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Le fou de Bergerac

Simenon, Georges

  • Maigret, #16

     
       GEORGES SIMENON
     
       Le Fou de Bergerac
       Maigret XVI
     
       
       ARTHÈME FAYARD
     
       I
     
        Le voyageur qui ne peut pas dormir
       Hasard sur toute la ligne ! La veille, Maigret ne savait pas qu’il allait entreprendre un voyage. C’était pourtant la saison où Paris commençait à lui peser : un mois de mars épicé d’un avant-goût de printemps, avec un soleil clair, pointu, déjà tiède.
       Mme Maigret était en Alsace pour une quinzaine de jours, auprès de sa sœur qui attendait un bébé.
       Or, le mercredi matin, le commissaire recevait une lettre d’un collègue de la Police judiciaire qui avait pris sa retraite deux ans plus tôt et qui s’était installé en Dordogne.
     
       … Surtout, si un bon vent t’amène dans la région, ne manque pas de venir passer quelques jours chez moi. J’ai une vieille servante qui n’est contente que quand il y a du monde à la maison. Et la saison du saumon commence…
     
       Un détail fit rêver Maigret : le papier à lettre était à en-tête. Il y avait, gravé, le profil d’une gentilhommière flanquée de deux tours rondes. Puis les mots : La Ribaudière, par Villefranche-en-Dordogne.
       À midi, Mme Maigret téléphonait d’Alsace qu’on espérait la délivrance de sa sœur pour la nuit suivante, et elle ajoutait :
       — On se croirait en été… Il y a des arbres fruitiers en fleurs !…
       Hasard… Hasard… Un peu plus tard, Maigret était dans le bureau du chef, à bavarder.
       — À propos… Vous n’êtes jamais allé à Bordeaux pour faire ces vérifications dont nous avons parlé ?…
       Une affaire insignifiante. Ce n’était pas urgent. À l’occasion, Maigret devrait passer à Bordeaux pour fouiller les archives de la ville.
       Une association d’idées : Bordeaux-la Dordogne…
       Et il y avait, à cet instant-là, un rayon de soleil sur le globe de cristal qui servait de presse-papier au chef.
       — C’est une idée !… Je n’ai rien en train pour le moment…
     
       Vers la fin de l’après-midi, il prit le train à la gare d’Orsay, avec un billet de première classe pour Villefranche. L’employé lui recommanda de ne pas oublier de changer à Libourne.
       — À moins que vous ne soyez dans le wagon-couchettes qu’on accroche à la correspondance…
       Maigret ne prêta pas attention à ces mots, lut quelques journaux, se dirigea vers le wagon-restaurant où il resta jusqu’à dix heures du soir.
       Quand il revint dans son compartiment, les rideaux étaient tirés, la lampe en veilleuse, et un vieux couple avait conquis les deux banquettes.
       Un employé passait.
       — Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas une couchette libre ?
       — Pas en première… Mais je crois qu’il y en a une en seconde… Si cela vous est égal…
       — Parbleu !
       Et voilà Maigret transportant le long des couloirs son sac de voyage. L’employé ouvre plusieurs portes, découvre enfin le compartiment où la couchette du haut seule est occupée.
       Ici encore, la lampe est en veilleuse, les rideaux tirés.
       — Désirez-vous que j’allume ?
       — Merci.
       Il règne une chaleur moite. On entend quelque part un léger sifflement, comme s’il y avait une fuite à la tuyauterie du chauffage. Quelqu’un bouge, là-haut, bouge et respire dans la couchette supérieure.
       Alors, sans bruit, le commissaire retire ses chaussures, son veston, son gilet. Il s’étend, reprend bientôt son chapeau melon qu’il pose en travers sur sa tête, car il y a un mince courant d’air qui vient on ne sait d’où.
       Est-ce qu’il s’endort ? Il s’assoupit en tout cas. Peut-être une heure. Peut-être deux. Peut-être plus. Mais il garde une demi-conscience.
       Et, dans cette demi-conscience, c’est une sensation de malaise qui domine. À cause de la chaleur, que contrarie le courant d’air ?
       Plutôt à cause de l’homme d’en haut, qui ne reste pas un instant tranquille !
       Combien de fois se retourne-t-il par minute ? Or, il est juste au-dessus de la tête de Maigret. Chaque mouvement déclenche des vacarmes.
       Il respire d’une façon irrégulière, comme s’il avait la fièvre.
       Au point que Maigret, excédé, se lève, passe dans le couloir où il fait les cent pas. Seulement, dans le couloir, il fait trop froid.
       Et c’est à nouveau le compartiment, la somnolence qui décale les sensations et les idées.
       On est séparé du reste du monde. L’atmosphère est une atmosphère de cauchemar.
       Est-ce que l’homme, là-haut, ne vient pas de se soulever sur les coudes, de se pencher pour essayer d’apercevoir son compagnon ?
       Par contre, Maigret n’a pas le courage de faire un mouvement. La demi-bouteille de bordeaux et les deux fines qu’il a bues au wagon-restaurant lui restent sur l’estomac.
       La nuit est longue. Aux arrêts, on entend des voix confuses, des pas dans les couloirs, des portières qui claquent. On se demande si le train se remettra jamais en marche.
       À croire que l’homme pleure. Il y a des moments où il cesse de respirer. Puis soudain il renifle. Il se retourne. Il se mouche.
       Maigret regrette de n’être pas resté dans son coupé de première avec le vieux couple.
       Il s’assoupit. Il s’éveille. Il s’endort à nouveau. Enfin, il n’y tient plus. Il tousse pour se raffermir la voix.
       — Je vous en prie, monsieur, essayez donc de rester tranquille !
       Il est gêné, car sa voix est beaucoup plus bourrue qu’il ne le voudrait. Si l’homme est malade, pourtant ?
       Il ne répond pas. Il reste immobile. Il doit faire un effort inouï pour éviter le plus léger bruit. Et Maigret se demande soudain si c’est bien un homme. Cela pourrait être une femme ! Il ne l’a pas vu ! L’autre est invisible, coincé entre le sommier et le plafond du train.
       Et la chaleur qui monte doit, là-bas, être suffocante. Voilà Maigret qui essaie de régler le radiateur ! L’appareil est détraqué !
       Ouf ! Trois heures du matin…
       — Cette fois-ci, il faut que je m’endorme !
       Il n’a plus du tout sommeil. Il est devenu presque aussi nerveux que son compagnon. Il guette.
       — Bon ! Il recommence…
       Et Maigret s’oblige à respirer régulièrement en comptant jusqu’à cinq cents avec l’espoir de s’endormir.
       Décidément, l’homme pleure ! Sans doute quelqu’un qui est allé à Paris pour un enterrement ! Ou le contraire ! Un pauvre bougre qui travaillait à Paris et qui a reçu une mauvaise nouvelle de sa province : sa mère malade, ou morte… Ou bien sa femme… Maigret se repent d’avoir été dur avec lui… Qui sait ?… Parfois on accroche au train un fourgon mortuaire…
       Et la belle-sœur, en Alsace, qui accouche ! Trois enfants en quatre ans !
       Maigret dort. Le train s’arrête, repart… Il franchit un pont métallique qui fait un bruit de catastrophe et Maigret ouvre brusquement les yeux.
       Alors il reste immobile à regarder les deux jambes qui pendent devant lui. L’homme d’en haut s’est assis sur sa couchette. Avec des précautions infinies, il lace ses chaussures. C’est la première chose que le commissaire voit de lui et, malgré la lampe en veilleuse, il remarque que ce sont des souliers vernis, à tige. Les chaussettes, par contre, sont de laine grise et semblent avoir été tricotées à la main.
       L’homme s’arrête, écoute. Peut-être guette-t-il la respiration de Maigret qui a changé de rythme ? Le commissaire recommence à compter.
       C’est d’autant plus difficile qu’il est intéressé au plus haut point par les mains qui nouent les lacets et qui tremblent tellement qu’elles recommencent quatre fois le même nœud.
       On traverse une petite gare, sans s’arrêter. On ne voit que des lumières qui percent la toile des rideaux.
       L’homme descend ! Cela tient de plus en plus du cauchemar. Il pourrait descendre d’une façon naturelle. Est-ce la crainte de recevoir une nouvelle semonce qui l’embarrasse ?
       Son pied cherche longtemps l’escabeau. Il est sur le point de dégringoler. Il tourne le dos au commissaire.
       Et le voilà dehors, oubliant de refermer la porte. Il plonge vers le fond du couloir.
       Si ce n’était cette porte ouverte, sans doute Maigret en profiterait-il pour se rendormir. Mais il doit se lever pour la refermer. Il regarde.
       Il a juste le temps d’endosser son veston, en oubliant son gilet.
       Car l’inconnu, au bout du couloir, a ouvert la porte du wagon. Ce n’est pas un hasard ! Au même moment, le train ralentit. On devine une forêt qui défile le long de la voie. Quelques nuages sont éclairés par une lune invisible.
       Les freins grincent. De quatre-vingts kilomètres à l’heure, on doit être descendu à trente, peut-être plus bas.
       Et l’homme bondit, disparaît derrière le talus qu’il doit descendre sur les reins. Maigret réfléchit à peine. Il se précipite. Le train a encore ralenti. Il ne risque rien.
       Le voilà dans le vide. Il tombe sur le côté. Il roule. Il fait trois tours sur lui-même, s’arrête près d’un rang de fils de fer barbelés.
       Un feu rouge s’éloigne avec le fracas du convoi.
       Le commissaire ne s’est rien cassé. Il se relève. La chute de son compagnon a dû être plus brutale car, à cinquante mètres de là, il commence seulement à se redresser, lentement, péniblement.
       La situation est ridicule. Maigret se demande à quel instinct il a obéi en sautant sur le remblai, tandis que ses bagages continuent vers Villefranche-en-Dordogne. Il ne sait même pas où il est !
       Il ne voit que des bois : une grande forêt sans doute. Quelque part, il y a un ruban clair d’une route qui s’enfonce dans la futaie.
       Pourquoi l’homme ne bouge-t-il plus ? Il n’est qu’une ombre agenouillée. A-t-il vu son suiveur ? Est-il blessé ?
       — Hé ! là-bas… lui crie Maigret qui cherche son revolver dans sa poche.
       Il n’a pas le temps de le saisir. Il voit du rouge. Et il reçoit un choc à l’épaule avant même d’entendre la détonation.
       Cela n’a pas duré un dixième de seconde et déjà l’homme s’est levé, court à travers un taillis, traverse la grand-route, s’enfonce dans l’obscurité complète.
       Maigret, lui, a poussé un juron. Ses yeux sont humides, non pas de douleur, mais de stupéfaction, de rage, de désarroi. Cela a été si vite fait ! Et sa situation est tellement pitoyable.
       Il lâche son revolver, se baisse pour le ramasser, grimace parce que son épaule est douloureuse.
       Plus exactement, c’est autre chose : la sensation que du sang s’écoule en abondance, qu’à chaque pulsation du cœur le liquide chaud gicle de l’artère coupée.
       Il n’ose plus courir. Il n’ose plus bouger. Il ne ramasse même pas son arme.
       Ses tempes sont moites, sa gorge serrée. Et sa main, comme il s’y attend, rencontre à hauteur de l’épaule un liquide gluant. Il serre, cherche l’artère, tâtonne pour empêcher ce sang de s’en aller.
       Et dans une demi-conscience il a l’impression que le train s’arrête à moins d’un kilomètre de là, reste arrêté longtemps, longtemps, tandis que Maigret tend l’oreille, angoissé.
       Qu’est-ce que cela peut bien lui faire que le train s’arrête ? C’est machinal ! L’absence du bruit du convoi l’effraie comme un vide.
       Enfin ! Le bruit recommence, là-bas. Il y a un peu de rouge mouvant dans le ciel, derrière les arbres.
       Plus rien !
       Que Maigret, debout, qui tient son épaule de la main droite. Au fait, c’est l’épaule gauche ! Il essaie de bouger le bras gauche. Il arrive à le soulever légèrement, mais le bras retombe, trop lourd.
       Dans le bois, on n’entend rien. À croire que l’homme n’a pas continué à fuir, mais qu’il s’est tapi dans les broussailles. Et, quand Maigret va rejoindre la grand-route, ne tirera-t-il pas à nouveau pour l’achever ?
       — Idiot ! idiot ! idiot !… gronde Maigret qui se sent infiniment misérable.
       Qu’est-ce qu’il avait besoin de sauter sur le ballast ? Au petit jour, son ami Leduc l’attendra à la gare de Villefranche et la servante aura préparé un saumon.
       Maigret marche. Une démarche molle. Il s’arrête après trois mètres, repart, s’arrête encore.
       Il n’y a que la route d’un peu claire dans la nuit, une route blanche, poussiéreuse comme en plein été. Mais le sang coule toujours. Moins fort. La main de Maigret retient le plus gros du flot. N’empêche que cette main est engluée.
       On ne dirait pas qu’il a été blessé trois fois dans sa vie. Il est aussi impressionné qu’en montant sur une table d’opération. Il préférerait une douleur franche à ce lent écoulement de son sang.
       Parce que ce serait bête, quand même, de mourir ici, tout seul, cette nuit ! Sans même savoir où il est ! Avec ses bagages qui continuent le voyage sans lui !
       Tant pis si l’homme tire ! Il marche aussi vite qu’il peut, penché en avant, dans un vertige. Il y a un poteau indicateur. Mais la partie de droite seule est éclairée par un halo de lune : 3 km. 5.
       Qu’est-ce qu’il y a à 3 km. 5 ? Quelle ville ? Quel village ?
       Une vache meugle dans cette direction. Le ciel est un peu plus pâle. C’est l’est, sans doute ! Et le jour qui va poindre !
       L’inconnu ne doit plus être là. Ou alors, il a renoncé à achever le blessé. Maigret calcule qu’il a encore de l’énergie pour trois ou quatre minutes et il essaie de les mettre à profit. Il marche comme à la caserne, à pas réguliers, en les comptants pour s’empêcher de penser.
       La vache qui a meuglé doit appartenir à une ferme. Les fermiers se lèvent tôt… Donc…
       Cela coule jusqu’à son flanc gauche, sous la chemise, sous la ceinture du pantalon…
       Est-ce de la lumière qu’il aperçoit ? Est-ce déjà le délire ?
       — Si je perds plus d’un litre de sang… pense-t-il.
       C’est de la lumière. Mais il y a un champ labouré à traverser, et ça, c’est plus pénible. Ses pieds s’enfoncent dans la terre. Il frôle un tracteur abandonné.
       — Quelqu’un !… Allô !… Quelqu’un !… Vite !…
       Ce « vite » de désespoir lui a échappé et le voilà appuyé au tracteur. Il glisse. Il est assis par terre. Il entend une porte qu’on ouvre et il devine une lanterne qui se balance au bout d’un bras.
       — Vite !
       Pourvu que l’homme qui va venir, qui s’approche, pense à empêcher le sang de couler ! La main de Maigret, elle, lâche prise, retombe, toute molle, à son côté !
       — Un… deux… un… deux…
       Chaque fois c’est un flot de sang qui veut s’enfuir.
     
       Des images confuses, avec des vides entre elles. Et toutes sont marquées au coin de cette note d’effroi que donne le cauchemar.
       Un rythme… Les pas d’un cheval… De la paille sous la tête et des arbres défilant à droite…
       Cela, Maigret le comprit. Il était étendu dans une charrette. Il faisait jour. On avançait lentement le long d’une route bordée de platanes…
       Il ouvrit les yeux, sans bouger… Il finit par voir dans le champ de son regard un homme qui marchait avec nonchalance, en balançant le fouet qu’il tenait à la main.
       Cauchemar ? Maigret n’avait pas vu l’homme du train en face. Il ne connaissait de lui qu’une vague silhouette, des chaussures en chevreau verni et des chaussettes de laine grise…
       Alors, pourquoi croyait-il que ce paysan qui le conduisait était l’homme du train ?
       Il voyait un visage buriné, avec de grosses moustaches grises, des sourcils épais… Et des yeux clairs qui regardaient droit devant eux sans s’occuper du blessé…
       Où était-on ?… Où allait-on ?…
       La main du commissaire bougea et il sentit quelque chose d’anormal autour de sa poitrine, quelque chose comme un épais pansement.
       Puis les idées se brouillèrent dans sa tête au moment même où un rayon de soleil le pénétrait brutalement par les yeux…
       Après, il y eut des maisons, des façades blanches… Une rue large, toute baignée de lumière… Du bruit derrière la charrette, un bruit de foule en marche… Et des voix… Mais il ne distinguait pas les mots… Les cahots de la charrette lui faisaient mal…
       Plus de cahots… Rien qu’un mouvement de tangage, de roulis qu’il n’avait jamais connu…
       Il était sur une civière… Devant lui marchait un homme en blouse blanche… On refermait une grande grille derrière laquelle grouillait de la foule… Quelqu’un courait…
       — Conduisez-le tout de suite à l’amphithéâtre…
       Il ne bougeait pas la tête. Il ne pensait pas. Et pourtant il regardait.
       On traversait un parc où s’élevaient des petits bâtiments très propres, en briques blanches. Sur des bancs, il y avait des gens vêtus d’un uniforme gris. Certains avaient la tête bandée ou la jambe… Des infirmières s’affairaient…
       Et dans son esprit paresseux il essayait sans y parvenir de formuler le mot hôpital…
       Où était le paysan qui ressemblait à l’homme du train ?… Aïe !… On montait un escalier… Cela faisait mal…
       Et Maigret se réveillait à nouveau pour voir un homme qui se lavait les mains en le regardant avec gravité…
       Il en avait comme un choc à la poitrine… Cet homme avait une barbiche, de gros sourcils !
       Est-ce qu’il ressemblait au paysan ?… En tout cas, il ressemblait à l’homme du train !…
       Maigret ne pouvait pas parler. Il ouvrait la bouche. L’homme à barbiche disait tranquillement :
       — Mettez-le au 3… Cela vaut mieux qu’il soit isolé, à cause de la police…
       Comment, à cause de la police ? Qu’est-ce qu’on voulait dire ?…
       Des gens en blanc l’emmenaient, lui faisaient à nouveau traverser le parc. Il y avait du soleil comme le commissaire n’en avait jamais vu : un soleil si clair, si gai, qui semblait remplir les moindres recoins !…
       On le couchait dans un lit. Les murs étaient blancs. Il faisait presque aussi chaud que dans le train. Quelque part, une voix disait :
       — C’est le commissaire qui demande quand il pourra…
       Le commissaire, n’était-ce pas lui ? Il n’avait rien demandé ! Tout cela était ridicule !
       Et surtout cette histoire de paysan qui ressemblait au docteur et à l’homme du train !
       En somme, est-ce que l’homme du train avait une barbiche grise ? De la moustache ? De gros sourcils ?
       — Desserrez-lui les dents… Bien… Pas davantage…
       C’était le docteur qui lui versait quelque chose dans la bouche.
       Pour l’achever, parbleu, en l’empoisonnant !
     
       Quand Maigret, vers le soir, reprit ses sens, l’infirmière qui le veillait se dirigea vers le couloir de l’hôpital où cinq hommes attendaient : le juge d’instruction de Bergerac, le procureur, le commissaire de police, un greffier et le médecin légiste.
       — Vous pouvez entrer ! Mais le professeur recommande que vous ne le fatiguiez pas trop. D’ailleurs, il a un si drôle de regard que je ne serais pas étonné qu’il soit fou !
       Et les cinq hommes se regardèrent avec un sourire entendu.
     
       II
     
        Cinq hommes déçus
       Cela ressembla à une scène de mélodrame, jouée par de mauvais acteurs : l’infirmière, en se retirant, souriait, avec un dernier regard à Maigret.
       Un regard qui voulait dire : je vous le laisse !
       Et les cinq messieurs prenaient possession de la pièce avec des sourires divers, mais tous aussi menaçants ! À croire que ce n’était pas vrai, qu’ils le faisaient exprès, qu’ils voulaient jouer une bonne blague à Maigret !
       — Passez, monsieur le procureur.
       Un tout petit homme, avec des cheveux coupés en brosse, un regard terrible qu’il avait dû étudier pour l’harmoniser avec sa profession. Et une affectation de froideur, de méchanceté !
       Il ne fit que passer devant le lit de Maigret en lançant à ce dernier un bref coup d’œil, puis, comme à une cérémonie, il alla se placer devant le mur, son chapeau à la main.
       Et le juge d’instruction défilait de même, ricanait en regardant le blessé, se plantait à côté de son supérieur.
       Puis le greffier… Ils étaient déjà trois le long du mur, pareils à trois conjurés !… Et voilà que le médecin allait les rejoindre !…
       Il ne restait que le commissaire de police, un gros aux yeux saillants, qui allait jouer le rôle d’exécuteur des hautes œuvres.
       Un coup d’œil aux autres. Ensuite, il laissa tomber lentement sa main sur l’épaule de Maigret.
       — Pincé, hein !
       À d’autres moments, cela aurait pu être extrêmement amusant. Maigret ne sourit même pas, fronça au contraire les sourcils avec inquiétude.
       Inquiétude à son propre égard ! Il avait toujours l’impression que la ligne de démarcation entre la réalité et le rêve était imprécise, s’effaçait à chaque instant davantage.
       Et voilà qu’on lui jouait cette véritable parodie d’enquête ! Le commissaire de police, grotesque, prenait des airs finauds.
       — J’avoue que je ne suis pas fâché de voir enfin comment est faite ta bobine !
       Et les quatre autres, contre le mur, qui regardaient sans broncher !
       Maigret fut étonné de pousser un long soupir, de sortir sa main droite des draps.
       — À qui en voulais-tu cette nuit ?… Encore une femme, ou une jeune fille ?…
       Alors seulement, Maigret se rendit compte de toutes les paroles qu’il lui faudrait prononcer pour rétablir la situation et il en fut épouvanté. Il était harassé. Il avait sommeil. Tout son corps était endolori.
       — Autant !… balbutia-t-il machinalement, avec un geste mou.
       Les autres ne comprirent pas. Il répéta plus bas :
       — Autant !… Demain…
       Et il ferma les yeux, confondant bientôt le procureur, le juge, le médecin, le commissaire et le greffier dans un même personnage qui ressemblait au chirurgien, au paysan et à l’homme du train.
     
       Le lendemain matin, il était assis sur son lit, ou plutôt il avait le torse légèrement soulevé par deux oreillers et il regardait l’infirmière qui allait et venait dans le soleil, mettant la chambre en ordre.
       C’était une belle fille, grande, forte, d’un blond agressif, et à chaque instant elle avait une façon à la fois provocante et craintive de regarder le blessé.
       — Dites donc… Il est bien venu cinq messieurs, hier ?…
       Elle le prit de haut, ricana :
       — Ça ne prend pas !
       — Si vous voulez… Alors, dites-moi ce qu’ils venaient faire ici…
       — Je n’ai pas le droit de vous adresser la parole et j’aime mieux vous déclarer que je répéterai tout ce que vous pourrez me dire !
       Le plus curieux, c’est que Maigret puisait une sorte de jouissance dans cette situation, comme, au petit jour, quand on fait certains rêves que l’on s’entête à terminer avant le réveil complet.
       Le soleil était aussi vibrant que dans les contes de fées illustrés. Quelque part, dehors, des soldats passaient à cheval et quand ils tournèrent l’angle d’une rue, la sonnerie des trompettes éclata triomphalement.
       Au même moment, l’infirmière passait près du lit et Maigret, qui voulut attirer son attention pour la questionner à nouveau, saisit le bas de sa robe entre deux doigts.
       Elle se retourna, poussa un cri terrible et s’enfuit.
       Les choses ne s’arrangèrent qu’un peu avant midi. Le chirurgien était occupé à retirer le pansement de Maigret quand le commissaire de police arriva. Il portait un chapeau de paille tout neuf, une cravate bleu de roi.
       — Vous n’avez même pas eu la curiosité d’ouvrir mon portefeuille ? lui dit Maigret gentiment.
       — Vous savez très bien que vous n’avez pas de portefeuille !
       — Bon. Tout s’explique. Téléphonez à la PJ. On vous dira que je suis le commissaire divisionnaire Maigret. Si vous voulez aller plus vite en besogne, avertissez mon collègue Leduc, qui a une campagne à Villefranche… Mais avant tout, veuillez me dire où je suis !…
       L’autre résista encore. Il eut des sourires pleins de finesse. Il donna même de petits coups de coude au chirurgien.
       Et jusqu’à l’arrivée de Leduc, qui s’amena dans une vieille Ford, les gens se tinrent sur la réserve.
       Il fallut enfin convenir que Maigret était bien Maigret et non le fou de Bergerac !
     
       Leduc avait le teint rose, fleuri, d’un bon petit rentier et depuis qu’il avait quitté la PJ affectait de ne fumer qu’une pipe en écume dont le tuyau de merisier dépassait de sa poche.
       — Voici l’histoire en quelques phrases. Je ne suis pas de Bergerac, mais j’y viens chaque samedi pour le marché, avec ma voiture… J’en profite pour faire un bon dîner à l’Hôtel d’Angleterre… Eh bien ! il y a un mois à peu près, on a découvert sur la grand-route une femme morte… Étranglée plus exactement… Et pas seulement étranglée !… Une fois le corps inerte, l’assassin avait poussé le sadisme jusqu’à enfoncer une grande aiguille dans le cœur…
       — Qui était cette femme ?
       — Léontine Moreau, de la ferme du Moulin-Neuf. On ne lui a rien volé…
       — Et pas de… ?
       — Pas d’outrages, bien que ce soit une belle fille d’une trentaine d’années… Le crime a eu lieu à la tombée de la nuit, alors qu’elle revenait de chez sa belle-sœur… Et d’une !… L’autre…
       — Il y en a deux ?
       — Deux et demie… L’autre est une gamine de seize ans, la fille du chef de gare, qui était allée se promener à vélo… On l’a retrouvée dans le même état…
       — Le soir ?
       — Le lendemain matin. Mais le crime a été commis le soir… Enfin, la troisième est une servante de l’hôtel, qui avait été voir son frère, qui est cantonnier et qui travaille sur la route à cinq ou six kilomètres… Elle était à pied…
       Quelqu’un, tout à coup, l’a saisie par-derrière et l’a renversée… Mais elle est vigoureuse… Elle est parvenue à mordre le poignet de l’homme… Il a poussé un juron et s’est enfui… Elle ne l’a vu que de dos, vaguement, courant dans le sous-bois…
       — C’est tout ?
       — C’est tout ! Les gens sont persuadés qu’il s’agit d’un fou réfugié dans les bois des environs. On ne peut à aucun prix admettre que c’est peut-être quelqu’un de la ville… Quand le fermier est venu annoncer qu’il t’avait trouvé sur la route, on a cru que c’était toi l’assassin et que, tentant un nouveau crime, tu avais été blessé.
       Leduc était grave. Il ne paraissait pas apprécier le comique de cette méprise.
       — D’ailleurs, ajouta-t-il, il y a des gens qui n’en démordront pas.
       — Qui est-ce qui enquête sur ces crimes ?
       — Le Parquet et la police locale.
       — Laisse-moi dormir, veux-tu ?
       C’était à cause de sa faiblesse, sans doute : Maigret avait sans cesse une envie irrésistible de sommeiller. Il n’était bien que dans une demi-veille, les yeux clos, de préférence tourné vers le soleil dont les rayons traversaient ses paupières.
       Maintenant, il avait des personnages nouveaux à évoquer, à animer dans son esprit comme un enfant fait marcher les soldats multicolores de sa boîte.
       La fermière de trente ans… La fille du chef de gare… La servante de l’hôtel…
       Il se souvenait du bois, des grands arbres, de la route claire et il imaginait l’agression, la victime roulant dans la poussière, l’autre brandissant sa longue aiguille…
       C’était fantastique ! Surtout évoqué dans cette chambre d’hôpital d’où l’on entendait les bruits paisibles de la rue. Quelqu’un resta au moins dix minutes avant de pouvoir mettre son auto en marche, sous la fenêtre même de Maigret. Le chirurgien arriva dans une voiture souple et rapide qu’il conduisait lui-même.
       Il était huit heures du soir et les lampes étaient allumées quand il se pencha au chevet de Maigret.
       — C’est grave ?
       — Ce sera surtout long… Une quinzaine de jours d’immobilité…
       — Je ne pourrais pas, par exemple, m’installer à l’hôtel ?
       — Vous n’êtes pas bien ici ?… Évidemment, si vous avez quelqu’un pour vous soigner…
       — Dites donc ! Entre nous, qu’est-ce que vous pensez, vous, du fou de Bergerac ?
       Le médecin resta un bon moment sans répondre. Maigret fut plus précis.
       — Vous croyez, comme les gens, que c’est une espèce de forcené qui vit dans les bois ?
       — Non !
       Parbleu ! Maigret avait eu le temps d’y penser, de se souvenir des quelques affaires analogues qu’il avait connues ou dont il avait entendu parler.
       — Un homme qui, dans la vie courante, doit se comporter comme vous et moi, n’est-il pas vrai ?
       — C’est probable !
       — Autrement dit, il y a beaucoup de chances pour qu’il habite Bergerac et qu’il y exerce une profession quelconque…
       Le chirurgien lui lança un drôle de regard, hésita, se troubla.
       — Vous avez une idée ? poursuivit Maigret sans le quitter des yeux…
       — J’en ai eu beaucoup, tour à tour… Je les prends… Je les rejette avec indignation… Je les reprends… Étudiés sous un certain angle, les gens deviennent tous suspects de dérangement cérébral.
       Maigret rit.
       — Et toute la ville y a passé ! Depuis le maire et même le procureur jusqu’au premier passant venu… Sans oublier vos collègues, le portier de l’hôpital…
       Non ! le chirurgien ne riait pas !
       — Un instant… Ne bougez plus… dit-il, comme il sondait la plaie à l’aide d’une fine lame… C’est plus terrible que vous ne croyez…
       — Combien d’habitants, à Bergerac ?
       — Dans les seize mille… Tout me porte à croire que le fou appartient à une classe sociale supérieure… Et même…
       — L’aiguille, évidemment ! grommela Maigret en grimaçant parce que le chirurgien lui faisait mal.
       — Que voulez-vous dire ?
       — Que cette aiguille plantée exactement dans le cœur, sans coup férir, deux fois de suite, prouve déjà quelques connaissances anatomiques…
       Ce fut le silence. Le chirurgien avait le front soucieux. Il rétablit le pansement autour de l’épaule et du torse de Maigret, se redressa en soupirant.
       — Vous disiez que vous préférez être installé dans une chambre d’hôtel ?
       — Oui… J’y ferai venir ma femme…
       — Vous voulez vous occuper de cette affaire ?
       — Et comment !
     
       La pluie eût suffi à tout gâcher. Mais il n’y eut pas une goutte de pluie pendant quinze jours pour le moins.
       Et Maigret fut installé dans la plus belle chambre de l’Hôtel d’Angleterre, au premier étage. Son lit fut tiré près des fenêtres, si bien qu’il jouissait du panorama de la grand-place, où il voyait l’ombre quitter un rang de maisons pour passer lentement au rang opposé.
       Mme Maigret acceptait la situation comme elle acceptait tout, sans étonnement, sans fièvre. Elle était depuis une heure dans la chambre, que cette chambre devenait sa chambre, qu’elle y apportait ses petites commodités, sa note personnelle.
       Deux jours avant, elle devait être la même au chevet de sa sœur qui accouchait, en Alsace.
       — Une grosse fille ! Si tu la voyais ! Elle pèse près de cinq kilos…
       Elle questionnait le chirurgien.
       — Qu’est-ce qu’il peut manger, docteur ? Un bon bouillon de poule ? Il y a une chose que vous devez lui interdire : c’est sa pipe !… C’est comme la bière ! Dans une heure, il va m’en demander…
       Il y avait au mur un papier peint merveilleux rouge et vert ! Un rouge sanglant ! Un vert criard ! De longues raies qui chantaient dans le soleil !
       Et les méchants petits meubles d’hôtel, en pitchpin verni, mal d’aplomb sur des jambes trop grêles !
       Une chambre immense, à deux lits. Et une cheminée vieille de deux siècles dans laquelle on avait installé un radiateur bon marché !
       — Ce que je me demande, c’est pourquoi tu es descendu derrière cet homme… Suppose que tu sois tombé sur les rails… Une idée !… Je vais te préparer une crème au citron… J’espère qu’ils me laisseront disposer de la cuisine.
       Les moments de rêve étaient plus rares, maintenant. Même quand il fermait les yeux dans un rayon de soleil, Maigret avait des idées à peu près nettes.
       Mais il continuait à agiter des personnages créés ou reconstitués par son imagination.
       — La première victime… La fermière… Mariée ?… Des enfants ?…
       — Mariée avec le fils des fermiers… Mais elle ne s’entendait pas fort avec sa belle-mère qui l’accusait d’être trop coquette et de mettre des combinaisons en soie pour traire les vaches…
       Alors, patiemment, avec amour, comme un peintre brosse une toile, Maigret échafaudait en esprit un portrait de la fermière, qu’il voyait appétissante bien en chair, bien lavée, apportant, dans la maison de ses beaux-parents, des idées modernes et consultant des catalogues de Paris.
       Elle revenait de la ville… Et il voyait très bien la route… Elles devaient se ressembler toutes, à cause des grands arbres mettant de l’ombre des deux côtés… Et du sol crayeux, très blanc, vibrant au moindre rayon de soleil…
       Puis la gamine sur son vélo.
       — Est-ce qu’elle avait un amoureux ?
       — On n’en parle pas ! Tous les ans, elle allait passer quinze jours de vacances à Paris chez une tante…
       Le lit était moite. Le chirurgien venait deux fois par jour. Après le déjeuner, Leduc arrivait dans sa Ford, faisait des manœuvres maladroites sous les fenêtres avant de se mettre dans l’alignement.
       Le troisième matin, il vint avec un chapeau de paille, lui aussi, comme le commissaire de police.
       Le procureur fit une visite. Il prit Mme Maigret pour la servante et lui tendit sa canne et son chapeau melon.
       — Bien entendu, vous excuserez la méprise… Mais le fait que vous n’aviez pas de papiers sur vous…
       — Oui ! Mon portefeuille a disparu. Mais asseyez-vous donc, cher monsieur…
       Il avait toujours un air agressif. Il n’y pouvait rien. Cela tenait à son petit nez en boule, aux poils trop raides de sa moustache.
       — Cette affaire est lamentable et menace la tranquillité d’un si beau pays… Que cela arrive à Paris, où le vice règne à l’état endémique… Mais ici !…
       Sacrebleu ! Lui aussi avait d’épais sourcils ! Comme le paysan ! Comme le docteur ! Des sourcils gris pareils à ceux que Maigret attribuait machinalement à l’homme du train !
       Et une canne à pommeau d’ivoire sculpté.
       — Enfin ! J’espère que vous vous rétablirez rapidement et que vous ne garderez pas un trop mauvais souvenir de notre région !…
       Ce n’était qu’une visite de politesse. Il avait hâte de s’en aller.
       — Vous avez un excellent médecin… Il est élève de Martel… Dommage que, pour le reste…
       — Quel reste ?…
       — Je m’entends… Ne vous tracassez pas… À bientôt… Je ferai prendre chaque jour de vos nouvelles.
       Maigret mangea sa crème au citron, qui était un pur chef-d’œuvre. Mais il souffrait de sentir un fumet de truffes qui montait de la salle à manger.
       — C’est inouï ! disait sa femme. Ici, ils servent les truffes comme ailleurs les pommes à l’huile ! À croire qu’elles ne coûtent que deux sous ! Même au menu à quinze francs…
       Et c’était au tour de Leduc.
       — Assieds-toi… Un peu de crème ?… Non ?… Qu’est-ce que tu sais de la vie intime de mon docteur, dont j’ignore même le nom…
       — Le docteur Rivaud !… Je ne sais pas grand-chose… Des on-dit… Il vit avec sa femme et sa belle-sœur… Les gens du pays prétendent que la belle-sœur est autant sa femme que l’autre… Mais…
       — Et le procureur ?
       — M. Duhourceau ?… On t’a déjà dit ?…
       — Va toujours !
       — Sa sœur, qui est veuve d’un capitaine au long cours, est folle… D’autres affirment qu’il l’a fait interner à cause de sa fortune…
       Maigret jubilait. Son ancien camarade le regardait avec ahurissement, assis sur son lit, faisait de petits yeux pour contempler la place.
       — Et encore ?
       — Rien ! Dans les petites villes…
       — Seulement, vois-tu, mon vieux Leduc, ceci n’est pas une petite ville comme une autre ! C’est une petite ville où il y a un fou !
       Le plus drôle, c’est que Leduc manifestait une réelle inquiétude.
       — Un fou en liberté ! Un fou qui n’est fou que par intermittence et qui, le reste du temps, va et vient, parle comme toi et moi…
       — Ta femme ne s’ennuie pas trop ici ?
       — Elle bouleverse les cuisines. Elle donne des recettes au chef et recopie celles qu’il lui refile… Au fond, c’est peut-être le chef qui est fou…
       Il y a une véritable griserie d’avoir échappé à la mort, d’être convalescent, d’être dorloté, surtout, dans une atmosphère irréelle.
       Et de faire travailler son cerveau quand même, par dilettantisme…
       D’étudier un pays, une ville, de son lit, de sa fenêtre…
       — Est-ce qu’il existe une bibliothèque municipale ?
       — Parbleu !
       — Eh bien ! tu serais un amour d’aller m’y chercher tous les bouquins qui traitent des maladies mentales, des perversions, des manies… Et aussi de me monter l’annuaire des téléphones… Très instructif, l’annuaire des téléphones !… Demande donc en bas si leur appareil a un long fil et si on peut de temps en temps me l’apporter ici…
       La somnolence arrivait. Maigret la sentait monter en lui comme une fièvre, l’envahir jusqu’en ses fibres les plus profondes.
       — Au fait, demain, tu déjeunes ici… C’est samedi…
       — Et je dois acheter une chèvre ! acheva Leduc en cherchant son chapeau de paille.
       Quand il sortit, Maigret avait déjà les yeux clos et un souffle régulier s’exhalait de sa bouche entrouverte.
       Le commissaire retraité rencontra le docteur Rivaud dans le corridor du rez-de-chaussée. Il le prit à part, hésita longtemps avant de murmurer :
       — Vous êtes sûr que cette blessure ne peut pas avoir influé sur… sur l’intelligence de mon ami ?… Tout au moins sur… Je ne sais comment dire… Vous me comprenez ?… Le médecin esquissa un geste vague de la main.
       — D’habitude, c’est un homme intelligent ?
       — Très intelligent ! Il n’en a pas toujours l’air, mais…
       — Ah !…
       Et le chirurgien s’engagea dans l’escalier, le regard rêveur.
     
       III
     
        Le billet de deuxième classe
       Maigret avait quitté Paris le mercredi après-midi. Dans la nuit, il recevait un coup de feu à proximité de Bergerac. Il passait à l’hôpital les journées de jeudi et de vendredi. Le samedi sa femme arrivait d’Alsace et Maigret s’installait avec elle dans la grande chambre du premier étage, à l’Hôtel d’Angleterre.
       C’est le lundi que Mme Maigret lui dit tout à coup :
       — Pourquoi n’as-tu pas voyagé avec ton libre parcours ?
       Il était quatre heures de l’après-midi. Mme Maigret, qui ne tenait jamais en place, mettait, pour la troisième fois, de l’ordre dans la chambre.
       Devant les fenêtres, les stores clairs étaient descendus jusqu’à mi-hauteur et, derrière leur écran lumineux, l’atmosphère bourdonnait de vie.
       Maigret, qui fumait une de ses premières pipes, regarda sa femme avec un certain étonnement. Il lui sembla qu’en attendant sa réponse elle évitait de se tourner vers lui et qu’elle était rose, gênée.
       La question était saugrenue. En effet, il possédait comme tous les commissaires de la Brigade mobile, un libre parcours de première classe lui permettant de voyager dans la France entière. Il s’en était servi pour venir de Paris.
       — Viens t’asseoir ici ! grommela-t-il.
       Et il vit sa femme hésiter. Il la força presque à s’asseoir au bord du lit.
       — Raconte !
       Il la regardait malicieusement et elle se troublait davantage.
       — J’ai eu tort de te poser la question comme cela. Si je l’ai fait, c’est que par instants tu es bizarre.
       — Toi aussi !
       — Que veux-tu dire ?
       — Qu’ils me trouvent tous bizarre et qu’au fond ils n’ont pas une foi entière dans mon histoire du train. Et maintenant…
       — Oui ! Eh bien ! voilà ! Tout à l’heure, dans le corridor, juste en face de notre porte, je changeais le paillasson de place et j’ai trouvé ceci…
       Bien que vivant à l’hôtel, elle portait un tablier pour se sentir un peu chez elle, comme elle disait. Elle tira un petit carton de sa poche. C’était un billet de seconde classe Paris-Bergerac, à la date du mercredi précédent.
       — Près du paillasson… répéta Maigret. Prends un papier et un crayon…
       Elle obéit sans comprendre, mouilla la mine.
       — Écris… D’abord le patron de l’hôtel, qui est venu vers neuf heures du matin prendre de mes nouvelles… Puis le chirurgien, un peu avant dix heures… Mets les noms en colonne… Le procureur est passé à midi et le commissaire de police est entré au moment où il s’en allait…
       — Il y a encore Leduc ! risque Mme Maigret.
       — C’est cela ! Ajoute Leduc ! Est-ce tout ? Plus, bien entendu, n’importe quel domestique de l’hôtel ou n’importe quel voyageur qui peut avoir laissé tomber le billet dans le corridor.
       — Non !
       — Pourquoi non ?
       — Parce que le corridor ne conduit qu’à cette chambre ! Ou alors, il s’agirait de quelqu’un qui est venu écouter à la porte !
       — Demande-moi le chef de gare au téléphone !
       Maigret ne connaissait ni la ville, ni la gare, ni aucun des endroits dont les gens lui parlaient. Et pourtant il avait déjà reconstitué, en esprit, un Bergerac assez précis, où il ne manquait presque rien.
       Un guide Michelin lui avait fourni un plan de la cité. Or, il était installé au cœur même de celle-ci. La place qu’il voyait était la place du Marché. Le bâtiment qui s’amorçait à droite était le Palais de Justice.
       Le guide disait : « Hôtel d’Angleterre. Premier ordre. Chambres depuis 25 francs. Salles de bains. Repas à 15 et 18 francs. Spécialité de truffes, foie gras, ballottines de volaille, saumon de la Dordogne. »
       La Dordogne était derrière Maigret, invisible. Mais il en suivait le cours à l’aide de toute une série de cartes postales. Une carte postale encore lui montrait la gare. Il savait que l’Hôtel de France, de l’autre côté de la place, était le concurrent de l’Hôtel d’Angleterre.
       Et il imaginait les rues convergeant vers les grandes routes comme celle qu’il avait suivie d’une démarche vacillante.
       — Le chef de gare est à l’appareil !
       — Demande-lui si des voyageurs sont descendus du train de Paris, jeudi matin.
       — Il dit que non !
       — C’est tout !
       C’était presque mathématiquement sûr que le billet appartenait à l’homme qui avait sauté sur la voie un peu avant Bergerac et qui avait tiré sur le commissaire !
       — Sais-tu ce que tu devrais faire ? Aller voir la maison de M. Duhourceau, le procureur, puis celle du chirurgien…
       — Pourquoi ?
       — Pour rien ! Pour me raconter ce que tu auras vu.
       Il resta seul et en profita pour dépasser le nombre de pipes qui lui était permis. Le soir tombait doucement et la grand-place était toute rose. Les voyageurs de commerce rentraient les uns après les autres de leur tournée, arrêtaient leur auto sur le terre-plein, devant l’hôtel. On entendait, en bas, le heurt des billes de billard.
       C’était l’apéritif, dans la salle claire où le patron en bonnet blanc de cuisinier venait, de temps en temps, jeter un coup d’œil.
       — Pourquoi l’homme du train est-il descendu avant l’arrêt, au risque de se tuer, et pourquoi, se voyant suivi, a-t-il tiré ?
       En tout cas, l’homme connaissait la ligne, car il avait sauté sur le ballast au moment précis où le train ralentissait !
       S’il n’était pas allé jusqu’à la gare, c’est que les employés le connaissaient !
       Ce qui ne suffisait pas à prouver, d’ailleurs, que c’était l’assassin de la fermière du Moulin-Neuf et de la fille du chef de gare !
       Maigret se souvenait de l’agitation de son compagnon de couchette, de sa respiration irrégulière, des silences suivis de soupirs désespérés.
       — À cette heure-ci, Duhourceau doit être chez lui, dans son bureau, à lire les journaux de Paris ou à compulser des dossiers… Le chirurgien fait le tour des salles, suivi de l’infirmière… Le commissaire de police…
       Maigret était sans hâte. D’habitude, au début d’une enquête, il était en proie à une impatience qui ressemblait à du vertige. L’incertitude lui était pénible. Il n’avait de paix que quand il commençait à pressentir la vérité.
       Cette fois, c’était le contraire, peut-être à cause de son état.
       Le docteur ne lui avait-il pas dit qu’il ne se lèverait pas avant une quinzaine de jours et qu’alors encore il devrait être très prudent ?
       Il avait le temps. De longues journées à tuer en reconstituant, de son lit, un Bergerac aussi vivant que possible, avec tous les personnages à leur place.
       — Il va falloir que je sonne pour qu’on fasse de la lumière !
       Mais il était si paresseux qu’il n’en fit rien et que sa femme, en rentrant, le trouva dans l’obscurité complète. La fenêtre était toujours ouverte, laissant pénétrer l’air frais du soir. Les lampes dessinaient une guirlande de lumière autour de la place.
       — Tu veux attraper une pneumonie ?… A-t-on idée de rester la fenêtre ouverte quand…
       — Eh bien ?
       — Eh bien ! quoi ? J’ai vu les maisons ! Je ne comprends d’ailleurs pas à quoi cela peut servir.
       — Raconte !
       — M. Duhourceau habite de l’autre côté du Palais de Justice, sur une place presque aussi grande que celle-ci. Une grosse maison à deux étages. Il y a un balcon de pierre au premier. Ce doit être son bureau, car la pièce était éclairée. J’ai vu un domestique qui fermait les volets du rez-de-chaussée.
       — C’est gai ?
       — Que veux-tu dire ? C’est une grosse maison comme toutes les grosses maisons ! Plutôt sombre… En tout cas, il y a des rideaux en velours grenat qui ont dû coûter dans les deux mille francs par fenêtre. Un velours souple, soyeux, qui tombe en gros plis…
       Maigret était ravi. À petites touches, il corrigeait l’image qu’il s’était faite de la maison.
       — Le domestique ?
       — Quoi, le domestique ?
       — Il porte un gilet rayé ?
       — Oui !
       Et Maigret aurait bien applaudi : une maison solide, solennelle, aux riches rideaux de velours, au balcon de pierre de taille, aux meubles anciens ! Un domestique en gilet rayé ! Et le procureur en jaquette, avec un pantalon gris, des souliers vernis, des cheveux blancs coupés en brosse.
       — C’est vrai, pourtant, qu’il porte des souliers vernis !
       — Des souliers à boutons ! Je l’ai remarqué hier…
       L’homme du train aussi portait des souliers vernis. Mais étaient-ils à boutons ? Étaient-ils à lacets ?
       — Et la maison du docteur ?
       — C’est presque au bout de la ville ! Une villa comme on en voit sur les plages…
       — Cottage anglais !
       — C’est cela ! Avec un toit bas, des pelouses, des fleurs, un joli garage, du gravier blanc dans les allées, des volets peints en vert, une lanterne en fer forgé. Les volets n’étaient pas fermés… J’ai aperçu sa femme qui brodait dans le salon.
       — Et la belle-sœur ?
       — Elle est rentrée en auto avec le docteur. Elle est très jeune, très jolie, très bien habillée… On ne croirait pas qu’elle vit dans une petite ville et elle doit faire venir ses robes de Paris…
       Quel rapport cela pouvait-il avoir avec un maniaque qui attaquait les femmes sur la route, les étranglait pour leur transpercer ensuite le cœur d’une aiguille ?
       Maigret n’essayait pas de le savoir. Il se contentait de mettre les gens à leur place.
       — Tu n’as rencontré personne ?
       — Personne que je connaisse. Les habitants ne doivent guère sortir le soir.
       — Il y a un cinéma ?
       — J’en ai aperçu un, dans une ruelle… On passe un film que j’ai vu à Paris il y a trois ans…
     
       Leduc arriva vers dix heures du matin, laissa sa vieille Ford devant l’hôtel, frappa un peu plus tard à la porte de Maigret. Celui-ci était occupé à déguster un bol de bouillon que sa femme avait préparé elle-même à la cuisine.
       — Ça va toujours ?
       — Assieds-toi !… Non ! pas dans le soleil… Tu m’empêches de voir la place…
       Depuis qu’il avait quitté la PJ, Leduc avait pris de l’embonpoint. Et il y avait en lui quelque chose de plus doux, de plus peureux que jadis.
       — Qu’est-ce qu’elle te fait à déjeuner, aujourd’hui, ta cuisinière ?
       — Des côtelettes d’agneau à la crème… Il faut que je mange assez légèrement…
       — Dis donc ! Tu n’es pas allé à Paris, ces derniers temps ?
       Mme Maigret tourna vivement la tête, surprise par cette question brutale. Et Leduc se troubla, regarda son collègue avec reproche.
       — Que veux-tu dire ?… Tu sais bien que…
       Évidemment ! Maigret savait bien que… Mais il observait la silhouette de son collègue, qui avait une petite moustache rousse. Il regardait ses pieds chaussés de gros souliers de chasse…
       — Entre nous, qu’est-ce que tu t’offres, ici, en fait d’amour ?
       — Tais-toi, intervint Mme Maigret.
       — Pas du tout ! C’est une question très importante ! À la campagne, on ne trouve pas toutes les commodités de la ville… Ta cuisinière. Quel âge a-t-elle ?…
       — Soixante-cinq ! Tu vois que…
       — Rien d’autre ?
       Le plus gênant, c’était peut-être le sérieux avec lequel Maigret posait ces questions, que d’habitude on profère sur un ton léger ou ironique.
       — Pas de bergère dans les environs ?
       — Il y a sa nièce, qui vient parfois donner un coup de main.
       — Seize ans ?… Dix-huit ?…
       — Dix-neuf… Mais…
       — Et tu… vous… enfin…
       Leduc ne savait plus comment se tenir et Mme Maigret, plus gênée que lui, fonça vers les profondeurs de l’appartement.
       — Tu es indiscret !
       — Autrement dit, c’est fait ?… Eh bien ! mon vieux !
       Et Maigret parut ne plus y penser, grogna quelques instants plus tard :
       — Duhourceau n’est pas marié… Est-ce que… ?
       — On voit bien que tu viens de Paris. Tu parles de ces choses-là comme si elles étaient les plus naturelles du monde. Crois-tu que le procureur raconte à tout le monde ses fredaines ?
       — Mais, comme tout se sait, je suis persuadé que tu es au courant.
       — Je ne sais que ce qu’on raconte.
       — Tu vois !
       — M. Duhourceau va à Bordeaux une ou deux fois par semaine… Et là…
       Maigret ne cessait d’étudier son compagnon et un drôle de sourire flottait sur ses lèvres. Il avait connu un Leduc différent, qui n’avait pas de ces phrases prudentes, de ces gestes réservés, de ces frayeurs provinciales.
       — Sais-tu ce que tu devrais faire, toi qui as la facilité d’aller et venir à ta guise ? Ouvrir une petite enquête pour savoir qui, mercredi dernier, était absent de la ville. Attends ! Ceux qui m’intéressent surtout sont le docteur Rivaud, le procureur, le commissaire de police, toi et…
       Leduc s’était levé. Vexé, il regardait son chapeau de paille comme quelqu’un qui va le mettre sur sa tête d’un geste sec et sortir.
       — Non ! C’est assez de plaisanterie… Je ne sais d’ailleurs pas ce que tu as… Depuis cette blessure, tu… enfin, tu n’es pas naturel !… Tu me vois, dans un petit pays comme ici, où tout se dit, faire une enquête sur le procureur de la République ?… Et sur le commissaire de police !… Moi qui n’ai plus aucun titre officiel !… Sans compter que tes insinuations…
       — Assieds-toi, Leduc !
       — Je n’ai plus beaucoup de temps.
       — Assieds-toi, te dis-je ! Tu vas comprendre ! Il existe, ici à Bergerac, un monsieur qui, dans la vie courante, a toutes les apparences d’un homme normal et qui, sans doute, exerce une profession quelconque. C’est ce monsieur qui, tout à coup, en proie à une crise de folie…
       — Et tu me mets dans le tas des assassins possibles ! Tu crois que je n’ai pas compris le sens de tes questions ? Ce besoin de savoir si j’ai des maîtresses… Parce que, n’est-ce pas, tu te dis qu’un homme qui en est privé est plus susceptible qu’un autre de se laisser aller à…
       Il se fâchait vraiment. Il était rouge. Ses yeux luisaient.
       — Le Parquet s’occupe de cette affaire, ainsi que la police locale ! Moi, elle ne me regarde pas ! Maintenant, si tu veux te mêler de…
       — … ce qui ne me regarde pas !… Tant pis !… Mais suppose maintenant que, dans un jour ou deux, ou trois, ou huit, on découvre ta petite amie de dix-neuf ans avec une aiguille dans le cœur…
       Ce ne fut pas long. La main de Leduc saisit le chapeau et il l’enfonça si fort sur sa tête que la paille craqua. Puis il sortit en refermant la porte d’un geste sec.
       Mme Maigret, qui n’attendait que ce signal, entrait de son côté, nerveuse, inquiète.
       — Qu’est-ce que Leduc t’a fait ? Je t’ai rarement vu aussi désagréable avec quelqu’un. À croire que tu le soupçonnes de…
       — Sais-tu ce que tu devrais faire ? Tout à l’heure ou demain il reviendra, et je suis persuadé qu’il s’excusera de sa sortie trop brutale. Eh bien ! je te demanderai d’aller déjeuner chez lui, à la Ribaudière…
       — Moi ? Mais…
       — Maintenant, si tu veux être bien gentille, bourre-moi une pipe et relève un peu mes oreillers…
       Une demi-heure plus tard, quand le docteur entra, Maigret eut un sourire ravi. Et il interpella Rivaud avec bonne humeur.
       — Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
       — Qui ?
       — Mon collègue Leduc… Il est inquiet ! Il a dû vous demander de me faire subir un sérieux examen mental. Non, docteur, je ne suis pas fou… Mais…
       Il se tut, car on lui mettait un thermomètre sur la langue. Pendant la prise de température, le chirurgien découvrait la plaie, qui était lente à se cicatriser.
       — Vous vous remuez beaucoup trop !… Trente-huit sept… Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez fumé… L’air est opaque.
       — Vous devriez lui interdire complètement la pipe, docteur ! intervint Mme Maigret.
       Mais son mari l’interrompit.
       — Pouvez-vous me dire à quels intervalles les crimes de notre fou ont été commis ?
       — Attendez… Le premier a eu lieu il y a un mois… Le second une semaine plus tard… Puis la tentative manquée, le vendredi suivant et…
       — Savez-vous ce que je pense, docteur ? C’est qu’il y a bien des chances pour que nous soyons à la veille d’un nouvel attentat. Je dirais plus : s’il ne se produit pas, c’est sans doute que l’assassin se sent surveillé. Et, s’il se produit…
       — Eh bien ?
       — Eh bien ! on pourra procéder par élimination. Supposez qu’au moment du crime, vous soyez dans cette chambre. Vous voilà du coup hors de cause ! Supposez que le procureur soit à Bordeaux, le commissaire de police à Paris ou ailleurs, mon ami Leduc au diable…
       Le médecin regardait fixement le malade.
       — En somme, vous restreignez le champ des possibilités…
       — Non ! des probabilités…
       — C’est égal ! Vous le restreignez, dis-je, au petit groupe que vous avez trouvé à votre réveil, après l’opération…
       — Pas exactement, puisque j’oublie le greffier ! Je le restreins aux personnes qui m’ont rendu visite pendant la journée d’hier et qui ont pu laisser tomber par mégarde un billet de chemin de fer. Au fait, où étiez-vous mercredi dernier ?
       — Mercredi ?
       Et le docteur, confus, fouillait dans sa mémoire. C’était un homme jeune, actif, ambitieux, aux gestes nets, aux allures élégantes.
       — Je crois que… Attendez… Je suis allé à La Rochelle pour…
       Mais il se raidit devant le sourire amusé du commissaire.
       — Dois-je considérer ceci comme un interrogatoire ? Dans ce cas, je vous préviens que…
       — Calmez-vous ! Pensez que je n’ai rien à faire de toute la journée, moi qui ai l’habitude d’une vie terriblement active. Alors, j’invente de petits jeux pour moi seul. Le jeu du fou ! Rien n’empêche un médecin d’être fou, ni un fou d’être médecin. On dit même que les aliénistes sont presque tous leurs propres clients. Rien n’empêche non plus un procureur de la République de…
       Et Maigret entendit son compagnon demander tout bas à sa femme :
       — Il n’a rien bu ?
       Le plus beau, ce fut quand le docteur Rivaud fut parti. Mme Maigret s’approcha du lit, le front lourd de reproches.
       — Est-ce que tu te rends compte de ce que tu fais ?… Vrai ! je ne te comprends plus !… Tu voudrais faire croire aux gens que c’est toi qui es fou que tu ne t’y prendrais pas autrement !… Le docteur n’a rien dit… Il est trop bien élevé… Mais j’ai senti que… Qu’est-ce que tu as à sourire ainsi ?…
       — Rien ! Le soleil ! Ces lignes rouges et vertes de la tapisserie… Ces femmes qui caquettent sur la place… Cette petite voiture couleur citron qui a l’air d’un gros insecte… Et ce fumet de foie gras… Seulement voilà !… Il y a un fou… Regarde la jolie fille qui passe, avec des mollets bien ronds de montagnarde… Elle a de tout petits seins en forme de poire… C’est peut-être elle que le fou…
       Mme Maigret le regarda dans les yeux et elle comprit qu’il ne plaisantait plus, qu’il parlait très sérieusement, qu’il y avait de l’angoisse dans sa voix.
       Il lui prit la main pour achever :
       — Vois-tu, je suis persuadé que ce n’est pas fini ! Et je voudrais de toute mon âme empêcher qu’une belle fille, aujourd’hui bien vivante, passe un de ces jours sur cette place dans un corbillard, escortée par des gens en noir. Il y a un fou dans la ville, dans le soleil ! Un fou qui parle, qui rit, qui va et vient…
       Et, d’une voix câline, il balbutia, les yeux mi-clos :
       — Donne-moi une pipe quand même !
     
       IV
     
        Le rendez-vous des fous
       Maigret avait choisi l’heure qu’il préférait, neuf heures du matin, à cause de la qualité rare que le soleil avait à cette heure-là et aussi du rythme de la vie qui, sur la grand-place, partant de la porte ouverte par une ménagère, du bruit des roues d’une charrette, d’un volet brusquement écarté, allait en s’amplifiant jusqu’à midi.
       De sa fenêtre, il pouvait voir sur un platane une des affiches qu’il avait fait poser par toute la ville.
     
       Mercredi, à neuf heures, Hôtel d’Angleterre, le commissaire Maigret remettra une prime de cent francs à toute personne lui apportant un renseignement sur les agressions de Bergerac, qui paraissent être l’œuvre d’un fou.
     
       — Est-ce que je dois rester dans la chambre ? questionnait Mme Maigret qui, même à l’hôtel, trouvait le moyen de travailler presque autant que dans son ménage.
       — Tu peux rester !
       — Je n’y tiens pas ! D’ailleurs, il ne viendra personne.
       Maigret souriait. Il n’était que huit heures et demie et, tout en allumant sa pipe, il murmura en tendant l’oreille à un bruit de moteur :
       — En voilà déjà un !
       C’était le bruit familier de la vieille Ford qu’on reconnaissait dès qu’elle s’engageait dans la montée du pont.
       — Pourquoi Leduc n’est-il pas venu hier ?
       — Nous avons échangé quelques paroles. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes idées sur le fou de Bergerac. N’empêche qu’il sera ici tout à l’heure !…
       — Le fou ?
       — Leduc… Le fou aussi !… Et peut-être même plusieurs fous !… C’est pour ainsi dire mathématique… Une annonce comme celle-là exerce une attirance irrésistible sur tous les détraqués, les imaginatifs, les grands nerveux, les épileptiques… Entre, Leduc !
       Leduc n’avait même pas eu le temps de frapper à la porte. Il montra un visage un peu confus.
       — Tu n’as pas pu venir hier ?
       — Justement ! Je te prie de m’excuser… Bonjour, madame Maigret… J’ai été obligé d’aller chercher le plombier, à cause d’une conduite d’eau crevée… Ça va mieux ?
       — Ça va !… Toujours le dos raide comme un cercueil, mais à part ça… Tu as vu mon affiche ?…
       — Quelle affiche ?
       Il mentait. Maigret faillit le lui dire. Mais, en fin de compte, il n’eut pas cette cruauté.
       — Assieds-toi ! Donne ton chapeau à ma femme. Dans quelques minutes, nous allons recevoir du monde. Et, entre autres, je mettrais ma main à couper que le fou sera ici.
       On frappait à la porte. Pourtant, personne n’avait traversé la place. L’instant d’après, le patron de l’hôtel entrait.
       — Excusez-moi… Je ne savais pas que vous aviez une visite… C’est à propos de l’affiche…
       — Vous avez quelque chose à m’apprendre ?
       — Moi ?… Non !… À quoi pensez-vous !… Si j’avais eu quelque chose à dire, je l’aurais déjà dit… Je voulais seulement savoir si on doit laisser monter tous ceux qui se présenteront…
       — Mais oui ! Mais oui !
       Et Maigret le regardait à travers ses cils mi-clos. Cela devenait une manie, chez lui, de faire ainsi de petits yeux.
       Ou peut-être cela tenait-il à ce qu’il vivait obstinément dans un rayon de soleil ?
       — Vous pouvez nous laisser.
       Et aussitôt, à Leduc :
       — Un curieux homme aussi ! Puissant, sanguin, fort comme un arbre, avec une peau rose qui semble toujours sur le point d’éclater…
       — C’est un ancien garçon de ferme des environs, qui a commencé par épouser sa patronne. Il avait vingt ans et elle quarante-cinq…
       — Et depuis lors ?
       — C’est son troisième mariage ! Une fatalité ! Elles meurent toutes…
       — Il reviendra tout à l’heure.
       — Pourquoi ?
       — Ça, je n’en sais rien ! Mais il reviendra, quand tout le monde sera ici. Il trouvera un prétexte. À ce moment, le procureur doit sortir de chez lui, déjà vêtu de sa jaquette. Quant au docteur, je parierais qu’il galope à travers les salles pour expédier en cinq sec sa consultation du matin.
       Maigret n’avait pas fini sa phrase qu’on voyait M. Duhourceau déboucher d’une rue et traverser la place à pas pressés.
       — Et de trois !
       — Comment, trois ?
       — Le procureur, le patron et toi.
       — Encore ? Écoute, Maigret…
       — Chut ! Va ouvrir la porte à M. Duhourceau qui hésite à frapper…
       — Je reviendrai dans une heure ! annonça Mme Maigret, qui avait mis son chapeau.
       Le procureur la salua cérémonieusement, serra la main du commissaire sans le regarder en face.
       — On m’a mis au courant de votre expérience. J’ai tenu à vous voir auparavant. Tout d’abord, il est bien entendu que vous agissez à titre privé. Malgré cela, j’aurais aimé être consulté, étant donné qu’il y a une instruction en cours…
       — Asseyez-vous, je vous prie. Leduc, débarrasse M. le procureur de son chapeau et de sa canne. Je disais justement à Leduc, monsieur le procureur, que tout à l’heure, l’assassin sera certainement ici… Bon ! Voici le commissaire, qui regarde l’heure et qui va boire quelque chose en bas avant de monter…
       C’était vrai ! On vit entrer le commissaire à l’hôtel, mais il ne se présenta que dix minutes plus tard à la porte de la chambre. Il parut stupéfait de trouver le procureur, s’excusa, bafouilla :
       — J’ai cru de mon devoir de…
       — Parbleu ! Leduc, cherche des chaises. Il doit y en avoir dans la chambre voisine… Voici nos clients qui commencent à arriver. Seulement, personne ne veut être le premier…
       Trois ou quatre personnes, en effet, erraient sur la place en jetant de fréquents regards à l’hôtel. On sentait qu’elles cherchaient une contenance. Toutes suivirent des yeux la voiture du docteur qui stoppa juste devant la porte.
       Il y avait, malgré le soleil printanier, de la nervosité dans l’air. Le médecin, comme ses prédécesseurs, eut un mouvement de contrariété en trouvant déjà tant de monde dans la chambre.
       — C’est un véritable conseil de guerre ! remarqua-t-il en ricanant.
       Et Maigret nota qu’il était mal rasé, que sa cravate était beaucoup moins bien nouée qu’à l’ordinaire.
       — Vous croyez que le juge d’instruction…
       — Il est allé à Saintes pour un interrogatoire et il ne rentrera pas avant ce soir.
       — Et son greffier ? questionna Maigret.
       — J’ignore s’il l’a emmené… Ou plutôt… Tenez ! le voilà qui sort de chez lui… Car il habite juste en face de l’hôtel, au premier étage de la maison à volets bleus…
       Des pas dans l’escalier. Les pas de plusieurs personnes. Puis des chuchotements.
       — Ouvre, Leduc.
       Cette fois c’était une femme, et qui ne venait pas du dehors. C’était la servante qui avait failli être victime du fou et qui travaillait toujours à l’hôtel. Un homme la suivait, timide, embarrassé.
       — C’est mon fiancé, qui est employé au garage. Il ne voulait pas me laisser venir, sous prétexte que, moins on en parlera…
       — Entrez… Vous aussi, le fiancé… Et vous aussi, patron…
       Car le patron de l’hôtel était sur le palier, sa toque blanche à la main.
       — Je voulais seulement savoir si ma domestique…
       — Entrez ! Entrez ! Et vous, comment vous appelle-t-on ?
       — Rosalie, monsieur… Seulement je ne sais pas si, pour la prime… Parce que, n’est-ce pas ? j’ai dit tout ce que je savais…
       Et le fiancé, rageur, grogna sans regarder personne :
       — Pour autant que ce soit vrai !
       — Bien sûr que c’est vrai ! Je n’aurais pas inventé…
       — Tu n’as pas inventé non plus l’histoire du client qui voulait t’épouser ? Et quand tu me racontais que ta mère avait été enlevée par des romanichels…
       La fille était furieuse, mais elle ne se démontait pas. C’était une forte paysanne aux attaches solides, à la chair drue. Dès qu’elle s’était un peu remuée, elle avait les cheveux en désordre comme après une bataille et, en levant les bras pour se recoiffer, elle montrait des aisselles humides, aux poils roux.
       — J’ai dit ce que j’ai dit… On m’a attaquée par-derrière et j’ai senti une main près de mon menton… Alors, j’ai mordu de toutes mes forces… Même, tenez, qu’il y avait une bague en or au doigt…
       — Vous n’avez pas vu l’homme ?
       — Il s’est sauvé tout de suite dans le bois. Il était de dos. Et moi j’avais de la peine à me relever, vu que…
       — Vous êtes donc incapable de le reconnaître ! C’est bien ce que vous avez déclaré à l’instruction ?
       Rosalie se tut, mais il y avait quelque chose de menaçant dans l’expression butée de son visage.
       — Reconnaîtriez-vous la bague ?
       Et le regard de Maigret errait sur toutes les mains, sur les mains grassouillettes de Leduc, qui portait une lourde chevalière, sur celles, fines et longues, du docteur, qui n’avait qu’une alliance au doigt, sur celles encore très pâles, à la peau cassante, du procureur, qui avait tiré son mouchoir de sa poche.
       — C’était une bague en or !
       — Et vous n’avez aucune idée de l’identité de votre agresseur ?
       — Monsieur, je vous assure… commença le fiancé, le front en sueur.
       — Parlez !
       — Je ne voulais pas qu’il arrive des malheurs. Rosalie est une bonne fille, je le dis devant elle. Mais elle rêve toutes les nuits. Parfois, elle me raconte ses rêves. Puis, quelques jours après, il lui arrive de croire que c’est arrivé. C’est comme pour les romans qu’elle lit…
       — Bourre-moi une pipe, veux-tu, Leduc ?
       Sous les fenêtres, Maigret voyait maintenant un groupe d’une dizaine de personnes qui se consultaient et parlaient à mi-voix.
       — Donc, Rosalie, vous avez quand même une petite idée…
       La fille se tut. Seulement, son regard se posa l’espace d’une seconde sur le procureur et Maigret vit une fois de plus les bottines de vernis noir, à boutons.
       — Tu lui donneras ses cent francs, Leduc. Excuse-moi de t’employer comme secrétaire… Vous êtes content d’elle, vous, patron ?
       — Comme femme de chambre, je n’ai rien à dire.
       — Eh bien ! qu’on fasse entrer les suivants.
       Le greffier s’était faufilé dans la pièce et se tenait le dos au mur.
       — Vous étiez là ? Asseyez-vous donc…
       — J’ai peu de temps devant moi… murmura le médecin en tirant sa montre de sa poche.
       — Bah ! ce sera bien assez.
       Et Maigret allumait sa pipe, regardait la porte s’ouvrir, un jeune homme entrer, vêtu de loques, les cheveux filasse, les yeux chassieux.
       — J’espère que vous n’allez pas… murmura le procureur.
       — Entre, mon garçon ! Quand as-tu eu ta dernière crise ?
       — Il est sorti de l’hôpital il y a huit jours ! dit le docteur.
       C’était évidemment un épileptique, le type même de ce que les gens des campagnes appellent l’idiot du village.
       — Qu’est-ce que tu as à me dire ?
       — Moi ?
       — Oui, toi !… Raconte.
       Mais, au lieu de parler, le jeune homme se mit à pleurer et, après quelques instants, ses sanglots étaient convulsifs. On pouvait craindre une crise. On devinait quelques syllabes mal articulées.
       — C’est toujours après moi qu’on en a… Je n’ai rien fait !… Je le jure !… Alors, pourquoi ne me donne-t-on pas cent francs pour acheter un complet ?…
       — Cent francs ! Au suivant ! dit Maigret à Leduc.
       Le procureur s’impatientait visiblement. Le commissaire de police avait pris un air dégagé et il remarqua :
       — Si la police municipale procédait de la même manière il est probable qu’au prochain conseil général…
       Dans un coin, Rosalie et son fiancé se disputaient à voix basse. Le patron passait la tête par l’entrebâillement de la porte pour écouter les bruits du rez-de-chaussée.
       — Vous espérez vraiment découvrir quelque chose ? soupira M. Duhourceau.
       — Moi ?… Rien du tout…
       — Dans ce cas…
       — Je vous ai promis que le fou serait ici et il est probable qu’il y est.
       Il n’était entré que trois personnes : un cantonnier qui avait vu, trois jours auparavant, une « ombre se faufiler entre les arbres » et s’enfuir à son approche.
       — L’ombre ne vous a rien fait ?
       — Non !
       — Et vous ne l’avez pas reconnue ? Va pour cinquante francs !
       Maigret était le seul à garder sa bonne humeur. Sur la place, il y avait une bonne trentaine d’habitants, par groupes, qui regardaient les fenêtres de l’hôtel.
       — Et toi ?
       C’était un vieux paysan en deuil qui attendait, le regard farouche.
       — Je suis le père de la première qui est morte. Eh bien ! je suis venu dire que, si je mets la main sur ce monstre-là, je…
       Et lui aussi avait une tendance à se tourner vers le procureur.
       — Vous n’avez aucune idée ?
       — Une idée, peut-être pas ! Mais je dis ce que je dis, moi ! On ne peut rien faire à un homme qui a perdu sa fille ! On ferait mieux de chercher du côté où il y a déjà eu quelque chose. Je sais bien que vous n’êtes pas du pays… Vous ne savez pas… Tout le monde vous dira qu’il est arrivé des choses dont on n’a jamais su le fin mot…
       Le médecin s’était levé, en proie à l’impatience. Le commissaire de police regardait ailleurs, en homme qui ne veut pas entendre. Quant au procureur, il était de pierre.
       — Je vous remercie, mon vieux.
       — Et surtout je ne veux ni de vos cinquante, ni de vos cent francs… Si un jour vous pouvez passer à la ferme… N’importe qui vous dira où elle se trouve.
       Il ne demanda pas s’il devait rester. Il ne salua personne et s’en alla, les épaules rondes.
       Son départ fut suivi d’un long silence et Maigret affecta d’être très occupé à tasser, de la seule main qu’il avait valide, la cendre dans sa pipe.
       — Une allumette, Leduc…
       Ce silence avait quelque chose de pathétique. Et on eût dit que les groupes épars sur la place évitaient, eux aussi, de faire le moindre bruit.
       Rien que les pas du vieux fermier sur les graviers…
       — Je te prie de te taire, entends-tu ?
       C’était le fiancé de Rosalie qui se surprenait à parler haut et la fille regardait droit devant elle, peut-être matée, peut-être hésitante.
       — Eh bien ! messieurs, soupira enfin Maigret, il me semble que cela ne va déjà pas si mal…
       — Tous ces interrogatoires ont déjà été faits ! répliqua le commissaire en se levant et en cherchant son chapeau.
       — Seulement, cette fois, le fou est ici !
       Maigret ne regardait personne. Il parlait en fixant la courtepointe blanche de son lit.
       — Est-ce que vous croyez, docteur, que, ses crises passées, il se souvienne de ce qu’il a fait ?
       — C’est à peu près certain.
       Le patron de l’hôtel était debout au milieu de la pièce et ce détail accroissait son embarras car, avec ses vêtements blancs, il attirait les regards.
       — Va voir, Leduc, s’il y a encore du monde qui attend !
       — Vous m’excuserez, mais je n’ai plus le temps ! fit le docteur Rivaud en se levant. J’ai une consultation à onze heures et, là aussi, il s’agit de la vie d’un homme.
       — Je vous accompagne… murmura le commissaire de police.
       — Et vous, monsieur le procureur ? murmura Maigret.
       — Heu !… je… Oui… je…
       Depuis quelques instants, Maigret ne paraissait pas satisfait et à plusieurs reprises il regarda vers la place avec impatience. Soudain, comme tout le monde était debout, prêt à partir, il se dressa légèrement sur son lit, murmura :
       — Enfin !… Un instant, messieurs… Je crois que voici du nouveau…
       Et il désignait une femme qui courait, se dirigeant vers l’hôtel. De sa place, le chirurgien pouvait la voir et il dit avec étonnement :
       — Françoise !…
       — Vous la connaissez ?
       — C’est ma belle-sœur… Sans doute un malade a-t-il téléphoné… ou un accident…
       On courait dans l’escalier. On parlait. La porte s’ouvrait et une jeune femme, haletante, pénétrait dans la chambre, regardait autour d’elle avec épouvante.
       — Jacques !… Commissaire !… Monsieur le procureur…
       Elle n’avait pas plus de vingt ans. Elle était mince, nerveuse, jolie.
       Mais il y avait des traces de poussière sur sa robe. Son corsage était en partie déchiré. Elle portait sans cesse les deux mains à son cou.
       — Je… Je l’ai vu… Et il m’a…
       Personne ne bougeait. Elle avait de la peine à parler. Elle fit encore deux pas dans la direction de son beau-frère.
       — Regarde !
       Elle lui montrait son cou où l’on voyait des ecchymoses. Elle continuait à parler.
       — Là… dans le bois du Moulin-Neuf… Je me promenais quand un homme…
       — Je vous disais bien que nous saurions quelque chose ! grommela Maigret qui avait retrouvé sa placidité.
       Leduc, qui le connaissait à fond, le regarda avec étonnement.
       — Vous l’avez vu, vous, n’est-ce pas ? poursuivit Maigret.
       — Pas longtemps ! Je ne sais pas comment j’ai fait pour me débarrasser de son étreinte… Je crois qu’il a heurté du pied une souche d’arbre… J’en ai profité pour frapper…
       — Décrivez-le donc…
       — Je ne sais pas… Un vagabond, sans doute… Avec des vêtements de paysan… De grandes oreilles très décollées… Je ne l’avais jamais vu…
       — Il s’est enfui ?
       — Il a compris que j’allais crier… On entendait le bruit d’une auto sur la route… Il s’est précipité vers les fourrés…
       Elle reprenait peu à peu son souffle, gardait une main sur son cou, l’autre sur son sein.
       — J’ai eu tellement peur… Peut-être que, sans le bruit de l’auto… J’ai couru jusqu’ici…
       — Pardon ! N’étiez-vous pas plus près de la villa ?
       — Là-bas, je savais qu’il n’y avait que ma sœur.
       — C’était à gauche de la ferme ? questionna le commissaire de police.
       — Tout de suite après la carrière abandonnée.
       Et le commissaire, au procureur :
       — Je vais faire fouiller le bois… Peut-être est-il encore temps ?
       Le docteur Rivaud paraissait contrarié. Les sourcils froncés, il regardait sa belle-sœur qui s’était appuyée à la table et qui respirait plus normalement.
       Leduc cherchait le regard de Maigret et, quand il parvint à le rencontrer, il ne cacha pas son ironie.
       — Tout ceci semble prouver, en tout cas, éprouva-t-il le besoin d’insister, que le fou n’était pas ici ce matin.
       Le commissaire de police descendait l’escalier, tournait à droite vers la mairie où il avait ses bureaux. Le procureur, lentement, brossait son chapeau melon du revers de la manche.
       — Dès que le juge d’instruction reviendra de Saintes, mademoiselle, je vous demanderai de vous présenter à son cabinet, afin de renouveler vos déclarations et de signer le procès-verbal.
       Il tendit à Maigret une main sèche.
       — Je suppose que vous n’avez plus besoin de nous !
       — Bien entendu ! Je n’espérais d’ailleurs pas vous voir vous déranger…
       Maigret fit un signe à Leduc, qui comprit qu’il devait mettre tout le monde dehors. Rosalie et son fiancé se disputaient toujours.
       Quand Leduc revint vers le lit, un sourire aux lèvres, il fut étonné de voir à son ami un visage sévère, anxieux.
       — Eh bien ?
       — Rien !
       — Cela n’a pas donné !
       — Cela a trop donné ! Bourre-moi encore une pipe, veux-tu, tant que ma femme n’est pas ici…
       — Il me semblait que le fou devait venir ce matin.
       — Parbleu !
       — Pourtant…
       — N’insiste pas, mon vieux. Ce qui serait terrible, vois-tu, c’est qu’il y ait encore une morte. Parce que, cette fois-ci…
       — Quoi ?
       — N’essaie pas de comprendre. Bon ! Voilà ma femme qui traverse la place. Elle va me dire que je fume trop et cacher mon tabac. Glisses-en donc un peu sous l’oreiller…
       Il avait chaud. Peut-être même était-il légèrement congestionné.
       — Va !… Laisse l’appareil téléphonique à côté de moi.
       — Je compte déjeuner à l’hôtel. C’est le jour du confit d’oie. Je viendrai te serrer la main après midi…
       — Si tu veux !… À propos, la petite… Tu sais, celle dont tu m’as parlé… Il y a longtemps que vous… que tu ne l’as vue ?…
       Leduc tressaillit, regarda son camarade dans les yeux, gronda :
       — C’est trop fort !
       Et il sortit en oubliant son chapeau de paille sur la table.
     
       V
     
        Les souliers vernis
       — Oui, madame… À l’Hôtel d’Angleterre… Il est bien entendu que vous êtes tout à fait libre de ne pas venir.
       Leduc venait de sortir. Mme Maigret montait l’escalier. Le docteur, sa belle-sœur et le procureur étaient arrêtés sur la place, près de l’auto de Rivaud.
       C’était à Mme Rivaud, qui devait être seule chez elle, que Maigret téléphonait. Il la priait de venir à l’hôtel, ne s’étonnait pas d’entendre une voix inquiète à l’autre bout du fil.
       Mme Maigret écoutait la fin de la conversation, se débarrassait de son chapeau.
       — C’est vrai qu’il y a encore eu une agression ?… J’ai rencontré des gens qui se précipitaient vers le Moulin-Neuf…
       Maigret ne répondit pas, absorbé qu’il était par ses réflexions. Il voyait peu à peu changer le mouvement de la ville. La nouvelle circulait rapidement et des gens de plus en plus nombreux convergeaient vers un chemin s’amorçant à gauche de la place.
       — Il doit y avoir un passage à niveau !… murmura Maigret, qui commençait à connaître la topographie de la ville.
       — Oui ! C’est une longue rue, qui ressemble d’abord à une rue de ville et qui finit en chemin de terre. Le Moulin-Neuf est après le deuxième tournant. Il n’y a d’ailleurs plus de moulin, mais une grosse ferme, aux murs blancs. Quand je suis passée, on attelait des bœufs, dans une cour pleine de volailles. Il y a entre autres de beaux dindons.
       Maigret écoutait à la façon d’un aveugle à qui on décrit un paysage.
       — Il y a beaucoup de terres ?
       — Ici, ils comptent par journaux. On m’a dit deux cents journaux, mais je ne sais pas combien cela fait. En tout cas, les bois commencent tout de suite. Plus loin, on croise la grand-route qui va à Périgueux…
       Les gendarmes devaient être là-bas, et les quelques gardiens de la paix de Bergerac. Maigret les imaginait allant et venant à grandes enjambées dans les broussailles, comme pour une battue au lapin. Et les groupes arrêtés sur la route, les gosses grimpés sur les arbres…
       — Maintenant, tu devrais me laisser. Retourne là-bas, veux-tu ?
       Elle ne discuta pas. Comme elle sortait, elle croisa une jeune femme qui entrait à l’hôtel et elle se retourna avec étonnement, peut-être avec un rien de mauvaise humeur.
       C’était Mme Rivaud.
     
       — Asseyez-vous, je vous en prie. Et pardonnez-moi de vous avoir dérangée, surtout pour si peu de chose. Car je me demande même si j’ai des questions à vous poser ! Cette affaire est tellement embrouillée…
       Il ne la quittait pas des yeux et elle restait comme hypnotisée sous son regard.
       Maigret était étonné, mais pas désorienté. Il avait vaguement deviné que Mme Rivaud l’intéresserait, et il s’apercevait que c’était une figure beaucoup plus curieuse qu’il n’avait osé l’espérer.
       Sa sœur Françoise était fine, élégante, et rien en elle ne trahissait la campagne ou la petite ville.
       Mme Rivaud attirait beaucoup moins le regard et ce n’était même pas ce que l’on peut appeler une jolie femme.
       Elle avait entre vingt-cinq et trente ans. Elle était de taille moyenne, un peu grasse. Ses vêtements étaient faits par une petite couturière, ou alors, s’ils sortaient d’une bonne maison, elle ne savait pas les porter.
       Ce qui frappait le plus en elle, c’étaient ses yeux inquiets, douloureux. Inquiets et pourtant résignés.
       Par exemple, elle regardait Maigret. On sentait qu’elle avait peur, mais qu’elle était incapable de réagir. En exagérant un peu, on pourrait dire qu’elle attendait d’être frappée.
       Très petite bourgeoise. Très comme il faut ! Maniant machinalement un mouchoir dont elle pourrait se tamponner les yeux au besoin !
       — Il y a longtemps que vous êtes mariée, madame ?
       Elle ne répondait pas tout de suite ! La question lui faisait peur. Tout lui faisait peur !
       — Cinq ans ! soufflait-elle enfin d’une voix neutre.
       — Vous habitiez déjà Bergerac ?
       Et à nouveau elle regardait Maigret pendant un long moment avant de répondre.
       — J’habitais l’Algérie, avec ma sœur et ma mère.
       Il osait à peine continuer, tant il sentait que le moindre mot était capable de l’effaroucher.
       — Le docteur Rivaud a habité l’Algérie ?
       — Il est resté deux ans à l’hôpital d’Alger…
       Il regardait les mains de la jeune femme. Il avait l’impression qu’elles ne s’harmonisaient pas tout à fait avec sa tenue de bourgeoise. Ces mains-là avaient travaillé. Mais c’était délicat d’amener la situation sur ce terrain.
       — Votre mère…
       Il ne continua pas. Elle faisait face à la fenêtre et voilà qu’elle se levait, tandis que son visage exprimait l’effroi. En même temps, on entendait claquer dehors une portière d’auto.
       C’était le docteur Rivaud qui descendait de sa voiture, pénétrait en courant dans l’hôtel, frappait rageusement à la porte.
       — Vous êtes ici ?
       Il dit cela à sa femme, sans regarder Maigret, d’une voix sèche, puis il se retourna vers le commissaire.
       — Je ne comprends pas… Vous avez besoin de ma femme ?… Dans ce cas, vous auriez pu…
       Elle baissait la tête. Maigret observait Rivaud avec un doux étonnement.
       — Pourquoi vous fâchez-vous, docteur ? J’ai éprouvé le désir de faire la connaissance de Mme Rivaud. Je suis malheureusement incapable de circuler et…
       — L’interrogatoire est terminé ?
       — Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais d’un entretien paisible. Quand vous êtes entré, nous parlions de l’Algérie. Vous aimez ce pays ?
       La quiétude de Maigret n’était qu’apparente. Toute son énergie était mise en œuvre, tandis qu’il parlait lentement. Il fixait ces deux êtres qu’il avait devant lui, Mme Rivaud qui paraissait prête à pleurer, Rivaud qui regardait autour de lui comme pour chercher des traces de ce qui s’était passé, et il voulait comprendre.
       Il y avait quelque chose de caché. Il y avait quelque chose d’anormal.
       Mais où ? Mais quoi ?
       Il y avait quelque chose d’anormal aussi chez le procureur. Seulement tout cela était confus, embrouillé.
       — Dites-moi, docteur, c’est en soignant votre femme que vous avez fait sa connaissance ?
       Regard rapide de Rivaud à Mme Rivaud.
       — Laissez-moi vous dire que cela importe peu. Si vous le permettez, je reconduirai ma femme en voiture et…
       — Évidemment… Évidemment…
       — Évidemment quoi ?
       — Rien !… Pardon !… Je ne savais même pas que je parlais à voix haute… C’est une curieuse affaire, docteur ! Curieuse et effrayante. Plus j’avance et plus je la trouve effrayante. Par contre, votre belle-sœur a été prompte à reprendre son sang-froid après une émotion aussi forte. C’est une personne énergique !
       Et il voyait Rivaud rester immobile, en proie à un malaise, attendant la suite. Est-ce que le docteur ne croyait pas que Maigret en savait beaucoup plus qu’il n’en disait ?
       Le commissaire se sentait avancer, mais soudain tout fut bouleversé, les théories qu’il échafaudait, la vie de l’hôtel, de la ville.
       Cela commença par l’arrivée sur la place d’un gendarme à vélo. Le gendarme contourna un pâté de maisons, se dirigeant vers celle du procureur. Au même moment, la sonnerie du téléphone retentit et Maigret décrocha.
       — Allô ! ici l’hôpital. Est-ce que le docteur Rivaud est toujours chez vous ?
       Le docteur prit nerveusement le cornet, écouta avec stupeur, raccrocha, si ému qu’il resta un bon moment à regarder dans le vide.
       — On l’a retrouvé ! dit-il enfin.
       — Qui ?
       — L’homme !… Du moins un cadavre… Dans le bois du Moulin-Neuf…
       Mme Rivaud les fixait tour à tour sans comprendre.
       — On me demande si je puis pratiquer l’autopsie… Mais…
       Et voilà que c’était son tour, frappé par une pensée, de regarder Maigret soupçonneusement.
       — Quand vous avez été attaqué… c’était dans le bois… vous avez riposté… vous avez tiré au moins un coup de revolver…
       — Je n’ai pas tiré.
       Et une autre idée venait au médecin, qui se passait la main sur le front dans un geste fébrile.
       — La mort remonte à plusieurs jours… Mais alors, comment Françoise, ce matin ?… Venez…
       Il emmenait sa femme, qui se laissait conduire docilement, et un peu plus tard il la faisait prendre place dans sa voiture. Le procureur, lui, avait dû téléphoner pour commander un taxi, car il en arrivait un en face de chez lui. Et le gendarme repartait. Ce n’était plus la curiosité du matin. C’était une fièvre plus violente qui s’emparait de la ville.
       Tout le monde, bientôt, y compris le patron de l’hôtel, se dirigea vers le Moulin-Neuf et il n’y eut que Maigret à rester dans son lit, le dos raide, son regard lourd braqué sur la place chaude de soleil.
     
       — Qu’est-ce que tu as ?
       — Rien.
       Mme Maigret qui rentrait ne voyait son mari que de profil, mais elle comprenait qu’il y avait quelque chose, qu’il regardait dehors d’un air trop farouche. Elle ne fut pas longue à deviner et elle vint s’asseoir au bord du lit, prit machinalement la pipe vide qu’elle se mit en devoir de bourrer.
       — Ce n’est rien… Je vais essayer de te donner tous les détails… J’étais là quand on l’a trouvé et les gendarmes m’ont laissée approcher…
       Maigret regardait toujours dehors mais, tandis qu’elle parlait, ce furent d’autres images que celles de la place qui s’imprimèrent sur sa rétine.
       — À cet endroit-là, le bois est en pente… Il y a des chênes au bord de la route… Puis c’est un bois de sapins… Des curieux étaient arrivés avec des autos qui stationnaient au tournant, sur le bas-côté… Les gendarmes d’un village voisin contournaient le bois, afin de cerner l’homme… Ceux d’ici s’avançaient lentement et le vieux fermier du Moulin-Neuf les accompagnait, un revolver d’ordonnance à la main… On n’osait rien lui dire… Je crois qu’il aurait abattu l’assassin…
       Maigret évoquait le bois, le sol couvert d’aiguilles de pin et les taches d’ombre et de lumière, les uniformes des gendarmes.
       — Un gamin qui courait au côté du groupe a poussé un cri en montrant une forme étendue au pied d’un arbre…
       — Des souliers vernis ?
       — Oui ! Et des chaussettes de laine grise tricotées à la main. J’ai bien regardé, parce que je me suis souvenue de…
       — Quel âge ?
       — Peut-être cinquante ans. On ne sait pas exactement… Il avait la face contre terre… Quand on a découvert son visage, j’ai dû regarder ailleurs parce que… tu comprends !… il paraît qu’il y a au moins huit jours qu’il est là… J’ai attendu qu’on recouvre la tête d’un mouchoir… J’ai entendu dire que personne, en tout cas, ne le connaît. Ce n’est pas quelqu’un du pays…
       — Une blessure ?
       — Un grand trou à la tempe… Et quand il est tombé, il a dû mordre la terre dans son agonie…
       — Qu’est-ce qu’ils font maintenant ?
       — Tout le pays arrive. On empêche les curieux d’entrer dans le bois. Lorsque je suis partie, on attendait le procureur et le professeur Rivaud… Ensuite, on transportera le corps à l’hôpital pour l’autopsie…
       La place était déserte comme jamais encore Maigret ne l’avait vue. En tout et pour tout, un petit chien couleur café au lait qui se chauffait au soleil.
       Et midi sonna, lentement. Des ouvriers et des ouvrières sortirent d’une imprimerie, dans une rue voisine, se précipitèrent vers le Moulin-Neuf, la plupart à vélo.
       — Comment est-il habillé ?
       — En noir, avec un pardessus droit… C’est difficile à dire, à cause de l’état dans lequel…
       Mme Maigret en avait mal au cœur. Pourtant elle proposa :
       — Veux-tu que je retourne là-bas ?…
       Il resta seul. Il vit revenir le patron de l’hôtel, qui lui cria, du trottoir :
       — Vous êtes au courant ?… Dire qu’il faut que je vienne servir mes déjeuners !…
       Et le silence, le ciel uni, la place jaune de soleil, les maisons vides.
       Ce ne fut qu’une heure plus tard qu’il y eut un bruit de foule dans une rue proche : le corps qu’on ramenait à l’hôpital et que tout le monde escortait.
       Puis l’hôtel se remplit. La place s’anima. Des verres s’entrechoquèrent au rez-de-chaussée. Des coups timides furent frappés à la porte et Leduc entra, hésitant à esquisser un léger sourire.
       — Je peux entrer ?
       Il s’assit près du lit, alluma sa pipe avant de reprendre la parole.
       — Et voilà !… soupira-t-il alors.
       Il fut étonné, quand Maigret se tourna vers lui, de voir un visage souriant et surtout d’entendre prononcer :
       — Alors, content ?
       — Mais…
       — Et tous ! Le docteur ! Le procureur ! Le commissaire ! Tous ravis, en somme, de la bonne farce que l’on joue au méchant policier de Paris ! Il s’est trompé sur toute la ligne, le policier ! Il s’est cru très intelligent, il a fait tant de manières qu’à certain moment on était sur le point de le prendre au sérieux et que même certains ont eu peur…
       — Tu avoueras que…
       — Que je me suis trompé ?
       — On a retrouvé l’homme, quoi ! Et la description correspond à celle que tu as faite de l’inconnu du train. Je l’ai vu. Un individu entre deux âges, plutôt mal habillé, encore qu’avec une certaine recherche. Il a reçu une balle dans la tempe, presque à bout portant, autant qu’on en puisse juger dans l’état où…
       — Oui !
       — M. Duhourceau est d’accord avec la police pour croire qu’il s’est suicidé, voilà une huitaine de jours, peut-être tout de suite après t’avoir attaqué.
       — On a retrouvé l’arme près de lui ?
       — Justement ! Ce n’est pas tout à fait cela. On a retrouvé dans la poche de son pardessus un revolver où il ne manquait qu’une balle…
       — La mienne, parbleu !
       — C’est ce qu’on va essayer d’établir… S’il s’est suicidé, l’affaire se simplifie… Se sentant traqué, sur le point d’être pris, il…
       — Et s’il ne s’est pas suicidé ?
       — Il y a des hypothèses très plausibles… Un paysan, la nuit, peut avoir été attaqué par lui et avoir tiré… Puis, ensuite, avoir eu peur des complications, ce qui est assez dans l’esprit des campagnes.
       — Et l’attentat contre la belle-sœur du docteur ?
       — Ils en ont parlé aussi. On est en droit de penser qu’un mauvais plaisant a simulé une agression et…
       — Autrement dit, on a envie d’en finir ! soupira Maigret en exhalant une bouffée de fumée qui s’étira en forme d’auréole.
       — Ce n’est pas tout à fait vrai ! Mais il est évident qu’il est inutile de traîner les choses en longueur et que, du moment…
       Maigret rit de l’embarras de son collègue.
       — Il y a encore le billet de chemin de fer ! dit-il. Il faudra qu’on explique comment ce billet est venu de la poche de notre inconnu au corridor de l’Hôtel d’Angleterre…
       Leduc regardait obstinément le tapis cramoisi et soudain il se décida à prononcer :
       — Veux-tu un bon conseil ?
       — C’est de laisser tout cela tranquille ! De me rétablir le plus vite possible et de quitter Bergerac…
       — Pour venir passer quelques jours à la Ribaudière, comme c’était convenu entre nous ! J’en ai parlé au docteur, qui dit qu’avec des précautions on pourrait dès maintenant te transporter là-bas…
       — Et le procureur, qu’est-ce qu’il a dit, lui ?
       — Je ne comprends pas.
       — Il a dû mettre son grain de sel aussi. Est-ce qu’il ne t’a pas rappelé que je n’ai absolument aucun titre, sinon celui de victime, à m’occuper de cette affaire ?
       Pauvre Leduc ! Il voulait être gentil ! Il tenait à ménager tout le monde ! Et Maigret était impitoyable !
       — Il faut reconnaître qu’administrativement…
       Et soudain, prenant son courage à deux mains :
       — Écoute, vieux ! J’aime mieux être franc ! Il est certain que, surtout après ta petite comédie de ce matin, tu as plutôt mauvaise presse dans le pays. Le procureur dîne chaque jeudi avec le préfet et il m’a dit tout à l’heure qu’il lui parlerait de toi, afin que tu reçoives des directives de Paris. Il y a surtout une chose qui te fait du tort : cette distribution de billets de cent francs… On dit…
       — Que je veux encourager la lie de la population à vider son sac…
       — Comment le sais-tu ?
       — … que je prête l’oreille à des insinuations malpropres et qu’en somme j’excite le mauvais esprit… Ouf !
       Leduc se tut. Il n’avait rien à répondre. C’était bien là son avis, au fond. Plusieurs minutes plus tard, il risqua timidement :
       — Si encore tu avais vraiment une piste !… Dans ce cas-là, je dois dire que je changerais d’avis et que…
       — Je n’ai pas de piste ! Ou plutôt j’en ai quatre ou cinq. Ce matin, j’espérais que deux d’entre elles au moins me conduiraient à quelque chose. Eh bien ! non. Elles m’ont claqué dans la main !
       — Tu vois !… Tiens ! Encore une gaffe, et peut-être une des plus graves, parce qu’elle te vaut un ennemi féroce… Cette idée de téléphoner à la femme du docteur !… Alors qu’il est tellement jaloux que peu de gens peuvent se vanter de l’avoir vue !… C’est tout juste s’il la laisse sortir de la villa…
       — Et pourtant il est l’amant de Françoise ! Il ne serait donc jaloux que de l’une et pas de l’autre ?
       — Cela ne me regarde pas. Françoise va et vient. Elle fait même de l’auto toute seule. Quant à la femme légitime… Bref, j’ai entendu Rivaud dire au procureur qu’il considérait ta démarche comme une goujaterie et que, en arrivant ici, il avait une forte envie de t’apprendre à vivre…
       — Cela promet !
       — Que veux-tu dire ?
       — Que c’est lui qui fait mes pansements et sonde la plaie trois fois par jour !
       Et Maigret rit, trop largement, trop bruyamment pour que ce fût sincère.
       Il rit comme quelqu’un qui s’est mis dans une situation ridicule et qui s’obstine, parce qu’il est trop tard pour reculer, mais qui ne sait pas du tout comment s’en tirer.
       — Tu ne vas pas déjeuner ? Il me semble t’avoir entendu parler de confit d’oie…
       Et il rit encore ! Il y avait une partie passionnante à jouer ! Il y avait à faire partout, dans le bois, à l’hôpital, à la ferme du Moulin-Neuf, chez le docteur et dans la grave maison du procureur, à rideaux peut-être, partout enfin, et du confit d’oie à manger, et des truffes en serviette, et toute une ville que Maigret n’avait même pas vue !
       Lui était bouclé dans un lit, à une fenêtre et il avait envie de crier chaque fois qu’il esquissait un geste un peu brusque ! On devait lui bourrer ses pipes parce qu’il était incapable de se servir de son bras gauche, si bien que Mme Maigret en profitait pour le mettre au régime !
       — Tu acceptes de venir chez moi ?
       — Quand ce sera fini, je le promets.
       — Mais puisqu’il n’y a plus de fou !
       — Est-ce qu’on sait ? Va déjeuner ! Si on te demande quelles sont mes intentions, réponds que tu n’en sais rien ! Et maintenant, au travail !
       Il disait cela exactement comme s’il eût été en tête à tête avec une tâche matérielle écrasante, comme de brasser de la pâte à pain, ou de remuer des tonnes de terre.
       Et il avait en effet beaucoup de choses à remuer : un amas confus, inextricable.
       Mais c’était dans le domaine immatériel : des visages plus ou moins flous qui hantaient sa rétine, visage grognon et hautain du procureur, visage inquiet du docteur, pauvre figure chiffonnée de sa femme qui avait été soignée à l’hôpital d’Alger – soignée de quoi ? – silhouette nerveuse et trop décidée de Françoise… Et Rosalie qui rêvait toutes les nuits, au grand désespoir de son fiancé – au fait, est-ce qu’ils couchaient déjà ensemble ? Et cette insinuation à l’égard du procureur – des choses qui auraient été étouffées ! Et cet homme du train qui n’avait sauté du wagon en marche que pour tirer sur Maigret et mourir ! Leduc et la nièce de sa cuisinière – tellement dangereux, cela ! Le patron de l’hôtel qui avait déjà eu trois femmes – mais il avait un tempérament à en tuer vingt !
       Pourquoi Françoise avait-elle ?…
       Pourquoi le docteur avait-il ?…
       Pourquoi ce cachottier de Leduc ?…
       Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
       Et on voulait se débarrasser de Maigret en l’envoyant à la Ribaudière ?
       Il rit une dernière fois d’un rire d’homme gros. Et quand sa femme entra un quart d’heure plus tard, elle le trouva béatement endormi.
     
       VI
     
        Le phoque
       Maigret fit un rêve éreintant. C’était au bord de la mer. Il faisait excessivement chaud et le sable, que la marée basse découvrait, était d’un roux de blés mûrs. Il y avait plus de sable que de mer. Celle-ci existait, quelque part, très loin, mais, jusqu’à l’horizon, on ne voyait que de petites mares entre les bancs de sable.
       Est-ce que Maigret était un phoque ? Peut-être pas exactement ! Mais pas exactement une baleine non plus ! Un animal très gros, très rond, d’un noir luisant.
       Il était tout seul dans cette immensité torride. Et il se rendait compte qu’il lui fallait, coûte que coûte, s’en aller, s’en aller là-bas, vers la mer, où il serait enfin libre.
       Seulement il ne pouvait pas bouger. Il avait des espèces de moignons comme les phoques, mais il ne savait pas s’en servir. C’était tout raide. Quand il se soulevait, il retombait lourdement dans le sable qui lui cuisait le dos.
       Et il fallait absolument gagner la mer ! Sinon, il s’enliserait dans ce sable qui se creusait sous lui à chaque mouvement.
       Pourquoi était-il aussi raide ? Est-ce qu’un chasseur ne l’avait pas blessé ? Il n’arrivait pas à se souvenir. Et il tournait sur lui-même. Il était un gros tas noir, suant, pitoyable.
     
       Quand il ouvrit les yeux, il vit le rectangle déjà ensoleillé de la fenêtre et sa femme qui, assise devant une table, prenait son petit déjeuner en le regardant.
       Or, dès ce premier regard, il comprit qu’il y avait quelque chose. C’était un regard qu’il connaissait bien, trop grave, trop maternel, avec une pointe d’inquiétude.
       — Tu as eu mal ?
       Sa deuxième impression fut qu’il avait la tête lourde.
       — Pourquoi me demandes-tu cela ?
       — Tu t’es agité toute la nuit. À plusieurs reprises tu as gémi…
       Elle s’était levée pour venir l’embrasser.
       — Tu as mauvaise mine ! acheva-t-elle. Tu as dû avoir le cauchemar…
       C’est alors qu’il se souvint du phoque et il fut partagé entre un sourd malaise et l’envie de rire. Mais il ne rit pas ! Tout s’enchaînait. Mme Maigret, assise au bord du lit, disait doucement, comme si elle eût craint de l’effaroucher :
       — Je crois qu’il faudra prendre une décision.
       — Une décision ?
       — J’ai parlé à Leduc, hier soir. Il est évident que tu seras mieux chez lui pour te reposer et achever de te rétablir.
       Elle n’osait pas le regarder en face ! Il connaissait tout ça et il murmura :
       — Toi aussi ?
       — Que veux-tu dire ?
       — Tu crois que je me trompe, n’est-ce pas ? Tu es persuadée que je ne réussirai pas et que…
       Cela suffisait à lui mettre la sueur aux tempes et au-dessus de la lèvre.
       — Calme-toi ! Le docteur va venir et…
       C’était l’heure, en effet. Maigret ne l’avait pas revu depuis les scènes de la veille et l’idée de cette entrevue chassa pour un instant ses préoccupations.
       — Tu me laisseras seul avec lui.
       — Et nous partirons chez Leduc ?
       — Nous ne partirons pas… Voilà sa voiture qui stoppe… Laisse-moi…
       D’habitude, le docteur Rivaud montait les marches trois à trois, mais, ce matin-là, il fit une entrée plus digne, esquissa un salut à l’adresse de Mme Maigret qui sortait, posa sa trousse sur la table de nuit, sans mot dire.
       La visite du matin se déroulait toujours de la même manière. Maigret mettait le thermomètre dans la bouche pendant que le chirurgien lui retirait son pansement.
       Il en fut comme les jours précédents et c’est dans cette attitude qu’eut lieu leur conversation.
       — Bien entendu, commença le docteur, je ferai jusqu’au bout mon devoir envers le blessé que vous êtes. Je vous demande seulement de considérer que, dès maintenant, nos rapports devront se borner là. Vous voudrez bien noter, en outre, qu’étant donné que vous n’avez aucun caractère officiel, je vous interdis d’inquiéter les membres de ma famille.
       Cela sentait la phrase préparée. Maigret ne broncha pas. Il avait le torse nu. On lui prenait le thermomètre des lèvres et il entendit grommeler :
       — Encore 38 degrés !
       C’était beaucoup, il le savait. Le docteur fronçait les sourcils et, en évitant de le regarder, poursuivait :
       — Sans votre attitude d’hier, je vous dirais, en médecin, que le mieux que vous ayez à faire est d’achever votre convalescence dans un endroit tranquille. Mais ce conseil pourrait être interprété autrement et… Est-ce que je vous fais mal ?
       Car, tout en parlant, il sondait la blessure, où subsistaient des points d’infection.
       — Non… Continuez…
       Mais Rivaud n’avait plus rien à dire. La fin de la consultation se déroula dans le silence et c’est dans le silence aussi que le chirurgien rangea sa trousse, se lava les mains.
       Au moment de sortir, seulement, il regarda à nouveau Maigret en face.
       Était-ce un regard de médecin ? Était-ce le regard du beau-frère de Françoise, du mari de l’étrange Mme Rivaud ?
       En tout cas, c’était un regard où il y avait de l’inquiétude. Avant de sortir, il faillit parler. Il préféra se taire et, dans l’escalier seulement, il y eut des chuchotements entre lui et Mme Maigret.
       Le plus grave, c’est que le commissaire, maintenant, se souvenait de tous les détails de son rêve. Et il sentait d’autres avertissements. Tout à l’heure, il n’avait rien dit, mais l’auscultation avait été beaucoup plus douloureuse que la veille, ce qui était mauvais signe. Mauvais signe aussi cette fièvre persistante !
       Au point qu’après avoir pris sa pipe sur la table de nuit, il la repoussa.
       Sa femme entra en soupirant.
       — Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
       — Il ne veut rien dire ! C’est moi qui l’ai questionné. Il paraît qu’il t’a conseillé le repos complet.
       — Où en est l’enquête officielle ?
       Mme Maigret s’assit, résignée. Mais tout disait nettement qu’elle désapprouvait son mari, qu’elle ne partageait pas son entêtement, ni sa confiance.
       — L’autopsie ?
       — À quelques heures près, l’homme doit être mort après t’avoir attaqué.
       — On n’a toujours pas trouvé l’arme ?
       — Rien ! La photographie du cadavre est reproduite ce matin par tous les journaux, car personne ne le connaît. Même les journaux de Paris la publient.
       — Montre…
       Et Maigret prenait le journal avec une certaine émotion. En regardant la photographie, il avait l’impression qu’il était, en somme, le seul à connaître le mort.
       Il ne l’avait pas vu. Mais ils avaient vécu une nuit ensemble. Il se souvenait du sommeil agité – était-ce vraiment du sommeil ! – de son compagnon de couchette, des soupirs, des espèces de sanglots qui éclataient soudain…
       Puis des deux jambes qui pendaient, des souliers vernis, des chaussettes tricotées à la main…
       La photographie était horrible, comme toutes les photographies de cadavres auxquels on essaie de rendre les apparences de la vie pour faciliter l’identification.
       Un visage terne. Des yeux vitreux. Et Maigret n’était pas étonné de voir les joues envahies de barbe grise.
       Pourquoi avait-il eu cette pensée, déjà dans le compartiment du train ? Il n’avait jamais imaginé son compagnon qu’avec une barbe grise !
       Et il en avait une, ou plutôt des poils de trois centimètres qui poussaient partout sur le visage.
       — Au fond, cette affaire ne te regarde pas !
       Sa femme revenait à la charge, avec douceur, en s’excusant. Elle était navrée de l’état de santé de Maigret. Elle le regardait comme on regarde un être gravement atteint.
       — J’ai écouté parler les gens, hier soir, au restaurant. Ils sont tous contre toi. Tu peux les questionner : personne ne te dira ce qu’il sait. Dans ces conditions…
       — Veux-tu prendre un papier et une plume ?
       Il dicta un télégramme pour un vieux camarade qu’il avait à la Sûreté d’Alger.
     
       Prière câbler urgence Bergerac tous renseignements concernant stage Docteur Rivaud, hôpital d’Alger, il y a cinq ans, merci, cordialités. Maigret.
     
       Le visage de sa femme était éloquent. Elle écrivait. Mais elle ne croyait pas en cette enquête. Elle n’avait pas la foi.
       Et il le sentait. Il enrageait. Il permettait le scepticisme chez d’autres. Chez sa femme, il lui était insupportable ! Si bien qu’il s’emporta, ou plutôt fut mordant.
       — Voilà ! Inutile que tu corriges, ni que tu donnes ton avis ! Expédie ce télégramme ! Renseigne-toi sur les progrès de l’enquête ! Je ferai le reste.
       Elle le regarda comme pour lui demander de faire la paix, mais il était déjà trop avant dans la colère.
       — Je te demanderai en outre de garder désormais tes opinions pour toi ! Autrement dit, inutile de faire des confidences au docteur, à Leduc, ou à n’importe quel imbécile !
       Il se tourna de l’autre côté, si lourdement, si maladroitement, que cela lui rappela le phoque de la nuit.
     
       Il écrivait de la main gauche, ce qui rendait les caractères encore plus gras que d’habitude. Il respirait bruyamment, parce que sa pose était inconfortable. Deux gamins jouaient aux billes sur la place, juste au-dessous des fenêtres, et dix fois il faillit leur crier de se taire.
     
       Premier crime : la belle-fille du fermier du Moulin-Neuf est assaillie sur le chemin, étranglée, puis une longue aiguille est enfoncée dans sa poitrine et atteint le cœur.
     
       Il soupira, nota en marge :
     
       (Heure, lieu exact, vigueur de la victime ?)
     
       Il ne savait rien ! Dans une enquête ordinaire, ces détails n’eussent demandé que quelques démarches. Actuellement, c’était tout un monde.
     
       Deuxième crime : la fille du chef de gare est assaillie, étranglée et a le cœur transpercé à l’aide d’une aiguille.
       Troisième crime (raté) : Rosalie est attaquée par-derrière, mais elle met l’agresseur en fuite.
       (Rêve toutes les nuits et lit des romans. Déposition du fiancé.)
       Quatrième crime : un homme qui descend du train en marche et que je poursuis, me blesse d’une balle à l’épaule. À noter que cela se passe, comme les trois autres événements, dans les bois du Moulin-Neuf.
       Cinquième crime : l’homme est tué d’une balle dans la tête, dans les mêmes bois.
       Sixième crime (?) : Françoise est assaillie, dans les bois du Moulin-Neuf, et a le dessus sur l’agresseur.
     
       Il froissa la feuille qu’il jeta en haussant les épaules. Il en prit une autre, traça d’une main négligente :
     
       Duhourceau : fou ?
       Rivaud : fou ?
       Françoise : folle ?
       Mme Rivaud : folle ?
       Rosalie : folle ?
       Commissaire : fou ?
       Hôtelier : fou ?
       Leduc : fou ?
       Inconnu aux souliers vernis : fou ?
     
       Mais au fait, pourquoi y avait-il besoin d’un fou dans l’histoire ? Maigret fronçait soudain les sourcils, évoquait ses premières heures à Bergerac.
       Qui donc lui avait parlé de folie ? Qui avait insinué que les deux crimes n’avaient pu être commis que par un fou ?
       Le Docteur Rivaud !
       Et qui avait aussitôt approuvé, qui avait aiguillé les recherches officielles dans ce sens ?
       Le procureur Duhourceau !
       Et si on ne cherchait pas de fou ? Si on cherchait tout simplement une explication logique à l’enchaînement des faits ?
       Par exemple, cette histoire d’aiguille plantée dans le cœur ne pouvait-elle avoir pour seul but de faire croire, précisément, au crime d’un sadique ?
       Sur une autre feuille, Maigret écrivit le titre : Questions. Et il orna les caractères comme un écolier désœuvré.
     
       1. Rosalie a-t-elle vraiment été assaillie ou ne l’a-t-elle été que dans son imagination ?
       2. Françoise a-t-elle été assaillie ?
       3. Si elle l’a été, est-ce par le même assassin que celui des deux premières femmes ?
       4. L’homme aux chaussettes grises est-il l’assassin ?
       5. Qui est l’assassin de l’assassin ?
     
       Mme Maigret entra, ne jeta qu’un coup d’œil vers le lit, alla dans le fond de la chambre retirer son chapeau et son manteau et vint enfin s’asseoir près de son mari.
       D’un geste machinal, elle lui prit les papiers et le crayon des mains, soupira :
       — Dicte !
       Alors, un instant, il fut partagé entre le désir de faire une nouvelle scène, de considérer cette attitude comme un défi, comme une insulte, et le besoin de rétablir l’ordre dans le ménage, de s’attendrir. Il détournait la tête, maladroit comme il l’était toujours dans ces circonstances-là. Elle parcourait des yeux les lignes qu’il avait écrites.
       — Tu as une idée ?
       — Rien du tout !
       Il éclatait ! Non, il n’avait pas d’idée ! Non, il ne s’y retrouvait pas dans cette histoire compliquée comme à plaisir ! Il enrageait ! Il était sur le point de se laisser décourager ! Il avait envie de se reposer, de vivre les quelques jours de congé qu’il avait encore dans le petit manoir de Leduc, parmi la volaille, les bruits reposants de la ferme, l’odeur des vaches, des chevaux…
       Mais il ne voulait pas reculer ! Il ne voulait pas de conseils !
       Est-ce qu’elle comprenait enfin ? Est-ce qu’elle allait vraiment l’aider, au lieu de le pousser bêtement au repos ?
       Voilà ce que disaient ses prunelles troubles !
       Et elle répondait par un mot qu’elle n’employait pas souvent :
       — Mon pauvre Maigret !
       Car elle l’appelait Maigret dans certaines circonstances, quand elle reconnaissait qu’il était l’homme, le maître, la force et l’intelligence du ménage ! Elle ne le faisait peut-être pas cette fois avec beaucoup de conviction. Mais ne guettait-il pas sa réponse comme un enfant qui a besoin d’être encouragé ?
       Voilà ! Maintenant, c’était passé !
       — Mets-moi un troisième oreiller, veux-tu ?
       Finis les bêtes attendrissements, les petites colères, les enfantillages.
       — Et bourre-moi une pipe !
       Les deux gamins se disputaient, sur la place. L’un d’eux recevait une gifle et s’en allait droit vers une maison basse, se mettait à pleurer au moment d’y entrer et de se plaindre à sa mère.
       — En somme, il faut, avant tout, concevoir un plan de travail. Eh bien ! je crois que le mieux est de faire comme si nous ne devions plus recevoir d’éléments nouveaux ! Autrement dit, tabler sur ce que nous connaissons et essayer toutes les hypothèses jusqu’à ce que l’une d’elles rende un son pur…
       — J’ai rencontré Leduc, en ville.
       — Il t’a parlé ?
       — Bien entendu ! dit-elle en souriant. Il a de nouveau insisté pour que je te décide à quitter Bergerac et à nous installer chez lui. Il sortait de chez le procureur.
       — Tiens ! Tiens !
       — Il a parlé avec volubilité, comme un homme ennuyé.
       — Tu es allée à la morgue, revoir le cadavre ?
       — Il n’y a pas de morgue. On l’a mis dans la chambre d’arrêt. Cinquante personnes s’entassent à la porte. J’ai attendu mon tour.
       — Tu as vu les chaussettes ?
       — De la belle laine. Elles ont été tricotées à la main.
       — Ce qui indique un homme qui a une vie organisée ou qui, tout au moins, a une femme, une sœur ou une fille qui s’occupe de lui. Ou encore un vagabond ! Car les vagabonds reçoivent des chaussettes qui sont tricotées dans les ouvroirs par les jeunes filles de bonne famille.
       — Seulement les vagabonds ne voyagent pas en couchette.
       — Ni, généralement, les petits bourgeois. Moins encore les petits employés. Du moins en France. La couchette laisse supposer quelqu’un qui est habitué à faire de grands trajets. Les souliers ?…
       — Il y a une marque. On vend les mêmes dans cent ou deux cents succursales.
       — Le costume ?
       — Un complet noir très usé, mais en bon drap, et qui a été fait sur mesure. Il a été porté trois ans, au moins, comme le pardessus.
       — Le chapeau ?
       — On ne l’a pas retrouvé. Le vent a dû l’emporter plus loin.
       Maigret chercha dans sa mémoire, ne parvint pas à se souvenir du chapeau de l’homme du train.
       — Tu n’as rien remarqué d’autre ?
       — La chemise était reprisée au col et aux poignets. Du travail assez bien fait.
       — Ce qui semble indiquer qu’une femme s’occupait de cet homme. Portefeuille, papiers, petits objets dans les poches ?
       — Rien qu’un fume-cigarettes en ivoire, très court.
       Ils parlaient tous les deux simplement, naturellement, comme deux bons collaborateurs. C’était la détente, après des heures d’énervement. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées.
       — Voilà Leduc qui arrive !
       On le voyait traverser la place et sa démarche était plus désordonnée que d’habitude, son chapeau de paille un peu renversé sur la nuque. Quand il arriva sur le palier, Mme Maigret lui ouvrit la porte et il oublia de la saluer.
       — Je sors de chez le procureur.
       — Je sais.
       — Oui… ta femme t’a dit… Je suis passé ensuite au commissariat pour m’assurer que la nouvelle était vraie. C’est quelque chose d’inouï, de renversant.
       — J’écoute.
       Leduc s’épongeait. Il but machinalement la moitié d’un verre de limonade préparé pour Maigret.
       — Tu permets ?… C’est la première fois que cela arrive… Naturellement, on a envoyé à Paris les empreintes digitales !… On vient de recevoir la réponse… Eh bien !…
       — Eh bien ?
       — Notre cadavre est mort depuis des années !
       — Tu dis ?
       — Je dis qu’officiellement notre cadavre est cadavre depuis des années. Il s’agit d’un certain Meyer, connu sous le nom de Samuel, condamné à mort à Alger et…
       Maigret s’était soulevé sur les coudes.
       — Et exécuté ?
       — Non ! Décédé à l’hôpital quelques jours avant son exécution !
       Mme Maigret ne put s’empêcher d’esquisser un sourire attendri, un tout petit peu moqueur, devant le visage rayonnant de son mari.
       Il surprit ce sourire, faillit sourire à son tour. La dignité l’emporta. Il eut le front grave qui convenait.
       — Qu’est-ce qu’il avait fait, Samuel ?
       — La réponse de Paris ne le dit pas. Nous n’avons reçu qu’un télégramme chiffré. Nous aurons ce soir copie de sa fiche. Il ne faut pas oublier que Bertillon reconnaît lui-même qu’il y a une chance sur cent mille, si je ne me trompe, pour que les empreintes de deux hommes se ressemblent. Rien n’empêche que nous soyons tombés sur cette exception-là…
       — Le procureur tire une tête ?
       — Bien entendu, il est ennuyé. Il parle maintenant de faire appel à la Brigade mobile. Mais il a peur de tomber sur des inspecteurs qui viendront prendre leurs instructions chez toi. Il m’a demandé si tu avais beaucoup d’influence dans la Maison, etc.
       — Bourre-moi une pipe ! dit Maigret à sa femme.
       — C’est la troisième !
       — Peu importe ! Je parie que je n’ai même plus 37 de fièvre ! Samuel ! Les souliers à élastique ! Samuel est un Juif. Les Juifs ont généralement les pieds sensibles. Ils ont aussi le culte de la famille : chaussettes tricotées. Et le culte de l’économie : le complet vieux de trois ans, en drap inusable…
       Il s’interrompit.
       — Je plaisante, mes enfants ! Mais je puis bien vous dire la vérité ! Je viens de passer quelques vilaines heures ! Rien que de penser à ce rêve… Maintenant, du moins, le phoque – à moins que ce phoque ne soit une baleine ! – le phoque, dis-je, a démarré… Et vous verrez qu’il ira cahin-caha son petit bonhomme de chemin.
       Il éclata de rire, parce que Leduc regardait Mme Maigret avec inquiétude.
     
       VII
     
        Samuel
       Les deux nouvelles arrivèrent à peu près en même temps, dans la soirée, quelques minutes avant la visite du chirurgien. D’abord un télégramme d’Alger :
     
       Docteur Rivaud inconnu hôpitaux. Amitiés. Martin.
     
       Maigret en avait à peine fait sauter la bande que Leduc entrait, sans oser demander à son collègue ce qu’il lisait.
       — Regarde ceci !
       Il jeta les yeux sur la dépêche, hocha la tête, soupira.
       — Évidemment !
       Et son geste signifiait :
       — Évidemment qu’il ne faut pas s’attendre à rencontrer de la simplicité dans cette affaire ! Nous trouverons à chaque pas, au contraire, des obstacles nouveaux ! Et j’ai raison de dire que le mieux à faire est de s’installer confortablement à la Ribaudière.
       Mme Maigret était sortie. Malgré le crépuscule, Maigret ne pensait pas à tourner le commutateur. Les réverbères de la place étaient allumés et il aimait, à cette heure-là, retrouver leur guirlande régulière. Il savait que la maison qui s’éclairerait la première était la seconde à gauche du garage et, sous la lampe, il devinerait alors la silhouette, toujours penchée sur un ouvrage, d’une couturière.
       — La police a des nouvelles aussi ! grommela Leduc.
       Il était embarrassé. Il ne voulait pas avoir l’air de venir mettre Maigret au courant. Peut-être même lui avait-on demandé de le laisser dans l’ignorance des résultats de l’enquête officielle.
       — Des nouvelles de Samuel ?
       — Justement ! D’abord on a reçu sa fiche. Ensuite Lucas, qui a eu à s’occuper de lui jadis, a téléphoné de Paris, afin de donner des détails.
       — Raconte !
       — On ne sait pas exactement d’où il est. Mais on a de bonnes raisons de croire qu’il est né en Pologne ou en Yougoslavie. Quelque part par-là, en tout cas ! Un homme taciturne, qui ne mettait pas volontiers les gens au courant de ses affaires. À Alger, il avait un bureau. Devine de quoi ?
       — Une spécialité terne, j’en suis sûr !
       — Commerce de timbre-poste !
       Et Maigret était ravi, parce que cela cadrait à merveille avec l’individu du train.
       — Commerce de timbre-poste qui cachait autre chose, comme de juste ! Le plus fort, c’est que c’était si bien fait que la police ne s’est aperçue de rien et qu’il a fallu un double crime pour… Je répète grosso modo ce que Lucas a dit au téléphone. Le bureau en question était à peu près une des plus grosses usines de faux passeports et surtout de faux contrats de travail. Samuel avait des correspondants à Varsovie, à Vilna, en Silésie, à Constantinople…
       La nuit, maintenant, était toute bleue. Les maisons se découpaient en blanc nacré. En bas, c’était la rumeur habituelle de l’apéritif.
       — Curieux ! articula Maigret.
       Mais ce qu’il trouvait curieux, ce n’était pas la profession de Samuel. C’était de voir aboutir à Bergerac des fils tendus jadis entre Varsovie et Alger !
       Et surtout de retomber, en partant d’une affaire purement locale, d’un crime de petite ville, sur la pègre internationale.
       Des gens comme Samuel, il en avait eu des centaines à étudier, à Paris et ailleurs, et il l’avait toujours fait avec une curiosité mêlée de gêne, pas tout à fait de répulsion, comme s’ils eussent été d’une espèce différente de l’espèce humaine ordinaire.
       Des individus que l’on retrouve barmen en Scandinavie, gangsters en Amérique, tenanciers de maisons de jeu en Hollande ou ailleurs, maîtres d’hôtel ou directeurs de théâtre en Allemagne, négociants en Afrique du Nord…
       C’était là, devant la place idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force, sa multitude et par le tragique de son destin.
       Le Centre et l’Est de l’Europe, depuis Budapest, jusqu’à Odessa, depuis Tallinn jusqu’à Belgrade, grouillant d’une humanité trop dense…
       Des centaines de milliers de juifs affamés s’en allant chaque année dans toutes les directions : cales d’émigrants à bord des paquebots, trains de nuit, enfants sur les bras, vieux parents que l’on traîne, visages résignés, tragiques, défilant près des poteaux frontières.
       Chicago compte plus de Polonais que d’Américains… La France en a absorbé des trains et des trains, et les secrétaires de mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès…
       Il y a tous ceux qui s’exilent officiellement, avec des papiers en règle.
       Il y a les autres, qui n’ont pas la patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa…
       Et alors, ce sont des Samuel qui interviennent ! Des Samuel qui connaissent tous les villages-réservoirs et toutes les destinations, toutes les gares frontières, tous les timbres de consulats et les signatures de fonctionnaires…
       Des Samuel qui parlent dix langues et autant de dialectes…
       Et qui cachent leur activité derrière un commerce prospère, autant que possible international.
       Bien trouvés, les timbres-poste !
     
       Monsieur Lévy, à Chicago,
       Je vous adresse par le prochain paquebot, deux cents timbres rares, vignette orange, de Tchécoslovaquie…
     
       Et, bien entendu, Samuel, comme la plupart de ses pareils, ne devait pas s’occuper que des hommes !
       Dans les maisons spéciales de l’Amérique du Sud, ce sont les Françaises qui constituent le dessus du panier. Leurs expéditeurs travaillent à Paris, sur les grands boulevards.
       Mais le gros de la troupe, la marchandise à bon marché, est fournie par l’Est de l’Europe. Des filles de la campagne qui partent là-bas à quinze ans ou à seize et en reviennent à vingt – ou n’en reviennent pas ! – après avoir gagné leur dot !
       Tout cela, c’est la pâture quotidienne au Quai des Orfèvres.
       Ce qui troublait Maigret, c’était la brusque irruption de ce Samuel dans l’affaire de Bergerac où il n’y avait eu jusque-là que le procureur Duhourceau, le docteur et sa femme, Françoise, Leduc, le patron de l’hôtel…
       L’intrusion d’un monde nouveau, d’une atmosphère violemment différente…
       Toute l’affaire, en somme, qui changeait de ton ! En face de lui, Maigret voyait une petite épicerie dont il finissait par connaître tous les bocaux. Plus loin, la pompe à essence du garage, pompe qui ne devait être là que pour garnir, car on servait toujours l’essence en bidons !
       Leduc racontait :
       — Encore une idée étonnante d’avoir installé l’affaire en Algérie… Samuel avait d’ailleurs une clientèle importante d’Arabes et même de nègres venus de l’intérieur…
       — Son crime ?
       — Deux crimes ! Deux hommes de sa race, inconnus à Alger, qu’on a retrouvés morts dans un terrain vague. Ils venaient tous les deux de Berlin. On a fait des recherches. On a appris, de fil en aiguille, qu’ils travaillaient depuis longtemps avec Samuel. L’enquête a duré des mois. On ne trouvait pas de preuves. Samuel est tombé malade et, de l’infirmerie de la prison, il a fallu le transporter à l’hôpital.
       « On a à peu près reconstitué le drame : les deux associés de Berlin venant se plaindre d’irrégularités. Samuel devait être un malin qui les volait tous. De là à des menaces…
       « Et notre homme les a supprimés !
       « Il a été condamné à mort. Mais on n’a pas eu besoin de l’exécuter, puisqu’il est mort à l’hôpital quelques jours après le verdict…
       « C’est tout ce que je sais.
     
       Le docteur fut étonné de trouver les deux hommes dans l’obscurité et ce fut lui qui, d’un geste sec, tourna le commutateur. Puis il posa sa trousse sur la table, après un salut rapide, se débarrassa de son pardessus de demi-saison, fit couler de l’eau chaude dans le lavabo.
       — Je te laisse ! dit Leduc en se levant. Je te verrai demain.
       Il ne devait pas être ravi d’avoir été surpris par Rivaud dans la chambre de Maigret. Il habitait le pays, lui ! Il avait intérêt à ménager les deux camps, puisque aussi bien il existait maintenant deux camps !
       — Soigne-toi bien ! Au revoir, docteur !
       Et celui-ci, qui se savonnait les mains, répondit par un grognement.
       — La température ?
       — Couci-couça, riposta Maigret.
       Il se sentait d’humeur enjouée, comme au début de l’affaire, quand c’était un si grand bonheur pour lui de se sentir encore vivant.
       — La douleur ?
       — Bah ! Je commence à m’habituer…
       Il y avait une série de gestes quotidiens, toujours les mêmes, qui étaient devenus une sorte de rite, et cela s’accomplit une fois de plus.
       Pendant ce temps, le visage de Rivaud était sans cesse très près de celui de Maigret, qui remarqua soudain :
       — Vous n’avez pas le type israélite très prononcé !
       Pas de réponse, mais la respiration régulière, un peu sifflante, du docteur qui sondait la blessure. Quand ce fut fini, le pansement remis en place, il déclara :
       — Vous êtes désormais transportable.
       — Que voulez-vous dire ?
       — Que vous n’êtes plus prisonnier dans cette chambre d’hôtel. N’était-il pas question que vous alliez passer quelques jours chez votre ami Leduc ?
       Un homme maître de lui, c’était un fait ! Depuis un quart d’heure au moins, Maigret le tenait sous son regard et il ne bronchait pas, esquissant les gestes délicats de sa profession sans un frémissement des doigts.
       — Dorénavant, je ne viendrai que tous les deux jours et, pour les autres soins, je vous enverrai mon assistant. Vous pouvez avoir toute confiance en lui.
       — Autant qu’en vous ?
       Il y avait des moments – c’était rare, d’ailleurs ! – où Maigret ne pouvait s’empêcher de lancer une petite phrase de ce genre, avec un air benêt qui lui donnait tout son sel.
       — Bonsoir !
       Et voilà ! Il était parti ! Maigret restait à nouveau seul avec tous ses personnages dans la tête, plus le fameux Samuel qui était venu s’ajouter à la collection et qui, d’emblée, avait pris la première place.
       Un Samuel qui, comme ultime originalité, avait celle, peu courante, d’être mort deux fois !
       Était-ce lui, l’assassin des deux femmes, le maniaque de l’aiguille !
       Dans ce cas, il y avait déjà plusieurs bizarreries, deux au moins : d’abord qu’il ait choisi Bergerac pour théâtre de ses exploits.
       Les gens de cette sorte préfèrent les villes où les habitants sont plus mélangés et où, par conséquent, ils ont des chances de passer inaperçus.
       Or, on n’avait jamais vu Samuel à Bergerac, ni dans tout le département, et il n’était pas homme, avec ses souliers vernis, à vivre dans les bois comme un bandit d’opérette.
       Fallait-il supposer qu’il trouvait abri chez quelqu’un ? Chez le docteur ? Chez Leduc ? Chez Duhourceau ? À l’Hôtel d’Angleterre ?
       Deuxièmement les crimes d’Alger étaient des crimes réfléchis, des crimes intelligents, visant à la suppression de complices devenus dangereux.
       Les crimes de Bergerac, au contraire, étaient l’œuvre d’un maniaque, d’un obsédé sexuel ou d’un sadique !
       Entre les premiers et les autres, Samuel était-il devenu fou ? Ou bien, pour une raison subtile, avait-il éprouvé le besoin de simuler la folie, et l’histoire de l’aiguille n’était-elle qu’un sinistre paravent ?
       — Je serais curieux de savoir si Duhourceau est déjà allé en Algérie ! grommela Maigret à mi-voix.
       Sa femme entrait. Elle était lasse. Elle jeta son chapeau sur la table, se laissa tomber dans la bergère.
       — Quel métier tu as choisi, soupira-t-elle. Quand je pense que tu t’agites de la sorte toute ta vie…
       — Du nouveau ?
       — Rien d’intéressant. J’ai entendu dire qu’on avait reçu le rapport de Paris au sujet de Samuel. On garde le secret.
       — Je le connais.
       — Leduc ? C’est bien de sa part. Car tu n’as pas meilleure presse dans le pays. Les gens sont déroutés. Il y en a qui prétendent que l’histoire Samuel n’a rien de commun avec les crimes du fou, qu’il s’agit tout simplement d’un homme qui est venu se suicider dans les bois, et qu’un jour ou l’autre il y aura une autre femme assassinée…
       — Tu t’es promenée du côté de la villa de Rivaud ?
       — Oui. Je n’ai rien vu. Par contre, j’ai appris une toute petite chose qui n’a peut-être pas d’importance. À deux ou trois reprises, il est venu à la villa une femme d’un certain âge, assez vulgaire, qu’on croit être la belle-mère du docteur. Mais personne ne sait où elle habite, ni si elle vit encore. La dernière fois, c’était il y a deux ans.
       — Passe-moi l’appareil téléphonique !
       Et Maigret demanda le commissariat.
       — C’est le secrétaire ?… Non, pas la peine de déranger le patron… Dites-moi simplement le nom de jeune fille de Mme Rivaud… Je suppose que vous n’y voyez aucun inconvénient.
       Quelques instants plus tard il souriait. La main sur le micro, il dit à sa femme :
       — On est allé appeler le commissaire pour savoir si l’on doit me donner le renseignement ! Ils sont embarrassés ! Ils voudraient bien refuser. Allô !… Oui… Vous dites ?… Beausoleil ?… Je vous remercie…
       Et, après avoir raccroché :
       — Un nom magnifique ! Et maintenant, je vais te donner un travail de bénédictin ! Tu vas prendre le bottin ! Tu feras une liste de toutes les écoles de médecine de France. Tu téléphoneras à chacune d’elles et tu demanderas s’il y a eu un diplôme décerné, voilà quelques années, à un certain Rivaud…
       — Tu crois qu’il ne serait pas… Mais… mais alors, comme c’est lui qui t’a soigné…
       — Va toujours !
       — Tu veux que je téléphone de la cabine qui est en bas ? J’ai remarqué que, de la salle, on entend tout ce qui se dit…
       — Justement !
       Et il resta seul une fois de plus, bourra une pipe, ferma la fenêtre, car la température fraîchissait.
       Il n’avait besoin d’aucun effort pour imaginer la villa du médecin, la maison sombre du procureur.
       Lui qui éprouvait une telle volupté à aller renifler des atmosphères !
       Celle de la villa ne devait-elle pas être des plus curieuses ? Un décor simple, net de lignes ! Une de ces maisons qui font envie à ceux qui passent et qui se disent :
       — Comme ils sont heureux là-dedans !
       On voit des pièces claires, des rideaux éblouissants, des fleurs dans le jardin, des cuivres qui étincellent… L’auto ronronne à la porte du garage… Une jeune fille svelte saute au volant, ou bien c’est le chirurgien aux allures si nettes…
       Que pouvaient-ils se dire, le soir, tous les trois ? Est-ce que Mme Rivaud était au courant des amours de sa sœur et de son mari ?
       Elle n’était pas jolie ! Elle le savait ! Elle n’avait rien d’une amoureuse, mais faisait plutôt penser à une mère de famille résignée…
       Et Françoise, elle, qui éclatait de vie !
       Est-ce qu’on se cachait pour elle ? Les baisers s’échangeaient-ils, furtifs, derrière les portes ?
       Était-ce au contraire une situation admise une fois pour toutes ? Maigret avait vu cela ailleurs, dans une maison bien plus austère d’apparence. Et c’était en province aussi !
       D’où sortaient ces Beausoleil ? L’histoire de l’hôpital d’Alger était-elle vraie ?
       En tout cas, Mme Rivaud devait être, en ce temps-là, une petite fille du peuple. Cela se sentait à de menus détails, à certains regards, à certains gestes, à un rien dans le maintien, dans la façon de s’habiller…
       Deux petites filles du peuple… L’aînée, qui marquait davantage, trahissait même après des années ses origines.
       La plus jeune, au contraire, beaucoup mieux adaptée et capable de faire illusion…
       Est-ce qu’elles se détestaient ? Est-ce qu’elles se faisaient des confidences ? Étaient-elles jalouses l’une de l’autre ?
       Et la mère Beausoleil, qui était venue deux fois à Bergerac ? Sans savoir pourquoi, Maigret évoquait une grosse commère ravie d’avoir casé ses filles, leur recommandant d’être bien gentilles avec un monsieur aussi important et aussi riche que le chirurgien.
       On lui faisait sans doute une petite rente !
       — Je la vois très bien à Paris, dans le dix-huitième arrondissement, ou mieux encore, à Nice…
       S’entretenait-on des crimes, en dînant ?
       Faire une visite là-bas, une seule, de quelques minutes seulement ! Regarder les murs, les bibelots, les menus objets traînant dans toute maison et révélant si bien la vie intime d’une famille !
       Chez M. Duhourceau aussi ! Car il y avait un lien, peut-être extrêmement ténu, mais il y en avait un !
       Tout cela formait un clan ! Cela se soutenait !
       Brusquement Maigret sonna, fit prier le patron de monter. Et il lui demanda à brûle-pourpoint :
       — Savez-vous si M. Duhourceau dîne souvent chez les Rivaud ?
       — Tous les mercredis. Je le sais parce qu’il ne veut pas avoir sa voiture à lui et que c’est mon neveu qui fait le taxi et…
       — Merci !
       — C’est tout ?
       L’hôtelier s’en allait, ahuri. Et Maigret, autour de la nappe blanche qu’il imaginait, plaçait un convive de plus : le procureur de la République, qu’on devait mettre à droite de Mme Rivaud.
       — Et c’est un mercredi, ou plutôt la nuit de mercredi à jeudi, que j’ai été assailli en sautant du train et que Samuel a été tué ! découvrit-il soudain.
       Donc, ils avaient dîné ensemble, là-bas. Maigret avait l’impression d’avancer soudain à pas de géant. Il décrocha le récepteur téléphonique.
       — Allô ! Le bureau de Bergerac ? Ici, police, mademoiselle…
       Il faisait la grosse voix, car il avait peur d’être éconduit.
       — Voulez-vous me dire si mercredi dernier M. Rivaud a reçu une communication téléphonique de Paris ?
       — Je vais consulter sa feuille.
       Cela ne prit pas une minute.
       — Il a reçu à deux heures de l’après-midi une communication d’Archives 14-67…
       — Vous avez là-bas la liste des abonnés de Paris classés par numéros ?
       — Il me semble avoir vu ça quelque part. Vous gardez l’appareil ?
       Une jolie fille, sûrement ! Et gaie ! Maigret lui parlait en souriant.
       — Allô !… J’ai trouvé. C’est le Restaurant des Quatre-Sergents, place de la Bastille.
       — Une communication de trois minutes ?
       — Non ! Trois unités ! Autrement dit neuf minutes.
       Neuf minutes ! À deux heures ! Le train partait à trois ! Le soir, pendant que Maigret roulait, dans le wagon surchauffé, sous la couchette de son compagnon tourmenté par l’insomnie, le procureur dînait chez les Rivaud…
       Maigret était en proie à une impatience folle. Pour un peu, il eût sauté de son lit ! Car il sentait qu’il approchait du but mais que ce n’était plus le moment de se tromper.
       La vérité était là, quelque part, à portée de la main. Ce n’était plus qu’une question de flair, d’interprétation des éléments qu’il possédait…
       Seulement, c’est à ces moments-là qu’on risque de se lancer tête baissée sur une fausse piste.
       — Voyons… Ils sont à table… Qu’est-ce que Rosalie a insinué contre M. Duhourceau ?… Sans doute des ardeurs incompatibles avec son âge et ses fonctions… Dans les petites villes, on ne peut pas caresser le menton d’une fillette sans passer pour un vilain monsieur… Est-ce que Françoise ?… C’est assez bien le type de femme à enflammer un homme d’un certain âge… Donc, ils sont à table… Dans le train, Samuel et moi… Et Samuel a déjà peur… Car c’est un fait qu’il a peur… Il tremble… Il respire mal…
       Maigret était en nage. Il entendait, en bas, les serveuses remuer des assiettes.
       — Est-ce qu’il saute du train en marche parce qu’il se croit poursuivi ou parce qu’il se croit attendu ?
       Ça, c’est une question-base ! Maigret le sent. Il a touché un point sensible. Il répète à mi-voix, comme si quelqu’un allait lui répondre :
       — … parce qu’il se sent poursuivi ou parce qu’il se croit attendu…
       Or, le coup de téléphone…
       Sa femme entre, si agitée qu’elle ne remarque pas l’animation de Maigret.
       — Il faut faire venir tout de suite un médecin, un vrai ! C’est inouï ! C’est un crime… Quand je pense…
       Et elle le regarde comme pour chercher sur son visage des stigmates inquiétants.
       — Il n’a pas de diplôme !… Il n’est pas médecin !… On ne l’a trouvé nulle part sur les registres… Je comprends maintenant cette fièvre qui dure, cette plaie qui ne se referme pas…
       — Et voilà ! triomphe Maigret. C’est parce qu’il se sait attendu !
       La sonnerie résonne. La voix du patron, à l’appareil !
       — M. Duhourceau demande s’il peut monter !
     
       VIII
     
        Un bibliophile
       D’un instant à l’autre, la physionomie de Maigret se transforma, devint neutre, morne, résignée, comme celle d’un malade quelconque qui s’enfonce dans l’ennui.
       Peut-être à cause de cela la physionomie de la chambre, elle aussi, changea. Elle était sans prestige, avec le lit défait qu’on avait changé de place, le rectangle de tapis plus neuf là où il se trouvait auparavant, des médicaments sur la table de nuit, le chapeau de Mme Maigret ailleurs.
       Comme par hasard, Mme Maigret venait d’allumer un petit réchaud à alcool pour y préparer une tisane.
       L’ensemble, vu ainsi, était un peu écœurant. On frappa de petits coups secs à la porte. Mme Maigret alla au-devant du procureur et celui-ci, après s’être incliné, lui tendit tout naturellement sa canne et son chapeau, se dirigea vers le lit.
       — Bonsoir, commissaire.
       Il n’était pas trop embarrassé. Il faisait plutôt penser à un homme qui s’est remonté pour accomplir une tâche déterminée.
       — Bonsoir, monsieur le procureur. Asseyez-vous, je vous en prie…
       Et, pour la première fois, Maigret vit un sourire sur le visage renfrogné de M. Duhourceau. Un retroussis des lèvres ! C’était préparé aussi !
       — J’ai eu presque des remords à cause de vous… Cela vous étonne ?… Oui, je m’en suis voulu d’avoir été un peu trop sévère à votre égard… Il est vrai que vous avez parfois une attitude tellement crispante…
       Il était assis, les deux mains à plat sur les cuisses, le corps penché en avant et Maigret le regardait en face, mais avec de gros yeux qui paraissaient vides de pensées.
       — Bref, j’ai résolu de vous mettre au courant de…
       Certes, le commissaire entendait. Mais il eût été bien incapable de répéter la moindre des phrases de son interlocuteur. Il était occupé, en réalité, à l’étudier trait par trait, tant au physique qu’au moral.
       Un teint très clair, presque trop clair, que les cheveux gris et les poils de moustache mettaient encore en valeur… M. Duhourceau n’avait pas de maladie de foie… Il n’était pas sanguin, ni goutteux…
       De quel côté donnait-il prise à la maladie ? Car on n’atteint pas soixante-cinq ans sans se sentir un point faible !
       « Artériosclérose ! » répondit Maigret.
       Et il fixait les doigts maigres, les mains à la peau soyeuse mais aux veines saillantes et dures comme du verre.
       Un petit homme sec, nerveux, intelligent, rageur !
       « Et moralement, quel est son point faible, quel est son vice ? »
       Il y en avait un ! Cela se sentait ! Sous toute la dignité du procureur, il y avait quelque chose de flou, de fuyant, de honteux…
       Il parlait :
       — … dans deux ou trois jours, au plus tard, l’instruction sera close… Car les faits parlent d’eux-mêmes !… Comment Samuel a-t-il échappé à la mort et a-t-il fait enterrer un autre à sa place, ceci regarde le Parquet d’Alger, s’il lui plaît de déterrer cette vieille histoire… À mon avis, il n’en sera même pas question…
       Il y avait des moments où sa voix baissait d’un ton. C’était quand il cherchait le regard de Maigret et qu’il ne trouvait que du vide ! Alors, il se demandait si le commissaire l’écoutait, s’il ne fallait pas prendre cette absence comme une ironie supérieure.
       Il faisait un effort, sa voix se raffermissait.
       — Toujours est-il que ce Samuel, qui n’était peut-être déjà pas trop sain d’esprit là-bas, arrive en France, se cache un peu partout et est bientôt en proie à la folie… C’est un cas fréquent, le docteur Rivaud vous le dira… Il commet ses crimes… Dans le train, il croit que vous êtes sur sa piste… Il tire dans votre direction et, de plus en plus affolé, il finit par se suicider…
       Le procureur ajouta avec un geste beaucoup trop désinvolte :
       — Remarquez que je n’attache guère d’importance à l’absence du revolver près du cadavre… Les annales judiciaires nous fournissent des centaines d’exemples de ce genre… Un rôdeur peut être passé par là, ou un enfant… Et cela se saura dans dix ans ou dans vingt… L’important, c’est que le coup de feu ait été tiré d’assez près et l’autopsie démontre que c’est le cas… Voilà, en quelques mots…
       Maigret, lui, se répétait :
       « Quel est son vice ? »
       Pas l’alcool ! Pas le jeu ! Et, chose étrange, le commissaire était tenté de répondre : pas les femmes !
       L’avarice ? C’était déjà plus plausible ! On imaginait mieux M. Duhourceau, toutes portes closes, ouvrant son coffre-fort et alignant sur la table des liasses de billets, des petits sacs d’or…
       Pour tout dire, il donnait plutôt l’impression d’un solitaire ! Or, le jeu est un vice en commun ! L’amour aussi ! L’alcool presque toujours…
       — M. Duhourceau, êtes-vous déjà allé en Algérie ?
       — Moi ?
       Quand quelqu’un répond « moi » de la sorte, c’est neuf fois sur dix qu’il veut gagner du temps.
       — Pourquoi me demandez-vous ça ? Est-ce que j’ai l’air d’un colonial ? Non, je ne suis jamais allé en Algérie, ni même au Maroc. Mon plus grand voyage a consisté à visiter les fjords de Norvège. C’était en 1923…
       — Oui… Je ne sais vraiment pas pourquoi je vous ai posé cette question… Vous ne pouvez vous imaginer à quel point cette perte de sang m’a affaibli…
       Encore un vieux truc de Maigret : passer d’un sujet à un autre et parler tout à coup de choses qui n’ont aucun lien avec la conversation.
       L’interlocuteur, qui craint un piège, essaie de deviner une intention cachée là où il n’y en a pas. Il fait un effort cérébral violent, s’énerve, se fatigue et finit par perdre le fil de ses propres idées.
       — C’est ce que je disais au docteur. Au fait, qui fait la cuisine, chez eux ?
       — Mais…
       Et Maigret ne lui donnait pas le temps de répondre.
       — Si c’est une des deux sœurs, ce n’est certainement pas Françoise ! On la voit mieux au volant d’une voiture de luxe qu’en train de surveiller un ragoût… Voulez-vous être assez aimable pour me passer le verre d’eau ?…
       Et Maigret, soulevé sur un coude, se mit à boire, mais si maladroitement qu’il laissa tomber le verre et son contenu sur la jambe de M. Duhourceau.
       — Excusez-moi !… C’est stupide !… Ma femme va vous essuyer immédiatement… Encore heureux que cela ne fasse pas tache…
       L’autre était furieux. L’eau, qui avait transpercé le pantalon, devait lui couler le long du mollet.
       — Ne vous dérangez pas, madame… Comme votre mari dit, cela ne fait pas tache… Cela n’a donc pas d’importance…
       Il y mettait de l’ironie.
       Les discours de Maigret, ce petit incident par surcroît, lui avaient fait perdre la bonne humeur de commande affichée au début. Il était debout. Il se souvenait qu’il avait encore différentes choses à dire.
       Mais maintenant il jouait mal son rôle, n’atteignant qu’à une cordialité très relative.
       — Quant à vous, commissaire, quelles sont vos intentions ?
       — Toujours les mêmes !
       — C’est-à-dire ?…
       — Arrêter l’assassin, bien entendu ! Puis ma foi, si j’ai encore du temps devant moi, aller voir enfin cette Ribaudière où je devrais me trouver depuis une dizaine de jours.
       M. Duhourceau était blême de colère, d’indignation. Comment ? Il s’était donné la peine de rendre cette visite, de raconter tout ce qu’il avait raconté, de faire presque la cour à Maigret !
       Puis, après lui avoir renversé un verre d’eau sur la jambe – et le procureur était persuadé que Maigret l’avait fait exprès ! – on lui déclarait tranquillement :
       — Je vais arrêter l’assassin !
       On lui disait cela, à lui, magistrat, au moment même où il venait d’affirmer qu’il n’y avait plus d’assassin ! Est-ce que cela n’avait pas l’air d’une menace ? Fallait-il partir une fois de plus en claquant les portes ?
       Eh bien ! M. Duhourceau parvint à sourire.
       — Vous êtes obstiné, commissaire !
       — Vous savez, quand on est couché toute la journée et qu’on n’a rien à faire… Vous n’auriez pas, par hasard, quelques livres à me prêter ?…
       Encore un coup de sonde. Et Maigret eut bien l’impression que le regard de son interlocuteur était plus inquiet…
       — Je vous en enverrai…
       — Des ouvrages gais, n’est-ce pas ?
       — Il est temps que je m’en aille…
       — Ma femme va vous apporter votre chapeau et votre canne ! Vous dînez chez vous ?
       Et il tendit sa main au procureur, qui n’osa pas la refuser. La porte refermée, Maigret resta immobile, le regard au plafond, et sa femme commença :
       — Tu crois que… ?
       — Est-ce que Rosalie travaille toujours à l’hôtel ?
       — Je crois que c’est elle que j’ai rencontrée dans l’escalier.
       — Tu devrais aller me la chercher.
       — Les gens vont encore dire…
       — Peu importe !
       En attendant, Maigret se répétait :
       « Duhourceau a peur ! Il a eu peur dès le début ! Peur qu’on découvre l’assassin et peur qu’on pénètre dans sa vie privée ! Rivaud aussi a peur. Mme Rivaud a peur… »
       Restait à établir quel rapport ces gens pouvaient avoir avec Samuel, exportateur de pauvres diables de l’Europe centrale et spécialiste en fausses pièces officielles !
       Le procureur n’était pas israélite. Rivaud l’était peut-être, mais ce n’était pas sûr.
       La porte s’ouvrait. Rosalie entrait, suivie de Mme Maigret, et elle essuyait ses grosses mains rouges à son tablier de toile.
       — Monsieur m’a fait appeler ?
       — Oui, mon petit… Entrez… Asseyez-vous ici…
       — Nous n’avons pas le droit de nous asseoir dans les chambres !
       Le ton faisait présager de la suite ! Ce n’était plus la fille bavarde et familière des jours précédents. On avait dû la chapitrer, l’intimider peut-être par des menaces.
       — Je voulais vous demander un simple renseignement. Vous n’avez jamais travaillé chez le procureur ?
       — J’y ai travaillé deux ans !
       — C’est bien ce que je pensais ! Comme cuisinière ? Comme femme de chambre ?
       — Il n’a pas besoin de femme de chambre, puisque c’est un homme !
       — Évidemment !… Dans ce cas, vous faisiez les gros travaux… C’est vous qui deviez cirer les parquets, prendre les poussières…
       — Je faisais le ménage, quoi !
       — C’est cela ! Et c’est ainsi que vous avez surpris les petits secrets de la maison ! Il y a combien d’années de ça ?
       — Il y a un an que j’ai quitté la place !
       — Autrement dit, vous étiez aussi belle fille qu’aujourd’hui… Mais si !…
       Maigret ne riait pas. Il avait un art tout particulier pour dire ces choses avec un air de conviction admirable. Rosalie, d’ailleurs, n’était pas laide. Elle avait des formes plantureuses qui avaient déjà dû attirer bien des mains curieuses.
       — Est-ce que le procureur venait vous regarder travailler ?
       — Il n’aurait plus manqué que ça ! C’est moi qui l’aurais laissé traîner dans mes seaux et mes torchons !
       Une chose adoucissait un peu Rosalie : c’était de voir Mme Maigret vaquer à de menus travaux de ménage. C’était elle, surtout, qu’elle regardait et à certain moment elle ne put s’empêcher de dire :
       — Je vous apporterai une petite brosse… Il y en a en bas… Avec le balai, c’est trop fatigant…
       — Le procureur recevait beaucoup de femmes ?
       — Je ne sais pas !
       — Mais si ! Répondez-moi gentiment, Rosalie ! Vous n’êtes pas seulement une belle fille, vous êtes une bonne fille, et vous vous souvenez que j’ai été le seul à vous défendre, l’autre jour, quand ils insinuaient…
       — Ça ne servirait quand même à rien !
       — Quoi ?
       — Que je parle ! D’abord Albert – c’est mon fiancé – y perdrait son avenir, car il veut entrer dans l’administration… Puis on me ferait enfermer comme folle !… Tout ça parce que je rêve toutes les nuits et que je raconte mes rêves…
       Elle s’animait. Il n’y avait plus qu’à la pousser un peu.
       — Vous parliez de scandale…
       — Si ce n’était que cela !
       — Donc, vous me disiez que M. Duhourceau ne recevait pas de femmes ! Mais il va souvent à Bordeaux…
       — Ça je m’en moque !
       — Alors, le scandale…
       — Tout le monde pourrait vous le raconter… Car ça s’est su… Il y a bien deux ans de ça… Un paquet est arrivé à la poste, un petit paquet recommandé qui venait de Paris… Or, quand le facteur a voulu le prendre, il s’est aperçu que l’étiquette s’était décollée… On ne savait plus pour qui c’était… Il n’y avait pas de nom d’expéditeur…
       « On a attendu huit jours avant de l’ouvrir, parce qu’on espérait que quelqu’un viendrait le réclamer… Et savez-vous ce qu’on a trouvé ?…
       « Des photographies !… Mais pas des photographies comme les autres… Rien que des femmes nues… Et pas seulement des femmes… Des couples…
       « Alors, pendant deux ou trois jours, on s’est demandé qui recevait des choses pareilles à Bergerac… Le receveur des postes avait même appelé le commissaire…
       « Eh bien ! un beau jour, on a vu passer un paquet tout pareil, emballé dans le même papier… L’étiquette était du même modèle que celle qui s’était décollée et le colis était adressé à M. Duhourceau ! Voilà !…
       Maigret n’était pas étonné du tout. N’avait-il pas conclu tout à l’heure : vice solitaire ?
       Ce n’était pas pour compter son argent que le vieillard s’enfermait le soir dans son bureau sombre du premier étage ! C’était pour contempler des photographies, sans doute aussi des livres libertins.
       — Écoutez-moi, Rosalie ! Je vous promets de ne pas parler de vous ! Avouez que, quand vous avez appris ce que vous venez de dire, vous avez regardé dans les bibliothèques…
       — Qui est-ce qui vous l’a dit ?… D’abord, celles du bas, qui ont des grillages, étaient toujours fermées… Une fois seulement j’en ai trouvé une qui avait sa clé…
       — Et qu’est-ce que vous avez vu ?
       — Vous le savez bien ! Même que j’en ai eu le cauchemar pendant des nuits et que je suis restée plus d’un mois à ne pas vouloir approcher d’Albert…
       Hum ! Ses relations avec le blond fiancé se précisaient !
       — Des livres très gros, n’est-ce pas ? Sur du beau papier, avec des gravures…
       — Oui… Et d’autres… Des choses qu’on n’imagine pas…
       Est-ce que c’était là tout le secret de M. Duhourceau ?
       Dans ce cas, c’était pitoyable ! Un pauvre bonhomme, célibataire, isolé à Bergerac où il ne pouvait sourire à une femme sans que cela fît scandale…
       Il se consolait en devenant bibliophile à sa manière, en collectionnant les estampes galantes, les photographies érotiques, les livres que les catalogues nomment aimablement « ouvrages pour connaisseurs ».
       Et il avait peur…
       Seulement, cette passion-là n’avait guère de rapport avec les deux femmes assassinées ni surtout avec Samuel !
       À moins que Samuel ne fût son fournisseur de photos ? Oui ? Non ?… Maigret hésitait. Rosalie se balançait d’une jambe à l’autre, très rouge, étonnée elle-même d’en avoir tant dit.
       — Si votre femme n’avait pas été ici, je n’aurais jamais osé…
       — Est-ce que le docteur Rivaud venait souvent chez M. Duhourceau ?
       — Presque jamais ! Il téléphonait !
       — Personne de sa famille ?
       — Sauf Mlle Françoise, qui lui a servi de secrétaire !
       — Au procureur ?
       — Oui ! Elle avait même apporté une petite machine à écrire qui se renfermait dans une boîte.
       — Elle s’occupait des affaires judiciaires ?
       — Je ne sais pas de quoi elle s’occupait, mais c’était un travail à part, qu’elle faisait dans le petit bureau qu’une tenture sépare de la bibliothèque… Une grosse tenture en velours vert…
       — Et ?… commença Maigret.
       — Je n’ai pas dit ça ! Je n’ai rien vu !
       — Cela n’a pas continué ?
       — Pendant six mois… Puis la demoiselle est allée chez sa mère, à Paris ou à Bordeaux, je ne sais pas au juste…
       — En résumé, M. Duhourceau ne vous a jamais fait la cour ?
       — Il aurait été bien reçu !
       — Et vous ne savez rien ! Je vous remercie ! Je vous promets que vous ne serez pas inquiétée, que votre fiancé ne saura pas que vous êtes venue ici ce soir.
       Quand elle fut sortie, Mme Maigret, qui avait refermé la porte, soupira :
       — Si c’est pas malheureux !… Des hommes intelligents, qui occupent une pareille situation…
       Elle s’étonnait toujours, Mme Maigret, quand elle découvrait quelque chose de pas joli ! Elle ne concevait même pas la possibilité d’instincts plus troubles que ses instincts de brave épouse désolée de n’avoir pas d’enfant.
       — Tu crois que cette fille n’exagère pas ? Si tu veux mon avis, elle cherche à se rendre intéressante ! Elle raconterait n’importe quoi, pourvu qu’on l’écoute ! Et maintenant, je parierais qu’elle n’a jamais été attaquée…
       — Moi aussi !
       — C’est comme la belle-sœur du docteur… Elle n’est pas forte… On la renverserait d’une main… Et elle serait parvenue à se débarrasser de l’homme ?…
       — Tu as raison !
       — Je vais plus loin ! Je pense que si cela continue, dans huit jours on ne s’y reconnaîtra plus entre la vérité et le mensonge ! Ces histoires-là font travailler les cervelles ! Les gens racontent le matin, comme leur étant arrivées, des histoires qu’ils ont pensées le soir en s’endormant… Voilà déjà M. Duhourceau qui devient un vilain monsieur !… Demain, on te dira que le commissaire de police trompe sa femme et que… Mais toi ! Qu’est-ce qu’on peut bien dire sur toi ?… Car il n’y a pas de raison pour qu’on n’en parle pas… Il faudra un jour ou l’autre que je leur montre notre livret de famille si je ne veux pas passer pour ta maîtresse…
       Maigret la regardait en riant avec attendrissement. Elle s’emballait. Toutes ces complications l’effrayaient.
       — C’est comme ce docteur qui n’est pas docteur…
       — Qui sait ?
       — Comment, qui sait ? Puisque j’ai téléphoné à toutes les universités, à toutes les écoles de médecine et que…
       — Donne-moi ma tisane, veux-tu ?
       — Celle-là, au moins, ne te fera pas de mal, car ce n’est pas lui qui l’a ordonnée.
       Tout en buvant, il gardait la main de sa femme dans la sienne. Il faisait chaud. Un filet de vapeur fusait du radiateur avec un sifflement régulier, comme un ronron de matou.
       En bas, le dîner était terminé. Les parties de jacquet et de billard commençaient.
       — Une bonne tisane, c’est encore ce qui…
       — Oui, chérie… Une bonne tisane…
       Et il lui embrassa la main, avec une tendresse qui se cachait sous des airs ironiques.
       — Tu verras ! Si tout va bien, dans deux ou trois jours, nous serons chez nous…
       — Et tu commenceras une nouvelle enquête !
     
       IX
     
        L’enlèvement de la chanteuse légère
       Maigret s’amusait de l’air embarrassé de Leduc, qui grommelait :
       — Qu’appelles-tu me confier une mission délicate ?
       — Une mission, si tu veux, que tu es seul capable de remplir ! Allons ! Ne fais pas cette tête-là ! Il ne s’agit ni d’aller cambrioler le procureur, ni de pénétrer par escalade et effraction dans la villa des Rivaud…
       Et Maigret attira à lui un journal de Bordeaux, souligna de l’ongle une petite annonce.
     
       On recherche une dame Beausoleil, anciennement à Alger, pour héritage. S’adresser notaire Maigret, Hôtel d’Angleterre, à Bergerac. Urgent.
     
       Leduc ne riait pas. Il regardait son collègue d’un air saumâtre.
       — Tu veux que je fasse le faux notaire ?
       Et il disait cela avec un tel enthousiasme à rebours que Mme Maigret, qui était au fond de la chambre, ne put s’empêcher de rire.
       — Mais non ! L’annonce a paru dans une dizaine de journaux de la région bordelaise et dans les principaux quotidiens de Paris…
       — Pourquoi Bordeaux ?
       — Ne t’inquiète pas. Combien arrive-t-il de trains par jour à Bergerac ?
       — Trois ou quatre !
       — Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Il ne pleut pas. Est-ce qu’il y a un bistrot devant la gare ? Oui. Voici donc la mission : te trouver sur le quai à l’arrivée de chaque train jusqu’à ce que tu aperçoives Mme Beausoleil…
       — Mais je ne la connais pas !
       — Moi non plus ! Je ne sais même pas si elle est grosse ou maigre. Elle doit avoir entre quarante et soixante ans. Et j’ai plutôt dans l’idée qu’elle est grasse.
       — Cependant, puisque l’annonce dit de se présenter ici, je ne vois pas pourquoi je…
       — Très subtil ! Seulement, moi, je prévois qu’il y aura à la gare une troisième personne, qui empêchera la dame de venir ici. Compris la mission ? Amener la dame quand même. En souplesse !
       Maigret n’avait jamais vu la gare de Bergerac, mais il avait sous les yeux une carte postale qui la représentait. On distinguait le quai éclairé en plein par le soleil, le petit bureau du chef de gare, la lampisterie.
       C’était assez savoureux d’imaginer le pauvre Leduc, avec son chapeau de paille, faisant les cent pas en attendant chaque train, dévisageant les voyageurs, suivant toutes les dames mûres, leur demandant au besoin si elles s’appelaient Beausoleil.
       — Je compte sur toi ?
       — Puisque c’est nécessaire !
       Et il s’en alla, piteux. On le vit essayer le démarreur de sa voiture et, n’arrivant pas à mettre celle-ci en marche, tourner longtemps la manivelle.
       Un peu plus tard, l’assistant du docteur Rivaud, qui remplaçait celui-ci auprès de Maigret, entrait dans la chambre, adressait de grands saluts à Mme Maigret, puis au commissaire.
       C’était un jeune homme roux, timide, osseux, qui se heurtait à tous les meubles, s’excusait par des kyrielles de « pardon ».
       — Pardon, madame… Pouvez-vous me dire où il y a de l’eau chaude ?…
       Et, comme il manquait de renverser la table de nuit :
       — Pardon !… Oh ! pardon…
       Tout en soignant Maigret, il s’inquiétait :
       — Je ne vous fais pas mal ?… Pardon… Vous ne voudriez pas vous tenir un peu plus droit ?… Pardon…
       Maigret souriait en pensant à Leduc garant sa vieille Ford devant la gare.
       — Le docteur Rivaud a beaucoup de travail ?
       — Il est très occupé, oui ! Il est toujours très occupé.
       — C’est un homme assez actif, n’est-ce pas ?
       — Très actif !… Je veux dire qu’il est extraordinaire !… Pardon !… Pensez qu’il commence le matin à sept heures, par la consultation gratuite… Puis il a sa clinique… Puis à l’hôpital… Remarquez qu’il ne se fie pas à ses assistants, comme tant d’autres, et qu’il veut voir tout par lui-même…
       — L’idée ne vous est jamais venue qu’il n’est peut-être pas médecin ?
       L’autre faillit suffoquer, prit le parti de rire.
       — Vous plaisantez ! Le docteur Rivaud n’est pas médecin : c’est un très grand médecin. Et, s’il voulait vivre à Paris, il aurait bientôt une réputation unique.
       L’opinion était sincère. On sentait chez le jeune homme un enthousiasme réel, exempt d’arrière-pensées.
       — Vous savez à quelle université il a fait ses études ?
       — À Montpellier, je crois. Oui ! C’est bien cela… Il m’a parlé de ceux qui ont été ses professeurs, là-bas. Ensuite, il a été assistant, à Paris, du docteur Martel.
       — Vous en êtes certain ?
       — J’ai vu, dans son laboratoire, une photographie représentant le docteur Martel entouré de tous ses élèves.
       — C’est curieux.
       — Pardon ! Est-ce que, vraiment, l’idée vous est venue que le docteur Rivaud n’est pas médecin ?
       — Pas spécialement…
       — Je vous le répète et vous pouvez m’en croire : c’est un maître ! Je ne lui fais qu’un seul reproche, c’est celui de trop travailler car, à ce régime, il s’usera vite. Je l’ai vu plusieurs fois dans un état de nervosité qui…
       — Ces derniers temps ?
       — Entre autres, oui ! Or, vous avez vu qu’il ne m’a permis de le remplacer auprès de vous que quand la guérison a été assurée. Et il ne s’agit pas d’un cas très grave ! Un autre vous aurait passé dès le premier jour à son assistant…
       — Ses collaborateurs l’aiment beaucoup ?
       — Tous l’admirent !
       — Je vous demande s’ils l’aiment.
       — Oui… Je crois… il n’y a pas de raison…
       Mais il y avait une restriction dans l’accent. L’assistant faisait évidemment une différence entre l’admiration et l’affection.
       — Vous allez souvent chez lui ?
       — Jamais ! Je le vois chaque jour à l’hôpital.
       — Si bien que vous ne connaissez pas sa famille.
       Pendant toute cette conversation, c’étaient les soins habituels, les gestes que Maigret pouvait maintenant prévoir les uns après les autres. Le store était baissé, tamisant le soleil, mais on entendait les bruits de la place.
       — Il a une bien jolie belle-sœur.
       Le jeune homme ne répondit pas, feignit de ne pas avoir entendu.
       — Il se rend assez souvent à Bordeaux, n’est-ce pas ?
       — On l’y appelle parfois ! S’il le voulait, il aurait des opérations à faire partout, à Paris, à Nice, et même à l’étranger…
       — Malgré sa jeunesse !
       — Pour un chirurgien, c’est une qualité ! On n’aime pas, en général, les chirurgiens d’un certain âge.
       C’était fini. L’assistant se lavait les mains, cherchait une serviette, bafouillait à l’adresse de Mme Maigret qui lui en apportait une :
       — Oh ! pardon…
       Encore de nouveaux traits, pour Maigret, à ajouter à la physionomie du docteur Rivaud. Ses confrères en parlaient comme d’un maître. Il était d’une activité dévorante !
       Ambitieux ? C’était probable ! Et pourtant il ne s’installait pas à Paris, où sa place était tout indiquée.
       — Tu y comprends quelque chose ? dit Mme Maigret quand ils furent seuls.
       — Moi ?… Lève le store, veux-tu ?… Il est évident qu’il est médecin. Sinon, il ne tromperait pas longtemps son entourage, surtout en travaillant, non dans le secret d’un cabinet de consultation, mais dans un hôpital…
       — Pourtant, les universités…
       — Une chose à la fois. Pour le moment, j’attends Leduc, qui sera bien embarrassé de sa compagne. Tu n’as pas entendu un train ? Si c’est celui de Bordeaux, il y a des chances que…
       — Qu’est-ce que tu espères ?
       — Tu verras ! Donne-moi les allumettes…
       Il allait mieux. La température était tombée à 37,5 et la raideur de son bras droit avait presque disparu. Ce qui était meilleur signe encore, c’est que, dans son lit, il ne pouvait plus rester immobile. Il passait son temps à changer de position, à arranger les oreillers, à se soulever, à s’étendre…
       — Tu devrais donner quelques coups de téléphone…
       — À qui ?
       — Je voudrais connaître la position de chaque personnage qui m’intéresse. Demande d’abord le procureur. Quand tu entendras sa voix au bout du fil, raccroche…
       Ce fut fait. Pendant ce temps-là, Maigret contemplait la place et fumait sa pipe à petites bouffées.
       — Il est chez lui !
       — Maintenant, téléphone à l’hôpital. Demande le docteur…
       Il y était, lui aussi !
       — Reste à téléphoner à sa villa… Si c’est sa femme qui répond, demande Françoise… Si c’est Françoise, demande Mme Rivaud…
       Mme Rivaud répondit. Elle déclara que sa sœur était absente et demanda si elle ne pouvait pas lui faire la commission.
       — Raccroche !
       Des gens qui devaient être intrigués et qui passeraient la matinée à chercher l’auteur du coup de téléphone !
       Cinq minutes plus tard, l’autobus de l’hôtel arrivait de la gare avec trois voyageurs et le garçon montait leurs bagages. Puis ce fut, à vélo, le facteur qui apportait le sac postal au bureau de poste.
       Enfin la corne caractéristique de la vieille Ford, puis la vieille Ford elle-même, qui s’arrêta sur le terre-plein. Maigret vit qu’il y avait quelqu’un à côté de Leduc et il crut apercevoir une troisième personne sur la banquette du fond.
       Il ne se trompait pas. Le pauvre Leduc descendait le premier, regardait autour de lui, d’un air anxieux, en homme qui craint le ridicule, aidait à descendre une grosse dame qui faillit lui tomber dans les bras.
       Une jeune fille avait déjà sauté à terre. Son premier soin était de lancer un coup d’œil méchant à la fenêtre de Maigret.
       C’était Françoise, vêtue d’un coquet tailleur vert tendre.
     
       — Je peux rester ? demanda Mme Maigret.
       — Pourquoi pas ?… Ouvre la porte… Ils arrivent…
       C’était un vacarme dans l’escalier. On devinait la respiration forte de la grosse dame, qui entra en s’épongeant.
       — C’est ici le notaire qui n’est pas un notaire !
       Une voix vulgaire. Et pas seulement la voix ! Peut-être n’avait-elle pas plus de quarante-cinq ans ? En tout cas, elle avait encore des prétentions à la beauté, car elle était maquillée comme une femme de théâtre.
       Une blonde à la chair abondante et fluide, aux lèvres un peu molles.
       En la regardant, on avait l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. Et soudain on comprenait : c’était le type même, devenu rare, de la chanteuse légère des cafés-concerts de jadis ! La bouche en cœur. La taille pincée. Le regard provocant. Et ces épaules laiteuses largement dénudées. Cette façon particulière de se dandiner en marchant, de regarder l’interlocuteur comme, des tréteaux, on regarde le public…
       — Madame Beausoleil ? questionna Maigret très galamment. Asseyez-vous, je vous en prie… Vous aussi, mademoiselle…
       Mais Françoise ne s’asseyait pas. Elle était à cran.
       — Je vous préviens, dit-elle, que je porterai plainte ! On n’a jamais vu une chose pareille…
       Leduc restait près de la porte, si piteux qu’on devinait que les choses n’avaient pas marché toutes seules.
       — Calmez-vous, mademoiselle. Et excusez-moi d’avoir désiré voir votre mère…
       — Qui vous dit que c’est ma mère ?
       Mme Beausoleil ne comprenait pas. Elle regardait tour à tour Maigret, très calme, et Françoise raidie par la rage.
       — Je le suppose, du moins, puisque vous êtes allée l’attendre à la gare…
       — Mademoiselle voulait empêcher sa mère de venir ici ! soupira Leduc qui fixait le tapis.
       — Et alors, qu’as-tu fait ?
       Ce fut Françoise qui répondit :
       — Il nous a menacées… Il a parlé de mandat d’arrêt, comme si nous étions des voleuses… Qu’il le montre, le mandat d’arrêt, sinon…
       Et elle tendait la main vers le récepteur téléphonique. Il était évident que Leduc avait quelque peu outrepassé ses droits. Il n’en était pas fier.
       — Je voyais le moment où elles déclenchaient un scandale dans la salle des pas perdus !
       — Un instant, mademoiselle. Qui voulez-vous appeler ?
       — Mais… le procureur…
       — Asseyez-vous !… Remarquez que je ne vous empêche pas de lui téléphoner… Au contraire !… Mais peut-être, dans l’intérêt de tout le monde, vaut-il mieux ne pas vous presser…
       — Maman, je te défends de répondre !
       — Moi, je n’y comprends plus rien ! Enfin, êtes-vous notaire ou commissaire de police ?
       — Commissaire !
       Et elle esquissa un geste comme pour dire :
       — Dans ce cas-là…
       On sentait la femme qui a déjà eu affaire à la police et qui en garde le respect ou tout au moins la crainte de cette institution.
       — Je ne vois quand même pas pourquoi, moi…
       — Ne craignez rien, madame… Vous allez comprendre… J’ai simplement quelques questions à vous poser et…
       — Il n’y a pas d’héritage ?
       — Je ne sais pas encore…
       — C’est odieux ! grogna Françoise. Maman, ne réponds pas !
       Elle ne tenait pas en place. Du bout des doigts, elle déchiquetait son mouchoir. Et parfois elle lançait un regard haineux à Leduc.
       — Je suppose que, de votre profession, vous êtes artiste lyrique ?
       Il savait que ces deux petits mots-là allaient chatouiller sa partenaire au point sensible.
       — Oui, monsieur… J’ai chanté à l’Olympia au temps où…
       — Je crois, en effet, me souvenir de votre nom… Beausoleil… Yvonne, n’est-ce pas ?…
       — Joséphine Beausoleil !… Mais les médecins me recommandaient les pays chauds et j’ai entrepris des tournées en Italie, en Turquie, en Syrie, en Égypte…
       Au temps des cafés chantants ! Il la voyait très bien, sur les petits tréteaux de ces sortes d’établissements à la mode de Paris, fréquentés par tous les gommeux et les officiers de la ville… Puis elle descendait dans la salle, faisait le tour des tables, un plateau à la main, buvait enfin le champagne avec les uns ou les autres…
       — Vous avez échoué en Algérie ?
       — Oui ! J’avais eu une première fille, au Caire.
       Françoise était prête à piquer une crise de nerfs. Ou encore à se jeter sur Maigret !
       — Père inconnu ?
       — Pardon, je le connaissais très bien ! Un officier anglais attaché à…
       — En Algérie, vous avez eu votre seconde fille, Françoise…
       — Oui… Et cela a été la fin de ma carrière théâtrale… En effet, je suis restée assez longtemps malade… Quand j’ai été rétablie, j’avais perdu la voix…
       — Et ?…
       — Le père de Françoise s’est occupé de moi, jusqu’au jour où il a été rappelé en France… Car il appartenait à l’Administration des douanes…
       Tout ce que Maigret avait pensé était confirmé. Maintenant, il pouvait reconstituer la vie de la mère et des deux filles à Alger : Joséphine Beausoleil, restée appétissante, avait des amis sérieux. Les filles grandissaient…
       Est-ce qu’elles n’allaient pas suivre tout naturellement la même voie que leur mère ?
       L’aînée avait seize ans…
       — Je voulais en faire des danseuses ! Parce que la danse, c’est beaucoup moins ingrat que le chant ! Surtout à l’étranger ! Germaine a commencé à prendre des leçons avec un ancien camarade établi à Alger…
       — Elle est tombée malade ?…
       — Elle vous l’a dit ?… Oui, elle n’avait jamais été bien forte… Peut-être d’avoir trop voyagé quand elle était toute petite !… Car je ne voulais pas la mettre en nourrice… J’accrochais une sorte de berceau entre les filets du compartiment…
       Une brave femme, en somme ! Elle était très à l’aise, maintenant ! Elle ne paraissait même pas comprendre la rage de sa fille ! Est-ce que Maigret ne lui parlait pas poliment, avec prévenance ? Et il employait un langage tout simple qu’elle comprenait !
       Elle était artiste. Elle avait voyagé. Elle avait eu des amants, puis des enfants. Est-ce que ce n’était pas dans l’ordre des choses ?
       — Elle a souffert de la poitrine ?
       — Non ! c’était dans la tête… Elle se plaignait toujours d’avoir mal… Puis, un beau jour, elle a fait une méningite et elle a dû être transportée d’urgence à l’hôpital…
       Temps d’arrêt ! Jusque-là cela avait été tout seul. Mais Joséphine Beausoleil arrivait au point critique. Elle ne savait plus ce qu’elle devait dire et elle cherchait Françoise du regard.
       — Le commissaire n’a pas le droit de t’interroger, maman ! Ne réponds plus…
       C’était facile à dire ! Seulement elle savait, elle, qu’il est dangereux de se mettre la police à dos. Elle aurait bien voulu contenter tout le monde.
       Leduc, qui avait repris son aplomb, adressait à Maigret des œillades qui signifiaient :
       — Cela avance !
       — Écoutez, madame… Vous pouvez parler ou vous taire… C’est votre droit… Ce qui ne signifie pas qu’on ne vous obligera pas à parler dans un autre endroit que celui-ci… Par exemple, en Cour d’assises…
       — Mais je n’ai rien fait !
       — Justement ! C’est pourquoi, à mon avis, le plus sage est de parler. Quant à vous, mademoiselle Françoise…
       Elle n’écoutait pas. Elle avait décroché le récepteur téléphonique. Et elle parlait d’une voix anxieuse, regardait Leduc à la dérobée, comme si elle craignait de voir celui-ci lui arracher l’appareil des mains.
       — Allô !… Il est à l’hôpital ?… Peu importe !… Il faut l’appeler tout de suite… Ou plutôt, dites-lui qu’il vienne sans perdre un instant à l’Hôtel d’Angleterre… Oui !… Il comprendra… De la part de Françoise !…
       Elle écouta encore un instant, raccrocha, regarda Maigret froidement, avec défi.
       — Il va venir… Ne parle pas, maman…
       Elle tremblait. Des perles de sueur roulaient sur son front, collaient les petits cheveux châtains des tempes.
       — Vous voyez, monsieur le commissaire…
       — Mademoiselle Françoise… Vous remarquerez que je ne vous ai pas empêchée de téléphoner… Au contraire !… Je cesse d’interroger votre mère… Maintenant, voulez-vous un conseil ?… Appelez également M. Duhourceau, qui est chez lui…
       Elle chercha à deviner sa pensée. Elle hésita.
       Elle finit par décrocher d’un geste nerveux.
       — Allô !… 167, s’il vous plaît…
       — Viens ici, Leduc.
       Et Maigret lui chuchota quelques mots à l’oreille. Leduc parut surpris, gêné.
       — Tu crois que… ?
       Il se décida à partir et on le vit tourner la manivelle de sa voiture.
       — Ici, c’est Françoise… Oui… Je vous téléphone de la chambre du commissaire… Ma mère est arrivée… Oui ! le commissaire demande que vous veniez… Non !… Non !… Je vous jure que non !…
       Et cette cascade de « non » était prononcée avec force, avec angoisse.
       — Puisque je vous dis que non !
       Elle resta debout près de la table, toute raide.
       Maigret, en allumant sa pipe, la regardait en souriant, tandis que Joséphine Beausoleil se mettait de la poudre.
     
       X
     
        Le billet
       Le silence durait depuis quelques instants, quand Maigret vit Françoise sourciller en regardant vers la place, puis détourner brusquement la tête avec inquiétude.
       C’était Mme Rivaud qui traversait le terre-plein, se dirigeant vers l’hôtel. Illusion d’optique ? Ou bien le fait qu’il se passait des choses graves teintait-il tout de sombre ? Toujours est-il que, vue à distance, elle faisait penser à un personnage de drame. Elle semblait poussée en avant par une force invisible à laquelle elle ne tentait pas de résister.
       On distingua bientôt son visage. Il était pâle. Les cheveux étaient en désordre. Le manteau n’était pas boutonné.
       — Voilà Germaine… remarqua enfin Mme Beausoleil. On a dû lui dire que je suis ici…
       Mme Maigret, machinalement, alla ouvrir la porte. Et quand on vit Mme Rivaud de tout près, on comprit qu’elle vivait vraiment une heure tragique.
       Pourtant elle faisait un effort pour être calme, pour sourire. Mais il y avait de l’égarement dans son regard. Ses traits avaient des frémissements soudains qu’elle ne pouvait pas réprimer.
       — Excusez-moi, monsieur le commissaire… On m’a dit que ma mère et ma sœur étaient ici et…
       — Qui vous a dit cela ?
       — Qui ?… répéta-t-elle en tremblant.
       Quelle différence entre elle et Françoise ! Mme Rivaud était la sacrifiée, la femme qui avait gardé ses allures plébéiennes et qu’on devait traiter sans le moindre égard. Sa mère elle-même la regardait avec une certaine sévérité.
       — Comment, tu ne sais pas qui ?
       — C’était sur la route…
       — Tu n’as pas vu ton mari ?
       — Oh non !… Non !… Je jure que non…
       Et Maigret, inquiet, regardait tour à tour les trois femmes, puis regardait la grand-place où Leduc n’arrivait pas encore. Qu’est-ce que cela signifiait ? Le commissaire avait voulu s’assurer que le chirurgien resterait à sa disposition. Il avait chargé Leduc de le surveiller et, de préférence, de l’accompagner jusqu’à l’hôtel.
       Il ne faisait pas attention à sa femme. Il regardait les souliers poussiéreux de Mme Rivaud, qui avait dû courir sur la route, puis le visage tiré de Françoise.
       Soudain, Mme Maigret se pencha sur lui, murmura :
       — Donne-moi ta pipe…
       Il allait protester. Mais non ! Il s’apercevait qu’elle laissait tomber sur les draps un petit papier. Et il lut :
     
       Mme Rivaud vient de passer un billet à sa sœur, qui le tient dans le creux de sa main.
     
       Le soleil, dehors. Tous les bruits de la ville dont Maigret connaissait l’orchestration par cœur. Mme Beausoleil qui attendait, bien droite sur sa chaise, en femme qui sait se tenir. Mme Rivaud, au contraire, incapable d’adopter une contenance et faisant penser à une écolière sournoise qu’on vient de prendre en faute.
       — Mademoiselle Françoise… commença Maigret.
       Elle tressaillit des pieds à la tête. L’espace d’une seconde, son regard croisa celui de Maigret. Le regard dur, intelligent, de quelqu’un qui ne perd pas la tête.
       — Voudriez-vous vous approcher un instant et…
       Brave Mme Maigret ! Devinait-elle ce qui allait se passer ? Elle esquissait un mouvement tournant pour atteindre la porte. Mais Françoise avait déjà bondi. Elle courait dans le corridor, s’élançait dans les escaliers.
       — Qu’est-ce qu’elle fait ? s’effarait Joséphine Beausoleil.
       Maigret ne bougeait pas, ne pouvait pas bouger. Il ne pouvait pas non plus envoyer sa femme à la poursuite de la fugitive.
       — Quand votre mari vous a-t-il remis le billet ? se contenta-t-il de demander à Mme Rivaud.
       — Quel billet ?
       À quoi bon commencer un interrogatoire pénible ? Maigret appela sa femme.
       — Va donc à une fenêtre donnant sur le derrière de l’hôtel…
       Ce fut le moment que le procureur choisit pour faire son entrée. Il était guindé. Parce qu’il avait peur, sans doute, il donnait à son visage une expression sévère, presque menaçante.
       — On me téléphone pour me dire…
       — Asseyez-vous, monsieur Duhourceau.
       — Mais… la personne qui m’a téléphoné…
       — Françoise vient de s’échapper. Il est possible qu’on mette la main sur elle. Mais le contraire est possible aussi ! Je vous en prie, asseyez-vous. Vous connaissez Mme Beausoleil, n’est-ce pas ?…
       — Moi ?… Mais pas du tout !…
       Et il essayait de suivre le regard de Maigret. Car on sentait que le commissaire parlait pour parler, en pensant à autre chose, ou plutôt en ayant l’air de suivre un spectacle qui n’existait que pour lui seul. Il regardait la place, tendait l’oreille, fixait Mme Rivaud.
       Soudain, il y eut un violent remue-ménage dans l’hôtel même. Des gens se mirent à courir dans les escaliers. Des portes claquèrent. On crut même reconnaître un coup de feu.
       — Qu’est-ce… qu’est-ce ?…
       Des cris. De la vaisselle cassée. Puis des bruits de poursuite encore, à l’étage supérieur, et une vitre volant en éclats, les débris tombant sur le trottoir.
       Mme Maigret rentrait précipitamment dans la chambre, en refermait la porte à clé.
       — Je crois que Leduc les a… haleta-t-elle.
       — Leduc ? prononça soupçonneusement le procureur.
       — La voiture du docteur était dans la petite rue de derrière. Le docteur était là, à attendre quelqu’un. Au moment où Françoise arrivait à la porte et allait prendre place dans l’auto, la vieille Ford de Leduc est arrivée. J’ai failli lui crier de se hâter. Je le voyais qui restait sur son siège… Mais il avait son idée et, tranquillement, il a crevé un pneu d’une balle de revolver…
       « Les deux autres ne savaient plus où aller… Le docteur regardait en tous sens comme une girouette… Quand il a vu Leduc descendre de son siège, le revolver toujours à la main, il a poussé la jeune fille dans l’hôtel et il a couru avec elle…
       « Leduc les poursuit dans les couloirs… Ils sont là-haut…
     
       — Je continue à ne pas comprendre ! articula le procureur, livide.
       — Ce qui a précédé ? C’est facile ! Grâce à une petite annonce, je fais venir ici Mme Beausoleil. Le docteur, qui ne désire pas cette rencontre, envoie Françoise à la gare afin qu’elle empêche sa mère de venir…
       « J’avais prévu ça… J’avais posté Leduc sur le quai et, au lieu de m’en amener une, il me les amène toutes les deux…
       « Vous allez voir combien tout s’enchaîne… Françoise, qui sent que les choses se gâtent, téléphone à son beau-frère pour lui demander de venir…
       « Moi, j’envoie Leduc surveiller Rivaud… Leduc arrive trop tard à l’hôpital… Le docteur est déjà parti… Il est chez lui… Il rédige un billet pour Françoise et il force sa femme à venir ici le lui remettre discrètement…
       « Comprenez-vous ?… Lui, avec sa voiture, est dans la petite rue, derrière l’hôtel… Il attend Françoise pour partir avec elle…
       « Une demi-minute de plus et le coup réussissait… Seulement, Leduc, avec sa Ford, arrive à son tour, se doute que ce qui se passe n’est pas très catholique, crève le pneu et…
       Pendant qu’il parlait, le vacarme qui régnait dans l’hôtel s’intensifiait l’espace de quelques secondes. C’était là-haut. Mais quoi ?
       Et puis soudain un silence de mort ! Au point que tout le monde, impressionné, resta immobile.
       La voix de Leduc donnait des ordres, à l’étage supérieur. Mais on ne comprenait pas ce qu’il disait.
       Un heurt sourd… Un second… Un troisième… Enfin le fracas d’une porte défoncée…
       On attendait de nouveaux bruits et cette attente était douloureuse. Pourquoi ne bougeaient-ils plus, là-haut ? Pourquoi ces pas lents, tranquilles, d’un seul homme sur le plancher ?
       Mme Rivaud écarquillait les yeux. Le procureur tiraillait sa moustache. Joséphine Beausoleil était sur le point d’éclater en sanglots d’énervement.
       — Ils doivent être morts ! prononça lentement Maigret en regardant le plafond.
       — Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?…
       Mme Rivaud s’animait, se précipitait vers le commissaire, le visage décomposé, les yeux fous.
       — Ce n’est pas vrai !… Dites que ce n’est pas vrai…
       Des pas encore… La porte s’ouvrait… Leduc entrait, une mèche de cheveux sur le front, le veston à moitié arraché, la mine lugubre.
       — Morts ?
       — Tous les deux !
       Il arrêta, de ses bras tendus, Mme Rivaud qui voulait franchir la porte.
       — Pas maintenant…
       — Ce n’est pas vrai ! Je sais bien que ce n’est pas vrai ! Je veux le voir…
       Elle était à bout de souffle.
       Sa mère, elle, ne savait plus quelle contenance prendre.
       Et M. Duhourceau regardait fixement le tapis.
       À croire qu’il était le plus ahuri, le plus bouleversé par cette nouvelle.
       — Comment, tous les deux ?… finit-il par balbutier en se tournant vers Leduc.
       — Je les poursuivais dans l’escalier et dans les couloirs. Ils ont pu entrer dans une chambre ouverte et refermer la porte avant mon arrivée… Je ne suis pas de force à défoncer un pareil panneau… J’ai envoyé chercher le patron, qui est fort… Je pouvais les voir par la serrure…
       Germaine Rivaud le regardait comme une démente. Quant à Leduc, il cherchait les yeux de Maigret pour savoir s’il devait continuer à parler.
       Pourquoi pas ? Ne fallait-il pas aller jusqu’au bout ? Jusqu’au bout du drame, de la vérité !
       — Ils s’étreignaient… Elle surtout, toute nerveuse dans les bras de l’homme… J’entendais qu’elle disait :
       « — Je ne veux pas… Pas ça !… Non !… Plutôt…
       « Et c’est elle qui lui a pris son revolver dans la poche. Elle le lui a mis dans la main… J’entendais :
       « — Tire… Tire en m’embrassant…
       « Je n’ai plus rien vu, parce que le patron arrivait et que…
       Il s’épongea. On pouvait voir, malgré le pantalon, que ses genoux tremblaient.
       — Pas plus de vingt secondes trop tard. Rivaud était déjà mort quand je me suis penché sur lui… Françoise avait les yeux ouverts… J’ai d’abord cru que c’était fini… Mais, au moment où je m’y attendais le moins…
       — Eh bien ? sanglota presque le procureur.
       — Elle m’a souri… J’ai fait mettre le panneau en travers du passage… On ne touchera à rien… On a téléphoné à l’hôpital…
       Joséphine Beausoleil ne devait pas avoir bien compris. Elle fixait Leduc avec hébétude. Puis elle se tourna vers Maigret et dit d’une voix de rêve :
       — Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ?
       L’action était partout à la fois autour de Maigret immobile sur son lit. La porte s’ouvrait. L’hôtelier montrait un visage congestionné. Et, tandis qu’il parlait, il envoyait devant lui une haleine chargée d’alcool. Pour se remettre, il avait dû aller vider un grand verre à son comptoir. L’épaule de sa veste blanche était sale, déchirée.
       — C’est le docteur… Est-ce que… ?
       — J’y vais ! dit Leduc, à regret.
       — Vous êtes ici, monsieur le procureur ?… Vous êtes au courant ?… Si vous voyiez ça !… C’est à vous tirer toutes les larmes du corps… Et ils sont beaux, tous les deux !… On dirait…
       — Laissez-nous ! cria Maigret.
       — Est-ce que je dois fermer la porte de l’hôtel ?… Les gens commencent à s’amasser sur la place… Le commissaire n’est pas à son bureau… Des agents arrivent, mais…
       Quand Maigret chercha des yeux Germaine Rivaud, il la trouva étendue de tout son long, sur le lit de Mme Maigret, la tête dans l’oreiller. Elle ne pleurait pas. Elle ne sanglotait pas. Elle poussait de longs gémissements, lugubres comme la plainte d’une bête blessée.
       Mme Beausoleil, elle, s’essuyait les yeux, se levait et demandait avec beaucoup d’énergie :
       — Est-ce que je peux aller les voir ?
       — Tout à l’heure… Quand le médecin aura terminé…
       Mme Maigret tournait autour de Germaine Rivaud sans rien trouver à faire pour la soulager. Et le procureur soupirait :
       — Je vous le disais bien…
       Les bruits de la rue montaient jusqu’à la chambre. Deux agents qui arrivaient à vélo forçaient les curieux à s’écarter. Certains protestaient.
       Maigret bourrait une pipe, en regardant dehors, en regardant exactement – sans s’en apercevoir d’ailleurs – la petite épicerie d’en face, dont il avait fini par connaître tous les clients.
       — Vous avez laissé l’enfant à Bordeaux, madame Beausoleil.
       Elle se tourna vers le procureur pour lui demander conseil.
       — Je… oui…
       — Il doit avoir trois ans, maintenant ?
       — Deux…
       — C’est un garçon ?
       — Une petite fille… Mais…
       — La fille de Françoise, n’est-ce pas ?
       Et le procureur, se levant d’un air décidé :
       — Commissaire, je vous demande de…
       — Vous avez raison… Tout à l’heure… Ou plutôt, à ma première sortie, je me permettrai de vous rendre visite.
       Il lui sembla que son interlocuteur en était soulagé.
       — À ce moment-là, tout sera fini… Que dis-je ? Tout est fini dès maintenant, n’est-ce pas ?… Ne croyez-vous pas que votre place est là-haut, où il faudra bien faire une descente du Parquet ?
       Le procureur, dans sa précipitation, oublia de prendre congé. Il fuyait comme un écolier dont on lève soudain la punition.
       Et, la porte refermée, ce fut une autre intimité qui se créa.
       Germaine gémissait toujours. Elle restait sourde aux appels de Mme Maigret qui lui posait des compresses d’eau froide sur le front. Mais la malade les repoussait d’un geste nerveux et l’eau détrempait peu à peu l’oreiller.
       À côté de Maigret, une autre femme : Joséphine Beausoleil, qui se rassit en poussant un soupir.
       — Qui m’aurait dit ça !
       Une brave femme, au fond ! D’une moralité foncière ! Toute sa vie, elle la trouvait normale, naturelle ! Pouvait-on lui en vouloir ?
       Des larmes fluides commençaient à gonfler ses paupières plissées de femme mûre, et bientôt elles roulaient sur les joues dont l’émail se diluait.
       — C’était votre préférée…
       Elle ne se gêna pas pour Germaine qui, il est vrai, ne devait pas écouter.
       — C’est logique ! Elle était si belle, si fine ! Et tellement plus intelligente que l’autre ! Ce n’est pas la faute de Germaine ! Elle a toujours été malade. Alors, elle ne s’est pas très développée… Quand le docteur a voulu épouser Germaine, Françoise était trop jeune. À peine treize ans… Eh bien ! vous le croirez si vous voulez, je me suis doutée que cela ferait des histoires, plus tard… Et c’est ce qui est arrivé.
       — Comment s’appelait Rivaud, à Alger ?
       — Le docteur Meyer… Je suppose que ce n’est plus la peine de mentir… D’ailleurs, si vous avez fait tout ça, c’est que vous le saviez déjà…
       — C’est lui qui a fait fuir son père de l’hôpital ?… Samuel Meyer…
       — Oui… Et c’est même comme ça que les choses ont commencé avec Germaine… Il n’y avait que trois malades dans la salle des méningites… Ma fille, Samuel, comme on disait, et un autre… Alors, une nuit, le docteur s’est arrangé pour mettre le feu… Il a toujours juré que l’autre, celui qu’on a laissé dans les flammes et qui a passé ensuite pour Meyer, était déjà mort… Je veux bien le croire, parce que ce n’était pas un mauvais garçon… Il aurait pu ne plus s’occuper de son père, qui avait fait des bêtises…
       — Je comprends ! L’autre a donc été inscrit sur les registres de décès comme Samuel Meyer… Le docteur a épousé Germaine… Il vous a emmenées toutes les trois en France…
       — Pas tout de suite… Nous avons d’abord séjourné en Espagne… Il attendait des papiers qui ne venaient pas…
       — Samuel ?
       — On l’avait envoyé en Amérique en lui recommandant de ne plus mettre les pieds en Europe. Il n’avait déjà plus l’air d’un homme qui a tous ses esprits.
       — Enfin, votre gendre a reçu des papiers au nom de Rivaud. Il est venu s’installer ici avec sa femme et sa belle-sœur. Et vous ?
       — Il me passait une petite pension pour rester à Bordeaux… J’aurais préféré Marseille, par exemple, ou Nice… Nice surtout ! Mais il voulait me garder sous la main… Il travaillait beaucoup… Malgré tout ce qu’on peut dire de lui, c’était un bon docteur qui n’aurait pas fait tort à un malade pour…
       Afin d’échapper à la rumeur du dehors, Maigret avait fermé la fenêtre. Les radiateurs chauffaient. L’odeur de pipe emplissait la chambre.
       Comme une enfant, Germaine gémissait toujours et sa mère expliquait :
       — Depuis qu’elle a été trépanée, c’est encore pis qu’avant… Déjà elle n’était pas gaie… Pensez ! une enfant qui a passé toute sa jeunesse dans son lit !… Après, c’étaient des larmes pour un rien… Et elle avait peur de tout.
       Bergerac n’avait rien deviné ! Toute cette vie trouble, dramatique, s’était greffée sur sa vie de petite ville et personne ne s’en était douté.
       On disait : « la villa du docteur »… « l’auto du docteur »… « la femme du docteur »… « la belle-sœur du docteur »…
       Et on ne voyait que la villa jolie et proprette, l’auto de bonne marque, au capot allongé, la jeune fille sportive, aux lignes nerveuses, la femme un peu lasse…
       À Bordeaux, dans quelque appartement bourgeois, Mme Beausoleil finissait péniblement une vie agitée. Elle qui avait tant eu à s’inquiéter du lendemain, elle qui avait dépendu du caprice de tant d’hommes, pouvait enfin prendre des allures de rentière !
       Elle devait être considérée dans son quartier. Elle avait des habitudes. Elle payait régulièrement les fournisseurs.
       Et quand ses enfants venaient la voir, c’était dans une solide voiture…
       Voilà qu’elle pleurait à nouveau. Elle se mouchait, dans un mouchoir trop petit, presque tout en dentelle.
       — Si vous aviez connu Françoise… Tenez ! quand elle est venue accoucher chez moi… Car c’est chez moi que cela s’est passé… On peut parler devant Germaine !… Elle le sait bien…
       Mme Maigret écoutait, épouvantée. Car, pour elle, c’était la découverte d’un monde affolant.
       Des voitures s’étaient rangées sous les fenêtres. Le médecin légiste était arrivé, ainsi que le juge d’instruction, le greffier, le commissaire qu’on avait enfin trouvé à la foire d’un village voisin où il voulait acheter des lapins.
       On frappa à la porte. C’était Leduc, qui regarda timidement Maigret pour savoir s’il pouvait entrer.
       — Laisse-nous, vieux, veux-tu ?
       Il valait mieux rester dans cette atmosphère d’intimité. Pourtant, Leduc s’approcha du lit, dit à voix basse :
       — Si elles veulent encore les voir tels qu’ils sont tombés…
       — Mais non ! Mais non !
       À quoi bon ? Mme Beausoleil attendait le départ de l’intrus. Elle avait hâte de reprendre ses confidences. Avec ce gros homme couché, qui la regardait avec bienveillance, elle se sentait en confiance.
       Il la comprenait. Il ne s’étonnait pas. Il ne posait pas de questions ridicules.
       — Je crois que vous parliez de Françoise…
       — Oui… Eh bien ! quand l’enfant est né… Mais… Sans doute ne savez-vous pas encore tout…
       — Je sais !
       — C’est elle qui vous l’a dit ?
       — M. Duhourceau était là !
       — Oui ! Je n’ai jamais vu un homme aussi nerveux, aussi malheureux… Il disait que c’était un crime de faire des enfants, parce qu’on risque toujours de tuer la mère… Il écoutait les cris… J’avais beau lui offrir des petits verres…
       — Votre appartement est grand ?
       — Trois pièces…
       — Il y avait une sage-femme ?
       — Oui… Rivaud ne voulait pas prendre tout seul la responsabilité… Alors…
       — Vous habitez vers le port ?
       — Tout près du pont, dans une petite rue où…
       Encore une scène que Maigret voyait comme s’il y avait assisté. Mais, en même temps, il en voyait une autre : celle qui se déroulait au même instant juste au-dessus de sa tête.
       Rivaud et Françoise que le docteur, aidé des gens des pompes funèbres, séparait de force…
       Le procureur devait être plus blanc que les formulaires remplis d’une main tremblante par le greffier…
       Et le commissaire de police, qui, une heure plus tôt, au marché, ne s’occupait que de ses lapins !
       — Quand M. Duhourceau a su que c’était une fille, il s’est mis à pleurer et, aussi vrai que je suis ici, il a mis sa tête sur ma poitrine… Même que je croyais qu’il allait se trouver mal… Moi, j’essayais de ne pas le laisser entrer, parce que…
       Et elle s’arrêtait à nouveau, méfiante, regardait Maigret à la dérobée.
       — Je ne suis qu’une pauvre femme qui a toujours fait son possible… Ce ne serait pas bien d’en abuser pour…
       Germaine Rivaud avait cessé de gémir. Assise au bord du lit, elle regardait droit devant elle d’un air égaré.
       C’était le plus dur moment à passer. On transportait les corps, étendus sur des civières, et on entendait celles-ci qui heurtaient les murs.
       Et les pas lourds, prudents, des porteurs descendant marche par marche… Et une voix qui disait :
       — Attention à la rampe…
       Un peu plus tard, on frappait à la porte. C’était Leduc, qui sentait l’alcool, lui aussi, et qui balbutia :
       — C’est fini…
       En effet, dehors, une voiture démarrait.
     
       XI
     
        Le père
       — Vous annoncerez le commissaire Maigret !
       Il souriait malgré lui, parce que c’était sa première sortie et qu’il était heureux de marcher comme tout le monde ! Il en était même fier, d’une fierté d’enfant qui fait ses premiers pas !
       Et pourtant il avait une démarche molle, vacillante. Le domestique ayant oublié de le faire asseoir, il dut attirer un siège à lui, car il sentait déjà une sueur inquiétante lui perler au front.
       Le valet de chambre à gilet rayé ! Une tête de paysan promu à un plus haut grade et qui en ressentait un orgueil insensé !
       — Si Monsieur veut se donner la peine de me suivre… M. le procureur va recevoir Monsieur tout de suite…
       Le valet ne se doutait pas de ce qu’un escalier peut être pénible à gravir. Maigret tenait la rampe. Il avait chaud. Il comptait les marches… Encore huit…
       — Par ici… Un instant…
       Et la maison était exactement telle que Maigret l’avait imaginée ! Il était dans le fameux bureau du premier étage, qu’il avait tant de fois évoqué !
       Un plafond blanc, aux lourdes solives de chêne verni. Un âtre immense. Et surtout des bibliothèques qui couvraient tous les murs…
       Il n’y avait personne. On n’entendait pas les pas, dans la maison, car tous les planchers étaient garnis d’épais tapis.
       Alors Maigret, malgré sa hâte d’être assis, marcha vers le bas des bibliothèques, là où un treillage métallique et un rideau vert défendaient les livres contre les regards.
       Il eut de la peine à passer son doigt dans une maille du treillage. Il attira le rideau. Derrière, il n’y avait plus rien, que des rayons vides !
       Et quand il se retourna, il vit M. Duhourceau qui avait assisté à cette expérience.
       — Voilà deux jours que je vous attends… J’avoue…
       À jurer qu’il avait maigri de dix kilos ! Ses joues étaient ravagées. Et surtout les plis de la bouche étaient deux fois plus profonds.
       — Asseyez-vous, je vous en prie.
       M. Duhourceau était mal à l’aise. Il n’osait pas regarder le visiteur en face. Il s’assit lui-même à sa place habituelle, devant un bureau chargé de dossiers.
       Alors Maigret jugea qu’il serait plus charitable d’en finir en quelques mots. Plusieurs fois le procureur lui avait manqué. Plusieurs fois aussi il s’était vengé de lui. Maintenant, il n’était pas loin de le regretter.
       Un homme de soixante-cinq ans, tout seul dans cette grande maison, tout seul dans la ville dont il était le plus haut magistrat, tout seul dans la vie…
       — Je vois que vous avez brûlé vos livres.
       Il n’y eut pas de réponse. Rien qu’un peu de sang rose aux pommettes du vieillard.
       — Permettez-moi d’en finir d’abord avec la partie judiciaire de l’affaire… Je crois, d’ailleurs, qu’à l’heure qu’il est, tout le monde est d’accord là-dessus…
       « Samuel Meyer, qui est ce que j’appellerai un aventurier bourgeois, c’est-à-dire un commerçant patenté naviguant dans les eaux défendues, a l’ambition de faire de son fils un homme important…
       « Études de médecine… Le docteur Meyer devient l’assistant du professeur Martel… Tous les rêves d’avenir lui sont permis…
       « Premier acte : à Alger. Le vieux Meyer reçoit des complices qui le menacent… Il les expédie dans l’autre monde…
       « Deuxième acte : à Alger toujours. Il est condamné à mort. Sur les conseils de son fils, il simule une méningite. Et le fils le sauve.
       « Celui qui va être enterré sous son nom est-il déjà mort à ce moment-là ? Nous ne le saurons sans doute jamais !
       « Le fils Meyer, qui prend désormais le nom de Rivaud, n’est pas un de ces hommes qui ont besoin de s’épancher. Il est fort. Il se suffit à lui-même…
       « C’est un ambitieux ! Un être d’une intelligence aiguë, qui connaît sa valeur et qui veut en profiter coûte que coûte…
       « Une seule faiblesse : il tombe vaguement amoureux d’une petite malade et il l’épouse, pour s’apercevoir, un peu plus tard, qu’elle est sans intérêt…
       Le procureur ne bougeait pas. Pour lui aussi, cette partie du récit était sans intérêt. Il attendait la suite avec autrement d’angoisse.
       — Le nouveau Rivaud expédie son père en Amérique. Il s’installe ici avec sa femme et sa jeune belle-sœur… Il installe enfin sa belle-mère à Bordeaux…
       « Et, bien entendu, ce qui doit arriver arrive… Cette jeune fille qu’il a sous son toit l’intrigue, l’irrite, finit par le séduire.
       « C’est le troisième acte. Car, à ce moment, le procureur de la République, par des moyens que je ne connais pas encore, est sur le point de découvrir la vérité sur le chirurgien de Bergerac.
       « Est-ce exact ?
       Et, nettement, sans une hésitation, M. Duhourceau répliqua :
       — C’est exact.
       — Donc, il faut le faire taire… Rivaud sait que ce procureur a une manie relativement inoffensive… Les livres érotiques, qu’on appelle par euphémisme : éditions pour bibliophiles…
       « C’est la manie des vieux garçons qui ont de l’argent à dépenser et qui trouvent trop fade une collection de timbre-poste…
       « Rivaud va s’en servir… Sa belle-sœur vous est présentée comme une secrétaire modèle… Elle viendra vous aider à certains classements… Et elle vous forcera peu à peu à lui faire la cour…
       « Excusez-moi, monsieur le procureur… Ce n’est pas difficile… Le plus difficile, c’est ceci : Françoise est enceinte… Et il faut, pour vous avoir à merci, que vous soyez persuadé que l’enfant est de vous…
       « Rivaud ne veut plus fuir à nouveau, changer de nom, chercher une autre situation… On commence à parler de lui… L’avenir est magnifique…
       « Françoise réussit…
       « Et, bien entendu, quand elle vous annonce qu’elle va être mère, vous marchez…
       « Désormais, vous ne direz plus rien ! On vous tient ! Accouchement clandestin à Bordeaux, chez Joséphine Beausoleil, où vous continuerez à aller voir ce que vous prenez pour votre enfant…
       « C’est la Beausoleil elle-même qui me l’a dit…
       Et Maigret, par pudeur, évitait de regarder son interlocuteur.
       — Comprenez-vous ? Rivaud qui est un arriviste ! Un homme supérieur ! Un homme qui ne veut pas être entravé par son passé ! Il aime réellement sa belle-sœur ! Eh bien ! malgré cela, le souci de l’avenir est plus fort et il tolère qu’une fois au moins elle passe dans vos bras. C’est la seule question que je me permettrai de vous poser. Une fois ?…
       — Une fois !
       — Après, elle s’est dérobée, n’est-pas ?
       — Sous divers prétextes… Elle avait honte…
       — Mais non ! Elle aimait Rivaud ! Elle ne vous avait cédé que pour le sauver…
       Maigret continuait à éviter de regarder vers le fauteuil de son interlocuteur. Il fixait l’âtre où flambaient trois belles bûches.
       — Vous êtes persuadé que l’enfant est de vous ! Désormais, vous vous tairez ! Vous êtes reçu à la villa ! Vous allez à Bordeaux voir votre fille…
       « Et voilà le drame. En Amérique, Samuel – notre Samuel de Pologne et d’Alger – est devenu complètement fou… Il a assailli deux femmes, aux environs de Chicago, et les a achevées d’un coup d’aiguille dans le cœur… Cela, je l’ai découvert dans les archives…
       « Pourchassé, il arrive en France… Il n’a plus d’argent… Il gagne Bergerac… On lui donne des fonds pour disparaître à nouveau, mais, en partant, dans une nouvelle crise, il commet un autre forfait…
       « Le même !… Strangulation… Aiguille… C’est dans le bois du Moulin-Neuf, qui conduit de la villa du docteur à la gare… Mais soupçonnez-vous déjà la vérité ?…
       — Non ! je le jure.
       — Il revient… Il recommence… Il revient encore et il rate… Chaque fois Rivaud lui a donné de l’argent pour s’en aller… Il ne peut pas le faire interner… Il peut encore moins le faire arrêter…
       — Je lui ai dit qu’il fallait que cela finisse.
       — Oui ! Et il a pris ses dispositions en conséquence. Le vieux Samuel lui téléphone. Son fils lui dit de sauter du train un peu avant la gare.
       Le juge était blafard, incapable d’une parole, d’un mouvement.
       — C’est tout ! Rivaud l’a tué ! Il ne tolérait rien entre lui et l’avenir pour lequel il se sentait fait… Pas même sa femme, qu’il aurait envoyée un jour ou l’autre dans un monde meilleur !… Car il aimait Françoise, dont il avait une fille… Cette fille que…
       — Assez !
       Alors Maigret se leva, simplement, comme après une visite quelconque.
       — C’est fini, monsieur le procureur.
       — Mais…
       — C’était un couple ardent, voyez-vous ! Un couple qui n’admettait pas d’obstacles ! Rivaud avait la femme qu’il lui fallait : Françoise qui, pour lui, acceptait votre étreinte…
       Il ne parlait plus qu’à un pauvre bonhomme incapable de réactions.
       — Le couple est mort… Il reste une femme qui n’a jamais été bien intelligente, ni bien dangereuse : Mme Rivaud, qui recevra une pension… Elle ira vivre avec sa mère dans un logement de Bordeaux ou d’ailleurs… Ces deux-là ne parleront pas…
       Il prit son chapeau sur une chaise.
       — Moi, il est temps que je rentre à Paris, car mon congé est fini…
       Il fit quelques pas vers le bureau, tendit la main.
       — Adieu, monsieur le procureur…
       Et, comme son interlocuteur se précipitait sur cette main avec une reconnaissance qui menaçait de se manifester par un flot de paroles, il trancha :
       — Sans rancune !
       Il sortit derrière le valet de chambre en gilet rayé, retrouva la place mijotant dans le soleil, atteignit non sans peine l’Hôtel d’Angleterre où il dit au patron :
       — Pour aujourd’hui, enfin, des truffes en serviette, du foie gras du pays… Et l’addition !… On fout le camp !
     
       La Rochelle, « Hôtel de France », mars 1932.
     
       FIN
     

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