Maigret, #73
GEORGES SIMENON
Le petit Docteur
Nouvelles

nrf
Avant-propos
Les treize nouvelles qui composent le
volume Le Petit Docteur ont été composées par Georges Simenon en mai 1938, à La
Rochelle. Elles ont d’abord paru, à raison d’un fascicule par récit, dans la
collection Police-Roman de la Société Parisienne d’Edition, en 1939, 1940 et
1941, dans un ordre différent de celui du volume. La première nouvelle publiée
(Police-Roman N°76) était intitulée : Rendez-vous avec un Mort ; elle
changera de titre et deviendra Le Flair du Petit Docteur. Suivront : La
Demoiselle en bleu pâle. (PR N°79), Une Femme a crié (PR N°82), Le Fantôme de
Monsieur Marbe (PR N°85), Les Mariés du 1er Décembre (PR N°88), Le
Mort tombe du Ciel (PR N°91), La Sonnette d’Alarme (PR N°94), Le Passager et
son Nègre (PR N°97), La Piste de l’Homme roux (PR N°100), L’Amiral a disparu
(PR N°103), La Bonne Fortune du Hollandais (PR N°106), Le Château de l’Arsenic
(PR N°108), L’Amoureux aux Pantoufles (PR N°112).
Le volume Le Petit Docteur fut
publié pour la première fois en 1943 par les Éditions Gallimard, sans tirage de
tête.
G. Sx.
Le flair du petit Docteur 
La consultation sans malade
— Allô ! C’est le docteur
lui-même qui est à l’appareil ?… Allô ! Ne coupez pas…
La voix, à l’autre bout du fil,
était anxieuse. Le Petit Docteur, au contraire, comme tout le monde l’appelait,
venait de rentrer de tournée et reniflait la bonne odeur de ragoût de mouton
qui parfumait sa maison. Dehors, il faisait torride. Dedans, persiennes closes,
la fraîcheur était savoureuse comme un bain.
Écoutez-moi, docteur… Je vous
téléphone de la Maison-Basse… Il faut que vous veniez tout de suite…
— La jeune femme ?
Questionna le Petit Docteur.
— Venez vite… Je compte sur
vous, n’est-ce pas ?… Il est absolument nécessaire que vous veniez tout de
suite…
— Est-ce que je dois…
Il allait demander s’il devait
emporter sa trousse, ou des produits spéciaux. On avait déjà raccroché. Juste à
ce moment, son regard était fixé sur l’horloge de la salle à manger, mais c’était
un de ces regards un peu vagues qu’ont la plupart des gens quand ils
téléphonent.
Enfin !… Il alluma une
cigarette… Il annonça, par l’entrebâillement de la porte de la cuisine, qu’il
ne rentrerait pas avant une bonne demi-heure… Dehors, sa voiture deux places
était en plein soleil, les coussins brûlaient…
C’est alors, à l’instant où il
sortait du village et se dirigeait vers le marais, par la route sans ombrage,
bordée de fossés, que le Petit Docteur fronça les sourcils et faillit, tant il
réfléchissait, accrocher une charrette de foin.
Il ne se doutait pas, pourtant,
qu’il vivait l’instant le plus important de sa vie, ni que, de la pensée qui
lui traversait l’esprit, de graves événements découleraient ; encore moins
que, de ces événements, il lui resterait une passion nouvelle et qu’il serait
un jour célèbre dans un domaine tout différent de celui de la médecine.
— Ce n’est pas possible…
L’horloge n’était pas arrêtée…
Il revoyait le cadran glauque, dans
la salle à manger, les aiguilles largement écartées, marquant midi vingt-cinq.
Il regarda sa montre. Elle marquait midi et demi.
Or la Maison-Basse, là-bas, au fond
du marais, non loin de la côte, était reliée téléphoniquement à Esnandes, le
village que le docteur ne tarderait pas à atteindre. Et la poste d’Esnandes, on
s’en plaignait assez dans le pays, était fermée de midi à deux heures.
Il faillit faire demi-tour, en se
disant que ce coup de téléphone était sans doute une mauvaise plaisanterie.
Mais il était déjà loin. La route n’était pas assez large pour tourner. Il
haussa les épaules, traversa Esnandes, vira à gauche dans un mauvais chemin.
Comment le type avait-il encore dit
qu’il s’appelait ? Drouin ! Jean ou Jules Drouin ! Et il devait
y avoir maintenant un peu plus de six mois qu’il avait loué la Maison-Basse.
Une maison qui était vide depuis des années, parce qu’elle était trop loin du
village, dans le marais, et que l’hiver il fallait établir des passerelles pour
en sortir. Une longue maison basse, sans étage, blanchie à la chaux, au toit de
tuiles roses comme tous les toits charentais.
On avait vu les persiennes ouvertes,
fin de l’hiver. Puis on avait aperçu un couple assez inattendu dans le
pays : d’abord un grand jeune homme un peu dégingandé, toujours vêtu d’un
pantalon de flanelle grise, d’espadrilles et d’un pullover jaune à manches
courtes ; puis une jeune femme très jolie, qui prenait des bains de soleil
dans le jardin.
— Des artistes ! disaient
les gens du pays.
Ils ne travaillaient pas. Ils
n’avaient pas de bonne. C’était l’homme qui venait faire son marché à
l’épicerie du village. Jamais de chapeau sur ses cheveux châtains, mais par
contre il laissait envahir tout le bas de son visage d’une barbe courte et
drue.
Un soir, il y avait déjà trois ou
quatre mois, le docteur avait été surpris de le voir installé dans la salle
d’attente. L’inconnu s’était présenté.
— Drouin… Je suis le nouveau
locataire de la Maison-Basse… Oh ! Je ne suis pas un malade très
intéressant… Mon amie encore moins… Seulement je souffre d’insomnies… Je
voudrais que vous m’ordonniez un produit très agissant, mais pas dangereux…
Le docteur avait voulu lui prescrire
des cachets.
— J’aimerais mieux une drogue à
diluer dans l’eau… J’ai la gorge assez sensible et j’avale difficilement les
cachets…
Il était sympathique, au docteur
tout au moins. Plutôt attirant. On avait envie d’en apprendre davantage sur son
compte. Il y avait surtout son sourire, un peu lointain, un peu triste, comme
le sourire de certains tuberculeux qui se savent condamnés.
— Je vous remercie, docteur… Qu’est-ce
que je vous dois ?
— Nous verrons cela à une autre
occasion…
— Je crains qu’il n’y ait pas
beaucoup d’occasions…
Le docteur avait trente ans. Il
n’exerçait dans le pays que depuis deux ans, et, tant à cause de sa petite
taille que de sa gentillesse, de sa simplicité, peut-être aussi à cause de sa
minuscule 5 CV qui pétaradait toute la journée le long des chemins, on
l’appelait affectueusement le Petit Docteur.
Combien de fois avait-il vu la
femme ? Il l’avait entrevue à l’occasion, quand il passait devant la
Maison-Basse pour aller à la ferme du Renard. Elle devait être gaie, affranchie
de préjugés. Pour tout dire, on avait l’impression d’un couple d’amants
forcenés vivant dans l’isolement absolu leur aventure merveilleuse.
Une fois, pourtant… Le docteur était
en panne dans le marais. Elle passait…
— Alors, votre compagnon
dort-il mieux ? Le médicament fait-il son effet ? lui avait-il
demandé.
Elle avait paru surprise :
— Que voulez-vous dire ?
— Rien… Je voulais savoir…
L’auto s’arrêta au bord du fossé,
qu’enjambait un frêle pont de bois. Contre les murs éclatants de la bicoque,
les géraniums mettaient une tache vive, les hortensias une tache plus discrète
et plus suave.
Les volets étaient ouverts, mais les
fenêtres closes. Personne ne s’avançait pour accueillir le médecin. Celui-ci
heurta la porte vitrée que voilait un rideau à petits carreaux rouges.
Peut-être une fois encore le Petit
Docteur eut-il confusément l’envie de faire demi-tour, mais sa main se tendit
machinalement vers la poignée de fer. La porte céda. Une bouffée de fraîcheur
venait de l’ombre de la cuisine qui servait de salle à manger.
— Quelqu’un ! cria-t-il.
La situation était gênante. Il se
faisait à lui-même l’impression d’un indiscret.
— Quelqu’un !… Hé !
Monsieur Drouin !…
Il crut qu’on avait bougé dans la
pièce voisine ; ce n’était qu’un chat gris, qui glissa le long de ses
jambes et sortit. La seconde pièce était la chambre à coucher, meublée d’une
façon assez originale, et Drouin avait dû faire certains meubles lui-même.
Il y avait un grand divan qui
servait de lit, et ce divan était défait, on y voyait encore, en creux, la
trace d’un corps. Quant au téléphone…
Il saisit l’appareil, tourna la
manivelle deux fois, trois fois, sans résultat, ce qui prouvait bien que
l’appel qu’il avait reçu à midi vingt-cinq ne venait pas de la maison.
Jusqu’alors, le Petit Docteur, dont
le vrai nom était Jean Dollent, ne s’était occupé que de médecine. Il n’avait
jamais imaginé, dans ses rêves les plus extravagants, qu’il pourrait s’occuper
d’autre chose. Il ne se croyait pas des dons exceptionnels d’observation, et
encore moins de raisonnement.
Pour le moment, il était gêné et,
chose ridicule à avouer, il avait soif. Si soif que…
C’était une indélicatesse. Tant
pis ! Des rayonnages contenaient des livres, les derniers romans parus,
mais d’autres, à portée de la main quand on se trouvait sur le divan,
supportaient des bouteilles d’apéritifs. Il en prit une, de l’apéritif le plus
doux. Il chercha un verre. Il avala une gorgée.
Ce fut le troisième étonnement de la
journée. Quel était ce goût ?… C’était ridicule… Jamais personne n’aurait
l’idée de…
Et pourtant il n’y avait aucun
doute. Il but encore, se gargarisa. Inutile d’analyser le liquide. Dans une
bouteille de vermouth, on avait bel et bien fait dissoudre du bicarbonate de
soude !
Qu’avait contenu le verre qui se
trouvait sur la tablette, à côté du divan ? Il renifla. Précisément du
vermouth !
N’était-ce pas loufoque ? Cette
idée de faire fondre du bicarbonate de soude, le médicament le plus anodin, juste
bon à calmer les petites douleurs stomacales, dans un apéritif !
— Quelqu’un !…
Voyons ! Il est impossible qu’il n’y ait personne ! cria le Petit
Docteur avec colère.
Seul le chat, dans le jardin,
l’observait à travers la vitre. Alors, tout naturellement, Jacques Dollent
s’assit au bord du divan.
Premièrement : si on s’était
donné la peine de lui téléphoner, de le faire venir d’urgence, c’est qu’on
avait besoin qu’il fût là.
Or, il n’y avait personne à soigner.
Deuxièmement : à cette heure,
on n’avait pu demander la communication que de La Rochelle. C’était à dix
kilomètres de là. Drouin n’avait pas d’auto, pas de vélo. Et le dernier autobus
était passé à huit heures du matin. Est-ce que Drouin avait fait les dix
kilomètres à pied ? Est-ce que sa maîtresse l’accompagnait ?
Troisièmement : une seule
personne avait dormi cette nuit-là dans le divan-lit, et c’était sûrement la
jeune femme, car il y avait un long cheveu blond sur l’oreiller.
Quatrièmement : aucune trace de
petit déjeuner. Il était difficile de croire qu’elle eût bu, en se levant, du
vermouth au bicarbonate de soude, ce qui eût été le comble de l’étrangeté.
Le Petit Docteur n’avait pas
conscience qu’il était bel et bien en train de se livrer à une enquête et que
celle-ci ressemblait terriblement à une enquête policière.
Pourquoi avait-on besoin de
lui ? Pour soigner qui ?
À moins… Il sourcilla, car cette
idée lui ouvrait de nouveaux horizons… S’il était nécessaire que n’importe qui
vienne à la Maison-Basse ?… Les gens du village n’ont pas le téléphone… À
midi, au surplus, celui-ci ne fonctionne pas… Et que leur dire ? Pourquoi
se dérangeraient-ils ?… Tandis qu’un médecin ! C’est le seul homme
qui se dérange toujours, qui est moralement obligé de se déranger…
Mais pourquoi ?
La fraîcheur était délicieuse, la
paix absolue… La première maison, la ferme du Renard, où le docteur soignait un
mal de Pott, était à plus de six cents mètres. Il n’y avait que les mouches à
mettre un peu de vie dans l’atmosphère.
Soudain… Il se leva… Il marcha
jusqu’à une ancienne commode, sous laquelle il avait aperçu quelque chose. Il
se pencha, retira une paire d’espadrilles, aux semelles desquelles collait de
la boue fraîche.
Et cela, c’était plus étonnant que
tout. Il y avait des semaines qu’il n’avait plu, et depuis belle lurette les
fossés étaient à sec.
Où Drouin avait-il pu aller pour
crotter ainsi ses espadrilles ? Pas à la côte, car la terre du rivage,
entre les galets, était blanchâtre, excessivement calcaire, et ceci était de la
bonne terre brune des prés ou des champs.
Dollent n’était-il pas
ridicule ? Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui, où Anna, sa
cuisinière, avait préparé un si odorant ragoût de mouton ?
Le vermouth au bicarbonate de soude
n’avait pas étanché sa soif et il choisit une autre bouteille, qui contenait,
celle-ci, un apéritif anisé. Il goûta d’abord. Pas de drogue. Pas de
bicarbonate. Il se servit un plein verre, puis alla se camper sur le seuil.
La maison comportait en tout cinq ou
six pièces, toutes de plain-pied. C’était une ancienne bicoque de paysans, et
les Drouin pouvait-on les appeler ainsi ? – s’étaient contentés de
quelques aménagements, de l’égayer plutôt avec des tissus bariolés, des meubles
en bois blanc, des rayonnages, une décoration qui rappelait les studios de Montparnasse.
Il y avait même, pendue à un clou, une assez jolie guitare hawaiienne, et elle
devait servir, car pas une corde ne manquait et elle était accordée.
Où donc Drouin avait-il…
Et voilà que le Petit Docteur, au
lieu de remonter dans sa voiture, tournait autour de la maison, suivi par le
chat, qui venait de temps en temps se frotter à ses jambes en faisant le gros
dos. Le bout du jardin, derrière la bicoque, était aussi sec que la campagne.
Il se pencha sur le puits : à peine cinquante centimètres d’eau limpide au-delà
de laquelle on voyait les cailloux.
Le village semblait très loin, les
espaces infinis. Des vaches, dans les prés-marais, étaient couchées, abruties
par un sommeil accablant.
Sommeil accablant… Il se souvenait…
Mais quel rapport ?…
Quel rapport entre le somnifère que
Drouin était venu lui demander et…
Une petite haie, desséchée elle
aussi. Il faillit passer outre. Il se pencha néanmoins. De l’autre côté de la
haie, sur un court espace, les mottes n’avaient pas un aspect normal. On aurait
dit qu’elles avaient été rangées là après coup. Il enjamba la haie, retira une
motte qui n’adhérait pas au sol, trouva de la terre meuble, humide, comme celle
qui collait aux espadrilles abandonnées dans la maison.
Cela ne le regardait pas. Si quelque
chose lui paraissait louche, il n’avait qu’à le signaler à la mairie
d’Esnandes, qui préviendrait la gendarmerie. Il était docteur et rien d’autre.
Mais pourquoi diable l’avait-on fait
venir ? Pour découvrir quoi ?
Il était sûr d’avoir reconnu au
téléphone la voix de Drouin. Donc, si Drouin lui avait téléphoné à midi
vingt-cinq…
Il consulta sa montre. Elle marquait
une heure et Anna devait déjà s’impatienter. N’empêche qu’il revenait vers la
maison, qu’il ouvrait des portes au hasard, qu’il dénichait enfin une remise à
outils et qu’il y saisissait une bêche.
C’était au cheveu sur l’oreiller
qu’il pensait, à la jeune femme qui ne sortait jamais et qui répandait autour
d’elle comme une atmosphère de passion exaltée.
Il retira son veston. La terre était
meuble. Il en fit sauter quelques pelletées, puis…
Il avait assez disséqué de cadavres
à la Faculté de médecine. Quand même !… de voir ce doigt qui émergeait
soudain de la terre…
Il était sidéré : c’était un
doigt d’homme. Il creusa, mit à nu toute la main, une grosse patte assez peu
soignée.
Drouin ? Non ! Ce n’était
pas possible, puisqu’il avait téléphoné. Et si quelqu’un avait imité sa
voix ?
De toute façon, Drouin, qui était
élégant naturellement d’une élégance qui avait frappé le Petit Docteur, ne
possédait pas des mains pareilles…
Tant pis ! Il repoussa d’un
coup de pied le chat qui miaulait. Il rejeta encore de la terre et il finit par
apercevoir un visage tout maculé de terre et de sang.
Quand on lui demanda par la suite
quelles avaient été ses impressions dominantes, il devait répondre :
— Pas d’impressions… Ou plutôt
un unique sentiment : l’ahurissement…
Car, vraiment, il était ahuri d’être
là, seul entre ciel et terre, seul dans un espace illimité, devant un trou dont
il faisait jaillir peu à peu un homme.
L’ahurissement était d’autant plus
grand que l’homme lui était inconnu, l’était sûrement dans la région.
Dans ses bons jours, plus tard, il
dirait :
— Il avait une sale
gueule !
Et c’était vrai. Une tête épaisse,
bouffie, avec la bouche déformée par un bec-de-lièvre…
La chaleur… Mais oui ! C’était
la chaleur et non le dégoût… Il rentra dans la maison… Il se servit un second,
puis un troisième verre de pernod…
— Pourquoi diable m’a-t-on
téléphoné ?
Cette question l’obsédait. Il ne se
serait jamais cru épris de logique à ce point. Était-ce ce cadavre qu’on avait
voulu lui faire découvrir ? Mais à quoi cela rimait-il ? Si Drouin
était l’assassin, quel intérêt avait-il à faire découvrir le corps de sa
victime ? S’il ne l’était pas, pouvait-il ignorer qu’il y avait un cadavre
dans son jardin ?
Et que devenait là-dedans la jeune
femme, dont le Petit Docteur ne connaissait pas le nom ? Où
était-elle ? Avec son compagnon ?
S’ils avaient commis un meurtre,
pour une raison quelconque, pourquoi ne s’en allaient-ils pas tranquillement ?
Il se serait sans doute écoulé des jours, peut-être des semaines, sans que les
gens d’Esnandes s’inquiétassent d’eux. À ce moment, l’herbe aurait repoussé. Il
y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’on ne découvrît même pas le
corps !
Donc… Donc, il existait une raison.
Et le Petit Docteur s’apercevait tout à coup qu’il ne serait pas tranquille
tant qu’il ne l’aurait pas trouvée…
Il ne pouvait pas, décemment,
déterrer le cadavre tout entier. Il n’en avait pas le droit. Il se contenta de
couvrir la tête et la main d’un rideau arraché à la fenêtre de la cuisine. Puis
il mit son auto en marche et elle vrombit comme une grosse mouche rageuse le
long des chemins.
Il trouva le maire à table, dans la
ferme qu’il exploitait au bout d’Esnandes, du côté de Marsilly. Il attrapa une
sardine grillée et la mangea sans penser à ce que ses mains avaient touché.
— Il y a un cadavre à la
Maison-Basse…
— Un cadavre de quoi ?
— D’homme… Enterré… Je crois
qu’il faudrait prévenir la gendarmerie… Et même, peut-être, le commissariat
central. Encore une sardine. Les émotions lui ouvraient l’appétit.
— Cela ne me regarde pas, mais,
si j’ai un conseil à vous donner, c’est de m’accompagner chez moi, d’où vous
pourrez téléphoner à La Rochelle… En attendant, vous pourriez envoyer le garde
à la Maison-Basse pour qu’il ne laisse entrer personne…
Ce pauvre garde, qui était sûrement
déjà soûl !
— Vous ne voulez pas manger un
morceau avec nous ?
— Merci…
Mais, tandis que le maire
s’habillait, il chipa une demi-douzaine de sardines et se servit deux pleins
verres de vin blanc.
— Vous croyez que c’est un
crime ?
— Ma foi, les gens qu’on
enterre au fond des jardins sans avertir les autorités, ni le curé, ni les
pompes funèbres…
— Allons !
La gendarmerie d’abord. Puis la
Brigade spéciale. Cela prit du temps. Anna était furieuse. Le ragoût avait fini
par brûler.
— Ils nous prendront ici en
passant ! annonça le maire, J’ai fait prévenir le Parquet. Je me doutais
bien que ces étrangers m’attireraient des ennuis…
Car, pour lui, le titre d’étranger
revenait de droit à tout ce qui n’était pas né dans le village.
— Vous permettez ? J’ai
quelques coups de téléphone à donner à mon tour…
1° Au bureau de poste de La
Rochelle. Dix minutes plus tard, on lui répondait que l’appel qu’il avait reçu
à midi vingt-cinq venait du Café des Navigateurs, sur le port, à trois cents
mètres de la gare. Or il n’y avait pas de train en partance avant trois heures
huit de l’après-midi.
— Et des autocars ?
— Voyez la Compagnie Brivin…
Ce fut le numéro 2.
2° Brivin répond : départ d’un
autocar pour Surgères à midi quarante ; autocar pour Rochefort à une heure
dix…
Toujours Brivin pour la question
N°3.
3° Non ! Ce matin, à l’autocar
de huit heures, à Esnandes, personne n’est monté répondant au signalement
donné. Pas de jeune femme non plus.
Restaient les taxis. Drouin aurait
pu en faire venir de La Rochelle, mais cela ne serait pas passé inaperçu à
Esnandes.
Donc, dans la matinée, Drouin et,
sans doute, sa compagne avaient parcouru à pied les dix kilomètres séparant la
Maison-Basse de La Rochelle.
À midi vingt-cinq, Drouin avait
téléphoné au docteur pour l’envoyer chez lui…
Chez lui, où il y avait un cadavre…
Et où lui-même n’avait pas dormi
dans son lit…
Le maire d’Esnandes attendait,
tandis que le Petit Docteur arpentait sa maison de long en large et déclarait
soudain :
— Il y a une erreur !
— Que voulez-vous dire ?
Vous n’êtes pas sûr que ce soit un cadavre ?
— J’affirme que quelqu’un a
fait une erreur… C’est impossible autrement… Vous verrez…
Il n’avait pas fini de parler que la
sonnerie du téléphone retentissait. Il décrocha.
— Allô !…
— C’est vous, docteur ?
Il ne broncha pas. Il avait reconnu
la voix. C’était celle de Drouin. On le sentait plus anxieux que le matin. Il
osait à peine parler. Se doutait-il que la communication était peut-être
interceptée ?
— Allô !… Vous me
reconnaissez, n’est-ce pas ?
— Oui…
Coup d’œil au maire, qui écoutait
sans comprendre.
— Vous y êtes allé ?
— Oui…
— Et… Comment dire ?…
Vous… Vous n’avez rien…
— D’où téléphonez-vous ?
Silence embarrassé.
— Je comprends. Bon.
— Vous comprenez ? Donc…
— Oui !
— Vous l’avez…
— Oui !
— J’aurais dû m’en douter. Et
vous… Enfin… Vous avez… Répondez-moi franchement… Je devine ce que vous pensez
de moi… Peut-être pourrai-je vous en parler plus tard… Est-ce que la police
est…
— Prévenue, oui !
— Allô ! Docteur. Ne
coupez pas… Est-ce que…
À ce moment, il y eut un bruit de
friture. On entendit les demoiselles du téléphone qui s’interpellaient.
— Allô ! Rochefort…
Terminé ?…
— Ne coupez pas ! Criait
la voix affolée de Drouin. Allô docteur…
— Oui…
— Vous êtes toujours à
l’appareil ? Combien de temps croyez-vous que…
Le Petit Docteur se tourna vers le
maire d’Esnandes, qui écoutait toujours et qui comprenait de moins en moins.
— Dans une heure, déclara-t-il
enfin, toutes les gares, tous les autobus seront surveillés…
— Je vous remercie… Si je vous
téléphonais à nouveau ?…
— Le téléphone sera surveillé
aussi…
— Alors… Attendez !… Ne
quittez pas… Une question… En supposant qu’une personne blessée se présente
chez vous, la nuit… Vous m’entendez ?
— Oui…
— Qu’elle se présente toute
seule… Qu’elle ait vraiment besoin de vos soins…
Un silence. Anna, de temps en temps,
venait écouter à la porte et s’impatientait.
— Dites !…
— Est-ce que le secret
professionnel…
— Il n’y a pas de règle
formelle à ce sujet… Je puis parler ou me taire… C’est affaire entre moi et ma
conscience… Si je juge que la personne en question…
— Qu’est-ce que vous
déciderez ?
— Je ne puis rien promettre…
Cela dépendra…
Une auto, dans la cour. Des gens de
La Rochelle, ceux de la police et ceux du Parquet.
— Si la vie de cette personne,
qui est innocente… Anna avait ouvert la porte. Des messieurs s’essuyaient les
pieds au paillasson. Le Petit Docteur préféra raccrocher.
— Bonjour, monsieur le
substitut…
— Bonjour, docteur… On me dit…
Mais vous étiez occupé au téléphone ?
— Un raseur… Entrez, je vous
prie ! Anna ! Servez un verre d’armagnac à ces messieurs…
Il vit bien que le maire d’Esnandes
lui lançait un drôle de coup d’œil.
Le commissaire n’aime pas
l’ironie
— Mon avis, monsieur le
substitut, si je puis me permettre de vous l’exposer, c’est que quand…
Le commissaire se tut, le regard en
suspens, comme s’il regardait voler une mouche, mais ce n’était pas une mouche
qu’il regardait dans l’air embrasé, c’était le visage du Petit Docteur et plus
particulièrement deux yeux qui brillaient, exprimant une jubilation intense.
— Continuez. Je vous écoute,
monsieur le commissaire…
— Excusez-moi, mais je me
demande si certaines oreilles…
Le substitut avait compris. Ce n’était
pas la première fois, depuis qu’on était sur les lieux, que le commissaire, qui
était certainement un brave homme, mais du genre solennel et ennuyeux, tiquait
sur la présence du docteur.
Le magistrat et le médecin se
connaissaient pour s’être rencontrés à des tables de bridge. Ils étaient jeunes
tous les deux. Le substitut, pourtant, était un peu étonné, lui aussi, de
l’attitude de Dollent.
Ils étaient là une dizaine, dans la
Maison-Basse et dans le jardin. Le garde d’Esnandes, près de la grille peinte en
vert, empêchait les curieux de passer et n’avait pas grand-peine, car ceux-ci
n’étaient guère plus nombreux que les enquêteurs. Il faisait très chaud. Il n’y
avait pas une ombre. Les gestes de chacun étaient plutôt calmes.
Sauf ceux du Petit Docteur, qui
n’avait jamais manifesté une telle pétulance.
— Je disais donc, monsieur le
substitut, que quand nous connaîtrons l’identité de la victime, nous…
Dollent se contint. Ce fut dur. Il
avait tellement envie de lâcher : « Des nèfles ! »
Ils s’y prenaient mal, les uns comme
les autres ! Ils n’y comprenaient rien et ils n’y comprendraient jamais
rien !
C’était la première fois qu’il
assistait, lui, à une enquête de ce genre. Il n’était pas amateur de romans
policiers. Il ne lisait pas le récit des crimes dans les journaux.
Et voilà que, tout d’un coup, il
avait comme une révélation. Tous pataugeaient autour de lui et il avait envie
de leur rire au nez, de dire, par exemple, au gros brigadier qui cherchait des
empreintes sous le divan : « Soyez sérieux, brigadier ! À votre
âge, et père de famille par surcroît, on ne se promène plus à quatre pattes…»
Certes, lui-même n’avait encore rien
trouvé, mais il était sûr qu’il trouverait la solution du mystère. Il ne
lâchait pas son raisonnement. Il ne cessait pas de penser.
— Si cet homme, ce Drouin, m’a
téléphoné une première fois… S’il m’a téléphoné une seconde fois de Rochefort…
C’était déjà amusant d’être au
milieu des enquêteurs et de se dire : « L’homme sur qui ils
voudraient tant mettre la main, moi seul sais où il est en ce
moment ! »
Car il avait laissé entendre à
Drouin que son signalement avait été lancé partout. Donc, il ne bougerait pas.
Il n’était pas assez bête pour se faire prendre à la gare ou à un arrêt
d’autobus. Il était probable aussi qu’il ne se présenterait pas dans un hôtel,
et le Petit Docteur l’imaginait errant dans les rues torrides de Rochefort, se
glissant dans l’ombre propice et fraîche des petits bistrots en attendant la
nuit.
— Mon avis à moi, pontifiait le
substitut, c’est que nous nous trouvons en présence d’un crime passionnel. Deux
hommes et une femme ! L’éternelle histoire des deux coqs et de la
poule ! Sans doute vivaient-ils ici tous les trois, mais la victime se
cachait-elle ? Vous avez envoyé sa photo à Paris par bélino,
commissaire ?
— Nous serons fixés avant la
fin de la journée.
Heureusement qu’on n’avait pas
réclamé du Petit Docteur une autopsie complète, car elle n’eût rien eu
d’agréable par cette chaleur. On avait déshabillé l’homme, un homme d’une force
peu commune et qui portait sur l’avant-bras gauche un tatouage représentant une
femme aux seins nus.
La constatation la plus
intéressante, c’est que la mort remontait à peu près à la veille au soir, entre
dix heures et minuit. L’inconnu avait été tué d’un coup de couteau en plein cœur,
mais, avant ce coup définitif, d’autres coups lui avaient été portés, y compris
des coups de poing.
Cela laissait supposer que l’homme
n’avait pas été attaqué par surprise. Autant qu’on en pouvait juger, il y avait
eu une dispute. Les adversaires en étaient venus aux mains, luttant d’abord à
poings nus. Puis l’un d’eux avait saisi un couteau.
La scène avait eu lieu dans la
cuisine, car, dans la chambre à coucher, elle aurait laissé des traces.
D’ailleurs, on avait retrouvé entre les petits pavés rouges du sol de
minuscules éclats de verre.
Donc Drouin, avant de partir, avait
non seulement enterré le cadavre, mais encore il avait soigneusement remis les
lieux en état. Puis… ce coup de téléphone ! C’était toujours à cela qu’il
fallait en venir !
Il n’est pas très normal, quand on a
tué un homme et qu’on l’a proprement enterré, de lui envoyer le docteur !
— Enfin, monsieur le maire,
vous ne savez absolument rien sur les habitants de cette maison ? Vous ne
connaissez donc pas vos administrés ?
— Qu’est-ce que vous voulez que
je vous dise ? C’est l’instituteur qui s’occupe de la paperasserie et qui
me donne les pièces à signer. L’homme s’est inscrit sous le nom de Drouin et la
femme n’a pas été inscrite du tout. J’ai pensé que c’était un faux ménage et je
n’ai pas insisté. Ces histoires-là, ça ne nous regarde pas…
Les yeux du Petit Docteur brillaient
toujours. Il savait, lui, que ce n’était pas si simple ! Et, têtu comme il
l’était au bridge, il avançait petit à petit dans son raisonnement, le
reprenait par le commencement dès qu’il arrivait à nouveau au point mort.
Il revoyait Drouin, avec son
pantalon gris, son pullover jaune, sa barbe courte de peintre surréaliste.
Bon ! Dans la maison, avec sa pipe, car il fumait la pipe… Et, comme il
était grand, il devait se baisser pour franchir la porte basse…
La jeune femme toujours à demi
dévêtue, la chair bronzée par le soleil comme un fruit juteux…
Il se surprenait à parler à mi-voix,
à grommeler :
— Bon !… Bon !…
Il essayait de les faire vivre, de
les animer dans leur cadre et il lui semblait que, quand il y serait parvenu,
il comprendrait tout.
— Ils n’étaient que deux… Ça,
c’est sûr… Tant pis pour le substitut et sa solution égrillarde de ménage à
trois… L’atmosphère de la maison, c’était l’atmosphère d’un couple, d’un couple
en pleine lune de miel, qui ne pense qu’à l’amour…
Quant à la jeune femme, elle n’avait
pas le genre à se laisser étreindre par la brute au tatouage dont le corps,
couvert d’un drap de lit, était maintenant étendu sur la table.
Dollent tressaillit. Une voix, celle
d’un des policiers, disait :
— Je viens de trouver ceci,
monsieur le commissaire…
C’est tout juste si le docteur ne
lui arracha pas l’objet des mains. C’était un morceau plié qui contenait de la
poudre blanche. Déjà le médecin avait mouillé son doigt de salive, l’avait
trempé dans la poudre, en avait posé un peu sur la langue.
Le commissaire, mécontent, le
regardait faire, les sourcils plus froncés que jamais.
— Il y a autre chose qu’il
faudrait découvrir, déclara alors Dollent avec autorité, comme si on lui eût
confié la direction des opérations. Et d’abord, où avez-vous trouvé ce
sachet ?
— C’est justement ce qui est
curieux… Il était caché tout au fond du placard, dans le linge intime de la
demoiselle…
— Dans ce cas, c’est dans les
objets personnels de l’homme que vous trouverez sans doute une petite boîte en
carton qui porte une marque pharmaceutique…
L’inspecteur regarda son chef pour
savoir s’il devait obéir. Le commissaire haussa les épaules avec l’air de
dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Il commande et personne
ne proteste… Cherchez, si vous y tenez !…»
Il y a, chez ceux qui participent à
ce genre d’enquêtes, un peu de la même joie malsaine qui pousse les gens, dans
les salles de ventes, à tripoter les vieux objets, à ouvrir les tiroirs des
meubles.
En effet, on pénètre brusquement,
avec tous les droits, dans la vie d’une maison. On cherche à en découvrir les
secrets. Le policier le plus balourd se met à manier du fin linge de femme, et
il n’y a pas jusqu’à la correspondance dans laquelle il n’ait le devoir de
fourrer son nez.
Ainsi, on constatait que si la jeune
femme (dont on ne savait rien, pas même le nom !) était le plus souvent
peu vêtue, elle n’en possédait pas moins une assez grande quantité de vêtements
et que ceux-ci, sans être de luxe, étaient de jolie qualité et surtout du
meilleur goût.
Drouin, au contraire, à moins qu’il
eût emporté une valise avec lui, ce qui était improbable puisqu’il avait dû
gagner La Rochelle à pied, ne possédait à peu près rien. Son pantalon gris
devait être le seul, car il n’y en avait pas d’autre dans le placard. Par
contre on retrouva son chandail jaune, mal lavé, dans une armoire à linge sale.
On avait retrouvé aussi ses espadrilles, ce qui laissait supposer qu’il était
parti avec sa seule paire de chaussures. C’était un garçon cultivé, les livres
qui se trouvaient dans les rayons en faisaient foi.
— Je parie… lança soudain le
Petit Docteur.
Depuis dix bonnes minutes que les
policiers bouleversaient tout à la recherche de la petite boîte, il réfléchissait,
et son regard s’était fixé sur un pot en grès contenant à peu près une livre de
tabac.
— Cherchez sous le tabac… Cela
m’étonnerait si…
Ce fut dès ce moment qu’on le
regarda, non plus seulement avec curiosité, mais avec considération. En effet,
l’inspecteur qui plongea la main dans le tabac ne la retira pas vide. Il tenait
une boîte en carton. Sans s’en approcher, Dollent dit la marque.
— Elle doit être à moitié
pleine ! Continua-t-il.
Il découvrait une jouissance
nouvelle. Pour rien au monde il n’eût voulu ne pas avoir reçu le coup de
téléphone du matin. Il jubilait. Il regardait en coin son commissaire bougon,
son substitut très homme du monde, et il articulait :
— Vous pouvez être sûr que, ce
qu’il y a dans cette boîte, c’est du bicarbonate de soude…
Pour dire toute la vérité, il faut
ajouter que, quelques instants plus tard, comme le magistrat s’émerveillait, le
commissaire risqua à mi-voix :
— Il ne faut pas oublier qu’il
est venu ici avant nous… qu’il est resté, nous a-t-il avoué, près d’une heure
seul dans la maison…
— Vous ne voulez pas insinuer…
— Évidemment !… Néanmoins…
Hum !
La sonnerie du téléphone
retentissait, Paris était au bout du fil.
Il devait être cinq heures de
l’après-midi. Peu à peu, chacun avait pris ses aises, et les hommes, sauf le
substitut et son greffier, avaient retiré leur veston. On oubliait tout à fait
que c’était un cadavre qui était étendu sur la table de la cuisine.
Un policier avait louché vers les
bouteilles d’apéritif, car il avait très soif, mais il n’avait pas osé, et le
maire d’Esnandes avait proposé :
— Je vais faire chercher
quelques bouteilles de vin blanc chez moi…
C’était le garde qui y était allé.
Les bouteilles étaient débouchées sur la table de la chambre-studio. Le
greffier, en sueur, s’arrêtait de temps en temps d’écrire pour boire une
gorgée.
Le commissaire, qui venait d’avoir
une longue conversation téléphonique avec Paris et qui avait pris des notes, en
rendait compte au magistrat.
— L’homme a été identifié tout
de suite, comme je le pensais. J’aurais même juré qu’il ne m’était pas
absolument inconnu. C’est Jo le Boxeur…
Ce nom ne disait rien aux autres.
— Un mauvais sujet qui
fréquentait surtout les bars de la place des Ternes. Une demi-douzaine de
condamnations… Il est sorti pour la dernière fois de Poissy voilà trois mois…
— Trois mois ! répéta le
docteur, comme pour bien se mettre un chiffre dans la tête.
« Qu’est-ce que cela peut vous
faire ? » semblait dire le regard sévère du commissaire.
Et il continua :
— J’ai demandé, comme vous
l’avez entendu, si on avait vu Jo à Paris ces derniers temps… Comme interdit de
séjour, il n’aurait pas dû y être… Néanmoins, il a été aperçu plusieurs fois,
et la semaine dernière encore, dans les parages de l’Etoile…
— Donc, il n’était pas caché
ici ! dit le Petit Docteur avec satisfaction.
— Je n’ai jamais prétendu qu’il
était caché ici !
— Mais vous l’avez pensé !
— Peu importe ce que…
— Messieurs !
Messieurs ! Ne nous disputons pas, intervint le substitut, car on pouvait
croire que commissaire et médecin allaient en venir aux mains.
— Si ce monsieur continue à me
narguer…
— Je jure que je ne nargue
pas !
— Continuez, commissaire… Donc,
Jo le Boxeur était à Paris ces derniers temps… Il est probablement venu ici par
le train… Qu’est-il venu faire ?
Et le docteur incorrigible de
laisser tomber :
— Voilà la question ! Il
n’est sûrement pas venu dans l’intention de recevoir des coups de couteau et de
se faire enterrer derrière une haie…
— Supposons qu’il soit venu
retrouver cette femme… risqua le magistrat, qui tenait à son idée.
Non ! Ce n’était pas cela. Le
Petit Docteur le sentait. C’était à la fois plus simple et plus compliqué. Il y
arriverait. Il y mettrait peut-être le temps, mais il était sûr d’y arriver.
— Quel a été l’objet de sa
dernière condamnation ? demanda-t-il.
— Si je n’étais pas interrompu
tout le temps, je l’aurais déjà dit… Un tenancier de boîte de nuit a été tué,
rue Fontaine…
— Il y a combien de
temps ?
— Deux ans… Crime crapuleux,
qui avait le vol pour mobile… Plusieurs hommes, on n’a jamais su au juste
combien, deux au moins, se sont laissé enfermer le soir dans le cabaret… Ils en
voulaient à la caisse… Quand le patron est resté seul, ils se sont jetés sur
lui… Le patron s’est défendu… Des coups de feu ont été tirés… Seul Jo le Boxeur
a été pris… Il n’a été condamné que comme complice, car ce ne sont pas ses
empreintes digitales qui ont été retrouvées sur le revolver abandonné dans la
salle…
Au moment, on vit une chose assez
inattendue. Le Petit Docteur remettait son veston. Il avait l’air bien content,
bien gentil. À croire qu’il n’avait jamais été question de crime, ni
d’assassin, qu’il venait simplement de rendre visite à des clients charmants ou
à des amis.
Il tendait la main à la ronde, et il
prononçait avec un sourire désarmant :
— Eh bien ! Messieurs, si
vous n’avez plus besoin de moi, j’irai retrouver mes malades…
Mais il n’arrêta pas sa petite auto
trépidante devant chez lui où cependant, de la rue, on voyait l’antichambre
pleine de malades somnolents.
Un coup de couteau
parfaitement inutile
Tout alla bien jusqu’à Rochefort. La
route était belle. Des oiseaux chantaient dans les arbres et le Petit Docteur
se surprit plusieurs fois à siffler.
Il était content de lui. Plus que
content ! Ne venait-il pas de se découvrir des talents tout particuliers ?
Et ces talents, par surcroît, lui ouvraient un immense domaine de jouissances
jusque-là insoupçonnées.
Un coup de téléphone… Auparavant, il
ne s’était jamais occupé de la Maison-Basse et de ses hôtes… Il était passé à
côté d’eux sans y penser… Il avait adressé une seule fois la parole à Drouin,
pour lui recommander sans conviction un médicament banal que celui-ci aurait pu
acheter tout seul… Une fois aussi, il avait parlé à la jeune femme…
Et néanmoins, en quelques heures, il
avait tout découvert. Il en était persuadé. Il en était sûr. Les autres, le
substitut, le commissaire, à plus forte raison le brave homme de maire, avaient
pataugé, et le docteur se disait qu’il devait en être ainsi, qu’il en était
fatalement presque toujours ainsi dans une affaire policière.
Parce qu’on s’y prenait mal !
Lui, il… Au fait, comment s’y
prenait-il ? Il n’aurait pas pu le préciser, mais il le sentait. Il se
mettait à la place de… Ou plutôt…
Peu importe ! Le principal,
c’est qu’il y arrivait, que la Maison-Basse n’avait plus de secrets pour lui.
Il s’agissait seulement de retrouver
Drouin, ce qui ne serait pas difficile. Rochefort n’est pas grand. Depuis la
suppression de l’arsenal, c’est presque une ville morte, aux rues stagnantes.
Il commença par le Café de la Paix,
sur la place, parce qu’il ne voulait rien négliger, mais, comme il s’y
attendait, Drouin n’était ni à la terrasse, ni à l’intérieur.
Café du Commerce… Café Joffre… Café
de la Marine…
Le soleil était plus bas dans le
ciel, mais la chaleur restait lourde et le Petit Docteur commençait à en avoir
assez de boire des bocks.
À un comptoir, il prit un vin blanc.
Puis, à un autre, un vin blanc encore, et il était en proie à une sorte de
fièvre, celle, approximativement, du joueur qui est sûr d’avoir été bien inspiré
et qui attend que la petite boule blanche s’arrête sur le numéro qu’il a
choisi.
— Pourvu qu’il ne fasse pas
l’idiot !… lui arriva-t-il de grommeler.
Faire l’idiot, dans son esprit,
c’était, pour Drouin, essayer d’aller ailleurs, de prendre un train, un
autocar, de continuer à fuir, ce qui serait le meilleur moyen d’être pincé.
Que pouvait-il faire à cette
heure ? Depuis le début de l’après-midi il était là, dans un espace
limité, une centaine de rues peut-être, une centaine de cafés, en comprenant
les moindres petits bars.
— Zut ! J’allais oublier…
Il se frappait le front. Il
remontait dans sa minuscule auto. Sans respect humain, il arrêtait celle-ci
dans une rue dont toutes les maisons aux volets clos portaient de gros numéros.
Il entra dans toutes. Il s’asseyait,
commandait un petit verre pour la forme, se défendait contre les entreprises de
ces dames.
— Je cherche un ami barbu, qui
m’a dit… Vous n’avez pas vu ça cet après-midi ?
— Un barbu, non… D’ailleurs,
l’après-midi, il ne vient pas grand monde… Plutôt des habitués…
« Complètement idiot !
décida-t-il. Je suis complètement idiot. Comment n’y ai-je pas pensé plus
tôt ? »
Et après les cafés, les bars, les
maisons closes, ce fut le tour des coiffeurs. Il fallait faire vite, car ils
allaient fermer.
— Dites-moi… Je cherche un ami
que je devais retrouver à la gare… Un grand jeune homme en pantalon gris… Je
sais qu’il voulait se faire couper la barbe…
— Ernest !… Tu as fait une
barbe, aujourd’hui ?
— Non, patron…
Un coiffeur, deux, cinq, dix
coiffeurs. Et pas de barbe ! Du moins n’était-il plus obligé de boire, ce
qui était heureux, car la tête commençait à lui tourner.
— Une barbe ?… Attendez…
Vers trois heures, oui… Par exemple, je n’ai pas remarqué la couleur de son
pantalon…
— Cela ne fait rien… Était-il
seul ?
— Oui… À moins qu’il soit venu
avec une dame… Dans ce cas, celle-ci serait entrée dans le salon pour dames…
Auguste !… Est-ce que, vers trois heures, tu as eu une dame qui…
Non ! Qu’importe !
N’était-ce déjà pas assez joli ? Et grisant ! Il était arrivé, tout
seul, à retrouver Drouin… Il était sur la piste encore chaude…
— Vous ne savez pas où il est
allé en sortant d’ici ?
Non ! On ne savait pas non
plus. Et voilà qu’un quart d’heure plus tard, comme le soleil se cachait
derrière les maisons de la grand-place, le Petit Docteur était à nouveau
découragé. Il se demandait que boire, à la terrasse du Café de la Paix, par
lequel il avait commencé sa tournée et par lequel il la finissait. Des
étudiants jouaient aux cartes. Une femme, seule devant un bock, lui faisait de
l’œil.
— Tant pis ! Un pernod…
Il n’avait jamais tant bu de sa vie.
Il n’avait jamais tant réfléchi non plus. Et maintenant le temps pressait.
C’était lancinant. Une heure de perdue, et peut-être…
Voyons ! Quelle faute avait-il
commise ? Pourquoi, après avoir retrouvé la trace de Drouin chez le
coiffeur, n’était-il plus capable d’avancer ?
Quelque chose clochait donc dans son
raisonnement. Ce n’était pas possible autrement…
— Dans son second coup de
téléphone, il m’a demandé si, au cas où un blessé se présenterait chez moi, je
garderais le secret professionnel… Donc…
Il restait là, hésitant, son pernod
à la main, le regard si fixe que la petite femme vers laquelle il était tourné
sans le savoir croyait que l’affaire était dans le sac.
— Donc… Il faut qu’il vienne à
Marsilly… Ouf ! Les vérités les plus évidentes sont celles auxquelles on
ne pense pas… Il y a quarante-cinq kilomètres d’ici Marsilly… Il ne peut
prendre ni le train ni l’autobus…
Un vélo ! Voilà ce qu’il avait
négligé ! Cinq minutes plus tard, après avoir oublié de régler sa
consommation, à la grande stupeur du garçon, il était au commissariat de
police.
— Je voudrais vous demander un
renseignement… Est-ce que, cet après-midi, il y a eu un vol de vélo à
Rochefort ?
Le secrétaire du commissariat fut
encore plus stupéfait que le garçon de café.
— Un vol de vélo ?
Pourquoi ?
— Pour rien… Une idée comme ça…
— Non, monsieur… Il n’y a pas
eu de vol de vélo…
C’est donc que Drouin était plus
timide qu’il ne le pensait, car il n’y a rien de plus simple que de voler une
bicyclette, ou même une auto.
— Il y a beaucoup de marchands
de vélos à Rochefort ?
— Je n’en sais rien, monsieur.
Je ne m’occupe pas de sport…
Il y en avait huit, mais il n’eut
pas à les voir tous. Au troisième, il put se livrer à nouveau à son
enthousiasme. Le bonhomme en savates, bien qu’un peu méfiant, lui
répondait :
— Je n’ai pas vendu de vélo,
non, mais j’en ai loué deux…
— Un vélo d’homme et un de
dame ?
— C’est cela…
— Vers quatre heures ?
— Non ! À six heures…
Dire qu’à ce moment il était déjà à
Rochefort et que le hasard aurait pu…
— Un homme en pantalon gris,
n’est-ce pas ?
— C’est possible…
Maintenant, il s’agissait de ne plus
lâcher le fil. Il fallait profiter de ce qu’il était sous pression. L’autre, en
savates, le poussait dehors, mais il résistait.
— Pardon… Encore une question…
Il a dû vous laisser sa montre…
Magnifique ! Inespéré ! Le
cœur du Petit Docteur bondissait dans sa poitrine. Pourvu que cet idiot de
marchand de vélos…
— Vous voulez me la laisser
voir ? Ne craignez rien. Je suis le docteur Dollent, de Marsilly…
Tenez ! Voici mon permis de conduire…
Avec un pareil abruti, il fallait
montrer patte blanche.
— Je cherche un ami que je
devais retrouver à Rochefort… C’est certainement pour venir chez moi qu’il a
loué ces vélos…
— Il aurait pu prendre
l’autobus !
— Il n’y aura pas pensé… Si
vous me laissiez voir la montre, je serais sûr que…
— Vous ne seriez pas plutôt un
ami de la petite dame et ce ne serait pas par jalousie que…
Il montra quand même la montre,
prudemment, sans la quitter de l’œil. Un magnifique chronomètre en or.
— Vous ne voudriez pas ouvrir
le boîtier ? Peut-être que son nom…
Et c’était vrai ! Les dieux
étaient pour lui. Dans le boîtier de la montre, il y avait un nom et un
prénom : Jean Larcher. Il y avait aussi une adresse : 67, boulevard
Raspail, Paris.
— Je vous remercie… C’est bien
lui…
Il fallait dire quelque chose. Il
fallait surtout filer, rattraper les deux bicyclistes, qui devaient rouler en
direction de Marsilly. Est-ce qu’ils roulaient vite ? Pas vite ? Cela
avait une énorme, une terrible importance. Prendraient-ils la
grand-route ? Comme ils ne devaient pas connaître la région, il y avait
des chances pour qu’ils ne se risquent pas dans les chemins de marais.
Ce fut une randonnée folle. Le soir
tombait. L’ombre était plus dense sous les arbres. Par malheur, les cyclistes
étaient nombreux, même les cyclistes roulant par couples. Le Petit Docteur
avait allumé ses phares. Il essayait de reconnaître les silhouettes. Puis, pris
de scrupules, les cyclistes dépassés, il s’arrêtait, les attendait pour les
voir de face, si bien qu’il dut passer pour un original.
Vingt, trente kilomètres ! Et
pas de Drouin (ou de Jean Larcher), pas de jeune femme, du moins celle qu’il
cherchait. Il faisait tout à fait noir quand il aperçut les lumières de La
Rochelle, et il fut pris de panique.
Il était presque sûr, maintenant,
d’arriver trop tard. Drouin devait être pressé. Il ne pouvait pas agir en plein
jour. Mais il n’attendrait pas non plus le milieu de la nuit.
Il faisait noir depuis une
demi-heure. Donc…
La petite voiture bourdonnait
rageusement, incapable de dépasser le soixante-cinq à l’heure. Son conducteur
était comme pris de vertige et il lui arrivait de se soulever sur son siège, ce
qui n’accélérait pas l’allure de l’auto.
Nieul… Marsilly… Sa maison, à
gauche, avec la grille, la cour, des lumières dans la salle à manger, mais
aussi des lumières dans le cabinet de consultation.
Trop tard ! S’il y avait des
lumières dans le cabinet de consultation, c’est que…
Il laissa la voiture en plan devant
la grille, oubliant de couper le contact. Il gravit le perron. La porte
s’ouvrit. Anna, effarée, lui lança :
— Vous voilà !… J’ai
téléphoné partout… Il y a ici une pauvre dame qui…
— Je sais !
Devant l’étonnement d’Anna, il se
reprit.
— C’est-à-dire que je me suis
douté, en voyant de la lumière…
— Elle a été renversée par une
auto à cent mètres de la maison, juste au tournant… J’ai toujours dit que ce
tournant-là…
Il n’écoutait pas. Il savait qu’il
allait avoir du travail. Il retirait déjà son veston, poussait la porte de son
cabinet et, en la refermant, sans même voir sa malade, il grognait :
— C’est malin !… Vous
n’auriez pas pu attendre une demi-heure de plus ?
Le Petit Docteur avait raison
— Une balle ? Questionna-t-il
en s’assurant que les rideaux étaient bien tirés et qu’on ne pouvait rien voir
du dehors.
Elle fit non de la tête. Elle était
pâle, plus d’émotion, sans doute, que de douleur… Elle tenait sur son épaule un
mouchoir déjà couvert de sang.
— Coup de couteau ?…
Alors, c’est une manie !…
Elle répondit, avec un pauvre
sourire :
— Il n’avait pas de revolver…
S’il en avait eu, je crois qu’il n’aurait pas pu tirer… Cela lui faisait peur…
— Enlevez votre corsage…
Sans perdre de temps, affectant de
ne pas la regarder, il allumait le réchaud à gaz pour faire bouillir de l’eau,
préparait le coton, la gaze, les pansements.
— Il faudra des points de
suture ?
— Je ne sais pas… Il n’a pas
frappé fort…
— Où est-il ? Il n’a pas
pris le train, au moins ?
Il se retourna et fut un peu gêné de
la voir le torse nu, un torse magnifique que ne déparait pas une blessure de
deux centimètres de large à l’épaule…
— Il veut atteindre Bordeaux en
vélo avant le matin…
— Il y a un bateau en
partance ?
— Il a vu cela dans les
journaux, cet après-midi, à Rochefort. Le Veuzit, qui appareille pour le Chili…
Si on ne le laisse pas monter à bord, il partira comme passager clandestin… Une
fois en mer… D’ailleurs, le Veuzit n’est pas un bateau français…
— Je vous fais mal ?
— Pas très…
— Tenez le coton sur la plaie,
que je prenne mes instruments…
Mais ce n’était pas ce qui le
préoccupait. C’était Anna, qu’il rejoignit dans la cuisine, où elle mangeait de
la soupe refroidie.
— Écoutez, Anna… Il n’est venu
personne ce soir… Vous entendez ?… Vous n’avez pas vu cette dame… Par
contre, je voudrais que vous prépariez la chambre du second… On ne sait jamais.
Quand il revint, il vit à sa malade
un regard effrayé et il comprit, s’empressa de la rassurer :
— Ne craignez rien… Je n’ai pas
téléphoné… Si notre ami Larcher est capable d’abattre ses cent quatre-vingts
kilomètres en vélo…
— Vous connaissez son vrai
nom ?
— Parbleu !
Il n’en était pas peu fier. Il
préparait ses agrafes.
— N’ayez pas peur… Il n’y aura
même pas de cicatrice…
— Comment avez-vous appris son
nom ?
— Je pourrais aussi, dans
quelques minutes, savoir toute son histoire… Il me suffirait, sans m’adresser à
la police, de téléphoner au 67, boulevard Raspail… Je suppose que j’aurais au
bout du fil un papa et une maman qui ne veulent plus connaître leur fils…
— Ils ne savent pas… Ils
croient que Jean fait un stage à Alger… Il est ingénieur…
— Et vous ?
Questionna-t-il soudain.
Il lui faisait mal au même instant,
et pourtant elle eut un pâle sourire.
— Vous ne savez pas ?
— Absolument rien sur vous.
Seulement pas votre nom…
— Et vous tenez à
savoir ?… D’abord mon nom… Laure…
Laure Delille, si vous y tenez…
J’étais mannequin rue de la Paix…
Il lui fit plus mal. Il était vexé
de ne pas avoir découvert ça tout seul…
— Qu’est-ce que vous savez
d’autre ?
Et lui, posant ses agrafes, le front
plissé par l’attention :
— Tout… Tout et rien… Que vous
étiez l’amie de Jean Larcher, évidemment…
— Nous nous aimons depuis un an
et demi…
— C’est bien cela… Or, quand
vous vous êtes connus, il avait déjà tué un homme…
— Je l’ignorais… Je l’ai
rencontré alors qu’il sortait et buvait beaucoup, sans doute pour oublier… Au
début, il me déplaisait plutôt, parce que je le prenais plutôt pour un
quelconque jeune homme qui s’amuse… Puis je me suis aperçue qu’il y avait autre
chose, qu’il était plus grave, plus tendre… Surtout très tendre… Si vous
saviez !…
— Restez quelques instants
immobile… Cela ne vous empêche pas de parler…
— Nous vivions presque
complètement ensemble, à Paris, mais il habitait néanmoins chez ses parents…
Son père est un haut fonctionnaire de ministère, un homme sévère… Un jour, Jean
m’a demandé si je l’aimais assez pour vivre à la campagne avec lui, presque
pauvrement… J’ai répondu oui avec enthousiasme…
— Il y a six mois !
— Oui…
— C’est-à-dire quelques
semaines avant la libération de Jo le Boxeur… Celui-ci, de sa prison, devait
déjà lui écrire pour le faire chanter…
— Je ne savais rien de tout
cela… Nous sommes venus nous installer à la Maison-Basse… Nous vivions tous les
deux… J’étais heureuse…
— Pendant trois mois…
— Comment savez-vous ?
— Parce que c’est moi qui, sans
le vouloir, ai mis fin à votre quiétude… Vous vous souvenez de ce jour où je
vous ai demandé si votre compagnon dormait bien ?… Bon !… Maintenant,
étendez-vous sur cette chaise longue… Reposez-vous… C’est cette histoire de
somnifère qui m’a permis de tout comprendre… Drouin, ou plutôt Jean Larcher,
puisque tel est son nom, n’avait pas du tout besoin de drogue pour dormir…
Seulement, Jo a dû retrouver sa trace… Sans doute lui a-t-il écrit pour lui
annoncer son arrivée… Ou alors Larcher l’a vu rôder dans le pays… Il a eu peur
de sa visite, peur surtout qu’au cours de cette visite vous appreniez tout…
« Il est venu me trouver, m’a
demandé une ordonnance pour un somnifère pouvant se diluer dans un liquide…
Autrement dit, pouvant être administré à quelqu’un à son insu…
— J’ai trouvé que le vermouth
était amer, dit-elle. Il m’a répondu qu’il y mettait un fortifiant. Certains
soirs, il insistait pour m’en faire boire une assez grande quantité et, le
matin, je me réveillais avec peine…
— Les soirs de visite de
Jo !… Vous devez comprendre que, pour cette canaille, le secret qu’il
détenait était une aubaine, et il comptait bien en vivre… Les séances devaient
être orageuses… Il devait exiger des sommes que votre amant ne pouvait lui
fournir…
— C’est exact… Par la suite,
j’ai tout entendu…
— À cause de moi ! En vous
parlant du sommeil de Jean, je vous ai mis la puce à l’oreille…
— Je le trouvais déjà
changé !
— Vous avez fouillé dans ses
affaires. Vous avez trouvé le somnifère. Vous avez compris pourquoi le vermouth
avait un drôle de goût et pourquoi vous dormiez si fort après en avoir bu…
Alors vous avez remplacé le somnifère, dans la boîte, par du bicarbonate de
soude… Et vous avez caché le vrai somnifère dans vos chemises…
— On l’a trouvé ?
s’étonna-t-elle candidement.
— Vous avez donc assisté à des
entrevues entre Jo et votre ami…
— Deux entrevues… Sans compter
la dernière… Ils me croyaient endormie… Je sentais bien que cela finirait mal…
Je ne voulais pas dire à Jean que je connaissais son secret… J’essayais de le
décider à partir avec moi très loin, mais il chérissait notre petite maison, où
nous étions si heureux… Il espérait que l’autre se lasserait… Hier !… Car
c’était hier !… Il me semble maintenant qu’il y a un siècle… Jo est venu…
Ils se sont disputés… Jean déclarait qu’il ne donnerait pas un sou, que le peu
d’argent qu’il possédait avait fondu…
« L’autre ricanait, lui
conseillait de tout avouer à ses parents, qui, selon son expression,
« casqueraient »…
« Ils en sont venus aux mains…
Jo a sorti un couteau de sa poche… Jean, qui est plus fort qu’il ne paraît, est
parvenu à s’en saisir, et c’est lui qui a frappé…
« J’ai tout entendu… Une
affreuse nuit… Les allées et venues dans le jardin… Il me croyait endormie… Il
est parti au petit jour…
— Et il m’a téléphoné,
interrompit le Petit Docteur, pour que je vienne vous réveiller. Il croyait
avoir forcé la dose. Il avait peur pour vous. En outre, si on découvrait le
cadavre, vous étiez hors du coup par le fait que je vous avais trouvée sous
l’influence d’un soporifique.
Il alla ouvrir brutalement la porte
et trouva Anna, qui écoutait derrière.
Il ne dit rien, se contenta de
froncer les sourcils, revint et alluma machinalement une cigarette.
— Vous permettez ?
— Si vous voulez m’en donner
une…
— Comme médecin… Enfin !
Vous connaissez le point de départ de tout mon raisonnement. Du moment qu’il me
téléphonait, c’est que je devais trouver quelqu’un à la Maison-Basse. Et du
moment qu’il n’y avait personne…
— J’étais partie derrière lui…
Je voulais le protéger, l’aider… À Rochefort, il m’a vue…
— Et il est devenu fou
d’angoisse ! Lui qui avait tout fait pour ne pas vous compromettre !
Voilà que vous n’étiez plus endormie, que vous deveniez par le fait sa complice !
— C’est ce qu’il m’a dit… Il
m’a tout avoué, tout raconté… Voilà deux ans, il s’était mêlé à quelques
mauvais garçons… On l’avait persuadé de participer à un coup de main, celui de
la rue Fontaine, et il ne devait pas y avoir de sang versé… C’est la vérité que
c’est lui qui a tiré, sans s’en rendre compte, quand la bagarre a éclaté… Et,
dès qu’il a été pris, Jo a commencé à le faire chanter… Jean devait payer son
avocat, lui envoyer des douceurs en prison, voire entretenir la maîtresse du
boxeur…
« Il m’a rencontrée… Il voulait
échapper au cauchemar… Il se doutait qu’à sa libération Jo deviendrait encore
plus exigeant… Il a réuni une petite somme et nous sommes venus nous terrer
ici…
— Vous n’avez pas faim ?
demanda soudain le Petit Docteur qui avait l’estomac barbouillé par tout ce
qu’il avait bu…
— Je n’y pense pas… Je pense à
Jean qui est sur la route et qui compte les kilomètres…
— Vous avez naturellement
proposé de partir avec lui…
— Il n’a pas voulu… Il prétend
qu’un homme seul peut se cacher, mais un couple passe difficilement inaperçu…
Alors, pour que je sois en sûreté, il a pensé…
— À vous mettre à l’abri du
secret professionnel… À vous faire une blessure quelconque, pour que je sois
obligé de vous accueillir et de vous cacher pendant un certain temps…
— C’est exact… Tout de suite
après le coup de téléphone, il s’est fait couper la barbe…
— Rue de la Mésange…
— Vous savez cela aussi ?
Il ne put contenir un sourire de
naïf orgueil. N’avait-il pas le droit d’être fier de lui ? À cette même
heure, le substitut, le commissaire et toute la clique ne savaient rien, rien
de rien, sur cette affaire.
Et lui, le Petit Docteur, était là,
en tête à tête avec la jeune femme que tous recherchaient. En comptant les
kilomètres et la vitesse moyenne d’un cycliste, il aurait pu dire à quel
endroit exact de la route de Bordeaux se trouvait actuellement l’homme dont le
signalement était donné à toutes les gares.
Il aurait pu… Ce serait
drôle !… envoyer au solennel commissaire des poils de sa barbe !
Et la montre !…
Il s’émerveillait. Il en oubliait sa
malade, qui ne savait où mettre les cendres de sa cigarette. Il s’en avisa et
se précipita avec un cendrier.
— Merci… Si… je touche du bois…
s’il arrive au Chili, il trouvera sûrement à gagner sa vie… Dès qu’il aura
assez pour mon voyage… même si je dois voyager comme émigrante…
Elle avait été trop brave jusque-là.
Cela ne pouvait durer, et, en effet, ses lèvres se soulevèrent, une moue se
forma et elle éclata en sanglots.
Elle se cachait le visage. Elle ne
pensait qu’à Jean. Elle répétait, en hachant les syllabes :
— C’est un bon garçon… Si vous
saviez !… Si vous le connaissiez comme moi… Il a été entraîné… Il n’a pas
voulu se dégonfler… Puis, une fois dans l’engrenage… J’aurais voulu que vous
entendiez cette brute de Jo lui parler de la guillotine en lui disant :
— Tu iras, mon petit !… Tu
iras mettre ta jolie petite tête dans la lunette !… Et qui est-ce qui sera
au premier rang de la foule ?… L’ami Jo !… L’ami Jo, qui, cette fois,
rigolera un bon coup…
Ce fut la crise de nerfs, et le
Petit Docteur dut ouvrir la pharmacie pour y prendre des sels.
— Calmez-vous… calmez-vous, je
vous prie !… Je vous assure qu’il ne lui arrivera rien… Demain, à cette
heure-ci, il sera déjà loin en mer… Comme il s’agit d’un bateau sud-américain, l’extradition
n’existe pas…
— C’est ce qu’il m’a juré… Mais
je me demande si c’est vrai…
Au fait, qu’est-ce qu’il lui
prenait, au Petit Docteur, de tenir ainsi la main moite d’une jeune femme à
l’épaule nue ? Et de lui parler de cette voix attendrie ! Et de
s’occuper avec tant de sollicitude du sort d’un homme qu’il connaissait à
peine ?
Et qu’est-ce qu’Anna devait penser,
dans sa cuisine ? N’empêche qu’il prononçait le plus sérieusement du
monde :
— Vous verrez que vous le
retrouverez !
Et c’est tout juste s’il ne
l’endormait pas dans ses bras !
La Demoiselle en bleu pale 
I
Où le
Petit Docteur tire une jeune fille d’une étrange situation et reçoit
une récompense plus étrange encore
Plus tard, c’est vrai, le Petit
Docteur devait, avec la passion farouche d’un collectionneur, rechercher toutes
les occasions de résoudre des énigmes, ou plus exactement d’exercer le curieux
don qu’il s’était découvert de démêler la simple vérité humaine dans les
histoires les plus compliquées en apparence.
Mais il n’en était pas encore arrivé
là. Il n’y avait qu’un mois que ses propres talents lui avaient été révélés,
lors du crime de la Maison-Basse, et il s’était sagement contenté, depuis, de
dispenser ses soins médicaux à sa clientèle campagnarde.
L’été continuait, radieux et chaud.
Ce dimanche-là était plus radieux encore qu’un jour de semaine, avec une menace
d’orage au fond de l’air, et le Petit Docteur avait poussé sa 5 CV pétaradante
et brinquebalante jusqu’à Royan.
Or il y était à peine arrivé d’un
quart d’heure qu’il était déjà amoureux !
Il est bon d’ajouter que cela lui
arrivait au moins une fois par mois, souvent plusieurs fois, et que la plupart
du temps l’objet de sa flamme n’en savait rien.
Avait-il gardé, à trente ans, une
âme tendre de potache ? Était-ce un grand timide qui s’ignorait et
fallait-il mettre sur le compte de cette timidité le fait qu’il restait
célibataire ?
Aujourd’hui encore, il s’agissait
d’une jeune fille. Les jeunes filles les plus « jeunes filles »
avaient le don de le troubler jusqu’à le faire rougir et lui donner envie
d’écrire des vers !
La plage, à quatre heures de
l’après-midi, était couverte de corps bronzés, de shorts, de maillots et de
peignoirs multicolores. Dans le kiosque, au milieu des jardins du casino, des
musiciens jouaient des airs d’opérette et des familles buvaient des orangeades
autour des petites tables d’osier.
Machinalement, en cherchant l’ombre,
Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur, était entré dans la
salle de boule où une trentaine de personnes s’agitaient près du tapis vert.
— Messieurs, faites vos jeux…
Rien ne va plus !… Le sept !…
Le croupier exagérait en lançant
gravement :
— Messieurs, faites vos
jeux ! Les messieurs étaient ailleurs, dans la salle de roulette ou de
chemin de fer. À la table de boule, il n’y avait guère que de petites jeunes
filles dont les parents buvaient des rafraîchissements dehors, des jeunes gens
et de rares vieilles personnes.
— Faites vos jeux… Encore le
sept !…
C’est au moment où le Petit Docteur
cherchait quelque monnaie dans sa poche qu’il aperçut la jeune fille en bleu
pâle et, dès lors, on peut dire qu’il ne la quitta plus des yeux. Ce n’était
pas une jeune fille : c’était la jeune fille, dans toute l’acception du
mot, avec sa fraîcheur, sa grâce encore indécise, sa peau claire et duvetée,
ses grands yeux de gazelle. Le Petit Docteur pensa vraiment à une
gazelle !
Il en oublia de jouer pour
l’admirer, et le sept sortit une troisième fois ; elle ramassa de ses
doigts négligents les jetons que le râteau du croupier poussait vers elle. À
quoi pensait-elle, en jouant de la sorte, avec si peu de conviction qu’elle
semblait absente ? Ses parents à elle aussi étaient-ils quelque part
autour du kiosque à musique ? Aucun des jeunes gens ne lui adressait la
parole.
Elle était là, debout, seule dans la
foule ; elle prenait un jeton ou deux ; elle les poussait sur le
tapis. Puis elle regardait ailleurs et il parut plusieurs fois à Dollent que de
l’angoisse passait dans ses prunelles comme, de temps à autre, les menaces
d’orage passaient au fond du ciel.
Il ne la reverrait peut-être
plus ? Tant pis ! Cela ne l’empêchait pas d’être amoureux, de ne
s’inquiéter que d’elle et, pendant des jours et des jours, il en rêverait en
allant soigner ses malades au fond des fermes de Marsilly.
— Le cinq…
Elle toucha le cinq. La chance, elle
aussi, s’était attachée à elle. Puis elle toucha le quatre. Et maintenant,
parmi les jetons blancs de cinq francs qu’elle tenait dans sa main, on
apercevait des jetons rouges d’un louis et même une plaque de cent francs.
N’était-ce pas excitant de se
demander qui elle était ? La fille de gros bourgeois, sans doute ?
Une provinciale ? Une Parisienne ? Si elle séjournait longtemps à
Royan, peut-être le Petit Docteur reviendrait-il et…
Elle s’ennuyait, c’était sûr. On ne
joue pas avec cette nonchalance si on ne s’ennuie pas. En face d’elle, une
grosse dame âgée lui jetait un vilain coup d’œil chaque fois qu’elle gagnait.
La grosse dame avait l’air de dire : « Il n’y en a donc que pour
cette péronnelle ? »
Car elle perdait, elle ; elle
jouait farouchement, comptait et recomptait les billets de cent francs qu’elle
avait posés devant elle, notait les coups comme une habituée de Monte-Carlo qui
suit une savante martingale.
Un coup de tonnerre éclata
brutalement, juste au-dessus du casino, aurait-on pu croire. En même temps, une
averse tomba, une vraie trombe d’eau. Les musiciens, abrités, continuaient de
jouer. Mais la foule s’éparpillait en tous sens. Un instant plus tard, la salle
de boule était pleine, on se pressait, on se bousculait, tandis que les
croupiers avaient toutes les peines du monde à maintenir de l’ordre autour des
deux tables.
— Faites vos jeux… Le neuf…
Et le Petit Docteur se hissait sur
la pointe des pieds pour ne pas perdre de vue sa nouvelle idole qui restait
imperturbable.
Quelqu’un le heurta. Il se retourna
vivement pour une remarque désobligeante, mais il ne la fit pas, s’excusa au
contraire, car il s’agissait d’une dame aux cheveux blancs, une de ces petites
vieilles encore coquettes, au visage sucré, qui se maquillent d’une façon
touchante pour se donner une dernière illusion.
— Excusez-moi, dit-il.
Elle ne parla pas, mais hocha la
tête en souriant. Cet incident sans importance était d’autant plus ridicule
que, juste à cet instant, la jeune fille en bleu pâle regardait de son côté, si
bien qu’il aurait pu, sans la vieille, rencontrer enfin son regard.
— Faites vos jeux… Rien ne va
plus…
Aussi vite la pluie s’était mise à
tomber, aussi vite elle cessa et, dehors, il y eut un grand silence, les arbres
s’égouttèrent, la foule se rua dans les jardins comme elle était venue, il ne
resta plus qu’une vingtaine de joueurs à la boule.
C’est alors que l’événement
incroyable se produisit. Un quart d’heure, exactement, après la fin de cette
pluie. Le Petit Docteur devait se reprocher, par la suite, de n’avoir pas suivi
avec plus d’attention le jeu de la jeune fille. Gagnait-elle ?
Perdait-elle ? Qu’importe, puisqu’il s’agissait en définitive de sommes
insignifiantes ? En tout cas, elle toucha deux fois le quatre, puis…
Elle avait changé de place. Un
moment, il avait craint de la perdre. Il était prêt à la suivre partout où elle
irait, pour le seul plaisir de la contempler. Il ne craignait qu’une
chose : la voir rejoindre un jeune homme à qui elle poserait la main sur
le bras en disant tout naturellement : « Chéri…»
Mais non ! Elle restait dans la
salle ! Elle tournait autour de la table ! Elle était maintenant
derrière la grosse femme qui jouait avec acharnement et qui avait tiré de
nouveaux billets de banque de son sac en fausses perles.
Jean Dollent fronça les sourcils.
Avait-il réellement un instinct anormal ? Il sentit que quelque chose se
préparait. La jeune fille, avec trop d’indifférence, regardait tout le monde
autour d’elle, puis…
Il faillit éclater de colère.
Non ! Cela n’était pas permis ! Surtout si naïvement, si
maladroitement, si bêtement, pour tout dire ! La grosse dame désagréable
était assise à la gauche du croupier. Elle suivait la boule du regard.
Mais il n’était pas possible de ne
pas sentir la main de la jeune fille qui se glissait tout contre elle et
saisissait quelques billets !
Il l’aurait battue, cette jeune
fille ! Est-ce qu’on vole quand on est aussi jolie, aussi fraîche, quand
on a ce regard candide ?
« Et quand on se mêle de voler,
mademoiselle, du moins le fait-on avec adresse ! »
Voilà ce qu’il avait envie de lui
déclarer crûment !
Le scandale éclatait, bien
sûr ! La vieille darne fixait la main pleine de billets de cent francs et
poussait un cri. Le croupier n’avait pas besoin de changer de place pour saisir
cette main coupable et la prendre littéralement en flagrant délit. Des gens,
autour de la table, faisaient :
— Oh !… Oh !…
Le croupier, sans lâcher la main,
lançait à son collègue :
— Veuillez appeler
l’inspecteur…
Mais le plus inouï, c’était le
visage de la jeune fille en bleu. Se rendait-elle compte de ce qu’elle avait
fait ? Réalisait-elle sa position ? Était-elle capable de penser
qu’elle venait de se déshonorer pour moins que rien ?
C’est tout juste si elle ne souriait
pas ! Elle n’avait pas rougi ! Elle soupirait seulement, en désignant
son poignet d’un mouvement du menton :
— Vous me faites mal…
Alors… alors… Le Petit Docteur ne se
rendit pas tout à fait compte, lui, de ce qu’il faisait, ni des conséquences
possibles de son geste. Il s’avança. Il bouscula des gens près de lui. Il se
précipita vers le croupier, vers l’inspecteur qui arrivait.
— Messieurs, je vous demande
pardon…
On le regarda avec étonnement et ce
fut lui qui rougit d’être le point de mire de la foule.
— Tout ceci est ma faute… C’est
une plaisanterie… une très mauvaise plaisanterie, j’en conviens…
Il n’avait que quelques secondes
pour trouver une histoire plausible, mais n’était-ce pas dans ces cas-là qu’il
avait ses meilleures trouvailles ? On l’écoutait, c’était déjà cela.
L’attention s’était détournée de la jeune fille pour se porter sur lui.
— Tout à l’heure… J’ai parlé
avec Mademoiselle… Nous parlions de Madame ici présente… Je la prétendais
étourdie… Je vous demande pardon, madame… Mademoiselle, au contraire, affirmait
qu’elle possédait beaucoup d’attention et de sang-froid… « Je parie, ai-je
dit, que vous lui prendrez la moitié de l’argent qui est devant elle sans
qu’elle s’en aperçoive…»
Les gens étaient surpris, intrigués,
ne sachant s’ils devaient le croire ou non. Et lui, nerveux, prenait sa carte
dans son portefeuille, la tendait à l’inspecteur :
— Docteur Jean Dollent, de
Marsilly… D’ailleurs, si vous voulez bien me conduire au directeur, il me
connaît… Cette jeune fille n’a fait que jouer un jeu stupide auquel je l’ai
encore plus stupidement poussée…
— Venez par ici…
Les croupiers étaient satisfaits de
mettre fin à l’incident et de continuer la partie. Comment se fait-il qu’on
oublia la jeune fille ? Quand on arriva à la porte du directeur, on
s’aperçut qu’elle était restée parmi les joueurs, comme si cette histoire ne
l’eût même pas concernée.
— Vous n’avez pas besoin de
vous inquiéter d’elle… Vous verrez que le directeur…
Dollent le connaissait, en effet,
car il avait soigné son plus jeune fils. Il répéta sa comédie, se montra confus
et, comme la grosse dame entrait, mal remise de sa fureur, il lui fit un grand
coup de charme, s’excusant, ne comprenant pas comment il avait pu, surtout
vis-à-vis d’une personne aussi distinguée…
Il avait hâte d’être dehors. Sa
seule crainte était de ne pas retrouver la jeune fille. Est-ce qu’elle n’allait
pas en profiter pour disparaître ?
— Vous me permettrez, madame,
de vous envoyer une boîte de chocolats en signe d’amende honorable…
Le directeur, heureux d’éviter le
scandale, appuyait :
— Je puis vous affirmer que le
docteur Dollent est un parfait galant homme et qu’il regrette sincèrement cette
gaminerie…
Elle n’était plus là !
— Naturellement !
grommela-t-il entre ses dents.
Comment la retrouver parmi les
quelques milliers de personnes s’ébattant joyeusement sur la plage et au
casino ?
Là, il fut vraiment comme un
collégien qui a perdu sa cousine. Il se mit à aller et venir en tous sens, se
précipitant en avant dès qu’il apercevait une tache bleu pâle dans la foule.
Rien au casino ! Rien dans les
jardins ! Près d’une heure s’était écoulée. Il avait chaud. Son col
commençait à mollir exagérément quand, sur la promenade, il aperçut la robe
bleu pâle paisiblement installée sur un banc.
À croire que la jeune fille n’avait
plus rien d’autre en tête que d’admirer le coucher du soleil ! Elle était
là, immobile et paisible, l’œil fixé sur la mer qui virait au violet.
Sur un autre banc, la vieille dame
au maquillage savant, qui avait bousculé Dollent, suivait avec intérêt le
défilé des passants.
Tant pis s’il se faisait
rabrouer ! Il se précipita vers le premier banc, celui de la jeune fille.
Il s’assit. Il balbutia avec maladresse :
— Je vous demande pardon d’être
intervenu, mais j’ai trouvé inadmissible qu’une jeune fille comme vous…
Elle regarda de l’autre côté et il
rougit, peut-être de colère.
— Je sais que vous ne m’avez
rien demandé et que je passe sans doute à vos yeux pour une sorte de Don
Quichotte… N’empêche que, sans mon intervention, vous seriez maintenant au
poste de police et que vos parents…
Elle regardait toujours de l’autre
côté, comme une honnête femme à qui le premier goujat venu adresse des
propositions. Elle ne daignait pas lui répondre ! C’était comme s’il eût
parlé dans le vide !
— Vous remarquerez,
mademoiselle, que je ne vous ai pas demandé votre nom et que je n’ai agi ainsi
que par…
Il remarqua qu’elle remuait son pied
droit avec impatience. Mais c’était sa nuque qu’il fixait, une nuque
admirablement galbée dont il aurait voulu embrasser les petits cheveux follets.
— Avouez que je pouvais
espérer, sinon de la reconnaissance, du moins un tout petit peu de
considération. Je me suis rendu volontairement ridicule et, si ma clientèle de
Marsilly apprend…
Il lui sembla qu’elle souriait, mais
c’était vague, car il ne découvrait d’elle qu’un profil perdu.
Il devenait vraiment furieux. Il
sentait qu’il n’avait jamais été aussi ridicule de sa vie. Et voilà qu’il
allait l’être davantage encore. La vieille dame maquillée de l’autre banc se
levait, s’approchait d’eux.
« Sans doute une vieille
Anglaise ! » se dit Dollent en détaillant sa menue silhouette
nerveuse.
Elle s’arrêtait devant la jeune
fille. Et elle prononçait :
— Vous savez bien, Lina, que je
vous ai toujours défendu d’adresser la parole aux jeunes gens… Rentrez !…
Un regard de mépris pour le Petit
Docteur. La jeune fille – elle s’appelait Lina donc ! – se
levait et s’éloignait en haussant les épaules, accompagnée du dragon maquillé.
Sa mère ? Sa tante ?
Plutôt une gouvernante, décida-t-il. Un chaperon comme on en donne aux jeunes
filles que les parents ne peuvent pas accompagner en vacances.
Où était ce chaperon pendant
l’incident du jeu de boule ? Dollent n’avait pas remarqué la petite
vieille à cet instant. Il est vrai qu’il était trop occupé par la jeune fille
et par l’autre vieille, la grosse qui avait été volée.
« Eh bien ! Mon vieux…
comme leçon !…»
Car c’en était une, et une fameuse.
Si, après cela, il se mêlait encore de ce qui ne le regardait pas…
La jeune fille et sa gouvernante
s’éloignaient le long de la promenade. Il allait les suivre. Tant pis ! Il
en avait trop gros sur le cœur.
Mais, au moment de se lever du banc,
il abaissa machinalement le regard. Le banc était planté sur du sable fin. Et,
sur ce sable, le soulier pointu de la jeune fille avait tracé, pendant qu’il
lui parlait, un mot, un seul : Imbécile !
— Allô !… Marsilly ?…
Allô ! C’est vous, Anna ?… Ici, c’est Monsieur… Je vous téléphone
pour vous avertir que je ne rentrerai pas dîner… Non… Je ne rentrerai peut-être
pas non plus coucher… Allô !… Vous dites ?… Mais si, vous avez dit
quelque chose… J’ai bien compris et vous ne perdez rien pour attendre… Je parle
sérieusement, vous entendez, et j’ai horreur de vos insinuations… Allô !…
Si je ne rentrais pas demain… parfaitement, il est possible que je ne rentre
pas demain !… vous téléphoneriez au docteur Magné… vous lui diriez que
j’ai un empêchement et que, s’il y a des cas urgents dans ma clientèle, il
veuille bien les voir… À charge de revanche… S’il vous questionne, répondez que
je suis retenu par une affaire de famille… Non ! Inutile de préciser que
c’est à Royan…
Il était huit heures quand il
téléphonait de la sorte, de la cabine de l’Hôtel Métropole…
Un de ces hôtels confortables qui ne
se parent pas du titre de palace et qui sont surtout fréquentés par des
familles à leur aise. Du hall, il apercevait la vaste salle à manger avec
toutes ses petites tables et, sur chacune, une lampe électrique à abat-jour de
soie saumon.
À une des tables, Lina et sa
gouvernante.
— Vous pouvez me retenir une
chambre ?
— Pas sur la mer, monsieur. De
ce côté, tout est complet. Mais nous nous arrangerons pour vous loger malgré
tout… Vous dînez ici ?…
Certes, qu’il y dînait ! Et le
plus près possible des deux femmes !
Et ce n’était plus parce qu’il était
amoureux ! Il l’était peut-être encore, mais il avait désormais d’autres
mobiles. Un déclic s’était produit dans son esprit, exactement comme dans
l’affaire de la Maison-Basse. Qu’est-ce qui lui avait fait découvrir tous les
ressorts du drame d’Esnandes alors que la police et les magistrats
pataugeaient ?
Une première vérité, simple comme
tout : On n’avait pu lui téléphoner à midi et demi de la maison puisque, à
cette heure, le téléphone d’Esnandes ne fonctionnait pas.
Le reste avait suivi, comme un
écheveau.
En l’occurrence, c’était presque
aussi simple. Il y avait eu le coup de tonnerre et l’averse !
— En supposant qu’une jeune
fille ait l’intention de voler dans une salle de jeu…
Ainsi qu’il l’avait fait dans
l’autre affaire, il essayait de se mettre à la place de ses personnages. Voilà
une salle où il y a une trentaine de personnes seulement. Donc, il existe peu
de chances de faire un geste sans qu’il soit aperçu par quelqu’un !
Par contre, un coup de tonnerre
providentiel éclate, une averse subite oblige les gens du dehors à s’abriter
dans la salle de jeu. Ce ne sont pas des joueurs. Ils regardent vers la porte.
Ils attendent la fin de l’ondée. Et ils sont tellement serrés les uns contre
les autres qu’on ne distingue plus qu’une masse confuse.
« C’est à ce moment que je volerais ! »
décida le Petit Docteur.
Or, Lina, elle, avait choisi le
moment le plus calme, le plus vide, cinq minutes après, pour accomplir son acte
insensé.
Pourquoi ?
Qu’est-ce qui l’avait empêchée de
voler alors que c’était possible ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à le
faire alors que c’était pratiquement impossible ?
Lina mangeait sans le regarder, du
bout des dents, comme mangent la plupart des jeunes filles. En face d’elle, au
contraire, la gouvernante au corps nerveux, au menton pointu, dévorait les
viandes rouges avec appétit.
Il était difficile de distinguer
quelque chose dans le brouhaha joyeux de la salle à manger et pourtant, après
quelques minutes, le Petit Docteur avisa une table placée juste en face de
celle de la jeune fille. Contrairement à la majorité des tables, elle était
occupée par un homme seul.
« Trente-cinq ans ?
Quarante ans ? » se demanda Dollent avec quelque envie.
Car il avait toujours regretté
d’être petit et maigre. L’inconnu, au contraire, était grand, bâti en athlète.
Il avait le visage hâlé et on devinait que c’était un de ceux qui, à l’heure du
bain, nagent si loin que, de la plage, on ne voit plus que le point blanc ou
rouge de leur bonnet.
— Je parie…
Eh ! Oui, parbleu… Il ne se
trompait pas… Il suffisait d’un peu de patience pour s’apercevoir que, quand
elle ne se croyait pas observée, Lina lançait un long regard à l’inconnu…
… Et que celui-ci, éperdu de joie,
lui rendait son regard en dix fois plus chaud, puis baissait le nez vers son
assiette…
Dès lors, qu’est-ce qu’il faisait
là, lui ? De quoi avait-il l’air, sinon d’un gêneur d’autant plus ridicule
qu’on ne l’avait pas invité ?
Le dîner fini, Lina et sa
gouvernante disparurent dans l’ascenseur. Quant au jeune homme, il fuma une
cigarette dans le hall, puis se dirigea vers le bar de l’hôtel.
— Qui est-ce ? demanda
Dollent au portier.
— Vous ne le connaissez
pas ? Bernard Villetan, le fils des roulements à billes Villetan, champion
de hors-bord… Il a encore gagné une course cet après-midi… Il vient ici toutes
les années.
Évidemment que, quand on est le fils
d’un riche industriel et champion de hors-bord… Qu’attendait le Petit Docteur
pour s’en aller et lui céder la place ?
— Je voudrais encore vous poser
une question… La jeune fille… Hum !… La jeune fille en bleu pâle… Vous
voyez qui je veux dire…
— Mlle Lina ?
Et le portier fit un clin d’œil,
questionna, malicieux :
— Vous avez remarqué ?
— Ma foi…
— Moi aussi… Seulement, il y a
la gouvernante… La camérière, comme elles disent. Mlle Esther… Si elle
s’apercevait de quelque chose, elle qui est un véritable dragon…
— Qui est Mlle Lina ?
— Je n’en sais rien… C’est la
première année qu’elle descend ici… Il y a déjà un mois qu’elle est chez nous…
Son nom de famille… Attendez…
Il consulta ses fiches.
— Grégoire… Lina Grégoire, venant
de Paris… Encore de l’industrie ou du gros commerce, pour se payer une
gouvernante anglaise…
— Vous savez son âge ?
— Je vais consulter sa fiche…
Un instant…Dix-neuf ans…
— Je vous remercie…
Cinq francs de pourboire. Ce n’était
peut-être pas beaucoup, mais le Petit Docteur n’était pas riche, n’étant pas né
dans les roulements à billes et n’ayant pas eu de gouvernante anglaise pour
passer ses vacances dans un des meilleurs hôtels de Royan.
Il était triste, le Petit Docteur.
Il avait envie de s’en retourner dans sa maison de Marsilly, mais il hésita à
cause d’Anna, sa bonne, qui se moquerait de lui et qui triompherait sans
doute : « Alors, monsieur ? Ça n’a pas marché comme vous
vouliez ? »
Il retourna au casino et ne vit ni
Lina ni le jeune Roulement à Billes. Il joua cinquante francs à la boule et les
perdit, tandis que le croupier le regardait de travers et surveillait les sacs
à main de ces dames.
Il rentra se coucher à l’hôtel. On
ne lui avait trouvé qu’une chambre qui, en temps ordinaire, devait être une
chambre de domestique, presque sous les toits. Il ferma la porte à clé, ouvrit
la fenêtre, éteignit la lumière et chercha le sommeil.
— Étant donné, se répétait-il,
que le vol n’était possible qu’au moment de la cohue provoquée par le coup de
tonnerre et l’averse…
Il tenait à son idée. Puisque ça lui
avait réussi une fois de suivre farouchement une idée jusqu’au bout, il n’y
avait pas de raison pour…
Malheureusement, il avait commis une
faute. Lors de l’affaire de la Maison-Basse, il avait beaucoup bu, sans le
vouloir. Cette fois, il l’avait fait exprès, pour retrouver l’inspiration. Et,
avant de monter dans sa chambre, il avait encore avalé un whisky au bar, lui
qui ne buvait jamais de whisky. Cela lui valait une étrange somnolence. Il
était à la fois lucide et engourdi. Il ne dormait pas, mais ce n’était pas non
plus l’état de veille absolu. Longtemps un moustique l’agaça. Puis ce fut un
bruit léger qu’il ne parvenait pas à déterminer, comme le grattement d’une
souris quelque part dans un coin de la chambre.
Pourquoi cette Lina avait-elle…
Soudain, il se leva en sursaut. Il
était certain que la souris était là, près de sa table. Il cherchait le bouton
électrique. Il ne le trouvait pas. Il perdit quelques secondes. Enfin, il tint
la poire, pressa le bouton d’ivoire, et la lumière inonda la pièce.
Rien ! Pas de souris ! La
fenêtre toujours ouverte sur un ciel pâle. Sa montre marquait deux heures du
matin. Il était sûr de n’avoir pas dormi, de s’être assoupi tout au plus. Il
voulut boire un verre d’eau. Avant de se coucher, il avait mis son veston (il
était soigneux, car il n’avait que deux complets) sur le dossier d’une chaise.
Or, au revers de son veston,
tranchait une tache blanche, une feuille de papier attachée par une épingle…
Quelqu’un était donc entré dans la
pièce tandis qu’il était étendu sur son lit, et c’était ce quelqu’un qui avait
fait ce bruit à peine perceptible de souris trottinante.
On n’avait pu entrer par la porte,
qui était fermée à clé et dont le verrou était tiré. Pour entrer par la fenêtre…
Il se pencha. Il était au cinquième
étage. Pour arriver jusqu’à lui, il aurait fallu se hisser le long du tuyau de
gouttière et effectuer un rétablissement ahurissant…
Toujours en chemise, car il n’avait
pas apporté de pyjama, il revint vers son veston et lut enfin le billet, rédigé
en lettres majuscules :
Si vous vous obstinez à vous mêler
de ce qui ne vous regarde pas, il vous arrivera malheur. Si, au contraire, vous
rentrez sagement chez vous, vous recevrez un joli cadeau.
Pas de signature, comme de juste !
Ce qui était le plus hallucinant, c’est que le quidam qui avait écrit ça avait
trouvé le moyen de pénétrer quelques minutes plus tôt, sans faire de bruit,
sans trahir sa présence autrement que par un grattement de souris, dans la
chambre où le Petit Docteur se trouvait et ne dormait pas !
Il aperçut soudain un appareil
téléphonique à la tête de son lit. Il se souvint qu’il y avait le téléphone
dans toutes les chambres.
— Allô ! Donnez-moi Mlle
Lina Grégoire, s’il vous plaît…
La sonnerie retentit trois fois.
Enfin une voix endormie fit péniblement :
— Allô ?… Qui est
là ?…
Il raccrocha, appela la gouvernante.
La voix fut plus sèche, l’accent anglais très prononcé.
— Allô !…
Il raccrocha encore.
— Donnez-moi la chambre de M.
Bernard Villetan, s’il vous plaît…
Pas de réponse. Il rappela la
téléphoniste, demanda le portier.
— Allô ! M. Villetan n’est
pas à l’hôtel ?
— Pardon, monsieur. Il est
toujours au bar. Si vous voulez que je l’appelle… Mais j’aime mieux vous
prévenir qu’il a fêté sa victoire avec ces messieurs du Yacht Motor Club et
qu’en ce moment…
— Je vous remercie !
Malheur ou joli cadeau ?
Il n’était pas question
d’hésiter : il resta ! Et toute la nuit il rêva qu’il était chargé de
voler les billets posés devant une vieille joueuse de boule et qu’il étudiait
le meilleur moyen d’arriver à ses fins.
Pouvait-il se douter que, pendant ce
temps-là, un crime se commettait à quelques mètres de lui ?
II
Si des
gens entrent volontairement par les fenêtres, d’autres sortent
involontairement par le même chemin
À six heures du matin, alors qu’il
avait les yeux ouverts depuis une bonne heure, le Petit Docteur, constatant que
sa montre ne consentait à marquer la fuite du temps qu’à une lenteur irritante,
sauta de son lit et décida :
— Je vais prendre un bain !
Il n’avait pas de maillot, pas le
moindre bagage. Il se contenta de s’envelopper dans un immense peignoir
d’hôtel, persuadé qu’il trouverait à louer un caleçon sur la plage. Et, comme
il y serait à peu près seul à cette heure matinale, peu importait que le
caleçon fût ou non à sa mesure.
Il descendit l’escalier en
sifflotant, parce qu’il était toujours gai le matin, surtout quand, comme ce
matin-là, il y avait un soleil couleur de champagne. Il enjamba presque une
femme de ménage qui nettoyait les dernières marches et, au moment où il allait
traverser le hall, une voix l’appela :
— Hé ! Dollent…
C’était Ricou, un camarade de la
Faculté qui s’était installé à Royan. Solennel comme un bon médecin de petite
ville, il portait déjà, malgré l’heure, son faux col à pointes cassées, son
veston noir et son pantalon rayé.
— Où vas-tu ?
questionna-t-il.
— Dans l’eau… Et toi ?
— Il y a une demi-heure que
j’ai été appelé par la direction de l’hôtel. Un accident stupide…
Les petits yeux de Jean Dallent se
firent plus vifs. On aurait dit que son regard devenait soudain pointu comme un
crayon que l’on taille.
— Raconte…
— Un type qui est resté trop
longtemps au bar cette nuit et qui a pris le rebord de son balcon pour son lit.
C’est miracle qu’il ne se soit pas tué. Il est tombé du troisième étage et il a
d’abord rebondi sur la pergola. Sur la terrasse, il n’a pas dit ouf, puisque
c’est seulement à cinq heures ce matin que les femmes de ménage, en arrivant,
l’ont découvert.
— Fracture du crâne ?
— Même pas ! Je l’ai
envoyé à la Clinique Chevrel. Il en a pour quelques semaines et il en sortira
amoché pour un bout de temps…
— Tu connais son nom ?
— Bernard Villetan, le type des
roulements à billes… Il avait gagné je ne sais quelle course l’après-midi…
Eh bien ! il faut faire un
aveu. Pensant au magnifique garçon de la veille, le Petit Docteur ne put
s’empêcher de murmurer, rêveur :
— Et tu dis qu’il sera amoché
pour quelque temps ?
— Tu le connais ?
— Très peu… À propos, comment
était-il habillé, ton blessé ?
— Pantalon de smoking et
chemise blanche… Il avait déjà retiré son faux col et sa cravate… Ses
chaussures aussi… Il était pieds nus…
L’autre fut bien étonné de voir le
Petit Docteur rebrousser chemin sans mot dire et remonter chez lui. Le
directeur de l’hôtel courut après lui.
— Un instant, monsieur Dollent…
Je voudrais vous demander d’être discret… Il est inutile que nos clients
apprennent ce qui s’est passé cette nuit… Nous n’y sommes pour rien, certes,
mais ces accidents-là font toujours tort à un hôtel…
— Vous êtes sûr qu’il était
pieds nus ?
— Absolument sûr…
— Le sol du balcon est en
quoi ?
— En béton, comme tous nos
balcons…
— Merci !
Si Bernard Villetan était pieds nus…
si le sol du balcon était en béton… Voyons ! Toujours se mettre dans la
peau des gens… On rentre dans sa chambre… Si on a une demi-cuite et si on veut
prendre l’air, on retire à la rigueur son faux col et son smoking avant d’aller
s’accouder au balcon… Mais pas ses souliers !… Pas ses chaussettes !…
À peine chez lui, le Petit Docteur
décrocha le téléphone, car il avait oublié de se renseigner sur un point.
— Pardon, monsieur le
directeur. C’est encore moi. Est-ce que son lit était défait ?
Le lit n’était pas défait. Donc, le
Bernard en question, trop beau garçon, trop bien bâti et trop riche pour être
tout à fait sympathique, était occupé à se déshabiller dans sa chambre.
— Il a entendu du bruit sur le
balcon et il est allé voir ! décida le Petit Docteur.
À moins… N’y avait-il pas, la même
nuit, quelqu’un qui se baladait le long de la façade et qui avait pénétré chez
Jean Dollent ? En supposant que ce quelqu’un soit justement Bernard… Et
que Bernard, au cours de ses exercices acrobatiques, ait fait un faux
mouvement…
Le Petit Docteur s’habillait, sans
se raser, faute de rasoir. Et une barbe de deux jours suffisait à lui donner un
vague aspect de réfugié politique, surtout que ses vêtements n’étaient jamais
très correctement repassés.
Il suivait son idée, tout doucement.
Il continuait à la suivre en prenant son petit déjeuner dans le hall, à une
table d’osier. Mais il la suivait plus mal, parce qu’en face de lui il y avait
la jeune fille en bleu et son Anglaise de gouvernante. La jeune fille mangeait
des croissants trempés dans du chocolat Sa compagne à museau pointu, déjà
barbouillé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’attaquait a une
confortable portion d’œufs au bacon.
Le temps était splendide, l’hôtel
aéré et gai. Déjà la plus grande partie de la clientèle se préparait à
s’ébattre sur la plage et sur les courts de tennis.
Le Petit Docteur retrouvait la
volupté du chercheur sur une piste, la volupté de celui qui voit les gens et
les choses, non comme chacun les voit, mais de la coulisse.
Pas une seule fois la jeune fille en
bleu ne le regarda, mais ce ne fut pas réciproque, car, pendant un grand quart d’heure,
il ne cessa de la dévorer des yeux, en proie à une étrange impatience.
Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Qu’est-ce qui le chiffonnait en elle ? Il avait un malaise vague…
Voyons ! Elle était jolie, plus que jolie… Il avait presque envie de
trouver qu’elle était trop jolie, trop parfaitement jeune fille…
C’est cela ! La perfection est
rare, si elle existe… Aucun bébé ne ressemble aux belles poupées, et toujours
il y a, dans la réalité, un petit rien qui cloche…
Or, chez Lina, rien ne clochait, pas
un faux pli à la robe, pas une irrégularité des traits ; pas le plus petit
désordre dans les cheveux bruns… Rien de rien ! Les cils battaient… Elle
ouvrait ses grands yeux, découvrait des prunelles magnifiques et candides,
exactement comme ces poupées de luxe, à la carnation impeccable, auxquelles il
venait de penser… Même quand elle mangeait, occupation bien prosaïque, elle
gardait cet air aérien, céleste…
Elle a volé au moment où elle avait
le plus de chances de se faire prendre…
La vieille Anglaise le regardait.
Parfois, il avait vaguement l’impression qu’elle était sur le point de lui
sourire…
— Dites-moi, portier…
Savez-vous ce que font cette dame ou cette demoiselle le matin ?
— D’habitude, docteur, elles
s’installent sous un des parasols de la plage, comme tout le monde. Elles
parcourent les journaux.
— Prennent-elles un bain ?
— La gouvernante, jamais… La
jeune fille, oui, vers onze heures…
Il était tranquille. Il saurait où
les retrouver. En attendant, il pénétra dans le bar, qui était désert, et où
Jef, le barman, faisait le « mastic ».
— Donnez-moi un porto,
voulez-vous ?…
Était-ce sa faute si, pour suivre
une enquête, on est sans cesse obligé de boire ?
— Dites donc… Bernard Villetan,
hier soir… Il était un peu gai, hein ?
— Un peu pompette, oui… Il ne voulait
à aucun prix aller se coucher… À une heure, ses amis sont partis… Je voulais
fermer le bar, mais il s’est obstiné… Il me réclamait sans cesse un dernier
whisky, en jurant que c’était le der des der… Il faut reconnaître qu’il tient
magnifiquement le coup et qu’un autre, à sa place…
— À quelle heure lui a-t-on
apporté une lettre ?
— Pourquoi demandez-vous
ça ?
— Pour rien… Une idée…
Et le Petit Docteur sentit une
certaine admiration dans le regard du barman.
— Il n’a pas reçu de lettre,
non… Mais il en a écrit une… Je me demande comment vous avez deviné…
— Prenez un verre avec moi…
Vous dites qu’il a écrit une lettre… À quelle heure ?
— Il était au moins deux heures
du matin… Je voyais, à sa façon de boire, que quelque chose n’allait pas… Je
lui demandai :
« — Des ennuis, monsieur
Bernard ?
« Parce qu’il faut vous dire
que c’est un vieux client, un chic type, pas fier pour deux sous.
« — C’est plus bête que
des ennuis ! qu’il me fait.
« — Alors, que moi je
réponds, c’est que vous êtes amoureux !
« — Justement, et ce n’est
pas rigolo !
« — Pourtant, vous n’êtes
pas un homme avec qui les femmes sont cruelles…
« J’ai bien compris à son
regard que c’était plus sérieux que je ne croyais.
« — Un dernier
whisky ! commanda-t-il. Et ne parlons plus de ça…
« Là-dessus, il ramasse un
journal qui traînait sur le bar. Il le lit comme quelqu’un qui veut absolument
penser à autre chose… Un peu comme on lit chez le coiffeur ou dans la salle
d’attente des dentistes, vous savez, de la première à la dernière ligne,
n’importe quoi, y compris les annonces…
Les yeux du Petit Docteur étaient
redevenus minuscules.
— Attendez, Jef… Il lisait… Il
buvait… Et tout à coup… Donnez-moi un autre porto…
Et le barman de s’émerveiller :
— Juste comme lui !
— Que voulez-vous dire ?
— Que, tout à coup, il a levé
la tête. Il n’était plus le même. Il avait une idée. Il me regardait sans me
voir. Et il a lancé :
« — Un whisky…
« Il ne jurait plus que c’était
le dernier. Il n’y pensait plus. Il cherchait quelque chose sur les tables et
enfin, nerveux, il a réclamé de quoi écrire.
— À deux heures du matin ?
— Il était au moins ça…
J’ajoute que ce ne fut pas brillant. Il n’était pas ce qu’on peut appeler fin
soûl, mais enfin il avait un joli pompon… Peut-être aurait-il pu marcher à peu
près droit !… Mais écrire ! Je le voyais hésiter… Il traçait des
lettres trop grandes et de toutes petites… Il Passait un bout de langue entre
les lèvres comme un gamin qui s’applique à ses devoirs…
— Et il vous a donné la lettre
à poster ?
— Non… Il l’a emportée…
— Il est sorti de
l’hôtel ?
— Pas davantage. Il est monté
chez lui en me disant d’inscrire le tout sur sa note…
— Il a pris l’ascenseur ?
— Non ! Il s’est engagé
dans l’escalier… Sa chambre est au troisième…
Et celle de la demoiselle en bleu au
second !
— Vous souvenez-vous du journal
qu’il a lu ?
— Voilà ce qui est plus
embêtant… Si vous étiez venu une demi-heure plus tôt avant que je commence le
mastic Maintenant, tous les journaux que j’ai ramassés sont en tas dans un
seau…
— Vous pouvez me les
donner ?
Une lueur amusée passa dans les yeux
du barman.
— Vous savez, ils ne sont plus
très frais. Je les ai ramassés pêle-mêle avec les noyaux d’olives, les écorces
de cacahuètes et les mégots… Enfin ! Si cela peut vous faire plaisir…
Il y avait un peu de tout, des quotidiens
français et anglais, des hebdomadaires et des illustrés.
— Essayez de vous rappeler,
Jef… Le journal était-il grand ? Était-il en couleurs ?…
— Attendez… M. Bernard était
sur ce tabouret… Je me souviens que le shaker était devant lui et que j’ai dû
soulever le journal pour le prendre… C’était un journal anglais… J’en suis sûr…
Avec beaucoup de pages…
Il y en avait trois dans le lot,
tous trois épais comme des magazines, et le Petit Docteur soupira en les
emportant.
Se mettre à la place des gens… Bernard
boit avec ses amis… On fête sa victoire sportive, mais il refuse d’aller se
coucher en même temps qu’eux… Il est lugubre, abattu… Il est sur le point,
faute de mieux, de faire des confidences au barman…
Mais, à ce moment-là, il n’a
aucunement l’idée d’écrire une lettre !
Pour écrire cette lettre, il faut
une raison. À deux heures du matin, la raison n’existe pas encore.
Or, dès ce moment, il ne parle à
personne, personne ne lui parle. Par contre, il lit un journal, farouchement,
comme chez le coiffeur, selon le mot du barman.
Donc, c’est le journal qui lui a
donné l’idée d’écrire, et décrire tout de suite.
— Pardon, monsieur le
directeur… C’est encore moi…
Cette fois, le directeur de l’hôtel
fronça les sourcils, trouvant sans doute que le Petit Docteur devenait bien
encombrant.
— Quand on a découvert le
blessé, je suppose qu’on l’a déshabillé avant de le hisser dans l’ambulance…
Vous étiez présent… S’il avait eu une lettre sur lui… Une lettre sur papier à
en-tête de l’hôtel, je suppose que vous l’auriez vue…
— Il n’y avait pas de
lettre ! affirma le directeur. Il espérait en être quitte, mais Dollent se
raccrochait.
— Un mot encore… Je suppose
aussi que vous avez visité sa chambre ?
— Je viens de la visiter avec
le commissaire de police, à qui j’ai été obligé de signaler l’accident…
— Parfait !
Le directeur, lui, ne partageait pas
l’enthousiasme du Petit Docteur.
— Vous trouvez que c’est
parfait, vous ? riposta-t-il, presque hargneux.
— Je veux dire que, s’il y
avait eu une lettre de ce genre dans la chambre, vous l’auriez aperçue…
— Il n’y en avait pas…
— J’en étais sûr !
— Pourquoi ?
— Pour rien… Tout va très bien,
monsieur le directeur… Peut-être garderai-je encore une chambre cette
nuit ?… Ce qui fut loin d’enchanter l’hôtelier.
… Bernard écrit une lettre au bar,
passé deux heures du matin… Il remonte chez lui par l’escalier… On le retrouve
à cinq heures du matin étendu sur la terrasse et la lettre a disparu.
Donc, elle a été remise à
destination !
Donc, c’est cette lettre qui…
À la rigueur, tout cela se tenait.
Mais qu’est-ce qui prouvait que la lettre en question n’était pas celle,
précisément, qu’un inconnu était venu placer dans la chambre de Dollent ?
Bernard était mis au courant de
l’attitude de ce dernier pendant l’après-midi… Il le voyait à l’hôtel le soir,
non loin de la demoiselle en bleu… Il était jaloux… Il le menaçait… Il lui
promettait au surplus un cadeau s’il acceptait de s’éloigner et de lui laisser
le terrain libre…
— Hum !… Hum !…
toussotait le Petit Docteur en suivant la promenade, ses journaux sous le bras,
et en dévisageant les jeunes filles et les vieilles dames sous les tentes
multicolores de la plage. Mais le journal ?
Que devenait, en effet, dans ce cas,
le rôle du journal ? Pourquoi est-ce en lisant un quotidien anglais de
trente-deux pages que le jeune homme avait eu l’idée de menacer celui qu’il
considérait comme son rival ?
Et qui lui avait appris, tout
sportif qu’il était, à se hisser le long des façades, ce qui est généralement
le fait d’un très petit nombre de spécialistes qu’on appelle avec à propos des
monte-en-l’air ?
Jean Dollent portait son habituel
complet grisâtre, celui avec lequel il faisait ses visites dans les campagnes,
et, ma foi, il n’était pas trop fier dans la foule demi-nue qui encombrait la
plage. Il lui semblait qu’il sentait pousser sa barbe, qu’il avait terriblement
drue.
Tant pis ! Il n’était plus
l’amoureux de la jeune fille en bleu pâle. Il était un homme tout à sa passion
de déchiffreur d’énigmes humaines.
Les deux femmes étaient là ! Il
faillit, tant il était préoccupé, marcher sur la jeune fille, car elle était
étendue de tout son long, à plat ventre, dans le sable doré. Elle portait un
maillot bleu clair comme sa robe et elle faisait brunir au soleil ses épaules
et ses cuisses.
À deux mètres, à l’ombre d’un
parasol rayé de rouge et de jaune, la gouvernante était installée dans un
fauteuil transatlantique et elle lisait… elle lisait un journal anglais,
justement un des trois que le Petit Docteur avait sous le bras.
Elle ne le vit pas approcher.
Décemment, il aurait dû aller s’asseoir ailleurs, car il y avait assez de place
sur la plage. Avec un cynisme tranquille, il s’installa par terre, à trois
mètres à peine de la vieille Anglaise, à moins de deux mètres de la jeune
fille.
Il avait l’air ainsi de ces gens qui
viennent passer quelques heures sur les plages, entre deux trains, et qui font
tache parce qu’ils ne sont pas dans la même tenue que les autres. Pour comble,
ne portait-il pas des souliers noirs, alors qu’autour de lui c’était une
débauche de pieds nus et d’espadrilles plus fantaisistes les unes que les
autres ?
« À quelle page en
est-elle ? » se demanda-t-il.
Et il penchait la tête, aussi
cynique que ces spectateurs qui, au théâtre, vous écrasent l’épaule pour lire
votre programme.
« Quatrième page… Bon !…»
Il ouvrit le sien à la même page. Il
lui aurait fallu des heures, avec un dictionnaire, pour traduire correctement
un article anglais. Mais ce qui l’intéressait surtout, puisque Lina avait le
visage dans le sable, c’était la physionomie de la gouvernante.
Celle-ci leva les yeux. Les gens
sentent-ils vraiment qu’un regard est posé sur eux ? Elle le dévisagea et
son premier réflexe fut de froncer les sourcils. On aurait dit qu’elle allait
se fâcher, lui crier qu’il était un malotru de venir ainsi se camper près de la
jeune fille dévêtue.
Tous ces sentiments, il les lut sur
ses traits, baissa à nouveau les yeux sur son journal. Cela lui donnait le
temps de réfléchir.
Elle relevait la tête… Elle était
déjà moins revêche… Elle la baissait à nouveau…
Enfin elle esquissait un léger
sourire, comme on en adresse parfois aux personnes à qui on n’a pas été
présenté, mais qu’on a rencontrées à plusieurs reprises.
Le Petit Docteur, tout miel, sourit
à son tour.
III
Qui
prouve que la lecture des annonces peut mener loin, voire à la mort violente
Le plus extraordinaire, aux yeux du
Petit Docteur, ce n’était pas tant le drame sourd qui se jouait entre trois
personnages, une vieille gouvernante, une jeune fille et lui, que l’atmosphère
dans laquelle ce drame se déroulait.
Combien pouvait-il y avoir de
personnes sur la plage ? Mille ? Deux mille ? Peut-être
davantage. Et pour tout le monde, c’était une chaude journée de vacances.
Chacun ne pensait qu’à se bronzer la peau, à exécuter des mouvements de culture
physique ou à s’ébattre dans l’eau d’un beau bleu turquoise.
Entre les groupes, quelques mètres à
peine, et des enfants à peu près nus couraient dans ces sortes de couloirs,
heurtaient les corps étendus, allaient reprendre leur ballon sous les tentes.
Or, entre les trois personnages, la
partie qui se jouait…
Qui sait où cela pouvait
mener ? Est-ce que Bernard Villetan, qui la veille assourdissait la foule
du bourdonnement orgueilleux de son hors-bord, n’était pas couché, entouré de
bandelettes comme une momie, sur un lit articulé de clinique ?
La vieille gouvernante avait souri
et s’était replongée dans sa lecture. Quant à la jeune fille en bleu pâle,
jugeant sans doute qu’elle était assez cuite d’un côté, elle avait fait un
mouvement pour se retourner. Dans ce mouvement, elle avait eu le temps de
découvrir le Petit Docteur, si près d’elle qu’elle aurait pu le toucher en
étendant le bras, et elle avait tressailli, mais sans aucune envie de sourire.
D’où ils étaient tous trois, on
découvrait la façade de l’hôtel, avec un balcon à chaque chambre, y compris le
fameux balcon d’où le jeune Bernard…
Qu’est-ce qu’elle faisait
maintenant, la jeune fille ? Décidément, c’était chez elle une manie
d’écrire sur le sable. Du doigt, elle traçait des lettres, en surveillant sa
gouvernante du coin de l’œil. Serait-ce encore une injure, comme la veille,
près du banc ?
Souriant, le Petit Docteur
attendait… F… I… L…
Elle s’arrêtait un instant, parce
que l’Anglaise avait bougé. Puis, patiente, elle recommençait : F… I… L…
— Filez !
Un drôle de mot, entre parenthèses,
pour une jeune fille si parfaitement jeune fille qu’elle ! Il est vrai que
les jeunes filles d’aujourd’hui affectent de parler l’argot…
La veille, il n’était qu’un
imbécile ! Aujourd’hui, on lui ordonnait, sans prendre de gants, de
filer !
Et il souriait. Il ne bougeait pas,
son journal anglais déployé sur les genoux. Il aurait bien voulu voir passer le
marchand de verres fumés, car la réverbération de la lumière sur le sable lui
cuisait les yeux.
Tant pis ! À quelle page en était
la vieille dame ? Page 8… Il chercha la page 8 de son propre
journal… Toujours des articles, en caractères minuscules, avec des noms
d’hommes politiques dans les titres…
— Filez !
Mais voilà qu’un événement bien plus
inattendu se produisait. Une voix, qui n’était autre que celle de la vieille,
une voix sucrée qui était bien une voix d’Anglaise de cet âge,
questionnait :
— Vous parlez l’anglais ?
Il en était si surpris qu’il ne
trouvait pas tout de suite une réponse.
— Oui… Non… Je l’ai appris
autrefois au lycée…
— C’est très difficile,
n’est-ce pas ?… Mais je crois que vous lisez couramment notre langue… Mlle
Grégoire lit l’anglais aussi, mais elle le parle avec un horrible accent…
Drôle de femme, décidément !
Plutôt une caricature ! Pourquoi, au point où elle en était, ne pas avouer
son âge une fois pour toutes ? Pourquoi ces modes surannées, cette robe
ridicule sous laquelle on devinait un corset, ces bas mauves et surtout ce
maquillage agressif qui ne donnait le change à personne ?
Et ce sourire, donc ! Un
sourire mielleux qui n’empêchait pas Mlle Esther de découvrir de longues dents
prêtes à mordre ! Et parmi ces dents il y en avait une bonne moitié en
or !
— Vous êtes pour longtemps à
Royan ?
— Je ne sais pas encore…
— J’ai honte de ne pas vous
avoir remercié plus tôt… J’ai appris, en effet, la façon si élégante et si
spirituelle dont, hier, au casino, vous avez réparé l’espièglerie de Mlle
Grégoire… Car c’est évidemment une espièglerie… N’est-ce pas,
mademoiselle ?
Celle-ci s’était retournée et regardait
durement les deux interlocuteurs.
— Vous voyez comment ces drames
arrivent… Je m’étais absentée un moment…
Une lumière se fit et le Petit
Docteur faillit déclarer : « Ce n’est pas vrai ! »
Il ne le dit pas, mais il le pensa.
Il revoyait maintenant la scène de la veille. Des détails oubliés lui
revenaient. Et il était sûr qu’au moment de l’algarade il avait aperçu la
vieille demoiselle se faufilant vers la sortie.
— Ces jeunes filles
d’aujourd’hui… Enfin ! J’en serai quitte pour ne plus relâcher ma surveillance…
J’étais seulement confuse de ne pas vous avoir remercié au nom des parents de
Mlle Grégoire…
— Ils habitent sans doute
Paris ?
— Ils sont pour le moment en
Amérique du Sud… Ils voyagent beaucoup… C’est pourquoi il leur fallait une
personne de tout repos pour…
« Toi, ma vieille, pensait le
Petit Docteur, voilà que tu deviens trop bavarde d’un seul coup…»
Le plus comique, c’est qu’un couple,
non loin d’eux, le voyant entrepris par cette caricature, lui adressait des
clins d’œil qui signifiaient : « Est-elle marrante, la vieille !
Vous n’allez plus pouvoir vous en débarrasser…»
Le fait est qu’elle devenait
insistante.
— Vous n’êtes pas trop au
soleil ? Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre de notre parasol ?
— Je vous-remercie… Non,
vraiment…
— Royan est une plage
délicieuse… En Angleterre, nous n’avons que des…
Le plus difficile, c’était de
penser, de penser d’une façon forcenée, à toute vitesse, pour ne pas être pris
de court, et en même temps de montrer un visage candide et souriant.
Surtout que Lina le regardait, le
front dur, les yeux plus durs encore, et qu’il avait l’impression qu’en
quelques minutes elle venait de vieillir de cinq ou six ans…
Où était la poupée idéale de tout à
l’heure, la jeune fille rose et candide comme on n’en voit que sur les cartes
postales ?
— Vous êtes médecin, m’a-t-on
dit ? Susurrait la vieille.
— Médecin de campagne, oui…
— Cela doit être passionnant…
Pourquoi passionnant ? Et pour
quelle raison, soudain, lui avait-elle ainsi adressé la parole ? Pour
quelle raison semblait-elle ne plus vouloir le lâcher, quitte à jouer une
interminable comédie ?
C’est ce qu’il se demandait. Il
sentait qu’il fallait trouver la solution très vite, que tout dépendait de là.
Il sentait aussi que Lina s’impatientait, le souhaitait à tous les diables, lui
faisant comprendre que plus tôt il s’en irait et mieux cela vaudrait.
— Monsieur désire sans doute
aller se baigner ? dit-elle. C’est l’heure de la pleine mer.
Un regard foudroyant de la vieille.
— Si vous désirez aller vous
baigner, Lina, allez-y, mais ne vous occupez pas des grandes personnes…
Est-ce que ce n’était pas
comique ? À condition de ne pas regarder du côté de l’hôtel, de ne pas
voir un balcon parmi tant d’autres, d’où, la nuit précédente, un jeune homme
plein de vie et d’entrain…
— Je suppose que ce n’est pas
comme médecin que vous êtes ici, mais que vous prenez vos vacances ?
— C’est-à-dire que… Vous savez,
dans notre métier… Tenez, cette nuit, j’ai failli être réveillé pour un
accident qui s’est produit à l’hôtel…
Il les regardait tour à tour. La
vieille ne bronchait pas. Lina attendait avec angoisse.
— On n’a pas pensé à moi et on
a appelé un confrère de Royan… L’homme, d’ailleurs, n’est pas mort, ce qui est
un miracle… Tomber d’un troisième étage !…
Deux enfants qui couraient et qui
vinrent presque s’écraser sur lui l’empêchèrent de constater l’effet de ses
paroles. Il entendit cependant l’Anglaise qui disait :
— C’est fou, le nombre
d’accidents qu’il y a aujourd’hui… Vous restez quelques jours encore à
l’hôtel ?
— Une nuit au moins…
— Dans ce cas, je me demande
si, au nom des parents de Lina, mon devoir n’est pas de vous remercier en vous
priant de dîner avec nous… Je ne sais pas si cela vous amusera…
C’était décidément impossible
d’avoir une conversation suivie sur cette plage. Un ballon rouge et bleu, venu
Dieu sait d’où, faillit atteindre la vieille demoiselle au visage et elle serra
involontairement les genoux pour le rattraper dans son giron.
— … En toute simplicité,
bien entendu, poursuivit-elle. Nous ne sortons jamais le soir et nous ne nous
habillons pas…
C’était avec son pied, cette fois,
que la jeune fille avait écrit sur le sable :
— Filez !
Elle y tenait ! Dollent n’avait
aucune envie de s’en aller ! Depuis quelques instants, il était devenu
très rouge. Il regardait le gosse s’éloigner avec son ballon rouge et bleu.
Puis il regardait le terrible balcon.
Puis…
La brise qui venait de la mer avait
tourné la page de son journal. Machinalement, il avait baissé le regard.
Maintenant, il relevait la tête. Il
avait pâli. Il s’efforçait de prendre un air joyeux.
— J’accepte votre invitation,
disait-il, mais à une condition. C’est que, de votre côté, vous consentiez à
prendre toutes deux l’apéritif avec moi au bar de l’hôtel… Jef prépare les
cocktails à la perfection…
— Je ne bois pas de
cocktails ! Laissa tomber Lina.
— Taisez-vous ! Ordonna sa
camérière. Monsieur est trop aimable, après ce qu’il a fait pour vous, de vous
inviter par surcroît, surtout que vous ne lui témoignez guère de
reconnaissance… Si vos parents étaient ici…
N’y eut-il pas comme un voile sur
les prunelles de la jeune fille ?
— Nous acceptons, monsieur,
continua la vieille. À quelle heure voulez-vous ?…
— Mais il me semble que
maintenant… Si du moins cela vous convient…
— Lina ! Passez votre robe
de plage… Je vous ai toujours répété que ce maillot est d’une indécence…
Et le Petit Docteur, en se levant,
avait la gorge sèche, les mains moites. Manque d’habitude ! Certes,
presque tous les jours il jouait la vie des autres. Mais c’était la première
fois qu’il jouait la sienne !
IV
Où le
Petit Docteur aurait préféré travailler pour son compte
Choisir le moment ! Toute la
question était là ! Des quantités d’imbéciles, pendant ce temps, le
regardaient avec une douce ironie parce qu’il promenait gravement une vieille demoiselle
au maquillage aussi ridicule qu’insolent. Peut-être certains
pensaient-ils : « Un malin ! Il fait la cour à la vieille pour
avoir la jeune fille…»
Personne ne se doutait que jamais de
sa vie il ne s’était senti aussi près d’une mort violente. Est-ce que Bernard
s’en doutait, la nuit précédente, quand dans sa chambre il se déshabillait
tranquillement ?
Choisir le moment ! Et le
choisir de telle sorte que…
C’était affreusement compliqué. Le
bar, par sa configuration, ne s’y prêtait pas trop mal ; le principal
avantage qu’il présentait était de ne comporter qu’une seule porte, pas très
large, en dehors de la petite porte de service située derrière le comptoir.
C’était l’heure creuse. La foule se
baignait encore et n’arriverait pour l’apéritif que vers une heure. Seuls
étaient là les quelques habitués qui continuent, à Royan, comme à Deauville ou
à Biarritz, leur vie de Paris et qui, à peine levés, soignent par un violent
cocktail leur gueule de bois.
— Trois Roses, Jef…
Asseyez-vous, miss… Car c’est miss n’est-ce pas ?…
Son œil brillait. Il se souvenait du
ballon rouge et bleu. Il était tellement content de lui, de tout ce qu’il avait
découvert et du chemin assez subtil qu’avait pris sa pensée pour y arriver,
qu’il en oubliait son angoisse.
— Vous fermerez la fenêtre,
Jef… Il y a un courant d’air…
Ce n’était pas vrai, mais la fenêtre
était une issue par trop commode, car cette fois on n’était pas au troisième
étage mais au rez-de-chaussée.
Le journal, il l’avait toujours sous
le bras. Son doigt trouverait facilement la page huit…
Voyons, combien y avait-il de
personnes dans le bar ? Jef et son garçon… Un chasseur qui, n’ayant rien à
faire, regardait chacun avec ennui… Deux jeunes gens sur les hauts tabourets…
Un groupe de trois hommes à une petite table, des hommes d’affaires que les
vacances n’empêchaient pas de se mettre l’esprit à la torture pour gagner de
l’argent…
— Ce cocktail n’est pas trop
sec, miss ?… Excusez-moi… Je voudrais demander à Mlle Lina… C’est bien son
prénom, n’est-ce pas ?… Je voudrais lui demander, en souvenir, de me
signer son nom sur une carte postale… Et je voudrais qu’elle choisisse celle-ci
elle-même… Elle en trouvera chez le portier… J’ai conscience d’abuser, mais je
suis un peu maniaque…
Ce n’était peut-être pas très
malin ; seulement il n’avait pas le choix. Il fallait l’écarter à tout
prix.
Elle s’éloignait, résignée, ou
plutôt furieuse. Le chasseur restait près de la porte. Jef était costaud. Il
devait avoir eu, dans sa vie, quelques algarades avec des ivrognes…
— Je disais, miss, que la
lecture des journaux anglais… Quand je dis lecture… Mon anglais est devenu si
mauvais… Heureusement qu’il y a les images…
Elle avait une main prise par son
verre, dont elle sirotait lentement le contenu, et soudain, alors qu’il venait
d’ouvrir le journal à la page huit, le Petit Docteur se conduisit comme un
fou – du moins ce fut un moment l’impression de Jef et de ceux qui étaient
là…
Sans crier gare, il saisit la main
gauche de la vieille Anglaise tandis que, de l’autre main, il lui empoignait la
chevelure et… l’arrachait d’un seul coup.
L’instant d’après, tous deux avaient
roulé par terre, Dix secondes ne s’étaient pas écoulées qu’un coup de feu
éclatait et qu’une balle allait s’enfoncer dans l’acajou du bar.
Le Petit Docteur savait bien que,
tout seul, il ne pouvait avoir le dessus. Il savait aussi que Jef et les autres
interviendraient. Il savait qu’il n’y avait qu’une seule issue et qu’ainsi il
tenait le bon bout.
La perruque de miss Esther était
quelque part sur le tapis et on voyait maintenant, aux prises avec Dollent, un
être extraordinairement nerveux et musclé qui n’avait plus rien d’une vieille
gouvernante.
— Appelez la police !
criait le Petit Docteur en frappant de toutes ses forces son partenaire au
visage.
Car c’était un homme, cela ne
faisait plus aucun doute.
Il haletait encore. Son veston
s’était déchiré à l’épaule. Il avait le visage couvert de sueur, ce qui faisait
ressortir l’ombre de sa barbe.
Le directeur de l’hôtel, qui avait
mis son bureau à la disposition de « ces messieurs », le regardait
d’un air féroce, tandis que le commissaire de police ne cachait pas son
étonnement.
— Vous prétendez que cette
vieille demoiselle… je veux dire cet homme… enfin cette personne…
— Il m’est difficile, monsieur
le commissaire, de vous résumer en quelques minutes, alors que je suis à bout
de souffle, des choses que j’ai mis des heures et des heures à penser, bout à
bout, idée par idée… Tout est parti du vol du casino… Si vous aviez à commettre
un vol…
— Je vous prie, docteur, de ne
pas faire de personnalités…
Tous les mêmes, ces policiers !
Et personne pour comprendre ses méthodes à lui ! Tant pis !
— Je prétends, pour résumer,
que la personne qui a commis ce vol l’a commis pour se faire prendre,
c’est-à-dire pour être pendant un certain temps sous la protection de la
police, donc pour se mettre à l’abri d’un danger…
« La preuve, c’est qu’après mon
accès de don-quichottisme, cette jeune fille m’a traité d’imbécile, sauf votre
respect, monsieur le commissaire…
« Vous me suivez ?
Ils ne le suivaient pas. Mais il
parlait pour lui-même.
— Bernard Villetan est amoureux
de la jeune fille… Il ne peut jamais l’approcher, à cause de la terrible
gouvernante… Il en a le cafard… Il boit… Puis il tombe sur un journal… Il
aperçoit une annonce et cette annonce lui donne une idée…
« Il faut réfléchir, messieurs…
La garde que monte cette gouvernante autour de Lina a quelque chose d’anormal…
Elle-même semble plutôt sortir d’une caricature du Punch que de la vie…
« Or, l’annonce… La voici… Je
vous traduis le texte : Elle devenait chauve… Elle vieillissait de dix ans
chaque mois… Les Perruques Sander…
« Et voyez les deux images…
Avant et après… Avant, ce visage dur et masculin… Après, ces traits
attendrissants et comiques de vieille coquette…
« Je suis sûr, messieurs, qu’à
ce moment, Bernard a compris pourquoi on l’écartait de la jeune fille qu’il
aimait… Il a compris aussi sans doute pourquoi celle-ci le fuyait…
« Miss Esther était un homme…
Son amant ? Je n’en sais encore rien… Toujours est-il que Bernard réclame
du papier à lettres… Il écrit… Il proclame sa découverte… Il glisse la missive
sous la porte de Lina…
« Et cette lettre, bien
entendu, tombe dans les mains de la fausse gouvernante, qui couche dans
l’appartement…
« La même nuit, Bernard passera
par la fenêtre de sa chambre, et c’est miracle qu’il vive encore…
« La même nuit aussi, je reçois
un billet qui m’ordonne de m’éloigner…
« Comprenez-vous,
messieurs ?
Non ! Ils ne comprenaient pas,
mais la pseudo-gouvernante laissait peser sur le Petit Docteur un regard dur
qui n’était pourtant pas exempt d’admiration.
— Je sais que je me mêle de ce
qui ne me regarde pas… Je m’en excuse…
Le directeur hochait la tête comme
pour approuver. N’était-il pas tranquille avant l’arrivée de ce petit médecin
encombrant, toujours tendu comme un fil électrique et prêt à faire des
étincelles ?
— Réfléchissez !… Une
jeune fille a si peur qu’elle préfère la prison… Une fausse gouvernante
n’hésite pas à tuer l’homme qui a découvert une partie de son secret et à
écarter par la menace un autre individu – moi-même ! – qui
semble prendre le même chemin.
« Ce matin, quand je me suis
installé sur la plage, l’homme que je ne peux encore appeler autrement
qu’Esther – riez si vous voulez ! – comprend que je sais quelque
chose… m’invite pour ce soir… Et, sans doute, aurais-je eu cette nuit le sort
de Bernard Villetan…
« J’ajoute que, quand un ballon
est tombé sur miss Esther, elle a serré les genoux, comme un homme, au lieu de
les écarter, ce qui est le mouvement instinctif d’une femme…
« Vous y êtes, à présent ?
Ils n’y étaient toujours pas. Mais
qu’importait ? Le Petit Docteur savait ! Il savait qu’il ne pouvait
pas se tromper, que son raisonnement était sans une paille.
— J’ai écarté la jeune fille un
instant… Vous remarquerez qu’elle n’est pas revenue et qu’elle a disparu…
— Cela ne nous dit toujours
pas, docteur, pourquoi vous vous êtes occupé de…
Pouvait-il leur répondre :
« Parce que, depuis l’affaire de la Maison-Basse, j’aime les problèmes
criminels comme un collectionneur aime les vieilles faïences ou les tabatières
anciennes ! »
Il se contenta de dire :
— J’ai soif !
Trois jours plus tard, Scotland
Yard, qui avait reçu les empreintes digitales de la fausse miss Esther,
envoyait un rapport qui peut se résumer ainsi :
« Empreintes de John O’Patrick…
Longtemps acrobate et prestidigitateur dans les cirques… Y a connu Lina Powel,
de mère française… Lina Powel faisait, depuis l’âge de douze ans, la danse des
poupées… Après la mort de ses parents, survenue dans un accident de chemin de
fer, s’est mise, à seize ans, en ménage avec John O’Patrick…»
Voilà donc pourquoi, en la
regardant, le Petit Docteur avait toujours pensé à une poupée ! Elle
n’avait pas d’âge ! Elle restait ce qu’elle avait toujours été sur la
piste et sur la scène des music-halls…
«… Ont quitté tous deux le cirque à
la suite de la mort d’un homme, l’Allemand Von Hoest, acrobate au trapèze, qui
faisait la cour à Lina…
« O’Patrick fortement soupçonné
d’être la cause de cette mort. »
Le couple gagne la France. Cirques
et music-halls lui sont désormais interdits. O’Patrick est d’autant plus jaloux
de sa compagne qu’il a vingt ans de plus qu’elle et qu’il n’est pas beau.
Faute de pouvoir monter un numéro,
il invente le couple de la jeune fille et de sa gouvernante.
Écument les plages et les villes
d’eaux…
Jusqu’au jour où Lina rencontre
Bernard Villetan à Royan. Elle en a assez de cette vie. Elle voudrait se
libérer. Mais son amant lui annonce qu’il la tuera à la première tentative.
Il en est capable. Il a déjà tué un
homme pour elle.
Alors, un jour de lassitude, voulant
échapper coûte que coûte à son pouvoir, elle profite de ce qu’elle est au
casino pour voler, le plus maladroitement possible…
En prison, en somme, elle sera
libre…
Le Petit Docteur avait repris le
cours de ses consultations, de ses visites dans les bicoques et dans les fermes
du pays.
Les aventures de Royan dataient déjà
de six jours. Il tenait le téléphone d’une main un peu nerveuse.
— Allô… Ricou… C’est
vous ? Dollent, oui… Et votre malade ?… Vous dites qu’il va de mieux
en mieux ?… Oui… Comment ?… Où compte-t-il aller ?… En
Espagne ?… Pourquoi ?…
Et quand il reçut la réponse, il
raccroche lentement.
— Parce que, avait répondu le
docteur Ricou, il a reçu un message mystérieux d’Espagne… Quelqu’un l’attend
là-bas dès qu’il pourra voyager… Un jeune homme…
Parbleu ! La jeune fille en
bleu !
Et lui, dans tout ça…
Une femme a crié 
I
Où ce
que l’on retrouve dans les roseaux de Bois-Bezard n’est pas, au gré
du Petit Docteur, ce qu’on aurait dû y retrouver
À la rigueur, les candidats à la
mort, dans les trois ou quatre villages où le Petit Docteur dispensait sa
science médicale, n’auraient pas trop empêché celui-ci de dormir. Ceux qui le
faisaient relever à des deux heures du matin et passer debout le reste de la
nuit, c’étaient les candidats à la vie. Ne venait-il pas, pendant le seul mois
d’octobre, de présider à vingt-trois naissances ?
Ce jour-là encore, il se préparait à
se coucher alors que les autres se levaient, puisque à sept heures du matin il
cassait rapidement la croûte avant de se plonger pour trois ou quatre heures
dans la paix tiède de ses draps. Dans ces cas-là, il mangeait volontiers à la
cuisine, en bavardant avec Anna. Mais la bonne, qui venait de recevoir le
journal tout frais, avait hâte de le parcourir.
À certain moment, il vit qu’elle
avait envie de parler et qu’elle se mordait la langue. Malgré la fatigue qui
alourdissait les paupières du docteur, il comprit tout de suite ce qui se
passait.
Depuis trois semaines, en effet,
qu’il avait lu la déposition du garagiste d’Ecoin, il lui arrivait de grogner
pendant les repas, avec l’air de ne s’adresser à personne :
— Vous verrez que ces
imbéciles-là ne trouveront rien !
Anna savait ce que cela signifiait.
Il avait une envie folle d’aller là-bas exercer ses talents de déchiffreur
d’énigmes. Mais là-bas, c’était près de Nevers, à quelque deux cents kilomètres
de Marsilly, et le Petit Docteur ne pouvait se permettre d’être sans cesse par
monts et par vaux.
— On a retrouvé le corps,
Anna ? Questionna-t-il en retirant la peau d’un confortable morceau de
saucisson.
Elle répondit par un petit signe de
tête.
— C’est une femme de quel
âge ?
Alors Anna de triompher :
— D’abord, monsieur, ce n’est
pas une femme ! Vous voyez que vous n’êtes pas si fort que vous vous le
figurez. C’est un homme, et même un homme qui se pose un peu là, puisqu’il
mesure un mètre quatre-vingt-cinq et qu’il pèse plus de cent kilos… Je suppose
que Monsieur n’ira pas se coucher, mais qu’il va partir tout de suite ?
Elle disait cela avec ironie, comme
pour le défier, mais le plus sérieusement du monde il laissa tomber, la bouche
pleine :
— C’est exact, Anna… Préparez
ma valise avec du linge de rechange… Par ce temps-là, mettez-y aussi une bonne
paire de chaussures…
Une demi-heure plus tard, sa
minuscule voiture, qui depuis qu’elle était voiture avait toujours eu des
ratés, s’élançait sur la route, que balayait un froid vent d’automne.
Il y avait un mois à peu près, le 2
octobre, Jérôme Espardon, garagiste au hameau d’Ecoin, à cinq kilomètres de
Nevers, sur la grand-route de Paris, s’était présenté dès cinq heures du matin
à la gendarmerie la plus proche et avait fait la déclaration suivante, que tous
les journaux avaient reproduite et qui devait donner du fil à retordre à des
tas de gens :
— Hier soir, 1er octobre,
j’ai veillé plus tard que d’habitude, parce que je n’avais pas terminé mes
comptes de fin de mois. Je me trouvais à onze heures dans le petit bureau vitré
qui est au fond du garage. Le volet mécanique était baissé, la lampe de la
pompe à essence éteinte ; cependant, un peu de lumière devait filtrer sous
le volet.
« Soudain, j’ai entendu une
voiture qui s’arrêtait, et des coups ont été frappés à la porte. D’habitude,
j’évite autant que possible de servir des clients la nuit, car quelques-uns de
mes confrères ont été attaqués de la sorte par des malandrins.
« Étant encore tout habillé,
j’ai néanmoins ouvert la petite porte dans le volet. Il faisait très noir, car
il n’y avait pas de lune et il avait plu un peu plus tôt.
« Un homme de forte corpulence,
dont je ne distinguais pas les traits, m’a demandé de lui servir trente litres
d’essence. Les phares de la voiture étaient en veilleuse, ce qui m’empêcha de
faire les constatations que j’aurais faites autrement.
« J’ai manœuvré la pompe.
J’avais le numéro de l’auto sous les yeux et, si je ne fis pas attention aux
lettres, je retins machinalement les chiffres : 87.75.
« Par la glace arrière, je
remarquai aussi qu’il y avait deux personnes sur la banquette arrière, un homme
et une femme.
« Mon client me remit cent
francs, sur lesquels je lui redevais deux francs vingt-cinq, mais il dit :
« — C’est bien comme ça…
« C’est au moment où il
reprenait sa place et où il mettait le moteur en marche que la vitre arrière se
baissa. J’entrevis une main, une main de femme. Une voix cria :
« — Au secours !… À
moi !…
« C’était aussi une voix de
femme, mais elle se perdit aussitôt dans le vacarme de l’auto qui démarrait et
qui s’éloignait à toute vitesse dans la direction de Paris.
« Faute d’être relié la nuit,
je n’ai pu téléphoner à la gendarmerie. D’autre part, j’étais seul au garage,
ma femme étant encore en vacances dans sa famille, en Savoie.
« Enfin, je n’ai pas attaché
trop d’importance à cet incident, pensant que c’était sans doute une
plaisanterie.
Il faut ajouter que la gendarmerie,
sur le moment, ne prit pas davantage la chose au tragique. On se contenta de
téléphoner au District pour savoir si, cette nuit-là, il y avait eu dans la
région quelque événement anormal.
On ne signalait aucun accident,
aucune alerte. En outre, à cause d’un vol de lapins, un gendarme était en
faction sur la route, toute la nuit, à l’entrée de la petite ville de Pouilly,
à vingt kilomètres de là. Il avait machinalement noté le numéro de toutes les
voitures qui passaient. Il n’avait pas vu de plaque d’immatriculation se
terminant par 87.75.
Donc, l’auto que signalait le
garagiste n’était pas allée bien loin.
Mieux, on l’avait retrouvée, et le
marchand d’essence avait passé un vilain quart d’heure. Comme il prenait
volontiers l’apéritif, les autorités n’avaient pas hésité à l’accuser d’être
ivre ce soir-là et de s’être moqué d’elles.
Une seule voiture, en effet,
répondait au signalement donné : celle de l’avocat Humbert, de Nevers.
Et voici ce que l’avocat Humbert,
qui était plus qu’honorablement connu, fils de magistrat par surcroît,
déclarait sous la foi du serment :
— Le vendredi 1er
octobre, comme tous les vendredis, nous avons pris l’auto avec ma femme pour
aller dîner chez nos amis Lajarrigue, place Gambetta. Nous devions, ainsi que
chaque semaine, y retrouver les Dormois et les Vercel, et faire ensuite une
partie de bridge jusqu’à minuit.
« Il en a été comme prévu. Il
pleuvait quand nous sommes arrivés place Gambetta. J’ai arrêté ma voiture
derrière celle des Dormois, qui étaient arrivés avant nous. Quant aux Vercel,
qui habitent quatre maisons plus loin, ils étaient naturellement venus à pied.
« La partie de bridge, une fois
de plus, s’est prolongée, et c’est seulement un peu avant une heure du matin
que nous nous sommes séparés. Les autos étaient toujours à la porte. Nous
sommes rentrés nous coucher, ma femme et moi. Nous n’avons rien remarqué
d’anormal.
Et pourtant, le pauvre garagiste, en
qui personne ne voulait plus croire, maintenait ses affirmations.
— J’ai mis trente litres
d’essence dans cette voiture le vendredi 1er octobre à onze heures
du soir…
Il avait raison. On l’apprit le
surlendemain seulement, grâce à Mme Humbert. Elle se servait souvent de l’auto
l’après-midi. Elle se souvint que, le 1er octobre, elle s’était
promis de faire le plein d’essence. Le surlendemain, alors que la voiture
n’avait pas servi le samedi, elle remarqua qu’il y en avait une notable
quantité dans le réservoir.
— Tu avais fait le plein ?
demanda-t-elle à son mari.
— Moi ? Non…
— Pourtant…
Et voilà comment il fallut convenir
que Jérôme Espardon n’avait pas menti, ni rêvé. Quelqu’un avait emprunté l’auto
pendant la partie de bridge, l’avait conduite sur la route de Paris, avait été
surpris de trouver le réservoir à peu près vide et s’était arrêté devant le garage
d’Ecoin.
Il n’avait pu aller très loin,
puisque le gendarme en faction à Pouilly ne l’avait pas vu. Et il était rentré
à Nevers, où la voiture était à sa place un peu avant une heure du matin.
Or, une femme avait appelé au
secours !
Il y avait un mois que le Petit
Docteur enrageait.
— Il faudra bien qu’un jour ou
l’autre j’aille faire un tour là-bas ! répétait-il presque chaque jour à
Anna.
Ce n’est pas exagéré de dire que
l’enquête avait été molle. D’abord, personne n’avait porté plainte. Ensuite,
que savait-on ? Y avait-il meurtre ? Y avait-il vol ?
Enfin, qui cela regardait-il ?
La police de Nevers ou la gendarmerie ? Et, si c’était la gendarmerie, de
quel district, de quelle brigade s’agissait-il ?
Qui était cette femme qui avait
attendu la dernière minute pour appeler au secours ? Pourquoi ne
l’avait-elle pas fait plus tôt, alors que son compagnon, hors d’état de mettre
l’auto en marche, puisqu’il était dehors, ne pouvait pas intervenir ?
Qui était cet homme corpulent ?
Et l’autre, à l’intérieur, dont le garagiste n’avait aperçu qu’une vague
silhouette ?
« Des chasseurs, exposait le
journal, en parcourant le marais de Bois-Bezard, à dix kilomètres de Nevers,
ont découvert dans les roseaux le cadavre d’un homme paraissant âgé d’une
cinquantaine d’années et de forte corpulence.
« Le corps n’a pas encore été
identifié. Les autorités sont sur les lieux. On se demande si cette affaire a
quelque rapport avec la déposition du garagiste d’Ecoin, dont nos lecteurs
doivent se souvenir.
« Cette énigmatique histoire
pourrait réserver des surprises. »
Le Petit Docteur mettait tous les
gaz, mais sa 5 CV, vieille de huit ans déjà, ne pouvait en faire plus qu’elle
ne faisait et parfois une rafale de vent la secouait au point qu’on pouvait
croire qu’elle allait être emportée dans le fossé.
En somme, il n’y avait pas de malade
grave pour le moment. Pas d’accouchement en perspective non plus. La série
était finie et Dollent en avait pour quelques jours à respirer. Quant aux
petits malades, aux maux de gorge et aux furoncles, ils n’avaient qu’à
attendre…
Une femme qui crie…
Un homme de forte corpulence…
— Je voudrais savoir si on a
retrouvé le revolver ! fit-il soudain à voix haute, comme s’il eût été
évident que l’homme avait été tué d’une balle.
— Hein ? Vous dites ?
— Docteur Dollent…
— Vous êtes ami ou parent de la
victime ? Vous la connaissiez ? Vous êtes chargé d’une mission par le
Parquet ? Dans un secteur de cinquante à cent kilomètres autour de
Marsilly et de La Rochelle, la plupart des officiels le connaissaient et
toléraient sa présence. Ici, il se trouvait en face d’un gendarme buté qui ne
connaissait que la consigne.
— Personne ne doit pénétrer
dans le marais de Bois-Bezard… Ou alors, il me faut un papier du procureur…
— Où est-il, le
procureur ?
— Sur les lieux, à trois cents
mètres d’ici…
— Comment voulez-vous que je
lui demande un papier si vous ne me permettez pas…
— Cela m’est égal ! À part
ces messieurs de la presse…
Au bord du chemin stationnaient
plusieurs autos, et deux d’entre elles portaient le fanion de grands quotidiens
de Paris. Une autre voiture arrivait, un camion presque, et l’homme qui en
descendait était encombré d’appareils de prises de vues cinématographiques.
— Un coup de main ?
proposa le Petit Docteur.
— Avec plaisir… Où
est-ce ?
— Par ici…
Il saisit un des appareils. Il
passa, avec son compagnon, qu’il ne connaissait pas, tandis que le gendarme
fronçait les sourcils mais n’osait plus intervenir.
Toujours le vent. Les gros nuages
qui couraient bas, presque à raser les arbres, aussi rapides que des avions.
L’haleine froide et humide du marais, et quelque part un rang de peupliers que
survolaient des corbeaux… Des messieurs, vêtus de sombre, allant et venant en
essayant de ne pas trop se crotter de boue… On ne faisait pas attention à Jean
Dollent. Les photographes opéraient, les journalistes s’affairaient, un
policier prenait des mesures et enfin, dans les roseaux, un corps était étendu,
qu’on avait recouvert d’une bâche.
— Elle va venir ?
— L’inspecteur Leroy est allé
la prévenir avec les ménagements d’usage… Elle sera ici dans quelques instants…
— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas
d’erreur sur la personne ?
— Un homme comme lui, monsieur
le procureur, ne passe pas inaperçu…
— Qu’est-ce qu’il faisait au
juste dans la vie ?
Le Petit Docteur était près des deux
personnages qui parlaient, et chacun devait croire qu’il était en compagnie de
son interlocuteur, tant il restait là avec simplicité et assurance.
— Il y a quelques années,
disait le commissaire en chef, qu’Isidore Borchain habite Nevers, où il a
acheté un petit hôtel particulier, avenue de la République. Je me suis demandé
un instant pourquoi il se fixait dans notre ville, alors qu’il est originaire
du Nord, de Roubaix je pense, d’où est aussi sa femme. On m’a fait une réponse
très satisfaisante. Borchain représente – pardon, représentait – en
France, une des plus grandes maisons américaines de produits pour dentistes… Il
voyageait lui-même car il s’agit, paraît-il, d’une partie assez délicate… Il a
donc choisi une ville se trouvant à peu près au centre de la France, ce qui lui
permettrait de revenir assez souvent chez lui…
Et le commissaire, qui achevait de
bourrer une pipe, demanda au Petit Docteur qu’il ne connaissait pas :
— Vous avez du feu ?
Toujours le même principe ! La
difficulté est de franchir le premier barrage. Ensuite, plus personne ne
s’inquiète de vous. Les journalistes vous prennent pour un policier et les
policiers vous prennent pour un journaliste ; ces messieurs du Parquet se
disent que, si vous êtes là, c’est que vous avez le droit d’y être et on vous
demande du feu ; c’est tout juste si on ne vous demande pas conseil !
Fort de cette constatation, le Petit
Docteur paya de culot et, tout en tendant son allumette, questionna :
— On a retrouvé le
revolver ?
— À côté de lui… À un mètre
exactement… Un revolver à barillet de fort calibre…
Un mouvement… Une rumeur… Le bruit
d’une auto… Puis la ruée des photographes et des journalistes jusqu’au bord du
chemin…
— Je ne comprends pas… Je vous
assure que ce n’est pas possible… s’écriait une femme.
Dollent devina que c’était Mme
Borchain et il eut tout le loisir de la détailler tandis qu’elle luttait
mollement contre la curiosité des professionnels qui l’entouraient.
Comment aurait-elle pu faire quelque
chose autrement que mollement ? Jamais peut-être il n’avait vu une femme
aussi femme qu’elle, au point qu’elle en était un peu surannée. Elle évoquait
les boudoirs tendus de soie passée, les bergères à fleurs, les métiers à
tapisserie et toute une féminité parfumée et douillette qu’il est rare de
rencontrer aujourd’hui.
La trentaine ? Probablement. Un
joli visage aux lignes un peu floues, à la peau très pâle, cette peau « de
lis et de roses » qu’on vantait tant autrefois. De très petits pieds,
finement chaussés. Une robe de soie noire sous son manteau de fourrure, qu’elle
tenait serré autour d’elle.
— Je vous répète que ce n’est
pas possible…
Une de ces femmes dont le Petit
Docteur rêvait quand il avait quinze ans, car elle représentait assez bien
l’héroïne de tous les romans du siècle dernier. Il se souvenait d’une gravure,
chez ses parents : une jeune femme toute pareille, dans un traîneau poussé
par un gentilhomme… Elle était coiffée et vêtue d’hermine et ses mains
s’enfonçaient frileusement dans un manchon tandis que le traîneau glissait sur
la glace…
On entendait le déclic des appareils
photographiques. La jeune femme essayait de marcher parmi les broussailles,
s’efforçait de sourire, répétait :
— Je vous jure que…
— Par ici, madame… Excusez ma
pénible insistance… Hélas ! Il est absolument nécessaire…
Elle approchait de l’horrible bâche.
Il n’y avait que les photographes à n’être pas émus et à la mitrailler sans
répit.
Maintenant, c’était le procureur,
qui n’avait jamais été pour son compte dans une situation pareille, qui
prononçait avec onction :
— Ayez du courage… C’est la
vie…
« C’est plutôt la
mort ! » avait envie de lui lancer le Petit Docteur.
— Prenez mon bras… N’ayez pas
peur de vous raccrocher à moi si…
Le commissaire se pencha. La bâche
fut soulevée. On n’entendit rien, pas plus de bruit que quand un petit oiseau
ouvre le bec dans un dernier effort pour respirer. Elle s’était évanouie. Le
procureur ne parvenait pas, seul, à la maintenir debout, et c’était le Petit
Docteur qui arrivait à la rescousse, tirait une fiole de sa poche.
— Laissez-moi faire… C’est mon
métier… Étendez-la sur l’herbe…
Tandis qu’il s’efforçait de la
rappeler à elle, il avait l’esprit assez libre pour se demander :
« Comment une femme comme elle peut-elle appeler, dans l’intimité, un mari
d’un mètre quatre-vingt-cinq et de plus de cent kilos, dont le prénom est
Isidore ? »
Tant il est vrai que des idées
franchement comiques nous viennent parfois aux moments les plus dramatiques. Il
fut d’ailleurs renseigné presque aussitôt.
— Isi !… balbutia-t-elle.
Puis, à nouveau révoltée :
— Ce n’est pas vrai, n’est-ce
pas ? Il devrait être à Montauban… Je veux le voir encore une fois,
m’assurer que…
Il fallut presque la porter près du
corps, et si, cette fois, elle ne s’évanouit pas, elle fondit en larmes.
Comment les choses se passèrent-elles
ensuite ? Comme toujours, il y eut un certain désordre. Les mises en scène
de ces sortes de cérémonies sont impossibles à régler sans laisser une large
part au hasard, sinon à l’émotion.
Toujours est-il que le Petit
Docteur, qui ne lâchait pas sa malade – car il la considérait maintenant
comme sa malade – se retrouva dans une auto qu’il ne connaissait pas, en
compagnie du commissaire en chef.
— Chez Mme Borchain… Avenue de
la République…
D’autres voitures suivaient. C’était
presque un cortège. Et on passa, dans un petit hameau semé par hasard au bord
de la grand-route, devant un garage où Dollent lut sans surprise : Jérôme
Espardon, mécanicien.
Le Jérôme en question était là, sur
son seuil, regardant avec quelque stupeur la caravane qui, sans lui…
— Vous entrez un instant ?
demandait-elle, les mains agitées d’un tremblement, les lèvres si sèches
qu’elles en devenaient pâles.
— Si vous le permettez…
répondit le commissaire.
Quant au Petit Docteur, il y entra
sans y être invité. L’hôtel particulier des Borchain était un joli hôtel du
XVIIIe siècle qui, contrairement à ce qui se passe la plupart du
temps dans les petites villes, avait été entièrement remis à neuf. On y sentait
le confort le plus moderne, en même temps qu’un goût assez sûr. Un domestique
en veste blanche avait ouvert la porte et faisait passer maintenant les hôtes
dans le grand salon du rez-de-chaussée, aux boiseries pâles rehaussées d’or.
— J’ai beau faire, messieurs,
je ne peux pas encore le croire… C’est tellement inattendu, tellement en dehors
de tout ce que… ce qui… Joseph !… Apportez-moi quelque chose à boire…
Servez ces messieurs… Je vous demande pardon, messieurs, mais je suis si
troublée… Je ferais mieux de demander à ma sœur de s’occuper de vous…
Joseph !…
Elle parlait avec volubilité, comme
pour s’étourdir, et son regard ne parvenait à se fixer nulle part.
— Demandez à Mlle Nicole de
descendre… Ne lui dites pas…
— Mlle Nicole est au courant,
madame…
— Comment ? Qui lui a
dit ?
— Tout à l’heure, elle est
descendue au moment où on venait de glisser le journal dans la boîte aux
lettres… Elle l’a parcouru…
— Qu’est-ce qu’elle a
fait ?
— Elle est remontée dans sa
chambre et elle a refermé la porte à clé…
— Prévenez-la… Demandez-lui…
Vous permettez, messieurs, que je me débarrasse de mon manteau et de mon
chapeau ?…
« Aïe ! » pensa le
Petit Docteur.
Du moment qu’on le laissait seul
avec le commissaire, celui-ci allait peut-être lui poser des questions,
s’apercevoir qu’il n’avait absolument aucune qualité de se trouver là.
Mais non ! Le commissaire lui
demandait au contraire :
— Qu’est-ce que vous en
pensez ?
— De quoi ?
— De cette femme ?
— Je pense… hum !…
— Est-ce que vous la croyez
capable d’avoir tué son mari ?
Dollent n’osait pas répondre. Il ne
voulait pas se compromettre. N’empêche que la question l’avait fait sursauter.
— Je ne me laisse pas
impressionner par son évanouissement, poursuivait le policier. C’est par trop
classique ! Par contre, je remarque…
Le Petit Docteur ne sut jamais ce
qu’il remarquait, car la porte s’ouvrait, la jeune femme entrait, en robe
noire – et elle avait d’admirables cheveux sombres qui tranchaient sur sa
peau mate.
— Viens, disait-elle à
quelqu’un qui se tenait derrière elle. Ces messieurs sont ici pour…
C’était sa sœur, c’était Nicole qui
entrait à son tour et qui était tout en noir, elle aussi. Ses cheveux à elle
étaient d’un roux ardent, ce qu’on appelle le blond vénitien. Elle était plus
grande, plus mince que sa sœur, avec des traits plus dessinés, un regard aigu
et, dans toute sa personne, une certaine raideur alliée à une sorte de méfiance
animale.
— Entre, Nicole… Je leur disais
qu’à l’heure qu’il est, n’est-ce pas ? Isi devrait être à Montauban…
— Je le pense aussi…
— C’est bien ce qu’il nous a
dit quand il est parti…
Le commissaire toussa, visiblement
moins à l’aise dans ce salon, où Joseph apportait des rafraîchissements, que
dans son bureau parfumé à la fumée de pipe.
— Pardon, mesdames… Vous parlez
du départ de M. Borchain… Voudriez-vous me dire quand ce départ a eu lieu…
— Attendez… Joseph, restez un
instant… Vous pourrez nous aider…
Mme Borchain renifla, se tamponna
les yeux et le nez de son mouchoir en fine batiste.
— Il revenait du congrès
dentaire de Casablanca… Il voyageait beaucoup, par métier… Ce jour-là, il est
revenu vers… Voyons, Joseph… Nous ne nous y attendions pas… Au lieu de faire la
traversée par le bateau, comme d’habitude, il a pris l’avion… Il était trois
heures environ…
— Trois heures dix, madame…
C’est moi qui ai ouvert la porte à Monsieur… Même que je croyais que c’était le
facteur des recommandés, qui passe d’habitude à cette heure-là…
— Et il est reparti ?…
— Le même soir… Vers… Attendez…
Nous avons dîné tous les trois… Ou plutôt, non… Nicole n’est pas descendue,
parce qu’elle avait la migraine… Il faut vous dire que Nicole vit avec nous
depuis la mort de nos parents, il y a cinq ans… Elle a son appartement au
second étage… Elle est jeune… Elle n’a que vingt-trois ans… Mon Dieu ! Que
c’est difficile de se rappeler les choses… Nous avons dîné dans la pièce
voisine… Puis mon mari m’a conduite dans ma chambre, où je me suis couchée… Il
est parti presque aussitôt…
— Avec sa voiture ?
— Quand il voyageait en France,
il prenait toujours son auto.
— Et elle était garée ?…
— Derrière l’hôtel. Nous avons
un garage particulier. On y accède par la rue des Minimes… N’est-ce pas,
Nicole ? Je me demande, tant mes souvenirs sont imprécis, s’il est monté
te dire au revoir…
— Il est venu m’embrasser,
Marthe. Il était pressé… Il voulait être à Marseille le lendemain matin et, de
là, commencer sa tournée dans le Sud…
Marthe Borchain sourit faiblement.
— Voilà tout ce que je sais,
messieurs…
— Vous ne lui connaissiez aucun
ennemi ?
— Pourquoi aurait-il eu des
ennemis ? Des concurrents, peut-être, car il s’était fait une très belle
situation… Mais des ennemis…
— Excusez-moi de vous poser une
question plus qu’indiscrète. Lui connaissiez-vous une liaison ?
Et ce fut du fond du cœur de Marthe
Borchain que partit la réponse :
— À Isi ?…
Puis, souriant à nouveau d’un
sourire triste :
— Il m’adorait… Il ne vivait
que pour moi… Il espérait pouvoir bientôt en finir avec ces tournées qui
l’éloignaient de nous…
— J’insiste encore. Pouvez-vous
préciser la date de ce retour de Casablanca et de ce départ ?
Elle ne savait évidemment pas. Elle
regardait sa sœur, puis Joseph.
— Dites, Joseph ! Est-ce
que…
— C’était le 1 », madame…
Je m’en souviens parce que, ce jour-là, j’avais reçu mes gages, ainsi que la
cuisinière, et que nous sommes allés ensemble, le matin, les verser à la Caisse
d’épargne…
— Vous n’avez jamais revu la
voiture de votre mari ?
— Jamais ! Puisqu’il est
parti avec…
Elle se mordit les lèvres en se
souvenant du spectacle qu’elle avait eu sous les yeux dans les marais de
Bois-Bezard.
— Je veux dire que je croyais…
— J’ai compris… C’était une
grosse voiture ?…
— Une auto américaine très
puissante, très confortable… Mon mari était gros… Il aimait ses aises… De plus
il était sanguin et…
— Puis-je vous demander,
mademoiselle, si, de votre côté, vous n’avez aucun renseignement qui pourrait
nous mettre sur une piste ?
La jeune fille, qui ne s’était pas
assise et qui se tenait accoudée à la haute cheminée de marbre blanc, se
contenta de laisser tomber :
— Aucun !
— Votre beau-frère, ce soir-là,
ne vous a pas paru particulièrement préoccupé ?
— Pas plus que d’habitude…
Le Petit Docteur remua ses jambes
sous sa chaise à pieds dorés.
— Il ne vous a rien dit qui
puisse laisser supposer qu’il s’en allait à regret ?
— Il s’en allait toujours à
regret !
Et la jeune fille regarda durement
sa sœur.
— Vous voulez dire qu’il lui
était pénible de…
— Mon beau-frère était
terriblement jaloux…
— Nicole ! soupira Mme
Borchain.
— Est-ce vrai qu’Isi était
jaloux ?
— C’est vrai… Comme tous les
hommes !… Comme tous les hommes qui sont obligés de s’éloigner
fréquemment… Tu sais bien que…
— Je n’ai rien dit
d’autre ! Laissa tomber froidement Nicole.
Le commissaire ne savait plus quelle
question poser. Il se leva, hésitant.
— Je crois, mesdames, que, dans
l’état actuel de l’enquête… Pardon ! Un mot encore… Voici le revolver que…
Une fois encore, ce fut Nicole qui
répondit, avec la netteté qui était décidément inhérente à son caractère :
— C’est le sien !
— Vous le reconnaissez ?
— Il le portait toujours sur
lui. Comme les gens qui voyagent beaucoup… Une fois, il a failli être attaqué
sur la route, et depuis…
— Vous le reconnaissez aussi,
madame Borchain ?
— Je crois, oui… Je crois le
lui avoir vu… Il savait que j’ai peur des armes… Il ne me le montrait pas…
— J’aurai probablement à vous
questionner à nouveau… Vous ne m’en voudrez pas si… Vous venez, docteur ?
Ils se retrouvèrent tous les deux
sur le trottoir. Le chef de la police grommela :
— Hum !… Étrange histoire…
Enfin !… On verra… Quant à vous, docteur, j’attends votre rapport demain
matin et…
— Pardon ! Quel
rapport ?
— Vous n’êtes pas le médecin
légiste ? Ce n’est pas vous qui accompagniez le Parquet ?
— Je suis médecin, mais pas
médecin légiste…
— Mais alors ?
— Alors, rien ! soupira le
Petit Docteur, qui s’attendait à un bel orage. Le médecin légiste, à ce que
j’ai compris, c’est le barbu qui est reparti dans la voiture des journalistes…
Là-dessus, le commissaire en chef ne
trouva qu’un sec :
— Bonsoir, monsieur !
— Bonsoir, monsieur ! fit
Dollent en écho.
Est-ce qu’il ne s’était pas attendu
à pire ? Voilà qu’il était tout seul dans les rues de Nevers et qu’il
décidait, en pensant à sa bonne qui doutait de ses talents :
— Ma petite Anna, je te jure
que tu ne me reverras que quand j’aurai déchiffré l’énigme d’Isidore Borchain…
Et, ma foi, si des femmes ont la mauvaise idée d’accoucher pendant ce temps-là…
Il fit demi-tour et, changeant de
trottoir, alla regarder en curieux l’hôtel particulier des Borchain, comme il
aurait contemplé une cathédrale.
II
Où
deux gendarmes gardent à leur façon, le « corps du délit »
tandis que le Petit Docteur est à la recherche d’enveloppes de fantaisie
— Ça ne te rappelle rien,
toi ?
— Ben ! un peu tout… Le
ciel qui a l’air d’une lettre mortuaire, les arbres, le vent…
— Moi, ça me rappelle quand
j’étais petit et que toute la famille allait au cimetière pour la Toussaint…
— La Toussaint, c’est
après-demain ! grogna, lugubre, le premier gendarme.
Car c’étaient deux gendarmes qui
s’entretenaient de la sorte, assis sur un tas de pierraille, dans les marais de
Bois-Bezard.
— En somme, qu’est-ce que nous
faisons ici ? Il n’y a plus rien à garder, puisqu’ils ont emporté le
macchabée…
— Sans doute qu’on garde les
lieux, répondit l’autre, philosophe.
La vérité, c’est qu’ils ne gardaient
rien du tout et que, s’ils étaient encore là, à six heures du soir, dans une
méchante fin de jour automnal, c’est que les enquêteurs les avaient bel et bien
oubliés.
— À propos de macchabée, je
suis bien content qu’ils l’aient emmené…
— Ça t’impressionne ?
— Ce n’est pas que ça
m’impressionne, mais il puait…
Et le gendarme au nez sensible se
mit à rouler une cigarette, renifla ses doigts, fronça les sourcils.
— Ce qui est curieux, c’est que
j’ai toujours cette sacrée odeur dans le nez… Tu ne sens rien, toi ?
— Je suis enrhumé…
— C’est bête de se faire des
idées, mais je jurerais que même ma cigarette…
Soudain, il écarquillait les yeux.
Il se dressait à demi. Il balbutiait d’une voix blanche :
— Ernest !
— Quoi ?
— Regarde… À côté de ton pied…
Ernest se levait à son tour, faisait
vivement quelques pas en arrière.
— Un autre macchabée !
Deux doigts, en tout cas,
émergeaient d’entre les pierres.
— On regarde de quoi il
retourne ?
— J’ai dans l’idée qu’il vaut
mieux avertir les chefs… Reste ici… Je vais leur téléphoner…
— Pourquoi on n’irait pas tous
les deux ?… Il ne va pas se barrer, quand même !
Et c’est ainsi qu’à huit heures du
soir, en présence du capitaine de gendarmerie, on retirait du tas de pierres un
nouveau cadavre, celui d’un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un complet
de sport.
C’était à moins de cinquante mètres
de l’endroit où on avait découvert le corps d’Isidore Borchain. Mais si
Borchain avait été jeté n’importe comment dans les roseaux, l’inconnu avait été
soigneusement recouvert de pierraille.
La nuit était tombée, et le gendarme
qui n’aimait pas les macchabées soufflait à l’oreille de son compagnon :
— Pourvu qu’on ne nous commande
pas de le garder jusqu’à demain… Sans compter qu’il va tomber quelque chose…
Le Petit Docteur ne pouvait être à
la fois à Nevers et à Bois-Bezard, si bien qu’il ne savait encore rien de cette
nouvelle découverte.
Il menait son enquête à sa manière,
en marge des autorités, et il était d’autant plus content de lui que cette
enquête l’avait conduit à boire à nouveau deux pernods. Pour téléphoner, en
effet, il avait dû pénétrer dans un café. Dans un café, force est de boire.
Enfin, la communication avec Montauban se faisait attendre.
Il avait choisi, dans l’annuaire, le
principal dentiste de là-bas. Il l’avait enfin au bout du fil.
— Allô ! Monsieur
Geroul ?… Excusez-moi de vous déranger… Je voudrais vous demander si, ces
derniers temps, vous avez eu la visite de M. Borchain, Isidore Borchain,
représentant en…
— Je sais ! Je
connais ! Il y a trois semaines que je l’attends, car c’est l’époque où il
faisait sa tournée dans notre région… Vous avez de ses nouvelles ?…
— Que voulez-vous dire ?
— Que j’ai hâte de le voir. Je
suis démuni de certains produits… Ne recevant pas sa visite, je lui ai écrit
par deux fois à Nevers et je n’ai pas reçu de réponse…
— Allô ! Ne coupez pas…
C’est bien à son domicile de Nevers, avenue de la République, que vous lui avez
écrit ?
— Comme d’habitude, oui…
— Pendant les trois dernières
semaines ?
— La dernière lettre est de
samedi dernier…
— Votre papier porte un
en-tête ?
— Mon nom et mon adresse…
— Je vous remercie…
C’est pour se récompenser qu’il
commanda, en sortant de la cabine, un second pernod. Puis, tout émoustillé,
l’œil vif et malin, il s’engagea dans les rues de Nevers, examinant les
vitrines des magasins.
L’étalage d’une première papeterie
attira son attention, mais, après avoir contemplé les encres de couleur, les
règles, les compas que contenait la vitrine, il haussa les épaules et alla plus
loin.
Il quitta le centre de la ville et
se trouva dans un faubourg où il eut enfin l’impression d’avoir trouvé ce qu’il
cherchait : une boutique étroite, moitié mercerie, moitié papeterie,
encombrée de journaux et de romans populaires, de modèles de tricots et de
cartes postales attendrissantes.
— Je voudrais du papier à
lettres de fantaisie, madame, s’il vous plaît… Ce que vous avez de mieux… De
préférence du papier de couleur… Par exemple, du papier rose…
Il fut comblé. La marchande lui
montra des pochettes de six feuilles et six enveloppes, chacune de couleur
différente, du plus beau rose au plus beau vert, moiré par surcroît.
— Voilà ce qui existe de mieux,
affirma-t-elle très sérieusement. Cela fait très distingué…
Il acheta la pochette et cinquante
timbres à un sou.
— Vous tenez à ce que ce soient
des timbres d’un sou ?
— Absolument !
Et ce fut le troisième apéritif. Où
écrire, dans une ville qu’on ne connaît pas, sinon dans un café ? Le
garçon, de loin, le regardait faire avec quelque étonnement. Sur une enveloppe
d’un rose de bonbon fondant, il écrivit d’abord, à l’encre violette, l’adresse
suivante :
Mademoiselle Nicole chez M. Isidore Borchain
25, avenue de la République, Nevers.
Or, dans cette enveloppe, il ne
glissa qu’une feuille de papier vierge de toute écriture. Par contre, au lieu
d’un timbre à quatre-vingt-dix centimes, il entoura l’enveloppe de dix-huit
timbres à un sou, ce qui donnait une étrange mine à la missive.
Puis ce fut le tour de l’enveloppe
verte, cernée mêmement de timbres mais portant, celle-ci, l’adresse de Marthe
Borchain.
— On verra ce que cela
donnera !…
Il était loin d’avoir fini sa journée
et son cerveau travaillait aussi vite que ses petites jambes nerveuses. Si le
commissaire en chef, à cette heure, était déjà avisé par téléphone de la
nouvelle découverte dans le Bois-Bezard, il suivait, lui, son idée, et avait
une dernière tâche à accomplir avant la nuit.
Ce fut près du pont, sur la route de
Moulins, qu’il aborda un agent de police.
— Dites-moi, monsieur l’agent,
est-ce qu’il y a un garde-pêche à Nevers ?
— Un garde-pêche ?… Vous
voulez savoir s’il y a un garde-pêche ?… Attendez voir, jeune homme… Un
garde-pêche, vous devez trouver ça près du barrage… Cela ne regarde pas
l’Administration municipale…
Il trouva la maisonnette, près d’un
barrage, en effet, et un grand gaillard en casquette d’uniforme qui était
occupé à traire une chèvre.
— Pourriez-vous me dire, mon
brave, comment étaient les eaux le 1er octobre ?
— Comment étaient les
eaux ?
— Oui… Étaient-elles
hautes ?… Étaient-elles basses ?…
— Basses, naturellement,
puisqu’il n’a plus plu depuis l’été !… Si basses qu’à certains endroits
les gamins prenaient les poissons à la main…
— Cependant… Je m’excuse si ma
question est ridicule… J’avoue que je n’y connais rien en hydrographie… Est-ce
que, dans la traversée de Nevers, il existe des trous… vous appelez peut-être
cela autrement… des endroits où l’eau est plus profonde ?…
— Bien entendu ! Près de
la troisième pile du pont, il y a un trou d’au moins huit mètres…
— Troisième pile du
pont ?… Non, ça ne va pas… Il me faut un autre trou, près de la rive…
Le garde-pêche le regardait, les yeux
ronds, se demandant ce que ce quidam voulait faire avec un trou de cette sorte.
— Quelle profondeur il faut
qu’il ait, votre trou ?
— À quelle profondeur voit-on à
travers l’eau ?
— Ça dépend si elle est claire
ou trouble… En ce moment, on voit les cailloux ou le sable à plus d’un mètre,
et pourtant il a plu…
— Attendez que je calcule…
Trois… Trois et deux… Bon !
Existe-t-il, au bord de la rive, à
un endroit accessible aux voitures, un trou d’au moins cinq mètres ?
L’autre réfléchit, hocha la tête,
cracha, devint méfiant.
— Ça dépend ce que vous voulez
en faire…
— Je ne veux rien en faire du
tout… Je cherche une automobile…
— Une automobile ?… Alors,
il n’y a qu’un trou assez grand et assez profond… C’est au quai des Tanneurs,
juste à côté d’un gros tas de briques…
— Si je vous indemnisais,
est-ce que vous accepteriez d’y venir avec moi ?… Vous prendriez une
perche et un bachot… Peut-être aussi un grappin…
Une averse aux gouttes épaisses les
détrempa comme le garde promenait sans conviction son grappin au fond du trou.
Pour lui, ce n’était pas grave, car il portait une veste cirée, mais le Petit
Docteur n’avait pas emporté de complet de rechange.
— Eh bien ?
— Pour affirmer que c’est une
automobile, je n’oserais pas affirmer que c’est une automobile, vu que je ne
l’aperçois pas. Mais quant à y avoir autre chose que le fond…
— On pourrait peut-être en
suivre les contours avec la perche ?
Ce qui fut fait. Et l’on eut alors
la certitude presque absolue que c’était une voiture qui était tombée au fond
de l’eau.
— Comment avez-vous pu
deviner ? s’étonnait le garde, pas très rassuré devant cet étrange petit
bonhomme.
— Je n’ai pas deviné !
J’ai conclu ! C’était simple. Du moment qu’Isidore Borchain n’était pas
parti avec sa voiture… Du moment que c’était lui qui conduisait l’auto
empruntée place Gambetta…
Allons ! Se mettre dans la peau
des gens ! Borchain allait quelque part dans un but déterminé et il ne
voulait pas y aller avec sa voiture à lui. Il comptait revenir,
évidemment ! Car il était plus qu’improbable qu’il se fût rendu à
Bois-Bezard pour se suicider…
Or, il n’était pas revenu. Par
contre, l’auto de l’avocat Humbert, elle, était revenue à sa place !
Pourquoi, dès lors, n’avait-on pas
retrouvé la voiture d’Isidore Borchain dans les environs ?
Et comment faire disparaître
rapidement une auto gênante dans une ville que traverse une rivière ?
Le secrétaire du commissariat le
regardait d’un assez vilain œil. Peut-être son chef lui avait-il raconté son
aventure avec le Petit Docteur.
— Il faut que je parle d’urgence
à votre patron. J’ai fait une découverte importante.
— Le malheur, c’est que le
patron ne soit pas ici. Et si vous voulez parler du second cadavre, vous
arrivez trop tard !
Jean Dollent fronça les sourcils.
— Le second cadavre ?
— Mettons que je n’aie rien
dit… Pour voir le patron, vous n’avez qu’à revenir demain matin… On saura alors
s’il accepte de vous recevoir…
Second cadavre… Second cadavre…
Second…
Deux minutes plus tard, le Petit
Docteur était au volant de sa voiture et reprenait la route de Bois-Bezard. Il
était vexé. Certes, il venait de remporter un joli succès avec l’auto d’Isidore
Borchain, mais maintenant cela lui paraissait de second plan.
Pourquoi n’avait-il pas suivi son
inspiration première ? Car – personne ne le croirait
maintenant ! – il avait failli s’écrier, l’après-midi, alors qu’on
pataugeait dans le petit bois : « Il reste maintenant à trouver
l’autre ! »
Et ce n’était pas seulement de
l’intuition. C’était la suite d’un raisonnement qui n’était peut-être pas
encore très serré, mais qui se tenait.
Si on avait trouvé un second
cadavre, ce ne pouvait être que sur les lieux de la première découverte.
Le garagiste Espardon avait
affirmé :
— Deux hommes et une femme…
Le premier homme, celui de plus de
cent kilos, était Isidore Borchain. Bon ! Celui-là était liquidé.
La femme… On verrait cela le
lendemain, du moins si le truc des enveloppes réussissait…
— C’est l’autre homme qu’on a
retrouvé ! décida-t-il avec un petit sifflement qui avait quelque chose
d’admiratif.
Des silhouettes sombres dans le
bois. La nuit était tombée. On voyait aller et venir les petits cercles
blanchâtres des torches électriques et on entendait des voix qui s’appelaient.
Le Petit Docteur passa près d’un
gendarme, qui ne le reconnut pas dans l’obscurité. Il se heurta presque au
procureur de la République, qui était déjà sur les lieux.
— Vous !… commença une
voix furieuse. Ah ! Çà… je vous prie… au besoin je vous ordonne…
C’était la voix du commissaire en
chef, qui se tourna vers le procureur.
— Monsieur le procureur, cet
homme, qui se dit médecin et que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, a eu le
toupet, cet après-midi, de se faire passer pour le médecin légiste et…
— Pardon ! Vous m’avez
pris pour le médecin légiste, mais, comme vous ne m’avez rien demandé, je n’ai
pas eu, à vous répondre. Quant à présent, je me suis dérangé tout exprès avec
Ferblantine…
— Qui est Ferblantine ?
— Un petit nom d’amitié que je
donne parfois à ma voiture. Je me suis dérangé avec Ferblantine pour vous
donner des nouvelles de l’auto.
Il n’était pas toujours aussi
farceur, mais n’avait-il pas déjà bu quatre apéritifs ?
— Quelle auto ?
— L’auto d’Isidore Borchain…
— Vous l’avez retrouvée ?
s’étonna le procureur.
— Il y a une heure… Elle est au
fond de la Loire, dans un trou qui se trouve devant le quai des Tanneurs…
— Vous l’avez vue ?
— Je ne peux pas l’avoir vue,
puisqu’elle est par six mètres de fond…
— Alors, comment…
N’étaient-ce pas des moments qui le
payaient de toutes ses peines ?
— Une idée… Je me suis dit… Au
fait, quel est le nom du second cadavre ?
L’identification n’avait pas été
difficile. Dans les poches du mort, on avait trouvé un portefeuille contenant
des papiers d’identité au nom de René Juillet, industriel à Roubaix.
Le commissaire n’osait plus,
maintenant, se débarrasser du Petit Docteur, dont l’intervention avait forcé
l’admiration du procureur. Le magistrat n’avait-il pas murmuré :
— Ou c’est un fumiste, ou c’est
un garçon extraordinaire ! Voyons donc ce qu’il a dans le ventre…
C’est pourquoi, à dix heures du
soir, Dollent se trouvait dans les locaux de la police, où l’enquête se
poursuivait malgré la nuit.
Dès les premiers mots au téléphone,
la police de Roubaix sursautait.
— Vous dites Juillet ?…
Vous avez retrouvé René Juillet ?… Des renseignements sur lui, on en avait
à revendre, sauf les renseignements qui auraient pu avoir quelque intérêt. Le
père Juillet possédait une petite filature. Son fils, René Juillet, âgé de
trente ans, célibataire, y travaillait avec lui. Le fils s’occupait surtout de
la partie commerciale et circulait beaucoup. Il possédait un abonnement de
chemin de fer pour toute la France.
Depuis trois semaines et plus qu’on
n’avait pas de nouvelles de lui, le père Juillet avait alerté la police, mais
toutes les recherches avaient été inutiles.
— Lui connaissait-on une
liaison ?
— Aucune…
— Ses affaires pouvaient-elles
le conduire à Nevers ?
— C’est improbable…
— Où avait-il été vu pour la
dernière fois ?
— Il a quitté Roubaix le 29
septembre pour se rendre à Paris, d’abord, ensuite dans l’Est, où il ne devait
rester que trois ou quatre jours. C’est quand il ne l’a pas vu rentrer et qu’il
a appris, par ses correspondants, que son fils n’était allé ni à Colmar, ni à
Mulhouse, que le père Juillet s’est adressé à la police…
— Qu’est-ce que vous en pensez,
monsieur le commissaire ?
Le Petit Docteur affectait un
profond respect, qui n’était pas exempt d’ironie.
— Je pense, répliqua le
fonctionnaire assez sec, que nous connaîtrons bientôt la solution de cette
énigme…
— Moi aussi !
Et il dit cela de telle sorte que le
commissaire le regarda avec méfiance, persuadé que son interlocuteur lui
cachait quelque chose.
— Pourriez-vous me dire par
quel hasard, vous, médecin à Marsilly, d’après ce que vous déclarez, vous vous
trouvez à Nevers, loin de votre clientèle, qui doit avoir besoin de vos soins
éclairés ?
— Je suis venu tout exprès pour
cette affaire…
— Vous étiez donc au
courant ?…
— Par les journaux, comme tout
le monde…
— Et votre curiosité a été
telle que vous avez tout abandonné pour…
Le Petit Docteur ne put s’empêcher
de sourire, car il sentit qu’il devenait suspect et il prévit le moment où le
commissaire lui mettrait la main au collet !
— … Pour trouver la
solution, oui, monsieur le commissaire ! C’est une manie chez moi, depuis
quelques mois. D’autres jouent aux échecs ou collectionnent les timbres-poste…
Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps… Bonne nuit, monsieur le
commissaire… À propos…
Il était déjà près de la porte. Il
l’avait entrouverte. Il feignait d’avoir oublié quelque chose.
— Une question encore… Si
demain matin… mettons vers neuf heures… j’avais découvert l’assassin d’Isidore
Borchain… est-ce à vous que je dois m’adresser, ou directement au
Parquet ?
— Je serai à mon bureau toute
la matinée. Mais je doute que… Hum !… En tout cas, si vous trouvez
l’assassin de Borchain et de René Juillet…
— Je ne trouverai pas celui de
Juillet…
— Pourquoi ?
— Parce que !
Décidément, si cela continuait, il
allait se mettre à dos tous les commissaires de police de France.
— Il est vrai, constata-t-il
avec sincérité, en s’endormant dans une petite chambre de l’Hôtel de la Paix,
que si des amateurs s’amusaient à venir soigner mes malades…
III
Où la
lettre rose et la lettre verte jouent leur rôle et où le Petit Docteur tire
des conclusions tandis que le commissaire le regarde férocement
Six heures du matin. La fortune,
dit-on, est à ceux qui se lèvent tôt. Le Petit Docteur se rase devant un
mauvais miroir, descend, ne trouve qu’un gardien de nuit, qui lui réchauffe du
mauvais café, et préfère avaler un verre de calvados pour se mettre l’estomac
d’aplomb.
Le ciel est plus clair. Tous les
nuages venus de l’ouest sont partis vers l’est et il ne reste plus au-dessus
des toits qu’une toile de fond bleu pâle.
Quai des Tanneurs. Un vacarme
inusité. Des ferraille grincent, un moteur halète, des gens crient, des coups
de sifflet doivent faire sauter dans leur lit les braves habitants du quai qui
dorment encore.
Le procureur et le commissaire n’ont
pas perdu leur temps. On dirait que, comme le Petit Docteur, ils tiennent à
battre un, record. Une grue fonctionne. Un bateau plat des Ponts et Chaussées.
Un autre bateau avec une pompe pour scaphandre.
Et déjà la tête de cuivre d’un
scaphandrier émerge, tandis que les appareils photographiques la mitraillent.
Le Petit Docteur croyait être en
avance et il est presque en retard, puisque les autorités et les journalistes
sont déjà là.
Maintenant, il est vrai, il s’agit
de René Juillet, gros fortune, grosse situation politique dans le Nord, et la
presse parisienne marche à fond.
Les mystères de Nevers.
En manchette ! Comme on
écrivait jadis Les mystères de Chicago.
Alors, des ordres ont été
donnés : en finir au plus vite avec cette histoire !
Des chaînes ont été amarrées à
l’auto par le scaphandrier. La grue fonctionne et une chaîne casse, qu’il faut
remplacer. Des journalistes entourent le Petit Docteur, dont c’est le premier
contact avec la presse en tant que détective.
— Il paraît que c’est vous qui
avez découvert…
Il fait le modeste, mais il est bien
content. On l’emmène dans un bistrot voisin pour qu’il raconte l’histoire de
son raisonnement.
Calvados ! Est-ce sa faute si
le café est si mauvais ? Il sait bien qu’il à tort, qu’il est un peu tôt
pour commencer à boire, mais on le pousse, on le fête.
— En somme, vous êtes un
scientifique…
— Heu !… Pas tout à fait…
Je pars d’un point donné… Je me dis… Mon Dieu ! Que c’est difficile à
expliquer !
— Ne bougez pas… Merci…
Le voilà photographié, comme un
assassin ou une star de cinéma…
— Quelle est votre idée sur
cette affaire ?
— Entre neuf et dix heures, je
vous confierai tout… Je l’ai annoncé au commissaire en chef…
— Vous prétendez que, dans
trois heures d’ici, vous aurez livré la solution du mystère ?
Il baisse les yeux avec une fausse
modestie. Ne sont-ce pas les autres qui le poussent ? Il ne demanderait
pas mieux que de travailler tout seul, à sa manière, mais ils s’obstinent à le
faire parler.
— En bref, il y avait trois
personnes dans l’auto, deux hommes et une femme, et vous êtes parti de là pour…
— Exactement !…
Mettez-vous à la place de…
— Pas d’un des deux hommes,
merci !
— Je voulais justement
dire : mettez-vous à la place de la femme… Pardon !… Une question… À
quelle heure est, à Nevers, la première distribution du courrier ?
— Huit heures et demie…
— Je vous remercie…
Donc, c’est à neuf heures qu’il
saurait. En attendant, on parvenait enfin à hisser l’automobile pleine de vase
au bout du bras de la grue. On contrôlait le numéro. C’était bien la grosse
voiture américaine d’Isidore Borchain, et à peine était-elle à quai qu’un
mécanicien amené par le commissaire de police se précipitait dans la
carrosserie encore ruisselante.
— Comme vous le pensiez,
monsieur le commissaire… On a mis le moteur en marche… Le contact n’est pas
coupé. On maintenait le débrayage, de l’extérieur, à l’aide d’un objet
quelconque… Puis on a lancé et la voiture s’est mise en route, a culbuté dans
le fleuve…
— Pardon, monsieur le
commissaire…
— Vous êtes là, vous ?
C’était le Petit Docteur.
— Je voudrais vous demander de
m’accompagner, à neuf heures, pour une démarche assez délicate… Peut-être M. le
procureur accepterait-il de se joindre à nous ?…
Les deux hommes se regardèrent… On
sentait le magistrat plus tenté que le policier professionnel.
— Il s’agit d’aller loin ?
— Nullement… Avenue de la
République… Je crois que, après cela, il n’y aura plus de mystère…
Chemin faisant, alors que les
journalistes et les photographes les suivaient, il ne pouvait s’empêcher de
dire :
— C’est terrible, ce que je
deviens cabotin !
Mais était-ce vraiment son
fait ? Par deux fois, dans l’affaire de la Maison-Basse et dans celle de
Royan, il avait réussi avec tant de maîtrise qu’il n’était plus capable de
douter de lui ! Maintenant encore, cette auto…
— Ce que nous faisons est assez
irrégulier, monsieur Dollent… soupirait le procureur. Je veux espérer que vous
ne vous avancez pas trop et que vous n’entraînez pas la Justice dans une
entreprise qui risquerait de la ridiculiser…
Il eut peur. Au point que, s’il
l’avait pu, il aurait pénétré dans le premier bistrot venu pour avaler une boisson
forte et se donner du cœur au ventre.
— Dès que nous serons entrés,
monsieur le procureur, je vous dirai en toute certitude si nous avons réussi ou
non…
L’hôtel particulier des Borchain… Le
perron… La lourde porte qui s’ouvrait et le maître d’hôtel en veste blanche…
Dollent consulta sa montre. Il était
exactement neuf heures. Les deux autres, le procureur et le commissaire, le
regardaient.
— Dites-moi, mon brave…
C’était un terme qu’il avait adopté
depuis sa conversation de la veille avec le garde-pêche, mais le maître d’hôtel
ne semblait pas flatté par cette familiarité.
— Qui est-ce qui prend le
courrier dans la boîte ?
— C’est moi.
— À cette heure, l’avez-vous
déjà monté à ces dames ?
— Il y a dix minutes environ…
— Très bien… Très bien… Donc,
c’est toujours vous qui montez le courrier ?…
— C’est-à-dire que je le prends
dans la boîte, que je le trie et que je le remets aux femmes de chambre…
— Je vois que cette boîte aux
lettres est fermée à clé… Personne, en dehors de vous, n’a la clé ?
— Je crois que Monsieur en
avait une, mais il ne s’en servait jamais…
— Je suppose que vous jetiez un
coup d’œil, fût-ce machinal, sur les enveloppes… Remarquez que je ne vous
accuse pas de curiosité malsaine… Mais, quand on trie le courrier, il est
naturel…
— Que voulez-vous dire ?
— Ce matin, par exemple, rien
ne vous a frappé dans l’aspect de certaines lettres ?
Le procureur et le commissaire n’y
comprenaient rien et regardaient avec stupeur le maître d’hôtel, qui
écarquillait les yeux.
— Comment pouvez-vous
savoir ?
— Peu importe ! Dites-nous
ce qui vous a frappé. N’ayez pas peur…
— J’ai été étonné de trouver
une enveloppe d’un drôle de vert, avec des timbres à un sou collés tout autour…
C’était pour Madame…
— C’est tout ?
— Je ne vois rien d’autre… Des
prospectus… Des factures…
— Vous êtes bien sûr que c’est
tout ?
— Je l’affirme, monsieur !
— Pouvez-vous nous introduire
dans le salon et prier Madame et Mademoiselle de descendre un instant ?
Ils étaient là comme dans une
sacristie, n’osant élever la voix, cependant qu’ils entendaient des pas
au-dessus de leurs têtes. Le procureur insistait :
— Avant d’aller plus loin,
voudriez-vous avoir l’obligeance de nous expliquer, docteur…
— C’est fort simple… Un
dentiste de Montauban m’a affirmé hier que par deux fois il avait écrit à
Isidore Borchain pour lui demander la raison de son silence, car il attendait
Borchain depuis le début du mois… Or personne, ne nous a parlé de ces lettres…
Admettez que c’est assez étrange… D’autant plus que je me suis renseigné hier
et qu’on m’a déclaré qu’on ne faisait pas suivre le courrier, lequel était
normalement ouvert par Mme Borchain… Si elle a lu les deux lettres du dentiste,
elle savait que son mari…
— En effet !
— Attendez ! J’ai adressé
à cette maison une lettre rose et une lettre verte, et, si j’ai choisi ces
couleurs inusitées, c’est pour être sûr qu’elles n’échapperaient pas à
l’attention de la personne chargée d’ouvrir chaque matin la boîte aux lettres
et de distribuer le courrier… Supposez que quelqu’un ait l’habitude de venir
ouvrir la boîte avant le maître d’hôtel et d’y prendre une partie des
lettres ?… Cette personne aurait su fatalement que Borchain n’était pas à
Montauban…
Le commissaire commençait à être
vexé, d’autant plus que le procureur lui lançait un regard aigu qui signifiait :
« Il est rudement fort, ce garçon ! Est-ce que vous avez pensé à
cela, vous ? »
Mme Borchain descendait la première,
en négligé, très pâle, dolente, et s’excusait.
— Je ne m’attendais pas,
messieurs, à une visite aussi matinale… Je n’ai pas dormi de la nuit… Je me
reposais et…
— C’est à nous, madame, à vous
demander pardon pour cette intrusion, mais les besoins de l’enquête, notre
souci de venger votre mari…
Nicole entrait à son tour, les yeux
plus battus que sa sœur, le regard inquiet, les lèvres crispées.
— Qu’est-ce qu’on nous veut
encore ? Questionna-t-elle. Est-ce qu’on va continuer à nous tourmenter
ainsi longtemps ?
Alors le Petit Docteur questionna de
l’œil ses deux compagnons, qui eurent l’air de lui donner carte blanche, et il
attaqua :
— Supposez que, lors du retour
inopiné d’Isidore Borchain dans cette maison – n’oubliez pas qu’il était
revenu en avion au lieu de prendre le bateau comme d’habitude – supposez,
dis-je, que Borchain ait trouvé un homme, un Inconnu, dans la chambre de la
femme qu’il aimait…
« Vous n’avez vu que son
cadavre, mais vous pouvez imaginer l’homme tel qu’il était de son vivant :
puissant, violent, sanguin…
— Je vous en supplie !
soupira Mme Borchain.
— Je m’excuse, madame, mais je
crois qu’il est nécessaire que j’aille jusqu’au bout… Borchain étrangle son
rival… Car ce sont bien, n’est-ce pas, commissaire, des traces de strangulation
qu’on a relevées sur le second cadavre, celui de René Juillet ?… Au
surplus, Borchain a reconnu cet homme… Il lui a été présenté, jadis, à Roubaix,
comme un ami, mais rien qu’un ami, de la femme qu’il aimait…
« Je vous demande encore
pardon, madame, et je vous supplie de me laisser aller jusqu’au bout…
« Lorsque Borchain vous a
épousée, votre sœur n’était encore, en somme, qu’une petite fille… Depuis, elle
a grandi… Et, à mesure qu’elle grandissait, votre mari la regardait avec
d’autres yeux… Quand, après la mort de vos parents, elle s’est installée chez
vous, ce qui devait arriver fatalement est arrivé…
« Elle est devenue la maîtresse
de votre mari… C’était elle, et elle seule, qui comptait pour lui…
Marthe Borchain les regardait avec
des yeux égarés, cependant que Nicole soulevait les commissures des lèvres dans
un sourire sarcastique.
— Passons maintenant au drame…
Borchain revient prématurément de voyage, trouve un homme, ce René Juillet,
dans la chambre de sa belle-sœur, comprend qu’il est, son amant depuis
longtemps, depuis Roubaix, et, dans sa rage l’étrangle…
« Le soir, sa femme couchée, il
oblige Nicole à l’accompagner… Il laisse sa voiture sur la place ou dans une
rue des environs… Pour ne pas être repéré, il emprunte la première auto venue,
y installe le cadavre à côté de sa belle-sœur terrifiée…
« Un détail qu’il n’avait pas
prévu… L’auto qu’il emprunte ne contenant presque plus d’essence… Quand il s’en
aperçoit, il a juste le temps de stopper devant le garage d’Espardon…
« Quelles sont les réactions de
Nicole à cet instant ?… Connaissant son beau-frère et sa violence,
craint-elle qu’il la tue à son tour ?
« Au moment du démarrage (peut-être
le corps vient-il de la frôler à cause de la secousse), elle ne peut retenir un
appel au secours…
« Et nous voilà à Bois-Bezard…
« René Juillet est enterré sous
des cailloux… Quelle scène se joue entre les deux amants ?
« Toujours est-il que Nicole,
peut-être menacée, parvient à se saisir du revolver de son beau-frère, le tue à
son tour et abandonne son corps dans les roseaux de l’étang…» Remettre en place
la voiture des Humbert…
« Faire disparaître l’auto de
Borchain, pour qu’on ne s’inquiète pas trop tôt de l’absence de celui-ci… Le
fleuve est là…» Et, dès lors, le temps passe…
« Il suffit de prendre le matin
dans la boîte aux lettres le courrier qui aurait révélé que Borchain n’est pas
dans le Midi comme chacun le croit…
« Et, ce matin, d’y prendre une
enveloppe rose, au nom de Mlle Nicole, et dont l’aspect bizarre ne laisse
présager rien de bon…
Nicole ricanait toujours. Mme
Borchain s’était pris la tête à deux mains et murmurait spasmodiquement :
— C’est affreux !… C’est
affreux !… Qui aurait cru ?… Le procureur était mal à l’aise, et
soudain le commissaire se leva. On venait de sonner à la porte d’entrée.
— Vous permettez ? dit-il.
Cela doit être pour moi… J’attends un message urgent et je me suis permis…
Rarement personnes réunies dans une
même pièce s’étaient senties si peu dans leur assiette. Le Petit Docteur
lui-même, son récit terminé, examinait chacun avec inquiétude, se demandant
s’il n’était pas allé trop fort.
Pourtant, il avait suivi sa méthode.
Il avait été logique jusqu’au bout. Il s’était mis dans la peau de chaque
personnage.
Pourquoi, dès lors, Nicole, au lieu
de le regarder avec rage, l’accablait-elle d’une amère ironie ?
— Messieurs…
C’était le commissaire qui rentrait,
après avoir passé seulement quelques instants dans le hall d’entrée.
— Monsieur le procureur… je
suis obligé de vous demander un mandat d’arrêt contre…
Un étrange coup d’œil au Petit
Docteur, et celui-ci eut envie, croyant qu’il s’était trompé du tout au tout,
de rentrer sous terre.
— … contre Mme Isidore
Borchain, née Marthe Tillet, prévenue d’avoir assassiné son mari, avec le
propre revolver de celui-ci, dans le marais de Bois-Bezard…
La jeune femme leva des yeux
étonnés. Elle essaya de protester :
— Mais le docteur vient de
prouver…
— Le docteur, madame, est
peut-être un excellent psychologue et un excellent logicien…
Dollent eut envie de saluer !
— … mais il n’a pas à sa
disposition les moyens de la police. Cette histoire lui montrera que nous
sommes mieux outillés qu’il ne croit. Hier au soir, quand j’ai connu l’identité
du second cadavre, celui de René Juillet, j’ai aussitôt demandé à la police de
Roubaix de me faire suivre par bélino toutes les photographies de femmes que
l’on pourrait trouver dans la chambre du jeune homme…
« Les voici… Elles viennent
d’arriver… Vous n’y reconnaîtrez que votre image, parfois avec une dédicace…
« C’est vous qui étiez la
maîtresse de Juillet… C’est vous qui le receviez régulièrement ici pendant les
absences de votre mari… Et c’est ce qui explique que le pauvre Juillet ne se
mariait pas… C’est vous que Borchain a surprise avec, lui… C’est devant vous
qu’il l’a étranglé… C’est vous qu’il a contrainte à l’accompagner à Bois-Bezard
pour enterrer le cadavre…
« C’est vous encore, madame,
qui, devant le poste d’essence, vous êtes demandé si votre sort n’allait pas
être réglé aussi dramatiquement et qui avez appelé au secours…
« C’est vous, enfin, qui avez
tiré sur Borchain…
« C’est vous qui, de retour à
Nevers, avez poussé sa voiture dans la Loire à un endroit que vous connaissiez
bien…
« Et c’est vous qui avez fait
disparaître chaque jour celles des lettres qui vous renseignaient
officiellement sur l’absence de votre mari dans le Midi…
« C’est vous qui, ce matin,
avez trouvé l’enveloppe rose à l’adresse de votre sœur… et qui, pour écarter les
soupçons de votre tête, avez fait disparaître cette enveloppe…
Quelqu’un se leva comme un diable
poussé hors de sa boîte par un ressort à boudin. C’était le Petit Docteur, qui
s’écriait :
— Magnifique,
commissaire !
Mais le commissaire,
magnanime :
— Vous n’avez fait qu’une
faute, monsieur le docteur, mais avouez qu’elle était d’importance. Vous avez
cru que c’était la destinataire de la lettre qui l’avait subtilisée… Or, la
destinataire…
Celle-ci, c’est-à-dire Nicole,
s’était levée et soupirait :
— Qu’on en finisse ! Vous
êtes odieux, avec vos façons de vous passer la pommade…
— Vous saviez tout ?
— Je m’en doutais… Depuis hier,
j’en étais sûre… Mais ce n’est pas une raison pour commencer une discussion
académique…
Elle fixait sa sœur assez durement.
Le Petit Docteur surprit ce regard. Et il acquit la conviction que, tout au
fond d’elle-même, Nicole était jalouse de Marthe Borchain, non pas à cause de
son mari, mais à cause de René Juillet.
Je suis au regret, madame, de vous
mettre en état d’arrestation et de vous déférer au Parquet de Nevers, qui…
— Vous comprenez, maintenant,
docteur ?
— Que voulez-vous dire ?
Ils déjeunaient en tête à tête dans
un petit restaurant du bord de l’eau et le ciel était devenu tout à fait pur.
— Vous avez des idées, c’est certain…
Vous avez découvert, par vos propres moyens, presque toute la vérité… Mais
attention au presque !… Nous sommes peut-être moins subtils… Nous ne
cherchons pas à couper les cheveux en quatre… Par contre, nous disposons d’une
organisation qui… Ainsi, vous n’avez pas pensé qu’un jeune homme assez amoureux
pour venir régulièrement à Nevers voir sa maîtresse sans en parler à personne
devait posséder dans sa chambre des photographies de cette femme… Si même vous
y aviez pensé, vous n’auriez pas pu, simple particulier, obtenir que…
Alors, le Petit Docteur voulut
racheter ses petits péchés d’orgueil et, devant de délectables quenelles de
brochet, avoua :
— Je n’y avais pas pensé…
N’empêche qu’il avait découvert
toute la vérité, à une sœur près !
Cela lui servirait de leçon pour la
suite.
Car désormais, comme on dit dans le
Midi, il était mordu ! Tant pis pour la bonne Anna et pour ses ragoûts qui
auraient souvent le temps de brûler…
Le fantôme de Mr Marbe

I
Où il
est question d’un curieux bonhomme qui se défend avec acharnement de
croire aux fantômes et où le Petit Docteur n’est pas loin de
se croire devenu « professionnel »
C’était rare, mais cela
arrivait : pas un appel pendant la nuit. Aucun cas urgent parmi toute la
clientèle. Si bien qu’à huit heures le Petit Docteur était assis paisiblement
dans son lit, le plateau du petit déjeuner sur les genoux, quelques, lettres
que le facteur venait d’apporter à portée de la main.
C’était trop beau ! Il n’avait
pas achevé de boire son café au lait que la cloche de la porte d’entrée
carillonnait – il s’était toujours promis de la remplacer par une sonnette
moins bruyante, mais il était négligent – et qu’on entendait des voix
assourdies dans le corridor, puis enfin le bruit plus désagréable de la porte de
la salle d’attente N’ouvrant et se refermant.
Aucun doute possible : c’était
un malade ! Et un cas assez urgent, puisque Anna ne l’avait pas fait
revenir pour la consultation de neuf heures.
Le Petit Docteur se hâta de déchirer
la dernière enveloppe posée sur la couverture, d’en lire le contenu. Déjà Anna
surgissait.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le père Canut…
— Qui était encore soûl et qui
est tombé de vélo ?
— Il a le nez tout enflé…
— Qu’il y mette de la teinture
d’iode… Il m’embête, à la fin, à tomber de vélo au moins une fois par semaine
et à venir me déranger pour des égratignures…
« Dites donc, Anna…
— Quoi ?
— Qu’est-ce que je tiens dans
ma main ?
— Est-ce que je sais,
moi ? Un bout de papier…
— Regardez de plus près…
— Payez à l’ordre de…
Aima épelait avec quelque peine.
— Vous n’avez pas encore vu que
c’est un chèque ?… Maintenant, lisez la somme : cinq mille… cinq
mille francs, bien entendu. Enfin, si vous voulez savoir ce que les gens
pensent de certains de mes talents que vous méprisez, lisez cette lettre pendant
que je passe sous la douche…
— Mais le père Canut ?
— Il est bien où il est… Quand
vous aurez lu, vous me préparerez ma valise avec mon complet de rechange et du
linge pour plusieurs jours…
— Et je téléphonerai au docteur
Magné pour qu’il s’occupe de vos clients… À ce train-là, il vaudrait mieux
qu’il vienne s’installer définitivement ici…
— Lisez, Anna !
Insista-t-il par la porte ouverte de la salle de bains.
Et il se mit à chanter pendant que
l’eau ruisselait sur son corps nu.
Monsieur,
Je m’excuse de m’adresser à vous
et de vous déranger alors que vous ne me connaissez pas, qu’il ne s’agit pas
non plus de votre activité professionnelle. Mais vous comprendrez mon audace
quand vous aurez lu la suite.
J’habite depuis plusieurs années
à Golfe-Juan, entre Cannes et Juan-les-Pins. La semaine dernière, j’ai
rencontré avec plaisir un homme que j’ai connu jadis aux colonies où il était
magistrat, le procureur Verdelier, actuellement en fonction à Nevers.
Nos relations ayant toujours été
cordiales, je lui ai fait part de mes ennuis et du peu de secours que j’avais
trouvé auprès de la police locale, et c’est alors qu’il m’a parlé de vous.
D’après ce qu’il m’a dit, il vous
a vu à l’œuvre récemment, à Nevers, où votre intervention dans une enquête a
donné des résultats extraordinaires.
Mon ami le procureur a ajouté, il
est vrai, que vous n’étiez pas un détective professionnel, que vous ne vous
intéressiez, pour votre plaisir, qu’à un petit nombre de cas et que vous
exerciez régulièrement la médecine à Marsilly, près de La Rochelle.
Mais je veux croire que mon cas
vous intéressera et c’est pourquoi je me permets de vous demander de venir ici
le plus tôt possible.
Ne croyez pas que je sois fou.
Certes, les gens d’ici me considèrent volontiers comme un original, mais cela
tient, je crois, à ce que j’ai passé ma vie dans les coins les plus perdus du
monde, ce qui n’a pu manquer d’influer sur mon caractère.
Depuis quelques semaines, il se
passe, dans la villa que j’ai fait construire, des choses incroyables.
La police est venue et n’y a rien
compris. Je crois qu’elle n’a pas été loin de penser à un dérangement mental de
ma part.
Il n’en est rien. Mon ami le
procureur Verdelier, qui est un homme calme et pondéré, vous le confirmera au
besoin.
Deux fois par semaine, ma villa
reçoit la visite d’un Inconnu qui bouleverse tout dans la maison et qu’il ne
m’a jamais été possible de voir en face.
De quoi s’agit-il ? Je
l’ignore.
Je ne crois pas aux fantômes.
Et pourtant…
Lorsque vous serez sur place,
vous comprendrez mieux mon angoisse et c’est pourquoi je me permets de joindre
à cette lettre un modeste chèque pour couvrir vos premiers frais.
Je compte sur vous. Vous avez,
m’a-t-on affirmé, la passion des énigmes. Croyez que celle-ci est une des plus
troubles qu’il soit donné de rencontrer.
Télégraphiez-moi l’heure de votre
arrivée. Je serai à la gare. Les grands rapides ne s’arrêtent pas à Golfe-Juan,
mais j’irai vous prendre à Cannes avec ma voiture.
En vous remerciant vivement
d’avance, je vous prie de croire, Monsieur, à ma considération la plus haute.
Evariste Marbe,
Ancien administrateur des Colonies.
— Eh bien ! Anna ?
— Rien, monsieur…
— Quand je suis parti pour
Nevers, vous m’avez reproché de perdre mon temps pour rien… Il me semble que,
cette fois, mes talents commencent à rapporter ?…
— Si vous vous mettez à
recevoir des lettres de fous ! Trancha Anna avec mépris. Qu’est-ce que je
raconte au père Canut ?
— Qu’il se barbouille le nez de
teinture d’iode et qu’il mette de l’eau dans son vin…
Il fut sur le point de faire des infidélités
à sa vieille 5 CV Ferblantine, mais il constata qu’aucun train n’était pratique
entre La Rochelle et la Côte d’Azur et il préféra, en fin de compte, s’élancer
comme un frelon sur la grand-route.
Le lendemain – c’était un
samedi – après avoir dormi quatre ou cinq heures à Marseille, il arrivait
à Cannes vers dix heures, longeait la mer, aussi calme et aussi bleu qu’un
baquet d’eau de lessive, et atteignait le port minus cule de Golfe-Juan.
On était en novembre. Il n’y avait
personne. Le soleil était encore assez chaud.
— La villa de M. Marbe, s’il
vous plaît ?
— Tout de suite après le
Restaurant de la Rascasse, au fond du jardin…
Mais, avant que le Petit Docteur eût
conduit sa voiture jusqu’à la grille de la villa ; un curieux personnage
sortait du bistrot-restaurant. C’était un vieux monsieur tout petit, tout
maigre, paraissant d’autant plus maigre qu’il était vêtu d’un pyjama flottant.
La veste laissait entrevoir une poitrine brunie, abondamment couverte de poils
gris.
Ses pieds nus étaient chaussés de
pantoufles, son crâne coiffé d’un casque colonial tout déformé et tout sali.
— Psitt ! Psitt !…
fit-il dans la direction de l’automobiliste. Et il se mit à courir.
— Excusez-moi si je me trompe…
Vous n’êtes pas, par hasard, le docteur Jean Dollent ?… Mon ami le
procureur m’a appris que vous aviez une amusante petite voiture… j’étais en
train de prendre mon déjeuner… quand…
— M. Marbe ? Questionna le
Petit Docteur, qui n’aimait pas ces allusions à Ferblantine.
— Moi-même… Très heureux que
vous soyez venu… Mais, comme vous ne m’avez pas télégraphié, vous me surprenez
en tenue du matin…
Il était terriblement nerveux.
Tandis qu’il parlait, ses traits ne cessaient de bouger, de grimacer, ses yeux
se plissaient, ses lèvres s’étiraient, ses doigts s’agitaient…
— D’habitude, en me levant, je
viens en voisin casser la croûte à la Rascasse… Titin, le patron, est plutôt un
ami… Que diriez-vous de quelques anchois avec un verre de vin de Cassis ?…
Ensuite, nous irons chez moi et je vous raconterai…
Mon Dieu, pour être franc, il faut
avouer que le Petit Docteur n’était pas très rassuré. Certes, il s’était
découvert un certain flair pour les choses criminelles. Par deux fois, il avait
trouvé la solution de problèmes auxquels la police officielle n’avait rien
compris. Et à Nevers, à une erreur près, il avait reconstitué, par ses seuls
moyens, une affaire particulièrement compliquée.
Mais, cette fois, il avait bel et
bien reçu de l’argent. Et, comme le chèque de cinq mille francs tombait à pic,
il n’avait nulle envie de le rendre.
Que faire, pourtant, si c’était Anna
qui avait raison et si ce M. Marbe était un fou, ou en tout cas un
original ?
— Titin !… Je te présente
un vieil ami… – clin d’œil à Dollent – un vieil ami que j’ai
rencontré jadis et qui vient passer quelques jours avec moi… Pour bavarder…
Parce que nous sommes de bons copains…
Nouveau clin d’œil qui
signifiait : « Vous voyez ! Je garde votre incognito ! Ce
n’est pas la peine que tout le pays sache ce que vous êtes venu faire…»
— Des anchois, Titin !… Et
des olives !… Et une bouteille de cassis bien frais…
À croire que c’était une fatalité.
Chaque fois que le Petit Docteur commençait une enquête, il était forcé de
boire, pour une raison ou pour une autre. Et, cette fois, il s’agissait d’un
vin qui n’avait l’air de rien au moment où on l’avalait, mais dont on ne
manquait pas de sentir la chaleur sous le crâne quelques minutes après.
— Venez… Ma sœur n’est sûrement
pas levée, mais cela ne fait rien… Nous bavarderons en attendant le déjeuner…
Il ne faut pas faire attention à ma tenue… J’ai eu tellement chaud toute ma
vie, dans les différentes colonies, que je ne me sens à mon aise qu’en pyjama…
La maison ressemblait exactement à
l’homme ! Une heure après, le Petit Docteur en avait fait le tour. C’était
une villa comme il y en a tant sur la Côte d’Azur, où l’on aurait pu retrouver
des échantillons de tous les styles, y compris une vague esquisse de minaret et
une cour intérieure, avec jet d’eau, comme en Afrique du Nord.
Confort : zéro !
Il y avait bien une salle de bains,
mais la baignoire était pleine de cartons à chapeau et d’objets de toutes
sortes, tandis que le chauffe-bain, de toute évidence, ne marchait plus depuis
longtemps.
La salle à manger était humide. Le
papier de tenture se décollait. Les meubles étaient tellement disparates qu’on
avait plutôt l’impression de pénétrer dans une salle des ventes que dans une
habitation particulière.
— Un jour, affirmait le
bonhomme Marbe, je classerai tout cela… Pensez qu’il y a ici un véritable
musée !… Des objets que j’ai rapportés de partout… J’ai débuté à
Madagascar… Vous avez dû reconnaître des armes de là-bas, dans le hall du
premier étage…
« Ensuite l’Indochine… Vous
avez vu mes kriss gravés ?… Certaines pièces sont rarissimes…
« Un peu d’Afrique du Nord,
comme tout le monde… Puis les Hébrides et Tahiti…
On comprenait, après avoir vu ce
bric-à-brac, qui laissait à peine la place pour passer, qu’il préférât aller
prendre ses repas au bistrot d’à côté…
— Ce sont des souvenirs
auxquels je tiens… Quand je mourrai, je les léguerai au musée colonial…
Dans un grenier, parmi des souvenirs
indigènes, le Petit Docteur avait remarqué des jouets d’enfant.
— Vous avez été marié ?
Questionna-t-il en allumant une cigarette pour chasser l’odeur de toutes ces
vieilleries…
— Chut !… À Tahiti… avec
la fille d’un chef de district… Elle est morte, mais j’ai ramené mon fils… En
ce moment, il est professeur de natation à Nice… Je ne vous ai pas encore parlé
du véritable objet de votre visite… Venez par ici, que personne ne puisse nous
entendre, car je me méfie même d’Héloïse…
— Héloïse ?
— Ma sœur… Elle vit avec moi…
Elle est veuve, sans enfants… Pendant que je voyageais, elle était, elle, la
femme d’un chef de gare dans le centre de la France… Maintenant, elle habite
ici… Elle est très fatiguée…
« Venez dans mon bureau…
Et le bureau était encore plus
encombré que le reste de la maison.
— Figurez-vous qu’il y a quatre
ans, que…
Ce fut peut-être parce qu’on le
payait pour la première fois, que le Petit Docteur décida de payer d’audace et
de jouer les vrais détectives.
Avec un calme que le vin de Cassis
l’aidait à affecter, il trancha :
— Permettez ! Si vous le
voulez bien, c’est moi qui poserai quelques questions…
Il n’avait jamais eu de carnet en
poche, hormis son bloc à ordonnances. C’est celui-ci qu’il saisit avec
l’assurance d’un policier blanchi sous le harnais.
— Nous disions que vous êtes à
la retraite depuis quand ?
— Six ans… Je vais vous
expliquer…
— Permettez ! Vous me
donnerez ensuite toutes les indications qu’il vous plaira. Vous êtes à la
retraite depuis six ans (il écrivit sur son bloc à ordonnances : six ans)
et vous êtes venu aussitôt vous installer ici ?…
— Pardon ! Je n’ai pas dit
ça… Quand j’ai quitté Tahiti, voilà six ans, je ne savais pas encore où me
fixer… Je suis d’abord allé chez ma sœur, qui avait une toute petite maison à
Sancerre…
— Vous y êtes resté combien de
temps ?
— Deux ans… Je me demandais
quel climat me conviendrait… Je n’avais plus l’habitude de l’Europe…
Sur le bloc à ordonnances
s’inscrivit la mention : Sancerre : deux ans.
— Ensuite ?
— J’ai acheté ce terrain pour
pas très cher…
— Combien ?
— Vingt-deux mille francs… À
cette époque, c’était moins cher que maintenant… J’ai fait une affaire…
— Et vous avez fait
construire ?
— Une modeste villa, pour ma
sœur et pour moi…
— Votre sœur avait de la
fortune ?
— Elle touche une pension de
mille huit cents francs par mois…
— Et vous ?
— Trois mille cinq… J’étais
administrateur de première classe… J’en arrive aux faits…
— Arrivez !
— Depuis trois mois…
— Mais avant ces trois derniers
mois ?
— Rien… Nous avons vécu
gentiment ici, ma sœur et moi… Une femme de ménage vient tous les matins… Je
fais apporter la plupart des repas de chez Titin, en voisin… Je joue à la
belote avec les gens d’ici… Je me promène…
— Et votre sœur ?
— Elle dort… Elle coud… Elle
brode… Elle s’installe dans le jardin…
— Bon ! Depuis trois
mois ?…
— Il y a des pas, la nuit, deux
fois par semaine, dans la maison !
— Et vous n’avez jamais vu
personne ?
— J’ai essayé. Je me suis
relevé. Je me suis précipité avec une torche électrique, mais je suis toujours
arrivé trop tard. Si j’étais seul à avoir entendu ces pas…
— Votre sœur… Rappelez-moi son
prénom ?
— Héloïse… C’est un peu
vieillot, mais…
— Elle les a entendus ?
— Tout comme moi… Surtout dans
le grenier… D’ailleurs, on retrouve ensuite tous les objets bouleversés, la
plupart du temps à des places différentes…
— Il n’y a que votre sœur
Héloïse et vous qui couchiez dans la villa ?
— Absolument personne
d’autre !
— Les portes en sont fermées
chaque soir ?
— Et les persiennes… C’est ce
que je disais à mon ami le procureur… Écoutez, docteur Dollent… Je ne suis pas
un homme crédule, mais je suis un homme qui commence à être terrifié… J’ai vécu
dans les cinq parties du monde… J’ai connu les indigènes de chacune d’elles,
ainsi que leurs croyances… J’ai été appelé à m’occuper de certains cas de
sorcellerie, au Gabon, entre autres… C’est vous dire qu’on ne m’impressionne
pas facilement…
« Un petit verre de quelque
chose ?… Non ?… Sans façon ?…
« Je continue… On ne m’impressionne
pas facilement… Et les Anglais m’ont toujours fait rire avec leurs fantômes…
« Cependant, il y a un détail
qu’il faut que je vous confie, puisque vous êtes appelé à découvrir la vérité…
« Il va vite, le
frère ! » pensa le Petit Docteur.
— Lorsque j’étais
administrateur d’un district de Tahiti, j’ai fait édifier une maison en bois
sur un terrain que les indigènes considèrent comme sacré… En effet, on y voyait
encore la pierre qui servait jadis aux sacrifices humains…
« Je me moquais de leurs croyances
comme je me suis moqué de celles des nègres d’Afrique ou des îles Salomon, ou
encore de celles des Moïs…
« Tu verras, me disaient-ils
(car là-bas ils tutoient tout le monde), les Tou-Papaou se vengeront…
« Ce qu’ils appellent les
Tou-Papaou, docteur, ce sont leurs démons…
— Ils vous ont attiré des
ennuis ? Questionna le Petit Docteur avec flegme.
— Là-bas, non… Mais depuis
trois mois… Ne riez pas de moi… Je n’affirme rien… Encore une fois, je ne suis
pas crédule… Je suis prêt à admettre que les événements qui m’ont fait vous
appeler n’ont que des causes naturelles… Cependant, je ne peux pas m’empêcher,
quand j’entends ces bruits la nuit, de penser aux menaces que me faisaient les
indigènes…
« Qui aurait intérêt à venir se
promener vers les trois heures du matin dans une maison comme
celle-ci ? » Jamais rien n’a été emporté !
« Il ne s’agit donc pas d’un
voleur !…
« Il ne s’agit pas non plus
d’un assassin, car il n’aurait eu aucune peine à nous tuer, ma sœur ou moi…
« Que faire, dans la maison
d’un pauvre retraité, pendant des semaines et des semaines ?…
— Pardon ! interrompit
Dollent. Vous m’avez parlé de la police locale. Elle est venue ?
— Pendant une semaine. Des
hommes ont monté la garde…
— Le résultat ?
— Néant ! Le visiteur
nocturne n’est pas venu. Si bien que c’est moi qu’ils ont pris pour un fou…
Mais j’aperçois ma sœur qui vient de descendre et qui nous attend… Elle est au
courant des raisons de votre présence ici… Évitez seulement de l’affoler… Pour
elle, ce sont bien les Tou-Papaou qui viennent me tourmenter et qui…
Une femme de cinquante à
cinquante-cinq ans, grasse et placide, plus que placide, littéralement
engourdie par le bon soleil du Midi.
— Je m’excuse d’être une
mauvaise maîtresse de maison, docteur, mais il fait si chaud dans ce pays !…
Vous prendrez bien un petit apéritif ?… Mais si !… Je les ai servis
sur la terrasse, à l’ombre du figuier…
Il comprit pourquoi elle était aussi
endormie. Elle buvait son apéritif comme quelqu’un qui en a l’habitude et elle
se servait à nouveau, en resservant les autres.
— Mais si ! Cela n’a
jamais fait de mal à personne… Du moment qu’on n’a rien à faire…
Le Petit Docteur était tout pointu,
tout crispé par ses pensées, et il devait lutter contre l’engourdissement que
lui donnait le soleil du Midi.
— Votre fils, monsieur Marbe…
Vous le voyez souvent ?
— Il vient de temps en temps,
quand il a besoin d’argent… Surtout, il ne faut pas vous faire d’idées fausses
à son sujet… Les Tahitiens sont des gens comme nous… Sa mère était aussi claire
de peau que ma sœur… Quant à lui, on ne peut le reconnaître des autres
habitants de la Côte d’Azur, si ce n’est qu’il est plus beau…
— Pendant que vous étiez à
Sancerre chez votre sœur…
— Il était au lycée, à Cannes…
— Encore une question… Le
fantôme, si je puis l’appeler ainsi, a-t-il des jours de prédilection ?…
— C’est-à-dire… Au début, je ne
m’en étais pas aperçu… Vous savez que, quand on est à la retraite, on vit sans
s’occuper des dates et des jours de la semaine. Pourtant, j’ai fini par
m’apercevoir que c’était le mercredi et le samedi que ses visites avaient lieu…
— Toujours ?
— Je crois… N’est-ce pas,
Héloïse ?
— Je crois aussi… Je me demande
si les fantômes connaissent les dates…
— Quel jour sommes-nous ?
— Samedi…
— Nous avons donc des chances
d’avoir sa visite aujourd’hui ? J’espère, monsieur Marbe, que vous n’avez
parlé de mon arrivée à personne ?
— Personne !
— Même pas à votre fils ?
— Il y a dix ou douze jours que
je ne l’ai pas vu ! Vous avez entendu ce que j’ai dit à Titin… Je vous ai
donné pour un vieux camarade… Vous m’excuserez… Mais il m’est difficile de ne
pas penser que si le fantôme, comme vous dites, n’est pas venu quand la police
était ici, c’est qu’il était prévenu d’une façon ou d’une autre… La police du
Midi est particulièrement bavarde…
Là-dessus, M. Marbe
s’interrompit :
— Que diriez-vous d’une bonne
bouillabaisse que, nous mangerions chez Titin ?
— Je ne refuse pas…
— Vous êtes armé ?
— Pour aller chez Titin ?
s’étonna candidement le Petit Docteur.
— Non ! Pour cette nuit…
Car je suppose que nous allons monter la garde cette nuit afin de surprendre
mon… notre… Enfin l’individu qui…
— Vous me jurez qu’on ne vous a
jamais rien volé ?
— Je le jure !
— Vous vous en seriez aperçu,
malgré le désordre de la maison ?
— Je m’en apercevrais si on me
volait seulement une flèche nègre. Vous parlez de désordre, mais vous ne vous
rendez pas compte qu’il n’est qu’apparent, que je sais où chaque objet se
trouve…
— Vous n’avez jamais reçu de
lettre de menaces ?
— Jamais…
Y avait-il eu vraiment
hésitation ? Le Petit Docteur n’aurait pas osé le jurer.
— En somme, pour résumer tout
ce que vous m’avez appris, vous étiez heureux, votre sœur Héloïse et vous…
« Depuis quatre ans vous viviez
dans cette villa… Vous n’aviez aucun ennemi… Vous jouiez à la belote… Votre
fils, que vous avez eu à Tahiti, donnait des leçons de natation à Nice…
— Seulement depuis un an !
Intervint M. Marbe.
— Soit… Et, depuis trois mois,
un quidam ou des esprits viennent deux fois par semaine bouleverser votre
maison au cours de la nuit…
— Rigoureusement exact…
— Le quidam – mettons que
ce soit un quidam – n’a rien emporté… Et jamais il n’a eu l’idée
d’attenter à votre vie ou à celle de votre sœur… Avez-vous un soupçon de
l’endroit par où il entre ?
— Par la porte !
— Hein ?
— Je dis par la porte… Il est
impossible qu’il en soit autrement… Ou bien il a une clé, ou il est capable de
passer à travers les cloisons… En tout cas, depuis trois mois, nous dormons les
fenêtres fermées…
— Si nous allions manger la
bouillabaisse ? soupira le Petit Docteur.
Qu’était-il venu faire dans cette
galère ? Tout cela pour épater Anna ! Et si son M. Marbe était
fou ? Et si…
Il eut une idée de derrière la tête.
Est-ce que le procureur de Nevers, vexé de son intervention, n’avait pas donné
son nom à M. Marbe dans le seul dessein de voir le Petit Docteur se couvrir de
ridicule ?
Pourtant, il y avait quelques
éléments, pas beaucoup, mais assez caractéristiques, que Jean Dollent classait
dans sa tête, tandis qu’à la terrasse de la Rascasse on leur servait la
bouillabaisse :
M. Marbe était en retraite depuis
six ans…
Il avait vécu deux ans chez sa sœur…
Il avait acheté un terrain et fait
construire une villa…
— Dites donc ! fit soudain
Dollent à l’adresse de Titin qui servait en personne. Qu’est-ce que ça vaut,
une villa comme celle-là ?
Et Titin de répondre sans
hésiter :
— Quatre cent cinquante…
N’est-ce pas, monsieur Marbe ?… S’il m’avait écouté, il l’aurait payée
trente mille de moins… Mais ce qui est fait est fait… Un peu de jus, monsieur
le docteur ?… Un bout de rascasse ?… Une pomme de terre ?… Mais
si !… C’est la pomme de terre qui absorbe tout le safran qui donne le
goût… Qu’est-ce que je vous servirai après ça, monsieur Marbe ?… Trois
jolis loups grillés au fenouil ?…
Le Petit Docteur, avec son chèque de
cinq mille francs qu’il avait déjà déposé à sa banque en passant, était bien
embêté. Et il y avait toujours ce soleil, ce vin dont son verre était sans
cesse rempli, cette savoureuse bouillabaisse qui le faisait boire !
II
Où il
est question du tir aux bouteilles dans une cave et où le jeune
Marbe, natif de Tahiti, fait preuve d’un amour assez inattendu pour les
enfants
— Que diriez-vous maintenant
d’une petite sieste, docteur ? Dans le Midi, c’est presque une institution
officielle, surtout après la bouillabaisse de Titin et le vieil armagnac qu’il
va nous servir. Sans doute avez-vous voyagé une partie de la nuit
dernière ? Quant à la nuit prochaine (clin d’œil), il est probable
(nouveau clin d’œil) que vous n’aurez pas l’intention de dormir beaucoup… Vous
devriez aller préparer une chambre, Héloïse…
— Elle est déjà prête !
dit celle-ci, qui ne tenait pas du tout à rater l’armagnac.
Et le Petit Docteur, tout somnolent
qu’il était, eut l’impression que M. Marbe était contrarié. Peut-être aurait-il
voulu lui parler de sa sœur en l’absence de celle-ci ?
Dix minutes plus tard, Jean Dollent
prenait possession d’une chambre où l’on s’était contenté d’empiler dans les
coins les objets de toutes sortes qui, auparavant, devaient encombrer le lit.
Les persiennes, frappées en plein par le soleil, étaient closes, mais, entre
les lattes, le Petit Docteur put voir son hôte qui s’installait lui aussi pour
la sieste, sous le gros figuier du jardin.
M. Marbe portait maintenant un
complet de tussor blanc dont la veste à un seul rang de boutons était fermée
jusqu’au col, sans doute un ancien uniforme d’administrateur colonial.
M. Marbe la déboutonnait, entourait
son casque d’un mouchoir, s’étendait dans son transatlantique, cependant que
des mouches commençaient à tourner autour de sa tête.
Dollent avait à peine eu le temps de
retirer son veston et ses chaussures qu’on frappait à la porte et qu’Héloïse
entrait, un doigt sur les lèvres.
— Chut !… Il dort… Je
voulais vous parler quelques minutes en dehors de lui… Qu’est-ce que vous en
pensez, docteur ?
— Que voulez-vous dire ?
Elle eut un mouvement du doigt vers
son front, ce qui, dans tous les pays du monde, fait allusion à la folie plus
ou moins caractérisée de quelqu’un.
— Vous ne croyez pas ?
Vous qui êtes médecin…
— Qu’est-ce qui vous fait penser
ça ?
— Vous savez, comme la plupart
des coloniaux, mon frère a toujours été assez original… Même que, quand il est
revenu définitivement en France, j’ai hésité, quoique veuve, à me mettre comme
qui dirait en ménage avec lui… Encore, pendant les deux premières années, il
était assez tranquille et il passait son temps, dans notre maison de Sancerre,
à classer et à reclasser tout ce bric-à-brac qu’il a rapporté des quatre coins
du monde… Je vous demande un peu si c’est raisonnable de s’encombrer de saletés
pareilles, qu’on ne sait même pas si des lépreux ne les ont pas touchées…
Coup d’œil de Dollent, à travers les
persiennes, à Marbe qui paraissait dormir.
— Tout à coup, il a parlé de
venir vivre dans le Midi et d’y faire construire une villa… Je ne savais pas
qu’il était riche… Je lui ai demandé :
« — Avec quel
argent ?
« — Ne t’occupe pas de ça…
« — Tu as des
économies ?
« — Je n’ai de comptes à
rendre à personne…
« Et depuis lors, il faut bien
le dire, ça va de mal en pis. Il est cachottier comme une vieille femme… Quand
il voyage, je ne peux même pas savoir où il va… Quand il ouvre la boîte aux
lettres, on dirait toujours qu’il a peur…
« Car il est peureux, docteur…
Il n’ose pas vous l’avouer… Tenez… Il vous a raconté que, lorsqu’il entend du
bruit, la nuit, il se lève et inspecte la maison…
« Eh bien ! Ce n’est pas
vrai… Qu’il entende du bruit, c’est possible, quoique je n’aie jamais rien
entendu de net… Il est vrai que j’ai le sommeil dur…
« Quant à quitter sa chambre,
c’est faux, et je suis sûre qu’il reste derrière la porte, à écouter et à
trembler… Ce n’est que le lendemain matin, quand il fait grand jour, qu’il
tourne en rond dans la maison pour s’assurer que rien n’a disparu…
« Ce qui me fait le plus peur…
Figurez-vous que maintenant il a toujours deux ou trois revolvers chargés dans
sa chambre…
« Et savez-vous à quoi il lui
arrive de passer ses après-midi ? Il descend dans la cave, tout seul… Avec
une petite torche électrique, il éclaire rapidement des bouteilles vides
rangées contre le mur et il tire des coups de revolver…
« Sont-ce des distractions pour
un homme de son âge ?
« Est-ce que je n’ai pas raison
de prétendre qu’il…
Elle ne pouvait comprendre le sens
du léger sourire qui venait de se dessiner sur les lèvres du Petit Docteur.
C’est que, à travers les persiennes, celui-ci avait constaté que le fauteuil de
M. Marbe était vide. Il devinait que ce dernier montait l’escalier sans bruit,
écoutait un instant derrière la porte, puis…
La porte s’ouvrit, en effet. Héloïse
tressaillit, prise en faute.
— Qu’est-ce que vous faites
ici ?
— Je, venais m’assurer que le
docteur n’avait besoin de rien. N’est-ce pas, docteur ?
— Vous pouvez aller…
Dommage que le Petit Docteur ait été
engourdi par ce déjeuner méridional si copieusement arrosé. Il aurait mieux savouré
l’imprévu de toutes ces scènes et le pittoresque des habitants de la villa.
— Qu’est-ce qu’elle vous a
dit ?… Je n’ai pas osé vous prévenir, ou plutôt je ne l’ai fait qu’à
demi-mot… Depuis la mort de son mari, ma sœur s’est prise de passion pour la bouteille…
Je ne dis pas qu’elle verse maintenant dans l’ivrognerie, mais vous verrez qu’à
certain moment, elle a l’œil plus brillant, la bouche plus pâteuse qu’il ne se
devrait et…
— Si, comme vous l’avez si
aimablement proposé, nous prenions un peu de repos, monsieur Marbe ?
— Je descends… Je vous demande
pardon… Quand j’ai senti que ma sœur n’était plus en bas… J’ai l’oreille très
fine, l’habitude des indigènes qui ne font jamais de bruit…
Il s’en alla à regret et le Petit
Docteur n’essaya même pas de dormir. Mieux, dans la crainte de succomber à la
torpeur qui l’envahissait, il résista au désir de s’étendre sur le lit et resta
inconfortablement assis sur une chaise.
— En supposant que M. Marbe ne
soit pas fou et qu’il dise vrai…
Il ne renonçait pas à la méthode qui
lui avait si bien réussi dans les affaires précédentes. Il fallait avant tout
trouver une base solide, une vérité indiscutable.
Or, cette vérité, il pouvait la
résumer à peu près comme suit :
Un inconnu cherchait quelque chose
dans la villa de Golfe-Juan.
Ce quelque chose était difficile à
trouver puisque, en trois mois de visites bihebdomadaires, il n’avait pu mettre
la main dessus.
Enfin, l’inconnu n’avait jamais
tenté, avant ces trois mois, de s’emparer de l’objet.
De trois choses l’une :
1° Ou bien, avant ces trois mois,
l’objet n’y était pas ;
2° Ou bien l’inconnu ignorait qu’il
y était ;
3° Ou bien l’inconnu était alors
dans l’impossibilité de venir le chercher.
Et pourquoi ne venait-il que deux
fois par semaine ? Toujours le mercredi et le samedi ?
La villa n’était pas gardée
davantage les autres jours. Les difficultés ou les facilités étaient les mêmes.
Donc, l’inconnu n’était libre que le
mercredi et le samedi de chaque semaine.
Enfin, il avait été averti d’une
façon ou d’une autre de la présence de la police dans la villa pendant une
semaine entière, puisque, cette semaine-là, il ne s’était pas dérangé.
Quant à savoir si M. Marbe était fou
ou sain d’esprit ?… Sans être psychiatre, le Petit Docteur avait, comme
interne, étudié les maladies mentales.
— Il est nerveux, c’est
certain. Il donne l’impression d’un homme poursuivi par une idée fixe, plus
exactement d’un homme hanté par la peur. Et ce n’est pas une peur vague !
C’est la peur d’un événement bien déterminé.
C’était si vrai que, s’il fallait en
croire Héloïse, qui n’avait aucune raison de mentir, il n’osait pas sortir de
sa chambre lorsqu’il entendait la nuit des bruits dans la maison.
Savait-il qui fouillait avec tant
d’obstination son immense bric-à-brac ?
Et, s’il le savait, savait-il ce que
l’homme cherchait ?
Pourquoi s’entraîner dans la cave au
tir au revolver – et dans l’obscurité ! – sinon parce qu’il
était décidé à agir une nuit ?
Enfin, la question
essentielle : pourquoi, si M. Marbe savait tout cela, avait-il fait appel
au Petit Docteur dont il ne connaissait les talents que par ouï-dire, et
pourquoi lui avoir envoyé, avant d’être sûr de son acceptation, une somme assez
importante ?
— Ce soir, il ne faut pas que
je boive ! se promit Jean Dollent. Car c’est ce soir qu’il doit se passer
quelque chose. C’est ce soir ou jamais que je saurai…
Au même instant il tressaillit. Il
croyait être tranquille jusqu’à la nuit, mais les événements marchaient plus
vite qu’il n’avait pensé.
On entendait des voix, dans le
jardin, puis sous la pergola, et c’étaient les voix de deux hommes qui se
disputaient.
Il essaya bien d’entrouvrir la
fenêtre pour entendre, mais ce n’était qu’un murmure confus qui arrivait
jusqu’à lui.
Tant pis ! Il remit ses
chaussures, son veston. Il n’était pas un invité ordinaire et il avait le
droit, sinon le devoir, de se montrer indiscret.
Il descendit, en essayant de se
donner l’air d’un homme qui vient de faire une bonne sieste et qui en est
encore engourdi. Dans la salle à manger, il trouva Héloïse occupée à mettre un peu
d’ordre, pour autant que ce mot pût s’appliquer à la maison, et elle lui dit
comme en confidence :
— C’est son fils qui vient
d’arriver…
Le Petit Docteur alluma une
cigarette, se fit aussi désinvolte que possible et se montra sur la pergola. Il
eut l’impression nette que M. Marbe, qui le vit le premier, faisait signe à son
fils de se taire.
— Pardon, si je vous dérange,
mais…
— Pas du tout, docteur… Je vous
présente mon fils Claude… Je vous en ai déjà parlé, n’est-ce pas ?… Vous
voyez que c’est un beau grand garçon…
Hum !… Ce n’était pas tout à
fait le genre de fils que le Petit Docteur aurait souhaité avoir… Un grand
garçon, certes, bâti en force et en souplesse, les traits un peu gras, mais
cela devait tenir à son origine tahitienne…
Brun de poil. La peau basanée et
lisse… Des yeux immenses… Des lèvres charnues…
Ce qui gênait, par exemple, c’était
une élégance un peu trop voyante et une attitude qui rappelait, jusque dans le
regard et dans le balancement du corps, les mauvais garçons de la Côte d’Azur.
Professeur de natation, c’était sans
doute vrai. Mais il devait fréquenter aussi certains petits bars et ne pas
répugner, à l’occasion, à de menus trafics d’une propreté douteuse…
— Bonjour, monsieur !
dit-il assez sèchement.
— Le docteur est un ami… Un vieil
ami qui est venu passer quelques jours avec nous…
Et, du regard, M. Marbe faisait
comprendre au docteur que son fils n’était au courant de rien.
— Vous avez fait les
colonies ? Questionna Claude, méfiant.
Ce fut son père qui répondit pour
Dollent, par crainte d’une gaffe de celui-ci :
— Non… J’ai connu le docteur à
Sancerre… Quand j’ai su qu’il était pour quelques jours dans la région…
— Dites donc, docteur !
Vulgaire, le jeune Claude !
Dollent ne l’aimait pas du tout ! Il aimait encore moins cette façon à la
fois agressive et ironique d’interpeller les gens.
— Je ne sais pas si vous
connaissez mon père depuis longtemps, mais ce que je peux vous dire, c’est que
c’est un sacré maniaque…
— Claude ! Intervint M.
Marbe, mal à l’aise.
— Quoi ? Je ne vois pas la
nécessité de faire des mystères. Ce que je suis venu te demander est assez
naturel pour que tout le monde le sache, à plus forte raison un vieil ami,
comme tu dis…
— Mon fils, monsieur Dollent,
est…
— Laisse-moi parler… Et avoue
avant tout que je ne t’ennuie pas souvent… D’abord, je gagne ma vie, ce qui est
assez méritoire, car ce n’est pas ma faute si j’ai du sang tahitien dans les
veines, ni si les Tahitiens ne sont pas particulièrement prédisposés au
travail…
— Claude !
— Vous me comprenez, docteur… Je
tire mon plan… C’est à peine si, une fois de temps en temps, quand j’ai un coup
dur, je viens demander un billet de mille ou deux à mon père… À mon âge, tous
les jeunes gens en font autant et il ne serait pas juste qu’il jouisse tout
seul de sa fortune… Je suis venu aujourd’hui parce que…
— Si c’est un billet de mille
francs que tu veux…
— Tu sais bien que non, papa… Écoutez,
docteur… Vous serez l’arbitre… Si vous avez visité la maison, vous avez pu voir
que cela tient à la fois du bazar et du musée… Il y a de tout, des horreurs et
des choses pas trop mal… Mon père est un de ces hommes qui ne jettent jamais
rien, pas même un complet usé, et il doit avoir quelque part une boîte avec
tous ses vieux boutons…
— Tu exagères !
— Soit ! N’empêche qu’il y
a là-haut tous mes anciens jouets… J’ai été un enfant gâté… Quand nous étions à
Tahiti, il m’arrivait des jouets par tous les bateaux de France… Mon père les a
gardés… Cela n’a aucune valeur, bien entendu… Or, aujourd’hui, j’ai un copain
qui a un enfant… Je lui ai promis ces vieux jouets et je suis venu demander à
mon père…
Celui-ci esquissa un sourire triste.
— Vous comprenez,
docteur ? dit-il. Il trouve tout naturel de venir me prendre des objets
qui sont des souvenirs de son enfance et de sa pauvre mère…
— Fais pas le
sentimental ! Trancha le jeune homme. Alors, c’est non ?
— Prends tout ce que tu
voudras… soupira le vieillard, résigné.
— J’ai amené la bagnole d’un
copain… Ce sera vite fait. Et, sans le moindre remords, il s’élança dans la
maison, où on l’entendit grimper au premier étage…
— C’est un bon garçon !
soupira le père. Mais il est impulsif. Il a le cœur sur la main. Parce qu’il a
promis à un ami…
— Si nous allions voir ?
— Quoi ?
— Les jouets qu’il emporte…
— Si vous y tenez !…
Quelques instants plus tard, ils
trouvaient Claude pataugeant dans la poussière du plus grand des deux greniers.
M. Marbe avait vraiment été un père généreux. Mêlés aux objets indigènes de
tous les pays tropicaux (il y avait même un immense crocodile empaillé !)
on distinguait deux ou trois chevaux de bois de tailles différentes, un vélo à
trois roues, des soldats de plomb.
— Tu emportes tout ?
Questionna le père en regardant ailleurs.
Et à ce moment, le Petit Docteur ne
fut pas loin de se laisser gagner par une certaine émotion.
Chose étrange, il sentit chez le
jeune homme une hésitation. Son regard chercha les yeux de son père. Que se
passait-il donc entre eux deux ? Et pourquoi Marbe regardait-il plus
obstinément encore dans l’autre coin de la pièce ?
— Tout, oui !
— Comme tu voudras…
Claude faisait un pas sur le palier.
Il ramassait jusqu’à des menus objets sans valeur, de ces pantins qu’on vend
pour quelques sous, une flûte en celluloïd, un tambour dont la peau était
crevée, un revolver Eureka.
Pourtant, il ne paraissait pas satisfait.
Il enjambait des caisses, des sacs, des boucliers et des tas de flèches. Il
cherchait quelque chose. Son front se plissait. De temps en temps, il lançait à
son père un coup d’œil méfiant.
— Tu n’en as pas encore
assez ? s’efforça de plaisanter M. Marbe. Tu crois que le fils de ton
copain, comme tu dis, ne pourra pas s’amuser avec ça ?
— Je cherchais…
Il hésita. Le Petit Docteur sentit
qu’on en était arrivé au point sensible.
— Qu’est-ce que tu
cherchais ?
— Une trompette en bois… Tu ne
dois pas t’en souvenir. Une trompette avec des lignes bleues et rouges et un
gland de soie rouge…
— Je ne me souviens pas…
— C’est drôle !
— Pourquoi ?
— Il me semble que je l’avais
vue…
— Tu crois que le fils de ton
ami a vraiment besoin de…
— Ce n’est pas cela… Mais je me
souviens de cette trompette parce que c’était mon jouet préféré… J’aurais aimé
la retrouver…
— Cherche !
Le regard de M. Marbe au Petit
Docteur semblait dire : « Et voilà les enfants ! On a tout fait
pour eux ! Un beau jour, ils viennent avec des exigences, presque des
injures à la bouche ! Ils emportent tous les souvenirs pour les donner à
un inconnu. Tant pis si leur père en a le cœur qui saigne…»
Et cela aurait été très émouvant si
Dollent n’avait pas senti là-dessous quelque chose qui grinçait. Quoi ? Il
n’aurait pu le préciser.
C’était comme si, sous les mots qui
se prononçaient, d’autres mots – les seuls importants – eussent été
sous-entendus. Il avait l’impression nette que sous la comédie, voire sous le
vaudeville, c’était un drame qui se jouait, mais un drame dont il ne possédait
pas la clé.
— Tu la trouves ?
— Non !
Et le jeune homme avait un dur
regard pour son père.
— Tu veux fouiller la
maison ?
Or Claude ne disait ni oui, ni
non ! On pouvait croire qu’il allait le faire, que pour une trompette en
bois qui devait bien valoir trois francs ou cent sous, il allait bouleverser
les collections d’objets indigènes que l’ancien administrateur avait mis toute
sa vie à amasser.
La note presque comique fut donnée
par Héloïse. À son regard, quand elle surgit, essoufflée d’avoir monté les
marches, le Petit Docteur conclut qu’elle venait de s’offrir une forte rasade.
— Qu’est-ce que vous faites
ici ? s’étonna-t-elle.
— Claude emporte ses anciens
jouets pour les donner à un ami !
— Bon débarras !
— Il tient à ne rien oublier…
— Qu’il prenne donc tout ce
qu’il y a dans la maison. On pourra, après ça, faire le ménage… Qu’est-ce que
tu cherches, Claude ?…
— Une trompette en bois…
— Avec des lignes bleues et
rouges et un gros pompon rouge ?
— Oui…
— Elle est dans la garde-robe
de ton père… Je l’y ai encore vue l’autre jour… Même que je me suis demandé
pourquoi il serrait précieusement un objet de quatre sous avec ses vêtements et
son linge…
M. Marbe ne bougea pas. Il était
devenu plus pâle que d’habitude. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
— C’est vrai ?
Questionnait Claude en le regardant.
— Si ta tante le dit… Je ne
sais pas… C’est possible que cette trompette ait été rangée là par hasard… Vous
m’embêtez, à la fin, avec ces histoires de jouets, alors que j’ai d’autres
soucis…
Il s’emportait, pour la première
fois. Sa colère montait, mieux, sa rage.
— Ce que je ne comprends pas,
c’est qu’on choisisse le moment où j’ai un ami dans la maison pour m’assommer
avec ces histoires de jouets, et je me demande si je ne ferais pas mieux de…
— Où est cette armoire,
tante ? demandait calmement le jeune homme.
— Dans sa chambre.
Sans s’inquiéter de l’état de son
père, il descendit un étage. M. Marbe le suivit. Le Petit Docteur suivit à son
tour et Héloïse ferma la marche.
— Je m’étais toujours demandé
ce que cette trompette… murmurait-elle.
La porte de la chambre était
ouverte. M. Marbe ouvrait la garde-robe…
— Cherche… Prends-la si tu la
trouves…
Et il ricanait douloureusement comme
un homme blessé dans ses sentiments les plus chers.
Claude était déjà trop loin pour
reculer. Il fouillait parmi les vêtements et les piles de linge, glissait la
main derrière un rang de chaussures et d’espadrilles.
Alors, il y eut un moment où la
scène aurait dû atteindre au plus haut comique. C’est quand, dans cette
atmosphère tendue, le jeune homme brandit soudain un objet dont la
disproportion avec l’ambiance qui l’entourait était par trop flagrante :
une trompette en bois comme on en vend dans tous les bazars, au bariolage si
naïf que le Petit Docteur faillit éclater de rire.
Il se contint. Il jeta un coup d’œil
vers son hôte et il vit deux grosses larmes couler des yeux de M. Marbe.
— Il y a un tel désordre dans
la maison… balbutiait celui-ci d’une voix trouble, en détournant la tête.
III
Où le
Petit Docteur n’attend plus rien des visites nocturnes et où il fait appel,
comme collaborateur, à un inspecteur du
travail.
— Ne faites pas attention à mon
émotion, docteur… Si vous étiez père, vous me comprendriez… Remarquez que je ne
lui en veux pas…
Ils étaient tous les deux sur la
pergola. Claude entassait hâtivement les jouets dans sa voiture.
— Ce soir, nous monterons la
garde et…
— Si je suis rentré !
Rectifia Jean Dollent.
— Comment ? Vous
partez ?
— Une course à faire à Nice… Ne
vous inquiétez pas de moi…
— Mais si mon visiteur vient et
si…
Dollent se retint d’affirmer :
« Il ne viendra pas ! »
Il avait appris par expérience qu’il
ne faut jamais montrer trop d’assurance.
Claude était devant eux, sa voiture
chargée.
— J’espère, papa, que tu ne
m’en veux pas… J’avais promis… Je te demande pardon si je t’ai fait de la
peine… Mais avoue que ces jouets ne faisaient rien dans cette maison et qu’ils
seront mieux à leur place là où il y a un enfant pour s’en servir…
« Oui…» Fit le vieux de la tête.
— À bientôt… Je vous dis adieu,
docteur… Amusez-vous bien chez papa… Au revoir, tante…
Était-il gêné de son
insistance ? Il était plus gentil que tout à l’heure, comme soulagé d’une
inquiétude.
— Allons !… Un sourire… Et
qu’on ne parle plus de tout ça !…
Le sourire de M. Marbe fut amer,
malgré l’effort qu’il fit.
— Je file… Mes amis
m’attendent…
— Je file aussi… Ne vous
inquiétez pas de moi, monsieur Marbe…
— Mais…
Trop tard. L’auto du jeune homme
avait à peine parcouru deux cents mètres sur la route qui longe la côte en
direction de Juan-les-Pins, que le Petit Docteur sautait sur Ferblantine et
qu’il mettait en marche son moteur pétaradant.
Si on lui avait demandé à ce moment
après quoi il courait de la sorte, il n’aurait sans doute pas manqué de
répondre sans souci du ridicule :
— Après la trompette !
Et il faut croire que celle-ci avait
une certaine importance puisque, un peu avant d’arriver à Antibes, Claude se
retourna. Constata-t-il qu’il était suivi ? Il accéléra l’allure, mais
forcer celle de Ferblantine était difficile. Puis, au lieu de suivre la
grand-route de Nice, il s’engagea dans une première rue à gauche, puis dans une
rue à droite, puis vira encore à angle droit, fit une marche arrière, s’engagea
dans un passage qui paraissait à peine assez large pour une auto.
Quand, avec plusieurs minutes de
retard, le Petit Docteur arriva à l’entrée de ce passage, on ne voyait plus
rien, on n’entendait plus rien.
Il n’insista pas. Il dut, malgré les
promesses qu’il s’était faites, entrer dans un bistrot pour téléphoner. Il ne
savait même pas si la villa de M. Marbe avait le téléphone ; mais, par
bonheur, elle l’avait.
— Allô ! Ici le docteur
Dollent ! Voulez-vous être assez aimable pour me donner l’adresse de votre
fils à Nice… Vous dites ?… Mais non !… Ne vous inquiétez pas…
Oui ! Je serai sans doute de retour… Vous dites ?… Hôtel
Albion ?… Je vous remercie.
— Non, monsieur. M. Claude
n’est pas rentré… Il rentre rarement avant minuit et même beaucoup plus tard…
— Je vous remercie…
La fièvre était née, cette fièvre
que maintenant le Petit Docteur connaissait bien et qui lui venait chaque fois
que, dans une affaire, il avait enfin une idée… Une idée biscornue… Une idée
qu’il poursuivait avec d’autant plus d’acharnement qu’elle paraissait plus
invraisemblable…
— Dites-moi, garçon… Quel est
le corps de métier qui n’est libre que le mercredi et le samedi soir ?…
— Comment ?
— Je demande dans quelle
profession les gens ne sont libres que…
— Comment voulez-vous que je
vous réponde… Avant, les congés étaient fixes… Il y avait le jour des
coiffeurs, le jour des charcutiers, des bouchers, des… Aujourd’hui, avec toutes
les lois sociales, c’est trop compliqué. On travaille la plupart du temps par
roulement… Et ici à Nice, avec les casinos, ce n’est pas possible de s’y retrouver…
Pourtant, il fallait faire vite. Il
fallait trouver une solution, tout de suite.
— Garçon !
— Quoi ? fit celui-ci avec
méfiance.
— Qui est-ce qui s’occupe de
contrôler ces roulements, comme vous dites ?
— L’inspecteur du travail,
tiens donc !
— Je vous remercie !
Et dix minutes plus tard il était en
présence de ce fonctionnaire, qui l’écoutait avec stupéfaction.
— Comprenez-moi bien, monsieur
l’inspecteur… La question est très délicate… Il s’agit de quelqu’un qui n’est
libre que deux nuits par semaine, le mercredi et le samedi… Donc, les autres
nuits, il y a tout lieu de supposer que cet homme travaille, tout au moins
jusqu’à une heure assez avancée… Je ne connais rien de vos règlements, ni de la
constitution des équipes, mais on m’affirme que tout cela passe sous votre
contrôle… Quelles sont les professions qui travaillent de nuit dans un pays qui
ne comporte pas d’usines ?… Les croupiers, les garçons de casino, les
boulangers, les… voyons !…
— Il y a des permanences à la
compagnie du gaz et à l’électricité. Je ne parle pas de la distribution d’eau,
ni…
— Deux nuits par semaine,
monsieur l’inspecteur !… C’est ce qui doit nous guider… Oserais-je vous
demander de bien vouloir consulter vos dossiers ?…
Il était crispé, comme toujours dans
ces moments-là. C’est alors qu’il ressemblait quelque peu à un diable sortant
de sa boîte et trépidant de la tête aux pieds.
— Deux nuits… grommelait
l’inspecteur. C’est ce qui m’intrigue… Une seule, j’aurais compris… Attendez…
Dans certaines maisons, le travail de jour alterne avec le travail de nuit…
Mais, dans ces cas-là, c’est une semaine de nuit et une de jour… Il n’y aurait…
— Dites !
— Il n’y aurait qu’au Casino de
la Jetée… Et encore, il ne s’agit que des barmen !… Maintenant que vous
m’y faites penser… Ils s’arrangent pour avoir chacun deux nuits par semaine et,
ces jours-là, ils font l’apéritif du matin à la place…
— Merci… Je vous remercie…
Il était déjà dehors et l’inspecteur
du travail se demandait à quel original il avait eu affaire.
Quant au Petit Docteur, il courait
au Casino de la Jetée. Il payait son entrée. Il se précipitait vers le bar de
la première salle de jeu.
Boire ! Toujours boire ! À
cet instant, il se demanda si les policiers officiels avaient un budget spécial
pour la boisson, tant il constatait que la tâche de détective entraîne
d’obligations dégustatives.
— Un petit cocktail…
— Martini ?… Rose ?…
— Rose, si vous voulez…
Puis un autre, pour mettre le barman
en confiance.
— Dites donc… Vous êtes
nombreux, ici ?
— Comme barmen ? Une
douzaine…
— Je cherche un copain à vous
qui m’a donné rendez-vous et dont j’ai oublié le nom… Tout ce que je sais,
c’est qu’il est libre ce soir… Il est de jour le mercredi et le samedi…
— Un grand qui louche ?
— Comment s’appelle-t-il ?
— Patris…
— Et il habite ?…
— Je ne sais pas… Je vais le
demander au barman-chef… Sinon, je ne vois que Pierrot des Iles…
— Vous me donnerez son adresse
aussi ?… En attendant, remettez-moi ça…
Trois cocktails ! Mais, par
contre, deux adresses, dont une paraissait plus que précieuse : Pierrot
des iles habitait l’Hôtel Albion, dans une petite rue donnant sur la promenade
des Anglais.
— Un garçon entre deux âges,
n’est-ce pas ?
— Plutôt plus mûr… Pierrot doit
avoir maintenant dans les cinquante… Mais il a tellement roulé sa bosse… Entre
autres lieux dans le Pacifique. C’est pourquoi qu’on l’appelle Pierrot des
Iles… Puis dans une autre île dont il aime moins à parler et qui n’est autre
que l’île du Diable, à la Guyane… Si c’est lui que vous cherchez, vous le
trouverez vers huit heures au petit restaurant italien qui fait le coin de…
Non ! Même pour remercier son
interlocuteur, le Petit Docteur ne devait pas boire un quatrième cocktail.
IV
Qui
prouve que la fortune, qui est aveugle, peut parfois être muette, ce qui
ne fait pas l’affaire de tout le monde
— Pouvez-vous me dire si M.
Claude Marbe est rentré ?
L’Hôtel Albion était un hôtel assez
neuf, de second ordre, évidemment fréquenté par des employés de casino, des
danseurs mondains et des petites femmes.
— Il est rentré il y a une
demi-heure. Il a même monté un certain nombre de paquets. Mais je ne sais pas
s’il est ressorti… Allô !… Le cinquante-sept !… Allô !… Vous
dites ?… Le cinquante-sept ne répond pas ?… Merci.
Le portier grommela entre ses
dents :
— Pourtant, je ne l’ai pas vu
partir…
— Quel est le numéro de chambre
de Pierrot des Iles ?
— Le trente-deux… Vous voulez
que je téléphone pour savoir si…
— Ce n’est pas la peine… J’ai
rendez-vous…
Le Petit Docteur s’élança dans
l’escalier. Comme il approchait du trente-deux, il surprit des éclats de voix,
mais il était impossible de distinguer les paroles et il préféra frapper à la
porte.
Celle-ci s’entrouvrit prudemment. Un
homme, que le docteur ne connaissait pas, le dévisagea et grogna :
— Qu’est-ce que vous
voulez ?
Au même moment, Dollent distingua
une autre silhouette, celle de Claude. Claude le reconnut, s’étonna,
murmura :
— Laisse entrer…
Puis, méfiant :
— Qu’est-ce que vous êtes venu
faire ici ?
Ouf ! Le plus dur était
passé ! Maintenant, il était dans la place. Et, du moment que les deux
hommes étaient là, il était sûr de ne pas se tromper. Mais que savait-il, en
somme ? Rien, presque rien !
Il savait, pour être précis, que
depuis trois mois, Pierrot des Iles cherchait une trompette dans la villa de M.
Marbe et ne l’avait pas trouvée.
Il savait qu’en désespoir de cause,
il s’était adressé à Claude Marbe en lui offrant sans doute une forte somme
s’il parvenait à s’emparer de la trompette en question.
Il savait que la trompette était
passée par Tahiti.
M. Marbe avait vécu à Tahiti…
Pierrot des Iles avait vécu à Tahiti
avant de…
Une chambre banale, avec un étroit
cabinet de toilette. Les jouets étaient là, pêle-mêle dans les coins, et un
cheval avait eu la tête brisée en cours de route. Quant à la trompette, elle se
trouvait sur le lit.
— J’attends que vous vous
expliquiez, murmura Pierrot d’une voix sans tendresse.
— Voilà… Je suis venu vous
prévenir… Il vaut mieux que vous n’alliez pas cette nuit dans la villa de M.
Marbe. Il est vrai que vous n’en aviez sans doute pas l’intention, puisque vous
êtes enfin en possession de la trompette…
Pierrot l’examinait avec de petits
yeux inquisiteurs. C’était un homme que rien n’étonnait et qui ne se laissait
pas facilement impressionner…
— Dis donc, Claude !
grogna-t-il, hargneux. C’est toi qui me mets ce coco-là dans les pattes ?
— Je te jure que je l’ai semé à
Antibes… Et je me demande comment il a pu…
— Je vous expliquerai tout
cela, mes enfants, crâna le Petit Docteur. Vous êtes furieux, hein ? La
trompette ne vous a pas apporté ce que vous escomptiez ?…
— Vous n’appartiendriez pas à
la police, par hasard ?
— Moi ?… Jamais de la
vie !… Je suis médecin… Et ce que je cherche, en ce moment, c’est la
raison pour laquelle M. Marbe, qui est un homme paisible et craintif, tenait
absolument à tuer son visiteur nocturne qui ne lui faisait pourtant aucun mal
et ne lui volait rien…
Les deux hommes furent aussi étonnés
l’un que l’autre, mais le plus étonné était Claude, qui regardait son compagnon
dans l’espoir d’une explication.
— Vous dites, questionnait
Pierrot, qu’il voulait…
— Bah ! Il s’entraînait à
tirer au revolver dans l’obscurité… Ensuite, comme s’il craignait malgré tout
d’être accusé d’assassinat, il s’était assuré de ma présence… Je lui aurais
servi de paravent… J’aurais juré qu’il n’aurait tiré qu’en état de légitime
défense…
— Le salaud !…
— Tout à fait de votre avis…
Mais dites donc… La trompette…
— Vous, docteur, vous m’avez
tout l’air d’en savoir trop et pas assez… Hein ?… Est-ce que j’ai
raison ?… Vous comprenez qu’après avoir bourlingué comme je l’ai fait, je
commence à connaître la chansonnette… Et vous ne me ficherez pas la paix que
vous n’ayez tout compris… Or, je déteste qu’on fourre son nez dans mes
affaires… Quant à Claude, il en sait encore moins que vous… Je lui avais offert
seulement dix grands formats s’il m’apportait tous les jouets qu’il y avait
dans la maison de son père, y compris une trompette en bois…
Pierrot des Iles haussa les épaules.
— Maintenant, c’est trop
tard ! Mais il faudra bien que le cochon en raque une bonne partie, sinon…
C’est trop facile de jouer les honnêtes gens et de profiter du travail des
autres, qui paient par des années de dur…
« Tenez, docteur, puisqu’il
paraît que vous êtes docteur, je suis dégoûté… Oui, dégoûté !… Et si le
Marbe était ici…
Je te demande pardon, Claude, mais
le coup que m’a joué ton saligaud de père…
« Autant maintenant que je vous
affranchisse… C’était à Tahiti… Je bricolais… J’attendais les étrangers de
passage… J’avais un canot automobile avec lequel j’emmenais les amateurs faire
la pêche aux requins…
« Un jour, j’en embarque un… Un
Yankee… En chemin, je ne sais plus pourquoi, il ouvre son portefeuille et
j’aperçois quoi ? Quatre billets de dix mille dollars…
« Vous devez savoir que les
Américains, qui sont riches à en crever, tirent des billets de n’importe quelle
valeur : dix mille, cinquante mille, cent mille dollars… Il suffit de les
demander à la banque…
« Mon type, qui faisait le tour
du monde, m’explique que c’est moins volumineux à emporter…
« Bref…
Il y eut, dans la petite chambre, un
silence assez gênant, et Claude, comme le docteur, eut une respiration
difficile.
— Bref, il a été emporté par un
requin… Cela ne nous regarde plus… Cela m’a coûté assez cher… Quinze ans de
dur !… De bagne, si vous préférez, parce que ces messieurs n’ont pas cru à
l’histoire du requin…
« Seulement, pour ce qui était
des billets…
« J’allais parfois chez Marbe,
qui était un assez bon type et qui avait un gosse… J’y étais ce jour-là quand
j’ai appris qu’on allait me chercher des puces à cause du Yankee. J’avais les
billets dans ma poche…
« Pas si bête !… J’attrape
une trompette de bois qui traînait par terre et j’y enfonce mes quatre billets
pliés fin…
« Pensez qu’au cours
d’aujourd’hui, cela me fait dans les environs du million et demi de francs…
« Quinze ans de dur… Comme de
juste, on en sort sans un… Je me dis : « Il faut que je retrouve
Marbe… Il faut que je remette la main sur ma trompette…»
« Et voilà qu’il y a trois
mois, j’apprends qu’il a fait construire à Golfe-Juan une villa qui est un vrai
bric-à-brac…
« Je m’embauche au Casino… Deux
fois par semaine, je…
— Je sais ! Trancha le
Petit Docteur. Vous n’avez pas trouvé la trompette…
— Et j’ai chargé son fils…
— Je sais aussi…
— Le saligaud avait déjà…
— Je peux même vous dire la
date ! C’est deux ans environ après être rentré en France, et alors qu’il
vivait à Sancerre, avec sa sœur, qu’il a trouvé les billets dans la trompette…
Que faire ?… A-t-il deviné tout de suite que…
— Parbleu ! Les autorités
ont assez cherché les billets, à Tahiti, et des billets comme ceux-là… Mais il
savait que j’étais au bagne… Il en a profité… Il a fait construire une villa…
Il a dû planquer le reste dans les banques… Puis, quand il a appris par les
journaux que j’étais libéré… Quand il a commencé à entendre du bruit, la nuit…
Faut vous dire que j’étais bête. Je n’imaginais pas qu’il avait découvert la
cachette… Je croyais qu’un administrateur en retraite peut se payer une villa
comme la sienne…
« Je ne peux tout de même pas
aller trouver les autorités et leur dire : « Je réclame l’argent que
j’avais volé à l’Américain et qui est planqué dans une trompette chez…»
« Vous comprenez ?
« Et lui le sait, le
bougre !
« Seulement, il a peur…
Monsieur,
Considérant mon enquête comme
terminée et comme éclairci le problème que vous avez bien voulu me soumettre,
m’excusant d’autre part de ne pouvoir vous dire adieu ainsi qu’à votre
estimable sœur, je vous prie d’agréer… etc.
Docteur Dollent.
À quoi bon retourner là-bas ?
Pour saisir M. Marbe par les deux épaules et lui crier :
« Vous saviez très bien qui
était votre visiteur nocturne et vous ne craigniez nullement les
Tou-Papaou !… Mais vous n’osiez pas l’affronter tout seul… Vous n’osiez
pas le tuer tout seul… Vous aviez peur du geste et des responsabilités…
« Alors, comme il était prévenu
par votre fils – bien innocemment – de la présence de la police, vous
avez pensé à un amateur…
« Un amateur candide, a dû vous
dire votre ami le procureur de Nevers…
« Un amateur qui sera là pour
vous servir de témoin, pour affirmer que vous n’aviez tiré qu’en état de
légitime défense…
Vous me dégoûtez, monsieur Marbe…
« Vous avez profité de l’argent
d’un crime et vous feriez mieux… de…»
Huit jours passèrent. Pas de
nouvelles de Marbe. Par contre, une carte postale avec ces mots :
Ça va ! Je l’aurai jusqu’au
trognon.
Pierrot.
Puis, six mois après :
On a fini par s’arranger.
J’épouse Héloïse. On partage la villa et le fric.
Pierrot.
Ce fut la première aventure du Petit
Docteur comme détective privé.
— Et le chèque ? lui
demandait ironiquement Anna.
Car il lui avait donné à entendre
qu’un autre chèque… Mais il n’arriva jamais et il n’eut jamais non plus de
nouvelles directes de Marbe.
Les Maries du 1er Décembre 
I
D’un
souper de Noël qui ressemble à un concours de mensonge et d’un certain
Tonneau-d’Argent qui ressemble davantage encore à un repaire
de pirates
De la pluie et encore de la pluie,
en grosses hachures, en grosses gouttes glacées, en seaux, en tonneaux, de la
pluie dévalant sans fin d’un ciel bas et noir, comme si le monde devait à nouveau
périr du déluge.
Le train n’était pas encore entré en
gare qu’on recevait de Boulogne la vision de toits noirs et luisants, de rues
sombres où des silhouettes falotes passaient vite sous les parapluies. Il était
trois heures de l’après-midi et déjà on avait dû allumer les réverbères. Quant
à la Manche, qu’on avait un instant aperçue, ce n’était que du gris-noir aussi,
avec seulement les crêtes blanches des houles et les chalutiers à vapeur
remontant péniblement le courant du chenal.
Le Petit Docteur, tout barbouillé de
mélancolie, regarda par la portière au moment où le train s’arrêtait. Il vit,
vêtu d’un imperméable beige, son ami Philippe Lourtie, qui, l’attendait, et il
eut un poids de plus sur les épaules.
Était-ce possible que ce fût là le
Philippe Lourtie qui se mariait trois semaines plus tôt, le 1er
décembre ? Lourtie qui avait épousé Madeleine, c’est-à-dire la jeune fille
qu’il aimait depuis toujours ?
— Merci d’être venu, vieux… Je
savais que je pouvais compter sur toi… C’est tout ce que tu as comme
bagage ?
— Dans ta lettre, tu m’as
demandé de venir passer la nuit de Noël et peut-être un jour ou deux ensuite…
J’avoue que je n’ai pas bien compris… Si tu n’avais pas souligné par deux fois
qu’il s’agissait de ton bonheur…
La valise du Petit Docteur était
légère ; son ami la lui prit des mains et soupira :
— Avant d’aller à la maison, je
voudrais te mettre au courant… Si tu n’y vois pas d’inconvénient, nous
entrerons dans le premier café venu…
Le changement survenu en si peu de
temps chez Lourtie était tel que Dollent, méfiant, risqua :
— Tu ne t’es pas mis à boire,
au moins ?
— Ne crains rien… Dans quelques
minutes, tu sauras tout… Garçon ?… Pour moi, ce sera un quart Vichy… Et
toi ?
— Ma foi, il ne fait pas chaud
et je boirais bien un grog…
Philippe Lourtie avait vingt-huit
ans, deux ans de moins que Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit
Docteur. Ils avaient fait leurs études de médecine ensemble et, tandis que
Dollent se fixait à la campagne, dans les environs de La Rochelle, Philippe Lourtie
rachetait à Boulogne-sur-Mer une clientèle assez importante.
— Ne me regarde pas de la
sorte… C’est un peu gênant de me retrouver devant toi dans les conditions
présentes… Jusqu’ici, je t’ai toujours considéré comme un homme pareil aux
autres… Puis notre ami Magné m’en a tant écrit sur ton compte et sur tes
facultés extraordinaires… C’est un peu, maintenant, comme si j’étais en
présence d’un juge ou d’un confesseur…
« Écoute, Dollent… Tu connais
Madeleine, n’est-ce pas ?… En tout cas, tu connais son père, le docteur
Gromaire, qui est à Boulogne le meilleur spécialiste des maladies nerveuses…
C’est un nom… C’est une figure…
« Madeleine lui ressemble en ce
sens qu’elle n’a rien des petites jeunes filles d’aujourd’hui, qui ne pensent
qu’à paraître ou à s’amuser…
« Une femme de devoir, elle
aussi… Une femme capable de partager entièrement la vie d’un homme comme son
père ou comme moi.
« Je suis de Boulogne et nous
étions amis depuis longtemps… Il y a quelques mois, je lui ai demandé si elle
voulait devenir ma femme et elle a accepté… Nous nous sommes mariés le 1er
décembre et…
Le Petit Docteur devait faire un
effort pour suivre ce discours, tant il était pris par la contemplation de son
ami.
Certes, Philippe n’avait jamais été
un garçon folâtre. C’était un bûcheur, que tous ses professeurs – et ses
camarades, ce qui est plus rare – considéraient comme un des espoirs de sa
génération.
Mais, s’il était de nature assez
grave, il était remarquable par sa sérénité, par son calme, par son optimisme.
Or voilà qu’au seuil de sa vie
conjugale il apparaissait comme un homme agité, en proie aux pensées les plus
noires, au point que Dollent se demanda s’il ne ferait pas mieux de l’envoyer
comme malade à son beau-père.
— Inutile de te dire que je ne
suis ni romanesque, ni crédule. J’ai toujours été un scientifique, tu le sais,
un peu trop peut-être ! J’ai donc déjà examiné toutes les explications
possibles aux faits que je vais te raconter et je t’avoue que je n’en ai trouvé
aucune de satisfaisante…
« Peut-être, avec ton flair ?…
Ou plutôt avec ce sixième sens que tu possèdes, comme m’écrit Magné…
Ils étaient aussi peu à leur place
que possible dans ce café sordide des environs de la gare, où des bonnes femmes
de la campagne attendaient l’heure du train, certaines tirant leur goûter de
leurs cabas.
— Un premier fait, auquel je
n’ai attaché d’abord aucune importance… Nos fiançailles ont été rendues
officielles vers la mi-septembre… Or, dès cette date, j’ai commencé à recevoir
des billets anonymes disant tous à peu près la même chose… Je me suis contenté
de les jeter au panier, les jugeant par trop stupides…
« En voici le texte à peu
près :
Tant pis pour vous si vous épousez
Madeleine. Ce n’est pas la jeune fille que vous croyez.
— Tu en as parlé à ta
fiancée ? Questionna Dollent.
— Non ! C’était vraiment
trop grossier. Ces sortes de petites vengeances anonymes me dégoûtent et je
considérais Madeleine comme tellement au-dessus de tout soupçon…
— Continue… Tu t’es marié le 1er
décembre… Pas d’incident ?
— Aucun…
Il sembla pourtant au Petit Docteur
que son ami avait hésité, qu’il y avait eu comme un très léger nuage dans son
regard.
— Ne pouvant pas m’absenter
longtemps, sachant d’autre part que Madeleine avait depuis longtemps l’envie de
visiter Tunis, nous avons pris l’avion et nous sommes restés une semaine
là-bas…
— Sans qu’il se produisît rien
de particulier ?
— C’est-à-dire que nous avons
été heureux comme on doit l’être en pleine lune de miel… Le pays, tu le
connais, est pittoresque… Nous nous sommes intéressés à la vie indigène… Et
c’est au retour, brusquement…
Comme le regard du Petit Docteur
devenait plus aigu, Philippe s’empressa d’ajouter :
— Surtout, ne va pas imaginer
des choses extravagantes… Comme tout le monde, j’ai lu, étant jeune, de ces
histoires pittoresques d’envoûtement, de sort jeté par quelque sorcier, de
sectes secrètes, que sais-je encore ?… Je suis, je le répète, un
scientifique… Si nous avons visité les quartiers indigènes, si nous sommes
allés dans tous les endroits où se rendent habituellement les touristes, il n’y
a pas eu le moindre accrochage…
« Par contre, au retour, la
première lettre que j’ai reçue disait :
Vous n’avez pas voulu m’écouter.
Votre femme a une double vie. Je vous le prouverai bientôt si vous ne lui
parlez de rien. Dans le cas contraire, tant pis pour vous.
— Tu n’as toujours rien dit à
Madeleine ?
— Rien, répondit l’autre, un
peu honteux. Quand tu la verras, tu comprendras mon attitude. Il y a des femmes
qu’on ne souille pas avec de pareils propos…
— Ce billet était de la même
écriture que les précédents ?
— Aucun n’était écrit à la
main… Tous étaient tapés à la machine et le sont encore… Je ne reconnais même
pas les enveloppes parmi la quantité d’enveloppes commerciales que je reçois
chaque jour… Tu sais que j’ai acheté un gros cabinet…
— Ensuite…
— La seconde lettre après notre
mariage était plus précise :
Si vous voulez vous convaincre de la
vie double de votre femme, allez ce soir vers onze heures au Tonneau-d’Argent,
une taverne que vous trouverez sur les quais. Elle y sera. Si cependant elle ne
s’y trouvait pas, ne vous hâtez pas de crier victoire. C’est que l’affaire sera
remise au lendemain…
— Un instant ! Vous faites
chambre à part ?
— C’est moi qui l’ai exigé. Je
suis souvent appelé la nuit pour des malades. Madeleine est d’une santé
délicate. J’ai pensé que…
— Et tu es allé au
Tonneau-d’Argent ?
Philippe Lourtie baissa la tête.
— Tu l’as vue ?
— Non ! Mais…
Il ouvrit son portefeuille, en tira
une petite photographie assez mal prise où on voyait l’angle d’une taverne et
une jeune femme très nerveuse accoudée à une table, dans l’attitude de
quelqu’un qui s’impatiente à un rendez-vous.
— C’est Madeleine. Observe ses
voisins. C’est tout ce qu’il y a de plus crapuleux dans le monde de la
navigation, ou plutôt dans ce qui trafique en marge… Ne parle pas trop vite…
J’ai soumis cette épreuve à un expert photographe… J’ai en effet pensé à un
photomontage, c’est-à-dire à une photo truquée… Celle-ci ne l’est pas… Elle a
été prise, probablement, à l’insu du sujet, avec un Leica, un petit appareil
très puissant, facile à dissimuler et n’exigeant que très peu de lumière…
« D’ailleurs, je suis retourné
le lendemain au Tonneau-d’Argent… J’ai demandé à Jim, le patron, si une jeune
femme était venue la veille dans son établissement… Il a aussitôt regardé le
coin où la photo avait été prise…
« Je la lui ai montrée et il a
reconnu sa cliente…
« Si je ne l’ai pas rencontrée,
c’est qu’elle était venue, paraît-il, bien avant onze heures…
« — Qui a-t-elle
rencontré ? ai-je demandé.
« — Ça, je l’ignore… Le soir,
il y a tant de monde…
« — L’avez-vous vue
d’autres fois ?
« — Je ne pourrais pas le
jurer… Des hommes… Des femmes… C’est toujours plein, chez nous…
Et Philippe appela le garçon, jeta
de la monnaie sur la table, prit la valise du Petit Docteur. Dehors, il héla un
taxi en stationnement.
— Au Tonneau-d’Argent !
Les quais étaient visqueux et
puaient le poisson, car la saison du hareng battait son plein et on en
débarquait des wagons entiers des chalutiers amarrés les uns derrière les
autres.
— Je veux que tu connaisses
l’endroit… Après, tu verras ma femme et tu comprendras ma stupeur…
On descendait une marche. La longue
salle basse, aux poutres enfumées, n’était éclairée que par une seule fenêtre à
petits carreaux, si bien qu’il régnait une demi-obscurité. Cela tenait
davantage de la taverne anglaise de bas étage que du bistrot français.
Derrière le comptoir, Jim, qui
était, paraît-il, Australien et qui avait perdu un œil, Dieu sait où, observait
ses clients de son œil unique avec la méfiance de quelqu’un qui connaît son
monde.
C’était presque plein. Peu de
pêcheurs. Autant dire pas. Mais les matelots des charbonniers du grand bassin
et d’autres individus plus inquiétants, tous vivant en marge de la mer.
— Il n’y a qu’à prendre de la
bière ! dit Philippe. Tu te rends compte de l’endroit. Je me suis quelque
peu renseigné. À ce que l’on m’a dit, c’est ici que se font toutes les
contrebandes, toutes les affaires louches, tous les tripotages dont la police
ne tient pas trop à s’occuper… La semaine dernière, un matelot anglais sortant
d’ici, soi-disant ivre, est tombé dans le bassin et s’est noyé… On pense qu’il
a été poussé par quelqu’un…
— Et tu dis que Madeleine…
— Dans ce coin, à gauche…
Contrôle toi-même avec la photo…
« Remarque que, quand je lui ai
demandé si elle était sortie ce soir-là, elle m’a répondu que non… Autrement
dit, elle m’a menti, elle que je croyais incapable de mentir… Et ce n’est pas
tout…
Dollent commençait à avoir pitié,
car son ami était vraiment pénible à voir, tant sa nervosité était poussée au
paroxysme le plus douloureux.
— Écoute ceci : deux jours
plus tard, une lettre m’annonçait :
Vous verrez que votre femme vous
demandera mercredi d’aller à Rouen.
— Elle y est allée ?
Signe de la tête qui disait oui.
— Elle m’a raconté qu’elle
voulait rendre visite à une ancienne amie… qu’elle passerait sans doute la nuit
chez celle-ci…
— Tu ne l’as pas suivie ?
— J’ai essayé… Nous avons
chacun notre petite voiture. Mais je l’ai perdue de vue et…
Il tira de sa poche une nouvelle
photo. Celle-ci représentait une partie d’un dancing ou plutôt de ce qu’on
appelle une boîte de nuit. Madeleine, une fois encore, y figurait, assise à une
table, la mine toujours aussi anxieuse, et un jeune homme se penchait vers
elle.
— Voici ce que j’ai reçu le
lendemain… Or Madeleine m’a affirmé qu’elle n’avait pas quitté son amie…
Autour d’eux, la fumée était dense,
l’odeur d’alcool presque intolérable.
— Maintenant, tu vas connaître
ma femme… Elle ne sait rien de mes soupçons… Je n’ai pas le courage de lui en
parler… Remarque que je continue à croire en elle… Rien ne me fera admettre
qu’elle est indigne de moi…
« C’est ce mystère que je veux
percer à tout prix, que je te supplie de m’aider à percer…
« Inutile d’ajouter que j’ai
passé des nuits entières à tourner et à retourner les données du problème dans
ma tête…
« Je veux tout de suite écarter
certaines hypothèses qui sont les premières à venir à l’esprit.
« D’abord, Madeleine aurait pu
être entraînée dans certaines aventures par un frère ou un parent indigne… Tu
comprends ce que je veux dire… Ce cas a fait le sujet de maints romans
mystérieux que j’ai lus jadis. Mais il n’en est rien…
« Ses origines n’ont rien de
trouble… Tu connais son père et je le connais… Sa mère est morte voilà dix ans
et c’était une honnête femme, incapable de la moindre aventure.
« Ils n’ont jamais voyagé… Il
n’y a rien d’équivoque dans leur passé…
« Si bien qu’on en arrive
fatalement au cas de dédoublement de la personnalité. Or je m’empresse de te
déclarer que je n’y crois pas. Cela fait très bien dans les livres. Dans la
réalité, je n’ai jamais rencontré de cas de ce genre, ni mon maître Gromaire,
spécialiste depuis plus de trente-cinq ans des maladies nerveuses…
« Si elle n’a pas une santé
florissante, Madeleine n’en est pas moins saine de corps et d’esprit…
« Reste à savoir pourquoi, à
peine mariée, elle se rend dans un endroit comme le Tonneau-d’Argent, à mon
insu, et dans une infecte boîte de nuit de Rouen…
« Si cela continue, c’est moi
qui deviendrai fou !
« Viens !
Une maison particulière confortable
et assez vaste. Philippe Lourtie, dont les parents avaient de la fortune, avait
pu racheter un cabinet assez célèbre à Boulogne, si bien qu’à moins de trente
ans il avait déjà une importante clientèle.
S’il faisait encore un peu de
médecine générale, il tendait à se spécialiser dans les maladies nerveuses,
comme son beau-père, et il n’était pas douteux qu’un jour il prendrait la place
de celui-ci.
Cinq heures. La nuit était tombée
depuis longtemps.
Philippe fit entrer le Petit Docteur
dans un salon du premier étage, donna la valise à la femme de chambre et
appela :
— Madeleine !
Qui aurait pu se douter à ce moment
que la maison vivait dans le drame ? Une réconfortante odeur de
victuailles emplissait les pièces. Et comme il y avait du monde, ce soir-là,
Madeleine sortit de la cuisine, où, en bonne maîtresse de maison, elle
surveillait les derniers préparatifs.
— Excusez-moi, monsieur
Dollent… Je suis encore en tenue de travail… Mon mari a dû vous dire que nous
serions quelques-uns à souper et je me dois de…
Exactement la femme que Lourtie
avait décrite, moins jolie que belle, attirante, séduisante plutôt, mais d’une
séduction subtile.
Non pas une de ces femmes sur qui on
se retourne dans la rue, mais de celles qu’on apprécie à mesure qu’on les
connaît et dont on voudrait alors faire la compagne de sa vie.
Mais pourquoi cette nervosité ?
Était-ce donc un envoûtement ? Dollent n’allait-il pas s’écrier tout à
coup : « Écoutez, mes enfants ! Je me demande à quel jeu vous
jouez ! Vous avez tout pour être heureux ! Tout vous sourit et vous
êtes là à vous torturer, à vous épier, à souffrir l’un par l’autre… Si nous
nous expliquions une bonne fois, ne pensez-vous pas que nous pourrions ensuite
nous purger la bile par un bon éclat de rire ? »
Mais ne sortait-il pas du
Tonneau-d’Argent ? N’avait-il pas vu les deux photographies d’une
authenticité indiscutable ?
— Je vous demande pardon de
disparaître à nouveau, mais il me reste des ordres à donner, ensuite il faudra
que je m’habille… On va vous montrer votre chambre, monsieur Dollent…
— Quant à moi, je crois que
j’ai deux clients qui m’attendent en bas… Tu permets, Jean ?
Et le Petit Docteur se trouva, pour
un bon bout de temps, dans une chambre assez quelconque, une de ces pièces
inutilisées qu’on meuble de ce qui reste pour servir de chambre d’amis.
— Pourvu que la réunion ne soit
pas en smoking ! soupira-t-il. Je n’ai pas emporté le mien…
Il se changea. Il erra un peu dans
l’appartement, surtout dans les deux salons, le grand et le petit, qui étaient
bourgeois, sans rien de caractéristique.
— Tout pour être
heureux !…
Pas lui ! Il était à
cran ! Mais il savait maintenant que c’était un mauvais moment à passer.
N’en était-il pas ainsi dans chaque enquête ? On en sait trop et pas
assez. On n’a aucun fil conducteur, aucune base solide, aucune dominante, comme
il disait.
Alors, fatalement, le coup de
cafard.
— J’avais réussi deux ou trois
petites choses, c’est vrai ! Mais qui sait si ce n’était pas par
hasard ? Qui sait si je retrouverai l’inspiration ?
Que faire, tout seul, dans un
appartement qu’on ne connaît pas, tandis que l’hôtesse est affairée de son côté
et que l’ami reçoit ses clients au rez-de-chaussée ?
Il descendit. Il voulait voir le
salon d’attente. Il poussa une porte et se trouva en face d’une jeune fille aux
cheveux oxygénés, qui tapait à la machine dans un petit bureau.
— Pardon… s’excusa-t-il.
— Entrez, monsieur… Je suppose
que vous êtes le docteur Dollent ?… Mon patron m’a mise au courant de
votre visite… Je suis Mlle Odile, sa secrétaire… Vous désirez quelque
chose ? M. Philippe n’en a plus pour longtemps… Une vieille cliente qui
vient chaque semaine et qui est un peu maniaque… Quelle ville triste que la
nôtre, n’est-ce pas ?
— Vous êtes de Boulogne ?
— Oui… J’habitais la même rue
que M. Philippe. Il remarqua que pas une seule fois elle ne disait M. Lourtie,
ce qui lui eût paru plus naturel.
— Il était déjà un jeune homme
que je n’étais qu’une petite fille. J’ai suivi les cours de Pigier… Quand j’ai
su qu’il demandait une secrétaire… Voilà maintenant quatre ans que je suis avec
lui… Déjà, quand il préparait sa thèse, c’est moi qui tapais les brouillons à
la machine…
Cela servirait-il ? Faute de
mieux, il nota dans un coin de sa mémoire, comme il aurait écrit en marge d’un
livre : Mlle Odile. Jolie, pétillante, audacieuse. Connaît Philippe depuis
son enfance. S’est en quelque sorte imposée à lui. Toutes les chances pour
qu’elle en soit amoureuse.
Et après ? Ce n’était pas
d’Odile qu’il s’agissait, mais de Madeleine.
La visite médicale prenait fin.
Lourtie apparaissait, le front barré d’une ride profonde.
— Ça va, Odile… Vous pouvez
aller… Toi, si tu veux venir prendre un verre dans mon cabinet… Qu’est-ce que
tu bois ?… Je téléphonerai là-haut qu’on nous descende une bouteille et
des verres…
Eh bien ! Le Petit Docteur n’en
fut pas fâché. Et c’était plutôt de sa part superstition qu’ivrognerie. Dans
toutes ses enquêtes, il avait été amené à boire, plus ou moins par hasard, et
il commençait à trouver que cette maison était plutôt sèche.
— Madame est servie !
— Si vous voulez passer à
table… Je vous préviens que c’est un souper tout à fait intime… Il y a si peu
de temps que nous sommes mariés que nous ne sommes pas encore organisés…
Elle sourit à l’adresse de son mari,
mais le sourire avait beau relever le coin de ses lèvres, son visage restait
triste, inquiet.
Comme Dollent l’avait prévu, les
hommes étaient en smoking et il était le seul en veston. Tandis qu’on prenait
place, il fit mentalement un schéma de la table. En dehors de Madeleine, de
Lourtie et de lui, il y avait là :
1° Émile Gromaire, le père de
Madeleine, un homme de soixante-cinq ans environ, gris de poil, aux sourcils
épais, habitué à être obéi et admiré.
Pourquoi Gromaire, à qui n’avait pu
échapper la nervosité de sa fille et de son gendre, ne cessait-il de
répéter :
— Comme ils sont heureux !
C’est une joie de passer quelques heures chez des gens heureux !
2° M. Boutet… Encore un
médecin !… C’était un souper de toubibs !… M. Boutet, lui, était le
prédécesseur de Lourtie dans la maison. À soixante ans, il avait pris sa
retraite et partageait son temps entre Boulogne et la Côte d’Azur, où il devait
d’ailleurs se rendre pour les fêtes du Nouvel-An ;
— Je suis ravi, disait-il, de
trouver ces enfants en bonne santé… Son voyage en Tunisie a fait à votre fille
Madeleine tout le bien du monde…
Encore un qui mentait, et il mentait
davantage lorsqu’il adressait à sa femme des sourires amoureux, car…
3° Mme Boutet. Non pas une femme,
mais une caricature de femme, longue, noire comme un pruneau, sèche, désagréable,
méfiante, fielleuse…
— N’est-ce pas, Albert,
murmurait-elle à son mari, que ces enfants sont attendrissants ?
Or, ils n’étaient pas attendrissants
du tout et on sentait la gêne peser sur l’assistance.
4° Samuel Kling. Celui-là, le Petit
Docteur l’avait déjà rencontré. C’était un ami d’enfance de Lourtie. Ils
étaient de la même année. Ils avaient choisi la même spécialité et avaient
travaillé tous les deux avec le père Gromaire.
Kling observait chacun à la dérobée.
On venait de servir une bisque d’écrevisses. Il était évident, à sa moue, qu’il
avait horreur de ça.
— C’est délicieux !
s’extasiait-il. Madeleine, vous avez une cuisinière étonnante… Ou alors vous
savez comme pas une lui donner des ordres…
Tous mentaient !
Mais ce qui était le plus
extraordinaire, ce qui, après un certain temps, devenait hallucinant, c’est que
tous éprouvaient le besoin de manifester une bonne humeur artificielle, de
laisser éclater une joie qu’ils ne ressentaient pas.
Cela ressemblait à une scène d’orgie
jouée par de mauvais acteurs dans un petit théâtre, alors que le rôle de Néron
est tenu par un maigre jeune homme qui a dîné d’un croissant et que les
courtisanes sont de pauvres filles efflanquées, ramassées sur le trottoir.
— Ce voyage en avion a dû être
délicieux, n’est-ce pas, chère amie ? disait le docteur Boutet, qui
semblait toujours craindre les regards de sa femme.
Et Madeleine, qui pensait
manifestement à autre chose, laissait tomber :
— Délicieux !…
Peut-être, n’ayant pas bien entendu,
croyait-elle qu’il s’agissait toujours du potage ?
Quant à Philippe, il souffrait. Il
n’osait pas se tourner vers sa femme. Parfois il levait les yeux vers son
beau-père.
C’est un de ces regards-là que le
Petit Docteur surprit, et il en fut étonné.
« Tiens ! tiens !
fit-il à part lui. On dirait que mon ami Philippe se méfie de Gromaire… On
pourrait presque croire qu’il en est jaloux !…»
Il est vrai que, l’instant d’après,
Philippe lançait exactement le même coup d’œil au jeune Kling.
« Jaloux de Kling aussi ?…
Mais alors, c’est une maladie !… Est-ce que, par hasard, ce pauvre
Philippe serait…»
Non ! Il ne fallait pas se
laisser aller à des conclusions prématurées. Tout le monde était sur les nerfs.
Le temps y contribuait. Il y avait des semaines que ces gens-là pataugeaient
dans la pluie et dans la boue et devaient allumer leurs lampes une bonne moitié
de la journée, parfois la journée tout entière.
— Ce homard à l’américaine…
commença le docteur Boutet…
Sa femme devait être tourmentée
depuis un moment du besoin d’être désagréable, car elle articula d’une voix
pointue :
— Pourquoi dis-tu ça ?… Tu
sais bien que tu n’aimes pas le homard…
II
Où le
Petit Docteur n’est pas fier de constater combien il est difficile
d’être à la fois détective et homme du monde
Était-ce sa faute ? Est-ce que,
oui ou non, son ami Lourtie l’avait fait venir de Marsilly, par un temps à ne
pas mettre un chien dehors, pour découvrir la vérité ?
« Tant pis, mon pauvre
Philippe, avait-il maintenant envie de lui dire. On ne fouille pas dans l’âme
humaine avec des gants, et ce n’est pas quand vous leur demandez poliment ce
qu’ils pensent, que les gens vous avouent la vérité. »
En fait de vérité, il venait bel et
bien de mettre les pieds dans le plat. Et il se rendait compte que les
locutions populaires comme celle-là ne sont pas tellement exagérées.
Si, vers la fin de ce triste repas
de Noël, il avait tranquillement retiré ses chaussures et si, levant les pieds,
il les avait posés dans le saladier, il n’aurait sans doute pas été regardé
avec plus de sévérité qu’il ne le fut lorsqu’il lança soudain d’un air
innocent :
— À propos… Je ne sais pas si
vous avez lu dans les journaux… Les Américains viennent de mettre la main sur
toute une bande qui s’occupait du trafic des stupéfiants… Or savez-vous qui on
a trouvé à la tête de cette bande ?… Un des médecins les plus connus de
New York, qui avait sa clinique à lui… C’est sous le couvert de cette clinique,
précisément, qu’il parvenait à se procurer la drogue au nez et à la barbe de la
police…
Un silence épais, un silence à
couper au couteau. On n’entendait que le battement de la pluie sur les volets
et une vague rumeur, qui devait être celle de la mer.
Le Petit Docteur aurait dû s’en
tenir là. Rien que le visage de sa voisine, l’affreuse Mme Boutet, était
révélateur. Mais pouvait-il savoir, lui qui était arrivé du jour même, ce que
tout le monde savait à Boulogne, c’est-à-dire qu’elle s’adonnait à la
morphine ?
Il lui sembla que Lourtie lui jetait
un regard suppliant.
Madeleine était devenue très pâle et
se penchait vers son assiette, tandis que la fourchette tremblait visiblement
dans ses mains.
Le docteur Kling avait relevé la
tête comme si un animal l’eût piqué, et regardait l’intrus avec une manière de
défi.
Enfin M. Gromaire devait
désapprouver cette sortie, car, sous ses gros sourcils, les prunelles étaient
dures.
Hélas ! N’existe-t-il pas un
vertige de la gaffe, une force qui nous possède à certains moments et qui nous
pousse à faire ce que nous sentons qu’il ne faut pas faire ?
Jean Dollent toussa comme pour
s’éclaircir la voix et poursuivit :
— Étant donné la situation de
Boulogne, en face de la côte anglaise, étant donné aussi le trafic de son port,
je ne serais pas étonné que ce soit un des centres de la drogue.
Silence toujours. Rien que des
bruits de fourchettes et la pluie, encore et éternellement la pluie.
Il était trop tard pour reculer. Le
Petit Docteur était lancé. Il voulait en avoir le cœur net, voir quand ces gens
réagiraient, et, ricanant, il continua :
— Je me demande si, ici aussi,
c’est un médecin qui dirige l’organisation…
Alors ce fut la voix rocailleuse du
docteur Gromaire qu’on entendit :
— Je me permettrai de faire
remarquer à notre jeune confrère, laissa-t-il tomber, qu’il se dépense assez
d’héroïsme dans notre profession, la plus belle et la plus noble à mon sens,
pour qu’on ne s’appesantisse pas comme à plaisir sur de rares brebis galeuses.
Vous êtes arrivé à Boulogne cet après-midi, monsieur Dollent ? Puis-je
vous demander si tout ce que vous avez trouvé d’intéressant dans notre ville
est cette question que vous soulevez ?
Que répondre ? Que faire, sinon
piquer un fard ? Jamais le Petit Docteur n’avait été remis à sa place
d’une façon aussi touchante, et il jonglait maladroitement avec une grande
feuille de salade. Il se croyait au bout de ses peines. Il espérait que
quelqu’un allait venir à son secours, mettre la conversation sur un terrain
moins brûlant. N’était-ce pas le devoir de Lourtie, par exemple, de le tirer de
là ?
Au lieu d’une aide, il trouva un
adversaire de plus, et un adversaire de taille, en la personne de Samuel Kling.
— Je pense que le docteur
Dollent est arrivé par le train de trois heures ? commença-t-il d’une voix
qui ne présageait rien de bon.
— C’est exact.
— Cela ne m’étonne plus qu’il
s’intéresse aux affaires de stupéfiants, puisque à quatre heures déjà il
sortait d’un endroit malheureusement célèbre qui s’appelle le Tonneau-d’Argent…
Impossible de regarder tout le monde
à la fois. C’était déjà difficile de conserver son sang-froid. Mais il
n’échappa point à Dollent que les paupières de Madeleine battaient, que ses
narines se pinçaient, qu’elle se retenait au bord de la table comme quelqu’un
qui a peur de s’évanouir.
Pourquoi Philippe n’intervenait-il
toujours pas ? Pourquoi laissait-il croire que le Petit Docteur était seul
au Tonneau-d’Argent ?
— Je préférerais que cet
entretien en restât là ! Coupa le père Gromaire, avec une telle sévérité
qu’on put croire qu’il était prêt à quitter la table.
Heureusement, le repas touchait à sa
fin ! Les dernières minutes furent pénibles. Chacun cherchait quelque
chose à dire. On parlait du bout des lèvres, sans conviction, dans le seul but
de tuer le temps.
Madeleine put enfin se lever et
annoncer avec un pauvre sourire :
— On nous servira le café au
salon… Ces messieurs pourront fumer… N’est-ce pas, madame Boutet ?
— Je fume moi-même…
Alors !…
Un peu de désordre, comme toujours
quand on quitte la table. La jeune femme gardait plus de sang-froid que le
Petit Docteur n’aurait cru, puisqu’elle parvint à passer tout près de lui et à
murmurer :
— Je vous en supplie !…
De quoi le suppliait-elle ? De
se taire ? Pourquoi ? Que craignait-elle ?
M. Gromaire affectait de ne pas
s’occuper de Dollent, qui alla mélancoliquement s’accouder à la cheminée. Il ne
sut pas au juste comment Philippe Lourtie et Kling quittèrent la pièce, mais il
entendit bientôt des éclats de voix derrière une porte.
Le cabinet de Philippe était au
rez-de-chaussée, ainsi que son bureau. Mais il y avait près du salon une petite
pièce qui constituait comme un bureau privé, intime, et c’est de là que
venaient comme les éclats d’une dispute.
C’était si flagrant que chacun
tendait l’oreille. Il était impossible de faire semblant de ne rien entendre.
Et on restait là, en suspens, une tasse de café à la main…
Pauvre Madeleine, qui voulait encore
donner le change, contre toute vraisemblance, et qui s’écriait :
— Quelle idée de discuter
politique un jour comme aujourd’hui !
Mais ils ne discutaient pas
politique, et la preuve, c’est que le seul mot qu’on put distinguer, et qui fut
prononcé à plusieurs reprises, était le nom de Madeleine.
La porte, d’ailleurs, ne tarda pas à
s’ouvrir sous une poussée violente. On vit Kling, rouge de fureur, qui
traversait le grand salon sans saluer personne, passait dans l’entrée, prenait
son manteau et son chapeau et se précipitait dans l’escalier.
Quelques instants plus tard, la
porte d’entrée s’ouvrait et se refermait avec fracas, laissant comme un écho
lugubre dans toute la maison.
— Je ne sais pas ce qui lui a
pris… expliqua mollement Philippe. C’est un drôle de garçon…
— C’est un garçon de valeur…
riposta son beau-père.
— C’est possible, et c’est
aussi mon avis… Cela ne l’empêche pas d’avoir un fichu caractère… Qu’est-ce que
vous prendrez, madame Boutet ?… Chartreuse ou fine ?…
Chacun avait hâte d’être dehors,
maintenant qu’il était trop tard pour réparer les dégâts. Mme Boutet se
plaignit la première de migraine et s’en alla avec son mari, non sans remercier
de cette « si agréable et délicieuse soirée »…
C’était l’heure où, dans toutes les
églises du monde, la foule était réunie autour de crèches naïvement bariolées
et où des chants montaient avec la fumée des encensoirs.
— Il est temps que je m’en
aille aussi ! grommela Gromaire.
Et il avait à peine disparu que
Madeleine soupirait :
— Vous permettez que je me
retire ? Je suis un peu lasse… Philippe et le Petit Docteur restaient en
tête à tête, et le pauvre Dollent ne s’attendait certes pas à ce qu’il reçut.
— Tu l’as fait exprès,
oui ?… Tu te rends compte de la situation dans laquelle tu nous a
mis ?… Si c’est de cette manière que tu as l’habitude de conduire tes
enquêtes, je ne t’en fais pas compliment… J’avoue que, si j’avais su…
Il n’acheva pas, mais on
comprenait : « Je t’aurais laissé dans ton trou de Marsilly et je me
serais occupé moi-même de mes affaires ! »
Que répondre ? Se fâcher ?
Riposter dramatiquement : « Fort bien ! Je m’en vais !
Qu’on me rende ma valise…» ?
Mais c’était ridicule. Elle avait
déjà été vidée, les vêtements rangés dans l’armoire ; le pyjama attendait
sur le lit de la chambre d’amis…
— Je te demande pardon, vieux…
J’ai cru bien faire…
Je pense encore que cela n’a
peut-être pas été tout à fait inutile…
— Tu prétends que cela t’a
renseigné sur ce que ma femme va faire dans cette maudite auberge ?
— Je n’ai pas dit cela…
— Alors ?
— Alors, rien… Va dormir…
Repose-toi… À ta place, je prendrais un peu de bromure…
Et le Petit Docteur gagna
mélancoliquement sa chambre.
Il s’était éveillé, comme toujours,
à six heures du matin. Que faire à cette heure dans une maison endormie ?
Les yeux ouverts, il entendit
d’abord la servante qui descendait et qui allumait du feu dans la cuisine, puis
une femme de chambre, au-dessus de sa tête, qui se lavait à grande eau.
À sept heures, il se leva, alors que
d’autres bruits commençaient à être perceptibles dans la maison, et, une fois
habillé, sortit de sa chambre, hésita, haussa les épaules, gagna le palier,
puis l’escalier, tira la chaîne de la porte d’entrée et se trouva dehors, où,
pour changer d’avec le déluge de la veille, il tombait une pluie fine.
Le jour se levait seulement. Des
gens sans gaieté partaient pour leur travail. Les grues du port fonctionnaient.
Les chalutiers rentraient, manœuvraient dans le bassin, où des hommes en ciré
et en bottes lançaient de lourdes amarres détrempées.
Qu’est-ce qui n’allait pas dans
cette affaire et pourquoi le Petit Docteur, si heureux d’habitude quand il se
trouvait en face d’un mystère, était-il plutôt comme accablé d’une tristesse
sans base précise ?
Ce qu’il y avait ? Cela n’avait
peut-être pas de sens. Il n’aurait pas osé le dire à quelqu’un. Ce qu’il y
avait, c’était quelque chose de faux !
Il n’aurait pas pu préciser
quoi ! Quelque chose qui ne rendait pas un son net !
Il pensait à Madeleine… N’était-ce
pas exactement le genre de femme qu’il aurait voulue pour compagne ?
Philippe, il le connaissait bien,
était le garçon le plus droit de la terre…
La réputation du père Gromaire
n’était plus à faire… Kling lui-même était un sujet brillant, et le Petit
Docteur avait senti chez lui une passion contenue…
Une passion pour Madeleine, il
l’aurait parié. Mais comment ne voir dans cette affaire qu’une banale histoire
d’amour ? Madeleine était trop propre pour appartenir à deux hommes. Et si
Kling lui avait donné quelque rendez-vous, ce n’était sûrement pas au
Tonneau-d’Argent…
Enfin, pourquoi tout le monde
avait-il réagi aussi violemment quand il avait parlé de drogue ?
Il l’avait fait à tout hasard.
Pensant à l’étrange estaminet et à la boîte de nuit de Rouen, il s’était dit
que le seul lien possible entre ces deux endroits était la drogue…
Et il avait lancé sa phrase en
l’air, sans se douter qu’elle allait lui retomber si lourdement sur le nez.
Pourquoi Kling et Philippe
s’étaient-ils disputés en prononçant plusieurs fois le nom de Madeleine ?
« Mon petit Jean, je vais te
dire ce que tu aurais de mieux à faire, mais je sais bien que tu ne le feras
pas… Il y a un bon train à dix heures… Tu as le temps d’aller prendre tes
bagages et de déclarer à ton ami Philippe que, décidément, tes qualités de
détective ne sont pas à la hauteur d’une situation aussi embrouillée… Anna se
moquera un peu de toi en te voyant revenir si vite, mais du moins…»
Allons donc ! Au lieu d’agir de
la sorte, voilà qu’il était debout, les pieds dans une boue noire pleine
d’entrailles de poissons, en face du Tonneau-d’Argent. Le patron, Jim, était
occupé à retirer les volets de la devanture. Il portait des sabots vernis, un
chandail bleu et une casquette de marin.
Le froid humide perçait les
vêtements. Le Petit Docteur entra et s’accouda au comptoir, derrière lequel des
quantités ahurissantes de bouteilles contenaient tous les alcools du monde.
— Un grog… bien chaud…
Il inspectait autour de lui la salle
vide où traînaient des verres sales et assez de mégots pour en remplir une
poubelle. Qu’est-ce que cette salle pouvait lui apprendre ?
— Dites donc, patron…
L’œil unique fixa sur lui un regard
plein de méfiance.
— Vous vous souvenez de
moi ?… Je suis venu hier avec un ami… Vous savez, celui qui vous a montré
une photographie de jeune dame…
— Et après ?
— Oh ! Ne craignez rien…
Je ne veux rien vous demander de compromettant… J’aimerais seulement savoir si
cette jeune femme est venue souvent ici le soir…
Jim hésitait et on pouvait se
demander s’il n’allait pas prendre son petit client par la peau du cou et le
déposer sur le trottoir. Sa bouche molle esquissait une moue qui ne présageait
rien de bon, et le Petit Docteur n’était pas trop rassuré en trempant ses
lèvres dans le grog bouillant.
— Vous la connaissez ?
Heu !… Très peu…
— Eh bien ! Moi, je la
connais…
Cela encore, il le disait comme une
menace.
— Et je ne tiens pas à avoir
d’histoires, vous comprenez ? Des marins, des gens de notre bord, ça va…
Je connais aussi le monsieur qui était avec vous hier… C’est un docteur… Même
qu’il a soigné ma première femme… Alors, quand je vois des gens comme ça venir
ici… Et quand je m’aperçois qu’ils se font photographier dans mon
établissement, je ne peux pas m’empêcher de me demander…
— Un instant… Vous venez de
dire…
Le cœur du Petit Docteur avait
bondi. Enfin une petite toute petite éclaircie dans le ciel sombre de son
enquête !
— Ils se sont fait
photographier ?
— Ne faites pas l’imbécile… Ils
ne sont pas venus avec le photographe, le magnésium et tout comme pour une
noce… N’empêche que le docteur est entré un beau soir et m’a montré le portrait
de sa femme en me demandant si je la reconnaissais… Je n’avais pas besoin de la
reconnaître, puisqu’on voyait très bien le coin, là-bas, avec le pot en grès
qui est juste au-dessus de la table…
« C’est déjà embêtant, pas
vrai ?… Ce sont les gens du monde qui, pour des histoires d’amour,
n’hésitent pas à se tirer des coups de revolver…
« Et je ne tiens pas à voir ces
choses-là ici…
« Mais quand elle est venue à
son tour… et…
Le Petit Docteur souriait. Ce
n’était plus le même homme. Sa torpeur l’avait abandonné. Plus de mauvaise
humeur, plus d’angoisse.
— Elle vous a montré une
photographie ?
— Bien sûr ! Celle de son
mari, parbleu ! Prise à peu près à la même place… Et elle m’a demandé,
tout comme lui, s’il venait souvent…
— Qu’est-ce que vous avez
répondu ?
— Que je ne m’occupais pas de
mes clients…
— Qu’est-ce que vous prenez,
Jim ?… Mais si !… Je tiens à payer une tournée et à trinquer avec
vous… Dites donc… Est-ce qu’il y a de bons trains pour Rouen ?…
Non ?… Pas à cette heure-ci ? Et en auto ?… Vous avez le
téléphone ?… Vous voulez m’appeler un taxi… Une grosse bagnole si
possible… C’est pour faire de la route…
Il but un second grog en attendant.
Jim, qui allait toucher une forte ristourne sur le taxi, insista pour lui en
offrir un troisième, et un quart d’heure plus tard, c’était un Petit Docteur
presque béat qui s’installait sur les coussins de l’auto, tandis que celle-ci
prenait la route de Rouen.
Il ne put s’empêcher de sourire en
pensant que Philippe et Madeleine allaient se demander ce qu’il était devenu
et, sans doute, se reprocher d’avoir été trop durs avec lui.
— Tant pis ! Cela leur
fera du bien…
Une route magnifique, mais luisante
comme un miroir, au point que les arbres s’y reflétaient. Rouen…
— Où est-ce que je vous
dépose ?
— Au Monico…
Le soir, la boîte de nuit était
peut-être avenante avec ses lumières bariolées, mais, au jour, c’était assez
pisseux. Une porte entrouverte flanquée d’affiches, avec un panneau empli de
photos de danseuses plus ou moins nues. Une poubelle pleine de serpentins et
des balles de coton devant la porte. Une femme qui balayait les escaliers…
— Est-ce que le patron est
ici ?
— M. José doit être dans la
salle…
Il le trouva, en compagnie d’un
électricien qui réparait un projecteur. Un étranger, évidemment !
— Vous désirez ?
— Une question d’abord… Est-ce
que, chaque soir, vous êtes dans votre cabaret ?
— Bien entendu… Ce serait du
joli si je n’y étais pas… Mais cela ne me dit pas pourquoi…
— Un instant… Je voudrais
savoir si, récemment, une jeune femme… une jeune femme très comme il faut… ne
vous a pas demandé, à vous ou à un de vos maîtres d’hôtel, de reconnaître une
photographie…
Inutile d’insister. M. José avait
tressailli. Il réfléchissait, se demandant à qui il avait affaire.
— C’est-à-dire que…
— Une jeune femme assez grande
et blonde… Elle était assise dans ce coin, près de la colonne… Il y avait à
côté d’elle un jeune homme très brun…
— Eusebio…
— Qui est Eusebio ?
— Mon danseur… Il a voulu
l’inviter, comme c’est son métier… Elle a refusé, mais elle lui a demandé, en
lui montrant une photo…
— Eusebio a reconnu la
photo ?
— Non… C’était une photo
d’homme… Il est certainement venu ici, puisqu’il a été photographié au bar…
Mais on ne l’a pas remarqué… Il faudrait questionner toutes ces dames pour
savoir…
— Merci… C’est tout… Au revoir,
monsieur José…
L’instant d’après, le Petit Docteur
quittait avec joie cette atmosphère sordide des coulisses du plaisir pour
émerger sur le trottoir. Son chauffeur était là, inquiet.
— Vous est-il possible de me
reconduire à Boulogne avant le déjeuner ?
— Si nous partons tout de suite
et qu’il ne pleut pas trop…
Miracle ! Tant qu’ils furent
sur le plateau d’Artois, il ne tomba pas une goutte d’eau et on aperçut même un
soleil un peu pâle, mais qui n’en était pas moins réjouissant à voir.
À midi, on pénétrait dans les rues
de Boulogne et l’eau du ciel, comme à un signal, recommençait à tomber.
À midi dix, le Petit Docteur
pénétrait, tout affairé, dans la maison des Lourtie, s’élançait dans l’escalier
conduisant au premier, s’arrêtait net en pensant soudain que…
Il avait été tellement heureux de
ses deux découvertes qu’il ne s’était pas aperçu tout de suite qu’elles
n’expliquaient rien, que le plus difficile, le plus grave aussi, restait à
faire.
Comme il était là, hésitant, quelqu’un
se pencha sur la rampe, une voix douce et triste prononça :
— Montez, docteur… Je voudrais
vous parler un instant… C’était Madeleine, qui avait dû le guetter toute la
matinée !
III
Où il est
démontré que quelqu’un a organisé scientifiquement une véritable
bataille des nerfs.
— Entrez ici, docteur… Ce
bureau est plutôt le mien que celui de mon mari…
Il s’agissait du petit bureau où, la
veille, avait eu lieu l’orageuse explication entre Lourtie et le docteur Kling.
— Asseyez-vous… Je vous attends
depuis ce matin… Mon mari est à l’hôpital, bien que ce soit fête, et je ne
crois pas qu’il rentre d’ici une demi-heure… Je tenais à vous voir avant…
Elle avait dû se doper, car elle
était plus calme que la veille, mais d’un calme quasi effrayant, tant on
sentait qu’il n’était que l’œuvre de sa volonté tendue.
— Je sais bien que vous n’êtes
pas obligé de me répondre… Mais peut-être aurez-vous pitié d’une femme ?…
Peut-être comprendrez-vous aussi que je suis prête à tout entendre ?…
J’allais ajouter à tout admettre…
Il ne bougeait pas. Il s’efforçait
de ne rien laisser voir de sa pensée.
— Depuis combien de temps
travaillez-vous avec lui ? Et elle avait posé cette question comme
quelqu’un qui en mesure tout le poids, toute la gravité.
— Vous me comprenez ?… Je
vous répète que je suis prête à tout admettre… Je n’en peux plus… Si je ne lui
ai pas parlé encore…
— Vous ne vous êtes pas vus ce
matin ?
— Philippe est à l’hôpital
depuis huit heures… Il m’a seulement téléphoné pour me demander si vous étiez
rentré… Il aurait voulu, dans ce cas, que vous alliez le rejoindre… Maintenant,
cela ne vaut plus la peine… Alors, docteur Dollent ?… Depuis combien de
temps travaillez-vous avec lui ?…
La difficulté était de rester
impassible, de ne pas répondre, de ne pas sourire, d’avoir l’air de garder
farouchement un lourd secret, et le Petit Docteur, pour se donner une
contenance, alluma une cigarette.
— Vous ne voulez rien dire,
n’est-ce pas ?… Vous ne voulez pas le trahir… Mais si je vous apprenais
que j’en sais plus qu’il ne croit ?… Tenez !… Rien que votre visite…
Est-ce naturel qu’un homme amoureux, après trois semaines de mariage, invite
pour plusieurs jours un ami qu’auparavant il voyait à peine une fois par
an ?…
— Je m’excuse de vous avoir
importunée et je vous jure que si j’avais su que…
Elle frappa du pied avec impatience.
— Il ne s’agit pas de cela et
vous ne l’ignorez pas… Il n’est pas dans les habitudes de Philippe, qui est
terriblement occupé, d’aller chercher les gens à la gare, fussent-ils ses
meilleurs amis… Or, il est allé vous chercher à trois heures… Vous êtes arrivés
tous les deux ici à cinq heures… Avouez, docteur Dollent, que vous êtes allés
au Tonneau-d’Argent…
— Je ne vois pas ce que…
— Ainsi, vous trouvez naturel
que des hommes de votre situation sociale n’aient rien de plus pressé,
lorsqu’ils se rencontrent après des mois, que de se précipiter dans un bouge
infâme ? Ne pensez-vous pas, docteur, qu’il serait plus simple et plus
élégant de tout m’avouer ?… Je sais que les tentations sont parfois fortes…
Je croyais que Philippe, par ses parents, avait, sinon de la fortune, du moins
une certaine aisance… Je comprends maintenant comment il a pu racheter un
cabinet aussi important que celui-ci et…
« C’est horrible !… C’est
d’autant plus horrible que mon père, lui, n’admettra jamais la moindre
compromission… Vous l’avez entendu hier quand, je ne sais pour quelle raison,
vous avez éprouvé le besoin de faire allusion à votre trafic…
Il répéta, enfin, comme délivré d’un
grand poids :
— … À votre trafic… Vous
avez bien dit : À votre trafic, n’est-ce pas ?… Et vous avez fait
allusion au trafic de la drogue ?…
— Mais…
Elle ne comprenait rien à sa
soudaine exubérance et elle en était choquée.
— Je ne vois pas en quoi les
mots que j’ai prononcés… À moins que vous considériez ce commerce comme licite
et que vous ne vous rendiez pas compte des dégâts que l’héroïne…
— … Des dégâts que
l’héroïne… répéta-t-il encore.
— Vous êtes fou,
docteur ?…
Il n’eut pas le temps de répondre.
Elle tendait l’oreille. Elle pâlissait. Elle lui adressait un signe et
murmurait :
— Chut !… J’entends des
pas dans le salon… C’est Philippe… Nous reprendrons cette conversation quand…
Mais lui se levait, ouvrait la porte toute grande.
— Entre, mon vieux… Ta femme et
moi étions en train de discuter de très graves problèmes… Qu’est-ce que tu
penses du commerce de l’héroïne ou de la cocaïne ?
— Encore ? s’impatienta
Philippe, qui était à cran, sans doute d’avoir attendu Dollent à l’hôpital
toute la matinée.
— Qu’est-ce que tu en
penses ?
— Tu y tiens vraiment ? Tu
n’as donc pas d’autre idée en tête ?
— Ce n’est pas moi… C’est ta
femme…
— Que racontes-tu ?
— Figure-toi… Mais attends… Il
vaut mieux que nous ne soyons pas dérangés… Vous ne voudriez pas, madame, dire
à votre femme de chambre que nous ne déjeunerons pas avant un bon
moment ?… Par contre, si elle pouvait me servir quelque chose à boire… Je
n’ai pas honte d’ajouter : quelque chose d’assez fort… J’ai beaucoup
travaillé ce matin… J’ai fait je ne sais combien de kilomètres…
Le couple ne savait comment se tenir.
Madeleine et son mari ne comprenaient plus rien à ce qui leur arrivait.
— Élise… Vous servirez le
porto…
— Excusez-moi encore… Le porto,
c’est douceâtre… Si vous aviez une fine à l’eau…
Et, une fois servi :
— Accepterez-vous, madame, de
répondre à quelques-unes de mes questions ?… Chacun son tour, n’est-il pas
vrai ?… Tout à l’heure, c’est vous qui me mettiez sur le gril, et je vous
jure que j’ai eu quelque peine à ne pas vous éclater de rire au nez…
« Voyez-vous, il est très
difficile de mener une enquête chez des honnêtes gens, parce que les honnêtes
gens sont fatalement les plus maladroits…
« En outre, ils ont des pudeurs
qui les empêchent de tirer certaines choses au clair…
— Je voudrais… commença
Philippe, sévère.
— Toi, ta… Je veux dire :
tais-toi !… Donc, j’en arrive à la première question : Depuis combien
de temps recevez-vous des lettres anonymes ?
Il n’y eut pas que Madeleine à
écarquiller les yeux. Son mari était aussi étonné qu’elle.
— Mais…
— Voyons, madame… Répondez avec
franchise… Depuis que vos fiançailles sont officielles, n’est-ce pas ?
— Oui… Mais… comment le
savez-vous ?
— Ces lettres sont tapées à la
machine… Jusqu’à votre mariage, elles se contentaient sans doute de vous
affirmer que votre mari n’était pas l’homme que vous croyiez et qu’il avait une
vie double…
Elle baissa la tête, et le Petit
Docteur, en face de ses deux interlocuteurs, qui ressemblaient à deux
coupables, se mit à marcher de long en large.
— Voilà tout ce qu’il
s’agissait d’établir !… éclata-t-il en feignant la colère. Et vous vous
prenez tous deux pour des personnes intelligentes !… Par délicatesse,
comme vous dites, vous n’avez pas eu la franchise de vous communiquer les
lettres que vous receviez de la sorte, ni même d’y faire allusion… Comment
donc !… La femme de César ne doit pas être soupçonnée !… On jette les
lettres au panier… On hausse les épaules… On se marie, puis, un beau jour…
Madeleine regardait Philippe.
Philippe la regardait. Mais le Petit Docteur ne leur laissait pas le temps de
s’abîmer dans cette mutuelle contemplation.
— Il faut que j’avoue tout de
suite que je n’ai pas été plus intelligent que vous et que je ne suis pas le
moins du monde fier de cette enquête…
« Par contre, nous avons
affaire à quelqu’un de rudement fort, et d’une psychologie tellement aiguë que
je voudrais le plus tôt possible lui tirer mon chapeau…
« Pendant des mois, vous avez
méprisé les lettres anonymes qui ne vous apportaient pas de preuves, ni à l’un,
ni à l’autre…
« Vous vous êtes mariés…
« Vous avez fait un merveilleux
voyage, dont vous êtes revenus gonflés de bonheur et de confiance…
« Que faut-il, cette fois, pour
vous diviser, ou tout au moins, au début, pour jeter le doute dans vos
âmes ?
« Une preuve !
« Il faut fournir à
Madeleine – excusez-moi de vous appeler ainsi pour simplifier – la
preuve que Philippe est indigne d’elle.
« Il faut fournir à Philippe la
preuve tangible que Madeleine n’est pas l’honnête femme qu’il croit…
Il se tut. La femme de chambre
venait d’entrouvrir la porte.
— Je peux servir ? La
cuisinière prétend que le gigot…
— Tant pis pour le gigot !
Trancha le Petit Docteur, comme s’il eût parlé à Anna. Fermez la porte !
Ne venez que quand on vous appellera…
Il se servit à boire. Il était
tendu. Dix fois en une minute il faisait le tour de l’étroite pièce et il
s’oubliait jusqu’à jeter ses bouts de cigarettes sur le tapis.
— Compromettre d’honnêtes
gens !… Les compromettre de telle manière que n’importe qui de bonne foi
ne puisse plus douter…
« Je ne dirai pas que c’est un
chef-d’œuvre, mais je vous assure que celui ou celle qui a trouvé ça…
« Prouver, par exemple, à
Philippe que sa femme fréquente l’endroit le plus louche de Boulogne…
« Pour cela, il faut l’y
attirer… Mais si on la montre à Philippe, s’ils sont là ensemble, une
explication est possible, et l’explication mettra par terre l’œuvre de notre
criminel…
« Si, au contraire, on écrit à
Madeleine :
Votre mari, que vous prenez pour un
médecin sérieux, pour un homme de valeur, est en réalité un aventurier qui vit
du trafic des stupéfiants… Pour cela, il fréquente une taverne louche, le
Tonneau-d’Argent, où il retrouve ses complices…
Vous l’y verrez tel jour à telle
heure… S’il n’y est pas, c’est que le rendez-vous est remis au lendemain…
Le Petit Docteur, tel un acteur,
mimait les scènes.
— Madeleine y va. Elle ne voit
pas son mari. Elle se promet d’y retourner le lendemain. Mais, le lendemain,
elle reçoit une photographie indiscutable, prouvant que Philippe était bien, un
peu plus tard, au Tonneau-d’Argent…
« Commencez-vous à comprendre
le mécanisme ? Le jeu est double. Pendant que Madeleine attendait son mari
dans le bouge, elle a été photographiée, elle aussi…
« Et Philippe, qui est allé
là-bas pour la surprendre, a donné l’occasion de prendre sa propre photo…
« Photo du mari et photo de la
femme…
« Chacun reçoit celle de
l’autre… Chacun est persuadé…
« Mais de fréquenter le
Tonneau-d’Argent ne suffit pas… Il faut trouver autre chose… On vous emmène à
Rouen, l’un derrière l’autre toujours, de façon à éviter les rencontres…
« Et on vous photographie…
« Et ces photos…
« Vous dites ?…
Rien ?… Moi, je dis que c’est diabolique ! Et ce n’est pas tellement
diabolique pour l’invention en elle-même que pour la psychologie que la
manœuvre révèle…
« Car, dans un autre milieu que
le vôtre, avec des gens autres que vous, le coup n’aurait sans doute pas
réussi…
« Mais vous vivez un grand, un
pur amour… Madeleine est une de ces femmes qu’aucun homme n’oserait souiller
d’un soupçon… Philippe, de son côté, est un garçon tellement intègre…
« Alors, l’un comme l’autre,
vous souffrirez en silence… Vous n’oserez plus vous regarder dans les yeux…
Vous chercherez les explications les plus ahurissantes…
« Tandis que, peu à peu, dans
votre ménage, la méfiance s’installera… Les nerfs s’irritent… C’est une vraie
bataille de nerfs qui se joue…
« Garder la face, continuer à
sourire, à aller et venir, et se dire cependant que tout ce qu’on considère
comme son bonheur, sa raison d’être, est faux, archifaux, truqué comme un
mauvais décor…
Ce fut elle qui se leva la première,
toute blanche, les lèvres pâles. Elle prononça un seul mot :
— Philippe !…
Et lui, au moment de s’approcher
d’elle, peut-être de la prendre dans ses bras, eut une hésitation, se cacha le
visage dans les mains et éclata en sanglots.
Philippe !… Je te demande
pardon…
Est-ce que le Petit Docteur devait
rester ? Est-ce qu’il ne ferait pas mieux de sortir ?
Pour se donner une contenance, il
saisit la bouteille de fine et son verre, ouvrit la porte, pénétra dans la
salle à manger.
La femme de chambre était là,
résignée.
— Ce sera encore long ?
Questionna-t-elle.
— Je ne sais pas… Cela
dépendra…
Et il se versait à boire. Au même
moment, on entendait le timbre de la porte d’entrée.
Quelques instants plus tard, le
docteur Gromaire pénétrait dans la pièce, regardait Dollent avec une dureté
qu’il n’essayait pas de dissimuler.
— Ma fille et mon gendre sont
ici ?
Il allait se diriger vers le petit
bureau, mais le Petit Docteur se mit sur son passage.
— Un instant… Ils sont très
occupés…
— Vous restez encore longtemps
à Boulogne ?
— Ma foi, comme le climat ne me
convient pas particulièrement, je pense que je partirai ce soir… À propos…
Notre ami Kling…
— Kling est au lit… grogna le
père de Madeleine.
— C’est grave ?
— Il s’est tiré une balle dans
la tête…
— Hein ?
— Mais il s’est raté !
IV
Où il
est beaucoup question de jalousie.
C’était à table, une fois de plus.
On avait ajouté un couvert pour M. Gromaire, et Philippe et Madeleine, les yeux
luisants, avaient vraiment l’air de deux jeunes mariés.
— Vous savez que Kling a voulu
se tirer une balle dans la tête ? lança le Petit Docteur de son air le
plus innocent, comme s’il voulait à nouveau mettre les pieds dans le plat.
— C’est vrai ? Sursauta
Philippe en regardant son beau-père.
— C’est vrai… Mais il ne s’est
fait qu’une blessure sans gravité… Kling est un grand nerveux, comme tous ceux
qui travaillent trop… La séance de cette nuit lui a ébranlé les nerfs… Quand il
est rentré chez lui…
Madeleine avait rougi et regardait
son assiette.
— C’est peut-être ma faute… dit
alors Philippe. Hier, à la suite des paroles de Dallent, il m’a adressé
quelques mots qui m’ont déplu… J’avoue qu’au premier moment j’ai cru qu’il
était devenu fou…
« Il me demandait si je n’avais
pas honte de déshonorer le corps médical et d’abuser une femme comme Madeleine…
« Je le fis entrer dans mon
cabinet pour discuter face à face… Je lui demandai à quoi il faisait allusion…
« Or, chose étrange, qui
maintenant me laisse rêveur, il avait établi un rapport entre ce que Dallent
avait dit du trafic de cocaïne et notre visite, cet après-midi-là, au
Tonneau-d’Argent…
— Ce n’est pas la première
fois, me confia-t-il, que j’entends parler de cela…
« — Par qui ?
« — Je ne répondrai pas à
cette question… Ce soir, j’ai cru que c’était vrai… J’ai été indigné qu’un
homme aussi peu scrupuleux prenne une femme comme Madeleine…
Silence à table. Il y avait, malgré
tout, de la gêne dans l’air, mais c’était au tour de Philippe de vouloir aller
jusqu’au bout.
— Je lui ai prouvé que je
n’avais jamais trafiqué… Alors, il m’a demandé pardon… Il m’a avoué, ce dont je
me doutais déjà, qu’il aimait Madeleine et que, si je ne m’étais pas déclaré,
c’est lui qui…
On entendit soudain la voix pointue
du Petit Docteur.
— Vous croyez que Kling a été
capable d’écrire les lettres anonymes ?
Et Philippe de répondre
franchement :
— Non !… Il était
amoureux, c’est vrai, mais trop sincèrement, trop purement pour avoir recours à
de tels procédés… La preuve, c’est qu’après l’aveu de son amour, le pauvre
garçon, encore sous le coup de son émotion, a tenté de se suicider…
— Je peux vous poser une
question indiscrète, Philippe ? Encore le Petit Docteur ! C’était à
croire qu’il le faisait exprès de chercher les sujets les plus brûlants !
— Votre secrétaire… Odile… Il
n’y a jamais rien eu entre vous ?… Je ne parle pas seulement de votre
part, mais de la sienne.
— À quinze ans ! répondit
Philippe en souriant.
— Quoi ?
— Nous avons été un moment
amoureux l’un de l’autre… Environ un mois, si mes souvenirs sont exacts…
Depuis, elle s’est toquée d’un violoniste, qui l’attend chaque soir devant la
maison…
— Il pleut toujours !
Le Petit Docteur parlait comme s’il
venait de faire une découverte.
— C’est la saison… répondit
ironiquement Madeleine, qui commençait à reprendre goût à la vie. Il ne faut
pas venir dans la Manche en hiver si on a peur de l’eau…
Puis, se levant :
— Si nous prenions le café à
côté ?
Ils étaient debout tous les quatre.
Dollent avait l’air de chercher quelque chose et pourtant il ne cherchait rien
du tout. Il acceptait une tasse de café. Il s’approchait de M. Gromaire. Il lui
adressait quelques mots et on les voyait passer tous les deux dans le petit
bureau, qui était décidément le bureau des mystères.
— Tu devines, toi, Philippe,
qui peut nous en vouloir au point d’avoir écrit ces lettres ?
Philippe réfléchissait, hochait la
tête.
— Je ne vois pas… C’est
pourtant quelqu’un qui nous connaît… qui nous connaît bien…
— Et qui a voulu nous séparer
l’un de l’autre…
— À part Kling…
— Ce n’est pas Kling…
— Ou Odile !…
— Tu veux rire ! Je t’ai
dit qu’Odile et moi…
— Alors, je me demande
vraiment…
Les hommes sortaient du bureau et
affectaient d’être enjoués.
— Votre Petit Docteur me
racontait une histoire… Mais ce n’est pas tout ça !… J’ai rendez-vous à
trois heures… À propos… J’oubliais de vous dire… La semaine prochaine, je pars
pour une croisière en Méditerranée… Eh ! Oui… Chacun son tour de se
promener…
Il n’était pas gai, pas gai du tout.
Et, au moment où il prenait congé, ses yeux cherchaient avec inquiétude le
Petit Docteur. Celui-ci fit un signe affirmatif de la tête.
« Je promets ! »
semblait-il dire.
À quoi bon raconter à Philippe et à
Madeleine ce que Gromaire venait de lui avouer ?
Il n’avait vécu que pour sa fille… À
l’idée qu’un homme, un de ses élèves, allait la lui enlever…
À l’idée qu’ils seraient heureux
ensemble, sans lui, et que lui-même ne serait plus qu’une vieille bête inutile…
C’était le mot dont il s’était
servi : vieille bête inutile…
Peut-être le fait qu’il ne soignait
que des grands nerveux, que toute sa vie il s’était trouvé en contact presque
exclusif avec des demi-fous, atténuait-il sa responsabilité ?…
Cela ne regardait plus le Petit
Docteur…
— Il pleut toujours !
Soupirait-il.
— Il ne pleut donc pas à La
Rochelle ?
— Pas comme ici…
Et soudain, pour éviter les
questions qu’il sentait prêtes à sortir, il éclata :
— Après tout, j’en ai assez de
ce patelin !… Qu’est-ce que je suis venu faire, en somme ?… Rien du
tout !… M’occuper de deux idiots – excusez-moi, madame – qui
n’étaient pas capables de débrouiller leurs propres affaires… Parce qu’un fou
ou un maniaque s’est mis en tête de leur écrire des lettres anonymes et de leur
envoyer des photos…
« Vous ne m’y reprendrez plus,
mes enfants !… Sans compter que la femme de chambre a encore emporté la
bouteille de fine…
« Alors, quoi ?… On ne
peut pas boire un verre, dans cette maison ?…
« Tant pis pour vous !…
Non ! N’insistez pas… J’aime encore mieux aller retrouver Jim au
Tonneau-d’Argent…
Et les deux jeunes mariés étaient
reconnaissants de cette comédie qui leur évitait de parler sérieusement d’une
chose dont, maintenant, ils avaient honte.
Sans compter qu’ils devinaient
confusément que le Petit Docteur avait un secret et que ce secret, il valait
mieux n’y pas toucher… l’ignorer toujours…
Ne sont-ce pas souvent les hommes
les plus droits, les plus intègres, qui se laissent entraîner à…
Sur les quais, le docteur Gromaire
marchait, les mains derrière le dos, les épaules rondes et détrempées : il
avait définitivement perdu sa fille !
Le mort tombé du Ciel 
I
Comment
on découvrit le cadavre de l’homme à la lavallière et comment cette découverte
valut au Petit Docteur la visite d’une jeune fille autoritaire.
— Dix gouttes trois fois par
jour, vous entendez ? hurlait le Petit Docteur à sa dernière cliente de ce
jour-là.
Et celle-ci, la mère Tatin, hochait
doucement la tête en souriant à la façon des sourds. Qu’avait-elle
compris ? Peu importait, puisqu’il s’agissait d’un médicament sans danger.
Comme il en avait l’habitude, Jean
Dollent ouvrit à sa malade la petite porte donnant directement sur la route.
Comme d’habitude aussi, il alla entrouvrir l’autre porte, celle de la salle
d’attente, pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne. La salle d’attente
était sombre. Il ne distingua pas très bien, tout d’abord, la jeune fille qui
se levait et entrait délibérément dans son cabinet.
Lorsqu’il la vit en pleine lumière,
le corps net dans un tailleur de grande classe, il ne put s’empêcher de froncer
les sourcils, car c’était la première fois que son modeste cabinet de campagne
recevait la visite et d’une aussi jolie fille, et d’une personne si élégante.
— Je vous prie d’excuser le
désordre… balbutia-t-il. J’ai eu une vingtaine de malades cet après-midi et…
S’il avait seulement pu passer une
blouse et se donner un coup de peigne !
L’inconnue, cependant, s’asseyait
sur le bras d’un fauteuil dont le siège était encombré. Elle tirait une
cigarette d’un étui marqué à son chiffre, l’allumait avec un briquet d’or et
commençait :
— Votre remplaçant est libre
pour le moment ?… C’est le docteur Magné, n’est-ce pas ?… Je me suis renseignée
avant de venir… Je sais que, lorsqu’une enquête vous occupe, vous lui confiez
votre clientèle… Or, je voudrais vous emmener dès ce soir…
Dire qu’il était étonné serait
ridiculement faible. Ébahi est encore trop mou. Il écarquillait littéralement
les yeux en regardant cette demoiselle qui n’avait pas vingt-quatre ans et qui
disposait de lui avec une assurance désinvolte.
— Excusez-moi, mademoiselle… Je
suis médecin et non détective… Il se peut qu’il me soit arrivé, par hasard…
— Et si le hasard vous donnait
une fois de plus l’occasion d’exercer vos talents ? Je suppose que vous
avez entendu parler du mystérieux mort de Dion ?
C’était un village, à quarante
kilomètres de Marsilly, à trois ou quatre kilomètres de Rochefort. Le Petit
Docteur passionné comme il l’était d’histoires criminelles, n’avait pas eu le
temps de lire les journaux pendant les derniers jours.
— Je vous demande pardon, mais
je ne suis pas au courant…
— Dans ce cas, je vais vous
raconter ce qui est arrivé à Dion et, quand vous m’aurez entendue, vous me
suivrez, Laissez-moi tout d’abord vous remettre ces deux billets de mille
francs à titre de provision… Je suis allée aujourd’hui exprès à Niort où j’ai
vendu une bague pour me procurer cet argent… Je tiens à ce que ce soit pour
moi, et pour moi seule, que vous fassiez cette enquête…
« Pauvre type ! Ne put
s’empêcher de penser le Petit Docteur en essayant d’imaginer l’homme qui
épouserait un jour cette jeune fille. En voilà un qui n’aura pas grand-chose à
dire chez lui ! »
Mais, quelques instants plus tard,
il ne pensait plus qu’à l’histoire qu’on lui narrait sobrement, avec une
simplicité et une netteté qui se rencontrent rarement dans les rapports de
police.
Le temps passait, Anna entrouvrit la
porte, demanda, avec un coup d’œil curieux à la jeune fille qui était
maintenant assise sur le bord du bureau et qui fumait cigarette sur
cigarette :
— Pour quelle heure, le
dîner ?
Le regard de Dollent rencontra celui
de sa visiteuse. Il aurait bien voulu ne pas céder, ne fût-ce que pour la faire
un peu enrager. Mais il ne put s’empêcher de répondre :
— Je ne dînerai pas à la
maison… Je ne rentrerai pas coucher non plus…
Peu après, la jeune fille remontait
dans une luxueuse voiture qu’elle pilotait elle-même, tandis que le Petit
Docteur, après s’être changé, mettait en marche Ferblantine.
C’était Cogniot, plus connu à Dion
sous le nom de Cogniot le Bègue, qui avait découvert le corps. Il y avait déjà
de cela six jours. On était en avril, le premier mardi d’avril. À six heures et
demie du matin, Cogniot, les sabots aux pieds, la pipe aux dents, était entré
dans le potager, poussant une brouette qu’il venait de prendre à la remise. Le
temps était clair et frais.
Le potager était vaste, aussi
minutieusement entretenu qu’un jardin public. Un mur blanc l’entourait de trois
côtés, couvert d’espaliers. Le quatrième côté était limité par la maison des
patrons, qu’on avait pris l’habitude dans le pays, à cause de son importance,
d’appeler le château.
Depuis une quinzaine d’années, le
château avait été acheté par des gens extrêmement riches, les Vauquelin-Radot,
qui l’habitaient la plus grande partie de l’année.
Cogniot était leur jardinier. Sa
femme travaillait comme basse-courière. Il y avait en outre quatre
domestiques : un homme, qui servait de maître d’hôtel et de valet de
chambre, une cuisinière et deux femmes de chambre.
— Tout cela pour trois maîtres
seulement ! Soupirait Cogniot en hochant la tête.
À six heures et demie, il était
tranquille, ne pensant qu’au fumier qu’il allait étaler sur les plates-bandes.
Une minute plus tard, il courait vers le château en appelant au secours, ce
qui, avec son bégaiement, faisait un effet assez drôle.
Cogniot venait de découvrir, dans
les salades fraîchement repiquées le long des murs, le cadavre d’un homme qu’il
ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, qui ne ressemblait à rien de ce
qu’on était habitué à rencontrer dans le pays.
Non seulement l’homme était mort,
mais il y avait non loin de lui un grand couteau couvert de sang et, Dieu sait
comment, du sang avait giclé sur le mur blanchi à la chaux.
Tout cela, le Petit Docteur, qui
roulait sur la route de Rochefort, le savait par la jeune fille, Martine
Vauquelin-Radot, nièce de Robert Vauquelin-Radot, le propriétaire du château de
Dion.
Le garde champêtre était venu, puis
le maire, puis la police de Rochefort, et enfin le Parquet. Toute une journée
durant, on avait piétiné les plates-bandes du pauvre Cogniot, qui n’avait
jamais tant bégayé de sa vie, car il avait dû recommencer au moins vingt fois
son récit.
— J’avançais, comme ça, avec ma
brouette et ma pipe, et je pensais que ce serait une année à limaces quand…
On avait photographié le cadavre sur
toutes ses faces. On avait publié ses photos dans les journaux, ainsi que son
signalement minutieux. Personne ne l’avait vu. Personne ne le connaissait.
C’était à croire qu’il était tombé du ciel pour mourir, d’un coup de couteau en
plein cœur, dans ce paisible potager.
La mort, affirmait le médecin,
remontait à la veille au soir, vers neuf heures.
Le spécialiste de l’Identité
judiciaire qui avait examiné le couteau était encore plus catégorique : il
n’y avait pas une seule empreinte digitale sur le manche, qui était en bois, et
par conséquent susceptible de garder de belles empreintes.
Or, le mort n’était pas ganté.
— Il n’y a pourtant que le
suicide de plausible ! disait M. Vauquelin-Radot. Je ne vois pas qui
serait venu tuer un homme dans mon potager…
— Expliquez-vous davantage
qu’un homme que personne ne connaît soit venu spécialement ici pour s’y
suicider d’un coup de couteau, ce qui exige un sang-froid particulier et ce qui
est pratiquement impossible, sans laisser d’empreintes ?
Mais il y avait, dans cette affaire,
des détails encore plus extravagants.
Le mort d’abord, sa personnalité
tout au moins apparente, puisque personne ne l’avait vu vivant. Il devait avoir
une cinquantaine d’années. Il était très maigre, mal portant, le corps usé par
les excès, les privations et l’alcool, disait avec quelque emphase le médecin
légiste de Rochefort, qui était père de huit enfants et président d’une société
de tempérance.
Il portait très longs, « à
l’artiste », ses cheveux argentés et il avait une barbiche taillée en
pointe sous laquelle il arborait une lavallière noire à la façon des anciens
peintres de Montmartre.
Sur la Butte, entre le Sacré-Cœur et
la rue Lepic, il n’aurait pas été remarqué… Mais à Dion !… Fallait-il
croire que c’était réellement un vieux peintre nécessiteux, ou un photographe
bohème, ou encore quelque miteux chanteur de cabaret ?
La même question revenait toujours,
quelle que fût l’hypothèse envisagée : « Qu’était-il venu faire à
Dion ?… Et pourquoi avait-il enjambé un mur, assez bas il est vrai, et non
couvert de tessons de bouteilles, pour pénétrer dans le potager de M.
Vauquelin-Radot ? »
Enfin, comment était-il venu là sans
un centime en poche ? Car les poches de son complet, très usé et luisant,
étaient rigoureusement vides. Ni tabac, ni cigarettes, ni porte-monnaie, ni
aucun de ces menus objets que les plus déshérités des hommes portent sur eux. Pas
un mouchoir !
Une seule chose : un
portefeuille qu’il avait dû traîner avec lui pendant des années, car l’objet
n’avait plus de forme. Et ce portefeuille, jadis gonflé sans doute de papiers
de toutes sortes, ne contenait qu’une seule et unique feuille.
Quelle importance lui
attribuer ? Fallait-il croire, comme le juge d’instruction, que ce papier
était le pivot de toute l’affaire ?
C’était un message, constitué avec
des lettres découpées dans un journal et collées les unes à côté des
autres :
Lundi neuf heures, où vous savez.
Discrétion et mystère.
Ces derniers mots surtout ne
suggéraient-ils pas l’idée de mystification, ou de l’œuvre d’un gamin trop
romanesque ? Hélas ! L’homme était précisément mort le lundi à neuf
heures du soir !
Était-ce à l’aide de ce message
qu’on lui avait donné rendez-vous, qu’on l’avait attiré à Dion, dans le potager
du château ?
Personne ne l’avait vu traverser le
village. Pourtant, le temps était beau et, malgré l’obscurité, certains
prenaient le frais, assez tard, sur le pas de leur porte.
On n’avait pas retrouvé de vélo.
L’inconnu n’avait pas pris l’autobus.
L’enquête, à tout prendre, n’avait
pas été plus mal menée qu’une autre. C’est ainsi que les vêtements avaient été
examinés avec un grand soin. Or, les marques en étaient enlevées et il ne
restait plus d’indication visible dans les chaussures éculées qui devaient
prendre l’eau.
Un inspecteur avait questionné les
employés de la gare de Rochefort. L’un d’eux se souvenait vaguement d’avoir vu
un voyageur, répondant au signalement donné, descendre le lundi, à cinq heures
de l’après-midi, du train de Bordeaux. Le voyageur lui avait remis un billet
simple de troisième classe Bordeaux-Rochefort.
Et le Petit Docteur classait
machinalement dans une case de sa mémoire : « Un billet simple !
Donc, l’homme ne comptait pas retourner à Bordeaux, en tout cas pas à bref
délai…»
C’était tout. Dans le domaine
positif, du moins. Mais c’est alors que le drame commençait. Le front de
Martine était devenu plus dur, ses narines avaient laissé échapper une bouffée
de fumée. Après un court silence, elle avait laissé tomber :
— Cet homme, docteur, j’ai la
conviction que c’est mon père, Marcel Vauquelin-Radot… Et, si je ne suis pas
encore capable d’accuser, je soupçonne mon oncle Robert de l’avoir attiré chez
lui pour l’assassiner… Voilà pourquoi je veux…
Elle avait dit je veux sans
hésitation.
— … je veux que vous
fassiez une enquête personnelle, pour mon compte, en dehors de l’enquête
officielle qui est trop influencée par mon oncle… Mon oncle est riche… Il est
devenu, après son mariage, un des gros administrateurs de la Compagnie de Suez…
Son nom et ses titres impressionnent les fonctionnaires et jusqu’aux
magistrats… Il écrit des livres d’histoire et il espère entrer un jour à
l’Institut…
Contrairement à sa première idée, le
Petit Docteur n’alla pas à Dion ce soir-là. Il était trop tard. Il avait faim.
Il commença par dîner confortablement au buffet de la gare de Rochefort, puis,
ayant retenu une chambre à l’hôtel, il fit ce qui lui était arrivé si souvent au
cours de ses enquêtes : il entra dans des bistrots, avec une volonté ferme
de se priver de boissons alcooliques, mais avec une force de caractère beaucoup
moins grande.
— Dites donc, garçon… Vous
étiez de service lundi dernier ?
— Oui, monsieur… Vous allez me
demander si je n’ai pas vu un type portant une lavallière… C’est la troisième
fois qu’on me pose la question cette semaine…
Un peu vexant… Mais enfin ! Il
ne se découragea pas… Au sixième débit, tenu par une brave femme bavarde, il
obtint un résultat.
— Je vois ce que vous voulez
dire… Un artiste, n’est-ce pas ? J’ai été bien retournée quand j’ai vu son
portrait sur le journal… Et j’ai dit à Ernest, le livreur de limonade qui est
venu mercredi, qu’on aurait dit que le pauvre homme se doutait de ce qui
l’attendait…
— Il était triste,
inquiet ?
— Je ne peux pas préciser…
Non ! Mais il avait de drôles de petits yeux… Il buvait comme quelqu’un
qui veut chasser ses soucis…
— Il a bu beaucoup ?
— Trois cognacs doubles…
Tenez ! Voici les verres… Il les vidait d’un trait, puis il regardait par
terre et il lui arrivait de murmurer des mots à mi-voix… Je n’ai
malheureusement pas compris ce qu’il disait…
— Quelle heure était-il ?
— Quand il est parti ?
Exactement sept heures dix. Je m’en souviens parce qu’il a regardé l’horloge et
qu’il s’est écrié :
« — Il est temps ! Si
je veux arriver à neuf heures…
« C’est tout ce que je sais… Je
croyais que la police viendrait m’interroger plus tôt… Car vous êtes de la
police, n’est-ce pas ?… Oh ! J’ai toujours été bien avec elle… Je ne
fais rien de mal… Je…
Le lendemain, à sept heures du
matin, le Petit Docteur arrêtait Ferblantine devant l’unique auberge de Dion,
en face de l’église, à l’enseigne des Deux-Marronniers.
Si on lui avait demandé ce qu’il
comptait faire, il eût été bien en peine de répondre, car il n’en avait pas la
moindre idée.
Il y avait maintenant sept jours que
les événements s’étaient produits. On était à nouveau mardi… Le corps de
l’inconnu, après avoir subi les dernières injures de l’autopsie, avait été enterré
au cimetière de Rochefort sans que personne prît la peine de suivre le convoi
et sa tombe ne portait qu’un numéro d’ordre.
Les vêtements, la feuille de papier
aux lettres découpées devaient se trouver au greffe du tribunal.
Que restait-il qui pût servir de
base à des recherches ? Une grosse maison bourgeoise dont il apercevait la
grille, avant le premier tournant, une maison spacieuse, aux hautes fenêtres,
au perron de cinq marches, précédée d’un petit parc très propre ; à
gauche, la maisonnette du jardinier. Le potager était derrière, ainsi qu’un
second jardin planté de fleurs, et on comprenait que les gens du pays pussent
appeler cette propriété le château.
— Je ne serais pas fâché de
casser la croûte ! dit le Petit Docteur au tenancier de l’auberge. Un
morceau de saucisson, du pain bis et une chopine de blanc, par exemple…
— Je vais voir si le charcutier
est ouvert pour le saucisson… Cela ne vous fait rien qu’il y ait de
l’ail ?
Bah ! Il y avait des chances
pour qu’il ne rencontrât pas la jeune fille de la veille, et il mangea du
saucisson à l’ail tandis que la petite place, ombragée non par deux, mais par
six marronniers, vivait sa claire et naïve existence matinale.
Soudain, alors que depuis quelques
instants il écoutait des voix sans y prendre garde, il tressaillit, car un
bégaiement le frappait. C’était à la porte du boulanger, voisin de l’auberge.
L’homme qui bégayait, et qui n’était autre que Cogniot, était furieux, comme si
le mauvais sort l’eût pris personnellement pour cible.
— C’est pas possible que ça
dure ! grommelait-il, non sans de multiples répétitions de syllabes. Parce
que, si c’est pour se moquer de moi, je ne mettrai plus les pieds dans leur
maudit jardin… C’était bien déjà assez d’y trouver un homme qui avait passé…
Jeudi, toute la journée, je cherche mon décamètre, vu que j’en avais besoin
pour rectifier les allées… Je savais exactement où je l’avais laissé… Je vais
dans la cabane, je glisse ma main sur la planche : pas de décamètre… Le
soir, j’avance dans le second jardin pour faire des semis et je manque de
trébucher… Sur quoi ?… Sur mon décamètre qui était tout déployé !… Je
vais pour le ramasser en me demandant quel malotru l’avait pris sans ma
permission… Et, au bout du décamètre, pour un peu, je tombais dans un trou de
près d’un mètre, juste au pied d’un figuier…
« Je me fâche… Je cours dans la
maison et je demande qui a pris le décamètre et qui a creusé le trou… Personne
ne sait… Ils ont tous, et leur maître d’hôtel aussi, des airs innocents…
« Alors, ce matin…
Il était indigné. Il en perdait le
souffle, et un bègue indigné à en perdre le souffle !…
— Donne-moi un coup de blanc,
tiens, Eugène !… Ce matin, je vais jusqu’au ruisseau pour voir si le
cresson a poussé… C’est un coin où on ne va pas tous les jours, tout au fond de
la propriété… Qu’est-ce que je trouve ?… Les fiches qui me servent pour
les cordeaux plantées en file indienne à un mètre les unes des autres… Tenez,
un peu comme font ces terrassiers quand ils tracent une tranchée…
« Une fois de plus, je cours au
château… Je les engueule. Je dis que, si je ne suis plus maître du jardin et si
on y tripote sans ma permission, je donne ma démission…
« Et tous prennent un air
encore plus bête que la veille, Auguste, le maître d’hôtel, me jure que
personne n’a mis les pieds au fond du jardin…
« Je voudrais quand même bien
savoir ce que signifient ces manigances et si ça va continuer…
— Pardon… fit la voix nette du
docteur.
On le regarda. On commençait à avoir
l’habitude des policiers dans le village et on dut le prendre pour l’un d’eux.
— Est-ce que, depuis lundi
dernier, vous étiez retourné dans les deux endroits que vous venez
d’indiquer ? Réfléchissez bien…
— Pour ce qui est du ruisseau,
j’en suis sûr… Je n’ai pas travaillé de ce côté-là de toute la semaine… Quant
au figuier… Je suis peut-être bien passé, mais plus au large…
— Si bien que le trou pouvait
être creusé depuis lundi soir ?… Et le décamètre en place ?… À plus
forte raison les fiches plantées près du ruisseau…
— Vous prétendez que ce serait
le mort ?…
Et Cogniot, qui n’aimait visiblement
pas les cadavres, fit la grimace, remua les épaules comme quelqu’un en proie à
un malaise physique…
— S’il avait pu trépasser
ailleurs, celui-là… Quand je pense… Juste l’endroit où je venais de repiquer
mes salades…
Il se retourna. On entendait les pas
d’un cheval. Le Petit Docteur crut un instant que c’était un gendarme qui
faisait sa tournée, mais il vit la gêne du jardinier qui fonça vers la
boulangerie et entra dans la boutique. L’instant d’après, un cavalier
apparaissait, un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, maigre, très
vieille France, très noblesse de province.
Il passa, en saluant vaguement de la
main le groupe d’où le jardinier avait disparu, et ce geste de la main était
celui d’un véritable seigneur passant au milieu de ses manants.
— Vauquelin-Radot ?
Questionna Jean Dollent.
— Vous ne le connaissez
pas ? Il fait ses dix kilomètres à cheval presque chaque matin. Parfois la
demoiselle l’accompagne. Ils ont deux chevaux, de belles bêtes…
— Qui les soigne ? C’est
Cogniot ?
— Non… Il ne s’y entend pas
assez… C’est un retraité de la cavalerie, un ancien adjudant, le père Martin,
qui habite le haut de la rue et qui va chaque matin et chaque soir à l’écurie…
— Et l’écurie se trouve ?…
— Un peu plus haut que la
maison… Vous ne la voyez pas à cause du tournant… Un petit bâtiment sans étage
qui donne directement sur la rue et, derrière, dans une cour…
Cogniot montrait la tête.
— Il faudra quand même que je
lui demande tout à l’heure, au patron, si c’est lui qui s’amuse à creuser des
trous et à chiper mes cordeaux… Parfaitement, que je lui en parlerai… Et net,
encore !… Je dirai : « Monsieur… monsieur, voilà quinze ans
que…»
Le Petit Docteur n’écoutait plus.
Certes, il avait entendu parler de terribles drames de famille. Il avait connu,
dans son secteur de Marsilly, des haines féroces alimentées par de mesquines
questions d’intérêt – parfois un vulgaire mur mitoyen ou le curage d’un
fossé !
Mais comment penser que cet homme
riche et distingué, futur membre de l’Institut, qui venait de passer à cheval
pour sa promenade quotidienne, eût froidement attiré son frère dans un
guet-apens par un procédé si vulgaire qu’il en était enfantin, avec des mots
ridicules et même grossiers découpés dans de vieux journaux ?…
Et cet assassinat à coups de
couteau, d’un gros couteau commun !… Le manche essuyé… Le cadavre
abandonné dans la plate-bande et le sang sur le mur blanc…
Le village était frais et pimpant
comme un jouet. Il n’y manquait même pas le bruit allègre du marteau sur
l’enclume du forgeron, ni la chaude odeur du pain frais qui s’échappait de la
boutique du boulanger…
Le château était l’image d’une
maison heureuse, d’un luxe simple et discret. L’homme qui vivait là, et qui
était assez riche pour mener ailleurs une existence tapageuse, avait le sens
des joies sereines et profondes, de l’ordre et du bon goût.
Alors, ces histoires de fiches, de
trou au pied du figuier et de décamètre déployé dans le jardin ?…
Enfin, comment l’autre homme, que
nul n’avait reconnu et qui venait Dieu sait d’où, aurait-il pu être Marcel
Vauquelin-Radot, puisque, officiellement, celui-ci était mort depuis cinq
ans ?
Avec sa netteté ahurissante, Martine
avait dit tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle pensait.
— Ils n’étaient que deux
frères, mon père Marcel et mon oncle Robert… Mon père, paraît-il, a gaspillé sa
part de fortune… Quand je suis née et que ma mère est morte en couches, il a
décidé d’aller se refaire une vie aux colonies et il m’a confiée à mon oncle…
— Qui était encore riche ?
— D’autant plus riche qu’il
venait d’épouser une jeune fille dont le père possédait un gros paquet
d’actions de Suez… Je vous avoue tout de suite que je n’ai pas connu mon père…
Je n’ai vu de lui qu’un portrait quand il était enfant, avec son frère… J’ai
été élevée par mon oncle et ma tante… J’étais déjà grande quand on m’a expliqué
en grand mystère que mon père n’était pas tout à fait un homme honorable… qu’il
avait fait des bêtises, même en Afrique où il s’était réfugié… qu’à Dakar,
enfin, il n’avait eu que le choix entre la prison et l’asile d’aliénés… À force
de boire, sa raison s’était-elle vraiment dérangée ?…
« C’est ce que l’on m’a
affirmé… Puis il y a eu, voilà cinq ans, ce terrible accident dont vous avez
sûrement entendu parler… L’asile de Dakar a flambé… Tous les pensionnaires,
sauf deux ou trois – et mon père n’était pas de ceux-ci ! –
brûlés vifs… J’ai porté le deuil…
« Et maintenant…
Était-ce l’éducation de son oncle,
véritable quintessence de grand bourgeois, qui avait donné à cette jeune fille
un pareil sang-froid ? Elle regardait les choses en face, comme
aujourd’hui elle regardait le Petit Docteur.
— On a essayé de me cacher le
cadavre du potager… J’ai néanmoins pu m’approcher… Mon oncle m’a lancé un
méchant regard… En apercevant le visage, j’ai eu comme un choc… Je ne prétends
pas que j’aie entendu la voix du sang, car je suis une jeune fille
d’aujourd’hui et je crois à peu de choses…
« Ensuite j’ai réfléchi… Il y
encore un détail qui m’a frappée… Voilà huit jours que ma tante est soi-disant
malade et qu’elle ne quitte pas son appartement… Cela l’a prise juste le
dimanche, la veille de l’arrivée de l’inconnu…
« Si mon oncle prévoyait
quelque chose, il a pu…
N’était-ce pas effrayant de
l’entendre énoncer avec calme d’aussi monstrueuse accusations ?…
— Vous prétendez que votre
oncle aurait rendu sa femme malade d’une façon ou d’une autre ?
— Ou qu’il aurait obtenu d’elle
qu’elle feignit une maladie…
— Quel genre de femme est votre
tante ?
— Molle… Toujours triste, sans
raison… Toujours préoccupée de ses médicaments et plongée dans ses livres de
médecine… Elle prétend qu’elle est atteinte d’un cancer et qu’elle ne vivra pas
vieille… Les radiographies sont toutes négatives, mais elle accuse les médecins
de s’entendre pour la tromper… Vous ferez une enquête, pour moi, parce qu’il
faut que je sache…
Assis devant un guéridon peint en
vert, à la terrasse de la petite auberge, face à l’église et aux six
marronniers dont les bourgeons éclataient en vert tendre, le Petit Docteur se
demandait maintenant si…
N’avouait-elle pas que son père
n’avait jamais rien fait de bon, était ce qu’on appelle une tête brûlée, et
avait fini par être interné à l’asile d’aliénés de Dakar ?
S’il était fou, n’était-il pas
possible que sa fille…
Et, dans ce cas-là, si elle était
folle à quelque degré que, ce fût, ne jouait-il pas un rôle odieux ? Car
il était là, en somme, à suspecter un homme d’avoir assassiné son frère dans
les conditions les plus ignobles qui fussent.
Que répondrait-il à cet homme si
celui-ci lui jetait à la face : « Vous n’avez pas honte, vous
médecin, d’accepter deux mille francs de la première jeune fille venue, que
vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, pour une pareille besogne ? »
Car c’était la vérité. Plus
exactement, il avait voulu rendre à sa visiteuse les deux billets de mille
francs que celle-ci avait posés sur le bureau. Puis, à l’instant de son départ,
pris par ce qu’elle venait de lui dire, il n’y avait plus pensé. C’était Anna
qui les avait trouvés au moment où le Petit Docteur allait partir à son tour,
et Anna elle-même avait quelque mépris dans la voix en prononçant :
— Je vois qu’en effet le
nouveau métier de Monsieur rapporte… Il en aurait fallu des visites à vingt
francs pour…
Sa décision était prise. Il n’avait
pas promis de faire son enquête de telle ou telle manière. Eh bien ! Tout
à l’heure, quand il verrait repasser le cavalier, il sonnerait à la grille du
château. Il demanderait à voir Robert Vauquelin-Radot. Il se présenterait. Il
lui dirait…
La vérité, parbleu ! Sauf, bien
entendu, qu’il ne parlerait pas de la démarche de la jeune fille.
La sonnerie du téléphone retentit
dans le bistrot. Le patron fut longtemps avant de comprendre. À la fin, il vint
sur la terrasse, étonné.
— On vous demande à l’appareil…
— Moi ? C’est impossible…
— Il n’y a que vous à la terrasse,
n’est-ce pas ?… On m’a dit : Appelez au téléphone le monsieur qui est
à la terrasse…
Il se précipita.
— Allô !
— C’est vous, docteur ?…
Je vous ai aperçu de ma chambre… Oui !… C’est moi qui suis allée chez
vous, hier… Écoutez ! Je crois qu’il se doute de quelque chose… Quand je
suis rentrée, il s’est tout de suite aperçu de la disparition de ma bague… J’ai
prétendu que je l’avais perdue… Alors, il a eu une idée dont je ne l’aurais pas
cru capable… Il est allé vérifier au compteur de l’auto le nombre de kilomètres
que j’avais faits… Il est rentré la mine sévère… Il m’a ordonné d’aller me
coucher… Puis il a ajouté que, tant que cette histoire ne serait pas terminée…
le mot histoire est de lui… il me priait… (et quand il prie !…) il me
priait, dis-je, de ne pas quitter la maison…
— Je vous remercie…
— Qu’est-ce que vous comptez
faire ? S’il soupçonne que nous nous connaissons, je me demande de quoi il
est capable… Je commence à avoir peur… Écoutez, docteur…
Le Petit Docteur fronça les
sourcils, devinant la suite.
— Peut-être serait-il plus
prudent de renoncer… ou de remettre à plus tard ce… cette…
Éternelle contradiction
humaine ! Alors qu’un instant plus tôt Dollent se demandait dans quel
guêpier il s’était fourré et n’aspirait qu’à s’en tirer, il suffisait maintenant
qu’on l’en priât pour faire naître en lui la volonté de rester !
— Vous êtes là ?… Vous
avez entendu ?…
— Oui…
— Et vous décidez ?…
La communication fut coupée net.
Est-ce que quelqu’un était entré dans la pièce ? Était-ce la tante
toujours malade ? Ou le cavalier rentré au château par un autre
chemin ?
— Je crois que je déjeunerai
chez vous, patron… Qu’est-ce que vous aurez de bon ?…
— Nous, vous savez… À part un
fricandeau à l’oseille… Des sardines comme hors-d’œuvre, si vous voulez… C’est
tout ce que je peux vous offrir… Vous feriez mieux de pousser jusqu’à
Rochefort…
Mais ici encore il s’obstina. Et, à
onze heures, il sonnait à la grille du château…
II
Du
tête-à-tête mouvementé d’un monsieur qui ne se laisse pas impressionner et
d’un Petit Docteur qui sent le plancher se dérober sous ses pieds.
Certes, il était arrivé à Jean
Dollent de fréquenter cette grosse bourgeoisie provinciale souvent plus
inaccessible que la noblesse d’autrefois. Pourquoi, dès lors, la maison des
Vauquelin-Radot et les Vauquelin eux-mêmes l’impressionnaient-ils ?
Quand il sonna à la grille, il dut
attendre longtemps et c’est en vain qu’il épia les rideaux de la façade :
aucun ne bougeait. Martine n’était-elle donc plus aux aguets ?
Enfin la porte s’ouvrit. Le maître
d’hôtel descendit avec majesté les marches du perron, traversa le court espace
de gravier qui le séparait de la grille et fronça les sourcils.
— Vous désirez ?
Questionna-t-il avec un regard qui semblait vouloir faire l’inventaire complet
du Petit Docteur et de ses vêtements.
— Parler à M. Vauquelin-Radot…
— Je regrette, mais à cette
heure-ci Monsieur ne reçoit pas. Monsieur travaille. Si vous voulez me laisser
votre carte, il est probable que Monsieur vous convoquera…
— Je désirerais que vous lui
passiez ma carte dès maintenant et je pense qu’il me recevra…
Le maître d’hôtel entrouvrit la
grille, permit même, à regret, à cet intrus de pénétrer dans le hall, où
régnait une douce pénombre. Puis il frappa discrètement à une porte de chêne
sculpté, disparut dans une pièce, revint un peu plus tard, l’œil malicieux.
— Je vous avais prévenu.
Monsieur regrette, mais il ne peut vous recevoir…
— Un instant… Voulez-vous me
rendre ma carte ?…
Et, sous son nom, il écrivit :
« qui a connu Marcel Vauquelin-Radot à Dakar. » Tant pis !
Peut-être n’aurait-il pas fait cela sans l’insolence du larbin, sans cette
atmosphère de solennité qui régnait dans la maison et qui l’écrasait. Il se
piquait au jeu.
— Reportez-lui cette carte et
vous verrez que…
« Comme vous voudrez !
Sembla dire le maître d’hôtel. Tant pis pour vous !…»
Et ce fut en effet tant pis pour le
Petit Docteur qui se jeta étourdiment dans la plus vilaine impasse où il se fût
jamais débattu. Le début, pourtant, fut encourageant, et il crut marquer un
point.
— Si vous voulez me suivre…
La porte ouverte découvrit une
immense bibliothèque dont les hautes fenêtres donnaient sur le jardin. Robert
Vauquelin-Radot, que le Petit Docteur avait vu le matin en tenue de cheval,
était maintenant en robe de chambre de soie noire, assis devant un grand
bureau, le dos à une cheminée où flambaient des bûches.
C’en était irritant… C’était trop
parfait… Que des gens, à une époque aussi agitée, puissent encore vivre comme
aux plus paisibles années de jadis… Le cheval du matin…Le domestique en gilet
rayé… Cette cheminée monumentale et ces milliers de livres aux belles reliures…
Ce jardin bien entretenu qu’on apercevait, et jusqu’aux cheveux soigneusement
lissés, d’un argent somptueux, du maître de maison, jusqu’à sa robe de chambre
trop riche…
Vauquelin-Radot ne se levait pas
pour le recevoir. Il le regardait de loin s’avancer sur un immense tapis de la
Savonnerie et il était d’un calme absolu. C’est à peine si une main soignée
désigna au visiteur une chaise en face du bureau.
— Quel âge avez-vous,
docteur ?
Dollent était venu pour questionner
et non pour être interrogé. Aussi perdit-il quelque peu contenance.
— Trente ans…
— Vous avez fait votre médecine
en France ?
— À la Faculté de Bordeaux…
— Il y a donc environ cinq ans
que vous avez quitté cette ville ?… Dès lors…
Il jouait négligemment avec la carte
de visite et il laissa tomber, non sans une nuance de mépris :
— Je me demande pourquoi vous
avez jugé bon de me mentir… Il est impossible, en effet, que vous ayez connu
mon pauvre frère à Dakar, puisque, au moment où vous auriez pu y être, il était
déjà mort… Je regrette, docteur…
Il se levait pour marquer qu’il
considérait l’entretien comme terminé, tandis que les oreilles du Petit Docteur
devenaient cramoisies.
— Je vous demande pardon si
j’ai usé d’un stratagème assez banal et, je le confesse, assez peu élégant,
pour m’introduire chez vous…
L’autre coupait avec soin la pointe
d’un cigare, sans en offrir à son interlocuteur.
— Je sais que je n’ai aucun
titre pour me mêler à une affaire qui ne me regarde pas. Cependant, un homme a
été tué et je suppose que, comme tout le monde, vous désirez que la lumière
soit faite sur ce drame…
— La Justice a tout pouvoir
pour…
— Je la respecte comme vous,
mais, à plusieurs reprises, il m’est arrivé de découvrir la vérité là où les
professionnels avaient pataugé. C’est pourquoi je me permets d’insister et de
vous prier…
— Au regret, monsieur !…
C’était bel et bien un congé, donné
cette fois sur un ton très sec, et le Petit Docteur, qui sentait le plancher se
dérober sous lui, n’avait plus que la ressource de battre en retraite, quand la
porte s’ouvrit sous une vive poussée :
Martine entra, vêtue de clair, la
mine joyeuse, et s’écria :
— Tiens !… Dollent !…
Comment allez-vous, ami ? Puis, tournée vers son oncle :
— Vous ne m’aviez jamais dit
que vous connaissiez mon camarade Dollent !… Nous nous sommes rencontrés
souvent chez des amis, lui et moi… Nous avons joué au bridge et au tennis
ensemble… Alors, docteur, vous êtes venu me dire bonjour en passant ?…
J’espère que vous resterez à déjeuner avec nous ?
— Martine !
Toujours ce calme qui donnait à
Vauquelin-Radot vraiment de l’allure.
— Je vous serais obligé de
rentrer dans votre chambre… Le docteur désire se retirer…
Elle perdit contenance, elle aussi,
ce qui vengea un peu le Petit Docteur. Puis, au moment de sortir, elle le
regarda avec l’air de dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas
écoutée ?… Vous voyez à quoi cela vous a servi…»
Mais Dollent n’était pas au bout de
ses peines. La jeune fille avait à peine disparu que Vauquelin-Radot laissait
tomber :
— Vous habitez Marsilly,
n’est-ce pas ?… Je me demandais ce que ma nièce était allée faire là-bas
hier… Des amis ont reconnu ma voiture dans le village… Maintenant, je suis
renseigné… Et c’est avec d’autant plus d’insistance que je vous prie de quitter
cette maison. J’ignore ce que Martine vous a raconté… Je ne vous le demande pas
et je ne désire pas le savoir… Je vous salue, monsieur !
Là-dessus, il pressa un timbre
électrique dont on entendit la sonnerie quelque part dans la maison. Au même
moment, la cloche de la grille résonnait. Le maître d’hôtel alla ouvrir avant
de répondre à l’appel du timbre…
Des pas, des voix dans le hall. Les
visiteurs devaient être des visiteurs de marque, puisque le larbin les laissait
entrer du premier coup dans la maison La porte s’ouvrit.
— M. le juge d’instruction
demande si Monsieur peut le recevoir…
— Faites entrer…
Dollent ne savait pas quel était le
juge chargé de l’affaire. Il eut une lueur d’espoir et il ne fut pas déçu.
Comme il se dirigeait vers la porte, il rencontra un grand garçon qui s’écria
en le reconnaissant :
— Dollent !… Qu’est-ce que
vous faites ici ?… J’aurais dû me douter que cette affaire vous
passionnerait…
Un silence gêné. Derrière le juge,
que Dollent connaissait depuis longtemps, venaient un greffier et un inspecteur
de Rochefort.
— Je suis obligé de vous
déranger encore une fois, monsieur Vauquelin-Radot, pour mettre au point
certains détails… Je vois que vous connaissez mon ami Dollent… Vous avez donc
entendu parler de son flair extraordinaire et je suppose…
— M. Dollent a forcé ma porte
et je l’ai prié de bien vouloir se retirer ! Énonça froidement le maître
de la maison.
La gêne devint générale. Le juge
croyait devoir insister, malgré le coup d’œil de son camarade :
— C’eût pourtant été, pour
l’enquête, un auxiliaire précieux et je me demande si, dans ces conditions…
— Je regrette, monsieur le
juge. Un inconnu a été trouvé mort dans mon jardin et la loi ne me permet pas
de vous refuser l’accès de ma maison, ni de vous empêcher de questionner mes
domestiques et de m’interroger moi-même… Charbonnier, selon la vieille
tradition française, n’en est pas moins maître chez soi, et je vais être forcé,
si ce monsieur s’obstine, de le faire jeter dehors par mes gens…
Ce fut l’instant le plus désagréable
de la vie du Petit Docteur. Il sentit son sang affluer à son visage, puis
refluer vers son cœur, le laissant pâle et sans voix.
Il aurait pu… Qu’aurait-il pu
faire ? Se précipiter vers cet homme et le gifler ? Mais, non seulement
cet homme était chez lui, par conséquent dans son droit, mais encore, comme il
avait deux têtes de plus que Dollent, le geste eût été ridicule.
Il sortit. Il se heurta au
chambranle de la porte. Et il eut la désagréable surprise de trouver le maître
d’hôtel qui devait avoir tout entendu et qui lui tendait ironiquement son
chapeau en murmurant :
— Par ici… Si Monsieur veut se
donner la peine… Sauter dans sa voiture ? Rentrer à Marsilly ?
Essayer d’oublier cette humiliante aventure ?
D’abord, Ferblantine était restée en
face de l’auberge et, quand il se trouva devant la terrasse, Dollent éprouva le
besoin d’entrer pour boire un verre. Il n’en but pas qu’un, mais trois. Et, dès
lors, ses dispositions d’esprit avaient eu le temps de changer. Son œil était devenu
dur.
— À nous deux, monsieur
Vauquelin-Radot !…
Mais par quel bout poursuivre une
enquête dont les intéressés l’excluaient aussi catégoriquement ? Attendre
la sortie du juge d’instruction et lui demander les renseignements
indispensables ?
— Vous n’avez pas oublié mon
fricandeau ?
— Ça mijote, monsieur… D’ici
une heure… Vous ne sentez pas ce parfum ?…
Un homme traversait la place, une
énorme poche de cuir sur le flanc, une casquette d’uniforme sur la tête. Il
traînait les pieds en marchant.
— Louis !… cria-t-il en
entrant. Une lettre pour toi… Une lettre et une facture… Dis donc, t’as des
parents à Alger ? Tu me garderas le timbre pour la collection du
gamin ?…
Le Petit Docteur, qui était abîmé
dans ses réflexions, leva la tête, regarda le facteur rural aux longues
moustaches rousses et l’expression d’hébétude disparut de son visage, ses
prunelles se rétrécirent, son regard devint aigu, aigu.
— Qu’est-ce que vous prenez,
facteur ?… J’en ai assez de boire tout seul…
III
De
l’utilité des collections de timbres-poste et de l’avantage des vieilles filles
dans l’Administration des PTT
— Ce n’est pas que je m’ennuie
ici, mais il est temps que je m’en aille…
« Faut vous dire que j’ai comme
qui dirait deux villages à servir, vu que Dion comporte un hameau à deux
kilomètres…
— J’y vais justement !
lança le Petit Docteur à tout hasard.
— Vous allez à Morillon ?
Chez qui ? Comme il n’y a que quatre maisons…
— Je vais visiter le pays, en
touriste… Si vous voulez que je vous embarque dans ma voiture ?…
— C’est qu’il faudra vous
arrêter quelques fois en route, à cause de la tournée…
Et c’est ainsi que Ferblantine
remplit ce matin-là une tâche officielle en transportant le courrier de Dion à
Morillon.
— Elle est jolie, la collection
de votre fils ?
— Heu… Ça commence à aller…
Vous comprenez, nous, on est un peu à la source… Quand je vois un timbre
étranger sur une lettre, je demande aux gens de me le donner… Je connais tout
le monde… C’est rare qu’on me refuse, sauf le boulanger, qui fait collection
aussi…
— Sans compter que le château
doit recevoir beaucoup de correspondance…
— Beaucoup !… À eux seuls,
les Vauquelin-Radot nous donnent autant de travail que tout le bourg réuni…
Sur les quatre maisons de Morillon,
il y avait une épicerie-buvette et le Petit Docteur éprouva le besoin de se
désaltérer ainsi que son compagnon.
— Vous voyez qu’il n’y a pas
grand-chose à visiter… Maintenant, faut que je rentre…
— Je vais vous reconduire… Il
n’y a pas grand-chose à visiter, comme vous dites… Par contre, cela m’amuserait
de regarder la collection de votre fils… Je suis philatéliste, moi aussi…
Peut-être pourrions-nous faire des échanges avec les timbres que nous avons en
double ?…
À midi, il était chez le facteur où
la femme attendait pour servir le déjeuner.
— Un coup de blanc ?… Tenez !…
Voici l’album… Tout n’est pas encore classé…
L’instant d’après, Dollent avait
déjà repéré cinq timbres de Dakar.
— Ils sont récents ?
— Oh ! Non… Pendant tout
un temps, au château, ils recevaient une lettre de là-bas chaque mois… C’est ce
qui m’a décidé à demander au maître d’hôtel de me mettre les timbres de côté…
Puis ça a cessé… Tenez ! Voici un timbre de Conakry qui est arrivé un peu
après… Il y a cinq ans… Si je m’en souviens, c’est parce qu’un ancien camarade
de régiment était à cette époque à Conakry et qu’il m’a écrit la même semaine…
Je me suis dit : « M. Vauquelin-Radot et moi, on a des connaissances
dans le même coin…»
Quand le Petit Docteur sortit, une
demi-heure plus tard, il avait tout au moins une base d’enquête.
En effet, si le courrier de Dakar
avait cessé brusquement (sans doute à la suite de l’incendie de l’asile), une
lettre de Conakry, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, n’avait pas
tardé à arriver, puis une de Matadi, plus au sud encore, au Congo belge.
Dès lors, la randonnée devenait
intéressante à suivre. On aurait dit que l’homme qui écrivait de la sorte
descendait tout le long de la côte d’Afrique, à un rythme plus ou moins lent,
pour aboutir au Cap, d’où les lettres continuaient à venir pendant deux ans.
Ensuite, plus rien d’Afrique. Par
contre, un timbre daté de Hambourg, quelques semaines plus tard. Or, c’est de
Hambourg que partent et c’est à Hambourg qu’aboutissent les lignes allemandes
de navigation qui font la côte africaine.
Le timbre de Hambourg ne datait que
de deux ans. Puis un timbre belge : Anvers.
Toujours des ports ! Après
Anvers, il est vrai, on ne trouvait plus de timbres étrangers provenant du
château.
— Mon fricandeau, patron !
— Voilà… Voilà… À propos… Ces
messieurs du Parquet viennent de partir… Vous croyez qu’ils découvriront
quelque chose, vous, et qu’on saura jamais qui est le bonhomme mort dans le
potager ?
— C’est probable… Fameux, votre
fricandeau… Dites donc… Elle est gentille, la postière de Dion ?… Car je
suppose que c’est une femme ?
— Vous voulez dire une vieille
fille… Tout ce qu’il y a de chipie !… Comme elle n’a presque rien à faire,
elle est toute la journée embusquée derrière sa fenêtre et elle sait tout ce
qui se passe dans le village… Je me suis même demandé un moment si elle n’ouvrait
pas les lettres, tant elle connaît de choses…
— Pourriez-vous me dire,
mademoiselle, combien coûte un mandat télégraphique pour Dakar ?
— Cela dépend de la somme que
vous voulez envoyer… Dakar ? Attendez… Il y a longtemps que…
Elle était barbue, moustachue,
énorme, avec des yeux malicieux et une curiosité toujours en éveil. La preuve,
c’est qu’elle questionna :
— Vous n’avez pas déjeuné au
château ?
— Non ! Pourquoi ?
— Parce que je vous ai vu
entrer vers onze heures… C’est si rare qu’ils aient des invités… Cela m’étonne
même un peu de la part de gens riches, car enfin la vie n’est pas amusante à
Dion et si j’avais leurs rentes… Dakar… Vous disiez mille francs ?… Et il
n’y a pas de texte sur le télégramme ?… Quatre-vingt-deux francs… C’est à
peu près le même prix que pour Conakry.
— Ah ! Oui… J’oubliais que
vous avez dû envoyer des mandats télégraphiques à Conakry…
— Comment le savez-vous ?
— Mon, camarade Vauquelin me
l’a dit… Il avait un ami là-bas… Un, ami qui n’a pas réussi…
— Il n’a pas dû y rester
longtemps, car on lui a juste envoyé un mandat télégraphique de cinq mille
francs… Je m’en souviens, parce que c’était le premier mandat télégraphique que
j’envoyais en Afrique… Ici, les gens se servent de mandats ordinaires… Il faut
être bien pressé pour…
— Mais ensuite, vous avez eu
d’autres mandats, n’est-ce pas ? Matadi… Puis…
— Vous êtes un ami de M. Gélis
aussi ? Figurez-vous qu’un moment j’ai cru que c’était un monsieur qui
faisait le tour du monde… J’aurais mieux aimé qu’au lieu de lettres il envoyât
à M, Vauquelin-Radot des cartes postales, car j’aurais pu me rendre compte du
genre de tous ces pays-là.
— Toujours cinq mille
francs ?
— À Matadi, le mandat, si je me
souviens bien, était de dix mille… Il m’a même donné assez de mal, car il
fallait traduire en monnaie belge, et toutes ces questions de change… Après,
avec la livre anglaise…
— Lorsque Gélis était au Cap…
— C’est cela !… Je vois
que vous connaissez l’histoire… Il y est resté près de deux ans… Presque à
chaque bateau, il y avait une lettre de son écriture, une écriture étonnante,
que je reconnaissais de loin… C’était tellement irrégulier, avec les lignes qui
se chevauchaient, qu’on pouvait à peine lire… Puis il y a eu une lettre de
Ténériffe, écrite sur du papier à en-tête d’un bateau allemand… « Tiens,
me suis-je dit, ce monsieur revient en Europe… Moi, si on m’envoyait autant
d’argent, j’en profiterais pour visiter la Chine et le Japon…»
« Car, à ce moment-là, ce
n’était pas encore la guerre chez les Jaunes…
— Hambourg, Anvers…
— C’est cela… On aurait dit
qu’il revenait à petites étapes. Il y mettait le temps. Et les mandats étaient
toujours moins forts, sauf l’avant-dernier… De mille, on est passé d’un seul
coup à vingt mille… C’est le mandat d’Anvers… Après, il y a eu une lettre de
Bruxelles, deux ou trois de Paris et enfin, il y a à peine quinze jours, la
lettre de Bordeaux… Elle était si mal écrite que, si je n’avais pas connu
l’adresse par cœur, je n’aurais pas pu la lire…
— M. Vauquelin-Radot a envoyé
un mandat ?
— Non… Je n’ai plus rien vu…
Alors, quelle est l’adresse de votre camarade de Dakar ?
— Réflexion faite, je vais
attendre un peu… Au prix des mandats télégraphiques…
Quel regard il lança, en passant
avec Ferblantine, devant le château de M. Vauquelin-Radot !
Se trompa-t-il en croyant voir une
main qui lui faisait signe dans l’écartement des rideaux du premier
étage ?
— C’est moi !… Ne vous
dérangez pas… Dites donc, Duprez… Qu’est-ce que vous dites de la réception qui
m’a été offerte ?
Il avait gagné Rochefort. Il était
assis dans le cabinet de son camarade Duprez, le juge d’instruction, et Duprez
le regardait avec quelque étonnement.
— Vous semblez bien excité,
vieux !… J’avoue que je ne comprends pas encore votre passion pour ces
histoires criminelles… Moi, je vous jure que si ce n’était pas mon métier,
j’irais plutôt faire une partie de golf et…
— Du nouveau ?
— Pas à proprement parler…
D’étranges découvertes, dans les jardins… Une histoire abracadabrante et de
décamètre et de trou…
— Je sais…
— Ah ! Une autre histoire
de fiches plantées comme pour…
— Je sais aussi… Comme pour
marquer un endroit déterminé, ou plus exactement comme pour le retrouver,
n’est-ce pas ?… De quoi faire croire qu’on a essayé de déterrer dans le
jardin je ne sais quel trésor…
L’étonnement du juge s’accrut.
— J’y ai pensé !
avoua-t-il. Mais je me méfie. Nous ne risquons que trop de nous laisser
influencer par toute la littérature policière qui sévit… Si je vous disais que,
dans la région, je connais au moins vingt propriétaires qui s’imaginent qu’il y
a un trésor caché dans leur domaine et qui dépensent un argent fou à organiser
des fouilles ?… C’est une maladie chronique des campagnes… Il suffit qu’un
cultivateur déterre quelques vieilles pièces d’or dans ses champs pour que, à
cent lieues à la ronde…
— Qu’est-ce que Vauquelin-Radot
en dit ?
— Qu’il n’a jamais entendu
parler de trésor, ni de quoi que ce soit de ce genre… Que jamais, bien entendu,
il ne s’est amusé à faire des trous dans son jardin, ni à chiper le décamètre
de son jardinier… Vous ne pensez pas que celui-ci boit un peu trop et qu’il se
pourrait que son imagination…
— C’est Vauquelin qui vous a
suggéré…
— Non ! Avec moi, il est
poli, sans plus… Il répond par oui ou par non… Aujourd’hui, c’était ma
troisième visite sur les lieux et, par conséquent, ma troisième entrevue avec
lui… Je dois dire qu’il m’a paru manifester une certaine lassitude… Est-ce
l’effet de votre visite ?… Il n’a rien perdu de ce calme olympien qui le
caractérise et qui en fera un magnifique académicien… Cependant, sous ce calme,
il m’a semblé percevoir comme une sourde inquiétude…
— Que faisait-il, le lundi à
neuf heures ?
— C’est bien le plus étrange…
Il prétend ne pas se souvenir… Selon lui, le dîner terminé (et le dîner se
termine toujours vers huit heures et demie), il prend l’air pendant quelques
minutes, sur la terrasse ou dans le jardin…
« Après quoi, il rentre dans
son bureau, où il consacre une heure environ à la correction de ses épreuves…
— Qui se trouve à ce moment au
rez-de-chaussée ?
— Les domestiques, dans l’aile
droite, assez loin du bureau que vous avez vu et qui, entre nous, est
magnifique…
— Et les femmes ?
— Elles se tiennent le plus
souvent dans un boudoir du premier étage… La jeune fille lit ou fait sa
correspondance… Sa tante, toujours fatiguée, somnole dans une bergère…
— Et personne n’a rien entendu
d’anormal ?
— Personne… Je me suis
renseigné pour savoir si les fenêtres étaient ouvertes. Étant donné la saison,
elles ne l’étaient pas…
— Les Cogniot ?
— Couchés dès huit heures et
demie, car ils se lèvent de très bonne heure…
— Et Martin, celui qui s’occupe
des chevaux ?
— Il fait sa dernière tournée à
huit heures, donne à boire aux chevaux et rentre chez lui en fermant la porte
de l’écurie à clé…
— Encore une question, Duprez…
De quel côté le cadavre était-il tourné ?
— Attendez… J’ai ici tout un
lot de photographies prises par l’Identité judiciaire… Voyez… Il était tourné
vers le mur… Ce que vous apercevez de sombre, à hauteur de la poitrine d’un
homme, c’est une tache de sang…
— Le coup a été frappé par-devant
ou par-derrière ?
— Par-devant… avec une force
peu commune, selon le médecin légiste, et surtout avec une précision rare. Le
cœur a été perforé d’un seul coup et le sang a giclé en abondance, faisant la
tache que vous voyez…
— Il faisait noir, à neuf heures…
— Bien sûr…
— Et vous n’avez rien remarqué
d’anormal ? Ces photos ont beau être excellentes, j’aurais préféré voir
les lieux…
— Maintenant que vous m’y
faites penser… C’est une idée de l’inspecteur… On m’a adjoint, cette fois, pour
m’aider dans mon enquête, un garçon très intelligent, très bien élevé… Il a
remarqué que la pierre friable, enduite de chaux, était éraflée à hauteur de la
tache de sang, comme si on avait frappé un premier coup qui n’avait pas atteint
la victime.
— Je vous remercie… Évidemment,
aucune identification ?
— Rien… Comme vous l’avez vu,
la photo a paru dans tous les journaux… À part une tenancière de débit, à
Rochefort, qui est venue ce matin déclarer à la police qu’un homme l’avait
questionnée et que ses allures, après coup ne l’avaient pas rassurée…
— C’était moi !
— Alors, vous êtes au courant…
Rien d’autre… M. Vauquelin-Radot commence à s’impatienter et il m’a laissé
entendre, ce matin, que, si on continuait à le déranger de la sorte, il ferait
le nécessaire en haut lieu pour mettre un frein à… Quant à vous, mon vieux, je
ne crois pas qu’il soit prudent de votre part d’aller rôder autour du château,
comme ils disent… Après la façon dont vous avez été traité ce matin…
— Vous avez interrogé la jeune
fille ?
— Comme tout le monde… Elle ne
sait rien…
— J’allais oublier le
principal… Excusez-moi de vous prendre encore quelques minutes… Les marques des
vêtements du mort ont été enlevées, n’est-ce pas ?… Vos spécialistes
peuvent-ils dire si ce travail a été fait récemment ?
— Si vous appelez récemment la
nuit du crime, je réponds catégoriquement non… Si vous voulez parler quelques
semaines, oui.
— Je vous remercie…
— Vous y comprenez quelque
chose ?
— Tout, malheureusement !
— Que voulez-vous dire ?
Pourquoi malheureusement ? Et le Petit Docteur eut un sourire amer.
— Parce que !
— Vous ne voulez pas me
raconter ?
— Pas maintenant… Je suis, moi
aussi, tenu par le secret professionnel…
Dites donc !… Et moi ?… Et
tout ce que je viens de vous confier ?
Et Dollent de répondre sans
sourciller :
— Ce n’est pas la même
chose !
IV
Où le Petit
Docteur, semblant avoir pris goût aux humiliations, a une façon pour
le moins inattendue de triompher
— Allô ! Veuillez me
passer Mlle Martine, s’il vous plaît…
— Je ne sais pas si
Mademoiselle est éveillée… De la part de qui ?
— Dites que c’est de la part de
son ami.
Il était huit heures du matin. Le
Petit Docteur était à l’Auberge des Deux-Marronniers et le soleil, ce matin-là
encore, donnait à la place de l’Église l’aspect d’une image d’Épinal.
— Allô… C’est vous,
docteur ?… Pourquoi vous obstinez-vous ?… Vous me faites peur… Vous
allez finir par…
— Allô ! Votre oncle n’est
pas sorti à cheval ce matin…
J’ai tout lieu de croire qu’il est
inquiet et d’assez mauvais poil… Avez-vous peur de lui ?…
— C’est-à-dire…
— Quand vous ferez ce que je
vais vous expliquer, il sera furieux… Il vous reniera… Vous allez passer
quelques minutes… extrêmement désagréables… Mais la vérité vaut bien ça,
n’est-ce pas ?
— Je ne sais plus…
— Vous allez donc lui parler…
Vous lui direz que je vous ai téléphoné à l’instant… Que vous vous excusez de
vous être adressée à moi… Que je me révèle tout différent de ce que vous
pensiez… Bref, que s’il ne me reçoit pas et n’accepte pas mes conditions, la
liste de certains mandats télégraphiques sera communiquée ce matin à la police…
— Mais…
— Si vous refusez de m’aider,
j’irai en personne et…
Il raccrocha. Il attendit une
demi-heure et la vérité oblige de dire qu’il se montra plus intempérant que
jamais. Au point que le marchand de vins commença à regarder avec quelque
méfiance ce client qui s’enivrait de si bonne heure.
La grille… Les jambes du Petit
Docteur tremblaient un peu tandis qu’il tendait la main vers la poignée de
cuivre déclenchant le vacarme de la cloche…
Comme la veille, exactement, le
maître d’hôtel parut au haut du perron, mais il devait avoir reçu des ordres,
car il s’avança vers la grille, qu’il ouvrit non sans une certaine roideur.
— Voulez-vous annoncer…
— Monsieur vous attend !
Laissa tomber Auguste. Par ici…
Le même homme, à la même place, dans
la même tenue, dans le vaste bureau-bibliothèque. Mais un mépris encore plus
accentué, en même temps qu’une lassitude qu’on sentait réelle et qui frisait le
découragement.
— Je ne vous invite pas à vous
asseoir, docteur… Je suppose que ce sera vite fait… Combien ?
— Cinquante mille.
— Et comment me
garantissez-vous que vous vous tairez désormais ?
— Cela dépend du point sur
lequel vous tenez à ce que je garde le silence. La somme, à vrai dire, en
dépendra aussi…
— Vous avez réellement connu
mon frère ?
— Non !
— Vous avez correspondu avec
lui ?
— Non !
— Vous avez connu de ses
anciens camarades ?
— Non !
Les trois « non »
tombaient avec une netteté allègre.
— Dans ce cas, je ne comprends
pas comment vous…
— Comment j’ai su que c’était
votre frère Marcel qui était mort lundi dernier à neuf heures du soir, dans
votre potager ?
— Mon frère était fou, vous le
savez ?
— C’est exact… Du moins j’ai
tout lieu de supposer que c’est exact… D’abord, les asiles officiels
n’acceptent pas facilement des gens dont la raison est encore solide… Ensuite
son écriture…
— Vous connaissez son
écriture ?
Et M. Vauquelin-Radot eut un regard
involontaire vers un petit coffre-fort encastré dans le mur à droite de la
cheminée.
— Je peux, monsieur, vous faire
en quelque sorte le bordereau des lettres qui sont dans ce coffre… Depuis
Dakar… Ces lettres de Dakar étaient, n’est-ce pas, des lettres à vous adressées
par le directeur de l’asile pour vous tenir au courant de la santé de votre
frère ?… La dernière devait être plus officielle encore, puisqu’elle vous
annonçait la mort de celui-ci…
« Seulement une lettre de
Conakry, dont vous n’avez pas manqué de reconnaître l’écriture, bien qu’elle
fût signée Gélis…
— Vous… vous vous êtes
introduit dans cette maison ? Bégaya le châtelain, qui en oublia sa
morgue.
— Non pas… Après Conakry,
Matadi… Après Matadi… Voulez-vous que je vous cite les sommes que vous avez
adressées à votre frère qui vous réclamait sans cesse de l’argent ?…
Chaque fois, je le suppose, il promettait de s’amender, de disparaître à tout
jamais dans la brousse, de ne plus faire parler de lui…
— C’est exact…
— Seulement, il se remettait à
boire, peut-être à jouer, et la lettre suivante était à nouveau une demande
d’argent… M. Gélis ne valait décidément pas mieux que M. Marcel Vauque…
— Taisez-vous !… Vous avez
dit cinquante mille francs… Je vais vous signer un chèque… et…
— Hambourg !
— Hein ?
— Je dis : Hambourg…
Anvers… Paris… Bordeaux… Je continue la série des demandes d’argent et des
mandats télégraphiques…
— Si nous en finissions,
docteur ?
— Non, monsieur
Vauquelin-Radot…
— Vous trouvez que cinquante
mille francs ne sont pas assez et vous espérez sans doute…
— J’espère en effet quelque
chose…
— Je vous préviens que…
— Continuez, je vous prie…
— … que si vous continuez
sur ce ton, je vais appeler le Palais de Justice de Rochefort… Que je dirai à
ces messieurs…
— Faites-le !
— Vous m’en défiez ?…
Comme il vous plaira !
Et, dans ce « comme il vous
plaira », il devenait à nouveau le grand bourgeois de la veille.
— Allô ! Mademoiselle…
Voulez-vous me donner le… Le Petit Docteur, froidement, posa la main sur
l’appareil.
— Ce n’est pas la peine…
— Parce que ?…
— Parce que vous n’avez pas tué
votre frère… Parce que vous n’auriez pas pu le tuer, à moins d’être fou vous-même…
Parce que votre frère était tourné vers le mur, à moins de trente centimètres
de celui-ci, et qu’il était impossible à une autre personne de lui enfoncer le
couteau dans la poitrine…
Un silence impressionnant.
— Asseyez-vous, monsieur
Vauquelin-Radot… Figurez-vous que je n’imaginais pas que votre orgueil de caste
irait jusqu’à…
« Mais je vais, si vous voulez…
vous permettez que je fume ?… je vais, dis-je, vous donner quelques
indications qui vous éviteront peut-être, par la suite, de mépriser un médecin
de village.
« Inutile de vous dire qu’il
n’est pas question des cinquante mille francs dont vous avez parlé tout à
l’heure…
« Hier, un honnête homme qui ne
cherchait que la vérité se présentait honnêtement devant vous et vous le
mettiez à la porte sans hésiter…
« Aujourd’hui, pour pénétrer
dans ce bureau, pour vous arracher quelques minutes d’entretien, j’ai dû me
faire passer pour un maître chanteur…
Il s’était assis, non sur la chaise
de la veille, mais dans un profond fauteuil club, et il avait croisé les
jambes. C’était déjà un petit commencement de vengeance.
— Remarquez que, dans cette
affaire, ce n’est pas vous qui m’intéressez, mais votre frère. Vous avez suivi
la route commune et facile… Riche, considéré, enrichi encore par votre mariage,
vous vous êtes livré à des travaux d’histoire qui ne demandent aucun génie et
vous en tirez gloire et honneur…
« Votre frère, lui, moins
discipliné, a sombré dès le début de son existence dans le désordre… À la suite
de quelle maladie et de quels excès est-il devenu à moitié fou, sinon tout à
fait, je n’ai pas à en parler, car je suppose que vous ne me demandez pas une
consultation médicale…
« Toujours est-il que c’était
une épave et qu’une fois cette épave enfermée dans un asile de Dakar vous vous
sentiez plus à l’aise, car un scandale tachant le nom des Vauquelin-Radot
n’était plus à craindre…
« Il y a eu cet incendie
malheureux… Et le fait que votre frère en a réchappé à l’insu de tous… Et
qu’une fois libre il vous a demandé…
Une voix calme et mate.
— Savez-vous, docteur, ce qu’il
m’a demandé ?
— De l’argent…
— Un million d’abord ! Et
savez-vous sous quelle menace ? Celle de venir reprendre sa fille, qu’il
savait que j’avais adoptée et que nous considérions, ma femme et moi, comme
notre enfant…
— Vous avez envoyé cinq mille
francs…
— J’ai envoyé des petites
sommes, pour l’empêcher de faire de nouvelles bêtises… Il était de plus en plus
surexcité… Je le sentais capable de tout… Ses lettres que j’ai ici…
— Je sais…
— Vous les lirez… Le faire
interner de nouveau ? J’ai eu pitié… J’espérais qu’il parviendrait à
s’ancrer quelque part… Mais, au lieu de cela, il devenait toujours plus
menaçant, toujours plus exigeant, et sans cesse il parlait de reprendre
Martine…
« Quand j’ai vu qu’il se
rapprochait…
— Hambourg !
— Hambourg, oui… Puis Anvers…
— Vous avez eu peur du
scandale…
— Moins pour moi que pour
Martine… Je lui ai offert de plus fortes sommes s’il acceptait de rester à
l’étranger… Mais alors, sa folie allant croissant, il se mit à réclamer des
millions… Les lettres sont là…
— Vous l’avez déjà dit…
— Qu’auriez-vous fait à ma
place ? Je lui ai envoyé vingt mille francs en lui affirmant qu’il
n’aurait plus rien… Et c’est alors…
— Qu’il s’est rapproché
davantage… Bordeaux… Et qu’il a commencé à ruminer une vengeance… Dans son
esprit, vous étiez l’ennemi, le profiteur de la famille, celui qui avait, non
seulement la fortune, mais sa fille, et, par surcroît, la considération…
« J’ai fait quelque peu de
psychiatrie, monsieur… Il a cherché une vengeance, une vengeance de fou… Créer
un drame tel que votre tranquillité et votre honneur y sombreraient…
« Lucidité des fous… Lucidité
qui s’applique à de très petits détails…
« Un corps anonyme… Des
vêtements anonymes… Et une lettre étrange lui donnant rendez-vous dans votre
potager…
« Ce n’est pas encore assez
pour attirer l’attention sur vous… Il complique et c’est en cela qu’il est
vraiment fou… sans doute candidat à la paralysie générale… Il est arrivé en
avance et il découvre la remise à outils… Il emporte le décamètre dans le jardin,
les fiches, une bêche, il creuse un trou…
« Comment l’enquête ne
serait-elle pas suivie par toute la presse alors que l’affaire est aussi
mystérieuse ?…
« Après quoi il se tue, comme
il l’a décidé depuis longtemps… Mais il se tue de façon à faire croire à un
crime… Il essuie le manche du couteau avec son veston… Il appuie le manche
contre le mur, la lame posée sur la poitrine à hauteur du cœur…
« Il n’a pas de gants… Qui
croira que l’absence d’empreintes digitales ne prouve pas l’assassinat ?…
« Il vous hait, je le répète…
Il est de votre clan, de votre monde, mais votre clan et votre monde l’ont
relégué dans les asiles… C’est vous, vous seul qu’il rend responsable…
— Dites-moi, docteur…
Et le Petit Docteur de lancer :
— Taisez-vous !
C’était son tour d’être catégorique.
— Vous avez tellement peur d’un
scandale pour vous et votre famille que vous vous taisez et…
— Vous croyez qu’il valait
mieux révéler à Martine ce que son père…
— Et compromettre, n’est-ce
pas, votre élection à l’Institut ?
M. Vauquelin-Radot baissa la tête.
— Vous êtes dur, docteur… Le
scandale doit toujours, autant que possible, être évité et je ne vois pas en
quoi il eût été préférable…
— C’est tout ce que j’avais à
vous dire, monsieur… Je ne suis pas, comme vous l’avez dit hier si justement,
chargé de l’enquête… Je ne suis entré dans votre maison que par ruse, en
prenant les apparences d’un maître chanteur, sinon, comme hier encore, j’aurais
sans doute été mis dehors…
— Qu’est-ce que vous comptez
faire ?
— Rien… Rentrer chez moi…
— Et ?…
Il hésitait. Il ne savait comment
poser la question.
— Si vous rencontrez votre ami
le juge d’instruction ?…
— C’est lui que cela regarde,
n’est-il pas vrai ? Je ne suis même pas témoin… Quant au chèque… Plus
tard, quand on ne pensera plus à cette affaire, que, je le suppose, nul
n’élucidera, je me demande s’il ne serait pas souhaitable… que le corps de
votre frère… J’ai appris que les Vauquelin-Radot possèdent un caveau de famille
à Versailles… Ces cinquante mille francs…
— Un instant, docteur…
— Je vous demande pardon, je
suis très pressé… C’était l’autre, maintenant, qui semblait courir après
lui ; c’était le Petit Docteur qui se dérobait.
— Il faut cependant que je
vous…
— Maître d’hôtel ! appela
Dollent une fois dans le hall. Mon chapeau… Mon pardessus…
— Faites-moi au moins le
plaisir de…
— Sans façon ! Vous êtes
tout à fait aimable, monsieur Vauquelin-Radot… Mais mes obligations… Je suis
très pris…
Enfin, ce qu’il avait gardé pour la
bonne bouche, en présence du maître d’hôtel ahuri :
— Je vous salue !
Et il dégringola légèrement les
marches vers la grille, sauta tout joyeux sur Ferblantine, qui, par exception,
démarra du premier coup.
La bonne fortune du Hollandais

I
Comment
un trop bon dîner, suivi d’une visite à Luna-Park, devait entraîner M.
Van der Donck dans une série d’événements dramatiques
Quand le commissaire Lucas sortit du
« rapport », c’est-à-dire de la conférence qui se tient chaque matin
quai des Orfèvres entre le directeur de la Police judiciaire et ses chefs de
service, il avait un mince dossier bleu à la main ; c’est ce dossier qu’il
désigna de loin, avec un clin d’œil, au Petit Docteur, qui attendait sagement.
On était en août. Jean Dollent avait
décidé de passer à Paris les quinze jours de vacances qu’il s’octroyait et d’en
profiter pour s’initier aux méthodes de la Police judiciaire.
Par chance, le commissaire Lucas
était originaire des Charentes et le Petit Docteur avait pu se faire
recommander à lui par des amis.
— Venez me voir chaque matin
vers neuf heures. Il y aura bien un jour ou l’autre une affaire qui vous
intéressera…
Maintenant, Lucas entraînait son
jeune compagnon vers le fond d’un immense couloir.
— Faisons semblant de bavarder…
murmura-t-il en désignant une cloison vitrée derrière laquelle se trouvait une
salle d’attente. Observez le bonhomme qui est là…
Dans la petite pièce, un homme était
assis, grand, large, fort et sanguin, et son visage, laqué par la sueur, avait
cette expression d’ennui que prennent tous les visages après une longue
attente.
On devinait qu’il avait eu le temps
de faire dix fois le tour de la pièce, de se lever et de se rasseoir, de
contempler, dans leur cadre de bois noir, les photographies d’inspecteurs morts
pour la patrie, et l’affreuse pendule Louis-Philippe qui trônait sur la
cheminée.
Il en était au tapis vert de la
table, qu’il fixait consciencieusement.
— Vous l’avez bien vu ?…
Venez…
Une fois dans son bureau, Lucas
questionna :
— Qu’est-ce que vous en
pensez ?
— Heu !… Que c’est un
homme du Nord… sans doute un étranger… qu’il n’a pas passé la nuit dans son lit
et qu’il n’est pas d’un tempérament nerveux, car il supporte plus placidement
que je ne ferais le supplice d’attente… Qu’a-t-il fait ?
Le Petit Docteur était un peu
inquiet, retrouvant l’humilité de l’élève devant son instituteur.
— Comme vous y allez !…
Pensez-vous donc que ne viennent ici que les gens qui ont fait quelque
chose ?… Installez-vous dans ce coin… Ne bougez pas…
Le commissaire Lucas sonna, dit à
l’huissier :
— Introduisez M. Kees Van der
Donck…
Le soleil était déjà haut dans le
ciel. La fenêtre grande ouverte laissait entrer les bruits des quais et comme
le reflet de la Seine qui coulait entre ses murs de pierre. Des cars passaient
parfois, pleins d’étrangers, et sur les grands boulevards, la veille, le Petit
Docteur, plus habitué au calme de Marsilly et de La Rochelle, avait entendu
parler toutes, les langues.
— Asseyez-vous, monsieur Van
der Donck… Je m’excuse de vous avoir fait attendre et je vous remercie de vous
être tenu avec tant d’amabilité à notre disposition…
— C’est une affaire très
ennuyeuse… soupira le colosse, dont les yeux, dans un visage rose aux traits
épais, étaient étrangement enfantins.
— Je vous comprends… Très
ennuyeuse… Je vois, d’après cette fiche, que vous êtes Hollandais…
— D’Amsterdam… Importateur de
produits coloniaux, en particulier de produits des Indes néerlandaises.
— Vous êtes à Paris depuis
trois jours… Hier au soir, vous avez dîné seul dans un grand restaurant des Champs-Élysées…
— J’ai trop bien dîné, précisa
le Hollandais, qui avait dans ses expressions de physionomie une naïveté
savoureuse. Tout cela est la faute à la cuisine française et aux vins français…
En Hollande, nous ne sommes pas habitués… Après dîner, j’étais très gai et,
comme il faisait trop chaud pour aller au théâtre, j’ai voulu visiter
Luna-Park… C’est vraiment très excitant… Il y avait beaucoup de jolies petites
Parisiennes… Elles s’amusaient… Elles riaient très fort… Je riais aussi…
« C’est comme cela, en riant,
devant les balançoires, que j’ai fait la connaissance d’Annette et de Simone…
Je ne connais que leurs prénoms… Deux très gentilles demoiselles… Très gaies…
Très spirituelles… Nous sommes allés sur toutes les attractions… Nous sommes
entrés dans toutes les baraques… Et de temps en temps nous allions au bar pour
nous désaltérer…
— Vous êtes allés souvent au
bar ? murmura le commissaire, qui était l’homme le plus paisible et le
plus souriant de la terre.
— Souvent, oui… Aussi, ce
matin, j’ai très mal à la tête… Il ne faut pas faire attention… Comment
dites-vous ?… Gueule de… de boa ?
— Gueule de bois, oui…
— Cela veut dire gueule de
serpent ?
— Pas tout à fait… Mais
continuez…
— La dernière fois que nous
sommes allés au bar, j’ai aperçu une jeune personne qui nous regardait et qui
avait l’air de vouloir s’amuser aussi… Je suis allé l’inviter, même que j’ai
renversé un guéridon en passant, parce que je ne marchais plus très droit…
— Et vous avez continué la fête
avec vos trois compagnes ?
— C’est embarrassant à
expliquer, monsieur le commissaire… Les deux autres, Annette et Simone, c’était
pour rigoler, comme vous dites… Des petites jeunes filles qui habitent chez
leurs parents… Tandis que la troisième… Lydia, elle s’appelait… Ce n’était pas
une Française… Elle m’a dit qu’elle était danseuse… Moi, je ne sais pas…
— Bref, vers minuit, vous avez
confié vos deux premières compagnes au métro et vous êtes resté seul avec
Lydia…
— Nous sommes entrés à l’Hôtel
Beauséjour, qui était tout près, avenue de la Grande-Armée…
— Une question. Vous êtes
descendu au Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. Pourquoi n’est-ce pas là que
vous avez conduit votre compagne ?
— Oh ! Monsieur le
commissaire… Au Grand-Hôtel, je suis un monsieur sérieux et je ne voudrais pas
que…
— Continuons… Vous êtes resté
environ une heure à l’hôtel… Je suppose que vous avez fait, avant de partir, un
cadeau à votre compagne ?
Le Petit Docteur, qui ne quittait
pas le Hollandais des yeux, le vit rougir, perdre un instant contenance.
— Je ne me souviens plus… Non,
je ne crois pas…
— Et elle n’a pas
réclamé ?
— Elle avait bu aussi… Nous
avions bu tous les deux avant d’entrer à l’hôtel… Quand je suis parti, j’ai
voulu marcher un peu… J’étais déjà tout près de l’Arc de Triomphe quand je me
suis aperçu que je n’avais plus mon portefeuille…
— Dans quelle poche le
mettez-vous d’habitude ?
— Dans la poche revolver du
pantalon… Ici… Tenez ! Le voici…
— Vous êtes donc retourné à
l’Hôtel Beauséjour. Vous êtes monté dans la chambre. Lydia était tout habillée…
— Oui… Sur le lit… Ou plutôt en
travers… J’ai cru qu’au moment de partir elle s’était endormie… J’ai voulu la
secouer… C’est alors que j’ai vu du sang et que j’ai compris qu’elle était
morte… Son crâne avait été comme écrasé…
— Vous n’avez pas appelé ?
— Je suis descendu et je suis
sorti…
— Pardon… Vous aviez retrouvé
votre portefeuille ?
— Par terre, oui… Il était
tombé de ma poche… Au coin de l’avenue, j’ai demandé à l’agent où était le
poste de police… J’y suis allé… J’ai montré mes papiers au brigadier… Je lui ai
annoncé que la demoiselle était morte…
— C’est tout ce que vous
savez ?
— C’est bien assez, n’est-ce
pas ? J’ai très peur que mon nom paraisse dans les journaux… En Hollande,
les gens sont fort sévères sur la question des mœurs… Cela me ferait beaucoup
de tort dans mes affaires si on apprenait…
— Vous comptiez rentrer en
Hollande prochainement ?
— Dans deux ou trois jours…
— Peut-être devrez-vous
attendre un peu plus longtemps… Je vous demanderai de ne pas quitter Paris
avant que je vous fasse signe… Vous pouvez disposer, monsieur Van der Donck…
— Mon nom ne sera pas dans les
journaux…
— Je n’en vois pas la nécessité
quant à présent… Il sonna.
— Joseph ! Reconduisez M.
Van der Donck…
« Voilà, docteur, le genre
d’affaires qui nous tombent sur le dos l’été… Qu’est-ce que vous en
pensez ?
Le Petit Docteur se grattait la tête,
bien embarrassé.
— Vous passez, reprit Lucas,
pour avoir un flair exceptionnel et pour suivre des méthodes toutes
personnelles. J’ignore quels sont les crimes dont vous avez eu à vous occuper
en province. En voici un qui est tout ce qu’il y a de plus classique.
Qu’allez-vous faire ? Vous avez entre les mains les mêmes éléments que
nous… Pardon ! J’oubliais un document… C’est le passeport de Lydia
Nielsen, née en Hongrie, danseuse de cabaret, c’est-à-dire entraîneuse,
vingt-deux ans, célibataire, venant de Bruxelles, où elle a fait un assez long
séjour dans une boîte qui s’intitule le Pingouin… D’après son passeport, Lydia
Nielsen était arrivée hier à Paris, ruais nous ignorons encore dans quel hôtel
elle était descendue…
« Je vous donnerai le
renseignement dès que je l’aurai, car la Brigade des meublés est en train de
montrer sa photographie à tous les tenanciers d’hôtel…
« Quant aux causes de la mort,
Lydia Nielsen a été frappée avec une rare violence en plein crâne, et la boîte
crânienne a éclaté… Si vous n’êtes pas trop sensible, et comme médecin je
suppose que vous ne l’êtes pas, je pourrai vous montrer une photographie où
l’on distingue des lambeaux de cervelle sur le papier de tapisserie…
« J’allais encore oublier un
détail… Si j’ai demandé à Van der Donck s’il avait fait un cadeau à sa
compagne, c’est que, dans le sac de celle-ci, on n’a retrouvé, outre le
passeport et de menus objets, qu’un billet de cinquante francs et de la
monnaie…
« Je vous laisse travailler,
docteur… Venez ici quand il vous plaira Tous mes dossiers sont à votre
disposition, et je ne vous cacherai rien des progrès de l’enquête…
Il y avait un peu d’ironie dans les
dernières phrases, mais une ironie cordiale, et le Petit Docteur ne pouvait
décemment pas s’en froisser.
— À propos… Si je n’étais pas
ici lorsque vous viendrez, demandez l’inspecteur Torrence, qui travaille
toujours avec moi…
Eh bien ! Quand il se retrouva
sur les quais, où la chaleur, à dix heures du matin, était déjà étouffante, le
Petit Docteur ne sentait pas son entrain habituel. Cette affaire ne ressemblait
pas à celles qu’il avait élucidées jusqu’alors, et peut-être aussi était-il
impressionné par l’immensité de Paris qui grouillait autour de lui ?
Qu’est-ce que la police, de son
côté, allait tenter ? Car il était évidemment inutile de faire la même
chose qu’elle. Examiner avec soin la chambre de l’Hôtel Beauséjour, avant tout.
Pour cette tâche, les spécialistes de l’Identité judiciaire valaient mieux que
lui.
Questionner le gardien de nuit de
l’hôtel et se renseigner sur tous ceux qui y avaient couchée cette
nuit-là ? Rechercher la trace de Lydia dès son arrivée à Paris ? Le
commissaire l’avait dit.
Ensuite ? Télégraphier à la
police néerlandaise pour demander des renseignements sur M. Van der
Donck ? Puis à la police belge pour en obtenir sur le séjour de la victime
au Pingouin ?…
Il était vraiment découragé. Pour la
première fois, il avait le sentiment de sa petitesse au milieu du vaste monde.
L’atmosphère de Paris l’écrasait. L’énormité de la tâche qu’exige une enquête
banale comme celle-là le faisait douter de ses possibilités, à lui qui n’avait
que son cerveau pour lutter.
Il essaya bien d’employer son
système habituel, celui qui consistait à établir, avant toute recherche et tout
raisonnement, une base simple et nette, un certain nombre de vérités absolues.
— Van der Donck est arrivé à
Paris il y a trois jours… Lydia est arrivée le jour même du crime…
S’ils se connaissaient d’avance et
s’ils s’étaient donné rendez-vous, auraient-ils choisi un endroit aussi bruyant
que Luna-Park et le Hollandais se serait-il trouvé, au moment de la rencontre,
en compagnie de deux gamines ?
Lydia avait suivi son compagnon dans
le premier hôtel venu. Il l’avait quittée après une heure, ce qui pouvait
paraître normal. Et c’était encore normal qu’il fût revenu sur ses pas pour
rechercher son portefeuille…
Lydia était-elle déjà morte quand il
l’avait quittée la première fois ?
Dans ce cas, serait-il revenu et
serait-il allé avertir la police, alors qu’il lui suffisait de disparaître sans
rien dire ?
Il ne lui avait pas fait de cadeau…
Mais il avait bien spécifié que la jeune danseuse était presque aussi ivre que
lui…
Pourquoi Lydia s’était-elle
rhabillée, puisqu’on l’avait retrouvée entièrement vêtue ?
Si quelqu’un était entré dans la chambre
pour la tuer, quel but poursuivait-il et pourquoi n’avait-il pas emporté le
portefeuille qui, tombé sur le plancher, devait être très visible ?
Le Petit Docteur était arrivé sur
les grands boulevards et il regarda avec admiration l’immense façade du Grand-Hôtel,
hésita, franchit la porte tournante et se trouva dans le hall tout grouillant.
S’adresser au portier ? Pour
demander quoi ? Des renseignements sur Van der Donck ? Il aperçut, à
gauche du hall, un somptueux bar américain, et cette vue lui donna soif.
L’instant d’après, hissé sur un haut tabouret, il commandait un cocktail et
s’abîmait dans ses réflexions.
— M. Dollent !… On demande
M. Jean Dollent au téléphone…
Un chasseur allait partout, répétant
son appel, et le Petit Docteur fut un bon moment sans s’aviser que c’était à
lui qu’on en voulait. Comment pouvait-on savoir qu’il était là ?
— Monsieur Dollent… La cabine
7, au sous-sol… à droite…
— Allô !… C’est vous,
docteur ?… Ici, Lucas… Je vous demande pardon de vous interrompre dans
votre enquête…
Dallent faillit lui répondre par une
grossièreté, tant il se sentait mal parti.
— Je voulais vous signaler
honnêtement que j’ai dans mon bureau un garçon assez intéressant… La
photographie de Lydia avait à peine paru dans les journaux qu’il accourait… Voulez-vous
sauter dans un taxi ?…
Cinq minutes plus tard, le Petit
Docteur était au quai des Orfèvres. Dans le bureau de Lucas, il trouvait un
grand jeune homme maigre, pâle, aux yeux fiévreux, aux doigts crispés…
— Entrez, docteur… Je vous
présente René Fabry, employé de banque à Bruxelles… Vingt-deux ans, n’est-ce
pas… monsieur Fabry ?
— Vingt et un… Lydia et moi…
Sa lèvre inférieure se soulevait, sa
pomme d’Adam bougeait et il avait toutes les peines du monde à retenir ses
sanglots.
— Voici… expliquait Lucas pour
gagner du temps, M. Fabry était depuis près de deux mois l’amant de Lydia…
— Nous nous aimions !
Rectifia le jeune homme, les prunelles en feu.
— C’est cela ! reprit
Lucas sans ironie apparente. Ils s’aimaient. Il paraît que Lydia n’était pas du
tout la femme que l’on pourrait croire. C’était une jeune fille trop sérieuse,
de bonne famille, qui n’acceptait de danser dans les cabarets que pour gagner
sa vie…
— Son père était officier en
Hongrie ! Intervint le jeune homme.
— Vous voyez, docteur !
Bien entendu, M. Fabry et Lydia ne vivaient pas ensemble. M. Fabry habite avec
ses parents. Mais ils se voyaient fréquemment l’après-midi… Le soir, M. Fabry
allait au Pingouin, mais il lui était impossible d’attendre sa compagne jusqu’à
quatre heures du matin, à cause de son travail…
— Je savais qu’elle rentrait
directement chez elle… Deux fois je l’ai suivie…
— Dites-nous maintenant comment
vous avez découvert la disparition de Lydia…
— Je suis allé chez elle hier
après-midi… Elle avait un appartement meublé dans le quartier de la Bourse… Sa
logeuse m’a dit qu’elle venait de sortir avec une valise et qu’elle avait pris
un taxi… La logeuse avait entendu ordonner :
« — À la gare du Midi…
« Or, pour où
s’embarquerait-on, à la gare du Midi, si ce n’est pour Paris ?
« J’ai passé des heures
atroces. Je n’ai pas dîné. Puis j’ai décidé de partir à mon tour. J’ai laissé
un mot à mes parents. J’ai adressé une lettre à la banque, m’excusant de
prendre ainsi mes vacances sans avertir… J’ai pris le train de minuit et je
suis arrivé ce matin un peu avant sept heures à la Gare du Nord…
Voilant toujours à merveille son
ironie, le commissaire dit au Petit Docteur :
— M. Fabry comptait retrouver
sa maîtresse à Paris… Il n’avait pas son adresse… Il n’était pas même certain
qu’elle y fût…
— Je l’aurais retrouvée !
proclama orgueilleusement le jeune homme. Je suis sûr que, si on ne me l’avait
pas tuée…
— Vous n’avez donc jamais
entendu parler d’un M. Van der Donck ?
— Jamais.
— Jamais non plus Lydia n’a
fait allusion devant vous à un Hollandais ?
— Elle ne s’occupait pas des
hommes. Une fois hors du Pingouin, où elle était bien obligée…
— Évidemment ! Évidemment…
Et vous affirmez que ce n’était pas la femme à suivre à l’hôtel un homme
qu’elle ne connaissait pas…
— Ça, jamais, et je défends…
qu’on…
— Calmez-vous… Nous sommes tout
disposés à vous croire, le docteur et moi… Étant donné vos relations avec la
victime…
— Je l’aurais épousée… Et si
mes parents avaient refusé leur consentement…
— Vous prétendez donc que Lydia
aurait été victime d’un complot… C’est bien ce que vous m’avez dit tout à
l’heure…
— Je répète qu’il n’y a pas
d’autre explication possible… Peut-être s’occupait-elle de politique ?…
Peut-être d’espionnage ?…
— Vous n’en savez rien ?
Il rougit, vexé de ne pas savoir.
— Non… Lydia était mystérieuse,
comme toutes les Hongroises.
— Voulez-vous être assez
aimable pour me dire à quel hôtel vous êtes descendu et où je peux vous
toucher ?
— Hôtel de Maubeuge, près de la
gare… C’est la première fois que je viens à Paris, et…
— Qu’est-ce que vous en pensez,
docteur ?
— Et vous ? répliqua
l’autre, bougon.
— La même chose que vous,
c’est-à-dire rien encore… Avec une pointe de sarcasme, il ajouta :
— Il est vrai que nous, à la
PJ, nous ne pensons heureusement pas beaucoup, n’est-ce pas ?… À propos…
Nous avons retrouvé le domicile à Paris de notre jeune fille, que René Fabry
n’est pas loin de nous représenter comme une ingénue… Elle est descendue à
l’Hôtel Cristal, rue Fontaine, un hôtel, soit dit entre nous, qui est surtout
fréquenté par des demoiselles de petite vertu, par des entraîneuses et par des
messieurs pas très recommandables… Sa chambre a été fouillé… Dans son
nécessaire de toilette, on a retrouvé une somme de dix mille francs en billets
belges, ce qui semble écarter l’idée qu’elle ait suivi le premier passant venu
pour le petit cadeau habituel…
« À part cela, rien d’anormal…
Une malle de robes comme celles que portent ces demoiselles… Des tutus… Des
fards… Des cartes postales envoyées par des amies de Stamboul, du Caire, de
Tunisie, de Venise et de Cannes…
« Enfin, j’ai téléphoné
personnellement à Amsterdam, où M. Van der Donck est très honorablement connu…
Il est célibataire… Il voyage beaucoup pour ses affaires et pour son plaisir…
On ne l’attend pas là-bas avant plusieurs jours, car c’est l’époque de l’année
qu’il consacre à une tournée assez importante en Europe…
« C’est tout, docteur… Vous en
savez autant que nous… Je voudrais pouvoir en dire autant…
— Qu’est-ce que cela
signifie ? Riposta Dollent, les sourcils froncés.
— Que je voudrais être sûr d’en
savoir autant que vous… Étant donné vos précédents exploits, il est impossible
que vous n’ayez pas encore une opinion et que, de déduction en déduction…
Allons ! Ce n’était pas la
peine de se disputer. C’était le souriant commissaire Lucas, fort de toute la
machine policière qu’il sentait derrière lui, qui avait raison. Et le Petit
Docteur, venu du fond de sa province, avait tort de vouloir lutter de vitesse
et d’ingéniosité avec la police officielle.
— Je vous laisse à votre enquête,
docteur… Bonne chance…
Dallent était déjà au fond du
couloir et il allait s’engager dans l’escalier quand Lucas courut après lui.
— Psssstttt ! Un mot
encore… J’allais oublier le plus important…
Il ironisait une fois de plus,
c’était flagrant. Il tenait un bout de papier à la main.
— Voici ce qu’on a trouvé dans
le sac de notre danseuse… Un bout de menu, comme vous voyez… Derrière, au
crayon, un chiffre : 658… C’est tout… Vous avouerez que je ne triche pas
avec vous, même par inadvertance…
— Vous pouvez me confier ce
papier ?
— Avec le plus grand plaisir…
Une heure plus tard, à cause de ce
bout de papier déchiré au bas d’un menu, le Petit Docteur était confortablement
installé dans le rapide de Bruxelles, vexé cependant d’avoir dû se payer un
pullman parce qu’il n’y avait pas d’autre train à cette heure-là.
— La police, elle, n’a pas
besoin de regarder à l’argent, soupirait-il en pensant à ce qu’il venait de
payer et à ce qu’il dépenserait dans la capitale belge.
Ce en quoi il se trompait
lourdement, ainsi que Lucas n’aurait pas manqué de le lui dire s’il eût été là.
Et Lucas aurait sans doute ajouté : « Pensez que mes hommes, quand
ils prennent un taxi, sont presque toujours sûrs qu’il ne leur sera pas
remboursé ! »
Du moins Dollent avait-il conscience
de s’être servi, ne fût-ce qu’un instant, de sa faculté de raisonnement. La
preuve, c’est que les autres, ceux de la PJ, n’avaient rien vu d’intéressant
dans ce bout de papier.
Les parties imprimées, portant sans
doute le nom du restaurant, avaient disparu. C’était un bas de page. On lisait
entre autres choses : Mayonnaise de crevettes : huit francs.
Du coup, le Petit Docteur avait
sourcillé. Il n’était allé que deux fois en Belgique, mais il se souvenait du
goût des gens de ce pays pour la mayonnaise et pour ces plats intitulés
mayonnaise de crevettes, mayonnaise de homard, mayonnaise de crabes…
Un saut à Montmartre, avant de
prendre le train. Il entre dans un restaurant.
— Dites-moi, maître d’hôtel, y
a-t-il des restaurants qui affichent au menu des plats comme celui-ci :
mayonnaise de crevettes…
Le plus drôle, c’est qu’il tombait
sur un maître d’hôtel bruxellois et que celui-ci lui lançait avec un savoureux
accent :
— C’est belge, ça, n’est-ce
pas !…
Quant au numéro… Le Petit Docteur
n’aurait pas volontiers expliqué à Lucas le processus de sa pensée… Celui-ci
lui rappelait un voyage à Rome… Il occupait, à l’Hôtel Excelsior, la chambre
432… Le préposé à l’ascenseur lui avait expliqué que les centaines, dans les
palaces, représentent l’étage… Ainsi toutes les chambres du premier ont des
numéros commençant par cent… Au second, deux cents… Et ainsi de suite…
Lors de ce voyage-là, Dollent avait
rencontré dans une boîte de nuit une charmante danseuse – elle n’était pas
Hongroise mais Grecque – et il l’avait suppliée de venir passer la nuit
avec lui.
— Nous ne pouvons pas sortir
avant la fermeture… lui avait-elle répondu. Attendez-moi… Buvons quelque chose…
En deux heures, il en avait eu pour
sept ou huit cents lires de souper au champagne. Et il n’était que trois heures
du matin !
— À quelle heure a lieu la
fermeture ?
— Pas avant cinq heures… Six
heures et plus s’il reste du monde…
Il n’était pas assez riche pour
demeurer si longtemps, au train où allaient les dépenses.
— Promettez-moi de venir me
retrouver… avait-il insisté avec espoir, car la petite Grecque paraissait la
sincérité même.
— Où ?
— Hôtel Excelsior…
— Inscrivez le numéro de votre
chambre…
Quelle nuit ! Jusqu’à sept
heures du matin, il avait attendu, en pyjama de soie, tournant en rond dans la
chambre, voyant naître peu à peu le jour, monter le soleil au-dessus des toits.
La petite Grecque n’était jamais
venue !
— Dites-moi, garçon…
Le garçon du pullman venait de
servir le thé.
— Combien y a-t-il à Bruxelles
de grands hôtels comportant au moins six étages…
— Il y a le Métropole…
— Je connais…
— Puis le Palace, près de la
gare du Nord… L’Astoria… Le…
Il notait au vol. Il arriva à huit
hôtels. Mais l’instant d’après il n’y en avait plus que sept, car le garçon
revenait sur ses pas pour annoncer qu’il s’était trompé et qu’un de ces hôtels
n’avait que cinq étages.
Que pouvait bien faire le
commissaire Lucas pendant ce temps-là ? Et quelle tête ferait-il si, le
lendemain, le Petit Docteur revenait avec…
Il en était tout fiévreux !
Revenir, par ce même train mœlleux, avec la solution du problème, débarquer à
la Gare du Nord, sauter dans un taxi, lancer négligemment à Lucas :
— C’est fait…
— Qu’est-ce qui est fait ?
— Tout… Voilà la solution de
cette affaire…
Les yeux mi-clos, le Petit Docteur
rêvait, un léger sourire sur les lèvres, tandis que défilaient les premières
maisons de Schaerbeek.
II
Où
certain jeune amoureux perdrait sans doute ses illusions en écoutant aux
portes et où le Petit Docteur décide de se montrer beau
joueur
— Dites-moi, portier… Je suis à
la recherche d’un de mes bons amis, et je crois qu’il est descendu chez vous…
Il habite, si je ne me trompe, l’appartement 658…
C’était au Métropole, le troisième
hôtel que visitait Dollent cet après-midi-là. Il lui sembla que le portier
avait un air plus malicieux qu’il n’était nécessaire et qu’il regardait quelque
chose derrière lui. Au même moment, le Petit Docteur recevait une tape sur
l’épaule et, bien qu’il eût la conscience assez tranquille, il tressaillit, fut
désagréablement surpris, assez pour se rendre compte de l’impression que devait
produire un tel geste sur un criminel.
Une voix joyeuse, à l’accent
bruxellois très prononcé, grasseyait cependant :
— Je parie que c’est vous le
docteur, n’est-ce pas ? Un bonhomme gras et court sur pattes, au teint
fleuri, à la bouche en cœur, adressait un clin d’œil au portier :
— Merci, Jefke… Je vais m’en
occuper…
Puis, continuant à tapoter l’épaule
de Dollent :
— J’ai pensé, comme ça, que
vous perdriez votre temps à interroger Jefke et tous les autres. Ces gens-là,
c’est assez bavard… Alors, si vous voulez venir une fois avec moi boire un demi
sans faux col…
— Je vous demande pardon, mais…
— Pardon ! C’est bête,
mais j’oubliais de me présenter ! Inspecteur Snoek, de la Sûreté belge…
Mon vieux camarade Lucas m’a passé un coup de téléphone – dites donc,
heureusement que je ne l’ai pas reçu sur la tête, n’est-ce pas ? –
pour me dire que vous alliez sûrement arriver et pour que je vous facilite…
Il entraînait le Petit Docteur à la
terrasse d’un vaste café voisin de l’hôtel et commandait au garçon :
— Deux
« formidables » !
L’instant d’après, on leur
rapportait des verres qui devaient contenir chacun un litre de bière.
— Maintenant, si vous voulez me
poser des questions…
L’inspecteur Snoek tirait un gros
calepin de sa poche et le posait sur le guéridon de marbre, prêt à puiser dans
ce calepin, eût-on dit, tous les renseignements imaginables.
— Qui occupait l’appartement
658 à l’Hôtel Métropole ?
— Vous ne le savez vraiment
pas ? Alors, vous êtes un gros malin et je me demande comment vous êtes
arrivé là ! C’est Kees Van der Donck, tiens !… Même qu’il a cet
appartement pour ainsi dire à l’année… Le sixième étage du Métropole est plus
ou moins réservé aux bons clients, à des banquiers, des gens de Bourse, des diamantaires,
des industriels qui viennent à Bruxelles à jour fixe et qui aiment avoir leurs
habitudes… On s’arrange pour que leur chambre soit libre quand ils arrivent… Il
y en a même qui laissent des bagages toute l’année. Si vous allez faire un tour
là-haut, vous verrez des malles tout le long du couloir…
— Van der Donck avait ses
malles ?
— Deux grosses malles où il
trouvait, quand il arrivait d’Amsterdam avec seulement sa petite serviette de
cuir à la main, tout ce dont il avait besoin, des vêtements et du linge… Ils
sont un certain nombre comme ça qui font le lundi la Bourse de Bruxelles, le
mercredi celle de Londres, le vendredi celle de Cologne ou de Düsseldorf… À
votre santé !…
Et le Petit Docteur constatait que
les yeux de son interlocuteur à la familiarité bruyante étaient pleins de
malice.
— Qu’est-ce que vous voulez
encore savoir ?
Lydia Nielsen a-t-elle rendu visite
au Hollandais dans son appartement du Métropole ?
Du coup, il reçut encore une tape,
mais cette fois sur le ventre.
— Vous n’êtes pas bête, vous,
vous savez, pour un amateur !… Seulement ça n’est pas possible, pour une
fois, de vous répondre… Vu que presque toutes les nuits elle était à traîner
dans l’hôtel comme une souris…
— Vous avez interrogé les gens
du Pingouin ?
— Comme vous dites !… À
votre santé !… Il paraît qu’il n’y en avait pas deux comme Lydia Nielsen
pour dénicher les bonnes affaires… Vous comprenez ce que je veux dire ?…
En dedans, froide comme un poisson dans un frigidaire… Mais en dehors,
allumeuse comme pas une, à mettre le feu à un régiment de pompiers… Elle tenait
les pauvres types en haleine jusqu’à des quatre ou cinq heures du matin et ils
retrouvaient toujours sous la table deux fois plus de bouteilles de champagne
qu’ils n’en avaient bu… Après, s’ils en valaient la peine, elle allait les
retrouver à leur hôtel… Tantôt le Palace… Tantôt le Métropole… Les portiers de
nuit avaient l’habitude de la voir arriver, encore en robe de soirée, au petit
jour… Elle leur adressait un clin d’œil et se précipitait dans l’ascenseur…
— La nuit du 6 ?
Questionna encore le Petit Docteur.
— Il y avait déjà plusieurs
jours que Van der Donck était à Bruxelles… L’après-midi, il a reçu des
messieurs dans son appartement… Le soir, il est rentré de bonne heure, vers
onze heures, et il a annoncé qu’il partirait au premier train du matin… Il a
réglé sa note avant de monter se coucher…
— Et ses deux grosses
malles ?
— Il n’en a pas parlé… Le
portier de nuit, que j’ai questionné, croit se souvenir que Lydia est venue
cette nuit-là, mais il ne pourrait pas le jurer… Il ne se rappelle pas non plus
avoir vu partir le Hollandais… Ça n’a rien d’extraordinaire, étant donné que
c’était l’heure où il a l’habitude d’aller dans un petit cagibi réchauffer son
café… C’est tout ce que vous voulez savoir, docteur ?
Et Dollent, voyant luire plus que
jamais les petits yeux de son compagnon, pensa : « Toi, mon vieux,
avec tes airs innocents, tu te demandes si je vais ou non te poser certaine
question… Voyons ! Est-ce celle-ci que tu attends ? »
Il dit à voix haute :
— Les deux malles sont toujours
dans le couloir ?
— Une seule…
— Comment l’autre est-elle
partie ?
— Garçon ! Vous donnerez
d’autres « formidables » ! Comment l’autre est partie ? Eh
bien ! Elle est partie par le train… Quand il est arrivé à la gare, vers
six heures du matin, Kees Van der Donck a téléphoné au Métropole…
« — Vous enverrez la plus
grande des deux malles à Paris ! Qu’il a dit.
« — À quel hôtel ? a
demandé le portier.
« — En consigne à la Gare
du Nord… Quant au bulletin, vous me l’enverrez poste restante…
« — Quel bureau ?
« — Bureau… Bureau 42…
« Maintenant, je crois bien que
vous en savez autant que moi ! Vous avez quand même de la chance, n’est-ce
pas, d’être le chouchou du commissaire Lucas !… Ici, en Belgique, si vous
essayiez de faire comme ça votre petite enquête, je crois que les chefs vous
enverraient pour une fois balader sur la Verte-Allée…
À neuf heures du soir, déjà, le
Petit Docteur était à la gare du Midi et cherchait un coin dans le train de
Paris. Pouvait-il prétendre que Lucas n’avait pas été chic ?
En apparence, il lui avait facilité
sa tâche, puisqu’il avait envoyé au-devant de lui un policier belge qui lui
avait donné tous les renseignements désirables.
Mais n’était-ce pas le traiter avec
trop de condescendance, comme un enfant ? Déjà on fermait les portières.
Un marchand de journaux courait le long du quai.
— Demandez Paris-Soir…
L’Intran… Le Soir… La Dernière Heure…
Il prit toute la poignée, au hasard,
et quelques minutes plus tard, comme on traversait la banlieue bruxelloise, il
s’installait dans le wagon-restaurant et, en attendant le premier service,
déployait le premier journal venu.
« L’affaire de Luna-Park.
« Un rebondissement inattendu.
« Un jeune Belge tire à bout
portant sur le Hollandais Van der Donck.
— Nos lecteurs n’ont pas oublié
l’étrange affaire de Luna-Park, que nous avons relatée dans nos précédentes
éditions. Or, cet après-midi, vers trois heures, la mort de Lydia Nielsen a
entraîné un nouveau drame, qui a eu pour théâtre le bar du Grand-Hôtel,
boulevard des Italiens. »
Ce bar auquel, le matin même, le
Petit Docteur était accoudé ! On lui servit le classique consommé
madrilène, auquel il ne toucha pas.
« Un jeune homme venait de
demander M. Van der Donck, et le portier crut bien faire en annonçant au
visiteur que le Hollandais se trouvait probablement au bar.
« Ce qui rend la suite de cette
affaire plus extraordinaire„ c’est qu’il y avait à ce moment, dans le hall de
l’hôtel, un inspecteur de police, l’inspecteur Torrence, chargé de surveiller
discrètement Kees Van der Donck…
« Il suivit le jeune homme des
yeux… Il le vit parler au barman… Puis il le vit apostropher le Hollandais, qui
consommait depuis un certain temps et qui, d’après le barman, commençait à être
ivre.
« Que se dirent les deux
hommes ? On en est réduit aux conjectures. Toujours est-il que, l’instant
d’après, le jeune homme, d’un geste vif, tirait un revolver de sa poche et
faisait feu par deux fois, essayait de tirer encore mais, par bonheur, n’y
arrivait pas, son automatique s’étant enrayé…
« Tandis que la victime se
courbait sur le bar, atteinte dans le flanc droit par une des deux balles,
l’assassin, qui est d’origine belge, se laissait arrêter sans résistance.
« À l’heure où nous mettons
sous presse, l’état de l’homme d’affaires néerlandais est des plus satisfaisants,
la balle n’ayant atteint aucun organe essentiel. »
— Vous dites, monsieur ?
Le Petit Docteur, surpris, leva les
yeux.
— J’ai dit quelque chose ?
Et le maître d’hôtel du
wagon-restaurant de retenir un sourire en s’excusant :
— Je vous demande pardon…
J’avais cru que vous me parliez…
Qu’avait-il pu dire à voix haute,
sans s’en apercevoir ? Il pensait, farouchement, dans le vain espoir de
réunir toutes ces données, qui ne lui paraissaient pas coller ensemble.
Pourquoi Van der Donck, qui semblait
très bien connaître Lydia, même au sens biblique du mot, feignait-il, à Paris,
de la traiter comme une bonne fortune de rencontre ?
Pourquoi l’emmenait-il dans un hôtel
de troisième ordre alors qu’à Bruxelles il n’hésitait pas à la recevoir dans sa
chambre du Métropole, où il était cependant plus connu qu’en France ?
Pourquoi la jeune Hongroise,
habituée à un certain luxe, suivait-elle son compagnon dans une chambre d’Hôtel
Beauséjour où ne fréquentent que des péripatéticiennes de seconde zone ?
Pourquoi ?…
Il dévidait toujours, le front
plissé, son chapelet de pourquoi, quand il descendit du train à la Gare du
Nord. Il était une heure du matin. Le vaste hall était presque vide. Le Petit
Docteur avait la tête lourde, et, mécontent de lui, il allait se précipiter
vers son hôtel des environs de la gare d’Orsay pour se coucher.
— Alors ?
Il tressaillit. Il avait reconnu
cette voix cordiale, à peine railleuse.
— Vous avez fait bon
voyage ? Vous rapportez des tas de renseignements précieux ?
C’était le commissaire Lucas, qui
lui prenait amicalement le bras et l’entraînait vers la sortie.
— Vous ne m’en voulez
pas ?… Je me doutais que vous iriez à Bruxelles et j’ai voulu vous
faciliter la tâche… En outre, c’est vous qui m’avez demandé, n’est-ce
pas ? Pour étudier les méthodes de la police officielle…
« Eh bien ! Vous avez pu
remarquer qu’il n’y a pas de méthode… Nous nous méfions, nous, des
raisonnements et des théories… Patiemment, en bons fonctionnaires que nous
sommes, nous réunissons, par les moyens ordinaires, le maximum de
renseignements…
« Et il est bien rare si, parmi
ces renseignements, il n’y en a pas un qui nous mette sur la piste… Un
demi ?
— Merci ! Surtout pas de
bière…
Il avait encore l’estomac gonflé des
« formidables » de l’inspecteur Snoek.
— Je voulais vous mettre au
courant de ce qui s’est passé en votre absence…
— J’ai lu les journaux !
Riposta, grognon, le Petit Docteur.
— Vous en savez donc à peu près
autant que nous… J’ai essayé de faire subir au jeune René Fabry un premier
interrogatoire, mais je n’ai rien pu en tirer… Ce jeune homme est têtu comme
une mule… Il a décidé de ne parler qu’en présence de son avocat… En attendant,
il est au Dépôt…
— Et Van der Donck ?
— À l’Hôpital Beaujon… je l’ai
vu… Il ne comprend rien au geste de l’énergumène, comme il dit…
— Vous lui avez demandé quelles
paroles René Fabry lui avait adressées avant de tirer ?
— Bien entendu… Et savez-vous
ce qu’il m’a répondu ?
« — Cela vous apprendra à
voler l’honneur des jeunes filles.
« Prenons quand même quelque
chose, voulez-vous ? Si vous ne voulez pas de bière…
Et ils s’attablèrent à une terrasse.
La nuit était tiède. Des couples passaient lentement dans l’ombre. Des taxis
maraudaient. Des cars bondés d’étrangers montaient vers Montmartre.
Après une première fine à l’eau, le
Petit Docteur en commanda une seconde et commença de se sentir mieux. Il lui
semblait qu’il percevait avec plus d’acuité la vie qui l’entourait, la vie
d’une grande ville de quatre millions d’habitants sans compter ceux qui, comme
Lydia, comme Van der Donck, comme René Fabry, viennent des quatre coins du
monde y régler leurs petites affaires.
Lydia était Hongroise…
Van der Donck était Hollandais…
Le jeune Fabry était employé de
banque à Bruxelles… Et c’est à Paris que tous trois échouaient, c’est à Paris
que, comme par hasard, se dénouait le drame qui avait commencé Dieu sait où,
peut-être au Métropole de la place de Brouckère, peut-être au Pingouin…
— Garçon ! Une fine à
l’eau…
Lucas lui jeta un petit coup d’œil
en coin, mais le docteur n’y prit garde.
— Ce que je voudrais savoir…
commença-t-il soudain, après avoir avalé la moitié de sa troisième fine.
Mais il se tut. Il haussa les
épaules. Est-ce que son compagnon lui disait tout ce qu’il avait au fond de son
sac ?
— Qu’est-ce que vous voudriez
savoir ?
— Rien… Ou plutôt… L’Hôpital
Beaujon est celui qui se trouve rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’est-ce
pas ?
Lucas fronçait les sourcils. Il
aurait voulu savoir, lui, ce que le Petit Docteur avait derrière la tête.
— Eh bien ! Je vais me
coucher…
— Moi aussi…
Ils trichaient tous les deux. La
preuve qu’ils trichaient, c’est que le Petit Docteur prit un taxi et commanda à
voix haute :
— Quai d’Orsay !… Au coin
de la rue de Beaune… Lucas prit un autre taxi.
— Suivez la voiture qui est
devant vous…
Place de l’Opéra, Jean Dollent
ouvrit la glace qui le séparait du chauffeur.
— Hôpital Beaujon… En
vitesse !…
Quand il y arriva, le faubourg
Saint-Honoré était sombre et désert. Il sonna. La lourde porte s’ouvrit et le
concierge le dévisagea.
— Je suis médecin… Je désire
voir un de vos malades de toute urgence… Voulez-vous appeler l’interne de
garde ?…
— Un instant… Si vous voulez
attendre par ici…
Cela lui rappelait son internat à
Bordeaux et il retrouvait les odeurs familières, les mêmes silhouettes blanches
d’infirmières qui passaient sans bruit dans les couloirs.
Un jeune médecin en blouse blanche
s’approchait enfin de lui.
— C’est vous qui voulez me
parler ?
— Docteur Dollent… Je
désirerais dire quelques mots à l’un de vos malades… Kees Van der Donck… Son
état n’étant pas grave, je suppose…
— Vous tombez mal, mon cher
confrère… Le Hollandais a été installé dans une chambre à part… Il y a des
ordres pour qu’il ne puisse recevoir personne… J’ajouterai que la police doit
avoir de bonnes raisons pour cela, puisqu’el a installé un inspecteur dans le
couloir…
Depuis quelques instants, Dollent
voyait le regard de son interlocuteur fixer quelque chose derrière lui et se
retourna Lucas était là, placide et souriant.
— Vous auriez dû me dire tout à
l’heure que vous désiriez un entretien avec Van der Donck… C’est moi qui ai
donné des ordres pour que personne ne le dérange… Mais si vous y tenez…
Il montra sa carte à l’interne, qui
ne put que s’incliner.
— Par ici…
Des couloirs. Des escaliers. Des
lampes en veilleuse. Des infirmières encore et, tout au fond d’un couloir plus
long que les autres, un homme assez jeune, le chapeau sur la tête, assis sur
une chaise et fumant une courte pipe.
— Alors, Torrence ?
— Rien, patron…
— Tu as la clé ?
L’inspecteur la tira de sa poche et
la tendit à son chef. Lucas ouvrit.
— Passez, docteur…
Dollent ne fit pas plus d’un pas
dans la pièce. La fenêtre en était ouverte et il était en plein courant d’air.
Non seulement le lit était vide, mais les draps ne s’y trouvaient plus.
Attachés au pied d’une armoire, ils pendaient, noués les uns aux autres dans le
vide extérieur.
— Désolant ! soupira le
commissaire Lucas. C’est une histoire vraiment désagréable… De quoi vais-je
avoir l’air demain, quand les gens apprendront que Kees Van der Donck, quoique
blessé, a tenu à s’en aller par la fenêtre ?… Dites donc, Torrence… Vous
n’avez rien entendu ?
— Rien, patron…
— Vous ne vous êtes pas
absenté ?… Vous n’avez pas fait la cour aux infirmières ?…
— Je le jure, patron…
— Dans ce cas, vous êtes quand
même fautif…
— Vous auriez dû prendre la
précaution élémentaire de ne pas laisser ses vêtements dans sa chambre…
— Mais vous ne m’aviez pas dit…
— Avec vous autres, il faudrait
tout dire, tout prévoir… Vous n’avez qu’à connaître votre métier,
sacrebleu !… Vous pouvez aller vous coucher… Je ne crois pas indispensable
de garder une chambre vide…
Cette fois, le Petit Docteur et
Lucas se séparèrent au coin du quai d’Orsay et de la rue de Beaune, et Dollent
alla réellement se coucher.
III
Où le
Petit Docteur joue le tout pour le tout et risque bel et bien une
condamnation pour faux, usage de faux, détournement de documents, vol
et recel… sans compter une
condamnation plus grave encore
Qui donc a dit que, sans la vanité,
qui est le plus grand ressort de l’humanité et qui inspire les héroïsmes,
l’homme en serait encore à l’âge des cavernes ?
Le Petit Docteur s’était levé à six
heures du matin, selon son habitude. Autant dire qu’il était presque seul danse
les rues de Paris, avec les boueux.
Mais il était bien décidé à ne pas
se laisser humilier par le commissaire Lucas et à prouver que ce flair dont on
commençait à parler en province ne s’émoussait pas au contact de la capitale.
Deux heures durant, il erra le long
des quais et on eût pu croire qu’il n’était sensible qu’au spectacle des
péniches glissant au fil de l’eau. En réalité, il pensait : « Pourvu
qu’il y ait des lettres pour moi au premier courrier ! »
Puis il chercha une pharmacie
ouverte et, pour en trouver une, il alla jusqu’à la rue Montmartre, ce qui lui
donna le plaisir de traverser les Halles. Les deux petites fioles qu’il se
procura étonnèrent un peu l’aide-pharmacien, surtout quand il demanda, en
outre, un pinceau comme ceux dont on se sert pour les badigeonnages de gorge.
— Courrier pour moi ?
s’enquit-il, à huit heures tapant, à la direction de son modeste hôtel.
— Trois lettres, monsieur le
docteur…
Il grimpa dans sa chambre. Il ne se
donna pas la peine d’ouvrir les lettres mais, par contre, il trempa son pinceau
dans chacune des fioles, le passa deux fois sur les mots « Jean
Dollent » et ces mots s’effacèrent comme par enchantement.
Après quoi il écrivit lentement, la
langue entre les lèvres :
Kees Van der Donck…
Il était sous pression. Un quart
d’heure ne s’était pas écoulé qu’il pénétrait en coup de vent au bureau de
poste 42 et s’arrêtait devant le guichet de la poste restante.
— Vous avez quelque chose pour
moi ?
— Quel nom ?…
— Kees Van der Donck…
— Vous avez des papiers
d’identité ?…
— Je les ai laissés à l’hôtel…
— Dans ce cas… À moins que vous
ayez sur vous deux enveloppes avec le cachet de la poste…
Il les montra, reçut pour sa
récompense une belle lettre à en-tête de l’Hôtel Métropole au nom de Van der
Donck.
— Il y a quatre-vingts centimes
de taxe… Plus dix sous de poste restante…
Tant pis pour Lucas ! Tant pis
pour la police officielle ! Qui est-ce qui, le premier, avait nargué
l’autre ?
Moins de dix minutes plus tard, un
taxi le déposait à la Gare du Nord, où il se précipitait à la consigne en
brandissant le récépissé d’expédition qu’il avait trouvé dans l’enveloppe…
— Je viens chercher ma malle…
On examina le récépissé. On le
tourna et retourna sur toutes ses faces, et déjà le Petit Docteur commençait à
trembler.
— Voyez à la douane…
Il dut courir encore, comme les
enfants qui jouent aux quatre coins, renvoyé d’un hall à un autre, et enfin un
employé lui montra une immense malle-cabine dressée dans un coin. Un douanier
attendait.
— Vous avez les clés ?
Zut ! Il n’avait pas pensé aux
clés !
Et… Et soudain, une idée lui
traversait l’esprit… L’homme qui avait téléphoné à l’Hôtel Métropole pour faire
expédier la malle n’avait pas pensé aux clés non plus…
Du coup, ses derniers scrupules
s’évanouirent…
— J’ai, en effet, perdu les
clés de cette malle…
— Vous pourriez appeler un
serrurier…
— Ce n’est pas la peine… La
malle est vieille… Je suis sûr qu’avec une paire de pinces on pourra couper la
serrure et…
— Vous avez des pinces ?
Laissa tomber le douanier.
Il n’en avait pas sur lui,
évidemment ! Et il se mit à galoper dans les locaux de la gare à la
recherche d’une paire de pinces coupantes.
C’était comme quand, en rêve, on se
croit poursuivi et qu’on a les jambes qui mollissent au point qu’on ne peut
plus mettre un pied devant l’autre…
Est-ce que Lucas et ses hommes…
Sans cesse il regardait vers la rue.
Sa poitrine se serrait. Il avait des pinces. Il venait de donner vingt francs à
un homme de peine pour les lui emprunter…
Il accourait…
— Voilà… Il n’y a qu’à forcer
sur la serrure…
« Tant pis pour
vous ! » eut l’air de dire le douanier.
Le métal se déchira… Il ne restait
plus qu’à ouvrir la malle, qui, comme toutes les malles-cabines, se tenait
debout…
— Voilà ! Triompha-t-il.
Vous pouvez regarder, monsieur le douanier…
Quant à lui, il recula de deux pas.
Il était pâle. Ses doigts étaient agités d’un tremblement. L’angoisse… S’il
s’était trompé ?… S’il avait commis tous ces délits pour…
— Dites donc !…
Le douanier reniflait, furieux.
— Qu’est-ce qu’il y a,
là-dedans ?… Il me semble… Au même moment, il écartait les deux côtés de
la malle et un cadavre lui tombait dans les bras.
— Attention ! Ne le
laissez pas échapper… C’est un assassin…
Le Petit Docteur n’essayait pas de
s’enfuir, mais les gens, autour de lui, ne pouvaient croire qu’il se laisserait
appréhender aussi facilement. Peut-être le supposait-on armé ? En tout
cas, grâce à la panique, il aurait pu s’enfuir dix fois s’il l’avait voulu.
— Appelez la police… Téléphonez
au…
Il s’était assis sur une caisse et
il avait allumé une cigarette. Ce qui étonnait le plus ceux qui le regardaient
avec horreur, c’était encore le sourire de contentement qui flottait sur les
lèvres.
Qu’on le conduise d’abord au
commissariat spécial de la gare…
Là, on le fit attendre un bon quart
d’heure, gardé par deux agents qui étaient prêts à lui taper sur la figure au
moindre geste équivoque.
Et il souriait toujours !
— Allô !… La Police
judiciaire ?… Nous venons d’arrêter un nommé Van der Donck, qui tentait de
retirer une malle à la consigne… Or, cette malle… Vous dites ?… Bien…
Entendu, chef…
Deux cents, trois cents personnes
dehors ? Il y avait même un photographe de journal qui attendait à la gare
l’embarquement d’une vedette de cinéma et qui, profitant de l’aubaine,
mitraillait à bout portant le Petit Docteur.
— Passez-lui les menottes…
Faites avancer un taxi… Vous le conduirez directement à la PJ…
N’était-ce pas amusant de traverser
ainsi Paris, menottes aux poings, entre deux agents qui lui entraient leur
ceinturon dans les côtes ? Et de franchir la grande porte de pierre du
Quai des Orfèvres…
— Par ici… Tranquille,
hein !… Sinon…
Encore une chance que personne n’eût
jugé nécessaire de le passer à tabac !
— Pour qui est-ce ?
demanda l’huissier en jaugeant le prisonnier.
— Commissaire Lucas…
— Je vais le prévenir…
Ouf ! Il allait être
tranquille ! On retirerait ces menottes qui lui meurtrissaient les
poignets ! Il allait surtout triompher !
— Le commissaire vous fait dire
de le mettre, en attendant, dans la cellule N°2… Il le verra tout à l’heure…
— Pardon… voulut protester
Dollent. Dites au commissaire que…
— Ouste !… Par ici…
Et on l’enferma dans une cellule qui
avait un mètre de large sur deux de profondeur et qui ne prenait le jour que
par un guichet.
Pendant une heure, il ragea. Ensuite
il fut abattu. Enfin, il reprit son calme et il commença à répéter ce qu’il
dirait tout à l’heure.
— Évidemment, monsieur le
commissaire, vous avez eu la possibilité, vous, de remuer ciel et terre,
d’envoyer des agents dans tous les hôtels de Paris, de faire interroger des
centaines de personnes et d’obtenir en très peu de temps, sur un simple coup de
téléphone, tous les renseignements que vous vouliez de la Sûreté belge…
« Moi, simple amateur…
« Voulez-vous que je vous dise,
mon cher commissaire, pour autant que vous me permettiez de vous appeler ainsi,
ce qui m’a le plus frappé dans l’histoire que vous a racontée Van der
Donck ?
« C’est que Lydia Nielsen était
tout habillée quand il l’a retrouvée morte…
« Il n’était parti, lui, que
depuis quelques minutes, puisqu’il n’avait fait que remonter l’avenue jusqu’à
l’Etoile, où il s’était aperçu de la disparition de son portefeuille…
« Or la femme qu’il retrouvait
morte était tout habillée, les bas bien tirés, et, si elle n’avait plus son
chapeau sur la tête, c’est que le coup qu’on y avait assené l’avait fait
glisser…
« Pour autant que je connaisse
ce genre de femmes, j’aurais cru que Lydia passerait le reste de la nuit dans
la chambre…
« J’ai voulu vous demander
alors si le lit était vraiment défait, si on y retrouvait la forme de deux
corps, mais je ne l’ai pas fait pour ne pas vous mettre la puce à l’oreille…
Un agent montait la garde derrière
le guichet, mais Dollent n’en avait cure, et, comme certains prévenus préparent
leur défense, il préparait, lui, sa triomphante explication.
— Van der Donck ne s’attendait
pas à rencontrer Lydia Nielsen et celle-ci n’était pas à Paris par hasard…
On aurait dit qu’il attendait une
objection, mais il n’y avait personne dans son cachot.
— Dès ce moment, j’ai pensé
qu’ils n’étaient pas allés à l’Hôtel Beauséjour pour ce qu’ils paraissaient
chercher, mais uniquement pour régler en paix leurs comptes… Lydia ne s’est pas
dévêtue… Le Hollandais pas davantage… Après quelques minutes de conversation,
il a dû frapper, peut-être avec un des chandeliers, peut-être avec un des
chenets qu’il y avait dans la pièce…
« Puis, sagement, il a attendu,
pour ne pas donner l’éveil au gardien de nuit en restant trop peu de temps…
« Il est parti… Il se croyait
tranquille… Il remontait, en effet, vers les Champs-Élysées à pied… Personne ne
le soupçonnait de ce crime…
« … Quand, soudain, il
s’aperçoit qu’il a laissé dans la chambre son portefeuille !… Celui-ci a
dû glisser de sa poche alors qu’il faisait un effort…
« Le laisser là ?… C’est
se condamner… Aller le reprendre et repartir ?… C’est plus dangereux
encore, car qui sait si l’alerte n’a pas été donnée ?…
« Il vaut mieux, puisqu’il a
les apparences d’un honnête homme, et même d’un naïf, jouer les naïfs jusqu’au
bout, rentrer dans la chambre, avertir la police, se donner pour un de ces
infortunés étrangers pour qui le « Gai Paris » se transforme en source
d’ennuis de toutes sortes…
« Mais pourquoi, me direz-vous,
assassiner Lydia Nielsen ? Il eut une crampe à l’estomac, une crampe de
faim, mais il n’y fit pas attention et il continua son soliloque :
— Je vous répondrai :
Parce que Lydia Nielsen savait…
« — Que savait
Lydia ?
« — Je l’ignorais,
monsieur le commissaire, et c’est pour le découvrir que je suis allé à
Bruxelles, où j’ai été assez ironiquement reçu par votre ami, l’inspecteur
Snoek, qui, entre parenthèses, ferait bien d’être ici pour m’offrir un de ces
« formidables » que je n’ai pas assez appréciés…
La clé tourna dans la serrure. La
porte s’ouvrit. L’agent se contenta de grommeler :
— Venez !…
IV
Qui se
termine, comme certaines courses de Longchamp ou d’Auteuil, à une
demi-tête
— Comment !… C’est
vous ?… Gardes !… Retirez les menottes à M. le docteur Dallent…
— Ça va ! grogna celui-ci.
Comme si vous ne saviez pas que c’était moi qui étais dans votre cagibi N°2…
Lucas attendit que les gardes
fussent sortis.
— J’avoue ! dit-il.
— Dans ce cas, vous feriez bien
de me faire monter un verre de bière et un sandwich…
Et, méfiant, comme Lucas
téléphonait :
— Vous ne l’avez pas retrouvé,
hein ?
— Qui ?
— L’assassin de Van der Donck…
— Retrouvé ?…
Pourquoi ?… Nous ne l’avons jamais perdu…
— Mais la nuit dernière, à
l’hôpital…
— J’espérais bien qu’il
ficherait le camp par la fenêtre… Entrez !… Posez le plateau ici… Merci…
Il y avait quatre demis à la mousse
crémeuse et deux épais sandwiches au jambon, dans l’un desquels le Petit
Docteur se mit à mordre.
— Quant à vos méthodes, mon
cher docteur, si elles donnent des résultats dont j’admire la rapidité, je suis
obligé de vous dire qu’elles nous coûteraient cher au cas où nous voudrions les
employer… Faux… Usage de faux… Détournement de correspondance… Vol qualifié
d’une malle… Et enfin, si on veut pousser les choses jusqu’au bout, tentative
de vol et recel de cadavre… Avec ça !…
— N’empêche que je vous ai mis
entre les mains, dans les vingt-quatre heures, le cadavre de Van der Donck… Je
veux parler du vrai Van der Donck…
— C’est exact… Et peut-être ne
l’aurions-nous retrouvé que dans deux ou trois jours… Par contre, nous avons
sous les verrous le faux Van der Donck…
Au fond, ils avaient de l’admiration
l’un pour l’autre, mais ils croyaient nécessaire de prendre des airs bourrus.
— De quoi êtes-vous parti,
docteur ? De raisonnements ! Par exemple, c’est un raisonnement dont
j’admire fort la subtilité qui vous a conduit à la chambre 658 du Métropole…
Nous, nous y sommes arrivés autrement… J’ai demandé à la police de Bruxelles de
me retrouver la trace de Van der Donck…
— Avec les moyens dont vous
disposez !
— Le coup de feu de cet idiot
d’amoureux transi, je parle de René Fabry, a failli nous entraîner sur une
fausse piste… N’empêche que je faisais surveiller notre Hollandais… Et que je
me suis dit : « Toi, si tu as quelque chose sur la conscience, tu ne
resteras pas longtemps à l’hôpital…»
« Ce qui est arrivé… Un de mes
hommes l’attendait dans le jardin de Beaujon… Il l’a suivi jusqu’au Havre, où
il ne lui a mis la main au collet que quelques minutes avant le départ du
courrier d’Amérique du Sud…
« Maintenant, ce que je me
demande, c’est comment, avec le peu que vous saviez, vous, docteur…
Le Petit Docteur s’essuya la bouche,
car il venait de dévorer les deux sandwiches et de boire deux des demis. Il
louchait vers le troisième, non encore entamé.
— Moi, déclara-t-il, je me mets
dans la peau des gens… Et si j’étais M. Van der Donck…
— J’écoute !
— Si j’avais mon appartement
retenu pour ainsi dire à l’année dans plusieurs capitales, je ne téléphonerais
pas de la gare du Midi, à six heures du matin, pour demander à un portier de
faire suivre une malle à Paris… Surtout à la consigne !… Surtout en
donnant, pour le reçu, une adresse à la poste restante…
— Pourquoi ne buvez-vous
pas ?
— Je croyais que c’était pour
vous…
— Mais non ! Trois demis
pour vous et un pour moi…
— À votre santé !… Le faux
Van der Donck est sans doute un aventurier connu…
— C’est le récidiviste
hollandais Peter Krull.
— Bon ! Il descend au
Métropole… Il sait que son compatriote s’y trouve et qu’il a toujours de fortes
sommes sur lui… La nuit, il pénètre dans son appartement et l’assassine… Au
moment où il va faire disparaître le corps dans une des malles qui se trouvent
dans le couloir, Lydia Nielsen, sur qui il n’a pas compté et qu’il ne connaît
pas, surgit…
« Voilà la paille, celle qui
empêche toujours ce qu’on appelle les beaux crimes, la faute grâce à laquelle
la justice finit invariablement par triompher… Peter Krull, comme vous
l’appelez, n’a pas soupçonné que son compatriote a donné rendez-vous cette
nuit-là à une danseuse de cabaret…
« Pour la faire taire, il lui
remet dix mille francs… Elle s’en va… Il quitte l’hôtel à son tour sans être vu
du portier de nuit…
« Mais il pense que la malle ne
tardera pas à dégager une odeur révélatrice… Il téléphone… Il la fait envoyer à
Paris, dans une consigne de gare où elle pourra rester des semaines sans qu’on
songe à l’examiner.
« Il se rend lui-même à Paris,
descend au Grand-Hôtel, fait la bombe à sa manière…
« Jusqu’au moment où il se
trouve face à face avec Lydia Nielsen… Celle-ci, à la réflexion, a-t-elle jugé
que dix mille francs n’étaient pas assez pour payer son silence ? D’après
ce que nous savons d’elle, c’est probable. Elle venait faire chanter Krull…
Sans doute comptait-elle le retrouver la nuit dans quelque cabaret de
Montmartre… Au lieu de cela, elle le rencontre plus tôt qu’elle ne pensait…
« Du coup… Il congédie ses deux
petites amies… Sous prétexte de régler leurs comptes, il entraîne Lydia dans un
hôtel proche… Il la tue…
« Et la fatalité s’acharne sur
cet assassin hollandais… Il laisse son portefeuille dans la chambre !… Il
revient…
— Dites donc, docteur !
— Quoi ?
— Savez-vous que vous êtes très
fort ?… Savez-vous que vous avez reconstitué les faits avec une exactitude
presque rigoureuse ?
— C’est naturel… Du moment
qu’on prend un raisonnement par un bout et qu’on se met dans la peau de…
— À propos de peau, vous vous
êtes tellement mis dans la peau de l’assassin que c’est à vous qu’on a passé les
menottes et que c’est vous qui avez vécu quelques heures dans la cellule
2 !…
— Grâce à vos…
— Parce que, je l’avoue, je ne
voulais pas vous voir triompher… J’attendais des nouvelles de mon agent qui
était derrière le faux Van der Donck… Je voulais vous éblouir…
— Moi aussi…
— Vous avez trouvé la malle… Je
l’aurais sans doute trouvée dans quelques jours…
— Moi, je serais sûrement
arrivé jusqu’au Havre…
— Mais le bateau aurait été
parti…
Le Petit Docteur murmura
rêveusement :
— Peut-être !…
Il réfléchissait. Il avait le front
barré d’une ride, comme au plus fort d’une enquête. Mais la question à laquelle
il essayait de répondre, cette fois, était celle-ci : « Qui, de la PJ
ou de moi, a obtenu les résultats les plus importants ? »
Il voulait répondre en toute
honnêteté. Il fronçait les sourcils. Il en oubliait son interlocuteur.
Et celui-ci concluait avec
bonhomie :
— Allons ! Vous êtes un
as, docteur ! La prochaine fois, c’est moi qui irai prendre une leçon en
Charente… Promettez-moi de me faire signe à la première affaire… Et, en
attendant, si nous nous offrions un de ces repas qui comptent dans la vie d’un
gourmet ?…
Il n’y avait que René Fabry à rester
en prison. Il y resta trois mois, en attendant son tour de passer aux Assises.
Où il fut acquitté.
Tandis que le faux Van der Donck,
Peter Krull, disait aux policiers français qui le conduisaient à la frontière
où l’attendait l’inspecteur Snoek :
— Je m’en f…, comme on dit chez
vous ! En Belgique, la peine de mort n’existe pas… Et, comme mon premier
crime a été commis en Belgique, vous avez du temps à attendre avant que je
revienne en France répondre du second…
Il avait toujours, avec sa grosse
gueule mal dessinée et ses petits yeux bleus, l’air du meilleur garçon du
monde !
Le passager et son négre 
I
Où le
Petit Docteur, sur un somptueux paquebot, fait, sans quitter le port de
Bordeaux, une pittoresque croisière au pays
des coupeurs de bois
— Beaucoup de glace ?
— Très peu… Merci…
Et Dollent était parfois obligé de
faire un violent effort sur lui-même pour ne pas laisser éclater une joie
enfantine. Était-ce bien lui, le Petit Docteur de Marsilly, avec son complet
d’un gris terne, sa cravate toujours négligemment nouée, son vieux chapeau qui
avait reçu tant de pluie, était-ce bien lui qui était assis dans ce salon de
première classe lambrissé de bois rares, jambes croisées, le corps mollement
renversé en arrière, avec, à portée de la main, un verre plein de whisky où
flottait un glaçon et, entre les lèvres, un havane de milliardaire ?
Certes, le navire ne voguait pas en
haute mer. À travers les hublots, on n’apercevait, dans la poussière de soleil,
que les quais de Bordeaux, et ce n’était pas le halètement des machines qu’on
entendait, ni les vagues de l’Océan, ni le glissement de l’eau contre la coque,
mais le fracas des grues qui déchargeaient le paquebot Martinique.
Et quelle compagnie choisie autour
du Petit Docteur, que de hauts personnages aux petits soins pour lui ! Le
vieux monsieur à barbiche, qui essuyait sans cesse son lorgnon, n’était autre
qu’un administrateur de la compagnie. Le grand gaillard à cheveux gris, en
uniforme blanc couvert de galons, c’était le commandant du navire. Les autres
étaient des officiers, le commissaire du bord, le médecin.
Quelques mois plus tôt, pour suivre
une enquête, le Petit Docteur était obligé de se faufiler entre les jambes des
officiels, comme un gamin, et c’est tout juste si on ne le mettait pas à la
porte.
Était-il possible que sa réputation
de déchiffreur d’énigmes se fût si rapidement établie ? Aujourd’hui, c’était
une véritable consécration. Même Anna, la servante qui grognait toujours, avait
été saisie de respect en lisant le télégramme :
Vous prions instamment accepter
enquête toute urgence à bord paquebot Martinique actuellement escale Bordeaux
stop. Sommes accord avec police officielle qui vous donnera toutes facilités
stop. Vos conditions acceptées d’avance.
Sa petite 5 CV, Ferblantine, était
sur le quai, parmi les docks, toute blanche de poussière. Quant à ces
messieurs, n’avaient-ils pas été un peu surpris, sinon déçus, en voyant
arriver, à la place du « grand » détective qu’ils attendaient, un
petit jeune homme mince et nerveux qui ne paraissait pas ses trente ans et qui
était vêtu sans aucun souci du décorum ?
Ce fut l’administrateur qui parla le
premier, comme dans un conseil d’administration.
— Le drame qui s’est produit à
bord de ce navire, docteur, et qui est des plus mystérieux, peut porter un
préjudice considérable à la compagnie que je représente. D’autre part, la
police officielle, obligée de suivre certaines méthodes qui passent pour
scientifiques, a procédé à une arrestation qui, si elle est maintenue, nous
causera un plus grand préjudice encore.
« C’est pourquoi nous vous
demandons de mettre tout en œuvre pour découvrir au plus tôt la vérité. Le
Martinique assure, comme vous le savez, le service régulier de la côte
occidentale d’Afrique, c’est-à-dire Bordeaux-Pointe-Noire, avec escale dans
tous les ports coloniaux français. Il est arrivé cette nuit. Théoriquement, il
doit repartir dans deux jours, mais il n’est pas sûr que les autorités ne le
retiennent à Bordeaux si le mystère n’est pas élucidé d’ici là…
« L’état-major du navire est à
votre entière disposition… Notre caisse aussi… Il ne me reste qu’à vous
souhaiter bonne chance et à vous laisser travailler en paix avec ces messieurs…
Là-dessus, satisfait de son
discours, le monsieur à binocle et à barbiche serra solennellement la main du
Petit Docteur, celle du commandant, adressa un vague geste aux personnages de
moindre importance et se dirigea vers sa limousine qui l’attendait sous
l’échelle de coupée.
— Si vous voulez me raconter
les faits, commandant…
— Volontiers… Je commence par
la fin, c’est-à-dire par les événements de cette nuit. En principe, le
Martinique devait accoster à quai hier, mardi, vers six heures du soir. Une
assez forte houle dans le golfe de Gascogne a d’abord retardé notre marche.
Ensuite, comme nous remontions la Gironde, un orage a éclaté, si violent que,
la visibilité étant à peu près nulle, nous avons talonné un banc de sable.
C’est le danger des estuaires. Nous avons donc perdu trois heures environ et,
quand nous sommes arrivés à Bordeaux, la douane était fermée…
— Vous voulez dire que les
passagers n’ont pas pu débarquer ?…
— Exactement… Ils ont dû
attendre ce matin pour…
— Pardon… Depuis combien de
temps ces passagers étaient-ils à bord ?
— Ceux que nous avons embarqués
à Pointe-Noire y étaient depuis trois semaines…
— Et des parents ou des amis
les attendaient sur le quai ?
— Toujours exact… Cela arrive
assez souvent… Inutile de vous dire que cela provoque chaque fois une certaine
mauvaise humeur… Nous n’avions heureusement qu’une vingtaine de passagers de
première classe… En septembre, la période des vacances est passée… C’est
après-demain, au voyage d’aller, que nous devons être au complet…
— Le drame a donc eu lieu ici
même, à quai ?
— Je voudrais vous donner une
idée à peu près exacte de l’atmosphère… La nuit était tombée… Tous les
passagers étaient sur le pont, agitant des mouchoirs, contemplant les lumières
de la ville, criant, les mains en porte-voix, des nouvelles à ceux qui les
attendaient… Avant la visite douanière et la visite du service de santé, qui
ont eu lieu ce matin à six heures, personne n’avait le droit de descendre à
terre.
— Et personne n’est descendu ?
— Impossible !… La police
du port et les douaniers montaient la garde le long du navire… Pensez
maintenant que la plupart des passagers avaient quitté la France depuis plus de
trois ans, certains depuis dix ans… Une maman, du quai, montrait à son mari un
enfant qu’il n’avait jamais vu et qui parlait déjà… Mauvaise humeur, je le
répète… Quelques essais pour resquiller, mais vite réprimés… C’est alors que
Cairol, plus connu en Afrique-Équatoriale sous le nom de Popaul, arrangea les
choses à sa manière…
« — J’offre le champagne à
tout le monde ! cria-t-il. Rendez-vous au bar des premières…
— Excusez-moi, murmura comme un
bon écolier le Petit Docteur. Je ne suis pas familier avec les bateaux de luxe.
Où se trouve ce bar des premières ?
— Sur le pont supérieur… Je
vous le montrerai tout à l’heure… La plupart des passagers acceptèrent…
Quelques-uns seulement allèrent se coucher… Bob, le barman, servit non
seulement du champagne, mais force whiskies et cocktails…
— Encore une question avant de
continuer. Qui est ce Cairol, dit Popaul ?
La réponse fut d’un comique
involontaire, car, sans réfléchir, le commandant laissa tomber :
— Le cadavre !
— Pardon… Mais avant d’être
cadavre ?…
— Un gaillard aussi connu à
Bordeaux que sur la côte d’Afrique. Un coupeur de bois…
— Je suis désolé, commandant,
mais je ne sais même pas ce qu’est un coupeur de bois… Je suppose que ce n’est
pas un simple bûcheron ?…
Les officiers sourirent et le Petit
Docteur avait toujours son air calme et innocent d’enfant sage.
— Les coupeurs de bois sont, en
général, des garçons qui n’ont pas froid aux yeux… Ils obtiennent du
gouvernement des concessions de plusieurs milliers d’hectares dans la forêt
équatoriale, souvent à des distances considérables de tout centre… Ils s’y
enfoncent, recrutent comme ils le peuvent des travailleurs indigènes et
abattent acajous et okoumés… Ces arbres, il faut les acheminer ensuite, par les
rivières, jusqu’à la côte… Il n’est pas rare qu’en quelques années des coupeurs
de bois amassent ainsi plusieurs millions…
— C’est le cas de votre
Popaul ?
— Il a fait trois ou quatre
fois, des fortunes de cette importance… Après quoi il rentrait en France et
dépensait en quelques mois tout ce qu’il avait gagné… Un trait vous le
dépeindra… C’était il y a quatre ans… Il venait de rentrer à Bordeaux, les
poches pleines… La pluie tombait à torrents… D’un café en face du théâtre,
Popaul voyait défiler les dames en grand décolleté et les messieurs en habit
qui assistaient à une soirée de gala…
« Alors, histoire de s’amuser,
Popaul loue tous les fiacres, tous les taxis de Bordeaux, dont il forme un long
cortège. À la sortie du théâtre, il passe ainsi, à la tête de centaines de
voitures, devant le théâtre, tandis que spectateurs et spectatrices font en
vain des signes désespérés… Les malheureux ont dû rentrer chez eux sous
l’averse tandis que Popaul…
— Il est reparti pour le
Gabon ?
— Je le ramenais pour la
quatrième fois, riche à nouveau, du moins le prétendait-il… Il se faisait
accompagner d’un nègre qu’il appelait par dérision « Victor Hugo »…
Un horrible nègre bantou…
« Popaul n’a jamais rien fait
comme les autres. C’est ainsi qu’il a loué pour son nègre une cabine de
première classe, à côté de la cabine de luxe qu’il occupait… Il le faisait
manger à sa table, dans la salle à manger des premières… C’est en vain que j’ai
tenté de l’amener à la raison…
« — Je paie, n’est-ce
pas ? répondait-il. Et tant que Victor Hugo ne crachera pas dans les
plats…
— Où est maintenant ce Victor
Hugo ?
— Il a disparu… J’y arriverai
tout à l’heure… Je ne sais pas si vous imaginez ce que représente un voyage de
ce genre… À part Popaul et son nègre, je n’avais à bord que des personnes
sérieuses, surtout des fonctionnaires supérieurs et un général…
« La chaleur, tout le long de
la côte, est étouffante et, même au bar, on est obligé de garder le casque sur
la tête à cause de la réverbération…
« D’habitude, le bridge et la
belote aident à tuer le temps, avec un certain nombre d’apéritifs et de
whiskies… On boit beaucoup à bord des long-courriers…
« Bien entendu, Popaul, avec
son nègre, a fait scandale… Je regrette que vous n’ayez pas connu l’homme…
Vulgaire, c’est entendu… Un grand gaillard au visage osseux, aux yeux
effrontés, à la joie bruyante, qui pouvait vider une bouteille de pernod ou de
picon sans être ivre…
« Encore beau garçon, à
quarante ans… Méprisant les fonctionnaires et se moquant de leurs manies…
« N’empêche qu’il s’imposait,
qu’il s’asseyait d’autorité à une table à laquelle il n’avait pas été invité,
commandait à boire pour tout le monde, racontait des histoires, tapait sur la
cuisse des gens, faisant tant et si bien qu’il désarmait la mauvaise humeur…
« Quand nous avons donné à bord
la petite fête traditionnelle, il a eu pour vingt-deux mille francs de
champagne et de cigares… Je crois bien que cette boîte devant vous est la
dernière qui reste à bord…
« Quant aux femmes…
Un mince sourire passa sur les
lèvres du commandant, qui regarda ses officiers avant de poursuivre :
— Je ne voudrais pas dire du
mal du sexe d’en face, dont je suis un grand admirateur…
Inutile de faire de
confidences ! Le Petit Docteur avait déjà remarqué que le commandant
devait être assez amateur de jolies femmes !
— J’ignore si le désœuvrement
et la chaleur y sont pour quelque chose, mais il est certain que la vulgarité
de Popaul n’a pas déplu à toutes nos passagères… Quand vous le désirerez, je
vous donnerai quelques précisions qui seront sans doute utiles à votre enquête,
car je n’ai pas besoin d’ajouter qu’à bord d’un bateau, rien des menues
intrigues qui se nouent n’échappe à l’état-major…
— Je crois que je commence à
sentir l’atmosphère du bord, murmura le Petit Docteur. Voulez-vous me citer
simplement les femmes qui ont été en rapport avec Popaul ?
— D’abord, la belle Mme
Mandine, comme on l’appelle à Brazzaville… Son mari est administrateur… Ils
revenaient tous deux en congé pour six mois…
— Quel genre, M. Mandine ?
— Genre sérieux et même
ennuyeux. Plongé du matin au soir dans des parties de bridge et pestant contre
les repas qui interrompaient ces parties…
— Ensuite ?
— Ensuite, évidemment, Mlle
Lardilier…
— Pourquoi dites-vous
évidemment ?
— Parce que c’est elle qui a
été arrêtée… Je m’y suis peut-être mal pris en vous racontant l’histoire,
tantôt par le commencement et tantôt par la fin… Je me demande si vous allez
vous y retrouver…
— Racontez-moi le drame, tel
qu’il s’est passé…
— Je reviens donc à la nuit
dernière… La plupart des passagers buvaient dans le bar…
— Mme Mandine s’y
trouvait-elle ?
— Oui… Et son mari était
parvenu à arranger un bridge, dans un coin, avec le général et deux autres
personnes…
— Et Mlle Lardilier ?
— Elle y était aussi…
— Et son père ? Car je
suppose que cette demoiselle ne voyageait pas seule le long de la côte
d’Afrique ?
— Son père, Éric Lardilier, est
le propriétaire des Comptoirs Lardilier, que l’on trouve dans tous les ports du
Gabon… Vous ne connaissez pas l’Afrique ?… Je précise donc le sens du mot
« comptoir »… Ce sont des affaires énormes… Dans un comptoir, on vend
et on achète de tout : des produits indigènes et des machines, des autos et
des vivres, des vêtements, des outils, voire des bateaux et des avions…
— Donc, grosse fortune ?
— Très grosse…
— Popaul et Éric Lardilier se
connaissaient-ils ?
— Ils ne pouvaient pas
s’ignorer, mais je ne les ai jamais vus s’adresser la parole… M. Lardilier
affiche un certain mépris pour les aventuriers qui, selon lui, font tort à la
réputation des colonies…
— M. Lardilier était au
bar ?
— Non… Il était descendu se
coucher de bonne heure…
— Maintenant, le drame, s’il
vous plaît ?…
— À un certain moment, vers une
heure du matin, Popaul a quitté ses invités en disant qu’il revenait aussitôt…
Il donnait l’impression de quelqu’un qui va prendre quelque chose dans sa
cabine…
— Son nègre était avec
lui ?
— Non. Victor Hugo devait être
dans la cabine à boucler les malles… Cela me fait penser à un détail dont je
parlerai tout à l’heure… Donc, Popaul venait de descendre… C’est alors qu’un
steward, Jean Michel, qui est à la compagnie depuis de longues années et en qui
on peut avoir confiance, suivit pour son service la coursive B où donne la
cabine de Popaul… La porte en était ouverte… Le steward jeta machinalement un
coup d’œil…
« Il vit, au milieu de la
pièce, Mlle Lardilier qui tenait un revolver à la main…
« — Qu’est-ce que vous
faites ? s’écria-t-il avec effroi.
« Il entra. La porte de la
salle de bains était ouverte, elle aussi. Il s’avança… Et là, près de la
baignoire, il découvrit le corps de Paul Cairol, dit Popaul, étendu sur le sol,
où s’étalait une tache de sang…
« Il donna l’alerte aussitôt…
C’est le médecin qui est arrivé le premier… Il a constaté que le passager, qui
avait reçu une balle dans la poitrine, n’était mort que depuis quelques
instants. C’est lui aussi qui a eu l’idée d’envelopper dans un mouchoir le
revolver que Mlle Lardilier, hébétée, venait de poser sur la table…
« J’ai fait prévenir les
autorités… L’enquête a commencé aussitôt, afin de permettre, dès le matin, le
départ des passagers… Je vous donne à penser la nuit que nous avons passée, les
interrogatoires, dans ce salon où nous sommes…
— Mais le nègre ? Insista
le Petit Docteur.
— Impossible de mettre la main
dessus… Les douaniers et les agents ne l’ont pas vu descendre… La plupart des
hublots étant ouverts, à cause de la chaleur, il est probable qu’il est passé
par un des hublots de bâbord et qu’il a gagné le quai à la nage.
— Que dit Mlle Lardilier ?
— Antoinette… commença le
commandant, qui se mordit la lèvre.
Il se reprit :
— Nous étions de bons amis,
elle et moi… C’est pourquoi je viens de l’appeler par son prénom… Elle a été
interrogée pendant plus d’une heure et on n’en a rien tiré, sinon le récit
suivant, que je commence à connaître par cœur :
« — Je me dirigeais vers
ma cabine pour y prendre un châle espagnol, car le temps devenait frais, quand
je suis passée devant la porte ouverte de M. Cairol… J’ai été fort étonnée de
voir un revolver par terre… Je l’ai ramassé et j’allais appeler quand un
steward a surgi…
« Je ne sais rien… J’ignorais
qu’il y eût un cadavre dans la salle de bains… Je n’avais aucune raison de tuer
M. Cairol…
« Le malheur, soupira le
commandant, c’est que, sur ce revolver, qui est bien celui qui a tué Popaul, on
n’a pas trouvé d’autres empreintes que les siennes… Voici la copie du
procès-verbal de l’interrogatoire de Mlle Lardilier… Si vous voulez y jeter un
coup d’œil…
Question.
— Au cours de la traversée,
n’avez-vous pas été en rapports assidus avec M. Cairol ?
Réponse.
— Comme à peu près tout le
monde à bord…
Question.
— Des témoins prétendent qu’il
vous arrivait souvent de vous promener sur le pont, tard le soir, avec lui.
Réponse.
— Je ne me couche jamais de
bonne heure… Il m’est arrivé de faire les cent pas avec lui comme je les ai
faits aussi avec le commandant… N’empêche que je n’ai tué ni M. Cairol, ni
personne…
— C’est exact,
commandant ?
— Tout à fait exact… J’ajoute
qu’il arrivait souvent à Mlle Lardilier de venir prendre l’apéritif dans mon
bureau. En tout bien tout honneur… Ce sont des mœurs courantes à bord des
navires, où les distractions sont rares et où les flirts ne tirent pas à
conséquence…
— Cairol et vous étiez donc ses
deux flirts ?
— Si vous voulez…
Il sourit. Le Petit Docteur se
replongea dans sa lecture.
Question.
— Lorsque vous êtes arrivée
dans la coursive B, vous n’avez rencontré personne ?
Réponse.
— Personne…
Question.
— Cependant, l’assassin ne
pouvait être loin puisque, quand le médecin est arrivé, beaucoup plus tard, M.
Cairol rendait seulement le dernier soupir…
Réponse.
— Je regrette. Je n’ai rien à
ajouter. Je ne répondrai donc plus…
— Encore un peu de
whisky ?… Je vous en prie… La police, donc, a gardé Antoinette Lardilier à
sa disposition… Autant dire qu’elle est pratiquement en état d’arrestation… Son
père est fou de rage… C’est un gros client de la compagnie et il est en train
d’ameuter tous les exportateurs de Bordeaux contre nous… C’est moi, docteur,
qui ai eu l’idée de faire appel à vous, car je suis au courant de plusieurs de
vos enquêtes… Je ne crois pas à la culpabilité d’Antoinette… Je suis persuadé
que cette affaire dépasse de loin une banale histoire d’amour ou de jalousie,
et c’est de cela que je voudrais vous entretenir maintenant…
« Ces messieurs, que j’ai priés
de rester pour que vous puissiez plus facilement vérifier mon récit, ne me
contrediront pas…
« L’attitude de Popaul, depuis
que nous l’avons embarqué à Libreville, avait quelque chose d’équivoque…
« Certes, il avait toujours été
original et cascadeur… Le bluff n’était pas son moindre défaut… Il aime, ou
plutôt il aimait les attitudes spectaculaires… Après trois ans de solitude dans
la forêt avec ses nègres, il jouissait pleinement de la vie et y apportait une
gourmandise comme agressive.
« Je n’en suis pas moins
persuadé que, cette fois, il n’était pas dans son état normal… Il disait
lui-même, en parlant de son nègre :
« — Les gangsters
américains ont bien leur garde du corps !… Comme je risque autant qu’eux,
j’ai le droit d’avoir le mien…
« Est-ce exact,
messieurs ?
— Tout à fait exact…
— Il a laissé échapper d’autres
phrases, surtout quand il avait beaucoup bu, ce qui lui arrivait
quotidiennement. Entre autres celle-ci, dont je me souviens
textuellement :
« — Cette fois, ma fortune
n’est pas dans les banques et je ne risque pas que le fisc m’en prenne la
moitié comme à mon dernier retour en France…
Le Petit Docteur, toujours sage,
toujours poli, questionna :
— Vous avez deviné à quoi il
faisait allusion ?
— Non… C’est d’autant plus
curieux qu’il parlait de plusieurs millions… Il affirmait qu’il n’aurait plus
besoin de retourner en Afrique… Quand nous avons aperçu la côte pour la
dernière fois, il s’est écrié :
« — Adieu, pour
toujours !
« Puis, une autre fois, il a
dit (c’est le barman Bob qui l’a entendu) :
« — Si j’arrive vivant à
Bordeaux, à moi la belle vie… Et, cette fois, cela durera…
— Je suppose, commandant, que
votre Popaul ne transportait pas avec lui plusieurs millions de billets de
banque ?
— C’est impossible !
Trancha le commandant. Où se serait-il procuré une telle somme en
billets ? La banque de Libreville n’en possède pas autant. Tous les
paiements, là-bas, se font par virements et on garde aussi peu de numéraire que
possible… Et pourtant…
Le commandant était rêveur… Ce fut
le médecin du bord qui intervint pour la première fois.
— J’ai tout lieu de croire que
Popaul avait sa fortune sur lui ! dit-il. Un détail me revient. C’était un
peu après l’escale de Grand-Bassam. Il avait beaucoup bu cette nuit-là, plus
que d’habitude. Le matin, il vint, l’œil inquiet, dans ma cabine.
« — Il faut que vous
m’auscultiez, docteur. Ce serait trop bête, maintenant que je suis paré pour le
restant de mes jours…
« Et, tout en dénudant sa
poitrine, il m’expliqua :
« — Ce matin, j’ai senti
comme des tiraillements dans le côté gauche… Dites donc, ce n’est pas une
maladie de cœur au moins ?
« Je le rassurai… Il se
rhabilla… Au moment où il remettait sa veste de toile, il aperçut un petit
portefeuille en crocodile qui était tombé de la poche… Il le ramassa vivement
avec un ricanement :
« — Sans blague !
Pour un peu, je laissais ma fortune dans votre cabine… Un peu cher pour une
consultation !… Sans compter que vous n’auriez sans doute rien pu en
faire…
« Or, ce portefeuille était
plat… Il devait contenir fort peu de chose…
— Vous avez raconté cette
visite à la police ? Questionna le Petit Docteur avec une certaine
angoisse.
— J’avoue que je n’y ai pas
pensé… C’est ce que le commandant vient de raconter qui m’a fait souvenir…
— Dites-moi, commandant… Vous
avez sans doute assisté, comme seul maître à bord après Dieu, à l’examen du
cadavre, à la fouille de ses vêtements et de la cabine… Avez-vous aperçu le
portefeuille en question ?
— Non ! J’ai vu un gros
portefeuille en cuir fauve contenant des papiers de toutes sortes et un
passeport… Mais rien d’autre…
— Savez-vous où les Mandine
passent leurs vacances en Europe ?
— À Arcachon… Ils y possèdent
une petite villa…
— Excusez-moi d’être indiscret…
Est-ce que Mme Mandine allait, elle aussi, prendre l’apéritif dans votre
bureau ?
— C’est arrivé…
— Croyez-vous qu’entre elle et
Popaul les rapports se soient limités à un simple flirt ?
Un léger embarras. Un sourire.
— Mme Mandine est une femme de
fort tempérament, comme on dit… Quand vous verrez son mari, vous comprendrez
que…
— Je comprends. Merci. Je
suppose qu’en France M. Lardilier habite Bordeaux ?
— Quai des Chartrons… À moins
de cinq cents mètres d’ici…
— Il est monté à
Libreville ?
— Non… Son principal comptoir
est bien à Libreville… Mais il se trouvait avec sa fille à Port-Gentil,
l’escale suivante…
— Popaul savait-il que
Lardilier serait votre passager ?
— Je l’ignore… Les deux escales
sont très rapprochées… Les parages sont mauvais pour la navigation… Je n’ai
guère eu le temps de m’occuper de mes passagers…
— Peut-être le commissaire du
bord ?…
Celui-ci intervint à son tour.
— Dès le premier jour, M.
Cairol a demandé quels étaient les passagers que nous prendrions aux escales…
Je lui ai montré la liste…
— Et vous n’avez rien remarqué
d’anormal dans son comportement ?
— C’est déjà loin… Je ne
m’attendais pas à un drame en fin de croisière… Pourtant, j’affirmerais
presque, mais pas sous la foi du serment, qu’il a eu un drôle de sourire…
— Un sourire satisfait ?
— Il m’est très difficile de
vous répondre… Cependant… Je ne voudrais pas que vous fassiez trop grand cas de
ce que je vais vous dire… Il me semble que son sourire était ironique…
Non ! Pas exactement… Plutôt sarcastique…
— Il n’a rien dit ?
— Il a dit, ce qui ne m’a pas
étonné de sa part, mais qui maintenant prend peut-être un sens :
« — Nous ne manquerons pas
de jolies femmes !
— Je vous remercie,
messieurs ! Prononça gravement le Petit Docteur en décroisant ses jambes.
Et, pour la première fois, il
croyait devoir reprendre un air presque solennel.
— Puis-je vous demander,
docteur, si vous avez une idée et si vous croyez…
— Je vous répondrai dans
vingt-quatre heures, commandant…
Il aurait éclaté de rire, de se voir
ainsi pris au sérieux, s’il n’avait pensé :
— Mon pauvre petit bonhomme,
c’est très joli d’avoir impressionné ces beaux messieurs et d’être devenu une
sorte de célébrité nationale. Seulement, maintenant, il s’agit de découvrir
quelque chose ! Fini de se prélasser dans un salon de première classe en
buvant du whisky glacé à point et en fumant des cigares de luxe. D’ici quelques
heures, tu risques fort de te couvrir une fois pour toutes de ridicule et de
rentrer à Marsilly la queue entre les jambes…
Il était gai, pourtant. Peut-être le
soleil, l’atmosphère nouvelle de ce beau paquebot, les uniformes blancs autour
de lui et ce parfum d’aventure qu’il respirait depuis son arrivée à bord ?
En somme, pourquoi se ferait-il de
la bile ? Quelqu’un avait tué Cairol dit Popaul, c’était un fait.
Allait-il se montrer plus bête que
cet assassin ? N’avait-il pas pour principe la phrase suivante qu’il avait
déjà pensé inscrire au-dessus de son lit : Tout assassin est un imbécile,
puisque le meurtre ne rapporte jamais !
Comme il ne prétendait pas être plus
bête qu’un imbécile !…
— Est-ce que Victor Hugo est
déjà venu en Europe ?
— Jamais !
— Parle-t-il le français ?
— Dix mots… Popaul et lui
s’entretenaient en bantou…
— Y a-t-il beaucoup de Bantous
à Bordeaux ?
— Une centaine… Tous connus des
autorités maritimes… Car, pour emmener un nègre d’Afrique-Équatoriale, il faut
verser une grosse caution… Dix mille francs…
— Popaul a donc versé dix mille
francs pour amener Victor Hugo avec lui ?… Je suppose que la police ne
tardera pas à mettre la main sur cet indigène ?
Comme à un signal, le steward
annonçait :
— C’est l’inspecteur Pierre,
commandant…
Et l’inspecteur entrait, saluait
tout le monde, observait respectueusement le Petit Docteur, dont il devait
avoir entendu parler.
— Je suis venu vous annoncer
que nous avons mis la main sur le nègre… Il était caché à bord d’une vieille
gabarre amarrée près du pont… Il tremble de tous ses membres… On cherche un
interprète pour l’interroger…
— Vous permettez que je vous
pose une question, inspecteur ? Intervint Jean Dollent. Le revolver…
— Eh bien ?
— Sait-on à qui il
appartenait ?
— C’est un Smith and Wesson…
Une arme sérieuse… Mais personne, parmi les passagers,
n’avoue avoir possédé un Smith and Wesson…
— Une arme assez difficile à se
procurer, n’est-ce pas ?
Un peu encombrante… Seuls les
spécialistes… À quinze pas, cela vous tue un homme raide, tandis que les petits
brownings…
Le docteur vida son verre, s’essuya
la bouche, hésita ; puis plongea la main dans la boîte à cigares.
Ce n’était pas sa clientèle de
Marsilly qui lui offrait des havanes de ce calibre !
II
Où il
semble établi que le nommé « Victor Hugo » est aussi bête qu’il en
a l’air et où le Petit Docteur cherche en vain
un objet
La scène, par moments, atteignait si
réellement les sommets du grotesque qu’elle en devenait sublime. Le Petit
Docteur et l’inspecteur Pierre n’osaient plus se regarder par crainte d’éclater
de rire, tandis que le commandant était obligé, sans cesse, de détourner la
tête.
Ainsi le hasard avait bien fait les
choses. Là où il eût fallu l’homme le plus patient de la terre, il avait
désigné le commissaire Frittet, qui était à peu près à la police ce que
l’adjudant Frick est à l’armée, un petit homme noir de poil, les moustaches
agressives, le sang à fleur de peau, Jurant et tempêtant avec le sonore accent
des environs de Toulouse.
— Cette nuit… nuit… noir… Cette
nuit… toi ici… attendre maître… maître sahib… maître sahib descendre…
La cabine était assez vaste, pleine
de soleil, et les malles de Paul Cairol l’encombraient encore. La porte de la
salle de bains était ouverte. Le commissaire gueulait. L’interprète gueulait
encore plus fort que lui, et enfin il y eut dans les yeux de Victor Hugo comme
un éclair de raison. Il pénétra dans la salle de bains. Tout le monde le
suivit. Il se dirigea vers un crochet d’émail appliqué au mur près de la
baignoire et où pendait encore un peignoir en tissu-éponge bariolé.
— Ici ! dit-il.
Ouf ! Il avait enfin
compris ! Le commissaire, cependant, insista et l’autre hocha
affirmativement la tête.
Il était bien dans la salle de bains
quand son maître était descendu. Occupé à boucler les malles, il allait
chercher le peignoir et les quelques objets de toilette…
— Vous permettez ? fit le
Petit Docteur en allant se placer près du nègre.
Et il constata que de cet endroit on
ne pouvait pas voir dans la cabine.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Traduis ce qu’il dit !
Car, maintenant, Victor Hugo, si
longtemps muet, parlait avec volubilité et il n’y avait plus moyen de
l’arrêter.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il dit que, tout à coup, son
maître est entré… Il marchait vite, comme quelqu’un qui a oublié un objet
important… Puis il y a eu un tout petit bruit, comme un hoquet, et le Blanc est
tombé en avant…
— Paul Cairol a été atteint
dans le dos ! fit l’inspecteur, à mi-voix, au Petit Docteur. Cela semble
confirmer la bonne foi du nègre.
Le commissaire insistait :
— Ensuite… Demande-lui ce qu’il
a fait, qui il a vu…
— Il n’a vu personne… Il s’est
penché… C’était plein de sang… Alors, il a eu si peur qu’il a sauté par le
hublot…
À ce moment, Jean Dollent sentit
quelque chose de dur sous son pied. Il s’était reculé pour laisser de la place
au commissaire et à ses nègres. Il se trouvait presque derrière la porte. Il se
baissa, ramassa un petit tube d’acier noir qu’il tendit à Frittet en murmurant,
si calme et si naïf que cela tranchait étrangement avec la tumultueuse scène
précédente :
— Dites-moi, commissaire,
n’est-ce pas ce qu’on appelle un silencieux ?
C’en était bien un et le policier
lui-même n’avait pas eut souvent l’occasion d’en examiner de si près, car cet
objet inventé par les bandits américains, est extrêmement difficile à trouver.
— Voilà pourquoi personne n’a
entendu la détonation…
Les deux nègres se demandaient
pourquoi on cessait de s’occuper d’eux. C’est que l’affaire, tout à coup,
prenait une autre tournure. Déjà le fait que l’arme du crime était un Smith and
Wesson avait laissé le Petit Docteur rêveur. Mais voilà que cette arme
redoutable le devenait bien plus encore, puisque munie d’un des derniers
modèles de silencieux !
Qui donc, la nuit précédente, avait
pénétré dans cette cabine et…
— Je voudrais vous poser encore
quelques questions, commissaire… On m’a affirmé que personne, du bateau,
n’était descendu à terre… Mais a-t-on la même certitude que personne ne soit
monté à bord ?
— Gardes et douaniers sont
formels…
— Je pensais… Étant donné que
Victor Hugo a pu disparaître en se servant du hublot et en nageant, est-ce
qu’un homme venu en barque n’a pas pu…
— Nous sommes à six mètres au
moins au-dessus du niveau de la mer… À moins de croire qu’il ait apporté une
échelle… Ou que quelqu’un, de l’intérieur, lui ait lancé une corde…
Alors le Petit Docteur sourit et
l’irascible commissaire se demanda pourquoi. C’est qu’il se passait un assez
curieux phénomène. Au moment précis où Dollent abandonnait cette hypothèse d’un
assassin venu du dehors, il sentait que cette idée frappait son interlocuteur
et que celui-ci allait s’élancer sur cette piste.
Elle n’aboutirait nulle part !
Le déclic venait de se produire chez
le Petit Docteur et il avait désormais une base, une vérité première : Ce
n’était pas de quelqu’un venu du dehors que Popaul avait peur.
Sinon, pourquoi, durant toute la
croisière, alors qu’on était en pleine mer et que personne ne pouvait monter à
bord, aurait-il pris tant de précautions, au point de se faire accompagner par
son nègre, du matin au soir, jusque dans la salle à manger ?
Et pourquoi était-ce justement à
Bordeaux qu’il avait relâché sa surveillance ?
— Je me demande, dit-il à
mi-voix, comme pour lui-même, pourquoi, alors qu’il était occupé à boire
là-haut, il est descendu si précipitamment…
Les bagages étaient encore là. Le
commissaire suivit le regard du Petit Docteur.
— J’ai tout fouillé cette nuit,
s’empressa-t-il de déclarer. Je vous signale que dans la poche du mort on a
retrouvé un revolver…
— Smith and Wesson ?
— Non… Un revolver à barillet,
de fort calibre… Il y en a un autre dans le tiroir de cette, malle…
— Et nulle part vous n’avez
trouvé un petit portefeuille en peau de crocodile ? Je vais peut-être vous
donner un travail inutile, commissaire. Je crois, cependant, qu’il serait bon
de fouiller minutieusement cette cabine et la salle de bains… Pendant ce temps,
on pourrait enfermer les deux nègres à côté…
La fouille dura près d’une heure et
le commandant, prévenant, fit servir des apéritifs. Dollent se tourna vers le
steward et demanda :
— C’est vous qui, cette nuit,
desserviez cette coursive ?
— Oui, monsieur…
— Quand vous avez donné
l’alarme, pouvez-vous, préciser quelles sont les personnes qui arrivèrent les
premières ?
— J’avoue n’avoir pas fait
attention… J’étais très ému… C’est la première fois que je voyais un pareil
spectacle… Je me souviens que le docteur…
— Mais les passagers ?…
Est-ce que M. Lardilier est arrivé un des premiers ?
— Non ! Cela, je peux
l’affirmer…
— Pourquoi ?
— Parce que, au milieu du
tumulte, j’entendais une sonnerie. Je me demandais qui pouvait appeler à un tel
moment. Je suis allé voir dans le couloir. La lampe était allumée au-dessus de
la porte de M. Lardilier. J’ai frappé. Je suis entré. Il était dans son lit, de
très mauvaise humeur, et il m’a demandé :
« — Qui est-ce qui fait
tout ce vacarme ? Non seulement on nous retient à bord une nuit de trop,
mais encore on nous empêche de dormir !… Dites au commandant…
— Vous l’avez mis au
courant ?
— Oui… Il a passé une robe de
chambre et il m’a suivi…
— Vous n’avez pas remarqué Mme
Mandine ?
— Non…
— C’est moi qui l’ai soignée,
intervint le médecin du bord. Quand elle a appris la mort de M. Cairol, elle
est descendue, comme tout le monde… Mais elle n’est pas arrivée jusqu’ici et
elle s’est évanouie dans l’escalier… C’est là que je l’ai rappelée à elle… Je
l’ai fait conduire dans sa cabine par une stewardesse…
Alors le commissaire Frittet
soupira :
— J’aime mieux vous annoncer
tout de suite que, dans cet ordre d’idées, vous n’arriverez à rien… J’ai
questionné les passagers et l’équipage la nuit même, alors que les souvenirs de
chacun étaient encore chauds… J’ai pu constater qu’il est impossible, dans un
navire, d’établir les faits et gestes de chaque personne à un moment donné… À
part les quatre joueurs de bridge… Ceux-là ne pouvaient pas quitter leur table…
— Pardon ! Riposta le
Petit Docteur. Vous ne devez pas être joueur de bridge, commissaire. Car, au
bridge, il y a toujours un mort, c’est-à-dire un des partenaires qui peut
quitter la table pendant les quelques minutes que dure une partie…
Ses petits yeux brillaient. C’était
amusant de lancer ainsi le policier sur des pistes, amusant, surtout, de voir
avec quelle ardeur il s’y précipitait :
— Vous pensez que ?…
— Je pense que nous ne saurons
rien tant que nous n’aurons pas retrouvé le petit portefeuille dont je vous ai
parlé… Je pense aussi que ce n’est pas nous qui le trouverons… Nous ne
connaissons pas assez les bateaux pour cela… C’est vous, commandant, et votre
officier mécanicien qui devez nous aider… Voyons… Si vous occupiez cette cabine
et cette salle de bains et que vous ayez un portefeuille de petites dimensions
à cacher, comment vous y prendriez-vous ?
On fit le tour de toutes les
hypothèses. On fit sonner les uns après les autres les carreaux de céramique
qui garnissaient les murs de la salle de bains. On alla jusqu’à démonter
certaines tuyauteries ainsi que les quatre ventilateurs.
— Peut-on rendre ces malles
inutilisables, commissaire ?
— Ma foi… Vous vous arrangerez
avec le Parquet…
On les découpa littéralement en
petits morceaux, pour s’assurer qu’elles ne contenaient pas de cachette… On
examina les talons des souliers ayant appartenu à Popaul.
— Enfin, messieurs, il est
impossible que… Mettons-nous tous dans la peau de cet homme… Il a un
portefeuille à cacher… C’est une question de vie ou de mort…
Il commençait à s’impatienter, lui
aussi. Il ne pouvait admettre sa défaite. Il regardait autour de lui en
cherchant une inspiration. C’est alors que s’éleva la voix du commissaire.
— Si c’était une question de
vie ou de mort, qui vous dit que l’assassin n’a pas emporté ce
portefeuille ? Au surplus, docteur, il me semble que nous voilà bien loin
de Mlle Lardilier, qui se trouvait bel et bien ici, l’arme du crime à la main,
quand le steward… Je vous fais remarquer, enfin, que ses empreintes sont
indiscutables et…
— Évidemment ! Évidemment !
grommela le Petit Docteur. Je crois que je vais aller faire un tour en ville
pour me changer les idées…
Le commandant le rejoignit au fond
de la coursive.
— Encore un mot, docteur… Je
crois traduire le désir de la compagnie… J’ignore si vous découvrirez la vérité
et je le souhaite… Mais je voudrais que, dans tous les cas, vous donniez à M.
Lardilier l’impression que vous agissez dans un sens favorable à sa fille… Je
voudrais qu’il sache que nous avons fait l’impossible pour la tirer d’affaire…
Vous me comprenez ?…
Celui-là était sûrement amoureux
d’Antoinette Lardilier et il s’éloignait en rougissant légèrement !
III
Où le
Petit Docteur devient bavard et où, pris soudain du goût de la
réclame, il se promène dans les salles de rédaction
— Si je me suis permis de vous
déranger, c’est que je suis persuadé que votre fille n’a pas tué Paul Cairol…
La compagnie, désireuse de découvrir la vérité, m’a chargé de faire une enquête
conjointement à celle de la police… J’ai cru que je ne pouvais pas agir plus
sagement qu’en venant vous trouver le premier…
Un homme, assez lourd d’aspect, aux
cheveux drus, aux yeux méfiants. Le Petit Docteur était dans son salon, quai
des Chartrons, et les persiennes, que le soleil frappait en plein, ne
laissaient filtrer que de minces rais de lumière.
— Vous êtes un vieux colonial,
si je puis me permettre ce mot…
— J’ai soixante-deux ans, dont
quarante de colonie… Je ne cache pas que je me suis fait moi-même, à force de
labeur et de patience, à force de volonté aussi…
— Vous connaissiez le surnommé
Popaul ?
— Je ne le connaissais pas et
je n’ai jamais voulu le connaître. Si vous aviez vécu en Afrique, vous sauriez
que ce sont les hommes comme lui, aventuriers vulgaires et jouisseurs, qui font
le plus grand tort à la saine colonisation…
— Je vais me permettre de vous
poser une question indiscrète, monsieur Lardilier… N’y voyez que mon désir
d’arriver à la vérité… Étant donné ce que vous pensiez de cet imbécile de
Popaul, je me demande pourquoi vous avez permis à votre fille…
— Je sais ce que vous allez
dire… Vous n’avez sans doute pas d’enfant, docteur… Ma fille, dont la mère est
morte il y a quinze ans, a passé la plus grande partie de sa vie à la colonie,
où l’existence est plus libre qu’ici… Je n’ai plus qu’elle au monde… Inutile
donc d’ajouter qu’elle est une enfant gâtée… Lorsque j’ai risqué une remarque
au sujet de Paul Cairol, elle m’a répondu simplement :
« — Est-ce ma faute s’il
n’y a que lui de rigolo à bord ?
« Et je la connais assez pour
savoir qu’il eût été inutile d’insister…
— Vous avez donc assisté, à
regret, au flirt qui s’ébauchait…
Le front de l’homme d’affaires se
plissa.
— Pourquoi parlez-vous de
flirt ?… Une jeune fille ne peut-elle jouer au palet ou à la belote avec
un homme sans qu’il faille soupçonner autre chose ?… Si c’est là votre
idée, docteur, j’aime mieux vous déclarer tout de suite que…
« Mais non ! Mais
non ! Te fâche pas, mon petit bonhomme ! pensait Jean Dollent. Ma
passion pour les affaires policières m’a valu plusieurs fois d’être mis à la
porte de maisons comme celle-ci. Cette fois, il n’en sera rien. Je serai gentil
tout plein ! »
Et, à voix haute, l’air
candide :
— Excusez-moi… L’expression a
dépassé ma pensée… J’ai simplement répété un mot que le commandant… Et l’autre
se jeta là-dessus avec fureur.
— C’est d’autant plus chic de
sa part, à votre commandant, que c’est lui qui n’a cessé de poursuivre
Antoinette de ses assiduités !… S’il n’avait poursuivi qu’elle !…
Mais il était toute la journée derrière les robes de ces dames et c’est lui
qui, maintenant, se permet…
— Il est certain qu’il a un
penchant pour le beau sexe… Mais je voulais vous parler de questions plus
sérieuses…
Figurez-vous que je suis arrivé à la
conviction que Popaul cachait quelque chose dans sa cabine et que c’est à cause
de cette chose qu’il a été tué… Que j’arrive à le prouver, et voilà à peu près
sûrement votre fille hors de cause, car il est assez peu probable qu’il
s’agisse d’une lettre d’amour… Vous me comprenez ?…
— Qu’est-ce qui vous fait
croire ?…
— Une idée en l’air, bien sûr…
Mais j’ai comme des intuitions… Ainsi, je vous dirais…
Il était insupportable de verbiage
et d’assurance. À le voir, il était difficile de croire que ce bonhomme
prétentieux avait vraiment percé à jour des mystères réputés indéchiffrables.
— Vous avez beaucoup navigué,
vous, monsieur Lardilier… Figurez-vous que, moi, c’est la première fois ce matin
que je suis monté à bord d’un vrai paquebot… À part la Malle qui fait le
service de Boulogne à l’Angleterre… C’est pourquoi je vous pose cette
question : si vous aviez à cacher un petit portefeuille, ou un simple
papier, dans une cabine de luxe comme celle de Popaul, quel endroit
choisiriez-vous ?…
« Tout est là !… Lorsque
je serai capable de répondre à cette question, ces messieurs de la police
seront obligés de relâcher votre fille avec leurs excuses les plus plates…
— Un portefeuille ? répéta
Lardilier. Quel genre de portefeuille ?
— Par exemple, un petit
portefeuille en crocodile… Nous avons fouillé la cabine ce matin… Nous avons
presque démoli la salle de bains et démonté la baignoire… Nous avons aussi
fouillé la chambre du nègre…
— Et vous n’avez rien
trouvé ?
— Rien ! Or, je me refuse
à croire, comme le commissaire, que l’assassin a eu le temps de saisir le
portefeuille en question et de s’enfuir avec… Le fait que votre fille a surgi…
— Ma fille affirme qu’elle n’a
vu personne…
— Je sais… Je sais… J’ai lu sa
déposition…
— Elle ne vous paraît pas
sincère ?
— Absolument sincère…
C’est-à-dire…
— C’est-à-dire ?…
— Rien… Vous n’avez pas répondu
à ma question, monsieur Lardilier… Si vous deviez cacher un…
— Je ne sais pas, moi… Sous le
tapis ?
— Nous avons regardé…
— Au-dessus d’une
armoire ?
— Nous avons cherché…
— Dans ce cas… Excusez-moi… Il
faut que je reçoive l’avocat de ma fille qui m’attend à deux heures… Quand je
pense qu’on a eu le cynisme de l’enfermer comme une criminelle !… Je vous
remercie de votre visite, docteur… Si je puis encore vous être utile à quelque
chose… Un cigare ?
— Merci…
Trop de cigares ! Trop de
whiskies ! Il est déjà assez pétulant comme cela ! Rarement il avait
été aussi enjoué. Rarement il avait fait montre d’une bonne humeur aussi
bruyante et il étonna le secrétaire de rédaction de la Petite Gironde par son
bagou.
— J’ai pensé que vous ne seriez
pas fâché d’avoir quelques renseignements sur le crime de cette nuit… La police
officielle ne doit pas vous en donner beaucoup… Mais, puisque je suis chargé
officieusement de l’enquête…
« Figurez-vous que je suis
arrivé à la conviction que tout le drame tourne autour d’un bout de papier…
Vous désirez prendre des notes ?…
« Donc, voici : Paul
Cairol, dit Popaul, revenait du Gabon avec une fortune, plusieurs millions…
affirmait-il.
« Il avait peur… Il savait
qu’un danger le menaçait…
« Or, cette fortune de
plusieurs millions était contenue dans un petit portefeuille en crocodile… Un
jour, il a laissé tomber ce portefeuille dans la cabine du docteur et c’est
ainsi…
« Je vais trop vite ?…
« Donc, quelqu’un, à bord, en
voulait à ce portefeuille ou plutôt au document qu’il contenait…
« Pendant toute la traversée,
ce quelqu’un a guetté, mais notre Popaul était sur ses gardes et n’a pu être pris
un moment en défaut…
« Pourquoi, la dernière nuit…
Ou plutôt, je vais poser la question autrement : Pourquoi Popaul, qui
buvait au bar et menait un train joyeux, est-il soudain descendu en courant
dans sa cabine ?
« N’est-ce pas qu’il se sentait
soudain en défaut ? S’il avait eu le document sur lui, il n’avait rien à
craindre…
« Alors, voici mon hypothèse…
Après avoir laissé tomber le portefeuille chez le docteur, Popaul s’est aperçu
qu’il était dangereux, surtout avec des vêtements de toile, de le garder sur
lui…
« Il a cherché une cachette
sûre… Il l’a trouvée, car c’est un homme d’imagination…
« Vous admettrez, n’est-ce pas,
que son adversaire devait être de taille, lui aussi… Sinon, il eût été écarté
tout de suite du champ de bataille…
« Autrement dit, la cachette
sûre était une cachette que cet adversaire était incapable de trouver…
« Je pose à nouveau ma première
question : Pourquoi, est-ce à Bordeaux, alors que le navire était à quai,
que Popaul s’est soudain senti inquiet et s’est précipité vers sa cabine où il
devait trouver la mort ?
« C’est tout… Vous pouvez vous
servir de ces révélations ! Pour votre journal…
Dix minutes plus tard, il grimpait
les escaliers de la France de Bordeaux et du Sud-Ouest, le journal concurrent,
et il se montrait aussi cabotin que précédemment, recommençait toute son
histoire, avec des enjolivures par surcroît :
— Je prétends que mon
raisonnement nous amène fatalement à dire que…
Une journée exaltante,
vraiment ! Ce beau bateau blanc dans le soleil, ces uniformes, ces officiers
si aimables, et lui qui se sentait si léger, si subtil, et qui avait
l’impression de jongler avec le sort des gens !
Jamais il ne s’était autant agité de
sa vie. Sa chemise lui collait au dos. Bien qu’on fût déjà en septembre, le
bitume semblait fondre dans les rues où le sol était mou comme un épais tapis.
— À la police ! cria-t-il
au chauffeur de son taxi. Car il avait laissé Ferblantine sur le quai.
— Je me suis permis,
commissaire… Voici… Je voudrais vous demander deux petits services… D’abord, que
vous fassiez surveiller discrètement la cabine de Popaul et celle de son
domestique…
— C’est déjà fait !
— Pourquoi ?
— Parce que c’est une règle…
Et le Petit Docteur sourit. Il avait
de bonnes raisons, lui, de désirer la surveillance de ces cabines !
— La surveillance durera toute
la nuit ?… Bon… Seconde demande, celle-ci plus délicate… Je suppose que
vous avez gardé le nègre à votre disposition ?
— Victor Hugo est dans une
cellule… Toujours nos principes… Tant qu’il n’est pas prouvé que…
— Eh bien ! Justement, je
désirerais que vous le relâchiez… Entendons-nous, je ne vous demande pas de
l’abandonner purement et simplement à son sort… Vous le relâchez… Vous mettez
sur ses talons un ou deux de vos meilleurs inspecteurs… Je ne crois pas que
Victor Hugo soit assez subtil pour leur échapper…
— Vous croyez qu’il vous
conduira quelque part ?
Ce qu’il y avait d’extraordinaire
avec le commissaire Frittet, c’est que chaque fois qu’il prenait cet air
malicieux, c’est-à-dire chaque fois qu’il croyait avoir percé à jour les
secrets desseins de son interlocuteur, il tombait à faux !
— On ne peut rien vous cacher…
soupira le Petit Docteur sans ironie.
— Ce n’est pas mon opinion… Je
suis persuadé que c’est du travail inutile… Victor Hugo est trop bête pour être
un complice ou pour… Enfin ! La compagnie nous a tellement recommandé de
faire tout pour vous être agréable… C’est tout ce que vous désirez ?
— Pendant que vous donnerez les
ordres au sujet du nègre, j’aimerais me servir de votre téléphone…
Il appela le secrétaire de rédaction
de la Petite Gironde, puis celui de la France de Bordeaux.
— Votre mise en pages est
terminée ?… Vous paraissez dans une heure ?… Voulez-vous ajouter
quelques lignes à votre article ?… Je vous assure qu’elles sont
sensationnelles : Le nègre que Popaul avait emmené avec lui comme garde de
corps et qu’il avait baptisé Victor Hugo sera relâché dans une heure au plus…
Vous ne voyez pas l’importance ?… Croyez-moi ! C’est de la plus haute
importance… Surtout si vous ajoutez que, ne parlant pas le français, il ira
sans doute retrouver son interprète de ce matin dans certaine ruelle du port
qui n’est fréquentée que par des Noirs… Vous dites ? Cela sera dans votre
édition ?… Merci…
Et le Petit Docteur tira de sa poche
un des magnifiques cigares de la compagnie, car il avait pris la précaution
d’en emporter quelques-uns.
IV
Qui
prouve qu’un homme qui a joué sa tête une fois et qui a gagné peut être obligé
par les circonstances de la jouer
à nouveau et de perdre
— Drôle de métier !
Songeait-il avec bonne humeur. Dire qu’il y a des gens qui gagnent leur vie à
faire ça du matin au soir…
Ça, c’était ce qu’on appelle une
filature ou, en terme de métier, une planque !
Il y avait déjà trois bonnes heures
qu’il était sur les talons de l’ineffable Victor Hugo, essayant de ne pas se
montrer, échangeant parfois un clin d’œil avec les deux policiers chargés, de
leur côté, de surveiller officiellement le nègre.
Pauvre nègre, en vérité ! La
grande ville l’avait ébloui comme le grand soleil d’août éblouit une chouette.
Et dix fois, pour le moins, il avait failli passer sous les roues des tramways,
ou être renversé par des taxis et des autobus.
Il ne savait où aller. Sa
silhouette, dans le vieux complet dont Popaul l’avait affublé, et qu’un séjour
dans la Gironde avait rendu plus pitoyable, était cocasse, et des gens se
retournaient sur lui.
Au surplus, n’était-il pas sans un
centime en poche ? Personne n’avait pensé à lui donner de l’argent. Il
errait, il zigzaguait, il regardait autour de lui avec des yeux ahuris et, quand
il lui fallait traverser une rue, il s’élançait comme un fou, au point qu’on
risqua à plusieurs reprises de perdre sa piste.
Heureusement qu’il aperçut de loin,
par-delà les Quinconces, les cheminées des bateaux ! C’était la seule
chose qu’il connût des Blancs et, comme le Petit Docteur l’avait prévu, c’est
de ce côté qu’il se dirigea.
D’autres nègres flânaient sur le
quai, mais ceux-là étaient des nègres arabisés, civilisés, d’une race toute
différente et autrement évoluée que celle du pauvre Bantou qui n’osait pas leur
adresser la parole.
Il marchait toujours, toujours le
long du quai. Il atteindrait fatalement le coin que le Petit Docteur avait
repéré, en face des derniers docks, un ramassis de ruelles habitées uniquement
par des soutiers noirs et par toute la lie ramenée d’Afrique au hasard des
bateaux…
Les deux journaux avaient paru
depuis plus d’une heure. C’était autant de gagné. Sans eux, le Petit Docteur
aurait été obligé, comme il l’avait fait pour Lardilier, d’aller trouver chacun
des passagers du Martinique et, chaque fois, de recommencer son long discours,
l’histoire de la cachette introuvable, etc.
Grâce aux journaux, tous les
passagers, maintenant, étaient au courant de ses idées au sujet du crime. Donc,
fatalement, l’un d’eux…
Si c’était Mandine, est-ce qu’il
aurait le temps d’arriver d’Arcachon ?… Et si c’était Mme Mandine ?…
Si c’était le commandant en personne ?… Si…
Allons ! Le Petit Docteur,
décidément cabotin, s’amusait à tricher avec lui-même. Il savait très bien qui
il s’attendait à voir surgir. Ou, plutôt, il n’avait le choix qu’entre deux
personnages.
Du moment qu’Antoinette Lardilier
s’était tue… Car elle n’avait pas pu ne pas rencontrer l’assassin… Du moment
qu’elle s’était laissé enfermer plutôt que de prononcer un nom…
Qui une jeune fille peut-elle
vouloir sauver de la sorte ?…
Son père d’abord, soit… Mais aussi
son fiancé ou son amant… Or, le commandant du Martinique…
Il ne restait qu’à attendre… Et une
nouvelle scène comique se déroulait non loin du Petit Docteur qui avait quelque
peine à se cacher. Victor Hugo, à la terrasse d’un petit bistrot, si crasseux
qu’on se serait cru plutôt en Orient qu’en France, apercevait son interprète du
matin. Il restait là au bord du trottoir, à le contempler stupidement.
L’autre lui faisait signe
d’approcher, avec toute l’autorité que lui donnait son pantalon bois-de-rose,
sa casquette blanche et sa qualité de déjà vieux Français.
Que pouvaient-ils se dire ? On
le devinait aux gestes, à la mimique de chacun.
— Ils t’ont relâché ?
demandait l’interprète.
— Je ne sais pas… Ils m’ont dit
de « foutre le camp »…
— Assieds-toi… Tu as de
l’argent, au moins ?
Et l’autre, qui n’avait pas
d’argent, faisait des signes désespérés.
— Tu t’es laissé amener en
France par un Blanc sans réclamer de l’argent ? Alors, tu ne sais pas y
faire…
Tout cela n’était, de la part du
Petit Docteur, qu’une reconstitution approximative, d’autant plus que la nuit
était venue et qu’il se tenait trop loin pour découvrir les expressions de
physionomie des deux personnages.
Soudain il tressaillit. Il avait
aperçu, de l’autre côté de la chaussée, le commandant du Martinique qui avait
troqué son uniforme blanc contre un uniforme bleu marine. Il était là,
désinvolte en apparence, fumant une cigarette et regardant dans la direction du
bistrot.
Sans hésiter, le Petit Docteur entra
dans une auto en stationnement, où il se trouva à l’abri des regards.
Les deux nègres, maintenant, étaient
assis côte à côte devant un guéridon, échangeant des propos qui devaient être
aigres-doux, car ils gesticulaient plus que Jamais.
Quant aux inspecteurs, ils étaient,
sur les quais, en contemplation devant les affiches annonçant une grande foire
internationale.
— Ira !… Ira pas !…
Ira !… Ira pas !…
Jouer au chat et à la souris… Se
dire que, par un simple raisonnement, mais un raisonnement impeccable, on a pu…
— Ira…
C’était probable… On sentait que le
commandant allait traverser la rue et accoster les deux nègres…
Mais il s’arrêtait net dans son
élan… Le Petit Docteur regardait vers la terrasse et apercevait une courte
silhouette carrée qui pénétrait dans le bistrot…
C’était Éric Lardilier. Il était
entré. Le patron, sans doute sur son ordre, venait chercher les deux nègres,
afin vraisemblablement d’éviter une explication à la terrasse…
— Alors, commandant ?
Celui-ci, surpris, regardait le
Petit Docteur. Et aussitôt il s’extasiait :
— Vous y avez pensé ?
— À quoi ?
— À la cachette !… À cause
de votre insistance, je me fais du mauvais sang depuis ce matin et je me
répète : « Où donc, si j’avais un document à cacher…»
« Si bien que j’ai fini par
avoir une idée… Elle m’est venue en lisant le journal, tout à l’heure…
— Le journal qui annonçait que
Victor Hugo était relâché ?
— Oui… Eh bien !… si
j’avais eu un document à cacher et si j’avais été accompagné d’un nègre, je…
Du coup, le Petit Docteur le laissa
en plan au beau milieu de la rue et bondit dans le bistrot en faisant signe aux
deux inspecteurs de le suivre.
À une table mal éclairée, M.
Lardilier était assis en compagnie des deux nègres et il s’efforçait de se faire
comprendre. Il voulut se lever en voyant la porte s’ouvrir. Trop, tard !
— Bonsoir, monsieur Lardilier…
Je constate que nous sommes quelques-uns à avoir eu la même idée…
— Mais… Je…
— Entrez, messieurs… Vous
reconnaissez M. Lardilier, n’est-ce pas ?… Il a eu une idée de génie… Il
veut sauver sa fille, cet homme, et cela se conçoit… Il a pensé…
Le commandant était entré aussi. Le
patron se demandait ce qui arrivait et deux Arabes préféraient s’en aller.
Soudain, le Petit Docteur apostropha
l’interprète bantou.
— Demande-lui où son maître a
caché le papier… L’autre, qui en avait le sifflet coupé, ne trouvait pas les
mots et Victor Hugo semblait prêt à prendre la fuite.
— Fouillez-le, vous autres… Pas
les poches… Ce n’est pas la peine… Elles ont déjà été faites quand vous l’avez
arrêté… Tâtez la doublure du veston, le rembourrage des épaules, le revers du
pantalon…
Il s’interrompit, prit Lardilier par
le bras.
— Je pensais bien que vous me
donneriez une idée… Étant donné que, à bord d’un bateau, on doit cacher un
document et…
Il questionna les inspecteurs :
— Eh bien ?
Le veston était déjà sur une chaise,
presque réduit à l’état de charpie.
— Enlevez-lui son pantalon…
Tant pis pour la pudeur ! Il
n’y avait là que des hommes et, chose inattendue, Victor Hugo portait un
caleçon.
— Rien ?…
— Il me semble que je sens une
grosseur… Attendez… Oui, il y a un papier…
— Attention… Un de vous deux à
la porte… Donnez-moi ce papier…
Pour un peu, il se fût enfui avec,
tant il avait peur d’une surprise.
— Il y a le téléphone,
ici ?… Non ?… Alors, mieux vaut lire ce document à voix haute, de
telle sorte que s’il était détruit, il restât des témoins… Approchez, patron…
L’encre était délavée, le papier
encore humide à la suite du bain de la nuit précédente.
À celui qui trouvera cette
lettre…
Il faut la porter coûte que coûte
aux autorités, non pas ici, au Gabon, mais en France…
C’est le dernier vœu d’un
mourant… Dans une heure, peut-être moins, je serai mort… Je suis seul, avec
quatre nègres obtus, dans une case au fond de la forêt, à cinq cents kilomètres
de toute ville…
Personne ne peut me sauver… Je ne
possède aucun médicament… Donc, fini…
Je m’appelle Bontemps… Roger
Bontemps, associé d’Éric Lardilier… Quand il est venu en France, il m’a fait
placer toute ma fortune dans une affaire qu’il montait au Gabon…
Des frissons me secouent déjà… Il
faut que j’aille vite et que je dise l’essentiel…
Nous avons gagné beaucoup
d’argent tous les deux, lui en Afrique, moi en France, où je dirigeais notre
siège social…
Pourquoi l’ai-je écouté quand il
m’a demandé de venir me rendre compte de l’état de nos comptoirs ?… Et
surtout quand il m’a proposé cette inspection en forêt ?…
Elle devait durer quarante jours…
Nous sommes le quinzième. C’est lui qui m’a remis les cachets de quinine… Celui
que je viens de prendre ne contenait pas de la quinine, mais de la strychnine…
J’ai ouvert les autres… Il y en
avait encore six contenant du poison…
De toute façon, j’étais condamné…
Parce que Lardilier a voulu rester seul propriétaire de l’affaire que…
J’ai froid… Je sue de froid… Ma
dernière volonté, c’est qu’il soit condamné et…
— Voulez-vous, commandant,
aller chercher une voiture ? Je me méfie de ce monsieur…
— Un glaçon ?
— Merci… Plus de whisky non
plus… Je vous avouerai, commandant, que je ne bois jamais… Sauf au cours de mes
enquêtes, parce qu’il y a toujours une raison ou une autre pour avaler quelque
chose…
« Je suppose, n’est-ce
pas ? Que vous n’avez pas besoin d’explications ?… Notre ami Popaul,
cette fois, n’a pas eu besoin de couper beaucoup d’acajous et d’okoumés pour
gagner de l’argent… Il n’a eu qu’à découvrir ce billet, quelque part dans une
hutte abandonnée au fond de la forêt…
« Il a compris qu’il venait de
faire fortune et que ce papier valait tous ceux qu’émet, avec beaucoup plus de
fioritures, la Banque de France…
« Chantage, pour parler cru…
« Chantage et danger, car un
homme qui en a déjà tué un autre pour garder tout le magot n’hésitera pas…
« Quant à la cachette, c’est
pour ainsi dire vous qui l’avez trouvée… Le nègre !… Voilà pourquoi il ne
le quittait pas !… Voilà pourquoi aussi, n’apercevant pas Victor Hugo dans
le bar, il est soudain descendu en se repentant de…
« Une balle, dans le dos…
« Le pauvre Bantou n’a pas vu
l’assassin… Il s’est enfui par le hublot, fou de terreur…
« Et Antoinette, qui
soupçonnait son père…
— Vous croyez vraiment qu’elle
était sa complice ?
— Je crois qu’elle ne savait
pas ce qu’il y avait en réalité. Mais son père lui avait recommandé d’entrer
dans l’intimité de Cairol… C’était un moyen de savoir…
— Je vous avoue que je la crois
honnête…
— Moi aussi… C’est bien
pourquoi, voyant Popaul descendre dans un tel état d’énervement, elle l’a
suivi… Elle a dû apercevoir son père… Elle n’a pas pu ne pas l’apercevoir… Pour
se servir du revolver, il était ganté… Et elle, c’est machinalement, avant de
découvrir le cadavre, qu’elle a ramassé l’arme…
« Qu’est-ce que Lardilier
risquait en la laissant soupçonner ? On ne pourrait la condamner sur de
telles présomptions… Au pis aller, le crime passerait pour un crime passionnel
et Popaul pour un ignoble séducteur…
« Lui, pendant ce temps,
trouverait le moyen de mettre la main sur la fameuse lettre…
« C’est pourquoi je lui ai tant
parlé du portefeuille en crocodile… Et, comme je n’étais pas sûr que c’était
lui, c’est pourquoi aussi j’ai bavardé un peu longuement avec ces messieurs de
la presse…
« Celui qui avait tué Popaul
pour s’emparer du document devait fatalement revenir, soit à la cabine, soit
sur les talons du nègre, pour…
— Cigare ?
— Merci ! J’ai tant fumé
de cigares depuis ce matin que j’en suis écœuré. Quant à votre enquête…
— Vous l’avez menée avec un art
qui…
— Pardon ! Je suis arrivé
au résultat opposé à celui que vous aviez désiré : ménager M. Lardilier,
le gros client de la compagnie et… Dites donc ! Il faudrait que je
téléphone à Anna… Je lui avais annoncé que je serais absent deux ou trois
jours… Or, dès demain matin, avec Ferblantine…
— La compagnie m’a prié de vous
remettre…
— Quoi ?
— Ma foi… Il a tant été parlé
de portefeuille en crocodile… Alors, c’est ce que nous avons choisi…
Ce que le commandant du Martinique
n’ajoutait pas, c’est qu’il y avait dedans quelques beaux billets de la Banque
de France, de ces billets que les gens comme Popaul appellent des grands
formats.
La piste de l’homme roux 
I
Où le
comptable Georges Motte a de bonnes raisons de se croire un homme
irrésistible, et où il va à un rendez-vous peu banal
Une première fois, Anna avait
relancé le Petit Docteur dans une ferme qui avait le téléphone, et où il
soignait un vieillard gâteux.
— Allô ! C’est
Monsieur ?… Ici, Anna… Il y a dans la salle d’attente quelqu’un de très
pressé…
— Il est blessé ?
— On ne voit rien…
— Il est malade ?
— Peut-être à l’intérieur… En
tout cas, il ne tient pas en place… Il m’a dit comme ça de vous toucher coûte que
coûte au téléphone, parce que c’est une question de minutes…
— Bon ! Je vais venir…
Il ne se pressa pas pour autant. Il
avait l’expérience des malades qui vous appellent de toute urgence et parfois
vous font relever la nuit parce qu’ils saignent du nez ou qu’ils se sont
découvert un petit bouton sur la fesse.
Une heure plus tard, Anna le
rappelait, cette fois chez un marchand de grains où il y avait une rougeole.
— Il me rend folle à force de
s’agiter… Je crois que si vous le laissez encore attendre longtemps, il fera un
malheur…
— J’arrive…
Et il arriva tranquillement chez
lui, en effet, au doux ronron de Ferblantine, une bonne heure après. Il n’avait
pas encore ouvert la porte de son cabinet qu’un homme surgissait, les yeux
égarés, et le Petit Docteur comprit qu’Anna eût été impressionnée.
Sans doute n’avait-il jamais vu
quelqu’un dans un tel état de nervosité et, en l’observant, on commençait
seulement à comprendre le mot épouvante. L’homme était épouvanté, au sens
littéral du mot. En même temps, il était à bout de nerfs, au point qu’il ne
contrôlait plus les expressions de son visage, et que ses traits se
convulsaient comme sous l’effet de tics.
— C’est vous ?
Questionna-t-il à brûle-pourpoint, étonné peut-être de voir devant lui un homme
si petit et si simple.
— Docteur Dollent, oui…
— C’est bien vous qu’on appelle
le Petit Docteur, n’est-ce pas ? Et qui faites des enquêtes…
— C’est-à-dire que…
— Fermez la porte, docteur, je
vous en supplie. Vous êtes sûr qu’on ne peut pas nous entendre ? Et vous
croyez que votre domestique est capable de se taire, d’oublier qu’elle m’a vu,
de m’oublier pour toujours ? J’arrive de Paris. J’ai voyagé toute la
matinée. Et la nuit dernière, je l’ai passée à errer dans les rues… Je ne me
souviens pas d’avoir mangé. Je ne sais pas… Cela n’a pas d’importance…
Dollent prit dans sa pharmacie un
flacon de cognac et en versa un verre à son étrange visiteur, espérant le
calmer quelque peu.
— Mon aventure est
inimaginable… Jamais, je crois, il n’est arrivé à un homme une chose pareille…
Hier, j’étais heureux… J’étais un garçon sérieux, bien vu de mes chefs, marié,
bientôt père de famille…
— Un instant… Vous ne croyez
pas que vous feriez mieux de procéder par ordre ?
Même calme, on l’aurait remarqué,
d’abord à cause de sa taille, qui était fort au-dessus de la moyenne, mais
surtout à cause de ses cheveux d’un roux ardent et de son visage piqueté de
taches de rousseur. Quant à ses yeux, ils étaient aussi bleus que des myosotis…
— Avec ordre, oui… J’essaie… Je
vous demande pardon. Vous êtes sûr que personne n’écoute à la porte ?
— Certain…
C’est du contraire qu’il était
certain, car Anna, après avoir vu un pareil phénomène, était incapable de
contenir sa curiosité.
— Par ordre… Mon nom… Georges
Motte… Comme une motte… vingt-huit ans… marié depuis deux ans… comptable dans
une compagnie d’assurances de la rue Pillet-Will, près des grands boulevards…
Est-ce que je vous ai dit que j’ai fait construire un pavillon à Saint-Mandé,
et que c’est là que j’habite ?… À crédit, bien entendu… J’ai quinze ans
pour le payer… Où en étais-je ?
Et on voyait nettement ses genoux
qui tremblaient, ses lèvres qui devenaient sèches.
— Hier… Mon Dieu ! Quand
je pense que c’était seulement hier ! Quelle heure est-il ?… Cinq
heures ?… Qui sait si à cette heure le concierge n’a pas découvert…
— Découvert quoi ?
— Le cadavre… Vous ne comprenez
pas ?… Je vous demande pardon… Je voudrais tout vous dire à la fois, et je
m’embrouille… Hier, à cette heure-ci, tenez, car nos bureaux ferment à cinq
heures, j’étais sur les grands boulevards… Avant de prendre le train pour
rentrer chez moi, j’ai l’habitude de manger un morceau dans un bar automatique
du coin de la rue Drouot… Vous connaissez ?… Je suis gros mangeur… Déjà
quand j’étais tout petit…
« J’étais là à cinq heures,
comme les autres jours… Je mangeais un sandwich au pâté en regardant autour de
moi, sans penser à rien… Et je m’aperçois tout à coup qu’une femme me considère
en souriant…
« Ne me prenez surtout pas pour
un homme à femmes… Jusqu’ici, la mienne me suffisait…
« Mais celle-là !… Je me
suis tout de suite demandé ce qu’elle faisait dans un bar aussi démocratique…
Je suppose que vous allez parfois au cinéma ?… Vous avez vu les grandes
vedettes américaines, les vamps, comme ils disent…
« Eh bien ! Docteur, je
venais de tomber sur une vamp !…
Jean Dollent se demandait avec
inquiétude s’il devait éclater de rire ou écouter sérieusement son
interlocuteur.
— Que vous a-t-elle fait ?
Questionna-t-il mi-figue, mi-raisin.
— En moins d’une heure, elle
m’a fait oublier qui j’étais, ce que j’étais… Je ne sais même plus comment nous
nous sommes adressé la parole, mais quelques minutes plus tard nous étions
attablés tous les deux à la terrasse d’un grand café… Il faisait chaud… Je n’ai
jamais vu les boulevards aussi beaux… Je crois que j’ai oublié de vous dire
qu’elle avait un accent étranger… De quel pays ? Je n’en sais rien… Je
n’ai pas la bosse des langues… Et, quoique chic, elle n’était pas non plus
habillée tout à fait comme une Parisienne…
« Elle était très belle, très
mystérieuse… Quand elle me regardait et que voyais s’entrouvrir ses lèvres un
peu humides, je sentais que j’étais capable de tout pour…
« Nous avons pris un taxi… Elle
voulait faire avec moi le tour du bois de Boulogne… Le soleil déclinait, très
rouge…
J’ai senti sa main dans la mienne,
son corps contre le mien… J’ai voulu me pencher, l’embrasser…
« — Ce soir… a-t-elle
murmuré.
« — Je vous verrai ce
soir ?
« — Toute la nuit, si vous
êtes sage…
« Est-ce croyable,
docteur ? Est-ce que vous pensez que je suis capable d’inspirer une
passion aussi soudaine ?
« Hélas ! Moi, je l’ai
cru !…
« — Je ne suis pas aussi
libre que je le voudrais… m’a-t-elle alors confié. Trop de gens s’intéressent à
moi… Il faut que nous soyons très prudents…
« Qu’est-ce que je dois
faire ?
« — À huit heures, ce
soir, à huit heures exactement, vous entrerez au 27 bis, rue Bergère… Ce n’est
pas loin de l’endroit où nous nous sommes rencontrés.
« — Je connais…
« — J’espère que la
concierge ne vous verra pas… Mais, si elle vous demandait où vous allez, vous
répondriez : « Chez M. Lavisse…»
Georges Motte avait enfin adopté un
débit moins haché, et le Petit Docteur pouvait l’examiner à loisir.
… Elle a continué :
« — C’est un des
locataires de la maison… Comme il reçoit beaucoup, on ne fera pas attention…
Vous monterez au sixième… Prenez cette clé… C’est celle de mon appartement…
Vous entrerez et, si je n’étais pas arrivée, vous m’attendriez…
— Vous y êtes allé ?
Questionna le Petit Docteur, les sourcils froncés. Cela ne vous a pas paru
bizarre ?
— J’ai cru au coup de foudre…
Méprisez-moi… Moquez-vous de moi… C’est la vérité… J’ai téléphoné à ma femme,
ou plutôt à la crémière qui habite à côté, car nous n’avons pas le téléphone,
que j’avais du travail supplémentaire au bureau et que je ne rentrerais pas de
la nuit…
« Ensuite, j’ai marché dans les
rues de Paris, en regardant l’heure à toutes les horloges électriques… J’étais
comme fou… Je me croyais le plus heureux des hommes.
« À huit heures, exactement, je
me suis présenté au 27 bis de la rue Bergère… La concierge était sur le pas de
sa porte, à tricoter, comme dans une rue de province…
« — Pour M.
Lavisse !… lui ai-je lancé en passant.
« J’ai bien vu qu’elle me
regardait avec curiosité, mais je n’y ai pas pris garde… Dans l’escalier, j’ai
rencontré deux autres locataires qui sortaient, un jeune couple qui devait
aller au cinéma… Ils m’ont regardé aussi… Avec mes cheveux roux, j’ai
l’habitude qu’on me regarde…
« J’ai ouvert la porte au
sixième… Je n’ai vu personne…
Je n’osais pas trop avancer… J’étais
déjà moins fier… Je ne sais pas de quoi j’avais peur, mais le fait est que
j’avais un peu peur…
« Après l’entrée, il y avait un
salon bien en ordre, un salon curieux, plein de meubles étranges, des meubles
chinois, si je ne me trompe pas… Beaucoup de bibelots aussi… Puis encore des
vitrines et des bibelots dans une autre pièce dont la porte était ouverte…
— Vous avez fait le tour de
l’appartement ? Questionna le Petit Docteur, qui ne riait plus.
— Je l’avoue… Petit à petit…
Comme il ne venait toujours personne, je jetais un coup d’œil ici, un coup
d’œil là… Il y avait six pièces, plus une cuisine, et dans toutes des meubles
curieux, pas seulement chinois, mais d’autres pays, et des meubles anciens, des
christs sculptés, des lanternes, des armures… Si ça avait été au
rez-de-chaussée, je me serais cru dans les magasins d’un antiquaire…
« J’ai commis une action dont
je ne me serais jamais cru capable, car je suis plutôt un timide… Il y avait
une bouteille d’alcool sur une table, et un plateau avec des verres… Je me suis
versé à boire… Puis j’ai attendu… Neuf heures… Dix heures…
« J’aurais préféré être chez
moi, à Saint-Mandé. Je pensais à ma femme, qui aura un bébé dans trois mois… Je
me disais :
« — Si elle n’est pas ici
dans dix minutes…
« Puis, je lui accordais encore
dix minutes… Et ainsi de suite… Et soudain, j’ai entendu un soupir…
« Un vrai soupir, comme en
pousse quelqu’un qui se réveille… J’ai regardé autour de moi : personne…
J’ai été pris de panique… J’ai failli m’enfuir… Mais alors, il m’a semblé qu’un
homme parlait d’une voix trouble…
« Je ne suis pas
particulièrement brave… Mais la voix venait de derrière une porte, une porte de
placard… J’ai ouvert, et je me demande encore comment je n’ai pas crié…
« Dans le placard, il y avait
un homme, un vieillard, tout plein de sang, les yeux ouverts, la bouche
entrouverte aussi…
« Quand la porte a cédé, il a
roulé sur le tapis… J’ai vu nettement sa main s’entrouvrir, ses doigts se
crisper… Puis ses doigts sont devenus raides… Les yeux n’ont plus bougé… J’ai
compris qu’il venait de mourir, là, devant moi, et que tout le temps que
j’avais attendu il était en agonie sans que je m’en doute…
— Buvez ! Prononça
tranquillement le Petit Docteur en remplissant son verre.
— Qu’est-ce que vous en
pensez ?… N’est-ce pas incroyable ?
— Incroyable, en effet…
— Je n’ai plus songé qu’à
m’enfuir… J’ai quitté l’appartement, et je ne sais plus si j’ai laissé la clé
dans la serrure… En bas, la porte était fermée… J’ai appelé… J’ai dû appeler
longtemps… Puis une lampe s’est allumée… Un guichet s’est ouvert, et deux gros
yeux endormis m’ont regardé avec stupeur.
« — Ah ! C’est vous…
a enfin murmuré la concierge.
« Elle a pressé sur un bouton…
Un déclic… La porte s’est ouverte, et je me suis trouvé dans la rue… Je suis
sûr qu’un agent s’est retourné sur moi… J’ai marché, marché… Et je pensais… Et
je me disais que la concierge m’avait vu entrer à huit heures, sortir à minuit…
Et qu’elle ne manquerait pas de donner mon signalement…
« J’étais très lucide… Je
n’imaginais pas qu’on puisse être aussi lucide à des moments comme ceux-là… Je
me souvenais de la bouteille et du verre, sur la table… Est-ce que je n’y avais
pas mis mes empreintes digitales ?… Et sur les boutons des portes, sur
tous les objets que j’avais maniés ?…
« Qui me croirait quand je raconterais
l’histoire ?… Pour tout le monde, n’était-ce pas moi l’assassin du vieux
monsieur que je ne connais même pas ?
« J’étais comme fou… Je n’avais
plus de train pour Saint-Mandé, heureusement… Cela m’a donné le temps de
réfléchir pendant que je marchais dans les rues de plus en plus désertes…
Combien de kilomètres ai-je parcourus ?
« Il y a de curieux hasards
dans la vie… Le matin, justement, de ce jour-là, un collègue du bureau parlait
de vous… Il racontait je ne sais quelle enquête, et je lui ai dit, je vous
demande pardon :
« — Je n’aime pas beaucoup
les détectives…
« — Le Petit Docteur n’est
pas un détective… a-t-il riposté. C’est un déchiffreur d’énigmes, ce qui est
différent.
« Cela m’est revenu, la nuit…
Je suis allé à la gare d’Orsay, et je me suis informé des trains pour La
Rochelle… J’ai écrit un mot à ma femme, disant que mes chefs m’envoyaient faire
une inspection en province, ce qui est déjà arrivé une fois… Puis j’ai écrit à
mon chef de bureau qu’un décès dans la famille…
« Bref, je suis ici… Je ne sais
si les gens m’ont remarqué pendant le voyage… Je n’ai pas osé acheter les
journaux… Il est évident que d’une heure à l’autre toute la police sera sur la
piste d’un homme roux…
« Et cet homme roux, c’est
moi ! Moi qui joue ma tête pour une aventure que… une aventure qui…
— Une aventure qui… en
effet ! fit assez comiquement le Petit Docteur en se grattant la tête.
Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Me cacher jusqu’à ce que vous
ayez découvert la vérité… Je ne suis pas riche, je vous l’ai dit… Mais j’ai une
assurance vie sur laquelle je peux emprunter jusqu’à dix mille francs…
— Il n’est pas question de
cela, mais de vous.
Quelle idée l’homme roux se
faisait-il du métier du Petit Docteur ? Toujours est-il qu’il prononça
candidement :
— Pendant que vous irez faire
votre enquête, je ne pourrais pas rester ici ?… En payant ma pension, bien
entendu… Et le Petit Docteur réfléchissait, déclarait soudain :
— À une seule condition… C’est
que vous vous tiendrez dans la chambre que je vous désignerai, et que vous
n’essaierez pas d’en sortir… D’ailleurs, je ne vous cache pas qu’Anna aura pour
mission de vous enfermer à clé…
— Pourquoi ?
— Parce que ! C’est à
prendre ou à laisser… Vous avez une photo de vous ?
— J’en ai une sur une carte
d’identité…
— Donnez…
— Vous n’allez pas me livrer à
la police, docteur ? Remarquez que je suis venu de mon plein gré, que je
vous ait tout dit, honnêtement, et que…
— Venez…
Il monta au premier étage, fit
entrer son hôte dans une chambre qui servait parfois de chambre d’ami.
— On va vous monter à dîner…
Surtout, ne prenez pas Anna pour une vamp de cinéma…
Pauvre garçon ! Il ne savait
plus s’il devait se réjouir ou être terrifié, s’il devait remercier ou se
fâcher.
— Dès que j’aurai des
nouvelles, je vous les téléphonerai… Anna apportera l’appareil dans cette
pièce… Le fil est assez long…
La plus étonnée, ce fut Anna quand
il descendit et qu’il lui recommanda :
— Surtout, il ne faut pas le
laisser sortir… À aucun prix… même s’il crie… s’il menace…
— Il n’est pas armé, au moins ?
Hé ! Hé ! Le Petit Docteur
ne devait pas être si rassuré que ça, puisqu’il retourna dans la chambre et
pria son nouveau locataire d’étaler le contenu de ses poches.
— Merci… À onze heures, en
prenant la micheline jusqu’à Poitiers et en attrapant le rapide de Bordeaux, je
serai à Paris… Ayez de la patience…
II
Où le
Petit Docteur, qui paraît diabolique, stupéfie le commissaire Lucas
Le commissaire Lucas, de la Police
judiciaire, que Dollent avait avisé télégraphiquement, attendait à la gare,
étonné de cette arrivée inopinée du Petit Docteur. Il le fut davantage encore
devant la pétulance de celui-ci, qui exigea d’abord de se restaurer au buffet
de la gare et qui montra un appétit étonnant pour un aussi petit homme.
— Dites-moi, commissaire,
est-ce que vous avez le droit, si vous trouvez la porte d’un appartement
ouverte, d’y pénétrer ?
— Pas si je ne suis pas appelé…
Ou alors il me faudrait un mandat de perquisition, et personne ne peut m’en
délivrer un à cette heure… L’aurais-je en main, il me faudrait encore
légalement attendre le lever du soleil…
— C’est ennuyeux, grommela
l’autre, la bouche pleine. Et si vous aviez la certitude qu’un crime a été
commis dans l’appartement en question ?
— À la rigueur, je prendrais
sur moi de…
— Alors, allons-y !
— Où ça ?
— 27 bis, rue Bergère… Chez un
monsieur qui doit s’appeler Lavisse…
— Le collectionneur ?
— Je n’en sais rien.
— Il existe un Lavisse,
collectionneur ; Etienne Lavisse, qui est connu des amateurs du monde
entier… C’est un ancien expert en objets d’art qui vit seul au milieu de ses
collections… Rue Bergère, cela ne peut être que lui, car je sais qu’il n’a
jamais pu se décider à vivre à plus de cinq cents mètres de l’Hôtel des Ventes,
où il passe ses journées…
Soudain il s’avisa, un peu tard, de
l’étrangeté de la situation.
— À propos… Comment se fait-il
que vous arriviez de votre trou de Marsilly pour m’annoncer…
— Allons toujours ! Je
vous expliquerai plus tard… La concierge fut longue à leur ouvrir, plus longue
encore à passer un jupon et un châle pour les recevoir.
— M. Lavisse ?… Non, je ne
l’ai pas vu aujourd’hui… C’est même étonnant, maintenant que j’y pense, car il
n’est pas descendu pour prendre ses repas, comme d’habitude, au restaurant qui
fait le coin.
— Voulez-vous monter avec nous,
madame ?
— C’est qu’il n’y a pas
d’ascenseur, et que c’est au sixième…
Comme Georges Motte l’avait dit, la
clé était restée sur la serrure et, quand on ouvrit la porte, on constata qu’il
y avait de la lumière dans plusieurs pièces – les lampes allumées la nuit
précédente par l’homme roux, et qu’il n’avait pas pensé à éteindre.
— C’est drôle… On dirait…
La concierge poussa un cri. Elle
venait, la première, d’apercevoir sur le tapis du salon le corps inerte de son
locataire.
Lucas ne put s’empêcher de lancer un
drôle de coup d’œil au Petit Docteur… Comment celui-ci ?…
— Il a été frappé sauvagement à
coups de couteau… constata le commissaire, après avoir examiné le corps…
Dites-moi, docteur, pouvez-vous établir l’heure approximative de la mort ?
Et Dollent, sans se baisser, de
laisser tomber :
— La nuit dernière, aux
environs de minuit…
Puis il regarda la concierge :
— Vous avez quelque chose à
dire, n’est-ce pas ? Un homme est venu hier à huit heures précises pour M.
Lavisse.
— C’est exact… Même que…
— Qu’il était roux ! s’amusa
de lancer le Petit Docteur.
— C’est vrai… Je l’ai dit à mon
mari… Je n’avais jamais vu de cheveux aussi rouges… Il est resté tard… Quand il
est descendu…
— À minuit…
— Est-ce que M. Lavisse
recevait beaucoup ?
— Rarement ! Et jamais le
soir. Il se couchait de très bonne heure. Pendant la journée, il lui arrivait
de rentrer avec des messieurs d’un certain âge, souvent des étrangers qui
s’intéressaient à ses collections…
— En est-il venu ces
temps-ci ?
— Pas depuis trois ou quatre
jours…
— Et hier, avant l’homme roux,
personne n’a demandé M. Lavisse ? Vous n’avez pas remarqué dans les
escaliers un homme et une femme ?… Une femme très jolie, très bien
habillée… Une femme comme on en voit dans les films…
La concierge hochait négativement la
tête.
— Je suis désolé, mon cher
commissaire, mais je suis tenu par le secret professionnel. Plus tard, quand
tout sera fini… Ce que je peux vous dire, c’est que c’est une affaire
extrêmement délicate, et qu’il vaudrait mieux être prudent…
— Je pense que, quand nous aurons
mis la main sur cet homme roux…
Lucas pouvait-il comprendre le fin
sourire qui étirait les lèvres du Petit Docteur ?
Le lendemain, l’assassinat d’Etienne
Lavisse faisait, à la Salle des Ventes et dans le monde des collectionneurs,
l’effet d’une vraie bombe et, dès dix heures, il fallait établir un service
d’ordre devant la maison de la rue Bergère.
Deux experts, qui étaient en même
temps des amis du mort, passèrent des heures à inspecter l’appartement, bibelot
par bibelot, et c’est ainsi que le Petit Docteur, qui n’y connaissait rien en
objets d’art, apprit que Lavisse n’avait pas une passion particulière, sinon
celle de la qualité. C’est ainsi qu’il achetait aussi bien un tableau d’un
peintre flamand que des émaux cloisonnés ou qu’un ivoire japonais.
Il était quatre heures de
l’après-midi quand les experts purent enfin déclarer :
— Il manque les dix plus belles
pièces, les plus faciles à transporter, celles aussi qui ont la plus grande
valeur marchande… Au cours du jour, le montant du vol, si vol il y a, s’élève à
quatre ou cinq millions…
— M. Lavisse était très
riche ? s’étonna le Petit Docteur.
— Il ne possédait que sa
collection. À part cela, il vivait chichement, voire pauvrement, prenant ses
repas dans un prix-fixe. Il faut tenir compte aussi qu’à part ce qui a été
emporté, tout ce que vous voyez ici représente beaucoup de recherches et de
goût, certes, mais assez peu d’argent… Un demi-million à peine, en bloc…
— M. Lavisse avait-il de la
famille ?
— C’était un vieux célibataire…
Mais il a une sœur qui habite la Vendée…
Lucas prit note du nom et de
l’adresse pour l’avertir, mais elle devait déjà l’être par les journaux et par
la radio, qui avaient longuement commenté l’événement.
D’un bistrot, Dollent téléphonait à
Marsilly, avait Anna au bout du fil, une Anna d’une férocité inconnue.
— Vous n’avez pas honte de me
traiter comme ça ? criait-elle. Moi qui ne vous ai jamais rien fait, sinon
vous soigner comme un enfant !… Me laisser seule dans la maison avec un
assassin… Si ! Je sais ce que je dis… Si vous croyez que je n’ai pas lu
les journaux et que je n’ai pas reconnu l’homme roux… Il ne doit pas y en avoir
tellement de cette couleur… Aussi, pour ce qui est de lui servir des petits
plats… Des haricots, oui, comme il en aura bientôt où je pense…
— Il est calme, Anna ?
— Je n’en sais rien…
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il ne dit rien…
— Écoutez-moi, Anna…
— Je ne veux rien écouter et,
quand vous reviendrez, je vous rendrai mon tablier… C’est tout ce que vous
méritez… Quant à savoir ce qu’il fait, ce n’est pas possible, vu que
j’entrouvre la porte juste assez pour pousser le plat par terre…
— Vous êtes sûre qu’il est
toujours là ?
— Malheureusement ! Il
fait assez de bruit en se promenant de long en large depuis ce matin…
Dans tous les journaux, on lisait en
caractères gras : « La piste de l’homme roux.
Et il était à prévoir que la police
allait recevoir des tas de lettres anonymes au sujet de tous les hommes roux de
Paris et de la banlieue.
— C’est vous, Lucas ?
— Oui… Dollent ?…
Non ! Absolument rien de neuf… Et d’ailleurs, étant donné la façon dont
vous vous comportez avec moi, je me demande si je ne ferais pas mieux de vous
laisser tomber…
— Et si je vous donnais le
signalement d’une femme qui est mêlée à l’affaire ?… Écoutez… Genre vamp
de cinéma…
« Ce n’est pas une blague…
Genre vamp de cinéma… Accent étranger assez prononcé… Très bien habillée, avec
une certaine excentricité… Une de ces femmes qui font se retourner tous les
hommes dans la rue… Je voudrais savoir si elle n’a pas été remarquée ces
derniers jours dans les environs de la Salle des Ventes et de la rue
Bergère ?
— Bon !
— Merci… Au revoir…
Un taxi le conduisit à Saint-Mandé,
où il ne tarda pas à trouver le pavillon, banal mais coquet, de Georges Motte.
Il sonna à la porte. Une jeune femme qui cachait mal sa grossesse vint lui
ouvrir, et il paraissait qu’elle n’avait pas fait de rapprochement entre son
mari et le fameux homme roux.
— J’aurais voulu parler à
Georges Motte… C’est un camarade de régiment…
— Malheureusement, mon mari est
absent pour quelques jours. La compagnie l’a envoyé en province pour faire des
vérifications…
— Vous ne savez pas où il
est ?
— Pas exactement… Dans ces
cas-là, il fait plusieurs villes, parfois le même jour… Mais entrez donc…
C’était propre. C’était gentil…
C’était honnête, avec des meubles qui avaient dû être achetés, eux aussi, à
tempérament.
— Je reviendrai dans quelques
jours.
Ouf !… C’était la période de
lassitude qui commençait… Il y avait des heures et des heures qu’il était tendu
comme un arc… Il n’avait pas dormi…
Et, une fois sur les grands
boulevards, il se sentit vacillant, la tête vide, la bouche pâteuse.
Il n’eut pas le courage de dîner, et
il alla dormir dans le premier hôtel venu, après avoir mangé un sandwich dans
le bar automatique du coin de la rue Drouot.
Toutes les polices de France étaient
à la recherche de l’homme roux !
III
Où
Anna ne perd pas son flegme, et où le Petit Docteur découvre la trace
d’une certaine Betty qui l’intéresse passionnément
« Une chose, pensait le Petit
Docteur, vaudrait à elle seule qu’on vive à Paris : le lever du soleil sur
les grandes avenues…»
Mais combien de Parisiens voient se
lever le jour ? Pour la première fois de sa vie, le Petit Docteur avait la
joie de s’éveiller en pleins grands boulevards, dans cet hôtel où il était
entré par hasard, et l’aurore, le spectacle qu’il avait sous les yeux, le
rendaient gai comme un pinson : si bien qu’en se faisant la barbe, il
chanta comme un pinson.
Il apprit aussitôt que tout un
chacun ne goûte point pareillement l’ivresse du clair matin, puisque aussi bien
on se mit à frapper sur deux murs à la fois.
Tant pis pour les imbéciles :
il ne chanterait plus ! Il réfléchirait aussi bien sans chanter. Car Jean
Dollent réfléchissait. Il contemplait la large chaussée presque vide, où
passaient les premiers autobus, et où les taxis venaient prendre leur place de
stationnement, comme une longue chenille. Une arroseuse municipale semblait
vouloir tracer des dessins compliqués sur l’asphalte. Et là-bas, à deux cents
mètres, des femmes lavaient à grande eau le bar automatique où le pauvre
Georges Motte…
Était-il difficile d’imaginer la
scène ? Tout à l’heure encore, à la sortie des bureaux et des ateliers,
midinettes, vendeuses, dactylos, employés s’abattraient sur le bar automatique,
comme une nuée de moineaux affamés, en pépiant comme eux.
Mais bientôt, la première fringale
apaisée, chacun, par-dessus son assiette, n’observerait-il pas les visages et
ne sourirait-il pas à quelque autre sourire, à des cheveux ébouriffés, à des
yeux joyeux ?…
— Moins de poésie et un peu
plus de raisonnement ! Se gourmanda le Petit Docteur, qui avait fini de se
raser et qui s’était assis sur le rebord de la fenêtre. Il y a des chances pour
qu’une femme « genre vamp de film américain » n’ait pas passé inaperçue.
Si elle est entrée dans cet établissement, c’est qu’elle y cherchait quelque
chose ou quelqu’un. Pourquoi a-t-elle choisi Georges Motte ?
Et les yeux du Petit Docteur
pétillaient de malice, car il avait l’impression qu’il ne serait pas longtemps
sans pouvoir répondre avec pertinence à ces questions.
— Voyons… Si on en croit
Georges Motte, Etienne Lavisse a été frappé à coups de couteau avant huit
heures du soir et enfermé dans le placard… Or, il est plus que probable que le
crime n’a pas été prémédité… En effet, dans ce cas, on se sert rarement d’un
couteau, et surtout d’une sorte de poignard trouvé sur les lieux mêmes,
puisqu’il appartenait au collectionneur… Le nombre de coups, au surplus, tend à
laisser croire que l’homme qui a frappé l’a fait sous l’action de la surprise
et de la peur…
« Il ne s’est pas donné la
peine de s’assurer qu’Etienne Lavisse était bien mort…
« De sorte que, pendant des
heures, une agonie silencieuse a eu un placard pour théâtre…
« Avant huit heures…
« Or, c’est à cinq heures que
la vamp a fait la connaissance de l’homme roux, l’a emmené au Bois, l’a exalté
et lui a donné rendez-vous pour huit heures dans l’appartement du vieux
collectionneur…
Est-ce que, à cinq heures de
l’après-midi, le pauvre homme avait déjà été assailli ?
« Médicalement, c’est possible…
Ce raisonnement et les conséquences
qu’on en pouvait tirer ne tenaient, évidemment, qu’en admettant que Motte avait
dit la vérité.
Or, à ce moment précis, on frappa à
la porte. Une femme de chambre annonça :
— On vous demande au téléphone…
L’appareil est au fond du couloir, près de l’escalier…
— C’est Monsieur ?
Cette sacrée Anna savait, quand elle
le voulait, prendre une voix angélique qui avait le don d’exaspérer le Petit
Docteur car, lorsqu’elle prenait cette voix, il était sûr qu’elle allait le
faire enrager.
— C’est moi, oui… Il n’est rien
arrivé, au moins…
— Non, monsieur… Je voulais
seulement vous annoncer qu’il est parti.
— Hein ?
— Vous n’entendez pas ?…
Je dis qu’il est parti…
— Comment ça ?
— Je ne sais pas… J’ai dormi
dans ma chambre, comme les autres jours, et j’avais placé le revolver de
Monsieur sur la table de nuit… Ce matin, je suis allée pour porter le petit
déjeuner… J’ai entrouvert la porte… J’ai poussé le plateau par terre… Puis,
comme je n’ai rien entendu… Il n’était plus, là !… J’aime quand même mieux
ça, vous savez !
Le Petit Docteur, lui, était devenu
pâle, et il raccrocha, sans penser à répondre à Anna qui lui demandait Dieu
sait quoi. L’instant d’après, il eut encore plus peur. Il ne s’était pas
éloigné de deux mètres que la sonnerie résonnait. Il décrocha machinalement.
— Allô !…
— L’Hôtel des Italiens…
Pourriez-vous me passer le docteur Dollent…
— C’est moi…
— Allô ! Ici Lucas… Je me
doutais que vous n’étiez pas loin de l’appareil, car j’ai entendu que, sur la ligne,
on parlait de Marsilly… Vous téléphoniez chez vous ?… Pas de mauvaise
nouvelle, au moins ?
Est-ce que, par hasard… Cela arrive
qu’on soit ainsi branché sur une conversation et qu’on entende tout…
— Pas de mauvaise nouvelle,
non…
— Allons ! Tant mieux… De
mon côté, j’ai quelques renseignements pour vous… Si vous voulez, je vais vous
les donner par téléphone pour gagner du temps, car j’ai une grosse journée de
travail…
« D’abord, il est établi que ce
jour-là Etienne Lavisse a quitté la Salle des Ventes vers quatre heures…
Allô ! Vous écoutez ?… J’ai pensé que cela vous intéresserait, car
d’habitude il ne partait que beaucoup plus tard… À un des commissaires-priseurs
qui en faisait la remarque, il a confié qu’il ne se sentait pas très bien et qu’il
allait se coucher…
« Il n’était pas malade, mais
il avait l’estomac assez délicat et, comme la journée avait été chaude…
— Merci… fit le Petit Docteur,
sans enthousiasme.
— Un autre renseignement, plus
important, sans doute. Voulez-vous prendre note d’un nom ?… Jean-Claude
Marmont… Vous y êtes ?… C’est le neveu de la victime, le fils unique de sa
sœur qui habite la Vendée et qui est arrivée ce matin à Paris… Jean-Claude
Marmont a vingt-quatre ans… Il s’occupe assez vaguement de cinéma… Allô !
Vous écoutez… Il a été second assistant d’un metteur en scène… Il fréquente les
bars des Champs-Élysées et, m’affirme-t-on, les tripots…
— Fortune ?
— Sa mère est à son aise…
Grosse maison de campagne aux environs de Luçon… Elle lui envoyait des
subsides, mais non proportionnés aux besoins du jeune homme…
— Son oncle ?
— Refusait depuis plus d’un an
de le voir… Avait été trop souvent échaudé.
— C’est tout ?
— Vous trouvez que ce n’est pas
assez ? Je vous apporte, pour votre petit déjeuner, deux renseignements
importants, et vous rouspétez… Si vous y tenez, je vais vous donner la liste de
tous les hommes roux qu’on nous signale… Nous en sommes à dix-huit… Et mon
devoir est de lancer des inspecteurs dans ces dix-huit directions…
— Merci…
— Dites donc, docteur, il me
semble…
— Quoi ?
— Ça ne va pas ?… Vous
avez eu trop chaud, vous aussi ?
— Vous ne m’avez pas donné
l’adresse de Jean-Claude Marmont ?…
— Hôtel de Berry, rue de Berry…
C’est sans conviction aucune qu’il y
alla. La police l’avait fatalement précédé et avait tiré du personnel tout ce
qu’il y avait à en tirer. Il entra, pourtant, se dirigea vers le portier.
— Excusez-moi de vous déranger…
Je voudrais vous demander un petit renseignement (un billet de cent francs plié
menu passa de la main de Dollent dans celle du portier)… Je voudrais savoir si
Jean-Paul Marmont, qui habite l’hôtel, n’a pas reçu ces derniers temps la
visite d’un homme roux…
Le portier regarda avec quelque
étonnement le billet qu’il avait à la main, puis son interlocuteur.
— C’est curieux… fit-il.
— Qu’est-ce qui est
curieux ?
— Vous n’êtes pas de la police,
sinon…
Et il montrait le billet, insinuant
que les inspecteurs de la PJ n’ont pas l’habitude de payer en argent les
renseignements qu’on leur donne.
— Or, un brigadier que je
connais est venu voilà une heure me poser exactement la même question.
— Qu’est-ce que vous avez
répondu ?
— Que non !
— Et c’est vrai ?
— C’est l’absolue vérité…
— Il ne vous a rien demandé
d’autre ?
— Non… Il paraissait pressé…
— Et si, moi, je vous posais
une seconde question… (Elle fut accompagnée d’un second billet de cent francs…)
Si je vous demandais quel genre de femme Jean-Claude Marmont reçoit ?… Car
je suppose qu’un garçon de son âge…
— Je ne pourrais pas vous
donner beaucoup de renseignements. À part que la dernière s’appelait Betty…
Miss Betty…
— Elle venait souvent ?
— Elle n’est venue que deux
fois, mais elle téléphonait… C’est ainsi que je connais son nom…
— Une jolie fille, à l’accent
étranger, qui ressemble à une vedette de cinéma ?
— C’est exactement ce que
j’aurais dit si vous m’aviez demandé de vous la décrire… Elle est partie en
voyage…
— Comment le savez-vous ?
— Parce que, avant-hier, M.
Marmont, à qui il arrive de m’emprunter un peu de monnaie… Il est descendu en
courant vers six heures du soir… On venait de lui téléphoner…
« — Albert, m’a-t-il dit,
passez-moi vite quelques louis… Il faut que j’accompagne mon amie au train…
— Et vous ne savez pas à quelle
gare il est allé ?
— Je ne sais pas… Il est revenu
vers minuit… Depuis, il n’est presque pas sorti… Je crois que, ce matin, il a
reçu un coup de téléphone de sa mère…
Le Petit Docteur atteignait déjà le
coin de la rue de Berry et des Champs-Élysées, l’air préoccupé, mécontent,
quand il fit demi-tour, poussa à nouveau la porte tournante de l’hôtel.
— Dites-moi, Albert… Vous
n’avez jamais vu cette Betty en compagnie d’un autre homme ?
— Non, monsieur… Je ne l’ai vue
que deux fois, et les deux fois c’était avec M. Marmont…
— Il n’a jamais été question
d’un ami ou d’un…
— Vous voulez parler de son
frère ?… Il m’a téléphoné une fois…
« — Ici le frère de miss
Betty… Voulez-vous dire à M. Marmont, quand il rentrera, de nous rejoindre où
il sait…
Deux chasseurs entraient avec des
bagages. Une dame tout en noir était engagée dans la porte tambour, et elle
arrivait visiblement de sa province. Ses yeux étaient rouges. Elle tenait un
mouchoir à la main.
— La chambre de mon fils, s’il
vous plaît… Jean-Claude Marmont…
Un jeune homme sortait de
l’ascenseur. Sans doute avait-il fait le guet à la fenêtre. Il était triste,
lui aussi, et même accablé. Ses yeux étaient encore plus rouges que ceux de sa
mère, qu’il embrassa longuement en murmurant :
— Pauvre maman… Qui aurait
pensé… Venez…
Le portier et le Petit Docteur se
regardèrent… Puis Jean Dollent soupira, eut un geste comme pour faire tomber un
poids de ses épaules, et sortit.
On pouvait le voir attablé quelques
minutes plus tard au Select où, malgré l’heure, il avait commandé une fine à
l’eau.
— Vous me donnerez aussi le
Bottin…
Deux fines à l’eau… Trois fines…
— Voyons… Experts en objets
d’art… Samuel… Jérôme Lévy… Guillaume Benoit…
Il choisit, à vrai dire, l’adresse
la plus proche. C’était, non loin de l’Élysée, un hôtel particulier de
plusieurs étages plein de meubles anciens, de boiseries, de sculptures qu’on
venait acheter du monde entier.
— M. Guillaume Benoit ?…
Non, je ne suis pas un acheteur, je vous en demande bien pardon… Je voudrais
seulement que vous me donniez quelques renseignements… Le commissaire Lucas m’a
dit que vous étiez l’amabilité même.
Ce n’était pas vrai, mais tant pis.
— Vous vous occupez, vous
aussi, de l’affaire Lavisse ?…
— Pourquoi dites-vous
« aussi » ?
— Parce qu’un inspecteur est
venu ce matin…
— Vous demander quoi ?
— Si les objets volés chez mon
malheureux collègue… Car nous le considérions tous comme un collègue, et il
nous arrivait souvent d’aller lui demander conseil… Si les objets volés,
dis-je, étaient facilement vendables…
— Et vous avez répondu ?
— Que c’était à peu près
impossible de les écouler en Europe, où ces pièces sont trop connues et où
l’alerte a été donnée aussitôt à tous les marchands et à tous les amateurs…
— Pourquoi précisez-vous
« en Europe » ?
— Parce qu’en Amérique, où le
marché est beaucoup plus vaste que chez nous et où l’argent circule davantage,
il est plus facile de trouver un amateur pas trop regardant sur les origines
d’une pièce rare…
— Puis-je vous poser, moi, une
seconde question ?… Vous connaissiez naturellement l’appartement de M.
Lavisse ?…
— J’y suis allé maintes fois
voir mon vieil ami…
— Est-ce qu’un étranger à votre
profession, un amateur moyen, si vous préférez, aurait été capable, en très peu
de temps, de déceler, parmi tout ce qui se trouvait là, les quelques pièces de
grande valeur ?
Le front de l’antiquaire se
rembrunit.
— Je ne le pense pas, et cela
me frappe que vous me posiez cette question… Nous en avons discuté hier, entre
nous, à la Salle des Ventes… Il y avait par exemple une émeraude gravée qui est
une pièce unique, valant au bas mot quatre cent mille francs, mais qu’un
non-initié aurait prise pour une pierre sans valeur… Il en était de même pour
un reliquaire du XVe que peu de voleurs eussent préféré aux
tabatières en or de l’époque napoléonienne qui se trouvaient dans la même
vitrine… Puis-je vous demander pour le compte de qui vous enquêtez ?… Pour
la compagnie d’assurances, probablement ?… Cependant, je crois savoir que
les dernières acquisitions de notre pauvre Lavisse n’étaient pas assurées…
Le Petit Docteur partit sans dire ni
oui, ni non, et, un peu plus tard, il s’attaquait à la tâche la plus harassante
et la plus décourageante à la fois de sa journée.
IV
Où il
s’agit d’éplucher une maison de six étages, palier par palier, ménage par
ménage, habitant par habitant, et où il est à nouveau question d’un
homme roux
Lucas, plus grave encore, plus soucieux
que le Petit Docteur, cherchait celui-ci depuis dix heures du matin, et il
était déjà une heure de l’après-midi. Il avait téléphoné un peu partout et, en
désespoir de cause, avant même de déjeuner, il arrivait rue Bergère, demandait
à la concierge :
— Vous n’avez pas vu la
personne qui m’accompagnait hier ?
— Un petit monsieur brun et
nerveux ?… Il y a plus d’une heure qu’il est dans la maison… Il doit être
arrivé au troisième…
— Au troisième quoi ?
— Au troisième étage… En voilà
un qui a de la patience, et qui ne craint pas d’ennuyer les gens… Il frappe à
toutes les portes… Il questionne tout le monde, même les enfants de six ans,
même les vieux qui ne quittent plus leur fauteuil…
C’était vrai… Mais ici encore le
Petit Docteur n’était pas arrivé le premier. Quand il s’était présenté chez le
tailleur pour dames du premier gauche (il y régnait une demi-obscurité et une
fade odeur de laine), on lui avait fait remarquer :
— Votre collègue est déjà venu
ce matin…
À quoi bon dire qu’il n’appartenait
pas à la police ?
— Ah ! Je vois… Mon
collègue vous a montré un portrait… Un portrait d’homme roux, n’est-ce
pas ?
— Non… Un jeune homme assez
maigre, aux cheveux longs…
Jean-Claude Marmont ! Ainsi la
police officielle ne négligeait aucune piste puisqu’un inspecteur s’assurait
déjà que Jean-Claude Marmont, dont il s’était procuré une photographie, n’était
pas venu dans la maison le jour du crime !
— Depuis la visite de mon
collègue, nous avons reçu d’autres renseignements… Ce que je voudrais savoir,
c’est si, entre quatre et cinq heures, vous n’avez pas rencontré d’étranger
dans l’escalier de l’immeuble…
C’était long ! C’était
décourageant ! Certains se taisaient, méfiants, et il fallait leur
arracher les paroles une à une. D’autres, au contraire, vous auraient raconté
toutes leurs petites histoires, et surtout celles des voisins !
Il faut se livrer à une enquête de
ce genre pour se rendre compte de ce qu’un immeuble parisien contient de vies
humaines, et combien ces vies sont différentes les unes des autres.
Le tailleur… Le dentiste du premier
à droite… L’officier retraité du second et sa fille mariée à un polytechnicien…
La dame seule qui… que…
Son bloc d’ordonnances à la main,
Jean Dollent prenait parfois des notes, questionnait, remerciait, s’excusait,
saluait et frappait à la porte voisine.
Il sortait de l’avant-dernier
appartement, au quatrième à gauche (fourrures en gros et demi-gros, importation
directe de Russie), quand il se trouva face à face avec Lucas.
Pourquoi, entre les deux hommes, y
eut-il comme un choc ? À croire que toute leur cordialité avait disparu.
Ils se mesuraient du regard. Les yeux du commissaire Lucas, si naïfs
d’habitude, étaient durs, son attitude compassée, et on vit le Petit Docteur
tousser pour se donner contenance, baisser la tête.
— Il y a deux heures que je
vous cherche, monsieur Dollent… Vous ne serez pas étonné, n’est-ce pas, si je
vous déclare que j’ai quelques explications à vous demander ?
— Allons ! soupira le
Petit Docteur, en refermant son bloc d’ordonnances. Je suppose que nous serons
mieux pour causer dans votre bureau ?
Dans la rue, il risqua :
— Si nous prenions un
apéritif ?… Il fait une chaleur, dans cette maison…
Il en but deux. Lucas l’observait,
cherchait le moment favorable pour lancer :
— Ce matin, au téléphone, je vous
ai parlé de dix-huit hommes roux… J’ai le plaisir de vous annoncer que nous en
avons un dix-neuvième… Et figurez-vous que, celui-là, je l’ai fait arrêter…
Vous ne me demandez pas pourquoi ?
— Cela m’est égal.
— Je vous l’apprendrai
néanmoins… Je l’ai fait arrêter parce que c’est la gendarmerie de Nieul, à
trois kilomètres de Marsilly, qui l’a remarqué ce matin, alors qu’il se cachait
dans un petit bois… Le bois de La Richardière… Vous devez connaître, vous qui
êtes du pays ?… La coïncidence m’a paru curieuse, pour le moins… Vous ne
pensez pas qu’une explication s’impose et…
— Peut-être… Mais seulement
après que nous aurons un peu travaillé… soupira le Petit Docteur.
Ils étaient dans un taxi, et on
avait donné au chauffeur l’adresse du quai des Orfèvres. Lucas, ulcéré, se
plaignait avec amertume.
— Je suis très déçu, docteur…
Et le mot est beaucoup trop faible pour ce que je ressens… J’admirais, comme
quelques-uns de mes collègues, vos méthodes originales… Dans une précédente
affaire, je vous avais pour ainsi dire donné carte blanche… Au cours de
celle-ci, j’ai refréné mes curiosités, je vous ai fait confiance, au risque de
prendre sur moi de graves responsabilités… J’ai fait mieux : ce matin
encore, je vous ai donné au téléphone tous les renseignements que je possédais…
« Et pourtant, je l’avoue,
j’avais une arrière-pensée… Le hasard a voulu qu’au moment où je vous appelais
vous ayez une conversation avec Marsilly… Je n’ai rien entendu, mais cela m’a
frappé… Quand, à dix heures environ, la gendarmerie de La Rochelle nous a
avisés qu’un homme roux…
— Je sais… Je sais…
— Et c’est tout ce que vous me
répondez ?
— Qui est-ce qui paie le
taxi ? Questionna le Petit Docteur en descendant de voiture devant le
portail de la Police judiciaire. Attendez… J’ai de la monnaie…
Et ils s’engouffrèrent sous la
voûte.
V
Où le
Petit Docteur et le commissaire Lucas collaborent en se montrant les
dents, cependant que l’homme roux, de la maison d’arrêt de La
Rochelle, écrit à sa femme pour lui
demander pardon
Le bureau de Lucas. Les fenêtres
grandes ouvertes sur le spectacle de la Seine et du soleil, toujours du soleil
à en avoir la tête bourdonnante.
— Il est très ennuyeux,
commissaire, que vous soyez arrivé une heure trop tôt, car, dans une heure, je
crois que j’aurais été en état de vous remettre un dossier complet… Maintenant,
je suis obligé, avant de répondre à vos questions, de vous demander un peu de
patience… Il faudra même que vous me permettiez, si vous voulez arrêter
l’assassin de M. Lavisse, de continuer l’enquête de ce bureau…
Comme Lucas sursautait, surpris de
tant d’audace, le Petit Docteur, s’asseyant dans un fauteuil de velours
cramoisi et allumant une cigarette, commença gravement :
— Je passe pour le moment sur
les insinuations plus ou moins désagréables que vous venez de faire, et je
crois que je ne vous en garderai pas rancune… Je vous avoue que je suis très
hésitant, que je me trouve en quelque sorte devant un cas de conscience…
« C’est à vous que je veux
demander conseil…
« Vous est-il arrivé,
commissaire, au cours d’une enquête, d’avoir la certitude que vous aviez
raison, que vous teniez le bon bout, que vous marchiez vers la vérité ?…
Je parle, notez-le, d’une certitude morale et non d’une certitude matérielle.
« Je pose la question
autrement… Vous est-il arrivé, alors que tout le monde s’élançait sur une
piste, de vous attarder, de sentir que la vérité était ailleurs, de vous
obstiner ?…
« Et, dans ce cas, vous est-il
arrivé de prendre vos responsabilités contre tous ?
Le pauvre Lucas se demandait où son
interlocuteur voulait en venir, et n’osait pas trop avancer.
— Vous est-il arrivé, enfin,
alors qu’il y avait, mettons, trente chances pour cent d’erreur, d’aller malgré
tout de l’avant ?
— Fréquemment… Si on ne
marchait pas à soixante-dix pour cent…
— C’est ce que je voulais vous
faire dire… Et pourtant, vous êtes un fonctionnaire !… Vous risquez
gros !…
— Nous risquons le blâme, et
parfois plus…
— Dans ce cas, commissaire,
voulez-vous être assez aimable pour appeler au téléphone la Compagnie
transatlantique ?
Le Petit Docteur ne bluffait pas, ne
s’amusait pas. Il y avait même de grosses gouttes de sueur sur son front.
— Oui… Ici la Police
judiciaire…
Et, à Dollent :
— Qu’est-ce que je
demande ?
— S’il y a eu un départ de
bateau pour l’Amérique avant-hier, et à quelle heure… À quelle heure aussi le
train transatlantique a quitté la gare Saint-Lazare…
Voulez-vous me dire…
— J’ai votre renseignement… Le
Normandie a quitté Le Havre la nuit d’avant-hier, à la marée de nuit,
c’est-à-dire à une heure du matin… Le train transatlantique, conduisant les
passagers au Havre, a quitté la gare Saint-Lazare à dix heures et demie…
— Quand le Normandie
arrive-t-il à New York ?
— Dans deux jours…
— Avez-vous le moyen de
communiquer d’ici là avec le navire ?
— Par téléphone… On communique
de jour et de nuit avec le Normandie et ses passagers par la téléphonie sans
fil… Il y a même, comme dans les palaces, un appareil à la tête de chaque lit…
— Et si je me trompe ?
Questionna machinalement le Petit Docteur, qui ne s’adressait pas au
commissaire mais à lui-même.
Lucas l’examinait avec déjà moins de
férocité, mais avec davantage d’inquiétude. Est-ce que cet amateur n’allait pas
l’entraîner dans des démarches désastreuses ?
Soudain le Petit Docteur leva la
tête.
— Vous voulez être gentil de
téléphoner encore ?… À La Rochelle, cette fois… À la maison d’arrêt…
— Mais…
— Vous demanderez ce que fait
Georges Motte, qui a été arrêté ce matin… S’il a écrit, qu’on empêche sa lettre
de partir…
Ce fut un des plus jolis succès du
Petit Docteur, joli surtout en ce qu’il représentait en quelque sorte de la
psychologie pure. Du moment que le pauvre Motte était arrêté…
— Eh bien ?
— Le gardien me dit qu’il est
occupé à écrire une longue lettre à sa femme…
— Vous avez bien recommandé
qu’on ne la mette pas à la poste ?
— Jusqu’à nouvel ordre,
oui !
Et le Petit Docteur, d’un geste
négligent, tirait son bloc à ordonnances de sa poche, rangeait des feuillets
sur la table.
— Je suppose que les
déclarations qui m’ont été faites par des gens qui me prenaient pour un
inspecteur sont sans valeur aucune ?… Il faudra donc…
Il leva la tête, frappé par une
idée…
— J’y pense, commissaire… Si le
Normandie a la téléphonie sans fil, il doit aussi y avoir la radio… Celle-ci,
tout à l’heure, ne manquera pas d’annoncer l’arrestation de votre homme roux…
— C’est probable, si ce n’est
déjà fait…
— Dans ce cas… Je vous demande…
Je vous supplie de risquer quelque chose… Appelez le Normandie sans tarder… Je
suis sûr qu’il y a en première classe une jeune femme et son frère…
— Comment
s’appellent-ils ?
— La jeune femme se prénomme
Betty… Genre vamp de cinéma… Son frère, si je ne me trompe, ne doit pas être
son frère, mais cela importe peu…
— C’est tout ce que vous avez
comme signalement ?
— C’est tout, sinon que le
frère est très brun et porte de petites moustaches brunes…
Ce fut sans enthousiasme que Lucas
décrocha l’appareil.
— Je vous remercie,
commissaire… Tout ce que je souhaite, maintenant, c’est de ne pas vous avoir
attiré d’ennuis… Si vous faisiez monter des sandwiches, nous serions
tranquilles, et je pourrais vous exposer… Voyez-vous, j’ai tellement foi dans
mon raisonnement, celui-ci est établi sur des bases si solides que…
À la stupeur du Petit Docteur, ils
eurent la communication avec le Normandie avant même d’avoir fini leurs
sandwiches. Autrement dit, ils communiquaient avec un navire en mer plus vite
qu’avec Marsilly !
— Le commissaire de bord me
promet de faire le nécessaire… Il nous rappellera d’ici une heure…
— Merci… Ce qui m’a frappé,
voyez-vous, c’est que l’homme était roux… Je ne sais pas si vous vous souvenez
d’une affaire qui a fait grand bruit voilà deux ans… C’est vous, si je ne me
trompe, qui vous en êtes occupé… Un cadavre avait été jeté sur le bord de la
route, d’une voiture couleur aubergine… Pendant quinze jours, on signala vingt
ou trente voitures aubergine, et jamais la police n’eut autant de mal…
— J’en sais quelque
chose !
— Si Georges Motte n’avait pas
été roux, je n’aurais pas cru un seul mot de son histoire, et je vous l’aurais
amené… Car il pouvait fort bien, ayant commis un crime, venir me trouver pour
s’innocenter d’avance… Sachant que ses empreintes étaient dans l’appartement,
il se donnait ainsi, en me racontant une histoire, le mérite de la franchise…
« Mais il est roux, roux comme
peu d’hommes le sont… Il est prouvé par surcroît qu’il est resté de longues
heures dans l’appartement avec un mourant derrière la porte d’un placard… Et
qu’il a mis comme à plaisir ses empreintes digitales partout !
« Remarquez que cela pourrait
être une habileté suprême…
« Mais…
« Mais il y a d’abord le fait
que la femme qu’il a décrite existe réellement, et qu’elle a été récemment la
maîtresse de Jean-Claude Marmont, le neveu de Lavisse…
« Il y a le fait qu’il était
cinq heures quand cette femme…
« Vous allez tout comprendre,
commissaire… J’ignore qui est Betty… J’ignore qui est son frère ou son
soi-disant frère… J’ai tout lieu de croire cependant que ce sont des
aventuriers d’envergure…
« Ils fréquentent les endroits
où l’on s’amuse… Ils font la connaissance de Jean-Claude, qui se donne comme
cinéaste…
« Jean-Claude, qui a besoin
d’argent, parle avec amertume de son oncle qui, comme un toqué, entasse des
fortunes inutiles et refuse de voir son neveu…
« On le questionne… On obtient
de lui tous les renseignements utiles… Est-il complice ou non, je l’ignore…»
Toujours est-il qu’il ne s’agit que de voler…
« Et vous avez ici deux
témoignages, des témoignages d’enfants d’ailleurs, une petite fille de neuf ans
et un garçon de huit… Ce sont des locataires de la rue Bergère… Ils ont
l’habitude de jouer dans l’escalier…
« Le jour du crime, un peu
après quatre heures, ils ont vu monter au cinquième un monsieur brun qui est
entré, avec une clé, dans l’appartement de M. Lavisse…
« Or, ces enfants avaient déjà
aperçu le même homme quelques jours plus tôt, à la même heure, mais il n’était
pas entré… Il s’était contenté de sonner à la porte, alors qu’il n’y avait
personne…
« Il venait, cette fois-là,
prendre l’empreinte de la serrure !
— Allô !… On vous parle du
Normandie…
Le Petit Docteur eut assez de force
de caractère pour rester dans son fauteuil et pour regarder le commissaire qui
disait :
— Oui… Quoi ?
Siryex ?… Et vous êtes sûr qu’il est très brun, qu’il a de petites
moustaches brunes ?… Sa sœur ?… Oui… Eh bien ! Donnez l’ordre à
la police du bord de fouiller leurs bagages… Je confirmerai tout à l’heure par
télégramme… Merci… Entendu… Au revoir.
Le Petit Docteur n’attendit pas
d’explication et poursuivit :
— Notre homme brun, le frère ou
le faux frère de Betty, fait le coup… Il est, renseigné… Il sait que Lavisse ne
rentre jamais avant six heures et qu’il y a le soir même un bateau pour
l’Amérique… Par malheur pour lui et pour le collectionneur, celui-ci, qui a des
troubles d’estomac, rentre plus tôt que de coutume et trouve un inconnu chez
lui…
« Le cambrioleur frappe, pousse
le corps dans un placard, rejoint Betty dans un café des environs…
« Il n’est pas encore cinq
heures… Ils ont le magot… Malt sans doute ne tardera-t-on pas à découvrir le
corps… L’alerte sera donnée… Le grand barrage sera ordonné… Les ports… Les
routes… Les bateaux… Les postes frontières…
« Il est moins de cinq heures,
et les grands boulevards sont en pleine animation.
« — Il faut les lancer sur
une fausse piste ! déclare Betty. Une fausse piste qui les tienne en haleine
jusqu’à ce que nous ayons débarqué à New York…
« A-t-elle lu l’histoire de
l’auto aubergine ?… Le véritable assassin est brun… Il faut un homme plus
caractéristique… Un homme dont on suive facilement la piste… Un homme qui ne
puisse pas, avant longtemps, se dépêtrer des soupçons…
« Elle entre, seule, dans un
bar automatique… Elle aperçoit un homme roux, d’un roux ardent…
« C’est lui qui amusera la
police pendant que le couple débarquera tranquillement aux États-Unis avec la
fortune… Il est naïf, et c’est tant mieux… Une promenade au Bois, et le voilà
amoureux fou…
« Il ira donc au rendez-vous
qu’on lui donne, à l’heure où la concierge, chaque soir d’été, est sur son
seuil !
« Il attendra… Il mettra ses
empreintes partout… Il ne partira qu’à la nuit, quand la porte d’entrée sera
fermée, si bien que la concierge le verra une fois de plus…
« Pendant ce temps-là, les
coupables…
« Train transatlantique…
Normandie…
— Mais Jean-Claude
Marmont ?
— Complice, je pense… Non du
meurtre, mais du vol, en ce sens qu’il a indiqué le coup… La preuve, c’est que
Betty lui téléphone et qu’il va la conduire à la gare avec son soi-disant
frère… Je parierais qu’à ce moment, le couple ne lui avoue pas qu’il a fallu
tuer l’oncle… On lui promet sa part… On lui donne sans doute un acompte, pour
le compromettre et l’obliger à se taire…
« Ce n’est que le lendemain,
par les journaux, qu’il apprend qu’il est complice d’un assassinat, et voilà
pourquoi, tout à l’heure, il était encore plus bouleversé que sa mère…
Un silence. Le Petit Docteur
paraissait las et guettait sans cesse l’appareil téléphonique, qui s’obstinait
à se taire.
— Ce n’est qu’un raisonnement,
n’est-ce pas ? murmura-t-il avec un sourire jaune, comme pour s’excuser…
Remarquez que, si j’ai raison, cette femme a du génie… Car, pendant que vous
étiez tous sur la piste de l’homme roux…
Le commissaire, vexé, ne broncha
pas.
— Vous croyez que la police du
bord ?…
— Ce sont des hommes qui
sortent de chez nous, et qu’on choisit parmi les as… Vous m’avez dit tout à
l’heure que ce Motte est marié, et que sa femme attend famille ?
Le commissaire avait des remords… En
effet, il appela l’Agence Havas…
— Mon communiqué de tout à
l’heure ?… Pas encore parti ? Dans ce cas, je vous en prie,
supprimez… Annoncez à la place que deux arrestations sensationnelles sont
imminentes…
Il ne restait qu’à attendre, devant
un téléphone muet. Et ce fut le plus long ! Le plus dur ! Surtout
pour le Petit Docteur qui, à la fin, ne tenait plus de soif, et qui aurait bu
n’importe quoi pour se calmer.
Enfin, à cinq heures de
l’après-midi, une sonnerie.
— Oui… Ah !… Vous
dites ?… Oui, envoyez-les par bélino… Bien entendu… Ils protestent
toujours !… Ah ! Oui…
La confirmation télégraphique… Je
m’en occupe… Merci…
N’était-ce pas troublant de penser
que la voix venait d’un navire actuellement en haute mer, et d’entendre, comme
bruit de fond, non celui des vagues, mais celui de l’orchestre du thé dansant
du Normandie ?
— Eh bien !
Commissaire ?
Le commissaire Lucas leva les yeux
et donna à son visage une expression sévère…
— Eh bien ! Docteur… Vous
avez… Un silence, qui dura une éternité…
— Vous avez joué à soixante-dix
pour cent et vous avez gagné…
— Quoi ?
— Les objets volés, qui
tiennent peu de place, ont été découverts dans une malle à double fond… Cette
malle se trouvait dans la cabine d’Alfred Siryex, lequel, à bord, est
accompagné de sa sœur Betty Siryex, de nationalité turque… Dans quelques
minutes, nous allons recevoir, par bélino, leurs empreintes digitales, et nous
saurons…
— J’ai dit au chef que c’était
vous… Il veut vous voir… C’est la première fois, depuis huit ans, que nous
prenons Fred Stern, le grand spécialiste américain, en flagrant délit… Sa sœur,
qui n’est pas sa sœur mais sa maîtresse, proteste en vain, mais…
Le Petit Docteur se laissait
emporter par le flot. Il souriait. Il écoutait en hochant la tête les
félicitations du directeur de la Police judiciaire et, depuis quelques
instants, Lucas l’observait avec anxiété…
— Dites, docteur…
Le Petit Docteur souriait toujours,
d’un sourire tellement artificiel que…
— Docteur !
— Laissez-moi dormir… soupira
celui-ci. J’avais tellement peur… J’étais si peu sûr de… Quand vous êtes monté
à l’Identité judiciaire et aux… aux…
Sa langue était si pâteuse qu’il
articulait avec peine.
— … aux Sommiers… je suis
descendu… au… au bistrot du coin… et… je ne sais plus… six… sept… je crois que
c’est sept… fines à l’eau…
Il était trop soûl pour qu’on
comprît le reste.
— Soixante-dix degrés…
Non !… Soixante-dix chances sur cent… Ah ! Oui. Les degrés, c’était…
Il dormit deux heures dans le
fauteuil cramoisi du bureau de Lucas et s’éveilla, un peu confus.
— Savez-vous que vous venez de
réussir la plus belle enquête de votre carrière ? lui dit-on quand il se
réveilla.
— Moi ?
Et aussitôt :
— Où est mon rouquin ?… Il
n’a rien avoué à sa femme au moins ?… Pour une fois que le pauvre type… Et
elle qui attend un bébé !… Figurez-vous qu’il m’offrait les dix mille
francs de son assurance vie… À propos, commissaire… J’ai soif. Je ne sais pas
ce qui se passe, mais j’ai une de ces soifs… Si nous allions boire un
demi ?
L’Amiral a disparu 
I
Où
l’on constate tout de suite que l’Amiral n’est pas un véritable amiral et
où l’on apprend qu’un homme peut disparaître en plein jour, au
beau milieu d’une rue, sans laisser de traces
Les faits sont les faits et tous les
raisonnements de la terre ne pourront jamais rien contre eux. Les gens de la
petite ville eurent beau répéter, à propos de la disparition de l’Amiral :
— C’est impossible !
Il n’en restait pas moins vrai que
l’Amiral avait disparu, en pleine rue, en plein jour, pour ainsi dire au vu de
tous. Et l’Amiral n’était pas un de ces maigriots capables de se hisser le long
d’une gouttière ou de passer par un soupirail, mais un bel homme dans les
quatre-vingt-dix kilos, au ventre avantageux.
La ville, il est dangereux de la
nommer, à cause des susceptibilités locales, mais on peut indiquer que c’est
une de ces petites villes ensoleillées de Provence, situées dans le
quadrilatère Avignon, Aix, Marseille, Nîmes.
Une de ces villes où tout le monde
se connaît et où, quand quelqu’un, le panama sur la tête, se risque sur le
trottoir embrasé, on entend murmurer derrière des persiennes :
— Tiens ! Voilà M.
Taboulet qui va chercher sa femme à la gare. Heureusement qu’il a un haut
chapeau, peuchère, pour cacher tout ce qui lui pousse sur le front…
Des maisons blanches. Des volets
verts. Un mail ombragé par de clairs platanes. Des rideaux en perles devant les
portes pour interdire l’accès aux mouches…
L’événement eut lieu le mercredi 25
juin, au plus fort des chaleurs, car il y avait un mois que le mistral n’avait
pas soufflé. La plupart des messieurs avaient sorti leu complets de toile ou
d’alpaga et on voyait même le percepteur et quelques autres arborer leur casque
colonial.
Sur le coup de cinq heures de
l’après-midi, comme chaque jour, l’Amiral quittait le Restaurant À la Meilleure
Brandade, situé juste au coin de la route nationale et la rue Jules-Ferry.
Il faut savoir que la route
nationale passe un peu dehors du centre de la ville, dans le haut. La rue Jules
Ferry est en pente et conduit au mail, où se trouvent la poste et la Banque de
France.
À soixante-huit ans, l’Amiral était
encore vert. Son teint était fleuri, sa barbe soyeuse et, contrairement aux
hommes d’aujourd’hui, il n’avait aucune honte de son ventre, qu’il portait au
contraire avec une certaine fierté. Peut-être parce qu’il avait les cuisses
grasses, il marchait les jambes un peu écartées, à petits pas pleins de
majesté.
— Tiens ! Voilà Marius…
s’était écrié un jour un Parisien qui passait près de lui avec de jolies
femmes. L’Amiral n’en avait pas été vexé. Bien au contraire !
— Tu paries que c’est
Tartarin ? Avait risqué un gamin qui n’était pas de la ville.
Et l’Amiral ne s’était pas fâché
davantage. Ni Marius, Tartarin, il n’était pas non plus amiral. Mais, dans son
jeune temps, il avait beaucoup navigué comme aide-cuisinier à bord des
paquebots et, depuis lors, il continuait à porter une casquette d’officier de
marine.
C’était lui qui avait fondé le
Restaurant À la Meilleur Brandade. Puis, à soixante et des ans, il l’avait cédé
à sa nièce qui avait épousé un homme du Nord, un Lyonnais et il vivait avec
eux.
À cinq heures donc, l’Amiral
descendait à petits pas la rue Jules-Ferry. Celle-ci n’a pas plus de trois
cents mètres et, sur ce qui se passa en moins de dix minutes, on ne possède
évidemment que des témoignages assez vagues.
— Il était juste cinq
heures – j’ai regardé la pendule du magasin – quand l’Amiral est
passé… affirma M. Pichon, le chapelier, dont le magasin, rue Jules-Ferry, est à
côté du restaurant.
Donc aucune erreur quant au départ
de cette étrange promenade, car nul n’a jamais mis en doute la parole de M.
Pichon, ancien adjoint au maire et conseiller municipal, président du Comité
des fêtes de la ville.
Et ensuite ?… Trois maisons
plus bas, il y a le bureau de tabac tenu par la vieille Tatine. C’est en même
temps une mercerie et un dépôt de journaux. Ce jour-là, comme Tatine avait ses
rhumatismes, c’était Polyte, son fils, qui servait à la boutique.
— L’Amiral est entré quelques
minutes après cinq heures, comme les autres jours. Il a pris le journal et son
paquet de cigarettes et il a dit :
« — Beau temps,
fiston ! Cela me rappelle Madagascar…
Car, qu’il plût, qu’il ventât ou
qu’il fît torride, cela rappelait toujours à l’ancien aide-cuisinier quelque
pays lointain.
Au bas de la rue, juste où le mail
commence, la partie de boules battait son plein. C’était d’ailleurs le but de
la promenade de l’Amiral, qui, les autres jours, venait se camper sans rien
dire près des joueurs, attendant une contestation dont il serait fatalement
l’arbitre.
Près de la partie, l’horloge
électrique de la poste, de sorte que chacun avait pour ainsi dire l’heure
devant les yeux. Or, M. Lartigue, le marchand de poissons, qui venait de lancer
le cochonnet et qui le trouvait trop loin, alors que son adversaire prétendait
le coup régulier, leva la tête vers la rue Jules-Ferry.
— Dommage que l’Amiral soit
encore trop haut dans la rue ! remarqua-t-il.
Et ils furent quatre pour le moins à
voir l’Amiral bedonnant qui se trouvait à ce moment à mi-chemin, exactement en
face du troisième bec de gaz.
Il était cinq heures cinq minutes.
La partie continua. M. Lartigue, qui était râleur comme pas un, fit encore un
coup douteux, chercha l’Amiral des yeux et s’étonna :
— Tiens ! Il a disparu…
En effet, la rue Jules-Ferry était
vide, moitié ombre, moitié soleil, et il n’y avait littéralement pas un chat
sur les pavés.
Il est à noter qu’aucune rue, aucune
ruelle, ne débouche dans la rue Jules-Ferry.
L’Amiral n’était pas arrivé au bas
de celle-ci.
Il n’était pas remonté non
plus !
Quand le Petit Docteur descendit de
voiture en face de la Meilleure-Brandade, il était couvert de sueur, de
poussière d’huile et de cambouis, car il avait eu de sérieux ennuis avec
Ferblantine, qui n’était plus de première jeunesse.
Dans la salle de restaurant, il ne
vit d’abord qu’une petite bonne à l’œil noir d’Andalouse qui, lui sembla-t-il,
l’examinait avec une audacieuse ironie.
— Il y a moyen d’avoir une
chambre ?
— Je vais appeler M. Jean…
C’était le patron. Il surgit, en
veste et toque blanches. Un grand garçon de trente à trente-cinq ans, plutôt
maigre, qui ne respirait pas particulièrement la gaieté.
— On me dit que vous désirez
une chambre… C’est pour quelques jours ?
Et le Petit Docteur, agressif, de
répliquer :
— Comment savez-vous que c’est
pour quelques jours ?
— Je n’en sais rien… Je disais
ça pour parler… Vous voulez peut-être monter tout de suite pour faire un brin
de toilette ?…
La bonne, qui s’appelait Nine, le
conduisit au premier étage et le Petit Docteur continua à lui trouver un air
ironique qui ne lui plaisait pas du tout.
N’avait-il pas eu tort d’abandonner
une fois de plus sa clientèle de Marsilly pour relever un défi assez
ridicule ? Car personne ne l’avait appelé. Il n’était au courant de cette
affaire que par les journaux qui n’en avaient pas dit grand-chose. Par contre,
dans son courrier de l’avant-veille, il avait trouvé une lettre anonyme
disant :
Je parie que, tout malin que vous
vous croyez, vous êtes incapable de retrouver l’Amiral.
Drôle d’hôtel ! À se demander
de quoi les patrons vivaient, car on n’apercevait pas un client. Pourtant huit
tables étaient dressées pour le dîner, comme si on eût attendu du monde.
À droite de la salle de restaurant,
il y avait une salle plus petite, un café-bar où on ne voyait pas davantage de
consommateurs.
Enfin, à la caisse, Mme Angèle,
comme Nine l’appelait, c’est-à-dire la femme du patron, la nièce de l’Amiral.
— Il est possible de boire un
verre, dans cette maison ? Ce fut M. Jean en personne qui vint le servir.
— Un pastis ?… Je ne sais
si vous êtes amateur, mais celui-ci, c’est du vrai… À votre santé…
M. Jean s’était servi un pastis, lui
aussi, et d’autorité il trinquait avec son client inconnu.
La boisson opaline ne le rendait pas
plus gai et il soupirait en regardant sa terrasse ombragée d’un vélum orange et
entourée de lauriers-roses dans des tonneaux verts.
— Vous avez toujours autant de
monde que ça ? Plaisanta le Petit Docteur, qui éprouvait le besoin de se
venger de la chaleur et des ennuis variés que lui avait donnés Ferblantine.
— Quelquefois moins… répliqua
M. Jean du tac au tac.
Quelquefois plus aussi… Dans le
temps, du temps du vieux, c’était bon… Les autos n’allaient pas si vite et
avaient à tout bout de champ des pannes… Maintenant, elles filent à cent à
l’heure et ne se donnent plus la peine de s’arrêter…
— Il y a longtemps que vous
avez pris l’affaire ?
— Depuis mon mariage, voilà six
ans…
Dollent fronça les sourcils,
intéressé par le regard que son interlocuteur venait de lancer, de loin, à la
jeune femme qu’on apercevait à la caisse.
« Tiens ! Tiens !
pensa-t-il. Voilà un monsieur qui n’a pas l’air très heureux en ménage. »
— En somme, fit-il à voix
haute, vous regrettez de vous être installé ici…
— Je regrette sans regretter…
Sans ces ennuis que nous avons depuis une semaine… Vous n’avez pas lu, dans les
journaux ?
— Non.
— Le vieux, qui vivait avec
nous, a disparu… Je suis allé avertir la police… Vous me croirez si vous
voulez, mais ils ne m’ont pas pris au sérieux et c’est à peine s’ils ont fait
un semblant d’enquête.
« — Monsieur Jean, m’a
déclaré comme ça le commissaire, il disparaît chaque année, d’après les
statistiques, trente mille personnes en France. On finit un beau jour par les
retrouver… Tout au moins les neuf dixièmes… Vous pensez que si la police devait
s’occuper de ces trente mille personnes qui ne se trouvent pas bien là où elles
sont et qui s’en vont sans crier gare…
— Votre oncle n’était pas
heureux ici ?
— Comme un coq en pâte,
monsieur !
Pourquoi disait-il cela avec cet
accent lugubre ?
— Contrairement à ce qu’on
pourrait insinuer – il y a toujours des voisins
malintentionnés ! – c’est lui qui avait réussi la bonne affaire… Car,
quand sa nièce m’a épousé, M. Fignol, que tout le monde appelait l’Amiral,
était quasiment ruiné… Seulement, ça, les gens ne le savaient pas… Il avait
risqué de drôles de placements, qui devaient lui rapporter trente du cent et
qui lui ont mangé tous ses sous… Le fonds de commerce était hypothéqué… Je l’ai
repris et je me suis engagé à garder le vieux et à le nourrir jusqu’à sa mort…
je lui donnais même un peu d’argent de poche pour ses cigarettes et ses parties
de cartes…
— Il n’avait aucun argent
personnel ?
— Vous croyez que pour un homme
de son âge, qui n’a plus de passions, ce n’est pas assez de vingt francs par
semaine ? Encore un petit pastis ?… C’est ma tournée… Enfin !…
Maintenant, il a disparu et le malheur c’est qu’il y a la suite…
— Quelle suite ?
— Vous n’êtes pas du pays,
n’est-ce pas ? Sinon, vous sauriez… Deux fois, en moins d’une semaine,
l’hôtel a été cambriolé… Et qu’on ne me parle pas de la bande des Marseillais
qui, paraît-il, écume la région… Comment les Marseillais auraient-ils aussi
bien connu la maison ?… Au point qu’ils ont pu entrer, aller et venir,
ouvrir les portes et les armoires sans qu’on les entende…
— Ils ont emporté
beaucoup ?
— Tous les effets de mon oncle…
Des vieux complets, des valises usées et qui ne valaient plus quatre sous, une
serviette dans laquelle il gardait sa correspondance, qu’est-ce que je sais
encore…
— Et la seconde fois ?
— C’est la seconde fois… La
première, ils n’ont rien emporté… Ils s’étaient contentés de fouiller la
chambre… Du coup, je croyais que la police allait enfin prendre l’affaire au
sérieux… Eh bien ! Non ! Au contraire !
« — Vous voyez, m’a-t-on
répondu, que votre oncle n’est pas mort, puisqu’il est revenu chercher ses
affaires…
« Remarquez que l’Amiral, avec
ses quatre-vingt-dix kilos, ne pouvait pas monter les escaliers sans faire
craquer toutes les marches ! Remarquez aussi que, d’après ce que j’ai vu,
le ou les cambrioleurs sont entrés par une fenêtre du premier étage en grimpant
le long d’une treille…
« Alors, je prétends, moi,
monsieur – et j’ignore qui vous êtes – que si c’est pour avoir une
police aussi fainéante que nous payons autant d’impôts, ce n’est plus la peine
d’être contribuable français et… À votre santé…
« J’affirme, monsieur, que
l’Amiral a été assassiné, parce que, s’il était vivant, on finirait par le
retrouver, d’autant plus que la rue Jules-Ferry n’est pas longue et qu’on
connaît tous ceux qui l’habitent…
— Il n’aurait pas pu être
emmené en auto ?
— En auto ! s’écria
l’autre avec pitié. Vous croyez, vous – mais vous êtes peut-être de
Paris ? – qu’il passe toute la journée des autos dans la rue Jules-Ferry ?…
À part le boulanger le matin, et l’agent d’assurances qui habite au 32, et qui
a sa voiture… Non, monsieur !… Aucune auto n’est passée ce soir-là…
— Jean ! appela une voix
féminine.
Le Petit Docteur se tourna vers la
caisse et vit Angèle, la femme du patron, qui manifestait une véritable
terreur. Près d’elle, un gamin à l’air éveillé attendait.
— Vous permettez ? Encore
ma femme ! Elle ne peut jamais, se passer de moi. Si elle pouvait
m’attacher avec une chaîne…
Il se dirigea vers la caisse sans
enthousiasme. Le couple parla bas. M. Jean saisit une enveloppe qu’on lui
tendait.
— Ça, par exemple !… Eh
bien !… Qu’est-ce qui tu attends pour donner vingt sous à ce gamin afin
qu’il s’en aille ?
Sans plus s’occuper de sa femme, il
revint vers le Petit Docteur.
— Des manigances… gronda-t-il.
Voilà maintenant que mon oncle serait censé m’écrire… Le plus fort, c’est que
c’est bien son écriture…
Chers Jean et Angèle,
Ne vous inquiétez pas de moi. Je
suis allé à la campagne. Je reviendrai dans quelques jours.
Marius Fignol.
— C’est le gamin qui a apporté
cette lettre ?
— Oui. C’est le fils du
facteur. En triant le courrier, celui-ci a reconnu l’écriture de l’Amiral et a
envoyé son gosse tout de suite pour gagner du temps…
— Que dit le cachet de la
poste ?
— La lettre a été mise à la
boîte ici même, du bureau du mail…
Depuis un certain temps, le Petit
Docteur observait M. Jean avec insistance, puis regardait vers la caisse. Mais
ce n’était pas Angèle qu’il observait ainsi. C’était un encrier où l’on voyait des
bavures d’encre violette.
— Dites donc… lança-t-il en
tirant à son tour une lettre de sa poche.
— Quoi ?
— Pourquoi m’avez-vous fait
venir ici ?
— Moi ?
— Oui, vous… Avouez que c’est
vous qui m’avez adressé ce billet et que, si vous m’avez raconté tout ce que
vous m’avez raconté, c’est que vous saviez parfaitement qui je suis…
L’hôtelier hésitait encore. Il avait
rougi. Il saisissait son verre d’une main tremblante.
— Je ne comprends pas ce que
vous voulez dire…
— Lisez !… Voulez-vous me
montrer un spécimen de votre écriture ?… Tenez-vous à ce que je fasse
intervenir un expert ?…
— Non… Ce n’est pas la peine…
Je vous demande pardon, docteur… J’avais envie que vous vous occupiez de cette
affaire, car j’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai pensé que, si je vous
racontais les choses telles qu’elles sont, vous n’accepteriez pas…
Il détourna la tête, avoua :
— Je me suis dit aussi qu’un
homme célèbre comme vous me réclamerait des ors et des ors… Je ne suis pas
riche… Alors…
— Alors, vous avez trouvé le
moyen d’obtenir gratuitement ma collaboration…
— Évidemment, je ne vous
compterai ni la chambre, ni les repas… Ni même les petits verres !… Vous
pourrez boire tant que vous voudrez… Et, si vous retrouvez mon pauvre oncle, je
trouverai bien un ou deux billets de mille…
Bon ! Un avare ! C’était
net ! Non seulement un avare, mais un avare assez astucieux, assez
compliqué pour trouver la combine de la lettre anonyme.
— Vous restez, n’est-ce
pas ?… Je m’excuse d’avoir fait ça… J’étais affolé…
— Vous permettez que j’échange
quelques mots avec votre femme ?
Il y eut comme un nuage dans les
prunelles de M. Jean.
II
D’un
ménage où l’accord ne semble pas être parfait et des petits larcins de l’Amiral
— Je préférerais que vous me
laissiez seul avec elle, monsieur Jean… Je suppose qu’à cette heure vous avez
du travail à la cuisine…
Le Petit Docteur s’était accoudé à
la caisse et regardait de très près Angèle, qui paraissait toute jeunette, mais
qui ne respirait pas davantage la gaieté que le patron.
— Cette lettre est bien de
l’écriture de votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui…
Elle était effrayée. Elle essayait
de comprendre.
— Il m’a attiré ici par ce
moyen pour m’occuper de votre oncle… Cela vous surprend ?…
— Je… je ne sais pas…
— Je suppose que vous vous
entendiez bien tous les trois ?
Il savait déjà le contraire. Il n’y
avait qu’à la regarder !
— On s’entendait, oui !
soupira-t-elle.
— Sauf quand on se disputait…
— Ils se disputaient
quelquefois…
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que mon oncle
n’aimait pas les Lyonnais et qu’il prétendait que mon mari parlait
« pointu », ce qui, dans le Midi, est mauvais pour la clientèle… Mais
ce n’est pas la faute de Jean s’il n’a pas l’accent !… Puis la brandade,
où mon mari ne mettait pas assez d’ail… Puis des tas de petits détails…
— Votre mari, de son côté,
devait reprocher à l’Amiral de lui coûter trop cher… C’est bien cela ?
— Peut-être un peu…
— Il y a eu entre eux des
scènes violentes ?
— Pas violentes… Des scènes…
Surtout à cause de la caisse. Elle se retourna pour s’assurer que Jean n’était
pas à écouter par l’entrebâillement de la porte de la cuisine.
— C’est d’abord moi qui ai pris
l’algarade… En semaine, il ne vient presque personne, mais le dimanche il nous
arrive de servir vingt et trente couverts… Cela fait de l’argent qui rentre…
— Il en manquait souvent ?
— Comment le savez-vous ?…
Il en manquait presque tous les dimanches, et toujours c’était un billet de
cent francs… D’abord, mon mari, qui est terriblement jaloux a cru que je
prenais cet argent pour le passer à un amant… Moi qui ne quitte pour ainsi dire
jamais la maison !… Même si je le voulais, peuchère…
Un profond soupir ! Décidément,
le ménage n’était pas heureux ! Peut-être la petite Mme Angèle
n’aurait-elle pas été fâchée de se consoler avec un beau gars de son pays.
— Un soir, il a surpris mon
oncle qui glissait la main dans le tiroir…
— J’imagine la scène !
— Mon pauvre oncle n’osait rien
répondre ! Lui que tout le monde respecte dans la ville, il était honteux
comme un enfant pris en faute et il ne disait rien…
— Vous ne savez pas ce qu’il
faisait de cet argent ?… Je vais vous poser une question délicate… Est-ce
que l’Amiral était encore assez vert pour courir après des jeunesses ?
Vous me comprenez ?…
— Oh ! Non… Il y a
longtemps que cela lui a passé… Manger, boire, jouer à la manille et regarder
la partie de boules, oui… Mais pour le reste…
— La lettre que vous venez de
recevoir est bien de son écriture ?… Vous êtes certaine que celle-ci n’a
pas été imitée ?…
— On n’aurait pas pu l’imiter
aussi bien…
À cet instant, Nine, la petite
bonne, mit en marche l’appareil de TSF, à l’aide duquel on espérait sans doute
attirer les clients. Mais Angèle fronça les sourcils. L’appareil, en effet,
n’émettait que des sons cacophoniques et des sifflements.
— Nine ! Je vous ai déjà
dit de ne pas faire marcher la radio tant que l’appareil ne sera pas réparé…
L’électricien n’est pas encore venu ?…
Elle soupira, lasse, et dans cette
maison chacun semblait accablé de lassitude !
— Voilà quinze jours que
l’électricien doit venir réparer le poste et on ne l’a pas encore vu… Par
contre, il est tous les après-midi à jouer aux boules sur le mail… Nine !
Voyez terrasse…
Un couple en tandem venait de
s’asseoir à la terrasse et la femme avait pris un coup de soleil qui donnait à
son visage un teint ardent de tomate mûre.
— Deux limonades, deux !
— Dites-moi, madame… Depuis la
disparition de l’Amiral, il n’y a plus eu de trous dans la caisse ?
— Non… Pas depuis…
— Votre oncle n’avait pas
d’amis dans la rue ?
— À part un, M. Béfigue, le
pharmacien… Mais il y a déjà trois semaines qu’il est dans une clinique de
Marseille à la suite d’un accident d’auto…
— L’Amiral n’avait donc aucune
raison d’entrer dans une maison de la rue Jules-Ferry ?
— Sauf le bureau de tabac… Il
ne faisait qu’entrer et sortir… Il savait qu’on l’attendait sur le mail… Vers
cinq heures et demie, il y a tous les jours la grande partie, celle des
champions… Et c’était mon oncle qui arbitrait… Il était secrétaire de la
Société bouliste des joyeux garçons…
Elle regardait toujours autour d’elle
avec inquiétude. Son mari, las d’attendre, émergeait de la cuisine surchauffée
et s’épongeait le visage avec une serviette.
— Elle vous a appris des choses
intéressantes ? Savez-vous ce qui me déroute le plus ? J’y pense
depuis que je suis à mon fourneau. À propos, ce soir, vous aurez une alose
farcie… Ce qui me déroute le plus, c’est cette lettre… On dirait que l’assassin
vous a vu arriver, ou qu’il a su que vous viendriez, et qu’il a essayé de vous
faire repartir… Si mon oncle était vraiment à la campagne – où il n’allait
jamais ! – comment la lettre, qui a été postée aujourd’hui,
aurait-elle été mise dans la boîte du mail… Hein ?… Répondez à cela,
vous !
Il se retourna vivement. Quelqu’un
entrait, s’asseyait près d’un ventilateur, à une place qu’on devinait être la
sienne.
— Ah ! Vous voilà, vous,
commissaire ?… Vous allez encore prétendre que je me fais des idées,
n’est-ce pas ?… Le commissaire portait un complet d’alpaga, un chapeau de
paille, et fumait une longue pipe au mince tuyau.
— Je n’ai encore rien dit… Et
d’abord je voudrais boire un pastis bien frais… Pas du pastis du rayon,
hein !… De l’autre, celui qui est en dessous du comptoir…
Autrement dit, le pastis interdit
par la loi.
— C’est vrai que vous avez reçu
une lettre de l’Amiral.
— Comment le savez-vous ?
— N’est-ce pas notre métier de
tout savoir ?… Même des choses que les autres ignorent encore… Par
exemple, qu’on a retrouvé les effets et les valises de l’Amiral dans la
rivière…
Angèle sursauta.
— Mon oncle est noyé ?
— Je n’ai pas parlé de votre
oncle, mais des valises et des vêtements qui ont disparu de sa chambre quelques
jours après lui…
— Et les vêtements qu’il
portait ?
— On ne les a pas encore
retrouvés… répliqua cyniquement le commissaire de police. Sans doute qu’il les
a toujours sur lui… Seulement, je vous préviens… Dans deux ans, je dois prendre
ma retraite… Eh bien ! Celui qui se moquera de moi n’est pas encore né…
Une menace ? On pouvait le
croire. À qui s’adressait-elle ? C’est ce que le Petit Docteur s’efforça
de deviner, mais il n’y parvint pas.
— Je ne vois pas pourquoi on se
moquerait de vous ! soupira M. Jean.
Alors Dollent préféra aller prendre
l’air, surtout que l’horloge marquait cinq heures, l’heure à laquelle, une
semaine plus tôt, l’Amiral avait quitté la maison.
Le trottoir qu’il suivait était en
plein soleil. Il regarda un instant l’énorme gibus rouge suspendu dans les airs
et qui servait d’enseigne au chapelier, et il aperçut dans la boutique un petit
monsieur à barbiche à qui rien de ce qui se passait dehors ne pouvait échapper.
Puis trois maisons particulières.
Puis l’étroite vitrine de la mercerie où l’on vendait du tabac et des journaux.
Il entra.
— Un paquet de Gitanes…
Par contraste avec le dehors, il
faisait sombre comme dans une cave. Un jeune homme tendit le bras et attrapa un
paquet jaune. Autour de lui, c’était le décor traditionnel : des journaux
illustrés, des quotidiens rangés sur des fils de fer, des boîtes avec du coton
à broder, des pelotes de laine, le comptoir grillagé avec le tabac, les timbres,
les dixièmes de la Loterie nationale et, dans un coin, des sucettes en sucre et
d’autres bonbons pas chers pour les enfants.
— Il vous revient encore trente
centimes…
Le jeune homme fouillait dans le
tiroir, posait la monnaie sur le comptoir…
Cinq maisons plus loin, une plaque
de cuivre : Assurances. Puis, à côté, le panonceau d’un huissier.
À croire que tout le monde dormait
dans cette rue !
Une devanture noire, un bocal vert à
droite, un jaune à gauche et une porte au milieu : la Pharmacie Béfigue,
spécialité d’ordonnances.
Elle était ouverte malgré l’accident
de M. Béfigue, qui était toujours à Marseille. Et il en sortait des bouffées de
musique émanant d’un appareil de TSF.
Sur le seuil, un jeune homme d’une
vingtaine d’années, aux lunettes cerclées d’écaille, semblait tout fier de la
blouse blanche qui lui donnait vaguement l’air d’un médecin dans une clinique.
Pas un recoin dans la rue. Pas une
palissade, pas un terrain vague. Des maisons encore, l’échoppe d’un cordonnier
qu’on voyait tirer son alène, une épicerie qui vendait aussi des légumes.
Enfin, à cent mètres du mail où,
dans le bleu de l’ombre, tranchaient les chemises blanches des joueurs de
boules, un bâtiment un peu plus important : Distillerie provençale…
Cinq minutes plus tard, le Petit
Docteur, fumant cigarette sur cigarette, semblait suivre avec une attention
soutenue la partie de boules à laquelle il ne comprenait rien.
Le mercredi précédent, l’Amiral
n’était pas arrivé jusque-là ! La rue Jules-Ferry n’était pas longue, et
pourtant il n’en avait pas atteint le bas !
Pas un endroit où se cacher !
Impossible de passer inaperçu, surtout pour un homme connu de toute la ville.
Et, malgré tout…
Avec ses parties de lumière
éclatante et ses parties d’ombre presque violette, avec le tronc clair des platanes
et le léger frémissement des feuilles, l’éclat des chemises et cette sorte de
vie au ralenti qu’impose la chaleur, la petite ville, vue d’où il était,
apparaissait comme un décor de Carmen.
III
Où,
parmi tant d’amoureux, le Petit Docteur commence à se sentir bien
seul, mais où on ne tarde pas à l’accabler de
confidences
La fenêtre donnait sur la cour.
Celle-ci était claire et gaie, avec des fleurs vives dans des pots, et depuis
les premières roseurs de l’aurore on entendait chanter les oiseaux dans un
tilleul qu’on apercevait derrière la maison.
Ce n’était pas à la nature, ce
matin-là, que s’intéressait le Petit Docteur. Un autre spectacle l’avait
alléché. Comme il sortait du lit, une fenêtre s’était ouverte, à peu près en
face de la sienne, découvrant une chambre en désordre, un lit défait,
découvrant surtout Nine, la petite bonne, qui vaquait à sa toilette.
À peu près vers le même moment, M.
Jean descendait dans la cour, en négligé du matin, les pieds nus dans des
savates : il jetait quelques poignées de grains aux poules et aux
tourterelles, restait là, les mains dans les poches, et semblait attendre
quelque chose…
Ce quelque chose, c’était Nine qui
descendait à son tour. On l’entendait moudre du café, tisonner le feu, puis on
la voyait traverser vivement la cour, un broc à la main, et pénétrer dans une
sorte de remise.
L’instant d’après, M. Jean, comme
s’il n’avait rien de mieux à faire, se glissait lui aussi dans la remise.
Le Petit Docteur sourit et resta à
son poste d’observation. Nine sortit la première, ébouriffée, son broc était
plein de vin blanc, et son teint plus animé que d’habitude. Quant à l’hôtelier,
il resta encore quelques minutes et, pour se donner une contenance, il sortit
avec quelques bûches dans les bras.
Pendant ce temps, dans une autre
chambre, Angèle s’habillait, mais le Petit Docteur la distinguait mal, car elle
n’avait pas ouvert sa fenêtre.
Des pas dans l’escalier… On frappa à
sa porte…
— Entrez…
C’était Nine, portant un plateau
avec le petit déjeuner.
— Je n’ai pas appelé… protesta-t-il.
Comment savez-vous que je suis levé ?…
Elle sourit, malicieuse.
— Je vous ai aperçu derrière
vos rideaux… Alors, j’ai pensé que c’était le meilleur moment pour vous parler
sans que la patronne nous écoute…
Drôle de fille, vive, effrontée, qui
avait encore les cheveux en désordre et qui répandait comme un parfum d’amour.
Sous son tablier de toile, on la sentait à peine vêtue, peut-être pas du tout,
et le Petit Docteur détourna la tête en soupirant.
— Quel âge avez-vous ?
Questionna-t-il en mettant du sucre dans son café.
— Dix-huit ans… Mais ce n’est
pas de moi qu’il s’agit… C’est de la garce…
— Hein ?
— Celle qui est en face, en
train de s’habiller… Tenez, d’ici, je la vois qui colle de la poudre sur son
museau de belette… Je tenais à vous mettre en garde, parce que, avec ses airs
de sainte Nitouche, elle est capable de vous entortiller… À la voir, toujours
calme et comme résignée, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession…
N’empêche qu’avant de se marier, c’était déjà une coureuse de la pire espèce,
et que tout lui était bon, y compris les hommes mariés.
Il était difficile de ne pas sourire
en évoquant la scène de la remise à laquelle le Petit Docteur venait presque
d’assister !
— Je crois que c’est pour ça
que son oncle a tout de suite donné son accord au mariage… Il avait peur, le
pauvre, qu’un jour ou l’autre ce soit trop tard… Vous comprenez ?… Avec
ça, elle est fausse comme un jeton… Vous l’avez vue… L’année dernière, c’était
avec le charcutier de la rue Haute… Cette année, c’est avec l’aide-pharmacien…
— Celui de la Pharmacie
Béfigue ?
— Celui-là, oui, un mauvais
sujet, Tony, comme on l’appelle, qui fait les quatre cents coups avec Polyte du
bureau de tabac… Eh bien ! Elle, une femme mariée, qui est à la tête d’un
établissement comme celui-ci, elle n’a pas honte de courir après Tony… Car
c’est elle qui court après !… Pour un oui, pour un non, elle file à la
pharmacie chercher un cachet ou des pastilles contre le mal de gorge…
— Son mari le sait ?
— Bien sûr, qu’il le sait…
C’est pour ça qu’ils font chambre à part… Si ce n’était pas le commerce, il y a
longtemps qu’ils auraient divorcé…
— Et que vous seriez la femme
du patron, n’est-ce pas ?
Elle ne sourcilla pas. Un instant,
elle se demanda seulement pourquoi il était aussi catégorique. Mais elle
regarda par la fenêtre, aperçut la porte encore entrouverte de la remise et
sourit.
— Vous nous avez vus ?… Il
n’y a pas de mal à ça !… Du moment que c’est elle qui a commencé… Je vais
vous dire mieux… Je suis sûre qu’il n’y avait pas que le vieil Amiral à prendre
de l’argent dans la caisse… Il en prenait, c’est sûr… Je l’ai vu plusieurs
fois, moi aussi… Mais qu’est-ce que la patronne doit en chiper, elle, pour
payer des cravates et des souliers en daim blanc à son gigolo !…
Voyez-vous, si ce n’était pas que l’Amiral n’avait plus aucune fortune, je ne
serais pas éloignée de croire…
— Que c’est la patronne et son
aide-pharmacien qui l’ont fait disparaître ?
— Chut… La voilà qui descend…
Il faut que je descende aussi… Quant à ce que je vous ai raconté, vous en ferez
ce que vous voudrez…
Et le Petit Docteur resta seul, dans
un rayon de soleil, devant son café au lait.
Ainsi, M. Jean était l’amant de Nine
et semblait désireux de l’épouser !
Angèle était la maîtresse de
l’aide-pharmacien, après l’avoir été d’une foule de gens. Entrevoyait-elle,
elle aussi, la perspective d’un mariage ?
Quel était, dans cet imbroglio, le
rôle de l’Amiral disparu ? Quel intérêt un des deux couples pouvait-il
avoir à sa mort ?
Il n’avait plus aucune fortune et il
en était réduit, comme un jeune homme mal élevé, à chiper des billets de cent
francs dans la caisse ! Le restaurant n’était plus à lui, ni la maison.
Il n’avait aucune autorité non plus
et on semblait le traiter comme un pensionnaire encombrant.
M. Jean était-il avare au point de
l’avoir fait disparaître pour ne pas continuer à le nourrir pendant quelques
années encore et pour économiser les vingt francs d’argent de poche qu’il lui
octroyait chaque semaine ?
C’était ce qui plaisait tant au
Petit Docteur : vingt-quatre heures auparavant, il ne connaissait rien de
cette maison et voilà qu’elle se mettait à vivre devant lui, qu’il était là à
en scruter les moindres recoins, à en deviner les intrigues et jusqu’aux plus
petits secrets de chacun.
La veille au soir, dans un bistrot,
près du mail, après la partie de boules, le marchand de poissons, avec qui
Dollent avait lié connaissance en lui offrant l’apéritif, lui avait
déclaré :
— Ce M. Jean, ce n’est rien de
bien… Ce n’est même pas quelqu’un d’ici !
Dans sa bouche, cela équivalait
presque à une condamnation !
Son déjeuner terminé, il descendit
et trouva le patron qui mettait la salle du café en ordre. Il n’était pas plus
gai que la veille. Il travaillait sans entrain, comme un homme qui a une peine
secrète.
— Vous n’avez pas reçu la
visite des cambrioleurs, cette nuit ?
M. Jean s’assura que sa femme
n’était pas à portée de sa voix.
— Qu’est-ce que la petite vous
a raconté ? Questionna-t-il alors. Il ne faut pas faire trop attention à
ce qu’elle dit… C’est jeune, vous comprenez ?… Cela se figure des choses…
Il observait le visage du Petit
Docteur qui refrénait son envie de sourire.
— N’empêche que vous n’êtes pas
trop mal avec elle, hein ?
— Si c’est de ça que vous
voulez parler… Vous savez ce que c’est… Ça ne tire pas à conséquence…
— Et les relations de votre
femme avec l’aide-pharmacien ?
— Je me doutais qu’elle
viderait son sac… Je ne prétends pas que ce soit faux… N’empêche qu’il n’y a
pas de preuve… Elle le voit volontiers… Cela n’a aucun rapport avec la
disparition de l’oncle… Tenez !… Regardez ce qu’ils ont fait…
Et il montra au Petit Docteur un
journal local où la photographie de Dollent s’étalait sur deux colonnes en
première page. La photo avait été prise la veille, tandis qu’il assistait à la
partie de boules.
Un célèbre détective à la recherche
de l’Amiral.
— Remarquez, insistait M. Jean,
que je ne leur ai parlé de rien… Ici, c’est inouï comme les nouvelles sont
connues de tout le monde… Et pendant ce temps-là notre pauvre oncle… Entre
nous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?… Est-il mort ou n’est-il pas
mort ?
Dollent se retourna et vit Angèle
qui était entrée sans bruit et qui les écoutait.
— Je vous répondrai ce soir…
dit-il. Il faut que j’aille acheter des cigarettes et que je passe à la
pharmacie prendre un cachet… J’ai la migraine…
— Moi, annonça M. Jean, je vais
faire mon marché… Que diriez-vous, ce midi, d’un bon aïoli ?
— Docteur !…
Il allait sortir, ainsi qu’il
l’avait annoncé, mais c’était Angèle, cette fois, qui le rappelait. Son mari
était parti. On apercevait, dans la cuisine, Nine qui lavait les carreaux.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont
dit ?
— Rien… Ils m’ont parlé de
choses et d’autres…
— De moi, n’est-ce pas ?…
Ils me détestent tous les deux… Au point que je me demande quelquefois si ce
n’est pas moi qu’ils auraient voulu faire disparaître…
Décidément, si cette maison était à
certaines heures la maison de l’amour, c’était aussi la maison de la haine.
— Mon mari ne m’a épousée que
parce qu’il a cru mon oncle plus riche qu’il n’était… Quand il a compris qu’en
dehors du restaurant il n’y avait pas d’argent, il a été furieux et c’est tout
juste s’il n’a pas prétendu qu’on l’avait trompé… Quant à cette fille, il y a
longtemps qu’il tourne autour de ses jupes.
Elle hésita, lui jeta un regard en
dessous.
— Je parie qu’ils vous ont
parlé de Tony ?… S’ils ont dit qu’il y avait quelque chose entre nous, ils
ont menti… Tony est un brave garçon qui m’aime… Mais, tant que je serai mariée,
il est trop respectueux pour seulement m’embrasser… D’ailleurs, les deux autres
seraient trop contents ! Cela leur donnerait l’occasion de demander le
divorce à mes torts et je serais mise à la porte sans un sou…
Ouf !… Le Petit Docteur
commençait à en avoir assez de cette charmante famille et des petites
combinaisons plus ou moins malpropres qui semblaient faire partie intégrante du
train de maison.
— Pensez qu’ils avaient tout
intérêt à se débarrasser de moi, docteur… Mon oncle les gênait peut-être…
De grâce ! Il avait besoin
d’air et de soleil, de se retremper dans la vraie vie ! Il sortit. Tout de
suite, il fut enveloppé de la tiède atmosphère du matin et des bruits
familiers, rassurants, d’une petite ville.
Sa première visite fut pour le
bureau de tabac et il y trouva, derrière le comptoir, Polyte qui n’avait pas
encore fait sa toilette. Il avait le teint brouillé, les yeux cernés d’un
garçon qui ne se couche pas de bonne heure et à qui les excès sont familiers.
— Alors, il paraît que c’est
vous qui allez retrouver le vieux ? lança-t-il non sans ironie en
désignant le journal du matin.
— J’essaie… répondit
modestement le Petit Docteur. Vous le connaissiez bien, n’est-ce pas ?
Puisqu’il venait ici chaque jour…
— C’est moi qui n’y étais pas
tous les jours… Si vous croyez que c’est un métier pour un homme de vendre des
timbres, dix sous de tabac à priser, des rubans et des dixièmes de la Loterie…
Si ce n’était pas que ma tante est malade… Qu’est-ce que vous vouliez ?…
Des cigarettes, comme hier ?
— Des Gitanes, oui… Je suppose
que votre tante se tient dans l’arrière-boutique ?
— Elle est là-haut, dans sa
chambre… Ses jambes sont trop enflées pour qu’elle descende et monte les
escaliers…
— Elle doit s’ennuyer, toute la
journée…
— Elle lit des romans d’amour…
C’est fou ce que les vieilles filles peuvent dévorer de romans d’amour… Elle
doit se figurer que c’est elle l’héroïne…
— Vous fermez de bonne
heure ?
— À huit heures… Après, il n’y
a plus un chat dans la rue.
— Vous manquez de distractions,
le soir, dans une petite ville comme celle-ci…
— Je vais à Avignon en moto
avec un ami…
— Tony ?
— C’est cela… Il a une vieille
moto… Je me mets derrière…
— Et en route pour la grande
vie ! Plaisanta le Petit Docteur.
Il allait sortir quand il se ravisa.
— Dites donc… Avec vous, on
peut parler plus franchement qu’avec la famille… Vous ne croyez pas que
l’Amiral avait un vice ?
Polyte se gratta la tête en répétant
rêveusement :
— Un vice ?…
— Je me demande ce qu’il
pouvait faire de son argent… Car, certaines semaines, il dépensait deux cents
et même trois cents francs… Comme il ne buvait pas… Comme il n’était plus d’âge
à courir les jupons…
— C’est curieux… murmura
Polyte. Vous êtes sûr qu’il dépensait tant d’argent que ça ? Dites
donc !… Des fois qu’il aurait joué au PMU ?…
Le chapelier était sur son seuil,
juste en dessous du gibus gigantesque qui lui servait d’enseigne, il salua le
Petit Docteur avec le désir évident d’engager la conversation. Toute la ville,
désormais, le connaissait, grâce au journal qui avait publié son portrait en
première page.
— Belle journée, n’est-ce
pas ?… Tout à l’heure, cela chauffera… Ainsi, il paraît que vous allez
retrouver notre brave Amiral ?… Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre
un moment ?…
Dans certaines enquêtes, c’était
pour décider les gens à parler que le Petit Docteur avait eu le plus de mal.
Dans celle-ci, au contraire, il prévoyait le moment où il aurait toutes les
peines du monde à les faire taire. Combien de personnes allaient encore le
happer au passage tandis qu’il descendrait la rue Jules-Ferry ?
— Un petit verre de vin blanc,
docteur ?… Car vous êtes médecin, à ce qu’il paraît ?… Il y a quelque
chose que je n’aurais confié à personne d’autre qu’à vous, car ici les gens ont
tellement mauvaise langue !… L’Amiral et moi, nous étions de vieux amis…
L’hiver, quand il faisait mauvais temps, il entrait ici et nous causions, comme
nous le faisons maintenant…
« — Ils m’en veulent parce
que je n’ai plus d’argent, me disait-il une fois en parlant de qui vous
devinez. Mais ils pourraient bien, un jour ou l’autre, avoir une surprise…
Alors, on fera des mamours au vieil oncle au lieu de regarder ce qu’il met dans
son assiette ou ce qu’il verse dans son verre…
« Voilà ce qu’il m’a dit,
docteur… J’ai pensé qu’il attendait peut-être un héritage ?… Ou qu’il
avait des intérêts aux colonies, dont il parlait toujours ?…
À cet instant, le Petit Docteur vit
Polyte qui passait, en tenue négligée du matin, les cheveux non peignés. Il se
pencha pour savoir où il allait et le jeune fils de la mercière pénétra en coup
de vent dans la pharmacie.
Dollent écouta encore les
confidences du chapelier, puis il continua de descendre la rue, croisant Polyte
qui rentrait chez lui et qui lui lança un bonjour familier.
Le Petit Docteur, comme l’autre
l’avait fait, entra dans l’officine de M. Béfigue, où l’aide-pharmacien
semblait l’attendre.
— Qu’est-ce que vous pensez de
tout ça, docteur ? N’est-ce pas malheureux que, dans une petite ville
comme la nôtre, on ne puisse pas vivre tranquille ?
Il avait, tout comme Polyte, un
teint de papier mâché, ce qui n’était pas étonnant s’ils avaient tous les deux
l’habitude de passer une partie de la nuit à Avignon.
— Vous habitez dans la
maison ? Questionna le Petit Docteur.
— Non… Le soir, je ferme, et,
en l’absence de M. Béfigue, que Mme Béfigue est allée rejoindre à Marseille, la
maison reste vide… J’ai une chambre un peu plus bas, chez le cordonnier que
vous avez dû remarquer en passant…
— L’Amiral entrait souvent dans
la pharmacie ?… Il avait l’habitude de prendre des médicaments ?
— Jamais… Il se moquait, sauf
votre respect, des médecins et des marchands de purges, comme il disait… Et en
l’absence de M. Béfigue, je ne l’ai jamais vu franchir ce seuil…
Ce n’était pas la peine de se
cacher, ni de s’entourer de mystère. Il entra chez le cordonnier.
— Je sais ce que vous allez me
demander… Mon ami le commissaire m’a déjà posé la même question… Non, je ne me
souviens pas d’avoir vu passer l’Amiral mercredi dernier… La plupart du temps,
je lève la tête quand il passe sur le trottoir, parce que je sais que c’est son
heure… Cependant il m’arrive d’être trop occupé…
— La chambre de Tony est au
rez-de-chaussée ?… Est-ce qu’elle a une sortie particulière ?…
— Regardez vous-même… Vous
n’avez qu’à traverser la cuisine… C’est la pièce qui est à gauche… Il faut
passer par la boutique pour entrer et sortir…
La pièce était vide, en désordre, et
la femme du cordonnier était occupée à retourner, dans un nuage de fine
poussière, le matelas du lit.
Il fallait toujours en revenir à la
seule vérité absolue : le mercredi 25 juin, à cinq heures, l’Amiral avait
quitté la Meilleure-Brandade et s’était engagé, comme chaque jour, dans la rue
Jules-Ferry.
Le chapelier l’avait vu passer.
L’Amiral était entré au bureau de tabac et Polyte l’avait servi.
Puis le pharmacien, lui aussi, avait
vu passer l’ancien aide-cuisinier. D’en bas, les joueurs de boules avaient
d’ailleurs aperçu l’Amiral à la hauteur de la pharmacie.
C’était tout !
Or, l’Amiral, qui semblait n’avoir
pas de besoins, avait l’habitude de puiser dans la caisse !
Le Petit Docteur se doutait bien
peu, en traversant le mail les mains dans les poches, et en subissant, l’air
crâne, la curiosité de chacun, qu’une seconde disparition se préparait.
IV
Comment
la rue Jules-Ferry semble vouloir battre le record des disparitions
mystérieuses et comment le Petit Docteur, indifférent au reste
du monde, tombe en arrêt devant une
affiche officielle
— Non, môssieu ! Avait
soupiré, l’air dégoûté, le patron du bar qui prenait les paris pour le PMU… Non
seulement votre Amiral était trop fada pour jouer aux courses, mais il ne
mettait pas les pieds ici, vu que c’était un homme de la haute ville…
Une heure ! Le Petit Docteur
était maintenant assis dans la salle à manger où il n’y avait, en dehors de
lui, que quatre consommateurs, un couple avec deux enfants.
— Tiens-toi bien… Ne mange pas
avec tes doigts… Je te défends de prendre la viande de ton petit frère…
La litanie habituelle… De la
chaleur… Un aïoli pas mauvais et un vin rosé qui portait à la tête…
De temps en temps, M. Jean passait
sa tête surmontée de la toque blanche par l’entrebâillement de la porte de la
cuisine. Nine, en robe noire et tablier blanc, rappelait au docteur, quand elle
remuait en marchant son petit derrière, la scène du matin. Quant à Angèle, à la
caisse, elle avait les yeux rouges, comme si elle avait pleuré.
À quel moment cela se passa-t-il au
juste ? À vrai dire, il ne la vit pas se lever, ni sortir de la pièce. Il
regardait plus volontiers Nine et…
C’était l’heure où toutes les
persiennes, dans une ville du Midi qui se respecte, sont closes sur les rues
brûlantes, l’heure où la vapeur semble sortir du sol.
— Vous prendrez du café,
docteur ?
— Mais oui… Mais oui…
Il était même assez décidé à faire
la sieste, comme tout le monde. Il ne s’attendait pas, au moment où il sirotait
son café, à voir surgir M. Jean, qui demanda à la bonne :
— Où est Madame ?
Encore moins au remue-ménage qui
allait s’ensuivre ! Angèle, en effet, avait disparu à son tour. C’est en
vain qu’on fouilla toutes les pièces de la maison. C’est en vain qu’on chercha
dans les rues voisines.
Non seulement elle avait disparu,
mais elle n’avait rien emporté, ni un chapeau, ni son sac à main…
Le chapelier dormait déjà, sous le
figuier de sa petite cour. Le bureau de tabac était fermé, et c’est par la
fenêtre du premier que Polyte répondit.
Les volets de la pharmacie n’étaient
pas clos, mais une montre de carton indiquait sur la porte, dont le bec-de-cane
avait été retiré, que l’officine ne s’ouvrirait qu’à deux heures et demie.
Par la vitre, on voyait, dans
l’arrière-boutique, Tony qui mangeait paisiblement en lisant un journal. En
apercevant du monde, il se leva, étonné, traversa la pharmacie, entrouvrit la
porte.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vous n’avez pas vu ma
femme ? Questionna M. Jean, qui était à cran.
— Votre femme ?… Et
pourquoi aurais-je vu votre femme, moi ? J’en ai assez, à la fin,
d’entendre toujours parler de votre femme !…
On aurait pu croire que les deux
hommes allaient en venir aux mains, mais il n’en fut rien : l’un rentra
dans son antre où régnait un frais clair-obscur ; l’autre repartit vers le
mail, entraînant le Petit Docteur avec lui.
— Vous n’avez pas vu ma
femme ?…
Est-ce que quelqu’un, au restaurant,
pensait encore à servir la famille aux deux enfants ? Sans doute que non.
On abordait les gens dans la rue :
— Vous n’avez pas vu ma
femme ?…
Personne ne l’avait vue et pourtant
elle avait bel et bien disparu, tout comme son oncle l’Amiral.
— Dites, docteur, est-ce que
vous pensez que…
M. Jean se retourna, étonné de ne
voir personne près de lui, et il aperçut le Petit Docteur en arrêt devant une
vieille affiche, à la vitrine d’un bureau de tabac de la rue aux Ours.
— Je pense… commença Dollent,
le front plissé.
Et, s’énervant soudain :
— Je pense qu’il va falloir
faire vite, sacrebleu !… Votre femme… Votre femme… Montrez-moi vite le
chemin du commissariat…
Il s’agitait comme un pantin. Il ne
marchait pas : il courait. Il lui arrivait de prononcer des phrases sans
suite, à mi-voix.
— Si jamais ils l’ont trouvée…
C’est encore loin ?…
— La première rue à gauche… Je
me demande… Heureusement que le commissaire habite au-dessus… Il fera la
sieste, mais nous le réveillerons…
Il en fut comme M. Jean le
prévoyait.
— Qu’est-ce que vous
voulez ? Qu’est-ce qui vous prend d’éveiller les gens à pareille
heure ?… Ah ! C’est vous, monsieur le détective ?… Vous avez
retrouvé notre Amiral ?
— Oui…
— Hein ?… Quoi ?…
— Enfin… Je crois que nous
allons le retrouver… Mais il faut faire vite… Car je me demande s’il sera
encore vivant… Venez avec des hommes… Trois, quatre, cinq hommes… Tous les
hommes que vous pourrez…
— Je n’en ai que quatre en tout
et il y en a un en congé…
— Peu importe… Venez…
Il prit la tête de la petite troupe
en direction du Restaurant À la Meilleure-Brandade.
L’affiche officielle devant laquelle
il était tombé en arrêt annonçait :
Loterie nationale. Tranche du
Yachting
Aujourd’hui 25 juin. Tirage à 3
heures
C’était à Dieppe que le tirage avait
lieu…
— Où allons-nous ?
s’inquiéta le commissaire. Vous ne me direz pas que l’Amiral est caché chez
lui ?
Mais non ! La preuve, c’est que
le Petit Docteur passait devant le restaurant sans s’arrêter, stoppait un
instant en face du bureau de tabac :
— Laissez un homme ici… Qu’il
empêche qui que ce soit de sortir…
Et il continua à descendre la rue
Jules-Ferry.
V
Comme
quoi un homme eut la vie sauve pour avoir égaré
un bout de papier
À travers les vitres de la pharmacie
fermée, on voyait le préparateur, dans la seconde pièce, qui lisait toujours
son journal devant la table non desservie.
— Ou bien l’Amiral et sa nièce
sont là, prononça alors le Petit Docteur avec fièvre, ou je vais me couvrir de
ridicule et je fais le vœu de ne plus me livrer à la moindre enquête.
Méfiant, le commissaire frappa à la
vitre. Tony s’approcha, l’air étonné, chercha le bec-de-cane qu’il remit en
place, questionna :
— Qu’est-ce qu’il y a
encore ?
— Je voudrais jeter un coup
d’œil dans la maison… Vilain regard à M. Jean, regard qui signifiait :
« C’est encore toi qui as raconté des histoires, n’est-ce
pas ? » Mais, à voix haute, Tony disait :
— Visitez tout ce que vous
voudrez… La maison n’est pas à moi… Seulement, vous vous arrangerez avec le
patron quand il reviendra, et je pense que cela fera du pétard…
Le commissaire, consciencieux,
commençait déjà la visite des différentes pièces, cependant que Tony, l’œil
méprisant, restait dans l’officine où il faisait mine de remettre des bocaux en
place.
Le Petit Docteur eut une hésitation,
puis haussa les épaules. Il était déchiffreur d’énigmes, comme il aimait le
répéter, mais pas détective, et encore moins policier. Son métier n’était donc
pas de…
Tant pis pour le commissaire qui ne
prenait pas assez de précautions !
— Et cette porte, qu’est-ce que
c’est, à votre idée ?
Ils se trouvaient dans une cave
voûtée et ils avaient atteint une dernière porte munie d’une solide serrure.
— Je crois, intervint le Petit
Docteur, que c’est le réduit où le pharmacien enferme les produits dangereux,
comme par exemple les bonbonnes d’acide sulfurique…
— Nous n’en avons pas la clé…
Brigadier… Allez demander à l’aide-pharmacien s’il a la clé de cette pièce…
Le Petit Docteur prévoyait la suite.
L’aide-pharmacien avait déjà filé sans bruit. Du moins jusqu’à la maison du
cordonnier, car ensuite il avait mis en marche la plus bruyante des motos et il
s’était élancé sur la route nationale.
— Faites venir un serrurier,
brigadier… L’homme, on le rattrapera toujours… Mais il me semble que cela
bouge, là-dedans…
Cela bougeait, en effet, puisque,
quelques minutes plus tard, la serrure forcée, on apercevait deux êtres
humains : l’Amiral, les mains et les jambes entravées par des cordes, un
bâillon sur la bouche, mais les yeux bien vivants, et Angèle qui paraissait
évanouie.
— Vous croyez qu’elle est
morte ?
— Portez-la dans la cour…
Elle n’était ni entravée, ni
bâillonnée, mais une odeur caractéristique apprit au docteur qu’elle avait été chloroformée.
— Vous y comprenez quelque
chose, vous ?
— Oui ! fit-il simplement.
— Vous n’allez pas prétendre
que vous saviez ce que nous trouverions ici ?
— Si !
— Alors, comme ça, vous voulez
nous faire croire qu’en vingt-quatre heures, rien qu’en buvant des pastis avec
Pierre et Paul, vous avez…
— Ma foi, oui, commissaire… Je
pouvais me tromper… Je vous en ai averti… Cependant il y avait tellement de
chances pour que mon raisonnement soit juste !… Voyez-vous, ce qui m’a mis
la puce à l’oreille, pour parler vulgairement, c’est que l’appareil de TSF
était détraqué, à la Meilleure-Brandade…
C’est toujours un plaisir, certes,
de triompher, mais ce plaisir eût été d’une autre qualité si Dollent avait eu
autour de lui des personnages capables d’apprécier, des gens comme le
commissaire Lucas, par exemple !
Ils étaient tous réunis dans la
salle de café de la Meilleure-Brandade, et l’Amiral avait bu tant de petits
verres pour se remettre qu’il en était tout somnolent. Quant à Angèle, revenue
à elle depuis longtemps, elle restait pâle et évitait de regarder les gens en
face.
Polyte était là. L’agent lui avait
sauté dessus au moment où le neveu de la buraliste, entendant la moto de son
camarade, avait essayé de se précipiter dehors et de renverser te représentant
de l’autorité.
Quant à Nine, elle se tenait au
dernier rang et lançait des regards suppliants au Petit Docteur.
— Cherchez d’abord, disait
celui-ci, ce qu’un homme d’un certain âge, qui n’a plus de passions, peut se
procurer avec cent francs. Il ne joue pas ! Il ne boit pas ! Il ne
s’intéresse plus à ce qu’on appelle le beau sexe. Cependant, il éprouve le
besoin de prendre régulièrement des billets de cent francs dans la caisse…
« Remarquez que cet homme s’est
ruiné en faisant des placements audacieux…
« Remarquez aussi qu’il annonce
à son ami le chapelier qu’un jour ou l’autre il pourrait être à nouveau riche…
« La réponse est simple :
l’Amiral, sachant qu’il ne ferait jamais sa fortune autrement, achetait
régulièrement, à l’insu de son neveu et de sa nièce, des billets de la Loterie
nationale…
« Il les achetait au bureau de
tabac voisin, en même temps que ses cigarettes, et il les cachait Dieu sait où…
Pourquoi Nine se mit-elle à lui
adresser des signes impérieux ? Et qu’est-ce que ces signes voulaient
dire ?
Il poursuivit :
— Or, ce mercredi-là, jour du
tirage, la radio ne fonctionnait pas dans le restaurant…
« Au surplus, depuis quelques
semaines, ce n’était pas la vieille mercière buraliste qui servait au comptoir,
mais son mauvais sujet de neveu, qui n’a jamais rien fait de propre…
« C’est lui qui avait vendu le
billet à l’Amiral…
« Chez lui, la radio marchait…
« À cinq heures, il savait que
l’Amiral avait gagné un lot important… Un lot de combien, Polyte ?
— Un million ! grogna
celui-ci, à regret, en fixant ses menottes.
— Un million… L’idée de
s’emparer de ce million… L’Amiral ne sait encore rien… Il entre comme
d’habitude… Sans doute demande-t-il, sachant qu’il y a la TSF dans la
maison :
« — Je n’ai rien
gagné ?
Impossible d’agir dans cette
boutique étroite, trop proche du restaurant, sans compter que la mercière, du
premier étage, pourrait tout entendre.
« — Je ne sais pas… répond
Polyte. Je n’ai pas pu prendre le radioreportage… Mais mon ami Tony,
l’aide-pharmacien, est en train de le prendre… Si vous voulez allez lui
demander de ma part…
« Les deux jeunes gens, qui
passent ensemble la plupart de leurs nuits dans les mauvais lieux d’Avignon et
de Marseille, se sont mis d’accord…
« L’Amiral entre…
« — Par ici… J’ai la liste
dans l’arrière-boutique…
« Au moment où il se penche sur
le papier, l’Amiral est chloroformé…
« Les deux vauriens espèrent
qu’il aura le billet sur lui… Dans ce cas, son compte est bon… On le tuera… On
le fera disparaître définitivement. Ils iront toucher le million à Paris et ils
passeront la frontière avec de quoi mener la grande vie pendant un certain
temps.
« Or il se fait que le billet
n’est pas dans les poches du vieillard…
« On l’enferme dans la cave… On
le questionne… On le terrorise… Et lui refuse de révéler son secret…
« Voilà la raison des deux
cambriolages…
« Retrouver un bout de papier
qui vaut un million…
L’Amiral, à ce moment, releva la
tête et regarda son neveu avec défi. Nine, de son côté, adressa de nouveaux
signes au Petit Docteur. Mais celui-ci passa outre.
— Voilà, messieurs dames, la
lutte qui s’est déroulée pendant une semaine environ dans une cave… D’une part,
un vieillard décidé à se taire… Il devait comprendre qu’en possession du
billet, les autres n’auraient plus d’autre ressource que de le tuer…
« Puis ils se sont effrayés… Ce
sont des vauriens, certes, mais des amateurs, et les amateurs sont toujours
maladroits… Pour mettre fin à l’enquête, ils ont cru intelligent d’arracher à
leur prisonnier une lettre annonçant qu’il était à la campagne… Ils ont voulu
aussi se débarrasser des valises volées, et des vêtements enlevés dans la
chambre, en les jetant dans la rivière, qui les a rendus aussitôt…
« Des petits voyous sans
envergure…
« Et ils n’avaient toujours pas
le billet !…
Il sentit peser sur lui le regard
d’Angèle, le regard aussi de M. Jean.
— Une femme, à la suite des
conversations que nous avons eues ensemble, a tout deviné… Elle a même deviné
avant moi… Elle s’est précipitée à la pharmacie… Elle voulait empêcher un
meurtre, obliger Polyte à relâcher son oncle… Car cette femme, c’est Mme
Angèle…
« Je pourrais ajouter…
Non ! Il préféra se
taire ! Inutile d’expliquer que les gens ne sont jamais si bons ni si
mauvais qu’on le croit. Angèle était peut-être capable d’avoir un amant, mais
elle n’était pas capable de laisser tuer son oncle par cet homme !
Tony était, de son côté, capable de
lui faire la cour, mais incapable, pour ses beaux yeux, de renoncer à la
fortune.
— Il l’a chloroformée, pour
gagner du temps ! affirma le Petit Docteur en un audacieux raccourci. Et le
billet, le fameux billet valant un million, restait introuvable…
« Et nos deux mauvais sujets
allaient être obligés, pour en finir, de tuer deux personnes, sans le moindre
profit…
« Voilà, messieurs, quelle
était la situation à deux heures de l’après-midi, quand je me suis arrêté
devant une affiche annonçant le dernier tirage de la Loterie nationale…
« Des commerçants peu soigneux
l’avaient laissée à leur devanture et c’est grâce à cette négligence…
Tout le monde se tourna vers
l’Amiral, qui poussait de sourds grognements et qui finit par articuler :
— Le plus fort, c’est que je ne
puisse pas me souvenir… Un million !… Dire qu’un million va être perdu si…
Il se prenait la tête à deux mains.
— D’habitude, je cachais les
billets au-dessus de la garde-robe… Cette fois-ci… Qu’est-ce qu’il peut bien y
avoir eu cette fois-ci ?…
Nine appelait désespérément
l’attention du Petit Docteur, qui finit par se tourner vers elle. On eût dit un
écolier qui lève le doigt pour avertir son instituteur d’un petit besoin.
— Je peux monter un instant
dans ma chambre ?… demanda-t-elle.
— À condition que j’y aille
avec vous…
— Venez si vous voulez…
Ils gravirent l’escalier en silence.
Le lit n’était toujours pas fait. Sous le matelas, elle prit un livre.
— Je crois qu’il est dedans,
annonça-t-elle. J’ai vu quelque chose comme un billet de la Loterie nationale
et je n’y ai pas fait attention…
Elle se frottait à lui, était
coquette.
— Il faut que je vous fasse un
aveu… L’Amiral rapportait toujours des livres… comme dirais-je ?… des livres
assez légers… Et moi, j’en emportais parfois un dans ma chambre pour lire le
soir… Quand, tout à l’heure, vous avez parlé d’un billet de loterie, je me suis
souvenu du dernier livre que j’ai emprunté… Tenez !… Il y est toujours…
L’Amiral a dû l’y placer comme signet et l’oublier…
C’était vrai ! Le million était
là, sous forme d’un bout de papier vulgaire, mal imprimé !
L’aide-pharmacien fut arrêté par la
gendarmerie de Carcassonne et le plus curieux c’est qu’il n’eût sans doute pas
attiré l’attention s’il n’avait pas fait d’excès de vitesse avec sa moto.
L’Amiral toucha son million.
Et le Petit Docteur fut très mal vu
dans la maison où chacun s’était tant empressé, au moment du drame, de lui
faire des confidences.
M. Jean, en effet, se montrait
soudain un mari et un gendre modèle…
Sa femme lui souriait et souriait
davantage encore à son oncle…
Nine n’était plus qu’une petite
bonne qui fait son travail en conscience et, si elle retrouvait encore le
patron dans la remise, elle le faisait avec plus de mystère.
Qui est-ce qui, désormais, chiperait
des billets dans la caisse ?
Il n’y avait pas jusqu’à la mercière
qui n’eût repris sa place au comptoir, en dépit de ses jambes enflées.
Il y eut un grand banquet à la
Meilleure-Brandade pour fêter le nouveau millionnaire.
Les joueurs de boules y étaient, et
le chapelier, et toute la ville haute…
Mais personne n’insista pour retenir
le Petit Docteur, qui s’éloigna mélancoliquement avec Ferblantine. C’est tout
juste si, à regret, on lui avait dit merci.
Il connaissait trop de choses… Il
était devenu gênant…
— Vous savez… essaya
d’expliquer M. Jean. Dans des moments pareils… Quand on vit sur les nerfs… On
exagère. On parle à tort et à travers…
Dollent était déjà loin quand le
banquet eut lieu, et, après le nouveau millionnaire, ce fut le commissaire de
police qui occupa la place de second héros.
— Puisque nous avons la bonne
fortune d’avoir à la tête de la police de notre ville un homme dont le flair…
dont le sang-froid… dont la valeur professionnelle…
On ne peut pas tout exiger, les
joies intérieures et les satisfactions de la popularité !
— Pas de maladies graves ?
Se contenta de demander Jean Dollent à Anna, en reprenant possession de sa
maison de Marsilly et de sa clientèle.
— Deux accouchements de nuit…
— Tant mieux ! Je n’étais
pas là !
Il revenait tout hâlé par le soleil
de ce sacré Midi !
La sonnette d’alarme

I
Où le
sort se complaît à donner à Etienne Chaput le physique de l’emploi et où,
selon ce même Chaput, une jeune
femme se conduit d’une façon assez originale
N’est-ce pas dans cette affaire de
la sonnette d’alarme que le Petit Docteur fut le plus près du fameux
« crime parfait », cher à tous les criminologistes ?
Cette affaire, pourtant, commença
comme un gros vaudeville et, pendant tout le temps qu’Etienne Chaput parla,
sans savoir où mettre des mains courtes et molles, grasses de sueur, Jean
Dollent eut souvent de la peine à garder son sérieux.
C’était tellement le personnage du
rôle qu’il mimait !… Jamais encore le Petit Docteur n’avait eu en face de lui
un spécimen aussi réussi de ce qu’on appelle une tête de faux témoin : un
visage mou, comme les mains, comme tout le corps, à croire que, s’il
s’échauffait encore, Etienne Chaput commencerait à fondre !
Par-dessus le marché, l’homme était
fabricant de cierges !
Tout était contre lui, ses yeux
larmoyants soulignés de poches, ses mentons superposés, ses bajoues et ce
ventre mal retenu par un gilet barré d’une grosse chaîne de montre…
En somme, il résumait exactement le
bourgeois antipathique et cauteleux, avare et pudibond, lâche et vicieux tel
qu’on le représente encore dans certains théâtres de quartier.
Or, quelle était son aventure ?
Exactement aussi celle qui s’harmonisait avec son aspect : il était bel et
bien accusé de s’être livré, la nuit du 12 au 13 octobre, à des démonstrations
par trop ardentes vis-à-vis d’une voyageuse dans le rapide Paris-Marseille de
20 h 45.
— Si vous me connaissiez,
docteur, vous comprendriez combien une pareille accusation est absurde… Aucun
homme n’a une vie plus claire et plus droite que la mienne… Marié depuis
trente-deux ans, nous n’avons jamais eu la moindre discussion, ma femme et moi,
et nous occupons toujours le même appartement rue du Chemin-Vert… Le
propriétaire et les voisins vous diront que nous constituons un ménage modèle…
« Ma fabrique de cierges se
trouve rue d’Alésia, où je me rends chaque matin et chaque après-midi… Vous
devez comprendre qu’avec une clientèle comme la nôtre, une conduite exemplaire
est de rigueur…
« En effet, nous vendons en
gros à toutes les congrégations religieuses et nous fournissons la plupart des
couvents…
« C’est pour une affaire de
cierges que, ce soir-là, je me rendais à Marseille, en prévision du pèlerinage
à Notre-Dame-de-la-Garde…
J’avais pris une couchette de
seconde classe, car vous savez que les affaires ne sont pas brillantes en ce
moment… Ma femme était venue me conduire à la gare avec Boby…
— C’est votre fils ?
— Non ! Le chien…
Hélas ! Le Ciel ne nous a pas donné d’enfant, mais nous adorons les
animaux… Je vous jure, docteur, sur ce que j’ai de plus sacré au monde…
Et le Petit Docteur, facétieux,
faillit lancer : « Sur la tête de Boby ? »
Mais il se contint, car l’expression
de son interlocuteur devenait dramatique. Il s’épongeait. Il respirait
difficilement et devait avoir de l’asthme…
— Je vous jure que les choses
se sont passées comme je vais vous le dire… Avant le départ du train, j’ai
profité de ce que j’étais seul dans le compartiment pour retirer mes chaussures
et mettre mes pantoufles de feutre… Puis j’ai enlevé mon col, ma cravate, mon
veston, et j’ai endossé le veston d’intérieur en molleton que je prends
toujours avec moi quand je voyage…
Combien ce déballage devait être
appétissant !
— J’espérais rester seul dans
le compartiment, car il y avait peu de monde dans le train… Hélas ! Une
jeune personne, qui semblait depuis quelque temps chercher une place, a ouvert
la portière et m’a demandé si la couchette en face de la mienne était libre…
— Une jolie femme ?
Questionna le Petit Docteur.
— Jolie, oui… Quoique je ne m’y
connaisse pas beaucoup en beauté féminine… Des cheveux très blonds, peut-être
teints, je ne sais pas… Un manteau de fourrure…
— Des bagages ?
— Je ne me souviens pas…
Attendez… Elle avait une petite mallette claire… Oui… C’est tout. Le train est
parti presque aussitôt, et la voyageuse, elle aussi, a retiré ses chaussures,
puis son manteau et son chapeau… Elle s’est installée sur sa couchette et j’ai
tout de suite remarqué qu’elle manquait de modestie…
— Qu’entendez-vous par
modestie ?
— Qu’elle manquait de pudeur,
si vous préférez… Elle aurait fort bien pu s’étendre sans me montrer ses jambes
comme elle le faisait, et, outré, je me suis tourné vers la cloison…
— Vous vous êtes endormi
aussitôt ?
— Non… J’ai le sommeil
difficile… Il faisait très chaud dans le compartiment… Le contrôleur est passé
et a poinçonné nos billets… Avant de sortir, il a mis la lampe en veilleuse,
mais on voyait néanmoins assez clair…
— Vous étiez toujours tourné
vers la cloison ?
— Non… Je ne peux pas rester
longtemps sur le côté droit… Je fermais les yeux… Je les ouvrais… Ma voisine,
étendue sur sa couchette, fumait cigarette sur cigarette, et j’en étais
incommodé, car je ne fume pas… Elle ne semblait pas avoir envie de dormir… J’ai
remarqué qu’elle regardait souvent l’heure à sa montre-bracelet…
Le gros homme soupira, croisa et
décroisa les jambes, respira profondément, avec un petit sifflement au fond de
la gorge.
— Je ne sais pas depuis combien
de temps nous roulions… Je m’étais déjà assoupi deux ou trois fois… Ce que je
sais, c’est que j’avais les yeux ouverts… La jeune femme s’était assise sur sa
couchette et tenait les yeux fixés sur les aiguilles de sa montre… Puis, tout
d’un coup, sans même me regarder, elle s’est levée et elle a tiré de toutes ses
forces la sonnette d’alarme…
« Au premier moment, j’ai cru
que je dormais et que je rêvais… Mais le train a commencé à ralentir… Les
freins ont grincé… Des gens ont couru dans les couloirs…
« Je m’étais redressé… Je
n’avais pas encore trouvé le moyen de manifester mon étonnement par des paroles
que la porte s’ouvrait et que le contrôleur surgissait.
« — Qu’est-ce que
c’est ?… Qui a sonné ?
« — C’est moi, monsieur le
contrôleur… dit alors la jeune femme avec un sang-froid absolu. J’ai eu peur…
Figurez-vous que cet individu, profitant de mon sommeil, s’est jeté sur moi
avec des intentions non équivoques et…
Le Petit Docteur parvint à ne pas
éclater de rire. Pourtant, le fabricant de cierges, les yeux ronds, la bouche
entrouverte par l’indignation, fournissait un spectacle du plus haut comique.
— Je vous jure, docteur, que je
me suis pincé pour m’assurer que j’étais bien éveillé… Moi qui n’avais pas
quitté ma couchette !… Moi qui n’avais pas seulement adressé la parole à
cette femme… Moi qui…
« J’ai essayé de protester et
j’ai bien vu que personne ne me croyait… On me regardait avec dégoût… Étonnés
par l’arrêt du train, tous les voyageurs étaient dans les couloirs et se
bousculaient pour me contempler… J’ai cru qu’ils allaient me lyncher tant ils
me traitaient avec mépris et colère…
« Le train repartit néanmoins…
J’entendis vaguement la conversation de la femme et du chef de train.
— Où descendez-vous,
madame ?
« — À Laroche-Migennes… Je
vais chez ma sœur, qui m’attend…
« — Nous y arriverons dans
quelques minutes… Vous serez bien aimable de répéter votre déclaration au
commissaire spécial et signer votre plainte… Vous vous appelez ?
— Marthe Donville, 177, rue
Brey, à Paris…
« Le chef de train me lança un
regard où il y avait un tel mépris que je me sentis faiblir.
« — Quant à vous,
donnez-moi vos nom et adresse… Votre billet est pour Marseille ?… Une fois
là-bas, vous m’accompagnerez chez le commissaire, qui décidera de ce qu’il a à
faire…
« Voilà, docteur, l’aventure
qui m’est arrivée… J’ai tout dit, scrupuleusement… Je n’ai exagéré en rien… Je
n’avais jamais vu cette femme auparavant… Je ne la reverrai sans doute jamais,
car son adresse est fausse…
— Comment le savez-vous ?
— À Marseille, on s’est
contenté de dresser procès-verbal et on m’a laissé aller à mes affaires… J’ai
réfléchi… Je me suis mis le cerveau à la torture pour essayer de comprendre…
Alors, je me suis dit que cette femme, si ce n’était pas une folle, n’avait agi
de la sorte que pour me faire chanter…
« Je vous ai révélé, docteur,
la nature assez particulière de mon industrie, et vous comprendrez aisément
qu’un scandale de ce genre me fermerait toutes les portes… Ce serait non
seulement le déshonneur, mais la ruine… Quant à ma pauvre femme, si elle me
croyait capable d’un tel acte, je crois qu’elle en mourrait…
« J’ai donc voulu supplier
cette créature d’arrêter la procédure en retirant sa plainte… Je suis allée rue
Brey, à l’adresse qu’elle avait donnée… Or la rue Brey est une rue très courte,
derrière l’Etoile, et elle ne comporte pas de numéro 177… J’ai néanmoins
questionné toutes les concierges, pour le cas où j’aurais mal entendu le
numéro…
« J’étais prêt, s’il le
fallait, à offrir de l’argent, une assez forte somme au besoin…
« Il y a exactement dix jours
de cela, docteur… Je n’ai aucune nouvelle de ma soi-disant victime… Par contre,
j’ai été appelé au commissariat de mon quartier… On m’a posé quelques
questions…
« Quand j’ai demandé où les
choses en étaient, on m’a répondu que l’affaire suivait son cours…
« Je vis littéralement la corde
au cou. D’une minute à l’autre, je m’attends à l’inculpation officielle qui
déclenchera le scandale…
« Est-il possible, docteur,
qu’une vie d’honnêteté et de travail soit détruite parce qu’il a plu à une
toquée ou à une intrigante…
« À qui m’adresser ?… La
police croit dur comme fer à la fable de cette femme…
« J’ai pensé à vous… J’ai
profité de ce que je devais depuis longtemps venir à l’évêché de La Rochelle
pour vous rendre visite et vous supplier de m’aider…
Il suait, s’épongeait, sa gorge
sifflait. Quand il partit, ce fut avec un malaise que le Petit Docteur regarda
sa main qu’avait serrée la main moite et, molle d’Etienne Chaput.
Était-il possible d’avoir à ce point
le physique de l’emploi ? N’était-ce pas à croire qu’un habile
physionomiste avait choisi le fabricant de cierges parmi les millions de
Parisiens pour jouer, dans le rapide Paris-Marseille, la nuit du 12 au 13
décembre, le rôle équivoque qu’il avait joué ?
Avec l’hiver, les bronchites
commençaient, et les grippes, mais le Petit Docteur, qui n’avait pas fait
d’enquêtes depuis plusieurs mois, téléphona une fois de plus à son collègue
Magné pour lui confier sa clientèle.
Il aurait voulu aller prendre à
Paris le même train que M. Etienne Chaput, le rapide 19.
Mais, pour ce qu’il flairait, il
aurait besoin de sa vieille Ferblantine, dont les cinq chevaux le menèrent sans
trop de heurts à Laroche-Migennes.
Là, il apprit que Laroche-Migennes
est en quelque sorte la plaque tournante de tout le réseau du PLM et, dans les
bureaux de la traction, il s’initia à un vocabulaire nouveau pour lui.
On parlait familièrement du 19 comme
d’une personne en chair et en os, puis, quand il eut demandé où se trouvait ce
fameux 19 à 22 h 31, l’heure à laquelle l’inconnue avait tiré la
sonnette d’alarme, on lui répondit laconiquement :
— Kilomètre 139… C’est un
peu avant le passage à niveau de Cézy…
— Je vous demande pardon
d’insister… C’est l’horaire, évidemment… Mais vous êtes sûr qu’il n’y a jamais
de retard ?
— Jamais sur le secteur
Paris-Laroche… Si on prend du retard, c’est après Dijon…
Ces messieurs devaient le considérer
comme un policier, car ils furent complaisants et ils allèrent même chercher le
dossier du train 19 la nuit du 12 au 13.
— Voila… Tout était normal… Le
train suivait exactement son horaire quand, à 22 h 31, la sonnette
d’alarme s’est déclenchée… Le convoi s’est arrêté quelques secondes plus tard,
c’est-à-dire à trois cents mètres environ de l’endroit où la sonnette avait été
actionnée… C’est bien cela que vous voulez savoir ?… Au moment de l’arrêt,
la tête du 19 se trouvait à la hauteur du passage à niveau de Cézy…
Le Petit Docteur nota tout cela avec
application, comme un élève consciencieux. Puis il se dirigea vers la gare des
voyageurs et se livra à une longue enquête auprès des employés. Ce fut pour lui
une occasion de plus de constater combien les renseignements les plus simples
sont les plus difficiles à obtenir.
Il lui fallut près de deux heures
pour apprendre :
1° Que la nommée Marthe Donville
avait répété mot pour mot au commissaire spécial de la gare le récit qu’elle
avait fait dans le train au contrôleur ;
2° Qu’elle était en effet très
blonde, probablement oxygénée, et d’une élégance moyenne ;
3° Que son manteau de fourrure,
d’après le commissaire, était en lapin et ne valait guère plus de quinze cents
à deux mille francs ;
4° Qu’elle portait effectivement une
petite mallette en fibre, de couleur claire, comme on en vend dans toutes les
maisons d’articles de voyage et dans tous les bazars ;
5° Qu’elle ne paraissait pas
désireuse de porter plainte, mais que, sur l’insistance du commissaire, elle
avait signé sa déposition d’une écriture assez fruste ;
6° Qu’elle s’était ensuite dirigée
vers la sortie…
Le Petit Docteur questionna
l’employé qui, cette nuit-là, prenait les billets des voyageurs. Il avait
remarqué la jeune femme, car peu de gens descendent à Laroche-Migennes, où l’on
change plutôt de train.
— Y avait-il quelqu’un qui
l’attendait ?
— Je n’ai vu personne… Il
pleuvait à torrents… Devant la gare, il n’y avait qu’un vieux fiacre, qui
stationne chaque soir jusqu’à minuit… Mais la personne en question n’y est pas
montée… Elle ne s’est pas dirigée non plus vers l’hôtel qui est sur la place…
Elle a tourné à droite, en marchant vite, comme quelqu’un qui connaît la ville.
Personne ne l’avait revue et c’est
en vain que Dollent fit, comme un authentique inspecteur de police, le tour des
hôtels de Laroche, où aucune jeune femme n’était descendue cette nuit-là et où,
depuis quinze jours, personne ne s’était inscrit sous le nom de Marthe
Donville.
Fallait-il croire que la voyageuse
n’avait pas menti et qu’elle s’était réellement rendue chez sa sœur ?
Celle-ci, si elle était mariée, portait un autre nom et il devenait impossible
de la retrouver.
Mais pourquoi avait-elle donné une
fausse adresse à Paris ?
Le Petit Docteur en était là de ses réflexions
et il venait d’entrer dans un café pour avaler un grog, quand il
sursauta : il venait de reconnaître un des consommateurs, qui lisait un
journal.
C’était son fabricant de cierges, M.
Etienne Chaput, qui ne manifesta aucun embarras et qui vint à lui, sa molle
main tendue.
— Hier au soir, j’ai pensé que
je pourrais peut-être vous aider et, comme les affaires sont calmes en ce
moment, j’ai pris le train… Je savais que je ne manquerais pas de vous
retrouver ici… Eh bien ! Docteur, avez-vous déjà trouvé quelque
chose ?…
Il s’efforçait de sourire, ce qui
rendait son visage encore plus flasque.
II
Où le
Petit Docteur, patiemment, remonte une piste comme un nageur remonte
le courant, et où il commence à avoir l’impression qu’on se moque de lui
— Je ne veux pas vous
importuner par ma présence ! protestait Etienne Chaput… Si vous voulez, je
m’installerai ici… Vous n’aurez qu’à me faire signe quand vous aurez besoin de
moi… De mon côté, je ne m’occuperai de rien. J’ai d’ailleurs emporté mon
facturier et je vais profiter du temps que j’aurai de libre pour mettre
certains comptes à jour…
Il avait pris pension dans un hôtel
moyen, la Cloche-d’Or, et le Petit Docteur, dès huit heures du matin, s’était
mis en chasse.
Le temps était gris, humide. Les
arbres avaient déjà perdu la plupart de leurs feuilles et il y avait une boue
épaisse dans les chemins.
Aucune route ne longeant la voie du
chemin de fer, le Petit Docteur était obligé de s’engager dans des chemins de
traverse, à la recherche de son « kilomètre 139 ». Mais, avant de le
trouver, il questionna le garde-barrière de Cézy.
— Vous souvenez-vous de la nuit
où le rapide 19 s’est arrêté à hauteur de votre passage à niveau ?…
Pourriez-vous me dire si, vers le moment où le rapide s’est arrêté, il y avait
une voiture en stationnement dans les environs ?
— Il n’y avait pas de
voiture ! affirma le bonhomme sans une hésitation. La nuit, avec les
phares, on les remarque. Et je l’aurais d’autant mieux remarquée que la barrière
est restée fermée plus longtemps…
— Vous n’avez vu personne
descendre du train ?
— Vous savez, d’ici, je ne
distinguais guère que la locomotive… Un serre-freins a dû courir le long du
train pour couvrir son convoi d’un feu rouge…
Cela aurait été trop beau, bien
sûr ! Est-ce qu’il avait vraiment espéré que le garde lui
déclarerait : « En effet, il y avait une puissante auto qui attendait
près de la barrière… J’ai vu une ombre se faufiler le long du train… L’homme
est monté dans la voiture et, dès que la barrière a été ouverte, celle-ci s’est
élancée à une allure folle…»
— Le kilomètre 139 est loin
d’ici ?
— À peu près au petit bois que
vous apercevez à droite… Mais il n’est pas permis de suivre la voie, ou alors
vous devez aller à pied à travers les taillis…
C’est ce qu’il fit. Il était bien
décidé à poursuivre son enquête patiemment, à rechercher avec soin les plus
petits détails avant de se lancer dans des raisonnements prestigieux.
Laissant Ferblantine sur la route,
il s’engagea dans un sentier étroit, où les ronces mouillées l’accrochaient au
passage, et c’était autour de lui le morne décor qui borde le plus souvent les
voies de chemin de fer, poteaux télégraphiques, ballast noirci et bois pelé,
encombré de mauvaises herbes comme un terrain vague.
Il y avait au moins un quart d’heure
qu’il pataugeait de la sorte et ses souliers commençaient à prendre l’eau par
le dessus, quand le paysage changea assez brusquement. Un ruisseau d’eau vive
coulait à sa droite, et il devait être plein d’écrevisses. Des saules le
bordaient. Une prairie s’élevait en pente douce, avec des vaches noires et
blanches, le toit d’une ferme se dessinait sur le ciel nuageux.
Puis, soudain, ce fut une route, non
une route goudronnée, mais une bonne route de campagne, bien entretenue.
À travers les arbres, le Petit
Docteur eut l’impression d’apercevoir des escarpolettes et il pressa le pas,
découvrit bientôt une façade avenante, un pignon où s’étalait une réclame pour
un apéritif, des bancs peints en vert aux côtés de la porte.
Au Rendez-Vous-des-Fins-Pêcheurs,
disait une enseigne où l’on avait naïvement essayé de reproduire une truite
saumonée comme il n’y en avait certes pas dans le ruisseau.
— Quelqu’un ! appela-t-il…
Allô !… Patron !…
Il fut stupéfait de voir une
admirable fille sortir d’une arrière-salle. Elle était grande, bien faite, avec
un casque de cheveux bruns, une poitrine solidement plantée et des hanches
harmonieuses. Occupée aux soins du ménage, sans doute, elle s’essuyait les
mains à son tablier.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ma foi, je ne serais pas
fâché de boire une chopine de vin blanc.
— Au surplus, l’odeur qui règne
chez vous me paraît si agréable qu’avec votre permission je déjeunerai ici…
— Léon !… cria la femme en
se retournant. Viens un instant…
Elle ne le servait pas. Elle restait
là, hésitante, et un homme maigre, qui ne paraissait pas bien éveillé, malgré
l’heure, parut à son tour, examina l’étranger avec un certain cynisme.
— Ce monsieur voudrait déjeuner
ici…
Léon regarda la route, n’y vit pas
d’auto, questionna sans vergogne :
— Comment êtes-vous venu ?
— À pied ! répondit
tranquillement Jean Dallent. Le pays est charmant et je me promène… J’ai
demandé à Mademoiselle…
— Madame ! C’est ma
femme !
— … à Madame, donc, de me
servir un pichet de vin blanc…
— Va en tirer au tonneau !
dit l’homme à sa femme.
— Je suppose qu’à cette saison
vous n’avez pas beaucoup de clients…
Pas de réponse, mais un regard en
vrille qui ne quittait pas le visage du Petit Docteur.
— C’est un ami de Paris qui m’a
dit :
« — Puisque tu vas dans
les environs de Cézy, ne manque pas de manger au Rendez-Vous-des-Fins-Pêcheurs…
C’est la meilleure auberge de la région…
— Votre ami vous a dit
ça ? Questionna l’homme avec une ombre de sarcasme.
— Il a dû venir dîner
dernièrement… Attendez que je me souvienne… C’était… Voyons… Il y a une dizaine
de jours… Le 12 octobre, je pense…
— Alors c’est le monsieur qui a
dîné dans ce coin… fit Léon en prenant le pichet de vin des mains de sa femme.
Tu te souviens, Germaine ?… Un petit gros, n’est-ce pas ?… Avec des
culottes de golf et un teint très coloré…
— C’est cela ! approuva le
Petit Docteur. Je ne me souviens plus s’il est venu avec sa voiture ou si…
— Avec sa voiture… Une huit
cylindres grise, de marque américaine… N’est-ce pas, Germaine ?
Le Petit Docteur commença dès ce
moment à se sentir mal à l’aise. Il n’aurait pas pu définir ce qui le gênait,
mais il avait l’impression que d’étranges regards étaient échangés entre le
patron et sa femme.
En outre, les affaires aillaient
trop bien ; on lui répondait avec trop de complaisance, peut-être aussi
avec un peu trop d’exactitude.
— Je peux vous dire ce que
votre ami a mangé… D’abord du saumon froid… Il nous en restait de la veille…
Puis une omelette aux champignons… Avec cette pluie, c’est plein de champignons
dans le pays…
Pourquoi prononçait-il sur un ton
qui était presque menaçant : « C’est plein de champignons dans le
pays…»
Et pourquoi sa femme, qui devait
avoir du travail ailleurs, restait-elle là, les mains croisées sur la poitrine,
à se balancer d’une jambe à l’autre ?
— Il n’a pas couché chez
vous ?
— Non… Il attendait un ami…
— Vers quelle heure cet ami
est-il venu ?
L’homme et la femme échangèrent un
regard. Ce fut la femme qui répondit :
— Vers dix heures et demie…
peut-être onze heures…
— Il était en auto aussi ?
— Non… À pied… Il était
détrempé… Il avait froid… Il a bu coup sur coup trois verres de rhum, puis ils
sont partis ensemble en me demandant la meilleure route pour Luchon…
— Luchon, à la frontière
espagnole ?
— C’est cela… Ils se rendaient
tous les deux en Espagne, à ce que j’ai pu comprendre…
— Celui qui est venu à pied
avait-il des bagages ?
— Rien qu’une serviette, comme
les hommes d’affaires en ont toujours avec eux…
Le Petit Docteur était à cran et ses
oreilles étaient devenues cramoisies. Jamais peut-être il n’avait eu aussi
nettement l’impression qu’on se payait sa tête. Mais que pouvait-il
faire ? Il avait posé des questions. On lui avait répondu. Comment savoir
si on inventait une fable pour les besoins de la cause ou si les réponses
étaient sincères ?
— Vous venez dans la région
pour vous reposer ?
— Pour quelques jours, oui…
— Dans ce cas, si vous voulez
une chambre…
— Je ne sais pas encore… C’est
possible… À propos, en partant d’ici, est-ce que l’auto grise devait franchir
le passage à niveau de Cézy ?
— Nullement… Elle lui tournait
le dos, au contraire… Quant au déjeuner, on va faire son possible pour que vous
soyez content… Certes, vous mangerez moins bien que votre ami, car nous n’avons
plus de saumon… Que diriez-vous de quelques écrevisses à la nage, puis d’une
bonne tranche de gigot avec des haricots ?… Il reste du fromage, Germaine ?
Pendant qu’il parlait, le Petit
Docteur, qui était décidément en veine de précisions, notait :
1° Le patron de l’auberge n’a rien
d’un tenancier de bistrot des environs de la République ou de la Bastille. Il
est vrai que bon nombre de ces gentlemen se retirent à la campagne, où ils ne
dédaignent pas de devenir aubergistes ;
2° Germaine, moins encore que lui, a
le type campagnard, et on l’imagine mieux vêtue de couleurs vives, juchée sur
de hauts talons, le visage maquillé, qu’en tablier de servante ;
3° L’un comme l’autre ont donné
plusieurs fois l’impression qu’ils s’attendaient à la visite du Petit Docteur
et que les réponses à toutes ses questions étaient préparées d’avance…
Enfin, un détail qui n’était pas
sans l’effrayer quelque peu : la maison la plus proche était la ferme dont
on voyait le toit à plus de six cents mètres ; personne ne savait où était
le Petit Docteur, pas même Etienne Chaput, le fabricant de cierges. De sorte
que, s’il disparaissait…
Il eut un peu froid entre les
omoplates et il se souvint sans raison précise d’un conte qu’il avait lu étant
enfant une histoire de voyageurs qui pénètrent imprudemment dans une auberge
espagnole, laquelle auberge n’est autre qu’un repaire de brigands…
Est-ce qu’on ne venait pas de lui
parler de l’Espagne ? Le patron souriait :
— Encore un peu de vin
blanc ?… Il est du pays… Votre ami l’aimait beaucoup… Au fait, comment
s’appelait-il encore ?… Robert ?… Non !… Tu ne te souviens plus,
toi Germaine ?
C’était une invite au Petit Docteur,
qui ne se donna pas ; la peine de répondre. L’autre continuait – et
son ironie devenait flagrante :
— Un bien brave homme… Et
gourmet !… Aimant la vie !… Je me demande ce qu’il a pu devenir…
Était-ce un avertissement ?
Léon jouait-il avec son hôte au chat et à la souris ?
— Il avait promis de nous
envoyer des cartes postales… Mais peut-être, vous, avez-vous de ses
nouvelles ?… Je cherche toujours son nom… Voyons… Etienne ?…
Un bref regard, d’une acuité
extrême.
— Etienne ?… Non… Plutôt
Germain… À votre santé… Tu devrais commencer à t’occuper du déjeuner, Germaine…
Pendant ce temps, je tiendrai compagnie à Monsieur… À moins qu’il préfère faire
un petit tour pour se donner de l’appétit ?…
Qu’est-ce que cela signifiait ?
Est-ce que, après l’avoir menacé, on lui indiquait qu’il était encore temps de
partir ?
Ou bien toutes ces intentions
n’existaient-elles que dans l’esprit de Jean Dotent ?
N’arrive-t-il pas ainsi que des
apparences nous trompent, que notre imagination s’emballe à faux et que nous
prenions pour un dangereux repaire le plus simple et le plus modeste des
endroits ?
— Saignant, le gigot ?
cria Germaine, de la cuisine.
Non ! Le Petit Docteur ne
voulait pas se laisser impressionner, et pourtant il n’était pas jusqu’à ce
saignant…
Allait-il, comme une petite fille,
avoir la chair de poule ?
III
Où le
Petit Docteur joue paisiblement à la belote mais où un carré de valets
ne suffit pas à dissiper son malaise
Les écrevisses étaient parfaites, le
gigot savoureux et tendre. D’autre part, fidèle en cela à la tradition des
auberges de campagne, le patron ne quittait pas un instant son client et ne lui
laissait aucun répit. Était-ce parce qu’il était désœuvré ? Fallait-il, au
contraire, chercher un sens secret dans chacune de ses phrases ?
Chose curieuse, le Petit Docteur,
pourtant habitué à la campagne et à la solitude, n’avait jamais ressenti comme
ce jour-là l’angoisse de l’isolement. Le ciel d’un gris de plomb, les arbres
sans feuilles qui s’égouttaient y étaient peut-être pour une bonne part.
Derrière ces arbres, à cent mètres à
peine, la ligne noire, implacable, du talus du chemin de fer, avec ses rangées
de fils télégraphiques et des corbeaux qui tournoyaient.
— C’est drôle, les idées qu’on
se fait…
Le patron parlait par petites
phrases, comme quelqu’un qui n’a rien à dire et qui cherche simplement à ne pas
laisser tomber l’entretien.
— Quand vous êtes entré tout à
l’heure, j’ai cru que vous aviez envie de retrouver votre ami…
Un petit regard en coin.
— Je me suis dit : voilà
quelqu’un qui va prendre le train de 2 h 17 pour attraper, à Lyon, la
correspondance de Luchon…
Fallait-il y voir un
avertissement ? On n’était pas au bout du monde, après tout ! À cinq
ou six cents mètres, il y avait un passage à niveau et un garde-barrière avec
sa femme et ses enfants… À même distance à peu près, du côté de la colline, une
ferme et des bestiaux…
— … Vous voyez comme on se
trompe, poursuivait l’homme, nullement démonté par le silence de son hôte, qui
mangeait avec appétit. Vous m’avez déclaré que vous vouliez coucher ici,
n’est-ce pas ? Tout à l’heure, Germaine vous préparera notre meilleure
chambre. Vous verrez comme c’est calme, la campagne… C’est à peine si vous
entendrez passer les trains…
Jean Dallent tressaillit. Il lui
semblait avoir entendu des pas dehors. Cependant personne n’entrait dans
l’auberge. Par contre, il n’entendit plus aucun bruit du côté de la cuisine.
— Vous prendrez du
fromage ?… Non ?… Qu’est-ce que vous comptez faire de tout
l’après-midi ?… Si vous voulez m’en croire, il va pleuvoir… Quand vous
voyez le ciel s’assombrir de ce côté, c’est mauvais signe… En tout cas, si vous
n’avez rien de mieux à faire, nous pourrons toujours essayer une belote à
trois…
— Il faut que j’aille à
Larache…
— Ah ! Vous devez aller à
Larache ?… C’est vrai ! J’oubliais que vous avez une voiture… Vous
l’avez laissée près du passage à niveau, n’est-ce pas ?… Pourvu que les
gamins du garde-barrière, qui sont effrontés comme tout, ne se soient pas
amusés avec…
Dallent ne douta plus. Tout cela était
dit avec intention et il eut quelque peine à continuer son repas avec une
sérénité apparente.
Il fut d’autant plus inquiet que
Germaine rentrait un peu plus tard dans la cuisine et qu’elle avait les
chaussures boueuses. C’est elle qui était sortie. Il calcula qu’elle avait eu
le temps d’aller jusqu’à la barrière et de revenir.
Il en était au café quand la
sonnerie du téléphone retentit, et il remarqua avec plaisir qu’il n’y avait pas
de cabine téléphonique, mais que l’appareil, mural, se trouvait dans la salle
même. Ce fut le patron qui décrocha. On l’appelait de loin, car il fut quelques
instants avant d’avoir son interlocuteur au bout du fil.
— Allô !… Oui… C’est moi…
Oui… Oui… Évidemment…
Pourquoi, tout en répondant par
monosyllabes, regardait-il le Petit Docteur ? Était-ce machinalement,
parce qu’il fallait bien regarder quelque chose ? Il ne manifestait aucun
étonnement, aucune émotion. Il donnait plus que jamais l’impression d’un homme
résolu, sûr de lui, qui sait exactement où il va.
— Oui… C’est entendu… Germaine
t’embrasse…
Et, en raccrochant, il murmura à
l’adresse de son client :
— C’est ma belle-sœur qui
demande de nos nouvelles… Dollent faillit lancer : « Elle s’appelle
Marthe, n’est-ce pas ? »
Mais il se contint et il but à
petites gorgées le calvados qu’il avait commandé.
Cette journée lui rappelait un
souvenir d’enfance. Dans la maison de ses parents, il y avait de curieuses
carafes dont on garnissait le fond de miel. Les mouches y entraient, touchaient
le miel et, dès lors, en avaient pour des heures à patauger avant de s’enliser
complètement.
Jamais une enquête ne lui avait
donné pareille impression d’angoisse sourde. Jamais non plus, quand il s’était
attaché à un problème criminel, il n’avait réalisé qu’il courait un danger
quelconque.
Ici, il voyait – il sentait
plutôt – de la menace partout.
— Je vais jusqu’à
Larache ! annonça-t-il en allumant une cigarette. Voulez-vous que je vous
règle maintenant ? Il ajouta, ironique à son tour :
— Pour le cas où je ne
reviendrais pas…
— Ce n’est pas la peine !
Vous reviendrez !
— Vous permettez que je remonte
un instant dans ma chambre pour me rafraîchir ?
— Germaine ! Conduis
Monsieur au 3…
Il n’avait aucun besoin de se
rafraîchir, mais il venait de décider de prendre ses précautions, au risque,
s’il se trompait, de sombrer dans le ridicule.
Sur une première feuille de papier
arrachée à son bloc d’ordonnances, il écrivit :
Monsieur le commissaire,
Si je ne suis pas dans votre
bureau à quatre heures, voulez-vous m’envoyer un taxi à l’Auberge du Fin-Pêcheur
qui se trouve un peu plus loin, le long du chemin de fer, que le passage à
niveau de Cézy.
Si, d’autre part, à six heures,
vous n’aviez pas de mes nouvelles, je crois que vous feriez bien de prévenir la
gendarmerie afin que celle-ci fasse une descente à l’endroit ci-dessus.
Mon nom est Jean Dollent. Un coup
de téléphone au commissaire Lucas, à la Police judiciaire, vous confirmera que
vous pouvez m’accorder toute confiance.
Peut-être serait-il bon, enfin,
de faire suivre un certain Etienne Chaput, qui est descendu à l’Hôtel de la
Cloche-d’Or.
Croyez, Monsieur le commissaire…
Et, sur l’autre billet :
Prière de faire parvenir
d’urgence cette lettre par tous les moyens à l’adresse indiquée. Ci-joint un
billet de cent francs pour le porteur. C’est une question de vie ou de mort.
— Vous sortez aussi ?
s’étonna le Petit Docteur quand, redescendu dans la salle commune, il trouva le
patron avec un chapeau souple sur la tête et un imperméable sur le dos.
— Ma foi, je vous accompagne
jusqu’au passage à niveau… Un peu de marche me fera digérer…
Lorsqu’ils arrivèrent, Ferblantine
était toujours là, sur le bas-côté de la route, à la place où Dallent l’avait
laissée.
— Vous n’avez pas trop souvent
de pannes avec cette vieille bagnole ? s’étonna l’aubergiste.
— Pas trop souvent, non…
riposta le Petit Docteur en s’installant sur le siège. À tout à l’heure… Je
rentrerai à la soirée…
— Bonne promenade !
Mais c’est en vain qu’il tira sur le
démarreur. Le moteur ne partait pas. Il descendit, ouvrit le capot, ne trouva
rien d’anormal. Avait-on déchargé les accus ? Avait-on coupé un fil à
l’endroit où cela ne pouvait se voir ?
— Un coup de main ?
proposa l’ironique hôtelier.
— Merci… Je crois que la panne
est sérieuse…
Néanmoins, il traînait, ouvrait le
coffre à outils, éparpillait ceux-ci sur le sol. Il se méfiait du
garde-barrière, qu’il voyait sur son seuil. Il attendait autre chose et il ne
fut pas déçu, car, après quelques minutes, une voiture franchit le passage à
niveau. À cause du virage, elle était obligée de ralentir. Il se précipita au
milieu de la route, sauta sur le marchepied.
— Je suis en panne !
cria-t-il. Ayez l’obligeance de prévenir un garage…
En même temps, il laissait tomber sa
lettre sur les genoux du conducteur, qui avait les apparences d’un voyageur de
commerce.
— Et voilà !… Je crois
qu’il ne me reste qu’à renoncer à ma promenade à Larache et à rentrer chez
vous… Vous m’avez proposé une belote à trois et, ma foi, si votre offre tient
toujours, je ne serais pas fâché de tuer le temps…
— Tierce !
— À quelle hauteur ?
— Majeure… À carreau…
— Elle est bonne…
Dans la grisaille de la salle, la
partie se poursuivait, avec les phrases traditionnelles, créant comme un ronron
familier. C’était l’atmosphère de tant d’auberges les jours de mauvais temps,
et dehors, comme le patron l’avait annoncé, une pluie fine s’était mise à
tomber, jetant un voile sur le paysage.
— Je coupe… Atout…
atout !… rebelote !… Trèfle maître et pique maître !… Sans le
huit de cœur, je vous mettais capot…
Est-ce que le Petit Docteur
perdait ? Est-ce qu’il gagnait ? Plusieurs fois déjà il avait commis
des fautes, et il faillit bien oublier d’annoncer un carré de valets !
De temps en temps, il se tournait
vers une horloge ancienne, dont les aiguilles avançaient par saccades et dont
le balancier de cuivre accrochait à chaque passage un rayon de lumière.
— Montrez-le, votre carré de
valets…
Et, tandis qu’il jouait, il
s’efforçait de réfléchir.
Une question ne faisait aucun
doute : le patron, que sa femme appelait Léon, savait parfaitement
pourquoi il était là et il l’avait donné à entendre.
Mais ne lui avait-il pas donné à
entendre aussi qu’il ferait mieux d’aller se promener du côté de Luchon et de
la frontière espagnole ? Cela ne signifiait-il pas que l’air des environs
de Cézy était malsain pour les curieux ?
La panne de Ferblantine avait sans
nul doute été provoquée par Germaine, quand celle-ci s’était absentée à la
faveur du déjeuner.
On voulait donc empêcher le docteur
de regagner Laroche ? Pourquoi ?
Quel était ce coup de téléphone que
Léon avait reçu de sa belle-sœur ?
« Ils savent que je suis sur la
piste ! Songeait-il. Ils savent probablement qui je suis, ou tout au moins
ils me prennent pour un policier. On dirait qu’ils essaient de gagner du temps.
N’est-ce pas pour me supprimer plus aisément à la faveur de la nuit ?
Il n’était pas armé. Jamais il
n’avait porté de revolver sur lui et, pour tout dire, il avait assez peur des
armes à feu. Léon était plus grand et plus fort que lui. En outre, il aurait
l’avantage, quand il lui plairait d’attaquer, de prendre son adversaire par
surprise.
Trois heures et demie… De temps en
temps, Léon se levait, allait prendre la bouteille de calvados dans un rayon et
en remplissait les petits verres…
Puis tous trois tendirent l’oreille
en entendant le bruit d’une auto. Était-ce déjà le taxi envoyé par le
commissaire de police ?
L’auto roulait lentement. Elle
semblait le faire exprès. Elle passa plus lentement encore devant l’auberge et
on vit que c’était un taxi, mais qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. En effet,
à la vitre se collait l’épais et antipathique visage de M. Chaput, le fabricant
de cierges.
La voiture ne s’arrêta pas. Sans
doute n’alla-t-elle pas loin et se contenta-t-elle de virer au premier
croisement, car quelques minutes plus tard elle passa à nouveau, en sens
inverse, toujours aussi doucement, avec le gros homme aux aguets. On aurait dit
qu’il voulait se rendre compte de ce qui se passait dans l’auberge.
— Vos cartes !… fit Léon
pour rappeler le Petit Docteur au jeu.
Il était calme. Il feignait de ne
pas avoir remarqué l’automobile. Mais quand celle-ci passa une troisième fois,
il fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il veut, cet
éléphant-là ?… J’annonce cinquante… Est-ce qu’il va continuer à passer et
à repasser tout l’après-midi… À toi, Germaine… Mon cinquante est bon ?…
Il y avait maintenant de la
nervosité dans l’air. Cette auto finissait par exacerber autant qu’une grosse
mouche qui, au mois d’août, vous tourne en bourdonnant autour du visage sans
qu’on sache où elle va se poser. S’arrêterait-elle enfin ?
Or il y eut une interruption dans le
rythme. Cette interruption, pendant laquelle on ne vit pas la voiture, coïncida
avec un coup de téléphone que reçut Léon.
Mais cette fois, tandis qu’il
répondait, son regard devint plus dur et ses traits prirent une expression
assez incompatible avec celle d’un honnête patron d’auberge. Il laissait tomber
les monosyllabes comme des menaces.
— Oui… Compris… Oui… Bon… Oui…
Il revint s’asseoir.
— À qui est-ce à donner ?
Mais il n’avait pas encore distribué
les cartes que la sonnerie du téléphone résonnait à nouveau. Il manifesta
encore de l’énervement, mais le Petit Docteur eut l’impression que, cette fois,
c’était de la comédie.
— On demande le docteur
Dollent ! dit-il.
— Vous êtes sûr que c’est moi
qu’on demande ?
— À condition que ce soit vous
le docteur Dollent…
Celui-ci saisit le récepteur,
reconnut du premier coup la voix hésitante, presque aussi visqueuse que sa
personne, du fabricant de cierges.
— Allô !… J’ai cru bien
faire en vous téléphonant, car je n’aime pas beaucoup l’aspect de cette
auberge… Je voulais vous dire, docteur… Allô… je crois qu’il vaut mieux que
nous ne nous occupions plus de cette affaire… J’ai réfléchi… J’ai reçu certains
renseignements… Il est entendu que je vous dédommagerai… Nous n’avions pas fixé
de prix pour votre collaboration, mais, si vous voulez me rejoindre en ville,
je vous remettrai dix mille francs pour votre déplacement… Allô !… Vous ne
répondez pas ?… Allô !
— Allô ! répéta le Petit
Docteur.
Il ne savait que répondre, ainsi,
tout à trac.
— Je vous supplie de ne pas
pousser les choses plus loin… C’est moi qui ai eu tort… La police m’annonce que
la plainte n’a pas été maintenue, ou plutôt qu’elle ne sera pas prise en
considération, étant donné que la plaignante a donné une fausse adresse… Par le
fait, il n’y a plus de plaignante… Et dans ce cas il est superflu de…
Dollent ne bronchait toujours pas et
son regard errait comme par inadvertance sur le couple qui attendait, les
cartes à la main.
— On m’a dit que votre voiture
avait eu une panne… C’est-à-dire que je l’ai aperçue près du passage à niveau
et je me suis renseigné… C’est ainsi que j’ai su que vous étiez à l’auberge… Si
vous voulez, je vous enverrai un taxi et…
— Venez donc plutôt me
chercher ! décida le Petit Docteur.
Puis, pour couper court aux
explications du bonhomme filandreux, il raccrocha.
— Atout pique ?… Je
prends !… fit-il en s’asseyant à sa place et en examinant ses cartes.
IV
Où la
belote à trois devient une belote à quatre, mais où le Petit Docteur,
séduit par le calvados, s’enivre honteusement
Cela se passa gentiment, et
quelqu’un qui se fût trouvé dans la salle n’eût certainement rien remarqué
d’anormal, sinon peut-être que M. Etienne Chaput, décidé à rester assez
longtemps à l’auberge, gaspillait l’argent en gardant son taxi.
Il entra, comme un brave homme qui a
soif, et, après un petit geste vers les joueurs, il s’assit dans le coin
opposé.
— De la bière !
répondit-il à Germaine, qui lui demandait ce qu’il voulait prendre.
Il s’épongea ; il essaya d’adresser
au Petit Docteur des signes qui voulaient dire : « Voilà… Il ne vous
reste qu’à sortir avec moi et à monter dans mon taxi…»
Or, à propos de ce taxi, il se passa
une chose pour le moins équivoque. Le patron de l’auberge, à certain moment,
sortit, s’approcha du chauffeur, lui remit un billet de cent francs, lui dit
quelques mots, et on vit l’auto s’éloigner dans la direction de la ville.
Mais le plus inattendu, ce fut que
le gros Etienne Chaput ne protesta même pas ! Il resta dans son coin, les
yeux ronds, avec comme une sueur d’angoisse sur le front.
Le Petit Docteur, lui, souriait.
— Peut-être Monsieur
accepterait-il de faire le quatrième ? dit-il aimablement. La belote à
quatre est beaucoup plus passionnante que la belote à trois et…
— Je joue si mal, vous savez…
Et surtout il était tellement ému
que, quelques minutes plus tard, les cartes tremblaient dans sa main !
— Ça ne vous ferait rien de
laisser la bouteille sur la table, patron ?… Le calvados est excellent… Il
y a des années que je n’en ai pas bu de pareil… À votre santé, messieurs dame…
Pourvu que l’on continue à me donner des carrés de valets…
Quatre heures dix… Quatre heures et
demie… La pluie… Le ciel qui devenait plus sombre et la nuit qui n’allait pas
tarder à tomber…
Il faut croire que cette atmosphère
donnait le cafard au Petit Docteur, car il faisait de fréquents appels à la
bouteille de calvados, au point que les autres commençaient à le regarder avec
inquiétude. Son œil devenait plus vif, sa voix plus vibrante, et il s’agitait
comme un diable, lançait des plaisanteries pas toujours du meilleur goût.
C’était surtout à Etienne Chaput qu’il s’en prenait. C’était sur lui qu’il
déversait férocement sa bile.
— Savez-vous à quoi notre
petite réunion me fait penser ? remarqua-t-il notamment après avoir
beaucoup bu. À trois vrais de vrais en train de plumer un miché… Car notre ami,
il faut l’avouer, a tout du miché… S’il gagne beaucoup d’argent, je suis
persuadé que cet argent s’en va dans les mains de jolies filles qui connaissent
la musique. Et on doit le persuader qu’il est aimé pour lui-même !…
— Tierce ! annonçait
lugubrement Etienne Chaput, qui avait maintenant l’impression d’être tombé dans
un piège.
Mais que pouvait-il faire ?
N’était-il pas comme un prisonnier ? Pas une voiture dehors. Une route
déserte, luisante, et des arbres, un remblai de chemin de fer, toujours…
— Tierce après… Au roi !…
Les aiguilles avançaient sur le
cadran blême de l’horloge. Quatre heures et demie… Cinq heures… Alors le Petit
Docteur, dans un sursaut d’énergie, saisit la bouteille de calvados.
— Vos verres sont ridiculement
petits, madame Germaine… Moi, quand un alcool me plaît, je ne peux pas résister
et…
Il avala de telles gorgées qu’il en
pâlit et qu’il toussa éperdument. Puis il essaya encore de tenir ses cartes,
mais elles se brouillaient devant ses yeux.
— Une tasse de café ?
proposa Léon.
— Du café ?… Du café à
moi ?… Du calvados, oui…
Cette fois, on l’empêcha de saisir
la bouteille. Il se leva pour la conquérir de force et il roula par terre. Il
ricana, se releva avec peine.
— Je veux dormir… déclara-t-il
alors, la bouche pâteuse. Où est ma chambre ? Qu’on m’apporte ma chambre
tout de suite, ou je ne reste plus dans cette boîte…
Ce fut le patron qui le prit par les
épaules et qui l’aida à gravir les marches jusqu’au premier étage, le coucha
tout habillé sur le lit et resta quelques instants à écouter sa respiration
rauque d’ivrogne.
Sans bouger de son lit, le Petit
Docteur retira ses chaussures, puis, avec d’infinies précautions, il traversa
la pièce jusqu’au lavabo. Il avait déjà remarqué que le rez-de-chaussée n’était
pas plafonné. Au-dessus des poutres apparentes, il n’y avait que la mince
couche de bois du plancher. Déjà, il entendait en dessous de lui un murmure de
voix.
Mais il était ivre, ivre comme il ne
l’avait jamais été. Avec des types du calibre de Léon, il eût été inutile de
faire semblant de boire, et il avait réellement avalé plus d’un demi-litre
d’alcool.
L’instant d’après, comme il le
faisait jadis après ses beuveries d’étudiant, il s’enfonçait un doigt dans la
bouche et il rendait sans trop de peine tout ce qu’il avait pris.
Il n’en avait pas moins le visage en
sueur, les yeux exorbités, la langue pâteuse.
Il se coucha par terre, de tout son
long, colla l’oreille au plancher, juste au-dessus de la table de belote.
Il entendit la voix de Léon qui
disait avec une colère contenue :
— T’es pas fou, non, de nous
flanquer ce type-là dans les pattes ?… Ici, nous ne sommes pas dans le
rapide 19 et c’est un peu plus fortiche de faire disparaître un cadavre…
— Tu es sûr qu’il dort ?
demanda Germaine.
— Il est fin soûl… Mais va voir
si tu veux.
Dollent eut le temps de se
recoucher, d’adopter un ronflement sonore. Il sentit que la femme se penchait
sur lui et il comprit qu’elle était aussi forte que Léon, sinon davantage, car
elle prit la précaution, elle, de lui tâter les poches.
Il se demanda même… N’eut-elle pas
l’idée, pour en être quitte, de le supprimer tout de suite ?
Il n’avait pas le droit d’entrouvrir
les yeux, ni de bouger. Pour comble, en lui retirant son portefeuille, elle le
chatouillait, et jamais il n’eut autant de mal à rester immobile.
Enfin, quelques instants plus tard,
elle s’éloignait, refermait, du dehors, la porte à clé, et s’engageait dans
l’escalier.
Quant à lui, il se précipita à
nouveau sur le plancher.
V
Etienne Chaput était lâche, comme
son physique l’indiquait ; il était moralement visqueux, comme sa
peau ; et, par-dessus le marché, il était avide.
Il n’était que de l’entendre :
— Ce n’est pas ma faute… Quand
le coup a été fait et que vous m’avez laissé tomber…
— On ne t’a pas laissé tomber,
andouille… On t’a envoyé dix beaux billets… Des grands formats…
Autrement dit, des billets de mille
francs, exactement la somme que, tout à l’heure, au téléphone, le fabricant de
cierges avait offerte au Petit Docteur pour abandonner l’affaire.
— Vous m’avez envoyé dix
billets, c’est vrai… Mais vous savez bien que le coup vous a rapporté près d’un
million…
— Et après ?
— Après, il y a que ce n’est
pas juste… Ce n’est pas non plus ce que Marthe m’avait promis…
— Qu’est-ce que ma sœur t’avait
promis, citrouille ? lança Germaine d’une voix vulgaire. Et d’abord, c’est
elle qui a eu tort de mettre un enflé comme toi dans le coup… Quand elle
viendra, je le lui dirai… On n’a pas idée…
— Elle m’avait promis qu’on
partagerait…
— Qu’on partagerait quoi ?
— L’argent du coup…
— Quel coup ?
— Celui que vous deviez faire
quand le train serait arrêté… Elle m’a parlé d’un sac postal et de je ne sais
quoi… Elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider à faire arrêter le train…
Elle a pensé à moi, parce que je la voyais toutes les semaines… C’est un peu
moi qui l’entretenais…
— Sans blague ! Qu’est-ce
que tu lui donnais ?
— Deux cents francs chaque
fois… Je la retrouvais le mercredi dans une brasserie des boulevards…
— Abrège…
Ainsi, nota le Petit Docteur dans sa
tête, Etienne Chaput, en réalité, n’était au courant de rien… Comme beaucoup
d’hommes de son espèce, il retrouvait furtivement la fille Marthe chaque
semaine dans une taverne des grands boulevards… Il ne devait pas être le seul à
profiter de ses faveurs…
Mais, ayant besoin, pour sa comédie
du train, de quelqu’un d’honorable en apparence, c’est lui qu’elle choisit…
Elle avait dû flairer depuis
longtemps que l’honnêteté du fabricant de cierges ne résisterait pas à l’appât
d’un gros gain.
Cependant, elle ne lui avait pas
avoué toute la vérité. Elle n’avait parlé que d’un vol de valeurs postales,
alors que…
Tout le reste, si le commissaire
avait été là, le Petit Docteur aurait pu le raconter sans l’aide de personne,
mais il préférait écouter ce qui se disait en bas, dans cette auberge
décidément aussi hallucinante que l’auberge espagnole des lectures de son
enfance.
— … elle m’a juré que je
ne risquais rien… qu’après on partagerait un gros paquet… C’est son mot…
— Eh bien ! Moi, crème
d’idiot, je vais te dire ce que tu risques… Tu risques ta tête, tu
entends ?… Cela t’apprendra à vouloir jouer au plus malin avec bibi…
« Faut-il être vicieux, quand
même, pour alerter un policier privé et…
— Je voulais seulement qu’il retrouve
votre piste… Je ne savais rien… Je me doutais qu’il y avait quelque chose par
ici, mais je ne pouvais pas faire l’enquête moi-même…
— T’avais les foies !
— Je tenais à vous retrouver
pour vous réclamer ma part… Il est juste que, puisque j’étais associé…
— Tu parles d’un
associé !… T’entends, Germaine ?… Quand les honnêtes gens –
qu’ils disent – se mettent à jouer les crapules, ils dépassent
l’imagination… Monsieur voulait nous faire chanter !… Et Monsieur –
regarde cette bille ! – n’osant pas s’adresser à la police, s’en va
trouver un toubib qui fait dans les enquêtes privées… Tu l’as vu, le
docteur ?… Il est joli, oui !… Monsieur vous l’envoie dans les pattes
comme on met un chien de chasse sur une piste… Puis, quand il aura trouvé la
piste, le rappellera… Il lui dira :
« — Y a erreur… Je me suis
trompé… Voilà dix mille ou vingt mille balles pour vous indemniser…
« Ce n’est pas ça ?…
Hein ! Grosse gueule, ose dire que ce n’est pas ça ?…
Et la grosse gueule de répondre
humblement mais obstinément :
— Je voulais ma part…
— Eh bien ! Ta part, tu
vas l’avoir… Mais pas ta part de ce que tu crois… Ta part de boulot, oui…
« Les sacs postaux, c’était une
balançoire inventée par Marthe pour te faire marcher…
« Il s’agissait de refroidir un
type, un Anglais plein aux as, qui devait prendre le rapide 19 et s’embarquer à
Marseille pour les Indes…
« On savait, nous, qu’il avait
un tas de sterling avec lui…
Et Léon prononçait :
Sterlingue…
Il poursuivait :
— Alors, quelqu’un est monté
avec lui à Paris…
Quelqu’un qui n’était autre que
lui-même, le Petit Docteur l’aurait juré ! Car si, au début, il avait
soupçonné une bande nombreuse et organisée, il était persuadé maintenant que la
bande se réduisait à trois personnes : Léon et les deux sœurs, Marthe et
Germaine.
Et Dollent ne pouvait s’empêcher de
vouer à l’aubergiste improvisé une certaine admiration, car, sans un grain de
sable, sans une paille…
Et encore ! Son billet avait-il
été remis à la police ? L’automobiliste ne l’avait-il pas jeté dans le
fossé ? Le commissaire n’avait-il pas cru à une mystification ? Il
était près de six heures et le taxi demandé n’était pas arrivé…
— Un peu avant Montereau, là où
le train traverse la Seine, on a balancé l’Angliche par-dessus bord et il a
fait le plongeon avec un bon poids aux pieds…
Le Petit Docteur aurait juré qu’il
percevait le râle du fabricant de cierges.
— Ça c’est du travail, tu
comprends… S’agissait seulement de descendre avec les papiers avant une grande
gare… C’est pour ça qu’on a fait arrêter le train… L’homme… Enfin, celui qui…
— C’était vous ?
— Si on te demande, je te
conseille de répondre que tu n’en sais rien… C’est tout !… On t’a envoyé
dix mille balles, et c’est bien payé… Avec ça, t’en as jusqu’à la fin de tes
jours à t’offrir des poules bien balancées comme Marthe, des deux et trois fois
par semaine…
C’était à se demander, parfois, si
on était encore dans le monde réel. Et pourtant, derrière les fenêtres, la
pluie tombait, les arbres frémissaient au souffle de la brise, parfois un train
passait…
— Je ne savais pas… gémit M.
Chaput.
— Qu’est-ce que tu ne savais
pas ?… Qu’on allait zigouiller un homme ?… Tu commences à avoir mal à
la nuque, pas vrai ?… Sans compter que, pour un calibre comme toi, faudra
rudement aiguiser la lame à M. Deibler…
« Tout à l’heure, elle te
chatouillera encore bien plus, ta nuque…
« Ah ! Tu nous as lancé
ton docteur dans les pattes…» Eh bien ! Maintenant, faut que tu nous en
débarrasses… Et on va voir comment tu t’y prends…
— En lui donnant une assez
forte somme… proposa l’autre.
— Tu crois que tout le monde
est comme toi ?… Pas de ça, Lisette !… Assez de bêtises ainsi… Tu vas
monter gentiment dans sa chambre… C’est le 3… Le chiffre est peint sur la
porte… On va te donner un couteau, ou un revolver, comme tu aimes mieux, ou une
hache, si tu préfères… Ici, on peut crier, ça n’a pas d’importance… Après, tu
iras faire un trou quelque part dans la terre…
— Je ne peux pas…
— Hein ?…
— Je vous en supplie… Je ne
suis pas un assassin… Je ne serai jamais capable…
— Mais tu es capable de retirer
les marrons du feu, n’est-ce pas ?… Allons, mon joli blond… Si tu ne nous
dégoûtais pas tellement, on te donnerait la main… Mais c’est marre de te
regarder faire tout seul…
— Vous ne pouvez pas me forcer
à tuer un homme… Si vous me permettez seulement de lui parler cinq minutes…
L’argent qu’il faudra, je le mettrai de ma poche… Je ne suis pas riche… Il y a
longtemps que les cierges…
— Ce serait le moment d’en
allumer un, pas vrai ?… Allons !… Si tu attends qu’il se réveille, il
pourrait y avoir de la casse… Tu veux un verre de calvados, avant de te mettre
au turbin ?… Un verre de rhum, comme chez M. Deibler ?… Non ?…
Alors ?
Le Petit Docteur en eut le cœur
soulevé de dégoût. L’autre pleurait, suppliait. Il dut se jeter à genoux, à en
croire les bruits qu’on percevait du premier étage.
— Je vous jure que je suis
incapable… Rien que la vue du sang…
— Alors, prends un marteau…
Il était six heures moins dix. Le
Petit Docteur avait déjà jeté un coup d’œil à la fenêtre et il était décidé,
s’il le fallait, à risquer un saut de cinq mètres sur la terrasse, quitte à se
casser une patte.
— T’es décidé ?
— Puisqu’il le faut…
Dollent aurait pu croire qu’il
venait de toucher le fond de la vilenie et de la lâcheté humaines. Sans doute,
en bas, mettait-on un marteau ou un outil quelconque dans les mains de
l’adipeux Etienne Chaput, qui devait trembler de tous ses membres.
Et pourtant, au moment de s’avancer
vers la cage de l’escalier, il marquait un temps d’arrêt.
— Si je fais ça, on
partagera ? Questionna-t-il.
La fenêtre était déjà ouverte. En
faisant un saut assez long, Dallent avait calculé qu’il pourrait retomber sur
de la terre meuble. Il attendait, curieux de voir le visage du fabricant de
cierges quand celui-ci ouvrirait la porte.
Cette satisfaction ne lui fut pas
donnée. Il entendit d’abord un grelot. C’était celui d’un vélo qui dévalait la
pente, et, l’instant d’après, trois bicyclettes prenaient le tournant à la
corde et s’arrêtaient devant l’auberge tandis que trois gendarmes en
descendaient, dont on voyait les galons argentés dans l’obscurité.
— Ne laissez sortir
personne ! cria Dallent, de la fenêtre.
Il était furieux comme il ne l’avait
jamais été, furieux d’avoir découvert un échantillon d’humanité qui l’écœurait
et qui allait lui enlever pour un temps tout son optimisme.
Il regrettait que la porte ne
s’ouvrît pas, qu’il ne pût sauter lui-même sur Etienne Chaput et…
Il ignorait ce qu’il lui aurait
fait… Peut-être eût-il été capable de lui crever un œil ?…
On courait dans la maison… Des
portes s’ouvraient et se fermaient avec fracas… On entendait des appels… Il y
eut un coup de feu…
Il se décida à sauter, pour savoir,
car personne ne s’inquiétait plus de lui. Un gendarme, dans la salle commune,
tenait le fabricant de cierges sous la menace de son revolver, et l’autre, plus
lâche que jamais, pleurait à chaudes larmes en jurant que…
Il aurait juré tout ce qu’on eût
voulu. La vue du Petit Docteur lui rendit tous ses espoirs.
— La preuve que je suis
innocent, c’est que M. Dollent, que je suis allé chercher pour me disculper…
— … va vous faire mettre
en prison pour le plus longtemps possible ! Trancha Dollent.
— Mais…
Encore un coup de feu, derrière, du
côté du jardin. Puis un brigadier qui revenait avec Germaine. Celle-ci,
nullement accablée, avait au contraire un léger sourire.
— Tiens ! Vous n’êtes plus
ivre… Dans ce cas, tout est, arrivé par ma faute… Pourtant, je vous ai assez
chatouillé pour…
Ainsi, elle l’avait fait
exprès ! Et c’était grâce au sang-froid du Petit Docteur…
— Impossible d’arrêter l’autre…
convint le dernier gendarme. Il s’est enfoncé dans le bois… Il faut téléphoner
à la brigade… Il m’a tiré dessus et ne m’a raté que d’un poil… Même que j’ai
senti un courant d’air le long de mon képi…
Une auto s’arrêtait devant la porte,
celle du commissaire de police.
— Que se passe-t-il ?…
J’ai rencontré le taxi que je vous avais envoyé et qui est tombé en panne…
— Tant mieux…
— Pourquoi ?
— Parce que autrement on ne
saurait presque rien… Je vous aurais raconté l’histoire, mais sans preuves,
sans être sûr que j’avais raison…
Le plus extraordinaire, dans cette
affaire, c’est que le Petit Docteur loucha vers la bouteille de calvados. N’avait-il
pas l’estomac vide ? Tout à l’heure, il en avait bu, certes, mais par
devoir. Maintenant, il voulait le déguster.
— Vous permettez ?…
Germaine le regardait avec
admiration et, comme il avait presque de l’admiration pour elle, il en était
satisfait.
— Figurez-vous, commissaire,
que nous sommes en présence d’un crime à peu près parfait… Sans cette outre
gonflée de mauvaise graisse, je crois qu’il aurait été question d’un crime
parfait… Ou plutôt il n’en aurait pas été question, car les crimes parfaits, on
ne les découvre jamais… Vous auriez appris que certain lord anglais avait
disparu, mais vous n’auriez jamais fait de rapprochement entre cette
disparition et certain incident de train au cours duquel une jeune femme avait
tiré la sonnette d’alarme pour mettre fin aux assiduités d’un visqueux
personnage…
Le commissaire, bien entendu, ne
comprenait rien à ce discours. Jean Dollent, enfin détendu, parlait pour sa
satisfaction personnelle, un peu aussi pour Germaine, qui l’écoutait avec
intérêt et qui, elle, était capable d’apprécier.
— Je doute, étant donné ce que
je sais, que vous mettiez la main sur l’assassin du lord anglais… Mais vous avez
un autre assassin devant vous… Un assassin par peur… Un assassin par lâcheté…
M. Etienne Chaput, fabricant de cierges et faux satyre à l’occasion…
Le gendarme avait déjà téléphoné à
la brigade. Dans moins d’une heure, le pays serait cerné pour mettre la main
sur Léon.
— Vous verrez que vous ne le
trouverez pas… Un type capable d’un crime presque parfait… Mais vous avez
l’autre… Et c’est presque tant mieux, parce que ainsi il sera d’autant plus
salé, ce que je lui souhaite…
« Venez, commissaire…
« Si vous voulez que nous
dînions ensemble, au buffet de la gare de Laroche-Migennes, par exemple, je
vous raconterai toute l’histoire…
On le vit, au moment de sortir, se
précipiter vers un coin de la salle. Il y avait par terre une masse de
forgeron. Il la ramassa, murmura :
— Vous permettez que je
l’emporte ?…
— Comme souvenir !… C’est
avec ça que ce monsieur devait me faire passer de vie à trépas pendant mon
sommeil, et vous comprendrez…
Ce fut la première pièce de sa
panoplie, le début d’une collection !
Le château de l’arsenic 
I
Où le
Petit Docteur va gentiment demander à quelqu’un
s’il est un assassin, et où
il est reçu avec une parfaite courtoisie
Il hésita un quart de seconde, pas
plus, se hissa sur la pointe des pieds, car il n’était pas grand, et la sonnette
était placée exagérément haut. Aussitôt, deux sortes de bruits distincts
semblèrent vouloir se disputer le domaine des sons : la cloche, d’abord,
que le Petit Docteur avait déclenchée et qui constituait à elle seule, quelque
part du côté du château, tout un carillon ; d’autre part les aboiements
d’une multitude de chiens.
Et ce n’est pas là une image :
il s’agissait bien d’une multitude, pour autant que ce mot puisse s’appliquer à
une bonne quarantaine de roquets affreux, à une quarantaine de sales petits
chiens roux, sans race, mais tous semblables les uns aux autres, avec la seule
différence qu’il y en avait des jeunes et des vieux.
Ils venaient, eux aussi, de quelque
recoin du château, et s’élançaient en courant vers la grille, traversant ce qui
avait été jadis un parc, dont il ne restait, au pied de quelques grands arbres,
qu’un fouillis de ronces.
Le Petit Docteur savait qu’on
l’observait, non seulement du château, mais des maisons du village, où on
devait se demander qui osait, à un pareil moment, sonner à cette grille.
C’était dans la forêt d’Orléans, un
bourg dans une clairière. Mais la clairière, comme un vêtement ancien, était
trop étroite pour le château et pour les quelques bicoques. La forêt débordait,
étouffait le hameau, où il semblait que le soleil eût de la peine à se glisser.
Quelques toits d’ardoises. Une
épicerie, une auberge, des maisons basses. Puis le château, trop grand, trop
vieux, tout délabré, qui avait l’air d’un nouveau pauvre aux habits en loques
mais de bonne coupe.
Allait-il devoir, le Petit Docteur,
déclencher à nouveau le vacarme de la cloche tandis que tous les petits chiens
roux, montrant les dents, se jetaient par grappes sur la grille ?
Un rideau bougea, au
rez-de-chaussée… Une pâle silhouette parut un instant derrière les vitres du
premier étage…
Enfin quelqu’un… Une jeune femme ou
une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans, une domestique accorte, aux chairs
et au visage appétissants, qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ce lieu.
— Qu’est-ce que c’est ?
Questionna-t-elle, en repoussant les chiens qu’elle saisissait par la peau du
dos et qu’elle rejetait loin en arrière.
— Je voudrais parler à M.
Mordaut…
— Vous avez rendez-vous ?
— Non.
— Vous êtes du Parquet ?
— Non… Mais si vous aviez
l’obligeance de lui passer ma carte…
Elle s’éloigna. Les chiens
recommencèrent leur concert. Un peu plus tard, elle revint en compagnie d’une
autre domestique, celle-ci d’une cinquantaine d’années, au visage méfiant.
— Qu’est-ce que vous lui
voulez, à M. Mordaut ? Alors, le Petit Docteur, désespérant de franchir
cette grille trop bien gardée, de jouer le tout pour le tout.
— C’est au sujet des
empoisonnements, dit-il avec son plus gracieux sourire, comme il eût offert un
bonbon.
La silhouette avait reparu derrière
les vitres du premier étage. M. Mordaut, sans nul doute ?
— Entrez toujours… C’est à
vous, la voiture ?… Entrez-la aussi, parce que dehors les gamins auront
vite fait de la briser à coups de pierres…
— Bonjour, monsieur… je
m’excuse d’avoir quelque peu forcé votre porte, d’autant plus que vous n’avez
sans doute jamais entendu prononcer mon nom ?…
— Jamais, avoua le triste M.
Mordaut en secouant la tête.
— Comme d’autres font de la
graphologie ou de la radiesthésie, je me suis passionné pour les problèmes
humains, pour les énigmes, si vous préférez, que sont presque toujours à leur
début les affaires criminelles…
Le plus difficile restait à faire,
ou plutôt à dire. Il était là, assis, dans un salon. Et ce salon, c’était toute
une époque, c’était plutôt le résidu de dix époques, entassé là au hasard des
années, voire des siècles.
Comme l’aspect extérieur du château,
c’était triste et poussiéreux, déteint, passé, minable. Et tel était aussi M.
Mordaut, dans son veston trop long qui faisait penser à une redingote de jadis,
avec ses joues creuses que couvrait comme du lichen une courte barbe d’un gris
sale.
— Je vous écoute…
Allons ! Il n’était plus temps
de reculer !
— J’ai été extrêmement
intéressé, monsieur, par les rumeurs qui courent depuis un certain temps sur le
compte de ce château et sur votre compte. J’ai appris que la Justice s’était
émue et qu’elle avait ordonné l’exhumation de trois corps… Je préfère vous
déclarer avec franchise : je suis ici pour découvrir la vérité,
c’est-à-dire pour savoir si vous avez empoisonné votre tante Émilie Duplantet,
puis votre femme, née Félicie Maloir, puis enfin votre nièce Solange Duplantet…
C’était bien la première fois qu’il
adressait à quelqu’un un pareil discours, et il était d’autant plus inquiet
qu’un long chemin, barré de maintes portes, le séparait de la route et du
village. Quant à son interlocuteur, il n’avait pas bronché. Il balançait au
bout d’un long cordon noir un lorgnon d’un ancien modèle et, pour décrire
l’expression de son visage, on ne pouvait que répéter qu’il était triste,
triste, triste !
Il suait la tristesse ! Il
était la tristesse même ! Il était l’incarnation en chair et en os de
toute la tristesse du monde !
— Vous avez eu raison de me
parler franchement… Puis-je vous offrir quelque chose ?
Malgré lui, le Petit Docteur
tressaillit, car il est assez inquiétant de se voir offrir à boire par un
quidam qu’on vient d’accuser plus ou moins crûment de trois empoisonnements.
— Ne craignez rien… Je boirai
avant vous… J’ai encore un vieux vin cuit qu’on faisait au château avant le
phylloxéra… Vous êtes passé par le village ?
— Je me suis arrêté un instant
à l’auberge pour m’assurer qu’on pouvait m’y loger…
— C’est inutile, monsieur…
Monsieur comment ?…
— Jean Dollent…
— Je me permettrai, monsieur
Jean Dallent, de vous offrir l’hospitalité…
Il débouchait un flacon poudreux,
d’une forme inusitée, et le Petit Docteur but, presque sans appréhension, un
des meilleurs vins cuits qu’il eût connus.
— Vous resterez ici autant de
temps qu’il vous plaira… Vous prendrez vos repas à ma table… Vous circulerez en
pleine liberté dans tout le château, et je répondrai à vos questions avec une
franchise absolue… Vous permettez ?
Il tira sur un cordon de laine, et
une sonnette grêle tinta quelque part, puis la vieille qui avait ouvert la
grille à Dollent se présenta.
— Ernestine, vous mettrez un
couvert de plus… Vous ferez aussi préparer pour Monsieur la chambre verte… Il
est ici chez lui, vous m’entendez, et vous satisferez toutes ses curiosités…
Resté seul avec Dollent, il
soupira :
— Vous êtes peut-être étonné
par cet accueil ? Qui sait s’il ne vous paraît pas anormal ? Sachez,
monsieur Dollent, qu’il arrive un moment où l’on accepte n’importe quelle
chance de salut. Si une cartomancienne, un fakir ou un derviche, une bohémienne
ou un de ces radiesthésistes dont vous parliez tout à l’heure offrait de
m’aider, je lui donnerais d’égales facilités…
Il parlait avec lenteur, d’une voix
lasse, en fixant le tapis usé et en essuyant machinalement, avec un soin
exagéré, les verres des lorgnons qu’il ne mettait jamais devant ses yeux.
— Je suis un homme que la
malchance a poursuivi depuis sa naissance… S’il existait des concours de
malchance, des championnats de malchance, je suis sûr que je remporterais le
premier prix… Que je fasse n’importe quoi, cela se retourne contre moi… Chacun
de mes gestes, chacune de mes paroles me porte préjudice… Je suis né pour
accumuler les malheurs, non seulement sur ma tête, mais sur tous ceux qui
m’entourent…
« Mes grands-parents étaient
très riches… Mon grand-père Mordaut est l’homme qui a construit la plus grande
partie du quartier Haussmann à Paris, et il a amassé des millions…
« Or, le jour de ma naissance,
il s’est pendu, à cause d’un scandale dans lequel il était mêlé, ainsi que
quelques politiciens…
« Ma mère, sous le coup de
l’émotion, a fait une fièvre puerpérale et a succombé en trois jours…
« Mon père a essayé de remonter
le courant… De toute la fortune acquise, il ne restait que ce château… J’avais
cinq ans quand j’y suis venu… En jouant, dans la tour, j’ai mis le feu à toute
une aile, qui a été détruite et qui contenait les objets de valeur…
C’était trop ! Cela en devenait
cocasse !
— À dix ans, j’avais une petite
amie de mon âge que j’aimais beaucoup, Gisèle, la fille de l’aubergiste
d’alors. À cette époque, il y avait encore de l’eau dans les douves. Un jour
que nous pêchions des grenouilles avec un bout de chiffon rouge, elle a glissé
et elle s’est noyée sous mes yeux…
Je pourrais continuer longtemps la
liste de mes malheurs…
— Pardon ! interrompit le
Petit Docteur. Il me semble, jusqu’ici, que ces malheurs se sont plutôt abattus
sur les autres que sur vous…
— Et vous croyez, vous, que ce
n’est pas là le plus grand des malheurs ? Il y a huit ans, ma tante
Duplantet, restée veuve, est venue vivre avec nous et, six mois plus tard, elle
mourait d’une crise cardiaque…
— On prétend qu’elle a été
lentement empoisonnée avec de l’arsenic… N’avait-elle pas pris une assurance
vie à votre profit, et n’avez-vous pas touché une forte somme ?
— Cent mille francs… À peine de
quoi faire étayer la tour sud qui croulait… Trois ans plus tard, ma femme…
— Mourait à son tour, et
toujours au cours d’une crise cardiaque… Elle avait, elle aussi, souscrit une
assurance vie qui vous valait…
— Qui me valait les accusations
que vous connaissez, et une somme de deux cent mille francs…
Il soupirait en fixant son lorgnon
aux verres luisants.
— Enfin, termina le Petit
Docteur, il y a quinze jours que votre nièce, Solange Duplantet, devenue
orpheline, s’est éteinte au château, à vingt-huit ans, d’une maladie de cœur,
en vous laissant la fortune des Duplantet, soit près d’un demi-million…
— En terres et en
immeubles ! Rectifia l’étrange châtelain.
— Cette fois, les langues se
sont déliées, des lettres anonymes sont parvenues au Parquet, et une enquête a
été ouverte…
— Ces messieurs sont déjà venus
trois fois, et ils n’ont rien trouvé… Deux autres fois, j’ai été convoqué à
Orléans pour être interrogé et confronté avec « leurs » témoins… Je
crois que si je me risquais dans le village, je serais abattu…
— Parce qu’on a retrouvé des
traces d’arsenic dans les trois cadavres…
— Il paraît qu’on en retrouve
toujours…
C’est pourquoi le Petit Docteur
était là ! Il avait fait, en venant, un crochet par Paris. Il avait vu son
ami le commissaire Lucas. Et Lucas lui avait déclaré :
— Je suis persuadé qu’on ne
découvrira rien. Les affaires d’empoisonnement sont les plus mystérieuses. Y en
a-t-il beaucoup ou peu ? Nous ne pouvons même pas répondre à coup sûr,
mais c’est sûrement dans ce domaine qu’il y a le plus de crimes impunis.
« Vous verrez qu’on retrouvera
de l’arsenic dans les viscères ou dans ce qui en reste… Là-dessus, les experts
discuteront à perdre haleine, les uns prétendant qu’il y a toujours une
certaine dose d’arsenic dans les cadavres, les autres penchant pour
l’empoisonnement…
« Si l’affaire va jusqu’aux
Assises, les jurés, abrutis et découragés par ces discussions savantes et par
tant de conclusions contradictoires, préféreront rendre un verdict négatif…
« C’est dans ce rayon-là qu’un
homme comme vous, avec un peu de chance, pourrait…
Il était dans la place. Il
reniflait, s’imprégnait de cette ambiance désespérément morne.
— Puis-je vous demander
pourquoi vous avez tant de chiens, tous de la même race, si on peut
dire ?…
M. Mordaut fut tout étonné de la question.
— Tant de chiens ?…
répéta-t-il. Ah ! Oui… Tom et Mirza ! Figurez-vous que mon père avait
deux chiens qu’il aimait beaucoup… Ces chiens, Tom et Mirza, ont eu des petits…
Les petits ont eu des petits à leur tour… Depuis que ma petite amie s’est noyée
sous mes yeux, je n’ai jamais voulu entendre parler de noyer de jeunes chiots
ou des petits chats… Ce que vous avez vu, c’est la descendance de Tom et de
Mirza… Je ne sais pas combien il y en a… On ne s’en occupe presque pas… Ils
vivent dans le parc, et ils redeviennent peu à peu sauvages…
Une idée parut le frapper, le rendit
rêveur.
— C’est curieux… murmura-t-il.
Ce sont les seuls êtres autour de moi qui prospèrent… Je n’y avais jamais
songé…
— Vous avez un fils ?
— Hector, oui… On a dû vous en
parler… À la suite d’une maladie infantile, Hector s’est mis à croître en
hauteur tandis que son cerveau, lui, s’arrêtait dans son développement… Il vit
au château… À vingt-deux ans, il possède à peu près l’intelligence d’un gamin
de neuf ans… Cependant il n’est pas méchant…
— La personne qui m’a
introduit, et que vous avez appelée Ernestine, est depuis longtemps à votre
service ?
— Depuis toujours… C’est la
fille des jardiniers de mon père… Ils sont morts, et elle est restée…
— Elle ne s’est jamais
mariée ?
— Jamais…
— Et la jeune femme ?
— La Rose ? fit M. Mordaut
avec un léger sourire. C’est une nièce d’Ernestine… Il y a près de dix ans
maintenant qu’elle vit au château, où elle sert de femme de chambre… Quand elle
est arrivée, c’était une gamine de seize ans…
— Vous n’avez pas d’autre
personnel ?
— Personne… Ma fortune ne me
permet pas de mener grand train… Il y a vingt ans que j’ai la même auto, et les
gens se retournent sur son passage… Je vis parmi mes livres, mes bibelots…
— Vous allez souvent à
Paris ?
— Pour ainsi dire jamais…
Qu’est-ce que j’y ferais ?… Je ne suis pas assez riche pour me payer des
distractions… Je ne suis pas assez pauvre pour accepter une place d’employé… Et
je suis sûr que si je spéculais, je perdrais tout ce que je voudrais… Avec ma
chance !…
Il y avait des moments où, en
entendant cette voix feutrée et monotone, on avait l’impression de vivre sous
un immense éteignoir.
Tous les êtres de cette maison, y
compris la Rose aux formes avenantes, étaient-ils pareillement repliés sur
eux-mêmes ? Pouvait-on imaginer que parfois un éclat de rire, un véritable
éclat de joie retentît dans ces pièces ou dans les couloirs ?
Le Petit Docteur tressaillit. Il
venait d’entendre un bruit qui lui était familier, celui du moteur de
Ferblantine qu’on mettait en marche.
Il regarda durement son hôte.
— On touche à ma voiture…
dit-il.
Et il n’était pas loin de penser
que…
— Hé ! Oui… Vous
voyez !… Vous êtes à peine arrivé… Nous causions en paix… Vous allez voir
que c’est Hector…
Il se dirigea en soupirant vers une fenêtre
qu’il ouvrit. On aperçut en effet un immense garçon installé sur le siège de
Ferblantine, et occupé à faire grincer horriblement les vitesses.
— Hector !… Veux-tu
descendre ?…
Pour toute réponse, Hector tira la
langue à l’adresse de son père.
— Hector… Si tu ne laisses pas
l’auto du monsieur…
M. Mordaut se précipita dehors… Le
Petit Docteur suivit. Il put assister ainsi à une scène à la fois pénible et
grotesque. Le père essayait d’arracher son fils de son siège. Mais Hector avait
une tête de plus que lui, et il était particulièrement bien bâti.
— Je veux la faire marcher…
s’obstinait-il.
— Si tu ne descends pas
immédiatement…
— Je te préviens que je ne me
laisserai plus donner le fouet…
Sur le seuil de la cuisine,
Ernestine était debout, les mains aux hanches, et suivait les péripéties de la
lutte sans s’émouvoir.
Par contre, une autre porte
s’ouvrit. La Rose, qui avait mis un tablier blanc pour servir à table et qui,
ainsi, paraissait encore plus accorte, se précipita vers la voiture.
Laissez-le… dit-elle à M. Mordaut.
Vous savez bien qu’avec vous il s’obstinera… Voyons, monsieur Hector, vous
n’allez pas casser l’automobile de M. le docteur ?…
— C’est un docteur ? fit
le jeune homme, méfiant. Pour qui vient-il ?
— Descendez… Soyez sage…
Elle avait de l’autorité sur lui.
Rien que sa voix semblait apaiser le demi-fou qui, maintenant, délaissant les
commandes de Ferblantine, examinait Jean Dollent.
— Pour qui vient-il ?…
C’est encore le cancer d’Ernestine ?
— C’est cela, oui… Il vient
pour le cancer d’Ernestine…
La 5 CV mise en lieu sûr dans le
garage où il y avait déjà l’antique voiture de M. Mordaut, celui-ci attira le
Petit Docteur dans le jardin.
— Remarquez qu’Ernestine n’a
pas de cancer… Mais elle en parle tout le temps… Depuis que sa sœur, qui était
la mère de Rose, est morte d’un cancer, elle croit dur comme fer qu’elle en a
un aussi… Par exemple, elle ne sait pas au juste où il est… Tantôt c’est dans
le dos, tantôt à la poitrine, tantôt au ventre… Elle passe son temps à
consulter les docteurs, et elle est vexée qu’ils ne lui trouvent rien… Si elle
vous parle de son cancer, je vous conseille…
Mais Ernestine était devant eux,
furieuse.
— Alors, est-ce que vous allez
vous mettre à table, oui ou non ?… Si vous croyez que le déjeuner peut
attendre à l’infini…
Ainsi, trois femmes, en dehors des
deux domestiques, avaient vécu dans cette maison, et toutes trois, à des âges
différents, étaient mortes de maladies de cœur, ce qui est généralement le
diagnostic superficiel des empoisonnements par l’arsenic. Tout au moins des
empoisonnements lents !
De ces empoisonnements qui exigent
que l’assassin, jour par jour, distille un peu de mort à sa victime…
Et cela pendant des mois…
À table, il y avait une carafe de
vin et une carafe d’eau. Quant au repas, il était banal, sinon pauvre :
quelques sardines et quelques radis, tout comme dans les restaurants de second
ordre, puis un ragoût de mouton, un bout de fromage déjà sec et deux biscuits
par personne.
Le Petit Docteur, qui pensait aux
trois femmes, laissa-t-il percer une légère inquiétude ? Toujours est-il
que M. Mordaut dit tristement :
— Ne craignez rien… Je prendrai
de chaque plat, de chaque boisson avant vous… Pour moi, cela n’a plus aucune
importance…
« Il faut que vous sachiez,
docteur, que j’ai, moi aussi, une maladie de cœur… Depuis trois mois, je
ressens les mêmes symptômes que ma tante, ma femme et ma nièce dans les débuts
de leur mal…
Il fallait vraiment de l’appétit
pour toucher aux plats ! Jean Dollent n’aurait-il pas mieux fait d’aller
coucher et prendre ses repas à l’auberge ?
Hector, lui, mangeait gloutonnement,
comme un enfant mal élevé, et ce n’était pas gai non plus de contempler ce
grand garçon de vingt-deux ans, au regard rusé de gamin.
— Qu’est-ce que vous comptez
faire cet après-midi, docteur ? Puis-je encore vous être utile ?
— J’aimerais autant aller et
venir seul… Je verrai les champs… Peut-être poserai-je quelques questions aux
domestiques ?…
C’est par là qu’il commença. Il se
dirigea en effet vers la cuisine, où il trouva Ernestine occupée à laver la
vaisselle.
— Qu’est-ce qu’il vous a
raconté ? demanda-t-elle avec une méfiance toute paysanne. Il vous a parlé
de mon cancer ?
— Oui…
— Il vous a dit que ce n’était
pas vrai, n’est-ce pas ?… Mais il a juré qu’il avait une maladie de cœur…
Eh bien ! Je suis sûre, moi, que c’est tout le contraire… Il n’a jamais eu
de maladie de cœur… Quand il se plaint, on voit qu’il n’a pas mal… D’abord, il
n’a pas du tout les mêmes sueurs que les pauvres dames…
— Elles avaient des
sueurs ?
— Le soir, oui… Et quand elles
faisaient le moindre effort… Vers la fin, elles se plaignaient de vertiges, et
il n’y avait jamais assez de couvertures sur leur lit pour les tenir au chaud…
Elles grelottaient, même avec deux bouillottes… Est-ce qu’il a l’air d’un homme
qui grelotte, lui ?
Elle parlait sans cesser de
travailler, et on la sentait robuste et saine. Elle avait dû jadis être une
belle fille, plantureuse comme l’était maintenant sa nièce Rose. Elle n’avait
pas froid aux yeux. Elle regardait les gens en face, tenait à son franc-parler.
— Je voulais vous demander,
docteur… Est-ce qu’on peut donner le cancer à quelqu’un avec de l’arsenic ou
avec d’autres poisons ?
Il préférait ne dire ni oui, ni non,
car il lui semblait préférable d’entretenir la vieille servante dans ses craintes.
— Que ressentez-vous ?
tergiversa-t-il.
— Des douleurs comme si on
enfonçait une pointe… Surtout dans les reins… Quelquefois aussi entre les
omoplates.
Il ne fallait pas sourire, car cela
suffirait pour s’en faire une ennemie.
Pourquoi eut-il l’idée de
répondre :
— Si vous voulez, tout à
l’heure, je vous examinerai…
S’il avait été question de Rose,
cela aurait été compréhensible. Mais Ernestine, qui avait dépassé la
cinquantaine ? Quelle idée de vouloir la contempler déshabillée ?…
— Dès que j’ai fini ma
vaisselle ! dit-elle avec précipitation. Tenez… Plus que ces trois
assiettes et les couverts… J’en ai pour cinq minutes…
Est-ce que ?… Non ! Il ne
voulait pas y croire. Certes, il avait rencontré des clientes de cet âge qui
n’avaient pas désarmé et pour qui le médecin semblait avoir un attrait tout
particulier. Il y en avait une, à Marsilly, qui venait le voir chaque semaine,
ayant toujours mal quelque part, éprouvant toujours le besoin de se dévêtir.
Mais Ernestine ?…
Et dans ce château si
lugubre !…
— Voilà… J’ai fini… Je donnerai
la pâtée aux chiens quand nous redescendrons… C’est au second… Venez par ici…
Vous n’avez pas besoin de votre trousse ?…
L’escalier était dans une tour. On
atteignit le second étage, où sept ou huit chambres donnaient sur un long
couloir. Il n’y avait plus de tapis sur le sol. De vieilles gravures, des
tableaux sans valeur pendaient encore au mur, de guingois, couverts de
poussière.
Ernestine poussa une porte. Et il
fut étonné de se trouver dans une chambre proprette, qui avait même un certain
charme.
C’était la chambre d’une paysanne
aisée, à l’esprit ordonné. Un grand lit d’acajou, à l’ancienne mode, couvert
d’une courtepointe immaculée. Une table ronde bien astiquée. Un poêle. Un
fauteuil de tapisserie et un tabouret pour les pieds, puis, dans un coin, un
secrétaire de dame d’époque Louis XVI avec une jolie serrure en bronze
doré.
— Ne faites pas attention au
désordre…
Il n’y avait pas de désordre du
tout, pas un grain de poussière.
— Quand on vit chez les gens,
on n’a pas autant de goût que si on était chez soi… Je vous assure que si
j’avais une petite maison à la campagne, ailleurs que dans cette maudite forêt…
Tournez-vous, docteur, pendant que je me déshabille…
Il avait un peu honte. C’était
presque un abus de confiance ! Il savait pertinemment qu’elle n’avait pas
de cancer. Alors, à quoi bon cette auscultation qui prenait des allures
équivoques ?
— Voilà… Vous pouvez vous
retourner…
Elle avait une chair
extraordinairement blanche, presque une chair de jeune fille, et, si elle
s’était empâtée avec l’âge, ses formes étaient restées harmonieuses.
— C’est ici, docteur… Touchez…
On frappait à la porte.
— Qui est là ? demanda
Ernestine, agressive.
— C’est moi, répondit la voix
de Rose. Qu’est-ce que tu fais ?
— Si on te questionne, tu diras
que tu n’en sais rien.
— Le docteur est chez
toi ?
— Cela ne te regarde pas…
— Je le cherche pour lui
montrer sa chambre…
— Tu la lui montreras tout à
l’heure…
Et elle grommela entre ses
dents :
— Petite peste !… Si elle
le pouvait, elle regarderait par le trou de la serrure… Mais j’ai eu soin de
remettre la clé à l’intérieur… Tenez !… Elle écoute… Elle a fait semblant
de partir et elle est revenue sans bruit… Voilà la vie dans cette
maison !… On passe son temps à s’espionner, et quand ce n’est pas l’un
c’est l’autre… On croit être seule quelque part, et on voit tout à coup devant
soi quelqu’un qu’on n’a pas entendu arriver… Même le patron qui s’amuse à ce
jeu-là !… Et son fils qui grimperait le long des gouttières s’il le
fallait pour vous faire peur !… Ne parlez pas trop fort… Ce n’est pas la
peine qu’elle entende… Touchez… Vous ne sentez pas comme une grosseur ?
— Si tu crois que je n’entends
pas tout ! Persifla, dans le corridor, la voix de la Rose. Je vous
souhaite bien de l’amusement à tous les deux…
Et cette fois elle parut s’éloigner
réellement.
II
Où un
déshabillage est suivi d’un second déshabillage, et où un troisième
déshabillage met le Petit Docteur sur
la trace de l’arsenic
— Vous ne trouvez rien ?
Il y avait un bon quart d’heure que
l’auscultation se poursuivait, et chaque fois que le Petit Docteur faisait mine
d’y mettre fin, Ernestine le rappelait à l’ordre.
— Vous n’avez pas pris ma
tension artérielle…
Pour s’assurer qu’elle savait de
quoi elle parlait, il demanda :
— De combien était-elle la
dernière fois ?
— Minimum 9, maximum 14… Au
Pachot…
Or, rares sont les malades, surtout
à la campagne, qui savent si on leur prend la tension avec un Pachot ou avec un
autre appareil.
— Dites donc, ma bonne dame,
plaisanta le Petit Docteur, je constate que vous êtes bien au courant des
choses de la médecine…
— Pardi ! répliqua-t-elle.
La santé, ça ne s’achète pas au marché… Et si je veux vivre cent deux ans comme
ma grand-mère…
— Vous avez lu des livres de
médecine ?
— Dame, oui ! J’en ai encore
fait venir un le mois dernier de Paris… Je me demande maintenant si je ne
ferais pas bien d’envoyer mon sang à analyser, pour savoir si je n’ai pas
d’urée…
Il en connaissait d’autres comme
elle, pour qui le souci de leur santé était une hantise et en quelque sorte une
maladie, mais les moindres originalités prenaient, dans ce château de
l’arsenic, une tout autre valeur. Il n’avait pas envie de sourire. Il la
regardait se rhabiller, et il pensait qu’en effet cette femme était taillée
pour vivre de nombreuses années encore si…
— Dans vos livres, on parle des
poisons, évidemment ?
— Bien sûr, qu’on en parle… Et
je ne vous cache pas que j’ai lu tout ce qu’on en dit… Quand on a eu trois
exemples sous les yeux, on tient à être sur ses gardes !… Surtout quand on
est dans le même cas que les trois autres !
— Que voulez-vous dire ?
Ce n’était pas au hasard qu’elle
avait lancé ce bout de phrase. Cette femme-là ne faisait rien au petit bonheur,
mais prenait en toutes choses le temps de réfléchir.
— Qu’est-ce qu’on a découvert,
quand la tante Duplantet est morte ? Qu’elle avait souscrit une assurance
vie au profit de Monsieur… Et quand sa femme est morte ?… Encore une
assurance vie ! Eh bien ! Moi, je suis assurée sur la vie aussi…
— Au profit de votre nièce, je
suppose ?
— Non pas ! Au profit de
Monsieur… Et pas pour une petite somme, mais pour cent mille francs…
Les bras de Jean Dollent en
tombaient.
— Votre patron vous a assurée
pour cent mille francs ? Il y a longtemps de cela ?
— Il y a bien quinze ans…
C’était longtemps avant la mort de la tante Duplantet… De sorte que je ne me
méfiais pas…
C’était avant la mort de la tante
Duplantet… Cela fut casé aussitôt dans un coin de la mémoire du Petit Docteur.
— Vous comprenez que, dans ces
conditions, je me demande toujours si ce n’est pas bientôt mon tour…
— Sous quel prétexte vous
a-t-il assurée ?
— Sous aucun prétexte… Il m’a
dit comme ça qu’un représentant d’assurances était venu le voir, que c’était
intéressant, que cela ne me coûterait rien et que, s’il m’arrivait malheur, il
y aurait au moins quelqu’un à qui ça profiterait…
— Vous aviez quarante ans quand
cette police a été signée ?
— Trente-huit…
— Et il y avait déjà des années
que vous étiez dans la maison ?
— Quasiment depuis toujours…
— Est-ce que, quand il était jeune,
votre patron était déjà aussi triste et… comment dirais-je ?… aussi
éteint ?
— Je ne l’ai jamais connu
autrement…
— A-t-il toujours vécu aussi
renfermé ?… Ne lui avez-vous jamais connu d’aventures ?
— Jamais…
— Vous êtes au courant de tous
ses faits et gestes, n’est-ce pas ? Êtes-vous sûre qu’il n’a pas de
maîtresse dans le pays ?
— Sûre ! Il ne sort
pas ! Et s’il venait une femme ici, on la verrait…
— Il y a cependant une
possibilité… Votre nièce Rose est jeune et jolie… Pensez-vous que…
Elle le regarda bien en face pour
répondre :
— Rose ne se laisserait pas
faire… D’ailleurs, lui, ce n’est pas l’homme à ça… Il n’y a que l’argent qui
l’intéresse… Il passe son temps à dresser des inventaires de ce qu’il a dans le
château, et parfois il est des journées entières à la recherche d’un objet sans
valeur, une potiche ou un cendrier qui a disparu… Voilà sa passion !…
Il y avait longtemps qu’elle était
rhabillée et qu’elle avait repris son dur aspect de cuisinière revêche. Elle
semblait soulagée. Son regard proclamait clairement : « Maintenant,
vous en savez autant que moi… Je n’avais pas le droit de me taire…»
Drôle de maison, en vérité.
Construite pour loger une bonne vingtaine de personnes, avec des chambres à
n’en plus finir, des coins et des recoins, des escaliers inattendus, elle
n’abritait plus en tout et pour tout que quatre habitants, en dehors de
l’horrible meute à poils roux.
Or, ces quatre êtres, au lieu de se
grouper, ne fût-ce que pour se donner la sensation de la vie, semblaient s’être
ingéniés à s’isoler aussi farouchement que possible.
La chambre d’Ernestine était tout au
fond du couloir du second étage, dans l’aile gauche. Quand le Petit Docteur se
mit en quête de celle de Rose, c’est en vain qu’il ouvrit toutes les portes au
même étage. Les chambres étaient inoccupées et exhalaient une fade odeur de
moisissure.
C’est au premier étage qu’il dut
chercher. Là, il trouva sans peine la chambre de M. Mordaut. Entendant du
bruit, il frappa.
— Je voudrais que vous me
désigniez la chambre de votre domestique Rose, dit-il.
— Elle en a changé deux ou
trois fois… Je crois que maintenant elle est au-dessus de l’ancienne orangerie…
Quand vous serez au fond du corridor, tournez à gauche… C’est la deuxième ou la
troisième porte…
— Et votre fils ?
— Je le garde à côté de moi… Il
occupe la chambre de sa pauvre mère, et je suis obligé, par prudence, de
l’enfermer chaque nuit… Est-ce que votre enquête avance, docteur ?… Cette
vieille Ernestine vous a-t-elle donné des renseignements intéressants ?…
C’est une honnête fille, je pense… Mais, comme beaucoup de ses pareilles à qui
on laisse trop d’autorité, elle a tendance à en abuser…
Il prononçait toutes ces phrases sur
un même ton lugubre.
— Enfin !… Si vous avez
besoin de moi, je suis toujours à votre disposition… Savez-vous ce que je fais
en ce moment ?… Entrez, si le cœur vous en dit… C’est ma chambre… Il y a
un peu de désordre… J’étais occupé, quand vous avez frappé, à classer dans un
album les photographies des trois femmes qui sont mortes dans ce château… Voici
ma tante Émilie… Voici ma femme quelques jours avant notre mariage… Ceci, c’est
elle quand elle était enfant…
« Elle n’a jamais été très
jolie, n’est-ce pas ? Mais elle était douce, effacée… Elle brodait toute
la journée… Elle ne sortait que pour se rendre à l’église… Elle ne s’ennuyait
jamais… Quand je l’ai épousée, elle avait trente ans… C’était la fille d’un
riche propriétaire des environs mais, comme elle sortait peu, on ne l’avait
jamais demandée en mariage…
« J’aurais dû savoir que je
porte malheur…
Dollent ne pouvait supporter
longtemps le tête-à-tête avec cet homme morne et accablé, et il se dirigea vers
la chambre de Rose. Il venait de faire un rapide calcul : Rose était
depuis près d’un an dans la maison quand la tante Émilie avait succombé à
l’arsenic ou à une maladie de Cœur.
Était-il possible d’imaginer une
empoisonneuse de seize ans ?
Il écouta à la porte, n’entendit
rien et tourna doucement le bouton. L’impression fut plus que désagréable. Il
croyait s’introduire sans bruit dans une chambre vide, et soudain il voyait
devant lui la jeune fille qui le regardait tranquillement.
— Eh bien !…
Entrez !… s’impatienta-t-elle. Qu’est-ce que vous attendez ?…
Elle s’était doutée qu’il viendrait,
c’était évident. Et elle avait préparé la place ! La chambre venait d’être
mise en ordre, et le Petit Docteur remarqua qu’il y avait des papiers brûlés
dans la cheminée.
— Alors, après ma tante, je
suppose que c’est mon tour ? Railla-t-elle. Est-ce qu’il faut que je me
déshabille aussi ?
Il fronça les sourcils. C’était elle
qui venait de lui en donner l’idée.
— Ma foi, je ne serais pas
fâché de vous examiner. On parle tant d’arsenic dans ce château qu’il serait
peut-être intéressant de s’assurer que vous n’êtes pas en train d’en prendre à
petites doses…
Avec une désinvolture méprisante,
elle avait déjà passé sa robe par-dessus la tête, et elle découvrait une
poitrine orgueilleuse, une chair aussi blanche, mais plus riche, que celle de
sa tante.
— Allez-y ! lança-t-elle.
Voulez-vous que j’enlève le reste aussi ? Tant que vous y êtes, ne vous
gênez pas…
— Penchez-vous… Bien… Respirez…
Toussez… Étendez vous, maintenant…
— Vous savez, j’aime mieux vous
prévenir tout de suite que je suis saine comme un brochet…
Pourquoi un brochet ? Il ne
comprit jamais pourquoi cet animal, dans l’esprit de Rose, représentait plus
que tout autre la santé parfaite.
— Vous avez raison… Vous pouvez
vous rhabiller… M. Mordaut m’a donné l’autorisation de questionner les
habitants de la maison… Si vous le permettez…
— J’écoute… Je sais déjà ce que
vous allez me demander… Du moment que vous sortez de chez ma tante… Avouez
qu’elle vous a raconté que je couchais avec le patron…
Elle allait et venait, pleinement
vivante, à travers la pièce, qui était une des plus gaies de la maison et qui,
par exception, avait aux fenêtres des rideaux de couleur vive.
— Ma pauvre tante ne pense qu’à
ça !… Parce qu’elle n’a jamais eu de mari ou d’amant, cette question la
hante… Quand elle parle des gens du village, ce n’est jamais que pour imaginer
des coucheries entre eux… Tenez ! Maintenant, elle doit être persuadée que
je vous fais ou que vous me faites des propositions… Pour elle, du moment qu’un
homme et une femme sont ensemble…
— J’ai constaté qu’Hector, en
tout cas, vous regardait d’une manière qui…
— Le pauvre garçon ! Sûr
qu’il tourne un peu autour de moi… Au début, cela m’a fait un peu peur, parce
qu’il est assez violent… Mais j’ai vite compris qu’il n’oserait seulement pas
m’embrasser…
Il regarda les cendres, dans la
cheminée, murmura plus lentement :
— Vous n’avez pas d’amoureux,
ou de fiancé ?
— Ce serait de mon âge, vous ne
trouvez pas ?
— On peut connaître son
nom ?
— Si vous le trouvez… Puisque
vous êtes ici pour chercher, cherchez !… Maintenant, il faut que je
descende, parce que c’est le jour des cuivres… Vous restez ici ?
Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas
jouer le même jeu cynique qu’elle ?
— Je resterai, oui, si vous n’y
voyez pas d’inconvénient…
Elle fut dépitée, mais elle sortit,
et il l’entendit s’engager dans l’escalier. Sans doute ignorait-elle qu’on peut
lire l’écriture sur le papier carbonisé ? Elle n’avait pas pris la peine
de disperser suffisamment les cendres, et il y avait entre autres une enveloppe
qui, d’un papier plus épais que le reste, était restée presque entière. D’un
côté, on distinguait encore le mot «… restante », ce qui laissait supposer
que Rose recevait son courrier à la poste restante.
De l’autre côté, l’expéditeur avait
écrit son adresse dont il subsistait : … Régiment d’infanterie coloniale…
Puis, en dessous, la mention : … Côte-d’Ivoire.
Presque à coup sûr, Rose avait un
amoureux, un fiancé ou un amant, et celui-ci, qui faisait partie des troupes
coloniales, se trouvait en garnison sur la Côte-d’Ivoire.
— Je vous dérange à nouveau,
monsieur Mordaut, alors que vous êtes tellement occupé par votre album de
photographies… Vous m’avez dit ce matin qu’il vous arrive de ressentir certains
malaises… Comme médecin, je voudrais m’en assurer, m’assurer surtout qu’il ne
s’agit pas d’empoisonnement lent…
Résigné, le châtelain esquissa un
amer sourire et commença, comme les deux domestiques, à se dévêtir.
— Il y a déjà longtemps,
soupira-t-il, que je m’attends à subir le sort de ma femme et de ma tante…
Quand j’ai vu Solange Duplantet mourir à son tour…
Il laissa retomber les bras avec
lassitude. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser en le voyant habillé, il
était d’une constitution robuste et il avait une poitrine plus développée que
la moyenne, couverte de longs poils, avec cette peau blême de ceux qui vivent
toujours enfermés.
— Vous voulez que je
m’étende ? Que je reste debout ? Vous avez ausculté mes
domestiques ?
— Elles ne sont atteintes ni
l’une ni l’autre… Mais… Ne bougez plus… Respirez normalement… Penchez-vous un
peu en avant…
Cette fois, la consultation dura
près d’une heure, et le Petit Docteur devenait de plus en plus grave.
— Je ne voudrais rien affirmer
avant de m’entretenir avec des confrères plus calés que moi… Cependant, les
malaises que vous ressentez pourraient provenir d’un empoisonnement arsenical…
— Je vous le disais !
Il ne s’indignait pas ! Il ne
s’effrayait pas non plus !
— Une question, monsieur
Mordaut… Pourquoi avez-vous assuré Ernestine sur la vie ?
— Elle vous en a parlé ?…
C’est bien simple… Un jour, un agent d’assurances est venu me trouver… C’était
un garçon habile, capable de trouver d’excellents arguments… Il m’a représenté
que nous étions plusieurs dans cette maison, et presque tous d’un certain âge…
« J’entends encore son
raisonnement…
« — Quelqu’un mourra
fatalement le premier… disait-il. Ce sera triste, certes… Mais pourquoi cette
mort ne servirait-elle pas à vous permettre de restaurer le château ?… En
assurant toute votre famille…
— Pardon ! interrompit le
Petit Docteur. Hector est assuré aussi ?
— La compagnie n’assure pas les
anormaux… Donc, je me suis laissé séduire… Et, pour augmenter les chances, j’ai
assuré Ernestine aussi, malgré sa solide santé…
— Encore une question. Vous
êtes vous-même assuré ? Cette idée parut frapper M. Mordaut pour la
première fois.
— Non, dit-il rêveusement.
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ?… La
vérité, c’est que je n’y ai jamais pensé… Sans doute ne suis-je qu’un sordide
égoïste… Dans mon esprit, c’était nécessairement moi qui devais survivre…
— Et vous avez en effet
survécu !
Il baissa la tête, tenta
timidement :
— Pour combien de temps ?
Fallait-il le prendre pour une loque
humaine et le plaindre ? Fallait-il au contraire considérer toutes ses
attitudes comme le comble de l’habileté ?
Pourquoi avait-il sans hésiter
laissé le champ libre au Petit Docteur ?
Pourquoi lui avait-il parlé des
symptômes qu’il ressentait ?
Un homme capable d’empoisonner trois
femmes, dont la sienne, n’était-il pas capable aussi, pour sauver sa tête,
d’avaler une quantité de poison insuffisante pour donner la mort ?
Jean Dollent, en quittant la
chambre, se souvenait des paroles du commissaire Lucas.
— Des assassins, disait l’homme
de la PJ, il y en a de toutes les sortes, des jeunes, des vieux, des doux et
des violents, des gais et des tristes… On tue pour des quantités de raisons,
l’amour, la jalousie, la colère, l’envie, la cupidité… Bref, tous les péchés
capitaux y passent…
« Mais les empoisonneurs sont
presque toujours d’une seule espèce… Si l’on examine la liste des empoisonneurs
et des empoisonneuses célèbres, que remarque-t-on ? Il n’y en a pas un de
gai… Pas un n’a mené, avant son crime, une vie normale…
« Toujours, il y a une passion
à la base, une passion intérieure assez violente pour dominer les autres
sentiments, pour inspirer cette cruauté atroce qui consiste à regarder sa
victime mourir à petit feu…
« Une passion physique… Et,
dans ce cas, il faut plutôt parler d’un vice, car il ne s’agit pas de l’amour…
« Ou alors l’avarice la plus
sordide…
« Des empoisonneurs ont dormi
des années sur une paillasse de mendiant qui contenait une fortune…
Une heure s’écoula. Le Petit
Docteur, accablé d’une sorte de dégoût que sa curiosité seule rendait
supportable, errait dans le château et dans le parc, où les chiens ne lui
faisaient plus la guerre.
Il était près de la grille, et il se
demandait s’il n’allait pas pousser jusqu’au village, ne fût-ce que pour
changer d’air, quand il entendit un remue-ménage du côté de la maison et un
grand cri d’Ernestine.
Il se précipita, dut contourner en
partie le château. Non loin de la cuisine, il y avait une sorte de grange qui contenait
encore de la paille et des outils aratoires.
Dans cette grange, Hector était
étendu, mort, les yeux vitreux, le visage convulsé, et le Petit Docteur n’avait
pas besoin de se pencher pour décider :
— Arsenic à haute dose…
Près du cadavre, qui était couché
dans la paille, une bouteille brune portant les mots : Rhum de la
Jamaïque.
M. Mordaut se retournait lentement,
une étrange lueur dans les yeux. Ernestine pleurait. Rose, un peu à l’écart,
comme quelqu’un que les morts impressionnent, tenait la tête basse.
III
Où il
peut paraître que tous les hôtes du château l’ont échappé belle, et
où la police procède à une arrestation
Une demi-heure plus tard, tandis
qu’on attendait toujours la gendarmerie alertée par téléphone, le Petit
Docteur, de la sueur froide au front, commençait à se demander s’il irait
jusqu’au bout de cette enquête.
En effet, il venait d’élucider, tout
au moins en partie, l’histoire de la bouteille de rhum.
— Vous ne vous souvenez pas de
la conversation que j’ai eue avec Monsieur à la fin du déjeuner ? faisait
Ernestine. Pourtant, vous étiez là ! Il m’a demandé ce que je préparais
pour dîner… J’ai répondu :
« — Une soupe aux haricots
et un chou-fleur…
C’était exact. Le Petit Docteur
avait vaguement entendu quelque chose de ce genre, mais n’y avait pas pris
garde.
— Monsieur m’a répliqué que ce
n’était pas assez, vu que vous mangeriez avec nous, et il m’a demandé d’ajouter
une omelette au rhum…
C’était encore vrai !
— Pardon ! s’écria
Dollent. Lorsqu’il vous arrive d’avoir besoin de rhum, où le prenez-vous ?
— Dans le placard de la salle à
manger… C’est là que sont toutes les bouteilles d’alcool et les apéritifs…
— Vous en avez la clé ?
— Je la demande quand c’est
nécessaire…
— Vous l’avez demandée pour
prendre le rhum ?
— Un peu après que vous m’avez
quittée dans ma chambre…
— La bouteille était
entamée ?
— Oui… Mais il y a bien
longtemps qu’on n’en avait bu, de ce rhum !… Peut-être l’hiver dernier
s’en était-on servi pour un grog ou deux…
— Qu’avez-vous fait
ensuite ?
J’ai rendu la clé à Monsieur… Je
suis allée dans ma cuisine, et j’ai nettoyé les légumes pour la soupe…
— Où était le rhum ?
— Sur la cheminée… Je n’en
avais besoin qu’au moment de préparer l’omelette…
— Personne n’est entré dans la
cuisine ?… Vous n’avez pas vu M. Hector y rôder ?…
— Non…
— Et vous n’êtes pas
sortie ?
— Seulement quelques minutes,
pour porter la pâtée aux chiens…
— Quand vous êtes revenue, le
rhum était encore là ?
— Je n’ai pas fait attention…
— Hector avait-il l’habitude de
s’emparer des boissons ?
— Cela lui arrivait… Pas
seulement des boissons !… Il était très gourmand… Il chipait tout ce qu’il
trouvait, et il allait, comme un jeune chien, le manger dans son coin…
Que serait-il advenu si Hector…
Ernestine aurait préparé l’omelette…
Aurait-on constaté un goût anormal ?… N’aurait-on pas mis l’amertume sur
le compte du rhum ?…
Qui aurait évité, de manger de cette
omelette ?
Cette omelette préparée dans la
cuisine…
Servie par Rose…
M. Mordaut, Hector et le Petit
Docteur se trouvant dans la salle à manger…
Il n’y eut pas de dîner au château
ce soir-là. La gendarmerie était toujours sur les lieux, et deux gendarmes, à
la grille, avaient peine à contenir les gens du village, qui poussaient des
cris menaçants. La police d’Orléans était arrivée, ainsi que le Parquet. Il y
avait de la lumière dans toutes les pièces du château, ce qui ne devait pas
être arrivé depuis longtemps, et ainsi il reprenait un peu de son ancienne
splendeur.
On fouillait partout. Des policiers
bousculaient meubles et tiroirs, méchamment, car l’indignation était à son
comble.
Dans le salon pisseux, M. Mordaut,
livide, l’œil hagard, essayait de comprendre les questions des enquêteurs, qui
parlaient tous à la fois et qui cachaient mal leur envie de le brutaliser.
Quand la porte s’ouvrit et qu’il sortit,
il avait les menottes aux poings, et on le conduisit dans une pièce voisine où
il se trouva enfermé avec deux gardiens.
Le juge d’instruction d’Orléans
n’avait pas vu sans impatience le Petit Docteur déjà sur les lieux, et pour
ainsi dire installé dans la place.
— Vous ne vous contentez pas
d’enquêter sur les crimes remarqua-t-il, sarcastique. Maintenant, vous les
précédez…
— Je crois même que je suis la
cause de celui-ci…
— Hein ?
— Plus exactement de l’accident
qui s’est produit… Car il n’y a aucun doute que ce soit un accident… Nul ne
pouvait prévoir qu’Hector, qui ne suivait que sa fantaisie, passerait par la
cuisine en l’absence d’Ernestine et s’emparerait de la bouteille de rhum…
Le juge le regarda, étonné.
— Mais… Dans ce cas… Vous aviez
des chances d’y passer vous aussi ?
— C’est improbable…
— Comment ?
— Je me trompe peut-être, et je
m’en excuse… Mais je pense plutôt que mon raisonnement se tient… Supposez que
l’omelette ait été servie… Tout le monde en mangeait, sauf l’assassin, n’est-il
pas vrai ?… À moins de prétendre que celui-ci voulait se suicider en
entraînant toute la maisonnée et moi-même dans la tombe… Or, généralement, ces
sortes d’assassins-là sont lâches…
« Je reviens à mon idée…
« Tout le monde mourait, sauf
l’assassin…
« Cela ne vous paraît pas
invraisemblable, à vous, qu’une personne qui a déjà réussi trois crimes en dix
ans se conduise d’une façon aussi sotte ?
« Car c’est signer le
crime !… C’est un aveu !…
Le juge, perplexe, réfléchissait.
— Si bien que, selon vous, ce
serait un accident ?
— Je sais que c’est difficile à
expliquer, et pourtant, je crois, oui, je crois que le jeune Hector n’était
nullement visé aujourd’hui… Je crois que personne ne devait mourir aujourd’hui…
Je crois que, pour l’assassin, ce qui s’est passé constitue une véritable
catastrophe… C’est pourquoi je voudrais tant pouvoir reconstituer minute par
minute les événements de cet après-midi…
IV
Où le
Petit Docteur ne possède que des « bases solides » pour arriver à un
résultat
Combien de fois avait-il répété ce
mot :
— Une base solide, une seule,
et, si on ne déraille pas, si on ne lâche pas le fil, on arrive automatiquement
à la vérité…
S’il avait appartenu à la PJ, ses
collègues l’auraient sans doute appelé M. Base-Solide !
Ou encore M. Dans-la-Peau, à cause
d’une autre locution favorite :
— Se mettre dans la peau des
personnages…
Il répugnait, cette fois, à se
mettre dans la peau des hôtes du château aux chiens roux, lesquels chiens,
renfermés sur l’ordre de ces messieurs de la police, glapissaient sans relâche.
Les bases solides… Voyons…
1° M. Mordaut ne mettait aucun
obstacle à l’enquête du Petit Docteur et insistait pour le garder chez
lui ;
2° Ernestine était solide,
vigoureuse, et comptait vivre cent deux ans comme sa grand-mère ; elle
faisait tout pour ça et était hantée par le spectre de la maladie ;
3° Ernestine affirmait que sa nièce
n’était pas la maîtresse de M. Mordaut ;
4° Rose était, elle aussi,
« saine comme un brochet », et avait un amoureux ou un amant dans les
troupes coloniales ;
5° Rose prétendait, elle aussi,
qu’elle n’était pas la maîtresse du patron ;
6° M. Mordaut subissait un
commencement d’empoisonnement lent par l’arsenic ;
7° Ernestine, comme deux des trois
femmes mortes, avait une assurance vie au bénéfice du châtelain.
— Vous voulez que je vous dise
le fond de ma pensée ?… C’était Ernestine maintenant qui, dans le salon
mal éclairé, répondait aux enquêteurs.
— Le docteur qui est ici vous
confirmera que je n’aime pas parler mal des gens… Cet après-midi encore, il m’a
questionnée, et je n’ai pas voulu être méchante… D’autant plus que je n’avais
pas de preuve… N’empêche que nous n’étions que quatre ici à avoir pu
empoisonner ces pauvres dames… M. Hector ne compte plus, puisqu’il est mort…
Nous ne restons donc que trois… Eh bien ! Moi, je prétends que mon patron
était devenu à peu près fou… Quand il a compris qu’il serait pris, il a préféré
en finir… Mais, comme c’était un vicieux, un homme qui ne faisait rien comme
les autres, il a voulu que rien ne reste derrière lui de ce qui avait été sa
maison…
« Sans ce pauvre M. Hector, qui
a bu le rhum, nous serions tous morts à l’heure qu’il est, y compris le
docteur…
Cette idée, chaque fois, faisait
passer un frisson dans le dos de Dollent. Penser que, le lendemain, cette même
maison n’eût été peuplée que de cadavres…
Et encore ne les aurait-on pas
découverts tout de suite, personne ne sonnant depuis longtemps à la grille du
château…
Qui sait si les chiens affamés…
— Vous n’avez rien à
dire ? demandait le juge d’instruction à la Rose, qui regardait fixement
le plancher.
— Rien.
— Vous n’avez rien remarqué
d’anormal ?
Elle épia le Petit Docteur et eut
une hésitation. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qu’elle hésitait
à avouer ?
— Si quelqu’un a pu remarquer
dans le château quelque chose d’anormal, c’est le docteur…
Si quelqu’un a pu remarquer…
Si quelqu’un…
Dollent en était devenu tout rouge.
À quoi faisait-elle allusion ? Comment pouvait-elle savoir qu’il avait
remarqué ?…
— Expliquez-vous clairement,
fit le magistrat.
— Je ne sais rien… J’ai dit
simplement que le docteur, qui s’y connaît, a fait une enquête sérieuse… S’il
n’a rien remarqué, c’est que…
Elle n’acheva pas.
— C’est que ?
— Rien… Je croyais que, quand
on se donnait la peine d’ausculter tout le monde…
Eh ! Oui, parbleu, qu’elle avait
raison ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?
— Monsieur le juge,
balbutia-t-il en s’approchant de la porte, je désirerais vous parler un moment
en tête à tête…
Ce fut dans le couloir, aussi mal
éclairé que les autres pièces.
— Je suppose… J’espère que vous
en avez le pouvoir… Il est encore temps… Si un commissaire part en voiture…
Il avait fini son travail. Le déclic
s’était produit. Et, comme toujours, cela s’était fait d’un seul coup.
Des éléments épars… Des petits
points lumineux dans le brouillard… Puis, soudain…
Il savait maintenant pourquoi il y
avait mis tant de temps ! C’est que, dans cette maison des poisons, il
n’avait rien osé boire pour se fouetter l’esprit.
V
Méditations
à deux voix devant un lapin aux morilles qu’accompagne un coquin de vin
blanc
Les deux hommes, le juge et le Petit
Docteur, n’avaient trouvé d’autre moyen d’échapper à la curiosité publique que
de réclamer, à l’auberge, la salle des noces et banquets qui se trouvait au
premier étage. On leur avait servi, après une omelette qui n’était pas au rhum
mais aux fines herbes, un lapin aux morilles dont ils se régalaient, tandis que
tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait la parole et qu’aussi tantôt l’un, tantôt
l’autre, mais plus souvent le Petit Docteur, levait son verre de vin blanc et
le vidait.
— Tant que nous n’aurons pas la
réponse du notaire, tout ce que je puis vous dire, monsieur le juge, n’est que
du domaine des hypothèses. Or, la Justice que vous représentez a horreur des
hypothèses… C’est peut-être pourquoi elle se trompe si souvent !
— Je proteste et…
— Videz donc votre verre…
Qu’est-ce qui vous a frappé en premier lieu au cours de vos
interrogatoires ?… Rien !… Encore quelques champignons ?… Tant
pis ! Ils sont fameux… Eh bien ! Moi, je suis frappé par le fait qu’un
homme qui assure tout le monde sur la vie ne soit pas assuré lui-même…
Supposez que cet homme soit un
assassin… Supposez que son intention soit de toucher ces assurances… Que
fera-t-il pour se mettre à couvert ? Avant tout, s’assurer personnellement
afin de se donner une attitude plausible…
— Les assassins, vous l’avez
prétendu souvent, mon cher docteur, sont presque toujours des imbéciles…
— Mais des imbéciles
compliqués !… Des imbéciles qui prennent dix précautions au lieu
d’une !… Et ce sont ces précautions, souvent, qui les font arrêter…
Donc, M. Mordaut n’a pas d’assurance
vie… Il n’a plus de famille depuis quelque temps… Depuis quelque temps aussi il
subit, comme les précédentes victimes, les effets de l’arsenic… Je pose la
question : qui, à sa mort, héritera de sa fortune ?… C’est pourquoi
je vous ai demandé d’envoyer un commissaire chez le notaire, qui…
Le patron de l’auberge vint leur
demander des nouvelles du lapin et proposer un savoureux fromage des environs
d’Orléans.
— Suivez-moi bien, monsieur le
juge… La personne qui sera l’héritière de M. Mordaut sera presque fatalement
l’assassin…
« Émilie Duplantet meurt… À qui
cela profite-t-il en apparence ?… À M. Mordaut… C’est lui qui sera accusé
s’il y a une enquête… Mais, dans le cas contraire, à qui cela profite-t-il,
sinon à celui qui héritera de M. Mordaut ?…
« La femme de celui-ci meurt à
son tour… Donc, elle n’était pas coupable du premier crime… Elle faisait
simplement partie de la série…
« Et voilà le magot qui
grossit… C’est un peu ce que les joueurs appellent une martingale… Seulement,
celle-ci est une martingale à la mort…
« Solange Duplantet
arrive-t-elle au château ?… Son oncle est son héritier… Sa mort, à elle
aussi, grossira la fortune… Elle meurt…
— Cela paraît
invraisemblable ! soupira le juge d’instruction, qui se régalait de
fromage crémeux.
— Tous les crimes paraissent
invraisemblables à ceux qui ne sont pas des criminels… Où en
sommes-nous ?… Qui hérite, jusqu’ici ?… Mordaut… Après lui, son fils.
Et après son fils ?…
— Seul le testament peut nous
l’apprendre…
— En attendant, il faut encore
que j’éclaircisse un point… L’assassin avait nécessairement dans la maison une
assez forte provision d’arsenic… Je venais d’arriver… Je semblais mener
l’enquête activement…
— J’écoute…
— Et, moi, je réfléchis…
Mordaut, à midi, parle par hasard d’omelette au rhum… Quel meilleur moyen de
jeter les soupçons sur lui que d’empoisonner ce rhum ?… Quitte à dire par
la suite qu’on lui trouve une drôle d’odeur… Car je suis sûr que le rhum
n’aurait pas été versé dans l’omelette… Je vous en ai déjà parlé… Ainsi, voilà
l’arsenic hors des mains de celui qui le possédait…
« Si, par-dessus le marché,
Hector, qui a l’habitude de rôder autour de la cuisine, atteint qu’il est de
boulimie, pouvait…
« Croyez-moi, monsieur le juge…
La personne qui a commis tous ces assassinats…
— C’est ?
— Attendez… Voulez-vous que je
vous dise qui, à mon avis, est l’héritier de Mordaut ?… La Rose…
— Si bien que ?…
— N’allez pas si vite… Et
laissez-moi faire du roman, si je puis employer ce mot, jusqu’à ce que votre
commissaire revienne, avec des précisions… Souvenez-vous de ce que Rose m’a
rappelé tout à l’heure… J’ai ausculté toute la maison… N’ai-je donc rien
remarqué ?…
« Si J’ai fait une remarque
médicale… C’est qu’Ernestine n’est nullement ce qu’on appelle une vieille
fille ; c’est que tout, dans sa personne, fait plutôt penser à une femme,
dans toute l’acception du mot…
« Je jurerais que, tout jeune,
Mordaut en a fait sa maîtresse… Comme ceux qui n’ont pas de vie sociale, pas de
vie extérieure, la passion l’a pris tout entier… C’était l’homme qui ne vivait
que pour la sexualité…
« Les années ont passé… Il
s’est marié pour arranger quelque peu ses affaires, et Ernestine ne s’y est pas
opposée…
« Seulement, elle a tué sa
femme à petit feu, comme elle venait de tuer la tante dont la mort rapportait
de l’argent…
« Elle était, elle, plus que la
femme de Mordaut… Elle était son héritière… Elle savait que tout ce qu’il
posséderait un jour lui reviendrait, à elle…
« Je jurerais que c’est elle,
et non quelque agent d’assurances, qui a inspiré cette série d’assurances vie…
« Et elle a eu l’idée géniale
d’en faire prendre sur son propre nom, pour pouvoir se ranger un jour parmi les
victimes…
« Vous ne comprenez pas cela,
monsieur le juge ? C’est que vous ne vivez pas comme moi à la campagne,
que vous ne connaissez pas certains projets à longue portée…
« Elle vivra vieille… Peu
importe de perdre vingt ans, trente ans, avec Mordaut… Après, elle sera libre,
elle sera riche, elle aura la maison de ses rêves et elle vivra aussi vieille
que sa grand-mère…
« C’est pourquoi elle a si peur
de la maladie… Elle ne veut pas travailler pour rien…
« Il faut d’abord que le magot
soit assez rond…
« Émilie Duplantet… Mme
Mordaut… Solange Duplantet…
« Que risque-t-elle ? Ce
n’est pas elle qu’on soupçonnera, puisque ce n’est pas elle la bénéficiaire
apparente de ces meurtres…
« Personne ne sait qu’elle a
obtenu de son amant un testament faisant d’elle, faute d’héritiers directs, sa
légataire universelle…
« Elle tue sans danger…
« S’il y a du vilain, c’est lui
qui ira en prison et qui sera condamné…
« Elle ne commence à être
inquiète que le jour où elle sent l’influence de sa nièce qu’elle a, malgré
elle, introduite dans la maison…
« Car Rose est plus jeune et
plus fraîche… Et Mordaut…
— C’est dégoûtant !
Trancha le juge.
— C’est la vie, hélas ! Sa
passion pour Ernestine se reporte sur la nièce de celle-ci… Rose à un amoureux
ou un amant ?… Qu’importe !… Elle est un peu de la race de sa tante.
Elle attendra quelques années… Elle attendra l’héritage que le châtelain lui
promet… Elle n’a pas besoin de tuer, elle !… Soupçonne-t-elle ces
meurtres ?… Elle n’a qu’à les ignorer… C’est à elle que cela profite, car…
— Cela a été long, monsieur le
juge, soupira le commissaire, qui n’avait pas dîné et qui louchait vers les
reliefs du repas. La légataire universelle de M. Mordaut est, en dehors de la
part réservée au fils, Mlle Rose Saupiquet…
Les yeux du Petit Docteur
étincelaient.
— Il n’y a pas d’autre
testament ? Questionna le juge.
— Il y en a eu un autre
auparavant… La légataire était Mlle Ernestine Saupiquet… Ce testament a été
échangé voilà déjà près de huit ans…
— Mlle Ernestine le
savait ?
— Non… Ce changement a été fait
en secret…
Le Petit Docteur ricanait… Il est
vrai qu’il venait de boire plus d’une bouteille de vin blanc si sec qu’il avait
un peu le goût de pierre à fusil.
— Alors, monsieur le
juge ? Vous y êtes ? Ernestine ignorait le nouveau testament… Elle
était sûre, un jour ou l’autre, de profiter de ses crimes… Mais encore ne
fallait-il tuer Mordaut lui-même que quand il aurait amassé suffisamment…
— Et la Rose ?
— Légalement, elle n’est
sûrement pas complice… Je me demande cependant si elle n’avait pas deviné les
calculs de sa tante… Quoi de plus facile que de laisser faire celle-ci,
puisque, en réalité, c’était à elle et à son amant de l’infanterie coloniale
que cela profiterait un jour ?…
« Réfléchissez, juge…
Il devenait familier, comme toujours
quand il avait bu.
— Des intérêts sordides… Des
femelles capables de tout pour s’assurer la grosse somme… Et lui, l’idiot, le
malheureux, le passionné, lui, l’homme ne pouvant se passer de femmes dociles,
lui qu’elles étaient en fin de compte deux à asservir, tiraillé entre elles, ne
sachant plus où donner de la tête…
« Avouez qu’il y a des
individus, comme ce Mordaut, qui sont faits pour tenter les criminels…
On avait posé une nouvelle bouteille
sur la table, soi-disant pour le commissaire. Ce fut le Petit Docteur qui se
servit le premier et qui, après avoir fait claquer la langue, déclara :
— Savez-vous ce qui m’a mis la
puce à l’oreille ?… C’est quand Ernestine s’est portée garante de la vertu
de sa nièce… Car, en douter, c’était douter de la vertu de Mordaut… Et si je
doutais de celle-ci, j’en arrivais fatalement à soupçonner…
« Nous l’interrompons, en
somme, au milieu de son travail… Hector, qu’elle n’a tué que par hasard, pour
se débarrasser du poison et enfoncer Mordaut qui avait commandé devant moi
l’omelette au rhum…
« Restait ensuite la Rose…
« Puis Mordaut…
« Puis la belle maison claire à
la campagne et les quarante ans à vivre selon ses rêves…
Le Petit Docteur se servit à nouveau
et conclut :
— Car il y a encore des gens,
monsieur le juge, surtout en province, qui font des rêves à longue portée…
C’est pourquoi ils tiennent tellement à vivre vieux !
L’amoureux aux pantoufles 
I
D’un
monsieur qui a la manie d’acheter des pantoufles et d’un autre qui
s’intéresse au rayon des fouets
Il arrivait vers six heures et
quart, bedonnant, le front toujours humide, et il s’épongeait avec un mouchoir
de couleur en faisant une première fois le tour du rayon.
C’était dans un des grands magasins
des environs de l’Opéra. À cette heure-là, une marée humaine déferlait sur les
trottoirs, et les voitures, dans la rue, avançaient par petits bonds, à dix de
front.
Dans le grand magasin, les
ascenseurs fonctionnaient sans répit, chacun s’agitait, bousculait ses voisins,
exigeait d’être servi avant la fermeture.
Seul, cet homme placide, aux allures
de modeste retraité, ne partageait pas la fièvre générale et paraissait ignorer
que l’établissement fermait ses portes à six heures et demie.
Le rayon de pantoufles n’était pas
loin de la porte C. Il s’asseyait, et Gaby, la vendeuse, poussait un soupir
résigné.
— Qu’est-ce que ce sera
aujourd’hui ? Questionnait-elle en essayant de garder au moins les
apparences de la politesse commerciale.
C’était l’heure de se mettre de la
poudre et du rouge, et non l’heure d’essayer des pantoufles à un maniaque.
— Je voudrais un article
souple, dans les tons havane.
— Comme hier, alors ?
— Non… Celles d’hier ont une
semelle trop épaisse… Il y avait une semaine entière que cela durait, que les
choses se passaient chaque jour de la même manière. Le client regardait Gaby
avec beaucoup de douceur, comme un amoureux timide. Il retirait sa chaussure
gauche, tandis qu’elle apportait des boîtes.
— Ceci vous plaît ?
— C’est un peu clair… Vous
n’auriez pas plus foncé ?…
Et Gaby savait – ses amies
aussi – qu’il en serait ainsi jusqu’à la dernière minute. Il essaierait
dix, vingt paires de pantoufles avant d’en choisir une et, quand la sonnerie
retentirait enfin, il se dirigerait vers la caisse, son paquet sous le bras.
Gaby avait essayé d’un truc pour le
décourager. Sa copine Antoinette, de la maroquinerie, avait été chargée de
venir lui dire à voix haute, en présence du client aux pantoufles :
— Voilà ton fiancé qui passe…
Elle avait ajouté de son cru :
— Il est toujours aussi
jaloux ?
L’homme n’avait pas bronché. C’était
l’image de la placidité, de la patience, de la douceur.
Un autre truc, plus cruel, n’avait
pas donné davantage de résultat : Gaby n’avait pas hésité à lui essayer, à
grand renfort de chausse-pied, des pantoufles beaucoup trop petites, et il
s’était contenté de grimacer.
Allait-il continuer pendant des
semaines, pendant des mois, qui sait ? Pendant des années, à venir acheter
chaque jour une paire de pantoufles, et invariablement quelques instants avant
la fermeture ?
Gaby, maintenant, en avait les
larmes aux yeux. Elle regardait la place à laquelle s’installait, d’habitude,
son amoureux et elle expliquait au Petit Docteur :
— C’était avant-hier… Je ne
savais plus quelles pantoufles lui proposer… J’avais une cliente grincheuse qui
attendait avec un petit garçon… Je me suis baissée pour prendre des boîtes sous
ce comptoir… Sans lever la tête, j’ai saisi le pied de mon client… J’avais une
pantoufle bleue de l’autre main…
« Je ne sais pas pourquoi j’ai
eu une drôle de sensation… J’ai levé la tête… J’ai cru qu’il s’était endormi,
car il avait le menton sur sa poitrine…
« Je l’ai un peu secoué et j’ai
failli le recevoir sur le dos…
« Il était écroulé, tout mou,
comme un sac de sable… J’ai poussé un cri… Des gens sont accourus… L’inspecteur
a dit :
« — De l’air !… De
l’air !… C’est sans doute une crise cardiaque…
« Car nous voyons parfois des
accidents de ce genre…
« Mais non ! En lui
retirant son col et sa cravate, on a aperçu du sang sur sa chemise et on a
constaté qu’il avait reçu une balle dans la poitrine…
« Ici, monsieur, oui !… En
plein magasin !… En pleine foule !… Et personne n’a rien
entendu !
« Il était déjà mort que
j’essayais de lui passer une pantoufle ! J’en suis malade, au point que
j’ai demandé à changer de rayon… Chaque fois que j’aperçois cette chaise…
Quand le Petit Docteur était arrivé
à Paris, le matin même, le commissaire Lucas avait déjà terminé une première
enquête. Il avait conduit Dollent au second étage du magasin et s’était arrêté
au rayon des jouets.
Ce rayon était tout au bord de la
balustrade et on dominait une partie du rez-de-chaussée, entre autres le rayon
de pantoufles.
— C’est d’ici qu’on a tiré…
Vous voyez la chaise qu’occupait la victime… L’assassin était à cette place…
J’ai interrogé tous les vendeurs… Ils se souviennent d’un homme encore jeune
qui a rôdé assez longtemps autour du rayon… Un des vendeurs lui a demandé s’il
désirait quelque chose et il a répondu :
« J’attends ma femme…
« Il était environ six heures
et quart… L’inconnu paraissait s’intéresser aux panoplies… Il a pris en main
plusieurs modèles de pistolets genre Eurêka…
« Comprenez-vous, maintenant,
le mécanisme du crime ?… Il devait avoir en poche ou dans un paquet, ou
encore dans une serviette, un pistolet à air comprimé, en tout cas une arme de
haute précision, peut-être munie d’un silencieux…
« Pour tuer quelqu’un à cette
distance, un revolver, fût-il de fort calibre, ne suffit pas… Une carabine eût
été encombrante… Mais il y a des pistolets de tir qui tuent un homme à
cinquante mètres et davantage…
« L’assassin manie innocemment
des jouets d’enfant… C’est naturel à ce rayon… Il fait mine de viser et nul ne
s’en étonne…
« La sonnerie annonçant la
fermeture est puissante… À ce moment, le vacarme, dans le magasin, est à son
comble… Personne n’entend le léger bruit d’une arme à air comprimé ou d’un
pistolet à silencieux…
« La direction est affolée…
Elle veut que le possible et l’impossible soient faits pour découvrir le
coupable… C’est pourquoi elle nous a demandé si nous connaissions un détective
privé, capable de poursuivre son enquête parallèlement à celle de la Police judiciaire…
« J’ai donné votre adresse…
Vous voyez, docteur, que je ne suis pas jaloux de vos lauriers…
« Bonne chance !
Le directeur était jeune… Il
arpentait nerveusement son bureau, jetait parfois un coup d’œil pas trop
rassuré sur Jean Dollent, dont l’aspect était plutôt simplet. Pourquoi le Petit
Docteur, afin de donner confiance, ne se décidait-il pas une bonne fois à se
créer une originalité quelconque, à adopter un tic, une manie, à porter monocle
ou à fumer des cigarettes extraordinaires ? C’est tout juste si, avec ses
trente ans, sa petite taille et ses vêtements toujours un peu étroits, il
n’avait pas l’air d’un étudiant !
— Écoutez-moi bien… La police
paraît croire à un crime commis par un professionnel… Je le souhaite.
Cependant, je ne vois pas pourquoi un professionnel s’en est pris à ce pauvre
homme qui avait toutes les apparences d’un maniaque.
« Ce que je crains le plus,
voyez-vous, c’est un crime de fou… Vous savez sans doute que les grands
magasins, comme les rédactions de journaux et certains bâtiments publics, ont
le don d’attirer les fous…
« S’il en est ainsi, si c’est
un dément qui a tiré, du rayon des jouets, il est presque certain qu’il voudra
recommencer… Les fous agissent par séries…
« Or, malgré toutes les
précautions que nous pouvons prendre, il nous est difficile d’empêcher un tel
geste de se reproduire…
« Déjà le récit que les
journaux ont fait de cette affaire nous a porté un préjudice certain… Hier, la
vente, au rayon des pantoufles et aux rayons avoisinants, a été presque nulle,
et ce ne sont guère que des curieux qui ont défilé sans trop se rapprocher…
« Faites votre enquête… Je ne
connais pas vos méthodes… On prétend que vous n’en avez pas… Voici un carton
qui vous permettra de circuler à votre guise dans les magasins et d’interroger
les membres du personnel…
« Il me reste à vous mettre en
rapport avec Mlle Alice, de la bijouterie… Elle m’a fait, hier au soir, une
déclaration qu’elle vous répétera… Je me méfie des dépositions de femmes… Je
sais avec quelle facilité leur imagination travaille…
Il pressa un timbre.
— Faites entrer Mlle Alice.
C’était une grande fille pâle, de
celles qui, comme disait le directeur, ont facilement l’imagination vagabonde,
et elle devait lire bon nombre de romans ou se passionner pour les vedettes de cinéma.
— Voulez-vous répéter à
Monsieur…
Elle était troublée et elle fut un
bon moment à parler avec une volubilité extrême.
— Voilà… Quand j’ai vu la photo
dans les journaux… Car, quand la catastrophe est arrivée, c’était mon jour de
congé. Hier, j’ai vu la photographie du pauvre homme dans les journaux et je
l’ai tout de suite reconnu…Avant de s’en prendre à Gaby, c’est à moi que…
qu’il…
— Que voulez-vous dire ?
Il vous a fait des propositions ?
— Non… Mais pendant plusieurs
jours… Je pourrais retrouver le nombre de jours exact… Il est venu à mon rayon…
— À six heures et quart ?
— Entre cinq et six heures…
Cela arrive souvent que des clients viennent pour nous et nous nous en
apercevons tout de suite, car ils ne font que de petits achats sans importance…
Vous comprenez ?… Lui est venu avec une chaîne de montre… Il voulait un
porte-mousqueton… J’en ai essayé une dizaine et il a fini par en acheter un… Le
lendemain, il est revenu… Le porte-mousqueton n’était plus à la chaîne… Il m’a
déclaré qu’il l’avait cassé et je ne l’ai pas cru, car c’était un article
solide… Il a chipoté longtemps… Il ne se décidait pas… Il a fini encore une
fois par acheter…
— Et il est revenu le
lendemain ? Toujours à la même heure ?
— Oui… pendant quinze jours, il
est venu chaque après-midi et il m’a chaque fois acheté un porte-mousqueton…
— Dites-moi, mademoiselle
Alice, vous n’avez pas pensé que c’était un voleur de grands magasins comme,
paraît-il, il y en a tant ?
— J’y ai pensé… Aussi je l’ai
bien observé… J’ai même demandé à l’inspecteur de ne pas le perdre de vue
pendant que je le servirais…
— Et… ?
— Non !
— Dites-moi encore… Où se
trouve votre rayon…
— Eh bien ! Oui… C’est au
premier étage… Juste au-dessus du rayon des pantoufles… Et juste en dessous du
rayon des jouets d’enfants… Cela m’a frappée, hier, quand j’ai lu le journal…
J’ai demandé à être entendue par la direction…
Quelques instants plus tard, Mlle
Alice étant sortie, le directeur annonçait au Petit Docteur :
— Je me méfie, comme je vous
l’ai déjà dit… Néanmoins, j’ai signalé cette déposition à la police et je lui
ai demandé de faire une enquête discrète sur cette vendeuse… En effet, depuis
plusieurs semaines, des objets de valeur disparaissent de son rayon…
— C’est anormal ?
— Nous comptons sur un
pourcentage de vols qui est à peu près constant, sauf à la période des fêtes
où, bien entendu, les spécialistes ont la partie belle… Mais la valeur et le
nombre des objets dérobés ces derniers temps à la bijouterie sont
particulièrement élevés et…
C’était un peu effrayant, quand on
sortait, tout là-haut, du bureau du directeur, de se pencher sur cet immense
vaisseau, plus vaste que n’importe quelle cathédrale et d’où montait un
bourdonnement continu de foule. Par quel bout le Petit Docteur allait-il bien
pouvoir…
Il haussa les épaules, prit un
ascenseur, se trouva bientôt rue de la Chaussée-d’Antin et, froidement, comme
d’autres avalent une pilule ou un cachet d’aspirine, il vida deux verres de
fine.
Puis il se dirigea vers la rue
Notre-Dame-de-Lorette et chercha le 67. Il allait frapper à la loge de la
concierge quand, par le carreau, il aperçut le commissaire Lucas occupé à
interroger cette femme.
Car le mort était identifié. Il
s’appelait Justin Galmet, quarante-huit ans, sans profession, domicilié depuis
vingt ans rue Notre-Dame-de-Lorette.
II
Des
singuliers achats de l’homme aux pantoufles et de son passé non moins singulier
— Vous voulez la questionner
vous-même ? proposa Lucas, en ouvrant la porte de la loge. Sinon, vous
pouvez m’accompagner là-haut, dans l’appartement de Galmet…
Et là, on se trouvait dans le cadre
traditionnel du petit bourgeois parisien, plus exactement encore, du petit
bourgeois de Montmartre. L’immeuble était vieux, les peintures sombres, avec
des odeurs de cuisine filtrant de dessous toutes les portes, des voix, des cris
d’enfants, des relents de TSF.
Au quatrième sur la cour, un
logement de trois pièces, meublé de bons vieux meubles provinciaux, et, devant
la fenêtre, que flanquaient deux potées de géraniums, un canari dans une cage.
— Personne ne viendra nous
déranger, annonça Lucas. La concierge m’affirme que Justin Galmet ne recevait
jamais. C’était un célibataire endurci, en même temps que le plus ordonné des
hommes.
« Une fois par semaine, c’était
la concierge qui montait faire son ménage, « à fond », comme elle
dit, mais je crois qu’elle exagère un peu…
« Le reste du temps, Justin
Galmet faisait son lit lui-même, fricotait son petit déjeuner et son déjeuner,
sortait vers deux heures de l’après-midi et revenait vers neuf heures, presque
toujours chargé de paquets…
« Son dîner, il le prenait dans
un restaurant qui fait le coin de la rue Lepic et j’ai déjà téléphoné à ce
restaurant… On le connaissait… Il avait sa table réservée près de la fenêtre…
Il était assez gourmand… Il commandait volontiers des petits plats fins… Il
mangeait lentement, en lisant les journaux du soir, buvait son café, un verre
d’alcool, et s’en revenait tranquillement…
« Maintenant, une autre
nouvelle plus surprenante… Lucas prit son temps en guettant les impressions du
Petit Docteur.
— J’ai retrouvé dans nos
archives le nom de Justin Galmet… Il n’y figure pas comme criminel, mais comme
policier… Voilà vingt-cinq ans qu’il est entré chez nous… Il y est resté quatre
ans comme inspecteur… Puis il a donné sa démission en déclarant qu’il avait
fait un petit héritage et qu’il vivrait désormais en rentier…
« J’ai questionné certains des
nôtres qui l’ont connu… C’était déjà un garçon renfermé, solitaire… Il n’avait
aucun goût pour le travail, mais, par contre, il pouvait rester des heures à
siroter des demis, tout seul à une terrasse ensoleillée, et à cette époque,
déjà, il s’offrait de petits gueuletons…
« Le type, comme vous voyez, du
célibataire endurci…
« Voulez-vous, maintenant, que
nous examinions les lieux ?…
Dire que c’était propre serait
exagérer. Mais, étant donné que le locataire de cet appartement faisait presque
tout en personne, on aurait pu s’attendre à plus de désordre. Jean Dollent
commença par donner à manger et à boire au canari et la fenêtre ouverte
découvrit le décor familier des toits de Paris, que dorait le soleil.
Pendant ce temps, Lucas ouvrait une
vaste garde-robe ancienne et appelait son compagnon.
— Tenez ! Voici toutes ses
acquisitions qui n’ont même pas été déballées… Vous voulez m’aider à couper les
ficelles ?…
C’était un déballage
extravagant ! Non seulement on retrouvait les six paires de pantoufles,
mais des objets bien plus inattendus, des assiettes de faïence, des coupons de
soie artificielle, des brosses à dents, des peignes, des flacons de lotion capillaire ;
un paquet ne contenait que des pipes, alors que la concierge affirmait que son
locataire ne fumait pas.
Sur la plupart des objets,
l’étiquette était restée.
— Qu’est-ce que, vous en
pensez, docteur ?
— Je pense que ce n’est pas là
le produit de menus vols… D’abord, rien n’a assez de valeur pour excuser des
larcins… Ensuite, je remarque que tous ces objets sont emballés avec soin, dans
le papier des magasins d’où ils proviennent, et certains ont encore la fiche de
contrôle passée dans la ficelle…
— Vous croyez donc que notre
Justin était un maniaque amoureux des vendeuses et que, pour les approcher, il
se contraignait à ces achats ? Remarquez qu’à la longue cela devait
devenir onéreux… Rien que les pantoufles représentent en moyenne cinquante à soixante
francs par jour… Or, notre homme était loin de mener un grand train de vie…
Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ?
« N’allez surtout pas vous
gonfler de vanité… Maintenant, je connais vos méthodes… Je sais ce que vous
pouvez faire mieux que nous et ce que nous pouvons faire mieux que vous… Eh
bien ! C’est une affaire pour vous…
« Nous sommes en dehors de la
vie normale… Justin Galmet ne correspond en rien aux victimes dont nous avons
l’habitude de nous occuper…
« Quant à son assassin, il
m’effraie par la calme audace de son geste, par l’assurance que celui-ci
révèle…
Au lieu de remercier du compliment,
le Petit Docteur soupira.
— Vous n’êtes pas
enthousiaste ?
Et lui, lugubre :
— Jamais avant que j’aie
découvert ma vérité première… Or, j’ai beau chercher…
— Si vous avez besoin de moi…
— J’aimerais seulement que vous
fassiez vérifier si, dans les magasins d’où proviennent ces articles, Justin
Galmet est invariablement revenu plusieurs jours de suite, et toujours en
s’adressant à la même vendeuse…
Heureusement qu’il n’avait pas le
sentiment du ridicule. Peu lui importait que les vendeuses des rayons voisins,
alertées sans doute, oubliassent leurs propres clients pour le regarder de loin
en se poussant du coude, certaines en se retenant avec peine de pouffer.
Pour tout dire, il avait fort bien
déjeuné et, depuis lors, après le café et le pousse-café, il s’était encore
offert quelques apéritifs en prévision du repas suivant.
Qu’est-ce qu’on lui demandait de
faire, en somme ? Un homme était mort, dont personne ne savait rien.
Impossible de trouver un individu plus terne et plus mystérieux à la fois que
Justin Galmet.
Pas un ami ! Pas une
relation ! Il semblait vivre dans la plus olympienne des solitudes !
Et pourtant quelqu’un l’avait tué.
Donc, quelqu’un avait eu intérêt à le tuer !
Une seule base solide, comme disait
le Petit Docteur. Régulièrement, dans des magasins différents, Justin Galmet
achetait chaque jour, à la même heure, à la même vendeuse, un objet quelconque,
dont, ensuite, il ne savait que faire et qu’il enfouissait tout emballé dans
son immense garde-robe et dans les placards de son logement.
Six heures et quart. Et Dollent
était là, sur la chaise habituelle du mort. Il avait retiré son soulier gauche.
Il avait recommandé à Gaby, qui était si émue qu’elle en avait les mouvements
maladroits :
— Vous ferez exactement comme
avec votre client…
— Je vous essaie des
pantoufles ?
— Essayez-moi des pantoufles… À
la même cadence qu’à lui…
Avec un pauvre sourire, elle
risqua :
— Je dois vous faire mal
aussi ?
Voyons… Qu’est-ce qu’il découvrait
de sa place ?… En regardant en l’air, il voyait une partie du rayon de la
bijouterie au premier étage… Et Alice, qui l’avait reconnu, venait de temps en
temps le regarder par-dessus la rampe…
Juste au-dessus, les jouets et,
parmi ceux-ci, une belle panoplie avec deux pistolets… Mais ceux-là n’étaient
pas dangereux, puisqu’ils ne tiraient que des flèches !…
Plus haut, faute de recul, on
n’apercevait que les rampes dorées des autres étages…
— Tiens ! Il y a de la musique…
remarqua le Petit Docteur qui, au même moment, fit la grimace parce qu’on lui
essayait une pantoufle trop petite. Dites donc… Il y a toujours de la
musique ?…
— Ne m’en parlez pas !…
C’est la chose à laquelle il est le plus difficile de s’habituer… Le pick-up
marche du matin au soir… Encore quand ce sont des musiques douces !… Mais,
à cette heure-ci, pour encourager les clients à se presser, on ne joue que des
marches et des pas redoublés… Il faut que je continue ?…
Rez-de-chaussée… Devant lui, un rayon
de soldes… Il apprit que la marchandise changeait chaque semaine… Cela
s’appelait « occasion de la semaine »…
À gauche, une caisse, surmontée du
numéro 89…
Puis, tout de suite derrière, une
porte dorée, le trottoir noir de monde…
Il commença une question :
— Pourquoi y a-t-il plus de
foule à cet endroit que… Mais il trouva la réponse en distinguant l’entrée d’un
métro…
— Je vous en ai déjà essayé six
paires…
— Et à lui ?
— Parfois sept… Une fois neuf…
— Cela dépendait de quoi ?
— Je ne sais pas…
Car cela ne dépendait pas de la
pantoufle, puisque Justin Galmet ne les portait pas, ne les déballait même
pas !
Une pensée le fit sourire… Il venait
de baisser les yeux… Est-ce que ?… Mais non ! On ne tue pas un homme
pour cela !… Et c’était supposer à la victime bien de la candeur… Évidemment
qu’en se penchant pour essayer les pantoufles, Gaby, sans le vouloir, écartait
un peu l’échancrure de son corsage, ce qui permettait au regard de découvrir la
naissance des seins…
Mais avant de venir aux pantoufles,
Justin était allé à la bijouterie, et là Alice n’avait aucune raison de se
pencher… Ailleurs, il avait acheté d’autres objets…
— Il faut vous décider… fit
soudain la vendeuse. On sonne…
Et, en effet, une sonnerie puissante
remplissait l’immense nef de ses impérieuses vibrations. Des gens se
précipitaient vers les sorties, les vendeurs et les vendeuses s’affairaient,
les inspecteurs en jaquette, en courant comme des chiens de berger,
répétaient :
— Allons ! Pressons,
messieurs dames…
À la caisse 89, on réglait les derniers
achats. La caissière lâchait un instant une grosse enveloppe jaune pour
encaisser quelques francs…
— Vous prenez celles-ci ?
— Celles-là ou d’autres…
Il voulait pousser l’expérience
jusqu’au bout.
… se mettre dans la peau de…
Et la question était lancinante.
Qu’est-ce que Justin Galmet, lui qui n’était plus là pour répondre, regardait
les jours précédents ?
On lui remettait sa chaussure
gauche. Gaby lui disait :
— Par ici…
Il était sur le point de demander
pourquoi elle l’entraînait du côté contraire à la sortie, mais il comprit. La
caissière du 89 sortait de son box, l’enveloppe jaune à la main. Au-dessus de
la caisse, un écriteau portait le mot « Fermé ».
— Par ici… Il n’y a plus que la
caisse principale…
Le Petit Docteur avait le regard
aigu et il suivait avec peine sa vendeuse à travers la foule qu’il prenait à
rebrousse-poil.
— Trente-huit quatre-vingt-dix…
Il se retourna. Il essaya de voir
encore. Il lui sembla qu’il reconnaissait, se dirigeant vers un ascenseur, la
caissière du 89 qui portait toujours son enveloppe jaune.
On lui poussait un petit paquet dans
la main. Gaby le regardait avec l’air de lui demander s’il avait découvert
quelque chose. Il haussa les épaules, dut fouiller ses poches pour trouver les
quatre-vingt-dix centimes d’appoint.
— Vous reviendrez demain ?
Questionna Gaby surexcitée.
— Peut-être… Oui…
Dehors, il fut tellement embarrassé
des pantoufles qu’il profita de la foule, se baissa et abandonna le paquet au
bord du trottoir.
— Allô ! C’est vous,
docteur ?… Ici, Lucas… Nous avons retrouvé le compte en banque de notre
homme… C’était tout bonnement à la succursale de son quartier du Crédit
Lyonnais… D’une façon générale, il y versait environ cinq cents francs par
semaine… À part, à de longs intervalles, des versements de plusieurs milliers
de francs… Mais il n’y en a eu qu’une dizaine en vingt ans… Allô ! Vous
êtes toujours à l’appareil ?
— Continuez…
Depuis trois mois, les versements
ont été plus élevés… Vingt mille francs la semaine dernière… Douze mille la
semaine précédente… Sept ou huit mille la semaine d’avant, je n’ai pas le
chiffre sous les yeux… Les mois précédents, des quatre et des cinq mille par
semaine…
— Dites donc ! Il me
semble que cela représente un joli magot ?
— Cela représente surtout une
forte disproportion…
En vingt ans, à peine deux cent
mille francs… Car il y a eu des retraits.
« Par contre, près de cent
cinquante mille francs en trois mois…
« Ce n’est pas tout… Un quidam
vient de se présenter à la PJ… C’est un marchand de biens… Il y a une dizaine
de jours, il a reçu, dans son officine du faubourg Saint-Martin, la visite de
Justin Galmet qui lui a demandé s’il avait une petite maison à vendre à la
campagne, autant que possible sur les bords de la Loire…
« Ils étaient en pourparlers
pour une jolie maison de deux cent mille francs dans les environs de Cléry… Les
actes devaient être signés la semaine prochaine…
— Justin Galmet a visité ?
— Oui… Mardi dernier… Il est
allé là-bas en taxi… Notez que cela représente une assez forte dépense… Il
était accompagné d’une très jeune femme… Elle examinait les lieux comme si elle
devait les habiter…
— Vous gardez la surprise pour
la fin ?
— Comment avez-vous
deviné ?
— Peu importe… Allez-y…
Gaby ?…
— Vous brûlez… C’est encore
beaucoup plus inattendu… Néanmoins, j’ai une certitude… Pendant que vous filiez
avec votre paquet, tout à l’heure, j’étais à la sortie du personnel avec mon
marchand de biens… Il n’a pas hésité, d’autant plus qu’il avait déjà reconnu de
loin le manteau couleur moutarde…
— J’écoute !
— Mlle Alice… Celle de la
bijouterie… Écoutez, docteur… Je ne voudrais pas vous faire de peine, ni vous
décevoir… Mais je commence à croire que, contrairement à ce que je vous ai
déclaré ce matin, c’est une affaire pour nous plutôt que pour vous… Du fait que
cette Alice était… Vous comprenez ?… Vous verrez que nous allons nous
trouver en face d’un policier qui s’est mis voleur… Allô !… Vous ne
répondez pas ?… Vous êtes vexé ?…
— Moi ?…
— Dites quelque chose,
sacrebleu ! Je suis encore au bureau. Voulez-vous, avant de vous mettre au
lit, venir boire un glass avec moi ?
— Non !
— Furieux ?
— Non !
C’était Lucas qui ne savait plus que
dire et qui, bonhomme, craignait d’avoir humilié le Petit Docteur.
— Allons ! Vous vous
rattraperez une autre fois… Voulez-vous vous amuser ?… Demain, à neuf
heures, j’ai convoqué la dénommée Alice… Je ne sais pas encore s’il sera
nécessaire de la bousculer, mais je pense que cela sera intéressant…
— Bonsoir…
— Vous y serez ?
— Peut-être ! Bonsoir…
J’ai sommeil…
Et c’était vrai car, comme il lui
arrivait chaque fois qu’il se plongeait dans une enquête, le Petit Docteur
avait bu avec exagération.
III
Où
l’histoire de Mlle Alice et de ses petits frères devient si touchante que le
commissaire Lucas feint de se moucher
Pur hasard qui fit monter le Petit Docteur
dans le wagon de métro où Mlle Alice avait déjà pris place ! C’était
l’heure de l’ouverture des magasins et des banques. Le wagon était bondé, et la
jeune fille ne vit pas le docteur, qui put l’observer à loisir.
« Je serais curieux, se
disait-il, de savoir ce que peut penser une jeune fille comme elle qui a menti
à la police et qui est soudain convoquée au Quai des Orfèvres…»
Cela ne devait pas être rose, en
tout cas ! Contrairement à sa collègue Gaby, qui était assez pétillante,
Alice était plutôt du genre mélancolique, de ces filles qui ne sont pas plus
laides que d’autres, qu’on trouve même bien si on les examine en détail, mais
qui prennent la vie au sérieux et qui en deviennent embêtantes.
Ce matin-là, elle avait les yeux
rouges. Elle était capable, avec un caractère comme le sien, d’avoir pleuré
toute la nuit. Aussi avait-elle mis sa poudre de travers, par plaques, et ses
cheveux étaient-ils mal coiffés.
Elle habitait un petit logement du
côté de la rue Lamarck. Avait-elle pris la peine de s’arrêter dans un bar pour
avaler une tasse de café et un croissant ?
— Je ne vais tout de même pas
m’attendrir… grommela le Petit Docteur en quittant le métro au Pont-Neuf.
Le temps était magnifique. On aurait
voulu que le matin durât toujours, avec le même soleil mousseux comme du
champagne et ce fin brouillard qui montait de la Seine. Alice marchait vite,
sans se retourner. Devant le portail lugubre de la PJ, elle eut une hésitation,
s’approcha de l’agent et finit par s’engager dans l’escalier poussiéreux.
Dollent la revit là-haut dans la
salle d’attente vitrée et il entra chez Lucas qui l’attendait.
— Dites donc, commissaire, vous
m’avez parlé hier de la bousculer… Ne soyez pas trop méchant avec elle,
voulez-vous ? Elle paraît déjà si abattue…
— Faites entrer la jeune fille
qui attend ! lança Lucas de sa plus grosse voix.
Il était de bonne humeur, ce
matin-là. Tout le printemps de la terre entrait par ses fenêtres larges
ouvertes et, chose rare, il avait mis une cravate de fantaisie, bleue à petits
pois blancs. S’il jouait les croquemitaines, c’était néanmoins avec une
étincelle de gaieté dans le regard.
— Asseyez-vous, mademoiselle
Alice… Je ne vous cache pas que votre cas est grave, très grave, et que ce que
vous avez fait pourrait vous coûter cher…
Déjà, les yeux se remplissaient
d’une eau fluide… La jeune fille tapotait ses paupières de son mouchoir roulé
en boule…
— Hier, lorsque vous avez été
interrogée, vous n’avez pas tout dit à la police… En réalité, vous avez fait un
faux témoignage, ce qui tombe sous le coup de l’article… l’article… enfin je ne
sais plus quel article du code…
— Je… je pensais…
— Qu’est-ce que vous
pensiez ?
— Qu’on ne découvrirait jamais
nos… nos relations… J’ai été tellement bouleversée par ce terrible événement…
— Depuis quand connaissiez-vous
Justin Galmet ?
— Depuis… depuis trois semaines
environ…
— Et cependant vous étiez déjà
sa maîtresse ?
— Oh ! Non, monsieur le
commissaire… Ça, je le jure sur la tête de mes petits frères…
— La tête de…
— De mes petits frères… Il faut
vous dire que je suis orpheline avec deux petits frères… Ils vont encore tous
les deux à l’école… Le plus petit est à la maternelle…
— Je ne vois pas le rapport qui
existe entre vos petits frères et Justin Galmet…
— Vous allez comprendre… Si ce
n’était que de moi, je ne l’aurais certainement pas écouté… Ce n’était pas un
homme de mon âge et il ne correspondait pas tout à fait à mes goûts…
— Pardon ! Commençons par
le commencement… C’est au magasin que vous avez connu Galmet ?
— Au rayon, oui… Il venait
chaque jour m’acheter un porte-mousqueton pour sa chaîne de montre… Il était
très respectueux… S’il n’avait pas été respectueux, je ne l’aurais même pas
écouté… Maintenant, je ne sais plus, mais je suis sûre que c’était un homme
sérieux…
« Le troisième ou le quatrième jour,
il m’a demandé comme ça, d’une voix timide :
— Mademoiselle, est-ce que vous
êtes libre ?
« Et je lui ai répondu que
j’avais mes deux petits frères, qu’à cause d’eux je ne pourrais sans doute
jamais me marier…
Le Petit Docteur observa le
commissaire qui, malgré lui, prenait un air bonhomme et qui eut de la peine à
faire sa grosse voix.
— Bref, le troisième ou le
quatrième jour, cet homme que vous ne connaissiez ni d’Ève ni d’Adam vous a
fait des propositions ?…
— C’est difficile à expliquer…
Il n’était pas comme les autres… Il était très doux… Il m’a avoué qu’il était
seul dans la vie, qu’il avait toujours été seul…
— Tout en essayant des
porte-mousquetons ?
— Non ! Il m’a invitée à
déjeuner avec lui dans un petit restaurant de la chaussée d’Antin… Il m’a
confié que sa vie allait changer, qu’il était sur le point de faire un
héritage…
Vif regard entre le commissaire et
Jean Dollent. Décidément, Justin Galmet avait la manie des héritages !
N’était-ce pas déjà ce qu’il avait annoncé jadis quand il avait quitté la
Police judiciaire ?
— Il voulait se fixer à la
campagne, de préférence sur les bords de la Loire… Il m’a demandé si, au cas où
la maison me plairait, je consentirais à l’épouser… Et tout de suite il a
ajouté que mes petits frères vivraient avec nous, qu’il serait content d’avoir
d’un seul coup une famille, qu’il se chargeait de leur donner une bonne
instruction…
Elle pleurait et on ne savait plus
si c’était de peur, ou de chagrin, ou d’attendrissement.
— Voilà l’homme que
c’était ! J’ai demandé un jour de congé pour aller avec lui voir la maison
de Cléry… En chemin, il a continué à être respectueux…
« — Dans quelques jours,
m’a-t-il annoncé, rien ne me retiendra plus à Paris… Nous ferons publier
aussitôt les bans…
— Dites donc, mademoiselle
Alice… Cela ne vous a pas paru bizarre de voir soudain votre amoureux, plutôt
votre fiancé, délaisser votre rayon pour fréquenter le rayon des pantoufles et
faire la cour à votre copine Gaby ?
— Le premier jour, oui, parce
qu’il ne m’avait pas prévenue…
— Et après ?
— Il m’a juré qu’il ne
s’intéressait pas à Gaby, qu’il ne pouvait rien me dire, mais que je devais
avoir confiance… D’ailleurs, de ma place, je pouvais les surveiller…
— De sorte que cela vous a paru
naturel de…
— Il ne m’avait jamais parlé de
sa profession, mais, pour vous dire la vérité, je pensais que… qu’il était…
— Qu’il était quoi ?
— Qu’il appartenait à la
police… Au magasin, nous en voyons beaucoup, à cause des vols… Quand j’ai
compris qu’il était mort, je… j’ai tout de suite pensé à mes petits frères… Je
leur avais déjà annoncé que nous allions vivre à la campagne…
Est-ce que Lucas avait vraiment
besoin de se moucher ? Toujours est-il qu’il le fit.
— Vous êtes certaine que cette
fois vous avez dit toute la vérité ?
— Je crois… Je ne me souviens de
rien d’autre…
— Votre fiancé n’a jamais rien
prononcé qui pût vous éclairer sur sa personnalité ?
— Il était très respectueux,
très doux…
C’était un leitmotiv.
— Malgré la différence d’âge,
je sentais que je ne serais pas malheureuse avec lui…
Et le Petit Docteur pensa :
« Elle va encore nous parler de ses petits frères…»
Mais il n’en fut rien, car Lucas
l’interrompait.
— Vous pouvez aller,
mademoiselle… Si j’ai encore besoin de vous, je vous convoquerai…
— Et on ne me fera pas
d’ennuis ?
Elle ne pouvait pas croire que
c’était déjà fini, qu’elle était libre, qu’elle allait quitter cette maison
impressionnante où elle était entrée en tremblant !
— Merci, monsieur le
commissaire… Je ne sais comment vous remercier… Si vous saviez comme… comme…
— C’est cela !… Au revoir…
Il la poussait dehors et, quand il
se retourna, la porte refermée, il y avait sur son visage un peu plus d’émotion
qu’il n’eût voulu.
— Je n’ai pas été trop
féroce ? demanda-t-il en plaisantant au Petit Docteur.
— J’étais en train de songer à
ce que les mêmes faits, les même événements peuvent prendre un visage différent
selon qu’on les voit d’un côté ou de l’autre du décor… C’est un peu comme au
théâtre… D’un côté, le spectateur qui croit à l’action qui se déroule sous ses
yeux… De l’autre côté, les machinistes, les acteurs qui ajustent leur perruque…
Ainsi, pour cette fille, la mort de Justin Galmet représente tant de
choses !… Pour vous, pour moi, c’est un petit mystère excitant, un
problème à résoudre… Que pensez-vous du bonhomme ?
Lucas ne put que hausser les
épaules. Tout cela était tellement inattendu !
La veille, Justin Galmet n’était
qu’un de ces personnages mystérieux comme on en rencontre tant d’échantillons
dans les grandes villes.
Et voilà qu’il devenait presque
émouvant, attendrissant tout au moins.
Comptait-il vraiment épouser
l’honnête Mlle Alice et l’emmener à la campagne avec ses petits frères ?
Si oui, pourquoi une balle
était-elle venue anéantir ces projets au moment où ils allaient se
réaliser ?
Car il l’avait dit : Dans
quelques jours, rien ne me retiendra plus à Paris…
Quelques jours… Pas quelques
semaines, mais quelques jours, alors qu’il y était depuis tant d’années…
— … le retenait à Paris,
martela le Petit Docteur à mi-voix, comme s’il eût voulu découvrir tous les
sens possibles de ces simples mots.
Voilà ! C’était simple !
Il n’y avait pas dix questions, pas trois, pas deux, il n’y en avait qu’une,
bébête, en apparence, à force de banalité : Qu’est-ce qui retenait pendant
quelques jours encore Justin Galmet à Paris ?
Cela découvert, le reste irait tout
seul !
— Où allez-vous ?
Questionna le commissaire Lucas en allumant sa pipe et en s’asseyant à son
bureau.
— Boire un verre… Savez-vous,
commissaire, pourquoi il existe des ivrognes ?
— Heu… non… Je pense que…
— Vous pensez sûrement de
travers… Il existe des ivrognes uniquement parce que le seul remède à la gueule
de bois, c’est de boire à nouveau… Vous voyez d’ici l’engrenage !…
On ne pouvait savoir s’il parlait
sérieusement ou s’il plaisantait. Il sortit. Il sifflotait. Il avait l’air,
dans les rues de Paris, d’un homme qui n’a d’autre souci que d’aspirer la vie
par tous les pores et nul n’aurait deviné qu’une question le poursuivait,
obsédante comme une grosse mouche un jour d’orage :
Qu’est-ce qui pouvait le retenir à
Paris quelques jours encore ?
Et soudain il se précipita vers le
grand magasin où Gaby et Alice étaient à leur rayon, l’une de pantoufles,
l’autre de bijouterie.
— Je m’excuse de vous déranger
à nouveau, mademoiselle Alice… Je suis, moi aussi, un homme très respectueux et
très doux… C’est pourquoi je me permets de vous inviter à déjeuner dans un
petit restaurant de la chaussée d’Antin… À quelle heure sortez-vous ?
— À midi et demi…
— Eh bien ! Je vous
attendrai devant la bouche du métro…
IV
Où le
Petit Docteur, après avoir bien déjeuné, s’informe tout à coup de la
date et se précipite chez le commissaire
— Ne craignez pas,
mademoiselle, de prendre des plats avec « supplément »… Je puis vous
affirmer que c’est votre directeur qui paie…
Il avait choisi un petit restaurant
à prix fixe et autour d’eux il y avait surtout des employés et des vendeuses
des grands magasins du quartier.
Alice n’était pas encore tout à fait
rassurée, mais la pétulance de son compagnon, qui était d’humeur d’autant plus
enjouée qu’il avait pris trois apéritifs en l’attendant, amenait parfois un
léger sourire sur ses lèvres.
— Mangez à votre aise… Que
diriez-vous d’une coquille de homard ?… Vous n’aimez pas le homard ?
— Il me donne de l’urticaire,
avoua-t-elle naïvement.
Par contre, ce qu’elle hésitait
depuis quelques instants à commander – un voisin en mangeait et elle en
respirait le fumet – c’étaient des tripes à la mode de Caen.
— Vous aimez les tripes ?
Cela tombe bien ! Moi aussi ! Garçon ! Deux tripes…
Il y a de ces jours où on dirait que
le ciel est lavé, pur à jamais, et ces jours-là l’air est léger, Paris sourit
comme une jeune fille, les couleurs éclatent, tout est beau, tout est bon.
Pouvait-on croire, tandis qu’on
était installé là, dans le restaurant pimpant, que quelqu’un était allé au
rayon des jouets, cachant un pistolet qui n’était malheureusement pas un jeu
d’enfant, avait visé, avait pressé la gâchette…
— Écoutez, mademoiselle Alice…
Il faut que vous ne vous énerviez pas, que vous réfléchissiez calmement, que
vous retrouviez certains détails, voire des détails qui vous paraissent n’avoir
pas d’importance…
« Par exemple, la dernière fois
que Justin Galmet est allé à votre rayon…
Au nom de Galmet, elle s’attristait,
et il s’en voulait de lui gâcher le plaisir de déguster des tripes.
— C’était un samedi…
murmura-t-elle, l’air réfléchi. Je m’en souviens parce que le samedi est un
jour de presse…
— Vous avez beaucoup plus de
clients le samedi que les autres jours ?
— Plus du double… Le soir, nous
ne sentons plus nos jambes et nos reins…
— Donc, vous êtes sûre que
c’était un samedi… Justin Galmet était-il assis ?
— À notre rayon, c’est rare que
les gens s’assoient… Parfois une cliente qui se fait montrer beaucoup
d’articles… Lui ne s’asseyait jamais…
— Donc, de sa place, il pouvait
voir en bas…
— Il voyait le rayon de
pantoufles, les soldes de la semaine, la caisse 89 et la sortie… C’est ce que
j’ai sous les yeux toute la journée…
— Ne vous pressez pas de
répondre… Ce samedi-là, n’a-t-il pas eu un léger mouvement de surprise, comme quand
on aperçoit dans la foule un visage de connaissance ?
Elle resta immobile, les yeux grands
ouverts.
— Je ne sais pas…
murmura-t-elle enfin. Mais il y a un détail… Il ne m’a pas acheté de
porte-mousqueton…
— Il ne vous a pas acheté de
porte-mousqueton !… Et vous ne le disiez pas !… Autrement dit, il
vous a quittée assez précipitamment ?
— Oui… Il est descendu…
— Rien d’autre ne vous a
frappée ce jour-là ?
On aurait cru qu’il voulait
l’hypnotiser, la forcer à se souvenir, et il arrivait réellement à ce résultat.
— J’avais beaucoup de monde…
Pendant un quart d’heure au moins, je n’ai plus pensé à lui… Puis, en
conduisant une cliente à la caisse, j’ai jeté un coup d’œil en bas… J’ai été
étonnée de constater qu’il n’avait pas quitté le magasin…
— Où était-il ?
— Il était debout, non loin de
Gaby…
— C’est tout ?
— Je vous répète que j’étais
très bousculée… En plus, à cause de ces histoires de vols, je surveillais
attentivement mon rayon… Mais je suis presque sûre que je l’ai revu une seconde
fois, longtemps après… Je ne voudrais pas que vous vous basiez sur ce que je
vais vous dire… D’ailleurs, quand on voit les gens d’en haut, serrés les uns
contre les autres, avec certains qui jouent des coudes, il est difficile de se
rendre compte… Cependant, il me semble qu’il parlait à un homme…
— Vous ne pourriez pas le
décrire ?
— Non… Il portait un chapeau
gris… Après, je ne l’ai plus vu, que le lundi, au rayon de Gaby… Le lendemain à
midi, il m’attendait à la sortie… Je ne voulais plus lui adresser la parole…
C’est alors qu’il m’a demandé de ne pas m’occuper de ce qu’il faisait… Il m’a
promis de tout m’expliquer un jour… J’ai fini par me laisser convaincre et nous
sommes venus manger ici… À cette place, tenez !… À gauche de la porte…
Deux jours après, il m’emmenait voir la maison de Cléry… Il était très heureux…
Il était pressé d’y être… Qu’est-ce que vous avez ?
Le Petit Docteur était devenu si
grave, les sourcils froncés, le regard si fixe, qu’elle se demanda ce qu’il
avait découvert. Mais lui questionnait soudain :
— Quel jour sommes-nous ?
— Samedi…
Il sursauta, regarda les assiettes
comme un homme qui a hâte de voir le repas s’achever.
— Vous prendrez du
dessert ? Questionna-t-il.
Elle n’osa pas dire oui. Il appelait
le garçon.
— L’addition !… En
vitesse !…
Il ne se donnait pas la peine de
reconduire son invitée jusqu’à la porte du magasin. Il sautait dans un taxi.
— Quai des Orfèvres… À la PJ,
oui… Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ?…
V
Où le
Petit Docteur se prend au sérieux et fait de la haute stratégie tandis
que Lucas n’est nullement rassuré
— Déjà vous ? s’étonna le
commissaire Lucas qui, à côté du bondissant Petit Docteur, était comme la
statue définitive de l’impassibilité…
— Déjà moi, oui… D’abord un
renseignement… Pouvez-vous me dire de quel ordre de grandeur sont les vols dans
les grands magasins ?…
— C’est d’autant plus facile
que ces magasins tiennent à jour des statistiques précises… Précises et
effarantes… Tenez-vous bien ! Un seul de ces magasins, qui se trouve sur
la rive gauche, calcule qu’en moyenne le montant des vols commis chez lui est
d’environ un million par an…
« Les autres sont à peu près
dans le même cas, ce qui explique que ces maisons entretiennent de véritables
armées de surveillants.
— Tous ces vols sont commis par
des spécialistes ?
— Oui et non… Il y a d’abord le
menu fretin… Des femmes ou des jeunes filles qui ne peuvent s’offrir ce
qu’elles désirent et qui s’emparent de petits objets, surtout des coupons de
tissus…
« Puis la grosse infanterie, si
je puis dire… Des femmes encore, parce que cela leur est plus facile de cacher
leur butin… Elles ont généralement un cabas, ou des vêtements truqués… On en a
arrêté une qui feignait d’être enceinte et qui, sous son manteau, avait comme
une poche kangourou qu’elle ne manquait pas de remplir…
« Celles-là travaillent le plus
souvent par deux, car il en faut une qui occupe la vendeuse pendant que l’autre
opère.
« Nous les connaissons presque
toutes… Mais elles sont si habiles qu’il est très difficile de les prendre sur
le fait… Elles connaissent nos inspecteurs… Elles connaissent les détectives
privés des magasins… Dès qu’elles les aperçoivent, elles se faufilent dans la
foule comme des anguilles et il serait impossible de les attraper sans
provoquer un scandale.
« Or, la règle est d’éviter le
scandale coûte que coûte…
— Il n’y a pas de plus gros
gibier ?
Lucas parut ennuyé, avoua :
— Il y en a, c’est sûr…
Certains vols sont trop audacieux et trop intelligemment combinés pour être
commis par de vulgaires voleuses… Hélas ! Nous n’avons pas encore mis la
main sur ces oiseaux-là…
— Des bandes organisées ?
— Je n’en sais rien… J’ai envie
de vous répondre oui, mais je n’en ai aucune preuve…
— Il y a eu de nombreux vols de
ce genre pendant les derniers mois ?
— Comme d’habitude, je pense…
Du moins si on s’en tient aux grands magasins proprements dits…
Rêveur, il jouait avec son
coupe-papier, et le Petit Docteur attendait sagement. Il fut récompensé, car
Lucas ne tarda pas à soupirer :
— Ce qui serait devenu plus
fréquent, ce sont d’autres vols… Dans des magasins aussi, mais plutôt dans des
magasins de luxe et surtout dans les bijouteries… Un client qui ramasse soudain
tout un lot de joyaux et qui se précipite dehors où une auto l’attend et
démarre aussitôt… Vous avez lu ça dans les journaux… Cela paraît presque
impossible à réussir et pourtant cela réussit à tout coup…
« C’est d’ailleurs
psychologique… Les bandits comptent sur l’effet de surprise… Le commerçant,
occupé vers d’autres clients – certains sont peut-être des
complices ? – en a pour quelques secondes à reprendre son sang-froid
et à donner l’alarme…
« Dehors, il en est de même…
Cela se passe dans des rues très fréquentées… Une auto démarre… Des secondes
passent avant que des cris donnent l’alerte et l’auto est déjà loin, les gens
en sont toujours à se bousculer et à se gêner les uns les autres que les
voleurs sont à l’abri… Qu’est-ce que vous avez à sourire ?
— Moi ?… fit candidement
le Petit Docteur. Je souris ?
— On dirait que cela vous
amuse…
— Pourquoi pas ?… Au fait,
combien d’hommes pourriez-vous me prêter ce soir ?… Un instant ! Je
ne veux pas d’inspecteurs trop connus… Vous comprenez ?… Des hommes
capables de passer inaperçus dans la foule…
— Cela dépend de ce que vous
voulez faire…
— Peut-être rien… Peut-être
beaucoup… Cela dépend d’une seule chose : est-ce que mon raisonnement se
tient ?… S’il se tient, s’il n’a pas une paille, pas une fissure…
— Eh bien ?
— Non ! Je vous dirai tout
cela après… Je ne veux pas, si cela rate, être ridicule… Alors ?… Combien
d’hommes ?
— Voulez-vous six ?
— C’est trop peu…
— Hein ?
— J’en voudrais au moins une
douzaine… Et une auto rapide, sans marque distinctive…
— Savez-vous que pour une
opération de pareille envergure je suis obligé d’en référer à mes chefs ?
Et Jean Dollent, imperturbable, de
murmurer :
— Référez !…
Référez !…
— Il n’est que six heures,
commissaire… Nous avons le temps…
— S’il doit se passer quelque
chose, comment savez-vous que…
— S’il se passe quelque chose,
ce sera à six heures et demie exactement… Encore un demi ?
Il en était à la bière. Tous deux
étaient assis à une terrasse, juste en face des grands magasins. Malgré les
règlements, une des meilleures autos de la PJ stationnait devant une des
portes, près de la bouche du métro.
C’était le Petit Docteur qui avait
donné les instructions, non pas sur place, où il aurait pu être repéré, mais
dans le bureau de Lucas, avec une feuille de papier qui n’avait pas tardé à
ressembler à une carte d’état-major.
Chaque inspecteur s’était vu
distribuer un rôle bien déterminé.
— Vous, le rouquin… À six
heures et quart exactement, vous vous installerez au rayon des pantoufles et
vous en essaierez autant de paires qu’il faudra pour vous conduire à six heures
et demie… À six heures et demie vous aurez les yeux fixés sur la caisse 89…
« Vous, monsieur… Oui, vous,
vous en profiterez pour vous offrir un portefeuille… Ne vous en faites pas,
Lucas, c’est la direction qui paie… Il faut que vous soyez encore au rayon au
moment où la sonnerie éclatera… À cet instant, vous fixerez…
Et, sur le plan de cette partie du
magasin, il traçait des croix au fur et à mesure.
— Trois hommes près de la
porte… Mais ils ne devront pas s’en approcher avant six heures et demie…
Inutile de donner à l’avance l’impression d’une souricière… Trois autres près
du métro…
S’il avait déjà réussi un nombre
appréciable d’enquêtes, c’était la première fois que le Petit Docteur faisait
de la stratégie policière et Lucas le regardait moitié figue, moitié raisin.
— Ce sera tout ?
Questionna-t-il non sans ironie.
— Non ! J’aimerais qu’un
homme se tînt au rayon des jouets, par prudence… Il me serait désagréable de
subir le sort de Justin Galmet…
Et maintenant, à la terrasse, sa
montre en main, le Petit Docteur attendait, en excitant le commissaire par des
bouts de phrases énigmatiques.
— Croyez-vous que, si Galmet
avait été un voleur de grands magasins, il aurait pu être tué par son ou ses
complices ? Ne répondez pas trop vite… Supposons Galmet voleur de grands
magasins… Nous sommes obligés de constater qu’il ne fait pas partie du gros
gibier, car nous connaissons son compte en banque…
« Je suppose que ce n’est que
le menu fretin qui se contente de gagner cinq cents francs par semaine en
courant de tels risques…
« Vous me direz que ces
derniers mois… Non, commissaire !…
— Mais je n’ai rien dit !
— Je sais ce que vous pensez…
Trois cent mille francs d’économies après vingt ans de vols répétés, ce serait
peu de chose, et un personnage aussi obscur me paraît incapable d’inspirer un
crime aussi intelligent que celui dont il a été la victime.
« Voilà la base ! Voilà
l’idée fondamentale, celle que je cherche toujours au début… Je m’étais trompé
en partant sur Galmet…
« C’est de son assassin qu’il
fallait partir… Or, un monsieur capable d’imaginer le coup du rayon des jouets
et de l’exécuter, c’est quelqu’un dans sa partie, avouez-le !…
« Je jurerais que c’est un
homme que Justin Galmet a soudain aperçu du rayon de bijouterie… Il est
descendu précipitamment… Alice n’est pas sûre qu’ils se soient parlé… S’ils
l’ont fait, je suis persuadé qu’ils n’ont échangé que quelques mots…
« Et, dès ce jour, nous
trouverons Justin Galmet chaque soir, à six heures et quart, installé au rayon
des pantoufles…» Cela ne vous dit rien ?
Lucas se contenta de
grommeler :
— Je me permets de vous
rappeler qu’il est six heures et quart…
— Encore un demi et nous
filons…
Il vida son demi, en effet, pénétra
dans le magasin par une autre porte, gagna le premier étage et, quelques
instants plus tard, atteignait avec Lucas le rayon de la bijouterie. Alice, qui
servait des clients, les regarda tous les deux avec inquiétude, mais Dollent la
rassura du geste.
— Un sur qui il ne faut pas
compter pour courir, remarqua le Petit Docteur en regardant en bas, c’est votre
rouquin, car il a un pied déchaussé… Exactement comme Justin Galmet…
« Dites-moi, commissaire… Si
vous deviez dévaliser un employé de banque ou de bureau, quel jour le
feriez-vous ?
Il n’avait jamais été aussi
insupportable, mais c’était peut-être sa façon de tromper son impatience.
— Quel jour ? Que
voulez-vous dire ?
— Ce que je dis ! Quel
jour choisiriez-vous pour dévaliser un employé de banque ? Est-ce que, par
exemple, vous le feriez le 16 janvier ?
— Je ne vois pas pourquoi…
— Tant pis ! Le 16
janvier, commissaire, vous ne trouveriez rien chez lui… C’est le lendemain du
terme… Auparavant, il y a eu les fêtes et les étrennes… Un employé, il faut le
dévaliser le premier de n’importe quel mois, quand il vient de toucher son
traitement… Vous ne remarquez rien autour de vous ?…
Mais Lucas, furieux, ne répondait
plus. Le Petit Docteur n’en soliloquait pas moins :
— Il y a deux fois plus de
monde qu’hier… Et tout cela achète !… Et les billets s’entassent dans les
caisses !… Cette fois, le commissaire tendit l’oreille.
— Est-ce que, par hasard…
Il n’acheva pas. La sonnerie
retentissait, emplissant le magasin de son vacarme, tandis que le pick-up
tonitruait une marche militaire pour activer le mouvement.
— Vous allez voir… S’il se
passe quelque chose, ce sera vite fait… Ne vous penchez pas trop… Vous allez
vous faire remarquer…
Il savait, lui, ce qu’il fallait
regarder. La caissière du 89 fermait une grande enveloppe jaune et sortait de
son box. La foule déferlait comme une coulée de lave entre les rayons. La
caissière devait remonter le courant pour atteindre l’ascenseur et soudain elle
poussa un cri, au moment précis où le Petit Docteur repérait tout près d’elle
un chapeau gris perle.
Ce qui se passa alors… Qui aurait pu
le raconter ? Les mouvements de foule sont chaotiques. Personne ne savait
ce qui se passait. Une femme criait. Un gamin avait été renversé et sa mère
criait encore plus fort. Des gens, se souvenant peut-être de la mort de Julien
Galmet, n’hésitaient pas à s’enfuir, tandis que l’inspecteur rouquin, sans son
soulier gauche, s’élançait en avant.
— Ce n’est pas la peine que
nous descendions, prononça le Petit Docteur qui contenait mal son enthousiasme.
Nous arriverions quand même trop tard. Si vos hommes font le nécessaire…
On ne voyait plus le chapeau gris.
La foule s’entassait près de la porte et se heurtait à une autre foule, celle
du trottoir.
L’homme au chapeau gris était là,
dans le bureau de Lucas, un peu fripé, le col arraché, des égratignures sur le
visage. On l’avait appréhendé non sans mal au moment où il sautait dans une
auto stationnant juste devant celle de la police. Mais il n’était plus en
possession de l’enveloppe… Il ne l’avait pas jetée au hasard non plus… Par
combien de mains était-elle passée avant de disparaître ?… Combien de
complices se relayaient le long du chemin qui séparait la caisse de la voiture ?
C’était un beau travail, exécuté de
main de maître. L’homme, d’ailleurs, n’était pas démonté. Ce qu’il regardait
avec le plus d’étonnement, c’était le Petit Docteur qui, de son côté,
l’examinait avec intérêt.
— Ou je me trompe fort,
commissaire, ou voilà le chef de ces voleurs audacieux dont vous me parliez
tout à l’heure…
— Vous pouvez toujours courir
pour trouver une preuve ! ricana le personnage. Je défie la caissière de
prétendre que c’est moi qui lui ai arraché l’enveloppe… Dans une foule
pareille, n’importe qui a pu avancer le bras…
C’était vrai. Le coup avait été
monté avec une science consommée.
— Savez-vous ce qui m’a frappé,
commissaire ? reprit le Petit Docteur en examinant toujours le quidam
comme un objet rare. C’est que la place où Justin Galmet était assis quand il a
été tué était en quelque sorte une position stratégique. C’est aussi que ce
coin est unique dans le grand magasin.
« 1° C’est la seule caisse, la
89, à être placée près d’une sortie.
« 2° C’est la sortie la plus
fréquentée, à cause de la station de métro.
« Or, c’est un samedi que notre
pauvre Galmet, de son rayon de bijouterie, est descendu soudain…
« Qu’avait-il vu ?… Je
vais vous l’apprendre… Il avait vu Monsieur ici présent…
« Or, il savait que quand on
rencontre Monsieur quelque part, cela présage un joli coup…
Le Petit Docteur avait soif, mais il
n’y avait rien à boire. Il alluma nerveusement une cigarette. Il était fébrile.
Il y avait trop longtemps qu’il restait tendu.
— Je parie que, quand il
appartenait à la police, notre Galmet a eu à s’occuper des grands magasins.
C’est même, à mon avis, ce qui l’a décidé à donner sa démission…
« Il a fait un petit calcul… Il
s’est dit que, si chaque voleur lui payait un impôt de dix ou vingt pour cent…
« Vous comprenez ?… Il lui
suffisait de connaître les voleurs, non plus pour les arrêter, mais pour les
mettre à contribution…
« Une profession peu
recommandable, je l’admets… Admettons aussi que c’était assez bien trouvé…
« Une vie modeste, sans
risques, sans fatigues… Il surveillait son monde… Il effectuait de petits
achats… Il avait vite repéré le voleur ou la voleuse et il savait ensuite
réclamer son dû…
« D’où cette existence de petit
bourgeois… Ces cinq cents francs versés chaque semaine à la banque… Ces
économies de Français moyen…
« Jusqu’au jour où il tombe sur
du plus gros gibier… L’homme au chapeau gris, maintenant, regardait le Petit
Docteur avec une admiration qui n’était pas sans donner quelque mélancolie à
Lucas.
Le bandit alla jusqu’à lancer
familièrement :
— Dites donc, vous ! Vous
n’allez pas me faire croire que vous êtes de la Maison ?
Et Dollent, très poli :
— Docteur Jean Dollent, médecin
à Marsilly par la Rochelle, Charente-Maritime… Je disais… C’est cela ! À
force de fureter à gauche et à droite, notre Justin Galmet tombe, il y a
quelques mois, sur la bande de Monsieur, laquelle bande, elle, ne travaille pas
en détail… Il réclame sa dîme, qu’il est difficile de lui refuser… Les
versements en banque se font plus importants et on pense à se retirer à la
campagne…
« Il arrive alors ceci… Notre
célibataire, qui passe pour faire la cour aux vendeuses, parce que c’est pour
lui presque une nécessité professionnelle, est séduit par la grâce sévère et
résignée d’Alice…
« Il envisage de l’épouser… Il
était sur la trace d’un voleur de bijoux et le voilà qui trouve une épouse…
« Pourquoi faut-il qu’il
aperçoive, en bas, la silhouette bien connue de Monsieur ?
« Il se doute aussitôt que
celui-ci n’est pas là pour rien… Il descend… Il cherche à comprendre…
« Pendant plusieurs jours, il
vient se placer au même endroit, afin d’assister au coup de main et d’avoir sa
part…
« Il devine le coup de la
caissière… Qu’est-ce qu’une caisse comme celle-là peut contenir un samedi
soir ?… Je me suis renseigné… Trois à quatre cent mille francs en beaux
billets…
« L’impôt qu’il prélève sur MM.
les voleurs lui paiera une bonne partie de sa maison et lui évitera de trop
écorner son capital…
« Voilà pourquoi il doit rester
encore quelques jours à Paris…
« Jusqu’à ce que Monsieur ici
présent se décide à faire son coup…
« Après, mariage, petits frères
et toute la lyre… Jardin potager et fleurs… La bonne vie tranquille…
« Il a oublié de prévoir une
seule éventualité : c’est que notre prisonnier en ait assez d’être imposé.
Car il a décidé de se débarrasser de Justin Galmet qui en sait trop et qui
finit par coûter cher…
« La disposition des lieux,
toujours, le favorise… C’est le coup de pistolet et…
L’homme au chapeau gris commença à
s’agiter, mais, au même instant, sur un signe de Lucas, la porte s’ouvrit, un
homme entra, qui n’était autre que le vendeur du rayon de jouets.
— C’est bien lui… affirma-t-il
aussitôt. Je ne l’ai pas vu tirer, mais, ce jour-là, il maniait des panoplies
et je suis persuadé que…
— Pauvre type ! soupira le
Petit Docteur qui en était à son quatrième ou cinquième verre.
Ils étaient au buffet de la gare,
lui et Lucas. Dollent rentrait la nuit même à Marsilly.
— C’était bougrement ingénieux…
Devenir le voleur des voleurs !… Un voleur bourgeois, rangé, faisant
lui-même son ménage… Savez-vous, Lucas, ce qui m’attendrit le plus chez lui et
ce qui me donne envie d’envoyer une couronne sur sa tombe ? C’est Alice et
ses petits frères… Je suis persuadé qu’il l’aurait épousée, qu’il aurait élevé
les gamins, qu’ils auraient été heureux comme coqs en pâte dans leur petite
maison des bords de la Loire… C’est un malheur irréparable pour Alice…
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a toutes les
chances de rester vieille fille, parbleu !
Et, se tournant vers le
garçon :
— Combien ?
FIN
La Rochelle, mai 1938
Imprimé en France
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Îñòàâèòü îòçûâ î êíèãå
Âñå êíèãè àâòîðà