Maigret, #16
GEORGES SIMENON
Le Fou de
Bergerac
Maigret XVI

ARTHÈME FAYARD
I
Le voyageur qui ne peut pas dormir
Hasard sur toute la ligne ! La
veille, Maigret ne savait pas qu’il allait entreprendre un voyage. C’était
pourtant la saison où Paris commençait à lui peser : un mois de mars épicé
d’un avant-goût de printemps, avec un soleil clair, pointu, déjà tiède.
Mme Maigret était en
Alsace pour une quinzaine de jours, auprès de sa sœur qui attendait un bébé.
Or, le mercredi matin, le commissaire
recevait une lettre d’un collègue de la Police judiciaire qui avait pris sa
retraite deux ans plus tôt et qui s’était installé en Dordogne.
… Surtout, si un bon vent t’amène
dans la région, ne manque pas de venir passer quelques jours chez moi. J’ai une
vieille servante qui n’est contente que quand il y a du monde à la maison. Et
la saison du saumon commence…
Un détail fit rêver Maigret :
le papier à lettre était à en-tête. Il y avait, gravé, le profil d’une
gentilhommière flanquée de deux tours rondes. Puis les mots : La
Ribaudière, par Villefranche-en-Dordogne.
À midi, Mme Maigret
téléphonait d’Alsace qu’on espérait la délivrance de sa sœur pour la nuit
suivante, et elle ajoutait :
— On se croirait en été… Il y a
des arbres fruitiers en fleurs !…
Hasard… Hasard… Un peu plus tard,
Maigret était dans le bureau du chef, à bavarder.
— À propos… Vous n’êtes jamais
allé à Bordeaux pour faire ces vérifications dont nous avons parlé ?…
Une affaire insignifiante. Ce
n’était pas urgent. À l’occasion, Maigret devrait passer à Bordeaux pour
fouiller les archives de la ville.
Une association d’idées : Bordeaux-la
Dordogne…
Et il y avait, à cet instant-là, un
rayon de soleil sur le globe de cristal qui servait de presse-papier au chef.
— C’est une idée !… Je
n’ai rien en train pour le moment…
Vers la fin de l’après-midi, il prit
le train à la gare d’Orsay, avec un billet de première classe pour
Villefranche. L’employé lui recommanda de ne pas oublier de changer à Libourne.
— À moins que vous ne soyez
dans le wagon-couchettes qu’on accroche à la correspondance…
Maigret ne prêta pas attention à ces
mots, lut quelques journaux, se dirigea vers le wagon-restaurant où il resta
jusqu’à dix heures du soir.
Quand il revint dans son
compartiment, les rideaux étaient tirés, la lampe en veilleuse, et un vieux
couple avait conquis les deux banquettes.
Un employé passait.
— Est-ce que, par hasard, il
n’y aurait pas une couchette libre ?
— Pas en première… Mais je
crois qu’il y en a une en seconde… Si cela vous est égal…
— Parbleu !
Et voilà Maigret transportant le
long des couloirs son sac de voyage. L’employé ouvre plusieurs portes, découvre
enfin le compartiment où la couchette du haut seule est occupée.
Ici encore, la lampe est en
veilleuse, les rideaux tirés.
— Désirez-vous que j’allume ?
— Merci.
Il règne une chaleur moite. On
entend quelque part un léger sifflement, comme s’il y avait une fuite à la
tuyauterie du chauffage. Quelqu’un bouge, là-haut, bouge et respire dans la
couchette supérieure.
Alors, sans bruit, le commissaire
retire ses chaussures, son veston, son gilet. Il s’étend, reprend bientôt son
chapeau melon qu’il pose en travers sur sa tête, car il y a un mince courant
d’air qui vient on ne sait d’où.
Est-ce qu’il s’endort ? Il
s’assoupit en tout cas. Peut-être une heure. Peut-être deux. Peut-être plus.
Mais il garde une demi-conscience.
Et, dans cette demi-conscience,
c’est une sensation de malaise qui domine. À cause de la chaleur, que contrarie
le courant d’air ?
Plutôt à cause de l’homme d’en haut,
qui ne reste pas un instant tranquille !
Combien de fois se retourne-t-il par
minute ? Or, il est juste au-dessus de la tête de Maigret. Chaque
mouvement déclenche des vacarmes.
Il respire d’une façon irrégulière,
comme s’il avait la fièvre.
Au point que Maigret, excédé, se
lève, passe dans le couloir où il fait les cent pas. Seulement, dans le
couloir, il fait trop froid.
Et c’est à nouveau le compartiment,
la somnolence qui décale les sensations et les idées.
On est séparé du reste du monde.
L’atmosphère est une atmosphère de cauchemar.
Est-ce que l’homme, là-haut, ne
vient pas de se soulever sur les coudes, de se pencher pour essayer
d’apercevoir son compagnon ?
Par contre, Maigret n’a pas le
courage de faire un mouvement. La demi-bouteille de bordeaux et les deux fines qu’il
a bues au wagon-restaurant lui restent sur l’estomac.
La nuit est longue. Aux arrêts, on
entend des voix confuses, des pas dans les couloirs, des portières qui
claquent. On se demande si le train se remettra jamais en marche.
À croire que l’homme pleure. Il y a
des moments où il cesse de respirer. Puis soudain il renifle. Il se retourne.
Il se mouche.
Maigret regrette de n’être pas resté
dans son coupé de première avec le vieux couple.
Il s’assoupit. Il s’éveille. Il
s’endort à nouveau. Enfin, il n’y tient plus. Il tousse pour se raffermir la
voix.
— Je vous en prie, monsieur,
essayez donc de rester tranquille !
Il est gêné, car sa voix est
beaucoup plus bourrue qu’il ne le voudrait. Si l’homme est malade,
pourtant ?
Il ne répond pas. Il reste immobile.
Il doit faire un effort inouï pour éviter le plus léger bruit. Et Maigret se
demande soudain si c’est bien un homme. Cela pourrait être une femme ! Il
ne l’a pas vu ! L’autre est invisible, coincé entre le sommier et le
plafond du train.
Et la chaleur qui monte doit,
là-bas, être suffocante. Voilà Maigret qui essaie de régler le radiateur !
L’appareil est détraqué !
Ouf ! Trois heures du matin…
— Cette fois-ci, il faut que je
m’endorme !
Il n’a plus du tout sommeil. Il est
devenu presque aussi nerveux que son compagnon. Il guette.
— Bon ! Il recommence…
Et Maigret s’oblige à respirer
régulièrement en comptant jusqu’à cinq cents avec l’espoir de s’endormir.
Décidément, l’homme pleure !
Sans doute quelqu’un qui est allé à Paris pour un enterrement ! Ou le contraire !
Un pauvre bougre qui travaillait à Paris et qui a reçu une mauvaise nouvelle de
sa province : sa mère malade, ou morte… Ou bien sa femme… Maigret se
repent d’avoir été dur avec lui… Qui sait ?… Parfois on accroche au train
un fourgon mortuaire…
Et la belle-sœur, en Alsace, qui
accouche ! Trois enfants en quatre ans !
Maigret dort. Le train s’arrête,
repart… Il franchit un pont métallique qui fait un bruit de catastrophe et
Maigret ouvre brusquement les yeux.
Alors il reste immobile à regarder
les deux jambes qui pendent devant lui. L’homme d’en haut s’est assis sur sa
couchette. Avec des précautions infinies, il lace ses chaussures. C’est la
première chose que le commissaire voit de lui et, malgré la lampe en veilleuse,
il remarque que ce sont des souliers vernis, à tige. Les chaussettes, par
contre, sont de laine grise et semblent avoir été tricotées à la main.
L’homme s’arrête, écoute. Peut-être
guette-t-il la respiration de Maigret qui a changé de rythme ? Le
commissaire recommence à compter.
C’est d’autant plus difficile qu’il
est intéressé au plus haut point par les mains qui nouent les lacets et qui
tremblent tellement qu’elles recommencent quatre fois le même nœud.
On traverse une petite gare, sans
s’arrêter. On ne voit que des lumières qui percent la toile des rideaux.
L’homme descend ! Cela tient de
plus en plus du cauchemar. Il pourrait descendre d’une façon naturelle. Est-ce
la crainte de recevoir une nouvelle semonce qui l’embarrasse ?
Son pied cherche longtemps
l’escabeau. Il est sur le point de dégringoler. Il tourne le dos au
commissaire.
Et le voilà dehors, oubliant de
refermer la porte. Il plonge vers le fond du couloir.
Si ce n’était cette porte ouverte,
sans doute Maigret en profiterait-il pour se rendormir. Mais il doit se lever
pour la refermer. Il regarde.
Il a juste le temps d’endosser son
veston, en oubliant son gilet.
Car l’inconnu, au bout du couloir, a
ouvert la porte du wagon. Ce n’est pas un hasard ! Au même moment, le
train ralentit. On devine une forêt qui défile le long de la voie. Quelques
nuages sont éclairés par une lune invisible.
Les freins grincent. De
quatre-vingts kilomètres à l’heure, on doit être descendu à trente, peut-être
plus bas.
Et l’homme bondit, disparaît
derrière le talus qu’il doit descendre sur les reins. Maigret réfléchit à
peine. Il se précipite. Le train a encore ralenti. Il ne risque rien.
Le voilà dans le vide. Il tombe sur
le côté. Il roule. Il fait trois tours sur lui-même, s’arrête près d’un rang de
fils de fer barbelés.
Un feu rouge s’éloigne avec le
fracas du convoi.
Le commissaire ne s’est rien cassé.
Il se relève. La chute de son compagnon a dû être plus brutale car, à cinquante
mètres de là, il commence seulement à se redresser, lentement, péniblement.
La situation est ridicule. Maigret
se demande à quel instinct il a obéi en sautant sur le remblai, tandis que ses
bagages continuent vers Villefranche-en-Dordogne. Il ne sait même pas où il
est !
Il ne voit que des bois : une
grande forêt sans doute. Quelque part, il y a un ruban clair d’une route qui
s’enfonce dans la futaie.
Pourquoi l’homme ne bouge-t-il
plus ? Il n’est qu’une ombre agenouillée. A-t-il vu son suiveur ?
Est-il blessé ?
— Hé ! là-bas… lui crie
Maigret qui cherche son revolver dans sa poche.
Il n’a pas le temps de le saisir. Il
voit du rouge. Et il reçoit un choc à l’épaule avant même d’entendre la
détonation.
Cela n’a pas duré un dixième de
seconde et déjà l’homme s’est levé, court à travers un taillis, traverse la
grand-route, s’enfonce dans l’obscurité complète.
Maigret, lui, a poussé un juron. Ses
yeux sont humides, non pas de douleur, mais de stupéfaction, de rage, de
désarroi. Cela a été si vite fait ! Et sa situation est tellement
pitoyable.
Il lâche son revolver, se baisse
pour le ramasser, grimace parce que son épaule est douloureuse.
Plus exactement, c’est autre
chose : la sensation que du sang s’écoule en abondance, qu’à chaque
pulsation du cœur le liquide chaud gicle de l’artère coupée.
Il n’ose plus courir. Il n’ose plus
bouger. Il ne ramasse même pas son arme.
Ses tempes sont moites, sa gorge
serrée. Et sa main, comme il s’y attend, rencontre à hauteur de l’épaule un
liquide gluant. Il serre, cherche l’artère, tâtonne pour empêcher ce sang de
s’en aller.
Et dans une demi-conscience il a
l’impression que le train s’arrête à moins d’un kilomètre de là, reste arrêté
longtemps, longtemps, tandis que Maigret tend l’oreille, angoissé.
Qu’est-ce que cela peut bien lui
faire que le train s’arrête ? C’est machinal ! L’absence du bruit du
convoi l’effraie comme un vide.
Enfin ! Le bruit recommence,
là-bas. Il y a un peu de rouge mouvant dans le ciel, derrière les arbres.
Plus rien !
Que Maigret, debout, qui tient son
épaule de la main droite. Au fait, c’est l’épaule gauche ! Il essaie de
bouger le bras gauche. Il arrive à le soulever légèrement, mais le bras
retombe, trop lourd.
Dans le bois, on n’entend rien. À
croire que l’homme n’a pas continué à fuir, mais qu’il s’est tapi dans les
broussailles. Et, quand Maigret va rejoindre la grand-route, ne tirera-t-il pas
à nouveau pour l’achever ?
— Idiot ! idiot !
idiot !… gronde Maigret qui se sent infiniment misérable.
Qu’est-ce qu’il avait besoin de
sauter sur le ballast ? Au petit jour, son ami Leduc l’attendra à la gare
de Villefranche et la servante aura préparé un saumon.
Maigret marche. Une démarche molle.
Il s’arrête après trois mètres, repart, s’arrête encore.
Il n’y a que la route d’un peu
claire dans la nuit, une route blanche, poussiéreuse comme en plein été. Mais
le sang coule toujours. Moins fort. La main de Maigret retient le plus gros du
flot. N’empêche que cette main est engluée.
On ne dirait pas qu’il a été blessé
trois fois dans sa vie. Il est aussi impressionné qu’en montant sur une table
d’opération. Il préférerait une douleur franche à ce lent écoulement de son
sang.
Parce que ce serait bête, quand
même, de mourir ici, tout seul, cette nuit ! Sans même savoir où il
est ! Avec ses bagages qui continuent le voyage sans lui !
Tant pis si l’homme tire ! Il
marche aussi vite qu’il peut, penché en avant, dans un vertige. Il y a un
poteau indicateur. Mais la partie de droite seule est éclairée par un halo de
lune : 3 km. 5.
Qu’est-ce qu’il y a à
3 km. 5 ? Quelle ville ? Quel village ?
Une vache meugle dans cette
direction. Le ciel est un peu plus pâle. C’est l’est, sans doute ! Et le
jour qui va poindre !
L’inconnu ne doit plus être là. Ou
alors, il a renoncé à achever le blessé. Maigret calcule qu’il a encore de
l’énergie pour trois ou quatre minutes et il essaie de les mettre à profit. Il
marche comme à la caserne, à pas réguliers, en les comptants pour s’empêcher de
penser.
La vache qui a meuglé doit
appartenir à une ferme. Les fermiers se lèvent tôt… Donc…
Cela coule jusqu’à son flanc gauche,
sous la chemise, sous la ceinture du pantalon…
Est-ce de la lumière qu’il
aperçoit ? Est-ce déjà le délire ?
— Si je perds plus d’un litre
de sang… pense-t-il.
C’est de la lumière. Mais il y a un
champ labouré à traverser, et ça, c’est plus pénible. Ses pieds s’enfoncent
dans la terre. Il frôle un tracteur abandonné.
— Quelqu’un !… Allô !…
Quelqu’un !… Vite !…
Ce « vite » de désespoir
lui a échappé et le voilà appuyé au tracteur. Il glisse. Il est assis par
terre. Il entend une porte qu’on ouvre et il devine une lanterne qui se balance
au bout d’un bras.
— Vite !
Pourvu que l’homme qui va venir, qui
s’approche, pense à empêcher le sang de couler ! La main de Maigret, elle,
lâche prise, retombe, toute molle, à son côté !
— Un… deux… un… deux…
Chaque fois c’est un flot de sang
qui veut s’enfuir.
Des images confuses, avec des vides
entre elles. Et toutes sont marquées au coin de cette note d’effroi que donne
le cauchemar.
Un rythme… Les pas d’un cheval… De
la paille sous la tête et des arbres défilant à droite…
Cela, Maigret le comprit. Il était
étendu dans une charrette. Il faisait jour. On avançait lentement le long d’une
route bordée de platanes…
Il ouvrit les yeux, sans bouger… Il
finit par voir dans le champ de son regard un homme qui marchait avec
nonchalance, en balançant le fouet qu’il tenait à la main.
Cauchemar ? Maigret n’avait pas
vu l’homme du train en face. Il ne connaissait de lui qu’une vague silhouette,
des chaussures en chevreau verni et des chaussettes de laine grise…
Alors, pourquoi croyait-il que ce
paysan qui le conduisait était l’homme du train ?
Il voyait un visage buriné, avec de
grosses moustaches grises, des sourcils épais… Et des yeux clairs qui
regardaient droit devant eux sans s’occuper du blessé…
Où était-on ?… Où
allait-on ?…
La main du commissaire bougea et il
sentit quelque chose d’anormal autour de sa poitrine, quelque chose comme un
épais pansement.
Puis les idées se brouillèrent dans
sa tête au moment même où un rayon de soleil le pénétrait brutalement par les
yeux…
Après, il y eut des maisons, des
façades blanches… Une rue large, toute baignée de lumière… Du bruit derrière la
charrette, un bruit de foule en marche… Et des voix… Mais il ne distinguait pas
les mots… Les cahots de la charrette lui faisaient mal…
Plus de cahots… Rien qu’un mouvement
de tangage, de roulis qu’il n’avait jamais connu…
Il était sur une civière… Devant lui
marchait un homme en blouse blanche… On refermait une grande grille derrière
laquelle grouillait de la foule… Quelqu’un courait…
— Conduisez-le tout de suite à
l’amphithéâtre…
Il ne bougeait pas la tête. Il ne
pensait pas. Et pourtant il regardait.
On traversait un parc où s’élevaient
des petits bâtiments très propres, en briques blanches. Sur des bancs, il y
avait des gens vêtus d’un uniforme gris. Certains avaient la tête bandée ou la
jambe… Des infirmières s’affairaient…
Et dans son esprit paresseux il
essayait sans y parvenir de formuler le mot hôpital…
Où était le paysan qui ressemblait à
l’homme du train ?… Aïe !… On montait un escalier… Cela faisait mal…
Et Maigret se réveillait à nouveau
pour voir un homme qui se lavait les mains en le regardant avec gravité…
Il en avait comme un choc à la
poitrine… Cet homme avait une barbiche, de gros sourcils !
Est-ce qu’il ressemblait au
paysan ?… En tout cas, il ressemblait à l’homme du train !…
Maigret ne pouvait pas parler. Il
ouvrait la bouche. L’homme à barbiche disait tranquillement :
— Mettez-le au 3… Cela vaut
mieux qu’il soit isolé, à cause de la police…
Comment, à cause de la police ?
Qu’est-ce qu’on voulait dire ?…
Des gens en blanc l’emmenaient, lui
faisaient à nouveau traverser le parc. Il y avait du soleil comme le
commissaire n’en avait jamais vu : un soleil si clair, si gai, qui
semblait remplir les moindres recoins !…
On le couchait dans un lit. Les murs
étaient blancs. Il faisait presque aussi chaud que dans le train. Quelque part,
une voix disait :
— C’est le commissaire qui
demande quand il pourra…
Le commissaire, n’était-ce pas
lui ? Il n’avait rien demandé ! Tout cela était ridicule !
Et surtout cette histoire de paysan
qui ressemblait au docteur et à l’homme du train !
En somme, est-ce que l’homme du
train avait une barbiche grise ? De la moustache ? De gros
sourcils ?
— Desserrez-lui les dents…
Bien… Pas davantage…
C’était le docteur qui lui versait
quelque chose dans la bouche.
Pour l’achever, parbleu, en
l’empoisonnant !
Quand Maigret, vers le soir, reprit
ses sens, l’infirmière qui le veillait se dirigea vers le couloir de l’hôpital
où cinq hommes attendaient : le juge d’instruction de Bergerac, le
procureur, le commissaire de police, un greffier et le médecin légiste.
— Vous pouvez entrer !
Mais le professeur recommande que vous ne le fatiguiez pas trop. D’ailleurs, il
a un si drôle de regard que je ne serais pas étonné qu’il soit fou !
Et les cinq hommes se regardèrent
avec un sourire entendu.
II
Cinq hommes déçus
Cela ressembla à une scène de
mélodrame, jouée par de mauvais acteurs : l’infirmière, en se retirant,
souriait, avec un dernier regard à Maigret.
Un regard qui voulait dire : je
vous le laisse !
Et les cinq messieurs prenaient
possession de la pièce avec des sourires divers, mais tous aussi
menaçants ! À croire que ce n’était pas vrai, qu’ils le faisaient exprès,
qu’ils voulaient jouer une bonne blague à Maigret !
— Passez, monsieur le
procureur.
Un tout petit homme, avec des
cheveux coupés en brosse, un regard terrible qu’il avait dû étudier pour
l’harmoniser avec sa profession. Et une affectation de froideur, de
méchanceté !
Il ne fit que passer devant le lit
de Maigret en lançant à ce dernier un bref coup d’œil, puis, comme à une
cérémonie, il alla se placer devant le mur, son chapeau à la main.
Et le juge d’instruction défilait de
même, ricanait en regardant le blessé, se plantait à côté de son supérieur.
Puis le greffier… Ils étaient déjà
trois le long du mur, pareils à trois conjurés !… Et voilà que le médecin
allait les rejoindre !…
Il ne restait que le commissaire de
police, un gros aux yeux saillants, qui allait jouer le rôle d’exécuteur des
hautes œuvres.
Un coup d’œil aux autres. Ensuite,
il laissa tomber lentement sa main sur l’épaule de Maigret.
— Pincé, hein !
À d’autres moments, cela aurait pu
être extrêmement amusant. Maigret ne sourit même pas, fronça au contraire les
sourcils avec inquiétude.
Inquiétude à son propre égard !
Il avait toujours l’impression que la ligne de démarcation entre la réalité et
le rêve était imprécise, s’effaçait à chaque instant davantage.
Et voilà qu’on lui jouait cette
véritable parodie d’enquête ! Le commissaire de police, grotesque, prenait
des airs finauds.
— J’avoue que je ne suis pas
fâché de voir enfin comment est faite ta bobine !
Et les quatre autres, contre le mur,
qui regardaient sans broncher !
Maigret fut étonné de pousser un
long soupir, de sortir sa main droite des draps.
— À qui en voulais-tu cette
nuit ?… Encore une femme, ou une jeune fille ?…
Alors seulement, Maigret se rendit
compte de toutes les paroles qu’il lui faudrait prononcer pour rétablir la
situation et il en fut épouvanté. Il était harassé. Il avait sommeil. Tout son
corps était endolori.
— Autant !… balbutia-t-il
machinalement, avec un geste mou.
Les autres ne comprirent pas. Il
répéta plus bas :
— Autant !… Demain…
Et il ferma les yeux, confondant
bientôt le procureur, le juge, le médecin, le commissaire et le greffier dans
un même personnage qui ressemblait au chirurgien, au paysan et à l’homme du
train.
Le lendemain matin, il était assis
sur son lit, ou plutôt il avait le torse légèrement soulevé par deux oreillers
et il regardait l’infirmière qui allait et venait dans le soleil, mettant la
chambre en ordre.
C’était une belle fille, grande,
forte, d’un blond agressif, et à chaque instant elle avait une façon à la fois
provocante et craintive de regarder le blessé.
— Dites donc… Il est bien venu
cinq messieurs, hier ?…
Elle le prit de haut, ricana :
— Ça ne prend pas !
— Si vous voulez… Alors,
dites-moi ce qu’ils venaient faire ici…
— Je n’ai pas le droit de vous
adresser la parole et j’aime mieux vous déclarer que je répéterai tout ce que
vous pourrez me dire !
Le plus curieux, c’est que Maigret
puisait une sorte de jouissance dans cette situation, comme, au petit jour,
quand on fait certains rêves que l’on s’entête à terminer avant le réveil
complet.
Le soleil était aussi vibrant que
dans les contes de fées illustrés. Quelque part, dehors, des soldats passaient
à cheval et quand ils tournèrent l’angle d’une rue, la sonnerie des trompettes
éclata triomphalement.
Au même moment, l’infirmière passait
près du lit et Maigret, qui voulut attirer son attention pour la questionner à
nouveau, saisit le bas de sa robe entre deux doigts.
Elle se retourna, poussa un cri
terrible et s’enfuit.
Les choses ne s’arrangèrent qu’un
peu avant midi. Le chirurgien était occupé à retirer le pansement de Maigret
quand le commissaire de police arriva. Il portait un chapeau de paille tout
neuf, une cravate bleu de roi.
— Vous n’avez même pas eu la
curiosité d’ouvrir mon portefeuille ? lui dit Maigret gentiment.
— Vous savez très bien que vous
n’avez pas de portefeuille !
— Bon. Tout s’explique.
Téléphonez à la PJ. On vous dira que je suis le commissaire divisionnaire Maigret.
Si vous voulez aller plus vite en besogne, avertissez mon collègue Leduc, qui a
une campagne à Villefranche… Mais avant tout, veuillez me dire où je
suis !…
L’autre résista encore. Il eut des
sourires pleins de finesse. Il donna même de petits coups de coude au
chirurgien.
Et jusqu’à l’arrivée de Leduc, qui
s’amena dans une vieille Ford, les gens se tinrent sur la réserve.
Il fallut enfin convenir que Maigret
était bien Maigret et non le fou de Bergerac !
Leduc avait le teint rose, fleuri,
d’un bon petit rentier et depuis qu’il avait quitté la PJ affectait de ne fumer
qu’une pipe en écume dont le tuyau de merisier dépassait de sa poche.
— Voici l’histoire en quelques
phrases. Je ne suis pas de Bergerac, mais j’y viens chaque samedi pour le
marché, avec ma voiture… J’en profite pour faire un bon dîner à l’Hôtel
d’Angleterre… Eh bien ! il y a un mois à peu près, on a découvert sur la
grand-route une femme morte… Étranglée plus exactement… Et pas seulement
étranglée !… Une fois le corps inerte, l’assassin avait poussé le sadisme
jusqu’à enfoncer une grande aiguille dans le cœur…
— Qui était cette femme ?
— Léontine Moreau, de la ferme
du Moulin-Neuf. On ne lui a rien volé…
— Et pas de… ?
— Pas d’outrages, bien que ce
soit une belle fille d’une trentaine d’années… Le crime a eu lieu à la tombée
de la nuit, alors qu’elle revenait de chez sa belle-sœur… Et d’une !…
L’autre…
— Il y en a deux ?
— Deux et demie… L’autre est
une gamine de seize ans, la fille du chef de gare, qui était allée se promener
à vélo… On l’a retrouvée dans le même état…
— Le soir ?
— Le lendemain matin. Mais le
crime a été commis le soir… Enfin, la troisième est une servante de l’hôtel,
qui avait été voir son frère, qui est cantonnier et qui travaille sur la route
à cinq ou six kilomètres… Elle était à pied…
Quelqu’un, tout à coup, l’a saisie
par-derrière et l’a renversée… Mais elle est vigoureuse… Elle est parvenue à
mordre le poignet de l’homme… Il a poussé un juron et s’est enfui… Elle ne l’a
vu que de dos, vaguement, courant dans le sous-bois…
— C’est tout ?
— C’est tout ! Les gens
sont persuadés qu’il s’agit d’un fou réfugié dans les bois des environs. On ne
peut à aucun prix admettre que c’est peut-être quelqu’un de la ville… Quand le
fermier est venu annoncer qu’il t’avait trouvé sur la route, on a cru que
c’était toi l’assassin et que, tentant un nouveau crime, tu avais été blessé.
Leduc était grave. Il ne paraissait
pas apprécier le comique de cette méprise.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, il y
a des gens qui n’en démordront pas.
— Qui est-ce qui enquête sur
ces crimes ?
— Le Parquet et la police
locale.
— Laisse-moi dormir,
veux-tu ?
C’était à cause de sa faiblesse,
sans doute : Maigret avait sans cesse une envie irrésistible de
sommeiller. Il n’était bien que dans une demi-veille, les yeux clos, de
préférence tourné vers le soleil dont les rayons traversaient ses paupières.
Maintenant, il avait des personnages
nouveaux à évoquer, à animer dans son esprit comme un enfant fait marcher les
soldats multicolores de sa boîte.
La fermière de trente ans… La fille
du chef de gare… La servante de l’hôtel…
Il se souvenait du bois, des grands
arbres, de la route claire et il imaginait l’agression, la victime roulant dans
la poussière, l’autre brandissant sa longue aiguille…
C’était fantastique ! Surtout
évoqué dans cette chambre d’hôpital d’où l’on entendait les bruits paisibles de
la rue. Quelqu’un resta au moins dix minutes avant de pouvoir mettre son auto
en marche, sous la fenêtre même de Maigret. Le chirurgien arriva dans une
voiture souple et rapide qu’il conduisait lui-même.
Il était huit heures du soir et les
lampes étaient allumées quand il se pencha au chevet de Maigret.
— C’est grave ?
— Ce sera surtout long… Une
quinzaine de jours d’immobilité…
— Je ne pourrais pas, par
exemple, m’installer à l’hôtel ?
— Vous n’êtes pas bien
ici ?… Évidemment, si vous avez quelqu’un pour vous soigner…
— Dites donc ! Entre nous,
qu’est-ce que vous pensez, vous, du fou de Bergerac ?
Le médecin resta un bon moment sans
répondre. Maigret fut plus précis.
— Vous croyez, comme les gens,
que c’est une espèce de forcené qui vit dans les bois ?
— Non !
Parbleu ! Maigret avait eu le
temps d’y penser, de se souvenir des quelques affaires analogues qu’il avait
connues ou dont il avait entendu parler.
— Un homme qui, dans la vie
courante, doit se comporter comme vous et moi, n’est-il pas vrai ?
— C’est probable !
— Autrement dit, il y a
beaucoup de chances pour qu’il habite Bergerac et qu’il y exerce une profession
quelconque…
Le chirurgien lui lança un drôle de
regard, hésita, se troubla.
— Vous avez une idée ?
poursuivit Maigret sans le quitter des yeux…
— J’en ai eu beaucoup, tour à
tour… Je les prends… Je les rejette avec indignation… Je les reprends… Étudiés
sous un certain angle, les gens deviennent tous suspects de dérangement
cérébral.
Maigret rit.
— Et toute la ville y a
passé ! Depuis le maire et même le procureur jusqu’au premier passant
venu… Sans oublier vos collègues, le portier de l’hôpital…
Non ! le chirurgien ne riait
pas !
— Un instant… Ne bougez plus…
dit-il, comme il sondait la plaie à l’aide d’une fine lame… C’est plus terrible
que vous ne croyez…
— Combien d’habitants, à
Bergerac ?
— Dans les seize mille… Tout me
porte à croire que le fou appartient à une classe sociale supérieure… Et même…
— L’aiguille, évidemment !
grommela Maigret en grimaçant parce que le chirurgien lui faisait mal.
— Que voulez-vous dire ?
— Que cette aiguille plantée
exactement dans le cœur, sans coup férir, deux fois de suite, prouve déjà
quelques connaissances anatomiques…
Ce fut le silence. Le chirurgien
avait le front soucieux. Il rétablit le pansement autour de l’épaule et du
torse de Maigret, se redressa en soupirant.
— Vous disiez que vous préférez
être installé dans une chambre d’hôtel ?
— Oui… J’y ferai venir ma
femme…
— Vous voulez vous occuper de
cette affaire ?
— Et comment !
La pluie eût suffi à tout gâcher.
Mais il n’y eut pas une goutte de pluie pendant quinze jours pour le moins.
Et Maigret fut installé dans la plus
belle chambre de l’Hôtel d’Angleterre, au premier étage. Son lit fut tiré près
des fenêtres, si bien qu’il jouissait du panorama de la grand-place, où il
voyait l’ombre quitter un rang de maisons pour passer lentement au rang opposé.
Mme Maigret
acceptait la situation comme elle acceptait tout, sans étonnement, sans fièvre.
Elle était depuis une heure dans la chambre, que cette chambre devenait sa
chambre, qu’elle y apportait ses petites commodités, sa note personnelle.
Deux jours avant, elle devait être
la même au chevet de sa sœur qui accouchait, en Alsace.
— Une grosse fille ! Si tu
la voyais ! Elle pèse près de cinq kilos…
Elle questionnait le chirurgien.
— Qu’est-ce qu’il peut manger,
docteur ? Un bon bouillon de poule ? Il y a une chose que vous devez
lui interdire : c’est sa pipe !… C’est comme la bière ! Dans une
heure, il va m’en demander…
Il y avait au mur un papier peint
merveilleux rouge et vert ! Un rouge sanglant ! Un vert criard !
De longues raies qui chantaient dans le soleil !
Et les méchants petits meubles
d’hôtel, en pitchpin verni, mal d’aplomb sur des jambes trop grêles !
Une chambre immense, à deux lits. Et
une cheminée vieille de deux siècles dans laquelle on avait installé un
radiateur bon marché !
— Ce que je me demande, c’est
pourquoi tu es descendu derrière cet homme… Suppose que tu sois tombé sur les
rails… Une idée !… Je vais te préparer une crème au citron… J’espère
qu’ils me laisseront disposer de la cuisine.
Les moments de rêve étaient plus
rares, maintenant. Même quand il fermait les yeux dans un rayon de soleil,
Maigret avait des idées à peu près nettes.
Mais il continuait à agiter des
personnages créés ou reconstitués par son imagination.
— La première victime… La
fermière… Mariée ?… Des enfants ?…
— Mariée avec le fils des
fermiers… Mais elle ne s’entendait pas fort avec sa belle-mère qui l’accusait
d’être trop coquette et de mettre des combinaisons en soie pour traire les
vaches…
Alors, patiemment, avec amour, comme
un peintre brosse une toile, Maigret échafaudait en esprit un portrait de la
fermière, qu’il voyait appétissante bien en chair, bien lavée, apportant, dans
la maison de ses beaux-parents, des idées modernes et consultant des catalogues
de Paris.
Elle revenait de la ville… Et il
voyait très bien la route… Elles devaient se ressembler toutes, à cause des
grands arbres mettant de l’ombre des deux côtés… Et du sol crayeux, très blanc,
vibrant au moindre rayon de soleil…
Puis la gamine sur son vélo.
— Est-ce qu’elle avait un
amoureux ?
— On n’en parle pas ! Tous
les ans, elle allait passer quinze jours de vacances à Paris chez une tante…
Le lit était moite. Le chirurgien
venait deux fois par jour. Après le déjeuner, Leduc arrivait dans sa Ford,
faisait des manœuvres maladroites sous les fenêtres avant de se mettre dans
l’alignement.
Le troisième matin, il vint avec un
chapeau de paille, lui aussi, comme le commissaire de police.
Le procureur fit une visite. Il prit
Mme Maigret pour la servante et lui tendit sa canne et son
chapeau melon.
— Bien entendu, vous excuserez
la méprise… Mais le fait que vous n’aviez pas de papiers sur vous…
— Oui ! Mon portefeuille a
disparu. Mais asseyez-vous donc, cher monsieur…
Il avait toujours un air agressif.
Il n’y pouvait rien. Cela tenait à son petit nez en boule, aux poils trop
raides de sa moustache.
— Cette affaire est lamentable
et menace la tranquillité d’un si beau pays… Que cela arrive à Paris, où le
vice règne à l’état endémique… Mais ici !…
Sacrebleu ! Lui aussi avait
d’épais sourcils ! Comme le paysan ! Comme le docteur ! Des
sourcils gris pareils à ceux que Maigret attribuait machinalement à l’homme du
train !
Et une canne à pommeau d’ivoire
sculpté.
— Enfin ! J’espère que
vous vous rétablirez rapidement et que vous ne garderez pas un trop mauvais
souvenir de notre région !…
Ce n’était qu’une visite de
politesse. Il avait hâte de s’en aller.
— Vous avez un excellent
médecin… Il est élève de Martel… Dommage que, pour le reste…
— Quel reste ?…
— Je m’entends… Ne vous
tracassez pas… À bientôt… Je ferai prendre chaque jour de vos nouvelles.
Maigret mangea sa crème au citron,
qui était un pur chef-d’œuvre. Mais il souffrait de sentir un fumet de truffes
qui montait de la salle à manger.
— C’est inouï ! disait sa
femme. Ici, ils servent les truffes comme ailleurs les pommes à l’huile !
À croire qu’elles ne coûtent que deux sous ! Même au menu à quinze francs…
Et c’était au tour de Leduc.
— Assieds-toi… Un peu de
crème ?… Non ?… Qu’est-ce que tu sais de la vie intime de mon
docteur, dont j’ignore même le nom…
— Le docteur Rivaud !… Je
ne sais pas grand-chose… Des on-dit… Il vit avec sa femme et sa belle-sœur… Les
gens du pays prétendent que la belle-sœur est autant sa femme que l’autre…
Mais…
— Et le procureur ?
— M. Duhourceau ?… On
t’a déjà dit ?…
— Va toujours !
— Sa sœur, qui est veuve d’un
capitaine au long cours, est folle… D’autres affirment qu’il l’a fait interner
à cause de sa fortune…
Maigret jubilait. Son ancien
camarade le regardait avec ahurissement, assis sur son lit, faisait de petits
yeux pour contempler la place.
— Et encore ?
— Rien ! Dans les petites
villes…
— Seulement, vois-tu, mon vieux
Leduc, ceci n’est pas une petite ville comme une autre ! C’est une petite
ville où il y a un fou !
Le plus drôle, c’est que Leduc
manifestait une réelle inquiétude.
— Un fou en liberté ! Un
fou qui n’est fou que par intermittence et qui, le reste du temps, va et vient,
parle comme toi et moi…
— Ta femme ne s’ennuie pas trop
ici ?
— Elle bouleverse les cuisines.
Elle donne des recettes au chef et recopie celles qu’il lui refile… Au fond,
c’est peut-être le chef qui est fou…
Il y a une véritable griserie
d’avoir échappé à la mort, d’être convalescent, d’être dorloté, surtout, dans
une atmosphère irréelle.
Et de faire travailler son cerveau
quand même, par dilettantisme…
D’étudier un pays, une ville, de son
lit, de sa fenêtre…
— Est-ce qu’il existe une
bibliothèque municipale ?
— Parbleu !
— Eh bien ! tu serais un
amour d’aller m’y chercher tous les bouquins qui traitent des maladies
mentales, des perversions, des manies… Et aussi de me monter l’annuaire des
téléphones… Très instructif, l’annuaire des téléphones !… Demande donc en
bas si leur appareil a un long fil et si on peut de temps en temps me
l’apporter ici…
La somnolence arrivait. Maigret la
sentait monter en lui comme une fièvre, l’envahir jusqu’en ses fibres les plus
profondes.
— Au fait, demain, tu déjeunes
ici… C’est samedi…
— Et je dois acheter une
chèvre ! acheva Leduc en cherchant son chapeau de paille.
Quand il sortit, Maigret avait déjà
les yeux clos et un souffle régulier s’exhalait de sa bouche entrouverte.
Le commissaire retraité rencontra le
docteur Rivaud dans le corridor du rez-de-chaussée. Il le prit à part, hésita
longtemps avant de murmurer :
— Vous êtes sûr que cette
blessure ne peut pas avoir influé sur… sur l’intelligence de mon ami ?…
Tout au moins sur… Je ne sais comment dire… Vous me comprenez ?… Le
médecin esquissa un geste vague de la main.
— D’habitude, c’est un homme
intelligent ?
— Très intelligent ! Il
n’en a pas toujours l’air, mais…
— Ah !…
Et le chirurgien s’engagea dans
l’escalier, le regard rêveur.
III
Le billet de deuxième classe
Maigret avait quitté Paris le
mercredi après-midi. Dans la nuit, il recevait un coup de feu à proximité de
Bergerac. Il passait à l’hôpital les journées de jeudi et de vendredi. Le
samedi sa femme arrivait d’Alsace et Maigret s’installait avec elle dans la
grande chambre du premier étage, à l’Hôtel d’Angleterre.
C’est le lundi que Mme Maigret
lui dit tout à coup :
— Pourquoi n’as-tu pas voyagé
avec ton libre parcours ?
Il était quatre heures de
l’après-midi. Mme Maigret, qui ne tenait jamais en place,
mettait, pour la troisième fois, de l’ordre dans la chambre.
Devant les fenêtres, les stores
clairs étaient descendus jusqu’à mi-hauteur et, derrière leur écran lumineux,
l’atmosphère bourdonnait de vie.
Maigret, qui fumait une de ses
premières pipes, regarda sa femme avec un certain étonnement. Il lui sembla
qu’en attendant sa réponse elle évitait de se tourner vers lui et qu’elle était
rose, gênée.
La question était saugrenue. En
effet, il possédait comme tous les commissaires de la Brigade mobile, un libre
parcours de première classe lui permettant de voyager dans la France entière.
Il s’en était servi pour venir de Paris.
— Viens t’asseoir ici !
grommela-t-il.
Et il vit sa femme hésiter. Il la
força presque à s’asseoir au bord du lit.
— Raconte !
Il la regardait malicieusement et
elle se troublait davantage.
— J’ai eu tort de te poser la
question comme cela. Si je l’ai fait, c’est que par instants tu es bizarre.
— Toi aussi !
— Que veux-tu dire ?
— Qu’ils me trouvent tous
bizarre et qu’au fond ils n’ont pas une foi entière dans mon histoire du train.
Et maintenant…
— Oui ! Eh bien !
voilà ! Tout à l’heure, dans le corridor, juste en face de notre porte, je
changeais le paillasson de place et j’ai trouvé ceci…
Bien que vivant à l’hôtel, elle
portait un tablier pour se sentir un peu chez elle, comme elle disait. Elle
tira un petit carton de sa poche. C’était un billet de seconde classe
Paris-Bergerac, à la date du mercredi précédent.
— Près du paillasson… répéta
Maigret. Prends un papier et un crayon…
Elle obéit sans comprendre, mouilla
la mine.
— Écris… D’abord le patron de
l’hôtel, qui est venu vers neuf heures du matin prendre de mes nouvelles… Puis
le chirurgien, un peu avant dix heures… Mets les noms en colonne… Le procureur
est passé à midi et le commissaire de police est entré au moment où il s’en
allait…
— Il y a encore Leduc !
risque Mme Maigret.
— C’est cela ! Ajoute
Leduc ! Est-ce tout ? Plus, bien entendu, n’importe quel domestique
de l’hôtel ou n’importe quel voyageur qui peut avoir laissé tomber le billet
dans le corridor.
— Non !
— Pourquoi non ?
— Parce que le corridor ne
conduit qu’à cette chambre ! Ou alors, il s’agirait de quelqu’un qui est
venu écouter à la porte !
— Demande-moi le chef de gare
au téléphone !
Maigret ne connaissait ni la ville,
ni la gare, ni aucun des endroits dont les gens lui parlaient. Et pourtant il
avait déjà reconstitué, en esprit, un Bergerac assez précis, où il ne manquait
presque rien.
Un guide Michelin lui avait fourni
un plan de la cité. Or, il était installé au cœur même de celle-ci. La place
qu’il voyait était la place du Marché. Le bâtiment qui s’amorçait à droite
était le Palais de Justice.
Le guide disait : « Hôtel
d’Angleterre. Premier ordre. Chambres depuis 25 francs. Salles de bains. Repas
à 15 et 18 francs. Spécialité de truffes, foie gras, ballottines de volaille,
saumon de la Dordogne. »
La Dordogne était derrière Maigret,
invisible. Mais il en suivait le cours à l’aide de toute une série de cartes
postales. Une carte postale encore lui montrait la gare. Il savait que l’Hôtel
de France, de l’autre côté de la place, était le concurrent de l’Hôtel
d’Angleterre.
Et il imaginait les rues convergeant
vers les grandes routes comme celle qu’il avait suivie d’une démarche
vacillante.
— Le chef de gare est à
l’appareil !
— Demande-lui si des voyageurs
sont descendus du train de Paris, jeudi matin.
— Il dit que non !
— C’est tout !
C’était presque mathématiquement sûr
que le billet appartenait à l’homme qui avait sauté sur la voie un peu avant Bergerac
et qui avait tiré sur le commissaire !
— Sais-tu ce que tu devrais
faire ? Aller voir la maison de M. Duhourceau, le procureur, puis
celle du chirurgien…
— Pourquoi ?
— Pour rien ! Pour me
raconter ce que tu auras vu.
Il resta seul et en profita pour
dépasser le nombre de pipes qui lui était permis. Le soir tombait doucement et
la grand-place était toute rose. Les voyageurs de commerce rentraient les uns
après les autres de leur tournée, arrêtaient leur auto sur le terre-plein,
devant l’hôtel. On entendait, en bas, le heurt des billes de billard.
C’était l’apéritif, dans la salle
claire où le patron en bonnet blanc de cuisinier venait, de temps en temps,
jeter un coup d’œil.
— Pourquoi l’homme du train
est-il descendu avant l’arrêt, au risque de se tuer, et pourquoi, se voyant
suivi, a-t-il tiré ?
En tout cas, l’homme connaissait la
ligne, car il avait sauté sur le ballast au moment précis où le train
ralentissait !
S’il n’était pas allé jusqu’à la
gare, c’est que les employés le connaissaient !
Ce qui ne suffisait pas à prouver,
d’ailleurs, que c’était l’assassin de la fermière du Moulin-Neuf et de la fille
du chef de gare !
Maigret se souvenait de l’agitation
de son compagnon de couchette, de sa respiration irrégulière, des silences
suivis de soupirs désespérés.
— À cette heure-ci, Duhourceau
doit être chez lui, dans son bureau, à lire les journaux de Paris ou à
compulser des dossiers… Le chirurgien fait le tour des salles, suivi de
l’infirmière… Le commissaire de police…
Maigret était sans hâte. D’habitude,
au début d’une enquête, il était en proie à une impatience qui ressemblait à du
vertige. L’incertitude lui était pénible. Il n’avait de paix que quand il
commençait à pressentir la vérité.
Cette fois, c’était le contraire,
peut-être à cause de son état.
Le docteur ne lui avait-il pas dit
qu’il ne se lèverait pas avant une quinzaine de jours et qu’alors encore il
devrait être très prudent ?
Il avait le temps. De longues
journées à tuer en reconstituant, de son lit, un Bergerac aussi vivant que
possible, avec tous les personnages à leur place.
— Il va falloir que je sonne
pour qu’on fasse de la lumière !
Mais il était si paresseux qu’il
n’en fit rien et que sa femme, en rentrant, le trouva dans l’obscurité
complète. La fenêtre était toujours ouverte, laissant pénétrer l’air frais du
soir. Les lampes dessinaient une guirlande de lumière autour de la place.
— Tu veux attraper une
pneumonie ?… A-t-on idée de rester la fenêtre ouverte quand…
— Eh bien ?
— Eh bien ! quoi ?
J’ai vu les maisons ! Je ne comprends d’ailleurs pas à quoi cela peut
servir.
— Raconte !
— M. Duhourceau habite de
l’autre côté du Palais de Justice, sur une place presque aussi grande que
celle-ci. Une grosse maison à deux étages. Il y a un balcon de pierre au
premier. Ce doit être son bureau, car la pièce était éclairée. J’ai vu un
domestique qui fermait les volets du rez-de-chaussée.
— C’est gai ?
— Que veux-tu dire ? C’est
une grosse maison comme toutes les grosses maisons ! Plutôt sombre… En
tout cas, il y a des rideaux en velours grenat qui ont dû coûter dans les deux
mille francs par fenêtre. Un velours souple, soyeux, qui tombe en gros plis…
Maigret était ravi. À petites
touches, il corrigeait l’image qu’il s’était faite de la maison.
— Le domestique ?
— Quoi, le domestique ?
— Il porte un gilet rayé ?
— Oui !
Et Maigret aurait bien
applaudi : une maison solide, solennelle, aux riches rideaux de velours,
au balcon de pierre de taille, aux meubles anciens ! Un domestique en
gilet rayé ! Et le procureur en jaquette, avec un pantalon gris, des
souliers vernis, des cheveux blancs coupés en brosse.
— C’est vrai, pourtant, qu’il
porte des souliers vernis !
— Des souliers à boutons !
Je l’ai remarqué hier…
L’homme du train aussi portait des
souliers vernis. Mais étaient-ils à boutons ? Étaient-ils à lacets ?
— Et la maison du
docteur ?
— C’est presque au bout de la
ville ! Une villa comme on en voit sur les plages…
— Cottage anglais !
— C’est cela ! Avec un
toit bas, des pelouses, des fleurs, un joli garage, du gravier blanc dans les
allées, des volets peints en vert, une lanterne en fer forgé. Les volets
n’étaient pas fermés… J’ai aperçu sa femme qui brodait dans le salon.
— Et la belle-sœur ?
— Elle est rentrée en auto avec
le docteur. Elle est très jeune, très jolie, très bien habillée… On ne croirait
pas qu’elle vit dans une petite ville et elle doit faire venir ses robes de
Paris…
Quel rapport cela pouvait-il avoir
avec un maniaque qui attaquait les femmes sur la route, les étranglait pour
leur transpercer ensuite le cœur d’une aiguille ?
Maigret n’essayait pas de le savoir.
Il se contentait de mettre les gens à leur place.
— Tu n’as rencontré
personne ?
— Personne que je connaisse.
Les habitants ne doivent guère sortir le soir.
— Il y a un cinéma ?
— J’en ai aperçu un, dans une
ruelle… On passe un film que j’ai vu à Paris il y a trois ans…
Leduc arriva vers dix heures du
matin, laissa sa vieille Ford devant l’hôtel, frappa un peu plus tard à la
porte de Maigret. Celui-ci était occupé à déguster un bol de bouillon que sa
femme avait préparé elle-même à la cuisine.
— Ça va toujours ?
— Assieds-toi !…
Non ! pas dans le soleil… Tu m’empêches de voir la place…
Depuis qu’il avait quitté la PJ,
Leduc avait pris de l’embonpoint. Et il y avait en lui quelque chose de plus
doux, de plus peureux que jadis.
— Qu’est-ce qu’elle te fait à
déjeuner, aujourd’hui, ta cuisinière ?
— Des côtelettes d’agneau à la
crème… Il faut que je mange assez légèrement…
— Dis donc ! Tu n’es pas
allé à Paris, ces derniers temps ?
Mme Maigret tourna
vivement la tête, surprise par cette question brutale. Et Leduc se troubla,
regarda son collègue avec reproche.
— Que veux-tu dire ?… Tu
sais bien que…
Évidemment ! Maigret savait
bien que… Mais il observait la silhouette de son collègue, qui avait une petite
moustache rousse. Il regardait ses pieds chaussés de gros souliers de chasse…
— Entre nous, qu’est-ce que tu
t’offres, ici, en fait d’amour ?
— Tais-toi, intervint Mme Maigret.
— Pas du tout ! C’est une
question très importante ! À la campagne, on ne trouve pas toutes les
commodités de la ville… Ta cuisinière. Quel âge a-t-elle ?…
— Soixante-cinq ! Tu vois
que…
— Rien d’autre ?
Le plus gênant, c’était peut-être le
sérieux avec lequel Maigret posait ces questions, que d’habitude on profère sur
un ton léger ou ironique.
— Pas de bergère dans les
environs ?
— Il y a sa nièce, qui vient
parfois donner un coup de main.
— Seize ans ?…
Dix-huit ?…
— Dix-neuf… Mais…
— Et tu… vous… enfin…
Leduc ne savait plus comment se
tenir et Mme Maigret, plus gênée que lui, fonça vers les
profondeurs de l’appartement.
— Tu es indiscret !
— Autrement dit, c’est
fait ?… Eh bien ! mon vieux !
Et Maigret parut ne plus y penser,
grogna quelques instants plus tard :
— Duhourceau n’est pas marié…
Est-ce que… ?
— On voit bien que tu viens de
Paris. Tu parles de ces choses-là comme si elles étaient les plus naturelles du
monde. Crois-tu que le procureur raconte à tout le monde ses fredaines ?
— Mais, comme tout se sait, je
suis persuadé que tu es au courant.
— Je ne sais que ce qu’on
raconte.
— Tu vois !
— M. Duhourceau va à
Bordeaux une ou deux fois par semaine… Et là…
Maigret ne cessait d’étudier son
compagnon et un drôle de sourire flottait sur ses lèvres. Il avait connu un
Leduc différent, qui n’avait pas de ces phrases prudentes, de ces gestes
réservés, de ces frayeurs provinciales.
— Sais-tu ce que tu devrais
faire, toi qui as la facilité d’aller et venir à ta guise ? Ouvrir une
petite enquête pour savoir qui, mercredi dernier, était absent de la ville.
Attends ! Ceux qui m’intéressent surtout sont le docteur Rivaud, le
procureur, le commissaire de police, toi et…
Leduc s’était levé. Vexé, il
regardait son chapeau de paille comme quelqu’un qui va le mettre sur sa tête
d’un geste sec et sortir.
— Non ! C’est assez de
plaisanterie… Je ne sais d’ailleurs pas ce que tu as… Depuis cette blessure,
tu… enfin, tu n’es pas naturel !… Tu me vois, dans un petit pays comme
ici, où tout se dit, faire une enquête sur le procureur de la
République ?… Et sur le commissaire de police !… Moi qui n’ai plus
aucun titre officiel !… Sans compter que tes insinuations…
— Assieds-toi, Leduc !
— Je n’ai plus beaucoup de
temps.
— Assieds-toi, te dis-je !
Tu vas comprendre ! Il existe, ici à Bergerac, un monsieur qui, dans la
vie courante, a toutes les apparences d’un homme normal et qui, sans doute,
exerce une profession quelconque. C’est ce monsieur qui, tout à coup, en proie
à une crise de folie…
— Et tu me mets dans le tas des
assassins possibles ! Tu crois que je n’ai pas compris le sens de tes
questions ? Ce besoin de savoir si j’ai des maîtresses… Parce que,
n’est-ce pas, tu te dis qu’un homme qui en est privé est plus susceptible qu’un
autre de se laisser aller à…
Il se fâchait vraiment. Il était
rouge. Ses yeux luisaient.
— Le Parquet s’occupe de cette
affaire, ainsi que la police locale ! Moi, elle ne me regarde pas !
Maintenant, si tu veux te mêler de…
— … ce qui ne me regarde
pas !… Tant pis !… Mais suppose maintenant que, dans un jour ou deux,
ou trois, ou huit, on découvre ta petite amie de dix-neuf ans avec une aiguille
dans le cœur…
Ce ne fut pas long. La main de Leduc
saisit le chapeau et il l’enfonça si fort sur sa tête que la paille craqua.
Puis il sortit en refermant la porte d’un geste sec.
Mme Maigret, qui
n’attendait que ce signal, entrait de son côté, nerveuse, inquiète.
— Qu’est-ce que Leduc t’a
fait ? Je t’ai rarement vu aussi désagréable avec quelqu’un. À croire que
tu le soupçonnes de…
— Sais-tu ce que tu devrais
faire ? Tout à l’heure ou demain il reviendra, et je suis persuadé qu’il
s’excusera de sa sortie trop brutale. Eh bien ! je te demanderai d’aller
déjeuner chez lui, à la Ribaudière…
— Moi ? Mais…
— Maintenant, si tu veux être
bien gentille, bourre-moi une pipe et relève un peu mes oreillers…
Une demi-heure plus tard, quand le
docteur entra, Maigret eut un sourire ravi. Et il interpella Rivaud avec bonne
humeur.
— Qu’est-ce qu’il vous a
dit ?
— Qui ?
— Mon collègue Leduc… Il est
inquiet ! Il a dû vous demander de me faire subir un sérieux examen
mental. Non, docteur, je ne suis pas fou… Mais…
Il se tut, car on lui mettait un
thermomètre sur la langue. Pendant la prise de température, le chirurgien
découvrait la plaie, qui était lente à se cicatriser.
— Vous vous remuez beaucoup
trop !… Trente-huit sept… Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez
fumé… L’air est opaque.
— Vous devriez lui interdire
complètement la pipe, docteur ! intervint Mme Maigret.
Mais son mari l’interrompit.
— Pouvez-vous me dire à quels
intervalles les crimes de notre fou ont été commis ?
— Attendez… Le premier a eu
lieu il y a un mois… Le second une semaine plus tard… Puis la tentative
manquée, le vendredi suivant et…
— Savez-vous ce que je pense,
docteur ? C’est qu’il y a bien des chances pour que nous soyons à la
veille d’un nouvel attentat. Je dirais plus : s’il ne se produit pas, c’est
sans doute que l’assassin se sent surveillé. Et, s’il se produit…
— Eh bien ?
— Eh bien ! on pourra
procéder par élimination. Supposez qu’au moment du crime, vous soyez dans cette
chambre. Vous voilà du coup hors de cause ! Supposez que le procureur soit
à Bordeaux, le commissaire de police à Paris ou ailleurs, mon ami Leduc au
diable…
Le médecin regardait fixement le
malade.
— En somme, vous restreignez le
champ des possibilités…
— Non ! des probabilités…
— C’est égal ! Vous le
restreignez, dis-je, au petit groupe que vous avez trouvé à votre réveil, après
l’opération…
— Pas exactement, puisque
j’oublie le greffier ! Je le restreins aux personnes qui m’ont rendu
visite pendant la journée d’hier et qui ont pu laisser tomber par mégarde un
billet de chemin de fer. Au fait, où étiez-vous mercredi dernier ?
— Mercredi ?
Et le docteur, confus, fouillait
dans sa mémoire. C’était un homme jeune, actif, ambitieux, aux gestes nets, aux
allures élégantes.
— Je crois que… Attendez… Je
suis allé à La Rochelle pour…
Mais il se raidit devant le sourire
amusé du commissaire.
— Dois-je considérer ceci comme
un interrogatoire ? Dans ce cas, je vous préviens que…
— Calmez-vous ! Pensez que
je n’ai rien à faire de toute la journée, moi qui ai l’habitude d’une vie
terriblement active. Alors, j’invente de petits jeux pour moi seul. Le jeu du
fou ! Rien n’empêche un médecin d’être fou, ni un fou d’être médecin. On
dit même que les aliénistes sont presque tous leurs propres clients. Rien
n’empêche non plus un procureur de la République de…
Et Maigret entendit son compagnon
demander tout bas à sa femme :
— Il n’a rien bu ?
Le plus beau, ce fut quand le
docteur Rivaud fut parti. Mme Maigret s’approcha du lit, le
front lourd de reproches.
— Est-ce que tu te rends compte
de ce que tu fais ?… Vrai ! je ne te comprends plus !… Tu
voudrais faire croire aux gens que c’est toi qui es fou que tu ne t’y prendrais
pas autrement !… Le docteur n’a rien dit… Il est trop bien élevé… Mais
j’ai senti que… Qu’est-ce que tu as à sourire ainsi ?…
— Rien ! Le soleil !
Ces lignes rouges et vertes de la tapisserie… Ces femmes qui caquettent sur la
place… Cette petite voiture couleur citron qui a l’air d’un gros insecte… Et ce
fumet de foie gras… Seulement voilà !… Il y a un fou… Regarde la jolie
fille qui passe, avec des mollets bien ronds de montagnarde… Elle a de tout
petits seins en forme de poire… C’est peut-être elle que le fou…
Mme Maigret le
regarda dans les yeux et elle comprit qu’il ne plaisantait plus, qu’il parlait
très sérieusement, qu’il y avait de l’angoisse dans sa voix.
Il lui prit la main pour
achever :
— Vois-tu, je suis persuadé que
ce n’est pas fini ! Et je voudrais de toute mon âme empêcher qu’une belle
fille, aujourd’hui bien vivante, passe un de ces jours sur cette place dans un
corbillard, escortée par des gens en noir. Il y a un fou dans la ville, dans le
soleil ! Un fou qui parle, qui rit, qui va et vient…
Et, d’une voix câline, il balbutia,
les yeux mi-clos :
— Donne-moi une pipe quand
même !
IV
Le rendez-vous des fous
Maigret avait choisi l’heure qu’il
préférait, neuf heures du matin, à cause de la qualité rare que le soleil avait
à cette heure-là et aussi du rythme de la vie qui, sur la grand-place, partant
de la porte ouverte par une ménagère, du bruit des roues d’une charrette, d’un
volet brusquement écarté, allait en s’amplifiant jusqu’à midi.
De sa fenêtre, il pouvait voir sur
un platane une des affiches qu’il avait fait poser par toute la ville.
Mercredi, à neuf heures, Hôtel
d’Angleterre, le commissaire Maigret remettra une prime de cent francs à toute
personne lui apportant un renseignement sur les agressions de Bergerac, qui
paraissent être l’œuvre d’un fou.
— Est-ce que je dois rester
dans la chambre ? questionnait Mme Maigret qui, même à
l’hôtel, trouvait le moyen de travailler presque autant que dans son ménage.
— Tu peux rester !
— Je n’y tiens pas !
D’ailleurs, il ne viendra personne.
Maigret souriait. Il n’était que
huit heures et demie et, tout en allumant sa pipe, il murmura en tendant
l’oreille à un bruit de moteur :
— En voilà déjà un !
C’était le bruit familier de la
vieille Ford qu’on reconnaissait dès qu’elle s’engageait dans la montée du
pont.
— Pourquoi Leduc n’est-il pas
venu hier ?
— Nous avons échangé quelques
paroles. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes idées sur le fou de Bergerac.
N’empêche qu’il sera ici tout à l’heure !…
— Le fou ?
— Leduc… Le fou aussi !…
Et peut-être même plusieurs fous !… C’est pour ainsi dire mathématique…
Une annonce comme celle-là exerce une attirance irrésistible sur tous les
détraqués, les imaginatifs, les grands nerveux, les épileptiques… Entre,
Leduc !
Leduc n’avait même pas eu le temps
de frapper à la porte. Il montra un visage un peu confus.
— Tu n’as pas pu venir
hier ?
— Justement ! Je te prie
de m’excuser… Bonjour, madame Maigret… J’ai été obligé d’aller chercher le
plombier, à cause d’une conduite d’eau crevée… Ça va mieux ?
— Ça va !… Toujours le dos
raide comme un cercueil, mais à part ça… Tu as vu mon affiche ?…
— Quelle affiche ?
Il mentait. Maigret faillit le lui
dire. Mais, en fin de compte, il n’eut pas cette cruauté.
— Assieds-toi ! Donne ton
chapeau à ma femme. Dans quelques minutes, nous allons recevoir du monde. Et,
entre autres, je mettrais ma main à couper que le fou sera ici.
On frappait à la porte. Pourtant,
personne n’avait traversé la place. L’instant d’après, le patron de l’hôtel
entrait.
— Excusez-moi… Je ne savais pas
que vous aviez une visite… C’est à propos de l’affiche…
— Vous avez quelque chose à
m’apprendre ?
— Moi ?… Non !… À
quoi pensez-vous !… Si j’avais eu quelque chose à dire, je l’aurais déjà
dit… Je voulais seulement savoir si on doit laisser monter tous ceux qui se
présenteront…
— Mais oui ! Mais
oui !
Et Maigret le regardait à travers
ses cils mi-clos. Cela devenait une manie, chez lui, de faire ainsi de petits
yeux.
Ou peut-être cela tenait-il à ce
qu’il vivait obstinément dans un rayon de soleil ?
— Vous pouvez nous laisser.
Et aussitôt, à Leduc :
— Un curieux homme aussi !
Puissant, sanguin, fort comme un arbre, avec une peau rose qui semble toujours
sur le point d’éclater…
— C’est un ancien garçon de
ferme des environs, qui a commencé par épouser sa patronne. Il avait vingt ans
et elle quarante-cinq…
— Et depuis lors ?
— C’est son troisième
mariage ! Une fatalité ! Elles meurent toutes…
— Il reviendra tout à l’heure.
— Pourquoi ?
— Ça, je n’en sais rien !
Mais il reviendra, quand tout le monde sera ici. Il trouvera un prétexte. À ce
moment, le procureur doit sortir de chez lui, déjà vêtu de sa jaquette. Quant
au docteur, je parierais qu’il galope à travers les salles pour expédier en
cinq sec sa consultation du matin.
Maigret n’avait pas fini sa phrase
qu’on voyait M. Duhourceau déboucher d’une rue et traverser la place à pas
pressés.
— Et de trois !
— Comment, trois ?
— Le procureur, le patron et
toi.
— Encore ? Écoute,
Maigret…
— Chut ! Va ouvrir la
porte à M. Duhourceau qui hésite à frapper…
— Je reviendrai dans une
heure ! annonça Mme Maigret, qui avait mis son chapeau.
Le procureur la salua
cérémonieusement, serra la main du commissaire sans le regarder en face.
— On m’a mis au courant de
votre expérience. J’ai tenu à vous voir auparavant. Tout d’abord, il est bien
entendu que vous agissez à titre privé. Malgré cela, j’aurais aimé être
consulté, étant donné qu’il y a une instruction en cours…
— Asseyez-vous, je vous prie.
Leduc, débarrasse M. le procureur de son chapeau et de sa canne. Je disais
justement à Leduc, monsieur le procureur, que tout à l’heure, l’assassin sera
certainement ici… Bon ! Voici le commissaire, qui regarde l’heure et qui
va boire quelque chose en bas avant de monter…
C’était vrai ! On vit entrer le
commissaire à l’hôtel, mais il ne se présenta que dix minutes plus tard à la
porte de la chambre. Il parut stupéfait de trouver le procureur, s’excusa,
bafouilla :
— J’ai cru de mon devoir de…
— Parbleu ! Leduc, cherche
des chaises. Il doit y en avoir dans la chambre voisine… Voici nos clients qui
commencent à arriver. Seulement, personne ne veut être le premier…
Trois ou quatre personnes, en effet,
erraient sur la place en jetant de fréquents regards à l’hôtel. On sentait
qu’elles cherchaient une contenance. Toutes suivirent des yeux la voiture du
docteur qui stoppa juste devant la porte.
Il y avait, malgré le soleil
printanier, de la nervosité dans l’air. Le médecin, comme ses prédécesseurs,
eut un mouvement de contrariété en trouvant déjà tant de monde dans la chambre.
— C’est un véritable conseil de
guerre ! remarqua-t-il en ricanant.
Et Maigret nota qu’il était mal
rasé, que sa cravate était beaucoup moins bien nouée qu’à l’ordinaire.
— Vous croyez que le juge
d’instruction…
— Il est allé à Saintes pour un
interrogatoire et il ne rentrera pas avant ce soir.
— Et son greffier ?
questionna Maigret.
— J’ignore s’il l’a emmené… Ou
plutôt… Tenez ! le voilà qui sort de chez lui… Car il habite juste en face
de l’hôtel, au premier étage de la maison à volets bleus…
Des pas dans l’escalier. Les pas de
plusieurs personnes. Puis des chuchotements.
— Ouvre, Leduc.
Cette fois c’était une femme, et qui
ne venait pas du dehors. C’était la servante qui avait failli être victime du
fou et qui travaillait toujours à l’hôtel. Un homme la suivait, timide,
embarrassé.
— C’est mon fiancé, qui est
employé au garage. Il ne voulait pas me laisser venir, sous prétexte que, moins
on en parlera…
— Entrez… Vous aussi, le
fiancé… Et vous aussi, patron…
Car le patron de l’hôtel était sur
le palier, sa toque blanche à la main.
— Je voulais seulement savoir
si ma domestique…
— Entrez ! Entrez !
Et vous, comment vous appelle-t-on ?
— Rosalie, monsieur… Seulement
je ne sais pas si, pour la prime… Parce que, n’est-ce pas ? j’ai dit tout
ce que je savais…
Et le fiancé, rageur, grogna sans
regarder personne :
— Pour autant que ce soit
vrai !
— Bien sûr que c’est
vrai ! Je n’aurais pas inventé…
— Tu n’as pas inventé non plus
l’histoire du client qui voulait t’épouser ? Et quand tu me racontais que
ta mère avait été enlevée par des romanichels…
La fille était furieuse, mais elle
ne se démontait pas. C’était une forte paysanne aux attaches solides, à la
chair drue. Dès qu’elle s’était un peu remuée, elle avait les cheveux en
désordre comme après une bataille et, en levant les bras pour se recoiffer,
elle montrait des aisselles humides, aux poils roux.
— J’ai dit ce que j’ai dit… On
m’a attaquée par-derrière et j’ai senti une main près de mon menton… Alors,
j’ai mordu de toutes mes forces… Même, tenez, qu’il y avait une bague en or au
doigt…
— Vous n’avez pas vu
l’homme ?
— Il s’est sauvé tout de suite
dans le bois. Il était de dos. Et moi j’avais de la peine à me relever, vu que…
— Vous êtes donc incapable de
le reconnaître ! C’est bien ce que vous avez déclaré à
l’instruction ?
Rosalie se tut, mais il y avait
quelque chose de menaçant dans l’expression butée de son visage.
— Reconnaîtriez-vous la
bague ?
Et le regard de Maigret errait sur
toutes les mains, sur les mains grassouillettes de Leduc, qui portait une
lourde chevalière, sur celles, fines et longues, du docteur, qui n’avait qu’une
alliance au doigt, sur celles encore très pâles, à la peau cassante, du procureur,
qui avait tiré son mouchoir de sa poche.
— C’était une bague en
or !
— Et vous n’avez aucune idée de
l’identité de votre agresseur ?
— Monsieur, je vous assure…
commença le fiancé, le front en sueur.
— Parlez !
— Je ne voulais pas qu’il
arrive des malheurs. Rosalie est une bonne fille, je le dis devant elle. Mais
elle rêve toutes les nuits. Parfois, elle me raconte ses rêves. Puis, quelques
jours après, il lui arrive de croire que c’est arrivé. C’est comme pour les
romans qu’elle lit…
— Bourre-moi une pipe, veux-tu,
Leduc ?
Sous les fenêtres, Maigret voyait
maintenant un groupe d’une dizaine de personnes qui se consultaient et
parlaient à mi-voix.
— Donc, Rosalie, vous avez
quand même une petite idée…
La fille se tut. Seulement, son
regard se posa l’espace d’une seconde sur le procureur et Maigret vit une fois
de plus les bottines de vernis noir, à boutons.
— Tu lui donneras ses cent
francs, Leduc. Excuse-moi de t’employer comme secrétaire… Vous êtes content
d’elle, vous, patron ?
— Comme femme de chambre, je
n’ai rien à dire.
— Eh bien ! qu’on fasse
entrer les suivants.
Le greffier s’était faufilé dans la
pièce et se tenait le dos au mur.
— Vous étiez là ?
Asseyez-vous donc…
— J’ai peu de temps devant moi…
murmura le médecin en tirant sa montre de sa poche.
— Bah ! ce sera bien
assez.
Et Maigret allumait sa pipe,
regardait la porte s’ouvrir, un jeune homme entrer, vêtu de loques, les cheveux
filasse, les yeux chassieux.
— J’espère que vous n’allez
pas… murmura le procureur.
— Entre, mon garçon !
Quand as-tu eu ta dernière crise ?
— Il est sorti de l’hôpital il
y a huit jours ! dit le docteur.
C’était évidemment un épileptique,
le type même de ce que les gens des campagnes appellent l’idiot du village.
— Qu’est-ce que tu as à me
dire ?
— Moi ?
— Oui, toi !… Raconte.
Mais, au lieu de parler, le jeune
homme se mit à pleurer et, après quelques instants, ses sanglots étaient
convulsifs. On pouvait craindre une crise. On devinait quelques syllabes mal
articulées.
— C’est toujours après moi
qu’on en a… Je n’ai rien fait !… Je le jure !… Alors, pourquoi ne me
donne-t-on pas cent francs pour acheter un complet ?…
— Cent francs ! Au
suivant ! dit Maigret à Leduc.
Le procureur s’impatientait
visiblement. Le commissaire de police avait pris un air dégagé et il remarqua :
— Si la police municipale
procédait de la même manière il est probable qu’au prochain conseil général…
Dans un coin, Rosalie et son fiancé
se disputaient à voix basse. Le patron passait la tête par l’entrebâillement de
la porte pour écouter les bruits du rez-de-chaussée.
— Vous espérez vraiment
découvrir quelque chose ? soupira M. Duhourceau.
— Moi ?… Rien du tout…
— Dans ce cas…
— Je vous ai promis que le fou
serait ici et il est probable qu’il y est.
Il n’était entré que trois
personnes : un cantonnier qui avait vu, trois jours auparavant, une
« ombre se faufiler entre les arbres » et s’enfuir à son approche.
— L’ombre ne vous a rien
fait ?
— Non !
— Et vous ne l’avez pas
reconnue ? Va pour cinquante francs !
Maigret était le seul à garder sa
bonne humeur. Sur la place, il y avait une bonne trentaine d’habitants, par
groupes, qui regardaient les fenêtres de l’hôtel.
— Et toi ?
C’était un vieux paysan en deuil qui
attendait, le regard farouche.
— Je suis le père de la
première qui est morte. Eh bien ! je suis venu dire que, si je mets la
main sur ce monstre-là, je…
Et lui aussi avait une tendance à se
tourner vers le procureur.
— Vous n’avez aucune
idée ?
— Une idée, peut-être
pas ! Mais je dis ce que je dis, moi ! On ne peut rien faire à un
homme qui a perdu sa fille ! On ferait mieux de chercher du côté où il y a
déjà eu quelque chose. Je sais bien que vous n’êtes pas du pays… Vous ne savez
pas… Tout le monde vous dira qu’il est arrivé des choses dont on n’a jamais su
le fin mot…
Le médecin s’était levé, en proie à
l’impatience. Le commissaire de police regardait ailleurs, en homme qui ne veut
pas entendre. Quant au procureur, il était de pierre.
— Je vous remercie, mon vieux.
— Et surtout je ne veux ni de
vos cinquante, ni de vos cent francs… Si un jour vous pouvez passer à la ferme…
N’importe qui vous dira où elle se trouve.
Il ne demanda pas s’il devait
rester. Il ne salua personne et s’en alla, les épaules rondes.
Son départ fut suivi d’un long
silence et Maigret affecta d’être très occupé à tasser, de la seule main qu’il
avait valide, la cendre dans sa pipe.
— Une allumette, Leduc…
Ce silence avait quelque chose de
pathétique. Et on eût dit que les groupes épars sur la place évitaient, eux
aussi, de faire le moindre bruit.
Rien que les pas du vieux fermier
sur les graviers…
— Je te prie de te taire,
entends-tu ?
C’était le fiancé de Rosalie qui se
surprenait à parler haut et la fille regardait droit devant elle, peut-être
matée, peut-être hésitante.
— Eh bien ! messieurs,
soupira enfin Maigret, il me semble que cela ne va déjà pas si mal…
— Tous ces interrogatoires ont
déjà été faits ! répliqua le commissaire en se levant et en cherchant son
chapeau.
— Seulement, cette fois, le fou
est ici !
Maigret ne regardait personne. Il
parlait en fixant la courtepointe blanche de son lit.
— Est-ce que vous croyez,
docteur, que, ses crises passées, il se souvienne de ce qu’il a fait ?
— C’est à peu près certain.
Le patron de l’hôtel était debout au
milieu de la pièce et ce détail accroissait son embarras car, avec ses
vêtements blancs, il attirait les regards.
— Va voir, Leduc, s’il y a
encore du monde qui attend !
— Vous m’excuserez, mais je
n’ai plus le temps ! fit le docteur Rivaud en se levant. J’ai une
consultation à onze heures et, là aussi, il s’agit de la vie d’un homme.
— Je vous accompagne… murmura
le commissaire de police.
— Et vous, monsieur le
procureur ? murmura Maigret.
— Heu !… je… Oui… je…
Depuis quelques instants, Maigret ne
paraissait pas satisfait et à plusieurs reprises il regarda vers la place avec
impatience. Soudain, comme tout le monde était debout, prêt à partir, il se
dressa légèrement sur son lit, murmura :
— Enfin !… Un instant,
messieurs… Je crois que voici du nouveau…
Et il désignait une femme qui
courait, se dirigeant vers l’hôtel. De sa place, le chirurgien pouvait la voir
et il dit avec étonnement :
— Françoise !…
— Vous la connaissez ?
— C’est ma belle-sœur… Sans
doute un malade a-t-il téléphoné… ou un accident…
On courait dans l’escalier. On
parlait. La porte s’ouvrait et une jeune femme, haletante, pénétrait dans la
chambre, regardait autour d’elle avec épouvante.
— Jacques !…
Commissaire !… Monsieur le procureur…
Elle n’avait pas plus de vingt ans.
Elle était mince, nerveuse, jolie.
Mais il y avait des traces de
poussière sur sa robe. Son corsage était en partie déchiré. Elle portait sans
cesse les deux mains à son cou.
— Je… Je l’ai vu… Et il m’a…
Personne ne bougeait. Elle avait de
la peine à parler. Elle fit encore deux pas dans la direction de son
beau-frère.
— Regarde !
Elle lui montrait son cou où l’on
voyait des ecchymoses. Elle continuait à parler.
— Là… dans le bois du
Moulin-Neuf… Je me promenais quand un homme…
— Je vous disais bien que nous
saurions quelque chose ! grommela Maigret qui avait retrouvé sa placidité.
Leduc, qui le connaissait à fond, le
regarda avec étonnement.
— Vous l’avez vu, vous,
n’est-ce pas ? poursuivit Maigret.
— Pas longtemps ! Je ne
sais pas comment j’ai fait pour me débarrasser de son étreinte… Je crois qu’il
a heurté du pied une souche d’arbre… J’en ai profité pour frapper…
— Décrivez-le donc…
— Je ne sais pas… Un vagabond,
sans doute… Avec des vêtements de paysan… De grandes oreilles très décollées…
Je ne l’avais jamais vu…
— Il s’est enfui ?
— Il a compris que j’allais
crier… On entendait le bruit d’une auto sur la route… Il s’est précipité vers
les fourrés…
Elle reprenait peu à peu son
souffle, gardait une main sur son cou, l’autre sur son sein.
— J’ai eu tellement peur…
Peut-être que, sans le bruit de l’auto… J’ai couru jusqu’ici…
— Pardon ! N’étiez-vous
pas plus près de la villa ?
— Là-bas, je savais qu’il n’y
avait que ma sœur.
— C’était à gauche de la
ferme ? questionna le commissaire de police.
— Tout de suite après la
carrière abandonnée.
Et le commissaire, au
procureur :
— Je vais faire fouiller le
bois… Peut-être est-il encore temps ?
Le docteur Rivaud paraissait
contrarié. Les sourcils froncés, il regardait sa belle-sœur qui s’était appuyée
à la table et qui respirait plus normalement.
Leduc cherchait le regard de Maigret
et, quand il parvint à le rencontrer, il ne cacha pas son ironie.
— Tout ceci semble prouver, en
tout cas, éprouva-t-il le besoin d’insister, que le fou n’était pas ici ce
matin.
Le commissaire de police descendait
l’escalier, tournait à droite vers la mairie où il avait ses bureaux. Le
procureur, lentement, brossait son chapeau melon du revers de la manche.
— Dès que le juge d’instruction
reviendra de Saintes, mademoiselle, je vous demanderai de vous présenter à son
cabinet, afin de renouveler vos déclarations et de signer le procès-verbal.
Il tendit à Maigret une main sèche.
— Je suppose que vous n’avez
plus besoin de nous !
— Bien entendu ! Je
n’espérais d’ailleurs pas vous voir vous déranger…
Maigret fit un signe à Leduc, qui
comprit qu’il devait mettre tout le monde dehors. Rosalie et son fiancé se
disputaient toujours.
Quand Leduc revint vers le lit, un
sourire aux lèvres, il fut étonné de voir à son ami un visage sévère, anxieux.
— Eh bien ?
— Rien !
— Cela n’a pas donné !
— Cela a trop donné !
Bourre-moi encore une pipe, veux-tu, tant que ma femme n’est pas ici…
— Il me semblait que le fou
devait venir ce matin.
— Parbleu !
— Pourtant…
— N’insiste pas, mon vieux. Ce
qui serait terrible, vois-tu, c’est qu’il y ait encore une morte. Parce que,
cette fois-ci…
— Quoi ?
— N’essaie pas de comprendre.
Bon ! Voilà ma femme qui traverse la place. Elle va me dire que je fume
trop et cacher mon tabac. Glisses-en donc un peu sous l’oreiller…
Il avait chaud. Peut-être même
était-il légèrement congestionné.
— Va !… Laisse l’appareil
téléphonique à côté de moi.
— Je compte déjeuner à l’hôtel.
C’est le jour du confit d’oie. Je viendrai te serrer la main après midi…
— Si tu veux !… À propos,
la petite… Tu sais, celle dont tu m’as parlé… Il y a longtemps que vous… que tu
ne l’as vue ?…
Leduc tressaillit, regarda son
camarade dans les yeux, gronda :
— C’est trop fort !
Et il sortit en oubliant son chapeau
de paille sur la table.
V
Les souliers vernis
— Oui, madame… À l’Hôtel
d’Angleterre… Il est bien entendu que vous êtes tout à fait libre de ne pas
venir.
Leduc venait de sortir. Mme Maigret
montait l’escalier. Le docteur, sa belle-sœur et le procureur étaient arrêtés
sur la place, près de l’auto de Rivaud.
C’était à Mme Rivaud,
qui devait être seule chez elle, que Maigret téléphonait. Il la priait de venir
à l’hôtel, ne s’étonnait pas d’entendre une voix inquiète à l’autre bout du
fil.
Mme Maigret écoutait
la fin de la conversation, se débarrassait de son chapeau.
— C’est vrai qu’il y a encore
eu une agression ?… J’ai rencontré des gens qui se précipitaient vers le
Moulin-Neuf…
Maigret ne répondit pas, absorbé
qu’il était par ses réflexions. Il voyait peu à peu changer le mouvement de la
ville. La nouvelle circulait rapidement et des gens de plus en plus nombreux
convergeaient vers un chemin s’amorçant à gauche de la place.
— Il doit y avoir un passage à
niveau !… murmura Maigret, qui commençait à connaître la topographie de la
ville.
— Oui ! C’est une longue
rue, qui ressemble d’abord à une rue de ville et qui finit en chemin de terre.
Le Moulin-Neuf est après le deuxième tournant. Il n’y a d’ailleurs plus de
moulin, mais une grosse ferme, aux murs blancs. Quand je suis passée, on
attelait des bœufs, dans une cour pleine de volailles. Il y a entre autres de
beaux dindons.
Maigret écoutait à la façon d’un
aveugle à qui on décrit un paysage.
— Il y a beaucoup de
terres ?
— Ici, ils comptent par
journaux. On m’a dit deux cents journaux, mais je ne sais pas combien cela
fait. En tout cas, les bois commencent tout de suite. Plus loin, on croise la grand-route
qui va à Périgueux…
Les gendarmes devaient être là-bas,
et les quelques gardiens de la paix de Bergerac. Maigret les imaginait allant
et venant à grandes enjambées dans les broussailles, comme pour une battue au
lapin. Et les groupes arrêtés sur la route, les gosses grimpés sur les arbres…
— Maintenant, tu devrais me
laisser. Retourne là-bas, veux-tu ?
Elle ne discuta pas. Comme elle
sortait, elle croisa une jeune femme qui entrait à l’hôtel et elle se retourna
avec étonnement, peut-être avec un rien de mauvaise humeur.
C’était Mme Rivaud.
— Asseyez-vous, je vous en
prie. Et pardonnez-moi de vous avoir dérangée, surtout pour si peu de chose.
Car je me demande même si j’ai des questions à vous poser ! Cette affaire
est tellement embrouillée…
Il ne la quittait pas des yeux et
elle restait comme hypnotisée sous son regard.
Maigret était étonné, mais pas
désorienté. Il avait vaguement deviné que Mme Rivaud
l’intéresserait, et il s’apercevait que c’était une figure beaucoup plus
curieuse qu’il n’avait osé l’espérer.
Sa sœur Françoise était fine,
élégante, et rien en elle ne trahissait la campagne ou la petite ville.
Mme Rivaud attirait
beaucoup moins le regard et ce n’était même pas ce que l’on peut appeler une
jolie femme.
Elle avait entre vingt-cinq et
trente ans. Elle était de taille moyenne, un peu grasse. Ses vêtements étaient
faits par une petite couturière, ou alors, s’ils sortaient d’une bonne maison,
elle ne savait pas les porter.
Ce qui frappait le plus en elle,
c’étaient ses yeux inquiets, douloureux. Inquiets et pourtant résignés.
Par exemple, elle regardait Maigret.
On sentait qu’elle avait peur, mais qu’elle était incapable de réagir. En
exagérant un peu, on pourrait dire qu’elle attendait d’être frappée.
Très petite bourgeoise. Très
comme il faut ! Maniant machinalement un mouchoir dont elle pourrait
se tamponner les yeux au besoin !
— Il y a longtemps que vous
êtes mariée, madame ?
Elle ne répondait pas tout de
suite ! La question lui faisait peur. Tout lui faisait peur !
— Cinq ans ! soufflait-elle
enfin d’une voix neutre.
— Vous habitiez déjà
Bergerac ?
Et à nouveau elle regardait Maigret
pendant un long moment avant de répondre.
— J’habitais l’Algérie, avec ma
sœur et ma mère.
Il osait à peine continuer, tant il
sentait que le moindre mot était capable de l’effaroucher.
— Le docteur Rivaud a habité
l’Algérie ?
— Il est resté deux ans à
l’hôpital d’Alger…
Il regardait les mains de la jeune
femme. Il avait l’impression qu’elles ne s’harmonisaient pas tout à fait avec
sa tenue de bourgeoise. Ces mains-là avaient travaillé. Mais c’était délicat
d’amener la situation sur ce terrain.
— Votre mère…
Il ne continua pas. Elle faisait
face à la fenêtre et voilà qu’elle se levait, tandis que son visage exprimait
l’effroi. En même temps, on entendait claquer dehors une portière d’auto.
C’était le docteur Rivaud qui
descendait de sa voiture, pénétrait en courant dans l’hôtel, frappait
rageusement à la porte.
— Vous êtes ici ?
Il dit cela à sa femme, sans
regarder Maigret, d’une voix sèche, puis il se retourna vers le commissaire.
— Je ne comprends pas… Vous
avez besoin de ma femme ?… Dans ce cas, vous auriez pu…
Elle baissait la tête. Maigret
observait Rivaud avec un doux étonnement.
— Pourquoi vous fâchez-vous,
docteur ? J’ai éprouvé le désir de faire la connaissance de Mme Rivaud.
Je suis malheureusement incapable de circuler et…
— L’interrogatoire est
terminé ?
— Il ne s’agit pas d’un
interrogatoire, mais d’un entretien paisible. Quand vous êtes entré, nous
parlions de l’Algérie. Vous aimez ce pays ?
La quiétude de Maigret n’était
qu’apparente. Toute son énergie était mise en œuvre, tandis qu’il parlait
lentement. Il fixait ces deux êtres qu’il avait devant lui, Mme Rivaud
qui paraissait prête à pleurer, Rivaud qui regardait autour de lui comme pour
chercher des traces de ce qui s’était passé, et il voulait comprendre.
Il y avait quelque chose de caché.
Il y avait quelque chose d’anormal.
Mais où ? Mais quoi ?
Il y avait quelque chose d’anormal
aussi chez le procureur. Seulement tout cela était confus, embrouillé.
— Dites-moi, docteur, c’est en
soignant votre femme que vous avez fait sa connaissance ?
Regard rapide de Rivaud à Mme Rivaud.
— Laissez-moi vous dire que
cela importe peu. Si vous le permettez, je reconduirai ma femme en voiture et…
— Évidemment… Évidemment…
— Évidemment quoi ?
— Rien !… Pardon !…
Je ne savais même pas que je parlais à voix haute… C’est une curieuse affaire,
docteur ! Curieuse et effrayante. Plus j’avance et plus je la trouve
effrayante. Par contre, votre belle-sœur a été prompte à reprendre son
sang-froid après une émotion aussi forte. C’est une personne énergique !
Et il voyait Rivaud rester immobile,
en proie à un malaise, attendant la suite. Est-ce que le docteur ne croyait pas
que Maigret en savait beaucoup plus qu’il n’en disait ?
Le commissaire se sentait avancer,
mais soudain tout fut bouleversé, les théories qu’il échafaudait, la vie de
l’hôtel, de la ville.
Cela commença par l’arrivée sur la
place d’un gendarme à vélo. Le gendarme contourna un pâté de maisons, se
dirigeant vers celle du procureur. Au même moment, la sonnerie du téléphone
retentit et Maigret décrocha.
— Allô ! ici l’hôpital.
Est-ce que le docteur Rivaud est toujours chez vous ?
Le docteur prit nerveusement le
cornet, écouta avec stupeur, raccrocha, si ému qu’il resta un bon moment à
regarder dans le vide.
— On l’a retrouvé ! dit-il
enfin.
— Qui ?
— L’homme !… Du moins un
cadavre… Dans le bois du Moulin-Neuf…
Mme Rivaud les
fixait tour à tour sans comprendre.
— On me demande si je puis
pratiquer l’autopsie… Mais…
Et voilà que c’était son tour,
frappé par une pensée, de regarder Maigret soupçonneusement.
— Quand vous avez été attaqué…
c’était dans le bois… vous avez riposté… vous avez tiré au moins un coup de
revolver…
— Je n’ai pas tiré.
Et une autre idée venait au médecin,
qui se passait la main sur le front dans un geste fébrile.
— La mort remonte à plusieurs
jours… Mais alors, comment Françoise, ce matin ?… Venez…
Il emmenait sa femme, qui se
laissait conduire docilement, et un peu plus tard il la faisait prendre place
dans sa voiture. Le procureur, lui, avait dû téléphoner pour commander un taxi,
car il en arrivait un en face de chez lui. Et le gendarme repartait. Ce n’était
plus la curiosité du matin. C’était une fièvre plus violente qui s’emparait de
la ville.
Tout le monde, bientôt, y compris le
patron de l’hôtel, se dirigea vers le Moulin-Neuf et il n’y eut que Maigret à
rester dans son lit, le dos raide, son regard lourd braqué sur la place chaude
de soleil.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien.
Mme Maigret qui
rentrait ne voyait son mari que de profil, mais elle comprenait qu’il y avait
quelque chose, qu’il regardait dehors d’un air trop farouche. Elle ne fut pas
longue à deviner et elle vint s’asseoir au bord du lit, prit machinalement la
pipe vide qu’elle se mit en devoir de bourrer.
— Ce n’est rien… Je vais
essayer de te donner tous les détails… J’étais là quand on l’a trouvé et les
gendarmes m’ont laissée approcher…
Maigret regardait toujours dehors
mais, tandis qu’elle parlait, ce furent d’autres images que celles de la place
qui s’imprimèrent sur sa rétine.
— À cet endroit-là, le bois est
en pente… Il y a des chênes au bord de la route… Puis c’est un bois de sapins…
Des curieux étaient arrivés avec des autos qui stationnaient au tournant, sur
le bas-côté… Les gendarmes d’un village voisin contournaient le bois, afin de
cerner l’homme… Ceux d’ici s’avançaient lentement et le vieux fermier du
Moulin-Neuf les accompagnait, un revolver d’ordonnance à la main… On n’osait
rien lui dire… Je crois qu’il aurait abattu l’assassin…
Maigret évoquait le bois, le sol
couvert d’aiguilles de pin et les taches d’ombre et de lumière, les uniformes
des gendarmes.
— Un gamin qui courait au côté
du groupe a poussé un cri en montrant une forme étendue au pied d’un arbre…
— Des souliers vernis ?
— Oui ! Et des chaussettes
de laine grise tricotées à la main. J’ai bien regardé, parce que je me suis
souvenue de…
— Quel âge ?
— Peut-être cinquante ans. On
ne sait pas exactement… Il avait la face contre terre… Quand on a découvert son
visage, j’ai dû regarder ailleurs parce que… tu comprends !… il paraît
qu’il y a au moins huit jours qu’il est là… J’ai attendu qu’on recouvre la tête
d’un mouchoir… J’ai entendu dire que personne, en tout cas, ne le connaît. Ce
n’est pas quelqu’un du pays…
— Une blessure ?
— Un grand trou à la tempe… Et
quand il est tombé, il a dû mordre la terre dans son agonie…
— Qu’est-ce qu’ils font
maintenant ?
— Tout le pays arrive. On
empêche les curieux d’entrer dans le bois. Lorsque je suis partie, on attendait
le procureur et le professeur Rivaud… Ensuite, on transportera le corps à
l’hôpital pour l’autopsie…
La place était déserte comme jamais
encore Maigret ne l’avait vue. En tout et pour tout, un petit chien couleur
café au lait qui se chauffait au soleil.
Et midi sonna, lentement. Des
ouvriers et des ouvrières sortirent d’une imprimerie, dans une rue voisine, se
précipitèrent vers le Moulin-Neuf, la plupart à vélo.
— Comment est-il habillé ?
— En noir, avec un pardessus
droit… C’est difficile à dire, à cause de l’état dans lequel…
Mme Maigret en avait
mal au cœur. Pourtant elle proposa :
— Veux-tu que je retourne
là-bas ?…
Il resta seul. Il vit revenir le
patron de l’hôtel, qui lui cria, du trottoir :
— Vous êtes au courant ?…
Dire qu’il faut que je vienne servir mes déjeuners !…
Et le silence, le ciel uni, la place
jaune de soleil, les maisons vides.
Ce ne fut qu’une heure plus tard
qu’il y eut un bruit de foule dans une rue proche : le corps qu’on
ramenait à l’hôpital et que tout le monde escortait.
Puis l’hôtel se remplit. La place
s’anima. Des verres s’entrechoquèrent au rez-de-chaussée. Des coups timides
furent frappés à la porte et Leduc entra, hésitant à esquisser un léger
sourire.
— Je peux entrer ?
Il s’assit près du lit, alluma sa
pipe avant de reprendre la parole.
— Et voilà !… soupira-t-il
alors.
Il fut étonné, quand Maigret se
tourna vers lui, de voir un visage souriant et surtout d’entendre
prononcer :
— Alors, content ?
— Mais…
— Et tous ! Le
docteur ! Le procureur ! Le commissaire ! Tous ravis, en somme,
de la bonne farce que l’on joue au méchant policier de Paris ! Il s’est
trompé sur toute la ligne, le policier ! Il s’est cru très intelligent, il
a fait tant de manières qu’à certain moment on était sur le point de le prendre
au sérieux et que même certains ont eu peur…
— Tu avoueras que…
— Que je me suis trompé ?
— On a retrouvé l’homme,
quoi ! Et la description correspond à celle que tu as faite de l’inconnu
du train. Je l’ai vu. Un individu entre deux âges, plutôt mal habillé, encore
qu’avec une certaine recherche. Il a reçu une balle dans la tempe, presque à
bout portant, autant qu’on en puisse juger dans l’état où…
— Oui !
— M. Duhourceau est
d’accord avec la police pour croire qu’il s’est suicidé, voilà une huitaine de
jours, peut-être tout de suite après t’avoir attaqué.
— On a retrouvé l’arme près de
lui ?
— Justement ! Ce n’est pas
tout à fait cela. On a retrouvé dans la poche de son pardessus un revolver où
il ne manquait qu’une balle…
— La mienne, parbleu !
— C’est ce qu’on va essayer
d’établir… S’il s’est suicidé, l’affaire se simplifie… Se sentant traqué, sur
le point d’être pris, il…
— Et s’il ne s’est pas
suicidé ?
— Il y a des hypothèses très
plausibles… Un paysan, la nuit, peut avoir été attaqué par lui et avoir tiré…
Puis, ensuite, avoir eu peur des complications, ce qui est assez dans l’esprit
des campagnes.
— Et l’attentat contre la
belle-sœur du docteur ?
— Ils en ont parlé aussi. On
est en droit de penser qu’un mauvais plaisant a simulé une agression et…
— Autrement dit, on a envie d’en
finir ! soupira Maigret en exhalant une bouffée de fumée qui s’étira en
forme d’auréole.
— Ce n’est pas tout à fait
vrai ! Mais il est évident qu’il est inutile de traîner les choses en
longueur et que, du moment…
Maigret rit de l’embarras de son
collègue.
— Il y a encore le billet de
chemin de fer ! dit-il. Il faudra qu’on explique comment ce billet est
venu de la poche de notre inconnu au corridor de l’Hôtel d’Angleterre…
Leduc regardait obstinément le tapis
cramoisi et soudain il se décida à prononcer :
— Veux-tu un bon conseil ?
— C’est de laisser tout cela
tranquille ! De me rétablir le plus vite possible et de quitter Bergerac…
— Pour venir passer quelques
jours à la Ribaudière, comme c’était convenu entre nous ! J’en ai parlé au
docteur, qui dit qu’avec des précautions on pourrait dès maintenant te
transporter là-bas…
— Et le procureur, qu’est-ce
qu’il a dit, lui ?
— Je ne comprends pas.
— Il a dû mettre son grain de
sel aussi. Est-ce qu’il ne t’a pas rappelé que je n’ai absolument aucun titre,
sinon celui de victime, à m’occuper de cette affaire ?
Pauvre Leduc ! Il voulait être
gentil ! Il tenait à ménager tout le monde ! Et Maigret était
impitoyable !
— Il faut reconnaître
qu’administrativement…
Et soudain, prenant son courage à
deux mains :
— Écoute, vieux ! J’aime
mieux être franc ! Il est certain que, surtout après ta petite comédie de
ce matin, tu as plutôt mauvaise presse dans le pays. Le procureur dîne chaque
jeudi avec le préfet et il m’a dit tout à l’heure qu’il lui parlerait de toi,
afin que tu reçoives des directives de Paris. Il y a surtout une chose qui te
fait du tort : cette distribution de billets de cent francs… On dit…
— Que je veux encourager la lie
de la population à vider son sac…
— Comment le sais-tu ?
— … que je prête l’oreille à
des insinuations malpropres et qu’en somme j’excite le mauvais esprit…
Ouf !
Leduc se tut. Il n’avait rien à
répondre. C’était bien là son avis, au fond. Plusieurs minutes plus tard, il
risqua timidement :
— Si encore tu avais vraiment
une piste !… Dans ce cas-là, je dois dire que je changerais d’avis et que…
— Je n’ai pas de piste !
Ou plutôt j’en ai quatre ou cinq. Ce matin, j’espérais que deux d’entre elles
au moins me conduiraient à quelque chose. Eh bien ! non. Elles m’ont
claqué dans la main !
— Tu vois !… Tiens !
Encore une gaffe, et peut-être une des plus graves, parce qu’elle te vaut un
ennemi féroce… Cette idée de téléphoner à la femme du docteur !… Alors
qu’il est tellement jaloux que peu de gens peuvent se vanter de l’avoir vue !…
C’est tout juste s’il la laisse sortir de la villa…
— Et pourtant il est l’amant de
Françoise ! Il ne serait donc jaloux que de l’une et pas de l’autre ?
— Cela ne me regarde pas.
Françoise va et vient. Elle fait même de l’auto toute seule. Quant à la femme
légitime… Bref, j’ai entendu Rivaud dire au procureur qu’il considérait ta
démarche comme une goujaterie et que, en arrivant ici, il avait une forte envie
de t’apprendre à vivre…
— Cela promet !
— Que veux-tu dire ?
— Que c’est lui qui fait mes
pansements et sonde la plaie trois fois par jour !
Et Maigret rit, trop largement, trop
bruyamment pour que ce fût sincère.
Il rit comme quelqu’un qui s’est mis
dans une situation ridicule et qui s’obstine, parce qu’il est trop tard pour
reculer, mais qui ne sait pas du tout comment s’en tirer.
— Tu ne vas pas déjeuner ?
Il me semble t’avoir entendu parler de confit d’oie…
Et il rit encore ! Il y avait
une partie passionnante à jouer ! Il y avait à faire partout, dans le
bois, à l’hôpital, à la ferme du Moulin-Neuf, chez le docteur et dans la grave
maison du procureur, à rideaux peut-être, partout enfin, et du confit d’oie à
manger, et des truffes en serviette, et toute une ville que Maigret n’avait
même pas vue !
Lui était bouclé dans un lit, à une
fenêtre et il avait envie de crier chaque fois qu’il esquissait un geste un peu
brusque ! On devait lui bourrer ses pipes parce qu’il était incapable de
se servir de son bras gauche, si bien que Mme Maigret en
profitait pour le mettre au régime !
— Tu acceptes de venir chez
moi ?
— Quand ce sera fini, je le
promets.
— Mais puisqu’il n’y a plus de
fou !
— Est-ce qu’on sait ? Va
déjeuner ! Si on te demande quelles sont mes intentions, réponds que tu
n’en sais rien ! Et maintenant, au travail !
Il disait cela exactement comme s’il
eût été en tête à tête avec une tâche matérielle écrasante, comme de brasser de
la pâte à pain, ou de remuer des tonnes de terre.
Et il avait en effet beaucoup de
choses à remuer : un amas confus, inextricable.
Mais c’était dans le domaine
immatériel : des visages plus ou moins flous qui hantaient sa rétine,
visage grognon et hautain du procureur, visage inquiet du docteur, pauvre
figure chiffonnée de sa femme qui avait été soignée à l’hôpital d’Alger –
soignée de quoi ? – silhouette nerveuse et trop décidée de Françoise… Et
Rosalie qui rêvait toutes les nuits, au grand désespoir de son fiancé – au
fait, est-ce qu’ils couchaient déjà ensemble ? Et cette insinuation à
l’égard du procureur – des choses qui auraient été étouffées ! Et cet
homme du train qui n’avait sauté du wagon en marche que pour tirer sur Maigret
et mourir ! Leduc et la nièce de sa cuisinière – tellement dangereux,
cela ! Le patron de l’hôtel qui avait déjà eu trois femmes – mais il avait
un tempérament à en tuer vingt !
Pourquoi Françoise avait-elle ?…
Pourquoi le docteur avait-il ?…
Pourquoi ce cachottier de
Leduc ?…
Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ?
Et on voulait se débarrasser de
Maigret en l’envoyant à la Ribaudière ?
Il rit une dernière fois d’un rire
d’homme gros. Et quand sa femme entra un quart d’heure plus tard, elle le
trouva béatement endormi.
VI
Le phoque
Maigret fit un rêve éreintant.
C’était au bord de la mer. Il faisait excessivement chaud et le sable, que la
marée basse découvrait, était d’un roux de blés mûrs. Il y avait plus de sable
que de mer. Celle-ci existait, quelque part, très loin, mais, jusqu’à
l’horizon, on ne voyait que de petites mares entre les bancs de sable.
Est-ce que Maigret était un
phoque ? Peut-être pas exactement ! Mais pas exactement une baleine
non plus ! Un animal très gros, très rond, d’un noir luisant.
Il était tout seul dans cette
immensité torride. Et il se rendait compte qu’il lui fallait, coûte que coûte,
s’en aller, s’en aller là-bas, vers la mer, où il serait enfin libre.
Seulement il ne pouvait pas bouger.
Il avait des espèces de moignons comme les phoques, mais il ne savait pas s’en
servir. C’était tout raide. Quand il se soulevait, il retombait lourdement dans
le sable qui lui cuisait le dos.
Et il fallait absolument gagner la
mer ! Sinon, il s’enliserait dans ce sable qui se creusait sous lui à
chaque mouvement.
Pourquoi était-il aussi raide ?
Est-ce qu’un chasseur ne l’avait pas blessé ? Il n’arrivait pas à se
souvenir. Et il tournait sur lui-même. Il était un gros tas noir, suant,
pitoyable.
Quand il ouvrit les yeux, il vit le
rectangle déjà ensoleillé de la fenêtre et sa femme qui, assise devant une
table, prenait son petit déjeuner en le regardant.
Or, dès ce premier regard, il
comprit qu’il y avait quelque chose. C’était un regard qu’il connaissait bien,
trop grave, trop maternel, avec une pointe d’inquiétude.
— Tu as eu mal ?
Sa deuxième impression fut qu’il
avait la tête lourde.
— Pourquoi me demandes-tu
cela ?
— Tu t’es agité toute la nuit.
À plusieurs reprises tu as gémi…
Elle s’était levée pour venir
l’embrasser.
— Tu as mauvaise mine !
acheva-t-elle. Tu as dû avoir le cauchemar…
C’est alors qu’il se souvint du
phoque et il fut partagé entre un sourd malaise et l’envie de rire. Mais il ne
rit pas ! Tout s’enchaînait. Mme Maigret, assise au bord
du lit, disait doucement, comme si elle eût craint de l’effaroucher :
— Je crois qu’il faudra prendre
une décision.
— Une décision ?
— J’ai parlé à Leduc, hier
soir. Il est évident que tu seras mieux chez lui pour te reposer et achever de
te rétablir.
Elle n’osait pas le regarder en
face ! Il connaissait tout ça et il murmura :
— Toi aussi ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu crois que je me trompe,
n’est-ce pas ? Tu es persuadée que je ne réussirai pas et que…
Cela suffisait à lui mettre la sueur
aux tempes et au-dessus de la lèvre.
— Calme-toi ! Le docteur
va venir et…
C’était l’heure, en effet. Maigret
ne l’avait pas revu depuis les scènes de la veille et l’idée de cette entrevue
chassa pour un instant ses préoccupations.
— Tu me laisseras seul avec
lui.
— Et nous partirons chez
Leduc ?
— Nous ne partirons pas… Voilà
sa voiture qui stoppe… Laisse-moi…
D’habitude, le docteur Rivaud
montait les marches trois à trois, mais, ce matin-là, il fit une entrée plus
digne, esquissa un salut à l’adresse de Mme Maigret qui
sortait, posa sa trousse sur la table de nuit, sans mot dire.
La visite du matin se déroulait
toujours de la même manière. Maigret mettait le thermomètre dans la bouche
pendant que le chirurgien lui retirait son pansement.
Il en fut comme les jours précédents
et c’est dans cette attitude qu’eut lieu leur conversation.
— Bien entendu, commença le
docteur, je ferai jusqu’au bout mon devoir envers le blessé que vous êtes. Je
vous demande seulement de considérer que, dès maintenant, nos rapports devront
se borner là. Vous voudrez bien noter, en outre, qu’étant donné que vous n’avez
aucun caractère officiel, je vous interdis d’inquiéter les membres de ma
famille.
Cela sentait la phrase préparée.
Maigret ne broncha pas. Il avait le torse nu. On lui prenait le thermomètre des
lèvres et il entendit grommeler :
— Encore 38 degrés !
C’était beaucoup, il le savait. Le
docteur fronçait les sourcils et, en évitant de le regarder, poursuivait :
— Sans votre attitude d’hier,
je vous dirais, en médecin, que le mieux que vous ayez à faire est d’achever
votre convalescence dans un endroit tranquille. Mais ce conseil pourrait être
interprété autrement et… Est-ce que je vous fais mal ?
Car, tout en parlant, il sondait la
blessure, où subsistaient des points d’infection.
— Non… Continuez…
Mais Rivaud n’avait plus rien à
dire. La fin de la consultation se déroula dans le silence et c’est dans le
silence aussi que le chirurgien rangea sa trousse, se lava les mains.
Au moment de sortir, seulement, il
regarda à nouveau Maigret en face.
Était-ce un regard de médecin ?
Était-ce le regard du beau-frère de Françoise, du mari de l’étrange Mme Rivaud ?
En tout cas, c’était un regard où il
y avait de l’inquiétude. Avant de sortir, il faillit parler. Il préféra se
taire et, dans l’escalier seulement, il y eut des chuchotements entre lui et Mme Maigret.
Le plus grave, c’est que le
commissaire, maintenant, se souvenait de tous les détails de son rêve. Et il
sentait d’autres avertissements. Tout à l’heure, il n’avait rien dit, mais
l’auscultation avait été beaucoup plus douloureuse que la veille, ce qui était
mauvais signe. Mauvais signe aussi cette fièvre persistante !
Au point qu’après avoir pris sa pipe
sur la table de nuit, il la repoussa.
Sa femme entra en soupirant.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il ne veut rien dire !
C’est moi qui l’ai questionné. Il paraît qu’il t’a conseillé le repos complet.
— Où en est l’enquête
officielle ?
Mme Maigret s’assit,
résignée. Mais tout disait nettement qu’elle désapprouvait son mari, qu’elle ne
partageait pas son entêtement, ni sa confiance.
— L’autopsie ?
— À quelques heures près,
l’homme doit être mort après t’avoir attaqué.
— On n’a toujours pas trouvé
l’arme ?
— Rien ! La photographie
du cadavre est reproduite ce matin par tous les journaux, car personne ne le
connaît. Même les journaux de Paris la publient.
— Montre…
Et Maigret prenait le journal avec
une certaine émotion. En regardant la photographie, il avait l’impression qu’il
était, en somme, le seul à connaître le mort.
Il ne l’avait pas vu. Mais ils avaient
vécu une nuit ensemble. Il se souvenait du sommeil agité – était-ce vraiment du
sommeil ! – de son compagnon de couchette, des soupirs, des espèces de
sanglots qui éclataient soudain…
Puis des deux jambes qui pendaient,
des souliers vernis, des chaussettes tricotées à la main…
La photographie était horrible,
comme toutes les photographies de cadavres auxquels on essaie de rendre les
apparences de la vie pour faciliter l’identification.
Un visage terne. Des yeux vitreux.
Et Maigret n’était pas étonné de voir les joues envahies de barbe grise.
Pourquoi avait-il eu cette pensée,
déjà dans le compartiment du train ? Il n’avait jamais imaginé son
compagnon qu’avec une barbe grise !
Et il en avait une, ou plutôt des
poils de trois centimètres qui poussaient partout sur le visage.
— Au fond, cette affaire ne te
regarde pas !
Sa femme revenait à la charge, avec
douceur, en s’excusant. Elle était navrée de l’état de santé de Maigret. Elle
le regardait comme on regarde un être gravement atteint.
— J’ai écouté parler les gens,
hier soir, au restaurant. Ils sont tous contre toi. Tu peux les
questionner : personne ne te dira ce qu’il sait. Dans ces conditions…
— Veux-tu prendre un papier et
une plume ?
Il dicta un télégramme pour un vieux
camarade qu’il avait à la Sûreté d’Alger.
Prière câbler urgence Bergerac
tous renseignements concernant stage Docteur Rivaud, hôpital d’Alger, il y a
cinq ans, merci, cordialités. Maigret.
Le visage de sa femme était
éloquent. Elle écrivait. Mais elle ne croyait pas en cette enquête. Elle
n’avait pas la foi.
Et il le sentait. Il enrageait. Il
permettait le scepticisme chez d’autres. Chez sa femme, il lui était
insupportable ! Si bien qu’il s’emporta, ou plutôt fut mordant.
— Voilà ! Inutile que tu
corriges, ni que tu donnes ton avis ! Expédie ce télégramme !
Renseigne-toi sur les progrès de l’enquête ! Je ferai le reste.
Elle le regarda comme pour lui
demander de faire la paix, mais il était déjà trop avant dans la colère.
— Je te demanderai en outre de
garder désormais tes opinions pour toi ! Autrement dit, inutile de faire
des confidences au docteur, à Leduc, ou à n’importe quel imbécile !
Il se tourna de l’autre côté, si
lourdement, si maladroitement, que cela lui rappela le phoque de la nuit.
Il écrivait de la main gauche, ce qui
rendait les caractères encore plus gras que d’habitude. Il respirait
bruyamment, parce que sa pose était inconfortable. Deux gamins jouaient aux
billes sur la place, juste au-dessous des fenêtres, et dix fois il faillit leur
crier de se taire.
Premier crime : la
belle-fille du fermier du Moulin-Neuf est assaillie sur le chemin, étranglée,
puis une longue aiguille est enfoncée dans sa poitrine et atteint le cœur.
Il soupira, nota en marge :
(Heure, lieu exact, vigueur de la
victime ?)
Il ne savait rien ! Dans une
enquête ordinaire, ces détails n’eussent demandé que quelques démarches.
Actuellement, c’était tout un monde.
Deuxième crime : la fille du
chef de gare est assaillie, étranglée et a le cœur transpercé à l’aide d’une
aiguille.
Troisième crime (raté) :
Rosalie est attaquée par-derrière, mais elle met l’agresseur en fuite.
(Rêve toutes les nuits et lit des
romans. Déposition du fiancé.)
Quatrième crime : un homme
qui descend du train en marche et que je poursuis, me blesse d’une balle à
l’épaule. À noter que cela se passe, comme les trois autres événements, dans
les bois du Moulin-Neuf.
Cinquième crime : l’homme
est tué d’une balle dans la tête, dans les mêmes bois.
Sixième crime (?) :
Françoise est assaillie, dans les bois du Moulin-Neuf, et a le dessus sur
l’agresseur.
Il froissa la feuille qu’il jeta en
haussant les épaules. Il en prit une autre, traça d’une main négligente :
Duhourceau : fou ?
Rivaud : fou ?
Françoise : folle ?
Mme Rivaud :
folle ?
Rosalie : folle ?
Commissaire : fou ?
Hôtelier : fou ?
Leduc : fou ?
Inconnu aux souliers
vernis : fou ?
Mais au fait, pourquoi y avait-il
besoin d’un fou dans l’histoire ? Maigret fronçait soudain les sourcils,
évoquait ses premières heures à Bergerac.
Qui donc lui avait parlé de
folie ? Qui avait insinué que les deux crimes n’avaient pu être commis que
par un fou ?
Le Docteur Rivaud !
Et qui avait aussitôt approuvé, qui
avait aiguillé les recherches officielles dans ce sens ?
Le procureur Duhourceau !
Et si on ne cherchait pas de
fou ? Si on cherchait tout simplement une explication logique à
l’enchaînement des faits ?
Par exemple, cette histoire
d’aiguille plantée dans le cœur ne pouvait-elle avoir pour seul but de faire
croire, précisément, au crime d’un sadique ?
Sur une autre feuille, Maigret écrivit
le titre : Questions. Et il orna les caractères comme un écolier
désœuvré.
1. Rosalie a-t-elle vraiment été
assaillie ou ne l’a-t-elle été que dans son imagination ?
2. Françoise a-t-elle été
assaillie ?
3. Si elle l’a été, est-ce par le
même assassin que celui des deux premières femmes ?
4. L’homme aux chaussettes grises
est-il l’assassin ?
5. Qui est l’assassin de
l’assassin ?
Mme Maigret entra,
ne jeta qu’un coup d’œil vers le lit, alla dans le fond de la chambre retirer
son chapeau et son manteau et vint enfin s’asseoir près de son mari.
D’un geste machinal, elle lui prit
les papiers et le crayon des mains, soupira :
— Dicte !
Alors, un instant, il fut partagé
entre le désir de faire une nouvelle scène, de considérer cette attitude comme
un défi, comme une insulte, et le besoin de rétablir l’ordre dans le ménage, de
s’attendrir. Il détournait la tête, maladroit comme il l’était toujours dans
ces circonstances-là. Elle parcourait des yeux les lignes qu’il avait écrites.
— Tu as une idée ?
— Rien du tout !
Il éclatait ! Non, il n’avait
pas d’idée ! Non, il ne s’y retrouvait pas dans cette histoire compliquée
comme à plaisir ! Il enrageait ! Il était sur le point de se laisser
décourager ! Il avait envie de se reposer, de vivre les quelques jours de congé
qu’il avait encore dans le petit manoir de Leduc, parmi la volaille, les bruits
reposants de la ferme, l’odeur des vaches, des chevaux…
Mais il ne voulait pas
reculer ! Il ne voulait pas de conseils !
Est-ce qu’elle comprenait
enfin ? Est-ce qu’elle allait vraiment l’aider, au lieu de le pousser
bêtement au repos ?
Voilà ce que disaient ses prunelles
troubles !
Et elle répondait par un mot qu’elle
n’employait pas souvent :
— Mon pauvre Maigret !
Car elle l’appelait Maigret dans
certaines circonstances, quand elle reconnaissait qu’il était l’homme, le
maître, la force et l’intelligence du ménage ! Elle ne le faisait
peut-être pas cette fois avec beaucoup de conviction. Mais ne guettait-il pas
sa réponse comme un enfant qui a besoin d’être encouragé ?
Voilà ! Maintenant, c’était
passé !
— Mets-moi un troisième
oreiller, veux-tu ?
Finis les bêtes attendrissements,
les petites colères, les enfantillages.
— Et bourre-moi une pipe !
Les deux gamins se disputaient, sur
la place. L’un d’eux recevait une gifle et s’en allait droit vers une maison
basse, se mettait à pleurer au moment d’y entrer et de se plaindre à sa mère.
— En somme, il faut, avant
tout, concevoir un plan de travail. Eh bien ! je crois que le mieux est de
faire comme si nous ne devions plus recevoir d’éléments nouveaux !
Autrement dit, tabler sur ce que nous connaissons et essayer toutes les
hypothèses jusqu’à ce que l’une d’elles rende un son pur…
— J’ai rencontré Leduc, en
ville.
— Il t’a parlé ?
— Bien entendu ! dit-elle
en souriant. Il a de nouveau insisté pour que je te décide à quitter Bergerac
et à nous installer chez lui. Il sortait de chez le procureur.
— Tiens ! Tiens !
— Il a parlé avec volubilité,
comme un homme ennuyé.
— Tu es allée à la morgue,
revoir le cadavre ?
— Il n’y a pas de morgue. On
l’a mis dans la chambre d’arrêt. Cinquante personnes s’entassent à la porte.
J’ai attendu mon tour.
— Tu as vu les
chaussettes ?
— De la belle laine. Elles ont
été tricotées à la main.
— Ce qui indique un homme qui a
une vie organisée ou qui, tout au moins, a une femme, une sœur ou une fille qui
s’occupe de lui. Ou encore un vagabond ! Car les vagabonds reçoivent des
chaussettes qui sont tricotées dans les ouvroirs par les jeunes filles de bonne
famille.
— Seulement les vagabonds ne
voyagent pas en couchette.
— Ni, généralement, les petits
bourgeois. Moins encore les petits employés. Du moins en France. La couchette
laisse supposer quelqu’un qui est habitué à faire de grands trajets. Les
souliers ?…
— Il y a une marque. On vend
les mêmes dans cent ou deux cents succursales.
— Le costume ?
— Un complet noir très usé,
mais en bon drap, et qui a été fait sur mesure. Il a été porté trois ans, au
moins, comme le pardessus.
— Le chapeau ?
— On ne l’a pas retrouvé. Le
vent a dû l’emporter plus loin.
Maigret chercha dans sa mémoire, ne
parvint pas à se souvenir du chapeau de l’homme du train.
— Tu n’as rien remarqué
d’autre ?
— La chemise était reprisée au
col et aux poignets. Du travail assez bien fait.
— Ce qui semble indiquer qu’une
femme s’occupait de cet homme. Portefeuille, papiers, petits objets dans les
poches ?
— Rien qu’un fume-cigarettes en
ivoire, très court.
Ils parlaient tous les deux
simplement, naturellement, comme deux bons collaborateurs. C’était la détente,
après des heures d’énervement. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées.
— Voilà Leduc qui arrive !
On le voyait traverser la place et
sa démarche était plus désordonnée que d’habitude, son chapeau de paille un peu
renversé sur la nuque. Quand il arriva sur le palier, Mme Maigret
lui ouvrit la porte et il oublia de la saluer.
— Je sors de chez le procureur.
— Je sais.
— Oui… ta femme t’a dit… Je
suis passé ensuite au commissariat pour m’assurer que la nouvelle était vraie.
C’est quelque chose d’inouï, de renversant.
— J’écoute.
Leduc s’épongeait. Il but
machinalement la moitié d’un verre de limonade préparé pour Maigret.
— Tu permets ?… C’est la
première fois que cela arrive… Naturellement, on a envoyé à Paris les
empreintes digitales !… On vient de recevoir la réponse… Eh bien !…
— Eh bien ?
— Notre cadavre est mort depuis
des années !
— Tu dis ?
— Je dis qu’officiellement
notre cadavre est cadavre depuis des années. Il s’agit d’un certain Meyer,
connu sous le nom de Samuel, condamné à mort à Alger et…
Maigret s’était soulevé sur les
coudes.
— Et exécuté ?
— Non ! Décédé à l’hôpital
quelques jours avant son exécution !
Mme Maigret ne put
s’empêcher d’esquisser un sourire attendri, un tout petit peu moqueur, devant
le visage rayonnant de son mari.
Il surprit ce sourire, faillit
sourire à son tour. La dignité l’emporta. Il eut le front grave qui convenait.
— Qu’est-ce qu’il avait fait,
Samuel ?
— La réponse de Paris ne le dit
pas. Nous n’avons reçu qu’un télégramme chiffré. Nous aurons ce soir copie de
sa fiche. Il ne faut pas oublier que Bertillon reconnaît lui-même qu’il y a une
chance sur cent mille, si je ne me trompe, pour que les empreintes de deux
hommes se ressemblent. Rien n’empêche que nous soyons tombés sur cette
exception-là…
— Le procureur tire une
tête ?
— Bien entendu, il est ennuyé.
Il parle maintenant de faire appel à la Brigade mobile. Mais il a peur de
tomber sur des inspecteurs qui viendront prendre leurs instructions chez toi.
Il m’a demandé si tu avais beaucoup d’influence dans la Maison, etc.
— Bourre-moi une pipe !
dit Maigret à sa femme.
— C’est la troisième !
— Peu importe ! Je parie
que je n’ai même plus 37 de fièvre ! Samuel ! Les souliers à
élastique ! Samuel est un Juif. Les Juifs ont généralement les pieds
sensibles. Ils ont aussi le culte de la famille : chaussettes tricotées.
Et le culte de l’économie : le complet vieux de trois ans, en drap
inusable…
Il s’interrompit.
— Je plaisante, mes
enfants ! Mais je puis bien vous dire la vérité ! Je viens de passer
quelques vilaines heures ! Rien que de penser à ce rêve… Maintenant, du
moins, le phoque – à moins que ce phoque ne soit une baleine ! – le
phoque, dis-je, a démarré… Et vous verrez qu’il ira cahin-caha son petit
bonhomme de chemin.
Il éclata de rire, parce que Leduc
regardait Mme Maigret avec inquiétude.
VII
Samuel
Les deux nouvelles arrivèrent à peu
près en même temps, dans la soirée, quelques minutes avant la visite du
chirurgien. D’abord un télégramme d’Alger :
Docteur Rivaud inconnu hôpitaux.
Amitiés. Martin.
Maigret en avait à peine fait sauter
la bande que Leduc entrait, sans oser demander à son collègue ce qu’il lisait.
— Regarde ceci !
Il jeta les yeux sur la dépêche,
hocha la tête, soupira.
— Évidemment !
Et son geste signifiait :
— Évidemment qu’il ne faut pas
s’attendre à rencontrer de la simplicité dans cette affaire ! Nous
trouverons à chaque pas, au contraire, des obstacles nouveaux ! Et j’ai
raison de dire que le mieux à faire est de s’installer confortablement à la
Ribaudière.
Mme Maigret était
sortie. Malgré le crépuscule, Maigret ne pensait pas à tourner le commutateur.
Les réverbères de la place étaient allumés et il aimait, à cette heure-là,
retrouver leur guirlande régulière. Il savait que la maison qui s’éclairerait
la première était la seconde à gauche du garage et, sous la lampe, il devinerait
alors la silhouette, toujours penchée sur un ouvrage, d’une couturière.
— La police a des nouvelles
aussi ! grommela Leduc.
Il était embarrassé. Il ne voulait
pas avoir l’air de venir mettre Maigret au courant. Peut-être même lui avait-on
demandé de le laisser dans l’ignorance des résultats de l’enquête officielle.
— Des nouvelles de
Samuel ?
— Justement ! D’abord on a
reçu sa fiche. Ensuite Lucas, qui a eu à s’occuper de lui jadis, a téléphoné de
Paris, afin de donner des détails.
— Raconte !
— On ne sait pas exactement
d’où il est. Mais on a de bonnes raisons de croire qu’il est né en Pologne ou
en Yougoslavie. Quelque part par-là, en tout cas ! Un homme taciturne, qui
ne mettait pas volontiers les gens au courant de ses affaires. À Alger, il
avait un bureau. Devine de quoi ?
— Une spécialité terne, j’en
suis sûr !
— Commerce de
timbre-poste !
Et Maigret était ravi, parce que
cela cadrait à merveille avec l’individu du train.
— Commerce de timbre-poste qui
cachait autre chose, comme de juste ! Le plus fort, c’est que c’était si
bien fait que la police ne s’est aperçue de rien et qu’il a fallu un double
crime pour… Je répète grosso modo ce que Lucas a dit au téléphone. Le
bureau en question était à peu près une des plus grosses usines de faux
passeports et surtout de faux contrats de travail. Samuel avait des
correspondants à Varsovie, à Vilna, en Silésie, à Constantinople…
La nuit, maintenant, était toute
bleue. Les maisons se découpaient en blanc nacré. En bas, c’était la rumeur
habituelle de l’apéritif.
— Curieux ! articula
Maigret.
Mais ce qu’il trouvait curieux, ce
n’était pas la profession de Samuel. C’était de voir aboutir à Bergerac des
fils tendus jadis entre Varsovie et Alger !
Et surtout de retomber, en partant
d’une affaire purement locale, d’un crime de petite ville, sur la pègre
internationale.
Des gens comme Samuel, il en avait
eu des centaines à étudier, à Paris et ailleurs, et il l’avait toujours fait
avec une curiosité mêlée de gêne, pas tout à fait de répulsion, comme s’ils
eussent été d’une espèce différente de l’espèce humaine ordinaire.
Des individus que l’on retrouve
barmen en Scandinavie, gangsters en Amérique, tenanciers de maisons de jeu en
Hollande ou ailleurs, maîtres d’hôtel ou directeurs de théâtre en Allemagne,
négociants en Afrique du Nord…
C’était là, devant la place
idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force,
sa multitude et par le tragique de son destin.
Le Centre et l’Est de l’Europe,
depuis Budapest, jusqu’à Odessa, depuis Tallinn jusqu’à Belgrade, grouillant
d’une humanité trop dense…
Des centaines de milliers de juifs
affamés s’en allant chaque année dans toutes les directions : cales
d’émigrants à bord des paquebots, trains de nuit, enfants sur les bras, vieux
parents que l’on traîne, visages résignés, tragiques, défilant près des poteaux
frontières.
Chicago compte plus de Polonais que
d’Américains… La France en a absorbé des trains et des trains, et les
secrétaires de mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que
les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès…
Il y a tous ceux qui s’exilent
officiellement, avec des papiers en règle.
Il y a les autres, qui n’ont pas la
patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa…
Et alors, ce sont des Samuel qui
interviennent ! Des Samuel qui connaissent tous les villages-réservoirs et
toutes les destinations, toutes les gares frontières, tous les timbres de
consulats et les signatures de fonctionnaires…
Des Samuel qui parlent dix langues
et autant de dialectes…
Et qui cachent leur activité
derrière un commerce prospère, autant que possible international.
Bien trouvés, les
timbres-poste !
Monsieur Lévy, à Chicago,
Je vous adresse par le prochain
paquebot, deux cents timbres rares, vignette orange, de Tchécoslovaquie…
Et, bien entendu, Samuel, comme la
plupart de ses pareils, ne devait pas s’occuper que des hommes !
Dans les maisons spéciales de
l’Amérique du Sud, ce sont les Françaises qui constituent le dessus du panier.
Leurs expéditeurs travaillent à Paris, sur les grands boulevards.
Mais le gros de la troupe, la
marchandise à bon marché, est fournie par l’Est de l’Europe. Des filles de la
campagne qui partent là-bas à quinze ans ou à seize et en reviennent à vingt –
ou n’en reviennent pas ! – après avoir gagné leur dot !
Tout cela, c’est la pâture
quotidienne au Quai des Orfèvres.
Ce qui troublait Maigret, c’était la
brusque irruption de ce Samuel dans l’affaire de Bergerac où il n’y avait eu
jusque-là que le procureur Duhourceau, le docteur et sa femme, Françoise,
Leduc, le patron de l’hôtel…
L’intrusion d’un monde nouveau,
d’une atmosphère violemment différente…
Toute l’affaire, en somme, qui
changeait de ton ! En face de lui, Maigret voyait une petite épicerie dont
il finissait par connaître tous les bocaux. Plus loin, la pompe à essence du
garage, pompe qui ne devait être là que pour garnir, car on servait toujours
l’essence en bidons !
Leduc racontait :
— Encore une idée étonnante
d’avoir installé l’affaire en Algérie… Samuel avait d’ailleurs une clientèle
importante d’Arabes et même de nègres venus de l’intérieur…
— Son crime ?
— Deux crimes ! Deux
hommes de sa race, inconnus à Alger, qu’on a retrouvés morts dans un terrain
vague. Ils venaient tous les deux de Berlin. On a fait des recherches. On a
appris, de fil en aiguille, qu’ils travaillaient depuis longtemps avec Samuel.
L’enquête a duré des mois. On ne trouvait pas de preuves. Samuel est tombé
malade et, de l’infirmerie de la prison, il a fallu le transporter à l’hôpital.
« On a à peu près reconstitué
le drame : les deux associés de Berlin venant se plaindre d’irrégularités.
Samuel devait être un malin qui les volait tous. De là à des menaces…
« Et notre homme les a
supprimés !
« Il a été condamné à mort.
Mais on n’a pas eu besoin de l’exécuter, puisqu’il est mort à l’hôpital
quelques jours après le verdict…
« C’est tout ce que je sais.
Le docteur fut étonné de trouver les
deux hommes dans l’obscurité et ce fut lui qui, d’un geste sec, tourna le
commutateur. Puis il posa sa trousse sur la table, après un salut rapide, se
débarrassa de son pardessus de demi-saison, fit couler de l’eau chaude dans le
lavabo.
— Je te laisse ! dit Leduc
en se levant. Je te verrai demain.
Il ne devait pas être ravi d’avoir
été surpris par Rivaud dans la chambre de Maigret. Il habitait le pays,
lui ! Il avait intérêt à ménager les deux camps, puisque aussi bien il
existait maintenant deux camps !
— Soigne-toi bien ! Au
revoir, docteur !
Et celui-ci, qui se savonnait les
mains, répondit par un grognement.
— La température ?
— Couci-couça, riposta Maigret.
Il se sentait d’humeur enjouée,
comme au début de l’affaire, quand c’était un si grand bonheur pour lui de se
sentir encore vivant.
— La douleur ?
— Bah ! Je commence à
m’habituer…
Il y avait une série de gestes
quotidiens, toujours les mêmes, qui étaient devenus une sorte de rite, et cela
s’accomplit une fois de plus.
Pendant ce temps, le visage de
Rivaud était sans cesse très près de celui de Maigret, qui remarqua
soudain :
— Vous n’avez pas le type
israélite très prononcé !
Pas de réponse, mais la respiration
régulière, un peu sifflante, du docteur qui sondait la blessure. Quand ce fut
fini, le pansement remis en place, il déclara :
— Vous êtes désormais
transportable.
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous n’êtes plus
prisonnier dans cette chambre d’hôtel. N’était-il pas question que vous alliez
passer quelques jours chez votre ami Leduc ?
Un homme maître de lui, c’était un
fait ! Depuis un quart d’heure au moins, Maigret le tenait sous son regard
et il ne bronchait pas, esquissant les gestes délicats de sa profession sans un
frémissement des doigts.
— Dorénavant, je ne viendrai
que tous les deux jours et, pour les autres soins, je vous enverrai mon
assistant. Vous pouvez avoir toute confiance en lui.
— Autant qu’en vous ?
Il y avait des moments – c’était
rare, d’ailleurs ! – où Maigret ne pouvait s’empêcher de lancer une petite
phrase de ce genre, avec un air benêt qui lui donnait tout son sel.
— Bonsoir !
Et voilà ! Il était
parti ! Maigret restait à nouveau seul avec tous ses personnages dans la
tête, plus le fameux Samuel qui était venu s’ajouter à la collection et qui,
d’emblée, avait pris la première place.
Un Samuel qui, comme ultime
originalité, avait celle, peu courante, d’être mort deux fois !
Était-ce lui, l’assassin des deux
femmes, le maniaque de l’aiguille !
Dans ce cas, il y avait déjà
plusieurs bizarreries, deux au moins : d’abord qu’il ait choisi Bergerac
pour théâtre de ses exploits.
Les gens de cette sorte préfèrent
les villes où les habitants sont plus mélangés et où, par conséquent, ils ont
des chances de passer inaperçus.
Or, on n’avait jamais vu Samuel à
Bergerac, ni dans tout le département, et il n’était pas homme, avec ses
souliers vernis, à vivre dans les bois comme un bandit d’opérette.
Fallait-il supposer qu’il trouvait
abri chez quelqu’un ? Chez le docteur ? Chez Leduc ? Chez
Duhourceau ? À l’Hôtel d’Angleterre ?
Deuxièmement les crimes d’Alger
étaient des crimes réfléchis, des crimes intelligents, visant à la suppression
de complices devenus dangereux.
Les crimes de Bergerac, au
contraire, étaient l’œuvre d’un maniaque, d’un obsédé sexuel ou d’un
sadique !
Entre les premiers et les autres,
Samuel était-il devenu fou ? Ou bien, pour une raison subtile, avait-il
éprouvé le besoin de simuler la folie, et l’histoire de l’aiguille n’était-elle
qu’un sinistre paravent ?
— Je serais curieux de savoir
si Duhourceau est déjà allé en Algérie ! grommela Maigret à mi-voix.
Sa femme entrait. Elle était lasse.
Elle jeta son chapeau sur la table, se laissa tomber dans la bergère.
— Quel métier tu as choisi,
soupira-t-elle. Quand je pense que tu t’agites de la sorte toute ta vie…
— Du nouveau ?
— Rien d’intéressant. J’ai
entendu dire qu’on avait reçu le rapport de Paris au sujet de Samuel. On garde
le secret.
— Je le connais.
— Leduc ? C’est bien de sa
part. Car tu n’as pas meilleure presse dans le pays. Les gens sont déroutés. Il
y en a qui prétendent que l’histoire Samuel n’a rien de commun avec les crimes
du fou, qu’il s’agit tout simplement d’un homme qui est venu se suicider dans
les bois, et qu’un jour ou l’autre il y aura une autre femme assassinée…
— Tu t’es promenée du côté de
la villa de Rivaud ?
— Oui. Je n’ai rien vu. Par
contre, j’ai appris une toute petite chose qui n’a peut-être pas d’importance.
À deux ou trois reprises, il est venu à la villa une femme d’un certain âge,
assez vulgaire, qu’on croit être la belle-mère du docteur. Mais personne ne
sait où elle habite, ni si elle vit encore. La dernière fois, c’était il y a
deux ans.
— Passe-moi l’appareil
téléphonique !
Et Maigret demanda le commissariat.
— C’est le secrétaire ?…
Non, pas la peine de déranger le patron… Dites-moi simplement le nom de jeune
fille de Mme Rivaud… Je suppose que vous n’y voyez aucun
inconvénient.
Quelques instants plus tard il
souriait. La main sur le micro, il dit à sa femme :
— On est allé appeler le
commissaire pour savoir si l’on doit me donner le renseignement ! Ils sont
embarrassés ! Ils voudraient bien refuser. Allô !… Oui… Vous
dites ?… Beausoleil ?… Je vous remercie…
Et, après avoir raccroché :
— Un nom magnifique ! Et
maintenant, je vais te donner un travail de bénédictin ! Tu vas prendre le
bottin ! Tu feras une liste de toutes les écoles de médecine de France. Tu
téléphoneras à chacune d’elles et tu demanderas s’il y a eu un diplôme décerné,
voilà quelques années, à un certain Rivaud…
— Tu crois qu’il ne serait pas…
Mais… mais alors, comme c’est lui qui t’a soigné…
— Va toujours !
— Tu veux que je téléphone de
la cabine qui est en bas ? J’ai remarqué que, de la salle, on entend tout
ce qui se dit…
— Justement !
Et il resta seul une fois de plus,
bourra une pipe, ferma la fenêtre, car la température fraîchissait.
Il n’avait besoin d’aucun effort
pour imaginer la villa du médecin, la maison sombre du procureur.
Lui qui éprouvait une telle volupté
à aller renifler des atmosphères !
Celle de la villa ne devait-elle pas
être des plus curieuses ? Un décor simple, net de lignes ! Une de ces
maisons qui font envie à ceux qui passent et qui se disent :
— Comme ils sont heureux
là-dedans !
On voit des pièces claires, des
rideaux éblouissants, des fleurs dans le jardin, des cuivres qui étincellent…
L’auto ronronne à la porte du garage… Une jeune fille svelte saute au volant,
ou bien c’est le chirurgien aux allures si nettes…
Que pouvaient-ils se dire, le soir,
tous les trois ? Est-ce que Mme Rivaud était au courant
des amours de sa sœur et de son mari ?
Elle n’était pas jolie ! Elle
le savait ! Elle n’avait rien d’une amoureuse, mais faisait plutôt penser
à une mère de famille résignée…
Et Françoise, elle, qui éclatait de
vie !
Est-ce qu’on se cachait pour
elle ? Les baisers s’échangeaient-ils, furtifs, derrière les portes ?
Était-ce au contraire une situation
admise une fois pour toutes ? Maigret avait vu cela ailleurs, dans une
maison bien plus austère d’apparence. Et c’était en province aussi !
D’où sortaient ces Beausoleil ?
L’histoire de l’hôpital d’Alger était-elle vraie ?
En tout cas, Mme Rivaud
devait être, en ce temps-là, une petite fille du peuple. Cela se sentait à de
menus détails, à certains regards, à certains gestes, à un rien dans le
maintien, dans la façon de s’habiller…
Deux petites filles du peuple…
L’aînée, qui marquait davantage, trahissait même après des années ses
origines.
La plus jeune, au contraire, beaucoup
mieux adaptée et capable de faire illusion…
Est-ce qu’elles se
détestaient ? Est-ce qu’elles se faisaient des confidences ?
Étaient-elles jalouses l’une de l’autre ?
Et la mère Beausoleil, qui était
venue deux fois à Bergerac ? Sans savoir pourquoi, Maigret évoquait une
grosse commère ravie d’avoir casé ses filles, leur recommandant d’être bien
gentilles avec un monsieur aussi important et aussi riche que le chirurgien.
On lui faisait sans doute une petite
rente !
— Je la vois très bien à Paris,
dans le dix-huitième arrondissement, ou mieux encore, à Nice…
S’entretenait-on des crimes, en
dînant ?
Faire une visite là-bas, une seule,
de quelques minutes seulement ! Regarder les murs, les bibelots, les menus
objets traînant dans toute maison et révélant si bien la vie intime d’une
famille !
Chez M. Duhourceau aussi !
Car il y avait un lien, peut-être extrêmement ténu, mais il y en avait
un !
Tout cela formait un clan !
Cela se soutenait !
Brusquement Maigret sonna, fit prier
le patron de monter. Et il lui demanda à brûle-pourpoint :
— Savez-vous si
M. Duhourceau dîne souvent chez les Rivaud ?
— Tous les mercredis. Je le
sais parce qu’il ne veut pas avoir sa voiture à lui et que c’est mon neveu qui
fait le taxi et…
— Merci !
— C’est tout ?
L’hôtelier s’en allait, ahuri. Et
Maigret, autour de la nappe blanche qu’il imaginait, plaçait un convive de
plus : le procureur de la République, qu’on devait mettre à droite de Mme Rivaud.
— Et c’est un mercredi, ou
plutôt la nuit de mercredi à jeudi, que j’ai été assailli en sautant du train
et que Samuel a été tué ! découvrit-il soudain.
Donc, ils avaient dîné ensemble,
là-bas. Maigret avait l’impression d’avancer soudain à pas de géant. Il
décrocha le récepteur téléphonique.
— Allô ! Le bureau de
Bergerac ? Ici, police, mademoiselle…
Il faisait la grosse voix, car il
avait peur d’être éconduit.
— Voulez-vous me dire si
mercredi dernier M. Rivaud a reçu une communication téléphonique de
Paris ?
— Je vais consulter sa feuille.
Cela ne prit pas une minute.
— Il a reçu à deux heures de
l’après-midi une communication d’Archives 14-67…
— Vous avez là-bas la liste des
abonnés de Paris classés par numéros ?
— Il me semble avoir vu ça
quelque part. Vous gardez l’appareil ?
Une jolie fille, sûrement ! Et
gaie ! Maigret lui parlait en souriant.
— Allô !… J’ai trouvé.
C’est le Restaurant des Quatre-Sergents, place de la Bastille.
— Une communication de trois
minutes ?
— Non ! Trois
unités ! Autrement dit neuf minutes.
Neuf minutes ! À deux
heures ! Le train partait à trois ! Le soir, pendant que Maigret
roulait, dans le wagon surchauffé, sous la couchette de son compagnon tourmenté
par l’insomnie, le procureur dînait chez les Rivaud…
Maigret était en proie à une
impatience folle. Pour un peu, il eût sauté de son lit ! Car il sentait qu’il
approchait du but mais que ce n’était plus le moment de se tromper.
La vérité était là, quelque part, à
portée de la main. Ce n’était plus qu’une question de flair, d’interprétation
des éléments qu’il possédait…
Seulement, c’est à ces moments-là
qu’on risque de se lancer tête baissée sur une fausse piste.
— Voyons… Ils sont à table…
Qu’est-ce que Rosalie a insinué contre M. Duhourceau ?… Sans doute
des ardeurs incompatibles avec son âge et ses fonctions… Dans les petites
villes, on ne peut pas caresser le menton d’une fillette sans passer pour un
vilain monsieur… Est-ce que Françoise ?… C’est assez bien le type de femme
à enflammer un homme d’un certain âge… Donc, ils sont à table… Dans le train,
Samuel et moi… Et Samuel a déjà peur… Car c’est un fait qu’il a peur… Il
tremble… Il respire mal…
Maigret était en nage. Il entendait,
en bas, les serveuses remuer des assiettes.
— Est-ce qu’il saute du train
en marche parce qu’il se croit poursuivi ou parce qu’il se croit
attendu ?
Ça, c’est une question-base !
Maigret le sent. Il a touché un point sensible. Il répète à mi-voix, comme si
quelqu’un allait lui répondre :
— … parce qu’il se sent
poursuivi ou parce qu’il se croit attendu…
Or, le coup de téléphone…
Sa femme entre, si agitée qu’elle ne
remarque pas l’animation de Maigret.
— Il faut faire venir tout de
suite un médecin, un vrai ! C’est inouï ! C’est un crime… Quand je
pense…
Et elle le regarde comme pour
chercher sur son visage des stigmates inquiétants.
— Il n’a pas de diplôme !…
Il n’est pas médecin !… On ne l’a trouvé nulle part sur les registres… Je
comprends maintenant cette fièvre qui dure, cette plaie qui ne se referme pas…
— Et voilà ! triomphe
Maigret. C’est parce qu’il se sait attendu !
La sonnerie résonne. La voix du
patron, à l’appareil !
— M. Duhourceau demande
s’il peut monter !
VIII
Un bibliophile
D’un instant à l’autre, la
physionomie de Maigret se transforma, devint neutre, morne, résignée, comme
celle d’un malade quelconque qui s’enfonce dans l’ennui.
Peut-être à cause de cela la physionomie
de la chambre, elle aussi, changea. Elle était sans prestige, avec le lit
défait qu’on avait changé de place, le rectangle de tapis plus neuf là où il se
trouvait auparavant, des médicaments sur la table de nuit, le chapeau de Mme Maigret
ailleurs.
Comme par hasard, Mme Maigret
venait d’allumer un petit réchaud à alcool pour y préparer une tisane.
L’ensemble, vu ainsi, était un peu
écœurant. On frappa de petits coups secs à la porte. Mme Maigret
alla au-devant du procureur et celui-ci, après s’être incliné, lui tendit tout
naturellement sa canne et son chapeau, se dirigea vers le lit.
— Bonsoir, commissaire.
Il n’était pas trop embarrassé. Il
faisait plutôt penser à un homme qui s’est remonté pour accomplir une tâche
déterminée.
— Bonsoir, monsieur le
procureur. Asseyez-vous, je vous en prie…
Et, pour la première fois, Maigret
vit un sourire sur le visage renfrogné de M. Duhourceau. Un retroussis des
lèvres ! C’était préparé aussi !
— J’ai eu presque des remords à
cause de vous… Cela vous étonne ?… Oui, je m’en suis voulu d’avoir été un
peu trop sévère à votre égard… Il est vrai que vous avez parfois une attitude
tellement crispante…
Il était assis, les deux mains à
plat sur les cuisses, le corps penché en avant et Maigret le regardait en face,
mais avec de gros yeux qui paraissaient vides de pensées.
— Bref, j’ai résolu de vous
mettre au courant de…
Certes, le commissaire entendait.
Mais il eût été bien incapable de répéter la moindre des phrases de son
interlocuteur. Il était occupé, en réalité, à l’étudier trait par trait, tant
au physique qu’au moral.
Un teint très clair, presque trop
clair, que les cheveux gris et les poils de moustache mettaient encore en
valeur… M. Duhourceau n’avait pas de maladie de foie… Il n’était pas
sanguin, ni goutteux…
De quel côté donnait-il prise à la
maladie ? Car on n’atteint pas soixante-cinq ans sans se sentir un point
faible !
« Artériosclérose ! »
répondit Maigret.
Et il fixait les doigts maigres, les
mains à la peau soyeuse mais aux veines saillantes et dures comme du verre.
Un petit homme sec, nerveux,
intelligent, rageur !
« Et moralement, quel est son
point faible, quel est son vice ? »
Il y en avait un ! Cela se
sentait ! Sous toute la dignité du procureur, il y avait quelque chose de
flou, de fuyant, de honteux…
Il parlait :
— … dans deux ou trois jours,
au plus tard, l’instruction sera close… Car les faits parlent
d’eux-mêmes !… Comment Samuel a-t-il échappé à la mort et a-t-il fait
enterrer un autre à sa place, ceci regarde le Parquet d’Alger, s’il lui plaît de
déterrer cette vieille histoire… À mon avis, il n’en sera même pas question…
Il y avait des moments où sa voix
baissait d’un ton. C’était quand il cherchait le regard de Maigret et qu’il ne
trouvait que du vide ! Alors, il se demandait si le commissaire
l’écoutait, s’il ne fallait pas prendre cette absence comme une ironie
supérieure.
Il faisait un effort, sa voix se
raffermissait.
— Toujours est-il que ce
Samuel, qui n’était peut-être déjà pas trop sain d’esprit là-bas, arrive en
France, se cache un peu partout et est bientôt en proie à la folie… C’est un
cas fréquent, le docteur Rivaud vous le dira… Il commet ses crimes… Dans le
train, il croit que vous êtes sur sa piste… Il tire dans votre direction et, de
plus en plus affolé, il finit par se suicider…
Le procureur ajouta avec un geste
beaucoup trop désinvolte :
— Remarquez que je n’attache
guère d’importance à l’absence du revolver près du cadavre… Les annales
judiciaires nous fournissent des centaines d’exemples de ce genre… Un rôdeur
peut être passé par là, ou un enfant… Et cela se saura dans dix ans ou dans
vingt… L’important, c’est que le coup de feu ait été tiré d’assez près et
l’autopsie démontre que c’est le cas… Voilà, en quelques mots…
Maigret, lui, se répétait :
« Quel est son
vice ? »
Pas l’alcool ! Pas le
jeu ! Et, chose étrange, le commissaire était tenté de répondre : pas
les femmes !
L’avarice ? C’était déjà plus
plausible ! On imaginait mieux M. Duhourceau, toutes portes closes,
ouvrant son coffre-fort et alignant sur la table des liasses de billets, des
petits sacs d’or…
Pour tout dire, il donnait plutôt
l’impression d’un solitaire ! Or, le jeu est un vice en commun !
L’amour aussi ! L’alcool presque toujours…
— M. Duhourceau, êtes-vous
déjà allé en Algérie ?
— Moi ?
Quand quelqu’un répond
« moi » de la sorte, c’est neuf fois sur dix qu’il veut gagner du
temps.
— Pourquoi me demandez-vous
ça ? Est-ce que j’ai l’air d’un colonial ? Non, je ne suis jamais
allé en Algérie, ni même au Maroc. Mon plus grand voyage a consisté à visiter
les fjords de Norvège. C’était en 1923…
— Oui… Je ne sais vraiment pas
pourquoi je vous ai posé cette question… Vous ne pouvez vous imaginer à quel
point cette perte de sang m’a affaibli…
Encore un vieux truc de
Maigret : passer d’un sujet à un autre et parler tout à coup de choses qui
n’ont aucun lien avec la conversation.
L’interlocuteur, qui craint un
piège, essaie de deviner une intention cachée là où il n’y en a pas. Il fait un
effort cérébral violent, s’énerve, se fatigue et finit par perdre le fil de ses
propres idées.
— C’est ce que je disais au
docteur. Au fait, qui fait la cuisine, chez eux ?
— Mais…
Et Maigret ne lui donnait pas le
temps de répondre.
— Si c’est une des deux sœurs,
ce n’est certainement pas Françoise ! On la voit mieux au volant d’une
voiture de luxe qu’en train de surveiller un ragoût… Voulez-vous être assez
aimable pour me passer le verre d’eau ?…
Et Maigret, soulevé sur un coude, se
mit à boire, mais si maladroitement qu’il laissa tomber le verre et son contenu
sur la jambe de M. Duhourceau.
— Excusez-moi !… C’est
stupide !… Ma femme va vous essuyer immédiatement… Encore heureux que cela
ne fasse pas tache…
L’autre était furieux. L’eau, qui
avait transpercé le pantalon, devait lui couler le long du mollet.
— Ne vous dérangez pas, madame…
Comme votre mari dit, cela ne fait pas tache… Cela n’a donc pas d’importance…
Il y mettait de l’ironie.
Les discours de Maigret, ce petit
incident par surcroît, lui avaient fait perdre la bonne humeur de commande
affichée au début. Il était debout. Il se souvenait qu’il avait encore
différentes choses à dire.
Mais maintenant il jouait mal son
rôle, n’atteignant qu’à une cordialité très relative.
— Quant à vous, commissaire,
quelles sont vos intentions ?
— Toujours les mêmes !
— C’est-à-dire ?…
— Arrêter l’assassin, bien
entendu ! Puis ma foi, si j’ai encore du temps devant moi, aller voir
enfin cette Ribaudière où je devrais me trouver depuis une dizaine de jours.
M. Duhourceau était blême de
colère, d’indignation. Comment ? Il s’était donné la peine de rendre cette
visite, de raconter tout ce qu’il avait raconté, de faire presque la cour à
Maigret !
Puis, après lui avoir renversé un
verre d’eau sur la jambe – et le procureur était persuadé que Maigret l’avait
fait exprès ! – on lui déclarait tranquillement :
— Je vais arrêter
l’assassin !
On lui disait cela, à lui,
magistrat, au moment même où il venait d’affirmer qu’il n’y avait plus
d’assassin ! Est-ce que cela n’avait pas l’air d’une menace ?
Fallait-il partir une fois de plus en claquant les portes ?
Eh bien ! M. Duhourceau
parvint à sourire.
— Vous êtes obstiné,
commissaire !
— Vous savez, quand on est
couché toute la journée et qu’on n’a rien à faire… Vous n’auriez pas, par
hasard, quelques livres à me prêter ?…
Encore un coup de sonde. Et Maigret
eut bien l’impression que le regard de son interlocuteur était plus inquiet…
— Je vous en enverrai…
— Des ouvrages gais, n’est-ce
pas ?
— Il est temps que je m’en
aille…
— Ma femme va vous apporter
votre chapeau et votre canne ! Vous dînez chez vous ?
Et il tendit sa main au procureur,
qui n’osa pas la refuser. La porte refermée, Maigret resta immobile, le regard
au plafond, et sa femme commença :
— Tu crois que… ?
— Est-ce que Rosalie travaille
toujours à l’hôtel ?
— Je crois que c’est elle que
j’ai rencontrée dans l’escalier.
— Tu devrais aller me la
chercher.
— Les gens vont encore dire…
— Peu importe !
En attendant, Maigret se
répétait :
« Duhourceau a peur ! Il a
eu peur dès le début ! Peur qu’on découvre l’assassin et peur qu’on
pénètre dans sa vie privée ! Rivaud aussi a peur. Mme Rivaud
a peur… »
Restait à établir quel rapport ces
gens pouvaient avoir avec Samuel, exportateur de pauvres diables de l’Europe
centrale et spécialiste en fausses pièces officielles !
Le procureur n’était pas israélite.
Rivaud l’était peut-être, mais ce n’était pas sûr.
La porte s’ouvrait. Rosalie entrait,
suivie de Mme Maigret, et elle essuyait ses grosses mains
rouges à son tablier de toile.
— Monsieur m’a fait
appeler ?
— Oui, mon petit… Entrez…
Asseyez-vous ici…
— Nous n’avons pas le droit de
nous asseoir dans les chambres !
Le ton faisait présager de la
suite ! Ce n’était plus la fille bavarde et familière des jours
précédents. On avait dû la chapitrer, l’intimider peut-être par des menaces.
— Je voulais vous demander un
simple renseignement. Vous n’avez jamais travaillé chez le procureur ?
— J’y ai travaillé deux
ans !
— C’est bien ce que je
pensais ! Comme cuisinière ? Comme femme de chambre ?
— Il n’a pas besoin de femme de
chambre, puisque c’est un homme !
— Évidemment !… Dans ce
cas, vous faisiez les gros travaux… C’est vous qui deviez cirer les parquets,
prendre les poussières…
— Je faisais le ménage,
quoi !
— C’est cela ! Et c’est
ainsi que vous avez surpris les petits secrets de la maison ! Il y a
combien d’années de ça ?
— Il y a un an que j’ai quitté
la place !
— Autrement dit, vous étiez
aussi belle fille qu’aujourd’hui… Mais si !…
Maigret ne riait pas. Il avait un
art tout particulier pour dire ces choses avec un air de conviction admirable.
Rosalie, d’ailleurs, n’était pas laide. Elle avait des formes plantureuses qui
avaient déjà dû attirer bien des mains curieuses.
— Est-ce que le procureur
venait vous regarder travailler ?
— Il n’aurait plus manqué que
ça ! C’est moi qui l’aurais laissé traîner dans mes seaux et mes torchons !
Une chose adoucissait un peu
Rosalie : c’était de voir Mme Maigret vaquer à de menus
travaux de ménage. C’était elle, surtout, qu’elle regardait et à certain moment
elle ne put s’empêcher de dire :
— Je vous apporterai une petite
brosse… Il y en a en bas… Avec le balai, c’est trop fatigant…
— Le procureur recevait
beaucoup de femmes ?
— Je ne sais pas !
— Mais si ! Répondez-moi
gentiment, Rosalie ! Vous n’êtes pas seulement une belle fille, vous êtes
une bonne fille, et vous vous souvenez que j’ai été le seul à vous défendre,
l’autre jour, quand ils insinuaient…
— Ça ne servirait quand même à
rien !
— Quoi ?
— Que je parle ! D’abord
Albert – c’est mon fiancé – y perdrait son avenir, car il veut entrer dans
l’administration… Puis on me ferait enfermer comme folle !… Tout ça parce
que je rêve toutes les nuits et que je raconte mes rêves…
Elle s’animait. Il n’y avait plus
qu’à la pousser un peu.
— Vous parliez de scandale…
— Si ce n’était que cela !
— Donc, vous me disiez que
M. Duhourceau ne recevait pas de femmes ! Mais il va souvent à
Bordeaux…
— Ça je m’en moque !
— Alors, le scandale…
— Tout le monde pourrait vous
le raconter… Car ça s’est su… Il y a bien deux ans de ça… Un paquet est arrivé
à la poste, un petit paquet recommandé qui venait de Paris… Or, quand le
facteur a voulu le prendre, il s’est aperçu que l’étiquette s’était décollée…
On ne savait plus pour qui c’était… Il n’y avait pas de nom d’expéditeur…
« On a attendu huit jours avant
de l’ouvrir, parce qu’on espérait que quelqu’un viendrait le réclamer… Et
savez-vous ce qu’on a trouvé ?…
« Des photographies !…
Mais pas des photographies comme les autres… Rien que des femmes nues… Et pas
seulement des femmes… Des couples…
« Alors, pendant deux ou trois
jours, on s’est demandé qui recevait des choses pareilles à Bergerac… Le
receveur des postes avait même appelé le commissaire…
« Eh bien ! un beau jour,
on a vu passer un paquet tout pareil, emballé dans le même papier… L’étiquette
était du même modèle que celle qui s’était décollée et le colis était adressé à
M. Duhourceau ! Voilà !…
Maigret n’était pas étonné du tout.
N’avait-il pas conclu tout à l’heure : vice solitaire ?
Ce n’était pas pour compter son
argent que le vieillard s’enfermait le soir dans son bureau sombre du premier
étage ! C’était pour contempler des photographies, sans doute aussi des
livres libertins.
— Écoutez-moi, Rosalie !
Je vous promets de ne pas parler de vous ! Avouez que, quand vous avez
appris ce que vous venez de dire, vous avez regardé dans les bibliothèques…
— Qui est-ce qui vous l’a
dit ?… D’abord, celles du bas, qui ont des grillages, étaient toujours
fermées… Une fois seulement j’en ai trouvé une qui avait sa clé…
— Et qu’est-ce que vous avez
vu ?
— Vous le savez bien !
Même que j’en ai eu le cauchemar pendant des nuits et que je suis restée plus
d’un mois à ne pas vouloir approcher d’Albert…
Hum ! Ses relations avec le
blond fiancé se précisaient !
— Des livres très gros,
n’est-ce pas ? Sur du beau papier, avec des gravures…
— Oui… Et d’autres… Des choses
qu’on n’imagine pas…
Est-ce que c’était là tout le secret
de M. Duhourceau ?
Dans ce cas, c’était
pitoyable ! Un pauvre bonhomme, célibataire, isolé à Bergerac où il ne
pouvait sourire à une femme sans que cela fît scandale…
Il se consolait en devenant
bibliophile à sa manière, en collectionnant les estampes galantes, les
photographies érotiques, les livres que les catalogues nomment aimablement
« ouvrages pour connaisseurs ».
Et il avait peur…
Seulement, cette passion-là n’avait
guère de rapport avec les deux femmes assassinées ni surtout avec Samuel !
À moins que Samuel ne fût son
fournisseur de photos ? Oui ? Non ?… Maigret hésitait. Rosalie
se balançait d’une jambe à l’autre, très rouge, étonnée elle-même d’en avoir
tant dit.
— Si votre femme n’avait pas
été ici, je n’aurais jamais osé…
— Est-ce que le docteur Rivaud
venait souvent chez M. Duhourceau ?
— Presque jamais ! Il
téléphonait !
— Personne de sa famille ?
— Sauf Mlle Françoise,
qui lui a servi de secrétaire !
— Au procureur ?
— Oui ! Elle avait même apporté
une petite machine à écrire qui se renfermait dans une boîte.
— Elle s’occupait des affaires
judiciaires ?
— Je ne sais pas de quoi elle
s’occupait, mais c’était un travail à part, qu’elle faisait dans le petit
bureau qu’une tenture sépare de la bibliothèque… Une grosse tenture en velours
vert…
— Et ?… commença Maigret.
— Je n’ai pas dit ça ! Je
n’ai rien vu !
— Cela n’a pas continué ?
— Pendant six mois… Puis la
demoiselle est allée chez sa mère, à Paris ou à Bordeaux, je ne sais pas au
juste…
— En résumé, M. Duhourceau
ne vous a jamais fait la cour ?
— Il aurait été bien
reçu !
— Et vous ne savez rien !
Je vous remercie ! Je vous promets que vous ne serez pas inquiétée, que
votre fiancé ne saura pas que vous êtes venue ici ce soir.
Quand elle fut sortie, Mme Maigret,
qui avait refermé la porte, soupira :
— Si c’est pas
malheureux !… Des hommes intelligents, qui occupent une pareille
situation…
Elle s’étonnait toujours, Mme Maigret,
quand elle découvrait quelque chose de pas joli ! Elle ne concevait même
pas la possibilité d’instincts plus troubles que ses instincts de brave épouse
désolée de n’avoir pas d’enfant.
— Tu crois que cette fille
n’exagère pas ? Si tu veux mon avis, elle cherche à se rendre
intéressante ! Elle raconterait n’importe quoi, pourvu qu’on
l’écoute ! Et maintenant, je parierais qu’elle n’a jamais été attaquée…
— Moi aussi !
— C’est comme la belle-sœur du
docteur… Elle n’est pas forte… On la renverserait d’une main… Et elle serait
parvenue à se débarrasser de l’homme ?…
— Tu as raison !
— Je vais plus loin ! Je
pense que si cela continue, dans huit jours on ne s’y reconnaîtra plus entre la
vérité et le mensonge ! Ces histoires-là font travailler les
cervelles ! Les gens racontent le matin, comme leur étant arrivées, des
histoires qu’ils ont pensées le soir en s’endormant… Voilà déjà
M. Duhourceau qui devient un vilain monsieur !… Demain, on te dira
que le commissaire de police trompe sa femme et que… Mais toi ! Qu’est-ce
qu’on peut bien dire sur toi ?… Car il n’y a pas de raison pour qu’on n’en
parle pas… Il faudra un jour ou l’autre que je leur montre notre livret de
famille si je ne veux pas passer pour ta maîtresse…
Maigret la regardait en riant avec
attendrissement. Elle s’emballait. Toutes ces complications l’effrayaient.
— C’est comme ce docteur qui
n’est pas docteur…
— Qui sait ?
— Comment, qui sait ?
Puisque j’ai téléphoné à toutes les universités, à toutes les écoles de
médecine et que…
— Donne-moi ma tisane,
veux-tu ?
— Celle-là, au moins, ne te
fera pas de mal, car ce n’est pas lui qui l’a ordonnée.
Tout en buvant, il gardait la main
de sa femme dans la sienne. Il faisait chaud. Un filet de vapeur fusait du
radiateur avec un sifflement régulier, comme un ronron de matou.
En bas, le dîner était terminé. Les
parties de jacquet et de billard commençaient.
— Une bonne tisane, c’est
encore ce qui…
— Oui, chérie… Une bonne
tisane…
Et il lui embrassa la main, avec une
tendresse qui se cachait sous des airs ironiques.
— Tu verras ! Si tout va
bien, dans deux ou trois jours, nous serons chez nous…
— Et tu commenceras une
nouvelle enquête !
IX
L’enlèvement de la chanteuse légère
Maigret s’amusait de l’air embarrassé
de Leduc, qui grommelait :
— Qu’appelles-tu me confier une
mission délicate ?
— Une mission, si tu veux, que
tu es seul capable de remplir ! Allons ! Ne fais pas cette
tête-là ! Il ne s’agit ni d’aller cambrioler le procureur, ni de pénétrer
par escalade et effraction dans la villa des Rivaud…
Et Maigret attira à lui un journal
de Bordeaux, souligna de l’ongle une petite annonce.
On recherche une dame Beausoleil,
anciennement à Alger, pour héritage. S’adresser notaire Maigret, Hôtel
d’Angleterre, à Bergerac. Urgent.
Leduc ne riait pas. Il regardait son
collègue d’un air saumâtre.
— Tu veux que je fasse le faux
notaire ?
Et il disait cela avec un tel
enthousiasme à rebours que Mme Maigret, qui était au fond de la
chambre, ne put s’empêcher de rire.
— Mais non ! L’annonce a
paru dans une dizaine de journaux de la région bordelaise et dans les
principaux quotidiens de Paris…
— Pourquoi Bordeaux ?
— Ne t’inquiète pas. Combien
arrive-t-il de trains par jour à Bergerac ?
— Trois ou quatre !
— Il ne fait ni trop chaud, ni
trop froid. Il ne pleut pas. Est-ce qu’il y a un bistrot devant la gare ?
Oui. Voici donc la mission : te trouver sur le quai à l’arrivée de chaque
train jusqu’à ce que tu aperçoives Mme Beausoleil…
— Mais je ne la connais
pas !
— Moi non plus ! Je ne
sais même pas si elle est grosse ou maigre. Elle doit avoir entre quarante et
soixante ans. Et j’ai plutôt dans l’idée qu’elle est grasse.
— Cependant, puisque l’annonce
dit de se présenter ici, je ne vois pas pourquoi je…
— Très subtil ! Seulement,
moi, je prévois qu’il y aura à la gare une troisième personne, qui empêchera la
dame de venir ici. Compris la mission ? Amener la dame quand même. En
souplesse !
Maigret n’avait jamais vu la gare de
Bergerac, mais il avait sous les yeux une carte postale qui la représentait. On
distinguait le quai éclairé en plein par le soleil, le petit bureau du chef de
gare, la lampisterie.
C’était assez savoureux d’imaginer
le pauvre Leduc, avec son chapeau de paille, faisant les cent pas en attendant
chaque train, dévisageant les voyageurs, suivant toutes les dames mûres, leur
demandant au besoin si elles s’appelaient Beausoleil.
— Je compte sur toi ?
— Puisque c’est
nécessaire !
Et il s’en alla, piteux. On le vit
essayer le démarreur de sa voiture et, n’arrivant pas à mettre celle-ci en
marche, tourner longtemps la manivelle.
Un peu plus tard, l’assistant du
docteur Rivaud, qui remplaçait celui-ci auprès de Maigret, entrait dans la
chambre, adressait de grands saluts à Mme Maigret, puis au
commissaire.
C’était un jeune homme roux, timide,
osseux, qui se heurtait à tous les meubles, s’excusait par des kyrielles de
« pardon ».
— Pardon, madame… Pouvez-vous
me dire où il y a de l’eau chaude ?…
Et, comme il manquait de renverser
la table de nuit :
— Pardon !… Oh !
pardon…
Tout en soignant Maigret, il
s’inquiétait :
— Je ne vous fais pas
mal ?… Pardon… Vous ne voudriez pas vous tenir un peu plus droit ?…
Pardon…
Maigret souriait en pensant à Leduc
garant sa vieille Ford devant la gare.
— Le docteur Rivaud a beaucoup
de travail ?
— Il est très occupé,
oui ! Il est toujours très occupé.
— C’est un homme assez actif,
n’est-ce pas ?
— Très actif !… Je veux
dire qu’il est extraordinaire !… Pardon !… Pensez qu’il commence le
matin à sept heures, par la consultation gratuite… Puis il a sa clinique… Puis
à l’hôpital… Remarquez qu’il ne se fie pas à ses assistants, comme tant
d’autres, et qu’il veut voir tout par lui-même…
— L’idée ne vous est jamais
venue qu’il n’est peut-être pas médecin ?
L’autre faillit suffoquer, prit le
parti de rire.
— Vous plaisantez ! Le
docteur Rivaud n’est pas médecin : c’est un très grand médecin. Et, s’il
voulait vivre à Paris, il aurait bientôt une réputation unique.
L’opinion était sincère. On sentait
chez le jeune homme un enthousiasme réel, exempt d’arrière-pensées.
— Vous savez à quelle
université il a fait ses études ?
— À Montpellier, je crois.
Oui ! C’est bien cela… Il m’a parlé de ceux qui ont été ses professeurs,
là-bas. Ensuite, il a été assistant, à Paris, du docteur Martel.
— Vous en êtes certain ?
— J’ai vu, dans son
laboratoire, une photographie représentant le docteur Martel entouré de tous
ses élèves.
— C’est curieux.
— Pardon ! Est-ce que,
vraiment, l’idée vous est venue que le docteur Rivaud n’est pas médecin ?
— Pas spécialement…
— Je vous le répète et vous
pouvez m’en croire : c’est un maître ! Je ne lui fais qu’un seul
reproche, c’est celui de trop travailler car, à ce régime, il s’usera vite. Je
l’ai vu plusieurs fois dans un état de nervosité qui…
— Ces derniers temps ?
— Entre autres, oui ! Or,
vous avez vu qu’il ne m’a permis de le remplacer auprès de vous que quand la
guérison a été assurée. Et il ne s’agit pas d’un cas très grave ! Un autre
vous aurait passé dès le premier jour à son assistant…
— Ses collaborateurs l’aiment
beaucoup ?
— Tous l’admirent !
— Je vous demande s’ils
l’aiment.
— Oui… Je crois… il n’y a pas
de raison…
Mais il y avait une restriction dans
l’accent. L’assistant faisait évidemment une différence entre l’admiration et
l’affection.
— Vous allez souvent chez
lui ?
— Jamais ! Je le vois
chaque jour à l’hôpital.
— Si bien que vous ne
connaissez pas sa famille.
Pendant toute cette conversation,
c’étaient les soins habituels, les gestes que Maigret pouvait maintenant
prévoir les uns après les autres. Le store était baissé, tamisant le soleil,
mais on entendait les bruits de la place.
— Il a une bien jolie
belle-sœur.
Le jeune homme ne répondit pas,
feignit de ne pas avoir entendu.
— Il se rend assez souvent à
Bordeaux, n’est-ce pas ?
— On l’y appelle parfois !
S’il le voulait, il aurait des opérations à faire partout, à Paris, à Nice, et
même à l’étranger…
— Malgré sa jeunesse !
— Pour un chirurgien, c’est une
qualité ! On n’aime pas, en général, les chirurgiens d’un certain âge.
C’était fini. L’assistant se lavait
les mains, cherchait une serviette, bafouillait à l’adresse de Mme Maigret
qui lui en apportait une :
— Oh ! pardon…
Encore de nouveaux traits, pour
Maigret, à ajouter à la physionomie du docteur Rivaud. Ses confrères en
parlaient comme d’un maître. Il était d’une activité dévorante !
Ambitieux ? C’était
probable ! Et pourtant il ne s’installait pas à Paris, où sa place était
tout indiquée.
— Tu y comprends quelque
chose ? dit Mme Maigret quand ils furent seuls.
— Moi ?… Lève le store,
veux-tu ?… Il est évident qu’il est médecin. Sinon, il ne tromperait pas
longtemps son entourage, surtout en travaillant, non dans le secret d’un cabinet
de consultation, mais dans un hôpital…
— Pourtant, les universités…
— Une chose à la fois. Pour le
moment, j’attends Leduc, qui sera bien embarrassé de sa compagne. Tu n’as pas
entendu un train ? Si c’est celui de Bordeaux, il y a des chances que…
— Qu’est-ce que tu
espères ?
— Tu verras ! Donne-moi
les allumettes…
Il allait mieux. La température
était tombée à 37,5 et la raideur de son bras droit avait presque disparu. Ce
qui était meilleur signe encore, c’est que, dans son lit, il ne pouvait plus
rester immobile. Il passait son temps à changer de position, à arranger les
oreillers, à se soulever, à s’étendre…
— Tu devrais donner quelques
coups de téléphone…
— À qui ?
— Je voudrais connaître la
position de chaque personnage qui m’intéresse. Demande d’abord le procureur.
Quand tu entendras sa voix au bout du fil, raccroche…
Ce fut fait. Pendant ce temps-là,
Maigret contemplait la place et fumait sa pipe à petites bouffées.
— Il est chez lui !
— Maintenant, téléphone à
l’hôpital. Demande le docteur…
Il y était, lui aussi !
— Reste à téléphoner à sa
villa… Si c’est sa femme qui répond, demande Françoise… Si c’est Françoise,
demande Mme Rivaud…
Mme Rivaud répondit.
Elle déclara que sa sœur était absente et demanda si elle ne pouvait pas lui
faire la commission.
— Raccroche !
Des gens qui devaient être intrigués
et qui passeraient la matinée à chercher l’auteur du coup de téléphone !
Cinq minutes plus tard, l’autobus de
l’hôtel arrivait de la gare avec trois voyageurs et le garçon montait leurs
bagages. Puis ce fut, à vélo, le facteur qui apportait le sac postal au bureau
de poste.
Enfin la corne caractéristique de la
vieille Ford, puis la vieille Ford elle-même, qui s’arrêta sur le terre-plein.
Maigret vit qu’il y avait quelqu’un à côté de Leduc et il crut apercevoir une
troisième personne sur la banquette du fond.
Il ne se trompait pas. Le pauvre
Leduc descendait le premier, regardait autour de lui, d’un air anxieux, en
homme qui craint le ridicule, aidait à descendre une grosse dame qui faillit
lui tomber dans les bras.
Une jeune fille avait déjà sauté à
terre. Son premier soin était de lancer un coup d’œil méchant à la fenêtre de
Maigret.
C’était Françoise, vêtue d’un coquet
tailleur vert tendre.
— Je peux rester ? demanda
Mme Maigret.
— Pourquoi pas ?… Ouvre la
porte… Ils arrivent…
C’était un vacarme dans l’escalier.
On devinait la respiration forte de la grosse dame, qui entra en s’épongeant.
— C’est ici le notaire qui
n’est pas un notaire !
Une voix vulgaire. Et pas seulement
la voix ! Peut-être n’avait-elle pas plus de quarante-cinq ans ? En
tout cas, elle avait encore des prétentions à la beauté, car elle était
maquillée comme une femme de théâtre.
Une blonde à la chair abondante et
fluide, aux lèvres un peu molles.
En la regardant, on avait
l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. Et soudain on comprenait :
c’était le type même, devenu rare, de
la chanteuse légère des cafés-concerts de jadis ! La bouche en cœur.
La taille pincée. Le regard provocant. Et ces épaules laiteuses largement
dénudées. Cette façon particulière de se dandiner en marchant, de regarder
l’interlocuteur comme, des tréteaux, on regarde le public…
— Madame Beausoleil ?
questionna Maigret très galamment. Asseyez-vous, je vous en prie… Vous aussi,
mademoiselle…
Mais Françoise ne s’asseyait pas.
Elle était à cran.
— Je vous préviens, dit-elle,
que je porterai plainte ! On n’a jamais vu une chose pareille…
Leduc restait près de la porte, si
piteux qu’on devinait que les choses n’avaient pas marché toutes seules.
— Calmez-vous, mademoiselle. Et
excusez-moi d’avoir désiré voir votre mère…
— Qui vous dit que c’est ma
mère ?
Mme Beausoleil ne
comprenait pas. Elle regardait tour à tour Maigret, très calme, et Françoise
raidie par la rage.
— Je le suppose, du moins,
puisque vous êtes allée l’attendre à la gare…
— Mademoiselle voulait empêcher
sa mère de venir ici ! soupira Leduc qui fixait le tapis.
— Et alors, qu’as-tu
fait ?
Ce fut Françoise qui répondit :
— Il nous a menacées… Il a
parlé de mandat d’arrêt, comme si nous étions des voleuses… Qu’il le montre, le
mandat d’arrêt, sinon…
Et elle tendait la main vers le
récepteur téléphonique. Il était évident que Leduc avait quelque peu outrepassé
ses droits. Il n’en était pas fier.
— Je voyais le moment où elles
déclenchaient un scandale dans la salle des pas perdus !
— Un instant, mademoiselle. Qui
voulez-vous appeler ?
— Mais… le procureur…
— Asseyez-vous !…
Remarquez que je ne vous empêche pas de lui téléphoner… Au contraire !…
Mais peut-être, dans l’intérêt de tout le monde, vaut-il mieux ne pas vous
presser…
— Maman, je te défends de
répondre !
— Moi, je n’y comprends plus
rien ! Enfin, êtes-vous notaire ou commissaire de police ?
— Commissaire !
Et elle esquissa un geste comme pour
dire :
— Dans ce cas-là…
On sentait la femme qui a déjà eu
affaire à la police et qui en garde le respect ou tout au moins la crainte de
cette institution.
— Je ne vois quand même pas
pourquoi, moi…
— Ne craignez rien, madame…
Vous allez comprendre… J’ai simplement quelques questions à vous poser et…
— Il n’y a pas d’héritage ?
— Je ne sais pas encore…
— C’est odieux ! grogna
Françoise. Maman, ne réponds pas !
Elle ne tenait pas en place. Du bout
des doigts, elle déchiquetait son mouchoir. Et parfois elle lançait un regard
haineux à Leduc.
— Je suppose que, de votre profession,
vous êtes artiste lyrique ?
Il savait que ces deux petits
mots-là allaient chatouiller sa partenaire au point sensible.
— Oui, monsieur… J’ai chanté à
l’Olympia au temps où…
— Je crois, en effet, me
souvenir de votre nom… Beausoleil… Yvonne, n’est-ce pas ?…
— Joséphine Beausoleil !…
Mais les médecins me recommandaient les pays chauds et j’ai entrepris des
tournées en Italie, en Turquie, en
Syrie, en Égypte…
Au temps des cafés chantants !
Il la voyait très bien, sur les petits tréteaux de ces sortes d’établissements
à la mode de Paris, fréquentés par tous les gommeux et les officiers de la
ville… Puis elle descendait dans la salle, faisait le tour des tables, un
plateau à la main, buvait enfin le champagne avec les uns ou les autres…
— Vous avez échoué en
Algérie ?
— Oui ! J’avais eu une
première fille, au Caire.
Françoise était prête à piquer une
crise de nerfs. Ou encore à se jeter sur Maigret !
— Père inconnu ?
— Pardon, je le connaissais
très bien ! Un officier anglais attaché à…
— En Algérie, vous avez eu
votre seconde fille, Françoise…
— Oui… Et cela a été la fin de
ma carrière théâtrale… En effet, je suis restée assez longtemps malade… Quand
j’ai été rétablie, j’avais perdu la voix…
— Et ?…
— Le père de Françoise s’est
occupé de moi, jusqu’au jour où il a été rappelé en France… Car il appartenait
à l’Administration des douanes…
Tout ce que Maigret avait pensé
était confirmé. Maintenant, il pouvait reconstituer la vie de la mère et des
deux filles à Alger : Joséphine Beausoleil, restée appétissante, avait des
amis sérieux. Les filles grandissaient…
Est-ce qu’elles n’allaient pas
suivre tout naturellement la même voie que leur mère ?
L’aînée avait seize ans…
— Je voulais en faire des
danseuses ! Parce que la danse, c’est beaucoup moins ingrat que le
chant ! Surtout à l’étranger ! Germaine a commencé à prendre des
leçons avec un ancien camarade établi à Alger…
— Elle est tombée
malade ?…
— Elle vous l’a dit ?…
Oui, elle n’avait jamais été bien forte… Peut-être d’avoir trop voyagé quand
elle était toute petite !… Car je ne voulais pas la mettre en nourrice…
J’accrochais une sorte de berceau entre les filets du compartiment…
Une brave femme, en somme !
Elle était très à l’aise, maintenant ! Elle ne paraissait même pas
comprendre la rage de sa fille ! Est-ce que Maigret ne lui parlait pas
poliment, avec prévenance ? Et il employait un langage tout simple qu’elle
comprenait !
Elle était artiste. Elle avait
voyagé. Elle avait eu des amants, puis des enfants. Est-ce que ce n’était pas
dans l’ordre des choses ?
— Elle a souffert de la
poitrine ?
— Non ! c’était dans la
tête… Elle se plaignait toujours d’avoir mal… Puis, un beau jour, elle a fait
une méningite et elle a dû être transportée d’urgence à l’hôpital…
Temps d’arrêt ! Jusque-là cela
avait été tout seul. Mais Joséphine Beausoleil arrivait au point critique. Elle
ne savait plus ce qu’elle devait dire et elle cherchait Françoise du regard.
— Le commissaire n’a pas le
droit de t’interroger, maman ! Ne réponds plus…
C’était facile à dire !
Seulement elle savait, elle, qu’il est dangereux de se mettre la police à dos.
Elle aurait bien voulu contenter tout le monde.
Leduc, qui avait repris son aplomb,
adressait à Maigret des œillades qui signifiaient :
— Cela avance !
— Écoutez, madame… Vous pouvez
parler ou vous taire… C’est votre droit… Ce qui ne signifie pas qu’on ne vous
obligera pas à parler dans un autre endroit que celui-ci… Par exemple, en Cour
d’assises…
— Mais je n’ai rien fait !
— Justement ! C’est
pourquoi, à mon avis, le plus sage est de parler. Quant à vous, mademoiselle
Françoise…
Elle n’écoutait pas. Elle avait
décroché le récepteur téléphonique. Et elle parlait d’une voix anxieuse,
regardait Leduc à la dérobée, comme si elle craignait de voir celui-ci lui
arracher l’appareil des mains.
— Allô !… Il est à
l’hôpital ?… Peu importe !… Il faut l’appeler tout de suite… Ou
plutôt, dites-lui qu’il vienne sans perdre un instant à l’Hôtel d’Angleterre…
Oui !… Il comprendra… De la part de Françoise !…
Elle écouta encore un instant,
raccrocha, regarda Maigret froidement, avec défi.
— Il va venir… Ne parle pas,
maman…
Elle tremblait. Des perles de sueur
roulaient sur son front, collaient les petits cheveux châtains des tempes.
— Vous voyez, monsieur le
commissaire…
— Mademoiselle Françoise… Vous
remarquerez que je ne vous ai pas empêchée de téléphoner… Au contraire !…
Je cesse d’interroger votre mère… Maintenant, voulez-vous un conseil ?…
Appelez également M. Duhourceau, qui est chez lui…
Elle chercha à deviner sa pensée.
Elle hésita.
Elle finit par décrocher d’un geste
nerveux.
— Allô !… 167, s’il vous
plaît…
— Viens ici, Leduc.
Et Maigret lui chuchota quelques
mots à l’oreille. Leduc parut surpris, gêné.
— Tu crois que… ?
Il se décida à partir et on le vit
tourner la manivelle de sa voiture.
— Ici, c’est Françoise… Oui… Je
vous téléphone de la chambre du commissaire… Ma mère est arrivée… Oui ! le
commissaire demande que vous veniez… Non !… Non !… Je vous jure que
non !…
Et cette cascade de
« non » était prononcée avec force, avec angoisse.
— Puisque je vous dis que
non !
Elle resta debout près de la table,
toute raide.
Maigret, en allumant sa pipe, la
regardait en souriant, tandis que Joséphine Beausoleil se mettait de la poudre.
X
Le billet
Le silence durait depuis quelques
instants, quand Maigret vit Françoise sourciller en regardant vers la place,
puis détourner brusquement la tête avec inquiétude.
C’était Mme Rivaud
qui traversait le terre-plein, se dirigeant vers l’hôtel. Illusion
d’optique ? Ou bien le fait qu’il se passait des choses graves teintait-il
tout de sombre ? Toujours est-il que, vue à distance, elle faisait penser
à un personnage de drame. Elle semblait poussée en avant par une force
invisible à laquelle elle ne tentait pas de résister.
On distingua bientôt son visage. Il
était pâle. Les cheveux étaient en désordre. Le manteau n’était pas boutonné.
— Voilà Germaine… remarqua
enfin Mme Beausoleil. On a dû lui dire que je suis ici…
Mme Maigret,
machinalement, alla ouvrir la porte. Et quand on vit Mme Rivaud
de tout près, on comprit qu’elle vivait vraiment une heure tragique.
Pourtant elle faisait un effort pour
être calme, pour sourire. Mais il y avait de l’égarement dans son regard. Ses
traits avaient des frémissements soudains qu’elle ne pouvait pas réprimer.
— Excusez-moi, monsieur le
commissaire… On m’a dit que ma mère et ma sœur étaient ici et…
— Qui vous a dit cela ?
— Qui ?… répéta-t-elle en
tremblant.
Quelle différence entre elle et
Françoise ! Mme Rivaud était la sacrifiée, la femme qui
avait gardé ses allures plébéiennes et qu’on devait traiter sans le moindre
égard. Sa mère elle-même la regardait avec une certaine sévérité.
— Comment, tu ne sais pas
qui ?
— C’était sur la route…
— Tu n’as pas vu ton
mari ?
— Oh non !… Non !… Je
jure que non…
Et Maigret, inquiet, regardait tour
à tour les trois femmes, puis regardait la grand-place où Leduc n’arrivait pas
encore. Qu’est-ce que cela signifiait ? Le commissaire avait voulu
s’assurer que le chirurgien resterait à sa disposition. Il avait chargé Leduc
de le surveiller et, de préférence, de l’accompagner jusqu’à l’hôtel.
Il ne faisait pas attention à sa
femme. Il regardait les souliers poussiéreux de Mme Rivaud, qui
avait dû courir sur la route, puis le visage tiré de Françoise.
Soudain, Mme Maigret
se pencha sur lui, murmura :
— Donne-moi ta pipe…
Il allait protester. Mais non !
Il s’apercevait qu’elle laissait tomber sur les draps un petit papier. Et il
lut :
Mme Rivaud vient
de passer un billet à sa sœur, qui le tient dans le creux de sa main.
Le soleil, dehors. Tous les bruits
de la ville dont Maigret connaissait l’orchestration par cœur. Mme Beausoleil
qui attendait, bien droite sur sa chaise, en femme qui sait se tenir. Mme Rivaud,
au contraire, incapable d’adopter une contenance et faisant penser à une
écolière sournoise qu’on vient de prendre en faute.
— Mademoiselle Françoise…
commença Maigret.
Elle tressaillit des pieds à la
tête. L’espace d’une seconde, son regard croisa celui de Maigret. Le regard
dur, intelligent, de quelqu’un qui ne perd pas la tête.
— Voudriez-vous vous approcher
un instant et…
Brave Mme Maigret !
Devinait-elle ce qui allait se passer ? Elle esquissait un mouvement
tournant pour atteindre la porte. Mais Françoise avait déjà bondi. Elle courait
dans le corridor, s’élançait dans les escaliers.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
s’effarait Joséphine Beausoleil.
Maigret ne bougeait pas, ne pouvait
pas bouger. Il ne pouvait pas non plus envoyer sa femme à la poursuite de la
fugitive.
— Quand votre mari vous a-t-il
remis le billet ? se contenta-t-il de demander à Mme Rivaud.
— Quel billet ?
À quoi bon commencer un
interrogatoire pénible ? Maigret appela sa femme.
— Va donc à une fenêtre donnant
sur le derrière de l’hôtel…
Ce fut le moment que le procureur
choisit pour faire son entrée. Il était guindé. Parce qu’il avait peur, sans doute,
il donnait à son visage une expression sévère, presque menaçante.
— On me téléphone pour me dire…
— Asseyez-vous, monsieur
Duhourceau.
— Mais… la personne qui m’a
téléphoné…
— Françoise vient de
s’échapper. Il est possible qu’on mette la main sur elle. Mais le contraire est
possible aussi ! Je vous en prie, asseyez-vous. Vous connaissez Mme Beausoleil,
n’est-ce pas ?…
— Moi ?… Mais pas du
tout !…
Et il essayait de suivre le regard
de Maigret. Car on sentait que le commissaire parlait pour parler, en pensant à
autre chose, ou plutôt en ayant l’air de suivre un spectacle qui n’existait que
pour lui seul. Il regardait la place, tendait l’oreille, fixait Mme Rivaud.
Soudain, il y eut un violent
remue-ménage dans l’hôtel même. Des gens se mirent à courir dans les escaliers.
Des portes claquèrent. On crut même reconnaître un coup de feu.
— Qu’est-ce… qu’est-ce ?…
Des cris. De la vaisselle cassée.
Puis des bruits de poursuite encore, à l’étage supérieur, et une vitre volant
en éclats, les débris tombant sur le trottoir.
Mme Maigret rentrait
précipitamment dans la chambre, en refermait la porte à clé.
— Je crois que Leduc les a…
haleta-t-elle.
— Leduc ? prononça
soupçonneusement le procureur.
— La voiture du docteur était
dans la petite rue de derrière. Le docteur était là, à attendre quelqu’un. Au
moment où Françoise arrivait à la porte et allait prendre place dans l’auto, la
vieille Ford de Leduc est arrivée. J’ai failli lui crier de se hâter. Je le
voyais qui restait sur son siège… Mais il avait son idée et, tranquillement, il
a crevé un pneu d’une balle de revolver…
« Les deux autres ne savaient
plus où aller… Le docteur regardait en tous sens comme une girouette… Quand il
a vu Leduc descendre de son siège, le revolver toujours à la main, il a poussé
la jeune fille dans l’hôtel et il a couru avec elle…
« Leduc les poursuit dans les
couloirs… Ils sont là-haut…
— Je continue à ne pas
comprendre ! articula le procureur, livide.
— Ce qui a précédé ? C’est
facile ! Grâce à une petite annonce, je fais venir ici Mme Beausoleil.
Le docteur, qui ne désire pas cette rencontre, envoie Françoise à la gare afin
qu’elle empêche sa mère de venir…
« J’avais prévu ça… J’avais
posté Leduc sur le quai et, au lieu de m’en amener une, il me les amène toutes
les deux…
« Vous allez voir combien tout
s’enchaîne… Françoise, qui sent que les choses se gâtent, téléphone à son
beau-frère pour lui demander de venir…
« Moi, j’envoie Leduc
surveiller Rivaud… Leduc arrive trop tard à l’hôpital… Le docteur est déjà
parti… Il est chez lui… Il rédige un billet pour Françoise et il force sa femme
à venir ici le lui remettre discrètement…
« Comprenez-vous ?… Lui,
avec sa voiture, est dans la petite rue, derrière l’hôtel… Il attend Françoise
pour partir avec elle…
« Une demi-minute de plus et le
coup réussissait… Seulement, Leduc, avec sa Ford, arrive à son tour, se doute
que ce qui se passe n’est pas très catholique, crève le pneu et…
Pendant qu’il parlait, le vacarme
qui régnait dans l’hôtel s’intensifiait l’espace de quelques secondes. C’était
là-haut. Mais quoi ?
Et puis soudain un silence de
mort ! Au point que tout le monde, impressionné, resta immobile.
La voix de Leduc donnait des ordres,
à l’étage supérieur. Mais on ne comprenait pas ce qu’il disait.
Un heurt sourd… Un second… Un
troisième… Enfin le fracas d’une porte défoncée…
On attendait de nouveaux bruits et
cette attente était douloureuse. Pourquoi ne bougeaient-ils plus,
là-haut ? Pourquoi ces pas lents, tranquilles, d’un seul homme sur le
plancher ?
Mme Rivaud
écarquillait les yeux. Le procureur tiraillait sa moustache. Joséphine
Beausoleil était sur le point d’éclater en sanglots d’énervement.
— Ils doivent être morts !
prononça lentement Maigret en regardant le plafond.
— Comment ?… Qu’est-ce que
vous dites ?…
Mme Rivaud
s’animait, se précipitait vers le commissaire, le visage décomposé, les yeux
fous.
— Ce n’est pas vrai !…
Dites que ce n’est pas vrai…
Des pas encore… La porte s’ouvrait…
Leduc entrait, une mèche de cheveux sur le front, le veston à moitié arraché,
la mine lugubre.
— Morts ?
— Tous les deux !
Il arrêta, de ses bras tendus, Mme Rivaud
qui voulait franchir la porte.
— Pas maintenant…
— Ce n’est pas vrai ! Je
sais bien que ce n’est pas vrai ! Je veux le voir…
Elle était à bout de souffle.
Sa mère, elle, ne savait plus quelle
contenance prendre.
Et M. Duhourceau regardait
fixement le tapis.
À croire qu’il était le plus ahuri,
le plus bouleversé par cette nouvelle.
— Comment, tous les
deux ?… finit-il par balbutier en se tournant vers Leduc.
— Je les poursuivais dans
l’escalier et dans les couloirs. Ils ont pu entrer dans une chambre ouverte et
refermer la porte avant mon arrivée… Je ne suis pas de force à défoncer un
pareil panneau… J’ai envoyé chercher le patron, qui est fort… Je pouvais les
voir par la serrure…
Germaine Rivaud le regardait comme
une démente. Quant à Leduc, il cherchait les yeux de Maigret pour savoir s’il
devait continuer à parler.
Pourquoi pas ? Ne fallait-il
pas aller jusqu’au bout ? Jusqu’au bout du drame, de la vérité !
— Ils s’étreignaient… Elle
surtout, toute nerveuse dans les bras de l’homme… J’entendais qu’elle
disait :
« — Je ne veux pas… Pas
ça !… Non !… Plutôt…
« Et c’est elle qui lui a pris
son revolver dans la poche. Elle le lui a mis dans la main… J’entendais :
« — Tire… Tire en
m’embrassant…
« Je n’ai plus rien vu, parce
que le patron arrivait et que…
Il s’épongea. On pouvait voir,
malgré le pantalon, que ses genoux tremblaient.
— Pas plus de vingt secondes
trop tard. Rivaud était déjà mort quand je me suis penché sur lui… Françoise
avait les yeux ouverts… J’ai d’abord cru que c’était fini… Mais, au moment où
je m’y attendais le moins…
— Eh bien ? sanglota
presque le procureur.
— Elle m’a souri… J’ai fait
mettre le panneau en travers du passage… On ne touchera à rien… On a téléphoné
à l’hôpital…
Joséphine Beausoleil ne devait pas
avoir bien compris. Elle fixait Leduc avec hébétude. Puis elle se tourna vers
Maigret et dit d’une voix de rêve :
— Ce n’est pas possible,
n’est-ce pas ?
L’action était partout à la fois
autour de Maigret immobile sur son lit. La porte s’ouvrait. L’hôtelier montrait
un visage congestionné. Et, tandis qu’il parlait, il envoyait devant lui une
haleine chargée d’alcool. Pour se remettre, il avait dû aller vider un grand
verre à son comptoir. L’épaule de sa veste blanche était sale, déchirée.
— C’est le docteur… Est-ce
que… ?
— J’y vais ! dit Leduc, à
regret.
— Vous êtes ici, monsieur le
procureur ?… Vous êtes au courant ?… Si vous voyiez ça !… C’est
à vous tirer toutes les larmes du corps… Et ils sont beaux, tous les
deux !… On dirait…
— Laissez-nous ! cria
Maigret.
— Est-ce que je dois fermer la
porte de l’hôtel ?… Les gens commencent à s’amasser sur la place… Le
commissaire n’est pas à son bureau… Des agents arrivent, mais…
Quand Maigret chercha des yeux
Germaine Rivaud, il la trouva étendue de tout son long, sur le lit de Mme Maigret,
la tête dans l’oreiller. Elle ne pleurait pas. Elle ne sanglotait pas. Elle
poussait de longs gémissements, lugubres comme la plainte d’une bête blessée.
Mme Beausoleil,
elle, s’essuyait les yeux, se levait et demandait avec beaucoup
d’énergie :
— Est-ce que je peux aller les
voir ?
— Tout à l’heure… Quand le
médecin aura terminé…
Mme Maigret tournait
autour de Germaine Rivaud sans rien trouver à faire pour la soulager. Et le
procureur soupirait :
— Je vous le disais bien…
Les bruits de la rue montaient
jusqu’à la chambre. Deux agents qui arrivaient à vélo forçaient les curieux à
s’écarter. Certains protestaient.
Maigret bourrait une pipe, en
regardant dehors, en regardant exactement – sans s’en apercevoir d’ailleurs –
la petite épicerie d’en face, dont il avait fini par connaître tous les
clients.
— Vous avez laissé l’enfant à
Bordeaux, madame Beausoleil.
Elle se tourna vers le procureur
pour lui demander conseil.
— Je… oui…
— Il doit avoir trois ans,
maintenant ?
— Deux…
— C’est un garçon ?
— Une petite fille… Mais…
— La fille de Françoise,
n’est-ce pas ?
Et le procureur, se levant d’un air
décidé :
— Commissaire, je vous demande
de…
— Vous avez raison… Tout à
l’heure… Ou plutôt, à ma première sortie, je me permettrai de vous rendre
visite.
Il lui sembla que son interlocuteur
en était soulagé.
— À ce moment-là, tout sera
fini… Que dis-je ? Tout est fini dès maintenant, n’est-ce pas ?… Ne
croyez-vous pas que votre place est là-haut, où il faudra bien faire une
descente du Parquet ?
Le procureur, dans sa précipitation,
oublia de prendre congé. Il fuyait comme un écolier dont on lève soudain la
punition.
Et, la porte refermée, ce fut une
autre intimité qui se créa.
Germaine gémissait toujours. Elle
restait sourde aux appels de Mme Maigret qui lui posait des
compresses d’eau froide sur le front. Mais la malade les repoussait d’un geste
nerveux et l’eau détrempait peu à peu l’oreiller.
À côté de Maigret, une autre
femme : Joséphine Beausoleil, qui se rassit en poussant un soupir.
— Qui m’aurait dit ça !
Une brave femme, au fond !
D’une moralité foncière ! Toute sa vie, elle la trouvait normale,
naturelle ! Pouvait-on lui en vouloir ?
Des larmes fluides commençaient à
gonfler ses paupières plissées de femme mûre, et bientôt elles roulaient sur
les joues dont l’émail se diluait.
— C’était votre préférée…
Elle ne se gêna pas pour Germaine
qui, il est vrai, ne devait pas écouter.
— C’est logique ! Elle
était si belle, si fine ! Et tellement plus intelligente que
l’autre ! Ce n’est pas la faute de Germaine ! Elle a toujours été
malade. Alors, elle ne s’est pas très développée… Quand le docteur a voulu
épouser Germaine, Françoise était trop jeune. À peine treize ans… Eh
bien ! vous le croirez si vous voulez, je me suis doutée que cela ferait
des histoires, plus tard… Et c’est ce qui est arrivé.
— Comment s’appelait Rivaud, à
Alger ?
— Le docteur Meyer… Je suppose
que ce n’est plus la peine de mentir… D’ailleurs, si vous avez fait tout ça,
c’est que vous le saviez déjà…
— C’est lui qui a fait fuir son
père de l’hôpital ?… Samuel Meyer…
— Oui… Et c’est même comme ça
que les choses ont commencé avec Germaine… Il n’y avait que trois malades dans
la salle des méningites… Ma fille, Samuel, comme on disait, et un autre… Alors,
une nuit, le docteur s’est arrangé pour mettre le feu… Il a toujours juré que
l’autre, celui qu’on a laissé dans les flammes et qui a passé ensuite pour
Meyer, était déjà mort… Je veux bien le croire, parce que ce n’était pas un
mauvais garçon… Il aurait pu ne plus s’occuper de son père, qui avait fait des
bêtises…
— Je comprends ! L’autre a
donc été inscrit sur les registres de décès comme Samuel Meyer… Le docteur a
épousé Germaine… Il vous a emmenées toutes les trois en France…
— Pas tout de suite… Nous avons
d’abord séjourné en Espagne… Il attendait des papiers qui ne venaient pas…
— Samuel ?
— On l’avait envoyé en Amérique
en lui recommandant de ne plus mettre les pieds en Europe. Il n’avait déjà plus
l’air d’un homme qui a tous ses esprits.
— Enfin, votre gendre a reçu
des papiers au nom de Rivaud. Il est venu s’installer ici avec sa femme et sa
belle-sœur. Et vous ?
— Il me passait une petite
pension pour rester à Bordeaux… J’aurais préféré Marseille, par exemple, ou
Nice… Nice surtout ! Mais il voulait me garder sous la main… Il
travaillait beaucoup… Malgré tout ce qu’on peut dire de lui, c’était un bon
docteur qui n’aurait pas fait tort à un malade pour…
Afin d’échapper à la rumeur du
dehors, Maigret avait fermé la fenêtre. Les radiateurs chauffaient. L’odeur de
pipe emplissait la chambre.
Comme une enfant, Germaine gémissait
toujours et sa mère expliquait :
— Depuis qu’elle a été
trépanée, c’est encore pis qu’avant… Déjà elle n’était pas gaie… Pensez !
une enfant qui a passé toute sa jeunesse dans son lit !… Après, c’étaient
des larmes pour un rien… Et elle avait peur de tout.
Bergerac n’avait rien deviné !
Toute cette vie trouble, dramatique, s’était greffée sur sa vie de petite ville
et personne ne s’en était douté.
On disait : « la villa du
docteur »… « l’auto du docteur »… « la femme du
docteur »… « la belle-sœur du docteur »…
Et on ne voyait que la villa jolie
et proprette, l’auto de bonne marque, au capot allongé, la jeune fille
sportive, aux lignes nerveuses, la femme un peu lasse…
À Bordeaux, dans quelque appartement
bourgeois, Mme Beausoleil finissait péniblement une vie agitée.
Elle qui avait tant eu à s’inquiéter du lendemain, elle qui avait dépendu du
caprice de tant d’hommes, pouvait enfin prendre des allures de rentière !
Elle devait être considérée dans son
quartier. Elle avait des habitudes. Elle payait régulièrement les fournisseurs.
Et quand ses enfants venaient la
voir, c’était dans une solide voiture…
Voilà qu’elle pleurait à nouveau.
Elle se mouchait, dans un mouchoir trop petit, presque tout en dentelle.
— Si vous aviez connu
Françoise… Tenez ! quand elle est venue accoucher chez moi… Car c’est chez
moi que cela s’est passé… On peut parler devant Germaine !… Elle le sait
bien…
Mme Maigret
écoutait, épouvantée. Car, pour elle, c’était la découverte d’un monde
affolant.
Des voitures s’étaient rangées sous
les fenêtres. Le médecin légiste était arrivé, ainsi que le juge d’instruction,
le greffier, le commissaire qu’on avait enfin trouvé à la foire d’un village
voisin où il voulait acheter des lapins.
On frappa à la porte. C’était Leduc,
qui regarda timidement Maigret pour savoir s’il pouvait entrer.
— Laisse-nous, vieux,
veux-tu ?
Il valait mieux rester dans cette
atmosphère d’intimité. Pourtant, Leduc s’approcha du lit, dit à voix basse :
— Si elles veulent encore les
voir tels qu’ils sont tombés…
— Mais non ! Mais
non !
À quoi bon ? Mme Beausoleil
attendait le départ de l’intrus. Elle avait hâte de reprendre ses confidences.
Avec ce gros homme couché, qui la regardait avec bienveillance, elle se sentait
en confiance.
Il la comprenait. Il ne s’étonnait
pas. Il ne posait pas de questions ridicules.
— Je crois que vous parliez de
Françoise…
— Oui… Eh bien ! quand
l’enfant est né… Mais… Sans doute ne savez-vous pas encore tout…
— Je sais !
— C’est elle qui vous l’a
dit ?
— M. Duhourceau était
là !
— Oui ! Je n’ai jamais vu
un homme aussi nerveux, aussi malheureux… Il disait que c’était un crime de
faire des enfants, parce qu’on risque toujours de tuer la mère… Il écoutait les
cris… J’avais beau lui offrir des petits verres…
— Votre appartement est
grand ?
— Trois pièces…
— Il y avait une
sage-femme ?
— Oui… Rivaud ne voulait pas
prendre tout seul la responsabilité… Alors…
— Vous habitez vers le
port ?
— Tout près du pont, dans une
petite rue où…
Encore une scène que Maigret voyait
comme s’il y avait assisté. Mais, en même temps, il en voyait une autre :
celle qui se déroulait au même instant juste au-dessus de sa tête.
Rivaud et Françoise que le docteur,
aidé des gens des pompes funèbres, séparait de force…
Le procureur devait être plus blanc
que les formulaires remplis d’une main tremblante par le greffier…
Et le commissaire de police, qui,
une heure plus tôt, au marché, ne s’occupait que de ses lapins !
— Quand M. Duhourceau a su
que c’était une fille, il s’est mis à pleurer et, aussi vrai que je suis ici,
il a mis sa tête sur ma poitrine… Même que je croyais qu’il allait se trouver
mal… Moi, j’essayais de ne pas le laisser entrer, parce que…
Et elle s’arrêtait à nouveau,
méfiante, regardait Maigret à la dérobée.
— Je ne suis qu’une pauvre
femme qui a toujours fait son possible… Ce ne serait pas bien d’en abuser pour…
Germaine Rivaud avait cessé de
gémir. Assise au bord du lit, elle regardait droit devant elle d’un air égaré.
C’était le plus dur moment à passer.
On transportait les corps, étendus sur des civières, et on entendait celles-ci
qui heurtaient les murs.
Et les pas lourds, prudents, des
porteurs descendant marche par marche… Et une voix qui disait :
— Attention à la rampe…
Un peu plus tard, on frappait à la
porte. C’était Leduc, qui sentait l’alcool, lui aussi, et qui balbutia :
— C’est fini…
En effet, dehors, une voiture
démarrait.
XI
Le père
— Vous annoncerez le commissaire
Maigret !
Il souriait malgré lui, parce que
c’était sa première sortie et qu’il était heureux de marcher comme tout le
monde ! Il en était même fier, d’une fierté d’enfant qui fait ses premiers
pas !
Et pourtant il avait une démarche
molle, vacillante. Le domestique ayant oublié de le faire asseoir, il dut
attirer un siège à lui, car il sentait déjà une sueur inquiétante lui perler au
front.
Le valet de chambre à gilet
rayé ! Une tête de paysan promu à un plus haut grade et qui en ressentait
un orgueil insensé !
— Si Monsieur veut se donner la
peine de me suivre… M. le procureur va recevoir Monsieur tout de suite…
Le valet ne se doutait pas de ce
qu’un escalier peut être pénible à gravir. Maigret tenait la rampe. Il avait
chaud. Il comptait les marches… Encore huit…
— Par ici… Un instant…
Et la maison était exactement telle
que Maigret l’avait imaginée ! Il était dans le fameux bureau du premier
étage, qu’il avait tant de fois évoqué !
Un plafond blanc, aux lourdes
solives de chêne verni. Un âtre immense. Et surtout des bibliothèques qui
couvraient tous les murs…
Il n’y avait personne. On
n’entendait pas les pas, dans la maison, car tous les planchers étaient garnis
d’épais tapis.
Alors Maigret, malgré sa hâte d’être
assis, marcha vers le bas des bibliothèques, là où un treillage métallique et
un rideau vert défendaient les livres contre les regards.
Il eut de la peine à passer son
doigt dans une maille du treillage. Il attira le rideau. Derrière, il n’y avait
plus rien, que des rayons vides !
Et quand il se retourna, il vit
M. Duhourceau qui avait assisté à cette expérience.
— Voilà deux jours que je vous
attends… J’avoue…
À jurer qu’il avait maigri de dix
kilos ! Ses joues étaient ravagées. Et surtout les plis de la bouche
étaient deux fois plus profonds.
— Asseyez-vous, je vous en
prie.
M. Duhourceau était mal à l’aise.
Il n’osait pas regarder le visiteur en face. Il s’assit lui-même à sa place
habituelle, devant un bureau chargé de dossiers.
Alors Maigret jugea qu’il serait
plus charitable d’en finir en quelques mots. Plusieurs fois le procureur lui
avait manqué. Plusieurs fois aussi il s’était vengé de lui. Maintenant, il
n’était pas loin de le regretter.
Un homme de soixante-cinq ans, tout
seul dans cette grande maison, tout seul dans la ville dont il était le plus
haut magistrat, tout seul dans la vie…
— Je vois que vous avez brûlé
vos livres.
Il n’y eut pas de réponse. Rien
qu’un peu de sang rose aux pommettes du vieillard.
— Permettez-moi d’en finir
d’abord avec la partie judiciaire de l’affaire… Je crois, d’ailleurs, qu’à
l’heure qu’il est, tout le monde est d’accord là-dessus…
« Samuel Meyer, qui est ce que
j’appellerai un aventurier bourgeois, c’est-à-dire un commerçant patenté
naviguant dans les eaux défendues, a l’ambition de faire de son fils un homme
important…
« Études de médecine… Le
docteur Meyer devient l’assistant du professeur Martel… Tous les rêves d’avenir
lui sont permis…
« Premier acte : à Alger.
Le vieux Meyer reçoit des complices qui le menacent… Il les expédie dans
l’autre monde…
« Deuxième acte : à Alger
toujours. Il est condamné à mort. Sur les conseils de son fils, il simule une
méningite. Et le fils le sauve.
« Celui qui va être enterré
sous son nom est-il déjà mort à ce moment-là ? Nous ne le saurons sans
doute jamais !
« Le fils Meyer, qui prend
désormais le nom de Rivaud, n’est pas un de ces hommes qui ont besoin de
s’épancher. Il est fort. Il se suffit à lui-même…
« C’est un ambitieux ! Un
être d’une intelligence aiguë, qui connaît sa valeur et qui veut en profiter
coûte que coûte…
« Une seule faiblesse : il
tombe vaguement amoureux d’une petite malade et il l’épouse, pour s’apercevoir,
un peu plus tard, qu’elle est sans intérêt…
Le procureur ne bougeait pas. Pour
lui aussi, cette partie du récit était sans intérêt. Il attendait la suite avec
autrement d’angoisse.
— Le nouveau Rivaud expédie son
père en Amérique. Il s’installe ici avec sa femme et sa jeune belle-sœur… Il
installe enfin sa belle-mère à Bordeaux…
« Et, bien entendu, ce qui doit
arriver arrive… Cette jeune fille qu’il a sous son toit l’intrigue, l’irrite,
finit par le séduire.
« C’est le troisième acte. Car,
à ce moment, le procureur de la République, par des moyens que je ne connais
pas encore, est sur le point de découvrir la vérité sur le chirurgien de
Bergerac.
« Est-ce exact ?
Et, nettement, sans une hésitation,
M. Duhourceau répliqua :
— C’est exact.
— Donc, il faut le faire taire…
Rivaud sait que ce procureur a une manie relativement inoffensive… Les livres
érotiques, qu’on appelle par euphémisme : éditions pour bibliophiles…
« C’est la manie des vieux
garçons qui ont de l’argent à dépenser et qui trouvent trop fade une collection
de timbre-poste…
« Rivaud va s’en servir… Sa
belle-sœur vous est présentée comme une secrétaire modèle… Elle viendra vous
aider à certains classements… Et elle vous forcera peu à peu à lui faire la
cour…
« Excusez-moi, monsieur le
procureur… Ce n’est pas difficile… Le plus difficile, c’est ceci :
Françoise est enceinte… Et il faut, pour vous avoir à merci, que vous soyez
persuadé que l’enfant est de vous…
« Rivaud ne veut plus fuir à
nouveau, changer de nom, chercher une autre situation… On commence à parler de
lui… L’avenir est magnifique…
« Françoise réussit…
« Et, bien entendu, quand elle
vous annonce qu’elle va être mère, vous marchez…
« Désormais, vous ne direz plus
rien ! On vous tient ! Accouchement clandestin à Bordeaux, chez
Joséphine Beausoleil, où vous continuerez à aller voir ce que vous prenez pour
votre enfant…
« C’est la Beausoleil elle-même
qui me l’a dit…
Et Maigret, par pudeur, évitait de
regarder son interlocuteur.
— Comprenez-vous ? Rivaud
qui est un arriviste ! Un homme supérieur ! Un homme qui ne veut pas
être entravé par son passé ! Il aime réellement sa belle-sœur ! Eh
bien ! malgré cela, le souci de l’avenir est plus fort et il tolère qu’une
fois au moins elle passe dans vos bras. C’est la seule question que je me
permettrai de vous poser. Une fois ?…
— Une fois !
— Après, elle s’est dérobée,
n’est-pas ?
— Sous divers prétextes… Elle
avait honte…
— Mais non ! Elle aimait
Rivaud ! Elle ne vous avait cédé que pour le sauver…
Maigret continuait à éviter de
regarder vers le fauteuil de son interlocuteur. Il fixait l’âtre où flambaient
trois belles bûches.
— Vous êtes persuadé que
l’enfant est de vous ! Désormais, vous vous tairez ! Vous êtes reçu à
la villa ! Vous allez à Bordeaux voir votre fille…
« Et voilà le drame. En
Amérique, Samuel – notre Samuel de Pologne et d’Alger – est devenu complètement
fou… Il a assailli deux femmes, aux environs de Chicago, et les a achevées d’un
coup d’aiguille dans le cœur… Cela, je l’ai découvert dans les archives…
« Pourchassé, il arrive en
France… Il n’a plus d’argent… Il gagne Bergerac… On lui donne des fonds pour
disparaître à nouveau, mais, en partant, dans une nouvelle crise, il commet un
autre forfait…
« Le même !…
Strangulation… Aiguille… C’est dans le bois du Moulin-Neuf, qui conduit de la
villa du docteur à la gare… Mais soupçonnez-vous déjà la vérité ?…
— Non ! je le jure.
— Il revient… Il recommence… Il
revient encore et il rate… Chaque fois Rivaud lui a donné de l’argent pour s’en
aller… Il ne peut pas le faire interner… Il peut encore moins le faire arrêter…
— Je lui ai dit qu’il fallait
que cela finisse.
— Oui ! Et il a pris ses
dispositions en conséquence. Le vieux Samuel lui téléphone. Son fils lui dit de
sauter du train un peu avant la gare.
Le juge était blafard, incapable
d’une parole, d’un mouvement.
— C’est tout ! Rivaud l’a
tué ! Il ne tolérait rien entre lui et l’avenir pour lequel il se sentait
fait… Pas même sa femme, qu’il aurait envoyée un jour ou l’autre dans un monde
meilleur !… Car il aimait Françoise, dont il avait une fille… Cette fille
que…
— Assez !
Alors Maigret se leva, simplement,
comme après une visite quelconque.
— C’est fini, monsieur le
procureur.
— Mais…
— C’était un couple ardent,
voyez-vous ! Un couple qui n’admettait pas d’obstacles ! Rivaud avait
la femme qu’il lui fallait : Françoise qui, pour lui, acceptait votre
étreinte…
Il ne parlait plus qu’à un pauvre
bonhomme incapable de réactions.
— Le couple est mort… Il reste
une femme qui n’a jamais été bien intelligente, ni bien dangereuse : Mme Rivaud,
qui recevra une pension… Elle ira vivre avec sa mère dans un logement de
Bordeaux ou d’ailleurs… Ces deux-là ne parleront pas…
Il prit son chapeau sur une chaise.
— Moi, il est temps que je
rentre à Paris, car mon congé est fini…
Il fit quelques pas vers le bureau,
tendit la main.
— Adieu, monsieur le procureur…
Et, comme son interlocuteur se
précipitait sur cette main avec une reconnaissance qui menaçait de se
manifester par un flot de paroles, il trancha :
— Sans rancune !
Il sortit derrière le valet de
chambre en gilet rayé, retrouva la place mijotant dans le soleil, atteignit non
sans peine l’Hôtel d’Angleterre où il dit au patron :
— Pour aujourd’hui, enfin, des
truffes en serviette, du foie gras du pays… Et l’addition !… On fout le
camp !
La Rochelle, « Hôtel de France », mars 1932.
FIN
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