prisonnier ?…
Du coup, la Negretti redressa la
tête, toute pâle.
VI
Le béret américain La fin de l’entrevue entre le juge et
le colonel fut presque solennelle et il n’y eut pas que Maigret, qui se tenait
à l’écart, à le remarquer. Le regard du commissaire rencontra celui du substitut
au procureur de la République et y lut le même sentiment.
Le Parquet était rassemblé dans la
salle du Café de la Marine. Une des portes donnait sur la cuisine, où on
devinait des heurts de casseroles. L’autre porte, vitrée, couverte de transparents-réclames pour des pâtes à fourneaux et du savon
minéral, permettait d’entrevoir les sacs et les caisses de la boutique.
Devant la fenêtre passait et
repassait le képi d’un agent et les curieux étaient massés plus loin,
silencieux, mais obstinés.
Une chopine qui contenait encore un
peu de liquide était restée, près d’une flaque de vin, sur une des tables.
Le greffier écrivait, assis sur un
banc sans dossier, le visage maussade.
Quant au cadavre, les constatations
terminées, il avait été déposé dans le coin le plus éloigné du poêle et
recouvert momentanément d’une toile cirée brune prise sur une table qui
montrait maintenant ses planches disjointes.
L’odeur persistait : épices,
écurie, goudron, vinasse.
Et le juge, qui passait pour un des
magistrats les plus désagréables d’Epernay – un Clairfontaine de Lagny,
fier de ses particules – essuyait son lorgnon, le dos au feu.
Dès le début, il avait dit, en
anglais :
— Je suppose que vous préférez
employer votre langue…
Il la parlait lui-même correctement,
avec, peut-être, un rien d’affectation, une torsion de la bouche commune à ceux
qui veulent en vain adopter l’accent.
Sir Lampson s’était incliné, avait
répondu lentement à toutes les questions, tourné vers le greffier qui écrivait,
attendant de temps à autre que celui-ci l’eût rattrapé.
Il avait répété, sans plus, ce qu’il
avait dit à Maigret lors de leurs deux entrevues.
Pour la circonstance, il avait
revêtu un complet de croisière bleu marine d’une coupe presque militaire, dont
la boutonnière était ornée d’un seul ruban : celui de l’ordre du Mérite.
Il tenait à la main une casquette à
large écusson doré portant les armes du Yacht Club de France.
C’était tout simple. Un homme qui
questionnait. L’autre qui s’inclinait chaque fois imperceptiblement avant de
répondre.
N’empêche que Maigret admirait, en
même temps qu’il ressentait une certaine humiliation au souvenir de ses
intrusions, à lui, à bord du
Southern Cross.
Il ne possédait pas assez l’anglais
pour saisir toutes les nuances. Il comprit du moins le sens des dernières répliques.
— Je vous demanderai, sir
Lampson, disait le juge, de vous tenir à ma disposition jusqu’à ce que ces deux
affaires soient éclaircies. Je me vois forcé, en outre, de refuser quant à
présent le permis d’inhumer de lady Lampson…
Une inclinaison de tête.
— Ai-je l’autorisation de
quitter Dizy avec mon bateau ?
Et, du geste, le colonel désignait
les badauds attroupés dehors, le décor, le ciel même.
— Ma maison est à Porquerolles…
Il me faut une semaine rien que pour atteindre la Saône…
Ce fut au tour du juge de
s’incliner.
Ils ne se serrèrent pas la main,
mais ce fut tout juste. Le colonel regarda autour de lui, parut ne pas voir le
médecin qui avait l’air ennuyé, ni Maigret qui détourna la tête, salua le substitut.
L’instant d’après il traversait le
court espace séparant le Café de la Marine du
Southern Cross. Il ne pénétra même pas dans la
cabine. Vladimir était sur le pont. Il lui donna des ordres, s’installa à la
barre.
Et, à la grande stupeur des
mariniers, on vit le matelot en chandail rayé descendre dans la chambre du
moteur, mettre celui-ci en marche, faire sauter, du pont et d’un geste précis,
les amarres de leurs bittes.
Quelques instants plus tard, un
petit groupe s’éloignait en gesticulant vers la grand-route où attendaient les
voitures : c’était le Parquet.
Maigret restait seul sur la berge.
Il avait pu enfin bourrer sa pipe et il enfonçait ses mains dans ses poches
d’un geste plébéien, plus plébéien que d’habitude, tout en grommelant :
— Autant !…
Est-ce que tout n’était pas à
recommencer ?
Des opérations du Parquet, il ne
ressortait que quelques points dont on ne pouvait encore apprécier
l’importance.
D’abord le corps de Willy Marco
portait, outre les traces de strangulation, des meurtrissures aux poignets et
au torse. Selon le médecin, il fallait écarter l’idée de guet-apens et admettre
la thèse d’un combat avec un adversaire d’une force exceptionnelle.
D’autre part, sir Lampson avait
déclaré qu’il avait rencontré sa femme à Nice où, bien que divorcée d’avec un
Italien du nom de Ceccaldi, elle portait encore son nom.
Le colonel n’avait pas été précis.
Ses phrases volontairement ambiguës laissaient supposer qu’à cette époque Marie
Dupin, dite Ceccaldi, était dans un état proche de la misère et vivait de la
générosité de quelques amis, sans tomber complètement dans la galanterie.
Il l’avait épousée lors d’un voyage
à Londres et c’est alors qu’elle avait fait venir de France un extrait d’acte
de naissance au nom de Marie Dupin.
— C’était une femme tout à fait
charmante…
Maigret revoyait le visage gras,
digne et coloré du colonel, tandis qu’il prononçait ces paroles, sans
affectation, avec une simplicité grave que le juge avait paru apprécier.
Il dut reculer pour laisser passer
la civière qui emportait le corps de Willy.
Et brusquement, haussant les épaules,
il pénétra dans le café, se laissa tomber sur un banc, commanda :
— Un demi !…
Ce fut la fille qui le servit, les
yeux encore rouges, le nez luisant. Il la regarda avec intérêt et, avant qu’il
l’eût questionnée, elle murmura en s’assurant qu’on ne pouvait
l’entendre :
— Est-ce qu’il a beaucoup
souffert ?
Elle avait un visage fruste, des
chevilles épaisses, de gros bras rouges. C’était néanmoins le seul être à
s’inquiéter de l’élégant Willy qui, peut-être par jeu, la veille, lui avait
pincé la taille – s’il l’avait fait !
Cela rappelait à Maigret la
conversation qu’il avait eue avec le jeune homme à demi étendu sur le lit
défait, là-haut, fumant cigarette sur cigarette.
On réclamait la fille ailleurs. Un
marinier lui lançait :
— Paraît que t’es toute
retournée, Emma…
Et elle essayait de sourire, en
regardant Maigret d’un air complice.
Le trafic était interrompu depuis le
matin. Il y avait sept bateaux, dont trois moteurs, en face de la Marine. Les
femmes venaient aux provisions et chaque fois tintait la grêle sonnerie de la
boutique.
— Quand vous voudrez déjeuner…
dit le patron à Maigret.
— Tout à l’heure !
Et, du seuil, il regarda l’endroit
où le matin encore le
Southern Cross était amarré.
Dans la soirée, deux hommes en
étaient sortis, bien portants. Ils s’étaient dirigés vers le pont de pierre.
S’il fallait en croire le colonel, ils s’étaient séparés après une discussion
et sir Lampson avait poursuivi son chemin sur la route déserte, toute droite,
longue de trois kilomètres, qui conduit aux premières maisons d’Epernay.
Nul n’avait revu Willy vivant. Quand
le colonel était revenu, en taxi, il n’avait rien remarqué d’anormal.
Aucun témoin ! Personne n’avait
rien entendu ! Le boucher de Dizy, qui habitait à six cents mètres du
pont, prétendait que son chien avait aboyé, mais, comme il ne s’en était pas
inquiété, il ne pouvait dire à quelle heure.
Le chemin de halage, avec ses
flaques, ses mares, était trop piétiné par les hommes et les chevaux pour qu’on
pût y relever des traces précises.
Le jeudi précédent, Mary Lampson,
bien portante, elle aussi, dans un état en apparence normal, quittait le
Southern
Cross où elle se trouvait seule.
Auparavant – selon Willy –
elle avait remis à son amant un collier de perles, le seul bijou de valeur
qu’elle possédât.
Et l’on perdait sa trace. Nulle part
on ne la revoyait en vie. Deux jours s’écoulaient sans qu’on l’aperçût.
Le dimanche soir, elle était
étranglée, enfouie sous la paille d’une écurie de Dizy, à cent kilomètres de
son point de départ, et deux charretiers ronflaient près de son cadavre.
C’était tout ! Sur l’ordre du
juge, on allait placer les deux corps dans une glacière de l’Institut
médico-légal !
Le
Southern Cross venait de
partir, vers le Midi, vers Porquerolles, vers le Petit Langoustier qui avait vu
tant d’orgies.
Maigret, tête basse, contournait les
bâtiments du Café de la Marine. Il repoussa une oie furieuse qui avançait vers
lui, son bec ouvert dans un râle de colère.
A la porte de l’écurie, il n’y avait
pas de serrure, mais un simple loquet de bois. Et le chien de chasse qui rôdait
dans la cour, la panse trop nourrie, se jetait en tournoyant de joie au-devant
de tous les visiteurs.
La porte ouverte, le commissaire se
trouva en tête à tête avec le cheval gris du propriétaire qui n’était pas plus
attaché que les autres jours et qui profita de l’occasion pour aller se
promener dehors.
La jument couronnée était toujours
couchée dans son box, l’œil triste.
Maigret poussait la paille du pied,
comme s’il eût espéré trouver quelque chose qui eût échappé à son premier
examen des lieux.
A deux ou trois reprises, il répéta
avec mauvaise humeur :
— Autant !…
Et il était presque décidé à
retourner à Meaux, voire à Paris, à refaire pas à pas le chemin parcouru par le
Southern Cross.
Il traînait de tout : de
vieilles longes, des morceaux de harnais, un bout de bougie, une pipe cassée…
De loin, il vit quelque chose de
blanc qui dépassait d’un tas de foin et il s’approcha sans confiance. L’instant
d’après, il avait à la main un calot de marin américain pareil à ceux de Vladimir.
Le tissu était souillé de boue et de
fumier, déformé comme si on l’eût tiraillé dans tous les sens.
Mais c’est en vain qu’aux alentours
Maigret chercha un autre indice. De la paille fraîche avait été jetée à
l’endroit où on avait découvert le corps, afin que ce fût moins sinistre.
—
Est-ce que je suis
prisonnier ? Il n’eût pu dire pourquoi cette
phrase du colonel lui revenait à la mémoire tandis qu’il marchait vers la porte
de l’écurie. En même temps il revoyait sir Lampson, à la fois aristocratique et
dégradé, avec ses gros yeux toujours humides, son ivresse latente, son flegme
étonnant.
Il évoquait son court dialogue avec
le magistrat guindé, dans cette salle d’auberge aux tables couvertes de toile
cirée brune que la magie de quelques intonations, de quelques attitudes, avait
transformée un moment en salon.
Et il tripotait ce bonnet, méfiant,
le regard sournois.
— Soyez prudent ! lui
avait dit M. de Clairfontaine de Lagny en lui touchant la main.
L’oie, féroce, suivait à la piste le
cheval qu’elle agonissait d’injures. Et l’autre laissait pendre sa grosse tête,
reniflait les détritus qui encombraient la cour.
De chaque côté de la porte il y
avait une borne de pierre et le commissaire s’assit sur l’une d’elles, sans
lâcher le béret, ni sa pipe éteinte.
Devant lui il n’y avait qu’un énorme
tas de fumier, puis une haie trouée par endroits et, au-delà, des champs où il
ne poussait encore rien, la colline aux traînées noires et blanches sur laquelle
semblait peser de tout son poids un nuage dont le centre était tout noir.
D’un bord jaillissait un rayon de
soleil oblique, qui mettait des étincelles sur le fumier.
—
Une charmante femme…
avait dit le colonel en parlant de Mary Lampson.
—
Un vrai gentleman !
avait dit Willy du colonel.
Seul Vladimir n’avait rien dit,
s’était contenté d’aller et venir, d’acheter des provisions, de l’essence, de
remplir les réservoirs d’eau potable, d’écoper le youyou et d’aider son maître
à s’habiller.
Des Flamands passaient sur la route
en parlant haut. Soudain Maigret se pencha. La cour était pavée de pierres
inégales. Or, à deux mètres de lui, entre deux d’entre elles, quelque chose
venait d’être atteint par le soleil et brillait.
C’était un bouton de manchette en
or, traversé par deux filets de platine. Maigret avait vu des boutons pareils,
la veille, aux poignets de Willy, alors que le jeune homme était étendu sur son
lit, lançait vers le plafond la fumée de ses cigarettes et discourait avec
nonchalance.
Dès lors, il ne s’occupa plus du
cheval, ni de l’oie, ni de rien de ce qui l’entourait. Un peu plus tard, il
tournait la manivelle du téléphone.
— Epernay… La morgue,
oui !… Police !…
Un des Flamands, qui sortait du
café, s’arrêta pour le regarder avec étonnement, tant il était animé.
— Allô !… Ici, le
commissaire Maigret, de la P.J… On vient de vous amener un corps… Mais
non ! Il ne s’agit pas de l’accident d’auto… Le noyé de Dizy… Oui… Voyez
tout de suite au greffe, parmi ses effets… Vous devez trouver un bouton de
manchette… Vous me direz comment il est… J’attends, oui !…
Trois minutes après, il raccrochait,
renseigné, tenant toujours à la main le béret et le bouton.
— Votre déjeuner est prêt…
Il ne se donna pas la peine de
répondre à la fille rousse qui lui disait pourtant cela aussi gentiment que
possible. Il sortit, avec la sensation qu’il tenait peut-être un bout du fil,
mais aussi avec l’angoisse de le lâcher.
— Le béret dans l’écurie… Le
bouton de manchette dans la cour… Et l’insigne de l’Y.C.F. près du pont de
pierre…
C’est dans cette direction qu’il se
mit à marcher, très vite. Des raisonnements s’esquissaient et fondaient tour à
tour dans son esprit.
Il n’avait pas parcouru un kilomètre
qu’il regardait devant lui avec stupeur.
Le
Southern Cross, parti une
bonne heure plus tôt d’un air pressé, était amarré à droite du pont, dans les
roseaux. On ne voyait personne dehors.
Mais, quand le commissaire n’en fut
plus qu’à une centaine de mètres, sur l’autre rive, une auto arrivant d’Epernay
stoppa près du yacht et Vladimir, toujours en tenue de matelot, assis à côté du
chauffeur, sauta par terre, se dirigea vers le bateau en courant.
Il ne l’avait pas atteint que
l’écoutille s’ouvrait et que le colonel se montrait le premier sur le pont,
tendait la main à quelqu’un se trouvant à l’intérieur.
Maigret ne se cachait pas. Il ne put
savoir si le colonel le vit ou non.
La scène fut rapide. Le commissaire
n’entendait pas les paroles prononcées. Mais les mouvements des personnages lui
donnèrent une idée assez précise de ce qui se passait.
C’était la Negretti que sir Lampson
aidait à sortir de la cabine. Pour la première fois, on la voyait en tenue de
ville. Même de loin, on comprenait qu’elle était en colère.
Vladimir avait saisi deux valises
qui étaient prêtes et les portait dans la voiture.
Le colonel tendit la main à sa
compagne pour traverser la passerelle, mais elle refusa, s’élança si
brusquement qu’elle faillit tomber tête première dans les roseaux.
Et elle marcha sans l’attendre. Il
la suivait à quelques pas, impassible. Elle se jeta dans l’auto avec la même
rage, montra un instant sa tête animée à la portière, cria quelque chose qui
devait être une injure ou une menace.
Sir Lampson, pourtant, au moment où
la voiture se mettait en route, s’inclinait galamment, la regardait s’éloigner
et revenait vers son bateau en compagnie de Vladimir.
Maigret n’avait pas bougé. Il eut la
sensation très nette d’un changement qui se produisait chez l’Anglais.
Il ne souriait pas. Il restait aussi
flegmatique qu’à son ordinaire. Mais, par exemple, au moment de gagner la
cabine de commandement, il toucha, tout en parlant, d’un geste cordial, voire
affectueux, l’épaule de Vladimir.
Et la manœuvre fut magnifique. Il
n’y avait plus que les deux hommes à bord. Le Russe amena la passerelle, d’un
seul effort, fit sauter la boucle des amarres.
L’avant du
Southern Cross
était engagé dans les roseaux. Une péniche arrivait derrière, cornait.
Lampson se retourna. Il dut presque
fatalement voir Maigret, mais il n’en laissa rien paraître. D’une main, il
embraya. De l’autre, il donna deux tours à la roue de cuivre et le yacht glissa
en arrière, juste de quoi se dégager, évita l’étrave de la péniche, stoppa à
temps et repartit en laissant derrière lui un bouillonnement d’écume.
Il n’avait pas fait cent mètres
qu’il lançait trois coups de sirène pour avertir l’écluse d’Ay de son arrivée.
— Ne perdez pas de temps…
Suivez la route… Si c’est possible, rejoignez cette voiture…
Maigret avait arrêté la camionnette
d’un boulanger qui passait dans la direction d’Epernay. On apercevait l’auto
occupée par la Negretti à un kilomètre à peu près, mais elle roulait assez
lentement, car le macadam était gras, glissant.
Dès que le commissaire avait décliné
son titre, le livreur l’avait regardé avec une curiosité amusée.
— Vous savez, il ne me faudrait
pas cinq minutes pour les rattraper…
— Pas trop vite…
Et c’était au tour de Maigret de
sourire en voyant son compagnon prendre des poses qu’on voit aux poursuivants
dans les films policiers américains.
Il n’y eut aucune manœuvre
périlleuse à faire, aucune difficulté à surmonter. Dans une des premières rues
de la ville, la voiture stoppa quelques instants, sans doute pour permettre à
la voyageuse de conférer avec le chauffeur, puis elle repartit, s’arrêta trois
minutes plus tard devant un hôtel assez luxueux.
Maigret quitta sa camionnette à cent
mètres de là, remercia le boulanger qui ne voulut pas accepter de pourboire
mais qui, bien décidé à en voir davantage, alla se ranger à proximité de
l’hôtel.
Un chasseur transporta les deux
valises. Gloria Negretti traversa vivement le trottoir.
Dix minutes plus tard, le
commissaire se présentait au gérant.
— La dame qui vient
d’arriver ?…
— Chambre 9… Je me suis douté
qu’il y avait quelque chose… Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi agité… Elle
parlait avec une vitesse folle, en truffant son discours de mots étrangers…
J’ai cru comprendre qu’elle ne voulait pas être dérangée et qu’on devait lui
monter des cigarettes et du kummel… Il n’y aura pas de scandale, au
moins ?
— Rien du tout ! affirma
Maigret. Un renseignement à lui demander…
Il ne put s’empêcher de sourire en
approchant de la porte marquée du numéro 9. Car il y avait dans la chambre un
véritable vacarme. Les hauts talons de la jeune femme frappaient le parquet à
une cadence désordonnée.
Elle allait et venait en tous sens.
On l’entendait fermer la fenêtre, bousculer une valise, faire couler l’eau d’un
robinet, se jeter sur le lit, se lever et envoyer enfin promener un soulier à
l’autre bout de la pièce.
Maigret frappa.
— Entrez !…
Et la voix vibrait de colère,
d’impatience. La Negretti n’était pas là de dix minutes et pourtant elle avait
eu le temps de changer de tenue, de mettre ses cheveux en désordre et de
reprendre en somme, en plus déjeté, l’aspect qu’elle avait à bord du
Southern
Cross.
Quand elle reconnut le commissaire,
il y eut un éclair de colère dans ses yeux bruns.
— Qu’est-ce que vous me
voulez ?… Que venez-vous faire ici ?… Je suis chez moi !… Je
paie cette chambre et…
Elle continua en langue étrangère,
sans doute en espagnol, déboucha un flacon d’eau de Cologne dont elle se versa
la plus grande partie sur les mains avant d’en humecter son front brûlant.
— Vous me permettez une
question ?…
— J’ai dit que je ne voulais
voir personne… Partez !… Vous entendez ?…
Elle marchait sur ses bas de soie et
sans doute n’avait-elle pas de jarretières, car ils commençaient à glisser le
long de ses jambes, dévoilant déjà un genou empâté et très blanc.
— Vous feriez mieux de poser
vos questions à ceux qui pourraient y répondre… Mais vous n’osez pas,
hein !… Parce qu’il est colonel… Parce que c’est sir Lampson… Un joli sir…
Ha ! ha ! Si seulement je racontais la moitié de ce que je sais…
» Tenez !…
Elle fouillait fébrilement son sac
dont elle tira cinq billets de mille francs chiffonnés.
— Voilà ce qu’il vient de me
donner !… Et il y a deux ans, n’est-ce pas ? que je vis avec lui, que…
Elle jeta les billets sur le tapis
puis, se ravisant, les ramassa, les remit dans le sac.
— Naturellement, il a promis de
m’envoyer un chèque… Mais on sait ce qu’elles valent, ses promesses… Un
chèque ?… Il n’aura pas seulement assez d’argent pour aller jusqu’à Porquerolles…
N’empêche qu’il se saoulera au whisky tous les jours…
Elle ne pleurait pas et pourtant il
y avait des larmes dans sa voix. C’était une agitation toute spéciale que celle
de cette femme que Maigret avait toujours vue confite dans une paresse béate,
dans une atmosphère de serre chaude.
— C’est comme son Vladimir… Il
a osé me dire, en essayant de me baiser la main :
» — Adieu, madame…
» Ha ! ha !… Ils ont
ce toupet… Mais quand le colonel n’était pas là, Vladimir…
» Cela ne vous regarde
pas !… Pourquoi restez-vous ici ?… Qu’est-ce que vous attendez ?
Est-ce que vous espérez que je vais vous dire quelque chose ?
» Rien du tout !…
» Et pourtant, avouez que ce
serait mon droit…
Elle circulait toujours, saisissait
des objets dans sa valise, les posait quelque part pour les reprendre ensuite
et les placer ailleurs.
— Me laisser à Epernay !…
Dans ce sale trou pluvieux… Je l’ai supplié de me conduire au moins à Nice, où
j’ai des amis… C’est à cause de lui que je les ai quittés…
» Il est vrai que je devrais
être contente qu’il ne m’ait pas tuée…
» Je ne dirai rien, vous
entendez !… Vous pouvez partir… La police me dégoûte !… Autant que
les Anglais !… Si vous en êtes capable, allez l’arrêter…
» Mais vous n’oserez pas !…
Je sais si bien comment cela se passe…
» Pauvre Mary !… Elle
était ce que l’on voudra. Bien sûr qu’elle avait mauvais caractère, qu’elle
aurait tout fait pour ce Willy que je n’ai jamais pu sentir…
» Mais mourir ainsi…
» Ils sont partis ?… Qui
allez-vous arrêter, en fin de compte ?… Peut-être moi, au fait ?…
Non ?…
» Eh bien ! Écoutez… Je
vais vous dire une chose, oui !… Une seule !… Vous en ferez ce que
vous voudrez… Ce matin, quand il s’habillait pour se présenter au juge –
car il faut qu’il impressionne les gens, qu’il sorte ses insignes, ses décorations ! –,
quand il s’habillait, Walter a dit à Vladimir, en russe, parce qu’il croit que
je ne comprends pas cette langue…
Elle parlait si vite qu’elle
finissait par manquer de souffle, s’embrouillait dans ses phrases, y mêlait à
nouveau des termes espagnols.
— Il lui a dit d’essayer de
savoir où se trouve
La Providence… Comprenez-vous ?… C’est un
bateau qui était près de nous, à Meaux…
» Ils veulent le rejoindre et
ils ont peur de moi…
» J’ai fait semblant de ne pas
entendre…
» Mais je sais si bien que vous
n’oserez pas…
Elle regarda ses valises
bouleversées, la chambre qu’en quelques minutes elle était parvenue à mettre en
désordre et à imprégner de son âpre parfum…
— Est-ce que vous avez
seulement des cigarettes ?… Qu’est-ce que cet hôtel ?… J’en ai
commandé, et du kummel…
— Vous avez vu, à Meaux, le
colonel en conversation avec quelqu’un de
La Providence ?
— Je n’ai rien vu du tout… Je
ne m’occupais pas de ça… J’ai seulement entendu, ce matin… Pourquoi s’inquiéteraient-ils
d’une péniche, autrement ?… Est-ce qu’on sait seulement comment est morte
la première femme de Walter, aux Indes ?… Si l’autre a divorcé, c’est
qu’elle avait ses raisons…
Un garçon frappait, apportant
cigarettes et liqueur. La Negretti prit le paquet et l’envoya rouler dans le
couloir en criant :
— J’ai dit des Abdullah !
— Mais, madame…
Elle joignit les mains d’un geste
qui laissait prévoir la crise de nerfs et râla :
— Oh !… Ces gens !…
Ces…
Elle se tourna vers Maigret qui
l’examinait avec intérêt, lui lança :
— Qu’est-ce que vous attendez
encore ?… Je ne dirai plus rien ! Je ne sais rien ! Je n’ai rien
dit… Vous entendez ?… Je ne veux pas qu’on m’ennuie avec cette
histoire !… C’est déjà assez malheureux que j’aie perdu deux ans de ma vie
à…
Le garçon, en se retirant, lança une
œillade au commissaire. Et tandis que la jeune femme se jetait sur son lit, à
bout de nerfs, il sortit à son tour.
Dans la rue, le boulanger attendait
toujours.
— Eh bien ? Vous ne l’avez
pas arrêtée ? questionna-t-il, dépité. Je croyais…
Maigret dut marcher jusqu’à la gare
pour trouver un taxi et se faire reconduire au pont de pierre.

VII
La pédale faussée
Quand le commissaire dépassa le Southern
Cross qui, de ses remous, agitait les roseaux longtemps encore après son
passage, le colonel était toujours à la barre et, à l’avant, Vladimir lovait un
filin.
Maigret attendit le yacht à l’écluse
d’Aigny. La manœuvre s’effectua correctement et, le bateau amarré, le Russe
descendit à terre pour remettre ses papiers et un pourboire à l’éclusier.
— Ce bonnet est bien à
vous ? questionna le policier en s’avançant vers lui.
Vladimir examina l’objet, qui
n’était plus qu’un chiffon sale, puis son interlocuteur.
— Merci ! dit-il enfin en
prenant le béret.
— Un instant ! Voulez-vous
me dire quand vous l’avez perdu ?
Le colonel suivait la scène des
yeux, sans trahir la plus légère émotion.
— Il est tombé à l’eau hier au
soir, expliqua Vladimir, alors que, penché sur l’étambot, je retirais avec une
gaffe des herbes qui bloquaient l’hélice… Il y avait une péniche derrière nous…
La femme, à genoux dans le bachot, rinçait son linge… C’est elle qui a repêché
le béret et je l’ai laissé sur le pont pour qu’il sèche…
— Autrement dit, il était cette
nuit sur le pont ?
— Oui… Ce matin, je n’ai pas
remarqué qu’il ne s’y trouvait plus…
— Il était déjà sale
hier ?
— Non ! La marinière, en
le repêchant, l’a passé dans la savonnée dont elle se servait…
Le yacht s’élevait par saccades et
déjà l’éclusier tenait à deux mains la manivelle de la porte d’amont.
— Si je me souviens bien,
c’était le Phénix qui était derrière vous, n’est-ce pas ?
— Je crois… Je ne l’ai pas revu
aujourd’hui…
Maigret esquissa un vague salut, se
dirigea vers son vélo tandis que le colonel, impassible, embrayait le moteur,
inclinait la tête en passant devant l’éclusier.
Le commissaire resta un bon moment à
le regarder partir, rêveur, troublé par l’étonnante simplicité avec laquelle
les choses se passaient à bord du Southern Cross.
Le yacht poursuivait sa route sans
s’inquiéter de lui. C’est à peine si, de son poste, le colonel posait une
question au Russe, qui répondait d’une seule phrase.
— Le Phénix est
loin ? s’informa Maigret.
— Peut-être dans le bief de
Juvigny, à cinq kilomètres. Ça ne file pas comme ce machin-là…
Maigret y arriva quelques instants
avant le Southern Cross et Vladimir dut le voir, de loin, questionner la
marinière.
Les détails étaient exacts. La
veille, tandis qu’elle rinçait son linge, qu’on apercevait, gonflé par le vent,
sur un fil de fer tendu au-dessus de la péniche, elle avait repêché le béret du
matelot. Celui-ci, un peu plus tard, avait donné deux francs à son gamin.
Il était quatre heures de
l’après-midi. Le commissaire se remit en selle, la tête lourde d’hypothèses
confuses. Il y avait du gravier sur le chemin de halage et les pneus le
faisaient crisser, envoyaient de petits cailloux des deux côtés des roues.
A l’écluse 9, Maigret avait une
bonne avance sur l’Anglais.
— Vous pouvez me dire où se
trouve à ce moment La Providence ?
— Pas loin de Vitry-le-François…
Ils vont bon train, car ils ont de rudes bêtes, et surtout un charretier qui ne
regarde pas à sa peine…
— Ils ont l’air de se
presser ?
— Ni plus ni moins que
d’habitude… Sur le canal, n’est-ce pas ? on est toujours pressé… On ne
sait jamais ce qui vous attend… On peut perdre des heures à une seule écluse
comme on peut passer en dix minutes… Et plus vite on va, plus on gagne…
— Vous n’avez rien entendu
d’anormal, cette nuit ?
— Rien !… Pourquoi ?…
Il y a quelque chose ?…
Maigret partit sans répondre,
s’arrêta désormais à chaque écluse, à chaque bateau.
Il n’avait pas eu de peine à juger
Gloria Negretti. Tout en se défendant de dire quoi que ce fût contre le
colonel, elle avait sorti en réalité tout ce qu’elle savait.
Car elle était incapable de se contenir !
Incapable de mentir aussi ! Ou alors, elle eût inventé des choses
infiniment plus compliquées.
Elle avait donc entendu sir Lampson
prier Vladimir de s’informer de La Providence.
Or, le commissaire s’était
préoccupé, lui aussi, de cette péniche qui était arrivée le dimanche soir, peu
avant la mort de Mary Lampson, venant de Meaux, et qui, construite en bois,
était enduite de résine.
Pourquoi le colonel voulait-il la
rejoindre ? Quel lien y avait-il entre le Southern Cross et le
lourd bateau qui s’en allait au pas lent de ses deux chevaux ?
Tout en roulant dans le décor
monotone du canal et en appuyant avec de plus en plus de peine sur les pédales,
Maigret ébauchait des raisonnements, mais ils ne l’amenaient qu’à des
conclusions fragmentaires ou inacceptables.
L’histoire des trois indices,
pourtant, ne se trouvait-elle pas éclairée par la rageuse accusation de la
Negretti ?
Dix fois Maigret avait essayé de
reconstituer les allées et venues des personnages au cours de cette nuit sur
laquelle on ne savait rien, sinon que Willy Marco était mort.
Chaque fois, il avait senti une
fissure ; il avait eu l’impression qu’il manquait un personnage, qui
n’était ni le colonel, ni le mort, ni Vladimir…
Or, le Southern Cross allait
maintenant retrouver quelqu’un à bord de La Providence.
Quelqu’un qui, de toute évidence,
était mêlé aux événements ! Ne pouvait-on pas supposer que ce quelqu’un
avait participé au second drame, c’est-à-dire au meurtre de Willy, tout comme
au premier ?
Les distances sont vite franchies,
la nuit, en vélo par exemple, le long d’un chemin de halage.
— Vous n’avez rien entendu,
cette nuit ?… Vous n’avez rien remarqué d’anormal à bord de La
Providence quand elle est passée ?
C’était de la vilaine besogne,
décevante, surtout dans l’espèce de crachin qui tombait des nuages bas.
— Rien…
L’espace augmentait entre Maigret et
le Southern Cross, qui perdait un minimum de vingt minutes par écluse.
Le commissaire remontait toujours plus lourdement sur sa machine, reprenait
obstinément, dans la solitude d’un bief, un des fils de son raisonnement.
Il avait déjà parcouru quarante
kilomètres quand l’éclusier de Sarry répondit à sa question.
— Mon chien a aboyé… Je crois
bien qu’il est passé quelque chose sur la route… Peut-être un lapin ?… Je
me suis rendormi tout de suite…
— Vous savez où a couché La
Providence ?
Son interlocuteur fit un calcul
mental.
— Attendez ! Cela ne
m’étonnerait pas qu’elle soit allée jusqu’à Pogny… Le patron voulait être ce
soir à Vitry-le François…
Deux écluses encore !
Rien ! Maigret devait suivre les éclusiers sur les portes car, à mesure
qu’il avançait, le trafic était plus intense. A Vésigneul, trois bateaux
attendaient leur tour. A Pogny, ils étaient cinq.
— Du bruit, non ! grogna
le préposé à cette dernière écluse. Mais je voudrais bien savoir qui a eu le
culot de se servir de mon vélo…
Le commissaire s’épongea en
entrevoyant enfin un semblant de but. Il avait le souffle court et chaud. Il
venait de parcourir cinquante kilomètres sans même boire un verre de bière.
— Où est votre bicyclette ?
— Tu ouvriras les vannes,
François ? cria l’éclusier à un charretier.
Et il entraîna Maigret vers sa
maison. Dans la cuisine, qui ouvrait de plain-pied, des mariniers avalaient du
vin blanc qu’une femme leur servait sans lâcher son bébé.
— Vous n’allez pas faire un
rapport, au moins ? C’est défendu de vendre à boire… Mais tout le monde le
fait… C’est plutôt pour rendre service… Tenez !…
Il désigna une cabane en planches
adossée à la muraille. Il n’y avait pas de porte.
— Voici le vélo… C’est celui de
ma femme… Pensez qu’il faut aller à quatre kilomètres d’ici pour trouver une
épicerie… Je lui dis toujours de rentrer la machine pour la nuit, mais elle prétend
que ça salit la maison… Remarquez que celui qui s’en est servi est un drôle de
bonhomme… J’aurais pu ne m’apercevoir de rien…
» Justement, avant-hier, mon
neveu, qui est mécanicien à Reims, est venu passer la journée… La chaîne était
cassée… Il l’a réparée et il en a profité pour nettoyer le vélo à fond et le
graisser…
» Hier, on ne s’en est pas servi…
On avait remis aussi un pneu neuf à l’arrière…
» Eh bien ! ce matin, la
bécane était propre, bien qu’il ait plu toute la nuit… Vous avez vu la boue sur
le chemin…
» Seulement la pédale de gauche
est faussée et le pneu porte des traces comme s’il avait fait au moins cent
kilomètres…
» Est-ce que vous y comprenez
quelque chose ?… Le vélo a roulé, c’est sûr !… Et celui qui l’a
ramené a pris la peine de le nettoyer…
— Quels sont les bateaux qui
ont couché à proximité ?
— Attendez !… La
Madeleine a dû aller à La Chaussée, ou le beau-frère du patron est bistro… La
Miséricorde a couché en dessous de mon écluse…
— Venant de Dizy ?
— Non ! C’est un avalant,
qui arrive de la Saône… Je ne vois que La Providence… Elle est passée
hier à sept heures du soir… Elle est allée jusqu’à Omey, à deux kilomètres, où
il y a un bon port…
— Vous avez un autre
vélo ?
— Non… Mais on peut se servir
de celui-ci quand même…
— Pardon ! Vous allez
l’enfermer quelque part… Vous en louerez un autre si c’est nécessaire… Je
compte sur vous ?
Les mariniers sortaient de la
cuisine et l’un d’eux lançait à l’éclusier :
— C’est ainsi que tu régales,
Désiré ?…
— Un instant… Je suis avec
monsieur…
— Où croyez-vous que je puisse
rattraper La Providence ?
— Ben ! il va encore bon
train… Cela m’étonnerait si vous l’aviez avant Vitry…
Maigret allait partir. Il revint sur
ses pas, tira une clef anglaise de sa trousse et démonta les deux pédales du
vélo de l’éclusière.
Quand il poursuivit sa route, les
pédales qu’il avait enfouies dans ses poches faisaient deux bosses à son
veston.
L’éclusier de Dizy lui avait dit en
plaisantant :
— Quand il ne pleut nulle part
ailleurs, il y a au moins deux endroits où on est sûr de voir tomber de l’eau
ici et à Vitry-le-François…
Maigret approchait de cette ville et
il commençait à pleuvoir à nouveau ; une pluie toute fine, paresseuse,
éternelle.
L’aspect du canal changeait. Sur les
rives se dressaient des usines et longtemps le commissaire roula au milieu d’un
essaim d’ouvrières qui sortaient de l’une d’elles.
Un peu partout il y avait des
bateaux en déchargement, d’autres, en vidange, qui attendaient.
Et on revoyait des petites maisons
de faubourg, avec des clapiers faits de vieilles caisses, des jardins
pitoyables.
Tous les kilomètres, une fabrique de
ciment ; ou une carrière, ou un four à chaux. Et la pluie mêlait la poudre
blanche éparse dans l’atmosphère à la boue du chemin.
Le ciment ternissait tout : les
toits de tuiles, les pommiers et les herbes.
Maigret commençait à adopter le
mouvement de droite à gauche et de gauche à droite du cycliste fatigué. Il
pensait sans penser. Il mettait bout à bout des idées qu’il n’était pas encore
possible de rassembler en un faisceau solide.
Quand il aperçut l’écluse de
Vitry-le-François, la nuit tombait, piquetée des fanaux blancs d’une
soixantaine de bateaux en file indienne.
Quelques-uns dépassaient les autres,
se mettaient en travers. Et, quand il en arrivait en sens inverse, on entendait
des cris, des jurons, des renseignements lancés à la volée.
— Hé !… Le Simoun !…
Ta belle-sœur, qui était à Chalon-sur-Saône, te fait dire qu’elle te retrouvera
sur le canal de Bourgogne… On attendra pour le baptême… Des amitiés de
Pierre !…
Sur les portes de l’écluse, il y
avait dix silhouettes affairées.
Et, par-dessus tout, un brouillard bleuâtre,
pluvieux, dans lequel on distinguait les silhouettes des chevaux arrêtés, des
hommes qui allaient d’un bateau à l’autre.
Maigret lisait les noms, à l’arrière
des péniches. Une voix lui cria :
— Bonjour, monsieur !…
Il mit quelques secondes à reconnaître
le patron de l’Eco III.
— Déjà réparé ?
— Ce n’était rien du
tout !… Mon commis est un imbécile… Le mécanicien, qui est venu de Reims,
en a eu pour cinq minutes…
— Vous n’avez pas vu La
Providence ?
— Elle est devant… Mais nous
passerons encore avant elle… A cause de l’embouteillage, on va écluser toute la
nuit, et peut-être bien la nuit prochaine… Pensez qu’il y a au moins soixante
bateaux et qu’il en arrive encore… En principe, les moteurs ont le droit de
trématage sur les écuries… Cette fois-ci, l’ingénieur a décidé qu’on écluserait
alternativement une péniche à chevaux et un bateau à moteur…
Et l’homme, sympathique, le visage
ouvert, de tendre le bras.
— Tenez !… Juste en face
de la grue… Je reconnais son gouvernail peint en blanc…
En passant devant les péniches, on
devinait, par les écoutilles, des gens qui mangeaient dans la lueur jaune de
lampes à pétrole.
Maigret trouva le patron de La
Providence sur le quai, en grande discussion avec d’autres mariniers.
— Bien sûr que les moteurs ne
devraient pas avoir plus de droits !… Pour prendre l’exemple de la Marie,
nous lui gagnons un kilomètre dans un bief de cinq… Alors ?… Avec ce
système de trématage, elle va nous passer devant… Tiens !… C’est le commissaire !…
Et le petit homme tendait sa main,
comme à un camarade.
— Vous voici encore avec
nous ?… La patronne est à bord… Elle va être contente de vous revoir, car
elle dit que, pour un policier, vous êtes un homme bien comme il faut…
Dans l’obscurité, on voyait luire le
bout rouge des cigarettes et tous les fanaux, si proches les uns des autres
qu’on se demandait comment les bateaux pouvaient encore circuler.
Maigret trouva la grosse Bruxelloise
qui passait sa soupe et qui s’essuya la main à son tablier avant de la lui
tendre.
— Vous n’avez pas trouvé l’assassin ?…
— Hélas !… Je viens encore
vous demander quelques renseignements…
— Asseyez-vous… Une petite
goutte ?…
— Merci !…
— Merci oui !…
Allons ! Par un temps pareil, ça ne fait de mal à personne… Vous n’êtes
pas venu en vélo de Dizy, au moins ?
— De Dizy, oui !…
— Mais il y a soixante-huit
kilomètres !…
— Votre charretier est
ici ?
— Il doit être sur l’écluse, à
discuter… On veut nous prendre notre tour et ce n’est pas le moment de nous
laisser faire, car on a déjà perdu assez de temps…
— Il a une bicyclette ?
— Qui, Jean ?… Non !…
Elle rit. Elle expliqua, tout en
reprenant son travail :
— Je ne le vois pas bien en
vélo, avec ses petites jambes… Mon mari en a un… Mais il y a bien un an qu’il
ne s’en est pas servi et je crois que les pneus sont crevés…
— Vous avez passé la nuit à
Omey ?
— C’est cela ! On essaie
toujours de s’amarrer à un endroit où l’on puisse faire les provisions… Parce
que si, pendant la journée, on a le malheur de s’arrêter, il y a toujours
d’autres bateaux qui vous passent devant…
— A quelle heure y êtes-vous
arrivés ?
— A peu près à l’heure qu’il
est maintenant… On s’occupe plus du soleil que de l’heure, vous
comprenez ?… encore une petite goutte ?… C’est du genièvre que nous
rapportons de Belgique à chaque voyage…
— Vous êtes allée à
l’épicerie ?
— Oui, pendant que les hommes
prenaient l’apéritif… Il devait être un peu plus de huit heures quand on s’est
couchés…
— Jean était à l’écurie ?
— Où aurait-il été ?… Il
n’y a qu’avec ses bêtes qu’il se trouve bien…
— Vous n’avez pas entendu de
bruit pendant la nuit ?
— Rien du tout… A trois heures,
comme toujours, Jean est venu préparer le café… C’est l’habitude… Puis nous
sommes partis…
— Vous n’avez rien remarqué
d’anormal ?
— Que voulez-vous dire ?…
Vous ne soupçonnez pas le vieux Jean, au moins ?… Vous savez, il a l’air
drôle, comme ça, quand on ne le connaît pas… Nous, voilà huit ans que nous
sommes avec lui… Eh bien ! S’il s’en allait, La Providence ne
serait plus ce qu’elle est…
— Votre mari dort avec
vous ?
Elle rit encore. Et, comme Maigret
était près d’elle, elle lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Dites donc ! Est-ce
qu’on a l’air si vieux que ça ?…
— Je puis aller faire un tour à
l’écurie ?
— Si vous voulez… Prenez la
lanterne qui est sur le pont… Les chevaux sont restés dehors, parce qu’on
espère passer quand même cette nuit… Et, une fois à Vitry, nous sommes
tranquilles… La plupart des bateaux prennent le canal de la Marne au Rhin… Vers
la Saône, c’est plus calme… A part la voûte de huit kilomètres qui me fait
toujours peur…
Maigret se dirigea tout seul vers le
milieu de la péniche, où se dressait l’écurie. Saisissant la lanterne-tempête
qui servait de fanal, il se glissa dans le domaine de Jean, tout imprégné d’une
chaude odeur de fumier et de cuir.
Mais c’est en vain qu’il y pataugea
pendant près d’un quart d’heure, sans cesser d’entendre la conversation qui se
poursuivait sur le quai entre le patron de La Providence et les mariniers.
Quand il arriva un peu plus tard à
l’écluse où, pour regagner le retard, tout le monde travaillait à la fois dans
le vacarme de manivelles rouillées et d’eau bouillonnante, il aperçut le charretier
sur une des portes, son fouet en collier autour de la nuque, manœuvrant une
vanne.
Il était vêtu, comme à Dizy, d’un
vieux complet de velours à côtes, coiffé d’un feutre passé qui avait perdu son
ruban depuis longtemps.
Une péniche sortit du sas, se
poussant à la gaffe, car il était impossible d’avancer autrement parmi tous les
bateaux agglutinés.
Les voix qui se répondaient d’une
péniche à l’autre étaient rauques, hargneuses, et les visages, qu’éclairait
parfois un feu, profondément marqués par la fatigue.
Tous ces gens étaient en route
depuis trois ou quatre heures du matin, ne rêvaient qu’à la soupe, puis au lit
sur lequel on s’abattrait enfin.
Mais chacun voulait franchir d’abord
l’écluse encombrée, afin de commencer dans de bonnes conditions l’étape du lendemain.
L’éclusier allait et venait, happait
au vol les papiers de l’un et de l’autre, courait dans son bureau où il
signait, apposait le cachet, enfouissait les pourboires dans sa poche.
— Pardon !…
Maigret avait touché le bras du
charretier, qui se retourna lentement, le regarda de ses yeux à peine visibles
derrière l’épais buisson des sourcils.
— Vous avez d’autres bottes que
celles que vous portez ?
Jean n’eut pas l’air de comprendre
tout de suite. Son visage se plissa davantage. Il fixa ses pieds avec
ahurissement.
Enfin il secoua la tête, tira sa
pipe de sa bouche, murmura seulement :
— D’autres ?…
— Vous n’avez que ces
chaussures-là ?
Un signe affirmatif, très lent, de
la tête.
— Vous savez monter à
vélo ?
Des gens se rapprochaient, intrigués
par ce colloque.
— Venez par ici !… dit
Maigret. J’ai besoin de vous…
Le charretier le suivit dans la
direction de La Providence, amarrée à près de deux cents mètres. En
passant devant ses chevaux, qui se tenaient tête basse, le dos luisant, sous la
pluie, il caressa l’encolure du plus proche.
— Montez…
Le patron, tout petit, tout maigre,
était arc-bouté à une gaffe plantée au fond de l’eau et poussait son bateau
contre la rive pour permettre à une péniche avalante de passer.
Il vit de loin les deux hommes qui
pénétraient dans l’écurie, mais il n’eut pas le temps de s’en occuper.
— Vous avez dormi ici cette
nuit ?
Un grognement, qui signifiait oui.
— Toute la nuit ? Vous
n’avez pas emprunté un vélo à l’éclusier de Pogny ?…
Le charretier avait l’air malheureux
d’un simple d’esprit que l’on taquine ou d’un chien qui n’a jamais reçu de
coups et qu’on s’avise soudain de battre sans raison.
De la main, il repoussa son chapeau
en arrière, frotta son crâne planté de cheveux blancs et durs comme des crins.
— Retirez vos bottes…
L’homme ne bougea pas, jeta un
regard à la rive où l’on apercevait les jambes des chevaux. L’un d’eux
hennissait, comme s’il eût compris que le charretier était dans l’embarras.
— Vos bottes… Vite !…
Et, joignant le geste à la parole,
Maigret fit asseoir Jean sur une planche qui courait le long d’une des parois
de l’écurie.
Alors seulement le vieux devint
docile et, regardant son bourreau avec des yeux de reproche, il se mit en
devoir de retirer une de ses bottes.
Il ne portait pas de chaussettes,
mais des bandes de toile graissée au suif étaient enroulées autour de ses pieds
et de ses chevilles, faisaient corps avec la peau.
La lanterne éclairait mal. Le
patron, qui avait terminé sa manœuvre, vint s’accroupir sur le pont pour voir
ce qui se passait dans l’écurie.
Tandis que Jean, grognon, le front
dur, mauvais, soulevait la seconde jambe, Maigret nettoyait avec de la paille
la semelle de la botte qu’il avait à la main.
Puis il sortait la pédale gauche de
sa poche, l’appliquait à la chaussure.
C’était un spectacle étrange que
celui du vieillard hébété qui contemplait ses pieds déchaussés. Ses pantalons,
qui avaient dû être faits pour un homme plus petit que lui encore, ou qui
avaient été recoupés, n’arrivaient qu’à mi-jambe.
Et les bandes de toile suiffée
étaient noirâtres, criblées de brins de paille et de crasse.
Maigret, tout près de la lampe,
confrontait la pédale, dont certaines dents étaient cassées, avec les traces à
peine visibles sur le cuir.
— Vous avez pris, cette nuit, à
Pogny, le vélo de l’éclusier ! Accusa-t-il lentement, sans quitter les
deux objets des yeux. Jusqu’où êtes-vous allé de la sorte ?
— Ohé !… La Providence !…
Avancez !… L’Étourneau renonce à son tour et couche dans le bief…
Jean se tourna vers les gens qui
s’agitaient dehors, puis vers le commissaire.
— Vous pouvez faire
l’éclusée ! dit Maigret. Tenez ! Enfilez vos bottes…
Le patron maniait déjà la gaffe. La
Bruxelloise accourait.
— Jean !… Les
chevaux !… Si nous perdons notre tour…
Le charretier avait glissé ses
jambes dans ses bottes, se hissait sur le pont, modulait curieusement :
— Ho ! Hue !…
Hue !…
Et les chevaux, en s’ébrouant, se
mettaient en marche, tandis qu’il sautait à terre, leur emboîtait le pas,
pesamment, le fouet toujours sur les épaules.
— Ho !… Hue !…
La patronne, pendant que son mari
poussait la gaffe, appuyait de tout son poids sur la barre afin d’éviter la
péniche qui arrivait en sens inverse et dont on distinguait à peine l’avant arrondi,
le halo du fanal installé à l’arrière.
La voix impatiente de l’éclusier
criait :
— Alors… La Providence ?…
Pour quand est-ce ?…
Elle glissait sans bruit sur l’eau
noire. Mais elle heurta trois fois le mur de pierre avant de se faufiler dans
l’écluse dont elle occupa toute la largeur.
VIII
Salle 10
D’habitude, on n’ouvre les quatre
vannes d’une écluse que l’une après l’autre, petit à petit, afin d’éviter les
remous qui pourraient casser les amarres du bateau.
Mais soixante péniches attendaient.
Les mariniers dont le tour était proche aidaient à la manœuvre, tandis que
l’éclusier n’avait plus qu’à viser les papiers.
Maigret était sur le quai, tenant
son vélo d’une main, suivant des yeux les ombres qui s’agitaient dans l’obscurité.
Les deux chevaux étaient allés s’arrêter à cinquante mètres des portes d’amont,
d’eux-mêmes. Jean tournait une des manivelles.
L’eau s’engouffra avec un bruit de
torrent. On pouvait la voir, toute blanche, dans les étroits espaces laissés
libres par la Madeleine.
Or, au moment où la chute battait
son plein, il y eut un cri étouffé, suivi d’un heurt sur l’avant de la péniche,
puis d’un remue-ménage confus.
Le commissaire devina le drame
plutôt qu’il le comprit. Le charretier n’était plus à sa place, sur la porte.
Et les autres couraient le long des murs. On criait de tous les côtés à la
fois.
Pour éclairer la scène, il n’y avait
que deux lampes : une au milieu du pont-levis précédant l’écluse, l’autre
sur la péniche qui continuait à s’élever à une cadence rapide.
— Fermez les vannes !…
— Ouvrez les portes !…
Quelqu’un passa avec une gaffe
énorme qui heurta Maigret en pleine joue.
Des mariniers accouraient de loin.
Et l’éclusier sortait de chez lui, affolé à l’idée de sa responsabilité.
— Qu’est-ce que c’est ?…
— Le vieux…
Des deux côtés de la péniche, il n’y
avait pas, entre le bordé et le mur, plus de trente centimètres d’eau libre. Or
cette eau, qui arrivait des vannes, glissait à toute vitesse dans l’étroit passage,
revenait sur elle-même en bouillonnant.
Il y eut des manœuvres maladroites.
Entre autres quelqu’un tourna une vanne de la porte d’aval et on entendit cette
porte qui menaçait de sauter de ses gonds tandis que l’éclusier se précipitait
pour réparer le mal.
Après, seulement, le commissaire
apprit que le bief tout entier eût pu être inondé, cinquante péniches avariées.
— Tu le vois ?…
— Il y a quelque chose de noir,
là-bas…
La péniche montait toujours, plus
lentement. Trois vannes sur quatre étaient refermées. Mais à chaque instant le
bateau heurtait violemment le mur du sas, écrasant peut-être le charretier.
— Quelle profondeur ?
— Au moins un mètre sous le
bateau…
C’était épouvantable. A la faible
lueur de la lanterne d’écurie, on voyait la Bruxelloise qui courait en tous
sens, une bouée de sauvetage à la main.
Elle clama, en détresse :
— Je crois qu’il ne sait pas
nager !…
Et Maigret entendit une voix grave
qui disait près de lui :
— Tant mieux ! Il aura
moins souffert…
Cela dura un quart d’heure. Trois
fois des gens crurent apercevoir un corps qui émergeait. Mais en vain
enfonça-t-on des gaffes dans les directions désignées.
La Madeleine sortit lentement
de l’écluse et un vieux charretier grommela :
— Tout ce que vous voulez qu’il
est accroché sous le gouvernail ! J’ai vu ça à Verdun…
Il se trompait. La péniche était à
peine arrêtée à cinquante mètres de là que des hommes qui, à l’aide d’une
perche, tâtonnaient les portes d’aval, appelaient à l’aide.
Il fallut amener un bachot. On
sentait quelque chose, sous l’eau, à un mètre de profondeur. Et au moment où
quelqu’un se décidait à plonger tandis que sa femme, les larmes aux yeux,
tentait de le retenir, un corps arriva brusquement à la surface.
On le hissa. Dix mains saisirent à
la fois la veste de velours qui était déchirée, car elle s’était accrochée à un
des boulons de la porte.
Le reste se déroula comme dans un
cauchemar. On entendait la sonnerie du téléphone, dans la maison de l’éclusier.
Un gamin était parti en vélo pour avertir un médecin.
Mais c’était inutile. Le corps du
vieux charretier était à peine sur la berge, immobile, sans vie apparente,
qu’un marinier retirait sa veste, s’agenouillait près de la poitrine formidable
du noyé, commençait des tractions de la langue.
Quelqu’un avait apporté la lanterne.
Le corps paraissait plus court, plus épais que jamais, et le visage ruisselant,
plaqué de vase, était décoloré.
— Il bouge !… Je te dis
qu’il bouge !…
Il n’y avait pas de bousculade. Le
silence était tel que la moindre parole résonnait comme dans une cathédrale. Et
toujours, on entendait le jet d’eau d’une vanne mal fermée.
— Alors ?… questionna
l’éclusier en revenant.
— Ça remue… Pas bien fort…
— Faudrait un miroir…
Le patron de la Madeleine
courut en chercher un à bord. L’homme qui pratiquait la respiration
artificielle était en nage et un autre prit sa place, donna de plus fortes
secousses au noyé.
Quand on annonça le docteur, qui
arrivait en voiture par une route latérale, chacun pouvait voir la poitrine du
vieux Jean se soulever au ralenti.
On lui avait retiré sa veste. La
chemise ouverte laissait voir une poitrine aussi velue que celle d’un fauve.
Sous le sein droit, il y avait une longue cicatrice et Maigret aperçut
confusément comme un tatouage à l’épaule.
— Au suivant ! cria
l’éclusier, les mains en porte-voix. Vous ne pouvez tout de même rien y faire…
Et un marinier s’éloigna à regret en
appelant sa femme qui, avec d’autres, se lamentait à quelque distance.
— Tu n’as pas arrêté le moteur,
au moins ?…
Le docteur fit reculer les
spectateurs, sourcilla dès qu’il tâta la poitrine.
— Il vit, n’est-ce pas ?
fit avec orgueil le premier soigneur.
— Police Judiciaire !
intervint Maigret. C’est grave ?
— La plupart des côtes sont
défoncées… C’est vrai qu’il vit !… Mais cela m’étonnerait qu’il vive
longtemps… Il a été coincé entre deux bateaux ?… Entre un bateau et
l’écluse, sans doute… Tenez !…
Et le médecin fit tâter au
commissaire le bras gauche cassé en deux endroits.
— Il y a une civière ?…
Le moribond poussa un faible soupir.
— Je vais toujours lui faire
une piqûre… Mais qu’on prépare la civière au plus vite… L’hôpital est à cinq
cents mètres…
Il y en avait une à l’écluse, selon
le règlement, mais elle se trouvait au grenier où, à travers la fenêtre à
tabatière, on vit aller et venir la flamme d’une bougie.
La Bruxelloise sanglotait, loin de
Maigret qu’elle regardait d’un air de reproche.
Il y eut dix hommes pour soulever le
charretier, qui émit un nouveau râle. Puis une lanterne s’éloigna dans la
direction de la grand-route, auréolant un groupe compact, tandis qu’une péniche
à moteur, parée de ses feux vert et rouge, donnait trois coups de sirène,
allait s’amarrer en pleine ville pour être la première à partir le lendemain.
Salle 10. Ce fut par hasard que
Maigret vit le numéro. Il n’y avait là que deux malades, dont l’un vagissait
comme un bébé.
Le commissaire passa la plus grande
partie du temps à arpenter le couloir dallé de blanc où des infirmières
passaient en courant, se transmettaient des ordres à mi-voix.
Dans la salle 8, en face, pleine de
femmes, on s’interrogeait sur le nouveau pensionnaire, on faisait des
pronostics.
— Du moment qu’on le met au
10 !…
Le docteur était un homme
grassouillet, à lunettes d’écaille. Il passa deux ou trois fois, en blouse
blanche, sans rien dire à Maigret.
Il était près de onze heures quand
il s’approcha enfin de lui.
— Vous voulez le voir ?
Ce fut un spectacle déroutant. Le
commissaire reconnut à peine le vieux Jean, qu’on avait rasé afin de soigner
deux coupures qu’il s’était faites à la joue et au front.
Il était là, tout propre, dans un
lit blanc, dans la clarté neutre d’une lampe au verre dépoli.
Le docteur souleva le drap.
— Regardez cette
carcasse !… Il est bâti comme un ours… Je crois n’avoir jamais rencontré
un pareil squelette… Comment a-t-il fait son compte ?…
— Il est tombé de la porte au moment
où les vannes étaient ouvertes…
— Je comprends… Il a dû être
serré entre le mur et la péniche… La poitrine est littéralement défoncée… Les
côtes ont cédé…
— Le reste ?…
— Il faudra que nous
l’examinions demain, mes confrères et moi, s’il vit encore… C’est très délicat…
Un faux mouvement risque de le tuer…
— Il a repris
connaissance ?
— Je n’en sais rien !
C’est peut-être le plus renversant… Tout à l’heure, comme je sondais les
plaies, j’ai eu l’impression très nette qu’il avait les yeux entrouverts et
qu’il me suivait du regard… Mais, dès que je le fixais, il rabattait les
paupières… Il n’a pas déliré… C’est à peine s’il râle de temps en temps…
— Son bras ?
— Sans gravité ! La double
fracture est déjà réduite… Mais on ne répare pas une poitrine comme un humérus…
D’où vient-il ?
— Je l’ignore…
— Je vous demande cela parce
qu’il porte de drôles de tatouages… J’ai vu ceux des bataillons d’Afrique, mais
cela n’y ressemble pas… Je vous les montrerai demain, quand on fera sauter le
plâtre pour la consultation…
Le portier vint annoncer que des
gens insistaient pour voir le blessé. Maigret se rendit lui-même dans la loge,
trouva les deux mariniers de La Providence qui s’étaient mis en tenue de
ville.
— Nous pouvons le voir,
n’est-ce pas, commissaire ?… C’est votre faute, vous savez !… Vous
l’avez troublé avec vos histoires… Est-ce qu’il va mieux ?…
— Il va mieux… Les médecins se
prononceront demain…
— Laissez-moi le voir… Même de
loin !… Il faisait tellement partie du bateau !…
Elle ne disait pas de la famille,
mais du bateau, et peut-être était-ce plus émouvant ?
Son mari s’effaçait derrière elle,
mal à l’aise dans un complet de serge bleu, le cou maigre dans un faux col en
celluloïd.
— Je vous recommande de ne pas
faire de bruit…
Ils le regardèrent tous les deux, du
couloir, d’où on ne distinguait qu’une forme confuse sous le drap, un peu
d’ivoire à la place du visage, quelques cheveux blancs.
Dix fois la marinière fut sur le
point de se précipiter en avant.
— Dites !… Si on payait
quelque chose, est-ce qu’il serait mieux traité ?…
Elle n’osait pas ouvrir son sac à
main, mais elle le maniait nerveusement.
— Il y a des hôpitaux, n’est-ce
pas ? Où en payant… Les autres ne sont pas contagieux, au moins ?…
— Vous restez à Vitry ?…
— Bien sûr qu’on ne va pas
repartir sans lui !… Tant pis pour le chargement… A quelle heure peut-on
venir, demain matin ?…
— Dix heures ! intervint
le médecin qui avait écouté avec impatience.
— Il n’y a pas quelque chose
qu’on pourrait lui apporter ?… Une bouteille de champagne ?… Des
raisins d’Espagne ?…
— On lui donnera ce dont il
aura besoin…
Et le docteur les poussait vers la
loge du concierge. Quand elle y arriva, la brave femme, d’un geste furtif, tira
un billet de dix francs de son sac, le mit dans la main du portier qui la regarda
avec étonnement.
Maigret se coucha à minuit, après
avoir télégraphié à Dizy de lui faire suivre les communications qui pourraient
arriver à son adresse.
Au dernier moment, il avait appris
que le Southern Cross, trématant la plupart des péniches, était à Vitry-le-François
et s’était amarré au bout de la file des bateaux qui attendaient.
Le commissaire avait pris une
chambre à l’Hôtel de la Marne, dans la ville, assez loin du canal, et il n’y
retrouvait rien de l’atmosphère dans laquelle il avait vécu les derniers jours.
Les clients qui jouaient aux cartes
étaient des voyageurs de commerce.
L’un d’eux, arrivé après les autres,
annonça :
— Il paraît qu’il y a un noyé à
l’écluse…
— Tu fais le quatrième ?…
Lamperrière perd tout ce qu’il veut… Le type est mort ?…
— Je ne sais pas…
Ce fut tout. La patronne sommeillait
à la caisse. Le garçon répandait de la sciure de bois sur le plancher et
chargeait pour la nuit le poêle à feu continu.
Il y avait une salle de bains, une
seule, dont la baignoire avait perdu une partie de son émail. Maigret n’en usa
pas moins, le lendemain, à huit heures, envoya le garçon lui acheter une
chemise neuve et un faux col.
Mais, à mesure que le temps passait,
il s’impatientait. Il avait hâte de revoir le canal. Comme il entendait une
sirène, il questionna :
— C’est pour l’écluse ?
— Pour le pont-levis… Il y en a
trois dans la ville…
Il faisait gris. Il ventait. Il ne
retrouva pas le chemin de l’hôpital et dut demander sa route à plusieurs
reprises, car toutes les rues le ramenaient invariablement à la place du Marché.
Le portier le reconnut, marcha à sa
rencontre en s’écriant :
— On ne l’aurait jamais cru,
pas vrai ?
— Quoi ?… Il vit ?…
Il est mort ?…
— Comment ? Vous ne savez
pas ? Le directeur vient de téléphoner à votre hôtel…
— Dites vite !…
— Eh bien ! Parti !…
Envolé !… Le médecin jure que ce n’est pas possible, qu’il n’a pas pu
parcourir cent mètres dans l’état où il était… N’empêche qu’il n’est plus
là !…
Le commissaire entendit des bruits
de voix dans le jardin, derrière le bâtiment, se précipita dans cette
direction.
Il y trouva un vieillard qu’il
n’avait pas encore vu et qui était le directeur de l’hôpital. Il parlait
sévèrement au docteur de la veille et à une infirmière aux cheveux roux.
— Je vous jure !… répétait
le médecin. Vous savez aussi bien que moi ce que c’est… Quand je dis dix côtes
défoncées, je suis sans doute au-dessous de la vérité… Et je ne parle pas de la
noyade, de la commotion !…
— Par où est-il parti ?
questionna Maigret.
On lui montra la fenêtre, qui était
à près de deux mètres au-dessus du sol. Sur la terre, on distinguait les traces
de deux pieds nus, ainsi qu’une grande traînée qui laissait supposer que le
charretier était d’abord tombé de tout son long.
— Voilà !… L’infirmière,
Mlle Berthe, a passé la nuit au corps de garde, comme d’habitude… Elle n’a rien
entendu… Vers trois heures, elle a dû donner des soins salle 8, et elle a jeté
un coup d’œil au 10… Les lampes étaient éteintes… Tout était calme… Elle ne
peut pas dire si l’homme était encore dans son lit…
— Les deux autres
malades ?…
— Il y en a un qui doit être
trépané d’urgence… On attend le chirurgien… L’autre a dormi sans se réveiller.
Maigret suivit des yeux les traces
qui conduisaient à un parterre, où un petit rosier avait été piétiné.
— La grille reste toujours
ouverte ?
— Ce n’est pas une
prison ! riposta le directeur. Et peut-on prévoir qu’un malade va se jeter
par la fenêtre ?… La porte du bâtiment, seule, était fermée, comme
toujours…
Dehors, il était inutile de chercher
des empreintes. C’était du pavé. Entre deux maisons, on apercevait la double
rangée d’arbres du canal.
— Pour tout dire, ajouta le
médecin, j’étais presque sûr que nous le retrouverions mort ce matin… Mais, du
moment qu’il n’y avait rien à tenter… C’est pour cela que je l’ai mis au 10…
Il était agressif, car il ne
digérait pas les reproches que le directeur lui avait adressés.
Maigret tourna un moment en rond
dans le jardin, comme un cheval de cirque, et soudain, soulevant le bord de son
chapeau melon en guise de salut, il se dirigea vers l’écluse.
Le Southern Cross y
pénétrait. Vladimir, avec son habileté de vrai marin, lançait la boucle d’un
filin sur une bitte, arrêtait net le bateau.
Quant au colonel, vêtu d’un long
ciré, la casquette blanche sur la tête, il restait impassible devant la petite
roue du gouvernail.
— Les portes !… cria
l’éclusier.
Il n’y avait plus qu’une vingtaine
de bateaux à passer.
— C’est son tour ?
s’informa Maigret en désignant le yacht.
— Son tour et pas son tour… Si
on le considère comme un moteur, il a le droit de trématage sur les écuries…
Mais, comme plaisance… Bah ! Il en passe si peu qu’on n’est pas très fixé
sur les règlements… Seulement, comme ils ont donné la pièce aux mariniers…
C’étaient ces derniers qui
manœuvraient les vannes.
— La Providence ?
— Elle gênait le passage… Ce
matin, elle est allée s’amarrer au tournant, cent mètres plus haut, devant le
deuxième pont… Vous avez des nouvelles du vieux ? C’est une histoire à me
coûter cher… Mais allez vous y retrouver, vous !… En principe, je dois
faire écluser seul… Si je le faisais, il y aurait tous les jours cent bateaux à
attendre… Quatre portes !… Seize vannes !… Et savez-vous combien je
suis payé ?…
Il dut s’éloigner un instant, parce
que Vladimir lui tendait ses papiers et un pourboire.
Maigret en profita pour longer le
canal. Au tournant, il aperçut La Providence que, désormais, il eût
reconnue de loin d’entre cent péniches.
Un peu de fumée sortait du tuyau de
cheminée ; on ne voyait personne sur le pont ; toutes les issues
étaient fermées.
Il faillit monter par la passerelle
arrière, donnant accès au logement des mariniers.
Mais il se ravisa, emprunta le large
pont servant à amener les chevaux à bord.
Un des panneaux couvrant l’écurie
était retiré. La tête d’une des bêtes dépassait, humant le vent.
En plongeant le regard à
l’intérieur, Maigret aperçut, derrière ses pattes, une forme sombre étendue sur
la paille. Et, tout près, la Bruxelloise était accroupie, un bol de café à la
main.
Maternelle, étrangement douce, elle
murmurait :
— Allons, Jean !… Buvez-le
tant qu’il est chaud !… Cela vous fera du bien, vieux fou… Voulez-vous que
je vous soulève la tête ?…
Mais l’homme couché à côté d’elle ne
bougeait pas, regardait le ciel.
Sur ce ciel se découpait la tête de
Maigret, qu’il devait voir.
Et le commissaire avait l’impression
que sur le visage zébré de taffetas flottait un sourire content, ironique,
voire agressif.
Le vieux charretier essaya de
soulever la main pour repousser la tasse que sa compagne approchait de ses
lèvres. Mais elle retomba sans force, toute ridée, calleuse, piquetée des
petits points bleus qui devaient être des vestiges d’anciens tatouages.
IX
Le docteur
— Vous voyez ! Il est
revenu à la niche en se traînant, comme un chien blessé…
Est-ce que la marinière se rendait
compte de l’état du blessé ? Toujours est-il qu’elle ne s’affolait pas.
Elle était aussi calme que si elle eut soigné un enfant atteint de la grippe.
— Du café, cela ne peut pas lui
faire de mal, n’est-il pas vrai ?… Mais il ne veut rien prendre… Il devait
être quatre heures du matin quand mon mari et moi nous avons été réveillés en
sursaut par un grand bruit à bord… J’ai pris le revolver… Je lui ai dit de me
suivre avec la lanterne…
» Vous me croirez si vous
voulez : Jean était là, à peu près tel que vous le voyez… Il a dû tomber
du pont… Cela fait presque deux mètres…
» Au début, on ne voyait pas
très clair… J’ai cru un moment qu’il était mort…
» Mon mari voulait appeler des
voisins, pour nous aider à le porter sur un lit… Mais Jean a compris… Il s’est
mis à me serrer la main… A me la serrer !… On aurait dit qu’il se
cramponnait…
» Et je le voyais renifler…
» J’ai compris… Parce que,
depuis huit ans qu’il est avec nous, n’est-ce pas ?… Il ne peut pas parler…
Mais je crois qu’il entend ce que je dis… Pas vrai, Jean ?… Cela te fait
mal ?…
Il était difficile de savoir si les
prunelles du blessé brillaient d’intelligence ou de fièvre.
La femme enleva un brin de paille
qui lui touchait l’oreille.
— Moi, ma vie, c’est mon petit
ménage, mes cuivres, mes quatre meubles… Je pense que si on me donnait un
palais j’y serais malheureuse…
» Jean, lui, c’est son écurie…
Et ses bêtes !… Tenez !… Il y a naturellement des jours où on ne
marche pas parce qu’on décharge… Jean n’a rien à faire… Il pourrait aller au
bistro…
» Non ! Il se couche, à
cette place-ci… Il s’arrange pour qu’il entre un rayon de soleil…
Et Maigret se mit en pensée à
l’endroit où se trouvait le charretier, vit la cloison passée à la résine à sa
droite, avec le fouet qui pendait à un clou tordu, la tasse d’étain suspendue à
un autre, un pan de ciel entre les panneaux du haut et, à droite, la croupe
musclée des chevaux.
Il se dégageait de l’ensemble une
chaleur animale, une vie multiple, épaisse, qui prenait à la gorge comme le vin
râpeux de certains coteaux.
— On pourra le laisser là,
dites ?
Elle fit signe au commissaire de la
suivre dehors. L’écluse fonctionnait au même rythme que la veille. Et alentour
c’étaient les rues de la ville, avec leur animation étrangère au canal.
— Il va quand même mourir,
non ?… Qu’est-ce qu’il a fait ?… Vous pouvez bien me le dire… Mais,
moi, je ne pouvais pas parler, avouez-le !… D’abord je ne sais rien… Une
fois, une seule, mon mari a surpris Jean avec la poitrine nue… Il a vu des
tatouages… Pas ceux que portent certains mariniers… On a supposé ce que vous
auriez supposé…
» Je crois que je l’ai aimé
encore plus… Je me suis dit qu’il n’était sans doute pas ce qu’il avait l’air
d’être, qu’il se cachait…
» Je ne l’aurais pas questionné
pour tout l’or du monde… Vous ne pensez pas qu’il a tué la femme ?… Ou
alors, écoutez, s’il a fait ça, je vous jure qu’elle le méritait !…
» Jean, c’est…
Elle chercha un mot qui exprimât sa
pensée, n’en trouva pas.
— Bon ! Voilà mon homme
qui se lève… Je l’ai envoyé se coucher, car il n’a jamais été bien solide de la
poitrine… Est-ce que vous croyez que si je préparais du bouillon bien fort…
— Les médecins vont venir. Il
vaut mieux, en attendant…
— C’est nécessaire qu’ils
viennent ?… Ils vont le faire souffrir, lui gâter les derniers moments que…
— C’est indispensable…
— Il est si bien là, avec
nous !… Je peux vous laisser un moment ?… Vous n’allez pas le
tourmenter ?…
Maigret esquissa un signe de tête
rassurant, rentra dans l’écurie, tira de sa poche une boîte de métal qui
contenait un petit tampon imprégné d’encre grasse.
Il était toujours impossible de
savoir si le charretier avait sa connaissance. Ses paupières étaient
entrouvertes. Il en filtrait un regard neutre, serein.
Mais, quand le commissaire souleva
la main droite du blessé, appuya ses doigts l’un après l’autre sur le tampon,
il eut l’impression que, l’espace d’un dixième de seconde à peine, l’ombre d’un
sourire errait à nouveau sur le visage.
Il prit les empreintes digitales sur
une feuille de papier, observa un moment le moribond, comme s’il eût espéré
quelque chose, jeta un dernier regard aux cloisons, à la croupe des bêtes qui
manifestaient de l’impatience, sortit.
Près du gouvernail, le marinier et
sa femme buvaient leur café au lait trempé de pain en regardant de son côté. A
moins de cinq mètres de La Providence, le Southern Cross était
amarré, sans personne sur le pont.
La veille, Maigret avait laissé son
vélo à l’écluse, où il le retrouva. Dix minutes plus tard, il était dans les
bureaux de la police, envoyait un agent en motocyclette à Epernay avec mission
de transmettre les empreintes à Paris par bélinographe.
Quand il revint à bord de La
Providence, il était accompagné de deux médecins de l’hôpital avec qui il
fallut entamer une discussion.
Les médecins voulaient reprendre
leur blessé. La Bruxelloise, alarmée, lançait à Maigret des regards suppliants.
— Est-ce que vous pouvez le
guérir ?
— Non ! La poitrine est
défoncée. Une côte a pénétré dans le poumon droit…
— Combien de temps a-t-il à
vivre ?
— N’importe qui serait déjà
mort !… Dans une heure, dans cinq…
— Alors, laissez-le !
Le vieux n’avait pas bougé, n’avait
pas eu un tressaillement. Comme Maigret passait devant la marinière, elle lui
toucha la main, timidement, dans un geste de reconnaissance.
Les docteurs traversèrent la
passerelle d’un air mécontent.
— Le laisser mourir dans une
écurie !… grommela l’un d’eux.
— Bah !… On l’y a bien
laissé vivre…
Le commissaire n’en plaça pas moins
un agent à proximité de la péniche et du yacht, avec mission de l’avertir s’il
se passait quelque chose.
De l’écluse, il se mit en relation
téléphonique avec le Café de la Marine de Dizy, où on lui apprit que
l’inspecteur Lucas venait de passer et qu’il avait loué une auto à Epernay pour
se faire conduire à Vitry-le-François.
Il y eut une grande heure creuse. Le
marinier de La Providence profitait de ce répit pour passer au goudron
le bachot qu’il avait en remorque. Vladimir astiquait les cuivres du Southern
Cross.
Quant à la femme, on la voyait
passer sans cesse sur le pont, allant de la cuisine à l’écurie. Une fois, elle
portait un oreiller d’une blancheur éclatante, une autre un bol de liquide
fumant, sans doute le bouillon qu’elle s’était entêtée à préparer.
Vers onze heures, Lucas arriva à
l’Hôtel de la Marne, où Maigret l’attendait.
— Ça va, vieux ?
— Ça va ! Vous êtes
fatigué, patron…
— Votre enquête ?
— Pas grand-chose ! A
Meaux, rien, sinon que le yacht a déclenché un petit scandale… Les mariniers,
qui ne pouvaient pas dormir à cause de la musique et des chants, parlaient de
tout casser…
— La Providence y
était ?
— Elle a chargé à moins de
vingt mètres du Southern Cross… Mais on n’a rien remarqué de spécial…
— A Paris ?
— J’ai revu les deux petites…
Elles ont avoué que ce n’était pas Mary Lampson qui leur avait donné le
collier, mais Willy Marco… On m’a confirmé la chose à l’hôtel, où on a reconnu
sa photographie et où Mme Lampson n’a pas été aperçue… Je n’en suis pas sûr,
mais je crois que Lia Lauwenstein connaissait Willy plus intimement qu’elle
veut bien le dire et qu’à Nice il lui est déjà arrivé de l’aider…
— A Moulins ?
— Rien ! J’ai rendu visite
à la boulangère, qui est bien la seule Marie Dupin de l’endroit… Une brave
femme sans malice, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et qui se lamente
parce qu’elle craint que ces histoires lui fassent du tort… L’extrait d’acte de
naissance date de huit ans… Or, il y a un nouveau secrétaire depuis trois ans
et l’ancien est mort l’année dernière… On a fouillé les archives, sans rien
trouver concernant ce papier…
Après un silence, Lucas
questionna :
— Et vous ?
— Je ne sais pas encore…
Rien !… Ou tout !… Cela se décidera d’une heure à l’autre… Que
raconte-t-on à Dizy ?…
— Que si le Southern Cross
n’avait pas été un yacht, on ne l’aurait sûrement pas laissé partir et on
rappelle que le colonel n’en est pas à sa première femme.
Maigret se tut, entraîna son
compagnon à travers les rues de la petite ville jusqu’au bureau du télégraphe.
— Vous me donnerez l’Identité
Judiciaire, à Paris…
Le bélinogramme avec les empreintes
du charretier devait être arrivé depuis près de deux heures à la Préfecture.
Et, dès lors, c’était une question de chance. On pouvait trouver tout de suite,
parmi quatre-vingt mille autres, la fiche correspondant aux empreintes, comme
le travail pouvait durer des heures.
— Prenez un écouteur, vieux…
Allô !… Qui est à l’appareil ?… C’est vous, Benoît ?… Ici,
Maigret… On a reçu ma communication ?… Vous dites ?… C’est vous-même
qui avez fait les recherches ?… Attendez un instant…
Il sortit de la cabine, se dirigea
vers le bureau des Postes.
— J’aurai peut-être besoin de
la ligne pendant très longtemps ! Veillez à ce qu’on ne coupe en aucun cas…
Quand il reprit l’écouteur, il avait
le regard plus animé.
— Asseyez-vous, Benoît, car
vous allez me lire tout le dossier… Lucas, qui est à côté de moi, prendra des
notes… Allez-y…
Il imaginait son interlocuteur avec
autant de netteté que s’il eut été près de lui, car il connaissait les locaux,
là-haut, dans les combles du Palais de Justice, où des armoires de fer contiennent
les fiches de tous les malfaiteurs de France et de bon nombre de bandits
étrangers.
— D’abord son nom…
— Jean Évariste Darchambaux, né
à Boulogne, actuellement âgé de cinquante-cinq ans…
Machinalement, Maigret cherchait à
se souvenir d’une affaire de ce nom, mais déjà la voix indifférente de Benoît,
qui articulait les syllabes avec minutie, reprenait, tandis que Lucas
écrivait :
— Docteur en médecine… Marié, à
vingt-cinq ans, à une certaine Céline Mornet, d’Etampes… Installé à Toulouse,
où il a fait ses études… Vie assez mouvementée… Vous m’entendez, commissaire ?
— Très bien ! Allez…
— J’ai pris tout le dossier,
car la fiche ne dit presque rien… Le couple ne tarde pas à être criblé de
dettes… Deux ans après son mariage, à vingt-sept ans, Darchambaux est accusé
d’avoir empoisonné sa tante, Julia Darchambaux, qui était venue rejoindre le
ménage à Toulouse et qui réprouvait son genre de vie… La tante était fortunée…
Les Darchambaux étaient les seuls héritiers…
» L’instruction a duré huit
mois, car on ne trouvait pas de preuve formelle… Du moins l’assassin prétendait-il –
et certains experts le soutenaient – que les médicaments ordonnés à la
vieille femme ne constituaient pas un poison en eux-mêmes et qu’il ne
s’agissait que d’une cure audacieuse…
» Il y a eu des polémiques…
Vous ne voulez pas que je vous lise les rapports ?…
» Le procès a été houleux et il
a fallu suspendre plusieurs fois l’audience… La plupart croyaient à
l’acquittement, surtout après la déposition de la femme du docteur, qui vint
jurer que son mari était innocent et que, si on l’envoyait au bagne, elle l’y
rejoindrait…
— Condamné ? fit Maigret.
— Quinze ans de travaux forcés…
Attendez !… C’est fini pour nos dossiers… Mais j’ai envoyé un cycliste au
ministère de l’Intérieur… Il vient de rentrer…
On l’entendit qui parlait à
quelqu’un se trouvant derrière lui, puis qui maniait des papiers.
— Voici !… Cela ne donne
pas grand-chose… Le directeur de Saint-Laurent-du-Maroni a voulu faire
travailler Darchambaux dans un des hôpitaux de la colonie pénitentiaire… Il s’y
est refusé… Les notes sont bonnes. Forçat docile… Une seule tentative
d’évasion, en compagnie de quinze compagnons qui l’avaient entraîné…
» Cinq ans plus tard, un
nouveau directeur tente ce qu’il appelle le repêchage de Darchambaux, mais note
aussitôt en marge de son rapport que rien, dans le forçat qu’on lui amène, ne
rappelle l’intellectuel d’autrefois, ni même l’homme d’une certaine éducation…
» Bon ! Ceci vous
intéresse ?…
» Placé comme infirmier à
Saint-Laurent, il sollicite lui-même son retour à la colonie…
» Il est doux, têtu, silencieux.
Un de ses confrères, intéressé par son cas, l’examine du point de vue mental et
ne peut se prononcer.
» Il y a, comme il l’écrit en
soulignant ces mots à l’encre rouge, une sorte d’extinction progressive des
facultés intellectuelles, parallèle à une hypertrophie de la vie physique.
» Darchambaux vole à deux
reprises. Les deux fois, il vole de la nourriture, la seconde à un compagnon de
chaîne qui le blesse à la poitrine d’un coup de silex aiguisé…
» Des journalistes de passage
lui conseillent en vain de demander sa grâce.
» Ses quinze ans finis, il
reste relégué, s’embauche comme valet dans une scierie où il s’occupe des
chevaux.
» A quarante-cinq ans, il est
quitte avec la loi. On perd sa trace…
— C’est tout ?
— Je puis vous envoyer le
dossier… Je ne vous en ai donné qu’une analyse…
— Aucun renseignement sur sa
femme ?… Vous avez dit qu’elle est née à Etampes, n’est-ce pas ?… Je
vous remercie, Benoît… Pas la peine d’expédier les pièces… Ce que vous m’avez
dit suffit…
Quand il sortit de la cabine, suivi de
Lucas, il était en nage.
— Vous allez téléphoner à la
mairie d’Etampes. Si Céline Mornet est morte, vous le saurez… Du moins si elle
est morte sous ce nom-là… Voyez aussi à Moulins si Marie Dupin a de la famille
à Etampes…
Il traversa la ville sans rien voir,
les mains dans les poches, dut attendre cinq minutes au bord du canal, parce
que le pont-levis était levé et qu’une péniche lourdement chargée avançait à
peine, traînait son ventre plat sur le fond dont la vase montait à la surface
avec des bulles d’air.
Devant La Providence, il
s’approcha de l’agent qu’il avait posté sur le chemin de halage.
— Vous pouvez aller…
Il apercevait le colonel qui faisait
les cent pas sur le pont de son yacht.
La patronne de la péniche accourait,
beaucoup plus troublée que le matin, des sillons luisants sur les joues.
— C’est affreux, commissaire…
Maigret pâlit, questionna, les
traits durs :
— Mort ?
— Non !… Taisez-vous… Tout
à l’heure, j’étais près de lui, toute seule… Parce qu’il faut vous dire que,
s’il aimait mon mari aussi, il avait une préférence pour moi…
» Je suis beaucoup plus jeune…
Eh bien ! Quand même, il me regardait un peu comme une maman…
» On restait des semaines sans
parler… Seulement… Un exemple !… La plupart du temps, mon mari oublie la
date de ma fête… La Sainte-Hortense… Eh bien ! Depuis huit ans, Jean n’a
jamais manqué de m’offrir des fleurs… Quelquefois, quand nous étions en pleine
campagne, je me demandais où il allait les chercher…
» Et, ce jour-là, il mettait
une cocarde aux œillères des chevaux…
» Alors… Je m’étais assise tout
près de lui… Sans doute que ce sont ses dernières heures… Mon mari voudrait
faire sortir les chevaux, qui ne sont pas habitués à rester enfermés si longtemps…
» Je n’ai pas accepté, parce
que je suis sûre qu’il tient à les avoir là aussi…
» J’avais pris sa grosse main…
Elle pleurait. Elle ne sanglotait
pas. Elle continuait de parler, avec des larmes fluides qui roulaient sur ses
joues couperosées.
— Je ne sais pas comment c’est
venu… Je n’ai pas d’enfant… Même que nous avons toujours décidé d’en adopter un
quand nous aurons l’âge que la loi exige…
» Je lui disais que ce n’était
rien, qu’il guérirait, que nous essaierions d’avoir un chargement pour
l’Alsace, où, l’été, le pays est très joli…
» J’ai senti que ses doigts
serraient les miens… Je ne pouvais pas lui avouer qu’il me faisait mal…
» C’est alors qu’il a voulu
parler…
» Est-ce que vous comprenez
ça ?… Un homme comme lui, qui hier encore était fort comme ses chevaux… Il
ouvrait la bouche… Il faisait un si grand effort que ses veines devenaient
toutes violettes et toutes gonflées aux tempes…
» Et j’entendais un bruit
rauque, comme un cri d’animal…
» Je le suppliais de rester
tranquille… Mais il s’obstinait… Il s’est assis sur la paille, je ne sais
comment… Et il ouvrait toujours la bouche…
» Il en sortait du sang, qui
coulait sur son menton…
» J’aurais voulu appeler mon
mari… Mais Jean me tenait toujours… Il me faisait peur…
» Vous ne pouvez pas vous
figurer ça… J’essayais de comprendre… Je questionnais…
» — A boire ?…
Non ?… Il faut aller chercher quelqu’un ?…
» Et il était tellement
désespéré de ne pouvoir rien dire !… J’aurais dû deviner… J’ai bien
cherché…
» Dites ! Qu’est-ce qu’il
pouvait me demander ?… Voilà maintenant qu’il a quelque chose de déchiré
dans la gorge… Je ne sais pas, moi…
» Il a eu une hémorragie. Il a
fini par se recoucher, les dents serrées, justement sur son bras cassé… Cela
lui fait sûrement mal et pourtant on dirait qu’il ne sent rien…
» Il regarde droit devant lui…
» — Je donnerais tant pour
savoir ce qui lui ferait plaisir avant… avant qu’il soit trop tard…
Maigret marcha sans bruit vers
l’écurie où il regarda par le panneau ouvert.
C’était aussi prenant, aussi âpre
que l’agonie d’une bête avec laquelle on n’a aucun moyen de communiquer.
Le charretier était replié sur
lui-même. Il avait arraché en partie l’appareil que, la nuit, le médecin avait
posé autour de son torse.
Et on entendait le sifflement très
espacé de sa respiration.
Un des chevaux s’était pris une
patte dans sa longe mais restait immobile, comme s’il eût compris qu’il se
passait quelque chose de solennel.
Maigret hésitait, lui aussi. Il
évoquait la femme morte, enfouie sous la paille de l’écurie de Dizy, puis le
corps de Willy qui flottait sur le canal et que des gens, dans le froid matin, essayaient
d’accrocher avec une gaffe.
Sa main, dans sa poche, tripotait
l’insigne du Yacht Club de France, le bouton de manchette.
Et il revoyait le colonel
s’inclinant devant le juge d’instruction, demandant d’une voix qui ne tremblait
pas l’autorisation de poursuivre son voyage.
A la morgue d’Epernay, dans une
chambre glaciale, tapissée de casiers métalliques comme les sous-sols d’une
banque, deux corps attendaient, chacun dans une boîte numérotée.
Et à Paris, deux petites femmes aux
fards mal appliqués devaient traîner leur sourde angoisse de bar en bar.
Lucas arrivait.
— Eh bien ? lui cria
Maigret, de loin.
— Céline Mornet n’a plus donné
signe de vie à Etampes depuis le jour où elle a réclamé les papiers nécessaires
à son mariage avec Darchambaux…
L’inspecteur observa curieusement le
commissaire.
— Qu’avez-vous ?
— Chut !…
Mais Lucas avait beau regarder
autour de lui : il ne voyait rien qui justifiât la moindre émotion.
Alors Maigret l’amena jusqu’au
panneau de l’écurie, lui désigna la forme étendue dans la paille.
La marinière se demandait ce qu’ils
allaient faire. D’un bateau à moteur qui passait, une voix lançait
gaiement :
— Alors ?… En panne ?…
Elle se mit à nouveau à pleurer,
sans savoir pourquoi. Son mari remontait à bord, un seau de goudron d’une main,
une brosse de l’autre, annonçait de l’arrière :
— Il y a quelque chose qui
brûle sur le feu…
Elle gagna la cuisine,
machinalement. Et Maigret dit à Lucas, comme à regret :
— Descendons…
Un des chevaux hennit faiblement. Le
charretier ne bougea pas.
Le commissaire avait pris la
photographie de la femme morte dans son portefeuille, mais il ne la regardait
pas.
X
Les deux maris
— Ecoute, Darchambaux…
Maigret avait dit cela, debout, en
scrutant le visage du charretier. Sans même s’en rendre compte, il avait tiré
sa pipe de sa poche, mais il ne songeait pas à la bourrer.
La réaction ne fut-elle pas celle
qu’il espérait ? Toujours est-il qu’il se laissa tomber sur le banc de
l’écurie, se pencha en avant, le menton dans les mains, reprit d’une autre
voix :
— Ecoutez… Ne vous agitez pas…
Je sais que vous ne pouvez pas parler…
Une ombre insolite qui passait sur
la paille lui fit lever la tête et il aperçut le colonel, debout sur le pont de
la péniche, au bord du panneau ouvert.
L’Anglais ne bougea pas, continua à
suivre la scène des yeux, de haut en bas, les pieds plus hauts que la tête des
trois personnages.
Lucas se tenait à l’écart autant que
le permettait l’exiguïté de l’écurie. Maigret, un peu plus nerveux
poursuivit :
— On ne vous emmènera pas d’ici…
Vous comprenez Darchambaux ?… Dans quelques instants, je vais me retirer…
Mme Hortense prendra ma place…
C’était poignant, sans qu’on eût pu
dire exactement pourquoi. Maigret, malgré lui, parlait avec presque autant de
douceur que la Bruxelloise.
— Il faut, d’abord, que vous
répondiez par des battements de paupières à quelques questions… Plusieurs
personnes peuvent être accusées, arrêtées d’un moment à l’autre… Ce n’est pas
ce que vous voulez, n’est-ce pas ?… Alors, j’ai besoin que vous me
confirmiez la vérité…
Et, tout en parlant, le commissaire
ne cessait de guetter l’homme, de se demander qui il avait à cet instant devant
lui, du docteur de jadis, du bagnard obstiné, du charretier abruti ou enfin de
l’assassin exacerbé de Mary Lampson.
La silhouette était fruste, les
traits rudes. Mais les yeux n’avaient-ils pas une expression nouvelle, d’où
toute ironie était exclue ?
Une expression de tristesse infinie.
Deux fois Jean essaya de parler.
Deux fois on entendit un bruit qui ressemblait au gémissement d’un animal et de
la salive rose perla aux lèvres du moribond.
Maigret voyait toujours l’ombre des
jambes du colonel.
— Quand vous êtes parti au
bagne, jadis, vous aviez la conviction que votre femme tiendrait sa promesse,
qu’elle vous suivrait là-bas… C’est elle que vous avez tuée à Dizy !…
Pas un tressaillement !
Rien ! Le visage prenait une teinte grisâtre.
— Elle n’est pas venue et… vous
avez perdu courage… Vous… vous avez voulu tout oublier, jusqu’à votre personnalité…
Maigret parlait plus vite, comme
pris d’impatience. Il avait hâte d’en finir. Et il craignait par-dessus tout de
voir Jean succomber pendant cet interrogatoire épouvantable.
— Vous l’avez retrouvée par
hasard, alors que vous étiez devenu un autre homme… C’était à Meaux… N’est-ce
pas ?…
Il fallut attendre un bon moment
avant que le charretier, docile, consentît à fermer les paupières en signe de
confirmation.
L’ombre des jambes bougea. La
péniche oscilla un instant au passage d’un bateau à moteur.
— Elle était restée la même,
elle !… Jolie… Et coquette !… Et gaie !… On dansait, sur le pont
du yacht… Vous n’avez pas pensé tout de suite à la tuer… Sinon, il n’était pas
besoin de la conduire d’abord à Dizy…
Est-ce que seulement le mourant
entendait encore ? Couché comme il l’était, il devait voir le colonel
juste au-dessus de sa tête. Mais ses yeux n’exprimaient rien ! Rien du
moins, que l’on pût comprendre.
— Elle avait juré de vous
suivre partout… Vous aviez été au bagne… Vous viviez dans une écurie… Et l’idée
vous est venue soudain de la reprendre, telle qu’elle était avec ses bijoux,
son visage fardé, sa robe blanche, et de lui faire partager votre paille…
N’est-ce pas, Darchambaux ?
Les paupières ne battirent pas. Mais
la poitrine se souleva. Il y eut un nouveau râle. Lucas, qui n’en pouvait plus,
remua dans son coin.
— C’est cela ! Je le
sens ! prononça Maigret de plus en plus vite, comme pris de vertige.
Devant son ancienne femme, Jean le charretier, qui avait à peu près oublié le
docteur Darchambaux, retrouvait des souvenirs, des bouffées d’autrefois… Et une
étrange vengeance s’ébauchait… Une vengeance ?… A peine !… Un besoin
obscur de ramener à son niveau celle qui avait promis d’être à lui pour toute
la vie…
» Et Mary Lampson a vécu trois
jours, cachée dans cette écurie, presque de son plein gré…
» Car elle a eu peur… Peur du
revenant qu’elle sentait prêt à tout, qui lui ordonnait de le suivre !…
» D’autant plus peur qu’elle
avait conscience de la lâcheté qu’elle avait commise…
» Elle est venue d’elle-même…
Et vous, Jean, vous lui avez apporté de la viande conservée, du gros vin rouge…
Vous l’avez rejointe, deux nuits de suite, après les interminables étapes le
long de la Marne…
» A Dizy…
Une fois encore le moribond s’agita.
Mais il était sans force. Il retomba, tout mou, vide de nerfs.
— Elle a dû se révolter… Elle
ne pouvait pas supporter plus longtemps pareille vie… Vous l’avez étranglée,
dans un moment de fureur, plutôt que de la laisser repartir une seconde fois…
Vous avez porté le cadavre dans l’écurie… Est-ce vrai ?
Il dut répéter cinq fois la question
et à la fin les paupières bougèrent.
« Oui… » disaient-elles
avec indifférence.
Il y eut un léger bruit sur le pont.
Le colonel écartait la Bruxelloise qui voulait se rapprocher. Elle obéissait,
impressionnée par son air solennel.
— Le chemin de halage… Votre
vie, à nouveau, le long du canal… Mais vous étiez inquiet… Vous aviez peur… Car
vous avez peur de mourir, Jean… Peur d’être repris… Peur du bagne… Une peur
atroce, surtout, de quitter vos chevaux, votre écurie, votre paille, le petit
coin qui est devenu votre univers… Alors, une nuit, vous avez pris le vélo d’un
éclusier… Je vous avais questionné… Vous deviniez mes soupçons…
» Vous êtes venu rôder à Dizy,
avec l’idée de faire quelque chose, n’importe quoi, pour les détourner…
» Est-ce exact ?…
Jean, maintenant, était d’un calme
si absolu qu’on pouvait le croire mort. Son visage n’exprimait plus que
l’ennui. Ses paupières, pourtant, s’abaissèrent une fois de plus.
— Quand vous êtes arrivé, le Southern
Cross n’était pas éclairé. Vous pouviez croire que tout le monde était
endormi. Sur le pont séchait un bonnet de marin… Vous l’avez pris… Vous êtes
allé à l’écurie, afin de le cacher sous la paille… C’était le moyen de changer
le cours de l’enquête, de la faire dévier vers les hôtes du yacht…
» Vous ne pouviez pas savoir
que Willy Marco, qui était dehors, tout seul, et qui vous avait vu prendre le
béret, vous suivait pas à pas… Il vous a attendu, à la porte de l’écurie, où il
a perdu un bouton de manchette…
» Intrigué, il vous a suivi
tandis que vous retourniez vers le pont de pierre, où vous aviez laissé votre
vélo…
» Est-ce qu’il vous a
interpellé ?… Est-ce que vous avez entendu du bruit derrière vous ?…
» Il y a eu lutte… Vous l’avez
tué, de vos doigts terribles, qui avaient déjà étranglé Mary Lampson… Vous avez
traîné son corps jusqu’au canal…
» Puis vous avez dû marcher,
tête basse… Vous avez vu, sur le chemin, quelque chose qui brillait, l’insigne
de l’Y.C.F… Et, à tout hasard, sachant que cet insigne appartenait à quelqu’un,
l’ayant peut-être vu à la boutonnière du colonel, vous l’avez jeté à l’endroit
où avait eu lieu la bataille… Répondez, Darchambaux… C’est bien ainsi que les
choses se sont passées ?…
— En panne, La Providence ?…
lançait à nouveau un marinier, dont la péniche passa si près qu’on vit sa tête
glisser à hauteur du panneau.
Et, chose étrange, troublante, les
yeux de Jean s’humectèrent. Il battit des paupières, très vite, comme pour tout
admettre, pour en finir. Il entendit la marinière qui répondait, de l’arrière
où elle attendait :
— C’est Jean qui s’est blessé…
Alors Maigret, en se levant :
— Hier soir, quand j’ai examiné
vos bottes, vous avez compris que j’arriverais fatalement à la vérité… Vous
avez voulu vous tuer, en vous jetant dans les remous de l’écluse…
Mais le charretier était si bas, il
respirait avec tant de peine que le commissaire n’attendit même pas de réponse.
Il fit un signe à Lucas, regarda une dernière fois autour de lui.
Il tombait dans l’écurie un rayon de
soleil oblique qui atteignait l’oreille gauche du charretier et le sabot d’un
des chevaux.
Au moment où les deux hommes
sortaient, sans rien trouver à ajouter, Jean essaya encore une fois de parler,
avec véhémence, sans souci de la douleur. Il se dressa à demi sur sa couche,
les yeux fous.
Maigret ne s’occupa pas tout de
suite du colonel. Il adressa des gestes d’appel à la femme qui, de loin,
l’observait.
— Eh bien ?… Comment
va-t-il ?… questionna-t-elle.
— Restez près de lui…
— Je peux ?… On ne viendra
plus le…
Elle n’osa pas achever. Elle s’était
figée en entendant les appels indistincts de Jean qui semblait avoir peur de
mourir tout seul.
Puis soudain elle courut vers
l’écurie.
Vladimir, assis sur le cabestan du
yacht, une cigarette aux lèvres, son bonnet blanc en travers sur sa tête,
faisait une épissure.
Un agent attendait sur le quai et
Maigret lui demanda, de la péniche :
— Qu’est-ce que c’est ?
— On a la réponse de Moulins…
Il tendit un pli qui disait
simplement :
La boulangère Marie Dupin déclare
qu’elle avait, à Etampes, une arrière cousine nommée Céline Mornet.
Alors Maigret regarda le colonel des
pieds à la tête. Il portait sa casquette blanche à large écusson. Ses yeux
étaient à peine glauques, ce qui signifiait sans doute qu’il avait bu
relativement peu de whisky.
— Vous aviez des soupçons sur La
Providence ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.
C’était tellement évident !
Est-ce que Maigret, lui aussi, n’eût pas soupçonné la péniche si ses doutes ne
s’étaient portés un instant sur les hôtes du yacht ?
— Pourquoi ne m’avez-vous rien
dit ?
La réponse fut digne du dialogue
entre sir Lampson et le juge d’instruction, à Dizy.
— Je voulais faire moi-même…
Et cela suffisait à exprimer le
mépris du colonel pour la police.
— Mon femme ?…
questionna-t-il presque aussitôt.
— Comme vous l’avez dit, comme
Willy Marco l’a dit, c’était une charmante femme…
Maigret parlait sans ironie.
D’ailleurs, il était plus attentif aux bruits qui arrivaient de l’écurie qu’à
cette conversation.
On entendait le murmure étouffé
d’une seule voix, celle de la marinière, qui avait l’air de consoler un enfant
malade.
— Quand elle a épousé
Darchambaux, elle avait déjà envie de luxe… Et, sans doute, est-ce pour elle
que le médecin pauvre qu’il était a aidé sa tante à mourir… Je ne dis pas
qu’elle était complice… Je dis que c’était pour elle !… Et elle le savait
si bien qu’elle a juré en cour d’assises d’aller le rejoindre…
» Une charmante femme… Ce qui
n’est pas la même chose qu’une héroïne…
» Le goût de la vie a été le
plus fort… Vous devez comprendre cela, colonel…
Il y avait à la fois du soleil, du
vent et des nuages menaçants. Une ondée pouvait tomber d’un moment à l’autre.
La lumière était équivoque.
— On revient si rarement du
bagne !… Elle était jolie… Toutes les joies étaient à sa portée… Il n’y
avait que son nom à la gêner… Alors, sur la Côte d’Azur, où elle avait
rencontré un premier admirateur prêt à l’épouser, elle a eu l’idée de faire venir
de Moulins l’extrait d’acte de naissance d’une petite-cousine dont elle se
souvenait…
» C’est facile ! Si facile
qu’on parle en ce moment de prendre les empreintes digitales des nouveau-nés et
de les apposer sur les registres d’état civil…
» Elle a divorcé… Elle est
devenue votre femme…
» Une charmante femme… Pas
méchante, j’en suis sûr… Mais elle aimait la vie, n’est-ce pas ?… Elle
aimait la jeunesse, l’amour, le luxe…
» Avec peut-être, parfois,
comme des retours de flamme qui la poussaient à une fugue inexplicable…
» Tenez ! Je suis persuadé
qu’elle a suivi Jean moins à cause de ses menaces que par besoin de se faire
pardonner…
» Le premier jour, cachée dans
l’écurie de ce bateau, parmi les odeurs fortes, elle a dû goûter une
satisfaction trouble à l’idée qu’elle expiait…
» La même chose que jadis,
quand elle criait aux jurés qu’elle suivrait son mari en Guyane.
» Des êtres charmants, dont le
premier mouvement est toujours bon, voire théâtral… Ils sont tout pétris de
bonnes intentions…
» Seulement la vie, avec ses
lâchetés, ses compromissions, ses besoins impérieux, est plus puissante…
Maigret avait parlé avec un certain
emportement, sans cesser de guetter les bruits de l’écurie en même temps que
son regard suivait les mouvements des bateaux qui entraient dans l’écluse ou en
sortaient.
Le colonel, devant lui, tenait la
tête basse. Quand il la releva, ce fut pour observer Maigret avec une sympathie
évidente, peut-être même avec une émotion contenue.
— Vous venez boire ?
dit-il en désignant son yacht.
Lucas se tenait à l’écart.
— Vous me préviendrez ?
lui lança le commissaire.
Entre eux, il n’y avait pas besoin
d’explications. L’inspecteur avait compris, rôdait, silencieux, autour de
l’écurie.
Le Southern Cross était en
ordre comme si rien ne se fût passé. Il n’y avait pas un grain de poussière sur
les cloisons d’acajou de la cabine.
Au milieu de la table, un flacon de
whisky, un siphon et des verres.
— Restez dehors,
Vladimir !…
L’impression de Maigret était
nouvelle. Il n’entrait plus là pour essayer de découvrir un lambeau de vérité.
Il était moins lourd, moins brutal.
Et le colonel le traitait comme il
avait traité M. de Clairfontaine de Lagny.
— Il va mourir, n’est-ce
pas ?…
— D’une minute à l’autre,
oui !… Il le sait depuis hier…
L’eau gazeuse gicla du siphon. Sir
Lampson prononça gravement :
— Santé !…
Et Maigret but, avec autant
d’avidité que son hôte.
— Pourquoi il a quitté
l’hôpital ?…
Le rythme des répliques était lent.
Avant de répondre, le commissaire regarda autour de lui, observa les moindres
détails de la cabine.
— Parce que…
Il chercha ses mots, cependant que
son compagnon emplissait déjà les verres.
— … un homme sans attaches… un
homme qui a coupé tous les liens avec son passé, avec son ancienne personnalité…
Il lui faut bien se raccrocher à quelque chose !… Il a eu son écurie…
l’odeur… les chevaux… le café avalé tout brûlant à trois heures du matin avant
de marcher jusqu’au soir… Son terrier, si vous voulez !… Son coin à lui…
Tout plein de sa chaleur animale…
Et Maigret regarda le colonel dans
les yeux. Il le vit détourner la tête. Il ajouta tout en saisissant son
verre :
— Il y a des terriers de toutes
sortes… Il y en a qui sentent le whisky, l’eau de Cologne et la femme… Avec des
airs de phonographe et…
Il se tut pour boire. Quand il
redressa la tête, son compagnon avait eu le temps de vider un troisième verre.
Et sir Lampson le regardait de ses
gros yeux troubles, lui tendait la bouteille.
— Merci… protesta Maigret.
— Yes !… J’ai besoin…
Est-ce qu’il n’y avait pas de
l’affection dans son regard ?
— Mon femme… Willy…
A cet instant, une pensée aiguë
traversa l’esprit du commissaire. Est-ce que sir Lampson ne se trouvait pas
aussi seul, aussi désemparé que Jean, qui était en train de mourir dans son écurie ?
Encore le charretier avait-il près
de lui ses chevaux et la Bruxelloise maternelle.
— Buvez !… Yes !… Je
demande… Vous êtes un gentleman…
Il était quasi suppliant. Il tendait
sa bouteille avec un regard un peu honteux. On entendait Vladimir qui allait et
venait sur le pont.
Maigret tendit son verre. Mais on
frappa à la porte. Lucas appela à travers l’huis :
— Commissaire !…
Et, la porte à peine ouverte, il
ajouta :
— C’est fait…
Le colonel ne bougea pas. Il regarda
les deux hommes s’éloigner d’un air lugubre. Quand il se retourna, Maigret le
vit boire le verre qu’il venait de lui servir, d’un trait, et il l’entendit
crier :
— Vladimir !…
Près de La Providence,
quelques personnes étaient arrêtées, car, de la berge, on percevait des
sanglots.
C’était Hortense Canelle, la
marinière, à genoux près de Jean, qui lui parlait encore bien que, depuis
plusieurs minutes, il eût cessé de vivre.
Son mari, sur le pont, guettait
l’arrivée du commissaire. Il sautilla vers lui, tout maigre, tout agité,
murmura avec angoisse :
— Qu’est-ce que je dois
faire ?… Il est mort !… Ma femme…
Une image que Maigret ne devait pas
oublier : dans l’écurie, vue d’en haut, encombrée par les deux chevaux, un
corps presque roulé sur lui-même, avec la moitié de la tête enfouie dans la
paille. Et les cheveux blonds de la Bruxelloise qui prenaient tout le soleil
tandis qu’elle gémissait doucement, en répétant parfois :
— Mon petit Jean…
Tout comme si Jean eût été un enfant
et non ce vieillard dur comme pierre, à la carcasse de gorille, qui avait
dérouté les médecins !
XI
Trématage
Personne ne s’en aperçut, à part
Maigret. Deux heures après la mort de Jean, tandis qu’on emportait le corps sur
une civière vers une voiture qui attendait, le colonel avait demandé, les yeux
striés de rouge, mais la démarche pleine de dignité :
— Vous pensez qu’on me donnera
le permis d’inhumer ?
— Dès demain…
Cinq minutes plus tard, Vladimir,
avec sa précision habituelle de mouvements, larguait les amarres.
Deux bateaux attendaient devant
l’écluse de Vitry-le François, se dirigeant vers Dizy.
Le premier se poussait déjà à la
perche vers le sas quand le yacht le frôla, contourna son avant arrondi et
pénétra dans l’écluse ouverte.
Il y eut des protestations. Le
marinier cria à l’éclusier que c’était son tour, qu’il ferait des réclamations,
et cent autres choses.
Mais le colonel, en casquette
blanche, en complet d’officier, ne se retourna même pas.
Il était debout devant la roue de
cuivre du gouvernail, impassible, regardant droit devant lui.
Quand les portes de l’écluse furent
refermées, Vladimir descendit à terre, tendit ses papiers, le pourboire
traditionnel.
— Parbleu ! Les yachts ont
tous les droits ! grommela un charretier… Avec dix francs à chaque écluse…
Le bief, au-dessous de
Vitry-le-François, était encombré. C’est à peine s’il paraissait possible de se
faufiler à la gaffe entre les bateaux qui attendaient leur tour.
Et pourtant, les portes à peine
ouvertes, l’eau bouillonna autour de l’hélice. Le colonel, d’un geste
indifférent, embraya.
Et le Southern Cross prit
d’un seul coup toute sa vitesse, frôla les lourds chalands, au milieu des cris,
des protestations, mais n’en toucha pas un seul.
Deux minutes plus tard, il
disparaissait au tournant et Maigret prononçait à l’adresse de Lucas qui
l’avait accompagné :
— Ils sont tous les deux ivres
morts !
Nul ne l’avait soupçonné. Le colonel
était correct et digne, avec l’énorme écusson d’or au milieu de sa casquette.
Vladimir, en tricot rayé, le calot
sur le sommet du crâne, n’avait pas eu un faux mouvement.
Seulement, si le cou apoplectique de
sir Lampson était violacé, son visage était d’une pâleur maladive, ses yeux
soulignés de lourdes poches, ses lèvres sans couleur.
Quant au Russe, le moindre choc lui
eût fait perdre l’équilibre, car il dormait debout.
A bord de La Providence, tout
était clos, silencieux. Les deux chevaux, à cent mètres de la péniche, étaient
attachés à un arbre.
Et les mariniers s’en étaient allés
en ville, commander des vêtements de deuil.
Morsang, à bord de l’« Ostrogoth », été 1930.
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