Maigret, #15
GEORGES SIMENON
Le Port des
Brumes
Maigret XV

ARTHÈME FAYARD
I
Le chat dans la maison
Quand on avait quitté Paris, vers
trois heures, la foule s’agitait encore dans un frileux soleil
d’arrière-saison. Puis, vers Mantes, les lampes du compartiment s’étaient
allumées. Dès Évreux, tout était noir dehors. Et maintenant, à travers les
vitres où ruisselaient des gouttes de buée, on voyait un épais brouillard qui
feutrait d’un halo les lumières de la voie.
Bien calé dans son coin, la nuque
sur le rebord de la banquette, Maigret, les yeux mi-clos, observait toujours,
machinalement, les deux personnages, si différents l’un de l’autre, qu’il avait
devant lui.
Le capitaine Joris dormait, la
perruque de travers sur son fameux crâne, le complet fripé.
Et Julie, les deux mains sur son sac
en imitation de crocodile, fixait un point quelconque de l’espace, en essayant
de garder, malgré sa fatigue, une attitude réfléchie.
Joris ! Julie !
Le commissaire Maigret, de la Police
judiciaire, avait l’habitude de voir ainsi des gens pénétrer en coup de vent
dans sa vie, s’imposer à lui pendant des jours, des semaines ou des mois, puis
sombrer à nouveau dans la foule anonyme.
Le bruit des bogies scandait ses
réflexions, les mêmes au début de chaque enquête. Est-ce que celle-ci serait
passionnante, banale, écœurante ou tragique ?
Maigret regardait Joris, et un vague
sourire errait sur ses lèvres. Drôle d’homme ! Car pendant cinq jours,
quai des Orfèvres, on l’avait appelé « l’Homme », faute de pouvoir
lui donner un nom.
Un personnage qu’on avait ramassé
sur les grands boulevards, à cause de ses allées et venues affolées au milieu
des autobus et des autos. On le questionne en français. Pas de réponse. On
essaie sept ou huit langues. Rien. Et le langage des sourds-muets n’a pas plus
d’effet sur lui.
Un fou ? Dans le bureau de
Maigret, on le fouille. Son complet est neuf, son linge neuf, ses chaussures
neuves. Toutes les marques de tailleur ou de chemisier sont arrachées. Pas de
papiers. Pas de portefeuille. Cinq beaux billets de mille francs glissés dans
une des poches.
Une enquête aussi crispante que
possible ! Recherches dans les sommiers, dans les fiches
anthropométriques. Télégrammes en France et à l’étranger. Et l’Homme souriant
avec affabilité du matin au soir, en dépit d’interrogatoires éreintants !
Un personnage d’une cinquantaine
d’années, court sur pattes, large d’épaules, qui ne proteste pas, ne s’agite
pas, sourit, paraît parfois faire un effort de mémoire, mais se décourage
aussitôt…
Amnésie ? Une perruque glisse
de sa tête et l’on constate que son crâne a été fendu par une balle, deux mois
auparavant tout au plus. Les médecins admirent : rarement on a vu
opération si bien faite !
Nouveaux télégrammes dans les
hôpitaux, les cliniques, en France, en Belgique, en Allemagne, en Hollande.
Cinq jours entiers de ces recherches
méticuleuses. Des résultats saugrenus, obtenus en analysant les taches des
vêtements, la poussière des poches.
On a trouvé des débris de rogue de
morue, c’est-à-dire d’œufs séchés et pulvérisés de ce poisson, qu’on prépare
dans le nord de la Norvège et qui sert à appâter la sardine.
Est-ce que l’Homme vient de
là-bas ? Est-ce un Scandinave ? Des indices prouvent qu’il a accompli
un long voyage par chemin de fer. Mais comment a-t-il pu voyager seul, sans
parler, avec cet air ahuri qui le fait remarquer aussitôt ?
Son portrait paraît dans les
journaux. Un télégramme arrive de Ouistreham :
Inconnu identifié !
Une femme suit le télégramme, une
jeune fille plutôt, et la voilà dans le bureau de Maigret, avec un visage
chiffonné, mal barbouillé de rouge et de poudre : Julie Legrand, la
servante de l’Homme !
Celui-ci n’est plus l’Homme !
Il a un nom, un état civil ! C’est Yves Joris, ancien capitaine de la
marine marchande, chef du port de Ouistreham.
Julie pleure ! Julie ne
comprend pas ! Julie le supplie de lui parler ! Et il la regarde
doucement, gentiment, comme il regarde tout le monde.
Le capitaine Joris a disparu de
Ouistreham, un petit port, là-bas, entre Trouville et Cherbourg, le 16 septembre.
On est fin octobre.
Qu’est-il devenu pendant ces six
semaines d’absence ?
— Il est allé faire sa marée à
l’écluse, comme d’habitude. Une marée du soir. Je me suis couchée. Le
lendemain, je ne l’ai pas trouvé dans sa chambre…
» Alors, à cause du brouillard
on a cru que Joris avait fait un faux pas et était tombé dans l’eau. On l’a
cherché avec des grappins. Puis on a supposé qu’il s’agissait d’une fugue.
— Lisieux : trois minutes
d’arrêt !…
Maigret va se dégourdir les jambes
sur le quai, bourre une nouvelle pipe. Il en a tellement fumé depuis Paris que
l’atmosphère du compartiment est toute opaque.
— En voiture !…
Julie en a profité pour tapoter le
bout de son nez de sa houppette. Elle a encore les yeux un peu rouges d’avoir
pleuré.
C’est drôle ! Il y a des
moments où elle est jolie, où elle paraît très fine. Puis d’autres où, sans
qu’on sache pourquoi, on sent la petite paysanne restée fruste.
Elle remet la perruque d’aplomb sur
la tête du capitaine, de son monsieur, comme elle dit, et elle regarde
Maigret avec l’air de lui signifier : « N’est-ce pas mon droit de le
soigner ? »
Car Joris n’a pas de famille. Il vit
seul, depuis des années, avec Julie, qu’il appelle sa gouvernante.
— Il me traitait comme sa
fille…
Et on ne lui connaît pas
d’ennemis ! Pas d’aventures ! Pas de passions !
Un homme qui, après avoir bourlingué
pendant trente ans, n’a pu se résigner à l’inaction. Alors, malgré sa retraite,
il a demandé ce poste de chef de port à Ouistreham. Il a fait construire une
petite maison…
Et un beau soir, le 16 septembre, il
a disparu de la circulation pour reparaître à Paris six semaines plus tard dans
cet état !
Julie a été vexée de le trouver vêtu
d’un complet gris de confection ! Elle ne l’a jamais vu qu’en vêtements
d’officier de marine.
Elle est nerveuse, mal à l’aise.
Chaque fois qu’elle regarde le capitaine, son visage exprime à la fois de
l’attendrissement et une crainte vague, une angoisse insurmontable. C’est bien
lui, évidemment ! C’est bien son monsieur. Mais, en même temps, ce
n’est plus tout à fait lui.
— Il guérira, n’est-ce
pas ?… Je le soignerai…
Et la buée se transforme en grosses
gouttes troubles sur les vitres. L’épais visage de Maigret se balance un peu de
droite à gauche et de gauche à droite à cause des cahots. Placide, il ne cesse
d’observer les deux personnages : Julie, qui lui a fait remarquer qu’on
aurait pu aussi bien voyager en troisième classe, comme elle en a l’habitude,
et Joris, qui s’éveille, mais ne promène autour de lui qu’un regard vague.
Encore un arrêt à Caen. Puis ce sera
Ouistreham.
— Un village d’un millier
d’habitants ! a dit à Maigret un collègue né dans la région. Le port est
petit, mais important, à cause du canal qui relie la rade à la ville de Caen et
où passent des bateaux de cinq mille tonnes et plus.
Maigret n’essaie pas d’imaginer les
lieux. Il sait qu’à ce jeu-là on se trompe à tout coup. Il attend, et son
regard se dirige sans cesse vers la perruque, qui cache la cicatrice encore
rose.
Quand il a disparu, le capitaine
Joris avait des cheveux drus, très bruns, à peine mêlés d’argent aux tempes.
Encore un motif de désespoir pour Julie ! Elle ne veut pas voir ce crâne
nu ! Et, chaque fois que la perruque glisse, elle se hâte de la remettre
en place.
— En somme, on a voulu le tuer…
On a tiré sur lui, c’est un fait !
Mais aussi on l’a soigné d’une façon remarquable !
Il est parti sans argent sur lui et
on l’a retrouvé avec cinq mille francs en poche.
Il y a mieux ! Julie ouvre
soudain son sac.
— J’oubliais que j’ai apporté
le courrier de monsieur…
Presque rien. Des prospectus de
maisons d’articles pour la marine. Un reçu de cotisation du Syndicat des
capitaines de la marine marchande… Des cartes postales d’amis encore en
service, dont une de Punta Arenas…
Une lettre de la Banque de
Normandie, de Caen. Une formule imprimée, dont les blancs sont remplis à la
machine :
… avons l’honneur de vous
confirmer que nous avons crédité votre compte 14 173 de la somme de trois
cent mille francs que vous avez fait virer par la Banque Néerlandaise, de
Hambourg…
Et Julie qui a déjà répété dix fois
que le capitaine n’est pas riche ! Maigret regarde tour à tour ces deux
êtres assis en face de lui.
La rogue de morue… Hambourg… Les
souliers qui sont de fabrication allemande…
Et Joris seul qui pourrait tout
éclaircir ! Joris qui esquisse un sourire gentil tout plein, parce qu’il
s’aperçoit que Maigret le regarde !
— Caen !… Les voyageurs
pour Cherbourg continuent… Les voyageurs pour Ouistreham, Lion-sur-Mer, Luc…
Il est sept heures. L’humidité de
l’air est telle que la lumière des lampes, sur le quai, perce à peine la couche
laiteuse.
— Quel moyen de transport
avons-nous, maintenant ? demanda Maigret à Julie, tandis que la foule les
bouscule.
— Il n’y en a plus. L’hiver, le
petit train ne fait la route que deux fois par jour…
Il y a des taxis devant la gare.
Maigret a faim. Il ne sait pas ce qu’il trouvera là-bas et il préfère dîner au
buffet.
Le capitaine Joris est toujours
aussi sage. Il mange ce qu’on lui sert, comme un enfant qui a confiance en ceux
qui le guident. Un employé du chemin de fer tourne un instant autour de la
table, l’observe, s’approche de Maigret.
— Ce n’est pas le chef de port
de Ouistreham ?
Et il fait tourner son index sur son
front. Quand il a obtenu confirmation, il s’éloigne, impressionné. Julie, elle,
se raccroche à des détails matériels.
— Douze francs pour un dîner
pareil, qui n’est même pas préparé au beurre ! Comme si nous n’aurions pas
pu manger en arrivant à la maison…
Au même moment Maigret pense :
— Une balle dans la tête… Trois
cent mille francs…
Et son regard aigu fouille les yeux
innocents de Joris, tandis que sa bouche a un pli menaçant.
Le taxi qui s’avance est une
ancienne voiture de maître, aux coussins défoncés, aux jointures qui craquent.
Les trois occupants sont serrés dans le fond, car les strapontins sont
démantibulés. Julie est coincée entre les deux hommes, qui l’écrasent tour à
tour.
— Je suis en train de me
demander si j’ai fermé la porte du jardin à clé ! murmure-t-elle, reprise
par ses soucis de ménagère à mesure qu’on approche.
Et, au sortir de la ville, on fonce
littéralement dans un mur de brouillard. Un cheval et une charrette naissent à
deux mètres à peine, cheval fantôme, charrette fantôme ! Et ce sont des
arbres fantômes, des maisons fantômes qui passent aux deux côtés du chemin.
Le chauffeur ralentit l’allure. On
roule à dix kilomètres à l’heure à peine, ce qui n’empêche pas un cycliste de
jaillir de la brume et de heurter une aile. On s’arrête. Il ne s’est fait aucun
mal.
On traverse le village de
Ouistreham. Julie baisse la vitre :
— Vous irez jusqu’au port et
vous franchirez le pont tournant… Arrêtez-vous à la maison qui est juste à côté
du phare !
Entre le village et le port, un
ruban de route d’un kilomètre environ, désert, dessiné par les lucioles pâles
des becs de gaz. À l’angle du pont, une fenêtre éclairée et du bruit.
— La Buvette de la
Marine ! dit Julie. C’est là que tous ceux du port se tiennent la plupart
du temps.
Au-delà du pont, la route est
presque inexistante. Le chemin va se perdre dans les marécages formant les
rives de l’Orne.
Il n’y a que le phare et une maison
à un étage, entourée d’un jardin. L’auto s’arrête. Maigret observe son
compagnon, qui descend le plus naturellement du monde et se dirige vers la
grille.
— Vous avez vu, monsieur le
commissaire ! s’écrie Julie, pantelante de joie. Il a reconnu la
maison ! Je suis sûre qu’il finira par revenir à lui tout à fait.
Et elle introduit la clé dans la
serrure, pousse la grille qui grince, suit l’allée semée de gravier. Maigret
paie le chauffeur, la rejoint rapidement. L’auto partie, on ne voit plus rien.
— Vous ne voulez pas frotter
une allumette ? Je ne trouve pas la serrure.
Une petite flamme. La porte est
poussée. Une forme sombre passe, frôle les jambes de Maigret. Déjà Julie, dans
le corridor, tourne le commutateur électrique, regarde curieusement par terre,
murmure :
— C’est bien le chat qui vient
de sortir, n’est-ce pas ?
Tout en parlant, elle retire son
chapeau et son manteau d’un geste familier, accroche le tout à la patère,
pousse la porte de la cuisine, où elle fait de la lumière, indiquant ainsi sans
le vouloir que c’est dans cette pièce que les hôtes de la maison ont coutume de
se tenir.
Une cuisine claire, avec des pavés
de faïence sur les murs, une grande table de bois blanc frotté au sable, des
cuivres qui étincellent. Et le capitaine va s’asseoir machinalement dans son
fauteuil d’osier, près du poêle.
— Je suis pourtant sûre d’avoir
mis le chat dehors en partant, comme toujours.
Elle parle pour elle-même. Elle
s’inquiète.
— Oui, c’est bien certain.
Toutes les portes sont bien fermées. Dites ! monsieur le commissaire, vous
ne voulez pas faire le tour de la maison avec moi ? J’ai peur.
Au point qu’elle ose à peine marcher
la première. Elle ouvre la salle à manger, dont l’ordre parfait, le parquet et
les meubles trop bien cirés proclament qu’elle ne sert jamais.
— Regardez derrière les
rideaux, voulez-vous ?
Il y a un piano droit, des laques de
Chine et des porcelaines que le capitaine a dû rapporter d’Extrême-Orient.
Puis le salon, dans le même ordre,
dans le même état qu’à la vitrine du magasin où il a été acheté. Le capitaine
suit, satisfait, presque béat. On monte l’escalier aux marches couvertes d’un
tapis rouge. Il y a trois chambres, dont une non utilisée.
Et toujours cette propreté, cet
ordre méticuleux, une tiède odeur de campagne et de cuisine.
Personne n’est caché. Les fenêtres
sont bien fermées. La porte du jardin est close, mais la clé est restée à
l’extérieur.
— Le chat sera entré par un
soupirail, dit Maigret.
— Il n’y en a pas.
Ils sont revenus à la cuisine. Elle
ouvre un placard.
— Je peux vous offrir un petit
verre de quelque chose ?
Et c’est alors, au milieu de ces
allées et venues rituelles, en versant de l’alcool dans de tout petits verres
ornés de fleurs peintes, qu’elle sent le plus intensément sa détresse et
qu’elle fond en larmes.
Elle regarde à la dérobée le
capitaine qui s’est assis dans son fauteuil. Ce spectacle lui fait si mal
qu’elle détourne la tête, bégaie pour changer le cours de ses pensées :
— Je vais vous préparer la
chambre d’ami.
Et c’est entrecoupé de sanglots.
Elle décroche un tablier blanc, au mur, pour s’essuyer les yeux.
— Je préfère m’installer à
l’hôtel. Je suppose qu’il y en a un…
Elle regarde une petite pendule de
faïence comme celles que l’on gagne dans les foires et dont le tic-tac fait
partie des dieux lares de la maison.
— Oui ! À cette heure-ci,
vous trouverez encore quelqu’un. C’est de l’autre côté de l’écluse, juste
derrière l’estaminet que vous avez aperçu…
Pourtant, elle est sur le point de
le retenir. Elle paraît avoir peur de se trouver seule avec le capitaine,
qu’elle n’ose plus regarder.
— Vous croyez qu’il n’y a
personne dans la maison ?
— Vous avez pu vous en rendre
compte vous-même !
— Vous reviendrez demain
matin ?
Elle le reconduit jusqu’à la porte,
qu’elle referme vivement. Et Maigret, lui, plonge dans une brume tellement
dense qu’il ne voit pas où il pose les pieds. Il trouve néanmoins la grille. Il
sent qu’il marche dans l’herbe, puis sur les cailloux du chemin. En même temps
il perçoit une clameur lointaine qu’il est longtemps avant d’identifier.
Cela ressemble au beuglement d’une
vache, mais en plus désolé, en plus tragique.
— Imbécile !
grommelle-t-il entre ses dents. C’est tout bonnement la corne de brume…
Il se repère mal. Il voit, à pic
sous ses pieds, de l’eau qui paraît fumer. Il est sur le mur de l’écluse. Il
entend quelque part grincer des manivelles. Il ne se souvient plus de l’endroit
où il a traversé l’eau avec l’auto et, avisant une étroite passerelle, il va
s’y engager…
— Attention !…
C’est stupéfiant ! Parce que la
voix est toute proche ! Alors que la sensation de solitude est complète,
il y a un homme à moins de trois mètres de lui, et c’est à peine si, en
cherchant bien, il devine sa silhouette.
Il comprend tout de suite
l’avertissement. La passerelle sur laquelle il allait s’engager bouge. C’est la
porte même de l’écluse qu’on ouvre, et le spectacle devient plus hallucinant
encore parce que, tout près, à quelques mètres, ce n’est plus un homme qui
surgit, mais un véritable mur, haut comme une maison. Au-dessus de ce mur, des
lumières que tamise le brouillard.
Un navire qui passe à portée de la
main du commissaire ! Une aussière tombe près de lui et quelqu’un la
ramasse, la porte jusqu’à une bitte où il la capelle.
— En arrière !… Attention !…
crie une voix, là-haut, sur la passerelle du vapeur.
Quelques secondes auparavant tout
semblait mort, désert. Et maintenant Maigret, qui marche le long de l’écluse,
s’aperçoit que le brouillard est plein de formes humaines. Quelqu’un tourne une
manivelle. Un autre court avec une seconde amarre. Des douaniers attendent que
la passerelle soit jetée pour monter à bord.
Tout cela sans rien voir, dans le
nuage humide qui accroche des perles aux poils des moustaches.
— Vous voulez passer ?
C’est tout près de Maigret. Une
autre porte d’écluse.
— Faites vite, parce qu’après
vous en avez pour un quart d’heure…
Il traverse en se tenant à la main
courante, entend l’eau bouillonner sous ses pieds et, toujours au loin, les
hurlements de la sirène. Plus il avance et plus cet univers de brume se
remplit, grouille intensément d’une vie mystérieuse. Un point lumineux
l’attire. Il s’approche et il voit alors un pêcheur, dans une barque amarrée au
quai, qui abaisse et relève un grand filet retenu par des perches.
Le pêcheur le regarde sans
curiosité, se met à trier dans un panier du menu poisson.
Autour du navire, le brouillard,
plus lumineux, permet de distinguer les allées et venues. Sur le pont, on parle
anglais. Un homme en casquette galonnée, au bord du quai, vise des papiers.
Le chef du port ! Celui qui
remplace maintenant le capitaine Joris !
Un petit homme aussi, mais plus
maigre, plus sautillant, qui plaisante avec les officiers du navire.
En somme, l’univers se réduit à
quelques mètres carrés de clarté relative et à un grand trou noir où l’on
devine de la terre ferme et de l’eau. La mer est là-bas, à gauche, à peine
bruissante.
N’est-ce pas un soir tout pareil que
Joris a soudain disparu de la circulation ? Il visait des papiers, comme
son collègue. Il plaisantait sans doute. Il surveillait l’éclusée, les
manœuvres. Il n’avait pas besoin de voir. Quelques bruits familiers lui
suffisaient. De même que nul ici ne regarde où il marche !
Maigret, qui vient d’allumer une
pipe, se renfrogne, parce qu’il n’aime pas se sentir gauche. Il s’en veut de sa
lourdeur de terrien qu’effraie ou émerveille tout ce qui touche à la mer.
Les portes de l’écluse s’ouvrent. Le
bateau s’engage dans un canal un peu moins large que la Seine à Paris.
— Pardon ! Vous êtes le
capitaine du port ?… Commissaire Maigret, de la Police judiciaire… Je
viens de ramener votre collègue.
— Joris est ici ?… C’est
donc bien lui ?… On m’en a parlé ce matin… Mais c’est vrai qu’il
est… ?
Un petit geste du doigt, qui touche
le front.
— Pour l’instant, oui !
Vous passez toute la nuit au port ?
— Jamais plus de cinq heures à
la fois… Une marée, quoi ! Il y a cinq heures par marée pendant lesquelles
les bateaux ont assez d’eau pour pénétrer dans le canal ou pour prendre la mer…
L’heure varie tous les jours… Aujourd’hui, nous venons de commencer et nous en
avons jusqu’à trois heures du matin…
L’homme est très simple. Il traite
Maigret en collègue, étant en définitive un fonctionnaire comme lui.
— Vous permettez ?…
Il regarde du côté du large où on ne
voit rien. Et pourtant il prononce :
— Un voilier de Boulogne qui
s’est amarré aux pilotis en attendant l’ouverture des portes…
— Les bateaux vous sont
annoncés ?
— La plupart du temps. Surtout
les vapeurs. Ils font presque tous un trafic régulier, amenant du charbon
d’Angleterre, repartant de Caen avec du minerai…
— Vous venez boire quelque
chose ? propose Maigret.
— Pas avant la fin de la marée…
Il faut que je reste ici…
Et il crie des ordres à des hommes
invisibles, dont il connaît la place exacte.
— Vous êtes chargé de faire une
enquête ?
Des bruits de pas viennent du
village. Un homme passe sur une porte de l’écluse et, au moment où il est
éclairé par une des lampes, on reconnaît le canon d’un fusil.
— Qui est-ce ?
— Le maire, qui va à la chasse
aux canards… Il a un gabion sur l’Orne… Son aide doit déjà être là-bas à tout
préparer pour la nuit…
— Vous croyez que je trouverai
l’hôtel ouvert ?
— L’Univers, oui ! Mais
dépêchez-vous… Le patron aura bientôt fini sa partie de cartes et ira se
coucher… Dès lors, il ne se lèverait pas pour un empire…
— À demain… dit Maigret.
— Oui ! Je serai au port
dès dix heures, pour la marée.
Ils se serrent la main, sans se
connaître. Et la vie continue dans le brouillard, où on heurte soudain un homme
qu’on n’a pas vu.
Ce n’est pas sinistre, à proprement
parler, c’est autre chose, une inquiétude vague, une angoisse, une oppression,
la sensation d’un monde inconnu auquel on est étranger et qui poursuit sa vie
propre autour de vous.
Cette obscurité peuplée de gens
invisibles. Ce voilier, par exemple, qui attend son tour, tout près, et qu’on
ne devine même pas…
Maigret repasse près du pêcheur
immobile sous sa lanterne. Il veut lui dire quelque chose.
— Ça mord ?…
Et l’autre se contente de cracher
dans l’eau tandis que Maigret s’éloigne, furieux d’avoir dit une telle
stupidité.
La dernière chose qu’il entend avant
d’entrer à l’hôtel est le bruit des volets qui se ferment au premier étage de
la maison du capitaine Joris.
Julie qui a peur !… Le chat qui
s’est échappé au moment où on entrait dans la maison !…
— Cette corne de brume va
gueuler toute la nuit ? gronde Maigret, avec impatience, en apercevant le
patron de l’hôtel.
— Tant qu’il y aura du
brouillard… On s’habitue…
Il eut un sommeil agité, comme quand
on fait une mauvaise digestion ou encore comme quand, étant enfant, on attend
un grand événement. Deux fois il se leva, colla son visage aux vitres froides
et ne vit rien que la route déserte et le pinceau mouvant du phare, qui
semblait vouloir percer un nuage. Toujours la corne de brume, plus violente,
plus agressive.
La dernière fois, il regarda sa
montre. Il était quatre heures, et des pêcheurs, panier au dos, s’en allaient
vers le port au rythme bruyant de leurs sabots.
Presque sans transition des coups
précipités frappés à sa porte et celle-ci qu’on ouvrait sans attendre sa
réponse, le visage bouleversé du patron.
Mais du temps s’était écoulé. Il y
avait du soleil sur les vitres. Pourtant la corne de brume sévissait toujours.
— Vite !… Le capitaine est
en train de mourir…
— Quel capitaine ?
— Le capitaine Joris… C’est
Julie qui vient d’accourir au port pour qu’on vous prévienne en même temps
qu’un médecin…
Maigret, les cheveux en broussaille,
passait déjà son pantalon, enfilait ses chaussures sans les lacer, endossait
son veston en oubliant son faux col.
— Vous ne prenez rien avant de
partir ?… Une tasse de café ?… Un verre de rhum ?…
Mais non ! Il n’en avait pas le
temps. Dehors, en dépit du soleil, il faisait très frais. La route était encore
humide de rosée.
En franchissant l’écluse, le commissaire
aperçut la mer, toute plate, d’un bleu pâle, mais on n’en voyait qu’une toute
petite bande, car à faible distance une longue écharpe de brouillard voilait
l’horizon.
Sur le pont, quelqu’un l’avait
interpellé.
— Vous êtes le commissaire de
Paris ?… Je suis le garde champêtre… Je suis heureux… On vous a déjà
dit ?…
— Quoi ?…
— Il paraît que c’est
affreux !… Tenez ! Voici la voiture du docteur.
Et les barques de pêche, dans
l’avant-port, se balançaient mollement, étirant sur l’eau des reflets rouges et
verts. Des voiles étaient hissées, sans doute pour sécher, montrant leur numéro
peint en noir.
Deux ou trois femmes, devant la
maisonnette du capitaine, là-bas, près du phare. La porte ouverte. L’auto du
docteur dépassa Maigret et le garde champêtre qui s’accrochait à lui.
— On parle d’empoisonnement… Il
paraît qu’il est verdâtre…
Maigret entra dans la maison au
moment précis où Julie, en larmes, les yeux gonflés, les joues pourpres,
descendait lentement l’escalier. On venait de la mettre à la porte de la chambre
où le docteur examinait le moribond.
Elle portait encore, sous un manteau
passé en hâte, une longue chemise de nuit blanche et elle avait les pieds nus
dans ses pantoufles.
— C’est affreux, monsieur le
commissaire !… Vous ne pouvez pas vous faire une idée… Montez vite !…
Peut-être que…
Maigret entra dans la chambre alors
que le docteur, après s’être penché sur le lit, se redressait. Son visage
disait clairement qu’il n’y avait rien à faire.
— Police…
— Ah ! bien… C’est fini.
Peut-être deux ou trois minutes… Ou je me trompe fort, ou c’est de la
strychnine…
Il alla ouvrir la fenêtre, parce que
la bouche ouverte du moribond semblait avoir peine à aspirer l’air. Et on
revit, tableau irréel, le soleil, le port, les barques et leurs voiles
larguées, et des pêcheurs qui versaient dans des caisses de pleins paniers de
poissons brillants.
Par contraste, le visage de Joris
paraissait plus jaune, ou plus vert. C’était indéfinissable. Un ton neutre,
incompatible avec l’idée qu’on se fait de la chair.
Ses membres se tordaient, étaient
animés de soubresauts mécaniques. Et néanmoins son visage restait calme, ses
traits immobiles, son regard fixé sur le mur, droit devant lui.
Le docteur tenait un des poignets,
afin de suivre l’affaiblissement du pouls. À un certain moment, sa physionomie
indiqua à Maigret :
— Attention !… C’est la
fin.
Alors il se passa une chose
inattendue, émouvante. On ne pouvait pas savoir si le malheureux avait recouvré
sa raison. On ne voyait qu’un visage inerte.
Or, ce visage s’anima. Les traits se
tendirent, comme sur le visage d’un gosse qui va pleurer. Une lamentable moue
d’être très malheureux, qui n’en peut plus…
Et deux grosses larmes qui
jaillissaient, cherchaient leur voie…
Presque au même instant la voix mate
du médecin :
— C’est fini !
Était-ce croyable ? C’était
fini au moment même où Joris versait deux larmes !
Et tandis que ces larmes vivaient
encore, qu’elles roulaient vers l’oreille qui les buvait, le capitaine, lui,
était mort.
On entendait des pas dans
l’escalier. En bas, au milieu des femmes, Julie hoquetait. Maigret s’avança sur
le palier et prononça lentement :
— Que personne n’entre dans la
chambre !
— Il est…
— Oui ! laissa-t-il
tomber.
Et il revint dans la pièce
ensoleillée où le médecin, par acquit de conscience, préparait une seringue
pour faire une piqûre au cœur.
Sur le mur du jardin, il y avait un
chat tout blanc.
II
L’héritage
On entendait quelque part en bas,
sans doute dans la cuisine, les cris aigus de Julie qui se débattait au milieu
des voisines.
Et, par la fenêtre restée grande
ouverte, Maigret vit des gens qui arrivaient du village, moitié marchant,
moitié courant, des gamins à vélo, des femmes portant leur enfant sur le bras,
des hommes en sabots. C’était un petit cortège désordonné, gesticulant, qui
atteignait le pont, le franchissait, se dirigeait vers la maison du capitaine,
exactement de la même manière que s’il eût été attiré par le tour de ville d’un
cirque ambulant ou par un accident d’automobile.
Bientôt le murmure du dehors fut tel
que Maigret referma la fenêtre dont les rideaux de mousseline tamisèrent le
soleil. Et l’atmosphère devint douce, discrète. Le papier des murs était rose.
Les meubles clairs étaient bien polis. Un vase plein de fleurs trônait sur la
cheminée.
Le commissaire regarda le docteur, qui
observait en transparence un verre et une carafe posés sur la table de nuit. Il
trempa même son doigt dans un reste d’eau, se toucha le bout de la langue.
— C’est cela ?
— Oui. Le capitaine doit avoir
l’habitude de boire la nuit. Autant que j’en puisse juger, il l’a fait cette
fois vers trois heures du matin, mais je ne comprends pas pourquoi il n’a pas
appelé.
— Pour la bonne raison qu’il
était incapable de parler et même d’émettre le moindre son, grommela Maigret.
Il appela le garde champêtre, qu’il
chargea d’avertir le maire et le parquet de Caen. On entendait toujours des
allées et venues, en bas. Dehors, sur le bout de route ne conduisant nulle
part, les gens du pays stationnaient, par groupes. Quelques-uns, pour attendre
plus confortablement, s’étaient assis dans l’herbe.
La mer montait, envahissait déjà les
bancs de sable s’étirant à l’entrée du port. Une fumée, à l’horizon, un bateau
qui attendait l’heure de se diriger vers l’écluse.
— Vous avez une idée de…
commença le docteur.
Mais il se tut en voyant que Maigret
était occupé. Juste entre les deux fenêtres, il y avait un secrétaire d’acajou
que le commissaire avait ouvert. Et, l’air buté, comme il en avait d’habitude
dans ces occasions-là, il faisait un inventaire du contenu des tiroirs. Tel quel,
il ressemblait à une brute. Il avait allumé sa grosse pipe qu’il fumait à
lentes bouffées. Et ses doigts énormes maniaient sans le moindre respect
apparent les choses qu’ils trouvaient.
Des photographies, par exemple. Il y
en avait des douzaines. Beaucoup de photographies d’amis, presque tous en
uniforme de marin, presque tous du même âge que Joris. On comprenait que
celui-ci avait gardé des relations avec ses camarades de l’école de Brest, qui
lui écrivaient de tous les coins du monde. Photographies format carte postale,
ingénues, d’une banalité universelle, qu’elles arrivassent de Saigon ou de
Santiago :
Un bonjour d’Henry.
Ou bien :
Enfin ! le troisième
galon ! Salut ! Eugène.
La plupart de ces cartes étaient
adressées au « Capitaine Joris, à bord du Diana, Compagnie
anglo-normande, à Caen ».
— Il y a longtemps que vous
connaissez le capitaine ? demanda Maigret au médecin.
— Quelques mois. Depuis qu’il
est au port. Avant, il naviguait sur un des bateaux du maire, qu’il a commandé
pendant vingt-huit ans.
— Un bateau du maire ?
— M. Ernest Grandmaison,
oui ! Le directeur de la Compagnie anglo-normande. Autant dire le seul
propriétaire des onze vapeurs de la société…
Encore une photographie : Joris
lui-même, cette fois, à vingt-cinq ans, déjà court sur pattes, large visage,
mais un peu buté. Un vrai Breton !
Enfin, dans une enveloppe de toile,
des diplômes, depuis le certificat d’études jusqu’au brevet de capitaine de la
marine marchande, des papiers officiels, extrait d’acte de naissance, livret
militaire, passeports…
Une enveloppe tomba à terre que
Maigret ramassa. Le papier en était déjà jauni.
— Un testament ?
questionna le docteur, qui n’avait plus rien à faire avant l’arrivée du
Parquet.
La confiance devait régner dans la
maison du capitaine Joris, car l’enveloppe n’était même pas fermée. À
l’intérieur, un papier couvert d’une belle écriture de sergent-major :
Je soussigné Yves-Antoine Joris,
né à Paimpol, exerçant la profession de navigateur, lègue mes biens meubles et
immeubles à Julie Legrand, à mon service, en récompense de plusieurs années de
dévouement,
À charge par elle de faire les
legs suivants :
Mon canot au capitaine
Delcourt ; le service en porcelaine de Chine à sa femme ; ma canne en
ivoire sculpté à…
Peu de gens, parmi ceux qui constituaient
le petit monde du port, que Maigret avait vu grouiller dans le brouillard de la
nuit, étaient oubliés. Jusqu’à l’éclusier qui recevait un filet de pêche,
« le tramail qui se trouve sous le hangar », comme disait le
testament !
À ce moment, il y eut un bruit
insolite. Julie, profitant d’un moment d’inattention des femmes qui lui
préparaient un grog « pour la remonter » s’était élancée dans
l’escalier. Elle ouvrait la porte de la chambre et jetait autour d’elle des
regards fous, se précipitait vers le lit, puis reculait, interdite,
impressionnée au dernier moment par la mort.
— Est-ce que ?…
Elle s’écroula par terre, sur la
carpette, en criant des choses à peine distinctes, où l’on devinait :
— … pas possible… Mon
pauvre monsieur… mon… mon…
Maigret, très grave, les épaules
rondes, l’aida à se relever, l’entraîna, gigotante, dans la chambre voisine,
qui était celle de la jeune fille. La chambre n’était pas faite. Il y avait des
vêtements en travers du lit, de l’eau savonneuse dans la cuvette.
— Qui est-ce qui a rempli la
carafe d’eau qui se trouve sur la table de nuit ?
— C’est moi… Hier matin… En
même temps que je mettais des fleurs chez le capitaine.
— Vous étiez seule dans la
maison ?
Julie haletait, reprenait peu à peu
son sang-froid, mais en même temps s’étonnait des questions de Maigret.
— Qu’est-ce que vous
croyez ? s’écria-t-elle soudain.
— Je ne crois rien.
Calmez-vous. Je viens de lire le testament de Joris.
— Eh bien ?
— Vous héritez de tous ses
biens. Vous êtes riche…
Le seul effet de ces paroles fut de
provoquer de nouvelles larmes.
— Le capitaine a été empoisonné
par l’eau qui se trouvait dans la carafe.
Elle le regarda avec des yeux
brillants de mépris, hurla :
— Qu’est-ce que vous voulez
dire ? Hein ! Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Et elle était dans un tel état
qu’elle lui saisit l’avant-bras et le secoua avec fièvre. Pour un peu, elle eût
griffé, frappé.
— Doucement. Calmez-vous !
L’enquête ne fait que commencer. Je n’insinue rien. Je m’informe.
On heurtait la porte. C’était le
garde champêtre.
— Le Parquet ne pourra pas
venir avant le début de l’après-midi. M. le maire, qui est rentré ce matin de
la chasse, était au lit. Il viendra dès qu’il sera prêt.
Tout le monde était sous pression.
Tout, dans la maison, sentait la fièvre. Et cette foule, dehors, qui attendait
sans savoir elle-même ce qu’elle attendait, accroissait l’impression de
nervosité, de désordre.
— Vous comptez rester
ici ? demanda Maigret à la jeune fille.
— Pourquoi pas ? Où
irais-je ?
Maigret pria le médecin de sortir de
la chambre du mort, ferma celle-ci à clé. Il ne laissa auprès de Julie que deux
personnes, la femme du gardien de phare et celle d’un des éclusiers.
— Vous empêcherez les autres
d’entrer, dit-il au garde champêtre. Au besoin, essayez de disperser
adroitement les curieux.
Lui-même sortit, traversa les
groupes et se dirigea vers le pont. La corne de brume criait toujours dans le
lointain, mais, les vents venant de terre, on l’entendait à peine. La
température était très douce. Le soleil devenait plus brillant d’heure en
heure. La mer montait.
Déjà deux éclusiers arrivaient du
village et prenaient leurs fonctions. Sur le pont, Maigret rencontra le
capitaine Delcourt, à qui il avait parlé la veille au soir, et qui s’avança
vers lui.
— Alors ! C’est
vrai ?
— Joris a été empoisonné, oui.
— Par qui ?
La foule commençait à s’éloigner de
la maison du capitaine. Il est vrai que le garde champêtre, gesticulant, allait
de groupe en groupe raconter Dieu sait quoi. Par contre, on suivait des yeux le
commissaire. Tout l’intérêt se reportait sur lui.
— C’est déjà votre marée qui
commence ?
— Pas encore. Il s’en faut
encore de trois pieds d’eau. Tenez ! Ce vapeur que vous voyez ancré dans
la rade attend depuis six heures du matin.
D’autres personnes hésitaient à
s’approcher des deux hommes : les douaniers, le chef éclusier, le
garde-pêche et le patron du bateau garde-côte. Les simples aides, eux, se
préparaient au travail de la journée.
En somme, c’était toute la
population que Maigret n’avait fait que deviner dans le brouillard et qu’il
voyait maintenant au grand jour. La Buvette de la Marine était à deux pas. De
ses fenêtres, de sa porte vitrée, on pouvait voir l’écluse, le pont, les
jetées, le phare et la maison de Joris.
— Vous venez prendre un
verre ? proposa le commissaire.
Il devinait d’ailleurs que cela
devait être l’habitude, qu’à chaque marée ce petit monde se retrouvait à la
buvette. Le capitaine s’assura d’abord de la marée.
— J’ai une demi-heure, dit-il.
Ils entrèrent tous les deux dans la
buvette en planches, puis les autres, indécis, suivirent peu à peu et Maigret
leur fit signe de s’asseoir à la même table.
Il fallait rompre la glace, se
présenter à tous, donner confiance et même pénétrer en quelque sorte dans le
groupe.
— Qu’est-ce que vous
buvez ?
Ils se regardèrent. Il y avait
encore de la gêne.
— D’habitude, à cette heure-ci,
c’est un café arrosé.
Une femme les servit. La foule
repassait le pont, essayait de voir dans le café, hésitait à regagner le
village, se dispersait dans le port pour attendre les événements.
Maigret, après avoir bourré sa pipe,
tendit sa blague à la ronde. Le capitaine Delcourt préféra une cigarette. Mais
le chef éclusier, en rougissant, mit une pincée de tabac dans sa bouche et
balbutia :
— Vous permettez ?
— Un drame étrange, n’est-ce
pas ? risqua enfin Maigret.
Tous savaient que la phrase allait
arriver, mais néanmoins il y eut un silence compassé.
— Le capitaine Joris semblait
être un bien brave homme…
Et il attendit, en observant les
visages à la dérobée.
— Trop ! répliqua
Delcourt, qui était un peu plus vieux que son collègue, moins soigné de sa
personne, et qui paraissait ne pas détester l’alcool.
Néanmoins, tout en parlant, il
n’oubliait pas d’observer à travers les rideaux le niveau de l’eau ni le navire
qui virait son ancre.
— Il s’y prend un peu
tôt ! Tout à l’heure, le courant de l’Orne va le drosser sur les bancs…
— À votre santé… En somme,
personne ne sait ce qui s’est passé la nuit du 16 septembre…
— Personne… C’était une nuit de
brouillard, dans le genre de la nuit dernière… Moi, je n’étais pas de garde…
N’empêche que, jusqu’à neuf heures, je suis resté ici, à faire une partie de
cartes avec Joris et les amis que vous voyez…
— Vous vous rencontriez tous
les soirs ?
— À peu près… À Ouistreham, il
n’y a guère de distractions… Trois ou quatre fois, ce soir-là, Joris s’est fait
remplacer pour aller assister au passage d’un bateau… À neuf heures trente, la
marée était finie… Il est parti dans le brouillard, comme s’il rentrait chez
lui…
— Quand a-t-on constaté sa
disparition ?
— Le lendemain… C’est Julie qui
est venue s’informer… Elle s’était endormie avant le retour du capitaine, et le
matin elle s’étonnait de ne pas le trouver dans sa chambre…
— Joris avait bu quelques
verres ?
— Jamais plus d’un !
affirma le douanier, qui commençait à avoir envie de se mêler à l’entretien. Et
pas de tabac !
— Et… dites donc… Julie et
lui ?…
Les autres se regardèrent. Il y eut
de l’hésitation, des sourires.
— On ne peut pas savoir… Joris
jurait que non… Seulement…
Ce fut encore le douanier qui
intervint.
— Ce n’est pas dire du mal de
lui que dire qu’il n’était pas tout à fait comme nous… Il n’était pas fier,
non, ce n’est pas le mot !… Mais il tenait à lui, vous comprenez ?…
Il ne serait jamais venu faire sa marée en sabots, comme ça arrive à Delcourt…
Il jouait aux cartes, ici, le soir, mais il n’y venait pas de la journée… Il ne
tutoyait pas les aides-éclusiers… Je ne sais pas si vous sentez ce que je veux
dire…
Maigret le sentait très bien. Il
avait passé quelques heures dans la maison de Joris, proprette, bourgeoise,
bien ordonnée. Et il voyait maintenant le groupe de la buvette, plus simple,
plus débraillé. Ici, on devait boire apéritif sur apéritif. Les voix devaient
devenir bruyantes, l’atmosphère épaisse, un tantinet canaille.
Joris n’y venait que pour jouer aux
cartes, ne racontait pas ses affaires personnelles, s’en allait après avoir
pris un seul verre.
— Il y a à peu près huit ans
qu’elle est avec lui… Elle en avait seize, alors… C’était une petite fille de
campagne mal mouchée, mal fagotée…
— Et maintenant ?…
Sans être appelée, la serveuse
arrivait avec une bouteille d’alcool et en versait une nouvelle
« bistouille » dans les verres où il ne restait qu’un fond de café.
Cela devait être un rite aussi.
— Maintenant, elle est ce
qu’elle est… Enfin… Au bal, par exemple, elle ne danse pas avec n’importe qui…
Et quand, dans les boutiques, on la traite familièrement, comme une bonniche,
elle se fâche… C’est difficile à expliquer. N’empêche que son frère…
— Son frère… ?
Le chef éclusier regarda le douanier
dans les yeux. Mais Maigret avait surpris ce regard.
— Le commissaire l’apprendra
quand même ! fit l’homme, qui ne devait pas en être à son premier café
arrosé. Son frère a fait huit ans de bagne… Il était ivre, un soir, à Honfleur…
Ils étaient plusieurs à faire du bruit dans les rues… La police est intervenue
et le gars a donné un si sale coup à un agent que celui-ci en est mort le mois
suivant…
— C’est un marin ?
— Il a fait le long cours avant
de revenir au pays. Maintenant, il navigue à bord d’une goélette de Paimpol, le
Saint-Michel.
Le capitaine Delcourt donnait des
signes de nervosité.
— En route ! dit-il en se
levant. C’est l’heure…
— Avant que le vapeur soit dans
le sas !… soupira le douanier, moins pressé.
Ils ne restèrent qu’à trois. Maigret
fit signe à la serveuse, qui revint avec sa bouteille.
— Le Saint-Michel passe
parfois par ici ?
— Parfois, oui…
— Il est passé le 16
septembre ?
Le douanier prit son voisin à
témoin :
— Il l’aurait quand même appris
en consultant le livre des passages !… Oui, il y était… Même qu’ils ont
couché dans l’avant-port, à cause du brouillard, et qu’ils ne sont partis qu’au
petit matin…
— Dans quelle direction ?
— Southampton… C’est moi qui ai
visé les papiers… Ils avaient chargé de la pierre meulière à Caen.
— Et on n’a plus revu le frère
de Julie dans le pays ?
Cette fois, le douanier renifla,
hésita, vida son verre.
— Faut demander ça à ceux qui
prétendent l’avoir aperçu hier… Moi, je n’ai rien vu…
— Hier ?
Haussement d’épaules. On voyait un
vapeur énorme se glisser entre les murs de pierre de l’écluse, dominant le
paysage de sa masse noire, la cheminée plus haute que les arbres du canal.
— Faut que j’y aille…
— Moi aussi…
— Ça nous fait combien,
mademoiselle ? demanda Maigret.
— Vous aurez bien l’occasion de
revenir. La patronne n’est pas ici…
Les gens qui attendaient toujours
qu’il se passât quelque chose autour de la maison du capitaine trouvaient une
contenance à regarder le vapeur anglais qui éclusait. Maigret sortit du
bistrot. Au même instant, un homme arrivait au village, et le commissaire
devina que c’était le maire, qu’il n’avait aperçu la veille que dans la nuit.
Un homme très grand, de
quarante-cinq à cinquante ans, empâté, le visage rose. Il était vêtu d’un
complet de chasse gris, les jambes prises par des guêtres d’aviateur. Maigret
s’avança :
— M. Grandmaison ?…
Commissaire Maigret, de la PJ…
— Enchanté… prononça
machinalement son interlocuteur.
Et il regarda la buvette, puis
Maigret, puis encore la buvette, avec l’air de dire :
— Drôles de fréquentations pour
un haut fonctionnaire !
Il continuait à marcher vers
l’écluse qu’il fallait franchir pour atteindre la maison.
— Il paraît que Joris est
mort ?
— Il paraît ! répliqua
Maigret, qui n’aimait pas beaucoup cette attitude.
Une attitude aussi traditionnelle que
possible : celle du gros personnage de petit patelin qui se croit le
centre du monde, s’habille en gentilhomme campagnard et sacrifie à la
démocratie en serrant distraitement des mains, en adressant de vagues bonjours
aux gens du pays et en leur demandant à l’occasion des nouvelles de leurs
enfants.
— Et vous tenez
l’assassin ?… En somme, c’est vous qui avez amené Joris et qui… Vous
permettez ?…
Et il se dirigea vers le
garde-pêche, qui devait lui servir de valet quand il allait à la chasse au
canard, car il lui dit :
— Tous les roseaux de gauche
sont à redresser… Un des « appelants » ne vaut rien du tout… Ce
matin, il était à demi mort…
— Bien ! monsieur le
maire.
Il revint vers Maigret, non sans
serrer la main du capitaine du port en murmurant :
— Ça va ?
— Ça va, monsieur le maire.
— Nous disions,
commissaire ?… Qu’est-ce qu’il y a de vrai dans toutes ces histoires de
crâne fendu, réparé, de folie et de je ne sais quoi ?…
— Vous aimiez beaucoup le
capitaine Joris ?
— Il a été à mon service
pendant vingt-huit ans ; c’était un brave homme, méticuleux dans le
service.
— Honnête ?
— Ils le sont presque tous.
— Qu’est-ce qu’il
gagnait ?
— Cela dépend, à cause de la
guerre, qui a tout bouleversé… Toujours assez pour acheter sa petite maison. Et
je parie qu’il avait au moins vingt mille francs en banque.
— Pas plus ?
— À cinq mille francs près, je
ne crois pas.
On ouvrait les portes d’amont et le
navire allait pénétrer dans le canal, tandis qu’un autre, qui arrivait de Caen,
prendrait sa place et mettrait le cap sur la pleine mer.
L’air était toujours d’un calme
idéal. Les gens suivaient les deux hommes des yeux. Du haut de leur bateau, les
marins anglais regardaient paisiblement la foule tout en veillant à la
manœuvre.
— Que pensez-vous, monsieur le
maire, de Julie Legrand !
M. Grandmaison hésita,
grommela :
— Une petite sotte, qui a eu la
tête tournée parce que Joris l’a traitée avec trop d’égards… Elle se croit… je
ne sais pas, moi !… elle se croit en tout cas autre chose que ce qu’elle
est…
— Et son frère ?
— Je ne l’ai jamais vu… On m’a
affirmé que c’est une crapule…
Laissant l’écluse derrière eux, ils
atteignaient la grille de la maison, autour de laquelle quelques gamins
continuaient à jouer en attendant un spectacle intéressant.
— De quoi est-il mort ?
— Strychnine !
Maigret avait son air le plus buté.
Il marchait lentement, les deux mains dans les poches, la pipe aux dents. Et
cette pipe était à l’échelle de son épais visage : elle contenait presque
le quart d’un paquet de tabac gris.
Le chat blanc, étendu de tout son
long sur le mur chauffé par le soleil, s’enfuit d’un bond à l’approche des deux
hommes.
— Vous n’entrez pas ?
questionna le maire, étonné de voir Maigret s’arrêter sans raison.
— Un instant ! À votre
avis, Julie était-elle la maîtresse du capitaine ?
— Je n’en sais rien !
grommela M. Grandmaison avec impatience.
— Vous veniez souvent dans la
maison ?
— Jamais ! Joris avait été
un de mes employés. Et, dans ce cas…
Son sourire voulait être un sourire
de grand seigneur.
— Si cela ne vous fait rien,
nous en finirons au plus tôt. J’ai du monde à déjeuner…
— Vous êtes marié ?
Et, le front têtu, Maigret
poursuivait son idée, la main sur la clenche de la grille.
M. Grandmaison le regarda de haut en
bas, car il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. Le commissaire remarqua que,
s’il ne louchait pas, il y avait néanmoins une dissymétrie légère dans les
prunelles.
— J’aime mieux vous avertir
que, si vous continuez à me parler sur ce ton, il pourrait vous en cuire…
Montrez-moi ce que vous avez à me montrer…
Et il avait poussé lui-même la
grille. Il gravissait le seuil. Le garde champêtre, qui montait la garde,
s’effaçait avec empressement.
La cuisine avait une porte vitrée.
Du premier coup d’œil, Maigret constata quelque chose d’anormal : il y
voyait bien les deux femmes, mais il n’apercevait pas Julie.
— Où est-elle ? alla-t-il
questionner.
— Elle est montée dans sa
chambre… Elle s’est enfermée… Elle n’a pas voulu redescendre…
— Comme ça, brusquement ?
La femme du gardien du phare
expliqua :
— Elle allait mieux… Elle
pleurait encore, mais doucement, tout en parlant… Je lui ai dit de manger
quelque chose et elle a ouvert le placard…
— Alors ?
— Je ne sais pas… Elle a paru
effrayée… Elle s’est précipitée vers l’escalier et on a entendu qu’elle
refermait à clé la porte de sa chambre.
Dans le placard, il n’y avait rien
que de la vaisselle, un panier qui contenait quelques pommes, un plat où
marinaient des harengs, deux autres plats sales où des traces de graisse
laissaient supposer qu’il y avait eu des restes de viande.
— J’attends toujours votre bon
plaisir ! prononça avec impatience le maire, qui était resté dans le
corridor. Il est onze heures trente… Je suppose que les faits et gestes de
cette fille…
Maigret ferma le placard à clé, mit
celle-ci dans sa poche et se dirigea lourdement vers l’escalier.
III
L’armoire aux victuailles
— Ouvrez, Julie !
Pas de réponse, mais le bruit d’un
corps se jetant sur un lit.
— Ouvrez !
Rien ! Alors Maigret donna un
coup d’épaule dans le panneau, et les vis maintenant la serrure furent
arrachées.
— Pourquoi n’avez-vous pas
ouvert ?
Elle ne pleurait pas. Elle n’était
pas agitée. Au contraire, couchée en chien de fusil, elle regardait droit
devant elle, les prunelles immobiles. Lorsque le commissaire fut trop près,
elle sauta du lit et se dirigea vers la porte.
— Laissez-moi !
articula-t-elle.
— Alors, remettez-moi le
billet, Julie.
— Quel billet ?
Elle était agressive, croyant mieux
cacher ainsi son mensonge.
— Le capitaine permettait que
votre frère vînt vous voir ?
Pas de réponse.
— Ce qui veut dire qu’il ne le
permettait pas ! Votre frère venait quand même ! Il paraît qu’il
serait venu dans la nuit de la disparition de Joris…
Un regard dur, presque haineux.
— Le Saint-Michel était
dans le port. C’était donc naturel qu’il vous rendît visite. Une question…
Quand il vient, il a l’habitude de manger, n’est-ce pas ?…
« Brute ! »
gronda-t-elle entre ses dents tandis qu’il poursuivait :
— Il est entré ici hier pendant
que vous étiez à Paris. Il ne vous a pas rencontrée et il vous a laissé un
billet. Pour être sûr que vous le trouviez, et personne d’autre, il l’a placé
dans le placard aux provisions… Donnez-moi ce papier…
— Je ne l’ai plus !
Maigret regarda la cheminée vide, la
fenêtre fermée.
— Donnez-le-moi !
Elle était raidie non comme une
femme intelligente, mais comme un enfant rageur. Au point que le commissaire,
surprenant un de ses regards, grommela avec une pointe d’affection :
— Imbécile !
Le billet était simplement sous
l’oreiller, à la place où Julie était couchée un instant plus tôt. Mais, au
lieu de désarmer, la servante, obstinée, attaqua à nouveau, tenta d’arracher le
feuillet des mains du commissaire que sa colère amusait.
— C’est tout ? menaça-t-il
en lui maintenant les mains.
Et il lut ces lignes d’une mauvaise
écriture, criblées de fautes :
Si tu reviens avec ton patron,
fais bien attention à lui, car il y a des mauvaises gens qui lui en veulent. Je
reviendrai dans deux ou trois jours avec le bateau. Ne cherche pas les
côtelettes. Je les ai mangées. Ton frère pour la vie.
Maigret baissa la tête, si dérouté
qu’il ne s’occupa plus de la jeune fille. Un quart d’heure plus tard, le
capitaine du port lui disait que le Saint-Michel devait être à Fécamp,
et que si les vents restaient nord-ouest il arriverait la nuit suivante.
— Vous connaissez la position
de tous les bateaux ?
Et Maigret, troublé, regarda la mer
qui scintillait, marquée, très loin, d’une seule fumée.
— Les ports sont reliés entre
eux. Tenez ! voici la liste des navires attendus aujourd’hui.
Il montra au commissaire un tableau
noir appliqué au mur du bureau du port, et des noms écrits à la craie.
— Vous avez découvert quelque
chose ?… Ne vous fiez pas trop à ce qu’on raconte… Même les gens
sérieux !… Si vous saviez ce qu’il peut y avoir de petites jalousies dans
le pays !…
Et M. Delcourt saluait de la
main le capitaine d’un cargo qui s’éloignait, soupirait en regardant la
buvette :
— Vous verrez !
À trois heures, la descente du
Parquet était terminée et une dizaine de messieurs sortaient de la maison de
Joris, poussaient la petite grille verte, se dirigeaient vers les quatre
voitures qui attendaient, entourées de curieux.
— Il doit y avoir du canard en
quantité ! disait le substitut à M. Grandmaison en observant les
terrains d’alentour.
— L’année est mauvaise. Mais l’an
dernier…
Il se précipita vers la première
voiture qui démarrait.
— Vous vous arrêtez un moment
chez moi, n’est-ce pas ? Ma femme nous attend…
Maigret restait le dernier et le
maire, juste assez engageant pour être poli, lui dit :
— Montez avec nous. Vous devez
en être, naturellement…
Il ne restait que Julie et deux
femmes dans la petite maison du capitaine Joris, et le garde champêtre, à la
porte, pour attendre le fourgon mortuaire qui emmènerait le corps à Caen.
Déjà, dans les autos, cela
ressemblait à certains retours d’enterrement qui, entre bons vivants, finissent
le plus gaiement du monde. Le maire expliquait au substitut, tandis que Maigret
était mal assis sur le strapontin :
— Si cela ne tenait qu’à moi,
je vivrais ici toute l’année. Mais ma femme aime moins la campagne. Si bien que
nous vivons surtout dans notre maison de Caen… Pour le moment, ma femme revient
de Juan-les-Pins, où elle est restée un mois avec les enfants…
— Quel âge a l’aîné,
maintenant ?
— Quinze ans…
Les gens de l’écluse regardaient
passer les voitures. Et tout de suite, sur la route de Lion-sur-Mer, ce fut la
villa du maire, une grosse villa normande, aux pelouses entourées de barrières
blanches et semées d’animaux en porcelaine.
Dans le vestibule, Mme Grandmaison,
en robe de soie sombre, recevait ses invités avec un sourire très réservé, très
femme du monde. La porte du salon était ouverte. Des cigares étaient prêts,
ainsi que des liqueurs, sur la table du fumoir.
Tous se connaissaient. C’était un
petit monde de Caen qui se retrouvait. Une domestique en tablier blanc prenait
les manteaux et les chapeaux.
— Vraiment, monsieur le juge,
vous n’étiez jamais venu à Ouistreham et vous habitez Caen depuis tant
d’années ?
— Douze ans, chère madame…
Tiens ! mademoiselle Gisèle.
Une gamine de quatorze ans, déjà
très jeune fille, surtout par le maintien, très grande bourgeoise, comme sa
mère, venait s’incliner devant les invités. Cependant, on oubliait de présenter
Maigret à la maîtresse de maison.
— Je suppose qu’après ce que
vous venez de voir vous préférez des liqueurs à une tasse de thé… Un peu de
fine, monsieur le substitut ? Madame est toujours à Fontainebleau ?…
On parlait de plusieurs côtés à la
fois. Maigret attrapait au vol des bribes de phrases.
— Non !… Dix canards en
une nuit, c’est un maximum… Je vous jure qu’il ne fait pas froid du tout… Le
gabion est chauffé…
Et ailleurs :
— … souffrent beaucoup de
la crise du fret ?
— Cela dépend des compagnies.
Ici, on ne s’en ressent guère. Aucun bateau n’a été désarmé. Mais les petits
armateurs, surtout ceux qui n’ont que des goélettes armées au cabotage,
commencent à tirer la langue… On peut dire qu’en principe toutes les goélettes
sont à vendre, car elles ne font pas leurs frais…
— Non, madame, murmurait
ailleurs le substitut. Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Le mystère, si mystère
il y a dans cette mort, sera vite découvert. N’est-ce pas, commissaire ?…
Mais… Vous a-t-on présenté… Le commissaire Maigret, un des chefs les plus
éminents de la Police judiciaire…
Maigret était tout raide, le visage
aussi peu avenant que possible. Il regarda drôlement la jeune Gisèle qui lui
tendait avec un sourire une assiette de petits fours.
— Merci !
— Vraiment ? Vous n’aimez
pas les gâteaux ?
— À votre santé !
— À la santé de notre aimable
hôtesse !
Le juge d’instruction, un grand
maigre d’une cinquantaine d’années, qui voyait à peine malgré d’épais binocles,
prit Maigret à part.
— Bien entendu, je vous donne
carte blanche. Mais téléphonez-moi chaque soir pour me tenir au courant. Votre
avis ? Un crime crapuleux, n’est-ce pas ?…
Et, comme M. Grandmaison
s’approchait, il poursuivit plus haut :
— Vous avez d’ailleurs de la
chance de tomber sur un maire comme celui de Ouistreham, qui vous facilitera
votre tâche… N’est-ce pas, cher ami ?… Je disais au commissaire…
— S’il le désire, cette maison
sera la sienne. Je suppose que vous êtes descendu à l’hôtel ?
— Oui ! Je vous remercie
de votre invitation, mais, là-bas, je suis plus près du port…
— Et vous croyez que c’est à la
buvette que vous trouverez quelque chose ?… Attention, commissaire !…
Vous ne connaissez pas Ouistreham !… Pensez à ce que peut être
l’imagination de gens qui passent leur vie dans une buvette. Ils accuseraient
père et mère rien que pour avoir une bonne histoire à raconter…
— Si on ne parlait plus de tout
cela ? proposa Mme Grandmaison avec un sourire engageant. Un gâteau,
commissaire ?… Vraiment ?… Vous n’aimez pas les sucreries ?…
Deux fois ! C’était trop !
Et Maigret faillit, par protestation, tirer sa grosse pipe de sa poche.
— Vous permettez… Il faut que
j’aille m’occuper de certains détails…
On n’essaya pas de le retenir et,
somme toute, on ne tenait pas plus à sa présence qu’il ne tenait à être là.
Dehors, il bourra sa pipe, marcha lentement vers le port. On le connaissait
déjà. On savait qu’il avait trinqué avec le groupe de la buvette et on le
saluait avec un rien de familiarité.
Comme il arrivait en vue du quai, la
voiture qui emmenait le corps du capitaine Joris s’éloignait dans la direction
de Caen et, derrière une fenêtre du rez-de-chaussée, on apercevait le visage de
Julie que des femmes essayaient d’entraîner vers la cuisine.
Des gens étaient groupés autour
d’une barque de pêche qui venait de rentrer et dont les deux marins triaient le
poisson. Les douaniers, appuyés au parapet du pont, laissaient couler les
lentes heures de garde.
— Je viens d’avoir confirmation
de l’arrivée du Saint-Michel pour demain ! dit le capitaine en
s’approchant de Maigret. Il est resté trois jours à Fécamp pour réparer son
beaupré…
— Dites donc… Est-ce qu’il lui
arrive de transporter de la rogue de morue ?…
— De la rogue ?…
Non ! La rogue norvégienne arrive par des goélettes scandinaves ou par des
petits vapeurs.
— Mais ils ne relâchent pas à
Caen… Ils déchargent directement dans les ports sardiniers, comme Concarneau,
Les Sables-d’Olonne, Saint-Jean-de-Luz…
— Et de l’huile de
phoque ?
Cette fois, le capitaine ouvrit des
yeux ronds.
— Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas…
— Non ! Les caboteurs ont
presque toujours les mêmes chargements : des légumes et surtout de l’oignon
pour l’Angleterre, du charbon pour les ports bretons, de la pierre, du ciment,
des ardoises… Au fait, je me suis renseigné près des éclusiers sur le dernier
passage du Saint-Michel. Le 16 septembre, il est arrivé de Caen juste à
la fin de la marée. On allait cesser le service. Joris a fait remarquer qu’il
n’y avait pas assez d’eau dans le chenal pour prendre la mer, surtout par
brouillard. Le patron a insisté pour franchir le sas quand même, afin de partir
le lendemain à la première heure. Ils ont couché ici, tenez, dans l’avant-port,
amarrés aux pilotis. À marée basse, ils étaient à sec. Ce n’est que vers neuf
heures, le matin, qu’ils ont pu partir…
— Et le frère de Julie était à
bord ?
— Sans doute ! Ils ne sont
que trois : le patron, qui est en même temps propriétaire du bateau, et
deux hommes. Grand-Louis…
— C’est le nom du forçat ?
— Oui. On dit Grand-Louis,
parce qu’il est plus grand que vous et capable de vous étrangler d’une seule
main…
— Un mauvais bougre ?
— Si vous le demandez au maire,
ou à un bourgeois de l’endroit, il vous répondra que oui. Moi, je ne l’ai pas
connu avant qu’il aille au bagne. Il n’est pas souvent ici. Tout ce que je
sais, c’est qu’il n’a jamais fait de bêtises à Ouistreham. Il boit, bien sûr…
Ou plutôt… C’est difficile à savoir… Il a toujours une demi-cuite… Il va… Il
vient… Il traîne la patte, tient les épaules et la tête de travers, ce qui ne
lui donne pas l’air franc… N’empêche que le patron du Saint-Michel en
est content…
— Il est venu hier ici, en
l’absence de sa sœur.
Le capitaine Delcourt détourna la
tête, n’osant pas nier. Et Maigret comprit, à ce moment, qu’on ne lui dirait
jamais tout, qu’entre ces hommes de la mer il existait une sorte de
franc-maçonnerie.
— Il n’y a pas que lui…
— Que voulez-vous dire ?
— Rien… J’ai entendu parler
d’un étranger qu’on a vu rôder… Mais c’est vague…
— Qui l’a vu ?…
— Je ne sais pas… On parle,
comme ça… Vous ne prenez rien ?…
Pour la seconde fois, Maigret
s’installa à la buvette, où les mains se tendirent.
— Dites donc ! Ils ont vite
expédié leur besogne, les messieurs du Parquet…
— Qu’est-ce que vous
buvez ?
— De la bière.
Le soleil ne s’était pas caché de la
journée. Mais voilà que des écharpes de brume s’étiraient entre les arbres et
que l’eau du canal commençait à fumer.
— Encore une nuit dans le
coton ! soupira le capitaine.
Et, au même moment, on entendait la
sirène hurler.
— C’est la bouée lumineuse,
là-bas, à l’entrée de la passe.
— Le capitaine Joris allait
souvent en Norvège ? demanda Maigret à brûle-pourpoint.
— Quand il naviguait pour
l’Anglo-Normande, oui ! Surtout tout de suite après la guerre, parce qu’on
manquait de bois. Du vilain chargement, qui ne laisse pas de place pour
manœuvrer…
— Vous apparteniez à la même
compagnie ?
— Pas longtemps. J’ai surtout
navigué pour Worms, de Bordeaux. Je faisais le « tramway », comme on
dit, c’est-à-dire toujours la même route : Bordeaux-Nantes et
Nantes-Bordeaux… Pendant dix-huit ans !
— D’où sort Julie ?
— D’une famille de pêcheurs de
Port-en-Bessin… Si l’on peut dire des pêcheurs !… Lui n’a jamais fait
grand-chose… Il est mort pendant la guerre… La mère doit toujours vendre du
poisson dans les rues, et surtout boire du vin rouge dans les bistrots.
Maigret, pour la deuxième fois en
pensant à Julie, eut un drôle de sourire. Il la revoyait arrivant dans son
bureau, à Paris, bien nette dans son tailleur bleu, avec un petit air
volontaire.
Puis le matin même, quand elle
luttait si maladroitement, comme une petite fille, pour ne pas lui donner le
billet de son frère.
La maison de Joris s’estompait déjà
dans la brume. Il n’y avait plus de lumière au premier étage, d’où le cadavre
avait disparu, ni dans la salle à manger ! Rien que dans le corridor et,
sans doute, derrière, dans la cuisine, où les deux voisines tenaient compagnie
à la jeune fille.
Les aides-éclusiers entraient à leur
tour à la buvette, mais, sensibles aux nuances, allaient s’asseoir à une table
du fond et entamaient une partie de dominos. Le phare s’alluma.
— Vous nous remettrez ça !
dit le capitaine en montrant les verres. C’est ma tournée !
Ce fut d’une voix étrangement
feutrée que Maigret questionna :
— À cette heure-ci, si Joris
vivait, où serait-il ? Ici ?…
— Non ! chez lui !
avec des pantoufles aux pieds !
— Dans la salle à manger ?
Dans sa chambre ?
— Dans la cuisine… à lire le
journal, puis à lire un bouquin d’horticulture… Il lui était venu la passion
des fleurs… Tenez ! malgré la saison son jardin en est encore plein…
Les autres riaient, mais ils étaient
un peu gênés de n’avoir pas la passion des fleurs, de préférer le sempiternel
bistrot.
— Il n’allait pas à la
chasse ?
— Rarement… Quelquefois, quand
on l’invitait…
— Avec le maire ?
— C’est arrivé… Quand il y
avait du canard, ils allaient ensemble au gabion…
La buvette était trop peu éclairée,
au point qu’on voyait mal, à travers la fumée, les joueurs de dominos. Un gros
poêle alourdissait l’atmosphère. Et dehors c’était presque l’obscurité, mais
une obscurité rendue plus trouble et comme malsaine par le brouillard. La
sirène hurlait toujours. La pipe de Maigret grésillait.
Et, renversé sur sa chaise, il
fermait à demi les yeux, dans un effort pour assembler tous les éléments épars
qui formaient une masse sans cohésion.
— Joris a disparu pendant six
semaines et est revenu le crâne fendu et réparé ! dit-il sans savoir qu’il
pensait tout haut.
» Le jour de son arrivée le
poison l’attendait.
Et ce n’est que le lendemain que
Julie avait trouvé dans le placard l’avertissement de son frère !
Maigret poussa un long soupir et
murmura en guise de conclusion :
— En somme, on a essayé de le
tuer ! Puis on l’a guéri ! Puis on l’a tué pour de bon ! À
moins…
Car ces trois propositions
n’allaient pas ensemble. Et une pensée baroque naissait, si baroque qu’elle en
était effrayante.
— À moins qu’on n’ait pas
essayé de le tuer la première fois ? Qu’on n’ait voulu que lui enlever la
raison !…
Les médecins de Paris
n’affirmaient-ils pas que l’opération n’avait pu être faite que par un grand
chirurgien ?
Mais fend-on le crâne d’un homme
pour lui voler sa raison ?
Et puis ! qu’est-ce qui prouvait
que Joris l’avait vraiment perdue ?
On regardait Maigret en observant un
silence respectueux. Il n’y eut qu’un geste du douanier pour signifier à la
serveuse :
— La même chose…
Et chacun était enfoncé dans son
coin, dans l’atmosphère chaude, dans une rêverie moite que l’alcool rendait
imprécise.
On entendit passer trois
autos : le Parquet, qui regagnait Caen après la réception chez M. et Mme
Grandmaison. À cette heure, le corps du capitaine Joris était déjà dans une
armoire frigorifique de l’Institut médico-légal.
On ne parlait plus. Les dominos
bougeaient sur la table dévernie, du côté des éclusiers. Et on sentait que le
problème, peu à peu, s’était imposé à tous les esprits, qu’il pesait à tous,
qu’il était là, presque palpable, en suspension dans l’air. Les visages se
renfrognaient. Le plus jeune des douaniers, impressionné, se leva en
balbutiant :
— Il est temps que j’aille
retrouver ma femme.
Maigret tendit sa blague à son
voisin, qui bourra une pipe et passa le tabac au suivant. Alors une voix, celle
de Delcourt, s’éleva.
Il se levait à son tour pour
échapper à cette ambiance écrasante qui s’était créée.
— Je vous dois combien,
Marthe ?
— Les deux tournées ?…
Neuf soixante-quinze… Plus trois francs dix d’hier…
Tout le monde était debout. Un air
humide pénétrait par la porte ouverte. Les mains se tendirent.
Dehors, chacun fonçait de son côté,
dans le brouillard. On entendait résonner les pas et, par-dessus tout, vibrait
la clameur de la sirène.
Maigret, immobile, resta un moment à
écouter tous ces pas qui s’éloignaient en étoile autour de lui. Des pas lourds,
avec des hésitations, des précipitations soudaines…
Et il comprit que, sans qu’on pût
dire comment cela s’était fait, la peur était née.
Ils avaient peur, tous ceux qui s’en
allaient, peur de rien, de tout, d’un danger imprécis, d’une catastrophe
insoupçonnable, de l’obscurité et des lumières.
— Si ce n’était pas
fini ?…
Maigret secoua la cendre de sa pipe
et boutonna son pardessus.
IV
Le Saint-Michel
— Ça vous plaît ?
s’inquiétait le patron à chaque plat.
— Ça va ! Ça va !
répondait Maigret qui, en réalité, ne savait pas au juste ce qu’il mangeait.
Il était seul dans la salle à manger
de l’hôtel, conçue pour quarante ou cinquante couverts. Un hôtel pour les
baigneurs venant l’été à Ouistreham. Des meubles comme dans tous les hôtels de
plage. Des petits vases sur les tables.
Aucun rapport avec le Ouistreham qui
intéressait le commissaire et qu’il commençait à comprendre.
C’était la raison de sa
satisfaction. Ce dont il avait le plus en horreur, dans une enquête, c’étaient
les premiers contacts, avec tout ce qu’ils comportent de gaucheries et d’idées
fausses.
Le mot Ouistreham, par
exemple ! À Paris, il évoquait une image sans rapport avec la réalité, un
port dans le genre de Saint-Malo. Puis, le premier soir, Maigret le voyait
sinistre, habité par des gens farouches et silencieux.
Maintenant, il avait fait
connaissance. Il se sentait chez lui. Ouistreham, c’était un village
quelconque, au bout d’un morceau de route plantée de petits arbres. Ce qui comptait
seulement, c’était le port : une écluse, un phare, la maison de Joris, la
Buvette de la Marine.
Et le rythme de ce port, les deux
marées quotidiennes, les pêcheurs passant avec leurs paniers, la poignée
d’hommes ne s’occupant que du va-et-vient des bateaux…
D’autres mots avaient un sens plus
précis : capitaine, cargo, caboteur… Il voyait tout cela circuler et il
comprenait la règle du jeu…
Le mystère n’était pas éclairci.
Tout ce qui était inexplicable au début restait inexplicable. Mais, du moins,
les personnages étaient-ils situés chacun à sa place, chacun dans son
atmosphère, avec son petit trantran journalier…
— Vous resterez ici
longtemps ? demanda le patron en servant lui-même le café.
— Je ne sais pas.
— Ce serait arrivé pendant la
saison que cela m’aurait fait un tort inouï…
C’étaient quatre Ouistreham
exactement que Maigret discernait maintenant : Ouistreham-Port…
Ouistreham-Village… Ouistreham-Bourgeois, avec ses quelques villas, comme
celle du maire, le long de la grand-route… Enfin Ouistreham-Bains-de-Mer,
momentanément inexistant.
— Vous sortez ?
— Je vais faire un tour avant
de me coucher.
C’était l’heure de la marée. Dehors,
il faisait beaucoup plus froid que les jours précédents, parce que le
brouillard, sans cesser d’être opaque, se transformait en gouttelettes d’eau
glacée.
Tout était noir. Tout était fermé.
On ne voyait que l’œil mouillé du phare. Et, sur l’écluse, des voix se
répondaient.
Un petit coup de sirène. Un feu vert
et un feu rouge qui se rapprochaient, une masse qui glissait au ras du mur…
Maigret, maintenant, comprenait la
manœuvre. C’était un vapeur qui arrivait du large. Une ombre qui s’approchait
allait lui prendre son amarre, la capeler à la première bitte. Puis, de la
passerelle, le commandant lancerait l’ordre de battre arrière pour stopper…
Delcourt passa près de lui, fixant
les jetées avec inquiétude.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne sais pas…
Il fronçait les sourcils comme s’il
eût été possible, à force de volonté, de distinguer quelque chose dans le noir
absolu. Déjà deux hommes allaient refermer la porte de l’écluse. Delcourt leur
cria :
— Espérez un instant !
Et soudain, étonné :
— C’est lui…
Au même instant, une voix s’élevait,
à moins de cinquante mètres, qui criait :
— Eh ! Louis ! Amène
les focs et veille à atterrir par bâbord.
C’était en contrebas, dans le trou
sombre, du côté des jetées. Une luciole se rapprochait. On devina quelqu’un qui
bougeait, de la toile qui s’abattait avec un grincement d’anneaux sur la
draille.
Puis une grand-voile déployée qui
passait à portée de la main.
— Je me demande comment ils ont
fait ! grommela le capitaine.
Et il hurla, tourné vers le
voilier :
— Plus loin ! Poussez le
nez à bâbord du vapeur, sinon on ne pourra pas refermer les portes.
Un homme avait sauté à terre avec
une amarre et maintenant, poings aux hanches, il regardait autour de lui.
— Le Saint-Michel ?
questionna Maigret.
— Oui… Ils ont marché comme un
vapeur…
En bas, il n’y avait qu’une petite
lampe, sur le pont, éclairant des choses confuses, une barrique, un tas de cordages,
la silhouette d’un homme qui quittait la barre pour courir vers l’avant de la
goélette.
Les gens de l’écluse arrivaient les
uns après les autres pour regarder le bateau avec une curiosité étrange.
— Aux portes, mes
enfants !… Allons !… Les manivelles, là-bas !…
Les portes fermées, l’eau
s’engouffra par les vannes et les bateaux commencèrent à s’élever. La petite
lumière se rapprocha. Le pont arriva presque au ras du quai et l’homme qui s’y
trouvait apostropha le capitaine.
— Ça va ?
— Ça va ! répondit
Delcourt avec gêne. Vous avez fait vite !
— On avait bon vent et Louis a
mis toute la toile dessus ! Au point qu’on a laissé un cargo derrière
nous.
— Tu vas à Caen ?
— Je vais décharger, oui !
Rien de neuf, par ici ?
Maigret était à deux pas, Grand-Louis
un peu plus loin.
Mais ils se voyaient à peine. Il n’y
avait que le capitaine du port et celui du Saint-Michel à parler.
Delcourt, d’ailleurs, se tournait
vers Maigret, ne sachant trop que dire.
— C’est vrai que Joris est
rentré ? Il paraît que c’est sur le journal…
— Il est rentré et il est
reparti…
— Qu’est-ce que tu veux
dire ?
Grand-Louis s’était approché d’un
pas, les mains dans les poches, une épaule de travers. Et, vu ainsi dans
l’obscurité, il avait l’air d’un grand bonhomme plutôt flasque, aux lignes
imprécises.
— Il est mort.
Cette fois, Louis s’approcha de
Delcourt à le toucher.
— C’est vrai ?…
grogna-t-il.
C’était la première fois que Maigret
entendait sa voix. Et celle-ci donnait aussi une impression de mollesse. Elle
était entourée, un peu traînante. On ne distinguait toujours pas le visage.
— La première nuit qu’il est
rentré, il a été empoisonné…
Et Delcourt, prudent, avec une
intention évidente, se hâta d’ajouter :
— Voici un commissaire de Paris
qui est chargé…
Il était soulagé. Depuis longtemps,
il se demandait comment amener cette déclaration. Craignait-il une imprudence
des gens du Saint-Michel ?
— Ah ! Monsieur est de la
police…
Le bateau montait toujours. Son
capitaine enjamba le bastingage, sauta sur le quai, hésita à tendre la main à
Maigret.
— Par exemple !…
articula-t-il, pensant toujours à Joris.
Et on le sentait inquiet, lui aussi,
d’une inquiétude encore plus sensible que celle de Delcourt. La grande
silhouette de Louis se balançait, la tête de travers. Il aboya quelque chose que
le commissaire ne comprit pas.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il grogne en patois :
« Saloperie de saloperie !… »
— Qu’est-ce qui est une
saloperie ? demanda Maigret à l’ex-bagnard.
Mais celui-ci se contenta de le
regarder dans les yeux. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre. Maintenant,
on devinait les traits. Ceux de Grand-Louis étaient bouffis. Il devait avoir
une joue plus grosse que l’autre, ou alors ce qui donnait cette impression,
c’est qu’il tenait toujours la tête de travers.
Une chair soufflée et des gros yeux
à fleur de tête.
— Vous étiez ici hier !
lui dit le commissaire.
L’éclusée était finie. Les portes
d’amont s’ouvraient. Le vapeur glissait dans les eaux du canal et Delcourt
devait courir pour demander le tonnage et la provenance. On entendit crier du
haut de la passerelle :
— Neuf cents tonnes !…
Rouen…
Mais le Saint-Michel ne
sortait pas du sas et les hommes postés autour de l’écluse pour la manœuvrer
sentaient que quelque chose d’anormal se passait, attendaient, chacun dans son
trou d’ombre, tendant l’oreille.
Delcourt revenait, en notant sur son
carnet les indications données.
— Eh bien ! s’impatienta
Maigret.
— Eh bien ! quoi ?
grommela Louis. Vous dites que j’étais ici hier ! C’est que j’y étais…
Il n’était pas facile de le
comprendre, parce qu’il avait une façon toute particulière de manger les mots,
de parler la bouche fermée, comme s’il eût mâché en même temps quelque chose.
Sans compter qu’il avait un accent de terroir prononcé.
— Qu’est-ce que vous êtes venu
faire ?
— Voir ma sœur…
— Et, comme elle n’était pas
ici, vous lui avez laissé un billet…
Maigret examinait à la dérobée le
propriétaire de la goélette, dont les vêtements étaient les mêmes que ceux de
son matelot. Il n’avait rien de caractéristique. L’air, plutôt, d’un bon
contremaître que d’un capitaine au cabotage.
— On est resté trois jours à
Fécamp pour réparer… Alors Louis en a profité pour venir voir la Julie !
intervint-il.
On devinait des oreilles tendues
tout autour du bassin. Chacun devait veiller à ne pas faire de bruit. La sirène
hurlait toujours, au loin, et le brouillard se liquéfiait, rendait les pavés
noirs et luisants.
Une écoutille s’ouvrit dans le pont
de la goélette. Une tête émergea, cheveux en désordre, barbe hirsute.
— Alors, quoi ?… On reste
là ?…
— Ta gueule, Célestin !
gronda le patron.
Delcourt battait la semelle pour se
réchauffer, peut-être aussi pour avoir une contenance, car il ne savait pas
s’il devait rester ou s’éloigner.
— Qu’est-ce qui vous fait
penser, Louis, que Joris courait un danger ?
Et celui-ci, en haussant les
épaules :
— Ben !… Vu qu’il avait
déjà eu le crâne fendu… C’était pas malin à deviner.
Il fallait presque un traducteur
tant il était difficile de distinguer les syllabes broyées dans ce grognement.
Il y avait une gêne intense, et comme
une sourde angoisse dans l’air. Louis regarda du côté de la maison de Joris,
mais on ne voyait rien, pas même une tache plus noire dans la nuit.
— L’est là, la Julie ?
— Oui… Vous allez la
voir ?
Il secoua négativement la tête,
comme un ours.
— Pourquoi ?
— Sûr qu’elle pleure.
Il prononçait quelque chose comme
allploere… Et cela, avec le dégoût d’un homme qui ne peut pas voir
pleurer !
Ils étaient toujours debout. La
brume devenait plus intense, détrempait les épaules. Delcourt éprouve le besoin
d’intervenir.
— On pourrait aller boire
quelque chose…
Un de ses hommes, de son coin
d’ombre, plus loin, l’avertit :
— Ils viennent de fermer la
buvette !
Et le capitaine du Saint-Michel
proposa :
— Si vous voulez boire un coup
dans la cabine…
Ils étaient quatre : Maigret,
Delcourt, Grand-Louis et le patron, qui s’appelait Lannec. La cabine n’était
pas grande. Un petit poêle dégageait une chaleur intense, qui mettait de la
buée partout, et la lumière de la lampe à pétrole, montée sur cardan, était
presque rouge.
Des cloisons en pitchpin verni. Une
table de chêne, tailladée, si usée qu’aucune surface n’était plane. Il y avait
encore des assiettes sales, d’épais verres tout poisseux, une demi-bouteille de
vin rouge.
À droite et à gauche, dans la
cloison, une ouverture rectangulaire, comme une armoire sans porte. Les lits du
capitaine et de Louis, son second. Des lits défaits, avec des bottes et des
vêtements sales jetés en travers. Une odeur de goudron, d’alcool, de cuisine et
de chambre à coucher, mais surtout des relents indéfinissables de bateau.
Dans la lumière, les gens étaient
moins mystérieux. Lannec avait des moustaches brunes, des yeux intelligents et
vifs. Il avait pris une bouteille d’alcool dans une armoire et il rinçait les
verres en les remplissant d’eau et en les vidant par terre.
— Il paraît que vous étiez ici
dans la nuit du 16 septembre ?
Grand-Louis avait les coudes sur la
table, le dos rond. Lannec répondit tout en servant à boire :
— On y était, oui !
— Il est rare, n’est-ce
pas ? que vous couchiez dans l’avant-port où, à cause de la marée, vous
devez veiller aux amarres…
— Ça arrive ! répliqua
Lannec sans broncher.
— Ça permet souvent de gagner
quelques heures ! intervint Delcourt, qui semblait vouloir jouer le rôle
de conciliateur.
— Le capitaine Joris n’est pas
venu vous voir à bord ?
— Pendant l’éclusée… Pas après.
— Et vous n’avez rien vu, rien
entendu d’anormal ?
— À votre santé !…
Non !… Rien…
— Vous, Louis, vous vous êtes
couché ?…
— Faut croire que oui…
— Qu’est-ce que vous
dites ?
— Je dis faut croire que oui… Y
a longtemps.
— Vous n’êtes pas allé voir
votre sœur ?
— Peut-être bien que oui… Pas
longtemps…
— Est-ce que Joris ne vous
avait pas défendu de mettre les pieds chez lui ?
— Des histoires ! grommela
l’autre.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien… C’est des histoires…
Vous avez encore besoin de moi ?
Il n’y avait pas de charge sérieuse
contre lui. Au surplus, Maigret n’avait pas du tout envie de l’arrêter.
— Pas aujourd’hui.
Louis parla breton avec son patron,
se leva, vida son verre et toucha sa casquette.
— Qu’est-ce qu’il vous a
dit ? questionna le commissaire.
— Que je n’ai pas besoin de lui
pour aller à Caen et en revenir… Alors, je le retrouverai au retour, après
avoir déchargé.
— Où va-t-il ?
— Il ne l’a pas dit.
Delcourt, empressé, passa la tête
par l’écoutille, tendit l’oreille, revint après quelques instants.
— Il est à bord de la drague.
— De la quoi ?
— Vous n’avez pas vu les deux
dragues, dans le canal ? Elles ne servent pas pour le moment. Il y a des
couchettes. Les marins aiment mieux dormir sur un vieux bateau qu’aller à
l’hôtel.
— Encore un verre ?
proposait Lannec.
Et Maigret regardait autour de lui
en faisant des petits yeux, se mettait à son aise.
— Quel est le premier port que
vous ayez touché en quittant Ouistreham, le 16 dernier ?
— Southampton… J’avais des
pierres à y décharger…
— Ensuite ?
— Boulogne.
— Vous n’êtes pas allé en
Norvège, depuis ?
— Je n’y suis allé qu’une fois,
il y a six ans…
— Vous connaissiez très bien
Joris ?…
— Nous, vous savez, on connaît
tout le monde… Depuis La Rochelle jusqu’à Rotterdam… À votre santé ! C’est
justement du schiedam que j’ai rapporté de Hollande. Vous fumez le
cigare ?
Il en sortit une caisse d’un tiroir.
— Des cigares qui, là-bas,
valent dix cents… Un franc !…
Ils étaient gros, bien lisses,
bagués d’or.
— C’est étrange !
soupirait Maigret. On m’avait bien affirmé que Joris était allé vous rejoindre
à bord, dans l’avant-port… en compagnie de quelqu’un…
Mais Lannec était très occupé à
couper la pointe d’un cigare, et quand il redressa la tête on ne pouvait lire
aucune émotion sur son visage.
— Il n’y aurait pas de raison
pour que je le cache…
Quelqu’un, de dehors, sauta sur le
pont qui résonna.
Une tête se montra au-dessus de
l’échelle.
— Le vapeur du Havre qui
arrive !
Delcourt se leva précipitamment, dit
à Maigret :
— Il faut lui préparer
l’écluse… Le Saint-Michel va en sortir…
Et Lannec :
— Je suppose que je peux
continuer mon voyage ?
— Jusqu’à Caen ?
— Oui ! Le canal ne
conduit pas ailleurs. Demain soir, on aura sans doute fini de décharger…
Ils avaient tous l’air franc !
Ils avaient des visages ouverts ! Et pourtant tout cela sonnait
faux ! Mais c’était si subtil qu’il eût été impossible de dire pourquoi
cela sonnait faux, ou ce qui était faux.
De braves gens ! Ils en avaient
l’aspect, Lannec comme Delcourt, comme Joris, comme tous ceux de la Buvette de
la Marine. Est-ce que Grand-Louis lui-même ne donnait pas l’impression d’une
sympathique crapule ?
— Je vais te larguer, Lannec…
Bouge pas !
Et le capitaine du port alla
décapeler l’amarre de la bitte. Le vieux qu’on avait vu émerger du poste, tout
gourd, grognon, murmura :
— Grand-Louis s’est encore tiré
des pattes !
Et il largua le foc et le clinfoc,
repoussa la goélette à l’aide d’une gaffe. Maigret sauta à terre à la dernière
seconde. Le brouillard s’était définitivement changé en pluie et on distinguait
maintenant toutes les lumières du port, toutes les silhouettes, le vapeur du
Havre qui s’impatientait et donnait du sifflet.
Les manivelles grinçaient. L’eau
s’engouffrait par les vannes ouvertes. La grand-voile de la goélette bouchait
la perspective du canal.
Du pont, Maigret distingua les deux
dragues, deux horribles bateaux aux lignes compliquées, aux superstructures
sinistres, qui s’étaient encroûtés de rouille.
Il s’en approcha prudemment, parce
que par là, c’était plein de détritus, de vieux câbles, d’ancres et de
ferraille. Il longea une planche qui servait de passerelle, vit une légère
lueur à travers des fentes.
— Grand-Louis !…
appela-t-il.
Du coup, la lumière s’éteignit.
L’écoutille n’avait plus de fermeture. Le torse de Grand-Louis émergea et il
grogna :
— Qu’est-ce que vous
voulez ?
Mais en même temps autre chose
bougeait, sous lui, dans le ventre de la drague. Une silhouette se faufilait
avec mille précautions. On entendait vibrer la tôle. Il y avait des heurts.
— Qui est avec toi ?
— Avec moi ?…
Maigret chercha autour de lui,
faillit tomber dans le fond de la drague où stagnait un mètre de vase.
Il y avait quelqu’un, c’était
certain. Mais il était déjà loin. Les craquements provenaient maintenant d’une
autre partie de la drague. Et Maigret ne savait pas sur quoi il pouvait
marcher. Il ignorait tout des aménagements de ce bateau apocalyptique dont il
heurta une benne de la tête.
— Tu te tais ?
Un grognement indistinct, qui devait
vouloir dire :
— Je ne sais pas de quoi vous
parlez…
Dans la nuit, il eût fallu dix
hommes pour fouiller les deux dragues. Et encore ! Des hommes connaissant
les lieux ! Maigret battit en retraite. Les voix, à cause de la pluie,
avaient une portée étonnante. Il entendit qu’on disait dans le port :
— … juste en travers du
chenal…
Il s’approcha. C’était le second du
vapeur du Havre qui montrait quelque chose à Delcourt, et celui-ci fut tout
bouleversé en apercevant Maigret.
— C’est difficile à croire qu’ils
l’aient perdu sans s’en apercevoir, poursuivait l’homme du vapeur.
— Quoi ? questionna le
commissaire.
— Le canot (il prononçait
« le canotte »).
— Quel canot ?
— Celui-ci, que nous venons de
heurter juste entre les jetées. Il appartient au voilier qui était devant nous.
Le nom est écrit à l’arrière : Saint-Michel.
— Il se sera détaché, intervint
Delcourt en haussant les épaules. Ça arrive !
— Il ne s’est pas détaché, pour
la bonne raison que, par le temps qu’il fait, le canot ne devait pas être en
remorque, mais sur le pont.
Et toujours les hommes, autour de
l’écluse, chacun à son poste, essayant d’entendre.
— On verra ça demain. Laissez
le canot ici.
Se tournant vers Maigret, Delcourt
murmura avec un sourire raté :
— Vous voyez : quel drôle
de métier ! Il y a toujours des histoires.
Le commissaire ne sourit pas, lui.
Ce fut même le plus sérieusement du monde qu’il prononça :
— Dites donc ! Si vous ne
me voyiez pas demain à sept heures, mettons à huit, envoyez donc un coup de
téléphone au Parquet de Caen.
— Qu’est-ce que ?…
— Bonne nuit ! Et que le
canot reste ici.
Pour leur donner le change, il
s’éloigna, mains dans les poches, le col du pardessus relevé, le long de la
jetée. La mer bruissait sous ses pieds, devant lui, à sa droite, à sa gauche.
Un air fortement iodé lui emplissait les poumons.
Arrivé presque au bout, il se baissa
pour ramasser quelque chose.
V
Notre-Dame-des-Dunes
Quand le jour se leva, Maigret, la
jambe traînante, le pardessus lourd d’humidité, la gorge sèche à force d’avoir
fumé pipe sur pipe, rentra à l’Hôtel de l’Univers. Tout était désert. Dans la
cuisine, pourtant, il trouva le patron qui allumait du feu.
— Vous êtes resté dehors toute
la nuit ?
— Oui. Voulez-vous me monter,
le plus tôt possible, du café dans ma chambre ? Au fait, il y a moyen de
prendre un bain ?
— Il faudra que j’allume le feu
des chaudières…
— Pas la peine !
Un matin gris, avec encore et
toujours de la brume, mais une brume claire, lumineuse. Maigret avait les
paupières picotantes, la tête vide et, en attendant son café dans sa chambre,
il se campa devant la fenêtre ouverte.
Une drôle de nuit. Il n’avait rien
fait de sensationnel. C’est à peine si on pouvait parler de découvertes.
Pourtant il avait avancé dans la connaissance du drame. Une multitude
d’éléments étaient venus s’ajouter à ceux qu’il possédait.
L’arrivée du Saint-Michel.
L’attitude de Lannec. Est-ce qu’on pouvait parler d’attitude équivoque ?
Même pas ! Et pourtant il manquait de netteté. Mais Delcourt aussi
manquait parfois de netteté. Et tous, autant qu’ils étaient au port !
Par exemple, l’attitude de
Grand-Louis était carrément suspecte. Il ne suivait pas la goélette jusqu’à
Caen. Il allait se coucher à bord d’une drague abandonnée. Maigret était sûr
qu’il ne s’y trouvait pas seul.
Et, un peu plus tard, le commissaire
apprenait qu’avant d’arriver au port le Saint-Michel avait perdu son
canot. Au bout de la jetée il ramassait un objet pour le moins inattendu à cet
endroit : un stylo en or.
C’était une jetée en bois, sur
pilotis. Tout au bout, près du feu vert, une échelle de fer permettait de
descendre à la mer. C’est de ce côté qu’on avait retrouvé le canot.
Autrement dit, en arrivant, le
Saint-Michel avait un passager qui ne voulait pas être vu à Ouistreham. Le
passager accostait en canot et laissait partir celui-ci à la dérive. En haut de
l’échelle de fer, au moment où il se pliait en deux pour se hisser sur la
jetée, le porte-plume en or sortait de sa poche.
Et l’homme gagnait la drague, où
Louis allait le rejoindre.
La reconstitution était presque
mathématique. Il n’y avait pas deux manières d’interpréter les événements.
Résultat : un inconnu se
cachait à Ouistreham. Il n’était pas venu là pour rien. Donc, il avait une
tâche à accomplir. Et il appartenait à un milieu où l’on se sert de porte-plume
en or !
Pas un marin ! Pas un
vagabond ! Le stylo de luxe laissait supposer des vêtements confortables.
Cela devait être un monsieur, comme on dit dans les campagnes.
Et l’hiver, à Ouistreham, un
monsieur ne passe pas inaperçu. De la journée, il ne pourrait pas quitter
la drague. Mais, la nuit, n’allait-il pas se livrer à la besogne pour laquelle
il était là ?
Maigret, maussade, s’était résigné à
monter la garde. Un travail de jeune inspecteur. Des heures à passer, sous la
pluie fine, à scruter les ombres tarabiscotées de la drague.
Il ne s’était rien passé. Personne
n’avait quitté le bord. Le jour s’était levé, et maintenant le commissaire
enrageait de ne pouvoir prendre un bain chaud, regardait son lit en se
demandant s’il dormirait quelques heures.
Le patron entra avec le café.
— Vous ne vous couchez
pas ?
— Je n’en sais rien.
Voulez-vous porter un télégramme à la poste ?
L’ordre au brigadier Lucas, avec qui
il avait l’habitude de travailler, de venir le rejoindre, car Maigret n’avait
pas envie de monter à nouveau la garde la nuit suivante.
Par la fenêtre ouverte on dominait
le port, la maison du capitaine Joris, les bancs de sable de la baie, que le
jusant découvrait.
Pendant que Maigret rédigeait son
télégramme, le patron regardait dehors. Il prononça, sans attacher d’importance
à ses paroles :
— Tiens ! La bonne du
capitaine qui va se promener…
Le commissaire leva la tête, aperçut
Julie qui fermait la grille et marchait très vite dans la direction de la
plage.
— Qu’est-ce qu’il y a de ce
côté ?
— Que voulez-vous dire ?
— Où peut-elle aller ? Y
a-t-il des maisons ?
— Rien du tout ! Seulement
la plage, où on ne va jamais parce qu’elle est coupée de brise-lames et qu’il
existe des trous de vase.
— Il n’y a pas de chemin, pas
de route ?
— Non ! On arrive à l’embouchure
de l’Orne, et tout le long de la rivière ce sont des marais… Ah !
si ! Dans les marais, il y a les gabions pour la chasse au canard…
Maigret s’en allait déjà, le front
plissé. Il traversa le pont à grands pas et, quand il arriva sur la plage, Julie
n’avait qu’une avance de deux cents mètres sur lui.
C’était désert. Dans la brume, il
n’existait de vivant que les mouettes qui volaient en criant. À droite, des
dunes, dans lesquelles le commissaire s’engagea pour ne pas être vu.
Il faisait frais. La mer était
calme. L’ourlet blanc du bord croulait au rythme d’une respiration, avec un
bruit de coquillages broyés.
Julie ne se promenait pas. Elle
marchait vite, en serrant très fort contre elle son petit manteau noir. Elle
n’avait pas eu le temps, depuis la mort de Joris, de se commander des vêtements
de deuil. Alors elle portait tout ce qu’elle avait de noir ou de plus sombre,
comme ce manteau démodé, ces bas de laine, ce chapeau aux bords rabattus.
Ses pieds enfonçaient dans le sable
et sa démarche en était toute saccadée. Deux fois elle se retourna, mais elle
ne put apercevoir Maigret, que lui cachaient les mamelons des dunes.
Et enfin, à un kilomètre environ de
Ouistreham, elle obliqua à droite, si vivement que le commissaire faillit être
découvert.
Mais elle ne se dirigeait pas vers
un gabion, comme Maigret l’avait pensé un moment. Il n’y avait personne dans le
paysage d’herbes rêches et de sable.
Rien qu’une petite construction en
ruine, dont tout un pan de mur manquait. Face à la mer, à cinq mètres de l’endroit
que les flots devaient battre aux grandes marées, des gens avaient édifié une
chapelle, quelques siècles auparavant sans doute.
La voûte était en plein cintre. Le
mur manquant laissait voir l’épaisseur des autres : près d’un mètre de
pierre dure.
Julie entrait, se dirigeait vers le
fond de la chapelle et Maigret, aussitôt, entendait remuer de menus objets, des
coquillages presque à coup sûr.
Il fit quelques pas, sans bruit. Il
distingua, dans le mur du fond, une petite niche fermée par un grillage. Au
pied de la niche, une sorte d’autel minuscule, et Julie, penchée, qui cherchait
quelque chose.
Elle se retourna soudain, reconnut
le commissaire, qui n’eut pas le temps de se cacher, et dit
précipitamment :
— Qu’est-ce que vous faites
ici ?
— Et vous ?
— Je… je suis venue prier
Notre-Dame-des-Dunes…
Elle était anxieuse. Tout en elle
prouvait qu’elle avait quelque chose à cacher. Elle n’avait pas dû dormir
beaucoup de la nuit, car elle avait les yeux rouges. Et deux mèches de ses
cheveux mal peignés sortaient de son chapeau.
— Ah ! c’est une chapelle
à Notre-Dame-des-Dunes ?…
En effet, dans la niche, derrière le
grillage, il y avait une statue de la Vierge, si vieille, si rongée que ce
n’était plus qu’une forme vague.
Tout autour de la niche, sur la pierre,
les passants avaient tracé au crayon, au canif, ou avec une pierre pointue, des
mots qui s’entrecroisaient :
Pour que Denise réussisse son
examen. — Notre-Dame-des-Dunes, faites que Jojo apprenne vite à lire. — Donnez
la santé à toute la famille et surtout à grand-père et à grand-mère.
Des mentions plus profanes aussi.
Des cœurs percés de flèches :
Robert et Jeanne pour la vie.
Des brindilles sèches qui avaient
été des fleurs, restaient accrochées au grillage. Mais cette chapelle n’eût été
qu’une chapelle comme beaucoup d’autres sans les coquillages entassés sur les
ruines de l’autel.
Il y en avait de toutes les formes.
Et, sur tous, des mots étaient écrits, au crayon le plus souvent. Des écritures
malhabiles d’enfants et de simples, quelques écritures plus fermes.
Que la pêche à Terre-Neuve soit
bonne et que papa n’ait pas besoin de rengager.
Le sol était de terre battue. Par la
brèche, on voyait le sable de la plage, la mer argentée dans l’atmosphère
blanche. Et Julie, qui ne savait quelle contenance prendre, lançait malgré elle
des regards apeurés aux coquillages.
— Vous en avez apporté
un ? questionna Maigret.
De la tête, elle fit signe que non.
— Pourtant, quand je suis
arrivé, vous étiez en train de les remuer. Qu’est-ce que vous cherchiez ?
— Rien… Je…
— Vous… ?
— Rien !
Et elle prit un air buté, en serrant
davantage son manteau contre elle.
C’était au tour de Maigret de saisir
les coquillages un à un, de lire ce qui y était écrit. Et tout à coup il
sourit. Sur une énorme palourde, il épelait :
Notre-Dame-des-Dunes, faites que
mon frère Louis réussisse et que nous soyons tous heureux.
Une date : « 13
septembre. » Autrement dit, cet ex-voto primitif avait été apporté là
trois jours avant la disparition du capitaine Joris !
Et, maintenant, Julie ne venait-elle
pas pour le reprendre ?
— C’est ce que vous
cherchiez ?
— Qu’est-ce que cela peut vous
faire ?
Elle ne quittait pas son coquillage
des yeux. On eût dit qu’elle s’apprêtait à bondir sur Maigret pour le lui
arracher des mains.
— Rendez-le-moi !…
Remettez-le à sa place !…
— Je le remettrai à sa place,
oui, mais il faut que vous l’y laissiez aussi… Venez !… Nous allons causer
en rentrant…
— Je n’ai rien à dire…
Ils se mirent en marche, penchés en
avant à cause du sable mou dans lequel les pieds s’enfonçaient. Il faisait si
frais que les nez étaient rouges, les peaux luisantes.
— Votre frère n’a jamais rien
fait de bon, n’est-ce pas ?
Elle se tut. Elle regardait la plage
droit devant elle.
— Il y a des choses qu’il est
impossible de cacher. Je ne parle pas seulement de… de ce qui l’a conduit au
bagne…
— Évidemment ! Toujours ça !
Dans vingt ans on dira encore…
— Mais non ! Mais non,
Julie. Louis est un bon marin. Et même, dit-on, un marin extraordinaire,
capable de tenir la place de second. Seulement, un beau jour, il s’enivre avec
des camarades de rencontre et il fait des bêtises, ne rejoint pas son bateau,
rôde pendant des semaines sans travailler. Est-ce vrai ? Dans ces
moments-là, il fait appel à vous. À vous et, il y a quelques semaines encore, à
Joris. Puis il a une nouvelle période calme et honnête.
— Eh bien ?
— Quel était le projet que, le
13 septembre, vous souhaitiez voir réussir ?
Elle s’arrêta, le regarda en face.
Elle était beaucoup plus calme. Elle avait eu le temps de réfléchir. Et il y
avait une gravité séduisante dans ses prunelles.
— Je savais bien que cela
amènerait un malheur. Et pourtant mon frère n’a rien fait. Je vous jure que
s’il avait tué le capitaine je serais la première à lui rendre la pareille.
La voix avait une sourde véhémence.
— Seulement, il y a des
coïncidences. Puis cette histoire du bagne qui revient tout le temps. Du moment
que quelqu’un a commis une faute, on lui met sur le dos toutes les
responsabilités de ce qui arrive par la suite.
— Quel était le projet de Louis ?
— Ce n’était pas un projet.
C’était quelque chose de tout simple. Il avait rencontré un monsieur très
riche, je ne sais plus si c’est au Havre ou en Angleterre. Il ne m’a pas dit
son nom. Un monsieur qui en avait assez de vivre à terre et qui voulait acheter
un yacht pour voyager. Il s’est adressé à Louis afin qu’il lui trouve un
bateau.
Ils étaient toujours arrêtés sur la
plage d’où on ne voyait guère, de Ouistreham, que le phare d’un blanc cru qui
se détachait sur un ciel plus pâle.
— Louis en a parlé à son
patron. Parce que, depuis quelque temps, à cause de la crise, Lannec voudrait
bien vendre le Saint-Michel. Et voilà tout ! Le Saint-Michel
est le meilleur caboteur qu’on puisse trouver pour le transformer en yacht.
D’abord mon frère devait toucher dix mille francs si ça se faisait. Ensuite
l’acheteur a parlé de le garder à bord comme capitaine, comme homme de
confiance.
Elle regretta ces dernières paroles
qui pouvaient prêter à ironie, épia un sourire sur le visage de Maigret et
parut lui savoir gré de ne pas dire : « Un forçat comme homme de
confiance ! »
Non ! Maigret réfléchissait. Il
était étonné lui-même de la simplicité de ce récit, simplicité telle qu’elle
avait un son troublant de vérité.
— Seulement, vous ne savez pas
qui est cet acheteur ?
— Je ne sais pas.
— Où votre frère devait-il le
revoir ?
— Je ne sais pas.
— Quand ?
— Très vite. Il paraît que les
aménagements devaient se faire en Norvège et que, dans un mois, le yacht serait parti en Méditerranée,
vers l’Égypte.
— Un Français ?
— Je ne sais pas.
— Et vous êtes venue
aujourd’hui à Notre-Dame-des-Dunes pour reprendre votre coquillage ?
— Parce que j’ai pensé que si
on le trouvait on imaginerait tout autre chose que la vérité. Avouez que vous
ne me croyez pas ?
Au lieu de répondre, il questionna :
— Vous avez vu votre
frère ?
Elle sursauta.
— Quand ?
— Cette nuit ou ce matin ?
— Louis est ici ?
Et cela semblait l’effrayer, la
dérouter.
— Le Saint-Michel est
arrivé.
Ces mots la rassurèrent un peu,
comme si elle eût craint de voir arriver son frère sans la goélette.
— Alors, il est parti à
Caen ?
— Non ! Il est allé se
coucher à bord d’une des dragues.
— Marchons ! dit-elle.
J’ai froid.
La brise du large était de plus en
plus fraîche et le ciel se couvrait davantage.
— Cela lui arrive souvent de
dormir dans un vieux bateau ?
Elle ne répondait pas. La
conversation tomba d’elle-même. Ils marchèrent sans entendre rien d’autre que
le crissement du sable qui se tassait sous leurs pas. Et des poux de mer
crépitaient devant eux, dérangés dans leur festin d’algues apportées par la
marée.
Deux images se rejoignaient dans la
mémoire de Maigret : « Yacht… Stylo en or… »
Et un travail machinal se faisait
dans son cerveau. Le matin, le porte-plume était difficilement explicable,
parce qu’il ne s’harmonisait pas avec le Saint-Michel, ni avec ses hôtes
plus ou moins débraillés. « Yacht… Stylo en or… »
C’était plus logique ! Un homme
riche, d’un certain âge, qui cherche un yacht pour voyager et qui perd un
porte-plume en or…
Seulement, il restait à expliquer pourquoi
cet homme, au lieu de pénétrer avec la goélette dans le port, quittait celle-ci
à bord du canot, se hissait sur la jetée et allait se cacher dans une drague à
moitié pleine d’eau.
— Le soir de la disparition de
Joris, quand votre frère est allé vous voir, il ne vous a pas parlé de son
acheteur ? Il ne vous a pas dit, par exemple, que celui-ci était à
bord ?
— Non… Il m’a seulement affirmé
que l’affaire était presque faite.
On atteignait le pied du phare. La
maison de Joris était là, à gauche, et dans le jardin il y avait encore des
fleurs plantées par le capitaine.
Julie s’assombrit, parut découragée,
regarda autour d’elle comme quelqu’un qui ne sait plus que faire dans la vie.
— On va sans doute vous appeler
chez le notaire pour le testament. Vous voilà riche…
— Ça ne prend pas !
dit-elle sèchement.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez bien… Ces
histoires de fortune… Le capitaine n’était pas riche…
— Vous ne pouvez pas le savoir.
— Il ne me cachait rien. S’il
avait eu des centaines de mille francs, il me l’aurait dit. Et il n’aurait pas
hésité, l’hiver dernier, à s’acheter un fusil de chasse de deux mille
francs ! Pourtant il en avait bien envie. Il avait vu celui du maire et il
s’était informé du prix…
Maintenant ils étaient à la grille.
— Vous entrez ?
— Non… Je vous verrai peut-être
tout à l’heure…
Elle hésitait à pénétrer dans la
maison où elle serait toute seule.
Des heures sans grand intérêt.
Maigret rôda autour de la drague comme un promeneur du dimanche qui contemple
avec un respect instinctif un spectacle mystérieux pour lui. Il y avait des
tubes de fort diamètre, des bennes, des chaînes, des cabestans…
Vers onze heures, il prit l’apéritif
avec les gens du port.
— On n’a pas vu
Grand-Louis ?
On l’avait vu, assez tôt le matin.
Il avait bu deux verres de rhum au bistrot et il avait disparu le long de la
grand-route.
Maigret avait sommeil. Peut-être, la
nuit, avait-il pris froid ? Toujours est-il que son humeur était celle de
quelqu’un qui couve une grippe. Cela se marquait dans ses attitudes, sur son
visage, qui paraissait moins énergique.
Il ne s’en préoccupa pas et cela eut
pour conséquence d’accroître l’inquiétude ambiante. Ses compagnons le
regardaient à la dérobée. On manquait d’entrain. Le capitaine Delcourt
demanda :
— Qu’est-ce que je dois faire
du canot ?
— Amarrez-le quelque
part !
Maigret eut encore une question
maladroite.
— On n’a pas vu, ce matin, un
étranger dans les rues ?… On n’a rien remarqué d’anormal du côté des
dragues ?…
On n’avait rien vu ! Mais,
maintenant qu’il avait dit cela, on s’attendait à voir quelque chose.
C’était curieux : tout le monde
s’attendait à un drame ! Un pressentiment ? La sensation que le cycle
des événements n’était pas complet, qu’il manquait un anneau à la chaîne ?
Sirène de bateau qui demandait l’écluse.
Les hommes se levèrent. Maigret alla lourdement jusqu’à la poste voir s’il n’y
avait rien pour lui. Un télégramme de Lucas annonçait son arrivée à
2 h. 10.
Et à cette heure-là, le petit train
qui longe le canal, de Caen à Ouistreham, pareil à un jouet d’enfant, avec ses
wagons du même modèle qu’en 1850, s’annonça dans le lointain, stoppa devant le
port dans un vacarme de vapeur sifflante et de freins serrés.
Lucas descendait, la main tendue,
s’étonnait du visage renfrogné de Maigret.
— Eh bien ?
— Ça va !
Lucas ne put s’empêcher de rire, en
dépit de la hiérarchie.
— On ne le dirait pas !
Vous savez : je n’ai pas déjeuné…
— Viens à l’hôtel… Il restera
bien quelque chose à manger…
Ils s’assirent dans la grande salle
où le patron servit le brigadier. Les deux hommes parlaient à mi-voix.
L’hôtelier semblait attendre le moment d’intervenir.
En apportant le fromage, il crut que
l’occasion se présentait et prononça :
— Vous savez ce qui est arrivé
au maire ?
Maigret sursauta, si anxieux que le
patron en fut dérouté.
— Rien de grave… Enfin, tout à
l’heure, en descendant l’escalier, chez lui, il est tombé… On ne sait pas
comment il a fait son compte, mais il a la figure si mal arrangée qu’il a dû se
mettre au lit…
Alors Maigret eut une intuition. Le
mot convient, puisque sa pensée aiguë reconstitua l’événement en l’espace d’une
seconde.
— Mme Grandmaison est toujours
à Ouistreham ?
— Non ! elle est partie ce
matin de bonne heure avec sa fille… Je suppose qu’elle est allée à Caen… Elle a
pris la voiture.
Maigret n’avait déjà plus la grippe.
Il grommelait :
— Tu en as encore pour
longtemps à manger ?
Et Lucas, placide :
— Naturellement ! Cela
paraît monstrueux de voir quelqu’un faire preuve d’appétit quand on a l’estomac
plein… Mettons trois minutes ! N’emportez pas encore le camembert,
patron !…
VI
La chute dans l’escalier
L’hôtelier n’avait pas menti, mais la
nouvelle, telle qu’il l’avait présentée, était à tout le moins exagérée :
M. Grandmaison n’était pas au lit.
Quand, après avoir envoyé Lucas
surveiller la drague, Maigret se dirigea vers la villa normande, il distingua
derrière la fenêtre principale une silhouette dans la pose classique du malade
qui doit garder la chambre.
On ne voyait pas les traits. Mais
c’était évidemment le maire.
Plus loin dans la pièce quelqu’un
était debout, un homme, qu’on ne pouvait reconnaître davantage.
Au moment où Maigret sonna, il y
eut, à l’intérieur, plus d’allées et venues qu’il est nécessaire pour venir
ouvrir une porte. La servante se montra enfin, une servante entre deux âges,
assez revêche. Elle devait avoir un mépris incommensurable pour tous les
visiteurs, car elle ne se donna pas la peine de desserrer les dents.
La porte ouverte, elle monta les
quelques marches qui conduisaient au hall, laissant à Maigret le soin de refermer
l’huis. Puis elle frappa à une porte à deux battants, s’effaça, tandis que le
commissaire entrait dans le bureau du maire.
Il y avait dans tout cela quelque
chose de bizarre. Non pas d’une étrangeté violente, mais des petits détails qui
choquaient, et une atmosphère un peu anormale.
La maison était grande, presque
neuve, d’un style qu’on retrouve partout sur les plages.
Mais étant donné la fortune des
Grandmaison, propriétaires de la majorité des actions de l’Anglo-Normande, on
eût pu s’attendre à plus de richesse.
Peut-être réservaient-ils le faste
pour leur demeure de Caen ?
Maigret avait fait trois pas quand
une voix prononça :
— Vous voici, commissaire.
La voix venait de la fenêtre.
M. Grandmaison était calé au fond d’un vaste fauteuil club, les jambes
posées sur une chaise. À cause du contre-jour, on le voyait mal, mais on
apercevait un foulard noué autour de son cou en place de faux col et une main
qu’il tenait sur la moitié gauche de son visage.
— Asseyez-vous…
Maigret fit le tour de la pièce, pour
aller se placer juste en face de l’armateur, où il s’installa enfin. Il avait
quelque peine à réprimer un sourire, car le spectacle était inattendu.
La joue gauche de
M. Grandmaison, que la main ne pouvait cacher tout à fait, était tuméfiée,
la lèvre gonflée. Mais ce que le maire tentait surtout de couvrir, c’était un
œil entouré d’un vaste cercle noir.
Ce n’eût pas été comique si
l’armateur n’eût voulu néanmoins garder toute sa dignité. Il ne bronchait pas.
Il regardait Maigret avec une méfiance agressive.
— Vous venez me faire part des
résultats de votre enquête ?
— Non ! Vous m’avez reçu
si aimablement l’autre jour, avec ces messieurs du Parquet, que j’ai voulu vous
remercier de votre accueil.
Maigret n’avait jamais le sourire
ironique. Au contraire ! Plus il persiflait et plus il avait les traits
figés dans une expression grave.
Des yeux, il faisait le tour du
bureau. Les murs étaient garnis de plans de cargos et de photographies des
bateaux de l’Anglo-Normande. Les meubles étaient quelconques, en acajou de
bonne qualité, mais sans plus. Sur le bureau, quelques dossiers, des lettres,
des télégrammes.
Enfin un plancher verni sur la
surface lisse duquel le regard du commissaire semblait prendre plaisir à se
promener.
— Il paraît que vous avez eu un
accident ?
Le maire soupira, remua les jambes,
grommela :
— Un faux pas, en descendant
l’escalier.
— Ce matin ? Mme
Grandmaison a dû être effrayée !…
— Ma femme était déjà partie.
— Il est vrai que le temps
n’est pas favorable à un séjour à la mer !… À moins qu’on ne soit chasseur
de canards… Je suppose que Mme Grandmaison est à Caen avec votre fille ?…
— À Paris…
L’armateur était vêtu sans
recherche. Un pantalon sombre, une robe de chambre sur une chemise de flanelle
grise, des pantoufles de feutre.
— Qu’est-ce qu’il y avait au
pied de l’escalier ?
— Que voulez-vous dire ?
— Sur quoi êtes-vous
tombé ?
Un regard fielleux. Une réponse
sèche :
— Mais… par terre…
C’était faux, archifaux ! On ne
se fait pas un œil au beurre noir en tombant par terre ! Et surtout on ne
porte pas ensuite au cou des traces de strangulation !
Or, quand le foulard s’écartait un
tant soit peu, Maigret voyait parfaitement des ecchymoses qu’on essayait de lui
cacher.
— Vous étiez seul dans la
maison, naturellement.
— Pourquoi naturellement ?
— Parce que les accidents
surviennent toujours quand il n’y a personne pour vous secourir !
— La domestique faisait son
marché.
— Il n’y a qu’elle ici ?
— J’ai aussi un jardinier, mais
il est parti à Caen, où il a des achats à faire.
— Vous avez dû souffrir…
Le maire était surtout inquiet, à
cause précisément de la gravité de Maigret, dont la voix était presque
affectueuse.
Il n’était que trois heures et
demie. N’empêche que la nuit tombait déjà, que la pénombre envahissait la
pièce.
— Vous permettez ?…
Il tira sa pipe de sa poche.
— Si vous voulez un cigare, il
y en a sur la cheminée.
Il y avait toute une pile de
caisses. Sur un plateau, un flacon de vieil armagnac. Les hautes portes étaient
en pitchpin verni.
— Mais votre enquête ?…
Geste vague de Maigret, qui
s’observait afin de ne pas regarder la porte qui communiquait avec le salon et
qui était animée d’un mystérieux frémissement.
— Aucun résultat ?
— Aucun.
— Voulez-vous mon avis ?
On a eu le tort de laisser croire à une affaire compliquée.
— Évidemment ! grogna
Maigret. Comme s’il y avait quelque chose de compliqué dans les
événements ! Un soir, un homme disparaît, et pendant un mois ne donne plus
signe de vie. On le retrouve à Paris six semaines plus tard, le crâne fêlé et
réparé, ayant perdu la mémoire. On le ramène chez lui et il est empoisonné la
nuit même. Entre-temps, trois cent mille francs ont été versés, de Hambourg, à
son compte en banque. C’est simple ! C’est clair !
Cette fois, il n’y avait pas à s’y
tromper, malgré le ton bonhomme du commissaire.
— C’est peut-être plus simple,
en tout cas, que vous le croyez. Et en supposant que ce soit très mystérieux,
il vaudrait mieux, je pense, ne pas créer comme à plaisir une atmosphère
d’angoisse ! À force de parler de ces choses dans certains cafés, on
arrive à troubler des cerveaux que l’alcool ne rend déjà que trop peu solides.
Un regard dur, inquisiteur, était
fixé sur Maigret. Le maire parlait lentement, en détachant les syllabes, et
c’était comme un réquisitoire qui commençait.
— Par contre, aucun
renseignement n’a été demandé par la police aux autorités compétentes !…
Moi, le maire du pays, je ne sais rien de ce qui se passe là-bas, au port…
— Votre jardinier porte des
espadrilles ?
Le maire regarda vivement le parquet
où on voyait, sur la cire, des traces de pas. Le dessin des semelles de corde
tressée était net.
— Je n’en sais rien !
— Excusez-moi de vous avoir
interrompu… Une idée qui me passait par la tête… Vous disiez ?…
Mais le fil du discours était coupé.
M. Grandmaison grommela :
— Vous voulez me passer la
boîte de cigares du haut ?… C’est cela… Merci…
Il en alluma un, eut un soupir de
douleur parce qu’il ouvrait trop les mâchoires.
— En somme, où en
êtes-vous ?… Il n’est pas possible que vous n’ayez pas recueilli des
renseignements intéressants…
— Si peu !
— C’est curieux, car ces gens
du port ne manquent généralement pas d’imagination, surtout après quelques
apéritifs…
— Je suppose que vous avez
envoyé Mme Grandmaison à Paris pour lui épargner le spectacle de tous ces
drames ?… Et de ceux qui pourraient éclater encore ?…
Ce n’était pas un combat. N’empêche
qu’on sentait, de part et d’autre, des intentions hostiles. Peut-être
simplement à cause de la classe sociale que représentaient les deux hommes.
Maigret trinquait avec les éclusiers
et les pêcheurs à la Buvette de la Marine.
Le maire recevait le Parquet avec du
thé, des liqueurs et des petits fours.
Maigret était un homme tout court,
sans qu’on pût lui mettre une étiquette.
M. Grandmaison était l’homme d’un
milieu bien déterminé. Il était le notable de petite ville, le représentant
d’une vieille famille bourgeoise, l’armateur dont les affaires sont prospères
et la réputation solide.
Certes, ses allures étaient
volontiers démocratiques et il interpellait ses administrés dans les rues de
Ouistreham. Mais cette démocratie était condescendante, électorale ! Cela
faisait partie d’une ligne de conduite établie.
Maigret donnait une impression de
solidité quasi effrayante. M. Grandmaison, avec son visage rose, à
bourrelets, perdait vite sa raideur de commande et montrait son désarroi.
Alors, pour reprendre le dessus, il se fâchait :
— Monsieur Maigret…
commença-t-il.
Et c’était déjà un poème que sa
façon de prononcer ces deux mots-là.
— Monsieur Maigret… je me
permets de vous rappeler que, en tant que maire de la commune…
Le commissaire se leva, d’une façon
si naturelle que son interlocuteur écarquilla les yeux. Et il marcha vers une
des portes, qu’il ouvrit le plus tranquillement du monde.
— Entrez donc, Louis !
C’est énervant de voir sans cesse une porte qui bouge et de vous entendre
respirer derrière !
S’il avait espéré un coup de
théâtre, il dut déchanter. Grand-Louis obéissait, pénétrait dans le bureau, les
épaules et la tête de travers, comme de coutume, et regardait fixement le
plancher.
Mais c’était aussi bien l’attitude
d’un homme mis dans une situation délicate que celle d’un simple matelot qu’on
introduit dans la demeure d’un personnage riche et important.
Quant au maire, il tirait d’épaisses
bouffées de son cigare, en regardant devant lui.
On n’y voyait presque plus. Dehors,
un bec de gaz était déjà allumé.
— Vous permettez que je fasse
de la lumière ? dit Maigret.
— Un instant… Fermez d’abord
les rideaux… Il n’est pas nécessaire que les passants… C’est cela… Le cordon de
gauche… Doucement…
Grand-Louis, debout au milieu de la
pièce, ne bougeait pas. Maigret tourna le commutateur électrique, marcha vers
le poêle à feu continu et, d’un geste machinal, se mit à tisonner.
C’était sa manie. Et aussi, quand il
était préoccupé, de se tenir devant le feu, les mains derrière le dos, jusqu’à
en avoir les reins brûlants.
Est-ce qu’il y avait quelque chose
de changé dans la situation ? Toujours est-il que M. Grandmaison
avait un regard un peu moqueur en regardant le commissaire, qui réfléchissait
profondément.
— Grand-Louis était ici au
moment de votre… de votre accident ?
— Non ! répondit une voix
sèche.
— C’est dommage ! Vous
auriez pu, par exemple, en dégringolant l’escalier, tomber sur son poing nu…
— Et cela vous aurait permis
d’accroître l’angoisse dans les petits cafés du port, en racontant là-bas des
histoires rocambolesques… Il vaut mieux en finir, n’est-ce pas,
commissaire ?… Nous sommes deux… Deux hommes à nous occuper de ce drame…
Vous venez de Paris… Vous m’avez ramené de là-bas le capitaine Joris dans un
piteux état, et tout semble prouver que ce n’est pas à Ouistreham qu’il a été
arrangé de la sorte… Vous étiez ici quand il a été tué… Vous menez votre
enquête comme bon vous semble…
La voix était incisive.
— Je suis, moi, depuis près de
dix ans, le maire du pays. Je connais mes administrés. Je me considère comme
responsable de ce qui leur arrive. En tant que maire, je suis, en même temps,
chef de la police locale… Eh bien !…
Il s’interrompit un instant pour
tirer une bouffée de son cigare dont la cendre croula, s’émietta sur sa robe de
chambre.
— Pendant que vous courez les
bistrots, je travaille de mon côté, ne vous en déplaise…
— Et vous faites comparaître
Grand-Louis…
— J’en ferai comparaître
d’autres si bon me semble !… Maintenant, je suppose que vous n’avez plus
rien d’essentiel à me communiquer ?…
Il se leva, les jambes un peu
engourdies, pour reconduire son visiteur vers la porte.
— J’espère, murmura Maigret,
que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que Louis m’accompagne… Je l’ai déjà
interrogé la nuit dernière… Il me reste quelques renseignements à lui demander…
M. Grandmaison fit signe que cela
lui était égal. Mais ce fut Grand-Louis qui ne bougea pas, qui regarda fixement
le sol comme s’il y eût été rivé.
— Vous venez ?
— Non ! pas tout de suite…
C’était un grognement, comme toutes
les phrases du frère de Julie.
— Vous remarquerez, dit le
maire, que je ne m’oppose nullement à ce qu’il vous suive ! Je tiens à ce
que vous m’en donniez acte, afin que vous ne m’accusiez pas de vous mettre des
bâtons dans les roues. J’ai fait venir Grand-Louis pour me renseigner sur
certains points… S’il demande à rester, c’est vraisemblablement qu’il a encore
quelque chose à me dire…
N’empêche que, cette fois, il y
avait de l’angoisse dans l’air ! Et pas seulement dans l’air ! Et pas
seulement de l’angoisse ! C’était presque de la panique qu’on lisait dans
les yeux du magistrat.
Grand-Louis souriait, d’un sourire
vague de brute satisfaite.
— Je vous attends dehors !
lui dit le commissaire.
Mais il n’obtint pas de réponse. Le
maire seul articula :
— Au plaisir de vous revoir,
monsieur le commissaire…
La porte était ouverte. La
domestique accourait de la cuisine et, muette, renfrognée, précédait Maigret
jusqu’à la porte d’entrée qu’elle referma derrière lui.
La route était déserte. À cent
mètres, une lumière, à la fenêtre d’une maison, puis d’autres lumières, de loin
en loin, car les constructions, sur la route de Riva-Bella, sont entourées de
jardins assez vastes.
Maigret fit quelques pas, les mains
dans les poches, le dos rond, arriva au bout de la grille du jardin, au-delà de
laquelle s’étendait un terrain vague.
Toute cette partie de Ouistreham est
bâtie le long de la dune. Passé les jardins, il n’y a que du sable et des
herbes dures.
Une silhouette dans l’ombre. Une
voix :
— C’est vous, commis…
— Lucas ?…
Ils se rapprochèrent vivement l’un
de l’autre.
— Qu’est-ce que tu fais
ici ?
Lucas ne perdait pas l’enclos de
vue. Il parla très bas.
— C’est l’homme de la drague…
— Il en est sorti ?
— Il est ici…
— Depuis longtemps ?
— À peine une quinzaine de
minutes… Juste derrière la villa…
— Il a escaladé la
grille ?
— Non… On dirait qu’il attend
quelqu’un… J’ai entendu vos pas… Alors, je suis venu voir…
— Conduis-moi…
Ils longèrent le jardin, arrivèrent
derrière la villa et Lucas poussa un juron.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Il n’est plus là…
— Tu es sûr ?
— Il se tenait près du bouquet
de tamaris…
— Tu crois qu’il est
entré ?
— Je ne sais pas…
— Reste ici… Ne bouge sous
aucun prétexte…
Et Maigret courut vers la route. Il
ne vit personne. Un rai de lumière filtrait de la fenêtre du bureau, mais on ne
pouvait se hisser jusqu’à l’appui.
Alors il n’hésita plus. Il traversa
le jardin, sonna à la porte. La servante ouvrit presque aussitôt.
— Je crois que j’ai oublié ma
pipe dans le bureau de monsieur le maire…
— Je vais voir.
Elle le laissa sur le seuil, mais
dès qu’elle eut disparu, il entra, monta quelques marches, sans bruit, jeta un
coup d’œil dans le bureau.
Le maire était toujours à sa place,
jambes étendues. Un guéridon avait été amené près de lui. De l’autre côté du
guéridon, Grand-Louis était assis.
Et, entre eux deux, il y avait un
jeu de dames.
L’ex-forçat poussait un pion,
aboyait :
— À vous…
Et le maire, regardant avec
énervement la servante qui cherchait toujours la pipe, prononçait :
— Vous voyez bien qu’elle n’est
pas ici… Dites au commissaire qu’il a dû la perdre ailleurs !… À vous,
Louis…
Et Louis, familier, sûr de
lui :
— Vous nous servirez ensuite à
boire, Marguerite !
VII
Le chef d’orchestre
Quand Maigret sortit de la villa,
Lucas comprit que ça allait barder. Le commissaire était à cran. Il regardait
fixement devant lui avec l’air de ne rien voir.
— Tu ne l’as pas
retrouvé ?
— Je crois que ce n’est même
pas la peine de chercher. Il faudrait organiser une battue pour mettre la main
sur un homme qui se cache dans les dunes !
Maigret avait boutonné son pardessus
jusqu’au cou, enfonçait les mains dans les poches, mordillait le tuyau de sa
pipe.
— Tu vois cette fente des
rideaux ? fit-il en désignant la fenêtre du bureau. Et tu vois ce petit
mur, juste en face ! Eh bien ! je crois qu’une fois debout sur le mur
ton regard pourra plonger par la fente.
Lucas était presque aussi gros que
lui, en plus court. Il se hissa sur le mur en soupirant, en observant la route
des deux côtés pour s’assurer qu’il ne venait pas de passants.
Avec la nuit, le vent s’était levé,
un vent du large qui s’intensifiait de minute en minute et secouait les arbres.
— Tu vois quelque chose ?
— Je ne suis pas assez haut. Il
s’en faut de quinze ou vingt centimètres.
Sans rien dire, Maigret marcha vers
un tas de pierres qui se trouvait au bord de la route, en rapporta
quelques-unes.
— Essaie.
— Je vois le bout de la table,
mais pas encore les gens…
Et le commissaire alla chercher de
nouvelles pierres.
— Ça y est ! Ils jouent
aux dames. La servante leur apporte des verres fumants, des grogs, je suppose.
— Reste là !
Et Maigret se mit, lui, à marcher de
long en large sur la route. À cent mètres, c’était la Buvette de la Marine,
puis le port. Une camionnette de boulanger passa. Le commissaire faillit
l’arrêter pour s’assurer que personne ne s’y cachait, mais il haussa les
épaules.
Il y a des opérations très simples
en apparence qui sont pratiquement impossibles. Par exemple rechercher l’homme
qui s’était volatilisé soudain derrière la villa du maire ! Le rechercher
dans les dunes, sur la plage, dans le port et dans le village ? Lui barrer
toutes les routes ? Vingt gendarmes n’y suffiraient pas et, s’il était
intelligent, il parviendrait à passer quand même.
On ne savait même pas qui il était,
ni comment il était fait.
Le commissaire revint vers le mur,
où Lucas restait debout dans une pose inconfortable.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils jouent toujours.
— Et ils parlent ?
— Ils n’ouvrent pas la bouche.
Le forçat a les deux coudes sur la table et il en est déjà à son troisième
grog.
Un quart d’heure s’écoula encore et,
de la route, on perçut une sonnerie. Lucas appela le commissaire.
— Un coup de téléphone. Le
maire veut se lever. Mais c’est Grand-Louis qui décroche.
On ne pouvait pas entendre ce qu’il
disait. La seule chose certaine, c’est que Grand-Louis paraissait satisfait.
— C’est fini ?
— Ils se remettent à jouer.
— Reste là !
Et Maigret s’éloigna dans la
direction de la buvette. Comme tous les soirs, ils étaient quelques-uns à jouer
aux cartes et ils voulurent inviter le commissaire à boire.
— Pas maintenant. Vous avez le
téléphone, mademoiselle ?
L’appareil était fixé au mur de la
cuisine. Une vieille femme nettoyait des poissons.
— Allô ! le bureau de poste
de Ouistreham ? Police ! Voulez-vous me dire qui vient d’appeler le
numéro du maire, s’il vous plaît ?…
— C’est Caen, monsieur.
— Quel numéro ?
— Le 122… C’est le Café de la
Gare…
— Je vous remercie.
Il resta un bon moment debout au
milieu de la buvette, sans rien voir autour de lui.
— Il y a douze kilomètres d’ici
Caen… murmura-t-il soudain.
— Treize ! rectifia le
capitaine Delcourt, qui venait d’arriver. Comment va, commissaire ?
Maigret n’entendit pas.
— … soit une petite
demi-heure à vélo.
Il se souvint que les éclusiers, qui
habitaient presque tous le village, venaient au port à vélo et que ces machines
restaient toute la journée en face de la buvette.
— Voulez-vous vous assurer
qu’il ne manque pas de bicyclette ?
Et dès lors ce fut comme un engrenage.
Le cerveau de Maigret travailla à la façon d’une roue dentée qui emboîtait
exactement les événements.
— Sacrebleu ! C’est ma
machine qui manque.
Il ne s’étonna pas, ne demanda aucun
renseignement, mais il pénétra à nouveau dans la cuisine, décrocha le
récepteur :
— Donnez-moi la police de Caen…
Oui… Merci… Allô !… Le commissariat principal de police ? Ici,
commissaire Maigret, de la PJ. Y a-t-il encore un train pour Paris ?… Vous
dites ?… Pas avant 11 heures ?… Non !… Écoutez… Veuillez prendre
note…
« 1° S’assurer que Mme
Grandmaison… la femme de l’armateur, oui !… est bien partie en auto pour
Paris.
« 2° Savoir si un inconnu ne
s’est pas présenté dans les bureaux ou au domicile des Grandmaison…
« Oui, c’est facile ! Mais
ce n’est pas fini. Vous prenez note ?
« 3° Faire le tour des garages
de la ville… Combien y en a-t-il ? Une vingtaine ?… Attendez !
Seuls ceux qui louent des voitures sont intéressants. Commencer aux environs de
la gare… Bon ! S’informer d’un quidam qui aurait loué une auto avec ou
sans chauffeur pour Paris… ou qui aurait acheté une voiture d’occasion…
Allô ! Attendez, sacrebleu !… Il est probable qu’il a laissé un vélo
à Caen…
« Oui, c’est tout !… Vous
disposez d’assez d’agents pour faire tout cela à la fois ?… Bien,
entendu !… Dès que vous aurez le moindre renseignement, vous me
téléphonerez à la Buvette de la Marine, à Ouistreham…
Les gens du port, qui prenaient
l’apéritif dans la salle surchauffée, avaient tout entendu et quand Maigret
revint les visages étaient graves, brouillés par l’anxiété.
— Vous croyez que mon
vélo ?… commença un éclusier.
— Un grog ! commanda
Maigret d’une voix sèche.
Ce n’était plus l’homme qui, les
jours précédents, le sourire bon enfant, trinquait avec chacun. C’est à peine
s’il les voyait, s’il les reconnaissait…
— Le Saint-Michel n’est
pas revenu de Caen ?
— Il nous est signalé pour la
marée du soir. Mais le temps ne lui permettra peut-être pas de sortir.
— Une tempête ?
— Un beau coup de tabac, en
tout cas ! Et les vents nordissent, ce qui ne présage rien de bon. Vous
n’entendez pas ?…
En tendant l’oreille, on percevait
comme un martèlement qui était celui des vagues contre les pilotis de la jetée.
Et la bourrasque faisait frémir la porte de la buvette.
— Si par hasard on téléphonait
pour moi, qu’on vienne m’avertir sur la route… À cent mètres d’ici…
— En face de chez le
maire ?
Maigret eut toutes les peines du
monde à allumer sa pipe dehors. Les gros nuages qui couraient bas dans le ciel
semblaient accrocher la cime des peupliers bordant la route. À cinq mètres on
ne distinguait pas le brigadier Lucas, debout sur son mur.
— Rien de nouveau ?
— Ils ne jouent plus. C’est
Louis qui a tout à coup brouillé les pions sur le damier, d’un geste las.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Le maire est à moitié étendu
dans son fauteuil. L’autre fume des cigares et boit des grogs. Il a déjà
déchiqueté une dizaine de cigares, avec un air ironique, comme pour faire
enrager l’autre.
— Combien de grogs ?
— Cinq ou six…
Maigret, lui, ne voyait rien, qu’une
mince fente lumineuse dans la façade. Des ouvriers maçons rentrèrent à vélo de
leur travail, se dirigeant vers le village. Puis ce fut une carriole de paysan.
Celui-ci, devinant des gens dans l’ombre, fouetta son cheval et se retourna
plusieurs fois avec anxiété.
— La servante ?…
— On ne la voit plus. Elle doit
être dans sa cuisine. Je vais rester longtemps ici ?… Dans ce cas, vous
feriez bien de me donner quelques nouvelles pierres, que je n’aie pas besoin de
me hisser sur la pointe des pieds…
Maigret en apporta. Le fracas de la
mer devenait de plus en plus distinct. Les vagues, le long de la plage,
devaient atteindre une hauteur de deux mètres et s’écraser sur le sable en
écume blanche.
Une porte s’ouvrit et se referma du
côté du port. C’était à la buvette. Une silhouette parut, quelqu’un chercha à
percer l’obscurité. Maigret s’élança :
— Ah ! c’est vous… On vous
demande au téléphone…
C’était déjà Caen.
— Allô !… Commissaire
Maigret ? Comment avez-vous deviné ? Mme Grandmaison a traversé Caen
ce matin, venant de Ouistreham et se dirigeant vers Paris… Elle a laissé sa
fille chez elle, à la garde de la gouvernante… À midi, elle est partie en
voiture… Quant à l’inconnu, vous aviez raison… On n’a eu à s’adresser qu’à un
seul garage, celui qui se trouve en face de la gare… Un homme est arrivé à
vélo… Il a voulu louer une voiture sans chauffeur… On lui a répondu que la
maison n’acceptait pas ces sortes d’affaires… L’homme paraissait impatient… Il
a demandé si tout au moins il pouvait acheter une auto rapide, d’occasion si
possible… On lui en a vendu une pour vingt mille francs, qu’il a versés
aussitôt… La voiture est jaune, carrossée en torpédo… Comme toutes les voitures
à vendre, elle porte la lettre W…
— On sait dans quelle direction
elle est partie ?
— L’homme s’est renseigné sur
la route de Paris, par Lisieux et Évreux.
— Téléphonez à la police et à la gendarmerie de Lisieux, d’Évreux,
de Mantes, de Saint-Germain… Prévenez Paris qu’une surveillance doit être
exercée à toutes les portes, surtout à la porte Maillot…
— Il faut arrêter l’auto ?
— Et son occupant, oui !
Vous avez son signalement ?
— Le garagiste l’a donné… Un
homme assez grand, entre deux âges, vêtu d’un complet clair, élégant…
— Même consigne que tout à
l’heure. Me téléphoner à Ouistreham dès que…
— Pardon ! Il va être sept
heures… Le téléphone ne fonctionne plus avec Ouistreham… À moins que vous
n’alliez chez le maire…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a le numéro 1 et
que la nuit il est relié directement à Caen.
— Mettez quelqu’un au bureau de
poste… Si on demande le maire, qu’on se serve de la table d’écoute… Vous avez
une voiture ?
— Oui, une petite.
— Cela suffira pour venir
m’avertir… Toujours Buvette de la Marine.
Dans le bistrot, le capitaine
Delcourt risqua :
— C’est l’assassin qu’on
poursuit ?
— Je n’en sais rien !
Ces gens ne pouvaient comprendre que
Maigret, si cordial, si familier les jours précédents, pût se montrer
maintenant aussi lointain, voire hargneux.
Il sortit sans leur donner le
moindre renseignement. Dehors, il fonça à nouveau dans le vacarme de la mer et
du vent. Il dut boutonner son manteau, surtout pour traverser le pont, que la
tempête faisait trembler.
En face de la maison du capitaine
Joris, il s’arrêta, hésita un instant, colla son œil à la serrure. Au bout du
corridor, il vit la porte vitrée de la cuisine, qui était éclairée. Derrière
les carreaux on apercevait une silhouette qui allait et venait du fourneau à la
table.
Il sonna. Julie s’immobilisa, un
plat à la main, déposa celui-ci, ouvrit la porte et s’approcha de l’entrée.
— Qui est là ?
questionna-t-elle d’une voix angoissée.
— Commissaire Maigret !
Alors elle ouvrit, s’effaça. Elle
était nerveuse. Elle avait encore les yeux rouges. Elle ne cessait de jeter
autour d’elle des regards apeurés.
— Entrez… Je suis contente que
vous soyez venu. Si vous saviez comme j’ai peur, toute seule, dans la
maison ! Je crois que je ne resterai pas ici.
Il atteignit la cuisine, qui était
aussi propre et aussi bien rangée que d’habitude.
Sur la table, couverte de toile
cirée blanche, il n’y avait qu’un bol, du pain et du beurre. Sur le fourneau,
une casserole laissait échapper une odeur sucrée.
— Du chocolat ?
s’étonna-t-il.
— Je n’ai pas le goût de
cuisiner pour moi seule… Alors, je me prépare du chocolat…
— Faites comme si je n’étais
pas là… Mangez…
Elle fit quelques difficultés, puis
s’y résigna, emplit son bol, dans lequel elle mit tremper de gros morceaux de
pain beurré qu’elle dégusta à la cuiller en regardant droit devant elle.
— Votre frère n’est pas encore
venu vous voir ?
— Non ! Je n’y comprends
rien… Tout à l’heure, je suis allée jusqu’au port, avec l’espoir de le
rencontrer. Les marins, quand ils n’ont rien à faire, sont toujours à rôder
dans le port…
— Vous saviez que votre frère
était ami avec le maire ?
Elle le regarda avec ahurissement.
— Qu’est-ce que vous voulez
dire ?
— Ils sont occupés à jouer aux
dames ensemble.
Elle crut à une plaisanterie, et
quand Maigret lui affirma que c’était la vérité pure elle en fut effarée.
— Je ne comprends pas…
— Pourquoi ?
— Parce que le maire n’est pas
si familier que ça avec les gens… Et, surtout, je sais qu’il n’aime pas Louis.
Plusieurs fois, il lui a cherché des misères. Il voulait même lui refuser le
permis de séjour…
— Et avec le capitaine
Joris ?
— Quoi ?
— Est-ce que
M. Grandmaison était ami avec le capitaine ?
— Comme tout le monde ! Il
serre des mains en passant. Il plaisante. Il prononce quelques mots sur la
pluie et le beau temps, mais c’est tout. Quelquefois, je vous l’ai déjà dit, il
emmenait Monsieur à la chasse… Mais c’était pour ne pas être seul…
— Vous n’avez pas encore reçu
de lettre du notaire ?
— Oui ! Il m’annonce que
je suis légataire universelle… Qu’est-ce que cela veut dire, au juste ?
C’est vrai que je vais hériter de la maison ?
— Et de trois cent mille
francs, oui !
Elle continua de manger sans un
tressaillement, puis elle hocha la tête et murmura :
— Ce n’est pas possible… Il n’y
a pas de raison. Puisque je vous dis que je suis sûre que le capitaine n’a
jamais eu trois cent mille francs !
— Où était sa place ?… Il
dînait dans la cuisine ?
— Où vous êtes, dans le
fauteuil d’osier.
— Vous mangiez ensemble ?
— Oui… Sauf que je me levais
pour cuisiner et passer les plats… Il aimait lire son journal en dînant… De
temps en temps, il lisait un article à haute voix.
Maigret n’était pas d’humeur à faire
du sentiment. Et pourtant, il était troublé par la quiétude de l’atmosphère. Le
tic-tac de l’horloge semblait plus lent que partout ailleurs. Le reflet qui
s’étirait sur le balancier de cuivre allait se reproduire sur le mur d’en face.
Et cette odeur sucrée de chocolat… L’osier du fauteuil qui avait des
craquements familiers au moindre mouvement de Maigret, comme il devait en avoir
quand le capitaine Joris y était assis.
Julie avait peur, toute seule, dans
la maison. Et pourtant elle hésitait à s’en aller ! Et il comprenait que
quelque chose la retînt là, dans ce décor intime.
Elle se leva et se dirigea vers la
porte. Il la suivit des yeux. C’était pour laisser entrer le chat blanc qui
s’approcha d’un plateau plein de lait placé au pied du poêle.
— Pauvre Minou ! dit-elle.
Son maître l’aimait bien… Après le dîner, Minou se mettait sur ses genoux et
n’en bougeait plus jusqu’au moment d’aller dormir…
Une paix si intense qu’elle avait
quelque chose de menaçant ! Une paix chaude et lourde !
— Vous n’avez vraiment rien à
me dire, Julie ?
Elle leva vers lui des yeux
interrogateurs.
— Je crois que je suis sur le
point de découvrir la vérité… Un mot de vous peut m’aider… C’est pourquoi je
vous demande si vous n’avez rien à me confier.
— Je vous jure…
— Sur le capitaine Joris ?
— Rien !
— Sur votre frère ?
— Rien… Je vous jure…
— Sur quelqu’un qui serait venu
ici et que vous ne connaissez pas !
— Je ne comprends pas.
Elle continuait à manger ce brouet
trop sucré dont la seule vue écœurait Maigret.
— Allons ! Je vous laisse.
Elle en fut dépitée. Sa solitude
allait recommencer. Une question lui brûlait les lèvres :
— Dites-moi, pour
l’enterrement… Je suppose qu’on ne va pas pouvoir attendre si longtemps ?
Un mort… ça…
— Il est dans la glace, dit-il
avec embarras.
Et elle fut secouée d’un grand
frisson.
— Tu es là, Lucas ?
Il faisait si noir qu’on n’y voyait
plus rien. Et le vacarme de la tempête couvrait tous les autres bruits. Au
port, les hommes, chacun à son poste, attendaient l’arrivée d’un bateau de
Glasgow, qu’on entendait siffler entre les jetées et qui avait raté sa
manœuvre.
— Je suis ici.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils mangent. Je voudrais bien
en faire autant. Des crevettes, des palourdes, une omelette et quelque chose
qui ressemble à du veau froid.
— Ils sont à la même table ?
— Oui. Grand-Louis toujours
appuyé sur ses deux coudes.
— Ils parlent ?
— À peine. De temps en temps
les lèvres remuent, mais ils ne doivent pas se dire grand-chose.
— Ils boivent ?
— Louis, oui ! Il y a deux
bouteilles de vin sur la table. Des vieilles bouteilles. Le maire verse sans
cesse à boire à son compagnon.
— Comme s’il voulait
l’enivrer ?
— C’est cela. La servante a une
drôle de tête. Quand elle doit passer derrière le matelot, elle fait un détour,
par crainte de le frôler.
— Plus de coup de
téléphone ?
— Non. Voilà Louis qui se
mouche dans sa serviette et qui se lève. Attendez ! Il va chercher un
cigare. La caisse est sur la cheminée. Il tend la boîte au maire, qui refuse
d’un signe de tête. La domestique apporte le fromage.
Et le brigadier Lucas d’ajouter
d’une voix plaintive :
— Si seulement je pouvais
m’asseoir ! J’ai les pieds gelés. Je n’ose pas faire un mouvement par
crainte de dégringoler.
Ce n’était pas assez pour apitoyer
Maigret, qui avait été cent fois dans des situations pareilles.
— Je vais t’apporter à manger
et à boire.
Son couvert était mis à l’Hôtel de
l’Univers. Il se contenta de dévorer, debout, un morceau de pâté et du pain. Il
prépara un sandwich pour son collègue, emporta le reste de la bouteille de
bordeaux.
— Moi qui vous avais fait une
bouillabaisse comme vous n’en trouveriez pas à Marseille ! se lamenta le
patron.
Mais rien n’avait de prise sur le
commissaire, qui regagna le mur, posa pour la dixième fois la même
question :
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— La servante a débarrassé la
table. L’armateur, dans son fauteuil, fume cigarette sur cigarette. Je crois
bien que Louis est en train de s’endormir. Il a toujours son cigare aux dents,
mais je n’aperçois pas la moindre fumée.
— On lui a encore donné à
boire ?
— Un plein verre de la
bouteille qui était sur la cheminée.
— De l’armagnac, grogna
Maigret.
— Tenez ! Voilà une
lumière au second étage. Ce doit être la bonne qui va se coucher. Le maire se
lève. Il…
Des éclats de voix, là-bas, du côté
de la buvette. Un moteur d’auto. Des mots à peine distincts :
— À cent mètres ? Dans la
maison ?…
— Non… en face.
Maigret marcha à la rencontre de la
voiture qui se remettait en route. Il l’arrêta assez loin de la villa du maire
pour que celui-ci ne fût pas alerté, reconnut des uniformes.
— Des nouvelles ?
— Évreux annonce que l’homme à la voiture jaune est arrêté.
— Qui est-ce ?
— Attendez ! Il
proteste ! Il menace d’en appeler à son ambassadeur.
— Il est étranger ?
— Norvégien ! Évreux nous
a dit son nom au téléphone, mais il a été impossible de comprendre. Martineau…
Ou Motineau… Il paraît que ses papiers sont en règle… La gendarmerie demande ce
qu’elle doit en faire…
— Qu’on l’amène ici, avec la
voiture jaune… Il y a bien un gendarme qui sait conduire. Filez à Caen… Essayez
de savoir où descend Mme Grandmaison quand elle séjourne à Paris…
— On nous l’a déjà dit tout à
l’heure. Hôtel de Lutèce, boulevard Raspail…
— Téléphonez de Caen pour
savoir si elle est arrivée et ce qu’elle fait. Attendez ! Si elle est
là-bas, demandez de ma part à la Police judiciaire d’envoyer un inspecteur avec
mission de la suivre discrètement…
L’auto dut faire trois manœuvres
pour tourner sur la route étroite. Maigret s’avança à nouveau vers le mur de
Lucas, mais celui-ci était en train d’en descendre.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Il n’y a plus rien à voir.
— Ils sont partis ?
— Non ! Mais le maire
s’est approché du rideau et l’a fermé hermétiquement…
À cent mètres, on voyait le bateau
de Glasgow entrer doucement dans l’écluse et on entendait des ordres donnés en
anglais. Un coup de vent emporta de ce côté le chapeau du commissaire.
La fenêtre du deuxième étage
sombrait soudain dans l’obscurité, si bien que la façade de la villa était
toute noire.
VIII
L’enquête du maire
Maigret était debout au milieu de la
route, les deux mains dans les poches, le front soucieux.
— Vous êtes inquiet ?
s’enquit Lucas, qui connaissait son chef.
Il devait l’être aussi, car il
regardait d’un œil maussade la villa qui se dressait devant eux.
— C’est dedans qu’il faudrait
être, grommela le commissaire, en inspectant les fenêtres les unes après les
autres.
Mais elles étaient toutes fermées.
Il n’y avait aucun moyen de pénétrer dans la maison. Maigret s’approcha de la
porte, sans bruit, pencha la tête pour écouter. Il fit signe à Lucas de se
taire. Et tous deux finirent par avoir l’oreille collée au battant de chêne.
On n’entendait pas une voix, pas une
parole n’était prononcée. Par contre, il y avait des piétinements dans le
bureau, et des coups sourds, rythmés.
Est-ce que les deux hommes se
battaient ? C’était improbable, car les bruits n’eussent pu avoir cette
régularité. Deux hommes qui se battent vont et viennent, se bousculent,
heurtent les meubles, et les coups sont tantôt espacés, tantôt précipités.
Ici, c’était un pilonnage. Et on
devinait même le souffle de celui qui frappait :
— Han ! Han !
Han !
En contrepoint, un râle sourd.
Les yeux de Maigret rencontrèrent
ceux du brigadier. Le commissaire tendit la main en regardant la serrure et
l’autre comprit, tira un trousseau de rossignols de sa poche.
— Pas de bruit.
On eût dit que le silence s’était
fait à l’intérieur. Un silence lourd d’angoisse. Plus de coups. Plus de pas.
Peut-être – mais c’était si vague – un souffle rauque d’homme qui est
à bout de forces.
Un signe de Lucas. La porte
s’ouvrait. De la lumière filtrait, à gauche, du bureau. Maigret haussa les
épaules avec un rien de rage. Il outrepassait ses droits. Il les outrepassait
même gravement, et ce chez un personnage officiel et grincheux comme le maire
de Ouistreham.
— Tant pis !
Du corridor, il entendait nettement
une respiration, mais une seule. Et rien ne bougeait. Lucas avait porté la main
à son revolver. Maigret ouvrit la porte, d’une poussée.
Il s’arrêta, gêné, désemparé comme
il l’avait rarement été. S’était-il attendu à la découverte d’un nouveau
drame ?
C’était autre chose ! Et
c’était aussi déroutant que possible. M. Grandmaison était là, la lèvre
fendue, du sang plein le menton et la robe de chambre, les cheveux défaits,
l’air aussi abruti qu’un boxeur qui se relève après un knock-out.
D’ailleurs, tenant à peine debout,
il était appuyé dans l’angle de la cheminée, tellement penché en arrière que
c’était miracle qu’il ne tombât pas.
À deux pas, Grand-Louis, débraillé,
du sang sur les poings qu’il tenait encore serrés – du sang du
maire !
C’était la respiration de
Grand-Louis qu’on entendait du corridor ! C’était lui qui était essoufflé,
sans doute à force d’avoir frappé. Son haleine était chargée de relents
d’alcool. Des verres, sur la table, étaient renversés.
La stupeur était telle du côté des
policiers, l’abrutissement si complet de l’autre, qu’une longue minute au moins
s’écoula sans qu’un mot fût prononcé.
Puis M. Grandmaison épongea sa
lèvre et son menton avec un pan de sa robe de chambre, fit un effort pour se tenir
droit, bégaya :
— Qu’est-ce que… qu’est-ce
que ?
— Vous voudrez bien m’excuser,
dit Maigret avec politesse, d’avoir pénétré chez vous… J’ai entendu du bruit.
— La porte n’était pas fermée.
— Ce n’est pas vrai !
Et, pour lancer ces mots, le maire
avait recouvré son énergie.
— De toute façon, je me
félicite d’être arrivé à temps pour vous protéger et…
Un coup d’œil vers Grand-Louis, qui
ne paraissait pas le moins du monde embarrassé et qui même, maintenant,
esquissait un drôle de sourire et guettait les faits et gestes du maire.
— Je n’ai pas besoin d’être
protégé…
— Pourtant, cet homme vous a
attaqué.
Debout devant le miroir,
M. Grandmaison mettait un peu d’ordre dans sa toilette, s’énervait en
voyant que son sang ne voulait pas s’étancher.
Et c’était à ce moment un mélange
extraordinaire, troublant, de force, de faiblesse, d’assurance et de veulerie.
Son œil au beurre noir, ses
meurtrissures et ses plaies enlevaient à son visage ce qu’il avait d’un peu
poupin. Les yeux avaient des reflets glauques.
Il reprenait son aplomb avec une
rapidité inattendue et il finit, adossé à la cheminée, par faire tête aux
policiers.
— Je suppose que vous avez
forcé ma porte…
— Pardon ! Nous avons
voulu nous porter à votre secours.
— C’est faux, puisque vous
ignoriez que je courusse un danger quelconque ! Et je n’en courais
pas !
Il détacha avec affectation les
dernières syllabes.
Le regard de Maigret examina du haut
en bas et de bas en haut la silhouette redoutable de Grand-Louis.
— J’espère, néanmoins, que vous
me permettez d’emmener ce monsieur…
— Pas du tout !
— Il vous a frappé. Et même
d’une façon assez cruelle…
— Nous nous sommes
expliqués ! Cela ne regarde que moi !
— J’ai tout lieu de penser que
c’est sur lui que vous êtes tombé, ce matin, en descendant un peu vite l’escalier…
Il eût fallu pouvoir photographier
le sourire de Grand-Louis. Il était au comble de la jubilation. Tout en
reprenant son souffle, il ne perdait rien de ce qui se passait autour de lui.
Et cette scène semblait lui faire un plaisir extrême. Il en savourait tout le
sel ! Sans doute en connaissait-il, lui, les ressorts cachés ?
— Je vous ai dit tout à
l’heure, monsieur Maigret, que j’ai entrepris une enquête de mon côté. Je ne
m’occupe pas de la vôtre. Veuillez ne pas vous occuper de la mienne… Et ne vous
étonnez pas si je porte plainte pour violation de domicile avec effraction…
Il eût été difficile de dire si
c’était plus comique que tragique ! Il voulait être digne ! Il se
tenait très droit ! Mais sa lèvre saignait ! Mais son visage n’était
qu’une ecchymose ! Mais sa robe de chambre était fripée !
Enfin il y avait Grand-Louis qui
avait l’air de l’encourager !
Il y avait surtout la scène
précédente, qu’il n’était pas difficile de reconstituer : le forçat qui
frappait à bras raccourcis, qui frappait tant et si bien qu’il finissait par
n’avoir plus la force de lever le poing.
— Vous voudrez bien m’excuser,
monsieur le maire, si je ne m’en vais pas immédiatement. Étant donné que vous êtes le seul à Ouistreham à être
relié téléphoniquement la nuit, je me suis permis de me faire adresser ici
quelques communications.
Pour toute réponse,
M. Grandmaison dit sèchement :
— Fermez la porte !
Car elle était restée ouverte. Il
ramassa un des cigares épars sur la cheminée, voulut l’allumer, mais le contact
du tabac avec sa lèvre blessée dut être douloureux, car il le rejeta avec
fièvre.
— Tu veux me demander Caen,
Lucas ?
Il ne cessait d’observer le maire,
puis Grand-Louis, puis encore le maire. Et il avait peine à fixer ses pensées.
Par exemple, à première vue, c’était
M. Grandmaison qui, des deux hommes, semblait avoir le dessous, être le
plus faible, non seulement physiquement mais moralement.
Il avait été battu, surpris dans la
position la plus humiliante qui soit !
Eh bien ! non, en quelques
minutes, il reprenait conscience de lui-même. Il parvenait à reconquérir une
partie de son prestige de grand bourgeois.
Il était presque calme. Il avait le
regard hautain.
Grand-Louis avait le rôle facile. Il
avait eu le dessus. Il n’était pas blessé, pas même meurtri. Tout à l’heure,
son sourire ineffable disait une joie quasi enfantine.
Et c’est maintenant qu’il commençait
à avoir l’air ennuyé, à ne savoir que faire, ni où se mettre, ni où regarder.
Alors Maigret se posait la
question : « En supposant que l’un d’eux soit un chef, qui
est-ce ? »
Il était bien embarrassé de
répondre. Grandmaison, à certains moments. Louis, à d’autres.
— Allô ! Police de
Caen ? Le commissaire Maigret me prie de vous dire qu’il sera toute la
nuit dans la maison du maire… Oui… Téléphonez au numéro 1… Allô !… Vous
avez du nouveau ? Déjà Lisieux ?… Merci ! Oui.
Et, à son chef :
— L’auto vient de passer à
Lisieux. Elle sera ici dans trois quarts d’heure.
— Je crois vous avoir entendu
dire… commença le maire.
— Que je resterai ici toute la
nuit, oui ! Avec votre permission, bien entendu. Par deux fois, vous
m’avez parlé de votre enquête personnelle. Si bien que je crois ne pas pouvoir
mieux faire que de vous demander l’autorisation de réunir les résultats que
nous avons obtenu de part et d’autre.
Maigret n’était pas ironique. Il
était furieux. Furieux de cette situation invraisemblable dans laquelle il
s’était mis. Furieux de n’y rien comprendre.
— Voulez-vous m’expliquer,
Grand-Louis, pourquoi, quand nous sommes arrivés, vous étiez en train de…
hum ! de frapper à bras raccourcis sur monsieur le maire ?
Mais Grand-Louis ne répondit pas,
regarda l’armateur comme pour dire : « Parlez, vous ! »
Et M. Grandmaison de prononcer
sèchement :
— Cela me regarde.
— Évidemment ! Tout le monde a le droit de se faire battre
s’il aime ça ! grommela Maigret au comble de la mauvaise humeur.
Demandez-moi l’Hôtel de Lutèce, Lucas.
Le coup porta. M. Grandmaison
ouvrit la bouche pour parler. Sa main se crispa sur l’appui de marbre de La
cheminée.
Lucas parlait au téléphone.
— Trois minutes
d’attente ?… Merci… Oui…
Et Maigret, à voix haute :
— Vous ne trouvez pas que cette
enquête prend une drôle de tournure ? Au fait, monsieur Grandmaison… vous
allez peut-être me rendre un service… Vous qui êtes armateur, vous devez
connaître les gens d’un peu tous les pays. Avez-vous entendu parler d’un
certain… attendez donc… un certain Martineau… ou Motineau, de Bergen ou de
Trondheim… Un Norvégien, en tout cas…
Silence ! Les yeux de
Grand-Louis étaient devenus durs.
Machinalement, il se versa à boire
dans un des verres renversés sur la table.
— Dommage que vous ne le
connaissiez pas… Il va venir…
Ce fut tout ! Pas la peine
d’ajouter un seul mot ! Personne ne répondrait plus ! Personne
n’aurait même un tressaillement ! Cela se sentait aux positions prises.
M. Grandmaison avait changé de
tactique. Toujours adossé à la cheminée, devant le feu de boulets qui lui
cuisait les mollets, il regardait par terre, d’un air aussi indifférent que
possible.
Drôle de visage ! Des traits
flous, avec des marques rouges et bleues, du sang sur le menton ! Un
mélange d’énergie concentrée et de panique, ou de douleur.
Grand-Louis, lui, s’était installé à
califourchon sur une chaise. Après avoir bâillé trois ou quatre fois, il parut
sommeiller.
Sonnerie de téléphone. Maigret
décrocha vivement.
— Allô ! L’Hôtel de
Lutèce ? Allô ?… Ne coupez pas… Veuillez me donner Mme Grandmaison…
Oui ! Elle a dû arriver ce soir ou cet après-midi… J’attends, oui !
— Je suppose, dit la voix mate
du maire, que vous n’avez pas l’intention de mêler ma femme à vos agissements
pour le moins étranges.
Pas de réponse. Maigret attendait,
le récepteur à l’oreille, le regard rivé au tapis de table.
— Allô ! oui… Vous
dites ?… Elle est déjà repartie ?… Un instant… Procédons avec ordre…
À quelle heure cette dame est-elle arrivée ?… Sept heures… Très
bien !… Avec sa voiture et son chauffeur… Vous dites qu’elle a dîné à
l’hôtel et qu’elle a ensuite été appelée au téléphone. Elle est partie
tout de suite ?… Merci… Non ! Cela suffit.
Personne ne bronchait.
M. Grandmaison semblait plus calme. Maigret raccrocha, décrocha à nouveau.
— Allô ? Le bureau de
poste de Caen ?… Ici, police… Voulez-vous me dire si le numéro d’où je
vous téléphone a demandé une communication avec Paris avant celle que je viens
d’obtenir… Oui ?… Il y a un quart d’heure environ ?… L’Hôtel de
Lutèce, n’est-ce pas ?… Je vous remercie…
Son front était perlé de sueur. Il
bourra lentement une pipe, à petits coups d’index. Puis il se versa à boire
dans un des deux verres qui se trouvaient sur la table.
— Je suppose que vous vous
rendez compte, commissaire, que tout ce que vous faites en ce moment est
illégal. Vous avez pénétré ici par effraction. Vous y restez sans y être
invité. Vous risquez de semer la panique dans ma famille et enfin, en face
d’une tierce personne, vous me traitez comme un coupable. De tout cela, vous
rendrez des comptes.
— Entendu !
— Puisque aussi bien je ne suis
plus rien chez moi, je vous demande la permission d’aller me coucher.
— Non !
Et Maigret tendait l’oreille à un bruit
encore lointain de moteur.
— Va leur ouvrir la porte,
Lucas.
Machinalement, il jeta une pelletée
de boulets dans le foyer, se retourna au moment précis où de nouveaux
personnages entraient dans la pièce.
Il y avait deux gendarmes d’Évreux
qui encadraient un homme, menottes aux poings.
— Laissez-nous, dit-il aux
gendarmes. Ou plutôt, allez m’attendre, toute la nuit s’il le faut, à la
buvette du coin.
Le maire n’avait pas bougé. Le marin
non plus. À croire qu’ils n’avaient rien vu, ou qu’ils ne voulaient rien voir.
Quant au nouveau venu, il était calme, et un sourire flotta sur ses lèvres à la
vue du visage tuméfié de M. Grandmaison.
— À qui dois-je
m’adresser ? questionna-t-il en regardant à la ronde.
Maigret, qui haussait les épaules
comme pour dire que les gendarmes avaient fait du zèle, tira une petit clé de
sa poche et ouvrit les menottes.
— Je vous remercie… J’ai été
assez étonné de…
Et la voix, furibonde, de
Maigret :
— De quoi ? D’être
arrêté ? Vous êtes sûr que vous avez été si étonné que ça ?
— C’est-à-dire que j’attends
toujours de savoir ce qu’on me reproche.
— Ne fût-ce déjà que d’avoir
volé un vélo !
— Pardon ! Emprunté !
Le garagiste à qui j’ai acheté la voiture vous le dira ! Je lui ai confié
le vélo avec mission de le renvoyer à Ouistreham et de remettre une indemnité à
son propriétaire…
— Tiens ! Tiens !
Mais, au fait, vous n’êtes pas Norvégien…
L’homme n’en avait ni l’accent, ni
le type physique. Il était grand, bien bâti, encore jeune. Ses vêtements
élégants étaient un peu fripés.
— Pardon ! je ne suis pas
Norvégien de naissance, mais je suis Norvégien quand même, par naturalisation…
— Et vous habitez Bergen ?
— Tromsö, dans les îles
Lofoten.
— Vous êtes commerçant !
— Je possède une usine pour
traiter les déchets de morue.
— Comme, par exemple, la rogue.
— La rogue et le reste… Avec
les têtes et les foies on fait de l’huile… Avec les arêtes on fabrique des
engrais…
— C’est parfait !
Parfait ! Parfait ! Il ne reste qu’à savoir ce que vous faisiez à
Ouistreham la nuit du 16 au 17 septembre…
L’homme ne se troubla pas, regarda
lentement autour de lui, prononça :
— Je n’étais pas à Ouistreham.
— Où étiez-vous ?
— Et vous ?
Il se reprit, avec un sourire.
— Je veux dire :
seriez-vous capable, à brûle-pourpoint, de dire ce que vous faisiez tel jour à
telle heure, alors que plus d’un mois s’est écoulé ?
— Vous étiez en Norvège ?
— C’est probable.
— Tenez !
Et Maigret tendit à son
interlocuteur le porte-plume en or que le Norvégien mit dans sa poche le plus
naturellement du monde, en disant merci.
Un bel homme, ma foi, du même âge et
de même taille que le maire, mais plus mince, plus nerveux. Ses yeux sombres
reflétaient une vie intense. Et le sourire de ses lèvres minces trahissait une
grande confiance en soi.
Il répondait poliment, avec
amabilité, aux questions du commissaire.
— Je suppose, dit-il, qu’il
s’agit d’une erreur, et je serais heureux de reprendre mon voyage à Paris…
— C’est une autre question. Où
avez-vous fait la connaissance de Grand-Louis ?
Contrairement à l’attente de
Maigret, le regard du Norvégien ne se porta pas sur le matelot.
— Grand-Louis ?
répéta-t-il.
— C’est au cours de ses voyages
comme capitaine que vous avez connu Joris ?
— Pardon ! Je ne comprends
pas.
— Évidemment ! Et si je vous demande pourquoi vous avez
préféré dormir à bord d’une drague désarmée plutôt qu’à l’hôtel, vous me
regarderez avec des yeux ronds.
— Ma foi. Avouez qu’à ma place…
— Et pourtant vous êtes arrivé
hier à Ouistreham à bord du Saint-Michel. Vous avez débarqué avant
l’entrée au port, avec le canot de la goélette. Vous vous êtes dirigé vers la
drague et vous y avez passé la nuit. Cet après-midi, vous avez fait le tour de
la villa où nous sommes, puis vous avez emprunté un vélo et vous avez filé vers
Caen. Achat d’une auto. Départ vers Paris. Est-ce Mme Grandmaison que vous
alliez rejoindre à l’Hôtel de Lutèce ? Dans ce cas, ce n’est pas la peine
de repartir. Ou je me trompe fort, ou elle arrivera cette nuit.
Un silence. Le maire était changé en
statue et son regard était si fixe qu’on n’y sentait palpiter nulle vie.
Grand-Louis se grattait la tête et bâillait, toujours assis, tout seul au
milieu de gens debout.
— Vous vous appelez
Martineau ?
— Jean Martineau, oui !
— Eh bien ! monsieur Jean
Martineau, réfléchissez ! Voyez si vous n’avez vraiment rien à me dire. Il
y a bien des chances pour qu’une des personnes ici présentes passe un de ces
jours en Cour d’assises !
— Non seulement je n’ai rien à
vous dire, mais je vous demanderai la permission d’avertir mon consul afin
qu’il fasse le nécessaire…
Et de deux !
M. Grandmaison avait menacé de porter plainte ! Martineau allait en
faire autant ! Il n’y avait que Grand-Louis à ne pas menacer, à accepter
toutes ces situations avec philosophie, pourvu qu’il eût quelque chose à boire.
On entendait dehors le vacarme de la
tempête qui, à marée haute, atteignait à son paroxysme.
La tête de Lucas était éloquente.
Nul doute qu’il pensait : « Nous voilà dans de jolis draps !
Pourvu, maintenant, qu’on trouve quelque chose !… »
Maigret marchait de long en large,
en fumant sa pipe à bouffées rageuses.
— En somme, vous ne savez rien,
ni l’un ni l’autre, sur les aventures et la mort du capitaine Joris ?
Des signes négatifs. Le silence. Le
regard de Maigret revenait sans cesse vers Martineau.
Puis des pas précipités, dehors, des
coups nerveux frappés à la porte. Lucas, après un instant d’hésitation, alla
l’ouvrir. Quelqu’un entra en courant : Julie, tout essoufflée, qui
commença, haletante :
— Commissaire… Mon… mon frère…
Et au même moment elle se taisait,
restait interdite devant Grand-Louis qui se levait, dressait devant elle sa
silhouette énorme.
— Votre frère ?… insista
Maigret.
— Rien… je…
Elle essaya de sourire tout en
reprenant son souffle. Comme elle marchait à reculons, elle heurta Martineau,
se tourna vers lui sans paraître le connaître et balbutia :
— Pardon, monsieur…
Le vent s’engouffrait par la porte
qu’on avait oublié de refermer.
IX
La conjuration du silence
Julie s’expliquait, en phrases
hachées.
— J’étais toute seule à la
maison… J’avais peur… Je m’étais couchée sans me déshabiller… On a frappé de
grands coups à la porte… C’était Lannec, le capitaine de mon frère…
— Le Saint-Michel est
arrivé ?
— Il était dans l’écluse quand
je suis venue… Lannec voulait voir mon frère tout de suite… Il paraît qu’ils
sont pressés de partir… Je lui ai dit que Louis n’était pas seulement venu à la
maison… Et c’est lui qui m’a inquiétée, en grommelant des choses que je n’ai
pas comprises…
— Pourquoi êtes-vous venue
ici ? questionna Maigret.
— J’ai demandé si Louis courait
un danger… Lannec m’a dit que oui, qu’il était peut-être déjà trop tard.
— Alors, je me suis informée,
au port, et on m’a dit que vous étiez là…
Grand-Louis regardait par terre d’un
air ennuyé, haussait les épaules comme pour signifier que les femmes s’affolent
pour rien.
— Vous courez un danger ?
demanda Maigret en cherchant son regard.
Et l’autre de rire. Un gros rire,
beaucoup plus idiot que son rire habituel.
— Pourquoi Lannec s’est-il
inquiété ?
— Est-ce que je sais ?
Et, faisant le tour de l’assemblée,
Maigret articula pensivement, avec une pointe de rancœur :
— En somme, vous ne savez
rien ! Et tout le monde est dans le même cas ! Vous, monsieur le
maire, vous ne connaissez pas M. Martineau et vous ignorez pourquoi
Grand-Louis, reçu chez vous comme un ami, jouant aux dames avec vous et
mangeant à votre table, se met soudain à vous marteler le visage de coups de
poing…
Pas de réponse.
— Que dis-je ? Vous
acceptez ce traitement, qui vous semble naturel ! Vous ne vous défendez
pas ! Vous refusez de porter plainte ! Vous évitez même de mettre
Grand-Louis à la porte…
Et, à Grand-Louis :
— Vous, vous ne savez rien non
plus ! Vous couchez à bord de la drague, mais vous ignorez qui est avec
vous à bord… Vous êtes reçu ici et vous payez votre hospitalité par des raclées
magistrales que vous offrez au maître de maison… Vous n’avez jamais vu
M. Martineau…
Pas un tressaillement. Rien que des
visages butés, des regards fixés au tapis.
— Et vous, monsieur Martineau,
vous n’en savez pas davantage. Est-ce que vous savez seulement par quel moyen
vous êtes venu de Norvège en France ?… Non !… Vous préférez une
couchette à bord de la drague abandonnée à un lit d’hôtel… Vous partez à vélo,
achetez une auto pour aller à Paris… Mais vous ne savez rien ! Vous ne
connaissez pas M. Grandmaison, ni Louis, ni le capitaine Joris… Et,
naturellement, Julie, vous en savez encore moins que les autres…
Il regarda Lucas d’un air découragé.
Lucas comprit. On ne pouvait songer à arrêter tout le monde. Contre chacun on
pouvait relever des bizarreries, des mensonges ou des contradictions.
Mais pas une charge, à proprement
parler !
L’horloge marquait onze heures du
soir. Maigret vida sa pipe dans le foyer et reprit de sa voix bougonne :
— Je me vois obligé de vous
prier, tous, de vous tenir à la disposition de la justice… J’aurai certainement
des renseignements à vous demander à nouveau, en dépit de votre ignorance… Je
suppose, monsieur le maire, que vous n’avez pas l’intention de quitter
Ouistreham ?
— Non !
— Je vous remercie… Vous,
monsieur Martineau, vous pourriez prendre une chambre à l’Hôtel de l’Univers,
où je suis descendu moi-même…
Le Norvégien s’inclina.
— Conduis monsieur à l’Univers,
Lucas !…
Et, s’adressant à Grand-Louis et à
Julie :
— Vous deux, venez avec moi…
Il sortit, rendit la liberté aux deux
gendarmes qui attendaient, vit Lucas et Martineau bifurquer dans la direction
de l’hôtel, où le patron attendait de pouvoir se coucher.
Julie était sortie sans endosser de
manteau et son frère, en la voyant frissonner, retira sa veste qu’il lui mit de
force sur les épaules.
Il était difficile de parler, à
cause de la tempête. Il fallait marcher courbé en avant, et c’était un
sifflement continu dans les oreilles, une bise glacée sur le visage, au point
que les paupières en étaient endolories.
Devant le port, on vit la buvette
éclairée et les éclusiers qui, entre deux bassinées, accouraient, battaient la
semelle, buvaient des grogs brûlants. Les visages se tournèrent vers le trio,
qui marchait toujours dans la bourrasque et s’engageait sur le pont.
— C’est le
Saint-Michel ? questionna Maigret.
Un voilier sortait de l’écluse,
pénétrait dans l’avant-port. Mais il paraissait beaucoup plus haut que la
goélette que Maigret connaissait.
— Sont sur lest ! grogna
le matelot.
C’est-à-dire que le Saint-Michel
avait déchargé à Caen et qu’il naviguait à vide pour prendre ailleurs une
nouvelle cargaison.
Ils étaient sur le point d’atteindre
la petite maison de Joris quand une ombre s’approcha. Il fallait se regarder
visage contre visage pour se reconnaître. Une voix, qui n’était pas très ferme,
dit à Grand-Louis :
— Ah ! te voilà…
Dépêche-toi, qu’on appareille.
Maigret fixa le petit capitaine
breton, puis la mer qui s’élançait à l’assaut des jetées dans un vacarme
continu. Et le ciel était dramatique, semé de nuages tumultueux.
Le Saint-Michel, amarré aux
pilotis, stagnait dans l’ombre, avec seulement la pointe de lumière d’une lampe
posée sur le rouf.
— Vous voulez partir ?…
questionna le commissaire.
— Pardi !
— Pour aller où ?
— Charger du vin à La Rochelle…
— Vous avez absolument besoin
de Grand-Louis ?
— Si vous croyez qu’on peut
naviguer à deux par ce temps-là !
Julie avait froid. Elle restait là à
écouter, tout en piétinant le sol. Son frère regardait tour à tour Maigret et
le caboteur dont les poulies grinçaient.
— Allez m’attendre à
bord ! dit le commissaire à Lannec.
— C’est que…
— Quoi ?
— Dans deux heures, nous
n’aurons plus assez d’eau pour prendre le large…
Et une inquiétude sourde passait
dans ses yeux. Il était mal à l’aise, c’était évident. Il sautait d’une jambe
sur l’autre. Son regard ne parvenait à se fixer nulle part.
— Faut que je gagne ma vie,
moi !
Et il y eut entre lui et Louis un
échange de coups d’œil que Maigret fut certain de deviner. Il y a des moments
où l’intuition est plus développée qu’à d’autres.
Le petit capitaine, nerveux,
semblait dire : « Le bateau n’est pas loin… Il n’y a qu’une amarre à
larguer… Un coup de poing au policier et on est clair… »
Grand-Louis hésitait, regardait sa
sœur d’un air lugubre, soupirait, hochait négativement la tête.
— Allez m’attendre à
bord ! répéta Maigret.
— Mais…
Il ne répondit pas, fit signe aux
deux autres de le suivre dans la maison.
C’était la première fois que Maigret
voyait réunis le frère et la sœur. Ils se tenaient tous trois dans la cuisine
du capitaine Joris, où il y avait un bon feu… Le tirage était si fort que
parfois, dans le fourneau de tôle, un ronflement finissait en détonation.
— Donnez-nous quelque chose à
boire… dit le commissaire à Julie, qui alla prendre dans le placard une carafe
d’alcool et des verres décorés.
Il était de trop, il le sentait.
Julie aurait donné gros pour rester en tête à tête avec son frère. Celui-ci la
suivait des yeux et l’on devinait chez lui une grande affection en même temps
qu’un attendrissement de brute.
En vraie ménagère qu’elle était,
Julie resta debout après avoir servi les deux hommes et rechargea son poêle.
— À la mémoire du capitaine
Joris… dit Maigret en levant son verre.
Puis un long silence. Le commissaire
le voulait. Il donnait à chacun le temps de s’imprégner de la chaude et quiète
atmosphère de la cuisine.
Petit à petit le ronflement du
poêle, accompagné du tic-tac de l’horloge à balancier, devenait comme une
musique. Après la bourrasque du dehors, le sang montait aux joues, les
prunelles étaient luisantes. Et un aigre fumet de calvados montait dans l’air.
— Le capitaine Joris… répéta
Maigret d’une voix rêveuse. Au fait, je suis à sa place, dans son fauteuil… Un
fauteuil dont l’osier criait à chaque mouvement… S’il vivait, il rentrerait du
port et sans doute demanderait-il aussi un verre d’alcool pour se réchauffer…
N’est-ce pas, Julie ?…
Elle écarquilla les yeux, puis
détourna la tête.
— Il ne monterait pas se
coucher tout de suite… Je parie qu’il retirerait ses chaussures… Vous
apporteriez ses pantoufles… Il vous dirait : « Sale temps… N’empêche
que le Saint-Michel a voulu prendre la mer, que Dieu l’aide… »
— Comment savez-vous ?
— Quoi ?
— Qu’il disait « que Dieu
l’aide » ?… C’est bien ça !…
Elle était tout émue. Elle regardait
Maigret avec une pointe de reconnaissance.
Grand-Louis faisait le dos rond.
— Il ne le dira plus…
Voilà ! il était heureux… Il avait une jolie maison, un jardin avec des
fleurs qu’il aimait, des économies… Il paraît que tout le monde l’adorait… Et
pourtant il y a quelqu’un qui a mis fin à tout ça, brusquement, avec un peu de
poudre blanche dans un verre d’eau…
Le visage de Julie était contracté.
Elle ne voulait pas pleurer. Elle faisait un violent effort.
— Un peu de poudre blanche et
ç’a été fini !… Et celui qui a fait cela sera peut-être heureux, lui,
parce que personne ne sait qui il est !… Sans doute tout à l’heure
était-il parmi nous…
— Taisez-vous ! supplia
Julie en joignant les mains, tandis que les larmes coulaient enfin.
Mais le commissaire savait où il
allait. Il continuait à parler à voix basse, lentement, mot par mot. Et c’était
à peine une comédie. Il s’y laissait prendre lui-même. Il était sensible à la
nostalgie de cette atmosphère où il évoquait, lui aussi, la silhouette trapue
du chef du port.
— Mort, il n’a plus qu’un ami…
C’est moi !… Un homme qui se débat tout seul pour savoir la vérité, pour
empêcher l’assassin de Joris d’être heureux.
Julie sanglotait, toute résistance
brisée, et Maigret poursuivait :
— Seulement, autour du mort,
tout le monde se tait, tout le monde ment, au point qu’on pourrait croire que
tout le monde a quelque chose à se reprocher, que tout le monde est
complice !
— Ce n’est pas vrai !
cria-t-elle.
Et Grand-Louis, de plus en plus mal
à l’aise, se versa à boire, emplit en même temps le verre du commissaire.
— Grand-Louis, le premier, se
tait.
Julie regarda son frère à travers
ses larmes, comme frappée par la justesse de ces paroles.
— Il sait quelque chose… Il
sait beaucoup de choses… Est-ce qu’il a peur de l’assassin ?… Est-ce qu’il
a quelque chose à craindre ?…
— Louis ! lui cria-t-elle.
Et Louis regardait ailleurs, les
traits durs.
— Dis que c’est faux,
Louis !… Tu entends ?…
— Je ne sais pas ce que le
commissaire…
Il se leva. Il ne tenait plus en
place.
— Louis ment plus que les
autres ! Il prétend ne pas connaître le Norvégien et il le connaît !
Il prétend ne pas avoir de rapports avec le maire et je le trouve chez
celui-ci, occupé à lui assener des coups de poing.
Un vague sourire sur les lèvres du
forçat. Mais Julie ne l’entendait pas ainsi.
— C’est vrai, Louis ?
Et, comme il ne répondait pas, elle
lui saisit le bras.
— Alors, pourquoi ne dis-tu pas
la vérité ?… Tu n’as rien fait, j’en suis sûre !…
Il se dégagea, troublé, peut-être
faiblissant. Maigret ne lui donna pas le temps de se reprendre.
— Dans tout ce fatras de
mensonges, il ne faudrait sans doute qu’une toute petite vérité, un tout petit
renseignement qui ferait crouler l’édifice…
Mais non ! Malgré les regards
suppliants de sa sœur, Louis se secouait comme un géant que des ennemis minuscules
et rageurs harcèlent.
— Je ne sais rien…
Et Julie, sévère, déjà
méfiante :
— Pourquoi ne parles-tu
pas ?
— Je ne sais rien !…
— Le commissaire dit…
— Je ne sais rien !…
— Écoute, Louis ! J’ai toujours eu confiance en toi !
Tu le sais bien ! Et je t’ai défendu, même contre le capitaine Joris…
Elle rougit de cette phrase
malheureuse, se hâta de parler d’autre chose :
— Il faut que tu dises la
vérité ! Je n’en peux plus… Et je ne resterai pas davantage dans cette
maison, toute seule…
— Tais-toi !… soupira-t-il.
— Qu’est-ce que vous voulez
qu’il vous dise, commissaire ?
— Deux choses. D’abord, qui est
Martineau. Ensuite pourquoi le maire se laisse battre…
— Tu entends, Louis ?… Ce
n’est pas terrible !
— Je ne sais rien…
La colère montait en elle.
— Louis, fais attention !…
Je finirai par croire…
Et le feu ronronnait toujours. Et le
tic-tac de la pendule était lent, étirant sur le balancier de cuivre le reflet
de la lampe.
Louis était trop grand, trop fort,
trop rude, avec sa tête et son épaule de travers, pour cette cuisine proprette
de petit rentier. Il ne savait que faire de ses grosses pattes. Son regard
fuyant ne savait sur quoi s’arrêter.
— Il faut que tu parles !
— J’ai rien à dire…
Il voulut se verser à boire, mais
elle se précipita sur la carafe.
— C’est assez ! Ce n’est
pas la peine que tu t’enivres encore…
Elle était dans un état douloureux
de nervosité. Elle sentait confusément que la minute était tragique. Elle se
raccrochait à son espoir de tout éclaircir d’un mot.
— Louis… cet homme… Ce
Norvégien, c’est celui qui devait acheter le Saint-Michel et devenir ton
patron, n’est-ce pas ?
La réponse vint, catégorique :
— Non !
— Alors, qui est-ce ? On
ne l’a jamais vu dans le pays ! Il ne vient pas d’étrangers ici…
— Je ne sais pas…
Elle s’obstinait, avec une subtilité
instinctive de femme.
— Le maire t’a toujours
détesté… C’est vrai que tu as dîné chez lui ce soir ?…
— C’est vrai…
Elle trépigna d’impatience.
— Mais alors, dis-moi quelque
chose ! Il le faut ! Ou je te jure que je vais croire que…
Elle n’allait pas plus loin. Elle
était affreusement malheureuse. Elle regardait le fauteuil d’osier, le poêle
familier, l’horloge, le flacon aux fleurs peintes.
— Tu aimais bien le capitaine…
Je le sais !… Tu l’as dit cent fois, et si vous vous êtes disputés c’est
que…
Il fallait expliquer cela.
— Ne croyez pas ce qui n’est
pas, monsieur le commissaire ! Mon frère aimait le capitaine Joris… Et le
capitaine l’aimait bien aussi… Seulement, il y a eu… Ce n’est pas grave !…
Louis ne se connaît plus quand il a de l’argent en poche, et alors il dépense
tout, n’importe comment… Le capitaine savait qu’il venait me prendre mes
économies… Il lui faisait de la morale… C’est tout !… S’il lui interdisait
de venir ici, à la fin, c’était à cause de cela… Pour qu’il ne me prenne plus
mon argent !… Mais il me disait, à moi, qu’au fond Louis était un brave
garçon qui n’avait que le défaut d’être faible…
— Et Louis, dit lentement
Maigret, savait peut-être que, Joris mort, vous héritiez de trois cent mille
francs ?
Ce fut si rapide que le commissaire
faillit avoir le dessous. Tandis que Julie poussait un cri perçant, Grand-Louis
tombait à bras raccourcis sur Maigret, qu’il essayait de prendre à la gorge.
Le commissaire put saisir un de ses
poignets au col. D’une pression lente, mais sûre, il le tordit derrière le dos
du matelot, gronda :
— Bas les pattes !
Julie, les coudes contre le mur, la
tête dans les bras repliés, pleurait de plus belle, poussait de faibles cris de
détresse.
— Mon Dieu ! Mon
Dieu !
— Tu ne veux pas parler,
Louis ? martela Maigret en lâchant l’ex-forçat.
— Je n’ai rien à dire.
— Et si je t’arrête ?
— Tant pis !
— Suis-moi !
Julie s’écria :
— Monsieur le
commissaire ! Je vous en supplie ! Louis, parle, pour l’amour de
Dieu !
Ils étaient déjà à la porte vitrée
de la cuisine. Grand-Louis se retourna, le visage tout rouge, les yeux
brillants, avec une moue indescriptible. Il tendit une main vers l’épaule de sa
sœur.
— Lilie, je te jure…
— Lâche-moi !
Il hésita, fit un pas vers le
corridor, se retourna encore.
— Écoute…
— Non ! Non,
va-t’en !
Alors il traîna ses pieds derrière
Maigret, s’arrêta sur le seuil, fut tenté de se retourner, mais résista. La
porte se referma sur eux. Ils n’avaient pas fait cinq pas dans la bourrasque
qu’elle s’ouvrait, qu’on voyait la forme claire de la jeune fille, qu’on
entendait appeler :
— Louis !
Trop tard. Les deux hommes
marchaient dans la nuit, droit devant eux.
Une rafale de pluie les détrempa en
l’espace de quelques secondes. On ne voyait rien, pas même les limites de
l’écluse. Pourtant une voix appela dans l’ombre, au-dessous d’eux :
— C’est toi, Louis ?
C’était Lannec, à bord du
Saint-Michel. Il avait entendu des pas. Il passait la tête par l’écoutille.
Il devait savoir que le marin n’était pas seul, car il prononça très vite, en
bas breton :
— Saute sur le gaillard d’avant
et on file !
Maigret, qui avait compris,
attendait, incapable de savoir, dans l’ombre, où commençait le Saint-Michel
et où il finissait, ne voyant de son compagnon qu’une masse hésitante dont la
pluie faisait luire les épaules.
X
Les trois du bateau
Un coup d’œil vers le trou noir
qu’était le large ; un autre plus furtif à Maigret. Grand-Louis haussa les
épaules, demanda au commissaire, dans un grognement :
— Vous montez à bord ?…
Maigret s’aperçut que Lannec tenait
quelque chose à la main : un bout d’amarre. Il suivit celle-ci des yeux,
la vit qui tournait autour d’une bitte et revenait à bord. Autrement dit, le
Saint-Michel était amarré en double, ce qui lui permettait d’appareiller
sans mettre un homme à terre.
Le commissaire ne dit rien. Il
savait le port désert. Julie devait sangloter dans sa cuisine, à trois cents
mètres de là, et à part elle, les êtres les plus proches étaient blottis dans
la chaleur de la Buvette de la Marine.
Il posa un pied sur la lisse, sauta
sur le pont, suivi par Louis. Malgré la protection des jetées, l’eau de
l’avant-port était agitée et le Saint-Michel était soulevé à chaque
vague comme par une aspiration puissante.
Rien que quelques reflets jaunes sur
des choses mouillées dans le noir. Une vague silhouette, à l’avant : le
capitaine, qui regardait Louis avec étonnement. Il portait de hautes bottes
caoutchoutées, un huilé, un suroît. Il ne lâchait pas son filin.
Et nul ne prenait une initiative. On
attendait quelque chose. Les trois hommes devaient observer Maigret, tellement
étranger à eux, avec son pardessus à col de velours et son chapeau melon qu’il
maintenait de la main.
— Vous ne partirez pas cette
nuit ! dit-il.
Pas de protestation. Mais un coup
d’œil échangé de plus près entre Lannec et Grand-Louis. Cela voulait
dire : « On part quand même ? » — « Vaut mieux
pas… »
Les rafales devenaient si violentes
qu’on pouvait à peine tenir sur le pont, et ce fut Maigret encore qui se
dirigea vers l’écoutille, qu’il connaissait.
— On va causer… Appelez aussi
l’autre matelot…
Il préférait ne laisser personne
derrière lui. Les quatre hommes descendirent l’escalier roide. On retira les
cirés et les bottes. La lampe à cardan était allumée et il y avait des verres
sur la table, à côté d’une carte marine zébrée de traits de crayon et maculée
de graisse.
Lannec mit deux briquettes dans le
petit poêle, hésita à offrir à boire à son visiteur qu’il regardait de travers.
Quant au vieux Célestin, il était allé se tasser dans un coin, hargneux,
inquiet, se demandant pourquoi on le faisait pénétrer dans le poste arrière.
Une impression très nette se
dégageait des attitudes : personne ne voulait parler, parce que personne
ne savait où on en était. Les yeux du capitaine interrogeaient Grand-Louis, qui
lui répondait par des regards désespérés.
Ce qu’il avait à dire n’exigeait-il
pas de longues explications ?
— Vous avez bien
réfléchi ? grommela Lannec après avoir toussé pour s’éclaircir la voix,
qu’il avait enrouée.
Maigret s’était assis sur un banc,
les deux coudes sur la table. Il jouait machinalement avec un verre vide, si
gras qu’il n’était plus transparent.
Grand-Louis, debout, devait pencher
la tête pour ne pas toucher le plafond. Lannec, par contenance, tripotait
quelque chose dans l’armoire.
— Réfléchi à quoi ?
— Je ne sais pas quels sont vos
droits. Ce que je sais, c’est que je ne dépends, moi, que des autorités
maritimes. Elles seules ont le droit d’empêcher un bateau d’entrer dans un port
ou d’en sortir…
— Et alors ?
— Vous m’empêchez de quitter
Ouistreham… J’ai un chargement à prendre à La Rochelle, avec dommages et
intérêts à la clé par journée de retard…
Cela s’engageait mal, sur un ton
sérieux, semi-officiel. Maigret connaissait ces discours-là ! Est-ce que
le maire ne l’avait pas menacé d’une façon à peu près pareille ? Puis Jean
Martineau, qui parlait, lui, non des autorités maritimes, mais de son
consul ?
Il fut un moment à aspirer fortement
l’air, à leur lancer à tous trois un regard rapide, de ses prunelles qui
devenaient joyeuses.
— Fais pas le malin !
dit-il en breton. Et verse plutôt à boire.
Cela pouvait rater. Le vieux matelot
fut le premier à se tourner vers Maigret avec étonnement.
Grand-Louis se dérida. Lannec
questionna, pas encore dégelé :
— Vous êtes Breton ?
— Pas tout à fait… Je suis de
la Loire… Seulement, j’ai fait une partie de mes études à Nantes…
Une moue ! La moue des Bretons
de la côte à qui on parle des Bretons de l’intérieur, et surtout des
demi-Bretons de la région nantaise.
— Il n’y a plus de ce schiedam
de l’autre jour ?
Lannec prit la bouteille, remplit
les verres, lentement, parce qu’il était heureux d’avoir une contenance. Il ne
savait pas encore ce qu’il devait faire. Maigret était là, tout rond, cordial,
la pipe aux dents, le chapeau rejeté sur la nuque, à s’installer confortablement.
— Tu peux t’asseoir,
Grand-Louis…
L’autre obéit. La gêne n’était pas
dissipée, mais elle était d’une autre sorte. Ces hommes s’en voulaient de ne
pas répondre par la cordialité. Et, pourtant, ils étaient obligés de se tenir
sur leurs gardes.
— À votre santé, les
enfants ! Et avouez qu’en vous empêchant de prendre la mer cette nuit je
vous évite un vilain coup de tabac…
— C’est surtout la passe…
murmura Lannec en buvant une gorgée d’alcool… Une fois au large, ça va… Mais
avec le courant de l’Orne, et tous les bancs de sable, la passe est mauvaise…
Chaque année, il y en a quelques-uns qui s’échouent…
— Le Saint-Michel n’a
jamais eu de malheur !
L’homme se hâta de toucher du bois.
Célestin grogna de mauvaise humeur en entendant parler de malheur.
— Le Saint-Michel ?
C’est peut-être le meilleur voilier de la côte… Tenez ! Il y a deux ans,
par forte brume, il est allé se mettre au plein sur les cailloux de la côte
anglaise… Il y avait un ressac d’enfer… Un autre y serait resté… Eh bien !
une fois remis à flot par la marée suivante, il n’a même pas eu besoin d’aller
en cale sèche…
Sur ce terrain-là, Maigret sentait
qu’on pouvait s’entendre. Mais il n’était pas disposé à parler navigation toute
la nuit. Les vêtements mouillés commençaient à dégager de la vapeur, des filets
d’eau dégoulinaient le long de l’escalier. Et pour tout dire, le commissaire
supportait mal le balancement de plus en plus accentué du bateau, qui de temps
en temps donnait un grand coup de flanc sur les pilotis.
— Ça fera un beau yacht !…
prononça-t-il en regardant ailleurs.
Quand même ! Lannec
tressaillit.
— Oui, ça pourrait faire un
beau yacht ! corrigea-t-il. Rien que le pont à changer. Alléger un peu la
voilure, surtout dans ses hauts…
— Le Norvégien a signé ?
Lannec regarda vivement Grand-Louis
qui soupira. Ils auraient donné gros, ces deux-là, pour avoir seulement
quelques secondes d’entretien en tête à tête. Qu’est-ce que Louis avait
raconté ? Qu’est-ce que le capitaine pouvait dire ?
Grand-Louis avait un air buté. Il ne
se faisait pas d’illusions. Impossible d’expliquer à son compagnon ce qui se
passait. C’était tellement compliqué !
Et, naturellement, cela allait
amener des malheurs ! Il préféra boire. Il se versa de l’alcool. Il avala
d’un trait le contenu de son verre et eut pour le commissaire un regard
résigné, à peine agressif.
— Quel Norvégien ?
— Enfin, le Norvégien qui n’est
pas tout à fait Norvégien… Martineau… Ce n’est pourtant pas à Tromsö qu’il a vu
le Saint-Michel, puisque la goélette n’est jamais montée si haut dans le
Nord…
— Remarquez qu’elle le
pourrait ! Elle irait tout comme jusqu’à Arkhangelsk…
— Quand en prend-il
livraison ?
Le vieux matelot ricana, dans son
coin. Un ricanement dont l’ironie ne s’adressait pas à Maigret, mais aux trois
hommes du bord, lui compris.
Et Lannec se résignait à une réponse
piteuse :
— Je ne sais pas ce que vous
voulez dire !
Il reçut une bourrade dans les
côtes.
— Imbécile !… Allons, mes
enfants !… Cessez de montrer des têtes d’enterrement ou plutôt des têtes
butées de sacrés Bretons que vous êtes… Martineau a promis d’acheter la
goélette. Est-ce qu’il l’a achetée pour de bon ?…
Une inspiration.
— Passez-moi donc le rôle
d’équipage…
Il sentit qu’il avait touché juste.
— Je ne sais pas où il…
— Puisque je te dis de ne pas
faire l’imbécile, Lannec ! Passe-moi le rôle, tonnerre de Brest !
Il jouait le faux bourru, la bonne
brute. Le capitaine alla chercher dans l’armoire une serviette tout usée,
devenue grise à force de servir. C’était plein de papiers officiels auxquels se
mêlaient des lettres d’affaires à en-tête de courtiers maritimes.
Un papier neuf, ou plutôt une grande
couverture jaune, contenant des feuillets d’un format impressionnant :
c’était le rôle d’équipage. Il ne datait que d’un mois et demi, exactement du
11 septembre, c’est-à-dire cinq jours avant la disparition du capitaine Joris.
Goélette Saint-Michel, 270 tonneaux
de jauge brute, armée en cabotage. Propriétaire armateur : Louis Legrand,
de Port-en-Bessin. Capitaine : Yves Lannec. Matelot : Célestin
Grolet.
Grand-Louis se versait une nouvelle
rasade. Lannec baissait la tête avec embarras.
— Tiens ! tiens !
C’est toi le propriétaire du bateau, à cette heure, Grand-Louis ?
Pas de réponse. Dans son coin, le
Célestin mordait un grand coup à sa chique de tabac.
— Écoutez, mes enfants ! On ne va
pas perdre de temps pour si peu. Je ne suis pas beaucoup plus bête que vous,
hein ? Encore que je n’y connaisse pas grand-chose à la vie de la
mer ! Grand-Louis est sans le sou. Un bateau comme celui-ci vaut au moins
cent cinquante mille francs…
— Je ne l’aurais pas donné à ce
prix-là ! riposta Lannec.
— Mettons deux cent mille…
Donc, Grand-Louis a acheté le Saint-Michel pour le compte de
quelqu’un ! Mettons pour le compte de Jean Martineau. Pour une raison ou
pour une autre, celui-ci n’a pas envie qu’on sache qu’il est propriétaire de la
goélette… À votre santé !…
Célestin haussait les épaules, comme
si toute cette histoire-là l’eût dégoûté profondément.
— Est-ce que Martineau était à
Fécamp le 11 septembre, quand la vente a eu lieu ?
Les autres se renfrognaient. Louis
prit la chique restée sur la table et y mordit à son tour, tandis que Célestin
étoilait le plancher de la cabine de longs jets de salive.
Il y eut une panne à la
conversation, parce que la mèche de la lampe charbonnait, faute de pétrole. Il
fallut aller en chercher un bidon sur le pont. Lannec en revint détrempé. On
resta l’espace d’une minute dans l’obscurité et, après, on se retrouva chacun à
la même place.
— Martineau y était ! J’en
suis sûr ! Le bateau a été acheté au nom de Grand-Louis, et Lannec est
resté à bord, peut-être définitivement, peut-être seulement pour un temps…
— Pour un temps…
— Bon ! C’est bien ce que
je pensais ! Le temps de faire servir le Saint-Michel à une drôle
d’expédition…
Lannec se leva, crispé, déchira sa
cigarette du bout des dents.
— Vous êtes venus à Ouistreham.
La nuit du 16, la goélette mouillait dans l’avant-port, prête à appareiller. Où
était Martineau ?
Le capitaine se rassit, découragé,
mais bien décidé à garder le silence.
— Le 16 au matin, le
Saint-Michel prend la mer. Qui est à bord ? Est-ce que Martineau y est
toujours ? Est-ce que Joris s’y trouve ?
Maigret n’avait l’air ni d’un juge
ni même d’un policier. Sa voix était toujours cordiale, ses yeux malicieux. Il
paraissait se livrer avec des copains à un jeu de devinettes.
— Vous allez en Angleterre.
Puis vous mettez le cap sur la Hollande. Est-ce là que Martineau et Joris vous
quittent ? Car ils vont plus loin. J’ai de bonnes raisons de croire qu’ils
remontent en Norvège…
Grognement de Grand-Louis.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Que vous n’arriverez à rien.
— Est-ce que le capitaine Joris
était déjà blessé quand il est monté à bord ? A-t-il été blessé en cours
de route, ou seulement en Scandinavie ?
Il n’attendait plus de réponse.
— Tous les trois, vous
continuez le cabotage comme par le passé. Mais vous ne vous éloignez pas trop
du Nord. Vous attendez une lettre ou un télégramme vous donnant un rendez-vous.
La semaine dernière, vous êtes à Fécamp, le port où une première fois Martineau
vous a rencontrés. Grand-Louis apprend que le capitaine Joris a été retrouvé à
Paris dans un drôle d’état et qu’on va le ramener à Ouistreham. Il y vient par
le train. Il n’y a personne dans la maison. Il laisse un billet à sa sœur. Il
retourne à Fécamp.
Maigret soupira, prit un temps pour
allumer sa pipe.
— Et voilà ! Nous arrivons
à la fin. Martineau est là. Vous revenez avec lui. Vous le lâchez à l’entrée du
port, ce qui prouve qu’il ne tient pas à être vu. Rendez-vous entre lui et
Grand-Louis à bord de la drague… À votre santé !
Il se servit lui-même, vida son
verre sous les regards mornes des trois hommes.
— En somme, pour tout
comprendre, il ne resterait qu’à savoir ce que Grand-Louis est allé faire chez
le maire pendant que Martineau filait vers Paris. Une drôle de mission :
flanquer des raclées à un homme qui a plutôt la réputation de ne pas se
commettre avec n’importe qui.
Malgré lui, Grand-Louis eut un
sourire bienheureux au souvenir des séances de coups de poing.
— Voilà, mes amis !
Maintenant, mettez-vous bien dans la tête que tout finira par s’expliquer. Vous
ne croyez pas qu’il vaut mieux que ce soit tout de suite ?
Et Maigret frappa sa pipe contre son
talon pour la vider, en alluma une autre. Célestin s’était bel et bien endormi.
Il ronflait, la bouche ouverte. Grand-Louis, la tête de travers, regardait le
plancher sale. Lannec essayait en vain de lui demander conseil du regard.
Enfin le capitaine grommela :
— On n’a rien à dire.
Il y eut du bruit sur le pont.
Quelque chose comme la chute d’un objet assez lourd. Maigret tressaillit.
Grand-Louis passa la tête par l’écoutille, de sorte qu’on ne vit plus que ses
jambes le long de l’échelle.
S’il eût disparu, le commissaire
l’eût sans doute suivi. On n’entendait plus rien que le crépitement de la pluie
et le grincement des poulies.
Cela dura-t-il une
demi-minute ? Pas plus. Grand-Louis redescendit, les cheveux collés au
front par l’eau qui lui ruisselait le long des joues. Il ne donna pas
d’explication de lui-même.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un palan.
— C’est-à-dire ?
— Une poulie qui a heurté le
bastingage.
Le capitaine rechargea le poêle.
Croyait-il ce que Louis venait de dire ? En tout cas, l’autre ne répondait
pas à ses regards interrogateurs. Il secouait Célestin.
— Va-t’en capeler l’écoute
d’artimon…
Le matelot se frottait les yeux, ne
comprenait pas. Il fallut lui répéter deux fois la même chose. Alors il endossa
son huilé, mit son suroît sur la tête, monta l’échelle, tout roide de sommeil
et de bien-être, furieux de plonger dans la pluie et le froid.
Il portait des sabots qu’on entendit
aller et venir sur le pont, au-dessus des têtes. Grand-Louis se versait à boire
pour la sixième fois au moins, mais on ne voyait chez lui aucune trace
d’ivresse.
— Qu’est-ce que tu en penses,
Grand-Louis ?
— De quoi ?
— Imbécile ! As-tu
réfléchi à ta situation ? Est-ce que tu ne comprends pas que c’est toi qui
vas trinquer ? Les antécédents d’abord. Un homme qui revient du
bagne ! Puis ce bateau dont tu deviens propriétaire alors que tu étais
sans le sou ! Joris qui ne voulait plus te voir chez lui parce que tu
l’avais tapé trop souvent ! Le Saint-Michel à Ouistreham le soir de
l’enlèvement ? Toi ici le jour de l’empoisonnement du capitaine… Et ta
sœur qui hérite de trois cent mille francs !…
Est-ce que Grand-Louis pensait encore
à quelque chose ? Son regard était aussi neutre que possible ! Des
yeux de porcelaine, qui fixaient un point indéterminé de la cloison.
— Qu’est-ce qu’il fait
là-haut ? s’inquiéta Lannec en regardant l’écoutille restée entrouverte et
l’eau qui s’infiltrait dans la cabine, formant une mare sur le plancher.
Maigret n’avait pas bu beaucoup.
Assez pour lui mettre le sang à la tête, surtout dans cette atmosphère
poisseuse. Assez aussi pour donner un léger tour de rêverie à ses pensées.
Maintenant qu’il connaissait les
trois hommes, il imaginait assez bien leur vie dans cet univers qu’était le Saint-Michel.
L’un dans sa couchette, tout habillé
la plupart du temps. Toujours une bouteille et des verres sales sur la table.
Un homme sur le pont et les allées et venues de ses sabots ou de ses bottes…
Puis ce bruit sourd, régulier de la mer… Le compas et sa petite lumière.
L’autre fanal, se balançant au haut du mât de misaine…
Les yeux scrutant le noir, cherchant
la luciole des phares… Et les quais de déchargement… Deux ou trois jours à ne
rien faire, à passer les heures dans des bistrots partout pareils…
Il y eut des bruits indéfinissables,
là-haut. Est-ce que Grand-Louis ne sombrait pas à son tour dans une lourde
somnolence ? Un petit réveille-matin marquait déjà trois heures. La
bouteille était presque vide…
Lannec bâilla, chercha des
cigarettes dans ses poches…
Est-ce qu’ils n’avaient pas passé la
nuit ainsi, dans une même atmosphère de serre chaude sentant la vie humaine et
le coaltar, quand le capitaine Joris avait disparu ?… Et Joris était-il
avec eux, à boire, à lutter contre le sommeil ?…
Cette fois, c’étaient des voix qu’on
entendait sur le pont. À cause de la tempête, ce n’était qu’un chuchotement qui
parvenait dans la cabine.
Maigret se leva, les sourcils froncés,
vit que Lannec se versait encore à boire, que le menton de Grand-Louis touchait
sa poitrine et que ses yeux étaient mi-clos.
Il porta la main à sa poche
revolver, gravit les marches de l’escalier presque vertical.
L’écoutille avait exactement la largeur
nécessaire pour livrer passage à un homme, et le commissaire était beaucoup
plus large et plus épais que la moyenne.
Aussi ne put-il même pas se
débattre ! Sa tête émergeait à peine qu’un bandeau tombait sur sa bouche,
était serré sur la nuque.
Ça, c’était le travail des gens du
pont, de Célestin et d’un autre.
Pendant ce temps-là, en bas, on lui
arrachait son revolver de la main droite et on attachait ensemble ses deux
poignets, derrière le dos.
Il donna un violent coup de pied en
arrière. Il atteignit quelque chose, un visage, crut-il. Mais l’instant d’après
un filin s’enroulait à ses jambes.
— Hisse !… fit la voix
indifférente de Grand-Louis.
Ce fut le plus difficile. Il était
lourd. On poussait en dessous. D’en haut on tirait.
La pluie tombait en cataractes. Le
vent s’engouffrait dans le chenal avec une force inouïe.
Il crut distinguer quatre
silhouettes. Mais on avait éteint le fanal. Et le passage de la chaleur et de
la lumière à l’obscurité glacée déroutait ses sens…
— Un… deux… Hop !…
On le balançait comme un sac. Il fut
soulevé assez haut dans l’air et retomba sur les pierres mouillées du quai.
Grand-Louis y monta à son tour, se
pencha sur chacun des liens pour s’assurer qu’ils étaient solides. Une seconde
le commissaire eut le visage de l’ex-forçat très près du sien et il eut
l’impression que celui-ci faisait tout cela d’un air lugubre, comme la plus
pénible des corvées.
— Faudra dire à ma sœur…
commença-t-il.
Dire quoi ? Il n’en savait rien
lui-même. À bord, il y avait des pas précipités, des grincements, des ordres
lancés à mi-voix. Et les focs étaient largués. La grand-voile montait lentement
le long du mât.
— Faudra lui dire, n’est-ce
pas, qu’on se reverra un jour… Et peut-être vous aussi…
Il sauta lourdement à bord. Maigret
était tourné vers le large. Un fanal, au bout d’une drisse, atteignait le haut
du mât. Il y avait une silhouette noire près du gouvernail.
— Larguez tout !
Les amarres glissèrent autour des
bittes, halées du bateau. Les focs claquèrent quelques instants. L’avant
s’éloigna des pilotis et la goélette faillit faire un tour complet tant la
bourrasque l’attaquait avec rage.
Mais non ! Un coup de barre le
remettait dans le lit du vent. Elle hésitait, cherchait sa route et, se
penchant, filait soudain entre les jetées.
Une masse noire dans le noir. Un
petit point lumineux sur le pont. Un autre, très haut, celui du mât, qui avait
déjà l’air d’une étoile égarée dans un ciel de cyclone.
Maigret ne pouvait pas bouger. Il
était inerte, dans une flaque d’eau, au bord de l’espace infini.
Est-ce qu’ils n’allaient pas,
là-bas, pour se donner du cran, vider la bouteille d’alcool ? On
remettrait deux briquettes sur le feu.
Un homme à la barre… Les autres dans
les couchettes moites…
Il y avait peut-être une gouttelette
plus salée dans les perles liquides qui ruisselaient sur le visage du
commissaire.
Un homme grand et puissant, un homme
dans la force de l’âge, le plus mâle et le plus grave peut-être de la Police
judiciaire, abandonné là jusqu’au jour, au bout d’un quai de port, près d’une
bitte d’amarrage.
En se retournant, il aurait pu
apercevoir le petit auvent de bois de la Buvette de la Marine, où il n’y avait
plus personne.
XI
Le banc des Vaches-Noires
La mer s’éloignait rapidement.
Maigret entendit le ressac au bout des jetées d’abord, puis plus loin, sur le
sable de la plage qui se découvrait.
Avec le jusant, le vent mollissait,
comme il arrive presque toujours. Les flèches de pluie devenaient moins drues,
et quand les nuages les plus bas blêmirent à l’approche du jour, la cataracte
de la nuit avait fait place à une pluie fine, mais plus froide encore.
Les objets sortaient peu à peu de
l’encre dans laquelle ils avaient été plongés. On devinait les mâts obliques
des barques de pêche qui, à marée basse, restaient échouées sur la vase de l’avant-port.
Un beuglement de vache, très loin,
du côté des terres. La cloche de l’église qui annonçait discrètement, à petits
coups sans prétention, la messe basse de sept heures.
Mais il faudrait encore attendre.
Les fidèles n’avaient pas à passer par le port. Les éclusiers n’avaient rien à
y faire avant la marée haute. Il n’y aurait qu’un pêcheur, par hasard… Mais les
pêcheurs sortiraient-ils de leur lit par ce temps-là ?
Maigret, qui n’était qu’un tas
mouillé, évoquait tous les lits de Ouistreham, les solides lits de bois
surmontés d’édredons énormes où, à cette heure, les gens s’enfonçaient
paresseusement dans la chaleur des couvertures, regardaient avec méfiance le
rectangle blême des vitres, s’accordaient un peu de répit avant de poser les
pieds nus sur le plancher.
Est-ce que le brigadier Lucas était
dans son lit aussi ? Non ! car dans ce cas les événements n’étaient
guère explicables.
Le commissaire les reconstituait
ainsi : Jean Martineau parvenait d’une façon ou d’une autre à se
débarrasser du brigadier. Pourquoi pas en le ficelant comme Maigret l’était
lui-même ? Ensuite il s’approchait du Saint-Michel et entendait la
voix du commissaire. Il attendait patiemment l’apparition de quelqu’un. Or,
Grand-Louis passait sa tête par l’écoutille. Martineau lui donnait des
instructions en chuchotant ou en lui faisant lire un billet.
Le reste était simple. Un bruit sur
le pont. On y faisait monter Célestin. Les deux hommes parlaient, pour attirer
Maigret dehors.
Et, quand il était à mi-chemin,
l’équipe du haut s’occupait de l’empêcher de crier pendant que l’équipage du
bas immobilisait ses bras et ses jambes.
Maintenant, la goélette devait être
déjà loin des eaux territoriales, qui ne s’étendent qu’à trois milles de la
côte. À moins qu’elle ne vînt à toucher à nouveau un port français, ce qui
était improbable, Maigret n’avait aucune prise contre elle.
Il ne bougeait pas. Il avait
remarqué que chaque mouvement qu’il faisait avait pour résultat d’introduire
plus d’eau sous son pardessus.
L’oreille à terre, il entendait des
bruits divers qu’il identifiait les uns après les autres, et c’est ainsi qu’il
reconnut la pompe qui se trouvait dans le jardin de Joris.
Julie était levée ! En sabots,
elle devait pomper l’eau pour sa toilette. Mais elle ne sortirait pas. Elle
avait fait de la lumière dans sa cuisine, car ce n’était pas encore tout à fait
le jour…
Des pas… Un homme franchissait le
pont, s’engageait sur le mur de pierre… Un homme à la démarche lente…
Du haut du quai, il jetait dans un
canot quelque chose qui devait être un paquet de cordages…
Un pêcheur ?… Maigret se
retourna péniblement, le vit à vingt mètres de lui, prêt à descendre l’échelle
de fer conduisant à la mer. Malgré son bâillon, il put émettre un gémissement
assez faible.
Le pêcheur regarda autour de lui,
aperçut le tas noir, le regarda longtemps avec méfiance, puis, enfin, se décida
à s’approcher.
— Qu’est-ce que vous
faites-là ?
Et, prudent, ayant vaguement entendu
parler des précautions à prendre en présence d’un crime :
— Faudrait peut-être que
j’aille d’abord chercher la police…
Il retira pourtant le bâillon. Le
commissaire parlementa et l’homme, pas très rassuré quand même, se mit en
devoir de défaire les liens, en grommelant des injures à l’adresse du gars qui
avait fait des nœuds pareils.
La fille de salle, là-bas, retirait
les volets de la buvette. La mer restait grosse, bien que le vent fût tombé,
mais ce n’était plus le clapotis rageur de la nuit. Une grande houle venait du
large, s’élevait sur les bancs de sable en une vague de trois mètres au moins
qui s’écrasait avec un sourd fracas, comme si le continent en eût été ébranlé.
Le pêcheur était un petit vieux,
tout barbu, qui ne se départissait pas de sa méfiance et qui ne savait que
faire.
— Faudrait pourtant avertir la
gendarmerie.
— Mais puisque je vous dis que
je suis moi-même quelque chose comme un gendarme en civil !
— Un gendarme en civil,
répétait le vieux, mécontent, inquiet.
Son regard alla naturellement vers
la mer, fit le tour de l’horizon, s’arrêta sur un point, à droite des jetées,
dans la direction du Havre, puis se fixa sur Maigret avec effarement.
— Qu’est-ce que vous
avez ?
Le pêcheur était si ému qu’il ne
répondait pas, et Maigret ne comprit qu’en faisant à son tour l’inspection de
l’horizon.
La baie de Ouistreham était presque
entièrement découverte. Le sable, couleur de blés mûrs, s’étalait jusqu’à plus
d’un mille, et là, la vague du bord déferlait toute blanche.
Or, à droite de la jetée, à un
kilomètre au plus, un bateau était échoué, moitié sur le sable, moitié dans la
mer, qui l’attaquait à grands coups de bélier.
Deux mâts, dont un à phare carré.
Une goélette de Paimpol. C’est-à-dire le Saint-Michel.
De ce côté-là, tout était
blême : la mer et le ciel, qui ne se distinguaient pas l’une de l’autre.
Rien que la masse noire du bateau
couché.
— Z’ont voulu partir trop tard
après la pleine mer, murmura le pêcheur, impressionné.
— Cela arrive souvent ?
— Des fois ! N’y avait
plus assez d’eau dans la passe ! Et le flot de l’Orne les a poussés sur le
banc des Vaches-Noires…
C’était d’une désolation
silencieuse, comme ouatée par le crachin qui épaississait l’air. À voir le
bateau presque à sec, on avait peine à imaginer que ses occupants eussent couru
un danger quelconque.
Mais quand il s’était mis au plein,
la mer atteignait encore le pied des dunes. Dix rangs au moins de vagues
houleuses !
— Faut prévenir le capitaine du
port.
Un détail de rien du tout. L’homme,
machinalement, commença par se tourner vers la maison de Joris, puis
grommela :
— C’est vrai que…
Et il marcha dans l’autre direction.
On avait dû apercevoir l’épave d’ailleurs, peut-être du parvis de l’église, car
le capitaine Delcourt arrivait, à peine vêtu, suivi de trois hommes. Il toucha
distraitement la main de Maigret, sans s’apercevoir que le commissaire était
détrempé.
— Je leur avais bien dit !
— Ils avaient prévenu qu’ils
partiraient ?
— C’est-à-dire que, quand je
les ai vus s’amarrer là, j’ai pensé qu’ils n’attendraient pas la prochaine
marée. J’ai conseillé au patron de se méfier du courant…
Tout le monde s’engageait sur la
plage. Il fallut traverser des mares où il restait trente centimètres d’eau. Et
les pieds s’enfonçaient dans le sable. C’était long, éreintant.
— Ils sont en danger ?
s’informa Maigret.
— Ils ne doivent plus être à
bord ! Sinon, ils auraient hissé le pavillon de détresse, fait des
signaux…
Et, soudain, soucieux :
— Sans compter qu’ils n’avaient
pas leur embarcation… Vous vous souvenez ?… Quand le vapeur l’a rapportée,
on l’a mise dans le bassin…
— Alors ?
— Alors, ils ont dû regagner la
terre à la nage… Ou plutôt…
Delcourt était mal à l’aise.
Certaines choses le troublaient.
— Cela m’étonne qu’ils n’aient
pas béquillé le bateau, pour l’empêcher de se coucher… À moins qu’il ne se soit
renversé d’un seul coup… Quand même !…
On approchait. Le spectacle était
lugubre. On voyait la quille du Saint-Michel, enduite de peinture
sous-marine verte, avec des coquillages incrustés dans le bois.
Les marins en faisaient déjà le
tour, cherchaient la blessure, n’en trouvaient pas.
— Un simple échouage…
— Rien de grave ?
— C’est-à-dire qu’à la
prochaine marée un remorqueur pourra sans doute tirer le bateau de là… Je ne
comprends pas…
— Qu’est-ce que vous ne
comprenez pas ?
— Qu’ils l’aient abandonné… Ce
n’est pas dans leur caractère d’avoir peur… Ils savent que la goélette est
solide… Regardez cette construction-là !… Hé ! Jean-Baptiste !…
Va me chercher une échelle…
Il en fallait une pour escalader la
coque penchée, qui avait plus de six mètres de haut.
— Pas la peine !
Un hauban cassé pendait. L’homme
interpellé s’y accrocha et grimpa comme un singe, se balança quelques instants
dans l’air, sauta sur le pont. Quelques minutes plus tard, il laissait
descendre le bout d’une échelle.
— Personne à bord ?
— Personne !
Sur la côte, à quelques kilomètres,
on voyait les maisons de Dives, les cheminées d’usines, puis on devinait
Cabourg, Houlgate, la pointe rocheuse cachant Deauville et Trouville.
Maigret gravit l’échelle, par acquit
de conscience, mais se sentit mal d’aplomb sur le pont en pente. Une sensation
d’angoisse pire que si le bateau eût été ballotté par une mer en furie !
Dans la cabine, du verre cassé, par
terre, les armoires qui s’étaient ouvertes…
Et le capitaine du port qui ne
savait pas ce qu’il devait faire ! Il n’était pas le maître du
bateau ! Devait-il procéder au renflouage, commander un remorqueur à
Trouville, prendre la responsabilité des opérations ?
— S’il reste encore ici une
marée, il est fichu ! grommela-t-il.
— Eh bien ! tentez tout ce
qu’il y a à tenter… Vous direz que c’est moi qui…
Jamais il n’avait régné une
inquiétude aussi morne, aussi sourde. Machinalement, on regardait vers les
dunes désertes comme si on se fût attendu à apercevoir des gens du
Saint-Michel.
Et des hommes, des enfants
arrivaient du village. Quand Maigret, qui regagnait Ouistreham, atteignit le
port, Julie accourait.
— C’est vrai ?… Ils ont
fait naufrage ?…
— Non… Ils se sont échoués… Un
homme vigoureux comme votre frère a dû s’en tirer…
— Où est-il ?
Tout cela était lugubre, incohérent.
Comme Maigret passait devant l’Hôtel de l’Univers, le patron le héla :
— Je n’ai pas encore vu vos
deux amis. Est-ce que je dois les éveiller ?
— Pas la peine…
Le commissaire monta lui-même
jusqu’à la chambre de Lucas, qui était sur son lit, ficelé presque aussi serré
que Maigret l’avait été lui-même.
— Je vais vous expliquer…
— Inutile !… Viens…
— Il y a du nouveau ? Vous
êtes tout mouillé… Vous avez les traits tirés…
Maigret l’entraîna vers le bureau de
poste, tout en haut du village, en face de l’église. Les gens étaient sur les
seuils. Ceux qui le pouvaient couraient vers la plage.
— Tu n’as pas pu te
défendre ?
— C’est dans l’escalier qu’il
m’a eu… Nous montions au premier étage… Il marchait derrière… Tout à coup, il
m’a tiré les jambes et le reste a été si vite fait que je n’ai pu riposter.
Vous l’avez vu ?
Maigret faisait sensation, car il
avait l’air d’être resté toute la nuit dans l’eau jusqu’au cou. Au point qu’au
bureau de poste il ne put écrire lui-même. Il détrempait le papier…
— Prends la plume… Des
télégrammes pour toutes les mairies et gendarmeries de la région… Dives,
Cabourg, Houlgate… Les localités du sud aussi : Luc-sur-Mer, Lion,
Coutances… Pointe la carte… Les moindres villages jusqu’à dix kilomètres dans
les terres…
» Quatre signalements :
celui de Grand-Louis… Puis Martineau… Le capitaine Lannec… Le vieux matelot
répondant au nom de Célestin…
» Quand les télégrammes seront
partis, tu téléphoneras aux pays les plus proches, pour gagner encore du temps…
Il laissa Lucas aux prises avec le
télégraphe et le téléphone.
Dans un bistrot, en face de la
poste, il avala un grog brûlant, tandis que les gamins, pour le voir, collaient
le visage aux vitres.
Ouistreham s’était éveillé, un
Ouistreham nerveux, inquiet, qui regardait ou se dirigeait vers la mer. Et les
nouvelles circulaient, enflées, déformées.
Sur la route, Maigret rencontra le
vieux pêcheur qui l’avait délivré au petit jour.
— Tu n’as pas raconté ce que…
Et le pêcheur, indifférent :
— J’ai dit que je vous a
trouvé…
Le commissaire lui donna vingt
francs et passa à l’hôtel pour se changer. Des frissons lui parcouraient tout
le corps. Il avait à la fois chaud et froid. Sa barbe avait poussé dru et des
poches soulignaient ses yeux.
Pourtant, malgré sa fatigue, son
esprit travaillait activement. Davantage même que de coutume. Il parvenait à
tout voir autour de lui, à répondre aux gens, à les questionner sans cesser de
suivre un raisonnement précis.
Quand il se dirigea vers le bureau
de poste, il était près de neuf heures. Lucas finissait la série de ses coups
de téléphone. Les télégrammes étaient déjà partis. À ses questions, les
gendarmeries répondaient qu’elles n’avaient encore rien vu.
— M. Grandmaison n’a pas
demandé de communication, mademoiselle ?
— Il y a une heure… Avec Paris…
Elle lui dit le numéro. Il le
chercha dans l’annuaire et s’aperçut qu’il s’agissait du Collège Stanislas.
— Le maire demande souvent ce
numéro-là ?
— Assez souvent. Je crois que
c’est la pension où se trouve son fils.
— C’est vrai qu’il a un fils.
D’une quinzaine d’années, n’est-ce pas ?
— Je pense. Je ne l’ai jamais
vu.
— M. Grandmaison n’a pas
téléphoné à Caen ?
— C’est Caen qui l’a demandé.
Quelqu’un de sa famille ou un de ses employés, car cela venait de chez lui.
Cliquetis du télégraphe. Une dépêche
pour le port :
Remorqueur Athos arrivera en rade
midi.
— Signé : Capitainerie
Trouville.
Et la police de Caen, enfin,
téléphonait :
— Mme Grandmaison est arrivée à
quatre heures du matin, à Caen. Elle a dormi chez elle, rue du Four. Elle vient
de partir en voiture pour Ouistreham.
Quand Maigret, du port, regarda la
plage, la mer s’était retirée si loin que le bateau échoué était à mi-chemin à
peu près entre elle et les dunes. Le capitaine Delcourt était maussade. Tout le
monde observait l’horizon avec inquiétude.
Car il n’y avait pas à s’y tromper.
Le vent avait molli avec le jusant, mais la tempête reprendrait de plus belle
vers midi, quand la mer recommencerait à monter. Cela se sentait à la couleur
du ciel, d’un gris malsain, au vert perfide des flots.
— Personne n’a vu le
maire ?
— Il m’a fait dire par sa servante
qu’il est malade et qu’il me laisse la direction des opérations.
Maigret se dirigea vers la villa,
les deux mains dans les poches, les pieds traînants. Il sonna. On resta près de
dix minutes avant de lui ouvrir.
La domestique voulut parler. Il
n’écouta pas, pénétra dans le corridor, et il avait un air si buté qu’elle en
fut impressionnée et se contenta de courir vers la porte du bureau.
— C’est le commissaire !…
cria-t-elle.
Maigret pénétra dans la pièce qu’il
commençait à connaître, jeta son chapeau sur une chaise, adressa un signe de
tête à l’homme étendu dans son fauteuil.
Les meurtrissures de la veille
étaient beaucoup plus visibles, parce qu’elle n’étaient plus rouges, mais
bleuâtres. On avait allumé dans la cheminée un énorme feu de boulets.
Sur le visage de
M. Grandmaison, on sentait la volonté de ne rien dire, et même d’ignorer
le visiteur.
Maigret en fit autant de son côté.
Il retira son pardessus, alla se camper le dos au feu, en homme qui ne pense
qu’à se chauffer. Les flammes lui brûlaient les mollets. Il fumait sa pipe à
petites bouffées précipitées.
— Avant ce soir, toute cette
affaire sera terminée ! articula-t-il enfin comme pour lui-même.
L’autre s’efforça de ne pas
tressaillir. Il prit même un journal qui traînait à portée de sa main et
feignit de le lire.
— Peut-être, par exemple,
serons-nous forcés d’aller à Caen tous ensemble…
— À Caen ?
M. Grandmaison avait levé la tête.
Il fronçait les sourcils.
— À Caen, oui ! J’aurais
dû vous le dire plus tôt, ce qui aurait évité à Mme Grandmaison la peine de
venir ici inutilement.
— Je ne vois pas ce que ma
femme…
— … a à faire dans cette
galère ! acheva Maigret. Moi non plus !
Et il alla prendre des allumettes
sur le bureau, pour rallumer sa pipe éteinte.
— Peu importe, d’ailleurs,
reprit-il d’un ton plus léger, puisque tout à l’heure tout s’expliquera… À
propos… Savez-vous qui est le propriétaire actuel du Saint-Michel, qu’on
va essayer de renflouer ?… Grand-Louis !… Ou plutôt il m’a tout l’air
d’un homme de paille, qui agit pour le compte d’un certain Martineau…
Le maire essayait manifestement de
suivre la pensée secrète du policier. Mais il évitait de parler, et surtout de
poser des questions.
— Vous allez voir
l’enchaînement. Grand-Louis achète le Saint-Michel pour le compte de ce
Martineau cinq jours avant la disparition du capitaine Joris… C’est le seul
bateau qui ait quitté le port de Ouistreham aussitôt après cette disparition,
et il touche en Angleterre et en Hollande avant de rentrer en France… de
Hollande, il doit y avoir des caboteurs du même genre qui font généralement la
route de Norvège… Or, Martineau est Norvégien. Et, avant de gagner Paris, le
crâne fendu et réparé, le capitaine Joris est allé en Norvège.
Le maire écoutait avec attention.
— Ce n’est pas tout. Martineau
revient à Fécamp rejoindre le Saint-Michel. Grand-Louis, qui est son
homme à tout faire, est ici quelques heures avant la mort de Joris. Le
Saint-Michel arrive un peu plus tard, avec Martineau. Et, cette nuit, il
essaie de disparaître en emmenant la plupart de ceux que j’ai priés de se tenir
à la disposition de la justice… Sauf vous !
Maigret marqua un temps,
soupira :
— Reste à expliquer pourquoi
Martineau est revenu et a essayé de se rendre à Paris, et pourquoi vous avez
téléphoné à votre femme de revenir précipitamment.
— J’espère que vous ne voulez
pas insinuer…
— Moi ? Rien du tout.
Tenez ! On entend un moteur. Je parie que c’est Mme Grandmaison qui arrive
de Caen. Voulez-vous me faire le plaisir de ne rien lui dire ?
Coup de sonnette. Les pas de la
servante dans le corridor. Les échos d’une conversation à mi-voix, puis le
visage de la domestique dans l’entrebâillement de la porte. Mais pourquoi ne
disait-elle rien ? Pourquoi ces regards anxieux à son maître ?
— Eh bien ! s’impatienta
celui-ci.
— C’est que…
Maigret la bouscula, arriva dans le
corridor où il ne vit qu’un chauffeur en uniforme.
— Vous avez perdu Mme
Grandmaison en route ? lui dit-il à brûle-pourpoint.
— C’est-à-dire que… qu’elle…
— Où vous a-t-elle
quitté ?
— À l’embranchement des routes
de Caen et de Deauville. Elle se sentait souffrante.
Dans le bureau, le maire était
debout, les traits durs, la respiration forte.
— Attendez-moi !
lança-t-il au chauffeur.
Et, devant Maigret qui lui barrait
la route de son épaisse silhouette, il hésita.
— Je suppose que vous
admettrez…
— Tout. Vous avez raison.
Nous devons y aller.
XII
La lettre inachevée
La voiture s’arrêta à un carrefour
sans maison, et le chauffeur se tourna vers l’intérieur pour demander des
ordres. Depuis qu’on avait quitté Ouistreham, M. Grandmaison n’était plus
le même homme.
Là-bas, il était toujours resté
maître de ses nerfs, soucieux de sa dignité, même dans les situations les plus
piteuses.
C’était fini ! Quelque chose
s’était déclenché en lui qui ressemblait à de la panique. Et c’était d’autant
plus sensible, d’autant plus souligné que son visage était tout meurtri par les
coups. Son regard inquiet allait sans cesse d’un point du paysage à un autre.
L’auto arrêtée, il interrogea
Maigret des yeux, mais le commissaire se donna le malin plaisir de
murmurer :
— Que faisons-nous ?
Pas une âme sur la route, ni dans
les vergers d’alentour. Bien entendu, Mme Grandmaison n’avait pas abandonné sa
voiture pour s’asseoir au bord du chemin. Si elle avait renvoyé le chauffeur,
une fois à cet endroit, c’est qu’elle avait un rendez-vous ou qu’elle avait
soudain aperçu quelqu’un à qui elle voulait parler sans témoin.
Le feuillage des arbres était
mouillé. Une forte odeur d’humus se dégageait de la terre. Des vaches
regardaient l’auto sans cesser de mâcher.
Et le maire cherchait, fouillait le
paysage, s’attendant peut-être à apercevoir sa femme derrière une haie ou
derrière le tronc d’un arbre.
— Regardez ! dit Maigret,
comme on aide un novice.
Il y avait des traces
caractéristiques sur la route de Dives. Une auto s’y était arrêtée, avait
tourné assez difficilement à cause de l’étroitesse du chemin et était repartie.
— Une vieille camionnette…
Allez-y, chauffeur !…
On n’alla pas loin. Bien avant
Dives, les traces se perdaient près d’un chemin caillouteux. M. Grandmaison
était toujours à l’affût, le regard à la fois anxieux et lourd de haine.
— Que vous semble-t-il ?
— Il y a un hameau, là-bas, à
cinq cents mètres…
— Dans ce cas, il vaut mieux
que nous laissions l’auto ici.
La fatigue donnait à Maigret un air
d’inhumaine indifférence. Il dormait debout, littéralement. Il semblait
n’avancer que grâce à la force acquise. Et, à les voir marcher le long du
chemin, chacun aurait été persuadé que c’était le maire qui commandait, le
commissaire qui suivait avec la placidité d’un sous-ordre.
On passa devant une petite maison
entourée de poules, et une femme regarda les deux hommes avec étonnement. Puis
ce fut, devant eux, le derrière d’une église guère plus grande qu’une chaumière
et, à gauche, un bureau de tabac.
— Vous permettez ? dit
Maigret en montrant sa blague vide.
Il entra tout seul dans le débit où
on vendait de l’épicerie et toutes sortes d’ustensiles. Un vieux sortit d’une
chambre voûtée, appela sa fille pour donner le tabac. Pendant qu’une porte
restait ouverte, le commissaire eut le temps d’entrevoir un téléphone mural.
— À quelle heure mon ami est-il
venu téléphoner ce matin ?
La fille n’hésita pas une seconde.
— Il y a une bonne heure.
— Dans ce cas, la dame est
arrivée ?
— Oui ! même qu’elle s’est
arrêtée ici pour demander le chemin… Ce n’est pas difficile… La dernière maison
de la ruelle à droite…
Il sortit, toujours placide. Il
retrouva M. Grandmaison qui, debout devant l’église, regardait autour de
lui de telle manière qu’il devait fatalement éveiller la méfiance des
habitants.
— Il me vient une idée, murmura
Maigret. Nous allons partager la besogne… Vous chercherez à gauche, du côté des
champs… Pendant ce temps, je chercherai à droite.
Il surprit une étincelle dans les
yeux de son compagnon. Le maire était ravi, essayait de ne pas le laisser voir.
Il espérait bien trouver sa femme, qu’il verrait ainsi en dehors de la présence
du commissaire.
— C’est cela, répondit-il avec
une fausse indifférence.
Le hameau ne groupait pas plus de
vingt bicoques qui, à certain endroit, serrées les unes contre les autres,
constituaient un semblant de rue, ce qui n’empêchait pas le fumier de s’y
entasser. Il pleuvait toujours, une pluie fine, comme pulvérisée, et on ne
voyait personne dehors. Mais des rideaux frémissaient. Derrière, on devinait
surtout des visages ratatinés de vieilles dans l’ombre des maisons.
Tout au bout du hameau, juste avant
la barrière d’un pré où galopaient deux chevaux, un seuil de deux marches, une
construction sans étage coiffée d’un toit de travers. Maigret se retourna,
entendit les pas du maire à l’autre bout du village, évita de frapper à la
porte et entra.
Tout de suite, quelque chose bougea
dans le clair-obscur que combattait la lueur de l’âtre. Une silhouette noire,
la tache blanche d’un bonnet de vieille.
— Qu’est-ce que c’est ?
questionna-t-elle en trottinant, courbée en deux.
Il faisait chaud. Cela sentait la
paille, le chou et le poulailler tout ensemble. Des poussins, d’ailleurs,
picoraient autour des bûches.
Maigret, qui touchait presque le
plafond de la tête, vit une porte, dans le fond de la pièce, comprit qu’il
fallait faire vite. Et, sans rien dire, il marcha vers cette porte qu’il
ouvrit. Mme Grandmaison était là, en train d’écrire. Jean Martineau se tenait
debout près d’elle.
Ce fut un moment de désarroi. La
femme se levait de sa chaise à fond de paille. Martineau, avant tout, tendait
la main vers le papier qu’il froissait. Tous deux, instinctivement, se
rapprochaient l’un de l’autre.
La bicoque n’avait que deux pièces.
Celle-ci était la chambre à coucher de la vieille. Sur les murs blanchis à la
chaux, deux portraits et des chromos encadrés de noir et or. Un lit très haut.
La table sur laquelle Mme Grandmaison écrivait servait généralement de
toilette, mais on venait d’en retirer la cuvette.
— Votre mari sera ici dans
quelques minutes ! dit Maigret en guise d’entrée en matière.
Et Martineau, furieux, de
gronder :
— Vous avez fait ça ?
— Tais-toi, Raymond.
C’était elle qui parlait. Elle le
tutoyait. Et elle ne l’appelait pas Jean mais Raymond. Maigret nota ces
détails, alla écouter à la porte, revint vers le couple.
— Voulez-vous me remettre ce
début de lettre ?
Ils se regardèrent. Mme Grandmaison
était pâle. Elle avait les traits tirés. Maigret l’avait déjà vue une fois,
mais dans l’exercice de ses fonctions les plus sacrées de grande bourgeoise,
c’est-à-dire recevoir du monde chez elle.
Il avait remarqué alors sa parfaite
éducation et la banale bonne grâce avec laquelle elle savait tendre une tasse
de thé ou répondre à un compliment.
Il avait imaginé son
existence : les soucis de la maison de Caen, les visites, les enfants à
élever. Deux ou trois mois de l’année dans les stations climatiques ou les
villes d’eau. Une coquetterie moyenne. Le souci d’être digne plus encore que
celui d’être jolie.
Sans doute, dans la femme qu’il
avait maintenant devant lui, restait-il de tout cela. Mais il s’y mêlait autre
chose. À vrai dire, elle montrait plus de sang-froid, plus de cran que son
compagnon qui, lui, n’était pas loin de perdre contenance.
— Donne-lui le papier, dit-elle
comme il se disposait à le déchirer.
Il n’y avait presque rien
dessus :
Monsieur le proviseur,
J’ai l’honneur de vous prier de…
La grande écriture renversée de
toutes les jeunes filles élevées en pension au début du siècle.
— Vous avez reçu ce matin deux
coups de téléphone, n’est-ce pas ? Un de votre mari… Ou, plutôt, c’est
vous qui lui avez téléphoné pour lui dire que vous arriviez à Ouistreham. Puis
un coup de téléphone de M. Martineau, vous demandant de venir ici. Il vous
a fait chercher au carrefour par une camionnette.
Sur la table, derrière l’encrier,
quelque chose que Maigret n’avait pas vu dès l’abord : une liasse de
billets de mille francs.
Martineau suivi son regard. Trop
tard pour intervenir ! Alors, en proie à une lassitude inattendue, il se
laissa tomber sur le bord du lit de la vieille et regarda le sol avec
accablement.
— C’est vous qui lui avez
apporté cet argent ?
Et c’était, une fois de plus,
l’atmosphère caractéristique de cette affaire ? La même chose que dans la
villa de Ouistreham, quand Maigret surprenait Grand-Louis en train de rosser le
maire et que tous les deux se taisaient ! La même chose que la nuit
précédente, à bord du Saint-Michel, quand les trois hommes évitaient de
lui répondre !
Une inertie farouche ! La volonté
bien arrêtée de ne pas prononcer la moindre parole d’explication.
— Je suppose que cette lettre
est adressée à un proviseur de collège. Comme votre fils est à Stanislas, il
est probable que la lettre le concerne… Quant à l’argent… Mais oui !
Martineau a dû quitter précipitamment la goélette échouée, gagner la terre à la
nage… Sans doute y a-t-il laissé son portefeuille… Vous lui avez apporté de
l’argent, afin…
Changeant brusquement de sujet et de
ton :
— Et les autres,
Martineau ? Tous sains et saufs ?
L’homme hésita, mais ne put
s’empêcher en fin de compte, de battre affirmativement des paupières.
— Je ne vous demande pas où ils
se cachent. Je sais que vous ne le direz pas…
— C’est vrai !
— Qu’est-ce qui est
vrai ?…
La porte venait de s’ouvrir d’une
poussée, et c’était la voix rageuse du maire qui avait lancé cette apostrophe.
Il était méconnaissable. La colère le faisait panteler. Il serrait les poings,
prêt à bondir sur un ennemi. Et son regard allait de sa femme à Martineau, de
Martineau à la liasse de billets qui était toujours sur la table.
Un regard qui menaçait, mais qui, en
même temps, trahissait la peur ou la débâcle.
— Qu’est-ce qui est
vrai ?… Qu’est-ce qu’il a dit ?… Quel nouveau mensonge a-t-il
fait ? Et elle ?… Elle qui… qui…
Il ne pouvait plus parler. Il
étouffait. Maigret se tenait prêt à intervenir.
— Qu’est-ce qui est
vrai ?… Que se passe-t-il ?… Et quel complot se trame ici ?… À
qui est cet argent ?…
On entendit la vieille trottiner
dans la pièce voisine, appeler ses poulets sur le seuil en criant :
— Petits ! petits !
petits ! petits !…
Et les grains de maïs qui tombaient
en pluie sur les marches de pierre bleue. Et une poule d’une voisine qu’elle
repoussait du pied…
— Va-t’en manger chez toi, la
Noiraude…
Dans la chambre à coucher, rien !
Un lourd silence ! Un silence blême et malsain comme le ciel de ce matin
pluvieux.
Des gens qui avaient peur… Car ils
avaient peur !… Tous !… Martineau ! La femme ! Le maire…
Ils avaient peur chacun de son côté, eût-on dit… Chacun une autre peur !…
Alors Maigret devint solennel pour
prononcer lentement, comme un juge :
— Je suis chargé par le Parquet
de découvrir et d’arrêter l’assassin du capitaine Joris, blessé d’une balle de
revolver au crâne et, un mois plus tard, empoisonné chez lui à l’aide de strychnine.
L’un de vous a-t-il une déclaration à faire à ce sujet ?
Jusque-là, nul ne s’était aperçu que
la pièce n’était pas chauffée. Or, soudain, on eut froid ! Chaque syllabe
avait résonné comme dans une église. On eût dit que les mots vibraient encore
dans l’air.
— … empoisonné…
strychnine…
Et surtout la fin :
— L’un de vous a-t-il une
déclaration à faire ?
Martineau, le premier, baissa la
tête. Mme Grandmaison, les yeux brillants, regarda tour à tour son mari et le
Norvégien.
Mais personne ne répondit. Personne
n’osait soutenir le regard de Maigret qui se faisait pesant.
Deux minutes… Trois minutes… La
vieille qui mettait des bûches sur le foyer à côté…
Et la voix de Maigret, à nouveau,
volontairement sèche, dépouillée de toute émotion :
— Au nom de la loi, Jean
Martineau, je vous arrête !
Un cri de femme. Mme Grandmaison
avait un mouvement de tout son être vers Martineau, mais elle était évanouie
avant d’avoir achevé son geste !
Farouche, le maire se tournait vers
le mur.
Et Martineau poussait un soupir de
lassitude, de résignation. Il n’osa pas se porter au secours de la femme
évanouie.
Ce fut Maigret qui se pencha vers
elle, qui chercha ensuite le broc d’eau autour de lui.
— Vous avez du vinaigre ?
alla-t-il demander à la vieille.
Et l’odeur du vinaigre se mêla à
l’odeur déjà si complexe de la bicoque.
Quelques instants plus tard, Mme
Grandmaison revenait à elle et, après quelques sanglots nerveux, sombrait dans
une prostration presque complète.
— Vous sentez-vous en état de
marcher ?
Elle fit signe que oui. Elle marcha,
en effet, d’une démarche saccadée.
— Vous me suivez, messieurs,
n’est-ce pas ? J’espère que je puis compter, cette fois, sur votre
docilité ?
La vieille les vit avec ahurissement
traverser sa cuisine. Quand ils furent dehors seulement, elle courut à la
porte, cria :
— Vous rentrerez déjeuner,
monsieur Raymond ?
Raymond ! C’était la deuxième
fois que ce prénom était prononcé. L’homme fit signe qu’il ne rentrerait pas.
Et les quatre personnages
poursuivirent leur marche, traversèrent le village. Devant le bureau de tabac,
Martineau s’arrêta, hésitant, dit à Maigret :
— Je vous demande pardon. Comme
je ne sais pas si je reviendrai un jour, je voudrais ne pas laisser de dettes
derrière moi. Je dois, ici, une communication téléphonique, un grog et un
paquet de cigarettes.
Ce fut Maigret qui paya. On
contourna l’église. Au bout du chemin creux, on trouva la voiture qui
attendait. Le commissaire y fit monter ses compagnons, hésita sur l’ordre à
donner au chauffeur.
— À Ouistreham. Vous vous arrêterez
d’abord à la gendarmerie.
Pas un mot ne fut échangé pendant le
parcours. Toujours de la pluie, un ciel uniforme, le vent qui peu à peu
reprenait de la force et secouait les arbres mouillés.
En face de la gendarmerie, Maigret
pria Martineau de descendre, donna ses instructions au brigadier.
— Gardez-le dans la chambre de
force… Vous me répondez de lui. Rien de nouveau ici ?
— Le remorqueur est arrivé. On
attend que la mer soit assez haute.
La voiture repartit. On devait
passer près du port, et Maigret s’arrêta une fois de plus, descendit un moment.
Il était midi. Les éclusiers étaient
à leur poste, car un vapeur était annoncé de Caen. La bande de sable, sur la
plage, s’était rétrécie et les vagues blanches léchaient presque les dunes.
À droite, une foule qui assistait à
un spectacle passionnant : le remorqueur de Trouville était ancré à moins
de cinq cents mètres de la côte. Un canot s’approchait péniblement du
Saint-Michel, que le flot avait à moitié redressé.
À travers les vitres de la voiture,
Maigret vit que le maire suivait lui aussi ce spectacle des yeux. Le capitaine
Delcourt sortait de la buvette.
— Ça ira ? questionna le
commissaire.
— Je crois qu’on l’aura !
Depuis deux heures, des hommes sont en train de délester la goélette. Si elle
ne casse pas ses amarres…
Et il regardait le ciel comme on
regarde une carte, pour y lire les caprices du vent.
— Il faudrait seulement que
tout soit fini avant le plein de la marée.
Il aperçut le maire et sa femme dans
l’auto, les salua avec respect, mais n’en regarda pas moins Maigret d’un air
interrogateur.
— Du nouveau ?
— Sais pas.
Lucas, qui s’avançait, avait, lui,
du nouveau. Seulement, avant de parler, il attira son chef à l’écart.
— On a repris Grand-Louis.
— Hein ?
— Par sa faute !… Ce
matin, les gendarmes de Dives ont remarqué des traces de pas dans les champs…
Un homme qui avait marché droit devant lui en enjambant les haies… La piste
conduisait à l’Orne, à l’endroit où un pêcheur tire d’habitude son canot à sec…
Or, le canot était de l’autre côté de l’eau…
— Les gendarmes ont
traversé ?
— Oui… Et ils sont arrivés sur
la plage, à peu près en face de l’épave. Là-bas, au bord de la dune, il y a…
— Les ruines d’une
chapelle !
— Vous savez ?
— La chapelle de
Notre-Dame-des-Dunes…
— Eh bien ! on y a pincé
Grand-Louis, qui était tapi là, occupé à surveiller les travaux de
renflouement… Quand je suis arrivé, il suppliait les gendarmes de ne pas
l’emmener tout de suite, de le laisser sur la plage jusqu’à ce que ce soit
fini… J’ai accordé la permission… Il est là, menottes aux poings… Il donne des
ordres, parce qu’il a peur qu’on ne perde son bateau… Vous ne voulez pas le
voir ?
— Je ne sais pas… Peut-être,
tout à l’heure.
Car il y avait les deux autres, ceux
de la voiture, M. et Mme Grandmaison, qui attendaient toujours.
— Vous croyez qu’on finira par
savoir la vérité ?
Et, comme Maigret ne répondait pas,
Lucas ajouta :
— Moi, je commence à penser le
contraire ! Ils mentent tous ! Ceux qui ne mentent pas se taisent,
bien qu’ils sachent quelque chose ! À croire que tout le pays est
responsable de la mort de Joris…
Mais le commissaire s’éloigna en
haussant les épaules et en grommelant :
— À tout à l’heure !
Dans la voiture, il lança au
chauffeur, à la grande surprise de celui-ci :
— À la maison !
On eût dit qu’il parlait de sa
maison à lui, qu’il était le maître.
— La maison de Caen ?
À vrai dire, le commissaire n’y
avait pas pensé. Mais cela lui donna une idée :
— À Caen, oui !
M. Grandmaison se renfrogna. Quant à
sa femme, elle n’avait même plus de réflexes. Elle semblait se laisser aller au
fil du courant sans lui opposer la moindre résistance.
De la porte de la ville à la rue du
Four, on reçut cinquante coups de chapeau. Tout le monde semblait connaître la
voiture de M. Grandmaison. Et les saluts étaient respectueux. L’armateur
faisait figure d’un grand seigneur traversant son fief.
— Une simple formalité !
dit Maigret du bout des lèvres, comme l’auto s’arrêtait enfin. Vous m’excuserez
de vous avoir amenés ici… Mais comme je vous l’ai dit ce matin, il est
nécessaire que tout soit fini ce soir…
Une rue calme, bordée de ces graves
hôtels particuliers qu’on ne trouve plus qu’en province. La maison, en pierres
noircies, était précédée d’une tour. Et, sur la grille, une plaque de cuivre
annonçait : Société anglo-normande de navigation.
Dans la cour, un écriteau avec une
flèche : Bureaux.
Un autre écriteau, une autre
flèche : Caisse.
Et un avis : Les bureaux sont
ouverts de 9 à 16 heures.
Il était un peu plus de midi. On
n’avait mis que dix minutes pour venir de Ouistreham. À cette heure-là, la
plupart des employés étaient partis déjeuner, mais il en restait quelques-uns à
leur poste, dans des locaux sombres, solennels, aux épais tapis, aux meubles
Louis-Philippe.
— Voulez-vous regagner votre
appartement, madame ? Tout à l’heure, je solliciterai sans doute l’honneur
de quelques instants d’entretien.
Le rez-de-chaussée était occupé tout
entier par les bureaux. Le vestibule était large, flanqué de lampadaires en fer
forgé. Un escalier de marbre conduisait au premier étage, que les Grandmaison
habitaient.
Le maire de Ouistreham attendait,
hargneux, une décision de Maigret à son sujet.
— Qu’est-ce que vous voulez
savoir ? murmura-t-il.
Et il releva le col de son manteau
sur son visage, enfonça son chapeau pour empêcher ses employés de voir dans
quel état les poings de Grand-Louis l’avaient mis.
— Rien de spécial. Je vous
demande seulement la permission d’aller et venir, de respirer l’air de la
maison.
— Vous avez besoin de
moi ?
— Pas le moins du monde.
— Dans ce cas, vous me permettrez
de rejoindre Mme Grandmaison.
Et le respect avec lequel il parlait
de sa femme contrastait avec la scène du matin, dans la bicoque de la vieille.
Maigret le regarda disparaître dans l’escalier, marcha vers le fond du
corridor, s’assura que l’immeuble n’avait qu’une issue.
Il sortit, chercha un agent dans les
environs, le posta à proximité de la grille.
— Compris ? Laissez sortir
tout le monde, sauf l’armateur. Vous le connaissez ?
— Parbleu ! Mais…
qu’est-ce qu’il a fait ? Un homme comme lui !… Savez-vous qu’il est
président de la Chambre de commerce ?
— Tant mieux !
Un bureau à droite dans le
vestibule : Secrétariat général. Maigret frappa, poussa la porte,
renifla une odeur de cigare, mais ne vit personne.
Un bureau à gauche :
Administrateur. Et c’était la même atmosphère résolument grave et
solennelle, les mêmes tapis rouge sombre, les papiers de tenture plaqués de
dorure, les plafonds à moulures compliquées.
L’impression que, là-dedans, nul
n’oserait parler à voix haute. On imaginait des messieurs dignes, en jaquette
et pantalon rayé, parlant avec componction tout en fumant de gros cigares.
L’affaire sérieuse, solide ! La
vieille affaire de province, se transmettant de père en fils pendant des
générations.
— M. Grandmaison ? Sa
signature vaut de l’or en barre.
Or, Maigret était dans son bureau
qui, celui-ci, était meublé en style Empire, plus convenable pour un grand
patron. Sur les murs, des photographies de bateaux, des statistiques, des
graphiques, des barèmes en plusieurs couleurs.
Or, comme il allait et venait, les
mains dans les poches, une porte s’ouvrit, une tête de vieillard chenu se
montra, effarée.
— Qu’est-ce que ?…
— Police ! laissa tomber
Maigret aussi sèchement que possible, à croire qu’il le faisait par amour du
contraste.
Et il vit le vieillard s’agiter, en
proie à l’effarement le plus complet.
— Ne vous inquiétez pas. Il
s’agit d’une affaire dont votre patron m’a chargé. Vous êtes bien…
— Le caissier principal, se
hâta d’affirmer l’homme.
— C’est vous qui êtes dans la
maison depuis… depuis…
— Quarante-deux ans. Je suis
entré du temps de M. Charles.
— C’est bien cela. Et c’est
votre bureau, à côté ? En somme, maintenant, c’est vous qui faites tout
marcher, pas vrai ? Du moins à ce qu’on m’a dit.
Maigret jouait sur le velours. Il
suffisait de voir la maison, puis ce vieux serviteur, pour tout deviner.
— C’est assez naturel, n’est-ce
pas ? Quand M. Ernest n’est pas ici…
— M. Ernest ?
— Oui, M. Grandmaison,
enfin. Je l’ai connu si jeune que je l’appelle toujours M. Ernest.
Maigret, sans en avoir l’air,
entrait dans le bureau du vieux, un bureau sans luxe, où on sentait que le
public n’était pas admis, mais où, par contre, les dossiers s’entassaient.
Sur la table encombrée, des
sandwiches dans un papier. Sur le poêle, une petite cafetière fumante.
— Vous prenez vos repas ici,
monsieur… Allons ! voilà que j’ai oublié votre nom…
— Bernardin… Mais tout le monde
dit le père Bernard… Comme je vis tout seul, ce n’est pas la peine que j’aille
déjeuner chez moi… Au fait… C’est au sujet du petit vol de la semaine dernière
que M. Ernest vous a fait appeler ?… Il aurait dû m’en parler… Car, à
l’heure qu’il est, c’est arrangé… Un jeune homme qui avait pris deux mille
francs dans la caisse. Son oncle a remboursé… Le jeune homme a juré… Vous
comprenez ?… À cet âge-là !… Et il avait eu de mauvais exemples sous
les yeux…
— Nous verrons cela tout à
l’heure. Mais, je vous en prie, continuez votre repas… En somme, vous étiez
déjà l’homme de confiance de M. Charles, avant d’être celui de
M. Ernest…
— J’étais caissier… À ce
moment-là, il n’y avait pas encore de caissier principal… Je pourrais même dire
que le titre a été créé pour moi…
— M. Ernest est le fils unique
de M. Charles ?
— Fils unique, oui ! Il y
avait une fille, qui a été mariée à un industriel de Lille, mais elle est morte
en couches, en même temps que l’enfant…
— Mais M. Raymond ?
Le vieux leva la tête, s’étonna.
— Ah ! M. Ernest vous
a dit ?…
Malgré tout, le vieux Bernard se
montrait plus réservé.
— Il n’était pas de la
famille ?
— Un cousin ! Un
Grandmaison aussi… Seulement, il n’avait pas de fortune… Son père est mort aux
colonies… Cela existe dans toutes les familles, n’est-ce pas ?
— Dans toutes ! affirma
Maigret sans broncher.
— Le père de M. Ernest
l’avait en quelque sorte adopté… C’est-à-dire qu’il lui avait fait une place
ici.
Maigret avait besoin de précisions
et il cessa de ruser.
— Un instant, monsieur
Bernard ! Vous permettez que je fixe mes idées !… Le fondateur de
l’Anglo-Normande est M. Charles Grandmaison… C’est bien cela ?…
M. Charles Grandmaison a un fils unique, qui est M. Ernest, le patron
actuel…
— Oui…
Le vieux commençait à s’effarer. Ce
ton inquisiteur l’étonnait.
— Bon ! M. Charles
avait un frère qui est mort aux colonies, laissant, lui aussi, un fils,
M. Raymond Grandmaison.
— Oui… Je ne…
— Attendez ! Mangez, je
vous en prie. M. Raymond Grandmaison, orphelin sans fortune, est recueilli
ici par son oncle. On lui fait une place dans la maison. Laquelle
exactement ?
Un peu de gêne.
— Heu ! On l’avait mis au
service du fret. Comme qui dirait chef de bureau.
— Ça va ! M. Charles
Grandmaison meurt. M. Ernest lui succède. M. Raymond est toujours là.
— Oui.
— Une brouille survient. Un
instant ! Est-ce qu’au moment de la brouille M. Ernest est déjà
marié ?
— Je ne sais pas si je dois…
— Et moi, je vous conseille
fort de parler si vous ne voulez pas, sur vos vieux jours, avoir des ennuis
avec la justice de votre pays.
— La justice !
M. Raymond est revenu ?
— Peu importe. M. Ernest
était-il marié ?
— Non. Pas encore.
— Bon ! M. Ernest est
le grand patron. Son cousin Raymond est chef de bureau. Que se
passe-t-il ?
— Je ne crois pas que j’aie le
droit…
— Je vous le donne.
— Cela existe dans toutes les
familles… M. Ernest était un homme sérieux, comme son père… Même à l’âge
où généralement on fait des bêtises, il était déjà comme maintenant…
— Et M. Raymond ?
— Tout le contraire !
— Alors ?
— Je suis le seul ici à savoir,
avec M. Ernest… On a trouvé des irrégularités dans les comptes… Des
irrégularités assez importantes…
— Et ?…
— M. Raymond a disparu… C’est-à-dire
qu’au lieu de le livrer à la justice, M. Ernest l’a prié d’aller vivre à
l’étranger…
— En Norvège ?
— Je ne sais pas… Je n’ai plus
entendu parler de lui…
— M. Ernest s’est marié un peu
plus tard ?
— C’est cela… Quelques mois
après…
Les murs étaient garnis de classeurs
d’un vert lugubre. Le vieil homme de confiance mangeait sans appétit, inquiet
malgré tout, furieux contre lui-même à l’idée qu’il s’était laissé tirer les
vers du nez.
— Il y a combien de temps de
cela ?
— Attendez… C’était l’année de
l’élargissement du canal… Quinze ans… Un peu moins.
Depuis quelques instants, on
entendait des allées et venues juste au-dessus des têtes.
— La salle à manger ?
questionna Maigret.
— Oui…
Et soudain des pas précipités, un
bruit sourd, la chute d’un corps sur le plancher.
Le vieux Bernard était plus blanc
que le papier qui avait enveloppé ses sandwiches.
XIII
La maison d’en face
M. Grandmaison était mort. Étendu en
travers du tapis, la tête près d’un pied de la table, les jambes sous la
fenêtre, il paraissait énorme. Très peu de sang. La balle avait pénétré entre
deux côtes et avait atteint le cœur.
Quant au revolver, la main de
l’homme l’avait lâché en se détendant et il était tombé à quelques centimètres.
Mme Grandmaison ne pleurait pas.
Elle était debout, appuyée à la cheminée monumentale, et elle regardait son
mari comme si elle n’eût pas encore compris.
— C’est fini ! dit
simplement Maigret en se redressant.
Un grand salon sévère et triste. Des
rideaux sombres, devant des fenêtres qui laissaient pénétrer un jour glauque.
— Il vous a parlé ?
Elle fit un signe que non de la
tête. Puis, avec effort, elle put balbutier :
— Depuis que nous sommes
rentrés, il se promenait de long en large… Deux ou trois fois il s’est tourné
vers moi et j’ai cru qu’il allait me dire quelque chose… Puis il a tiré
brusquement, alors que je n’avais même pas vu le revolver…
Elle parlait de la façon
caractéristique des femmes très émues, qui ont peine à suivre le fil de leurs
pensées. Mais ses yeux restaient secs.
Il était évident qu’elle n’avait
jamais aimé Grandmaison, qu’elle ne l’avait jamais aimé d’amour, en tout cas.
Il était son mari. Elle remplissait
ses devoirs envers lui. Une sorte d’affection était née de l’habitude, de la
vie à deux.
Mais devant l’homme mort, elle n’avait
pas de ces déchirements pathétiques qui trahissent la passion.
L’œil fixe, tout le corps las, elle
questionna, au contraire :
— C’est lui ?
— C’est lui… affirma Maigret.
Et ce fut le silence autour du corps
immense sur lequel tombait la lumière crue du jour. Le commissaire observait
Mme Grandmaison. Il vit son regard se diriger vers la rue, chercher quelque
chose, en face, et une ombre de nostalgie envahir les traits.
— Vous me permettez de vous
poser deux ou trois questions avant que les gens viennent ?
Elle fit signe que oui.
— Vous avez connu Raymond avant
votre mari ?
— J’habitais en face.
Une maison grise, assez pareille à
celle-ci. Au-dessus de la porte, l’écusson doré des notaires.
— J’aimais Raymond. Il
m’aimait. Son cousin me faisait la cour aussi, mais à sa façon.
— Deux hommes très différents,
n’est-ce pas ?
— Ernest était déjà comme vous
l’avez connu. Un homme froid, sans âge. Raymond, lui, avait mauvaise
réputation, parce qu’il menait une vie plus tumultueuse que la vie des petites
villes. C’est à cause de cela et aussi parce qu’il n’avait pas de fortune que
mon père hésitait à lui accorder ma main.
C’était étrange, ces confidences
murmurées près d’un cadavre. Cela ressemblait au morne bilan d’une existence.
— Vous avez été la maîtresse de
Raymond ?
Battement de cils affirmatif.
— Et il est parti ?
— Sans prévenir personne. Une
nuit. C’est par son cousin que je l’ai su. Parti en emportant une partie de la
caisse.
— Et Ernest vous a épousée.
Votre fils n’est pas de lui, n’est-ce pas ?
— C’est le fils de Raymond.
Pensez que, quand il est parti et que je suis restée seule, je savais que
j’allais être mère. Et Ernest me demandait ma main. Regardez les deux maisons,
la rue, la ville où tout le monde se connaît.
— Vous avez avoué la vérité à
Ernest ?
— Oui. Il m’a épousée quand
même. L’enfant est né en Italie, où je suis restée près d’un an afin d’éviter
les cancans. Je prenais l’attitude de mon mari pour une sorte d’héroïsme.
— Et ?
Elle détourna la tête, parce qu’elle
venait d’apercevoir le corps. Du bout des lèvres, elle soupira :
— Je ne sais pas. Je crois
qu’il m’aimait, mais à sa façon. Il me voulait. Il m’a eue, est-ce que vous
pouvez comprendre ? Un homme incapable d’élan. Marié, il a vécu comme
avant, pour lui. Je faisais partie de sa maison. Tenez un peu comme un employé
de confiance. Je ne sais pas si, par la suite, il a eu des nouvelles de
Raymond, mais quand le gamin, un jour, par hasard, a vu une de ses
photographies et l’a questionné, il s’est contenté de répondre : « Un
cousin qui a mal tourné. »
Maigret était grave, en proie à une
émotion sourde, parce que c’était toute une existence qu’il reconstituait. Plus
qu’une existence, la vie d’une maison, d’une famille !
Cela avait duré quinze ans ! On
avait acheté de nouveaux vapeurs. Il y avait eu des réceptions dans ce même
salon, des parties de bridge et des thés. Il y avait eu des baptêmes.
Des étés à Ouistreham et dans la
montagne.
Et, maintenant, Mme Grandmaison
était si lasse qu’elle se laissait aller dans un fauteuil, passait une main molle
sur son visage.
— Je ne comprends pas,
balbutia-t-elle. Ce capitaine que je n’ai jamais vu. Vous croyez
vraiment ?…
Maigret tendit l’oreille, alla
ouvrir la porte. Le vieil employé était sur le palier, anxieux, mais trop
respectueux pour pénétrer dans la pièce. Son regard interrogea le commissaire.
— M. Grandmaison est mort. Vous
préviendrez le médecin de la famille. Vous n’annoncerez la nouvelle aux
employés et aux domestiques que tout à l’heure.
Il referma l’huis, faillit prendre
sa pipe dans sa poche, haussa les épaules.
Un étrange sentiment de respect, de
sympathie était né en lui pour cette femme qui, la première fois qu’il l’avait
vue, lui avait fait l’effet d’une banale bourgeoise.
— C’est votre mari qui,
avant-hier, vous a envoyée à Paris ?
— Oui. Je ne savais pas que
Raymond était en France. Mon mari m’a simplement demandé d’aller chercher mon
fils à Stanislas et de passer quelques jours avec lui dans le Midi. Je ne
comprenais pas. J’ai obéi quand même, mais, quand je suis arrivée à l’Hôtel de
Lutèce, Ernest m’a téléphoné pour me dire de rentrer sans aller au collège.
— Et, ce matin, vous avez reçu
ici un coup de téléphone de Raymond ?
— Oui, un appel pressant. Il
m’a suppliée de lui apporter un peu d’argent. Il m’a juré que notre
tranquillité à tous en dépendait.
— Il n’a pas accusé votre
mari ?
— Non, là-bas, dans la bicoque,
il n’a même pas parlé de lui, mais d’amis, des marins à qui il devait donner de
l’argent pour quitter le pays. Il a fait allusion à un naufrage.
Le médecin arrivait, un ami de la
famille qui regardait le cadavre avec effarement.
— M. Grandmaison s’est
suicidé ! dit Maigret avec fermeté. À vous de découvrir de quelle maladie
il est mort.
« Vous me comprenez ? Moi,
je me charge de la police…
Il alla s’incliner devant Mme Grandmaison
qui hésita, questionna enfin :
— Vous ne m’avez pas dit
pourquoi…
— Raymond vous le dira un jour…
Une dernière question… Le 16 septembre, votre fils était à Ouistreham avec
votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui… Il y est resté jusqu’au
20…
Maigret sortit à reculons, descendit
lourdement l’escalier, traversa les bureaux, un poids sur les épaules, un
écœurement dans la poitrine.
Dehors, il respira plus profondément
et il resta tête nue sous la pluie, comme pour se rafraîchir, pour dissiper la
terrible atmosphère de la maison.
Un dernier regard aux fenêtres. Un
regard à celles d’en face, où Mme Grandmaison avait passé sa jeunesse.
Un soupir.
— Venez !…
Maigret avait ouvert la porte de la
pièce nue où Raymond avait été enfermé. Et il faisait signe au prisonnier de le
suivre. Il le précédait dans la rue, puis sur la route conduisant au port.
L’autre s’étonnait, vaguement
inquiet de cette étrange libération.
— Vous n’avez rien à me
dire ? grogna Maigret avec une apparente mauvaise humeur.
— Rien !
— Vous vous laisserez
condamner ?
— Je répéterai aux juges que je
n’ai pas tué !
— Mais vous ne leur direz pas
la vérité ?
Raymond baissa la tête. On
commençait à apercevoir la mer. On entendait les coups de sifflet du remorqueur
qui s’avançait vers les jetées, traînant le Saint-Michel au bout d’un
filin d’acier.
Alors, du bout des lèvres, Maigret
prononça, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Grandmaison est mort.
— Hein ?… Vous
dites ?…
L’autre lui avait saisi le bras,
qu’il serrait fiévreusement.
— Il est… ?
— Il s’est suicidé voilà une
heure chez lui.
— Il a parlé ?
— Non ! Il a marché de
long en large dans le salon, pendant un quart d’heure, puis il a tiré… C’est
tout !…
Ils firent encore quelques pas. On
voyait au loin, sur les murs de l’écluse, la foule qui grouillait, suivant des
yeux les travaux de sauvetage.
— Alors, maintenant, vous
pouvez me dire la vérité, Raymond Grandmaison… Au surplus, je la connais dans
ses grandes lignes… Vous avez voulu reprendre votre fils, n’est-ce pas ?…
Pas de réponse.
— Vous vous êtes fait aider,
entre autres, par le capitaine Joris… Et le malheur a voulu…
— Taisez-vous ! Si vous
saviez…
— Venez par ici. Il y a moins
de monde.
Un petit chemin conduisait sur la
plage déserte, que les vagues assaillaient.
— Vous vous êtes vraiment enfui
avec la caisse, jadis ?
— C’est Hélène qui vous a
dit… ?
La voix devint mordante.
— Oui… Ernest a dû lui raconter
les événements à sa façon… Je ne prétends pas que j’étais un saint… Au
contraire !… Je m’amusais, comme on dit… Et surtout, pendant un temps,
j’ai eu la passion du jeu… J’ai gagné… J’ai perdu… Un jour, en effet, je me
suis servi de l’argent de la maison et mon cousin s’en est aperçu…
« J’ai promis de restituer
petit à petit… Je l’ai supplié de ne pas faire d’éclat…
« Il n’y a mis qu’une
condition… Car il voulait bel et bien porter plainte…
« Que je parte à
l’étranger !… Que je ne remette jamais les pieds en France !…
« Vous comprenez ! Il
voulait Hélène ! Il l’a eue !…
Et Raymond sourit douloureusement,
resta un moment silencieux avant de reprendre :
— D’autres vont vers le sud ou
vers l’orient… Moi, j’ai été attiré vers le nord et je me suis installé en
Norvège… Je n’avais aucune nouvelle du pays… Les lettres que j’écrivais à
Hélène restaient sans réponse et depuis hier je sais qu’elle ne les a jamais
reçues…
« J’écrivis à mon cousin aussi,
sans plus de succès…
« Je ne veux pas me faire
meilleur que je ne suis, ni vous apitoyer par le récit d’un amour malheureux…
Non ! Au début, je n’y pensais pas beaucoup… Vous voyez que je suis
sincère !… Je travaillais… J’avais des difficultés de toute sorte… C’était
plutôt une nostalgie sourde qui me prenait, le soir…
« J’ai eu des déboires… Une
société que j’avais montée a fait de mauvaises affaires… Des hauts et des bas,
pendant des années, dans un pays qui n’était pas le mien…
« Là-bas, j’avais changé de
nom… Pour pouvoir entreprendre un commerce dans de meilleures conditions, je
m’étais fait naturaliser…
« De temps en temps, je
recevais des officiers de quelque bateau français et c’est ainsi qu’un jour
j’ai su que j’avais un fils…
« Sans être sûr !… Mais je
confrontais les dates… J’étais bouleversé… J’ai écrit à Ernest… Je l’ai supplié
de me dire la vérité, de me laisser rentrer en France, ne fût-ce que pour
quelques jours…
« Il m’a répondu par un
télégramme : Arrestation frontière…
« Et le temps a passé… Je me
suis acharné à gagner de l’argent… C’est monotone à raconter… Seulement,
j’avais comme un vide dans la poitrine…
« À Tromsö, il y a trois mois
de nuit complète par an… Les nostalgies s’aiguisent… Il m’est arrivé d’avoir de
vraies crises de rage…
« Je me donnais un but, pour me
tromper moi-même : devenir aussi riche que mon cousin.
« C’est fait ! J’ai
réussi, avec la rogue de morue. Et c’est quand j’ai eu réussi que je me suis
senti le plus malheureux…
« Alors, je suis revenu,
brusquement. J’étais décidé à agir… Après quinze ans, oui !… J’ai rôdé par
ici… J’ai aperçu mon gamin, sur la plage… J’ai vu Hélène, de loin…
« Et je me suis demandé
comment, jusque-là, j’avais pu vivre sans mon fils… Est-ce que vous comprenez
cela ?…
« J’ai acheté un bateau… Si
j’avais agi ouvertement, mon cousin n’aurait pas hésité à me faire arrêter… Car
il a conservé des preuves !…
« Vous avez vu mes hommes, de
braves gens, malgré les apparences… Tout a été combiné…
« Ernest Grandmaison était seul
chez lui ce soir-là, avec le gosse… Pour être plus sûr encore de réussir, pour
mettre toutes les chances de mon côté, j’ai demandé son aide au capitaine
Joris, que j’avais rencontré en Norvège, au temps où il naviguait…
« Il était connu du maire… Il
lui rendrait visite sous un prétexte quelconque et détournerait son attention
pendant que Grand-Louis et moi enlèverions mon fils…
« Hélas ! c’est ce qui a
provoqué le drame… Joris était avec mon cousin dans le bureau… Nous, qui étions
entrés par-derrière, avons eu le malheur de heurter un balai qui se trouvait
dans le corridor…
« Grandmaison a entendu… Il
s’est cru attaqué… Il a pris son revolver dans le tiroir…
Le reste ?… Je n’en sais rien…
Une scène de désordre…
Joris suivait Grandmaison dans le
corridor… Il n’y avait pas de lumière…
« Un coup de feu… Et le hasard
a voulu que ce soit Joris qui le reçoive !…
« J’étais fou d’angoisse… Je ne
voulais pas de scandale, surtout pour Hélène… Est-ce que je pouvais raconter
toute cette histoire à la police ?…
« Grand-Louis et moi avons
emmené le blessé à bord du Saint-Michel… Il fallait le faire soigner
quelque part… Nous avons mis le cap sur l’Angleterre, où nous arrivions
quelques heures plus tard…
« Hélas ! impossible de
débarquer sans passeport… Et une police vigilante… Des factionnaires sur le
quai…
« J’ai fait un peu de médecine,
jadis… Je soignais Joris tant bien que mal, à bord, mais c’était insuffisant…
J’ai fait appareiller pour la Hollande. Là, on a trépané le blessé, mais on ne
pouvait pas le garder plus longtemps à la clinique sans avertir les autorités…
« Un voyage atroce !… Nous
voyez-vous à bord, avec ce pauvre Joris à l’agonie ?…
« Il fallait un mois de repos,
de soins… J’ai failli emmener la goélette en Norvège. Cela n’a pas été
nécessaire, car le hasard nous a fait rencontrer un schooner qui allait aux
îles Lofoten…
« Je m’y suis embarqué avec
Joris… Nous étions plus en sûreté en mer qu’à terre…
« Il est resté chez moi huit
jours. Mais, là encore, les gens commençaient à se demander qui était cet hôte
mystérieux…
« Il a fallu repartir…
Copenhague… Hambourg… Joris allait mieux… La blessure était cicatrisée, mais il
avait perdu à la fois la raison et la parole…
« Qu’est-ce que je pouvais en
faire, dites ?… Et n’aurait-il pas plus de chances de recouvrer la raison
chez lui, dans un décor familier, qu’en courant le monde ?…
« J’ai voulu lui assurer tout
au moins le bien-être matériel… J’ai envoyé trois cent mille francs à sa
banque, en signant de son nom…
« Restait à le ramener !…
Je risquais trop gros à venir ici, moi-même, avec lui… En le lâchant dans
Paris, n’échouerait-il pas fatalement à la police, qui finirait par
l’identifier et par le ramener chez lui ?…
« C’est ce qui est arrivé… Il
n’y a qu’une chose que je ne pouvais pas prévoir : que mon cousin, pris de
peur à l’idée que Joris était susceptible de le dénoncer, l’achèverait
lâchement…
« Car c’est lui qui a mis la
strychnine dans le verre d’eau… Il lui a suffi d’entrer dans la maison,
par-derrière, en allant à la chasse aux canards…
— Et vous avez repris la
lutte ! dit lentement Maigret.
— Je ne pouvais plus faire
autrement ! Je voulais mon fils ! Seulement, l’autre était sur ses
gardes. Le garçon était rentré à Stanislas, où on refuserait de me le confier…
Tout cela, Maigret le savait. Et
maintenant, contemplant autour de lui ce décor qui lui était devenu familier,
il comprenait mieux la valeur du combat qui s’était déroulé entre deux hommes,
à l’insu de tous.
Non pas seulement un combat entre
eux deux ! Mais un combat contre lui, Maigret !
Il ne fallait pas que la police
intervînt ! Ni l’un ni l’autre ne pouvait dire la vérité !
— Je suis venu avec le
Saint-Michel…
— Je sais ! Et vous avez
envoyé Grand-Louis chez le maire…
Malgré lui, Raymond eut un sourire
amusé tandis que le commissaire poursuivait.
— Un Grand-Louis féroce, qui
s’est vengé de tous ses avatars précédents !… Il pouvait frapper, car il
savait que sa victime n’oserait surtout pas parler !… Et il s’en est donné
à cœur joie !… Par la menace, il a dû obtenir une lettre vous autorisant à
retirer l’enfant du collège…
— Oui… J’étais derrière la
villa, avec votre agent sur les talons… Grand-Louis a placé la lettre à un
endroit convenu et je me suis débarrassé de mon suiveur… J’ai pris un vélo… À
Caen, j’ai acheté une voiture… Il fallait faire vite… Pendant que j’allais
chercher mon fils, Grand-Louis restait chez le maire pour l’empêcher de donner
contre-ordre… Peine perdue, d’ailleurs, puisqu’il avait eu soin d’envoyer
Hélène reprendre l’enfant avant moi…
« Vous m’avez fait arrêter…
« La lutte était finie… Il
n’était plus possible de la poursuivre alors que vous vous obstiniez à
découvrir la vérité…
« Il n’y avait plus qu’à fuir…
Si nous restions, vous arriveriez fatalement à tout comprendre…
« D’où les scènes de la nuit
dernière… La malchance ne nous a pas lâchés… La goélette s’est échouée… Nous
avons eu grand-peine à gagner la terre à la nage, et le malheur a voulu que j’y
perdisse mon portefeuille…
« Pas d’argent !… La
gendarmerie à nos trousses !… Il ne me restait qu’une ressource :
téléphoner à Hélène, lui demander quelques milliers de francs, de quoi nous
permettre à tous quatre de gagner la frontière…
« En Norvège, je pouvais
indemniser mes compagnons…
« Hélène est accourue…
« Mais vous aussi ! Vous
que nous retrouvions sans cesse devant nous. Vous qui vous acharniez et à qui
nous ne pouvions rien dire, à qui je ne pouvais pourtant pas crier que vous
risquiez de provoquer de nouveaux drames !…
Une inquiétude passa soudain dans
ses yeux et, d’une voix changée, il questionna :
— Est-ce que mon cousin s’est
vraiment tué ?
Ne lui avait-on pas menti pour le
faire parler ?
— Il s’est tué, oui, quand il a
compris que la vérité était en marche… Et il l’a compris quand je vous ai
arrêté… Il a deviné que je ne le faisais que pour lui donner le temps de
réfléchir…
Ils avaient continué à marcher et
soudain ils s’arrêtèrent en même temps. Ils étaient arrivés sur la jetée. Le Saint-Michel
passait lentement, piloté par un vieux pêcheur qui maniait fièrement le
gouvernail.
Un homme accourait, bousculait les
badauds et était le premier à sauter sur le pont de la goélette.
Grand-Louis !
Il avait brûlé la politesse aux
gendarmes, cassé la chaîne des menottes ! Il repoussait le pêcheur et
saisissait lui-même le gouvernail.
— Pas si vite,
sacrebleu !… Vous allez tout briser !… hurlait-il à l’adresse des
gens du remorqueur.
— Et les deux autres ?
demanda Maigret à son compagnon.
— Ce matin, vous étiez à moins
d’un mètre d’eux. Ils sont cachés tous les deux dans la remise à bois, chez la
vieille.
Lucas se frayait un passage dans la
foule, s’approchait avec étonnement de Maigret.
— Vous savez ! on les
tient !…
— Qui ?
— Lannec et Célestin…
— Ils sont ici ?
— Les gendarmes de Dives
viennent de les amener.
— Eh bien ! dis-leur de
les relâcher… Et qu’ils viennent tous les deux jusqu’au port…
En face, on voyait la petite maison
du capitaine Joris et son jardin où la tempête de la nuit avait effeuillé les
dernières roses. Derrière un rideau, une silhouette : celle de Julie, qui
se demandait si c’était bien son frère qu’elle apercevait sur le bateau.
Autour de l’écluse, les hommes du
port, groupés près du capitaine Delcourt.
— Des gens qui m’ont donné du
mal, avec leurs réponses évasives ! soupira Maigret.
Raymond sourit.
— Ce sont des marins !
— Je sais ! Et les marins
n’aiment pas qu’un terrien comme moi vienne s’occuper de leurs affaires !
Il bourrait sa pipe à petits coups
d’index. Quand il l’eut allumée, il murmura, le front soucieux :
— Qu’est-ce qu’on va leur
dire ?
Ernest Grandmaison était mort. Était-il nécessaire de révéler que
c’était un assassin ?
— On pourrait peut-être…
commença Raymond.
— Je ne sais pas, moi !
Dire qu’il s’agit d’une vieille vengeance ! Un marin étranger qui est
reparti…
Les hommes du remorqueur se
dirigeaient à pas lourds vers la buvette, faisaient signe aux éclusiers de les
suivre.
Et Grand-Louis allait et venait sur
son bateau, le tâtait partout comme il eût tâté un chien retrouvé, pour
s’assurer qu’il n’était pas blessé.
— Dis donc !… lui cria
Maigret.
Il sursauta, hésita à s’avancer, ou
plutôt à quitter à nouveau sa goélette. Mais il aperçut Raymond en liberté, se
montra aussi ahuri que Lucas.
— Qu’est-ce que… ?
— Quand le Saint-Michel
pourra-t-il reprendre la mer ?
— Tout de suite si on
veut ! Il n’a rien de cassé ! Un fameux bateau, je vous jure…
Son regard interrogeait Raymond, qui
prononça :
— Dans ce cas-là va donc tirer
une bordée avec Lannec et Célestin…
— Ils sont ici ?
— Ils vont arriver… Une bordée
de quelques semaines… Assez loin… Qu’on ne parle plus du Saint-Michel
dans le pays…
— Je pourrais, par exemple,
emmener ma sœur pour faire la popote… Vous savez, la Julie n’a pas peur…
Il n’était quand même pas fier, à
cause de Maigret. Il se souvenait des événements de la nuit. Il ne savait pas
encore s’il pouvait en sourire.
— Vous n’avez pas eu trop
froid, au moins ?
Il était au bord du bassin, où
Maigret l’envoya barboter d’une bourrade.
— Je crois que j’ai un train à
six heures… dit ensuite le commissaire.
Il ne se décidait pourtant pas à
s’en aller. Il regardait autour de lui avec un rien de nostalgie, comme si le
petit port lui eût déjà été cher.
Ne le connaissait-il pas dans tous
ses recoins, sous tous ses aspects, sous le soleil frileux du matin et dans la
tempête, noyé de pluie ou de brouillard ?
— Vous allez à Caen ?
demanda-t-il à Raymond, qui ne le quittait pas.
— Pas tout de suite… Je crois
que cela vaut mieux… Il faut laisser…
— Oui, le temps…
Quand, un quart d’heure plus tard,
Lucas revint et s’informa de Maigret, on lui désigna la Buvette de la Marine,
dont les lampes venaient de s’allumer.
Il vit le commissaire à travers les
vitres embuées.
Un Maigret bien calé sur une chaise
de paille, la pipe aux dents, un verre de bière à portée de la main, écoutant
les histoires que racontaient autour de lui des hommes en bottes de caoutchouc
et en casquette de marin.
Et, dans le train, vers dix heures
du soir, le même Maigret soupira :
— Ils doivent être tous les
trois dans le poste, bien au chaud…
— Quel poste ?
— À bord du Saint-Michel…
Avec la lampe à cardan, la table entaillée, les gros verres et la bouteille de
schiedam… Et le poêle qui ronfle… Donne-moi du feu, tiens !…
Ouistreham, à bord de « L’Ostrogoth », octobre 1931.
FIN
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