Maigret, #6
Georges Simenon
Le chien jaune
Maigret VI
I
Le chien sans maître
Vendredi 7 novembre. Concarneau est
désert. L’horloge lumineuse de la vieille ville, qu’on aperçoit au-dessus des
remparts, marque onze heures moins cinq.
C’est le plein de la marée et une
tempête du sud-ouest fait s’entrechoquer les barques dans le port. Le vent
s’engouffre dans les rues, où l’on voit parfois des bouts de papier filer à
toute allure au ras du sol.
Quai de l’Aiguillon, il n’y a pas
une lumière. Tout est fermé. Tout le monde dort. Seules les trois fenêtres de
l’Hôtel de l’Amiral, à l’angle de la place et du quai, sont encore éclairées.
Elles n’ont pas de volets mais, à
travers les vitraux verdâtres, c’est à peine si on devine des silhouettes. Et
ces gens attardés au café, le douanier de garde les envie, blotti dans la
guérite, à moins de cent mètres.
En face de lui, dans le bassin, un
caboteur qui, l’après-midi, est venu se mettre à l’abri. Personne sur le pont.
Les poulies grincent et un foc mal cargué claque au vent. Puis il y a le
vacarme continu du ressac, un déclic à l’horloge, qui va sonner onze heures.
La porte de l’Hôtel de l’Amiral
s’ouvre. Un homme paraît, qui continue à parler un instant par
l’entrebâillement à des gens restés à l’intérieur. La tempête le happe, agite
les pans de son manteau, soulève son chapeau melon, qu’il rattrape à temps et
qu’il maintient sur sa tête tout en marchant.
Même de loin, on sent qu’il est tout
guilleret, mal assuré sur ses jambes et qu’il fredonne. Le douanier le suit des
yeux, sourit quand l’homme se met en tête d’allumer un cigare. Car c’est une
lutte comique qui commence entre l’ivrogne, son manteau que le vent veut lui
arracher et son chapeau qui fuit le long du trottoir. Dix allumettes
s’éteignent.
Et l’homme au chapeau melon avise un
seuil de deux marches, s’y abrite, se penche. Une lueur tremble, très brève. Le
fumeur vacille, se raccroche au bouton de la porte.
Est-ce que le douanier n’a pas perçu
un bruit étranger à la tempête ? Il n’en est pas sûr. Il rit d’abord en
voyant le noctambule perdre l’équilibre, faire plusieurs pas en arrière,
tellement penché que la pose en est incroyable.
Il s’étale sur le sol, au bord du
trottoir, la tête dans la boue du ruisseau. Le douanier se frappe les mains sur
les flancs pour les réchauffer, observe avec humeur le foc dont les claquements
l’irritent.
Une minute, deux minutes passent.
Nouveau coup d’œil à l’ivrogne, qui n’a pas bougé. Par contre un chien, venu on
ne sait d’où, est là, qui le renifle.
— C’est seulement à ce moment
que j’ai eu la sensation qu’il s’était passé quelque chose ! dira le
douanier, au cours de l’enquête.
Les allées et venues qui succédèrent
à cette scène sont plus difficiles à établir dans un ordre chronologique
rigoureux. Le douanier s’avance vers l’homme couché, peu rassuré par la présence
du chien, une grosse bête jaune et hargneuse. Il y a un bec de gaz à huit
mètres. D’abord le fonctionnaire ne voit rien d’anormal. Puis il remarque qu’il
y a un trou dans le pardessus de l’ivrogne et que de ce trou sort un liquide
épais.
Alors il court à l’Hôtel de
l’Amiral. Le café est presque vide. Accoudée à la caisse, une fille de salle.
Près d’une table de marbre, deux hommes achèvent leur cigare, renversés en
arrière, jambes étendues.
— Vite !… Un crime… Je ne
sais pas…
Le douanier se retourne. Le chien
jaune est entré sur ses talons et s’est couché aux pieds de la fille de salle.
Il y a du flottement, un vague
effroi dans l’air.
— Votre ami, qui vient de
sortir…
Quelques instants plus tard, ils
sont trois à se pencher sur le corps, qui n’a pas changé de place. La mairie,
où se trouve le poste de police, est à deux pas. Le douanier préfère s’agiter.
Il s’y précipite, haletant, puis se suspend à la sonnette d’un médecin.
Et il répète, sans pouvoir se
débarrasser de cette vision :
— Il a vacillé en arrière comme
un ivrogne et il a fait au moins trois pas de la sorte…
Cinq hommes… six… sept… Et des
fenêtres qui s’ouvrent un peu partout, des chuchotements…
Le médecin, agenouillé dans la boue,
déclare :
— Une balle tirée à bout portant
en plein ventre… Il faut l’opérer d’urgence… Qu’on téléphone à l’hôpital…
Tout le monde a reconnu le blessé,
M. Mostaguen, le principal négociant en vins de Concarneau, un bon gros qui n’a
que des amis.
Les deux policiers en
uniforme – il y en a un qui n’a pas trouvé son képi – ne savent par
quel bout commencer l’enquête.
Quelqu’un parle, M. Le Pommeret,
qu’à son allure et à sa voix on reconnaît immédiatement pour un notable.
— Nous avons fait une partie de
cartes ensemble, au Café de l’Amiral, avec Servières et le docteur Michoux… Le
docteur est parti le premier, voilà une demi-heure… Mostaguen, qui a peur de sa
femme, nous a quittés sur le coup d’onze heures…
Incident tragi-comique. Tous
écoutent M. Le Pommeret. On oublie le blessé. Et le voici qui ouvre les yeux,
essaie de se soulever, murmure d’une voix étonnée, si douce, si fluette que la
fille de salle éclate d’un rire nerveux :
— Qu’est-ce que c’est ?…
Mais un spasme le secoue. Ses lèvres
s’agitent. Les muscles du visage se contractent tandis que le médecin prépare
sa seringue pour une piqûre.
Le chien jaune circule entre les
jambes. Quelqu’un s’étonne.
— Vous connaissez cette
bête ?…
— Je ne l’ai jamais vue…
— Sans doute un chien de bateau…
Dans l’atmosphère de drame, ce chien
a quelque chose d’inquiétant. Peut-être sa couleur, d’un jaune sale ? Il
est haut sur pattes, très maigre, et sa grosse tête rappelle à la fois le mâtin
et le dogue d’Ulm.
A cinq mètres du groupe, les
policiers interrogent le douanier, qui est le seul témoin de l’événement.
On regarde le seuil de deux marches.
C’est le seuil d’une grosse maison bourgeoise, dont les volets sont clos. A
droite de la porte, une affiche de notaire annonce la vente publique de
l’immeuble pour le 18 novembre : Mise à prix : 80.000 francs…
Un sergent de ville chipote
longtemps sans parvenir à forcer la serrure, et c’est le patron du garage
voisin qui la fait sauter à l’aide d’un tournevis.
La voiture d’ambulance arrive. On
hisse M. Mostaguen sur une civière. Les curieux n’ont plus d’autre ressource
que de contempler la maison vide.
Elle est inhabitée depuis un an.
Dans le corridor règne une lourde odeur de poudre et de tabac. Une lampe de
poche éclaire, sur les dalles du sol, des cendres de cigarette et des traces de
boue qui prouvent que quelqu’un est resté assez longtemps à guetter derrière la
porte.
Un homme, qui n’a qu’un pardessus
sur son pyjama, dit à sa femme :
— Viens ! Il n’y a plus
rien à voir… Nous apprendrons le reste demain par le journal… M. Servières est
là…
Servières est un petit personnage
grassouillet, en paletot mastic, qui se trouvait avec M. Le Pommeret à l’Hôtel
de l’Amiral. Il est rédacteur au Phare de Brest, où il publie entre
autres chaque dimanche une chronique humoristique.
Il prend des notes, donne des
indications, sinon des ordres aux deux policiers.
Les portes qui ouvrent sur le
corridor sont fermées à clé. Celle du fond, qui donne accès à un jardin, est
ouverte. Le jardin est entouré d’un mur qui n’a pas un mètre cinquante de haut.
De l’autre côté de ce mur, c’est une ruelle, qui débouche sur le quai de
l’Aiguillon.
— L’assassin est parti par
là ! annonce Jean Servières.
C’est le lendemain que Maigret
établit tant bien que mal ce résumé des événements. Depuis un mois, il était
détaché à la Brigade mobile de Rennes, où certains services étaient à
réorganiser. Il avait reçu un coup de téléphone alarmé du maire de Concarneau.
Et il était arrivé dans cette ville
en compagnie de Leroy, un inspecteur avec qui il n’avait pas encore travaillé.
La tempête n’avait pas cessé.
Certaines bourrasques faisaient crever sur la ville de gros nuages qui
tombaient en pluie glacée. Aucun bateau ne sortait du port et on parlait d’un
vapeur en difficulté au large des Glénan.
Maigret s’installa naturellement à
l’Hôtel de l’Amiral, qui est le meilleur de la ville. Il était cinq heures de
l’après-midi et la nuit venait de tomber quand il pénétra dans le café, une
longue salle assez morne, au plancher gris semé de sciure de bois, aux tables
de marbre, qu’attristent encore les vitraux verts des fenêtres.
Plusieurs tables étaient occupées.
Mais, au premier coup d’œil, on reconnaissait celle des habitués, les clients
sérieux, dont les autres essayaient d’entendre la conversation.
Quelqu’un se leva, d’ailleurs, à
cette table, un homme au visage poupin, à l’œil rond, à la lèvre souriante.
— Commissaire Maigret ?…
Mon bon ami le maire m’a annoncé votre arrivée… J’ai souvent entendu parler de
vous… Permettez que je me présente… Jean Servières… Hum !… Vous êtes de
Paris, n’est-ce pas ?… Moi aussi !… J’ai été longtemps directeur de
la Vache-Rousse, à Montmartre… J’ai collaboré au Petit Parisien, à
Excelsior, à la Dépêche… J’ai connu intimement un de vos chefs, ce
brave Bertrand, qui a pris sa retraite l’an dernier pour aller planter ses
choux dans la Nièvre… Et j’ai fait comme lui !… Je suis pour ainsi dire
retiré de la vie publique… Je collabore, pour m’amuser, au Phare de Brest…
Il sautillait, gesticulait.
— Venez donc, que je vous
présente notre tablée… Le dernier carré de joyeux garçons de Concarneau… Voici
Le Pommeret, impénitent coureur de filles, rentier de son état et vice-consul
de Danemark…
L’homme qui se leva et tendit la
main était en tenue de gentilhomme campagnard : culottes de cheval à
carreaux, guêtres moulées, sans un grain de boue, cravate-plastron en piqué
blanc. Il avait de jolies moustaches argentées, des cheveux bien lissés, un
teint clair et des joues ornées de couperose.
— Enchanté, commissaire…
Et Jean Servières continuait :
— Le docteur Michoux… Le fils
de l’ancien député… Il n’est d’ailleurs médecin que sur le papier, car il n’a
jamais pratiqué… Vous verrez qu’il finira par vous vendre du terrain. Il est
propriétaire du plus beau lotissement de Concarneau et peut-être de Bretagne…
Une main froide. Un visage en lame
de couteau, au nez de travers. Des cheveux roux déjà rares, bien que le docteur
n’eût pas trente-cinq ans.
— Qu’est-ce que vous
buvez ?…
Pendant ce temps, l’inspecteur Leroy
était allé prendre langue à la mairie et à la gendarmerie.
Il y avait dans l’atmosphère du café
quelque chose de gris, de terne, sans qu’on pût préciser quoi. Par une porte
ouverte, on apercevait la salle à manger, où des serveuses en costume breton
dressaient les tables pour le dîner.
Le regard de Maigret tomba sur un
chien jaune, couché au pied de la caisse. Il leva les yeux, aperçut une jupe
noire, un tablier blanc, un visage sans grâce et pourtant si attachant que
pendant la conversation qui suivit il ne cessa de l’observer.
Chaque fois qu’il détournait la
tête, d’ailleurs, c’était la fille de salle qui rivait sur lui son regard
fiévreux.
— Si ce pauvre Mostaguen, qui
est le meilleur bougre de la terre, à cela près qu’il a une peur bleue de sa
femme, n’avait failli y laisser la peau, je jurerais que c’est une farce de
mauvais goût…
C’était Jean Servières qui parlait.
Le Pommeret appelait familièrement :
— Emma !…
Et la fille de salle
s’avançait :
— Alors ?… Qu’est-ce que
vous prenez ?…
Il y avait des demis vides sur la
table.
— C’est l’heure de
l’apéritif ! remarqua le journaliste. Autrement dit, l’heure du pernod…
Des pernods, Emma… N’est-ce pas, commissaire ?…
Le docteur Michoux regardait son
bouton de manchette d’un air absorbé.
— Qui aurait pu prévoir que
Mostaguen s’arrêterait sur le seuil pour allumer son cigare ? poursuivait
la voix sonore de Servières. Personne, n’est-ce pas ? Or, Le Pommeret et
moi habitons de l’autre côté de la ville ! Nous ne passons pas devant la
maison vide ! A cette heure-là, il n’y avait plus que nous trois à
circuler dans les rues… Mostaguen n’est pas le type à avoir des ennemis… C’est
ce qu’on appelle une bonne pâte… Un garçon dont toute l’ambition est d’avoir un
jour la Légion d’honneur…
— L’opération a réussi ?…
— Il s’en tirera… Le plus drôle
est que sa femme lui a fait une scène à l’hôpital, car elle est persuadée qu’il
s’agit d’une histoire d’amour !… Vous voyez ça ?… Le pauvre vieux
n’aurait même pas osé caresser sa dactylo, par crainte des complications !
— Double ration !… dit Le
Pommeret à la serveuse qui versait l’imitation d’absinthe. Apporte de la glace,
Emma…
Des clients sortirent, car c’était
l’heure du dîner. Une bourrasque pénétra par la porte ouverte, fit frémir les
nappes de la salle à manger.
— Vous lirez le papier que j’ai
écrit là-dessus et où je crois avoir étudié toutes les hypothèses. Une seule
est plausible : c’est que l’on se trouve en présence d’un fou… Par
exemple, nous qui connaissons toute la ville, nous ne voyons pas du tout qui
pourrait avoir perdu la raison… Nous sommes ici chaque soir… Parfois le maire
vient faire sa partie avec nous… Ou bien Mostaguen… Ou encore on va chercher,
pour le bridge, l’horloger qui habite quelques maisons plus loin…
— Et le chien ?…
Le journaliste esquissa un geste
d’ignorance.
— Personne ne sait d’où il sort…
On a cru un moment qu’il appartenait au caboteur arrivé hier… Le
Sainte-Marie… Il paraît que non… Il y a bien un chien à bord, mais c’est un
terre-neuve, tandis que je défie qui que ce soit de dire de quelle race est
cette affreuse bête…
Tout en parlant, il saisit une
carafe d’eau, en versa dans le verre de Maigret.
— Il y a longtemps que la fille
de salle est ici ? questionna le commissaire à mi-voix.
— Des années…
— Elle n’est pas sortie, hier
au soir ?
— Elle n’a pas bougé… Elle
attendait que nous partions pour se coucher… Le Pommeret et moi, nous évoquions
de vieux souvenirs, des souvenirs du bon temps, quand nous étions assez beaux
pour nous offrir des femmes sans argent… Pas vrai, Le Pommeret ?… Il ne
dit rien !… Lorsque vous le connaîtrez mieux, vous comprendrez que, du
moment qu’il est question de femmes, il soit de taille à passer la nuit…
Savez-vous comment nous appelons la maison qu’il habite en face de la halle aux
poissons ?… La maison des turpitudes… Hum !…
— A votre santé, commissaire,
fit, non sans une certaine gêne, celui dont on parlait.
Maigret remarqua au même instant que
le docteur Michoux, qui avait à peine desserré les dents, se penchait pour
regarder son verre en transparence. Son front était plissé. Son visage, naturellement
décoloré, avait une expression saisissante d’inquiétude.
— Un instant !… lança-t-il
soudain, après avoir longtemps hésité.
Il approcha le verre de ses narines,
y trempa un doigt qu’il frôla du bout de la langue. Servières éclata d’un gros
rire.
— Bon !… Le voilà qui se
laisse terroriser par l’histoire de Mostaguen…
— Eh bien ? questionna
Maigret.
— Je crois qu’il vaut mieux ne
pas boire… Emma !… Va dire au pharmacien d’à côté d’accourir… Même s’il
est à table !…
Cela jeta un froid. La salle parut
plus vide, plus morne encore. Le Pommeret tirailla ses moustaches avec
nervosité. Le journaliste lui-même s’agita sur sa chaise.
— Qu’est-ce que tu crois ?…
Le docteur était sombre. Il fixait
toujours son verre. Il se leva et prit lui-même dans le placard la bouteille de
pernod, la mania dans la lumière, et Maigret distingua deux ou trois petits grains blancs qui flottaient sur le liquide.
La fille de salle rentrait, suivie
du pharmacien, qui avait la bouche pleine.
— Ecoutez, Kervidon… Il faut
immédiatement nous analyser le contenu de cette bouteille et des verres…
— Aujourd’hui ?
— A l’instant !…
— Quelle réaction dois-je
essayer ?… Qu’est-ce que vous pensez ?…
Jamais Maigret n’avait vu poindre
aussi vite l’ombre pâle de la peur. Quelques instants avaient suffi. Toute
chaleur avait disparu des regards et la couperose semblait artificielle sur les
joues de Le Pommeret.
La fille de salle s’était accoudée à
la caisse et mouillait la mine d’un crayon pour aligner des chiffres dans un
carnet recouvert de toile cirée noire.
— Tu es fou !… essaya de
lancer Servières.
Cela sonna faux. Le pharmacien avait
la bouteille dans une main, un verre dans l’autre.
— Strychnine… souffla le
docteur.
Et il poussa l’autre dehors, revint,
tête basse, le teint jaunâtre.
— Qu’est-ce qui vous fait
penser… commença Maigret.
— Je ne sais pas… Un hasard…
J’ai vu un grain de poudre blanche dans mon verre… L’odeur m’a paru bizarre…
— Autosuggestion
collective !… affirma le journaliste. Que je raconte ça demain dans mon
canard, et c’est la ruine de tous les bistrots du Finistère…
— Vous buvez toujours du
pernod ?…
— Tous les soirs avant le dîner…
Emma est tellement habituée qu’elle apporte dès qu’elle constate que notre demi
est vide… Nous avons nos petites habitudes… Le soir, c’est du calvados…
Maigret alla se camper devant
l’armoire aux liqueurs, avisa une bouteille de calvados.
— Pas celui-là !… Le
flacon à grosse panse…
Il le prit, le mania devant la
lumière, aperçut quelques grains de poudre blanche. Mais il ne dit rien. Ce
n’était pas nécessaire. Les autres avaient compris.
L’inspecteur Leroy entrait,
annonçait d’une voix indifférente :
— La gendarmerie n’a rien
remarqué de suspect. Pas de rôdeurs dans le pays… On ne comprend pas…
Il s’étonna du silence qui régnait,
de l’angoisse compacte qui prenait à la gorge. De la fumée de tabac s’étirait
autour des lampes électriques. Le billard montrait son drap verdâtre comme un gazon
pelé. Il y avait des bouts de cigares par terre, ainsi que quelques crachats,
dans la sciure.
— … Sept et je retiens un…
épelait Emma en mouillant la pointe de son crayon.
Et, levant la tête, elle criait à la
cantonade :
— Je viens, madame !…
Maigret bourrait sa pipe. Le docteur
Michoux fixait obstinément le sol et son nez paraissait plus de travers
qu’auparavant. Les souliers de Le Pommeret étaient luisants comme s’ils
n’eussent jamais servi à marcher. Jean Servières haussait de temps en temps les
épaules en discutant avec lui-même.
Tous les regards se tournèrent vers
le pharmacien quand il revint avec la bouteille et un verre vide.
Il avait couru. Il était à court de
souffle. A la porte, il donna un coup de pied dans le vide pour chasser quelque
chose, grommela :
— Sale chien !…
Et, à peine dans le café :
— C’est une plaisanterie,
n’est-ce pas ? Personne n’a bu ?…
— Eh bien ?…
— De la strychnine, oui !…
On a dû la mettre dans la bouteille il y a une demi-heure à peine…
Il regarda avec effroi les verres
encore pleins, les cinq hommes silencieux.
— Qu’est-ce que cela veut
dire ?… C’est inouï !… J’ai bien le droit de savoir !… Cette
nuit, un homme qu’on tue à côté de chez moi… Et aujourd’hui…
Maigret lui prit la bouteille des
mains. Emma revenait, indifférente, montrait au-dessus de la caisse son long
visage aux yeux cernés, aux lèvres minces, ses cheveux mal peignés où le bonnet
breton glissait toujours vers la gauche bien qu’elle le remît en place à chaque
instant.
Le Pommeret allait et venait à
grands pas en contemplant les reflets de ses chaussures. Jean Servières,
immobile, fixait les verres et éclatait soudain, d’une voix qu’assourdissait un
sanglot d’effroi :
— Tonnerre de Dieu !…
Le docteur rentrait les épaules.
II
Le docteur en pantoufles
L’inspecteur Leroy, qui avait
vingt-cinq ans, ressemblait davantage à ce que l’on appelle un jeune homme bien
élevé qu’à un inspecteur de police.
Il sortait de l’école. C’était sa
première affaire, et depuis quelques instants il observait Maigret d’un air
désolé, essayait d’attirer discrètement son attention. Il finit par lui
souffler en rougissant :
— Excusez-moi, commissaire…
Mais… les empreintes…
Il dut penser que son chef était de
la vieille école et
ignorait la valeur des investigations scientifiques car
Maigret, tout en tirant une bouffée de sa pipe, laissa tomber :
— Si vous voulez…
On ne vit plus l’inspecteur Leroy,
qui porta avec précaution la bouteille et les verres dans sa chambre et passa
la soirée à confectionner un emballage modèle, dont il avait le schéma en
poche, étudié pour faire voyager les objets sans effacer les empreintes.
Maigret s’était assis dans un coin
du café. Le patron, en blouse blanche et bonnet de cuisinier, regardait sa
maison du même œil que si elle eût été dévastée par un cyclone.
Le pharmacien avait parlé. On
entendait des gens chuchoter dehors. Jean Servières, le premier, mit son
chapeau sur sa tête.
— Ce n’est pas tout ça !
Je suis marié, moi, et Mme Servières m’attend !… A tout à l’heure,
commissaire…
Le Pommeret interrompit sa
promenade.
— Attends-moi ! Je vais
dîner aussi… Tu restes, Michoux ?…
Le docteur ne répondit que par un
haussement d’épaules. Le pharmacien tenait à jouer un rôle de premier plan.
Maigret l’entendit qui disait au patron :
— … et qu’il est nécessaire,
bien entendu, d’analyser le contenu de toutes les bouteilles !… Puisqu’il
y a ici quelqu’un de la police, il lui suffit de m’en donner l’ordre…
Il y avait plus de soixante
bouteilles d’apéritifs divers et de liqueurs dans le placard.
— Qu’est-ce que vous en pensez,
commissaire ?…
— C’est une idée… Oui, c’est
peut-être prudent…
Le pharmacien était petit, maigre et
nerveux. Il s’agitait trois fois plus qu’il n’était nécessaire. On dut lui
chercher un panier à bouteilles. Puis il téléphona à un café de la vieille
ville afin qu’on aille dire à son commis qu’il avait besoin de lui.
Tête nue, il fit cinq ou six fois le
chemin de l’Hôtel de l’Amiral à son officine, affairé, trouvant le temps de
lancer quelques mots aux curieux groupés sur le trottoir.
— Qu’est-ce que je vais
devenir, moi, si on m’emporte toute la boisson ? gémissait le patron. Et
personne ne pense à manger !… Vous ne dînez pas, commissaire ?… Et
vous, docteur ?… Vous rentrez chez vous ?…
— Non… Ma mère est à Paris… La
servante est en congé…
— Vous couchez ici,
alors ?…
Il pleuvait. Les rues étaient
pleines d’une boue noire. Le vent agitait les persiennes du premier étage.
Maigret avait dîné dans la salle à manger, non loin de la table où le docteur
s’était installé, funèbre.
A travers les petits carreaux verts,
on devinait dehors des têtes curieuses qui, parfois, se collaient aux vitres.
La fille de salle fut une demi-heure absente, le temps de dîner à son tour.
Puis elle reprit sa place habituelle à droite de la caisse, un coude sur
celle-ci, une serviette à la main.
— Vous me donnerez une
bouteille de bière, dit Maigret.
Il sentit très bien que le docteur
l’observait tandis qu’il
buvait, puis après, comme pour deviner les symptômes de
l’empoisonnement.
Jean Servières ne revint pas, ainsi
qu’il l’avait annoncé. Le Pommeret non plus. Si bien que le café resta désert,
car les gens préféraient ne pas entrer et surtout ne pas boire. Dehors, on affirmait
que toutes les bouteilles étaient empoisonnées.
— De quoi tuer la ville
entière !…
Le maire, de sa villa des
Sables-Blancs, téléphona pour savoir au juste ce qui se passait. Puis ce fut le
morne silence. Le docteur Michoux, dans un coin, feuilletait des journaux sans
les lire. La fille de salle ne bougeait pas. Maigret fumait, placide, et de
temps en temps le patron venait s’assurer d’un coup d’œil qu’il n’y avait pas
de nouveau drame.
On entendait l’horloge de la vieille
ville sonner les heures et les demies. Les piétinements et les conciliabules
cessèrent sur le trottoir, et il n’y eut plus que la plainte monotone du vent,
la pluie qui battait les vitres.
— Vous dormez ici ?
demanda Maigret au docteur.
Le silence était tel que le seul
fait de parler à haute voix jeta un trouble.
— Oui… Cela m’arrive
quelquefois… Je vis avec ma mère, à trois kilomètres de la ville… Une villa
énorme… Ma mère est allée passer quelques jours à Paris et la domestique m’a
demandé congé pour assister au mariage de son frère…
Il se leva, hésita, dit assez
vite :
— Bonsoir…
Et il disparut dans l’escalier. On
l’entendit qui enlevait ses chaussures, au premier, juste au-dessus de la tête
de Maigret. Il ne resta plus dans le café que la fille de salle et le
commissaire.
— Viens ici ! lui dit-il
en se renversant sur sa chaise.
Et il ajouta, comme elle restait
debout dans une attitude compassée :
— Assieds-toi !… Quel âge
as-tu ?…
— Vingt-quatre ans…
Il y avait en elle une humilité
exagérée. Ses yeux battus, sa façon de se glisser sans bruit, sans rien
heurter, de frémir avec inquiétude au moindre mot, cadraient assez bien avec
l’idée qu’on se fait du souillon habitué à toutes les duretés. Et pourtant on
sentait sous ces apparences comme des pointes d’orgueil qu’elle s’efforçait de
ne pas laisser percer.
Elle était anémique. Sa poitrine
plate n’était pas faite pour éveiller la sensualité. Néanmoins elle attirait,
par ce qu’il y avait de trouble en elle, de découragé, de maladif.
— Que faisais-tu avant de
travailler ici ?…
— Je suis orpheline. Mon père
et mon frère ont péri en mer, sur le dundee Trois-Mages… Ma mère est
déjà morte depuis longtemps… J’ai été d’abord vendeuse à la papeterie, place de
la Poste…
Que cherchait son regard
inquiet ?
— Tu as un amant ?
Elle détourna la tête sans rien
dire, et Maigret, les yeux rivés à son visage, fuma plus lentement, but une
gorgée de bière.
— Il y a des clients qui
doivent te faire la cour !… Ceux qui étaient tout à l’heure ici sont des
habitués… Ils viennent chaque soir… Ils aiment les belles filles… Allons !
Lequel d’entre eux ?…
Plus pâle, elle articula avec une
moue de lassitude :
— Surtout le docteur…
— Tu es sa maîtresse ?
Elle le regarda avec des velléités
de confiance.
— Il en a d’autres… Quelquefois
moi, quand ça lui prend… Il couche ici… Il me dit de le rejoindre dans sa
chambre…
Rarement Maigret avait recueilli
confession aussi plate.
— Il te donne quelque
chose ?…
— Oui… Pas toujours… Deux ou
trois fois, quand c’est mon jour de sortie, il m’a fait aller chez lui… Encore
avant-hier… Il profite de ce que sa mère est en voyage… Mais il a d’autres filles…
— Et M. Le Pommeret ?…
— C’est la même chose… Sauf que
je ne suis allée qu’une fois chez lui, il y a longtemps… Il y avait là une
ouvrière de la sardinerie et… et je n’ai pas voulu ! Ils en ont de
nouvelles toutes les semaines…
— M. Servières aussi ?…
— Ce n’est pas la même chose…
Il est marié… Il paraît qu’il va faire la noce à Brest… Ici, il se contente de
plaisanter, de me pincer au passage…
Il pleuvait toujours. Très loin
hululait la corne de brume d’un bateau qui devait chercher l’entrée du port.
— Et c’est toute l’année
ainsi ?…
— Pas toute l’année… L’hiver,
ils sont seuls… Quelquefois ils boivent une bouteille avec un voyageur de
commerce… Mais l’été il y a du monde… L’hôtel est plein… Le soir, ils sont
toujours dix ou quinze à boire le champagne ou à faire la bombe dans les villas…
Il y a des autos, des jolies femmes… Nous, on a du travail… L’été, ce n’est pas
moi qui sers, mais des garçons… Alors je suis en bas, à la plonge…
Que cherchait-elle donc autour
d’elle ? Elle était mal d’aplomb sur le bord de sa chaise et elle semblait
prête à se dresser d’une détente.
Une sonnerie grêle retentit. Elle
regarda Maigret, puis le tableau électrique placé derrière la caisse.
— Vous permettez ?…
Elle monta. Le commissaire entendit
des pas, un murmure confus de voix au premier, dans la chambre du docteur.
Le pharmacien entra, un peu ivre.
— C’est fait,
commissaire ! Quarante-huit bouteilles analysées ! Et sérieusement,
je vous jure ! Aucune trace de poison ailleurs que dans le pernod et le
calvados… Le patron n’aura qu’à faire reprendre son matériel… Dites donc, votre
avis, entre nous ? Des anarchistes, pas vrai ?…
Emma revenait, gagnait la rue pour
poser les volets, attendait de pouvoir fermer la porte.
— Eh bien ?… fit Maigret
quand ils furent à nouveau seuls.
Elle détourna la tête sans répondre,
avec une pudeur inattendue, et le commissaire eut l’impression que s’il la
poussait un peu elle fondrait en larmes.
— Bonne nuit, mon petit !…
lui dit-il.
Quand le commissaire descendit, il
se croyait le premier levé, tant le ciel était obscurci par les nuages. De sa
fenêtre, il avait aperçu le port désert, où une grue solitaire déchargeait un
bateau de sable. Dans les rues, quelques parapluies, des cirés fuyant au ras
des maisons.
Au milieu de l’escalier, il croisa un
voyageur de commerce qui arrivait et dont un homme de peine portait la malle.
Emma balayait la salle du bas. Sur
une table de marbre, il y avait une tasse où stagnait un fond de café.
— C’est mon inspecteur ?
questionna Maigret.
— Il y a longtemps qu’il m’a
demandé le chemin de la gare pour y porter un gros paquet.
— Le docteur ?…
— Je lui ai monté son petit
déjeuner… Il est malade… Il ne veut pas sortir.
Et le balai continuait à soulever la
poussière mêlée de sciure de bois.
— Qu’est-ce que vous
prenez ?
— Du café noir…
Elle dut passer tout près de lui
pour gagner la cuisine.
A ce moment, il lui prit les épaules
dans ses grosses pattes, la regarda dans les yeux, d’une façon à la fois
bourrue et cordiale.
— Dis donc, Emma…
Elle ne tenta qu’un mouvement timide
pour se dégager, resta immobile, tremblante, à se faire aussi petite que
possible.
— Entre nous, là, qu’est-ce que
tu sais ?… Tais-toi !… Tu vas mentir !… Tu es une pauvre petite
fille et je n’ai pas envie de te chercher des misères… Regarde-moi !… La bouteille…
Hein ?… Parle, maintenant…
— Je vous jure…
— Pas la peine de jurer…
— Ce n’est pas moi !…
— Je le sais bien, parbleu, que
ce n’est pas toi ! Mais qui est-ce ?…
Les paupières se gonflèrent, tout
d’un coup. Des larmes jaillirent. La lèvre inférieure se souleva
spasmodiquement, et la fille de salle, ainsi, était tellement émouvante, que
Maigret cessa de la tenir.
— Le docteur… cette nuit ?…
— Non !… Ce n’était pas
pour ce que vous croyez…
— Qu’est-ce qu’il
voulait ?
— Il m’a demandé la même chose
que vous… Il m’a menacée… Il voulait que je lui dise qui a touché à la
bouteille… Il m’a presque battue… Et je ne sais pas ! Sur la tête de ma
mère, je jure que…
— Apporte-moi mon café…
Il était huit heures du matin.
Maigret alla acheter du tabac, fit un tour dans la ville. Quand il revint, vers
dix heures, le docteur était dans le café, en pantoufles, un foulard passé
autour du cou en guise de faux col. Ses traits étaient tirés, ses cheveux roux
mal peignés.
— Vous n’avez pas l’air d’être
dans votre assiette…
— Je suis malade… Je devais m’y
attendre… Ce sont les reins… Dès qu’il m’arrive la moindre chose, une
contrariété, une émotion, c’est ainsi que ça se traduit… Je n’ai pas fermé
l’œil de la nuit…
Il ne quittait pas la porte du
regard.
— Vous ne rentrez pas chez
vous ?
— Il n’y a personne… Je suis
mieux soigné ici…
Il avait fait chercher tous les
journaux du matin, qui étaient sur sa table.
— Vous n’avez pas vu mes
amis ?… Servières ?… Le Pommeret ?… C’est drôle qu’ils ne soient
pas venus aux nouvelles…
— Bah ! Sans doute
dorment-ils toujours ! soupira Maigret. Au fait ! Je n’ai pas aperçu
cet affreux chien jaune… Emma !… Avez-vous revu le chien, vous ?…
Non ?… Voici Leroy, qui l’a peut-être rencontré dans la rue… Quoi de neuf,
Leroy ?…
— Les flacons et les verres
sont expédiés au laboratoire… Je suis passé à la gendarmerie et à la mairie…
Vous parliez du chien, je crois ?… Il paraît qu’un paysan l’a vu ce matin
dans le jardin de M. Michoux…
— Dans mon jardin ?…
Le docteur s’était levé. Ses mains
pâles tremblaient.
— Qu’est-ce qu’il faisait dans
mon jardin ?…
— A ce qu’on m’a dit, il était
couché sur le seuil de la villa et, quand le paysan s’est approché, il a grogné
de telle façon que l’homme a préféré prendre le large…
Maigret observait les visages du
coin de l’œil.
— Dites donc, docteur, si nous
allions ensemble jusque chez vous ?…
Un sourire contraint :
— Dans cette pluie ?… Avec
ma crise ?… Cela me vaudrait au moins huit jours de lit… Qu’importe ce
chien !… Un vulgaire chien errant, sans doute…
Maigret mit son chapeau, son
manteau.
— Où allez-vous ?…
— Je ne sais pas… Respirer
l’air… Vous m’accompagnez, Leroy ?
Quand ils furent dehors, ils purent
voir encore la longue tête du docteur que les vitraux déformaient, rendaient
plus longue tout en lui donnant une teinte verdâtre.
— Où allons-nous ?
questionna l’inspecteur.
Maigret haussa les épaules, erra un
quart d’heure durant autour des bassins, en homme qui s’intéresse aux bateaux.
Arrivé près de la jetée, il tourna à droite, prit un chemin qu’un écriteau désignait
comme la route des Sables Blancs.
— Si on avait analysé les
cendres de cigarette trouvées dans le corridor de la maison vide… commença
Leroy après un toussotement.
— Que pensez-vous d’Emma ?
l’interrompit Maigret.
— Je… je pense… La difficulté,
à mon avis, surtout dans un pays comme celui-ci, où tout le monde se connaît,
doit être de se procurer une telle quantité de strychnine…
— Je ne vous demande pas cela…
Est-ce que, par exemple, vous deviendriez volontiers son amant ?…
Le pauvre inspecteur ne trouva rien
à répondre. Et Maigret l’obligea à s’arrêter et à ouvrir son manteau pour lui
permettre d’allumer sa pipe à l’abri du vent.
La plage des Sables-Blancs, bordée
de quelques villas et, entre autres, d’une somptueuse demeure méritant le nom
de château et appartenant au maire de la ville, s’étire entre deux pointes rocheuses,
à trois kilomètres de Concarneau.
Maigret et son compagnon pataugèrent
dans le sable couvert de goémon, regardèrent à peine les maisons vides, aux
volets clos.
Au-delà de la plage, le terrain
s’élève. Des roches à pic couronnées de sapins plongent dans la mer.
Un grand panneau :
Lotissement des Sables-Blancs. Un plan, avec, en teintes différentes, les
parcelles déjà vendues et les parcelles disponibles. Un kiosque en bois : Bureau
de vente des terrains.
Enfin la mention : En cas
d’absence, s’adresser à M. Ernest Michoux, administrateur.
L’été, tout cela doit être riant,
repeint à neuf. Dans la pluie et la boue, dans le tintamarre du ressac, c’était
plutôt sinistre.
Au centre, une grande villa neuve,
en pierres grises, avec terrasse, pièce d’eau et parterres non encore fleuris.
Plus loin, les ébauches d’autres
villas : quelques pans de mur surgissant du sol et dessinant déjà les
pièces…
Il manquait des vitres au kiosque.
Des tas de sable attendaient d’être étalés sur la nouvelle route, qu’un rouleau
compresseur barrait à moitié. Au sommet de la falaise, un hôtel, ou plutôt un
futur hôtel, inachevé, aux murs d’un blanc cru, aux fenêtres closes à l’aide de
planches et de carton.
Maigret s’avança tranquillement,
poussa la barrière donnant accès à la villa du docteur Michoux. Quand il fut
sur le seuil et qu’il tendit la main vers le bouton de la porte, l’inspecteur
Leroy murmura :
— Nous n’avons pas de
mandat !… Ne croyez-vous pas que…
Une fois de plus, son chef haussa
les épaules. Dans les allées, on voyait les traces profondes laissées par les
pattes du chien jaune. Il y avait d’autres empreintes : celle de pieds
énormes, chaussés de souliers à clous. Du quarante-six pour le moins !
Le bouton tourna. La porte s’ouvrit
comme par enchantement et l’on put relever sur le tapis les mêmes traces
boueuses : celles du chien et des fameux souliers.
La villa, d’une architecture
compliquée, était meublée d’une façon prétentieuse. Ce n’était partout que
recoins, avec des divans, des bibliothèques basses, des lits clos bretons
transformés en vitrines, des petites tables turques ou chinoises. Beaucoup de
tapis, de tentures !
La volonté manifeste de réaliser,
avec de vieilles choses, un ensemble rustico-moderne.
Quelques paysages bretons. Des nus
signés, dédicacés : Au bon ami Michoux… Voire : A l’ami des
artistes…
Le commissaire regardait ce
bric-à-brac d’un air grognon, tandis que l’inspecteur Leroy n’était pas sans se
laisser impressionner par cette fausse distinction.
Et Maigret ouvrait les portes,
jetait un coup d’œil dans les chambres. Certaines n’étaient pas meublées. Le
plâtre des murs était à peine sec.
Il finit par pousser une porte du
pied et il eut un murmure de satisfaction en apercevant la cuisine. Sur la
table de bois blanc, il y avait deux bouteilles à bordeaux vides.
Une dizaine de boîtes de conserve
avaient été ouvertes grossièrement, avec un couteau quelconque. La table était
sale, graisseuse. On avait mangé, à même les boîtes, des harengs au vin blanc,
du cassoulet froid, des cèpes et des abricots.
Le sol était maculé. Il y traînait
des restes de viande. Une bouteille de fine champagne était cassée et l’odeur
d’alcool se mêlait à celle des aliments.
Maigret regarda son compagnon avec
un drôle de sourire.
— Vous croyez, Leroy, que c’est
le docteur qui a fait ce repas de cochon ?…
Et comme l’autre, sidéré, ne
répondait pas :
— Sa maman non plus, je
l’espère !… Ni même la domestique !… Tenez !… Vous qui aimez les
empreintes… Ce sont plutôt des croûtes de boue, qui dessinent une semelle…
Pointure quarante-cinq ou quarante-six… Et les traces du chien !…
Il bourra une nouvelle pipe, prit
les allumettes au soufre sur une étagère.
— Relevez-moi tout ce qu’il y a
à relever ici dedans !… Ce n’est pas la besogne qui manque… A tout à
l’heure !…
Il s’en alla les deux mains dans les
poches, le col du pardessus relevé, le long de la plage des Sables-Blancs.
Quand il pénétra à l’Hôtel de
l’Amiral, la première personne qu’il aperçut fut, dans son coin, le docteur
Michoux, toujours en pantoufles, non rasé, son foulard autour du cou.
Le Pommeret, aussi correct que la
veille, était assis à côté de lui, et les deux hommes laissèrent avancer le
commissaire sans mot dire.
Ce fut le docteur qui articula enfin
d’une voix mal timbrée :
— Vous savez ce qu’on
m’annonce ?… Servières a disparu… Sa femme est à moitié folle… Il nous a
quittés hier au soir… Depuis lors, on ne l’a pas revu…
Maigret eut un haut-le-corps, non
pas à cause de ce qu’on lui disait, mais parce qu’il venait d’apercevoir le
chien jaune, couché aux pieds d’Emma.
III
« La peur règne à Concarneau »
Le Pommeret éprouvait le besoin de
confirmer, pour le plaisir de s’entendre parler :
— Elle est venue chez moi tout
à l’heure en me suppliant de faire des recherches… Servières, qui de son vrai
nom s’appelle Goyard, est un vieux camarade…
Du chien jaune, le regard de Maigret
passa à la porte qui s’ouvrait, au marchand de journaux qui entrait en coup de
vent et enfin à une manchette en caractères gras qu’on pouvait lire de
loin : La peur règne à Concarneau.
Des sous-titres disaient
ensuite : Un drame chaque jour - Disparition de notre
collaborateur Jean Servières. - Des taches de sang dans sa voiture. -
A qui le tour ?
Maigret retint par la manche le
gamin aux journaux.
— Tu en as vendu
beaucoup ?
— Dix fois plus que les autres
jours. Nous sommes trois à courir depuis la gare…
Relâché, le gosse reprit sa course
le long du quai en criant :
— Le Phare de Brest…
Numéro sensationnel…
Le commissaire n’avait pas eu le
temps de commencer l’article qu’Emma annonçait :
— On vous demande au téléphone…
Une voix furieuse, celle du
maire :
— Allô ! c’est vous,
commissaire, qui avez inspiré cet article stupide ?… Et je ne suis même
pas au courant !… J’entends, n’est-ce pas, être informé le premier de ce
qui se passe dans la ville dont je suis le maître !… Quelle est cette
histoire d’auto ?… Et cet homme aux grands pieds ?… Depuis une
demi-heure, j’ai reçu plus de vingt coups de téléphone de gens affolés qui me
demandent si ces nouvelles sont exactes… Je vous répète que je veux que, désormais…
Maigret, sans broncher, raccrocha,
rentra dans le café, s’assit et commença à lire. Michoux et Le Pommeret
parcouraient des yeux un même journal posé sur le marbre de la table.
« Notre excellent collaborateur
Jean Servières a raconté ici même les événements dont Concarneau a été
récemment le théâtre. C’était vendredi. Un honorable négociant de la ville, M.
Mostaguen, sortait de l’Hôtel de l’Amiral, s’arrêtait sur un seuil pour allumer
un cigare et recevait dans le ventre une balle tirée à travers la boîte aux
lettres de la maison, une maison inhabitée.
Samedi, le commissaire Maigret,
récemment détaché de Paris et placé à la tête de la Brigade mobile de Rennes,
arrivait sur les lieux, ce qui n’empêchait pas un nouveau drame de se produire.
Le soir, en effet, un coup de
téléphone nous annonçait qu’au moment de prendre l’apéritif, trois notables de
la ville, MM. Le Pommeret, Jean Servières et le docteur Michoux, à qui
s’étaient joints les enquêteurs, s’apercevaient que le pernod qui leur était
servi contenait une forte dose de strychnine.
Or, ce dimanche matin, l’auto de
Jean Servières a été retrouvée près de la rivière Saint-Jacques sans son
propriétaire, qui, depuis samedi soir, n’a pas été vu.
Le siège avant est maculé de sang.
Une glace est brisée et tout laisse supposer qu’il y a eu lutte.
Trois jours : trois
drames ! On conçoit que la terreur commence à régner à Concarneau, dont
les habitants se demandent avec angoisse qui sera la nouvelle victime.
Le trouble est particulièrement jeté
dans la population par la mystérieuse présence d’un chien jaune que nul ne
connaît, qui semble n’avoir pas de maître et que l’on rencontre à chaque nouveau
malheur.
Ce chien n’a-t-il pas déjà conduit
la police vers une piste sérieuse ? Et ne recherche-t-on pas un individu
qui n’a pas été identifié mais qui a laissé à divers endroits des traces
curieuses, celles de pieds beaucoup plus grands que la moyenne ?
Un fou ?… Un rôdeur ?…
Est-il l’auteur de tous ces méfaits ?… A qui va-t-il s’attaquer ce
soir ?…
Sans doute rencontrera-t-il à qui
parler, car les habitants effrayés prendront la précaution de s’armer et de
tirer sur lui à la moindre alerte.
En attendant, ce dimanche, la ville
est comme morte et l’atmosphère rappelle les villes du Nord quand, pendant la
guerre, on annonçait un bombardement aérien. »
Maigret regardait à travers les
vitres. Il ne pleuvait plus, mais les rues étaient pleines de boue noire et le
vent continuait à souffler avec violence. Le ciel était d’un gris livide.
Des gens revenaient de la messe.
Presque tous avaient le Phare de Brest à la main. Et tous les visages se
tournaient vers l’Hôtel de l’Amiral tandis que maints passants pressaient le
pas.
Il y avait certes quelque chose de
mort dans la ville. Mais n’en était-il pas ainsi tous les dimanches
matin ? La sonnerie du téléphone résonna à nouveau. On entendit Emma qui
répondait :
— Je ne sais pas, monsieur… Je
ne suis pas au courant… Voulez-vous que j’appelle le commissaire ?… Allô…
Allô… On a coupé…
— Qu’est-ce que c’est, grogna
Maigret.
— Un journal de Paris, je crois…
On demande s’il y a de nouvelles victimes… On a retenu une chambre…
— Appelez-moi le Phare de
Brest à l’appareil.
En attendant, il marcha de long en
large, sans jeter un coup d’œil au docteur affalé sur sa chaise, ni à Le
Pommeret qui contemplait ses doigts lourdement bagués.
— Allô… Le Phare de
Brest ?… Commissaire Maigret… Le directeur, s’il vous plaît !…
Allô !… C’est lui ?… Bon ! Voulez-vous me dire à quelle heure
votre canard est sorti de presse ce matin ?… Hein ?… Neuf heures et
demie ?… Et qui a rédigé l’article au sujet des drames de Concarneau ?…
Ah ! non ! Pas d’histoires, hein !… Vous dites ? Vous avez
reçu l’article sous enveloppe ?… Pas de signature ?… Et vous publiez
ainsi n’importe quelle information anonyme qui vous parvient ?… Je vous
salue !…
Il voulut sortir par la porte qui
s’ouvrait directement sur le quai et la trouva fermée.
— Qu’est-ce que cela
signifie ? demanda-t-il à Emma en la regardant dans les yeux.
— C’est le docteur…
Il fixa Michoux, qui avait une tête
plus oblique que jamais, haussa les épaules, sortit par l’autre porte, celle de
l’hôtel. La plupart des magasins avaient leurs volets clos. Les gens, endimanchés,
marchaient vite.
Au-delà du bassin, où des bateaux
tiraient sur leur ancre, Maigret trouva l’entrée de la rivière Saint-Jacques,
tout au bout de la ville, là où les maisons se raréfient pour faire place à des
chantiers navals. On voyait des bateaux inachevés sur le quai. De vieilles
barques pourrissaient dans la vase.
A l’endroit où un pont de pierre
enjambe la rivière qui vient se jeter dans le port, il y avait un groupe de
curieux, entourant une petite auto.
Il fallait faire un détour pour y
arriver, car les quais étaient barrés par des travaux. Maigret se rendit
compte, aux regards qu’on lui lança, que tout le monde le connaissait déjà. Et,
sur les seuils des boutiques fermées, il vit des gens inquiets qui parlaient
bas.
Il atteignit enfin la voiture
abandonnée au bord de la route, ouvrit la portière d’un geste brusque, fit
choir des éclats de verre et n’eut pas besoin de chercher pour relever des
taches brunes sur le drap du siège.
Autour de lui se pressaient surtout
des gamins et des jeunes gens farauds.
— La maison de M.
Servières ?…
Ils furent dix à l’y conduire.
C’était à trois cents mètres, un peu à l’écart, une maison bourgeoise entourée
d’un jardin. L’escorte s’arrêta à la grille tandis que Maigret sonnait, était
introduit par une petite bonne au visage bouleversé.
— Mme Servières est ici ?
Elle ouvrait déjà la porte de la
salle à manger.
— Dites, commissaire !…
Croyez-vous qu’on l’ait tué ?… Je suis folle… Je…
Une brave femme, d’une quarantaine
d’années, aux allures de bonne ménagère, que confirmait la propreté de son
intérieur.
— Vous n’avez pas revu votre
mari depuis…
— Il est venu dîner hier au
soir… J’ai remarqué qu’il était préoccupé, mais il n’a rien voulu me dire… Il
avait laissé la voiture devant la porte, ce qui signifiait qu’il sortait le
soir… Je savais que c’était pour faire sa partie de cartes au Café de l’Amiral…
Je lui ai demandé s’il rentrerait tard… A dix heures, je me suis couchée…
Longtemps je suis restée éveillée… J’ai entendu sonner onze heures, puis onze
heures et demie… Mais il lui arrivait souvent de rentrer très tard… J’ai dû
m’endormir… Je me suis réveillée au milieu de la nuit… J’ai été étonnée de ne
pas le sentir à côté de moi… Alors, j’ai pensé que quelqu’un l’avait entraîné à
Brest… Ici, ce n’est pas gai… Alors, parfois… Je ne pouvais pas me rendormir…
Dès cinq heures du matin, j’étais debout à guetter derrière la fenêtre… Il
n’aime pas que j’aie l’air de l’attendre, et encore moins que je m’informe de
lui… A neuf heures, j’ai couru chez M. Le Pommeret… C’est en revenant par un
autre chemin que j’ai vu des gens autour de l’auto… Dites ! Pourquoi
l’aurait-on tué ?… C’est le meilleur homme de la terre… Je suis sûre qu’il
n’a pas d’ennemis…
Un groupe stationnait devant la
grille.
— Il paraît qu’il y a des
taches de sang. J’ai vu des gens lire un journal, mais personne n’a voulu me le
montrer…
— Votre mari avait beaucoup
d’argent sur lui ?…
— Je ne crois pas… Comme
toujours !… Trois ou quatre centaines de francs…
Maigret promit de la tenir au
courant, se donna même la peine de la rassurer par des phrases vagues. Une
odeur de gigot arrivait de la cuisine. La bonne en tablier blanc le reconduisit
jusqu’à la porte.
Le commissaire n’avait pas fait cent
mètres dehors qu’un passant s’approchait vivement de lui.
— Excusez-moi, commissaire… Je
me présente… M. Dujardin, instituteur… Depuis une heure, des gens, des parents
de mes élèves surtout, viennent me demander s’il y a quelque chose de vrai dans
ce que raconte le journal… Certains veulent savoir si, au cas où ils verraient
l’homme aux grands pieds, ils ont le droit de tirer…
Maigret n’était pas un ange de
patience. Il grommela en enfonçant les deux mains dans ses poches :
— F… ez-moi la paix !
Et il s’achemina vers le centre de
la ville.
C’était idiot ! Il n’avait
jamais vu pareille chose.
Cela rappelait les orages tels qu’on
les représente parfois au cinéma. On montre une rue riante, un ciel serein.
Puis un nuage glisse en surimpression, cache le soleil. Un vent violent balaie
la rue. Eclairage glauque. Volets qui claquent. Tourbillons de poussière.
Larges gouttes d’eau.
Et voilà la rue sous une pluie
battante, sous un ciel dramatique !
Concarneau changeait à vue d’œil.
L’article du Phare de Brest n’avait été qu’un point de départ. Depuis
longtemps les commentaires verbaux dépassaient grandement la version écrite.
Et c’était dimanche par
surcroît ! Les habitants n’avaient rien à faire ! On les voyait
choisir comme but de promenade l’auto de Jean Servières, près de laquelle il
fallut poster deux agents. Les badauds restaient là une heure, à écouter les
explications données par les mieux renseignés.
Quand Maigret rentra à l’Hôtel de
l’Amiral, le patron à toque blanche, en proie à une nervosité inaccoutumée,
l’accrocha par la manche.
— Il faut que je vous parle,
commissaire… Cela devient intenable…
— Vous allez avant tout me
servir à déjeuner…
— Mais…
Maigret alla s’asseoir dans un coin,
rageur, commanda :
— Un demi !… Vous n’avez
pas vu mon inspecteur ?…
— Il est sorti… Je crois qu’il
a été appelé chez M. le maire… On vient encore de téléphoner de Paris… Un
journal a retenu deux chambres, pour un reporter et un photographe…
— Le docteur ?…
— Il est là-haut… Il a
recommandé de ne laisser monter personne…
— Et M. Le Pommeret ?…
— Il vient de partir…
Le chien jaune n’était plus là. Des
jeunes gens, une fleur à la boutonnière, les cheveux raides de cosmétique,
étaient attablés, mais ne buvaient pas les limonades qu’ils avaient commandées.
Ils étaient venus pour voir. Ils étaient tout fiers d’avoir eu ce courage.
— Viens ici, Emma…
Il y avait une sorte de sympathie
innée entre la fille de salle et le commissaire. Elle vint vers lui avec
abandon, se laissa entraîner dans un coin.
— Tu es sûre que le docteur
n’est pas sorti cette nuit ?…
— Je vous jure que je n’ai pas
couché dans sa chambre…
— Il a pu sortir ?…
— Je ne le crois pas… Il a peur…
Ce matin, c’est lui qui m’a fait fermer la porte qui donne sur le quai…
— Comment ce chien jaune te
connaît-il ?…
— Je ne sais pas… Je ne l’ai
jamais vu… Il vient… Il repart… Je me demande même qui lui donne à manger…
— Il y a longtemps qu’il est
reparti ?…
— Je n’ai pas fait attention…
L’inspecteur Leroy rentrait,
nerveux.
— Vous savez, commissaire, que
le maire est furieux… Et c’est quelqu’un de haut placé !… Il m’a dit qu’il
est le cousin du garde des sceaux… Il prétend que nous battons un beurre, que
nous ne sommes bons qu’à jeter la panique dans la ville… Il veut qu’on arrête
quelqu’un, n’importe qui, pour rassurer la population… Je lui ai promis de vous
en parler… Il m’a répété que notre carrière à tous les deux n’avait jamais été
aussi compromise…
Maigret gratta posément le fourneau
de sa pipe.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
— Rien du tout…
— Pourtant…
— Vous êtes jeune, Leroy !
Vous avez relevé des empreintes intéressantes dans la villa du docteur ?…
— J’ai tout envoyé au
laboratoire… Les verres, les boîtes de conserve, le couteau… J’ai même fait un
moulage en plâtre des traces de l’homme et de celles du chien… Cela a été
difficile, car le plâtre d’ici est mauvais… Vous avez une idée ?…
Pour toute réponse, Maigret tira un
carnet de sa poche et l’inspecteur lut, de plus en plus dérouté :
« Ernest Michoux (dit le
Docteur). — Fils d’un petit industriel de Seine-et-Oise qui a été député
pendant une législature et qui, ensuite, a fait faillite. Le père est mort. La mère est intrigante. A essayé, avec son fils, d’exploiter un
lotissement à Juan-les-Pins. Echec complet. A recommencé à Concarneau. Monté
société anonyme, grâce au nom du défunt mari. N’a pas fait d’apport de capitaux.
Essaie d’obtenir actuellement que les frais de viabilité du lotissement soient
payés par la commune et le département.
Ernest Michoux a été marié, puis
divorcé. Son ancienne femme est devenue l’épouse d’un notaire de Lille.
Type de dégénéré. Echéances
difficiles. »
L’inspecteur regarda son chef avec
l’air de dire :
— Et après ?
Maigret lui montra les lignes
suivantes :
« Yves Le Pommeret. — Famille Le Pommeret. Son frère Arthur dirige la plus grosse
fabrique de boîtes à conserve de Concarneau. Petite noblesse. Yves Le Pommeret
est le beau garçon de la famille. N’a jamais travaillé. A mangé, il y a
longtemps, le plus gros de son héritage à Paris. Est venu s’installer à
Concarneau quand il n’a plus eu que vingt mille francs de rente. Parvient à
faire figure de notable quand même, en cirant lui-même ses chaussures.
Nombreuses aventures avec de petites ouvrières. Quelques scandales ont dû être
étouffés. Chasse dans tous les châteaux des environs. Porte beau. Est arrivé
par relations à se faire nommer vice-consul du Danemark. Brigue la Légion
d’honneur. Tape parfois son frère pour payer ses dettes.
Jean Servières (pseudonyme de Jean Goyard). — Né dans le Morbihan. Longtemps
journaliste à Paris, secrétaire général de petits théâtres, etc. A fait un
modeste héritage et s’est installé à Concarneau. A épousé une ancienne
ouvreuse, qui était sa maîtresse depuis quinze ans. Train de maison bourgeois.
Quelques frasques à Brest et à Nantes. Vit plutôt de petites rentes que du
journalisme dont il est très fier. Palmes académiques. »
— Je ne comprends pas !
balbutia l’inspecteur.
— Parbleu ! Donnez-moi vos
notes…
— Mais… qui vous a dit que je…
— Donnez…
Le carnet du commissaire était un
petit carnet à dix sous, en papier quadrillé, avec couverture de toile cirée.
Celui de l’inspecteur Leroy était un agenda à pages mobiles, monté sur acier.
L’air paterne, Maigret lut :
« 1.
Affaire Mostaguen. — La balle qui a atteint le négociant en vins était
certainement destinée à un autre. Comme on ne pouvait prévoir que quelqu’un
s’arrêterait sur le seuil, on devait avoir donné à cet endroit un
rendez-vous à la vraie victime, qui n’est pas venue, ou qui est venue trop
tard.
A moins que le but soit de
terroriser la population. Le meurtrier connaît à merveille Concarneau.
(Omis d’analyser cendres de cigarette trouvées dans le corridor.)
2. Affaire de pernod empoisonné.
— En hiver, le Café de l’Amiral est désert presque toute la journée.
Un homme au courant de ce détail a pu entrer et verser le poison dans les
bouteilles. Dans deux bouteilles. Donc on visait spécialement les consommateurs
de pernod et de calvados. (A noter pourtant que le Docteur a remarqué à temps
et sans peine les grains de poudre blanche sur le liquide.)
3. Affaire du chien jaune.
— Il connaît le Café de l’Amiral. Il a un maître. Mais qui ? Paraît
âgé de cinq ans au moins.
4. Affaire Servières. — Découvrir par expertise de l’écriture qui a envoyé article au Phare
de Brest. »
Maigret sourit, rendit l’agenda à
son compagnon, laissa tomber :
— Très bien, petit…
Puis il ajouta, avec un regard
maussade aux silhouettes de curieux qu’on apercevait sans cesse à travers les
vitraux verts :
— Allons manger !
Emma devait leur annoncer un peu
plus tard, alors qu’ils étaient seuls dans la salle à manger avec le voyageur
de commerce arrivé le matin, que le docteur Michoux, dont l’état avait empiré,
demandait qu’on lui servît dans sa chambre un repas léger.
L’après-midi, le Café de l’Amiral,
avec ses petits carreaux glauques, fut comme une cage du Jardin des Plantes
devant laquelle les curieux endimanchés défilent. Et on les voyait se diriger
ensuite vers le fond du port, où la voiture de Servières était une seconde
attraction gardée par deux policiers.
Le maire téléphona trois fois, de sa
somptueuse villa des Sables-Blancs.
— Vous avez procédé à une
arrestation ?…
C’est à peine si Maigret se donnait
la peine de répondre. La jeunesse de dix-huit à vingt-cinq ans envahit le café.
Des groupes bruyants, qui prenaient possession d’une table, commandaient des
consommations qu’on ne buvait pas.
Ils n’étaient pas depuis cinq
minutes dans le café que les répliques s’espaçaient, que les rires mouraient,
que la gêne faisait place au bluff. Et ils s’en allaient les uns après les
autres.
La différence fut plus sensible
quand on dut allumer les lampes. Il était quatre heures. D’habitude, la foule
continue à circuler.
Ce soir-là, ce fut le désert, et un
silence de mort. On eût dit que tous les promeneurs s’étaient donné le mot. En
moins d’un quart d’heure, les rues se vidèrent, et quand des pas résonnaient,
c’étaient les pas précipités d’un passant anxieux de se mettre à l’abri chez lui.
Emma était accoudée à la caisse. Le
patron allait de sa cuisine au café, où Maigret s’obstinait à ne pas écouter
ses doléances.
Ernest Michoux descendit, vers
quatre heures et demie, toujours en pantoufles. Sa barbe avait poussé. Son
foulard de soie crème était maculé de sueur.
— Vous êtes là,
commissaire ?…
Cela parut le rassurer.
— Et votre inspecteur ?…
— Je l’ai envoyé faire un tour
en ville…
— Le chien ?
— On ne l’a pas revu depuis ce
matin…
Le plancher était gris, le marbre
des tables d’un blanc cru veiné de bleu. A travers les vitraux, on devinait
l’horloge lumineuse de la vieille ville qui marquait cinq heures moins dix.
— On ne sait toujours pas qui a
écrit cet article ?…
Le journal était sur la table. Et on
finissait par ne plus voir que quatre mots : A qui le tour ?
La sonnerie du téléphone vibra, Emma
répondit :
— Non… Rien… Je ne sais rien…
— Qui est-ce ? s’informa
Maigret.
— Encore un journal de Paris…
Il paraît que les rédacteurs arrivent en voiture…
Elle n’avait pas achevé sa phrase
que la sonnerie résonnait à nouveau.
— C’est pour vous, commissaire…
Le docteur, tout pâle, suivit
Maigret des yeux.
— Allô !… Qui est à
l’appareil ?…
— Leroy… Je suis dans la
vieille ville, près du passage d’eau… On a tiré un coup de feu… Un cordonnier,
qui a aperçu de sa fenêtre le chien jaune…
— Mort ?…
— Blessé ! Les reins
cassés… C’est à peine si l’animal peut se traîner… Les gens n’osent pas en
approcher… Je vous téléphone d’un café… La bête est au milieu de la rue… Je la
vois à travers la vitre… Elle hurle… Qu’est-ce que je dois faire ?…
Et la voix que l’inspecteur eût
voulue calme était anxieuse, comme si ce chien jaune blessé eût été un être
surnaturel.
— Il y a des gens à toutes les
fenêtres… Dites, commissaire, est-ce qu’il faut l’achever ?…
Le docteur, le teint plombé, était
debout derrière Maigret, questionnait timidement :
— Qu’est-ce que c’est ?…
Qu’est-ce qu’il dit ?…
Et le commissaire voyait Emma
accoudée au comptoir, le regard vague.
IV
PC de compagnie
Maigret traversa le pont-levis,
franchit la ligne des remparts, s’engagea dans une rue irrégulière et mal
éclairée. Ce que les Concarnois appellent la ville close, c’est-à-dire le vieux
quartier encore entouré de ses murailles, est une des parties les plus
populeuses de la cité.
Et pourtant, alors que le
commissaire avançait, il pénétrait dans une zone de silence de plus en plus
équivoque. Le silence d’une foule qu’hypnotise un spectacle et qui frémit, qui
a peur ou qui s’impatiente.
Quelques voix isolées d’adolescents
décidés à crâner.
Un tournant encore et le commissaire
découvrit la scène : la ruelle étroite, avec des gens à toutes les
fenêtres ; des chambres éclairées au pétrole ; des lits
entrevus ; un groupe barrant le passage, et, au-delà de ce groupe, un
grand vide d’où montait un râle.
Maigret écarta les spectateurs, des
jeunes gens pour la plupart, surpris de son arrivée. Deux d’entre eux étaient
encore occupés à jeter des pierres dans la direction du chien.
Leurs compagnons voulurent arrêter
leur geste. On entendit, ou plutôt on devina :
— Attention !…
Et un des lanceurs de pierres rougit
jusqu’aux oreilles tandis que Maigret le poussait vers la gauche, s’avançait
vers l’animal blessé. Le silence, déjà, était d’une autre qualité. Il était
évident que quelques instants plus tôt une ivresse malsaine animait les
spectateurs, hormis une vieille qui criait de sa fenêtre :
— C’est honteux !… Vous
devriez leur dresser procès-verbal, commissaire !… Ils sont tous à
s’acharner sur cette pauvre bête… Et je sais bien pourquoi, moi ! Parce
qu’ils en ont peur…
Le cordonnier qui avait tiré rentra,
gêné, dans sa boutique. Maigret se baissa pour caresser la tête du chien qui
lui lança un regard étonné, pas encore reconnaissant. L’inspecteur Leroy sortait
du café d’où il avait téléphoné. Des gens s’éloignaient à regret.
— Qu’on amène une charrette à
bras…
Les fenêtres se fermaient les unes
après les autres, mais on devinait des ombres curieuses derrière les rideaux.
Le chien était sale, ses poils drus maculés de sang. Il avait le ventre boueux,
la truffe sèche et brûlante. Maintenant qu’on s’occupait de lui, il reprenait
confiance, n’essayait plus de se traîner sur le sol où vingt gros cailloux
l’encadraient.
— Où faut-il le conduire,
commissaire ?…
— A l’hôtel… Doucement… Mettez
de la paille dans le fond de la charrette…
Ce cortège aurait pu être ridicule.
Il fut impressionnant, par la magie de l’angoisse qui, depuis le matin, n’avait
cessé de s’épaissir. La charrette, poussée par un vieux, sauta sur les pavés,
le long de la rue aux tournants nombreux, franchit le pont-levis, et personne
n’osa le suivre. Le chien jaune respirait avec force, étirait ses quatre pattes
à la fois dans un spasme.
Maigret remarqua une auto qu’il
n’avait pas encore vue en face de l’Hôtel de l’Amiral. Quand il poussa la porte
du café, il constata que l’atmosphère avait changé.
Un homme le bouscula, vit le chien
qu’on soulevait, braqua sur lui un appareil photographique et fit jaillir un
éclair de magnésium. Un autre, en culottes de golf, en chandail rouge, un
carnet à la main, toucha sa casquette.
— Commissaire Maigret ?…
Vasco, du Journal… J’arrive à l’instant et j’ai déjà eu la chance de
rencontrer Monsieur…
Il désignait Michoux assis dans un
coin, adossé à la banquette de moleskine.
— La voiture du Petit
Parisien nous suit… Elle a eu une panne à dix kilomètres d’ici…
Emma questionnait le commissaire.
— Où voulez-vous qu’on le
mette ?
— Il n’y a pas de place pour
lui dans la maison ?…
— Oui… près de la cour… Un
réduit où l’on entasse les bouteilles vides…
— Leroy !… Téléphonez à un
vétérinaire…
Une heure plus tôt, c’était le vide,
un silence plein de réticences. Maintenant, le photographe, en trench-coat
presque blanc, bousculait tables et chaises, s’écriait :
— Un instant… Ne bougez pas,
s’il vous plaît… Tournez la tête du chien par ici…
Et le magnésium fulgurait.
— Le Pommeret ? questionna
Maigret en s’adressant au docteur.
— Il est sorti un peu après
vous… Le maire a encore téléphoné… Je pense qu’il va venir…
A neuf heures du soir, c’était une
sorte de quartier général. Deux nouveaux reporters étaient arrivés. L’un
rédigeait son papier à une table du fond. De temps en temps un photographe
descendait de sa chambre.
— Vous n’auriez pas de l’alcool
à quatre-vingt-dix degrés ? Il m’en faut absolument pour sécher les
pellicules… Le chien est prodigieux !… Vous dites qu’il y a une pharmacie
à côté ?… Fermée ?… Peu importe…
Dans le corridor, où se trouvait
l’appareil téléphonique, un journaliste dictait son papier d’une voix
indifférente :
— Maigret, oui… M comme
Maurice… A comme Arthur… Oui… I comme Isidore… Prenez tous
les noms à la fois… Michoux… M… I… choux, comme chou… Comme chou de
Bruxelles… Mais non, pas comme pou… Attendez… Je vous donne les titres. Cela
passera dans la « une » ?… Dites au patron qu’il faut que ça
passe en première page…
Dérouté, l’inspecteur Leroy
cherchait sans cesse Maigret des yeux comme pour se raccrocher à lui. Dans un
coin, l’unique voyageur de commerce préparait sa tournée du lendemain à l’aide
du bottin des départements. De temps en temps il appelait Emma.
— Chauffier… C’est une
quincaillerie importante ?… Merci…
Le vétérinaire avait extrait la
balle et entouré l’arrière-train du chien d’un pansement roide.
— Ces bêtes-là, ça a la vie
tellement dure !…
On avait étendu une vieille
couverture sur de la paille, dans le réduit dallé de granit bleu qui ouvrait à
la fois sur la cour et sur l’escalier de la cave. Le chien était couché là,
tout seul, à dix centimètres d’un morceau de viande auquel il ne touchait pas.
Le maire était venu, en auto. Un
vieillard à barbiche blanche, très soigné, aux gestes secs. Il avait sourcillé
en pénétrant dans cette atmosphère de corps de garde, ou plus exactement de PC
de compagnie.
— Qui sont ces messieurs ?
— Des journalistes de Paris…
Le maire était à cran.
— Magnifique ! Si bien que
demain c’est dans toute la France qu’on parlera de cette stupide
histoire !… Vous n’avez toujours rien trouvé ?…
— L’enquête continue !
grogna Maigret du même ton qu’il eût déclaré : « Cela ne vous regarde
pas ! »
Car il y avait de l’irritabilité
dans l’air. Chacun avait les nerfs à fleur de peau.
— Et vous, Michoux, vous ne
rentrez pas chez vous ?…
Le regard du maire était méprisant,
accusait le docteur de lâcheté.
— A ce train-là, c’est la
panique générale dans les vingt-quatre heures… Ce qu’il fallait, je l’ai dit,
c’était une arrestation, n’importe laquelle…
Et il souligna ces derniers mots
d’un regard lancé à Emma.
— Je sais que je n’ai pas
d’ordres à vous donner… Quant à la police locale, vous ne lui avez laissé qu’un
rôle dérisoire… Mais je vous dis ceci : encore un drame, un seul, et ce
sera la catastrophe… Les gens s’attendent à quelque chose… Des boutiques qui,
les autres dimanches, restent ouvertes jusqu’à neuf heures, ont fermé leurs
volets… Ce stupide article du Phare de Brest a épouvanté la population…
Le maire n’avait pas retiré son
chapeau melon de la tête et il l’enfonça davantage en s’en allant, après avoir
recommandé :
— Je vous serais obligé de me
tenir au courant, commissaire… Et je vous rappelle que tout ce qui se fait en
ce moment se fait sous votre responsabilité…
— Un demi, Emma ! commanda
Maigret.
On ne pouvait pas empêcher les
journalistes de descendre à l’Hôtel de l’Amiral, ni de s’installer dans le
café, de téléphoner, de remplir la maison de leur agitation bruyante. Ils
réclamaient de l’encre, du papier. Ils interrogeaient Emma, qui montrait un
pauvre visage effaré.
Dehors, la nuit noire, avec un rayon
de lune qui soulignait le romantisme d’un ciel chargé de lourds nuages au lieu
de l’éclairer. Et cette boue qui collait à toutes les chaussures, car
Concarneau ne connaît pas encore les rues pavées !
— Le Pommeret vous a dit qu’il
reviendrait ? lança Maigret à Michoux.
— Oui… Il est allé dîner chez
lui…
— L’adresse ? demanda un
journaliste qui n’avait plus rien à faire.
Le docteur la lui donna, tandis que
le commissaire haussait les épaules, attirait Leroy dans un coin.
— Vous avez l’original de
l’article paru ce matin ?…
— Je viens de le recevoir… Il
est dans ma chambre… Le texte est écrit de la main gauche, par quelqu’un qui
craignait donc que son écriture fût reconnue…
— Pas de timbre ?
— Non ! La lettre a été
jetée dans la boîte du journal… Sur l’enveloppe figure la mention :
Extrême urgence…
— Si bien qu’à huit heures du
matin au plus tard quelqu’un connaissait la disparition de Jean Servières,
savait que l’auto était ou serait abandonnée près de la rivière Saint-Jacques
et qu’on relèverait des traces de sang sur le siège… Et ce quelqu’un, par
surcroît, n’ignorait pas que l’on découvrirait quelque part les empreintes d’un
inconnu aux grands pieds…
— C’est incroyable !…
soupira l’inspecteur. Quant à ces empreintes, je les ai expédiées au Quai des
Orfèvres par bélinogramme. Ils ont déjà consulté les sommiers. J’ai la
réponse : elles ne correspondent à aucune fiche de malfaiteur…
Il n’y avait pas à s’y
tromper : Leroy se laissait gagner par la peur ambiante. Mais le plus
intoxiqué, si l’on peut dire, par ce virus, était Ernest Michoux, dont la
silhouette était d’autant plus falote qu’elle contrastait avec la tenue
sportive, les gestes désinvoltes et l’assurance des journalistes.
Il ne savait où se mettre. Maigret
lui demanda :
— Vous ne vous couchez
pas ?…
— Pas encore… Je ne m’endors
jamais avant une heure du matin…
Il s’efforçait d’esquisser un
sourire raté qui montrait deux dents en or.
— Franchement, qu’est-ce que
vous pensez ?
L’horloge lumineuse de la vieille
ville égrena dix
coups. On appela le commissaire au téléphone. C’était le
maire.
— Rien encore ?…
Est-ce qu’il s’attendait, lui aussi,
à un drame ?
Mais, au fait, Maigret ne s’y attendait-il
pas lui-même ? Le front têtu, il alla rendre visite au chien jaune qui
s’était assoupi et qui, sans peur, ouvrit un œil et le regarda s’avancer. Le
commissaire lui caressa la tête, poussa un peu de paille sous les pattes.
Il aperçut le patron derrière lui.
— Vous croyez que ces messieurs
de la presse vont rester longtemps ?… Parce qu’il faudrait dans ce cas que
je songe aux provisions… C’est demain à six heures le marché…
Quand on n’était pas habitué à
Maigret, c’était déroutant, en pareil cas, de voir ses gros yeux vous fixer au
front comme sans vous voir, puis de l’entendre grommeler quelque chose
d’inintelligible en s’éloignant, avec l’air de vous tenir pour quantité
négligeable.
Le reporter du Petit Parisien
rentrait, secouait son ciré ruisselant d’eau.
— Tiens !… Il pleut ?…
Quoi de neuf, Groslin ?…
Une flamme pétillait dans les
prunelles du jeune homme, qui dit quelques mots à voix basse au photographe qui
l’accompagnait, puis décrocha le récepteur du téléphone.
— Petit Parisien,
mademoiselle… Service de presse - Priorité !… Quoi ?… Vous êtes
reliée directement à Paris ?… Alors, donnez vite… Allô !… Allô !…
Le Petit Parisien ?… Mademoiselle Germaine ?… Passez-moi la
sténo de service… Ici, Groslin !
Sa voix était impatiente. Et son
regard semblait défier les confrères qui l’écoutaient. Maigret, qui passait
derrière lui, s’arrêta pour écouter.
— Allô !… C’est vous,
mademoiselle Jeanne ? En vitesse, hein !… Il est encore temps pour
quelques éditions de province… Les autres ne l’auront que dans l’édition de
Paris… Vous direz au secrétaire de rédaction de rédiger le papier… Je n’ai pas
le temps…
Affaire de Concarneau… Nos
prévisions étaient justes… Nouveau crime… Allô ! Oui, crime !…
Un homme tué, si vous aimez mieux…
Tout le monde s’était tu. Le docteur,
fasciné, se rapprochait du journaliste, qui poursuivait, fiévreux, triomphant,
trépidant :
— Après M. Mostaguen, après le
journaliste Jean Servières, M. Le Pommeret ! Oui… Je vous ai épelé le nom
tout à l’heure… Il vient d’être trouvé mort dans sa chambre… Chez lui !…
Pas de blessure… Les muscles sont raidis et tout fait croire à un empoisonnement…
Attendez… Terminez par : « la terreur règne… » Oui !…
Courez voir le secrétaire de rédaction… Je vous dicterai tout à l’heure un
papier pour l’édition de Paris, mais il faut que l’information passe dans les
éditions de province…
Il raccrocha, s’épongea, jeta à la
ronde un regard de jubilation.
Le téléphone fonctionnait déjà.
— Allô !… Le
commissaire ?… Il y a un quart d’heure qu’on essaie de vous avoir… Ici, la
maison de M. Le Pommeret… Vite !… Il est mort !…
Et la voix répéta dans un
hululement :
— Mort…
Maigret regarda autour de lui. Sur
presque toutes les tables, il y avait des verres vides. Emma, exsangue, suivait
le policier des yeux.
— Qu’on ne touche ni à un verre
ni à une bouteille ! commanda-t-il… Vous entendez, Leroy ?… Ne bougez
pas d’ici !
Le docteur, le front ruisselant de
sueur, avait arraché son foulard et on voyait son cou maigre, sa chemise
maintenue par un bouton de col à bascule.
Quand Maigret arriva dans
l’appartement de Le Pommeret, un médecin qui habitait la maison voisine avait
déjà fait les premières constatations.
Il y avait là une femme d’une
cinquantaine d’années, la propriétaire de l’immeuble, celle-là même qui avait
téléphoné.
Une jolie maison en pierres grises,
face à la mer. Et toutes les vingt secondes, le pinceau lumineux du phare
incendiait les fenêtres.
Un balcon. Une hampe de drapeau et
un écusson aux armes du Danemark.
Le corps était étendu sur le tapis
rougeâtre d’un studio encombré de bibelots sans valeur. Dehors, cinq personnes
regardèrent passer le commissaire sans prononcer une parole.
Sur les murs, des photographies
d’actrices, des dessins découpés dans les journaux galants et mis sous verre,
quelques dédicaces de femmes.
Le Pommeret avait la chemise
arrachée. Ses souliers étaient encore lourds de boue.
— Strychnine ! dit le
médecin. Du moins je le jurerais… Regardez ses yeux… Et surtout rendez-vous
compte de la raideur du corps… L’agonie a duré plus d’une demi-heure… Peut-être
plus…
— Où étiez-vous ? demanda
Maigret à la logeuse.
— En bas… Je sous-louais tout
le premier étage à M. Le Pommeret, qui prenait ses repas chez moi… Il est
rentré dîner vers huit heures… Il n’a presque rien mangé… Je me souviens qu’il
a prétendu que l’électricité marchait mal, alors que les lampes éclairaient
normalement…
« Il m’a dit qu’il allait
ressortir, mais qu’il prendrait d’abord un cachet d’aspirine, car il avait la
tête lourde…
Le commissaire regarda le docteur
d’une façon interrogative.
— C’est bien cela !… Les
premiers symptômes…
— Qui se déclarent combien de
temps après l’absorption du poison ?…
— Cela dépend de la dose et de
la constitution de l’homme… Parfois une demi-heure… D’autres fois deux heures…
— Et la mort ?…
— … ne survient qu’à la suite
de paralysie générale… Mais il y a auparavant des paralysies locales… Ainsi, il
est probable qu’il a essayé d’appeler… Il était couché sur ce divan…
Ce même divan qui valait au logis de
Le Pommeret d’être appelé la maison des turpitudes ! Les gravures
galantes étaient plus nombreuses qu’ailleurs autour du meuble. Une veilleuse
distillait une lumière rose.
— Il s’est agité, comme dans
une crise de delirium tremens… La mort l’a pris par terre…
Maigret marcha vers la porte qu’un
photographe voulait franchir et la lui ferma au nez.
Il calculait à mi-voix :
— Le Pommeret a quitté le Café
de l’Amiral un peu après sept heures… Il avait bu une fine à l’eau… Ici, un
quart d’heure plus tard, il a bu et mangé… D’après ce que vous me dites des
effets de la strychnine, il a pu tout aussi bien avaler le poison là-bas qu’ici…
Il se rendit tout à coup au
rez-de-chaussée, où la logeuse pleurait, encadrée par trois voisines.
— Les assiettes, les verres du
dîner ?…
Elle fut quelques instants sans
comprendre. Et, quand elle voulut répondre, il avait déjà aperçu, dans la
cuisine, une bassine d’eau encore chaude, des assiettes propres à droite, des
sales à gauche, et des verres.
— J’étais occupée à faire la
vaisselle quand…
Un sergent de ville arrivait.
— Gardez la maison. Mettez tout
le monde dehors, sauf la propriétaire… Et pas un journaliste, pas un
photographe !… Qu’on ne touche pas à un verre, ni à un plat…
Il y avait cinq cents mètres à
parcourir dans la bourrasque pour regagner l’hôtel. La ville était dans
l’ombre. C’est à peine s’il restait deux ou trois fenêtres éclairées, à de
grandes distances l’une de l’autre.
Sur la place, par contre, à l’angle
du quai, les trois baies verdâtres de l’Hôtel de l’Amiral étaient illuminées,
mais, à cause des vitraux, elles donnaient plutôt l’impression d’un monstrueux
aquarium.
Quand on approchait, on percevait
des bruits de voix, une sonnerie de téléphone, le ronron d’une voiture qu’on
mettait en marche.
— Où allez-vous ?
questionna Maigret.
Il s’adressait à un journaliste.
— La ligne est occupée !
Je vais téléphoner ailleurs… Dans dix minutes, il sera trop tard pour mon
édition de Paris…
L’inspecteur Leroy, debout dans le
café, avait l’air d’un pion qui surveille l’étude du soir. Quelqu’un écrivait
sans trêve. Le voyageur de commerce restait ahuri, mais passionné, dans cette
atmosphère nouvelle pour lui.
Tous les verres étaient restés sur
les tables. Il y avait des verres à pied ayant contenu des apéritifs, des demis
encore gras de mousse, des petits verres à liqueur.
— A quelle heure a-t-on
débarrassé les tables ?…
Emma chercha dans sa mémoire.
— Je ne pourrais pas dire. Il y
a des verres que j’ai enlevés au fur et à mesure… D’autres sont là depuis
l’après-midi…
— Le verre de M. Le
Pommeret ?…
— Qu’est-ce qu’il a bu,
monsieur Michoux ?…
Ce fut Maigret qui répondit :
— Une fine à l’eau…
Elle regarda les soucoupes les unes
après les autres.
— Six francs… Mais j’ai servi
un whisky à un de ces messieurs et c’est le même prix… Peut-être est-ce ce
verre-ci ?… Peut-être pas…
Le photographe, qui ne perdait pas
le nord, prenait des clichés de toute cette verrerie glauque étalée sur les
tables de marbre.
— Allez me chercher le
pharmacien ! commanda le commissaire à Leroy.
Et ce fut vraiment la nuit des
verres et des assiettes. On en apporta de la maison du vice-consul de Danemark.
Les reporters pénétraient dans le laboratoire du pharmacien comme chez eux, et
l’un d’eux, ancien étudiant en médecine, participait même aux analyses.
Le maire, au téléphone, s’était
contenté de laisser tomber d’une voix coupante :
— … toutes vos responsabilités…
On ne trouvait rien. Par contre, le
patron surgit soudain, questionna :
— Qu’est-ce qu’on a fait du
chien ?…
Le réduit où on l’avait couché sur
la paille était vide. Le chien jaune, incapable de marcher et même de se
traîner, à cause du pansement qui emprisonnait son arrière-train, avait
disparu.
Les verres ne révélaient rien !
— Celui de M. Le Pommeret a
peut-être été lavé… Je ne sais plus… Dans cette bousculade !… disait Emma.
Chez la logeuse aussi, la moitié de
la vaisselle avait été passée à l’eau chaude.
Ernest Michoux, le teint terreux,
s’inquiétait surtout de la disparition du chien.
— C’est par la cour qu’on est
venu le chercher !… Il y a une entrée sur le quai… Une sorte d’impasse… Il
faudrait faire condamner la porte, commissaire… Sinon… Pensez qu’on a pu pénétrer
ici sans que personne s’en aperçoive !… Et repartir avec cet animal dans
les bras !…
On eût dit qu’il n’osait pas quitter
le fond de la salle, qu’il se tenait aussi loin des portes que possible.
V
L’homme au Cabélou
Il était huit heures du matin.
Maigret, qui ne s’était pas couché, venait de prendre un bain et achevait de se
raser devant un miroir suspendu à l’espagnolette de la fenêtre.
Il faisait plus froid que les jours
précédents. La pluie trouble ressemblait à de la neige fondue. Un reporter, en
bas, guettait l’arrivée des journaux de Paris. On avait entendu siffler le
train de sept heures et demie. Dans quelques instants, on verrait arriver les
porteurs d’éditions sensationnelles.
Sous les yeux du commissaire, la
place était encombrée par le marché hebdomadaire. Mais on devinait que ce
marché n’avait pas son animation habituelle. Les gens parlaient bas. Des
paysans semblaient inquiets des nouvelles qu’ils apprenaient.
Sur le terre-plein, il y avait une
cinquantaine d’étals, avec des mottes de beurre, des œufs, des légumes, des
bretelles et des bas de soie. A droite, des carrioles de tous modèles
stationnaient et l’ensemble était dominé par le glissement ailé des coiffes
blanches aux larges dentelles.
Maigret ne s’aperçut qu’il se
passait quelque chose qu’en voyant toute une portion du marché changer de
physionomie, les gens s’agglutiner et regarder dans une même direction. La
fenêtre était fermée. Il n’entendait pas les bruits, ou plutôt ce n’était
qu’une rumeur confuse qui lui parvenait.
Il chercha plus loin. Au port,
quelques pêcheurs chargeaient des paniers vides et des filets dans les barques.
Mais ils s’immobilisaient soudain, faisaient la haie au passage des deux agents
de police de la ville qui conduisaient un prisonnier vers la mairie.
Un des policiers était tout jeune,
imberbe. Son visage était pétri de naïveté. L’autre portait de fortes
moustaches acajou, et d’épais sourcils parvenaient presque à lui donner un air
terrible.
Au marché, les discussions avaient
cessé. On regardait les trois hommes qui s’avançaient. On se montrait les
menottes serrant les poignets du malfaiteur.
Un colosse ! Il marchait penché
en avant, ce qui faisait paraître ses épaules deux fois plus larges. Il
traînait les pieds dans la boue et c’était lui qui semblait tirer les agents en
remorque.
Il portait un vieux veston
quelconque. Sa tête nue était plantée de cheveux drus, très courts et très
bruns.
Le journaliste courait dans
l’escalier, ébranlait une porte, criait à son photographe endormi :
— Benoît !… Benoît !…
Vite !… Debout… Un cliché épatant…
Il ne croyait pas si bien dire. Car,
pendant que Maigret effaçait les dernières traces de savon sur ses joues et
cherchait son veston, sans quitter la place des yeux, il se passa un événement
vraiment extraordinaire.
La foule n’avait pas tardé à se
resserrer autour des agents et du prisonnier. Brusquement celui-ci, qui devait
guetter depuis longtemps l’occasion, donna une violente secousse à ses deux poignets.
De loin, le commissaire vit les
piteux bouts de chaîne qui pendaient aux mains des policiers. Et l’homme
fonçait sur le public. Une femme roula par terre. Des gens s’enfuirent.
Personne n’était revenu de sa stupeur que le prisonnier avait bondi dans une
impasse, à vingt mètres de l’Hôtel de l’Amiral, tout à côté de la maison vide
dont la boîte aux lettres avait craché une balle de revolver le vendredi
précédent.
Un agent – le plus jeune –
faillit tirer, hésita, se mit à courir en tenant son arme de telle manière que
Maigret attendait l’accident. Un auvent de bois céda sous la pression des
fuyards et son toit de toile s’abattit sur les mottes de beurre.
Le jeune agent eut le courage de se
précipiter tout seul dans l’impasse. Maigret, qui connaissait les lieux, acheva
de s’habiller sans fièvre.
Car ce serait désormais un miracle
de retrouver la brute. Le boyau, large de deux mètres, faisait deux coudes en
angle droit. Vingt maisons qui donnaient sur le quai ou sur la place avaient
une issue dans l’impasse. Et il y avait en outre des hangars, les magasins d’un
marchand de cordages et d’articles pour bateaux, un dépôt de boîtes à conserve,
tout un fouillis de constructions irrégulières, des coins et des recoins, des
toits facilement accessibles qui rendaient une poursuite à peu près impossible.
La foule, maintenant, se tenait à
distance. La femme qu’on avait renversée, rouge d’indignation, tendait le poing
dans toutes les directions tandis que des larmes venaient trembler sous son
menton.
Le photographe sortit de l’hôtel, un
trench-coat passé sur son pyjama, pieds nus.
Une demi-heure plus tard, le maire
arrivait, peu après le lieutenant de gendarmerie, dont les hommes se mettaient
en devoir de fouiller les maisons voisines.
En trouvant Maigret attablé dans le
café en compagnie du jeune agent et occupé à dévorer des toasts, le premier
magistrat de la ville trembla d’indignation.
— Je vous ai prévenu,
commissaire, que je vous rendais responsable de… de… Mais cela n’a pas l’air de
vous émouvoir !… J’enverrai tout à l’heure un télégramme au Ministère de
l’intérieur pour le mettre au courant de… de… et lui demander… Avez-vous
seulement vu ce qui se passe dehors ?… Les gens fuient leur maison… Un
vieillard impotent hurle d’effroi parce qu’il est immobilisé à un deuxième
étage… On croit voir le bandit partout…
Maigret se retourna, aperçut Ernest
Michoux qui, tel un enfant peureux, se tenait aussi près de lui que possible
sans déplacer plus d’air qu’un fantôme.
— Vous remarquerez que c’est la
police locale, c’est-à-dire de simples agents de police, qui l’ont arrêté,
pendant que…
— Vous tenez toujours à ce que
je procède à une arrestation ?
— Que voulez-vous dire ?…
Prétendez-vous mettre la main sur le fuyard ?…
— Vous m’avez demandé hier une
arrestation, n’importe laquelle…
Les journalistes étaient dehors,
aidaient les gendarmes dans leurs recherches. Le café était à peu près vide, en
désordre, car on n’avait pas encore eu le temps de faire le nettoyage. Une âcre
odeur de tabac refroidi prenait à la gorge. On marchait sur les bouts de cigarettes,
les crachats, la sciure et les verres brisés.
Le commissaire, cependant, tirait de
son portefeuille un mandat d’arrêt en blanc.
— Dites un mot, monsieur le
maire, et je…
— Je serais curieux de savoir
qui vous arrêteriez !…
— Emma !… Une plume et de
l’encre, s’il vous plaît…
Il fumait à petites bouffées. Il
entendit le maire qui grommelait avec l’espoir d’être entendu :
— Du bluff !…
Mais il ne se démonta pas, écrivit à
grands jambages écrasés, selon son habitude :
… le nommé Ernest Michoux, administrateur
de la Société immobilière des Sables-Blancs…
Ce fut plus comique que tragique. Le
maire lisait à l’envers. Maigret dit :
— Et voilà ! Puisque vous
y tenez, j’arrête le docteur…
Celui-ci les regarda tous les deux,
esquissa un sourire
jaune, comme un homme qui ne sait que répondre à une
plaisanterie. Mais c’était Emma que le commissaire observait, Emma qui marchait
vers la caisse et qui se retourna soudain, moins pâle qu’à l’ordinaire, sans
pouvoir maîtriser un tressaillement de joie.
— Je suppose, commissaire, que
vous vous rendez compte de la gravité de…
— C’est mon métier, monsieur le
maire.
— Et tout ce que vous trouvez à
faire, après ce qui vient de se passer, c’est d’arrêter un de mes amis… de mes
camarades plutôt… enfin, un des notables de Concarneau, un homme qui…
— Avez-vous une prison
confortable ?…
Michoux, pendant ce temps-là, ne
semblait préoccupé que par la difficulté d’avaler sa salive.
— A part le poste de police, à
la mairie, il n’y a que la gendarmerie, dans la vieille ville…
L’inspecteur Leroy venait d’entrer.
Il eut la respiration coupée quand Maigret lui dit de sa voix la plus
naturelle :
— Dites donc, vieux ! Vous
seriez bien gentil de conduire le docteur à la gendarmerie… Discrètement !…
Inutile de lui passer les menottes… Vous l’écrouerez, tout en veillant à ce
qu’il ne manque de rien…
— C’est de la folie pure !
balbutia le docteur. Je n’y comprends rien… Je… C’est inouï !… C’est
infâme !…
— Parbleu ! grommela
Maigret.
Et, se tournant vers le maire :
— Je ne m’oppose pas à ce qu’on
continue à rechercher votre vagabond… Cela amuse la population… Peut-être même
est-ce utile ?… Mais n’attachez pas trop d’importance à sa capture… Rassurez
les gens…
— Vous savez que quand on a mis
la main sur lui, ce matin, on l’a trouvé porteur d’un couteau à cran
d’arrêt ?…
— Ce n’est pas impossible…
Maigret commençait à s’impatienter.
Debout, il endossait son lourd pardessus à col de velours, brossait de la
manche son chapeau melon.
— A tout à l’heure, monsieur le
maire… Je vous tiendrai au courant. Encore un conseil : qu’on ne raconte
pas trop d’histoires aux journalistes… Au fond, dans tout ceci, c’est à peine
s’il y a de quoi fouetter un chat… Vous venez ?…
Ces derniers mots s’adressaient au
jeune sergent de ville qui regarda le maire avec l’air de dire :
« Excusez-moi… Mais je suis obligé de le suivre… »
L’inspecteur Leroy tournait autour
du docteur comme un homme bien embarrassé par un fardeau encombrant.
On vit Maigret tapoter en passant la
joue d’Emma, puis traverser la place sans s’inquiéter de la curiosité des gens.
— C’est par ici ?…
— Oui… Il faut faire le tour
des bassins… Nous en avons pour une demi-heure…
Les pêcheurs étaient moins
bouleversés que la population par le drame qui se jouait autour du Café de
l’Amiral et une dizaine de bateaux, profitant du calme relatif, se dirigeaient
à la godille vers la sortie du port, où ils prenaient le vent.
L’agent de police lançait à Maigret
des regards d’écolier attentif à plaire à son instituteur.
— Vous savez… M. le maire et le
docteur jouaient aux cartes ensemble au moins deux fois par semaine… Cela a dû
lui donner un coup…
— Qu’est-ce que les gens du
pays racontent ?…
— Cela dépend des gens… Les
petits, les ouvriers, les pêcheurs ne s’émeuvent pas trop… Et même, ils sont
presque contents de ce qui arrive… Parce que le docteur, M. Le Pommeret et M.
Servières n’avaient pas très bonne réputation… C’étaient des messieurs,
évidemment… On n’osait rien leur dire… N’empêche qu’ils abusaient un peu, quand
ils débauchaient toutes les gamines des usines… L’été, avec leurs amis de
Paris, c’était pis… Ils étaient toujours à boire, à faire du bruit dans les
rues à des deux heures du matin, comme si la ville leur appartenait… Nous avons
reçu souvent des plaintes… Surtout en ce qui concerne M. Le Pommeret, qui ne
pouvait pas voir un jupon sans s’emballer… C’est triste à dire… Mais les usines
ne travaillent guère… Il y a du chômage… Alors, avec de l’argent… toutes ces
filles…
— Dans ce cas, qui est
ému ?…
— Les autres !… Les
bourgeois !… Et les commerçants qui se frottaient au groupe du Café de
l’Amiral… C’était comme le centre de la ville, n’est-ce pas ?… Même le
maire qui y venait…
L’agent était flatté de l’attention
que lui prêtait Maigret.
— Où sommes-nous ?
— Nous venons de quitter la
ville… A partir d’ici, la côte est à peu près déserte… Il n’y a que des
rochers, des bois de sapins, quelques villas habitées l’été par des gens de
Paris… C’est ce que nous appelons la pointe du Cabélou…
— Qu’est-ce qui vous a donné
l’idée de fureter de ce côté ?…
— Quand vous nous avez dit, à
mon collègue et à moi, de rechercher un vagabond qui pourrait être le
propriétaire du chien jaune, nous avons d’abord fouillé les vieux bateaux de
l’arrière-port… De temps en temps, on y trouve un chemineau… L’an dernier, un
cotre a brûlé, parce qu’un rôdeur avait oublié d’éteindre le feu qu’il y avait
allumé pour se réchauffer…
— Rien trouvé ?
— Rien… C’est mon collègue qui
s’est souvenu de l’ancien poste de veille du Cabélou… Nous y arrivons… Vous
voyez cette construction carrée, en pierres de taille, sur la dernière avancée
de roche ?… Elle date de la même époque que les fortifications de la
vieille ville… Venez par ici… Faites attention aux ordures… Il y a très
longtemps, un gardien vivait ici, comme qui dirait un veilleur, dont la mission
était de signaler les passages de bateaux… On voit très loin… On domine la
passe des Glénan, la seule qui donne accès à la rade… Mais il y a peut-être
cinquante ans que c’est désaffecté…
Maigret franchit un passage dont la
porte avait disparu, pénétra dans une pièce dont le sol était de terre battue.
Vers le large, d’étroites meurtrières donnaient vue sur la mer. De l’autre
côté, une seule fenêtre, sans carreaux, sans montants.
Et, sur les murs de pierre, des
inscriptions faites à la pointe du couteau. Par terre, des papiers sales, des
détritus innombrables.
— Voilà !… Pendant près de
quinze ans, un homme a vécu ici, tout seul… Un simple d’esprit… Une sorte de
sauvage… Il couchait dans ce coin, indifférent au froid, à l’humidité, aux
tempêtes qui jetaient des paquets de mer par les meurtrières… C’était une curiosité…
Les Parisiens venaient le voir, l’été, lui donnaient des pièces de monnaie… Un
marchand de cartes postales a eu l’idée de le photographier et de vendre ces
portraits à l’entrée. L’homme a fini par mourir, pendant la guerre… Personne
n’a songé à nettoyer l’endroit… J’ai pensé hier que, si quelqu’un se cachait
dans le pays, c’était peut-être ici…
Maigret s’engagea dans un étroit
escalier creusé à même l’épaisseur du mur, arriva dans une guérite ou plutôt
dans une tour de granit ouverte des quatre côtés et permettant d’admirer toute
la région.
— C’était le poste de veille…
Avant l’invention des phares, on allumait un feu sur la terrasse… Donc, ce
matin de bonne heure, nous sommes venus, mon collègue et moi… Nous avancions
sur la pointe des pieds… En bas, à la place même où dormait jadis le fou, nous
avons vu un homme qui ronflait… Un colosse !… On entendait sa
respiration à quinze mètres… Et nous sommes arrivés à lui passer les menottes
avant qu’il se réveille…
Ils étaient redescendus dans la
chambre carrée que les courants d’air rendaient glaciale.
— Il s’est débattu ?…
— Même pas !… Mon collègue
lui a demandé ses papiers et il n’a pas répondu… Vous n’avez pas pu le voir… A
lui seul, il est plus fort que nous deux… Au point que je n’ai pas lâché la
crosse de mon revolver… Des mains !… Les vôtres sont grosses, n’est-ce
pas ?… Eh bien ! essayez d’imaginer des mains deux fois plus grosses,
avec des tatouages…
— Vous avez vu ce qu’ils
représentaient ?
— Je n’ai vu qu’une ancre, sur
la main gauche, et les lettres SS des deux côtés… Mais il y avait des dessins
compliqués… Peut-être un serpent ?… Nous n’avons pas touché à ce qui
traînait par terre… Tenez !…
Il y avait de tout : des
bouteilles de vin fin, d’alcool de luxe, des boîtes à conserve vides et une
vingtaine de boîtes intactes.
Il y avait mieux : les cendres
d’un feu qui avait été allumé au milieu de la pièce, et, tout près, un os de
gigot dénudé. Des quignons de pain. Quelques arêtes de poisson. Une coquille
Saint-Jacques et des pinces de homard.
— Une vraie bombe, quoi !
s’extasiait le jeune agent, qui n’avait jamais dû faire un pareil festin. Ceci
nous a expliqué les plaintes reçues ces derniers temps… Nous n’y avions pas
pris garde, parce qu’il ne s’agissait pas d’affaires importantes… Un pain de
six livres volé au boulanger… Un panier de merlans disparu d’une barque de
pêche… Le gérant du dépôt Prunier qui prétendait qu’on lui chipait des homards
pendant la nuit…
Maigret faisait un étrange calcul
mental, essayait d’établir en combien de jours un homme de fort appétit avait
pu dévorer ce qui avait été consommé là.
— Une semaine… murmura-t-il…
Oui… Y compris le gigot…
Il questionna soudain :
— Et le chien ?…
— Justement ! Nous ne
l’avons pas retrouvé… Il y a bien des traces de pattes sur le sol, mais nous
n’avons pas vu la bête… Vous savez ! le maire doit être dans tous ses
états, à cause du docteur… Cela m’étonnerait qu’il ne télégraphie pas à Paris,
comme il l’a dit…
— Votre homme était armé ?…
— Non ! C’est moi qui ai
fouillé ses poches pendant que mon collègue Piedbœuf, qui tenait les menottes,
le mettait en joue de l’autre main… Dans une poche du pantalon, il y avait des
marrons grillés… Quatre ou cinq… Cela doit venir de la charrette qui stationne
le samedi et le dimanche soir devant le cinéma… Puis quelques pièces de monnaie…
Pas même dix francs… Un couteau… Mais un couteau terrible… Un couteau comme
ceux dont se servent les marins pour couper leur pain…
— Il n’a pas prononcé un
mot ?…
— Pas un… Au point que nous
avons pensé, mon collègue et moi, qu’il était simple d’esprit, comme l’ancien
locataire… Il nous regardait à la façon d’un ours… Il avait une barbe de huit
jours, deux dents cassées au beau milieu de la bouche…
— Ses vêtements ?
— Je ne pourrais pas vous dire…
Un vieux costume… Je ne sais même plus si, en dessous, il portait une chemise
ou un tricot… Il nous a suivis docilement… Nous étions fiers de notre prise… Il
aurait pu s’enfuir dix fois avant d’arriver en ville… Si bien que nous étions
sans méfiance quand, d’une secousse, il a cassé les chaînes des menottes… J’ai
cru que mon poignet droit était arraché… Je porte encore la marque… A propos du
docteur Michoux…
— Eh bien ?…
— Vous savez que sa mère doit
revenir aujourd’hui ou demain… C’est la veuve d’un député… On dit qu’elle a le
bras long… Et elle est l’amie de la femme du maire…
Maigret regarda l’océan gris à
travers les meurtrières. Des petits bateaux à voiles se faufilaient entre la
pointe du Cabélou et un écueil que le ressac laissait deviner, viraient de bord
et allaient mouiller leurs filets à moins d’un mille.
— Vous croyez vraiment que
c’est le docteur qui…
— Partons ! dit le
commissaire.
La marée montait. Quand ils
sortirent, l’eau commençait à lécher la plate-forme. Un gamin, à cent mètres
d’eux, sautait de roche en roche, à la recherche des casiers qu’il avait placés
dans les creux. Le jeune agent ne se résignait pas au silence.
— Le plus extraordinaire, c’est
qu’on se soit attaqué à M. Mostaguen, qui est le meilleur homme de Concarneau…
Au point qu’on voulait en faire un conseiller général… Il paraît qu’il est sauvé,
mais que la balle n’a pas pu être extraite… Si bien que toute sa vie il gardera
un morceau de plomb dans le ventre !… Quand on pense que sans cette idée
d’allumer un cigare…
Ils ne contournèrent pas les
bassins, mais traversèrent une partie du port dans le bac qui fait la navette
entre le passage et la vieille ville.
A peu de distance de l’endroit où,
la veille, des jeunes gens assaillaient le chien jaune à coups de pierres,
Maigret avisa un mur, une porte monumentale surmontée d’un drapeau et des
mots : Gendarmerie nationale.
Il traversa la cour d’un immeuble
datant de Colbert. Dans le bureau, l’inspecteur Leroy discutait avec un
brigadier.
— Le docteur ?… questionna
Maigret.
— Justement ! Le brigadier
ne voulait rien entendre pour ce qui est de laisser venir les repas du dehors…
— Ou alors, c’est sous votre
responsabilité ! dit le brigadier à Maigret. Et je vous demanderai une
pièce qui me serve de décharge…
La cour était calme comme un
cloître. Une fontaine coulait avec un adorable glouglou.
— Où est-il ?…
— Là-bas, à droite… Vous
poussez la porte… C’est ensuite la deuxième porte dans le couloir… Voulez-vous
que j’aille vous l’ouvrir ?… Le maire a téléphoné pour recommander de
traiter le prisonnier avec les plus grands égards…
Maigret se gratta le menton.
L’inspecteur Leroy et l’agent de police, qui étaient presque du même âge, le
regardaient avec une pareille curiosité timide.
Quelques instants plus tard, le
commissaire entrait seul dans un cachot aux murs blanchis à la chaux, qui
n’était pas plus triste qu’une chambrée de caserne.
Michoux, assis devant une petite
table en bois blanc, se leva à son arrivée, hésita un instant, commença en
regardant ailleurs :
— Je suppose, commissaire, que
vous n’avez joué cette comédie que pour éviter un nouveau drame, en me mettant
à l’abri de… des coups de…
Maigret remarqua qu’on ne lui avait
retiré ni ses bretelles, ni son foulard, ni ses lacets, comme c’est la règle.
De la pointe du pied, il attira une chaise à lui, s’assit, bourra une pipe et
grommela bonhomme :
— Parbleu !… Mais
asseyez-vous donc, docteur !…
VI
Un lâche
— Etes-vous superstitieux,
commissaire ?
Maigret, à cheval sur sa chaise, les
coudes sur le dossier, esquissa une moue qui pouvait signifier tout ce qu’on
voulait. Le docteur ne s’était pas assis.
— Je crois qu’au fond nous le
sommes tous à un moment donné ou, si vous préférez, au moment où nous sommes
visés…
Il toussa dans son mouchoir, qu’il
regarda avec inquiétude, poursuivit :
— Il y a huit jours, je vous
aurais répondu que je ne croyais pas aux oracles… Et pourtant !… Il y a
peut-être cinq ans de cela… Nous étions quelques amis à dîner, chez une
comédienne de Paris… Au café, quelqu’un proposa de tirer les cartes… Or, savez-vous
ce qu’il m’a annoncé ?… Remarquez que j’ai ri !… J’ai ri d’autant
plus que cela tranchait avec le refrain habituel : dame blonde, monsieur
âgé qui vous veut du bien, lettre qui vient de loin, etc.
A moi, on a dit : « Vous
aurez une vilaine mort… Une mort violente… Méfiez-vous des chiens jaunes… »
Ernest Michoux n’avait pas encore
regardé le commissaire, sur qui il posa un instant son regard. Maigret était
placide. Il était même énorme sur sa petite chaise, une statue de la placidité.
— Ceci ne vous étonne
pas ?… Des années durant, je n’ai jamais entendu parler de chien jaune…
Vendredi un drame éclate… Un de mes amis en est la victime… J’aurais pu tout
aussi bien que lui me réfugier sur ce seuil et être atteint par la balle… Et
voilà qu’un chien jaune surgit !
Un autre ami disparaît dans des
circonstances inouïes… Et le chien jaune continue à rôder !…
Hier, c’était le tour de Le Pommeret…
Le chien jaune !… Et vous voudriez que je ne sois pas impressionné ?…
Il n’en avait jamais dit autant
d’une haleine et à mesure qu’il parlait il reprenait consistance. Pour tout
encouragement, le commissaire soupira :
— Evidemment… Evidemment…
— N’est-ce pas troublant ?…
Je me rends compte que j’ai dû vous faire l’effet d’un lâche… Eh bien !
oui ! J’ai eu peur… Une peur vague, qui m’a pris à la gorge dès le premier
drame, et surtout quand il a été question de chien jaune…
Il arpentait la cellule à petits
pas, en regardant par terre. Son visage s’animait.
— J’ai failli vous demander
votre protection, mais j’ai craint votre mépris… Car les hommes forts méprisent
les lâches…
Sa voix devenait pointue.
— Et, je l’avoue, commissaire,
je suis un lâche !… Voilà quatre jours que j’ai peur, quatre jours que je
souffre de la peur… Ce n’est pas ma faute !… J’ai fait assez de médecine
pour me rendre un compte exact de mon cas…
Quand je suis né, il a fallu me
mettre dans une couveuse artificielle… Pendant mon enfance, j’ai collectionné
toutes les maladies infantiles…
Et lorsque la guerre a éclaté, des
médecins qui examinaient cinq cents hommes par jour m’ont déclaré bon pour le
service et envoyé au front… Or, non seulement j’avais de la faiblesse pulmonaire
avec cicatrices d’anciennes lésions, mais deux ans plus tôt on m’avait enlevé
un rein… J’ai eu peur ! Peur à en devenir fou !… Des infirmiers m’ont
relevé alors que je venais d’être enterré dans un entonnoir par la déflagration
d’un obus… Et enfin
on s’est aperçu que je n’étais pas apte au service armé…
Ce que je vous raconte n’est
peut-être pas joli… Mais je vous ai observé. J’ai l’impression que vous êtes
capable de comprendre…
C’est facile, le mépris des forts
pour les lâches… Encore devrait-on s’inquiéter de connaître les causes
profondes de la lâcheté…
Tenez ! J’ai compris que vous
regardiez sans sympathie notre groupe au Café de l’Amiral. On vous a dit que je
m’occupais de vente de terrains… Fils d’un ancien député… Docteur en médecine…
Et ces soirées autour d’une table de café, avec d’autres ratés.
Mais qu’est-ce que j’aurais pu
faire ?… Mes parents dépensaient beaucoup d’argent et néanmoins ils
n’étaient pas riches… Ce n’est pas rare à Paris… J’ai été élevé dans le luxe…
Les grandes villes d’eaux… Puis mon père meurt et ma mère commence à
boursicoter, à intriguer, toujours aussi grande dame qu’avant, toujours aussi
orgueilleuse, mais harcelée par des créanciers…
Je l’ai aidée ! C’est tout ce
dont j’étais capable ! Ce lotissement… Rien de prestigieux… Et cette vie
d’ici… Des notables !… Mais avec quelque chose de pas solide…
Voilà trois jours que vous
m’observez et que j’ai envie de vous parler à cœur ouvert… J’ai été marié… Ma
femme a demandé le divorce parce qu’elle voulait un homme animé par de plus
hautes ambitions…
Un rein en moins… Trois ou quatre
jours par semaine à me traîner, malade, fatigué, de mon lit à un fauteuil…
Il s’assit avec lassitude.
— Emma a dû vous dire que j’ai
été son amant… Bêtement, n’est-ce pas ? Parce qu’on a parfois besoin d’une
femme… On n’explique pas ces choses-là à tout le monde…
Au Café de l’Amiral, j’aurais
peut-être fini par devenir fou… Le chien jaune… Servières disparu… Les taches
de sang dans sa voiture… Et surtout cette mort ignoble de Le Pommeret…
Pourquoi lui ?… Pourquoi pas
moi ?… Nous étions ensemble deux heures plus tôt, à la même table, devant
les mêmes verres… Et moi, j’avais le pressentiment que, si je sortais de la
maison, ce serait mon tour… Puis j’ai senti que le cercle se resserrait, que,
même à l’hôtel, même enfermé dans ma chambre, le danger me poursuivait…
J’ai eu un tressaillement de joie
quand je vous ai vu signer mon mandat d’arrêt… Et pourtant…
Il regarda les murs autour de lui,
la fenêtre aux trois barreaux de fer qui s’ouvrait sur la cour.
— Il faudra que je change ma
couchette de place, que je la pousse dans ce coin… Comment, oui, comment a-t-on
pu me parler d’un chien jaune il y a cinq ans, alors que ce chien-là, sans
doute, n’était pas né ?… J’ai peur, commissaire ! Je vous avoue, je
vous crie que j’ai peur !… Peu m’importe ce que penseront les gens en
apprenant que je suis en prison… Ce que je ne veux pas, c’est mourir !… Et
quelqu’un me guette, quelqu’un que je ne connais pas, qui a déjà tué Le
Pommeret, qui a sans doute tué Goyard, qui a tiré sur Mostaguen…
Pourquoi ?… Dites-le moi !… Pourquoi ?… Un fou probablement… Et
on n’a pas encore pu l’abattre !… Il est libre !… Il rôde peut-être
autour de nous… Il sait que je suis ici… Il viendra, avec son affreux chien qui
a un regard d’homme…
Maigret se leva lentement, frappa sa
pipe contre son talon. Et le docteur répéta d’une voix piteuse :
— Je sais que je vous fais
l’effet d’un lâche… Tenez ! Je suis sûr de souffrir cette nuit comme un
damné à cause de mon rein…
Maigret était campé là comme
l’antithèse du prisonnier, de l’agitation, de la fièvre, de la maladie,
l’antithèse de cette frousse malsaine et écœurante.
— Vous voulez que je vous
envoie un médecin ?…
— Non !… Si je savais que
quelqu’un doive venir, j’aurais encore plus peur. Je m’attendrais à ce que ce
soit lui qui vienne, l’homme au chien, le fou, l’assassin…
Un peu plus et il claquait des
dents.
— Pensez-vous que vous allez
l’arrêter, ou l’abattre comme un animal enragé ?… Car il est enragé !…
On ne tue pas comme ça, sans raison…
Encore trois minutes et ce serait la
crise nerveuse. Maigret préféra sortir, tandis que le détenu le suivait du
regard, la tête rentrée dans les épaules, les paupières rougeâtres.
— Vous m’avez bien compris,
brigadier ?… Que personne n’entre dans sa cellule, sauf vous, qui lui
porterez vous-même sa nourriture et tout ce qu’il demandera… Par contre, ne
rien laisser traîner dont il puisse se servir comme arme pour se tuer… Enlevez-lui
ses lacets, sa cravate… Que la cour soit surveillée nuit et jour… Des
égards !… Beaucoup d’égards…
— Un homme si distingué !
soupira le brigadier de gendarmerie. Vous croyez que c’est lui qui…
— Qui est la prochaine victime,
oui !… Vous me répondez de sa vie !…
Et Maigret s’en fut le long de la
rue étroite, pataugeant dans les flaques d’eau. Toute la ville le connaissait
déjà. Les rideaux frémissaient à son passage. Des gosses s’arrêtaient de jouer
pour le regarder avec un respect craintif.
Il franchissait le pont-levis qui
relie la vieille ville à la ville neuve, quand il rencontra l’inspecteur Leroy
qui le cherchait.
— Du nouveau ?… On n’a pas
mis la main sur mon ours, au moins ?…
— Quel ours ?
— L’homme aux grands pieds…
— Non ! Le maire a donné
l’ordre de cesser les recherches, qui excitaient la population. Il a laissé
quelques gendarmes en faction aux endroits stratégiques… Mais ce n’est pas de
cela que je veux vous parler… C’est au sujet du journaliste, Goyard, dit Jean
Servières… Un voyageur de commerce qui le connaît et qui vient d’arriver
affirme l’avoir rencontré hier à Brest… Goyard a feint de ne pas le voir et a
détourné la tête…
L’inspecteur s’étonna du calme avec
lequel Maigret accueillait cette nouvelle.
— Le maire est persuadé que le
voyageur s’est trompé… Des hommes petits et gros, il y en a beaucoup de par les
villes… Et savez-vous ce que je lui ai entendu dire à son adjoint, à mi-voix,
avec peut-être l’espoir que j’entendrais ?… Textuellement :
— Vous allez voir le
commissaire se lancer sur cette fausse piste, partir à Brest et nous laisser le
véritable assassin sur le dos !…
Maigret fit une vingtaine de pas en
silence. Sur la place, on démontait les baraques du marché.
— J’ai failli lui répondre que…
— Que quoi ?…
Leroy rougit, détourna la tête.
— Justement ! Je ne sais
pas… J’ai eu l’impression, moi aussi, que vous n’attachiez pas beaucoup
d’importance à la capture du vagabond…
— Comment va Mostaguen ?…
— Mieux… Il ne s’explique pas
l’agression dont il a été victime… Il a demandé pardon à sa femme… Pardon
d’être resté si tard au café !… Pardon de s’être à moitié enivré !…
Il a juré en pleurant de ne plus boire une goutte d’alcool…
Maigret s’était arrêté face au port,
à cinquante mètres de l’Hôtel de l’Amiral. Des bateaux rentraient, laissaient
tomber leur voile brune en contournant le môle, se poussaient lentement à la
godille.
Le jusant découvrait, au pied des
murailles de la vieille ville, des bancs de vase enchâssés de vieilles
casseroles et de détritus.
On devinait le soleil derrière la
voûte uniforme de nuages.
— Votre impression,
Leroy ?…
L’inspecteur se troubla davantage.
— Je ne sais pas… Il me semble
que si nous tenions cet homme… Remarquez que le chien jaune a encore disparu…
Que pouvait-il faire dans la villa du docteur ?… Il devait s’y trouver des
poisons… J’en déduis…
— Oui, bien entendu !…
Seulement, moi, je ne déduis jamais…
— Je serais quand même curieux
de voir le vagabond de près… Les empreintes prouvent que c’est un colosse…
— Justement !…
— Que voulez-vous dire ?…
— Rien !…
Maigret ne bougeait pas, semblait
ravi de contempler le panorama du petit port, la pointe du Cabélou, à gauche,
avec son bois de sapins et ses avancées rocheuses, la balise rouge et noire,
les bouées écarlates marquant la passe jusqu’aux îles Glénan que la grisaille
ne permettait pas d’apercevoir.
L’inspecteur avait encore bien des
choses à dire.
— J’ai téléphoné à Paris, afin
d’avoir des renseignements sur Goyard, qui y a vécu longtemps…
Maigret le regarda avec une affectueuse
ironie, et Leroy, piqué au vif, récita très vite :
— Les renseignements sont très
bons ou très mauvais… J’ai eu au bout du fil un ancien brigadier de la Mondaine
qui l’a connu personnellement… Il paraît qu’il a évolué longtemps dans les
à-côtés du journalisme… D’abord échotier… Puis secrétaire général d’un petit
théâtre… Puis directeur d’un cabaret de Montmartre… Deux faillites… Rédacteur
en chef, pendant deux ans, d’une feuille de province, à Nevers, je crois… Enfin
il est à la tête d’une boîte de nuit… Quelqu’un qui sait nager… Ce sont
les termes dont le brigadier s’est servi… Il est vrai qu’il a ajouté :
Un bon bougre ; quand il s’est aperçu qu’il n’arriverait en fin de compte
qu’à manger ses quatre sous ou se créer des histoires, il a préféré replonger
dans la province…
— Alors ?…
— Alors je me demande pourquoi
il a feint cette agression… Car j’ai revu l’auto… Il y a des taches de sang,
des vraies… Et, s’il y a eu attaque, pourquoi ne pas donner signe de vie,
puisque maintenant il se promène à Brest ?…
— Très bien !…
L’inspecteur regarda vivement
Maigret pour savoir si celui-ci ne plaisantait pas. Mais non ! Le
commissaire était grave, le regard rivé à une tache de soleil qui naissait au
loin sur la mer.
— Quant à Le Pommeret…
— Vous avez des tuyaux ?…
— Son frère est venu à l’hôtel
pour vous parler… Il n’avait pas le temps d’attendre… Il m’a dit pis que pendre
du mort… Du moins dans son esprit est-ce très grave : un fainéant… Deux passions :
les femmes et la chasse… Plus la manie de faire des dettes et de jouer au grand
seigneur… Un détail entre cent. Le frère, qui est à peu près le plus gros
industriel de l’endroit, m’a déclaré :
— Moi, je me contente de
m’habiller à Brest… Ce n’est pas luxueux, mais c’est solide, confortable… Yves
allait à Paris commander ses vêtements… Et il lui fallait des chaussures
signées d’un grand bottier !… Ma femme elle-même ne porte pas de souliers
sur mesure…
— Crevant !… fit Maigret
au grand ahurissement, sinon à l’indignation de son compagnon.
— Pourquoi ?
— Magnifique, si vous
préférez ! Selon votre expression de tout à l’heure, c’est un vrai
plongeon dans la vie provinciale que nous faisons ! Et c’est beau comme
l’antique ! Savoir si Le Pommeret portait des chaussures toutes faites ou
des chaussures sur mesure !… Cela n’a l’air de rien… Eh bien ! vous
me croirez si vous voulez, mais c’est tout le nœud du drame… Allons prendre
l’apéritif, Leroy !… Comme ces gens le prenaient tous les jours… Au Café
de l’Amiral !…
L’inspecteur observa une fois de
plus son chef en se demandant si celui-ci n’était pas en train de se payer sa
tête. Il avait espéré des félicitations pour son activité de la matinée et pour
ses initiatives.
Et Maigret avait l’air de prendre
tout cela à la blague !
Il y eut les mêmes remous que quand
le professeur entre dans une classe de lycée où les élèves bavardaient. Les
conversations cessèrent. Les journalistes se précipitèrent au-devant du commissaire.
— On peut annoncer
l’arrestation du docteur ? Est-ce qu’il a fait des aveux ?…
— Rien du tout !…
Maigret les écartait du geste,
lançait à Emma :
— Deux pernods, mon petit…
— Mais enfin, si vous avez
arrêté M. Michoux…
— Vous voulez savoir la
vérité ?…
Ils avaient déjà leur bloc-notes à
la main. Ils attendaient, stylo en bataille.
— Eh bien ! il n’y a pas
encore de vérité… Peut-être y en aura-t-il une un jour… Peut-être pas…
— On prétend que Jean Goyard…
— … est vivant ! Tant
mieux pour lui !
— N’empêche qu’il y a un homme
qui se cache, qu’on pourchasse en vain…
— Ce qui prouve l’infériorité
du chasseur sur le gibier !…
Et Maigret, retenant Emma par la
manche, dit doucement :
— Tu me feras servir à déjeuner
dans ma chambre.
Il but son apéritif d’un trait, se
leva.
— Un bon conseil,
messieurs ! Pas de conclusions prématurées ! Et surtout pas de
déductions…
— Mais le coupable ?…
Il haussa ses larges épaules,
souffla :
— Qui sait ?…
Il était déjà au pied de l’escalier.
L’inspecteur Leroy lui lançait un coup d’œil interrogateur.
— Non, mon vieux… Mangez à la
table d’hôte… J’ai besoin de me reposer…
On l’entendit gravir les marches à
pas lourds. Dix minutes plus tard, Emma monta à son tour avec un plateau garni
de hors-d’œuvre.
Puis on la vit porter une coquille
Saint-Jacques, un rôti de veau et des épinards.
Dans la salle à manger, la
conversation languissait. Un des journalistes fut appelé au téléphone et
déclara :
— Vers quatre heures,
oui !… J’espère vous donner un papier sensationnel… Pas encore !… Il
faut attendre…
Tout seul à une table. Leroy
mangeait avec des manières de garçon bien élevé, s’essuyant à chaque instant
les lèvres du coin de sa serviette.
Les gens du marché observaient la
façade du Café de l’Amiral, espérant confusément qu’il s’y passerait quelque
chose.
Un gendarme était adossé à l’angle
de la ruelle par où le vagabond avait disparu.
— M. le maire demande le
commissaire Maigret au téléphone !
Leroy s’agita, ordonna à Emma :
— Allez le prévenir là-haut…
Mais la fille de salle revint en
déclarant :
— Il n’y est plus !…
L’inspecteur grimpa l’escalier
quatre à quatre, revint tout pâle, saisit le cornet.
— Allô !… Oui, monsieur le
maire !… Je ne sais pas… Je… Je suis très inquiet… Le commissaire n’est
plus ici… Allô !… Non ! Je ne puis rien vous dire… Il a déjeuné dans
sa chambre… Je ne l’ai pas vu descendre… Je… je vous téléphonerai tout à
l’heure…
Et Leroy, qui n’avait pas lâché sa
serviette, s’en servit pour s’essuyer le front.
VII
Le couple à la bougie
L’inspecteur ne monta chez lui qu’une
demi-heure plus tard. Sur la table, il trouva un billet couvert de caractères
morses qui disait :
Montez ce soir vers onze heures
sur le toit sans être vu. Vous m’y trouverez. Pas de bruit. Soyez armé. Dites
que je suis parti à Brest, d’où je vous ai téléphoné. Ne quittez pas l’hôtel.
Maigret.
Un peu avant onze heures, Leroy
retira ses chaussures, mit des chaussons de feutre qu’il avait achetés
l’après-midi en vue de cette expédition qui n’était pas sans l’impressionner.
Après le second étage, il n’y avait
plus d’escalier, mais une échelle fixe que surmontait une trappe dans le
plafond. Au-delà, c’était un grenier glacé par les courants d’air, où
l’inspecteur se risqua à frotter une allumette.
Quelques instants plus tard, il
franchissait la lucarne, mais n’osait pas tout de suite descendre vers la
corniche. Tout était froid. Au contact des plaques de zinc, les doigts se
figeaient. Et Leroy n’avait pas voulu s’encombrer d’un pardessus.
Quand ses yeux se furent accoutumés
à l’obscurité, il crut discerner une masse sombre, trapue, comme un énorme
animal à l’affût. Ses narines reconnurent des bouffées de pipe. Il siffla légèrement.
L’instant d’après, il était tapi sur
la corniche à côté de Maigret. On ne voyait ni la mer ni la ville. On se
trouvait sur le versant du toit opposé au quai, au bord d’une tranchée noire
qui n’était autre que la fameuse ruelle par où le vagabond aux grands pieds
s’était échappé.
Tous les plans étaient irréguliers.
Il y avait des toits très bas et d’autres à la hauteur des deux hommes. Des
fenêtres étaient éclairées, par-ci, par-là. Certaines avaient des stores sur
lesquels se jouaient comme des pièces d’ombres chinoises. Dans une chambre,
assez loin, une femme lavait un tout jeune bébé dans un bassin émaillé.
La masse du commissaire bougea,
rampa plutôt, jusqu’à ce que sa bouche fût collée à l’oreille de son compagnon.
— Attention ! Pas de mouvements
brusques. La corniche n’est pas solide et il y a en dessous de nous un tuyau de
gouttière qui ne demande qu’à dégringoler avec fracas… Les journalistes ?
— Ils sont en bas, sauf un qui
vous cherche à Brest, persuadé que vous suivez la piste Goyard…
— Emma ?…
— Je ne sais pas… Je n’ai pas
pris garde à elle… C’est elle qui m’a servi le café après dîner.
C’était déroutant de se trouver
ainsi, à l’insu de tous, au-dessus d’une maison pleine de vie, de gens qui
circulaient dans la chaleur, dans la lumière, sans avoir besoin de parler bas.
— Bon… Tournez-vous doucement
vers l’immeuble à vendre… Doucement !…
C’était la deuxième maison à droite,
une des rares à égaler l’hôtel en hauteur. Elle se trouvait dans un pan
d’obscurité complète, et pourtant l’inspecteur eut l’impression qu’une lueur se
reflétait sur une vitre sans rideau du second étage.
Petit à petit, il s’aperçut que ce
n’était pas un reflet venu
du dehors, mais une faible lumière intérieure. A mesure
qu’il fixait le même point de l’espace, des choses y naissaient.
Un plancher ciré… Une bougie à demi
brûlée dont la flamme était toute droite, entourée d’un halo…
— Il est là, dit-il soudain en
élevant le ton malgré lui.
— Chut !… Oui…
Quelqu’un était couché à même le
parquet, moitié dans la partie éclairée par la bougie, moitié dans la pénombre.
On voyait un soulier énorme, un torse large moulé dans un tricot de marin.
Leroy savait qu’il y avait un
gendarme au bout de la ruelle, un autre sur la place, un autre encore qui
faisait les cent pas sur le quai.
— Vous voulez l’arrêter ?…
— Je ne sais pas. Voilà trois
heures qu’il dort.
— Il est armé ?…
— Il ne l’était pas ce matin…
On devinait à peine les syllabes
prononcées. C’était un murmure indistinct, mêlé au souffle des respirations.
— Qu’attendons-nous ?
— Je l’ignore… Je voudrais bien
savoir pourquoi, alors qu’il est traqué et qu’il dort, il a allumé une bougie…
Attention !…
Un carré jaune venait de naître sur
un mur.
— On a fait de la lumière dans
la chambre d’Emma, en dessous de nous… C’est le reflet…
— Vous n’avez pas dîné,
commissaire ?…
— J’avais emporté du pain et du
saucisson… Vous n’avez pas froid ?
Ils étaient gelés tous les deux.
Dans le ciel, ils voyaient passer le rayon lumineux du phare à intervalles
réguliers.
— Elle a éteint…
— Oui… Chut !…
Il y eut cinq minutes de silence, de
morne attente. Puis la main de Leroy chercha celle de Maigret, la serra d’une
façon significative.
— En bas…
— J’ai vu…
Une ombre, sur le mur crépi à la
chaux qui séparait le jardin de la maison vide et la ruelle.
— Elle va le retrouver… souffla
Leroy, qui ne pouvait se résigner au silence.
Là-haut, l’homme dormait toujours,
près de sa bougie. Un groseillier fut froissé dans le jardin. Un chat s’enfuit
le long d’une gouttière.
— Vous n’avez pas un briquet à
mèche d’amadou ?
Maigret n’osait pas rallumer sa
pipe. Il hésita longtemps. Il finit par se faire un écran avec le veston de son
compagnon et il frotta vivement une allumette tandis que l’inspecteur reniflait
à nouveau l’odeur chaude de tabac.
— Regardez !…
Ils ne dirent plus rien. L’homme se
levait d’un mouvement si soudain qu’il faillit renverser la bougie. Il reculait
vers l’ombre, tandis que la porte s’ouvrait, qu’Emma apparaissait dans la
lumière, hésitante, si piteuse qu’elle donnait l’impression d’une coupable.
Elle avait quelque chose sous le
bras : une bouteille et un paquet qu’elle posa par terre. Le papier se
défit en partie, laissa voir un poulet rôti.
Elle parlait. Ses lèvres remuaient.
Elle ne disait que quelques mots, humblement, tristement. Mais son compagnon
n’était pas visible pour les policiers.
Est-ce qu’elle ne pleurait
pas ? Elle portait sa robe noire de fille de salle, la coiffe bretonne.
Elle n’avait retiré que son tablier blanc et cela lui donnait une allure plus
déjetée que d’habitude.
Oui ! Elle devait pleurer en
parlant… En prononçant des mots espacés. Et, la preuve, c’est qu’elle
s’appuyait soudain au chambranle de la porte, enfouissait le visage dans son
bras replié. Son dos se soulevait à une cadence irrégulière.
L’homme, en surgissant, noircit
presque tout le rectangle de la fenêtre, dégagea ensuite la perspective en
s’avançant vers le fond de la pièce. Sa grosse main s’abattit sur l’épaule de
la fille, lui imprima une secousse telle qu’Emma fit une volte complète,
faillit tomber, montra une pauvre face blême, des lèvres gonflées par les
sanglots.
Mais c’était aussi imprécis, aussi
flou qu’un film projeté quand les lampes de la salle sont rallumées. Et il
manquait autre chose : les bruits, les voix…
Toujours comme du cinéma : du
cinéma sans musique.
Et pourtant c’était l’homme qui
parlait. Il devait parler fort. C’était un ours. La tête rentrée dans les
épaules, le torse moulé par son chandail qui faisait saillir les pectoraux, ses
cheveux coupés ras comme ceux d’un forçat, les poings aux hanches, il criait
des reproches, ou des injures, ou encore des menaces.
Il devait être prêt à frapper. A tel
point que Leroy chercha à toucher Maigret davantage, comme pour se rassurer.
Emma pleurait toujours. Son bonnet,
maintenant, était de travers. Son chignon allait tomber. Une fenêtre se ferma
quelque part et apporta une diversion d’une seconde.
— Commissaire… est-ce que nous…
L’odeur du tabac enveloppait les
deux hommes et leur donnait une illusion de tiédeur.
Pourquoi Emma joignait-elle les
mains ?… Elle parlait à nouveau… Son visage était déformé par une trouble
expression d’effroi, de prière, de douleur, et l’inspecteur Leroy entendit Maigret
qui armait son revolver.
Il n’y avait que quinze à vingt
mètres entre les deux groupes. Un claquement sec, une vitre qui volerait en
éclats et le colosse serait hors d’état de nuire.
Il marchait maintenant de long en
large, les mains derrière le dos, semblait plus court, plus large. Son pied
heurta le poulet. Il faillit glisser et il l’envoya rageusement rouler dans
l’ombre.
Emma regarda de ce côté.
Que pouvaient-ils bien dire tous les
deux ? Quel était le leitmotiv de ce dialogue pathétique ?
Car l’homme semblait répéter les
mêmes mots ! Mais ne les répétait-il pas plus mollement ?…
Elle tomba à genoux, s’y jeta plutôt,
sur son passage, et tendit les bras vers lui. Il feignit de ne pas la voir,
l’évita, et elle ne fut plus à genoux, mais presque couchée, un bras implorant.
Tantôt on voyait l’homme, tantôt
l’ombre l’absorbait. Quand il revint, il se dressa devant la fille suppliante
qu’il regarda de haut en bas.
Il se remit à marcher, s’approcha,
s’éloigna encore, et alors elle n’eut plus la force, ou le courage d’étendre
son bras vers lui, de supplier. Elle se laissa aller sur le plancher de tout
son long. La bouteille de vin était à moins de vingt centimètres de sa main.
Ce fut inattendu. Le vagabond se
pencha, baissa plutôt une de ses lourdes pattes, saisit le vêtement à l’épaule,
et, d’un seul mouvement, mit Emma debout. Tout cela si brutalement qu’elle
vacilla quand elle ne fut plus maintenue.
Et pourtant, son visage défait ne
trahissait-il pas un espoir ? Le chignon était tombé. Le bonnet blanc
traînait par terre.
L’homme marchait. Deux fois, il
évita sa compagne désemparée.
La troisième fois, il la prit dans
ses bras, il l’écrasa contre lui, lui renversa la tête. Et goulûment il colla
ses lèvres aux siennes.
On ne voyait plus que son dos à lui,
un dos inhumain avec une petite main de femme crispée sur son épaule.
De ses gros doigts, la brute
éprouvait le besoin, sans dessouder leurs lèvres, de caresser les cheveux qui
pendaient, de les caresser comme s’il eût voulu anéantir sa compagne,
l’écraser, mieux : se l’incorporer.
— Par exemple !… fit la
voix chavirée de l’inspecteur.
Et Maigret avait été tellement
empoigné qu’il faillit, par contrecoup, éclater de rire.
Y avait-il un quart d’heure qu’Emma
était là ? L’étreinte avait cessé. La bougie n’en avait plus que pour cinq
minutes. Et il y avait dans l’atmosphère une détente presque visible.
Est-ce que la fille de salle ne
riait pas ? Elle avait dû trouver quelque part un bout de miroir. En
pleine lumière, on la voyait rouler ses longs cheveux, les fixer d’une épingle,
chercher par terre une autre épingle qu’elle avait perdue, la tenir entre ses
dents pendant qu’elle posait son bonnet.
Elle était presque belle. Elle était
belle ! Tout était émouvant, même sa taille plate, sa jupe noire, ses
paupières rouges. L’homme avait ramassé le poulet. Et, sans la perdre de vue,
il y mordait avec appétit, faisait craquer les os, arrachait des lambeaux de
chair.
Il chercha un couteau dans sa poche,
n’en trouva pas, cassa le goulot de la bouteille en le frappant sur son talon.
Il but. Il voulut faire boire Emma, qui tenta de refuser, en riant. Peut-être
le verre cassé lui faisait-il peur ? Mais il l’obligea à ouvrir la bouche,
versa tout doucement le liquide.
Elle s’étrangla, toussa. Alors il la
prit par les épaules, l’embrassa encore, mais non plus sur les lèvres. Il
l’embrassait gaiement, à petits coups, sur les joues, sur les yeux, sur le
front et même sur son bonnet de dentelle.
Elle était prête. Il vint coller son
visage à la fenêtre et une fois encore il emplit presque en entier le rectangle
lumineux. Quand il se retourna, ce fut pour éteindre la bougie.
L’inspecteur Leroy était crispé.
— Ils s’en vont ensemble…
— Oui…
— Ils se feront prendre.
Le groseillier du jardin trembla.
Puis une forme fut hissée au sommet du mur. Emma se trouva dans l’impasse,
attendit son amant.
— Tu vas les suivre, de loin…
Surtout qu’à aucun moment ils ne t’aperçoivent !… Tu me donneras des
nouvelles quand tu pourras…
Comme le vagabond l’avait fait pour
sa compagne, Maigret aidait l’inspecteur à se hisser le long des ardoises
jusqu’à la lucarne. Puis il se penchait pour regarder l’impasse, où les deux
personnages n’étaient plus que des têtes.
Ils hésitaient. Ils chuchotaient. Ce
fut la fille de salle qui entraîna l’homme vers une sorte de remise dans
laquelle ils disparurent, car la porte n’était fermée que par un loquet.
C’était la remise du marchand de cordages.
Elle communiquait avec le magasin, où, à cette heure, il n’y avait personne.
Une serrure à forcer et le couple atteindrait le quai.
Mais Leroy y serait avant lui.
Dès qu’il eut descendu l’échelle du
grenier, le commissaire comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. Il
entendait une rumeur dans l’hôtel. En bas, le téléphone fonctionnait au milieu
des éclats de voix.
Y compris la voix de Leroy, qui
devait parler à l’appareil, car il élevait considérablement le ton.
Maigret dégringola l’escalier,
arriva au rez-de-chaussée, se heurta à un journaliste.
— Eh bien ?…
— Un nouveau meurtre… Il y a un
quart d’heure… En ville… Le blessé a été transporté à la pharmacie…
Le commissaire se précipita d’abord
sur le quai, vit un gendarme qui courait en brandissant son revolver. Rarement
le ciel avait été aussi noir. Maigret rejoignit l’homme.
— Que se passe-t-il ?…
— Un couple qui vient de sortir
du magasin… Je faisais les cent pas en face… L’homme m’est presque tombé dans
les bras… Ce n’est plus la peine de courir… Ils doivent être loin !…
— Expliquez !
— J’entendais du bruit dans la
boutique, où il n’y avait pas de lumière… Je guettais, l’arme au poing… La
porte s’est ouverte… Un type est sorti… Mais je n’ai pas eu le temps de le
mettre en joue… Il m’a donné un tel coup de poing au visage que j’ai roulé par
terre… J’ai lâché mon revolver… Je n’avais qu’une peur, c’est qu’il s’en saisît…
Mais non !… Il est allé chercher une femme qui attendait sur le seuil…
Elle ne pouvait pas courir… Il l’a prise dans ses bras… Le temps de me relever,
commissaire… Un coup de poing comme celui-là… Voyez !… Je saigne… Ils ont
longé le quai… Ils ont dû faire le tour du bassin… Par là, il y a des tas de
petites rues, puis la campagne…
Le gendarme se tamponnait le nez de
son mouchoir.
— Il aurait pu me tuer tout
comme !… Son poing est un marteau…
On entendait toujours des éclats de
voix du côté de l’hôtel, dont les fenêtres étaient éclairées. Maigret quitta le
gendarme, tourna l’angle, vit la pharmacie, dont les volets étaient clos, mais
dont la porte ouverte laissait échapper un flot de lumière.
Une vingtaine de personnes formaient
grappe devant cette porte. Le commissaire les écarta à coups de coude.
Dans l’officine, un homme étendu à
même le sol poussait des gémissements rythmés en fixant le plafond.
La femme du pharmacien, en chemise
de nuit, faisait plus de bruit à elle seule que tout le monde réuni.
Et le pharmacien lui-même, qui avait
passé un veston sur son pyjama, s’affolait, remuait des fioles, déchirait de
grands paquets de coton hydrophile.
— Qui est-ce ? questionna
Maigret.
Il n’attendit pas la réponse, car il
avait reconnu l’uniforme de douanier, dont on avait lacéré une jambe du
pantalon. Et maintenant il reconnaissait le visage.
C’était le douanier qui, le vendredi
précédent, était de garde dans le port et avait assisté de loin au drame dont
Mostaguen avait été victime.
Un docteur arrivait, affairé,
regardait le blessé, puis Maigret, s’écriait :
— Qu’est-ce qu’il y a
encore ?…
Un peu de sang coulait par terre. Le
pharmacien avait lavé la jambe du douanier à l’eau oxygénée, qui formait des
traînées de mousse rose.
Un homme racontait, dehors,
peut-être pour la dixième fois, d’une voix qui n’en restait pas moins
haletante :
— J’étais couché avec ma femme
quand j’ai entendu un bruit qui ressemblait à un coup de feu, puis un cri… Puis
plus rien, peut-être pendant cinq minutes !… Je n’osais pas me rendormir…
Ma femme voulait que j’aille voir… Alors on a perçu des gémissements qui
avaient l’air de venir du trottoir, tout contre notre porte… Je l’ai ouverte…
J’étais armé… J’ai vu une forme sombre… J’ai reconnu l’uniforme… Je me suis mis
à crier, pour éveiller les voisins, et le marchand de fruits, qui a une auto,
m’a aidé à amener le blessé ici…
— A quelle heure le coup de feu
a-t-il éclaté ?…
— Il y a juste une demi-heure…
C’est-à-dire au moment le plus
émouvant de la scène entre Emma et l’homme aux empreintes !…
— Où habitez-vous ?…
— Je suis le voilier… Vous êtes
passé dix fois devant chez moi… A droite du port… Plus loin que la halle aux
poissons… Ma maison fait l’angle du quai et d’une petite rue… Après, les constructions
s’espacent et il n’y a plus guère que des villas…
Quatre hommes transportaient le
blessé dans une pièce du fond, où ils l’étendaient sur un canapé. Le docteur donnait
des ordres. On entendait dehors la voix du maire qui questionnait :
— Le commissaire est ici ?…
Maigret alla au-devant de lui, les
deux mains dans les poches.
— Vous avouerez, commissaire…
Mais le regard de son interlocuteur
était si froid que le maire perdit un instant contenance.
— C’est notre homme qui a fait
le coup, n’est-ce pas ?
— Non !
— Qu’en savez-vous ?…
— Je le sais parce que, au
moment où le crime a été commis, je le voyais à peu près aussi bien que je vous
vois…
— Et vous ne l’avez pas
arrêté ?
— Non !
— On me parle aussi d’un
gendarme assailli…
— C’est exact.
— Vous rendez-vous compte des
répercussions que de pareils drames peuvent avoir ?… Enfin ! C’est
depuis que vous êtes ici que…
Maigret décrochait le récepteur du
téléphone.
— Donnez-moi la gendarmerie,
mademoiselle… Oui… Merci… Allô ! la gendarmerie ?… C’est le brigadier
lui-même ?… Allô ! Ici, le commissaire Maigret… Le docteur Michoux
est toujours là, bien entendu ?… Vous dites ?… Oui, allez vous en
assurer quand même… Comment ?… Il y a un homme de garde dans la
cour ?… Très bien… J’attends.
— Vous croyez que c’est le
docteur qui…
— Rien du tout ! Je ne
crois jamais rien, monsieur le maire !… Allô !… Oui… Il n’a pas
bougé ?… Merci… Vous dites qu’il dort ? Très bien… Allô !
Non ! Rien de spécial…
Des gémissements arrivaient de la
pièce du fond, d’où une voix ne tarda pas à appeler :
— Commissaire…
C’était le médecin, qui essuyait ses
mains encore savonneuses à une serviette.
— Vous pouvez l’interroger… La
balle n’a fait qu’effleurer le mollet… Il a eu plus de peur que de mal… Il faut
dire aussi que l’hémorragie a été assez forte…
Le douanier avait les larmes aux
yeux. Il rougit quand le docteur poursuivit :
— Tout son effroi vient de ce
qu’il croyait qu’on lui couperait la jambe… Alors que dans huit jours il n’y
paraîtra plus !…
Le maire était debout dans
l’encadrement de la porte.
— Racontez-moi comment c’est
arrivé ! dit doucement Maigret en s’asseyant au bord du canapé. Ne
craignez rien… Vous avez entendu ce qu’a dit le docteur…
— Je ne sais pas…
— Mais encore ?…
— Aujourd’hui, je finissais ma
faction à dix heures… J’habite un peu plus loin que l’endroit où j’ai été
blessé…
— Vous n’êtes donc pas rentré
chez vous directement ?…
— Non ! J’ai vu qu’il y
avait encore de la lumière au Café de l’Amiral… J’ai eu envie de savoir où les
choses en étaient… Je vous jure que ma jambe me brûle !…
— Mais non ! Mais
non ! affirma le médecin.
— Puisque je vous dis que…
Enfin ! du moment que ce n’est rien !… J’ai bu un demi au café… Il y
avait seulement des journalistes et je n’ai même pas osé les questionner…
— Qui vous a servi ?…
— Une femme de chambre, je
crois… Je n’ai pas vu Emma.
— Ensuite ?…
— J’ai voulu rentrer chez moi…
Je suis passé devant le corps de garde, où j’ai allumé ma cigarette à la pipe
de mon collègue… J’ai suivi les quais… J’ai tourné à droite… Il n’y avait
personne… La mer était assez belle… Tout à coup, comme je venais à peine de
dépasser un coin de rue, j’ai senti une douleur à la jambe, avant même
d’entendre le bruit d’une détonation… C’était comme le choc d’un pavé que
j’aurais reçu en plein mollet… Je suis tombé… J’ai voulu me relever… Quelqu’un
courait… Ma main a rencontré un liquide chaud et, je ne sais pas comment cela
s’est fait, mais j’ai tourné de l’œil… J’ai cru que j’étais mort…
Quand je suis revenu à moi, le
fruitier du coin ouvrait sa porte et n’osait pas avancer…
C’est tout ce que je sais.
— Vous n’avez pas vu la
personne qui a tiré ?…
— Je n’ai rien vu… Cela ne se
passe pas comme on croit… Le temps de tomber… Et surtout, quand j’ai retiré ma
main pleine de sang…
— Vous ne vous connaissez pas
d’ennemi ?…
— Même pas !… Il n’y a que
deux ans que je suis ici… Je suis originaire de l’intérieur du pays… Et je n’ai
jamais eu l’occasion de voir des contrebandiers…
— Vous rentrez toujours chez
vous par ce chemin ?…
— Non !… C’est le plus
long… Mais je n’avais pas d’allumettes et je suis allé au corps de garde tout
exprès pour allumer ma cigarette… Alors, au lieu de prendre par la ville, j’ai
suivi les quais…
— C’est plus court par la
ville ?…
— Un peu…
— Si bien que quelqu’un qui
vous aurait vu sortir du café et gagner les quais aurait eu le temps d’aller se
mettre en embuscade ?…
— Sûrement… Mais
pourquoi ?… Je n’ai jamais d’argent sur moi… On n’a pas essayé de me voler…
— Vous êtes certain,
commissaire, que vous n’avez pas cessé de voir votre vagabond pendant
toute la soirée ?…
Il y avait quelque chose de pointu
dans la voix du maire.
Leroy entrait, un papier à la main.
— Un télégramme, que la poste
vient de téléphoner à l’hôtel… C’est de Paris…
Et Maigret lut :
Sûreté générale à commissaire
Maigret, Concarneau.
Jean Goyard, dit Servières, dont
avez envoyé signalement, arrêté ce lundi soir huit heures Hôtel Bellevue, rue
Lepic, à Paris, au moment où s’installait chambre 15. A avoué être arrivé de
Brest par train de six heures. Proteste innocence et demande être interrogé sur
le fond en présence avocat. Attendons instructions.
VIII
Plus un !
— Vous conviendrez peut-être
qu’il est temps, commissaire, que nous ayons un entretien sérieux…
Le maire avait prononcé ces mots
avec une déférence glacée, et l’inspecteur Leroy ne connaissait pas encore
assez Maigret pour juger de ses émotions d’après sa façon de rejeter la fumée
de sa pipe. Des lèvres entrouvertes du commissaire, ce fut un mince filet gris
qui sortit lentement, tandis que les paupières avaient deux ou trois
battements. Puis Maigret tira son calepin de sa poche, regarda autour de lui le
pharmacien, le docteur, les curieux.
— A vos ordres, monsieur le
maire… Voici…
— Si vous voulez venir prendre
une tasse de thé chez moi… se hâta d’interrompre le maire. J’ai ma voiture à la
porte… J’attendrai que vous ayez donné les ordres nécessaires…
— Quels ordres ?…
— Mais… l’assassin… le vagabond…
cette fille…
— Ah ! oui ! Eh
bien ! si la gendarmerie n’a rien de mieux à faire, qu’elle surveille les
gares des environs…
Il avait son air le plus naïf.
— Quant à vous, Leroy,
télégraphiez à Paris qu’on nous expédie Goyard et allez vous coucher.
Il prit place dans la voiture du
maire, que conduisait un chauffeur en livrée noire. Un peu avant les
Sables-Blancs, on aperçut la villa bâtie à même la falaise, ce qui lui donnait
un petit air de château féodal. Des fenêtres étaient éclairées.
Pendant la route, les deux hommes
n’avaient pas échangé deux phrases.
— Permettez que je vous montre
le chemin…
Le maire abandonna sa pelisse aux
mains d’un maître d’hôtel.
— Madame est couchée ?
— Elle attend Monsieur le maire
dans la bibliothèque…
On l’y trouva en effet. Bien qu’âgée
d’une quarantaine
d’années, elle paraissait très jeune à côté de son mari,
qui en avait soixante-cinq. Elle adressa un signe de tête au commissaire.
— Eh bien ?…
Très homme du monde, le maire lui
baisa la main, qu’il garda dans la sienne tandis qu’il disait :
— Rassurez-vous !… Un douanier
légèrement blessé… Et j’espère qu’après la conversation que nous allons avoir,
le commissaire Maigret et moi, cet inadmissible cauchemar prendra fin…
Elle sortit, dans un froissement de
soie. Une portière de velours bleu retomba. La bibliothèque était vaste, les
murs recouverts de belles boiseries, le plafond à poutres apparentes, comme
dans les manoirs anglais.
On apercevait d’assez riches
reliures, mais les plus précieuses devaient se trouver dans une bibliothèque
close qui occupait tout un pan de mur.
L’ensemble était d’une réelle
somptuosité, sans faute de goût, le confort parfait. Bien qu’il y eût le
chauffage central, des bûches flambaient dans une cheminée monumentale.
Aucun rapport avec le faux luxe de
la villa du docteur. Le maire choisissait parmi des boîtes de cigares, en
tendait une à Maigret.
— Merci ! Si vous le
permettez, je fumerai ma pipe…
— Asseyez-vous, je vous en prie…
Vous prendrez du whisky ?…
Il pressa un timbre, alluma un
cigare. Le maître d’hôtel vint les servir. Et Maigret, peut-être
volontairement, avait l’air gauche d’un petit-bourgeois reçu dans une demeure
aristocratique. Ses traits semblaient plus épais, son regard flou.
Son hôte attendit le départ du
domestique.
— Vous devez comprendre,
commissaire, qu’il n’est pas possible que cette série de crimes continue… Voilà…
voyons… voilà cinq jours que vous êtes ici… Et, depuis cinq jours…
Maigret tira de sa poche son calepin
de blanchisseuse recouvert de toile cirée.
— Vous permettez ?…
interrompit-il. Vous parlez d’une série de crimes… Or, je remarque que toutes
les victimes sont vivantes, sauf une… Une seule mort : celle de M. Le
Pommeret… Pour ce qui est du douanier, vous avouerez que, si quelqu’un avait
vraiment voulu attenter à sa vie, il ne l’aurait pas atteint à la jambe… Vous
connaissez l’endroit où le coup de feu a été tiré… L’agresseur était invisible…
Il a pu prendre tout son temps… A moins qu’il n’ait jamais tenu un
revolver ?…
Le maire le regarda avec étonnement,
dit en saisissant son verre :
— Si bien que vous prétendez…
— Qu’on a voulu le blesser à la
jambe… Du moins jusqu’à preuve du contraire…
— A-t-on voulu atteindre M.
Mostaguen à la jambe aussi ?
L’ironie perçait. Les narines du
vieillard frémissaient. Il voulait être poli, rester calme, parce qu’il était
chez lui. Mais il y avait un sifflement désagréable dans sa voix.
Maigret, avec l’air d’un bon
fonctionnaire qui rend des comptes à un supérieur, poursuivit :
— Si vous le voulez bien, nous
allons reprendre mes notes une à une… Je lis à la date du vendredi 7 novembre :
Une balle est tirée par la boîte
aux lettres d’une maison inhabitée dans la direction de M. Mostaguen.
Vous remarquerez tout d’abord que
personne, pas même la victime, ne pouvait savoir qu’à un moment donné M.
Mostaguen aurait l’idée de s’abriter sur un seuil pour allumer son cigare… Un
peu de vent en moins et le crime n’avait pas lieu !… Or, il y avait
néanmoins un homme armé d’un revolver derrière la porte… Ou bien c’était un
fou, ou bien il attendait quelqu’un qui devait venir… Maintenant, souvenez-vous
de l’heure !… Onze heures du soir… Toute la ville dort, hormis le petit
groupe du Café de l’Amiral…
Je ne conclus pas. Voyons les
coupables possibles. MM. Le Pommeret et Jean Servières, ainsi qu’Emma, sont
hors de cause, puisqu’ils se trouvaient dans le café.
Restent le docteur Michoux, sorti un
quart d’heure plus tôt, et le vagabond aux empreintes formidables. Plus un
inconnu que nous appellerons Ixe. Nous sommes d’accord ?
Ajoutons en marge que M. Mostaguen
n’est pas mort et que dans quinze jours il sera sur pied.
Passons au deuxième drame. Le
lendemain samedi, je suis au café avec l’inspecteur Leroy. Nous allons prendre
l’apéritif avec MM. Michoux, Le Pommeret et Jean Servières, quand le docteur
est pris de soupçon en regardant son verre. L’analyse prouve que la bouteille
de pernod est empoisonnée.
Coupables possibles : MM.
Michoux, Le Pommeret, Servières, la fille de salle Emma, le vagabond – qui
a pu, au cours de la journée, pénétrer dans le café sans être vu – et
enfin notre inconnu, que nous avons désigné sous le nom d’Ixe.
Continuons. Le dimanche matin,
Jean Servières a disparu. Sa voiture est retrouvée, sanglante, non loin de chez
lui. Avant même cette découverte, le Phare de Brest a reçu un compte
rendu des événements bien fait pour semer la panique à Concarneau.
Or, Servières est venu à Brest
d’abord, à Paris ensuite, où il semble se cacher et où il se trouve évidemment
de son plein gré.
Un seul coupable possible :
Servières lui-même.
Le même dimanche, M. Le Pommeret
prend l’apéritif avec le docteur, rentre chez lui, y dîne et meurt après des
suites d’un empoisonnement par la strychnine.
Coupables possibles : au café,
si c’est là qu’il a été empoisonné, le docteur, Emma, et enfin notre Ixe.
Ici, en effet, le vagabond doit être
mis hors de cause, car la salle n’a pas été vide un seul instant et ce n’est
plus la bouteille qui a été empoisonnée, mais un seul verre.
Si le crime a été commis dans la
maison de Le Pommeret, coupables possibles : sa logeuse, le vagabond et
notre Ixe sempiternel.
Ne vous impatientez pas… Nous
arrivons au bout… Ce soir, un douanier reçoit une balle dans la jambe alors
qu’il passe dans une rue déserte… Le docteur n’a pas quitté la prison, où il
est surveillé de près… Le Pommeret est mort… Servières est à Paris entre les
mains de la Sûreté générale… Emma et le vagabond, à la même heure, sont
occupés, sous mes yeux, à s’étreindre, puis à dévorer un poulet…
Donc, un seul coupable
possible : Ixe…
C’est-à-dire un individu que nous
n’avons pas encore rencontré au cours des événements… Un individu qui peut
avoir tout fait comme il peut n’avoir commis que ce dernier crime…
Celui-là, nous ne le connaissons
pas. Nous n’avons pas son signalement… Une seule indication : il avait
intérêt, cette nuit, à provoquer un drame… Un intérêt puissant… Car ce coup de
feu n’a pas été tiré par un rôdeur.
Maintenant, ne me demandez pas de
l’arrêter… Car vous conviendrez, monsieur le maire, que chacun dans la ville,
que tous ceux surtout qui connaissent les principaux personnages mêlés à cette
histoire et qui, en particulier, fréquentent au Café de l’Amiral, sont
susceptibles d’être cet Ixe…
Vous-même…
Ces derniers mots furent dits d’un
ton léger en même temps que Maigret se renversait dans son fauteuil, étendait
les jambes vers les bûches.
Le maire n’avait eu qu’un
tressaillement.
— J’espère que ce n’est qu’une
petite vengeance…
Alors Maigret se leva soudain,
secoua sa pipe dans le
foyer, prononça en arpentant la bibliothèque :
— Même pas ! Vous voulez
des conclusions ? Eh bien ! en voilà… J’ai tenu simplement à vous
montrer qu’une affaire comme celle-ci n’est pas une simple opération de police
qu’on dirige de son fauteuil à coups de téléphone… Et j’ajouterai, monsieur le
maire, avec tout le respect que je vous dois, que quand je prends la
responsabilité d’une enquête, je tiens avant tout à ce qu’on me f… la
paix !
C’était sorti tout à trac. Il y
avait des jours que cela couvait. Maigret, peut-être pour se calmer, but une
gorgée de whisky, regarda la porte en homme qui a dit ce qu’il avait à dire et
qui n’attend plus que la permission de s’en aller.
Son interlocuteur resta un bon
moment silencieux, à contempler la cendre blanche de son cigare. Il finit par
la laisser tomber dans un bol de porcelaine bleue, puis il se leva lentement,
chercha des yeux le regard de Maigret.
— Ecoutez-moi, commissaire…
Il devait peser ses mots, car
ceux-ci étaient espacés par des silences.
— J’ai peut-être eu tort, au
cours de nos brèves relations, de manifester quelque impatience…
C’était assez inattendu. Surtout
dans ce cadre, où le vieillard avait l’air plus racé que jamais, avec ses
cheveux blancs, son veston brodé de soie, son pantalon gris au pli rigide.
— Je commence à vous apprécier
à votre juste valeur… En quelques minutes, à l’aide d’un simple résumé des
faits, vous m’avez fait toucher du doigt le mystère angoissant, d’une
complexité que je ne soupçonnais pas, qui est à la base de cette affaire…
J’avoue que votre inertie en ce qui concerne le vagabond n’a pas été sans
m’indisposer contre vous…
Il s’était approché du commissaire,
dont il toucha l’épaule.
— Je vous demande de ne pas
m’en tenir rigueur… J’ai de lourdes responsabilités, moi aussi…
Il eût été impossible de deviner les
sentiments de Maigret, qui était occupé à bourrer une pipe de ses gros doigts.
Sa blague à tabac était usée. Son regard errait à travers une baie sur le vaste
horizon de la mer.
— Quelle est cette
lumière ? questionna-t-il soudain.
— C’est le phare…
— Non ! Je parle de cette
petite lumière à droite…
— La maison du docteur Michoux…
— La servante est donc
revenue ?
— Non ! C’est Mme Michoux,
la mère du docteur, qui est rentrée cet après-midi…
— Vous l’avez vue ?…
Maigret crut sentir une certaine
gêne chez son hôte.
— C’est-à-dire qu’elle s’est
étonnée de ne pas trouver son fils… Elle est venue s’informer ici… Je lui ai
appris l’arrestation, en expliquant que c’était plutôt une mesure de protection…
Car c’est bien cela, n’est-ce pas ?… Elle m’a demandé l’autorisation de
lui rendre visite en prison… A l’hôtel, on ne savait pas ce que vous étiez
devenu… J’ai pris sur moi de permettre cette visite…
Mme Michoux est revenue peu avant le
dîner pour avoir les dernières nouvelles… C’est ma femme qui l’a reçue et qui
l’a invitée à dîner…
— Elles sont amies ?
— Si vous voulez ! Plus
exactement, des relations de bon voisinage… L’hiver, il y a très peu de monde à
Concarneau…
Maigret reprenait sa promenade à
travers la bibliothèque.
— Vous avez donc dîné à
trois ?…
— Oui… C’est arrivé assez
souvent… J’ai rassuré comme je l’ai pu Mme Michoux, qui était très impressionnée
par cette démarche à la gendarmerie… Elle a eu beaucoup de mal à élever son
fils, dont la santé n’est pas brillante…
— Il n’a pas été question de Le
Pommeret et de Jean Servières ?…
— Elle n’a jamais aimé Le
Pommeret… Elle l’accusait d’entraîner son fils à boire… Le fait est que…
— Et Servières ?
— Elle le connaissait moins… Il
n’appartenait pas au même monde… Un petit journaliste, une relation de café, si
vous voulez, un garçon amusant… Mais, par exemple, on ne peut pas recevoir sa
femme, dont le passé n’est pas irréprochable… C’est la petite ville,
commissaire !… Il faut vous résigner à des distinctions… Elles vous
expliquent en partie mes humeurs… Vous ignorez ce que c’est d’administrer une
population de pêcheurs tout en tenant compte des susceptibilités des patrons et
enfin d’une certaine bourgeoisie qui…
— A quelle heure Mme Michoux
est-elle partie d’ici ?
— Vers dix heures… Ma femme l’a
reconduite en voiture.
— Cette lumière nous prouve que
Mme Michoux n’est pas encore couchée…
— C’est son habitude… La mienne
aussi !… A un certain âge, on n’a plus besoin de beaucoup de sommeil… Très
tard dans la nuit, je suis encore ici à lire, ou à feuilleter des dossiers…
— Les affaires des Michoux sont
prospères ?
Nouvelle gêne, à peine marquée.
— Pas encore… Il faut attendre
que les Sables-Blancs soient mis en valeur… Etant donné les relations de Mme
Michoux à Paris, cela ne tardera pas… De nombreux lots sont vendus… Au printemps,
on commencera à bâtir… Au cours du voyage qu’elle vient de faire, elle a à peu
près décidé un banquier dont je ne puis vous dire le nom à construire une
magnifique villa au sommet de la côte…
— Une question encore, monsieur
le maire… A qui appartenaient auparavant les terrains qui font l’objet du
lotissement ?
Son interlocuteur n’hésita pas.
— A moi ! C’est un bien de
famille, comme cette villa. Il n’y poussait que de la bruyère et des genêts
quand les Michoux ont eu l’idée…
A ce moment, la lumière au loin
s’éteignit.
— Encore un verre de whisky,
commissaire ?… Bien entendu, je vous ferai reconduire par mon chauffeur…
— Vous êtes trop aimable.
J’adore marcher, surtout quand je dois réfléchir…
— Que pensez-vous de cette
histoire de chien jaune ?… Je confesse que c’est peut-être ce qui me
déroute le plus… Ça et le pernod empoisonné !… Car enfin…
Mais Maigret cherchait son chapeau
et son manteau autour de lui. Le maire ne put que pousser le bouton électrique.
— Les vêtements du commissaire,
Delphin !
Le silence fut si absolu qu’on
entendit le bruit sourd, scandé, du ressac sur les rochers servant de base à la
villa.
— Vous ne voulez vraiment pas
ma voiture ?…
— Vraiment…
Il restait dans l’atmosphère comme
des lambeaux de gêne qui ressemblaient aux lambeaux de fumée de tabac s’étirant
autour des lampes.
— Je me demande ce que va être
demain l’état d’esprit de la population… Si la mer est belle, du moins
aurons-nous les pêcheurs en moins dans les rues, car ils en profiteront pour
aller poser leurs casiers…
Maigret prit son manteau des mains
du maître d’hôtel, tendit sa grosse main. Le maire avait encore des questions à
poser, mais il hésitait, à cause de la présence du domestique.
— Combien de temps croyez-vous
qu’il faille désormais pour…
L’horloge marquait une heure du
matin.
— Ce soir, j’espère que tout
sera fini…
— Si vite ?… Malgré ce que
vous m’avez dit tout à l’heure ?… Dans ce cas, vous comptez sur
Goyard ?… A moins que…
Il était trop tard. Maigret
s’engageait dans l’escalier. Le maire cherchait une dernière phrase à
prononcer. Il ne trouvait rien qui traduisît son sentiment.
— Je suis confus de vous
laisser rentrer à pied… par ces chemins…
La porte se referma. Maigret était
sur la route avec, au-dessus de sa tête, un beau ciel aux nuages lourds qui
jouaient à passer au plus vite devant la lune.
L’air était vif. Le vent venait du
large, sentait le goémon dont on devinait les gros tas noirs sur le sable de la
plage.
Le commissaire marcha lentement, les
mains dans les poches, la pipe aux dents. Il vit de loin, en se retournant, les
lumières s’éteindre dans la bibliothèque, puis d’autres qui s’allumaient au
second étage, où les rideaux les étouffèrent…
Il ne prit pas à travers la ville,
mais longea la côte, comme le douanier l’avait fait, s’arrêta un instant à
l’angle où l’homme avait été blessé. Tout était calme. Un réverbère, de loin en
loin. Concarneau dormait.
Quand il arriva sur la place, il vit
les baies du café qui étaient encore éclairées et qui troublaient la paix de la
nuit de leur halo vénéneux.
Il poussa la porte. Un journaliste
dictait, au téléphone :
— … On ne sait plus qui
soupçonner. Les gens, dans les rues, se regardent avec angoisse. Peut-être
est-ce celui-ci le meurtrier ? Peut-être celui-là ? Jamais atmosphère
de mystère et de peur ne fut si épaisse…
Le patron, lugubre, était lui-même à
sa caisse. Quand il aperçut le commissaire, il voulut parler. On devinait
d’avance ses récriminations.
Le café était en désordre. Il y
avait des journaux sur toutes les tables, des verres vides, et un photographe
était occupé à faire sécher des épreuves sur le radiateur.
L’inspecteur Leroy s’avança vers son
chef.
— C’est Mme Goyard… dit-il à
mi-voix en désignant une femme grassouillette affalée sur la banquette.
Elle se levait. Elle s’essuyait les
yeux.
— Dites, commissaire !…
Est-ce vrai ?… Je ne sais plus qui croire… Il paraît que Jean est
vivant ?… Mais ce n’est pas possible, n’est-ce pas, qu’il ait joué cette
comédie !… Il ne m’aurait pas fait ça !… Il ne m’aurait pas laissée
dans une pareille inquiétude !… Il me semble que je deviens folle !…
Qu’est-ce qu’il serait allé faire à Paris ?… Dites !… Et sans
moi !
Elle pleurait. Elle pleurait comme
certaines femmes savent pleurer, à grand renfort de larmes fluides qui
roulaient sur ses joues, coulaient jusqu’à son menton tandis que sa main
pressait un sein charnu.
Et elle reniflait. Elle cherchait
son mouchoir. Elle voulait parler par surcroît.
— Je vous jure que ce n’est pas
possible !… Je sais bien qu’il était un peu coureur… Mais il n’aurait pas
fait ça !… Quand il revenait, il me demandait pardon…
Comprenez-vous ?… Ils disent…
Elle désignait les journalistes.
— … ils disent que c’est
lui-même qui a fait les taches de sang dans la voiture, pour laisser croire à
un crime… Mais alors, c’est qu’il n’aurait pas eu l’intention de revenir !…
Et je sais, moi, vous entendez, je suis sûre qu’il serait revenu !… Il
n’aurait jamais fait la noce si les autres ne l’avaient pas entraîné… M. Le
Pommeret… Le docteur… Et le maire !… Et tous, qui ne me saluaient même pas
dans la rue, parce que j’étais trop peu de chose pour eux !…
On m’a dit qu’il était arrêté… Je
refuse de le croire… Qu’est-ce qu’il aurait fait de mal ?… Il gagnait
assez pour le train de vie que nous menions… On était heureux, malgré les
bombes qu’il s’offrait de temps en temps…
Maigret la regarda, soupira, prit un
verre sur la table, en avala le contenu d’un trait et murmura :
— Vous m’excuserez, madame… Il
faut que j’aille dormir…
— Vous croyez, vous aussi,
qu’il est coupable de quelque chose ?…
— Je ne crois jamais rien…
Faites comme moi, madame… Demain, c’est encore un jour…
Et il gravit l’escalier à pas lourds
tandis que le journaliste, qui n’avait pas quitté l’appareil téléphonique,
tirait parti de cette dernière phrase :
— Aux dernières nouvelles,
c’est demain que le commissaire Maigret compte élucider définitivement le
mystère.
Il ajouta d’une autre voix :
— C’est tout, mademoiselle…
Surtout, dites au patron qu’il ne change pas une ligne à mon papier… Il ne peut
pas comprendre… Il faut être sur les lieux…
Ayant raccroché, il commanda en
poussant son bloc-notes dans sa poche :
— Un grog, patron !… Beaucoup
de rhum et un tout petit peu d’eau chaude…
Cependant que Mme Goyard acceptait
l’offre qu’un reporter lui faisait de la reconduire. Et elle recommençait
chemin faisant ses confidences :
— A part qu’il était un peu
coureur… Mais vous comprenez, monsieur !… Tous les hommes le sont !…
IX
La boîte aux coquillages
Maigret était de si bonne humeur, le
lendemain matin, que l’inspecteur Leroy osa le suivre en bavardant, et même lui
poser des questions.
D’ailleurs, sans qu’on eût pu dire
pourquoi, la détente était générale. Cela tenait peut-être au temps qui, tout à
coup s’était mis au beau. Le ciel semblait avoir été lavé tout fraîchement. Il
était bleu, d’un bleu un peu pâle mais vibrant où scintillaient de légères
nuées. Du fait, l’horizon était plus vaste, comme si on eût creusé la calotte
céleste. La mer, toute plate, scintillait, plantée de petites voiles qui
avaient l’air de drapeaux épinglés sur une carte d’état-major.
Or, il ne faut qu’un rayon de soleil
pour transformer Concarneau, car alors les murailles de la vieille ville,
lugubres sous la pluie, deviennent d’un blanc joyeux, éclatant.
Les journalistes, en bas, fatigués
par les allées et venues des trois dernières journées, se racontaient des
histoires en buvant leur café, et l’un d’eux était descendu en robe de chambre,
les pieds nus dans des mules.
Maigret, lui, avait pénétré dans la
chambre d’Emma, une mansarde plutôt, dont la fenêtre à tabatière s’ouvrait sur
la ruelle et dont le plafond en pente ne permettait de se tenir debout que dans
la moitié de la pièce.
La fenêtre était ouverte. L’air
était frais, mais on y sentait des caresses de soleil. Une femme en avait
profité pour mettre du linge à sécher à sa fenêtre, de l’autre côté de la
venelle. Dans une cour d’école, quelque part, vibrait une rumeur de récréation.
Et Leroy, assis au bord du petit lit
de fer, remarquait :
— Je ne comprends pas encore
tout à fait vos méthodes, commissaire, mais je crois que je commence à deviner…
Maigret le regarda de ses yeux
rieurs, envoya dans le soleil une grosse bouffée de fumée.
— Vous avez de la chance,
vieux ! Surtout en ce qui concerne cette affaire, dans laquelle ma méthode
a justement été de ne pas en avoir… Si vous voulez un bon conseil, si vous
tenez à votre avancement, n’allez surtout pas prendre modèle sur moi, ni essayer
de tirer des théories de ce que vous me voyez faire…
— Pourtant… je constate que
maintenant vous en arrivez aux indices matériels, après que…
— Justement, après ! Après
tout ! Autrement dit, j’ai pris l’enquête à l’envers, ce qui ne m’empêchera
peut-être pas de prendre la prochaine à l’endroit… Question d’atmosphère…
Question de têtes… Quand je suis arrivé ici, je suis tombé sur une tête qui m’a
séduit et je ne l’ai plus lâchée…
Mais il ne dit pas à qui appartenait
cette tête. Il soulevait un vieux drap de lit qui cachait une penderie. Elle
contenait un costume breton en velours noir qu’Emma devait réserver pour les
jours de fête.
Sur la toilette, un peigne aux
nombreuses dents cassées, des épingles à cheveux et une boîte de poudre de riz
trop rose. C’est dans un tiroir qu’il trouva ce qu’il semblait chercher :
une boîte ornée de coquillages brillants comme on en vend dans tous les bazars
du littoral. Celle-ci, qui datait peut-être de dix ans et qui avait parcouru
Dieu sait quel chemin, portait les mots : Souvenir d’Ostende.
Il s’en dégageait une odeur de vieux
carton, de poussière, de parfum et de papier jauni. Maigret, qui s’était assis
au bord du lit près de son compagnon, faisait de ses gros doigts l’inventaire
de menues choses.
Il y avait un chapelet aux boules de
verre bleu taillées à facettes, à la frêle chaînette d’argent, une médaille de
première communion, un flacon de parfum vide qu’Emma avait dû garder à cause de
sa forme séduisante et qu’elle avait peut-être trouvé dans la chambre d’une
locataire…
Une fleur en papier, souvenir d’un
bal ou d’une fête, apportait une note d’un rouge vif.
A côté, une petite croix, en or,
était le seul objet d’un peu de valeur.
Tout un tas de cartes postales.
L’une représentait un grand hôtel de Cannes. Au dos, une écriture de
femme :
Tu feré mieu de venir isi que de
resté dan ton sale trou ou i pleu tout le tant. Et on gagnes bien. On mange tan
qu’ont veu. Je t’embrasse.
Louise.
Maigret passa la carte à
l’inspecteur, regarda attentivement une de ces photographies de foire que l’on
obtient en tirant une balle au milieu d’une cible.
Par le fait qu’il épaulait la
carabine, on voyait à peine l’homme, dont un œil était fermé. Il avait une
carrure énorme, une casquette de marin sur la tête. Et Emma, souriant à
l’objectif, lui tenait ostensiblement le bras. Au bas de la carte, la
mention : Quimper.
Une lettre, au papier si froissé
qu’elle avait dû être relue maintes fois :
Ma chérie,
C’est dit, c’est signé :
j’ai mon bateau. Il s’appellera « La Belle Emma ». Le curé de Quimper
m’a promis de le baptiser la semaine prochaine, avec l’eau bénite, les grains
de blé, le sel et tout, et il y aura du vrai champagne, parce que je veux que
ce soit une fête dont on parle longtemps dans le pays.
Ce sera un peu dur au début de le
payer, car je dois verser à la banque dix mille francs par an. Mais pense qu’il
porte cent brasses carrées de toile et qu’il filera ses dix nœuds. Il y a gros
à gagner en transportant les oignons en Angleterre. C’est te dire qu’on ne
tardera pas à se marier. J’ai déjà trouvé du fret pour le premier voyage, mais
on essaie de me refaire parce que je suis nouveau.
Ta patronne pourrait bien te
donner deux jours de congé pour le baptême, car tout le monde sera soûl et tu
ne pourras pas rentrer à Concarneau. Il a déjà fallu que je paie des tournées
dans les cafés à cause du bateau, qui est déjà dans le port et qui a un
pavillon tout neuf.
Je me ferai photographier dessus
et je t’enverrai la photo. Je t’embrasse comme je t’aime en attendant que tu
sois la femme chérie de ton
Léon.
Maigret glissa la lettre dans sa
poche, en regardant d’un air rêveur le linge qui séchait de l’autre côté de
l’impasse. Il n’y avait plus rien dans la boîte aux coquillages, sinon un
porte-plume en os découpé où l’on voyait, dans une lentille de verre, la crypte
de Notre-Dame de Lourdes.
— Il y a quelqu’un dans la
chambre qu’occupait habituellement le docteur ? questionna-t-il.
— Je ne le pense pas. Les
journalistes sont installés au second…
Le commissaire fouilla encore la
pièce, par acquit de conscience, mais il ne trouva rien d’intéressant. Un peu
plus tard, il était au premier étage, poussait la porte de la chambre 3, celle
dont le balcon domine le port et la rade.
Le lit était fait, le plancher ciré.
Il y avait des serviettes propres sur le broc.
L’inspecteur suivait des yeux son
chef avec une curiosité mêlée de scepticisme. Maigret, d’autre part, sifflotait
en regardant autour de lui, avisait une petite table de chêne posée devant la fenêtre
et ornée d’un sous-main réclame et d’un cendrier.
Dans le sous-main, il y avait du
papier blanc à en-tête de l’hôtel et une enveloppe bleue portant les mêmes
mentions. Mais il y avait aussi deux grandes feuilles de papier buvard, l’une
presque noire d’encre, l’autre à peine tachetée de caractères incomplets.
— Allez me chercher un miroir,
vieux !
— Un grand ?
— Peu importe ! Un miroir
que je puisse poser sur la table.
Quand l’inspecteur revint, il trouva
Maigret campé sur le balcon, les doigts passés dans les entournures du gilet,
fumant sa pipe avec une satisfaction évidente.
— Celui-ci conviendra ?…
La fenêtre fut refermée. Maigret
posa le miroir debout sur la table et, à l’aide de deux chandeliers qu’il prit
sur la cheminée, il dressa vis-à-vis la feuille de papier buvard.
Les caractères reflétés dans la
glace étaient loin d’être d’une lecture facile. Des lettres, des mots entiers
manquaient. Il fallait en deviner d’autres, trop déformés.
— J’ai compris ! dit Leroy
d’un air malin.
— Bon ! alors, allez
demander au patron un carnet de comptes d’Emma… ou n’importe quoi écrit par
elle…
Il transcrivit des mots, au crayon,
sur une feuille de papier.
… te voir, heures… inhabitée…
absolument…
Quand l’inspecteur revint, le
commissaire, remplissant les vides avec approximation, reconstituait le billet
suivant :
J’ai besoin de te voir. Viens
demain à onze heures dans la maison inhabitée qui se trouve sur la place, un
peu plus loin que l’hôtel. Je compte absolument sur toi. Tu n’auras qu’à
frapper et je t’ouvrirai la porte.
— Voici le carnet de la blanchisseuse,
qu’Emma tenait à jour ! annonça Leroy.
— Je n’en ai plus besoin… La
lettre est signée… Regardez ici… mma… Autrement dit : Emma…
Et la lettre a été écrite dans cette chambre !…
— Où la fille de salle
retrouvait le docteur ? s’effara l’inspecteur.
Maigret comprit sa répugnance à
admettre cette hypothèse, surtout après la scène à laquelle, couchés sur la
corniche, ils avaient assisté la veille.
— Dans ce cas, ce serait elle
qui…
— Doucement ! Doucement,
petit ! Pas de conclusions hâtives ! Et surtout pas de
déductions !… A quelle heure arrive le train qui doit nous amener Jean
Goyard ?…
— Onze heures trente-deux…
— Voici ce que vous allez
faire, vieux !… Vous direz d’abord aux deux collègues qui l’accompagnent
de me conduire le bonhomme à la gendarmerie… Il y arrivera donc vers midi… Vous
téléphonerez au maire que je serais heureux de le voir à la même heure, au même
endroit… Attendez !… Même message pour Mme Michoux, que vous toucherez
téléphoniquement à sa villa… Enfin, il est probable que d’un moment à l’autre
les policiers ou les gendarmes vous amèneront Emma et son amant… Même
destination, même heure !… Est-ce que je n’oublie personne ?…
Bon ! Une recommandation !… Qu’Emma ne soit pas interrogée en mon absence…
Empêchez-la même de parler…
— Le douanier ?…
— Je n’en ai pas besoin.
— M. Mostaguen…
— Heu !… Non !… C’est
tout !…
Dans le café, Maigret commanda un
marc du pays, qu’il dégusta avec un visible plaisir tout en lançant aux
journalistes :
— Cela se tire,
messieurs !… Ce soir, vous pourrez regagner Paris…
Sa promenade à travers les rues
tortueuses de la vieille ville accrut sa bonne humeur. Et quand il arriva
devant la porte de la gendarmerie, surmontée du clair drapeau français, il nota
que l’atmosphère, par la magie du soleil, des trois couleurs, du mur ruisselant
de lumière, avait une allégresse de 14 Juillet.
Un vieux gendarme, assis sur une
chaise de l’autre côté de la poterne, lisait un journal amusant. La cour, avec
tous ses petits pavés séparés par des traits de mousse verte, avait la sérénité
d’une cour de couvent.
— Le brigadier ?…
— Ils sont tous en route, le
lieutenant, le brigadier et la plupart des hommes, à la recherche du vagabond
que vous savez…
— Le docteur n’a pas
bougé ?…
L’homme sourit en regardant la
fenêtre grillagée du cachot, à droite.
— Il n’y a pas de danger !
— Ouvrez-moi la porte,
voulez-vous ?
Et, dès que les verrous furent
tirés, il lança d’une voix joyeuse, cordiale :
— Bonjour, docteur !… Vous
avez bien dormi, au moins ?…
Mais il ne vit qu’un pâle visage en
lame de couteau qui, sur le lit de camp, émergeait d’une couverture grise. Les
prunelles étaient fiévreuses, profondément enfoncées dans les orbites.
— Alors quoi ? Ça ne va
pas ?…
— Très mal… articula Michoux en
se soulevant sur sa couche avec un soupir. C’est mon rein…
— On vous donne tout ce dont
vous avez besoin, j’espère ?
— Oui… Vous êtes bien aimable…
Il s’était couché tout habillé. Il
sortit les jambes de la couverture, s’assit, se passa la main sur le front. Et
Maigret, au même moment, enfourchait une chaise, s’accoudait au dossier,
éclatant de santé, d’entrain.
— Dites donc ! Je vois que
vous avez commandé du bourgogne !…
— C’est ma mère qui me l’a
apporté hier… J’aurais autant aimé éviter cette visite… Elle a dû avoir vent de
quelque chose, à Paris… Elle est rentrée…
Le cerne des paupières rongeait la
moitié des joues non rasées, qui semblaient plus creuses. Et l’absence de
cravate comme le complet fripé accroissaient l’impression de détresse qui se
dégageait du personnage.
Il s’interrompait de parler pour
toussoter. Il cracha même ostensiblement dans son mouchoir, qu’il regarda en
homme qui craint la tuberculose et qui s’observe avec anxiété.
— Vous avez du nouveau ?
questionna-t-il avec lassitude.
— Les gendarmes ont dû vous
parler du drame de cette nuit ?
— Non… Qu’est-ce que… Qui a été…
Il s’était collé au mur comme s’il
eût craint d’être assailli.
— Bah ! Un passant, qui a
reçu une balle dans la jambe…
— Et on tient le… le
meurtrier ?… Je n’en peux plus, commissaire !… Avouez qu’il y a de
quoi devenir fou… Encore un client du Café de l’Amiral, n’est-ce pas ?…
C’est nous que l’on vise !… Et je me creuse en vain la tête pour deviner
pourquoi… Oui, pourquoi ?… Mostaguen !… Le Pommeret !…
Goyard ! Et le poison qui nous était destiné à tous… Vous verrez qu’ils
finiront par m’atteindre malgré tout, ici même… Mais pourquoi, dites ?…
Il n’était plus pâle. Il était
livide. Et il faisait mal à voir tant il illustrait l’idée de panique dans ce
qu’elle a de plus pitoyable, de plus affreux.
— Je n’ose pas dormir… Cette
fenêtre, tenez !… Il y a des barreaux… Mais il est possible de tirer à
travers… La nuit !… Un gendarme, ça peut s’endormir, ou penser à autre
chose… Je ne suis pas né pour une vie pareille, moi !… Hier, j’ai bu toute
cette bouteille, avec l’espoir de dormir… Et je n’ai pas fermé l’œil !…
J’ai été malade !… Si seulement on était parvenu à abattre ce vagabond,
avec son chien jaune…
Est-ce qu’on l’a revu le
chien ?… Est-ce qu’il rôde toujours autour du café ?… Je ne comprends
pas qu’on ne lui ait pas envoyé une balle dans la peau… A lui et à son
maître !…
— Son maître a quitté
Concarneau cette nuit…
— Ah !…
Le docteur semblait avoir peine à y
croire.
— Tout de suite après… après
son nouveau crime ?…
— Avant !…
— Mais alors ?… Ce n’est
pas possible !… Il faut croire que…
— C’est cela ! Je le
disais au maire, cette nuit… Un drôle de bonhomme, entre nous, le maire…
Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?…
— Moi ?… Je ne sais pas…
Je…
— Enfin, il vous a vendu les
terrains du lotissement… Vous êtes en rapport avec lui… Vous étiez ce qu’on
appelle des amis…
— Nous avions surtout des
relations d’affaires et de bon voisinage… A la campagne…
Maigret nota que la voix se
raffermissait, qu’il y avait moins de flou dans le regard du docteur.
— Qu’est-ce que vous lui disiez ?…
Maigret tira son carnet de sa poche.
— Je lui disais que la série de
crimes, ou si vous préférez de tentatives de meurtre, n’avait pu être commise
par aucune des personnes actuellement connues de nous… Je ne vais pas reprendre
les drames un par un… Je résume… Je parle objectivement, n’est-ce pas ? en
technicien… Eh bien ! il est certain que vous n’avez pas pu matériellement
tirer cette nuit sur le douanier, ce qui pourrait suffire à vous mettre hors de
cause… Le Pommeret n’a pas pu tirer non plus, puisqu’on l’enterre demain matin…
Ni Goyard, qui vient d’être retrouvé à Paris !… Et ils ne pouvaient, ni
l’un ni l’autre, se trouver le vendredi soir derrière la boîte aux lettres de
la maison vide… Emma non plus…
— Mais le vagabond au chien
jaune ?
— J’y ai pensé ! Non
seulement ce n’est pas lui qui a empoisonné Le Pommeret, mais, cette nuit, il
était loin des lieux du drame quand celui-ci s’est produit… C’est pourquoi j’ai
parlé au maire d’une personne inconnue, un Ixe mystérieux qui, lui, pourrait
avoir commis tous ces crimes… A moins…
— A moins ?…
— A moins qu’il ne s’agisse pas
d’une série !… Au lieu d’une sorte d’offensive unilatérale, supposez un
vrai combat, entre deux groupes, ou entre deux individus…
— Mais alors, commissaire,
qu’est-ce que je deviens, moi ?… S’il y a des ennemis inconnus qui rôdent…
je…
Et son visage se ternissait à
nouveau. Il se prit la tête à deux mains.
— Quand je pense que je suis
malade, que les médecins me recommandent le calme le plus absolu !…
Oh ! il n’y aura pas besoin d’une balle ni de poison pour m’avoir… Vous
verrez que mon rein fera le nécessaire…
— Qu’est-ce que vous pensez du
maire ?…
— Je ne sais pas ! Je ne
sais rien !… Il est d’une famille très riche… Jeune homme, il a mené la
grande vie à Paris… Il a eu son écurie de courses… Puis il s’est rangé… Il a
sauvé une partie de sa fortune et il est venu s’installer ici, dans la maison
de son grand-père, qui était, lui aussi, maire de Concarneau… Il m’a vendu les
terres qui ne lui servaient pas… Je crois qu’il voudrait être nommé conseiller
général, pour finir au Sénat…
Le docteur s’était levé et on eût
juré qu’en quelques jours il avait maigri de dix kilos. Il se fût mis à pleurer
d’énervement qu’on ne s’en serait pas étonné.
— Qu’est-ce que vous voulez y
comprendre ?… Et ce Goyard qui est à Paris quand on croit… Qu’est-ce qu’il
peut bien faire là ?… Et pourquoi ?…
— Nous ne tarderons pas à le
savoir, car il va arriver à Concarneau… Il est même arrivé à l’heure qu’il est…
— On l’a arrêté ?…
— On l’a prié de suivre deux
messieurs jusqu’ici… Ce n’est pas la même chose…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?…
— Rien ! Il est vrai qu’on
ne lui a rien demandé !
Alors, soudain, le docteur regarda
le commissaire en face. Le sang lui monta d’un seul coup aux pommettes.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?…
Moi, j’ai l’impression que quelqu’un devient fou !… Vous venez me parler
du maire, de Goyard… Et je sens, vous entendez, je sens que d’un moment à
l’autre c’est moi qui serai tué… Malgré ces barreaux qui n’empêcheront
rien !… Malgré ce gros imbécile de gendarme qui est de garde dans la
cour !… Et je ne veux pas mourir !… Je ne veux pas !… Qu’on me
donne seulement un revolver pour me défendre !… Ou alors, qu’on enferme
ceux qui en veulent à ma vie, ceux qui ont tué Le Pommeret, qui ont empoisonné
la bouteille…
Il pantelait des pieds à la tête.
— Je ne suis pas un héros,
moi ! Mon métier n’est pas de braver la mort !… Je suis un
homme !… Je suis malade !… Et j’ai bien assez, pour vivre, de lutter
contre la maladie… Vous parlez ! Vous parlez !… Mais qu’est-ce que
vous faites ?…
Rageur, il se frappa le front contre
le mur.
— Tout ceci ressemble à une
conspiration… A moins qu’on veuille me rendre fou… Oui ! On veut
m’interner !… Qui sait ?… N’est-ce pas ma mère qui en a assez ?…
Parce que j’ai toujours gardé jalousement la part qui me revient dans
l’héritage de mon père !… Mais je ne me laisserai pas faire…
Maigret n’avait pas bougé. Il était
toujours là, au milieu de la cellule blanche dont un mur était inondé de
soleil, les coudes sur le dossier de sa chaise, la pipe aux dents.
Le docteur allait et venait, en
proie à une agitation qui confinait au délire.
Or, soudain, on entendit dans la
pièce une voix joyeuse, à peine ironique, qui modulait à la façon des
enfants :
— Coucou !…
Ernest Michoux sursauta, regarda les
quatre coins de la cellule avant de fixer Maigret. Et alors il aperçut le
visage du commissaire, qui avait tiré sa pipe de sa bouche et qui rigolait en
lui lançant une œillade.
Ce fut comme l’effet d’un déclic.
Michoux s’immobilisa, tout mou, tout falot, eut l’air de fondre jusqu’à devenir
une silhouette irréelle d’inconsistance.
— C’est vous qui…
On eût pu croire que la voix venait
d’ailleurs, comme celle d’un ventriloque qui fait jaillir les mots du plafond
ou d’un vase de porcelaine.
Les yeux de Maigret riaient toujours
tandis qu’il se levait et prononçait avec une gravité encourageante, qui
contrastait avec l’expression de sa physionomie :
— Remettez-vous, docteur !…
J’entends des pas dans la cour… Dans quelques instants, l’assassin sera
certainement entre ces quatre murs…
Ce fut le maire que le gendarme
introduisit le premier. Mais il y avait d’autres bruits de pas dans la cour.
X
La « Belle-Emma »
— Vous m’avez prié de venir,
commissaire ?…
Maigret n’avait pas eu le temps de
répondre qu’on voyait entrer dans la cour deux inspecteurs qui encadraient Jean
Goyard, tandis qu’on devinait dans la rue, des deux côtés de la poterne, une
foule agitée.
Le journaliste paraissait plus
petit, plus grassouillet entre ses gardes du corps. Il avait rabattu son chapeau
mou sur ses yeux et, par crainte des photographes, sans doute, il tenait un
mouchoir devant le bas de son visage.
— Par ici ! dit Maigret
aux inspecteurs. Vous pourriez peut-être aller nous chercher des chaises, car
j’entends une voix féminine…
Une voix aiguë, qui disait :
— Où est-il ?… Je veux le
voir immédiatement !… Et je vous ferai casser, inspecteur… Vous
entendez ?… Je vous ferai casser…
C’était Mme Michoux, en robe mauve,
avec tous ses bijoux, de la poudre et du rouge, qui haletait d’indignation.
— Ah ! vous êtes ici, cher
ami… minauda-t-elle devant le maire. Imagine-t-on une histoire pareille ?…
Ce petit monsieur arrive chez moi alors que je ne suis même pas habillée… Ma
domestique est en congé… Je lui dis à travers la porte que je ne puis pas le
recevoir et il insiste, il exige, il attend pendant que je fais ma toilette en
prétendant qu’il a ordre de m’amener ici… C’est tout bonnement inouï… !
Quand je pense que mon mari était député, qu’il a presque été président du
Conseil et que ce… ce galapiat… oui, galapiat !…
Elle était trop indignée pour se
rendre compte de la situation. Mais soudain elle vit Goyard qui détournait la
tête, son fils assis au bord de la couchette, la tête entre les mains. Une auto
entrait dans la cour ensoleillée. Des uniformes de gendarmes chatoyaient. Et de
la foule, maintenant, partait une clameur.
On dut fermer la porte cochère pour
empêcher le public de pénétrer de force dans la cour. Car la première personne
que l’on tira littéralement de l’auto n’était autre que le vagabond. Non seulement
il avait des menottes aux mains, mais encore on lui avait entravé les chevilles
à l’aide d’une corde solide, si bien qu’il fallut le transporter comme un
colis.
Derrière lui, Emma descendait, libre
de ses mouvements, aussi ahurie que dans un rêve.
— Libérez-lui les jambes !
Les gendarmes étaient fiers, encore
émus de leur capture. Celle-ci n’avait pas dû être facile, à en juger par les
uniformes en désordre et surtout par le visage du prisonnier, qui était complètement
maculé du sang qui coulait encore de sa lèvre fendue.
Mme Michoux poussa un cri d’effroi,
recula jusqu’au mur, comme à la vue d’une chose répugnante, tandis que l’homme
se laissait délivrer sans mot dire, que sa tête se levait, qu’il regardait
lentement, lentement autour de lui.
— Tranquille, hein, Léon !…
gronda Maigret.
L’autre tressaillit, chercha à
savoir qui avait parlé :
— Qu’on lui donne une chaise et
un mouchoir…
Il remarqua que Goyard s’était
glissé tout au fond de la cellule, derrière Mme Michoux, et que le docteur
grelottait, sans regarder personne. Le lieutenant de gendarmerie, embarrassé
par cette réunion insolite, se demandait quel rôle il avait à jouer.
— Qu’on ferme la porte !…
Que chacun veuille prendre la peine de s’asseoir… Votre brigadier est capable
de nous servir de greffier, lieutenant ?… Très bien ! Qu’il
s’installe à cette petite table… Je vous demande de vous asseoir aussi,
monsieur le maire…
La foule, dehors, ne criait plus, et
pourtant on la sentait là, on devinait dans la rue une vie compacte, une
attente passionnée.
Maigret bourra une pipe, en marchant
de long en large, se tourna vers l’inspecteur Leroy.
— Vous devriez téléphoner avant
tout au syndic des gens de mer, à Quimper, pour lui demander ce qui est arrivé,
voilà quatre ou cinq ans, peut-être six, à un bateau appelé La Belle-Emma…
Comme l’inspecteur se dirigeait vers
la porte, le maire toussa, fit signe qu’il voulait parler.
— Je puis vous l’apprendre,
commissaire… C’est une histoire que tout le monde connaît dans le pays…
— Parlez…
Le vagabond remua dans son coin, à
la façon d’un chien hargneux. Emma ne le quittait pas des yeux, se tenait
assise sur l’extrême bord de sa chaise. Le hasard l’avait placée à côté de Mme
Michoux, dont le parfum commençait à envahir l’atmosphère, une odeur sucrée de
violette.
— Je n’ai pas vu le bateau,
disait le maire avec aisance, avec peut-être un rien de pose. Il appartenait à
un certain Le Glen, ou Le Glerec, qui passait pour un excellent marin mais pour
une tête chaude… Comme tous les caboteurs du pays, la Belle-Emma
transportait surtout des primeurs en Angleterre… Un beau jour, on a parlé d’une
plus longue campagne… Pendant deux mois, on n’a pas eu de nouvelles… On a
appris enfin que la Belle-Emma avait été arraisonnée en arrivant dans un
petit port près de New York, l’équipage conduit en prison et la cargaison de
cocaïne saisie… Le bateau aussi, bien entendu… C’était l’époque où la plupart
des bateaux de commerce, surtout ceux qui transportaient le sel à Terre-Neuve,
se livraient à la contrebande de l’alcool…
— Je vous remercie… Bougez pas,
Léon… Répondez-moi de votre place… Et surtout, répondez exactement à mes
questions, sans plus !… Vous entendez ?… D’abord, où vous
a-t-on arrêté tout à l’heure ?…
Le vagabond essuya le sang qui
maculait son menton, prononça d’une voix rauque.
— A Rosporden… dans un entrepôt
du chemin de fer où nous attendions la nuit pour nous glisser dans n’importe
quel train…
— Combien d’argent aviez-vous
en poche ?…
Ce fut le lieutenant qui
répliqua :
— Onze francs et de la menue
monnaie…
Maigret regarda Emma, qui avait des
larmes fluides sur les joues, puis la brute repliée sur elle-même. Il sentit
que le docteur, bien qu’immobile, était en proie à une agitation intense et il
fit signe à un des policiers d’aller se placer près de lui pour parer à toute
éventualité.
Le brigadier écrivait. La plume
grattait le papier avec un bruit métallique.
— Racontez-nous exactement dans
quelles conditions s’est fait ce chargement de cocaïne, Le Glerec…
L’homme leva les yeux. Son regard,
braqué sur le docteur, se durcit. Et la bouche hargneuse, ses gros poings
serrés, il grommela :
— La banque m’avait prêté de
l’argent pour faire construire mon bateau…
— Je sais ! Ensuite…
— Il y a eu une mauvaise année…
Le franc remontait… L’Angleterre achetait moins de fruits… Je me demandais
comment j’allais payer les intérêts… J’attendais, pour me marier avec Emma,
d’avoir remboursé le plus gros. C’est alors qu’un journaliste, que je
connaissais parce qu’il était souvent à fureter dans le port, est venu me
trouver…
A la stupéfaction générale, Ernest
Michoux découvrit son visage, qui était pâle, mais infiniment plus calme qu’on
le supposait. Et il tira un carnet, un crayon de sa poche, écrivit quelques
mots.
— C’est Jean Servières qui vous
a proposé un chargement de cocaïne ?
— Pas tout de suite ! Il
m’a parlé d’une affaire. Il m’a donné rendez-vous dans un café de Brest où il
se trouvait avec deux autres…
— Le docteur Michoux et M. Le
Pommeret ?
— C’est cela !
Michoux prenait de nouvelles notes
et son visage avait une expression dédaigneuse. Il alla même à un certain
moment jusqu’à esquisser un sourire ironique.
— Lequel des trois vous a mis
le marché en main ?
Le docteur attendit, crayon levé.
— Aucun des trois… Ou plutôt
ils ne m’ont parlé que de la grosse somme à gagner en un mois ou deux… Un
Américain est arrivé une heure après… Je n’ai jamais su son nom… Je ne l’ai vu
que deux fois… Sûrement un homme qui connaît la mer, car il m’a demandé les
caractéristiques de mon bateau, le nombre d’hommes qu’il me faudrait à bord et
le temps nécessaire à poser un moteur auxiliaire… Je croyais qu’il s’agissait
de contrebande d’alcool… Tout le monde en faisait, même des officiers de
paquebot… La semaine suivante, des ouvriers venaient installer un moteur
semi-diesel sur la Belle-Emma…
Il parlait lentement, le regard
fixe, et c’était impressionnant de voir remuer ses gros doigts, plus éloquents,
dans leurs gestes lents comme des spasmes, que son visage.
— On m’a remis une carte
anglaise donnant tous les vents de l’Atlantique et la route des voiliers, car
je n’avais jamais fait la traversée… Je n’ai pris que deux hommes avec moi, par
prudence, et je n’ai parlé de l’affaire à personne, sauf à Emma, qui était sur
la jetée la nuit du départ… Les trois hommes étaient là aussi, près d’une auto
qui avait éteint ses feux… Le chargement avait eu lieu l’après-midi… Et, à ce
moment-là, j’ai eu le trac… Pas tant à cause de la contrebande !… Je ne
suis guère allé à l’école… Tant que je peux me servir du compas et de la sonde,
ça va… Je ne crains personne… Mais là-bas, au large… Un vieux capitaine avait
essayé de m’apprendre à manier le sextant pour faire le point… J’avais acheté
une table de logarithmes et tout ce qu’il faut… Mais j’étais sûr de
m’embrouiller dans les calculs… Seulement, si je réussissais, le bateau était
payé et il me restait quelque chose comme vingt mille francs en poche… Il
ventait furieusement, cette nuit-là… On a perdu de vue l’auto et les trois
hommes… Puis Emma, dont la silhouette se découpait en noir au bout de la jetée…
Deux mois en mer…
Michoux prenait toujours des notes,
mais évitait de regarder l’homme qui parlait.
— J’avais des instructions pour
le débarquement… On arrive enfin Dieu sait comment dans le petit port désigné…
On n’a pas encore lancé les amarres à terre que trois vedettes de la police,
avec des mitrailleuses et des hommes armés de fusils, nous entourent, sautent
sur le pont, nous mettent en joue en nous criant quelque chose en anglais et
nous donnent des coups de crosse jusqu’à ce que nous mettions haut les mains…
Nous n’y avons vu que du feu,
tellement ça a été vite fait… Je ne sais pas qui a conduit mon bateau à quai,
ni comment nous avons été fourrés dans un camion automobile. Une heure plus
tard, nous étions chacun enfermés dans une cage de fer, à la prison de
Sing-Sing…
On en était malades… Personne ne
parlait le français… Des prisonniers nous lançaient des plaisanteries et des
injures…
Là-bas, ces sortes de choses vont
vite… Le lendemain, nous passions devant une sorte de tribunal, et l’avocat
qui, paraît-il, nous défendait ne nous avait même pas adressé la parole !…
C’est après, seulement, qu’il m’a
annoncé que j’étais condamné à deux ans de travaux forcés et à cent mille
dollars d’amende, que mon bateau était confisqué, et tout… Je ne comprenais pas…
Cent mille dollars !… Je jurai que je n’avais pas d’argent… Dans ce cas,
c’était je ne sais combien d’années de prison en plus…
Je suis resté à Sing-Sing… Mes
matelots ont dû être conduits dans une autre prison, car je ne les ai jamais
revus… On m’a tondu… On m’a emmené sur la route pour casser des pierres… Un
chapelain a voulu m’enseigner la Bible…
Vous ne pouvez pas savoir… Il y
avait des prisonniers riches qui allaient se promener en ville presque tous les
soirs… Et les autres leur servaient de domestiques !…
Peu importe… Ce n’est qu’après un an
que j’ai rencontré, un jour, l’Américain de Brest, qui venait visiter un détenu…
Je l’ai reconnu… Je l’ai appelé… Il a mis quelque temps à se souvenir, puis il
a éclaté de rire et il m’a fait conduire au parloir.
Il était très cordial… Il me
traitait en vieux camarade… Il m’a dit qu’il avait toujours été agent de la
prohibition… Il travaillait surtout à l’étranger, en Angleterre, en France, en
Allemagne, d’où il envoyait à la police américaine des renseignements sur les
convois en partance…
Mais, en même temps, il lui arrivait
de trafiquer pour son compte… C’était le cas pour cette affaire de cocaïne, qui
devait rapporter des millions, car il y en avait dix tonnes à bord, à je ne
sais combien de francs le gramme… Il s’était donc abouché avec des Français qui
devaient fournir le bateau et une partie des fonds… C’étaient mes trois hommes…
Et, naturellement, les bénéfices étaient à partager entre eux quatre…
Mais attendez !… Car c’est le
plus beau qu’il me reste à dire… Le jour même où l’on procédait au chargement,
à Quimper, l’Américain reçoit un avis de son pays… Il y a un nouveau chef de la
prohibition… La surveillance est renforcée… Les acheteurs des Etats-Unis
hésitent et, de ce fait, la marchandise risque de ne pas trouver preneur…
Par contre, un nouvel arrêté promet
à tout homme qui fera saisir de la marchandise prohibée une prime s’élevant au
tiers de la valeur de cette marchandise…
C’est dans ma prison qu’on me
raconte cela !… J’apprends que, tandis que je larguais mes amarres,
anxieux, et que je me demandais si nous arriverions vivants sur l’autre bord de
l’Atlantique, mes trois hommes discutaient avec l’Américain, sur le quai même…
Risquer le tout pour le tout ?…
C’est le docteur, je le sais, qui a insisté en faveur de la dénonciation… Du
moins, de la sorte, était-ce un tiers du capital récupéré à coup sûr, sans
risque de complications…
Sans compter que l’Américain
s’arrangeait avec un collègue pour mettre à gauche une partie de la cocaïne
saisie. Des combines incroyables, je le sais !…
La Belle-Emma glissait sur
l’eau noire du port… Je regardais une dernière fois ma fiancée, sûr de venir
l’épouser quelques mois plus tard…
Et ils savaient, eux qui nous
regardaient partir, que nous serions cueillis à notre arrivée !… Ils
comptaient même que nous nous défendrions, que nous serions sans doute tués
dans la lutte, comme cela arrivait tous les jours à cette époque-là dans les
eaux américaines…
Ils savaient que mon bateau serait
confisqué, qu’il n’était pas entièrement payé, que je n’avais rien d’autre au
monde !…
Ils savaient que je ne rêvais que de
me marier… Et ils nous regardaient partir !…
C’est cela qu’on m’avouait, à
Sing-Sing, où j’étais devenu une brute parmi d’autres brutes… On me donnait des
preuves… Mon interlocuteur riait, s’écriait en se tapant les cuisses :
— De jolies canailles, ces
trois-là !
Il y eut un silence brusque, absolu.
Et, dans ce silence, on eut la stupeur d’entendre le crayon de Michoux glisser
sur une page blanche qu’il venait de tourner.
Maigret regarda – en
comprenant – les initiales SS tatouées sur la main du colosse :
« Sing-Sing ! »
— Je crois que j’en avais bien
pour dix ans encore… Dans ce pays-là, on ne sait jamais… La moindre faute
contre le règlement, et la peine s’allonge, en même temps que pleuvent les
coups de matraque… J’en ai reçu des centaines… Et des coups de mes compagnons !…
Et c’est mon Américain qui a fait des démarches en ma faveur… Je crois qu’il
était dégoûté par la lâcheté de ceux qu’il appelait mes amis… Je n’avais pour
compagnon qu’un chien… Une bête que j’avais élevée à bord, qui m’avait sauvé de
la noyade et que là-bas, malgré toute leur discipline, on avait laissé vivre
dans la prison… Car ils n’ont pas les mêmes idées que nous sur ces sortes de
choses… Un enfer !… N’empêche qu’on vous joue de la musique le dimanche,
quitte à vous rosser ensuite jusqu’au sang… A la fin, je ne savais même plus si
j’étais encore un homme… J’ai sangloté cent fois, mille fois…
Et quand, un matin, on m’a ouvert la
porte, en me donnant un coup de crosse dans les reins pour me renvoyer à la vie
civilisée, je me suis évanoui, bêtement, sur le trottoir… Je ne savais plus
vivre… Je n’avais plus rien…
Si ! une chose…
Sa lèvre fendue saignait. Il
oubliait d’éponger le sang. Mme Michoux se cachait le visage de son mouchoir de
dentelle dont l’odeur tournait le cœur. Et Maigret fumait tranquillement, sans
quitter des yeux le docteur qui écrivait toujours.
— La volonté de faire subir le
même sort à ceux qui étaient cause de toute cette débâcle !… Pas les tuer !
Non !… Ce n’est rien de mourir… A Sing-Sing, j’ai essayé vingt fois, sans
y parvenir… J’ai refusé de manger et on m’a nourri artificiellement… Leur
faire connaître la prison ! J’aurais voulu que ce fût en Amérique…
Mais c’était impossible…
J’ai traîné dans Brooklyn, où j’ai
fait tous les métiers en attendant de pouvoir payer mon passage à bord d’un
bateau… J’ai même payé pour mon chien…
Je n’avais jamais eu de nouvelles
d’Emma… Je n’ai pas mis les pieds à Quimper, où on aurait pu me reconnaître,
malgré ma sale gueule…
Ici, j’ai appris qu’elle était fille
de salle, et à l’occasion la maîtresse de Michoux… Peut-être des autres
aussi ?… Une fille de salle, n’est-ce pas ?…
Ce n’était pas facile d’envoyer mes
trois saligauds en prison… Et j’y tenais !… Je n’avais plus que ce
désir-là !… J’ai vécu avec mon chien à bord d’une barque échouée, puis
dans l’ancien poste de veille, à la pointe du Cabélou…
J’ai commencé à me montrer à Michoux…
Rien que me montrer !… Montrer ma vilaine figure, ma silhouette de
brute !… Vous comprenez ?… Je voulais lui faire peur… Je voulais
provoquer chez lui une frousse capable de le pousser à tirer sur moi !…
J’y serais peut-être resté… Mais après ?… Le bagne, c’était pour
lui !… Les coups de pied !… Les coups de crosse !… Les compagnons
répugnants, plus forts que vous, qui vous obligent à les servir… Je rôdais
autour de sa villa… Je me mettais sur son chemin !… Trois jours !…
quatre jours !… Il m’avait reconnu… Il sortait moins… Et pourtant, ici,
pendant tout ce temps, la vie n’avait pas changé. Ils buvaient des apéritifs
tous les trois !… Les gens les saluaient !… Je volais de quoi manger
aux étalages… Je voulais que ça aille vite…
Une voix nette s’éleva :
— Pardon, commissaire !
Cet interrogatoire, sans la présence d’un juge d’instruction, a-t-il une valeur
légale ?
C’était Michoux !… Michoux
blanc comme un drap, les traits tirés, les narines pincées, les lèvres
décolorées. Mais Michoux qui parlait avec une netteté presque menaçante !
Un coup d’œil de Maigret ordonna à
un agent de se placer entre le docteur et le vagabond. Il était temps !
Léon Le Guérec se levait lentement, attiré par cette voix, les poings serrés,
lourds comme des massues.
— Assis !… Asseyez-vous,
Léon !…
Et tandis que la brute obéissait, la
respiration rauque, le commissaire prononçait en secouant la cendre de sa
pipe :
— C’est à moi de parler !…
XI
La peur
Sa voix basse, son débit rapide,
contrastèrent avec le discours passionné du marin qui le regardait de travers.
— Un mot d’abord sur Emma,
messieurs… Elle apprend que son fiancé a été arrêté… Elle ne reçoit plus rien
de lui… Un jour, pour une cause futile, elle perd sa place et devient fille de
salle à l’Hôtel de l’Amiral… C’est une pauvre fille, qui n’a aucune attache…
Des hommes lui font la cour comme de riches clients font la cour à une servante…
Deux ans, trois ans ont passé… Elle ignore que Michoux est coupable… Elle le
rejoint, un soir, dans sa chambre… Et le temps passe toujours, la vie coule…
Michoux à d’autres maîtresses… De temps en temps, la fantaisie lui prend de
coucher à l’hôtel… Ou bien, quand sa mère est absente, il fait venir Emma chez
lui… Des amours ternes, sans amour… Et la vie d’Emma est terne… Elle n’est pas
une héroïne… Elle garde dans une boîte de coquillages une lettre, une photo,
mais ce n’est qu’un vieux rêve qui pâlit chaque jour davantage…
Elle ne sait pas que Léon vient de
revenir…
Elle n’a pas reconnu le chien jaune
qui rôde autour d’elle et qui avait quatre mois quand le bateau est parti…
Une nuit, Michoux lui dicte une
lettre, sans lui dire à qui elle est destinée… Il s’agit de donner rendez-vous
à quelqu’un dans une maison inhabitée, à onze heures du soir…
Elle écrit… Une fille de
salle !… Vous comprenez ?… Léon Le Guérec ne s’est pas trompé…
Michoux a peur !… Il sent sa vie en danger… Il veut supprimer l’ennemi qui
rôde…
Mais c’est un lâche !… Il a
éprouvé le besoin de me le crier lui-même !… Il se cachera derrière une
porte, dans un corridor, après avoir fait parvenir la lettre à sa victime en
l’attachant par une ficelle au cou du chien…
Est-ce que Léon se méfiera ?…
Est-ce qu’il ne voudra pas revoir malgré tout son ancienne fiancée ?… Au
moment où il frappera à la porte, il suffira de tirer à travers la boîte aux
lettres, de fuir par la ruelle… Et le crime restera d’autant plus un mystère
que nul ne reconnaîtra la victime !…
Mais Léon se méfie… Il rôde
peut-être sur la place… Peut-être va-t-il se décider à aller quand même au
rendez-vous ?… Le hasard veut que M. Mostaguen sorte à cet instant du
café, légèrement pris de boisson, qu’il s’arrête sur le seuil pour allumer son
cigare… Son équilibre est instable… Il heurte la porte… C’est le signal… Une
balle l’atteint en plein ventre…
Voilà la première affaire… Michoux a
raté son coup… Il est rentré chez lui… Goyard et Le Pommeret, qui sont au
courant et qui ont le même intérêt à la disparition de celui qui les menace
tous les trois, sont terrorisés…
Emma a compris à quel jeu on l’avait
fait jouer… Peut-être a-t-elle aperçu Léon ?… Peut-être son esprit a-t-il
travaillé et a-t-elle identifié enfin le chien jaune ?…
Le lendemain, je suis sur les lieux…
Je vois les trois hommes… Je sens leur terreur… Ils s’attendent à un
drame !… Et je veux savoir d’où ils croient que doit venir le coup… Je
tiens à m’assurer que je ne me trompe pas…
C’est moi qui empoisonne une
bouteille d’apéritif, maladroitement… Je suis prêt à intervenir au cas où
quelqu’un boirait… Mais non !… Michoux veille !… Michoux se méfie de
tout, des gens qui passent, de ce qu’il mange, de ce qu’il boit… Il n’ose même
plus quitter l’hôtel !…
Emma s’était figée dans une
immobilité telle qu’on n’eût pu trouver image plus saisissante de la stupeur.
Et Michoux avait redressé la tête un instant, pour regarder Maigret dans les
yeux.
Maintenant, il écrivait
fiévreusement.
— Voilà le second drame,
monsieur le maire ! Et notre trio vit toujours, continue à avoir peur…
Goyard est le plus impressionnable des trois, sans doute aussi le moins mauvais
bougre… Cette histoire d’empoisonnement l’a mis hors de lui… Il sent qu’il y passera
un jour ou l’autre… Il me devine sur la piste… Et il décide de fuir… Fuir sans
laisser de traces… Fuir sans qu’on puisse l’accuser d’avoir fui… Il feindra une
agression, laissera croire qu’il est mort et que son corps a été jeté dans
l’eau du port…
Auparavant, la curiosité le pousse à
fureter chez Michoux, peut-être à la recherche de Léon et pour lui proposer la
paix… Il y trouve des traces du passage de la brute. Ces traces, il comprend
que je ne vais pas tarder à les découvrir à mon tour.
Car il est journaliste !… Il
sait par surcroît combien les foules sont impressionnables… Il sait que tant
que Léon vivra, il ne sera en sûreté nulle part… Et il trouve quelque chose de
vraiment génial… : l’article écrit de la main gauche et envoyé au Phare
de Brest…
On y parle du chien jaune, du
vagabond… Chaque phrase est calculée pour semer la terreur à Concarneau… Et, de
la sorte, il y a des chances, si des gens aperçoivent l’homme aux grands pieds,
que celui-ci reçoive une charge de plomb dans la poitrine…
Cela a failli arriver !… On a
commencé par tirer sur le chien… On aurait tiré de même sur l’homme !… Une
population affolée est capable de tout…
Le dimanche, en effet, la terreur
règne en ville… Michoux ne quitte pas l’hôtel… Il est malade de peur… Mais il
reste bien décidé à se défendre jusqu’au bout, par tous les moyens…
Je le laisse seul avec Le Pommeret…
J’ignore ce qui se passe alors entre eux… Goyard a fui… Le Pommeret, lui, qui
appartient à une honorable famille du pays, doit être tenté de faire appel à la
police, de tout révéler plutôt que de continuer à vivre ce cauchemar… Que
risque-t-il ?… Une amende !… Un peu de prison !… A peine !…
Le principal délit a été commis en Amérique…
Et Michoux, qui le sent faiblir, qui
a le meurtre de Mostaguen sur la conscience, qui veut en sortir coûte que coûte
par ses propres moyens, n’hésite pas à l’empoisonner…
Emma est là… N’est-ce pas elle qu’on
soupçonnera ?…
Je voudrais vous parler plus
longuement de la peur, parce que c’est elle qui est à la base de tout ce drame.
Michoux a peur… Michoux veut vaincre sa peur plus encore que son ennemi…
Il connaît Léon Le Guérec. Il sait
que celui-ci ne se laissera pas arrêter sans résistance… Et il compte sur une
balle, tirée par les gendarmes ou par quelque habitant effrayé pour en finir…
Il ne bouge pas d’ici… J’apporte le
chien blessé mourant… Je veux savoir si le vagabond viendra le chercher, et il
vient…
On n’a plus vu la bête depuis et
cela me prouve qu’elle est morte…
Ce fut un simple bruit dans la gorge
de Léon.
— Oui…
— Vous l’avez enterrée ?…
— Au Cabélou… Il y a une petite
croix, faite de deux branches de sapin…
— La police trouve Léon Le
Guérec. Il s’enfuit, parce que sa seule idée est de forcer Michoux à l’attaquer…
Il l’a dit : il veut le voir en prison… Mon devoir est d’empêcher
un nouveau drame et c’est pourquoi j’arrête Michoux, tout en lui affirmant que
c’est pour le mettre en sûreté… Ce n’est pas un mensonge… Mais, par la même
occasion, j’empêche Michoux de commettre d’autres crimes… Il est à bout… Il est
capable de tout… Il se sent traqué de toutes parts…
N’empêche qu’il est encore capable
de jouer la comédie, de me parler de sa faiblesse de constitution, de mettre sa
frousse sur le compte du mysticisme et d’une vieille prédiction inventée de
toutes pièces…
Ce qu’il lui faut, c’est que la
population se décide à abattre son ennemi…
Il sait qu’il peut être logiquement
soupçonné de tout ce qui s’est passé jusque-là… Seul dans cette cellule, il se
creuse la tête…
N’y a-t-il pas un moyen de détourner
définitivement les soupçons ?… Qu’un nouveau crime soit commis, alors
qu’il est sous les verrous, qu’il a le plus éclatant de tous les alibis ?…
Sa mère vient le voir… Elle sait
tout… Il faut qu’elle ne puisse être soupçonnée, ni rejointe par des
poursuivants… Il faut qu’elle le sauve !…
Elle dînera chez le maire. Elle se
fera reconduire à sa villa, où la lampe ne s’éteindra pas de la soirée… Elle
reviendra en ville à pied… Tout le monde dort ?… Sauf au Café de
l’Amiral !… Il suffit d’attendre que quelqu’un sorte, de le guetter à un
coin de rue…
Et, pour l’empêcher de courir, c’est
la jambe que l’on visera…
Ce crime-là, totalement inutile, est
la pire des charges contre Michoux, si nous n’en avions déjà d’autres… Le
matin, quand j’arrive ici, il est fébrile… Il ne sait pas que Goyard a été
arrêté à Paris… Il ignore surtout qu’au moment où le coup de feu a été tiré sur
le douanier, j’avais le vagabond sous les yeux…
Car Léon, poursuivi par la police et
la gendarmerie, est resté dans le pâté de maisons… Il a hâte d’en finir… Il ne
veut pas s’éloigner de Michoux…
Il dort dans une chambre de
l’immeuble vide… De sa fenêtre, Emma l’aperçoit… Et la voilà qui le rejoint…
Elle lui crie qu’elle n’est pas coupable !… Elle se jette, elle se traîne
à ses genoux…
C’est la première fois qu’il la
revoit en face, qu’il entend à nouveau le son de sa voix… Elle a été à un
autre, à d’autres…
Mais que n’a-t-il pas vécu,
lui ?… Son cœur fond… Il la saisit d’une main brutale, comme pour la
broyer, mais ce sont ses lèvres qu’il écrase sous les siennes…
Il n’est plus l’homme tout seul,
l’homme d’un but, d’une idée. Dans ses larmes, elle lui a parlé d’un bonheur
possible, d’une vie à recommencer…
Et ils partent tous les deux, sans
un sou, dans la nuit… Ils vont n’importe où !… Ils abandonnent Michoux à
ses terreurs…
Ils vont essayer quelque part d’être
heureux…
Maigret bourra sa pipe, lentement,
en regardant tour à tour toutes les personnes présentes.
— Vous m’excuserez, monsieur le
maire, de ne pas vous avoir tenu au courant de mon enquête… Mais, quand je suis
arrivé, j’ai eu la certitude que le drame ne faisait que commencer… Pour en
connaître les ficelles, il fallait lui permettre de se développer en évitant
autant que possible les dégâts… Le Pommeret est mort, assassiné par son
complice… Mais, tel que je l’ai vu, je suis persuadé qu’il se serait tué
lui-même le jour de son arrestation… Un douanier a reçu une balle dans la jambe…
Dans huit jours il n’y paraîtra plus… Par contre, je puis signer maintenant un
mandat d’arrêt contre le docteur Ernest Michoux pour tentative d’assassinat et
blessures sur la personne de M. Mostaguen et pour empoisonnement volontaire de
son ami Le Pommeret. Voici un autre mandat contre Mme Michoux pour agression
nocturne… Quant à Jean Goyard, dit Servières, je crois qu’il ne peut guère être
poursuivi que pour outrage à la magistrature, par le fait de la comédie qu’il a
jouée…
Ce fut le seul incident comique. Un
soupir ! Un soupir heureux, aérien, poussé par le journaliste
grassouillet. Et il eut le culot de balbutier :
— Je suppose, dans ce cas, que
je puis être laissé en liberté sous caution ?… Je suis prêt à verser
cinquante mille francs…
— Le Parquet appréciera,
monsieur Goyard…
Mme Michoux s’était écroulée sur sa
chaise, mais son fils avait plus de ressort qu’elle.
— Vous n’avez rien à
ajouter ? lui demanda Maigret.
— Pardon ! Je répondrai en
présence de mon avocat. En attendant, je fais toutes réserves sur la légalité
de cette confrontation…
Et il tendait son cou de jeune coq
maigre, où saillait une pomme d’Adam jaunâtre. Son nez paraissait plus oblique que
de coutume. Il n’avait pas lâché le carnet où il avait pris des notes.
— Ces deux-là ?… murmura
le maire en se levant.
— Je n’ai absolument aucune
charge contre eux. Léon Le Guérec a avoué que son but était d’amener Michoux à
tirer sur lui… Pour cela, il n’a fait que se montrer… Il n’existe pas de texte
de loi qui…
— A moins que… pour
vagabondage ! intervint le lieutenant de gendarmerie.
Mais le commissaire haussa les
épaules de telle façon qu’il rougit de sa suggestion.
Bien que l’heure du déjeuner fût
passée depuis longtemps, il y avait foule dehors et le maire avait consenti à
prêter sa voiture, dont les rideaux fermaient à peu près hermétiquement.
Emma y monta la première, puis Léon
Le Guérec, puis enfin Maigret, qui prit place dans le fond avec la jeune femme
tandis que le marin s’asseyait gauchement sur un strapontin.
On traversa la foule en vitesse.
Quelques minutes plus tard, on roulait vers Quimperlé, et Léon, gêné, le regard
flou, questionnait :
— Pourquoi avez-vous dit
ça ?…
— Quoi ?…
— Que c’est vous qui avez
empoisonné la bouteille ?
Emma était toute pâle. Elle n’osait
pas s’adosser aux
coussins et c’était sans doute la première fois de sa vie
qu’elle roulait en limousine.
— Une idée !… grommela
Maigret en serrant de ses dents le tuyau de sa pipe.
Et la jeune fille, alors, de
s’écrier, en détresse :
— Je vous jure, monsieur le
commissaire, que je ne savais plus ce que je faisais !… Michoux m’avait
fait écrire la lettre… J’avais fini par reconnaître le chien… Le dimanche
matin, j’ai vu Léon qui rôdait… Alors, j’ai compris… J’ai essayé de parler à
Léon et il est parti sans même me regarder, en crachant par terre. J’ai voulu
le venger… J’ai voulu… Je ne sais pas, moi !… J’étais comme folle… Je
savais qu’ils voulaient le tuer… Je l’aimais toujours. J’ai passé la journée à
rouler des idées dans ma tête… C’est à midi, pendant le déjeuner, que j’ai
couru à la villa de Michoux pour prendre le poison… Je ne savais pas lequel
choisir… Il m’avait déjà montré des fioles en me disant qu’il y avait de quoi
tuer tout Concarneau…
Mais je vous jure que je ne vous
aurais pas laissé boire… Du moins, je ne crois pas…
Elle sanglotait. Léon,
maladroitement, lui tapotait le genou pour la calmer.
— Je ne pourrai jamais vous
remercier, commissaire, criait-elle entre ses sanglots… Ce que vous avez fait
c’est… c’est… je ne trouve pas le mot… c’est tellement merveilleux !…
Maigret les regardait l’un et
l’autre, lui avec sa lèvre fendue, ses cheveux ras et sa face de brute qui
essaie de
s’humaniser, elle avec sa pauvre tête blêmie dans cet
aquarium du Café de l’Amiral.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?…
— On ne sait pas encore…
Quitter le pays… Gagner Le Havre, peut-être ?… J’ai bien trouvé le moyen
de gagner ma vie sur les quais de New York…
— On vous a rendu vos douze
francs ?
Léon rougit, ne répondit pas.
— Que coûte le train d’ici au
Havre ?…
— Non ! Ne faites pas ça,
commissaire… Parce qu’alors… on ne saurait comment… Vous comprenez ?…
Maigret frappa du doigt la vitre de
la voiture, car on passait devant une petite gare. Il tira deux billets de cent
francs de sa poche.
— Prenez-les !… Je les
mettrai sur ma note de frais…
Et il les poussa presque dehors,
referma la portière alors qu’ils cherchaient encore des remerciements.
— A Concarneau !… En
vitesse !…
Tout seul dans la voiture, il haussa
au moins trois fois les épaules, comme un homme qui a une rude envie de se
moquer de lui.
Le procès a duré un an. Pendant un
an, le docteur Michoux s’est présenté jusqu’à cinq fois par semaine chez le
juge d’instruction, avec une serviette de maroquin bourrée de documents.
Et à chaque interrogatoire il y eut
de nouveaux sujets de chicane.
Chaque pièce du dossier donna lieu à
des controverses, à des enquêtes et à des contre-enquêtes.
Michoux était toujours plus maigre,
plus jaune, plus souffreteux, mais il ne désarmait pas.
— Permettez à un homme qui n’en
a plus pour trois mois à vivre…
C’était sa phrase favorite. Il se
défendit pied à pied avec
des manœuvres sournoises, des ripostes inattendues. Et il
avait découvert un avocat plus bilieux que lui qui le relayait.
Condamné à vingt ans de travaux
forcés par la Cour d’assises du Finistère, il espéra six mois durant que son
affaire irait en cassation.
Mais une photographie vieille d’un
mois à peine, parue dans tous les journaux, le montre, toujours maigre et
jaune, le nez de travers, le sac au dos, le calot sur la tête, s’embarquant à
l’île de Ré sur le La Martinière qui conduit cent quatre-vingts forçats
à Cayenne.
A Paris, Mme Michoux, qui a purgé
une peine de trois mois de prison, intrigue dans les milieux politiques. Elle
prétend obtenir la révision du procès.
Elle a déjà deux journaux pour elle.
Léon Le Guérec pêche le hareng en
mer du Nord, à bord de la Francette, et sa femme attend un bébé.
La
Ferte-Alais, mars 1931.
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Îñòàâèòü îòçûâ î êíèãå
Âñå êíèãè àâòîðà