Maigret, #20
GEORGES SIMENON
Liberty Bar
Maigret XX

ARTHÈME FAYARD
I
Le mort et ses deux femmes
Cela commença par une sensation de
vacances. Quand Maigret descendit du train, la moitié de la gare d’Antibes
était baignée d’un soleil si lumineux qu’on n’y voyait les gens s’agiter que
comme des ombres. Des ombres portant chapeau de paille, pantalon blanc,
raquette de tennis. L’air bourdonnait. Il y avait des palmiers, des cactus en
bordure du quai, un plan de mer bleue au-delà de la lampisterie.
Et tout de suite quelqu’un se
précipita.
— Le commissaire Maigret, je
pense ? Je vous reconnais grâce à une photo qui a paru dans les journaux…
Inspecteur Boutigues…
Boutigues ! Rien que ce nom-là
avait l’air d’une farce ! Boutigues portait déjà les valises de Maigret,
l’entraînait vers le souterrain. Il avait un complet gris perle, un œillet
rouge à la boutonnière, des souliers à tiges de drap.
— C’est la première fois que
vous venez à Antibes ?
Maigret s’épongeait, essayait de
suivre son cicérone qui se faufilait entre les groupes et dépassait tout le
monde. Enfin, il se trouva devant un fiacre surmonté d’un taud en toile crème,
avec de petits glands qui sautillaient tout autour.
Encore une sensation oubliée :
les ressorts qui s’écrasaient, le coup de fouet du cocher, le bruit mou des
sabots sur le bitume amolli…
— Nous allons d’abord boire
quelque chose… Mais si… Au Café Glacier, cocher…
C’était à deux pas. L’inspecteur
expliquait :
— Place Macé… Le centre
d’Antibes…
Une jolie place, avec un square, des
vélums crème ou orange à toutes les maisons. Il fallut s’asseoir à une
terrasse, boire un anis. En face, une vitrine était pleine de vêtements de
sport, de maillots de bain, de peignoirs… à gauche, une maison d’appareils
photographiques… Quelques belles voitures le long du trottoir…
Un air de vacances, enfin !
— Préférez-vous voir d’abord
les prisonnières ou bien la maison du crime ?
Et Maigret répondit sans trop savoir
ce qu’il disait, comme si on lui eût demandé ce qu’il buvait :
— La maison du crime…
Les vacances continuaient. Maigret
fumait un cigare que l’inspecteur lui avait offert. Le cheval trottait au bord
de la mer. À droite, des villas étaient enfouies dans les pins ; à gauche,
quelques roches, puis l’eau bleue piquée de deux ou trois voiles blanches.
— Vous vous rendez compte de la
topographie ? Derrière nous, c’est Antibes… À partir d’ici commence le cap
d’Antibes, où il n’y a plus que des villas, surtout de très riches villas…
Maigret approuvait, béat. Tout ce
soleil qui lui entrait dans la tête l’étourdissait, et il clignait de l’œil
vers la fleur pourpre de Boutigues.
— Vous avez dit Boutigues,
n’est-ce pas ?
— Oui, je suis Niçois… Ou
plutôt Nicéen !…
Autrement dit Niçois pur jus, Niçois
au carré, au cube !
— Penchez-vous ! Vous
voyez la villa blanche ? C’est là…
Maigret ne le faisait pas exprès,
mais il regardait tout cela sans y croire. Il n’arrivait pas à se mettre dans
une atmosphère de travail, à se dire qu’il était là par suite d’un crime.
Il est vrai qu’il avait reçu des
instructions assez spéciales :
— Un nommé Brown a été
assassiné au cap d’Antibes. Les journaux en parlent beaucoup. Il vaudrait mieux
qu’on ne fasse pas trop d’histoires !
— Compris !
— Brown a rendu, pendant la
guerre, des services au 2e Bureau !
— Re-compris !
Et voilà ! Le fiacre
s’arrêtait. Boutigues tirait une petite clé de sa poche et ouvrait la grille,
piétinait le gravier de l’allée.
— C’est une des villas les
moins jolies du cap !
Ce n’était pourtant pas mal. Les
mimosas saturaient l’air d’une odeur sucrée. Il y avait encore quelques oranges
dorées sur de tout petits arbres. Puis des fleurs biscornues, que Maigret ne
connaissait même pas.
— En face, c’est la propriété
d’un maharadjah… Il doit y être en ce moment… À cinq cents mètres, à gauche,
c’est un académicien… Puis il y a la fameuse danseuse qui est avec un lord
anglais…
Oui ! Eh bien ! Maigret
avait envie de s’asseoir sur le banc qui se dressait contre la maison et de
sommeiller une heure ! Il est vrai qu’il avait voyagé toute la nuit.
— Je vous donne, en vrac, quelques
explications indispensables.
Boutigues avait ouvert la porte, et
l’on pénétrait dans la fraîcheur d’un hall dont les baies s’ouvraient sur la
mer.
— Il y a une dizaine d’années
que Brown habite ici…
— Il travaille ?
— Il ne fait rien… Il doit
avoir des rentes… On dit toujours : Brown et ses deux femmes…
— Deux ?
— En réalité, une seule était
sa maîtresse : la fille… Une nommée Gina Martini…
— Elle est en prison ?
— La mère aussi… Ils vivaient
tous les trois, sans domestique…
On ne s’en étonnait pas en voyant la
maison, d’une propreté douteuse. Peut-être y avait-il quelques belles choses,
quelques meubles de valeur, quelques objets ayant eu leur moment de splendeur.
Tout cela était sale, en désordre.
Beaucoup trop de tapis, de tissus qui pendaient ou qui étaient étalés sur des
fauteuils, beaucoup trop de choses pleines de poussière…
— Maintenant, voici les
faits : Brown avait un garage juste à côté de la villa… Il y mettait une
auto démodée qu’il conduisait lui-même… Elle servait surtout à aller faire le marché
à Antibes…
— Oui… soupira Maigret, qui
regardait un pêcheur d’oursins fouillant, de son roseau fendu, le fond de l’eau
claire.
— Or, pendant trois jours, on a
remarqué que l’auto restait sur la route jour et nuit… Ici, les gens s’occupent
peu les uns des autres… On ne s’est pas inquiété… C’est lundi soir que…
— Pardon ! nous sommes
bien jeudi ?… Bon !
— Lundi soir, le boucher
revenait avec sa camionnette quand il a aperçu la bagnole qui démarrait… Vous
lirez sa déposition… Il la voyait de derrière… Il a d’abord cru que Brown était
ivre, car il faisait de terribles embardées… Puis l’auto a roulé un moment en
ligne droite… Tellement en ligne droite qu’au tournant, à trois cents mètres
d’ici, elle a foncé en plein sur le rocher… Avant que le boucher soit
intervenu, deux femmes étaient descendues et, entendant un bruit de moteur,
elles se mettaient à courir vers la ville…
— Elles portaient des
paquets ?
— Trois valises… C’était le
crépuscule… Le boucher ne savait que faire… Il est venu ici, place Macé, où,
comme vous pouvez le voir, il y a un agent en faction… L’agent s’est lancé à la
recherche des deux femmes, qu’il a fini par retrouver alors qu’elles se
dirigeaient, non pas vers la gare d’Antibes, mais vers celle de Golfe-Juan, à
trois kilomètres.
— Toujours avec les
valises ?
— Elles en avaient jeté une en
route. On l’a découverte hier dans un bois de tamaris… Elles se sont troublées…
Elles ont expliqué qu’elles allaient voir une parente malade à Lyon… L’agent a
eu l’idée de faire ouvrir les valises, et il y a trouvé tout un lot de titres
au porteur, quelques billets de cent livres, et enfin des objets divers… La
foule s’était amassée… C’était l’heure de l’apéritif… Tout le monde était
dehors et a escorté les deux femmes jusqu’au commissariat, puis jusqu’à la
prison…
— On a fouillé la villa ?
— Le lendemain à la première
heure. D’abord on n’a rien trouvé. Les deux femmes prétendaient qu’elles ne
savaient pas ce que Brown était devenu. Enfin, vers midi, un jardinier a
remarqué de la terre remuée. Sous une couche de moins de cinq centimètres, on
découvrait le cadavre de Brown, tout habillé…
— Les deux femmes ?…
— Elles ont changé de musique.
Elles ont prétendu que, trois jours auparavant, elles avaient vu l’auto
s’arrêter et qu’elles s’étaient étonnées, parce que Brown ne la rentrait pas au
garage… Il a traversé le jardin en titubant… Gina lui a crié des injures par la
fenêtre, le croyant ivre… Il est tombé sur le perron…
— Mort, bien entendu !
— Tout ce qu’il y a de plus
mort ! Il a reçu un coup de couteau par-derrière, juste entre les
omoplates…
— Et elles ont vécu trois jours
avec lui dans la maison ?
— Oui ! Elles ne donnent
aucune raison plausible ! Elles prétendent que Brown avait horreur de la
police et de tout ce qui y ressemble…
— Elles l’ont enterré et sont
parties avec l’argent et les objets les plus précieux !… Je comprends
l’auto sur la route pendant trois jours… Gina, qui ne savait pas très bien
conduire, a hésité devant la manœuvre à faire pour pénétrer au garage… Mais
dites donc ! il y avait du sang dans la voiture ?
— Pas de sang ! Elles
jurent que ce sont elles qui l’ont effacé…
— Et c’est tout ?
— C’est tout ! Elles sont
furieuses ! Elles demandent qu’on les relâche…
Le cheval du fiacre hennissait,
dehors. Maigret n’osait pas jeter son cigare, qu’il n’avait pas le courage de
fumer jusqu’au bout.
— Un whisky ! proposa
Boutigues en avisant une cave à liqueurs.
Non, vraiment, cela ne sentait pas
le drame ! Maigret faisait un vain effort pour prendre les choses au
sérieux. Était-ce la faute au soleil, aux mimosas, aux oranges, au pêcheur qui
visait toujours des oursins à travers trois mètres d’eau limpide ?
— Vous pouvez me laisser les
clés de la maison ?
— Bien entendu ! Du moment
que c’est vous qui prenez l’enquête en main…
Maigret vida le verre de whisky
qu’on lui tendait, regarda le disque qui se trouvait sur le phonographe, tourna
machinalement les boutons d’un appareil de TSF, et l’on entendit :
— … blés à terme… novembre…
À ce moment, juste derrière
l’appareil, il avisa un portrait, qu’il saisit pour le regarder de plus près.
— C’est lui ?
— Oui ! Je ne l’ai jamais
vu vivant, mais je le reconnais…
Maigret arrêta l’appareil de TSF,
avec un rien de nervosité. Quelque chose s’était déclenché en lui.
L’intérêt ? Plus que cela !
Une sensation confuse, assez
désagréable, d’ailleurs ! Jusque-là, Brown n’avait été que Brown, un
inconnu, étranger presque à coup sûr, qui était mort dans des circonstances
plus ou moins mystérieuses. Personne ne s’était demandé ce qu’il avait pensé
durant sa vie, quelle avait été sa mentalité, ni ce qu’il avait souffert…
Et voilà qu’en regardant le
portrait, Maigret était troublé, parce qu’il avait l’impression de connaître le
personnage… Pas même de le connaître pour l’avoir déjà vu…
Non ! Les traits lui étaient
indifférents… Une face large d’homme bien portant, plutôt sanguin, aux cheveux
roux assez rares, à la petite moustache coupée au ras de la lèvre, aux gros
yeux clairs…
Mais il y avait quelque chose, dans
l’allure générale, dans l’expression, qui rappelait Maigret lui-même. Une façon
de tenir les épaules un peu rentrées… Ce regard exagérément calme… Ce pli à la
fois bonhomme et ironique des lèvres…
Ce n’était déjà plus
Brown-le-cadavre… C’était un type que le commissaire avait envie de connaître
davantage et qui l’intriguait.
— Encore un coup de
whisky ? Il n’est pas mauvais…
Boutigues rigolait ! Il fut
tout étonné de voir un Maigret qui ne répondait plus à ses plaisanteries et qui
regardait autour de lui d’un air absent.
— Si l’on offrait un verre au
cocher ?
— Non ! nous partons…
— Vous ne visitez pas la
maison ?
— Une autre fois !
Quand il serait seul ! Et quand
il n’aurait plus le crâne bourdonnant de soleil. En rentrant en ville, il ne
parla pas, ne répondit que par des signes de tête à Boutigues, qui se demandait
en quoi il avait pu manquer à son compagnon.
— Vous allez voir la vieille
ville… La prison est tout près du marché… Mais c’est surtout le matin qu’il
faut…
— À quel hôtel ?
questionna le cocher en se retournant.
— Voulez-vous être en plein
centre ? demanda Boutigues.
— Laissez-moi ici ! Cela
fera mon affaire…
Il y avait un hôtel genre pension de
famille, à mi-chemin du cap et de la ville.
— Vous ne venez pas à la prison
ce soir ?
— Demain, je verrai…
— Voulez-vous que je vienne
vous prendre ? D’autre part, si, après dîner, vous désiriez aller au
Casino de Juan-les-Pins, je…
— Merci… J’ai sommeil…
Il n’avait pas sommeil. Mais il
n’était pas en train. Il avait chaud. Il était moite. Dans sa chambre qui
donnait sur la mer, il fit couler l’eau dans la baignoire, changea d’avis,
sortit, la pipe aux dents, les mains dans les poches.
Il avait entrevu les petites tables
blanches de la salle à manger, les serviettes en éventail dans les verres, les
bouteilles de vin et d’eau minérale, la bonne qui balayait…
— Brown a été tué d’un coup de
couteau dans le dos et ses deux femmes ont tenté de s’enfuir avec l’argent…
Tout cela était encore bien flou. Et
malgré lui il regardait le soleil qui, du côté de Nice, dont la Promenade des
Anglais était marquée par une ligne blanche, plongeait lentement dans la mer.
Puis il fixait les montagnes aux
sommets encore blancs de neige.
— Autrement dit, Nice à gauche,
à vingt-cinq kilomètres ; Cannes à droite, à douze kilomètres… La montagne
derrière et la mer devant.
Il bâtissait déjà un monde dont la
villa de Brown et de ses femmes était le centre. Un monde tout gluant de
soleil, d’odeurs de mimosas et de fleurs sucrées, de mouches ivres, d’autos
glissant sur l’asphalte mou…
Il n’eut pas le courage de marcher
jusqu’au centre d’Antibes, à peine distant d’un kilomètre. Il rentra à son
hôtel, l’Hôtel Bacon, demanda au téléphone le directeur de la prison.
— Le directeur est en vacances.
— Le sous-directeur ?
— Il n’y en a pas. Je suis tout
seul.
— Eh bien ! tout à
l’heure, vous me ferez amener les deux prisonnières à la villa.
Le gardien, lui aussi, à l’autre
bout du fil, devait être dans le soleil. Peut-être avait-il bu des anis ?
Il oublia de demander des garanties administratives.
— Ça va ! Vous nous les
rendrez ?…
Et Maigret bâilla, s’étira, bourra
une nouvelle pipe. Or, cette pipe n’avait pas le même goût que
d’habitude !
— Brown a été tué, et les deux
femmes…
Il s’en alla à pied, tout doucement,
vers la villa. Il revit la place où l’auto avait heurté le rocher. Il faillit
rire. Car c’était bien l’accident qui devait fatalement arriver à un conducteur
novice. Quelques zigzags avant de se mettre en ligne droite… Et, une fois en
ligne droite, l’impossibilité de tourner…
Le boucher qui arrivait derrière,
dans la demi-obscurité… Les deux femmes qui se mettaient à courir avec leurs
valises trop lourdes et qui en abandonnaient une en chemin…
Une limousine passa, conduite par un
chauffeur. Dans le fond, un visage asiatique : sans doute le maharadjah…
La mer était rouge et bleu, avec une transition orangée… Des lampes électriques
s’allumaient, encore pâles…
Alors Maigret, qui était tout seul
dans ce vaste décor, s’avança vers la grille de la villa, comme un propriétaire
qui rentre chez lui, tourna la clé dans la serrure, laissa la grille
entrouverte et gravit le perron. Les arbres étaient pleins d’oiseaux. La porte
eut un grincement qui devait être familier à Brown.
Sur le seuil, Maigret essaya
d’analyser l’odeur… Car chaque maison a son odeur… Celle-ci était surtout à
base d’un parfum très fort, sans doute de musc… Puis des relents de cigare
refroidi…
Il tourna le commutateur électrique,
alla s’asseoir dans le salon, près de l’appareil de TSF et du phono, à la place
où Brown devait s’asseoir, car c’était le fauteuil le plus fatigué.
— Il a été assassiné, et les
deux femmes…
La lumière était mauvaise, mais il
s’avisa qu’un lampadaire était branché à une prise de courant. Il était
recouvert d’un immense abat-jour en soie rose. Dès que la lampe était allumée,
la pièce prenait vie.
— Il a rendu pendant la guerre
des services au 2e Bureau…
Cela se savait. C’est pourquoi les
journaux locaux, qu’il avait lus dans le train, montaient cette affaire en
épingle. Pour le public, l’espionnage est une chose mystérieuse et pleine de
prestige.
Dès lors, on lisait des titres idiots,
dans le genre de :
Une affaire internationale.
Une seconde affaire
Kotioupoff ?…
Un drame de l’espionnage.
Des journalistes reconnaissaient la
main de la Tchéka, d’autres les méthodes de
l’Intelligence Service.
Maigret regardait autour de lui avec
l’impression qu’il manquait quelque chose. Et il trouva. Ce qui faisait froid,
c’était la grande baie derrière laquelle stagnait la nuit. Or il y avait un
rideau, qu’il ferma.
— Voilà ! Une femme dans
cette bergère sans doute avec un ouvrage de couture…
L’ouvrage y était : une
broderie, sur une petite table.
— L’autre dans ce coin…
Et dans ce coin-là il y avait un
livre : Les Passions de Rudolf Valentino…
— Il ne manque plus que Gina et
sa mère…
Il fallait un effort d’attention
pour distinguer le léger froissement de l’eau le long des rochers de la côte.
Maigret regardait à nouveau la photographie, qui portait la signature d’un
photographe de Nice.
— Pas d’histoires !
Autrement dit, découvrir au plus
vite la vérité pour couper court aux divagations des journalistes et de la
population. Il y eut des pas sur le gravier du jardin. Une cloche au son très
grave, très séduisant, tinta dans le hall. Et Maigret alla ouvrir, distingua,
près de deux silhouettes féminines, un homme avec un képi.
— Vous pouvez aller… Je me
charge d’elles… Entrez, mesdames !…
Il avait l’air de les recevoir. Il
ne voyait pas encore leurs traits. Par contre, il respirait à plein nez l’odeur
de musc.
— J’espère qu’on a enfin
compris… commença une voix légèrement cassée.
— Parbleu !… Entrez donc…
Mettez-vous à votre aise…
Elles pénétraient dans la lumière.
La mère avait un visage tout ridé, enduit d’une couche compacte de fards.
Debout au milieu du salon, elle regardait autour d’elle comme pour s’assurer
que rien ne manquait.
L’autre, plus méfiante, observait
Maigret, arrangeait les plis de sa robe, esquissait un sourire qu’elle voulait
excitant.
— C’est vrai qu’on vous a fait
venir de Paris tout exprès ?…
— Enlevez votre manteau, je
vous en prie… Installez-vous comme d’habitude…
Elles ne comprenaient pas encore
très bien. Elles étaient chez elles comme des étrangères. Elles craignaient un
piège.
— On va bavarder tous les
trois…
— Vous savez quelque
chose ?
C’était la fille qui avait parlé, et
la mère, cassante, lui lançait :
— Attention, Gina !
À vrai dire, Maigret, une fois de
plus, avait de la peine à prendre son rôle au sérieux. La vieille, en dépit de
son maquillage, était horrible à voir.
Quant à la fille, aux formes
pleines, voire un peu trop abondantes, moulées dans de la soie sombre, elle
incarnait la fausse femme fatale.
Et l’odeur ! Ce musc de renfort
qui venait saturer à nouveau l’air de la pièce !
Cela faisait penser à une loge de
concierge dans un petit théâtre !
Rien de dramatique ! Rien de
mystérieux ! La maman qui brodait en surveillant sa fille ! Et la
fille qui lisait les aventures de Valentino !
Maigret, qui avait repris sa place
dans le fauteuil de Brown, les regardait avec des yeux sans expression et se
demandait avec un rien de gêne : « Qu’est-ce que, diable, cet animal
de Brown a pu faire pendant dix ans avec ces deux femmes-là ? »
Dix ans ! De longues journées
de soleil immuable, de senteurs de mimosa, avec le balancement, sous les
fenêtres, de l’immensité bleue, et dix ans de soirs quiets, interminables, à
peine froissés par le bruissement d’une vague sur les roches, et les deux
femmes, la mère dans sa bergère, la fille près de la lampe à abat-jour de soie
rose…
Il tripotait machinalement la
photographie de ce Brown qui avait le culot de lui ressembler.
II
Parlez-moi de Brown…
— Que faisait-il le soir ?
Et Maigret, jambes croisées,
regardait avec ennui la vieille qui s’essayait à jouer les femmes distinguées.
— Nous sortions très peu… Le
plus souvent ma fille lisait pendant que…
— Parlez-moi de Brown !
Alors, froissée, elle laissa
tomber :
— Il ne faisait rien !
— Il faisait de la TSF, soupira
Gina qui, elle, prenait des poses nonchalantes. Autant j’aime la vraie musique,
autant j’ai horreur de…
— Parlez-moi de Brown. Il avait
une bonne santé ?
— S’il m’avait écoutée, commença
la mère, il n’aurait jamais souffert du foie, ni des reins… Un homme, quand il
atteint la quarantaine…
Maigret avait la mine du monsieur à
qui un joyeux imbécile raconte de vieilles plaisanteries en éclatant de rire à
chaque instant. Elles étaient aussi ridicules l’une que l’autre, la vieille
avec ses airs pincés, l’autre avec ses poses d’odalisque bien portante.
— Vous avez dit qu’il est
revenu en auto, le soir, qu’il a traversé le jardin et qu’il est tombé sur le
perron…
— Comme s’il était ivre mort, oui !
Par la fenêtre, je lui ai crié qu’il ne rentrerait que quand il serait dans un
autre état…
— Il rentrait souvent
ivre ?
Encore la vieille :
— Si vous saviez la patience
que nous avons dû avoir, pendant les dix ans que…
— Il rentrait souvent
ivre ?
— Chaque fois qu’il faisait une
fugue, ou presque… Nous disions une neuvaine…
— Et il faisait souvent des
neuvaines ?
Maigret ne pouvait s’empêcher de
sourire de contentement. Brown n’avait donc pas passé toutes les heures des dix
dernières années en tête à tête avec les deux femmes !
— À peu près chaque mois.
— Il était parti trois jours,
quatre jours, quelquefois davantage… Il revenait sale, imbibé d’alcool…
— Et vous le laissiez quand
même repartir ?
Un silence. La vieille, toute raide,
lançait au commissaire un regard aigu.
— Je suppose pourtant qu’à vous
deux, vous aviez de l’influence sur lui ?
— Il fallait bien qu’il aille
chercher l’argent !
— Et vous ne pouviez
l’accompagner ?
Gina s’était levée. Elle soupirait
avec un geste de lassitude :
— Que tout cela est
pénible !… Je vais vous dire la vérité, monsieur le commissaire… Nous
n’étions pas mariés, bien que William m’ait toujours traitée comme sa femme, au
point de faire vivre maman avec nous… Pour les gens, j’étais Mme Brown… Sinon,
je n’aurais pas accepté…
— Ni moi !… ponctua
l’autre.
— Seulement, il y a quand même
des nuances… Je ne veux pas dire de mal de William… Il n’y a qu’un point sur
lequel il ait toujours marqué une différence : la question d’argent…
— Il était riche ?
— Je ne sais pas…
— Et vous ne savez pas non plus
où était sa fortune !… C’est pour cela que vous le laissiez partir, chaque
mois, à la recherche des fonds ?…
— J’ai essayé de le suivre, je
l’avoue… Est-ce que ce n’était pas mon droit ?… Mais il prenait des
précautions… Il partait avec l’auto…
Maigret, maintenant, était à son
aise.
Il commençait même à s’amuser. Il
était réconcilié avec ce farceur de Brown qui vivait en compagnie de deux
mégères mais qui, pendant dix ans, était parvenu à leur cacher la source de ses
revenus.
— Il rapportait de grosses
sommes à la fois ?
— À peine de quoi vivre un
mois… Deux mille francs… À partir du 15, on devait faire attention…
C’était le point névralgique !
Rien que d’y penser, elles enrageaient toutes les deux !
Parbleu ! Dès que les fonds
baissaient, elles devaient observer William avec inquiétude, en se demandant
s’il n’allait pas bientôt commencer sa neuvaine.
Elles ne pouvaient guère lui
dire : « Alors ?… Tu ne vas pas faire ta petite
bombe ?… »
Elles procédaient par
allusions ! Maigret imaginait très bien cela !
— Au fait, qui tenait la
bourse ?
— Maman… dit Gina.
— C’est elle qui faisait les
menus ?
— Bien entendu ! Et la
cuisine ! Puisqu’il n’y avait pas assez d’argent pour payer une
domestique !
Alors, le truc était trouvé. Les
derniers jours, on servait à Brown des repas impossibles, misérables. Et, à ses
critiques, on répondait : « C’est tout ce que l’on peut s’offrir avec
l’argent qui reste ! »
Est-ce qu’il se faisait quelquefois
tirer l’oreille ? Est-ce qu’au contraire il avait hâte de partir ?
— Quelle heure choisissait-il
pour s’en aller ?
— Il n’avait pas d’heure !
On le croyait dans le jardin, ou bien occupé au garage à nettoyer la voiture…
Tout à coup on entendait le moteur…
— Et vous avez essayé de le
suivre… Avec un taxi ?…
— J’en ai fait stationner un
pendant trois jours à cent mètres d’ici… Mais, à Antibes, déjà, William nous
avait semés dans les petites rues… Je sais pourtant où il garait l’auto… Dans
un garage de Cannes… Il l’y laissait tout le temps que durait sa fugue…
— Si bien qu’il prenait
peut-être le train pour Paris ou ailleurs ?
— Peut-être !
— Mais peut-être aussi
restait-il dans le pays ?
— Il serait étonnant que
personne ne l’ait rencontré…
— C’est au retour d’une
neuvaine qu’il est mort ?
— Oui… Il y avait sept jours
qu’il était parti…
— Et vous avez retrouvé
l’argent sur lui ?
— Deux mille francs, comme
d’habitude.
— Voulez-vous mon idée ?
intervint la vieille. Eh bien ! William devait avoir une rente beaucoup
plus importante… Peut-être quatre mille… Peut-être cinq… Il préférait dépenser
le reste tout seul… Et nous, il nous condamnait à vivre avec une somme
dérisoire…
Maigret était enfoncé béatement dans
le fauteuil de Brown. À mesure que cet interrogatoire durait, le sourire
s’accentuait sur ses lèvres.
— Il était très méchant ?
— Lui ?… C’était la crème
des hommes…
— Attendez ! Nous allons,
si vous le voulez bien, reconstituer l’emploi d’une journée. Qui se levait le
premier ?
— William… Il dormait la
plupart du temps sur le divan qui est dans le hall. On l’entendait déjà aller
et venir alors qu’il faisait à peine jour… Je lui ai dit cent fois…
— Pardon ! C’est lui qui
préparait le café ?
— Oui… Quand nous descendions,
vers dix heures, il y avait du café sur le réchaud… Mais il était froid…
— Et Brown ?
— Il tripotait… Dans le jardin…
Dans le garage… Ou bien il s’asseyait devant la mer… C’était l’heure du marché…
Il sortait la voiture… Encore une chose que je n’ai jamais pu obtenir de
lui : qu’il fasse sa toilette avant d’aller au marché… Il avait toujours
sa chemise de nuit sous le veston, ses pantoufles, ses cheveux non peignés…
Nous allions à Antibes… Il attendait devant les magasins…
— En rentrant, il
s’habillait ?
— Quelquefois, oui !
Quelquefois, non ! Il lui est arrivé de rester quatre ou cinq jours sans
se laver.
— Où mangiez-vous ?
— Dans la cuisine ! Quand
on n’a pas de domestique, on ne peut pas se permettre de salir toutes les
pièces…
— L’après-midi ?…
Parbleu ! Elles faisaient la
sieste. Puis, vers cinq heures, on commençait à traîner les pantoufles à travers
la maison !
— Beaucoup de disputes ?
— Presque jamais ! Et
pourtant, quand on lui disait quelque chose, William avait une façon insultante
de se taire…
Maigret ne riait pas. Il commençait
à se sentir tout à fait copain avec ce sacré Brown.
— Donc, on l’a assassiné… Cela
aurait pu avoir lieu pendant qu’il traversait le jardin… Mais, puisque vous
avez trouvé du sang dans la voiture…
— Quel intérêt aurions-nous à
mentir ?
— Évidemment ! Donc, il a
été tué ailleurs ! Ou plutôt blessé ! Et, au lieu de se rendre chez
un docteur, ou au commissariat, il est venu échouer ici… Vous avez transporté
le corps à l’intérieur ?…
— On ne pouvait pas le laisser
dehors !
— Maintenant, dites-moi
pourquoi vous n’avez pas averti les autorités… Je suis persuadé que vous aviez
une excellente raison…
Et la vieille, debout,
catégorique :
— Oui, monsieur ! Cette
raison, je vais vous la dire ! D’ailleurs, vous apprendriez un jour ou
l’autre la vérité ! Brown a été marié, jadis, en Australie… Car il est
Australien… Sa femme vit encore… Elle a toujours refusé le divorce et elle sait
pourquoi. Si, à l’heure qu’il est, nous n’habitons pas la plus belle villa de
la Côte d’Azur, c’est à cause d’elle…
— Vous l’avez vue ?
— Elle n’a jamais quitté
l’Australie… Mais elle a fait tant et si bien qu’elle a obtenu que son mari
soit mis sous conseil judiciaire… Depuis dix ans, nous vivons avec lui, nous le
soignons, nous le consolons… Grâce à nous, il y a un peu d’argent de côté… Eh
bien ! si…
— Si Mme Brown avait appris la
mort de son mari, elle aurait fait tout saisir ici !
— Justement ! Nous nous
serions sacrifiées pour rien ! Et pas seulement cela ! Je ne suis pas
sans ressources ! Mon mari était dans l’armée, et je touche une petite
pension… Bien des choses qui sont ici m’appartiennent… Seulement cette
femme a la loi pour elle, et elle nous aurait tout simplement mises à la porte…
— Alors, vous avez hésité… Vous
avez pesé le pour et le contre, pendant trois jours, en présence du cadavre qui
devait être étendu sur le divan du hall…
— Pendant deux jours !
C’est le deuxième jour que nous l’avons enterré…
— À vous deux ! Puis vous
avez ramassé ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison et… Au fait, où
vouliez-vous aller ?
— N’importe où ! À
Bruxelles, ou à Londres…
— Vous aviez déjà conduit la voiture ?
demanda Maigret à Gina.
— Jamais ! Mais je l’avais
déjà mise en marche dans le garage !
De l’héroïsme, en somme !
C’était presque hallucinant, ce départ-là, le cadavre dans le jardin, les trois
lourdes valises, et la voiture qui faisait des embardées…
Maigret commençait à en avoir assez
de l’atmosphère, de l’odeur de musc, de la lumière rougeâtre qui filtrait de
l’abat-jour.
— Vous permettez que je jette
un coup d’œil dans la maison ?
Elles avaient repris leur aplomb,
leur dignité. Peut-être même étaient-elles déroutées par ce commissaire qui
prenait les choses si simplement, qui avait l’air, au fond, de trouver les
événements tout naturels !
— Vous excuserez le désordre,
n’est-ce pas ?
Et comment ! D’ailleurs, cela
ne pouvait s’appeler du désordre. C’était quelque chose de sordide ! Cela
tenait de la tanière où les bêtes vivent dans leur odeur au milieu de restes de
mangeaille et de déjections, mais cela tenait aussi de l’intérieur bourgeois,
avec ses boursouflures orgueilleuses.
À une patère, dans le hall, il y
avait un vieux pardessus de William Brown. Maigret fouilla les poches, retira
une paire de gants usés, une clé, une boîte de cachous.
— Il mangeait du cachou ?
— Quand il avait bu, pour que
nous ne le sachions pas par son haleine ! Car on lui défendait le whisky…
La bouteille était toujours cachée…
Au-dessus de la patère, une tête de
cerf, avec ses bois. Et plus loin, un guéridon de rotin avec un plateau en
argent pour les cartes de visite !
— Il avait mis ce
pardessus-ci ?
— Non ! Sa gabardine…
Les volets de la salle à manger
étaient fermés. La pièce ne servait que de remise, et Brown avait dû se livrer
à la pêche, car il y avait par terre des casiers à homards.
Puis la cuisine, où le fourneau
n’avait jamais été allumé. C’était le réchaud à alcool qui fonctionnait. Près
de lui, cinquante ou soixante bouteilles vides, qui avaient contenu de l’eau
minérale.
— L’eau d’ici est trop calcaire
et…
L’escalier, avec un tapis usé,
maintenu par des barres de cuivre. Il suffisait de suivre le musc à la piste
pour atteindre la chambre de Gina.
Pas de salle de bains, pas de
cabinet de toilette. Des robes en désordre sur le lit, qui n’avait pas été
fait. C’est là qu’on avait trié les vêtements pour n’emporter que les
meilleurs.
Maigret préféra ne pas entrer chez
la vieille.
— Nous sommes parties si
précipitamment… J’ai honte de vous montrer la maison dans un tel état.
— Je reviendrai vous voir.
— Nous sommes libres ?
— C’est à dire que vous ne
retournerez pas en prison… Du moins pour le moment… Mais si vous tentiez de
quitter Antibes…
— Jamais de la vie !
On le reconduisait à la porte. La
vieille se souvenait des bonnes manières.
— Un cigare, monsieur le
commissaire ?
Gina allait plus loin ! Est-ce
qu’il ne fallait pas s’assurer la sympathie d’un homme aussi influent ?
— Vous pourriez d’ailleurs
emporter la boîte. William ne les fumera plus…
Ça ne s’invente pas ! Dehors,
Maigret en était comme ivre ! Il avait à la fois envie de rire et de
serrer les dents ! La grille franchie, on avait, en se retournant, une
image tellement différente de la villa, toute blanche dans la verdure !
La lune était juste à l’angle du
toit. À droite, la mer brillante, et les mimosas qui frémissaient…
Il avait sa gabardine sous le bras.
Il rentra à l’Hôtel Bacon sans penser, en proie à des impressions vagues,
tantôt pénibles et tantôt comiques.
— Sacré William !
Il était tard. Il n’y avait déjà
plus personne dans la salle à manger, hormis une serveuse qui attendait en
lisant le journal. C’est alors qu’il s’avisa que ce n’était pas sa gabardine à
lui qu’il avait emportée, mais celle de Brown, crasseuse, tachée d’huile et de
cambouis.
Dans la poche de gauche, il y avait
une clé anglaise, dans celle de droite, une poignée de monnaie et quelques
piécettes carrées, en cuivre, marquées d’un chiffre.
Des jetons servant dans ces machines
à sous qui se trouvent sur le comptoir des petits bars.
Il y en avait une dizaine.
— Allô !… Ici,
l’inspecteur Boutigues… Voulez-vous que j’aille vous prendre à votre
hôtel ?
Il était neuf heures du matin.
Depuis six heures, Maigret avait ouvert sa fenêtre et dormait d’une façon
intermittente, voluptueuse, avec la conscience que la Méditerranée s’étalait
devant lui.
— Pour quoi faire ?
— Vous ne voulez pas voir le
cadavre ?
— Oui… Non… Peut-être après
midi… Téléphonez-moi à l’heure du déjeuner…
Il avait besoin de s’éveiller. Dans
cette atmosphère matinale, les histoires de la veille ne lui paraissaient plus
si réelles. Et il se souvenait des deux femmes comme d’un cauchemar imprécis.
Elles n’étaient pas encore levées, elles !
Et si Brown eût vécu, il eût été occupé à tripoter dans son jardin ou au
garage ! Tout seul ! Pas lavé ! Et le café froid attendant sur
le réchaud éteint !
Tout en se rasant, il aperçut les
jetons, sur la cheminée. Il dut faire un effort pour se souvenir de ce qu’ils
représentaient dans cette histoire.
— Brown est allé faire sa
neuvaine et a été tué, soit avant de remonter en auto, soit dans l’auto, soit
en traversant le jardin, soit dans la maison…
Sa joue gauche était déjà
débarrassée du savon quand il grommela :
— Brown n’allait certainement
pas dans les petits bistrots d’Antibes… On me l’aurait dit…
Et, d’autre part, Gina n’avait-elle
pas découvert qu’il garait sa voiture à Cannes ?
Un quart d’heure plus tard, il
téléphonait à la police cannoise.
— Commissaire Maigret, de la
PJ… Pouvez-vous me donner la liste des bars qui ont des machines à sous ?
— Il n’y en a plus ! Elles
ont été supprimées il y a deux mois, par décret préfectoral… Vous n’en
trouverez plus sur la Côte d’Azur…
Il demanda à sa logeuse où il
pourrait rencontrer un taxi.
— Pour aller où ?
— À Cannes !
— Alors, pas besoin de taxi.
Vous avez un autobus toutes les trois minutes, place Macé…
C’était vrai. La place Macé était
encore plus gaie que la veille, dans le soleil du matin. Brown devait passer
par là quand il conduisait ses deux femmes au marché.
Maigret prit l’autobus. Une
demi-heure plus tard il était à Cannes, où il se rendait au garage qu’on lui
avait désigné. C’était près de la Croisette. Du blanc partout. D’immenses
hôtels blancs ! Des magasins blancs. Des pantalons blancs et des robes
blanches. Des voiles blanches sur la mer.
À croire que la vie n’était plus
qu’une féerie pour music-hall, une féerie blanche et bleue.
— C’est ici que M. Brown
remisait sa voiture ?
— Ça y est !
— Qu’est-ce qui y est ?
— On va me faire des
ennuis ! Je m’en suis douté quand j’ai appris qu’on l’avait assassiné…
C’est ici, oui !… Je n’ai rien à cacher… Il m’amenait la bagnole le soir
et venait la reprendre huit ou dix jours après…
— Ivre mort ?
— Comme je l’ai toujours vu,
quoi !
— Et vous ne savez pas où il
allait ensuite ?
— Quand ? Après avoir
laissé sa voiture ? Je n’en sais rien !
— Il vous la faisait nettoyer,
mettre en état ?
— Rien du tout ! Il y a un
an que l’huile n’a pas été vidangée.
— Qu’est-ce que vous pensez de
lui ?
Le garagiste haussa les épaules.
— Rien du tout !
— Un original ?
— Il y en a tant sur la Côte
qu’on est habitué ! On ne les remarque même plus… Tenez ! Pas plus
tard qu’hier, une jeune fille américaine est venue me demander de lui carrosser
une voiture en forme de cygne… Du moment qu’elle paie !…
Restaient les machines à sous !
Maigret entra dans un bar, près du port, où il n’y avait que des matelots de
yacht.
— Vous n’avez pas de machine à
sous ?
— On les a interdites il y a un
mois… Mais on va nous livrer un nouveau modèle, qu’on mettra deux ou trois mois
à interdire…
— Il n’y en a plus nulle
part ?
Le patron ne dit ni oui ni non.
— Qu’est-ce que vous
prenez ?
Maigret prit un vermouth. Il
regardait les yachts alignés dans le port, puis les matelots qui portaient le
nom de leur bateau brodé sur le tricot.
— Vous ne connaissez pas
Brown ?
— Quel Brown ?… Celui
qu’on a tué ?… Il ne venait pas ici…
— Où allait-il ?
Geste vague. Le patron servait
ailleurs. Il faisait chaud. Bien qu’on ne fût qu’en mars, la peau était moite,
avec une odeur d’été.
— J’ai entendu parler de lui,
mais je ne sais plus par qui ! vint dire le bistrot, une bouteille à la
main.
— Tant pis ! Ce que je
cherche, c’est une machine à sous…
Brown avait son imperméable sur lui
pendant sa neuvaine. Or, à ses retours, il était plus que probable que ses
poches fussent fouillées par les deux femmes.
Donc, les jetons dataient de la
dernière neuvaine…
Tout cela était vague, inconsistant.
Puis il y avait ce soleil qui donnait à Maigret l’envie de s’asseoir à une
terrasse, comme les autres, et de regarder les bateaux qui bougeaient à peine
sur l’eau plate.
Des tramways clairs… De belles
autos… Il découvrit la rue commerçante de la ville, parallèle à la Croisette…
— Seulement, grogna-t-il, si
Brown faisait ses neuvaines à Cannes, ce n’était pas ici…
Il marcha. Il s’arrêtait de temps en
temps pour pénétrer dans un bar. Il buvait un vermouth et parlait des machines
à sous.
— C’est périodique ! Tous
les trois mois on les rafle… Puis on en installe d’autres et l’on est
tranquille pour trois mois…
— Vous ne connaissez pas
Brown ?
— Le Brown qui a été
assassiné ?
C’était monotone. Il était plus de
midi. Le soleil tombait d’aplomb dans les rues. Maigret avait envie d’aborder
un sergent de ville, comme un voyageur en bombe, et de lui demander :
« Où est le quartier où l’on rigole ? »
Si Mme Maigret avait été là, elle
aurait trouvé qu’il avait les yeux un peu trop brillants, à cause de tous ces
vermouths.
Il contourna un angle, puis un
autre. Et soudain ce ne fut plus Cannes, avec ses grands immeubles blancs dans
le soleil, mais un monde nouveau, des ruelles larges d’un mètre, du linge tendu
sur des fils de fer, d’une maison à l’autre.
À droite, une enseigne : Aux
Vrais-Marins.
À gauche, une enseigne :
Liberty-Bar.
Maigret entra aux Vrais-Marins,
commanda un vermouth, debout devant le zinc.
— Tiens ! Je croyais que
vous aviez une machine à sous.
— On avait !
Il avait la tête lourde, les jambes
molles d’avoir tourné en rond dans la ville.
— Pourtant certains en ont
encore !
— Certains, oui ! grommela
le garçon en donnant un coup de torchon sur le comptoir. Il y en a toujours qui
passent à travers. Seulement, ça ne nous regarde pas, n’est-ce pas ?…
Et il regarda du côté de la rue,
répondit à une nouvelle question de Maigret :
— Deux francs vingt-cinq… Je
n’ai pas de monnaie à vous rendre…
Alors le commissaire poussa la porte
du Liberty-Bar.
III
La filleule de William
La pièce, qui était vide, n’avait pas
plus de deux mètres de large sur trois mètres de profondeur. Il fallait
descendre deux marches, car elle était en contrebas.
Un comptoir étroit. Une étagère
garnie d’une douzaine de verres. La machine à sous. Et, enfin, deux tables.
Au fond, une porte vitrée, garnie de
rideaux de tulle. Derrière ce rideau, on devinait des têtes qui bougeaient.
Mais personne ne se leva pour accueillir le client. Une voix de femme,
seulement, cria :
— Qu’est-ce que vous
attendez ?
Et Maigret entra. Il fallait encore
descendre une marche, et la fenêtre, au ras du sol de la cour, ressemblait à un
soupirail. Dans la lumière indécise, le commissaire vit trois personnes autour
d’une table.
La femme qui avait crié et qui
continuait à manger le regardait comme lui-même avait l’habitude de regarder
les gens, calmement, sans perdre un détail.
Les coudes sur la table, elle
soupira enfin en désignant un tabouret du menton :
— Vous y avez mis le
temps !
Près d’elle, il y avait un homme que
Maigret ne voyait que de dos, un homme en uniforme de marin très propre. Ses
cheveux clairs étaient coupés court sur la nuque. Il portait des manchettes.
— Mange à ton aise, lui dit la
femme. Ce n’est rien…
Enfin, à l’autre bout de la table,
une troisième personne, une jeune femme au teint mat dont les grands yeux
fixaient Maigret avec méfiance.
Elle était en peignoir. On lui
voyait tout le sein gauche, mais personne n’y prenait garde.
— Asseyez-vous ! Vous
permettez qu’on continue à déjeuner ?
Avait-elle quarante-cinq ans ?
Cinquante ? Ou plus ? C’était difficile à dire. Elle était grasse,
souriante, sûre d’elle. On sentait que rien ne l’effrayait, qu’elle avait tout
vu, tout entendu, tout ressenti.
Un regard lui avait suffi pour
deviner ce que Maigret venait faire. Et elle ne s’était même pas levée. Elle
coupait de grosses tranches à même un gigot qui retint un moment l’attention de
Maigret, car il en avait rarement vu d’aussi onctueux.
— Alors, comme ça, vous êtes de
Nice, d’Antibes ?… Je ne vous ai jamais vu…
— Police judiciaire, de Paris…
— Ah !
Et ce « ah ! » disait
qu’elle comprenait la différence, appréciait le rang du visiteur.
— Ce serait donc vrai ?
— Quoi ?
— Que William était quelque
chose comme un grand personnage…
Maintenant, Maigret voyait le
matelot de profil. Ce n’était pas un matelot ordinaire. Son uniforme était de
drap fin. Il portait un galon doré, un écusson aux armes d’un club à sa
casquette. Il paraissait ennuyé de se trouver là. Il mangeait sans rien
regarder d’autre que son assiette.
— Qui est-ce ?
— On l’appelle toujours Yan… Je
ne sais même pas son nom… Il est steward à bord de l’Ardena, un yacht
suédois qui vient chaque année passer l’hiver à Cannes… Yan est le maître
d’hôtel… N’est-ce pas, Yan ?… Monsieur est de la police… Je t’ai déjà
raconté l’histoire de William…
L’autre approuvait de la tête, sans
avoir l’air de bien comprendre.
— Il dit oui, mais il ne sait
pas au juste ce que je viens de lui raconter ! fit la femme sans se
soucier du marin. Il peut pas s’habituer au français… C’est un bon
type… Il a une femme et des enfants dans son pays… Montre la photo, Yan !…
Photo, oui…
Et l’homme tira une photographie de
sa vareuse. Elle représentait une jeune femme assise devant une porte et deux
bébés dans l’herbe, devant elle.
— Des jumeaux ! expliquait
la tenancière. Yan vient de temps en temps manger ici, parce qu’il se sent en
famille. C’est lui qui a apporté le gigot et les pêches…
Maigret regarda la fille, qui ne
pensait toujours pas à cacher son sein.
— Et… cette…
— C’est Sylvie, la filleule de
William…
— La filleule ?
— Oh ! pas à
l’église !… Il n’a pas assisté à son baptême… Est-ce que t’es baptisée
seulement, Sylvie ?
— Bien sûr !
Elle regardait toujours Maigret avec
méfiance, tout en mangeant du bout des dents, sans appétit.
— William avait de l’affection
pour elle… Elle lui racontait ses misères… Il la consolait…
Maigret était assis sur un tabouret,
les coudes sur les genoux, le menton dans les mains. La grosse femme préparait
une salade frottée d’ail qui avait l’air d’un pur chef-d’œuvre.
— Vous avez déjeuné ?
Il mentit.
— Oui… je…
— Parce qu’il faudrait le dire…
Ici, on ne se gêne pas… Pas vrai, Yan ?… Regardez-le ! Il dit oui et
il n’a rien compris… Je les aime, moi, ces garçons du Nord !…
Elle goûta la salade, ajouta un
filet d’huile d’olive au parfum fruité. Il n’y avait pas de nappe sur la table,
qui n’était peut-être pas très propre.
Un escalier s’amorçait dans la
cuisine même et devait conduire à un entresol. Dans un coin, une machine à
coudre.
La cour était pleine de soleil, si
bien que le soupirail se découpait comme un rectangle aveuglant et que, par contraste,
on avait l’impression de vivre dans une demi-obscurité froide.
— Vous pouvez me questionner…
Sylvie est au courant… Quant à Yan…
— Il y a longtemps que vous
tenez ce bar ?
— Peut-être quinze ans… J’étais
mariée avec un Anglais, un ancien acrobate, si bien que nous avions la
clientèle de tous les marins anglais, puis des artistes de music-hall… Mon mari
s’est noyé il y a neuf ans aux régates… Il courait pour une baronne qui a trois
bateaux et que vous devez connaître…
— Et depuis lors ?
— Rien ! Je garde la
maison…
— Vous avez beaucoup de
clients ?
— Je n’y tiens pas… Ce sont
plutôt des amis, comme Yan, comme William… Ils savent que je suis toute seule
et que j’aime la compagnie… Ils viennent boire une bouteille, ou bien ils
apportent des rascasses, un poulet, et je fais la popote…
Elle emplit les verres, constata que
Maigret n’en avait pas…
— Tu devrais prendre un verre
pour le commissaire, Sylvie.
Celle-ci se leva sans un mot, se
dirigea vers le bar. Sous son peignoir, elle était nue. Elle avait les pieds
nus dans des sandales. En passant, elle frôla Maigret, sans s’excuser.
Pendant le court moment qu’elle
resta dans le bar, l’autre en profita pour murmurer :
— Faut pas faire attention…
Elle adorait Will… Alors, ça lui a donné un coup…
— Elle couche ici ?
— Des fois oui… Des fois non…
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
Alors la femme regarda Maigret d’un
air de reproche. Elle semblait dire : « Et c’est vous, un commissaire
de la Police judiciaire, qui me posez cette question ? »
Elle ajouta aussitôt :
— Oh ! c’est une fille
tranquille, pas vicieuse pour un sou…
— William savait ?…
À nouveau le même regard. Est-ce
qu’elle s’était trompée sur le compte de Maigret ? Est-ce qu’il ne
comprenait rien ? Allait-il falloir mettre les points sur les i ?
Yan avait fini de manger. Il
attendait de pouvoir dire quelque chose, mais elle devina.
— Oui. Tu peux aller, Yan… Tu
viens ce soir ?
— Si les patrons vont au
Casino…
Il se leva, hésita à accomplir les
rites traditionnels. Mais comme la femme lui tendait le front, il y posa un
baiser machinal, en rougissant, à cause de Maigret. Il rencontra Sylvie, qui
revenait avec un verre.
— Tu pars ?
— Oui…
Et il l’embrassa de la même façon,
esquissa un drôle de salut à l’adresse de Maigret, heurta la marche, plongea
littéralement dans la rue tout en ajustant sa casquette.
— Un garçon qui n’aime pas
faire la bombe, comme la plupart des matelots de yacht… Il préfère venir ici…
Elle avait fini de manger aussi.
Elle se mettait à son aise, les deux coudes sur la table.
— Tu passeras le café,
Sylvie ?
C’est à peine si l’on entendait les
bruits de la rue. Sans le rectangle de soleil, on n’eût même pu dire à quelle
heure du jour ou de la nuit on vivait.
Un réveille-matin marquait la fuite
du temps, posé au milieu de la cheminée.
— Alors, qu’est-ce que vous
voulez savoir au juste ?… À votre santé !… C’est encore du whisky à
William…
— Comment vous
appelle-t-on ?
— Jaja… Pour me taquiner, ils
disent la grosse Jaja…
Et elle regardait son énorme
poitrine qui reposait sur la table.
— Il y a longtemps que vous
connaissez William ?
Sylvie avait repris sa place, et, le
menton dans la main, ne quittait pas Maigret du regard. La manche de son
peignoir trempait dans son assiette.
— Je dirais presque depuis
toujours. Mais je ne sais son nom que depuis la semaine dernière… Il faut dire
que, du temps de mon mari, le Liberty-Bar était célèbre… Il y avait toujours
des artistes… Et cela attirait la riche clientèle qui venait pour les voir.
« Surtout les patrons des
yachts, qui sont presque tous des noceurs et des originaux… Je me souviens
d’avoir vu plusieurs fois William, à cette époque-là, en casquette blanche,
accompagné d’amis et de jolies femmes…
« Ils étaient des bandes à
boire du champagne jusqu’aux petites heures et à offrir des tournées générales…
« Puis mon mari est mort. J’ai
fermé pendant un mois… Ce n’était pas la saison… L’hiver suivant, j’ai dû
passer trois semaines à l’hôpital à cause d’une péritonite…
« Quelqu’un en avait profité
pour ouvrir une autre boîte sur le port même…
« Depuis lors, c’est calme… Je
ne cherche même pas à avoir des clients…
« Un jour, j’ai vu revenir
William, et c’est alors seulement que j’ai vraiment fait sa connaissance… On
s’est soûlés… On a raconté des histoires… Il a dormi sur le divan, parce qu’il
ne pouvait pas tenir debout…
— Il portait toujours une
casquette de yachtman ?
— Non ! Il n’était plus
tout à fait le même. Il avait le vin triste… Il a pris l’habitude de venir me
voir de temps en temps…
— Vous saviez son
adresse ?
— Non. Ce n’était pas à moi de
le questionner. Et il ne parlait jamais de ses affaires…
— Il restait longtemps
ici ?
— Trois jours, quatre jours… Il
apportait à manger… Ou bien il me donnait de l’argent pour aller faire le
marché… Il prétendait qu’il ne mangeait nulle part aussi bien qu’ici…
Et Maigret regardait la chair rose
du gigot, le reste de salade parfumée. C’était vraiment appétissant.
— Sylvie était avec vous ?
— Vous ne voudriez pas !
Elle a tout juste vingt et un ans…
— Comment l’avez-vous
connue ?
Et, comme Sylvie prenait un air
buté, Jaja lui lança :
— Le commissaire sait ce que
c’est, va !… C’était un soir que William était ici… Nous n’étions que nous
deux dans le bar… Sylvie est arrivée avec des particuliers qu’elle avait
rencontrés je ne sais où, des voyageurs de commerce ou quelque chose du même
genre… Ils étaient déjà gais… Ils ont commandé à boire… Quant à elle, on
sentait tout de suite qu’elle était nouvelle… Elle voulait les emmener avant
qu’ils soient ivres… Elle ne savait pas s’y prendre… Et ce qui devait arriver
est arrivé… À la fin, ils étaient si soûls qu’ils ne se sont plus occupés
d’elle et qu’ils l’ont laissée ici… Elle pleurait… Elle a avoué qu’elle
arrivait de Paris pour la saison et qu’elle n’avait même pas de quoi payer
l’hôtel. Elle a dormi avec moi… Elle a pris l’habitude de venir…
— En somme, grommela Maigret,
les gens qui entrent ici prennent tous cette habitude…
Et la vieille, rayonnante :
— Qu’est-ce que vous
voulez ? C’est la maison du Bon Dieu ! On ne s’en fait pas. On prend
les jours comme ils viennent…
Elle était sincère. Son regard
descendit lentement vers la poitrine de la fille, et elle soupira :
— Dommage qu’elle n’ait pas
plus de santé… On lui voit encore les côtes… William voulait lui payer un mois
dans un sana, mais elle n’a jamais voulu…
— Pardon ! Est-ce que
William… et elle…
Ce fut Sylvie elle-même qui
répondit, rageuse :
— Jamais ! Ce n’est pas
vrai…
Et la grosse Jaja d’expliquer en
sirotant son café :
— Ce n’était pas l’homme à ça…
Surtout avec elle… Je ne dis pas que de temps en temps…
— Avec qui ?
— Des femmes… Des femmes qu’il
ramassait n’importe où… Mais c’était rare… Et cela ne l’intéressait pas…
— À quelle heure vous a-t-il
quittée, vendredi ?
— Tout de suite après le
déjeuner… Il devait être deux heures, comme aujourd’hui…
— Et il n’a pas dit où il allait ?
— Il ne parlait jamais de ça…
— Sylvie était ici ?
— Elle est partie cinq minutes
avant lui.
— Pour aller où ? demanda
Maigret à l’intéressée.
Et elle, méprisante :
— Cette question !
— Vers le port ?… C’est là
que…
— Là et ailleurs !
— Il n’y avait personne d’autre
au bar ?
— Personne… Il faisait très
chaud… Je me suis endormie une heure sur une chaise…
Or, il était plus de cinq heures
quand William Brown était arrivé à Antibes avec sa voiture !
— Il fréquentait d’autres bars
comme celui-ci ?
— Aucun ! D’ailleurs, les
autres ne sont pas comme celui-ci !
Évidemment ! Maigret lui-même,
qui n’y était que depuis une heure, avait l’impression de le connaître depuis
toujours. Peut-être parce qu’il n’y avait rien de personnel ? Ou encore à
cause de cette atmosphère de vie paresseuse, relâchée ?
On n’avait pas le courage de se
lever, de partir. Le temps s’écoulait lentement. Les aiguilles du réveil
avançaient sur le cadran blafard. Et le rectangle de soleil diminuait, au
soupirail.
— J’ai lu les journaux… Je ne
savais même pas le nom de famille de William… Mais j’ai reconnu la photo… On a
pleuré, Sylvie et moi… Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire avec ces deux
femmes ?… Dans notre situation, on ne doit pas se mêler à ces affaires-là,
n’est-ce pas ?… Je m’attendais d’un moment à l’autre à voir arriver la
police… Quand vous êtes sorti du bar d’en face, je me suis bien doutée…
Elle parlait lentement. Elle
remplissait les verres. Elle buvait l’alcool à petites gorgées.
— Celui qui a fait ça est une
crapule, parce que, des hommes comme William, il n’y en a pas beaucoup… Et je
m’y connais !…
— Il ne vous a jamais parlé de
son passé ?
Elle soupira. Est-ce que Maigret ne
comprenait donc pas que c’était justement la maison où l’on ne parlait
jamais du passé ?
— Tout ce que je puis vous
dire, c’est que c’était un gentleman ! Un homme qui a été très riche, qui
l’était peut-être encore… Je ne sais pas… Il a eu un yacht, des tas de
domestiques…
— Il était triste ?
Elle soupira à nouveau.
— Vous ne pouvez pas
comprendre ?… Vous avez vu Yan… Est-ce qu’il était triste ?… Mais ce
n’est pas encore la même chose… Est-ce que je suis triste, moi ?…
N’empêche qu’on boit, puis qu’on raconte des choses qui n’ont pas de suite et
qu’on a envie de pleurer…
Sylvie la regardait avec réprobation.
Il est vrai qu’elle n’avait bu que du café, alors que la grosse Jaja en était à
son troisième petit verre.
— Je suis bien contente que
vous soyez venu, parce que, ainsi, je suis quitte… On n’a rien à cacher, rien à
se reprocher… Mais on sait bien, quand même, qu’avec la police… Tenez ! Si
c’était la police de Cannes, je suis sûre qu’elle me ferait fermer…
— William dépensait beaucoup
d’argent ?
Est-ce qu’elle ne désespéra pas de
lui faire comprendre la situation ?
— Il en dépensait sans en
dépenser… Il donnait de quoi aller chercher à manger et à boire… Quelquefois il
payait la facture du gaz et de l’électricité, ou bien il donnait cent francs à
Sylvie, pour s’acheter des bas.
Maigret avait faim. Et il y avait ce
gigot savoureux à quelques centimètres de ses narines. Deux morceaux coupés
restaient sur le plat. Il en prit un avec les doigts et le mangea, tout en
parlant, comme s’il eût été, lui aussi, de la maison.
— Sylvie amène ses clients
ici ?
— Jamais ! C’est alors
qu’on nous ferait fermer… Il y a assez d’hôtels pour ça, à Cannes !…
Et elle ajouta, en regardant Maigret
dans les yeux :
— Vous croyez vraiment que ce
sont ses femmes qui l’ont…
Au même moment, elle détourna la
tête. Sylvie se dressa un peu pour voir à travers le tulle de la porte vitrée. La
porte extérieure s’était ouverte. Quelqu’un traversait le bar, poussait l’autre
porte, s’arrêtait, étonné, en apercevant un visage nouveau.
Sylvie s’était levée. Jaja, un peu
rose, peut-être, disait au nouveau venu :
— Entre !… C’est le
commissaire qui s’occupe de William…
Et, à Maigret :
— Un ami… Joseph… Il est garçon
au Casino…
Cela se voyait au plastron blanc, au
nœud de cravate noir que Joseph portait sous un complet gris, avec des souliers
vernis.
— Je reviendrai… dit-il.
— Mais non ! Entre…
Il n’y était pas très décidé.
— Je venais seulement dire
bonjour en passant… J’ai un tuyau pour la deux et…
— Vous jouez aux courses ?
fit Maigret en se tournant à demi vers le garçon de café.
— De temps en temps… Il y a des
clients qui me donnent des tuyaux… Il faut que je file…
Et il battit en retraite, non sans
que le commissaire ait eu l’impression qu’il adressait un signe à Sylvie.
Celle-ci s’était rassise. Jaja soupirait :
— Il va encore perdre… Ce n’est
pas un méchant garçon…
— Il faut que je
m’habille ! dit Sylvie en se levant et en découvrant, entre les pans du
peignoir, la plus grande partie de son corps, sans provocation, comme si c’eût
été la chose la plus naturelle du monde.
Elle gravit l’escalier jusqu’à
l’entresol, où on l’entendit aller et venir. Il sembla à Maigret que la grosse
Jaja tendait l’oreille.
— Elle fait quelquefois les
courses aussi… C’est elle qui a perdu le plus avec la mort de William…
Maigret se leva brusquement, passa
dans le bar, ouvrit la porte de la rue. Mais il était trop tard. Joseph
s’éloignait à grands pas, sans se retourner, en même temps qu’une fenêtre se
refermait à l’entresol.
— Qu’est-ce qui vous a
pris ?
— Rien… une idée…
— Encore un verre ?… Vous
savez, si le gigot vous plaît…
Sylvie descendait, déjà transformée,
méconnaissable dans un costume tailleur bleu marine qui lui donnait un air de
jeune fille. Un chemisier de soie blanche rendait vraiment désirables de petits
seins tremblants que Maigret avait pourtant vus si longtemps. La jupe moulait
un ventre étroit, une croupe nerveuse. Les bas de soie étaient bien tirés sur
ses jambes.
— À ce soir !
Et elle aussi embrassait Jaja au
front, se tournait vers Maigret, hésitait. Est-ce qu’elle avait envie de sortir
sans lui dire au revoir, ou de lui lancer une injure ?
En tout cas, elle précisait son
attitude d’ennemie. Elle n’essayait pas de lui donner le change.
— Bonjour… Je suppose que vous
n’avez plus besoin de moi ?
Elle était toute raide. Elle
attendait un instant et elle s’en allait d’une démarche décidée.
Jaja riait en remplissant les
verres.
— Ne faites pas attention… Ces
petites-là, ça n’a pas encore de raison. Voulez-vous que je vous donne une
assiette, pour que vous goûtiez ma salade ?
Le bar vide, en façade, avec sa
seule vitrine donnant sur la ruelle ; là-haut, au-dessus de l’escalier
tournant, l’entresol qui devait être en désordre ; le soupirail et la cour
d’où le soleil se retirait peu à peu…
Un drôle d’univers, au centre duquel
Maigret était installé devant les restes d’une salade odorante, en compagnie de
la grosse femme qui semblait s’appuyer sur sa poitrine abondante et qui
soupirait :
— Quand j’avais son âge, on me
faisait marcher autrement que ça, moi !
Elle n’avait pas besoin de préciser.
Il l’imaginait très bien, quelque part aux environs de la Porte Saint-Denis ou
du faubourg Montmartre, en robe de soie voyante, surveillée, à travers les
vitres de quelque bar, par un ami intransigeant.
— Aujourd’hui…
Elle avait fait trop d’honneur à la
bouteille. Ses yeux s’humectèrent en regardant Maigret. Sa bouche enfantine eut
une moue qui présageait des larmes.
— Vous me faites penser à
William… C’était sa place… Lui aussi posait sa pipe à côté de son assiette
pour manger… Il avait les mêmes épaules… Savez-vous que vous lui
ressemblez ?
Elle se contenta de s’essuyer les yeux,
sans pleurer.
IV
La gentiane
C’était l’heure rose, équivoque, où
les moiteurs du soleil couchant se dissipent dans la fraîcheur de la nuit
proche. Maigret sortait du Liberty-Bar comme on sort d’un mauvais lieu, les
mains enfoncées dans les poches, le chapeau sur les yeux. Pourtant, après une
dizaine de pas, il éprouva le besoin de se retourner, comme pour s’assurer de
la réalité de cette atmosphère qu’il quittait.
Le bar était bien là, coincé entre
deux maisons, avec sa façade étroite, peinte d’un vilain brun, et les lettres
jaunes de l’enseigne.
Derrière la vitre, il y avait un pot
de fleurs et, tout près, un chat endormi.
Jaja devait sommeiller aussi, dans
l’arrière-boutique, seule près du réveille-matin qui comptait les minutes…
Au bout de la ruelle, on renaissait
à la vie normale : des magasins, des gens habillés comme tout le monde,
des autos, un tramway, un sergent de ville…
Puis, à droite, la Croisette qui
ressemblait vraiment, à cette heure-là, aux aquarelles réclame que le Syndicat
d’initiative de Cannes fait reproduire dans les magazines de luxe.
C’était doux, paisible… Des gens
marchant sans se presser… Des autos glissant sans bruit, comme sans moteur… Et
tous ces yachts clairs sur l’eau du port…
Maigret se sentait fatigué, abruti,
et pourtant il n’avait pas envie de rentrer à Antibes. Il allait et venait sans
but, s’arrêtant sans savoir pourquoi, repartant dans n’importe quelle
direction, comme si la partie consciente de son être fût restée dans l’antre de
Jaja, près de la table non desservie où, à midi, était attablé un correct
steward suédois, en face de Sylvie aux seins nus.
Dix ans durant, William Brown avait
vécu là plusieurs jours par mois, dans une chaude paresse, près de Jaja qui,
après quelques verres, pleurnichait, puis s’endormait sur sa chaise.
— La gentiane, parbleu !
Maigret était ravi d’avoir trouvé ce
qu’il cherchait depuis un quart d’heure sans même sans rendre compte !
Depuis qu’il était sorti du Liberty-Bar, il s’obstinait à le définir, à le
débarrasser de son pittoresque superficiel, pour n’en garder que l’âme. Et il
avait trouvé ! Il se souvenait de la phrase d’un ami à qui il offrait
l’apéritif.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Une gentiane !
— Quelle est cette nouvelle
mode ?
— Ce n’est pas une mode !
C’est la dernière ressource de l’ivrogne, vieux ! Tu connais la gentiane.
C’est amer. Ce n’est même pas alcoolisé. Eh bien ! quand, pendant trente
ans, on s’est imbibé d’alcools divers, il ne reste plus que ce vice-là, il n’y
a que cette amertume à émouvoir les papilles…
C’était bien cela ! Un endroit
sans vice, sans méchanceté ! Un bar où l’on entrait immédiatement dans la
cuisine et où vous accueillait la familiarité de Jaja !
Et l’on buvait, pendant qu’elle
faisait sa popote ! On allait chercher soi-même, chez le boucher voisin,
le morceau de barbaque ! Sylvie descendait, les yeux pleins de sommeil, à
moitié nue, et on l’embrassait au front, sans même regarder ses seins pauvres.
Il ne faisait pas très propre, pas
très clair. On ne parlait pas beaucoup. La conversation se traînait, sans
conviction, comme les gens…
Plus de monde extérieur,
d’agitation. À peine un rectangle de soleil…
Manger, boire… Sommeiller et boire à
nouveau pendant que Sylvie s’habillait, tirait ses bas sur ses cuisses avant
d’aller travailler…
— À tout à l’heure,
parrain !
N’était-ce pas exactement l’histoire
de la gentiane du copain ? Et le Liberty-Bar n’était-il pas le dernier
havre, quand on avait tout vu, tout essayé en fait de vices ?
Des femmes sans beauté, sans
coquetterie, sans désir, qu’on ne désire pas et qu’on embrasse au front, en
leur donnant cent francs pour aller s’acheter des bas, en leur demandant, au
retour : « Bien travaillé ? »
Maigret en était un peu oppressé. Il
voulait penser à autre chose. Il s’était arrêté devant le port où une légère buée
commençait à s’étirer à quelques centimètres de la surface de l’eau.
Il avait dépassé les petits yachts,
les voiliers de course. À dix mètres de lui, un matelot amenait le pavillon
rouge orné d’un croissant d’un énorme vapeur blanc qui devait appartenir à un
pacha quelconque.
Plus près, il lut, en lettres
dorées, à l’arrière d’un yacht d’une quarantaine de mètres : Ardena.
Il avait à peine évoqué la figure du
Suédois de chez Jaja qu’en levant la tête il l’apercevait sur le pont, ganté de
blanc, déposant un plateau avec du thé sur une table de rotin.
Le propriétaire était accoudé à la
lisse, en compagnie de deux jeunes femmes. Il riait, montrait des dents
admirables. Une passerelle longue de trois mètres les séparait de Maigret, et
celui-ci, haussant les épaules, s’y engagea, faillit éclater de rire en voyant
le visage du steward se décomposer.
Il y a des moments comme cela où
l’on fait une démarche, moins pour son utilité propre que pour faire quelque
chose, ou encore pour s’empêcher de penser.
— Pardon, monsieur…
Le propriétaire avait cessé de rire.
Il attendait, tourné vers Maigret, ainsi que les deux femmes.
— Un renseignement, s’il vous
plaît. Connaissez-vous un certain Brown ?
— Il a un bateau ?
— Il en a eu un… William Brown…
C’est à peine si Maigret attendait
la réponse.
Il regardait son interlocuteur, qui
devait avoir quarante-cinq ans et qui était vraiment racé, entre les deux
femmes demi-nues sous leur robe.
Il se disait : « Brown a
été comme lui ! Il s’entourait de jolies femmes aussi, bien habillées,
dont chaque détail de toilette est étudié pour provoquer le désir ! Il les
conduisait, pour les amuser, dans les petites boîtes et offrait du champagne à
tout le monde… »
On lui répondait, avec un fort
accent :
— Si c’est le Brown auquel je
pense, il avait jadis ce gros bateau qui est le dernier… Le Pacific…
Mais il a déjà été vendu deux ou trois fois…
— Je vous remercie.
L’homme et ses deux compagnes ne
comprenaient pas très bien le sens de la visite de Maigret. Ils le regardaient
s’éloigner, et le commissaire entendit fuser un petit rire de femme.
Le Pacific… Il n’y avait que
deux bateaux de sa taille dans le port, dont celui qui battait pavillon turc.
Seulement, le Pacific sentait
l’abandon. À maints endroits on voyait la tôle sous la peinture écaillée. Les
cuivres étaient verdis.
Un petit écriteau misérable, sur le
bastingage : À vendre.
C’était l’heure où les matelots de
yacht, bien lavés, roides dans leur uniforme, s’en vont vers la ville, par
groupes, comme des soldats.
Quand Maigret repassa devant l’Ardena,
il sentit les regards des trois personnages braqués sur lui, et il soupçonna le
steward de l’épier de quelque recoin du pont.
Les rues étaient éclairées. Maigret
eut quelque peine à retrouver le garage, où il n’avait qu’un renseignement à
demander.
— À quelle heure Brown,
vendredi, est-il venu chercher sa voiture ?
Il fallut appeler le mécanicien.
À cinq heures moins quelques
minutes ! Autrement dit, il avait eu juste le temps nécessaire pour
regagner le cap d’Antibes.
— Il était seul ? Personne
ne l’attendait dehors ? Et vous êtes sûr qu’il n’était pas blessé ?
William Brown avait quitté le
Liberty-Bar vers deux heures. Qu’avait-il fait pendant trois heures ?
Maigret n’avait plus de raison de
s’attarder à Cannes. Il attendit l’autocar, se cala dans un coin, laissant
errer un regard flou sur la grand-route où les autos, phares allumés, se
suivaient en cortège.
Le premier personnage qu’il aperçut,
en descendant du car, place Macé, fut l’inspecteur Boutigues, qui était assis à
la terrasse du Café Glacier et qui se leva précipitamment.
— On vous cherche depuis ce
matin !… Asseyez-vous… Qu’est-ce que vous prenez ?… Garçon !…
Deux pernods…
— Pas pour moi !… Une
gentiane !… fit Maigret, qui voulait se rendre compte du goût de ce
breuvage.
— J’ai d’abord questionné les
chauffeurs de taxi. Comme aucun ne vous avait transporté, je me suis adressé
aux conducteurs d’autobus. C’est ainsi que j’ai su que vous étiez à Cannes…
Il parlait vite ! Et il y
mettait de la passion !
Maigret le regardait malgré lui avec
des yeux ronds, ce qui n’empêchait pas le petit inspecteur de poursuivre :
— Il n’y a que cinq ou six
restaurants où l’on puisse manger proprement… J’ai téléphoné à chacun d’eux… Où
diable avez-vous pu déjeuner ?…
Boutigues aurait été bien étonné si
Maigret lui avait dit la vérité, lui avait parlé du gigot et de la salade à
l’ail, dans la cuisine de Jaja, et des petits verres, et de Sylvie…
— Le juge d’instruction ne veut
rien faire sans vous avoir consulté… Or, il y a du nouveau… Le fils est arrivé…
— Le fils de qui ?
Et Maigret faisait la grimace, parce
qu’il venait de boire une gorgée de gentiane.
— Le fils de Brown… Il était à
Amsterdam quand…
Décidément, Maigret avait mal à la
tête. Il essayait de concentrer son esprit, mais n’y parvenait qu’avec peine.
— Brown a un fils ?
— Il en a plusieurs… De sa
vraie femme, qui habite l’Australie… Un seul est en Europe, où il s’occupe des
laines…
— Les laines ?
À ce moment, Boutigues dut avoir une
piètre opinion de Maigret. Mais aussi celui-ci était-il toujours au Liberty-Bar !
Plus exactement, il était en train d’évoquer le garçon de café qui jouait aux
courses et à qui Sylvie avait parlé par la fenêtre…
— Oui ! Les Brown sont les
plus gros propriétaires d’Australie. Ils élèvent des moutons et expédient la
laine en Europe… Un des fils surveille les terres… L’autre, à Sydney, s’occupe
des expéditions… Le troisième, en Europe, va d’un port à l’autre, selon que les
laines sont destinées à Liverpool, au Havre, à Amsterdam ou à Hambourg… C’est
lui qui…
— Et qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il faut enterrer son père
le plus vite possible et qu’il paiera… Il est très pressé… Il doit reprendre
l’avion demain soir…
— Il est à Antibes ?
— Non ! À Juan-les-Pins…
Il voulait un palace, avec un appartement pour lui seul… Il paraît qu’il doit
être relié téléphoniquement toute la nuit à Nice, pour pouvoir téléphoner à
Anvers, à Amsterdam et je ne sais où encore…
— Il a visité la villa ?
— Je le lui ai proposé. Il a
refusé.
— Alors, qu’est-ce qu’il a
fait, en somme ?
— Il a vu le juge. C’est tout !
Il a insisté pour que les choses aillent vite ! Et il a demandé
combien !
— Combien quoi ?
— Combien cela coûterait.
Maigret regardait la place Macé d’un
air absent. Boutigues continuait :
— Le juge vous a attendu tout
l’après-midi à son bureau. Il ne peut guère refuser le permis d’inhumer,
maintenant que l’autopsie a été pratiquée… Le fils Brown a téléphoné trois fois
et, en fin de compte, on lui a promis que l’enterrement pourrait avoir lieu
demain à la première heure…
— À la première heure ?
— Oui, pour éviter la foule…
C’est pourquoi je vous cherche… On fermera le cercueil ce soir… Si bien que, si
vous voulez voir Brown avant que…
— Non !
Vraiment ! Maigret n’avait pas
envie de voir le cadavre ! Il connaissait assez William Brown sans
cela !
Il y avait du monde à la terrasse.
Boutigues remarqua qu’on les observait de plusieurs tables, ce qui n’était pas
pour lui déplaire. Néanmoins il murmura :
— Parlons plus bas…
— Où veut-on l’enterrer ?
— Mais… au cimetière d’Antibes…
Le corbillard sera à la morgue à sept heures du matin… Il ne me reste qu’à
confirmer la chose au fils Brown…
— Et les deux femmes ?
— On n’a rien décidé… Peut-être
le fils préférerait-il…
— À quel hôtel dites-vous qu’il
est descendu ?
— Au Provençal. Vous voulez le
voir ?
— À demain ! dit Maigret.
Je suppose que vous serez à l’enterrement ?
Il était d’une drôle d’humeur. À la
fois joyeuse et macabre ! Un taxi le conduisit au Provençal, où il fut
reçu par un portier, puis par un autre employé à galons, enfin par un maigre
jeune homme en noir, embusqué derrière un bureau.
— M. Brown ?… Je vais voir
s’il est visible… Voulez-vous me dire votre nom ?…
Et des sonneries. Des allées et
venues du chasseur. Cela dura au moins cinq minutes, après quoi l’on vint
chercher Maigret pour le conduire à travers d’interminables couloirs vers une
porte marquée du numéro 37. Derrière la porte, un cliquetis de machine à
écrire. Une voix excédée :
— Entrez !
Maigret se trouva en face de Brown
fils, celui des trois chargé du département Laines-Europe.
Pas d’âge. Peut-être trente ans,
mais peut-être aussi quarante. Un grand garçon maigre, aux traits déjà burinés,
rasé de près, vêtu d’un complet correct, une perle piquée à sa cravate noire
rayée de blanc.
Pas une ombre de désordre ni
d’imprévu. Pas un cheveu hors de l’alignement. Et pas un tressaillement à la
vue du visiteur.
— Vous permettez un
instant ?… Asseyez-vous…
Une dactylo était installée devant
la table Louis XV. Un secrétaire parlait anglais au téléphone.
Et Brown fils achevait de dicter un
câble, en anglais, où il était question de dommages-intérêts à cause d’une
grève de dockers.
Le secrétaire appela :
— Monsieur Brown…
Et il lui tendit le récepteur du
téléphone.
— Allô !… Allô !…
Yes !…
Il écouta longtemps, sans un mot
d’interruption, trancha enfin, au moment de raccrocher :
— No !
Il appuya sur un timbre électrique,
demanda à Maigret :
— Un porto ?
— Merci.
Et, comme le maître d’hôtel se
présentait, il commanda néanmoins :
— Un porto !
Il faisait tout cela sans fièvre,
mais d’un air soucieux, comme si, de ses moindres faits et gestes, du plus
petit tressaillement de ses traits, eussent dépendu les destinées du monde.
— Tapez dans ma chambre !
dit-il à la dactylo en désignant la pièce voisine.
Et, à son secrétaire :
— Demandez le juge
d’instruction…
Enfin, il s’assit, soupira en se
croisant les jambes :
— Je suis fatigué. C’est vous
qui devez faire l’enquête ?
Et il poussa vers Maigret le porto
que le domestique apportait.
— C’est une ridicule histoire,
n’est-ce pas ?
— Pas si ridicule que ça !
grogna Maigret de son air le moins aimable.
— Je veux dire ennuyeuse…
— Évidemment ! C’est
toujours ennuyeux de recevoir un coup de couteau dans le dos et d’en mourir…
Le jeune homme se leva, impatienté,
ouvrit la porte de la chambre voisine, fit mine de donner des ordres en
anglais, revint vers Maigret, à qui il tendit un étui à cigarettes.
— Merci ! Rien que la
pipe…
L’autre prit sur un guéridon une
boîte de tabac anglais.
— Du gris ! fit Maigret en
tirant son paquet de sa poche.
Brown arpentait la pièce à grands
pas.
— Vous savez, n’est-ce
pas ? que mon père avait une vie très… scandaleuse…
— Il avait une maîtresse !
— Et autre chose !
Beaucoup d’autres choses ! Vous avez besoin de savoir, autrement vous
risquez de faire… comment dites-vous ?… gaffe.
Le téléphone l’interrompit. Le
secrétaire accourut, répondit cette fois en allemand, tandis que Brown lui
adressait des signes négatifs. Cela dura longtemps. Brown s’impatientait. Et
comme le secrétaire n’en finissait pas assez vite, le jeune homme vint lui
prendre le récepteur des mains et raccrocha.
— Mon père est venu en France,
il y a longtemps, sans ma mère… Et il nous a presque ruinés…
Brown ne tenait pas en place. Tout
en parlant, il avait refermé la porte de sa chambre sur le secrétaire. Il
toucha du doigt le verre de porto.
— Vous ne buvez pas ?
— Merci !
Il haussa les épaules avec
impatience.
— On a nommé un conseil
judiciaire… Ma mère a été très malheureuse… Elle a beaucoup travaillé…
— Ah ! c’est votre mère
qui a remonté l’affaire ?
— Avec mon oncle, oui !
— Le frère de votre mère,
évidemment !
— Yes ! Mon père avait perdu… dignité… oui, la dignité… Alors, il vaut mieux
qu’on ne parle pas trop… Vous comprenez ?…
Maigret ne l’avait pas encore quitté
du regard, et cela semblait mettre le jeune homme hors de lui. Surtout que ce
regard lourd était impossible à déchiffrer. Peut-être ne voulait-il rien
dire ? Peut-être au contraire était-il terriblement menaçant ?
— Une question, monsieur Brown
– monsieur Harry Brown, à ce que je vois d’après vos bagages. Où étiez-vous
mercredi dernier ?
Il fallut attendre que le jeune
homme eût parcouru par deux fois la pièce dans toute la longueur.
— Qu’est-ce que vous
croyez !
— Je ne crois rien du tout. Je
vous demande seulement où vous étiez.
— Cela a de l’importance ?
— Peut-être que oui, peut-être
que non !
— J’étais à Marseille, à cause
de l’arrivée du Glasco ! Un bateau avec de la laine de chez nous,
qui est maintenant à Amsterdam et qui ne peut pas décharger à cause de la grève
des dockers…
— Vous n’avez pas vu votre
père ?
— Je n’ai pas vu…
— Une autre question, la
dernière. Qui faisait une rente à votre père ? Et de combien
était-elle ?
— Moi ! Cinq mille francs
par mois… Vous voulez raconter ça aux journaux ?
On entendait toujours la machine à
écrire, sa sonnerie au bout de chaque ligne, le heurt du chariot.
Maigret se leva, prit son chapeau.
— Je vous remercie !
Brown en était sidéré.
— C’est tout ?
— C’est tout… Je vous remercie…
Le téléphone sonnait encore, mais le
jeune homme ne pensait pas à décrocher. Il regardait, comme sans y croire,
Maigret se diriger vers la porte.
Alors, désespéré, il saisit une
enveloppe sur la table :
— J’avais préparé, pour les
œuvres de la police…
Maigret était déjà dans le corridor.
Un peu plus tard, il descendait l’escalier somptueux, traversait le hall,
précédé d’un larbin en livrée.
À neuf heures, il dînait, tout seul,
dans la salle à manger de l’Hôtel Bacon, tout en consultant l’annuaire des
téléphones. Il demanda coup sur coup trois numéros de Cannes. Au troisième
seulement, on lui répondit :
— Oui, c’est à côté…
— Parfait ! Voulez-vous
être assez aimable pour dire à Mme Jaja que l’enterrement aura lieu demain à
sept heures à Antibes… Oui, l’enterrement… Elle comprendra…
Il marcha un peu dans la pièce. De
la fenêtre, il apercevait, à cinq cents mètres, la villa blanche de Brown, où
deux fenêtres étaient éclairées.
Est-ce qu’il avait le
courage ?…
Non ! Il avait surtout
sommeil !
— Ils ont le téléphone,
n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur le
commissaire ! Voulez-vous que j’appelle ?
Brave petite bonniche en bonnet
blanc, qui faisait penser à une souris trottant dans la pièce !
— Monsieur… J’ai une de ces
dames à l’appareil…
Maigret prit le récepteur.
— Allô !… Ici,
commissaire… Oui !… Je n’ai pas pu aller vous voir… L’enterrement est à
sept heures, demain matin… Comment ?… Non ! Pas ce soir… J’ai du
travail… Bonsoir, madame…
Ça devait être la vieille. Et sans
doute courait-elle, affolée, annoncer la nouvelle à sa fille. Puis toutes les
deux discutaient pour savoir ce qu’elles avaient à faire.
La patronne de l’Hôtel Bacon était
entrée dans la pièce, souriante, mielleuse.
— Est-ce que la bouillabaisse
vous a plu ?… Je l’ai faite exprès pour vous, étant donné que…
La bouillabaisse ? Maigret
cherchait dans ses souvenirs.
— Ah ! oui !
Excellente ! Fameuse ! s’empressa-t-il de dire avec un sourire poli.
Mais il ne s’en souvenait pas.
C’était noyé dans l’ombre des choses inutiles, pêle-mêle avec Boutigues,
l’autobus, le garage…
En fait de détails culinaires, il
n’y en avait qu’un qui surnageât : le gigot de chez Jaja… Avec de la
salade fleurant l’ail…
Pardon ! il y en avait un
autre : l’odeur sucrée du porto qu’il n’avait pas bu, au Provençal, et qui
se mariait avec l’odeur tout aussi fade du cosmétique de Brown fils.
— Vous me ferez monter une
bouteille de Vittel ! dit-il en s’engageant dans l’escalier.
V
L’enterrement de William Brown
Le soleil était déjà capiteux, et si,
dans les rues de la ville, tous les volets étaient clos, les trottoirs déserts,
la vie du marché, elle, avait commencé. Une vie légère, nonchalante de gens qui
se lèvent tôt et qui ont du temps devant eux, l’emploient à criailler en
italien et en français plutôt qu’à s’agiter.
Or, la mairie dresse sa façade jaune
et son double perron au beau milieu du marché. La morgue est au sous-sol.
C’est là, à sept heures moins dix,
qu’un corbillard s’arrêta, tout noir, saugrenu, au milieu des fleurs et des
légumes. Maigret arriva presque en même temps et vit accourir Boutigues qui, à
peine levé de dix minutes, avait omis de boutonner son gilet.
— Nous avons le temps de boire
quelque chose… Il n’y a encore personne…
Et il poussait la porte d’un petit
bar, commandait du rhum.
— Vous savez que ça a été très
compliqué… Le fils n’avait pas pensé à nous dire le prix qu’il voulait mettre
pour le cercueil… Hier soir, je lui ai téléphoné… Il m’a répondu que ça lui
était égal, mais qu’il fallait de la bonne qualité… Or, il n’y avait plus un
seul cercueil en chêne massif à Antibes… On en a apporté un de Cannes, à onze
heures du soir… Alors, j’ai pensé à la cérémonie… Est-ce qu’il fallait passer
par l’église, oui ou non ?… J’ai retéléphoné au Provençal, où l’on m’a dit
que Brown était couché… J’ai fait pour le mieux… Regardez !…
Il désigna à cent mètres de là, sur
la place du marché, le portail tendu de noir d’une église.
Maigret préféra ne rien dire, mais
le fils Brown lui donnait plutôt l’impression d’un protestant que d’un
catholique.
Le bar, à l’angle d’une petite rue,
avait une porte sur chaque façade. Au moment où Maigret et Boutigues sortaient
d’un côté, un homme entrait de l’autre, et le commissaire croisa son regard.
C’était Joseph, le garçon de café de
Cannes, qui se demanda s’il devait saluer ou non et qui se décida pour un geste
vague.
Maigret supposa que Joseph avait
amené Jaja et Sylvie à Antibes. Il ne se trompait pas. Elles marchaient devant
lui, se dirigeant vers le corbillard. Jaja était essoufflée. Et l’autre, qui
semblait avoir peur d’arriver trop tard, l’entraînait.
Sylvie portait son petit tailleur
bleu qui lui donnait un air de jeune fille comme il faut. Quant à Jaja, elle
s’était déshabituée de marcher. Peut-être aussi avait-elle les pieds sensibles,
ou les jambes enflées. Elle était vêtue de soie noire très brillante.
N’avaient-elles pas dû se lever
toutes les deux vers cinq heures et demie du matin pour prendre le premier
autocar ? Un événement unique, sans doute, au Liberty-Bar !
Boutigues questionnait :
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas… fit vaguement
Maigret.
Mais au même moment, les deux femmes
s’arrêtaient, se retournaient, car elles étaient arrivées près du corbillard.
Et comme Jaja apercevait le commissaire, elle se précipita vers lui.
— Nous ne sommes pas en
retard ?… Où est-il…
Sylvie avait les yeux cernés, et
toujours cette même réserve hostile à l’égard de Maigret.
— Joseph vous a accompagnées ?
Elle fut sur le point de mentir.
— Qui vous a dit ça ?
Boutigues se tenait à l’écart.
Maigret apercevait un taxi qui, ne pouvant traverser la foule du marché,
s’arrêtait à un coin de rue.
Les deux femmes qui en sortirent
firent sensation, car elles étaient en grand deuil, avec voile de crêpe
touchant presque le sol.
C’était inattendu, dans ce soleil,
dans ce bourdonnement de vie joyeuse. Maigret murmura à Jaja :
— Vous permettez…
Boutigues était inquiet. Il
demandait au croque-mort, qui voulait aller chercher le cercueil, de patienter
un peu.
— Nous ne sommes pas en
retard ?… demandait la vieille. C’est ce taxi qui ne venait pas nous
prendre…
Et, tout de suite, son regard
repérait Jaja et Sylvie.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas.
— Je suppose qu’elles ne vont
pas se mêler à…
Encore un taxi, dont la portière
s’ouvrit avant l’arrêt complet et dont descendit un Harry Brown impeccable,
tout en noir, les cheveux blonds bien peignés, le teint frais. Son secrétaire,
en noir aussi, l’accompagnait, portant une couronne de fleurs naturelles.
Au même moment, Maigret remarqua que
Sylvie avait disparu. Il la retrouva au milieu du marché, près des corbeilles
d’un fleuriste, et, quand elle revint, elle portait un énorme bouquet de
violettes de Nice.
Est-ce ce qui donna aux deux femmes
en deuil l’idée de s’éloigner à leur tour ? On devinait qu’elles
discutaient en s’approchant du marchand. La vieille compta des pièces de
monnaie et la jeune choisit des mimosas.
Cependant, Brown s’était arrêté à
quelques mètres du char funèbre, se contentant d’esquisser un salut à l’adresse
de Maigret et de Boutigues.
— Il vaudrait mieux le prévenir
de ce que j’ai arrangé pour l’absoute… soupira celui-ci.
La partie du marché la plus proche
avait ralenti son rythme, et les gens suivaient le spectacle des yeux. Mais, à
vingt mètres déjà, c’était le bruissement habituel, les cris, les rires et
toutes ces fleurs, ces fruits, ces légumes dans le soleil, et l’odeur d’ail, de
mimosa.
Quatre employés portaient le
cercueil qui était énorme, garni d’une profusion d’ornements de bronze.
Boutigues revenait.
— Je crois que ça lui est égal.
Il a haussé les épaules…
La foule s’écartait. Les chevaux se
mettaient en marche.
Harry Brown, tout raide, le chapeau
à la main, s’avançait en regardant la pointe de ses souliers vernis.
Les quatre femmes hésitèrent. Il y
eut des regards échangés. Puis, comme la foule se refermait, elles se
trouvèrent sans le vouloir sur un seul rang, juste derrière le fils Brown et
son secrétaire.
L’église, dont les portes étaient larges
ouvertes, était rigoureusement vide, d’une fraîcheur qui ravissait.
Brown attendait au haut du perron
qu’on eût retiré la bière du corbillard. Il avait l’habitude des cérémonies.
Cela ne le gênait pas d’être le point de mire de tous les regards.
Mieux, il examinait tranquillement
les quatre femmes, sans curiosité exagérée.
Les ordres avaient été donnés trop
tard. On s’apercevait au dernier moment qu’on avait oublié de prévenir
l’organiste. Le curé appela Boutigues, lui parla bas, et quand l’inspecteur
revint de la sacristie, il annonça, navré, à Maigret :
— Il n’y aura pas de musique…
Il faudrait attendre au moins un quart d’heure… Et encore ! l’organiste
doit être au maquereau…
Quelques personnes entraient dans
l’église, jetaient un coup d’œil et s’en allaient. Et Brown, toujours debout,
toujours raide, regardait autour de lui avec la même curiosité paisible.
Ce fut une absoute rapide, sans
orgues, sans chantre. Le goupillon éparpilla de l’eau bénite. Et aussitôt
après, les quatre porteurs emmenèrent le cercueil.
Il faisait déjà tiède dehors. On
passa devant la vitrine d’un coiffeur, dont le commis en blouse blanche levait
les volets. Un homme se rasait devant sa fenêtre ouverte. Et les gens qui
allaient à leur travail se retournaient, étonnés, sur ce petit cortège de rien
du tout dont l’escorte dérisoire ne s’harmonisait pas avec le somptueux
corbillard de première classe.
Les deux femmes de Cannes et les
deux femmes d’Antibes étaient toujours sur un rang, mais un mètre les séparait.
Un taxi vide suivait. Boutigues, qui endossait la responsabilité de la
cérémonie, était nerveux.
— Vous croyez qu’il n’y aura
pas de scandale ?
Il n’y en eut pas. Le cimetière,
avec toutes ses fleurs, était aussi gai que le marché. On y retrouva, près
d’une fosse béante, le prêtre et l’enfant de chœur qu’on n’avait pas vus
arriver.
Harry Brown fut invité à jeter la
première pelletée de terre. Puis il y eut une hésitation. La vieille femme en
deuil poussa sa fille, la suivit.
Brown, à grands pas, avait déjà
regagné le taxi vide qui attendait à la porte du cimetière.
Hésitation, à nouveau. Maigret se
tenait à l’écart, avec Boutigues. Jaja et Sylvie n’osaient pas s’en aller sans
lui dire au revoir. Seulement les femmes en deuil les devançaient. Gina Martini
pleurait, roulait son mouchoir en boule, sous le voile.
Sa mère questionnait,
soupçonneuse :
— C’était son fils, n’est-ce
pas ?… Je suppose qu’il va vouloir venir à la villa ?…
— C’est possible ! Je ne
sais pas…
— Nous vous verrons
aujourd’hui ?
Mais elle ne regardait que Jaja et
Sylvie. Elles seules l’intéressaient.
— D’où sortent-elles ?… On
n’aurait pas dû permettre à des créatures pareilles…
Des oiseaux chantaient dans tous les
arbres. Les fossoyeurs lançaient la terre à un rythme régulier, et à mesure que
la fosse se comblait, le bruit était plus mou. Ils avaient déposé la couronne
et les deux bouquets sur la tombe voisine, en attendant. Et Sylvie restait
tournée de ce côté, le regard fixe, les lèvres pâles.
Jaja s’impatientait. Elle attendait
le départ des deux autres pour parler à Maigret. Elle s’épongeait, car elle
avait chaud. Et elle devait avoir de la peine à tenir debout.
— Oui… J’irai vous voir tout à
l’heure…
Les voiles noirs s’éloignaient vers
la sortie. Jaja s’approchait avec un grand soupir de soulagement.
— Ce sont elles ?… Il
était vraiment marié ?
Sylvie restait en arrière, regardait
toujours la fosse presque comblée.
Et Boutigues s’énervait à son tour.
Il n’osait pas venir écouter la conversation.
— C’est le fils qui a payé le
cercueil ?
On sentait que Jaja n’était pas à
son aise.
— Un drôle d’enterrement !
dit-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne me l’étais pas imaginé comme ça…
Je n’aurais même pas pu pleurer…
C’est maintenant que l’émotion lui
venait. Elle regardait le cimetière, et elle était en proie à un malaise vague.
— Ce n’était même pas
triste !… On aurait dit…
— On aurait dit quoi ?
— Je ne sais pas… Comme si ce
n’était pas un véritable enterrement…
Et elle étouffa un sanglot, s’essuya
les yeux, se tourna vers Sylvie.
— Viens… Joseph nous attend…
Le gardien du cimetière, sur son
seuil, était occupé à dépecer un congre.
— Qu’est-ce que vous en pensez,
vous ?
Boutigues était soucieux. Lui aussi
sentait confusément qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Maigret
allumait sa pipe.
— Je pense que William Brown a
été assassiné ! répliqua-t-il.
— Évidemment !
Et ils déambulaient dans les rues,
où déjà les vélums étaient tendus au-dessus des vitrines. Le coiffeur du matin
lisait son journal, assis devant sa porte. Place Macé, on aperçut les deux
femmes de Cannes et Joseph qui attendaient l’autobus.
— On prend quelque chose à la
terrasse ? proposa Boutigues.
Maigret accepta. Il était envahi par
une paresse presque accablante. Des images multiples se succédaient sur sa
rétine, se confondaient, et il n’essayait même pas d’y mettre de l’ordre.
À la terrasse du Glacier, par
exemple, il fermait à demi les yeux. Le soleil cuisait ses paupières. Les cils
croisés formaient une grille d’ombre derrière laquelle les gens et les choses
prenaient un aspect féerique.
Il voyait Joseph qui aidait la
grosse Jaja à se hisser sur l’autocar. Puis un petit monsieur tout en blanc,
coiffé d’un casque colonial, passait lentement, traînant un chien chow-chow à
la langue violette.
D’autres images se mêlaient à la
réalité : William Brown, au volant de sa vieille auto, conduisant ses deux
femmes de boutique en boutique, avec parfois un simple pyjama sous son
pardessus et les joues non rasées.
À cette heure-ci, le fils, de retour
au Provençal, dans un appartement de style, devait dicter des câbles, répondre
au téléphone, aller et venir à grands pas secs et réguliers.
— C’est une affaire
étrange ! soupira Boutigues, qui n’aimait pas le silence, en décroisant
les jambes et en les croisant en sens inverse. C’est dommage qu’on ait oublié de
prévenir l’organiste !
— Oui ! William Brown a
été assassiné…
C’était pour lui-même que Maigret
répétait ça, pour se convaincre que, malgré tout, il y avait un drame.
Son faux col le serrait. Il avait le
front moite. Il regardait avec gourmandise le gros glaçon qui flottait dans son
verre.
« Brown a été assassiné… Il est
parti de la villa, comme il le faisait chaque mois, pour se rendre à Cannes. Il
a laissé son auto au garage. Il est allé chercher dans quelque banque ou chez
un homme d’affaires la mensualité que lui assurait son fils. Puis, il a passé
quelques jours au Liberty-Bar. »
Quelques jours de chaude paresse
semblable à celle qui accablait Maigret. Quelques jours en pantoufles, à
traîner d’une chaise à l’autre, à manger et à boire avec Jaja, à regarder aller
et venir Sylvie demi-nue…
« Le mercredi, à deux heures,
il s’en va… À cinq heures, il reprend sa voiture, et, un quart d’heure plus
tard, il échoue, blessé à mort, sur le perron de la villa, où ses femmes le
croient ivre et l’invectivent de la fenêtre… Il a environ deux mille francs sur
lui, comme d’habitude… »
Maigret n’a pas parlé. Tout cela, il
l’a pensé, en regardant les passants défiler derrière la grille de ses cils.
Et c’est Boutigues qui
murmure :
— Je me demande qui pouvait
avoir intérêt à sa mort !
Voilà bien la question dangereuse.
Ses deux femmes ?
Est-ce qu’elles n’ont pas intérêt,
au contraire, à ce qu’il vive le plus longtemps possible puisque, sur les deux
mille francs qu’il rapporte chaque mois, elles parviennent à faire des économies ?
Celles de Cannes ? Elles
perdront un de leurs rares clients, qui nourrissait toute la maisonnée pendant
huit jours chaque mois et qui payait des bas de soie à l’une, des notes
d’électricité ou de gaz à l’autre…
Non ! d’intérêt matériel, il
n’y a que Harry Brown à en avoir puisque, son père mort, il ne devra plus lui
verser sa mensualité de cinq mille francs.
Mais que sont ces cinq mille francs
pour une famille qui vend de la laine par cargos entiers ?
Et voilà Boutigues qui
soupire :
— Je finirai par croire, comme
les gens d’ici, qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage…
— Garçon ! remettez-nous
ça ! dit Maigret.
Il le regrette aussitôt. Il veut
donner contrordre, n’ose pas !
Il n’ose pas par crainte d’avouer sa
faiblesse. Et il se souviendra par la suite de cette heure-là, de la terrasse
du Café Glacier, de la place Macé…
Car c’est un de ses rares moments de
faiblesse ! De faiblesse absolue ! L’air est tiède. Une petite fille
vend des mimosas au coin de la rue, et elle a les pieds nus, les jambes hâlées.
Une grosse torpédo grise, aux
accessoires nickelés, passe sans bruit, emportant vers la plage trois jeunes
femmes en pyjama d’été et un jeune homme aux petites moustaches de jeune
premier.
Cela sent les vacances. La veille
aussi, le port de Cannes, au soleil couchant, sentait les vacances, surtout l’Ardena,
dont le propriétaire faisait la roue devant les jeunes filles aux formes
savoureuses.
Maigret est habillé de noir, ainsi
qu’il l’était toujours à Paris. Il a son chapeau melon, qui n’a rien à faire ici.
Une affiche annonce en lettres
bleues, devant lui : Casino de Juan-les-Pins. Grand gala de la pluie d’or…
Et la glace fond doucement dans le
verre couleur d’opale.
Des vacances ! Regarder le fond
moiré de l’eau, penché sur le bord d’une barque peinte en vert ou en orange…
Faire la sieste sous un pin parasol
en écoutant bourdonner les grosses mouches.
Mais surtout ne pas s’inquiéter d’un
monsieur qu’on ne connaît pas et qui a reçu par hasard un coup de couteau dans
le dos !
Ni de ces femmes que Maigret ignorait
la veille et dont les figures le hantent, comme si c’était lui qui avait couché
avec elles !
Sale métier ! L’air sent le
bitume qui fond. Boutigues a piqué un nouvel œillet rouge au revers de son
veston clair.
William Brown ?… Eh bien !
il est enterré… Qu’est-ce qu’il veut de plus ?… Est-ce que Maigret y est
pour quelque chose ?… Est-ce que c’est lui qui a possédé un des plus
grands yachts d’Europe ?… Est-ce que c’est lui qui s’est acoquiné avec les
deux Martini, la vieille au visage plâtré et la jeune aux formes
callipyges ?… Est-ce que c’est lui qui s’enfonçait béatement dans la
paresse crapuleuse du Liberty-Bar ?…
Il y a de petites bouffées tièdes
qui vous caressent les joues… Les gens qui passent sont en vacances… Tout le
monde est en vacances, ici !… La vie a l’air d’une vacance !…
Même Boutigues, qui ne peut pas se
taire et qui murmure :
— Au fond, je suis bien content
qu’on ne m’ait pas laissé la responsabilité de…
Alors Maigret cesse de regarder le
monde à travers ses cils. Il tourne vers son compagnon un visage un peu
congestionné par la chaleur et par la somnolence. Ses prunelles apparaissent
brouillées, mais il ne faut que quelques secondes pour qu’elles reprennent leur
netteté.
— C’est vrai ! dit-il en
se levant. Garçon ! Combien ?…
— Laissez ça.
— Jamais de la vie.
Il jeta des coupures sur la table.
Oui, c’est une heure dont il se
souviendra, parce que, franchement, il a été tenté de ne pas s’en faire, de
laisser aller les choses, comme les autres, en prenant le temps comme il vient.
Et le temps est radieux !
— Vous partez ?… Vous avez
une idée de derrière la tête ?
Non ! Sa tête est trop pleine
de soleil, de langueurs. Il n’a pas le moindre petit bout d’idée. Et, comme il
ne veut pas mentir, il murmure :
— William Brown a été
assassiné !
À part lui, il pense :
« Qu’est-ce que ça peut leur f… ! »
Parbleu ! À tous ces gens qui
se chauffent au soleil comme des lézards et qui assisteront ce soir au Gala
de la pluie d’or.
— Je vais travailler !
dit-il.
Il serre la main de Boutigues. Il
s’éloigne. Il s’arrête pour laisser passer une auto de trois cent mille francs
dans laquelle il n’y a, au volant, qu’une jeune fille de dix-huit ans qui
fronce les sourcils en regardant devant elle.
— Brown a été assassiné…
continue-t-il à se répéter.
Il commence à ne plus sous-estimer
le Midi. Il tourne le dos au Café Glacier. Et, pour ne pas retomber dans la
tentation, il se dicte comme à un sous-ordre :
— Découvrir l’emploi du temps
de Brown, mercredi, de deux heures à cinq heures de l’après-midi…
Donc, il faut aller à Cannes !
Et prendre l’autocar !
Il l’attend, les mains dans les
poches, la pipe aux dents, l’air grognon, sous un réverbère.
VI
Le compagnon honteux
Des heures durant, à Cannes, Maigret
se livra à un morne travail que l’on confie d’habitude à des inspecteurs. Mais
il avait besoin de s’agiter, de se donner l’illusion de l’action.
À la police des mœurs, on
connaissait Sylvie, qui figurait sur les registres.
— Je n’ai jamais eu d’ennuis
avec elle ! dit le brigadier qui s’occupait de son quartier. Elle est
tranquille. Elle passe à peu près régulièrement la visite…
— Et le Liberty-Bar ?
— On vous en a parlé ? Une
drôle de boîte, qui nous a intrigués longtemps et qui continue à intriguer bien
des gens ! Au point que presque tous les mois nous recevons une lettre
anonyme à son sujet. D’abord, on a soupçonné la grosse Jaja de vendre des
stupéfiants. Elle a été mise sous surveillance. Je peux vous affirmer que ce
n’est pas vrai… D’autres ont insinué que l’arrière-boutique servait de lieu de
réunion à des gens de mœurs spéciales…
— Je sais que c’est faux !
fit Maigret.
— Oui… C’est plus rigolo que
tout ça… La mère Jaja attire de vieux types qui n’ont plus envie de rien, que
de se soûler en sa compagnie. D’ailleurs, elle a une petite rente, car son mari
est mort accidentellement…
— Je sais !
Dans un autre bureau, Maigret se
renseigna sur Joseph.
— On le tient à l’œil, parce
que c’est un habitué des courses, mais on n’a jamais rien relevé contre lui.
Résultats nuls sur toute la ligne.
Les mains dans les poches, Maigret se mit alors à parcourir la ville, avec un
air obstiné qui proclamait sa mauvaise humeur.
Il commença par visiter les palaces,
où il se fit remettre le livre des voyageurs. Entre-temps, il déjeuna dans un
restaurant proche de la gare, et à trois heures de l’après-midi il savait que
Harry Brown n’avait dormi à Cannes ni pendant la nuit du mardi au mercredi, ni
pendant celle du mercredi au jeudi.
C’était dérisoire. S’agiter pour
s’agiter !
— Le fils Brown peut être venu
de Marseille en auto et être reparti le jour même…
Maigret retourna à la police des
mœurs, où il prit la photographie de Sylvie que possédait le service. Il avait
déjà en poche celle de William Brown, qu’il avait emportée de la villa.
Et il se plongea dans une nouvelle
atmosphère : les petits hôtels, surtout ceux qui entourent le port, où
l’on peut louer des chambres non seulement à la nuit mais à l’heure.
Les tenanciers devinaient dès
l’abord qu’il était de la police. Ce sont des gens qui craignent celle-ci
par-dessus tout.
— Attendez, que je demande à la
femme de chambre…
Et c’étaient des dégringolades dans
des escaliers sombres, toute une Cour des Miracles que le commissaire
découvrait.
— Ce gros-là ?… Non !
je ne me souviens pas de l’avoir vu ici…
C’était la photographie de William
Brown que Maigret montrait la première. Puis il exhibait celle de Sylvie.
On la connaissait presque partout.
— Elle est déjà venue… Mais il
y a quelque temps…
— La nuit ?
— Oh ! non ! quand
elle vient avec quelqu’un, c’est toujours « pour un moment »…
Hôtel Bellevue… Hôtel du Port… Hôtel
Bristol… Hôtel d’Auvergne…
Et il y en avait encore, la plupart
dans des petites rues, la plupart aussi discrets, ne se signalant au passage
que par une plaque de marmorite flanquant un corridor béant : Eau
courante. Prix modérés…
Parfois Maigret montait d’un
échelon, trouvait un tapis sur les marches d’escalier… D’autres fois, il
rencontrait dans le couloir un couple furtif qui détournait la tête…
Et en sortant il revoyait le port,
où quelques voiliers de course de six mètres, série internationale, étaient
tirés à terre.
Des matelots les peignaient avec
soin, tandis que stationnaient çà et là des groupes de curieux.
— Pas d’histoires ! lui
avait-on dit à Paris.
Eh bien ! si cela continuait,
on serait servi ! Il n’y aurait pas d’histoire du tout, pour la bonne
raison que Maigret ne trouverait rien !
Il fumait pipe sur pipe, en bourrant
une alors que l’autre n’était pas encore éteinte, car il en avait toujours deux
ou trois dans les poches.
Et il prenait le pays en grippe,
enrageait parce qu’une femme s’obstinait à lui vendre des coquillages et parce
qu’un gamin, qui courait, pieds nus, se jetait dans ses jambes puis le
regardait en éclatant de rire.
— Vous connaissez cet
homme ?
Il montrait pour la vingtième fois
la photographie de William Brown.
— Il n’est jamais venu ici.
— Et cette femme ?
— Sylvie ?… Elle est
là-haut…
— Seule ?
L’hôtelier haussa les épaules, cria
dans les escaliers :
— Albert !… Descends un
instant…
C’était un valet de chambre
crasseux, qui regarda le commissaire de travers.
— Sylvie est toujours
là-haut ?
— Au 7…
— Ils ont commandé à
boire ?
— Rien du tout !
— Alors, ils n’en ont pas pour
longtemps ! dit le patron à Maigret. Si vous voulez lui parler, vous
n’avez qu’à attendre…
Cela s’appelait l’Hôtel Beauséjour et
c’était dans une rue parallèle au port, juste en face d’une boulangerie.
Est-ce que Maigret avait envie de
revoir Sylvie ? Est-ce qu’il avait une ou des questions à lui poser ?
Il n’en savait rien lui-même. Il
était fatigué. Toute son attitude, par protestation, avait quelque chose de
menaçant, comme s’il eût été sur le point d’en finir.
Il n’allait pas attendre devant
l’hôtel, car la boulangère d’en face le regardait avec ironie, à travers sa
vitrine.
Est-ce que Sylvie avait tant
d’amateurs que parfois l’un d’eux dût attendre son tour en bas ? C’était
cela ! Et Maigret était furieux qu’on le prît pour un client de la fille.
Il gagna le coin de la rue, avec
l’idée de faire, pour passer le temps, le tour du pâté de maisons. Comme il
arrivait sur le quai, il se retourna sur un taxi qui stationnait au bord du
trottoir et dont le chauffeur faisait les cent pas.
Il ne put préciser tout de suite ce
qui le frappait. Il dut se retourner deux fois. Ce n’était pas tant l’auto que
l’homme qui lui rappelait quelque chose, et soudain son image s’associa au
souvenir de l’enterrement du matin.
— Vous êtes d’Antibes, n’est-ce
pas ?
— De Juan-les-Pins !
— C’est bien vous qui, ce
matin, avez suivi un enterrement jusqu’au cimetière…
— Oui ! Pourquoi ?
— Est-ce le même client que
vous avez amené ici ?
Le chauffeur regardait son
interlocuteur des pieds à la tête sans trop savoir ce qu’il devait répondre.
— Pourquoi me demandez-vous
cela ?
— Police… Alors ?
— C’est le même… Depuis hier à
midi, il m’a pris à la journée.
— Où est-il en ce moment ?
— Je ne sais pas… Il est parti
par là…
Et le chauffeur désignait une rue,
questionnait avec une soudaine inquiétude :
— Dites donc ! vous
n’allez pas l’arrêter avant qu’il m’ait payé ?
Maigret en oubliait de fumer. Il
resta un bon moment immobile, à fixer le capot démodé du taxi, puis soudain,
frôlé par l’idée que le couple aurait peut-être quitté l’hôtel, il se précipita
vers le Beauséjour.
La boulangère le vit arriver,
interpella son mari qui était au fond de la boutique et qui approcha de la
vitre un visage enfariné.
Tant pis ! Maintenant, Maigret
s’en moquait.
— Chambre 7…
En regardant la façade, il essayait
de deviner laquelle des fenêtres aux rideaux clos correspondait à la chambre 7.
Il n’osait pas encore se réjouir.
Et pourtant… Non ! ce n’était
pas une coïncidence… C’était la première fois, au contraire, que deux éléments
de cette affaire s’enchaînaient…
Sylvie et Harry Brown se retrouvant
dans un garni du port !…
Vingt fois il eut le temps de
parcourir les cent mètres le séparant du coin du quai. Vingt fois il revit le
taxi à la même place. Quant au chauffeur, il était venu se camper au bout de la
rue de façon à surveiller lui-même son client…
Enfin, la porte vitrée du fond du
couloir s’ouvrit. Sylvie, qui marchait vite, déboucha sur le trottoir et
faillit se heurter à Maigret.
— Bonjour ! lui
lança-t-il.
Elle s’immobilisa. Jamais encore il
ne l’avait vue aussi pâle. Et, quand elle ouvrit la bouche, il n’en sortit
aucun son.
— Votre compagnon se
rhabille ?
Elle tournait la tête en tous sens
comme une girouette. Sa main lâcha le sac que Maigret ramassa. Elle le lui
arracha littéralement, comme si elle eût craint par-dessus tout de le lui voir
ouvrir.
— Un instant !
— Pardon… On m’attend…
Marchons, voulez-vous ?…
— Justement, je ne veux pas
marcher… Surtout dans cette direction…
Elle était plus émouvante que jolie,
à cause des grands yeux qui lui rongeaient tout le visage. On la sentait en
proie à une nervosité douloureuse, à une angoisse qui lui coupait le souffle.
— Qu’est-ce que vous me
voulez ?
Est-ce qu’elle n’était pas sur le
point de s’enfuir en courant ? Pour l’en empêcher, Maigret lui prit la
main, qu’il garda dans la sienne, dans un geste qui, pour les boulangers d’en
face, pouvait passer pour un geste d’affection.
— Harry est toujours là ?
— Je ne comprends pas…
— Eh bien ! nous allons
l’attendre ensemble… Attention, petit !… Pas de bêtises… Laissez ce sac en
paix…
Car Maigret l’avait repris. À
travers l’étoffe soyeuse, il croyait reconnaître la consistance d’une liasse de
billets de banque.
— Pas de scandale !… Il y
a des gens qui nous regardent…
Et des passants ! Ils devaient
croire que Maigret et Sylvie débattaient une simple question de tarif.
— Je vous en supplie…
— Non !
Et, plus bas :
— Si vous n’êtes pas
tranquille, je vous passe les menottes !
Elle le regarda avec des prunelles
encore agrandies par l’effroi, puis, découragée ou matée, elle baissa la tête.
— Harry n’a pas l’air pressé de
descendre…
Elle ne dit rien, ne tenta pas de
nier, de le détromper.
— Vous le connaissiez
déjà ?
Ils étaient en plein soleil. Sylvie
avait le visage humide.
Elle semblait chercher désespérément
une inspiration qu’elle ne trouvait pas.
— Écoutez…
— J’écoute !
Mais non ! Elle changeait
d’avis ! Elle ne disait plus rien. Elle se mordait cruellement la lèvre.
— Joseph vous attend quelque
part ?
— Joseph ?
C’était de l’affolement, de la
panique. Et voilà que maintenant on entendait des pas dans l’escalier de
l’hôtel. Sylvie tremblait, n’osait pas regarder vers le couloir noyé d’ombre.
Les pas se rapprochaient, sonnaient
sur les dalles. La porte vitrée s’ouvrait, se refermait, et il y avait soudain
un temps d’arrêt.
Harry Brown, qu’on ne distinguait
pas dans la pénombre et qui avait vu le couple ! Ce fut bref. Il se remit
en marche. Il paya de culot. Il passa, sans une hésitation, le corps droit, en
adressant un bref salut à Maigret.
Celui-ci tenait toujours le poignet
inerte de Sylvie. Pour rejoindre Brown, qu’on ne voyait plus que de dos, il
fallait lâcher celle-ci.
Une scène ridicule à jouer sous les
fenêtres de la boulangère !…
— Venez avec moi ! dit-il
à sa compagne.
— Vous m’arrêtez ?
— Ne vous inquiétez pas de ça…
Il devait téléphoner tout de suite.
Il ne voulait à aucun prix livrer Sylvie à elle-même. Il y avait des cafés dans
les environs. Il entra dans l’un d’eux et entraîna la jeune femme avec lui dans
la cabine.
Quelques instants plus tard, il
avait l’inspecteur Boutigues au bout du fil.
— Courez à l’Hôtel Provençal.
Priez poliment, mais fermement Harry Brown de ne pas quitter Antibes avant mon
arrivée. Au besoin, empêchez-le de sortir…
Et Sylvie écoutait, effondrée. Elle
n’avait plus de ressort, plus la moindre velléité de révolte.
— Qu’est-ce que vous
buvez ? lui demanda-t-il, revenu à sa table.
— Cela m’est égal.
Il surveillait surtout le sac à
main. Le garçon les observait, sentant qu’il se passait quelque chose
d’anormal. Et comme une fillette qui allait de table en table venait offrir un
bouquet de violettes, Maigret le prit, le tendit à sa compagne, fouilla ses
poches avec un air ennuyé et, au moment où l’on s’y attendait le moins, prit le
sac.
— Vous permettez ?… Je
n’ai pas de monnaie…
Cela s’était fait si vite, d’une
façon si naturelle, qu’elle n’eut pas le temps de protester. À peine une
crispation passagère des doigts sur la poignée du sac.
La petite fille attendait sagement
en choisissant un autre bouquet dans sa corbeille. Maigret, sous une grosse
liasse de billets de mille francs, cherchait de la menue monnaie.
— Maintenant, allons !…
dit-il en se levant.
Il était nerveux aussi. Il avait
hâte d’être ailleurs, de n’avoir plus de regards curieux braqués sur lui.
— Si nous allions dire bonsoir
à cette brave maman Jaja ?
Sylvie suivait docilement. Elle
était matée. Et rien ne les distingua des autres couples qui passaient sinon
que c’était Maigret qui tenait précieusement le sac de sa compagne.
— Passez la première !
Elle pénétra dans le bar en
descendant une marche, se dirigea vers la porte vitrée du fond. On apercevait,
derrière le rideau de tulle, le dos d’un homme qui se leva vivement à l’arrivée
du couple.
C’était Yan, le steward suédois, qui
devint rouge jusqu’aux oreilles en reconnaissant Maigret.
— Encore vous ?… Eh
bien ! mon ami, vous me feriez plaisir en allant vous promener…
Jaja ne comprenait pas. Le visage de
Sylvie lui disait clairement qu’il se passait quelque chose d’anormal. Et elle
ne demandait pas mieux que de voir disparaître le marin.
— Tu viens demain, Yan ?
— Je ne sais pas…
Sa casquette à la main, il ne savait
comment s’en aller, troublé qu’il était par le regard lourd du commissaire.
— Oui… Ça va… Au revoir… lui
dit celui-ci avec impatience, en ouvrant et en refermant la porte pour livrer
passage au steward.
Il donna un tour de clé, d’un geste
brusque. Il dit à Sylvie :
— Tu peux retirer ton chapeau.
Jaja risquait d’une voix
timide :
— Vous vous êtes rencontrés…
— Justement ! Nous nous
sommes rencontrés.
Elle n’osait même pas offrir à
boire, tant elle sentait d’orage dans l’air. Par contenance, elle ramassa un
journal qui traînait par terre, le replia, puis alla surveiller quelque chose
sur son fourneau.
Maigret bourrait une pipe, tout
doucement. Il s’approchait du fourneau à son tour et, roulant un morceau de
journal, l’allumait dans le foyer.
Sylvie restait debout près de la
table. Elle avait enlevé son chapeau et l’avait posé devant elle.
Alors Maigret s’assit, ouvrit le
sac, commença à compter les billets de banque qu’il aligna parmi les verres
sales.
— Dix-huit… dix-neuf… vingt…
Vingt mille francs !…
Jaja s’était retournée d’une seule
pièce et regardait les billets avec ahurissement. Puis elle regardait Sylvie,
puis le commissaire. Elle faisait un violent effort pour comprendre.
— Qu’est-ce que…
— Oh ! rien
d’extraordinaire ! grommela Maigret. Sylvie a déniché un amoureux plus
généreux que les autres, voilà tout ! Et savez-vous comment il
s’appelle ? Harry Brown…
Il était installé comme chez lui,
les coudes sur la table, la pipe aux dents, son chapeau melon renversé sur la
nuque.
— Vingt mille francs pour
« un petit moment », comme ils disent à l’Hôtel Beauséjour…
Par contenance, Jaja essuyait à son
tablier ses mains boudinées. Elle n’osait plus rien dire. Elle était sidérée.
Et Sylvie, exsangue, les traits
tirés, ne regardait personne, ne regardait que le vide devant elle, s’attendant
désormais aux pires coups du sort.
— Tu peux t’asseoir !
lança Maigret.
Elle obéit machinalement.
— Toi aussi, Jaja… Attends…
Donne d’abord des verres propres…
Sylvie était juste à la même place
que la veille, quand elle mangeait, le peignoir entrouvert, les seins nus à
quelques centimètres de son assiette.
Jaja posait une bouteille et des
verres sur la table, s’asseyait tout au bord de sa chaise.
— Et maintenant, mes enfants,
j’attends…
La fumée de sa pipe montait
lentement vers le soupirail qui était bleuté, car le soleil ne l’atteignait
plus. Jaja regardait Sylvie…
Et celle-ci ne regardait toujours
rien, ne disait rien, absente ou butée.
— J’attends…
Il aurait pu répéter ça cent fois,
et attendre dix ans !
Jaja fut seule à soupirer en
écrasant son menton sur la poitrine :
— Mon Dieu !… Si je
m’attendais !…
Quant à Maigret, il pouvait à peine
se contenir. Il se levait. Il marchait de long en large. Il grommelait :
— Il faudra bien que…
Cette statue le mettait en rage. Une
fois, deux fois, trois fois, il passa près de Sylvie toujours figée.
— J’ai le temps… Mais…
À la quatrième fois, il n’y tint
plus. Ce fut machinal. Sa main saisit l’épaule de la jeune femme et il ne se
rendit pas compte de la puissance de l’étreinte.
Elle leva un bras qu’elle tint
devant son visage, comme une petite fille qui craint d’être battue.
— Eh bien ?…
Elle céda, sous la douleur. Elle
cria, tout en éclatant en sanglots :
— Brute !… Sale
brute !… Je ne dirai rien… Rien !… Rien !…
Jaja en était malade. Maigret, le
front têtu, se laissait tomber sur sa chaise. Et Sylvie continuait à pleurer
sans se cacher la figure, sans s’essuyer les yeux, à pleurer de rage plutôt que
de douleur.
— … Rien !… lâchait-elle
encore machinalement entre deux sanglots.
La porte du bar s’ouvrait, ce qui
n’arrivait pas deux fois par jour ; un client s’accoudait au comptoir de
zinc, tournait la manivelle de la machine à sous.
VII
La consigne
Maigret se leva avec impatience et,
pour éviter il ne savait quelle manœuvre des deux femmes – le client
pouvait être, par exemple, un émissaire de Joseph ! – il préféra
pénétrer lui-même dans le bar.
— Qu’est-ce que vous
voulez ?
L’autre fut si désemparé que, malgré
sa mauvaise humeur, le commissaire faillit éclater de rire. C’était un bonhomme
terne, entre deux âges, aux poils gris, qui avait dû raser les murs pour
arriver jusque-là en faisant des rêves d’un érotisme échevelé. Or, c’était
Maigret qui surgissait, bourru, derrière le comptoir !
— Un bock… balbutia-t-il en
lâchant la manette de l’appareil à sous.
Derrière les rideaux, le commissaire
voyait les deux femmes se rapprocher l’une de l’autre. Jaja questionnait.
Sylvie répondait avec lassitude.
— Il n’y a pas de bière !
Du moins, Maigret n’en apercevait-il
pas à portée de sa main !
— Alors, ce que vous voudrez…
Un porto…
On lui versa un liquide quelconque,
dans le premier verre venu, et il ne fit qu’y tremper les lèvres.
— Combien ?
— Deux francs !
Maigret regardait tour à tour la
ruelle encore chaude de soleil, le petit bar d’en face où il devinait des
silhouettes mouvantes, l’arrière-boutique où Jaja reprenait sa place.
Le client s’en allait en se
demandant dans quelle maison il était tombé et Maigret regagnait la seconde
pièce, prenait place sur sa chaise, à califourchon.
L’attitude de Jaja avait quelque peu
changé. Tout à l’heure, elle était surtout inquiète et l’on devinait qu’elle ne
savait que penser. Maintenant, son inquiétude était précise. Elle réfléchissait
en regardant Sylvie, avec à la fois de la pitié et une pointe de rancune. Elle
semblait dire : « C’est malin de s’être mise dans une situation
pareille ! Et cela ne va pas être simple, maintenant, de s’en
tirer ! »
Elle risqua à voix haute :
— Vous savez, monsieur le
commissaire… les hommes sont si étranges…
La conviction manquait. Elle le
sentait. Sylvie aussi, qui haussa les épaules.
— Il l’a vue ce matin à
l’enterrement et il en aura eu envie… Il est si riche que…
Maigret soupira, alluma une nouvelle
pipe et laissa son regard errer vers le soupirail.
L’atmosphère était lugubre. Jaja se
décidait au silence par crainte d’empirer les choses. Sylvie ne pleurait pas,
ne bougeait plus, attendait on ne savait quoi.
Il n’y avait que le petit
réveille-matin à poursuivre sa vie laborieuse et à pousser sur le cadran blême
les aiguilles noires qui semblaient trop lourdes pour lui.
— Tic tac, tic tac, tic tac…
À certains moments, c’était un
véritable vacarme. Un chat blanc, dans la cour, vint s’asseoir juste devant le
soupirail.
— Tic tac, tic tac, tic tac…
Jaja, qui n’était pas faite pour le
drame, se leva et alla prendre une bouteille d’alcool dans l’armoire. Comme si
rien n’était, elle en remplit trois verres, en poussa un devant Maigret,
l’autre devant Sylvie, mais sans mot dire.
Les vingt mille francs étaient
toujours sur la table, à côté du sac à main.
— Tic tac, tic…
Cela dura une heure et demie !
Une heure et demie de silence, avec seulement les soupirs de Jaja qui buvait et
dont les yeux devenaient luisants.
Parfois des gamins jouaient et
criaient dans la ruelle. D’autres fois, on entendait la sonnerie obstinée d’un
tramway lointain. La porte du bar s’ouvrit. Un Arabe passa la tête dans
l’entrebâillement, cria :
— Cacahuètes ?
Il attendit un moment et, ne
recevant pas de réponse, referma la porte et disparut.
Il était six heures quand la porte
s’ouvrit à nouveau, et cette fois il y eut dans l’arrière-boutique comme une
vibration qui annonçait que c’était l’événement attendu. Jaja faillit se lever
pour courir vers le bar, mais un regard de Maigret la retint. Sylvie, pour
marquer son indifférence, détourna la tête.
La seconde porte s’ouvrait. Joseph
entrait, voyait d’abord le dos de Maigret, puis la table, les verres, la
bouteille, le sac à main ouvert, les billets.
Le commissaire se retournait
lentement, et le nouveau venu, immobile, se contenta de grommeler :
— Merde !
— Fermez la porte… Asseyez-vous…
Le garçon de café ferma la porte
mais ne s’assit pas. Il avait les sourcils froncés, l’air contrarié, mais il ne
perdait pas son sang-froid. Au contraire ! Il le reprenait. Il
s’approchait de Jaja et l’embrassait au front.
— Bonjour…
Puis il en faisait autant avec
Sylvie, qui ne leva pas la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
Dès ce moment-là, Maigret comprit
qu’il tenait le mauvais bout. Mais, comme toujours en pareil cas, il s’obstina
d’autant plus qu’il sentait qu’il s’enferrait davantage.
— D’où venez-vous ?
— Devinez !
Et il tira un portefeuille de sa
poche, y chercha un petit carnet qu’il tendit à Maigret. C’était un carnet
d’identité, du modèle qu’on délivre aux étrangers résidant en France.
— J’étais en retard… Je suis
allé le renouveler à la Préfecture…
Le carnet portait en effet la date
du jour, le nom : Joseph Ambrosini, né à Milan,
exerçant la profession d’employé d’hôtel.
— Vous n’avez pas rencontré
Harry Brown ?
— Moi ?
— Et vous ne l’avez pas
rencontré une première fois mardi ou mercredi dernier ?
Joseph le regardait en souriant,
avec l’air de dire : « Qu’est-ce que vous racontez ? »
— Dites donc, Ambrosini !
Je suppose que vous avouez que vous êtes l’amant de Sylvie…
— C’est à voir ce que vous
entendez par là… Il m’est arrivé, mon Dieu…
— Mais non ! Mais
non ! Vous êtes ce que l’on appelle par euphémisme son protecteur…
Pauvre Jaja ! Elle n’avait
jamais été aussi malheureuse de sa vie. L’alcool qu’elle avait bu devait
déformer sa vision des choses. De temps en temps, elle ouvrait la bouche pour
intervenir en conciliatrice et l’on devinait qu’elle avait envie de dire :
« Allons, mes enfants ! Mettez-vous d’accord ! Est-ce que c’est
vraiment la peine de se donner tout ce mal ? On va trinquer ensemble
et… »
Quant à Joseph, il était évident que
ce n’était pas son premier match avec la police. Il était sur ses gardes. Son
sang-froid était parfait, sans ostentation.
— Vos renseignements sont faux…
— Si bien que vous ignorez ce
que représentent ces vingt mille francs ?
— Je suppose que Sylvie les a
gagnés… Elle est assez belle fille pour…
— Suffit !
Il était à nouveau debout. Il
arpentait la petite pièce. Sylvie regardait à ses pieds. Joseph, lui, ne
baissait pas les yeux.
— Tu prendras bien un petit
verre ! lui dit Jaja, pour qui c’était l’occasion de se verser à boire.
Et Maigret hésitait à se décider. Il
s’arrêta un long moment devant le réveille-matin qui marquait six heures et
quart. Quand il se retourna, ce fut pour articuler :
— Eh bien ! vous allez me
suivre tous les deux… Je vous arrête !…
Ambrosini ne tressaillit même pas,
se contenta de murmurer avec un rien d’ironie :
— Comme vous voudrez !
Le commissaire mettait les vingt
billets de mille francs dans sa poche, tendait à Sylvie son chapeau et son sac.
— Est-ce que je vous passe les
menottes ou bien me donnez-vous votre parole de…
— On ne vous faussera pas
compagnie, allez !
Jaja sanglotait dans les bras de
Sylvie. Celle-ci essayait de se débarrasser de cette étreinte. Et l’on eut
toutes les peines du monde à empêcher la grosse femme de suivre le groupe dans
la rue.
Les lampes s’allumaient. C’était à
nouveau l’heure molle. On passa près de la rue où se dressait l’Hôtel
Beauséjour. Mais Joseph n’eut pas un regard dans cette direction.
À la police, l’équipe de jour s’en
allait. Le secrétaire se hâtait de faire signer les pièces au commissaire.
— Vous m’enfermerez ces deux
personnages séparément… Je viendrai sans doute les voir demain…
Sylvie s’était assise sur le banc,
au fond du bureau.
Joseph roulait une cigarette qu’un
agent en uniforme lui arracha des mains.
Et Maigret s’en alla sans rien dire,
se retourna une fois encore vers Sylvie, qui ne le regardait pas, haussa les
épaules et grogna :
— Tant pis !
Calé sur une banquette de l’autocar,
il ne remarqua même pas que celui-ci était bondé et qu’une vieille dame restait
debout à côté de lui. Tourné vers la vitre, suivant du regard les phares des
autos qui défilaient, il fumait rageusement, et la vieille dame dut se pencher,
murmurer :
— Pardon, monsieur…
Il eut l’air de sortir d’un rêve. Il
se leva précipitamment, ne sut où jeter ses cendres brûlantes, donna un tel
spectacle de désarroi qu’un jeune couple, derrière lui, pouffa de rire.
À sept heures et demie, il poussait
la porte tournante du Provençal, trouvait l’inspecteur Boutigues installé dans
un fauteuil du hall où il conversait avec le gérant.
— Eh bien ?
— Il est là-haut… répliqua
Boutigues, qui paraissait troublé.
— Vous lui avez dit…
— Oui… Il ne s’est pas étonné…
Je m’attendais à des protestations…
Le gérant attendait le moment de
poser une question, mais, dès qu’il ouvrit la bouche, Maigret se hâta vers
l’ascenseur.
— Je vous attends ? lui
cria Boutigues.
— Si vous voulez…
Il connaissait si bien l’état
d’esprit dans lequel il se trouvait depuis deux ou trois heures ! Et il
enrageait, comme il enrageait toujours dans ces cas-là ! Ce qui ne
l’empêchait pas d’être incapable de réagir…
La sensation confuse de la gaffe…
Cette sensation, il l’avait depuis sa rencontre avec Sylvie, à la porte de
l’hôtel…
Et pourtant quelque chose le
poussait à aller de l’avant !
Pis encore ! Il fonçait
d’autant plus fougueusement qu’il voulait se persuader à lui-même qu’il avait
raison !
L’ascenseur montait, dans un
glissement d’acier bien graissé. Et Maigret se répétait la consigne
reçue :
— Surtout pas d’histoires !
C’était pour cela qu’il était à
Antibes ! Pour éviter les histoires, le scandale !
À d’autres moments, il serait entré
dans l’appartement de Brown sans sa pipe. Il l’alluma exprès. Il frappa. Il
entra aussitôt. Et il se trouva dans la même atmosphère exactement que la
veille :
Brown qui allait et venait,
impeccable, en donnant des ordres à son secrétaire, en répondant au téléphone
et en achevant de dicter un câble pour Sydney.
— Vous permettez un
instant ?
Pas trace d’anxiété ! Cet
homme-là était à son aise dans toutes les circonstances de la vie ! Est-ce
qu’il avait bronché, le matin, alors qu’il conduisait le deuil de son père dans
des conditions si extraordinaires ? Est-ce que la présence des quatre
femmes l’avait démonté le moins du monde ?
Et l’après-midi, au sortir de
l’hôtel borgne, il ne s’était pas troublé ! Il n’avait pas eu une seconde
d’hésitation !
Il continuait à dicter. En même
temps, il posait une boîte de cigares sur le guéridon qui était en face de
Maigret, pressait le timbre électrique.
— Vous emporterez le téléphone
dans ma chambre, James.
Et, au maître d’hôtel qui se
présentait :
— Un whisky !
Quelle part y avait-il de pose et
quelle part de naturel dans cette attitude ?
« Affaire d’éducation !
songeait Maigret. Il a dû être élevé à Oxford ou à Cambridge… » Et c’était
une vieille rancune d’élève de Stanislas ! Une rancune mêlée
d’admiration !
— Vous emporterez votre
machine, mademoiselle.
Eh bien ! non ! Brown
voyait la dactylo embarrassée de son bloc-notes et de ses crayons. Et il prenait
lui-même la lourde machine à écrire, la transportait dans la chambre voisine,
fermait la porte à clé.
Puis il attendait que le maître
d’hôtel eût apporté le whisky, désignait Maigret à qui l’on servait de
l’alcool.
Quand ils furent en tête à tête
seulement, il tira son portefeuille de sa poche, y prit une feuille de papier
timbré sur laquelle il jeta un coup d’œil avant de la tendre au commissaire.
— Lisez… Vous comprenez
l’anglais ?…
— Assez mal.
— C’est le papier que j’ai
acheté vingt mille francs, cet après-midi, à l’Hôtel Beauséjour.
Il s’assit. Ce geste était comme une
détente.
— Je dois d’abord vous
expliquer quelques petites choses… Vous connaissez l’Australie ?… C’est
dommage… Mon père, avant son mariage, possédait une très grande propriété…
Grande comme un département français. Après son mariage, il était le plus gros
éleveur de moutons australiens, parce que ma mère avait apporté en dot une
propriété presque aussi importante…
Harry Brown parlait lentement,
s’ingéniait à ne pas prononcer de paroles inutiles, à être clair.
— Vous êtes protestant ?
questionna Maigret.
— Toute la famille. Et celle de
ma mère aussi !
Il allait reprendre. Maigret
l’interrompit.
— Votre père n’a pas fait ses
études en Europe, n’est-ce pas ?
— Non ! Ce n’était pas
encore la mode… Il est venu seulement après son mariage… Cinq ans après, quand
il avait déjà trois enfants…
Tant pis si Maigret se
trompait ! Dans son esprit, il mettait tout cela en images. Il traçait à
grands traits une maison immense, mais sévère, au milieu des terres. Et des
gens graves ressemblant à des pasteurs presbytériens.
William Brown qui prenait la
succession de son père, se mariait, faisait des enfants et ne s’occupait que de
ses affaires…
— Un jour il a dû venir en
Europe, à cause d’un procès…
— Tout seul ?
— Il est venu tout seul !
C’était tellement simple !
Paris ! Londres ! Berlin ! La Côte d’Azur ! Et Brown qui
s’apercevait qu’avec sa fortune colossale il était, dans un monde brillant,
plein de séductions, quelque chose comme un roi !
— Et il n’est pas retourné
là-bas ! soupira Maigret.
— Non ! Il a voulu…
Le procès traînait. Les gens avec
qui l’éleveur de moutons était en rapport le conduisaient dans les endroits où
l’on s’amuse. Il entrait en relation avec des femmes.
— Pendant deux ans, il remettait
sans cesse son retour…
— Qui le remplaçait là-bas à la
tête de ses affaires ?
— Ma mère… Et le frère de ma
mère… On a reçu des lettres de gens du pays disant que…
Cela suffisait ! Maigret était
plus que renseigné ! Brown qui n’avait jamais connu que ses terres, ses
moutons, ses voisins et des pasteurs faisait une bombe effrénée, s’offrait tous
les plaisirs insoupçonnés jusque-là…
Il remettait son retour à plus tard…
Il faisait traîner le procès… Le procès fini, il trouvait de nouvelles excuses
pour rester…
Il avait acheté un yacht… Il faisait
partie des quelques douzaines de personnages qui peuvent tout s’acheter, tout
se permettre…
— Votre mère et votre oncle
sont parvenus à le placer sous conseil judiciaire ?
Aux Antipodes, on se
défendait ! On obtenait des jugements ! Et un beau matin, à Nice ou à
Monte-Carlo, William Brown se réveillait avec, pour toute fortune, une pension
alimentaire !
— Longtemps, il a continué à
faire des dettes, et nous avons payé… dit Harry.
— Puis vous n’avez plus
payé ?
— Pardon ! J’ai continué à
verser une pension de cinq mille francs par mois…
Maigret sentait que ce n’était pas
encore net. Il ressentait un vague malaise, qu’il traduisit par une question
brusque :
— Qu’est-ce que vous êtes venu
proposer à votre père, quelques jours avant sa mort ?
C’était en vain qu’il épiait son
interlocuteur. Brown ne se troublait pas, répondait avec son habituelle
simplicité :
— Malgré tout, il avait encore
des droits, n’est-ce pas ?… Depuis quinze ans, il faisait opposition au
jugement… C’est un grand procès là-bas… Cinq avocats travaillent seulement pour
cela… Et, en attendant, on vit sous un régime provisoire qui empêche de
réaliser de grosses opérations…
— Un instant… D’un côté, votre
père, tout seul, vivant en France et représenté en Australie par des gens de
loi qui défendent ses intérêts.
— Des gens de loi qui ont une
mauvaise réputation…
— Évidemment !… Dans
l’autre camp, votre mère, votre oncle, vos deux frères et vous…
— Yes !… Je veux dire oui !…
— Et qu’est-ce que vous offriez
à votre père pour disparaître complètement de la circulation ?
— Un million !
— Autrement dit, il y gagnait,
puisque vous lui versiez une pension inférieure à l’intérêt de cette somme,
bien placée… Pourquoi refusait-il ?…
— Pour nous faire
enrager !
Harry dit cela très gentiment. Il ne
savait sans doute pas que ce mot était quelque peu incongru dans sa bouche.
— C’était une idée fixe… Il ne
voulait pas nous laisser en paix…
— Donc, il a refusé…
— Oui ! Et il m’a annoncé
qu’il s’arrangerait pour que, même après sa mort, les ennuis continuent…
— Quels ennuis ?
— Le procès ! Là-bas, cela
nous fait beaucoup de tort…
Est-ce qu’il y avait encore besoin
d’explications ? Il suffisait d’évoquer le Liberty-Bar, Jaja, Sylvie à
demi nue, William qui apportait des provisions… Ou la villa et les deux
Martini, la jeune et la vieille, et la bagnole dans laquelle on les conduisait
au marché…
Puis de regarder Harry Brown, qui
représentait l’élément ennemi, l’ordre, la vertu, le droit, avec ses cheveux
bien lissés, son complet correct, son sang-froid, sa politesse un peu distante,
ses secrétaires…
— Pour nous faire
enrager !…
La figure de William Brown devenait
plus vivante ! Longtemps pareil à son fils, à tous ceux de là-bas,
il avait rompu avec l’ordre, la vertu, la bonne éducation…
Il était devenu l’ennemi, qu’on
avait rayé purement et simplement des cadres de la famille…
Il s’obstinait, parbleu ! Il
savait bien qu’il n’aurait pas gain de cause ! Il savait bien que
désormais il était le maudit !…
Mais il les ferait enrager !…
N’était-il pas capable de n’importe
quoi pour cela ?… Les faire enrager, sa femme, son beau-frère, ses enfants
qui le reniaient, qui continuaient à travailler pour gagner de l’argent,
toujours plus d’argent…
— Lui mort, n’est-ce pas,
expliquait posément Harry, le procès s’éteignait et tous les ennuis, toutes ces
histoires scandaleuses qui font la joie des mauvaises gens de chez nous…
— Évidemment !
— Alors, il a rédigé un
testament… Il ne peut pas déshériter sa femme et ses enfants… Mais il peut
disposer d’une partie de sa fortune… Savez-vous au profit de qui il l’a
fait ?… De quatre femmes…
Maigret faillit éclater de rire. En
tout cas, il ne put s’empêcher de sourire en imaginant les deux Martini, la
mère et la fille, puis Jaja et Sylvie arrivant en Australie pour défendre leurs
droits…
— C’est ce testament que vous
avez à la main ?…
Il était long, établi dans toutes
les règles, par-devant notaire.
— C’est à cela que mon père
faisait allusion en disant que, même après sa mort, les histoires
continueraient…
— Vous en connaissiez les
termes ?
— Ce matin encore, je ne savais
rien… Quand je suis rentré au Provençal, après l’enterrement, un homme
m’attendait…
— Un nommé Joseph ?
— Une sorte de garçon de café…
Il m’a dit que si je voulais lui racheter l’original, je n’avais qu’à me rendre
dans un hôtel de Cannes et apporter vingt mille francs… Cette sorte de gens n’a
pas l’habitude de mentir…
Maigret avait pris une attitude
sévère.
— Autrement dit, vous étiez
disposé à détruire un testament ! Il y a même commencement d’exécution…
Brown ne se troubla pas plus que
précédemment.
— Je sais ce que je fais !
dit-il avec calme. Et je sais ce que sont ces femmes…
Il se leva, regarda le verre plein
de Maigret.
— Vous ne buvez pas ?
— Merci !
— N’importe quel tribunal
comprendra que…
— … que le groupe de là-bas
doit gagner…
Qu’est-ce qui avait poussé Maigret à
dire cela ? Le vertige de la gaffe ?
Harry Brown ne broncha pas,
articula, en se dirigeant vers la porte de sa chambre où cliquetait la machine
à écrire :
— Le document n’est pas
détruit… Je vous le laisse… Je reste ici jusqu’à ce que…
La porte était déjà ouverte, et le
secrétaire annonçait :
— C’est Londres qui…
Il avait l’appareil téléphonique à
la main. Brown le saisit, commença à parler anglais avec volubilité.
Maigret en profita pour s’en aller,
avec le testament. Il pressa en vain le bouton d’appel de l’ascenseur, finit
par s’engager dans l’escalier en se répétant :
— Surtout, pas
d’histoires !
En bas, l’inspecteur Boutigues
prenait le porto en compagnie du gérant. De beaux grands verres à dégustation,
en cristal taillé. Et la bouteille à portée de la main !
VIII
Les quatre héritières
Boutigues sautillait au côté de
Maigret, et ils n’avaient pas parcouru vingt mètres que l’inspecteur
annonçait :
— Je viens de faire une
découverte !… Le directeur, que je connais depuis longtemps, surveille
l’Hôtel du Cap, au cap Ferrat, qui appartient à la même société…
Ils venaient de quitter le
Provençal. Devant eux, la mer n’était, dans la nuit, qu’une mare d’encre d’où
ne s’élevait même pas un frémissement.
À droite, les lumières de Cannes. À
gauche, celles de Nice. Et la main de Boutigues désignait l’obscurité, au-delà
de ces lucioles.
— Vous connaissez le cap
Ferrat ?… Entre Nice et Monte-Carlo…
Maigret savait. Maintenant, il avait
à peu près compris la Côte d’Azur : un long boulevard partant de Cannes et
finissant à Menton, un boulevard de soixante kilomètres, avec des villas et,
par-ci par-là, un casino, quelques palaces…
La fameuse mer bleue… La montagne…
Et toutes les douceurs promises par les prospectus : les orangers, les
mimosas, le soleil, les palmiers, les pins parasols, les tennis, les golfs, les
salons de thé et les bars américains…
— La découverte ?
— Eh bien ! Harry Brown a
une maîtresse sur la Côte ! Le directeur l’a aperçu plusieurs fois au cap
Ferrat, où il lui rend visite… Une femme d’une trentaine d’années, veuve ou
divorcée, très comme il faut, paraît-il, qu’il a installée dans une villa…
Est-ce que Maigret écoutait ?
Il regardait le prestigieux panorama nocturne d’un air grognon. Boutigues
poursuivait :
— Il va la voir environ une
fois par mois… Et c’est la fable de l’Hôtel du Cap, parce que Brown y joue
toute une comédie afin de cacher sa liaison… Au point que, quand il découche,
il rentre par l’escalier de service et feint de n’être pas sorti de la nuit…
— C’est rigolo ! dit
Maigret, avec si peu de conviction que l’inspecteur en fut tout déconfit.
— Vous ne le faites plus
surveiller ?
— Non… oui…
— Vous irez voir la dame en
question au cap Ferrat ?
Maigret n’en savait rien ! Il
ne pouvait penser à trente-six choses à la fois, et pour l’instant il ne
pensait pas à Harry Brown, mais à William. Place Macé, il serra négligemment la
main de son compagnon, sauta dans un taxi.
— Suivez la route du cap
d’Antibes… Je vous arrêterai…
Et il se répéta, tout seul dans le
fond de la voiture :
— William Brown a été
assassiné !
La petite grille, l’allée de
gravier, puis la cloche, une lampe électrique s’allumant au-dessus de la porte,
des pas dans le hall, l’huis entrouvert…
— C’est vous ! soupira
Gina Martini en reconnaissant le commissaire et en s’effaçant pour le laisser
entrer.
On entendait une voix d’homme dans
le salon.
— Venez… je vais vous
expliquer…
L’homme était debout, un carnet à la
main, et la vieille femme avait la moitié du corps engagée dans une armoire.
— M. Petitfils… Nous lui avons
demandé de venir pour…
M. Petitfils était maigre, avec de
longues moustaches tristes, des yeux fatigués.
— C’est le directeur de la
principale agence de location de villas… Nous l’avons appelé pour prendre
conseil et…
Toujours l’odeur de musc. Les deux
femmes avaient retiré leurs vêtements de deuil et portaient des peignoirs
d’intérieur, des savates.
Tout cela était désordonné. Est-ce
que la lumière était moins forte que d’habitude ? On avait une impression
de grisaille. La vieille femme sortait de son armoire, saluait Maigret,
expliquait :
— Depuis que j’ai vu ces deux
femmes à l’enterrement, je ne suis pas tranquille… Alors je me suis adressée à
M. Petitfils pour lui demander son avis… Il pense comme moi qu’il faut dresser
un inventaire…
— Un inventaire de quoi ?
— Des objets qui nous
appartiennent et de ceux qui appartiennent à William… Nous travaillons depuis
deux heures de l’après-midi…
Cela se voyait ! Il y avait des
piles de linge sur les tables, des objets disparates par terre, des livres
entassés, du linge encore dans des corbeilles…
Et M. Petitfils prenait des notes,
dessinait des croix à côté de la désignation des objets.
Qu’est-ce que Maigret était venu
faire là ? Ce n’était déjà plus la villa Brown. Inutile d’y chercher son
souvenir. On vidait les armoires, les tiroirs, on entassait tout, on triait, on
classait.
— Quant au poêle, il m’a
toujours appartenu, disait la vieille. Je l’avais déjà il y a vingt ans, dans
mon logement de Toulouse.
— Vous ne voulez pas prendre
quelque chose, commissaire ? questionnait Gina.
Il y avait un verre sale :
celui de l’homme d’affaires. Il fumait, tout en prenant des notes, un cigare de
Brown.
— Merci… Je voulais seulement
vous dire…
Leur dire quoi ?
— … que j’espère, demain,
mettre la main sur l’assassin…
— Déjà ?
Cela ne les intéressait pas. Par
contre, la vieille questionnait :
— Vous avez dû voir le fils,
n’est-ce pas ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Qu’est-ce qu’il compte
faire ?… Est-ce qu’il a l’intention de venir tout nous prendre ?…
— Je ne sais pas… Je ne le
pense pas…
— Ce serait honteux ! Des
gens aussi riches ! Mais ce sont justement ceux-là qui…
La vieille souffrait vraiment !
L’inquiétude lui était une torture ! Elle regardait toutes les vieilleries
qui l’entouraient avec une peur atroce de les perdre.
Et Maigret avait la main sur son
portefeuille ! Il lui suffirait de l’ouvrir, d’en tirer une petite feuille
de papier, de la montrer aux deux femmes…
Est-ce que, du coup, elles ne
danseraient pas d’allégresse ? Est-ce que, même, la joie, trop forte, ne
tuerait pas la mère ?
Des millions et des millions !
Des millions qu’elles ne tiendraient pas encore, certes, qu’il leur faudrait
aller conquérir en Australie, à grand renfort de procès !
Mais elles iraient ! Il croyait
les voir s’embarquer, descendre du paquebot, là-bas, avec des airs
dignes !
Ce ne serait plus un M. Petitfils
qu’elles auraient comme homme d’affaires, mais des notaires, des avoués, des
avocats…
— Je vous laisse travailler… Je
viendrai vous voir demain…
Il avait toujours son taxi à la
porte. Il s’y installa sans donner d’adresse, et le chauffeur attendit, tenant
la portière entrouverte.
— À Cannes… dit enfin Maigret.
Et c’étaient toujours les mêmes
pensées qui lui revenaient : « Brown a été assassiné !… Pas
d’histoires ! »
Sacré Brown ! Si la blessure
eût été à la poitrine, on eût pu croire qu’il s’était tué pour faire enrager le
monde.
Mais on ne se poignarde pas soi-même
par-derrière, que diable !
Ce n’était plus lui qui intriguait
Maigret ! Le commissaire avait l’impression de le connaître aussi bien que
s’il eût été son ami de toujours.
D’abord William en Australie… Un
garçon riche, bien élevé, un peu timide, vivant chez ses parents, se mariant
quand il en avait l’âge avec une personne convenable, lui faisant des enfants…
Ce Brown-là ressemblait assez au
fils Brown… Il avait peut-être parfois du vague à l’âme, des désirs troubles,
mais il devait les mettre sur le compte d’une mauvaise santé passagère et se
purger.
Le même William en Europe… Les
digues qui cédaient soudain… Il ne pouvait plus se contenir… Tout l’affolait,
toutes les possibilités qui s’offraient à lui…
Et il devenait un familier de ce
boulevard qui s’étend de Cannes à Menton… Yacht à Cannes… Parties de baccara à
Nice… Et tout !… Et une paresse incommensurable à l’idée de retourner
là-bas…
— Le mois prochain…
Et le mois suivant c’était la même
chose !
Alors, on lui coupait les vivres. Le
beau-frère veillait ! Tous les Brown, et les tenants et aboutissants des
Brown, se défendaient !
Lui était incapable de quitter son
boulevard, la molle atmosphère de la Côte, son indulgence, sa facilité…
Plus de yacht. Une petite villa…
Dans le domaine des femmes, il
descendait aussi de quelques degrés, en arrivait à Gina Martini…
Un dégoût… Un besoin de désordre, de
veulerie… La villa du cap d’Antibes étant encore trop bourgeoise…
Il dénichait le Liberty-Bar… Jaja…
Sylvie…
Et il continuait le procès, là-bas,
contre tous les Brown restés sages, pour les faire enrager… Il s’assurait par
un testament qu’ils enrageraient encore après sa mort…
Qu’il eût tort ou raison, cela ne
regardait pas Maigret. Et pourtant le commissaire ne pouvait s’empêcher de
comparer le père au fils, à Harry Brown, correct, maître de lui, qui, lui,
avait su faire la part des choses.
Harry n’aimait pas le
désordre ! Harry avait quand même de troubles besoins.
Et il installait une maîtresse au
cap Ferrat… Une maîtresse comme il faut, sachant vivre, veuve ou divorcée,
discrète…
Même à l’hôtel où il descendait, on
ne devait pas savoir qu’il avait découché !
Ordre… Désordre… Ordre… Désordre…
Maigret était l’arbitre, puisqu’il
avait le fameux testament dans sa poche !
Il pouvait lâcher tout à l’heure
quatre femmes dans la lice !
Quelque chose d’inouï, de haut en
couleur que cette arrivée, là-bas, des quatre femmes de William
Brown ! Jaja et ses pieds sensibles, ses chevilles enflées, ses seins
fatigués… Sylvie qui, dans l’intimité, ne pouvait supporter qu’un peignoir
sur son corps maigre…
Puis la vieille Martini et ses joues
couvertes d’écailles de fard ! La jeune et son odeur de musc qui devenait
comme une odeur sui generis.
On roulait le long du fameux
boulevard. On apercevait les lumières de Cannes.
— Pas d’histoires !
Le taxi s’arrêtait en face des
Ambassadeurs, et le chauffeur questionnait :
— Où dois-je vous
conduire ?
— Nulle part ! Ça
va !
Maigret paya. Le Casino était
illuminé. Quelques voitures de maître arrivaient, car il était près de neuf
heures du soir.
Et douze casinos s’illuminaient de
même entre Cannes et Menton ! Et des centaines d’autos de luxe…
Maigret gagna à pied la ruelle, où
il constata que le Liberty-Bar était fermé. Pas de lumière. Rien que la lueur
d’un réverbère qui, à travers les vitres de la devanture, jetait une lueur
trouble sur le zinc de la machine à sous.
Il frappa. Il fut étonné du vacarme
que ses coups déclenchaient dans la ruelle. L’instant d’après, une porte
s’ouvrait derrière lui : celle du bar d’en face. Le garçon interpellait
Maigret.
— C’est pour Jaja ?
— Oui.
— De la part de qui ?
— Du commissaire.
— Dans ce cas, j’ai une
commission pour vous… Jaja reviendra dans quelques minutes… Elle m’a prié de
vous dire de l’attendre… Si vous voulez entrer ici…
— Merci.
Il préférait faire les cent pas.
Dans le bar d’en face, il y avait quelques clients qui marquaient plus ou moins
mal. Une fenêtre s’ouvrit quelque part. Une femme, qui avait entendu du bruit,
questionna timidement :
— C’est toi, Jean ?
— Non !
Et Maigret, en arpentant la ruelle
de long en large, se répétait :
— Avant tout, il faut savoir qui
a tué William !
Dix heures… Jaja qui n’arrivait pas…
Chaque fois qu’il entendait des pas… Maigret tressaillait, espérait que son
attente était finie… Mais ce n’était pas elle…
Pour horizon, cinquante mètres d’une
ruelle mal pavée, large de deux mètres ; la vitrine éclairée d’un
bar ; l’autre bar stagnant dans l’ombre…
Et de vieilles maisons mal d’aplomb,
des fenêtres qui n’étaient même plus rectangulaires !
Maigret entra dans le bar d’en face.
— Elle ne vous a pas dit où
elle allait ?
— Non ! Vous ne voulez pas
prendre quelque chose ?
Et les consommateurs, à qui l’on
avait dit qui il était, le regardaient des pieds à la tête !
— Merci !
Il marchait à nouveau, jusqu’au coin
de la rue, frontière entre le monde honteux et les quais bien éclairés, animés
d’une vie normale.
Dix heures et demie… Onze heures… Le
premier café du coin s’intitulait Harry’s-Bar. C’est de là que Maigret avait
téléphoné l’après-midi en compagnie de Sylvie. Il entra, se dirigea vers la
cabine.
— Vous me donnerez la
permanence de police… Allô !… Police !… Ici, commissaire Maigret… Les
deux oiseaux que je vous ai remis tout à l’heure n’ont pas reçu de
visite ?
— Si… Une grosse femme…
— Qui a-t-elle vu ?
— D’abord la femme… Puis
l’homme… Nous ne savions pas… Vous n’aviez pas laissé d’instructions.
— Il y a combien de temps de
cela ?
— Une bonne heure et demie…
Elle a apporté des cigarettes et des gâteaux…
Maigret raccrocha nerveusement.
Puis, sans reprendre haleine, il demanda le Provençal.
— Allô… Ici, police… Oui, le
commissaire que vous avez vu tout à l’heure… Voulez-vous me dire si M. Harry
Brown a reçu une visite ?
— Il y a un quart d’heure… Une
femme… Assez mal habillée…
— Où était-il ?
— Il dînait, dans la salle à
manger… Il l’a fait monter dans sa chambre…
— Elle est partie ?
— Elle descendait au moment où
vous avez sonné.
— Très grosse, n’est-ce
pas ? Très vulgaire ?
— C’est cela.
— Elle avait un taxi ?
— Non… Elle est partie à pied…
Maigret raccrocha, s’assit dans le
bar, et commanda une choucroute et de la bière.
— Jaja a vu Sylvie et Joseph…
On lui a donné une commission pour Harry Brown… Elle revient en autocar, si
bien qu’elle en a pour une demi-heure…
Il mangea en lisant un journal qui
traînait sur une table. On annonçait le suicide de deux amants, à Bandol.
L’homme était marié, en Tchécoslovaquie.
— Vous prendrez un
légume ?
— Merci ! Qu’est-ce que je
vous dois ?… Attendez !… Encore un demi… brune…
Et cinq minutes plus tard il se
promenait à nouveau dans la ruelle, à proximité de la vitrine sombre du
Liberty-Bar.
Le rideau devait être levé au
Casino. Soirée de gala. Opéra. Danses. Souper. Dancing. Boule et baccara…
Et tout le long des soixante
kilomètres ! Des centaines de femmes guettant les soupeurs. Des centaines
de croupiers guettant les joueurs ! Et des centaines de gigolos, danseurs,
garçons de café, guettant les femmes…
Des centaines encore d’hommes
d’affaires, comme M. Petitfils, avec leur liste de villas à vendre ou à louer,
guettant les hivernants…
De loin en loin, à Cannes, à Nice, à
Monte-Carlo, un quartier plus mal éclairé que les autres, des ruelles, de
drôles de bicoques, des ombres se faufilant le long des murs, des vieilles
femmes et des jeunes, des machines à sous et des arrière-boutiques…
La lie…
Jaja n’arrivait pas ! Dix fois
Maigret tressaillit en entendant des pas. À la fin, il n’osait plus passer
devant le bar d’en face, dont le garçon le regardait avec ironie.
Pendant ce temps, il y avait des
milliers, des dizaines de milliers de moutons qui broutaient l’herbe des Brown,
sur les terrains des Brown, gardés par des valets des Brown… Des dizaines de
milliers de moutons qu’on était peut-être en train de tondre – car aux
Antipodes il devait faire grand jour – pour charger des wagons de laine,
puis des cargos de laine… Et des marins, des officiers, des capitaines… Et tous
les bateaux qui s’en venaient vers l’Europe, les officiers qui vérifiaient les
thermomètres (pour s’assurer que la température était favorable au chargement),
et les courtiers, à Amsterdam, à Londres, à Liverpool, au Havre, qui
discutaient des cours…
Et Harry Brown, au Provençal, qui
recevait des câbles de ses frères, de son oncle, et qui envoyait des coups de
téléphone à ses agents…
En lisant le journal, tout à
l’heure, Maigret avait lu : « Le commandeur des Croyants, chef de
l’Islam, a marié sa fille au prince… »
Et l’on ajoutait : « De
grandes fêtes ont eu lieu aux Indes, en Perse, en Afghanistan, en… »
Puis encore : « Un grand
dîner a été donné à Nice, au Palais de la Méditerranée, où l’on
remarquait… »
La fille du grand prêtre qui se
mariait à Nice… Une noce sur le boulevard de soixante et quelques kilomètres…
Et là-bas, au diable, des centaines de milliers de gens qui…
Mais Jaja n’arrivait toujours
pas ! Maigret connaissait tous les pavés, toutes les façades de la ruelle.
Une petite fille aux cheveux en tresses faisait ses devoirs près d’une fenêtre.
Est-ce que l’autocar avait eu un
accident ? Est-ce que Jaja devait aller ailleurs ? Est-ce qu’elle
était en fuite ?
Derrière la vitre du bar, Maigret
aperçut, en y collant le front, le chat qui se léchait les pattes. Et toujours
des réminiscences de journaux : On mande de la Côte d’Azur que S. M. le
roi de… est arrivée dans sa propriété du cap Ferrat, accompagnée de…
On annonce de Nice l’arrestation de
M. Graphopoulos, qui a été interpellé au moment où, dans une salle de baccara,
il venait de gagner cinq cents et quelques mille francs en se servant d’un
sabot truqué…
Puis une petite phrase :
Le sous-directeur de la police des
jeux est compromis.
Parbleu ! Si un William Brown
cédait, est-ce qu’un pauvre bougre à deux mille francs par mois était obligé
d’être un héros ?
Maigret était furieux. Il en avait
assez d’attendre ! Il en avait surtout assez de cette atmosphère qui
jurait avec son tempérament.
Pourquoi l’avait-on envoyé ici avec
une consigne aussi ridicule que : « Surtout pas
d’histoires ! »
Pas d’histoires ?… et s’il lui
plaisait de sortir le testament, un vrai testament, irréfutable ?… Et
d’envoyer les quatre femmes là-bas ?…
Des pas… Il ne se retourna même
plus !… Quelques instants plus tard, une clé tournait dans une serrure,
une voix malade soupirait :
— Vous étiez là ?
C’était Jaja. Une Jaja fatiguée,
dont la main tremblait en tenant la clé. Une Jaja en grande tenue, manteau
mauve et souliers rouge sang-de-bœuf.
— Entrez… Attendez… Je vais
allumer…
Le chat ronronnait déjà en se
frottant à ses jambes hydropiques. Elle cherchait le commutateur.
— Quand je pense à cette pauvre
Sylvie…
Enfin ! Elle avait déclenché la
lumière. On y voyait. Le garçon de café d’en face avait sa vilaine tête collée
à ses vitres.
— Entrez, je vous en prie… Je
n’en peux plus… Toutes ces émotions…
Et la porte de l’arrière-boutique
s’ouvrait. Jaja marchait droit vers le feu qui était rouge, fermait à demi la
clé, changeait une casserole de place.
— Asseyez-vous, monsieur le commissaire…
Le temps de me déshabiller et je suis à vous…
Elle ne l’avait pas encore regardé
en face. Le dos tourné à Maigret, elle répétait :
— Cette pauvre Sylvie…
Et elle gravissait l’escalier de
l’entresol, continuait à parler tout en se déshabillant, la voix un peu plus
haute :
— Une bonne petite fille… Si
elle avait voulu. Mais ce sont toujours celles-là qui paient pour les autres…
Je le lui avais bien dit…
Maigret s’était assis devant la
table, où il y avait des restes de fromage, de pâté de tête, de sardines.
Il entendait, au-dessus de sa tête,
le bruit des souliers que Jaja enlevait, des pantoufles qu’elle attirait vers
elle.
Puis la gigue qu’elle dansait pour
enlever son pantalon, sans s’asseoir.
IX
Bavardages
— Avec toutes ces émotions-là,
j’ai les pieds qui vont encore enfler…
Jaja avait cessé un moment d’aller
et venir. Elle s’était assise. Et, chaussures enlevées, elle passait ses mains
sur ses pieds endoloris, d’un geste machinal, tout en parlant.
Elle parlait fort, parce qu’elle
imaginait Maigret en bas, et elle fut tout étonnée de le voir paraître
au-dessus de l’escalier.
— Vous étiez là ?… Ne
faites pas attention au désordre… Depuis qu’il se passe toutes ces choses…
Maigret aurait été bien en peine de
dire pourquoi il était monté. Ou plutôt, tout en écoutant sa compagne, il avait
pensé soudain qu’il ne connaissait pas encore l’entresol.
Maintenant, il s’était arrêté au
sommet de l’escalier. Jaja continuait à se caresser les pieds, et elle parlait
toujours, avec une volubilité croissante.
— Est-ce que seulement j’ai
dîné ?… Je ne crois pas… Ce que cela a pu me retourner de voir Sylvie
là-bas !…
Elle avait passé un peignoir, elle
aussi, mais sur son linge qui était d’un rose vif. Du linge très court, orné de
dentelles, qui faisait contraste avec sa chair trop grasse et trop blanche.
Le lit n’était pas fait. Maigret
pensa que si on le voyait à ce moment, il ferait difficilement croire qu’il
n’était là que pour causer.
Une chambre quelconque, moins pauvre
qu’on aurait pu le penser. Un lit d’acajou, très bourgeois. Une table ronde.
Une commode. Par contre, le seau de toilette était au milieu de la pièce, et la
table était encombrée de fards, de serviettes sales, de pots de crème.
Jaja soupirait en mettant enfin ses
pantoufles.
— Je me demande comment tout
cela finira !
— C’est ici que William donnait
quand…
— Je n’ai que cette pièce, et
les deux du bas…
Dans un coin, il y avait un divan au
velours usé.
— Il couchait sur le
divan ?
— Cela dépendait… Ou bien
c’était moi…
— Et Sylvie ?
— Avec moi…
La chambre était si basse de plafond
que Maigret touchait celui-ci de son chapeau. La fenêtre était étroite, ornée
d’un rideau de velours vert. La lampe électrique n’avait pas d’abat-jour.
Il ne fallait pas un grand effort
d’imagination pour évoquer la vie habituelle de cette pièce ; William et
Jaja qui montaient, presque toujours ivres, puis Sylvie qui rentrait et se
glissait près de la grosse femme…
Mais les réveils ?… Avec la
lumière vive du dehors…
Jaja n’avait jamais été aussi
bavarde. Elle parlait d’une voix dolente, comme si elle espérait se faire
plaindre.
— Je parie que je vais tomber
malade… Si ! je le sens… Comme il y a trois ans, quand des marins se sont
battus juste en face de chez moi… Il y en avait un qui avait reçu un coup de
rasoir et qui…
Elle était debout. Elle regardait
autour d’elle, cherchant quelque chose, puis oubliant ce qu’elle cherchait.
— Vous avez mangé, vous ?…
Venez !… On va prendre quelque chose…
Maigret la précédait dans
l’escalier, la voyait se diriger vers le fourneau, y mettre du charbon, tourner
une cuiller dans une casserole.
— Quand je suis seule, je n’ai
pas le courage de cuisiner… Et quand je pense que Sylvie est en ce moment…
— Dites donc, Jaja !
— Quoi ?
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit,
Sylvie, cet après-midi, pendant que j’étais dans le bar à servir un
client ?
— Ah ! oui !… Je lui
demandais ce que c’était les vingt mille… Alors elle répondait qu’elle ne
savait pas, que c’était une combine de Joseph…
— Et ce soir ?
— Quoi, ce soir ?
— Quand vous êtes allée la voir
au poste…
— C’est toujours la même chose…
Elle se demande ce que Joseph a bien pu fricoter…
— Il y a longtemps qu’elle est
avec ce Joseph ?
— Elle est avec lui sans être
avec lui… Ils ne vivent pas ensemble… Elle l’a rencontré quelque part, sans
doute aux courses, en tout cas pas ici… Il lui a dit qu’il pouvait lui rendre
des services, lui amener des clients… Évidemment, avec son métier !… C’est
un garçon qui a de l’instruction, de l’éducation… N’empêche que je ne l’ai
jamais aimé…
Dans une casserole, il y avait un reste
de lentilles que Jaja versa dans une assiette.
— Vous en voulez ?…
Non ?… Servez-vous à boire… Moi, je n’ai plus le courage de rien…
Est-ce que la porte de devant est fermée ?…
Maigret s’était assis à
califourchon, comme l’après-midi. Il la regardait manger. Il l’écoutait parler.
— Vous comprenez, ces gens-là,
surtout ceux des casinos, ont des combinaisons trop compliquées pour nous… Et,
dans l’histoire, c’est toujours la femme qui se fait prendre… Si Sylvie m’avait
écoutée…
— De quelle mission Joseph vous
a-t-il chargée ce soir ?
Elle fut un moment à avoir l’air de
ne pas comprendre, à rester la bouche pleine en regardant Maigret.
— Ah ! oui !… Pour le
fils…
— Qu’est-ce que vous êtes allée
lui dire ?
— Qu’il s’arrange pour les
faire relâcher, sinon…
— Sinon quoi ?
— Oh ! je sais bien que
vous ne me laisserez pas tranquille… Mais vous reconnaîtrez que je n’ai jamais
été méchante avec vous… Je fais tout ce que je peux, moi !… Je n’ai rien à
cacher.
Il devina la cause de cette
volubilité, de cette voix geignarde.
En chemin, Jaja s’était arrêtée dans
quelques bistrots, pour se donner du courage !
— D’abord, c’est toujours moi
qui ai retenu Sylvie, et qui l’ai empêchée de se mettre tout à fait avec
Joseph… Puis, quand tout à l’heure j’ai compris qu’il y avait quelque chose…
— Eh bien ?
Ce fut plus comique que tragique.
Tout en mangeant, elle se mit à pleurer ! Et c’était un spectacle
grotesque que celui de cette grosse femme en peignoir mauve, devant son plat de
lentilles, pleurnichant comme un gosse.
— Ne me bousculez pas…
Laissez-moi penser !… Si vous croyez que je m’y retrouve… Tenez !
Donnez-moi à boire…
— Tout à l’heure !
— Donnez-moi à boire et je
dirai tout…
Il céda, lui versa un petit verre
d’alcool.
— Qu’est-ce que vous voulez
savoir ?… Qu’est-ce que je disais ?… J’ai vu les vingt mille francs…
Est-ce que c’est William qui les avait dans sa poche ?…
Maigret devait faire un effort pour
garder sa lucidité car, petit à petit, un décalage se faisait, peut-être en
partie à cause de l’atmosphère, mais davantage à cause du discours de Jaja.
— William…
Il comprit soudain ! Jaja avait
cru que les vingt mille francs avaient été volés à Brown au moment de
l’assassinat !
— C’est ce que vous avez pensé
tout à l’heure ?
— Je ne sais plus ce que j’ai
pensé… Tenez ! Voilà que je n’ai plus faim… Vous n’avez pas de
cigarettes ?
— Je ne fume que la pipe.
— Il doit en rester quelque
part… Sylvie en avait toujours…
Et elle cherchait en vain dans les
tiroirs.
— Est-ce qu’on les met toujours
en Alsace ?
— Qui ?… Quoi ?… De
quoi parlez-vous ?…
— Des femmes… Comment cela
s’appelle-t-il encore ?… La prison de… Cela commence par Hau… De mon
temps…
— Quand vous étiez à
Paris ?
— Oui… On ne parlait que de
cela… Il paraît que c’est tellement sévère que les prisonnières essaient toutes
de se suicider… Et j’ai encore lu il n’y a pas bien longtemps dans le journal
qu’il y a même des condamnées de quatre-vingts ans… Il n’y a plus de
cigarettes… Sylvie a dû les emporter…
— C’est elle qui a peur d’aller
là-bas ?
— Sylvie ?… Je ne sais
pas… J’ai pensé à cela dans l’autobus, en revenant… Il y avait une vieille
femme devant moi et…
— Asseyez-vous…
— Oui… Il ne faut pas faire
attention… Je n’en peux rien… Je ne suis bien nulle part… Qu’est-ce qu’on
disait ?…
Et, avec une expression d’angoisse
dans les yeux, elle se passait la main sur le front, faisait tomber sur sa joue
une mèche de cheveux roussâtres.
— Je suis triste… Donnez-moi à
boire, dites !…
— Quand vous m’aurez dit ce que
vous savez…
— Mais je ne sais rien du
tout !… Qu’est-ce que je saurais ?… J’ai d’abord vu Sylvie… Et
encore ! le flic est resté à côté de moi, à écouter ce que nous disions…
J’avais envie de pleurer… Sylvie m’a dit tout bas en m’embrassant que c’était
la faute de Joseph…
— Puis vous avez vu
celui-ci ?
— Oui… Je vous l’ai déjà dit…
Il m’a envoyée à Antibes pour prévenir Brown que si…
Elle cherchait ses mots. On eût dit
qu’elle avait de soudaines absences, à la façon de certains ivrognes. À ces
moments-là, elle regardait Maigret avec angoisse, comme si elle eût éprouvé le
besoin de se raccrocher à lui.
— Je ne sais plus… Il ne faut
pas me torturer… Je ne suis qu’une pauvre femme… J’ai toujours essayé de faire
plaisir à tout le monde…
— Non ! Un instant…
Maigret lui reprenait des mains le
verre qu’elle venait de saisir, car il prévoyait le moment où, ivre morte, elle
s’endormirait.
— Harry Brown vous a
reçue ?
— Non… Oui… Il m’a dit que s’il
me retrouvait sur son chemin, il me ferait mettre sous clé…
Et soudain, triomphante :
— Hossegor !… Non !…
Hossegor, c’est autre chose… C’est dans un roman… Haguenau… Voilà !…
C’était le nom de la prison dont
elle avait parlé auparavant.
— Il paraît qu’elles n’ont même
pas le droit de parler… Est-ce que vous croyez que c’est vrai ?…
Jamais elle n’avait donné à Maigret
une pareille impression d’inconsistance. À ce point qu’à certains moments on
pouvait se demander si elle ne retombait pas en enfance.
— Il est évident que, si Sylvie
est complice, elle ira à…
Alors, plus que jamais, et plus
vite, elle se mit à parler, et des roseurs de fièvre montèrent à ses joues.
— Ce soir j’ai quand même
compris bien des choses… Les vingt mille francs, maintenant, je sais ce que
c’est… C’est Harry Brown, le fils de William, qui les a apportés pour payer…
— Pour payer quoi ?
— Tout !
Et elle le regardait avec un air de
triomphe, de défi.
— Je ne suis pas si bête que
j’en ai l’air… Quand le fils a su qu’il existait un testament…
— Pardon ! Vous
connaissiez ce testament ?
— C’est le mois dernier que
William nous en a parlé… On était ici tous les quatre…
— C’est-à-dire lui, vous,
Sylvie et Joseph…
— Oui… On avait bu une bonne
bouteille, parce que c’était l’anniversaire de William… Et on parlait d’un tas
de choses… Quand il avait bu, il racontait des choses sur l’Australie, sur sa
femme, son beau-frère…
— Et qu’est-ce que William a
dit ?
— Qu’ils seraient tous bien
farcis à sa mort ! Il a tiré le testament de sa poche et il nous en a lu
une partie… Pas tout… Il n’a pas voulu lire le nom des deux autres femmes… Il a
annoncé qu’un jour ou l’autre il le déposerait chez un notaire…
— Il y a un mois de cela !
Est-ce que, à ce moment, Joseph connaissait Harry Brown ?
— Avec lui, on ne sait jamais…
Il connaît beaucoup de monde, à cause de sa profession…
— Et vous croyez qu’il a averti
le fils ?
— Je ne dis pas ça ! Je ne
dis rien… Seulement, on ne peut pas s’empêcher de penser… Voyez-vous, ces gens
riches-là, ça ne vaut pas mieux que les autres… Alors, supposez que Joseph soit
allé lui raconter tout… Le fils Brown, avec l’air de rien, dit que ça lui
ferait plaisir d’avoir le testament… Mais, comme William pourrait en écrire un
autre, il vaudrait mieux que William soit mort aussi…
Maigret n’y prit garde. Elle s’était
servi à boire. Il était trop tard pour l’empêcher de vider son verre. Le
commissaire, quand elle poursuivit, reçut au visage une affreuse haleine
saturée d’alcool.
Et elle se penchait ! Elle se
rapprochait de lui ! Elle prenait des airs mystérieux, importants !
— … Mort aussi !… C’est
bien ça que je disais ?… Alors, on parle d’argent… Pour vingt mille
francs… Et peut-être encore vingt mille autres qui auraient été versés après…
On ne sait jamais… Je dis ce que je pense… Parce que ces choses-là ne se paient
jamais en une fois… Quant à Sylvie…
— Elle ne savait rien ?
— Puisque je vous affirme qu’on
ne m’a rien dit !… Est-ce qu’on n’a pas frappé à la porte ?…
Elle était raidie soudain par la
peur. Pour la rassurer, Maigret fut obligé d’aller entrouvrir l’huis. Quand il
revint, il s’aperçut qu’elle en avait profité pour boire à nouveau.
— Je ne vous ai rien dit… Je ne
sais rien… Vous comprenez ?… Je suis une pauvre femme, moi ! Une
pauvre femme qui a perdu son mari et qui…
Et voilà qu’elle éclatait à nouveau
en sanglots, ce qui était plus pénible encore que tout le reste.
— D’après vous, Jaja, qu’est-ce
que William aurait fait ce jour-là entre deux et cinq heures ?
Elle le regarda sans répondre, sans
cesser de pleurer. Pourtant ses sanglots étaient déjà moins sincères.
— Sylvie était partie quelques
instants avant lui… est-ce que vous ne croyez pas qu’ils auraient pu, par exemple…
— Qui ?
— Sylvie et William…
— Qu’ils auraient pu
quoi ?
— Je ne sais pas, moi !…
Se rencontrer quelque part… Sylvie n’est pas laide… Elle est jeune… Et
William…
Il ne la quittait pas des yeux. Il
poursuivit avec une indifférence feinte :
— Ils se retrouvent quelque
part, où Joseph les guette et exécute son coup…
Elle ne dit rien. Par contre, elle
regarda Maigret en fronçant les sourcils, comme si elle faisait un violent
effort pour comprendre. Et cet effort s’expliquait. Elle avait les yeux
troubles et ses pensées devaient, elles aussi, manquer de netteté.
— Harry Brown, mis au courant
de l’histoire de testament, commande le crime… Sylvie attire William à un
endroit propice… Joseph fait le coup… Ensuite, Harry Brown est invité à verser
l’argent à Sylvie, dans un hôtel de Cannes…
Elle ne bougeait pas. Elle écoutait,
sidérée, ou abrutie.
— Joseph, une fois pris, vous
envoie dire à Harry que, s’il ne le fait pas libérer, il parlera…
Elle cria littéralement :
— C’est cela !… Oui, c’est
cela…
Elle s’était levée. Elle haletait.
Et elle semblait partagée entre le besoin de sangloter et celui d’éclater de
rire.
Tout à coup, elle se prit la tête à
deux mains, d’un geste convulsif, mit ses cheveux en désordre, trépigna.
— C’est cela !… Et moi…
Moi… moi qui…
Maigret restait assis, la regardant
avec quelque étonnement. Est-ce qu’elle allait piquer une crise de nerfs,
s’évanouir ?
— Moi… moi…
Il ne put prévoir le geste. Elle
saisit soudain la bouteille, la lança par terre où elle s’écrasa avec fracas.
— Moi qui…
À travers les deux portes, on ne
voyait que la lueur d’un réverbère, et l’on entendait le garçon d’en face
mettre les volets. Il devait être très tard. On n’entendait plus les tramways
depuis longtemps.
— Je ne veux pas, vous
entendez ! glapit-elle. Non !… Pas cela !… Je ne veux pas… Ce
n’est pas vrai… C’est…
— Jaja !
Mais l’appel de son nom ne la
calmait pas. Elle était au summum de la frénésie, et, avec la même brusquerie
qu’elle avait mise à saisir la bouteille, elle se baissa, ramassa quelque
chose, cria :
— Pas Haguenau… Ce n’est pas
vrai !… Sylvie n’a pas…
De toute sa carrière, Maigret
n’avait jamais assisté à un spectacle aussi ignoble. C’était un morceau de
verre qu’elle tenait à la main. Et tout en parlant elle s’entaillait le
poignet, juste à la place de l’artère…
Elle avait les yeux exorbités. Elle
paraissait folle.
— Haguenau… je… Pas
Sylvie !…
Un flot de sang gicla au moment où
Maigret parvenait enfin à lui saisir les deux bras. Le commissaire en reçut sur
la main et sur la cravate.
Pendant quelques secondes, Jaja,
ahurie, désemparée, regarda ce sang rouge qui coulait et qui lui appartenait.
Puis elle mollit. Maigret la soutint un instant, la laissa glisser par terre,
chercha, du doigt, à serrer l’artère.
Il fallait une ficelle. Il
regardait, affolé, autour de lui. Il y avait une prise de courant au bout de
laquelle se trouvait un fer à repasser. Il l’arracha. Pendant ce temps, le sang
coulait toujours.
Il revint enfin vers Jaja, qui ne
bougeait plus, et enroula le fil à son poignet, serra de toutes ses forces.
Dans la rue, il n’y avait plus que
la lumière du bec de gaz. Le bar d’en face était fermé.
Il sortit, la démarche indécise, se
trouva dans l’air tiède de la nuit, se dirigea vers la rue plus éclairée qui
s’amorçait à deux cents mètres.
De là, on voyait les rampes
lumineuses du Casino, les autos, les chauffeurs groupés près du port. Et les
mâts des yachts qui bougeaient à peine.
Un sergent de ville était immobile
au milieu du carrefour.
— Un médecin… Au Liberty-Bar…
Vite…
— Ce n’est pas la petite boîte
qui…
— Oui ! la petite boîte
qui ! hurla Maigret avec impatience. Mais vite, nom de Dieu !
X
Le divan
Les deux hommes montaient l’escalier
avec précaution, mais le corps était lourd, le passage étroit. Si bien que
Jaja, soutenue par les épaules et par les pieds, pliée en deux, heurtait tantôt
la rampe, tantôt le mur, tantôt encore frôlait les marches.
Le docteur, en attendant de monter à
son tour, regardait autour de lui avec curiosité, pendant que Jaja gémissait
doucement, comme un animal inconscient. Un gémissement si faible, si
étrangement modulé que, bien qu’il emplît le logement, on ne pouvait en repérer
la provenance, comme il arrive pour la voix émise par les ventriloques.
Dans la chambre basse de l’entresol,
Maigret préparait le lit, puis donnait un coup de main aux agents pour soulever
davantage Jaja, qui était lourde, inerte, et qui pourtant avait l’air d’une
grosse poupée de son.
Est-ce qu’elle se rendait compte de
ses pérégrinations ? Savait-elle où elle était ? De temps en temps
elle ouvrait les yeux, mais elle ne regardait rien, ni personne.
Elle gémissait toujours, sans une
crispation des traits.
— Elle souffre beaucoup ?
demanda Maigret au docteur.
C’était un petit vieillard bien
gentil, méticuleux, effaré de se trouver dans un tel décor.
— Elle ne doit pas souffrir du
tout. Je suppose qu’elle est douillette. Ou c’est la peur…
— Elle a conscience de ce qui
se passe ?
— À la voir, on ne le croirait
pas. Et pourtant…
— Elle est ivre morte !
soupira Maigret. Je me demandais seulement si la douleur l’avait dégrisée…
Les deux agents attendaient des
instructions et regardaient eux aussi autour d’eux avec curiosité. Les rideaux
n’étaient pas fermés. Maigret aperçut, derrière la fenêtre d’en face, le halo
plus pâle d’un visage dans une chambre sans lumière. Il baissa le store, attira
un agent dans un coin.
— Vous allez m’amener la femme
que j’ai fait mettre sous clé tout à l’heure. Une certaine Sylvie. Mais pas
l’homme !
Et, à l’autre :
— Attendez-moi en bas.
Le docteur avait fait tout ce qu’il
avait à faire. Après avoir placé des pinces hémostatiques, il avait remis
l’artère en place avec des agrafes. Maintenant il regardait d’un air ennuyé
cette grosse femme qui geignait toujours. Par contenance, il lui prenait le
pouls, lui tâtait le front, les mains.
— Venez par ici, docteur !
dit Maigret, qui était adossé à un angle de la pièce.
Et, tout bas :
— Je voudrais que vous
profitiez de son immobilité pour faire une auscultation générale… Les organes
essentiels, bien entendu…
— Si vous voulez ! Si vous
voulez !
Il était de plus en plus ahuri, le
petit docteur, et il devait se demander si Maigret était un parent de Jaja. Il
choisit des appareils dans sa trousse et, sans se presser, mais sans
conviction, il commença à prendre la tension artérielle.
Mécontent, il le fit trois fois, se
pencha sur la poitrine, écarta le peignoir et chercha une serviette propre pour
l’étendre entre son oreille et le sein de Jaja. Il n’y en avait pas dans la
chambre. Il se servit de son mouchoir.
Quand il se redressa enfin, il était
grognon.
— Évidemment !
— Évidemment quoi ?
— Elle ne fera pas de vieux
os ! Le cœur est archiusé. Par-dessus le marché, il est hypertrophié, et
la tension artérielle est effrayante…
— C’est-à-dire qu’elle en a
pour…
— Ça, c’est une autre question…
S’il s’agissait d’une de mes clientes, je la mettrais au repos absolu, à la
campagne, avec un régime extrêmement sévère…
— Pas d’alcool,
évidemment !
— Surtout pas d’alcool !
Une hygiène parfaite !
— Et vous la sauveriez ?
— Je n’ai pas dit cela. Mettons
que je la prolongerais d’un an…
Ils tendirent l’oreille en même
temps, parce qu’ils venaient de remarquer le silence qui les entourait. Quelque
chose manquait à l’ambiance, et ce quelque chose était le gémissement de Jaja.
Quand ils se retournèrent vers le lit,
ils la virent la tête soulevée sur un bras, le regard dur, la poitrine
haletante.
Elle avait entendu. Elle avait
compris. Et c’est le petit docteur qu’elle semblait rendre responsable de son
état.
— Vous vous sentez mieux ?
questionna celui-ci pour dire quelque chose.
Alors, méprisante, elle se coucha à
nouveau, sans mot dire, ferma les yeux.
Le médecin ne savait pas si l’on
avait encore besoin de lui. Il se mit en devoir de ranger ses instruments dans
sa trousse et il devait se tenir à lui-même un discours, car de temps en temps
il hochait la tête d’un air approbateur.
— Vous pouvez aller ! lui
dit Maigret quand il fut prêt. Je suppose qu’il n’y a plus rien à
craindre ?
— Rien d’immédiat, en tout cas…
Lorsqu’il fut parti. Maigret s’assit
sur une chaise, au pied du lit, bourra une pipe, car l’odeur de pharmacie qui
régnait dans la chambre l’écœurait. De même cacha-t-il sous l’armoire, ne
sachant où la mettre, la cuvette qui avait servi à laver la plaie.
Il était calme et lourd. Son regard
était posé sur le visage de Jaja, qui paraissait plus bouffi que d’habitude.
C’était peut-être parce que les cheveux, rejetés en arrière, étaient rares,
découvrant un grand front bombé, orné d’une petite cicatrice au-dessus de la
tempe.
À gauche du lit, le divan.
Jaja ne dormait pas. Il en était
sûr. Le rythme de sa respiration était irrégulier. Les cils clos frémissaient
souvent.
À quoi pensait-elle ? Elle
savait qu’il était là, à la regarder. Elle savait maintenant que sa machine
était détraquée et qu’elle n’en avait pas pour bien longtemps à vivre.
Qu’est-ce qu’elle pensait ?
Quelles images passaient derrière ce front bombé ?
Et voilà que soudain elle se
dressait, frénétique, d’un seul mouvement, regardait Maigret avec des prunelles
égarées, lui criant :
— Ne me laissez pas !…
J’ai peur !… Où est-il ?… Où est-il, le petit homme ?… Je ne
veux pas…
Il s’approcha d’elle pour la calmer,
et ce fut bien malgré lui qu’il dit :
— Reste tranquille, ma
vieille !
Bien sûr, une vieille ! Une
pauvre grosse vieille imbibée d’alcool, aux chevilles si enflées qu’elle
marchait comme un éléphant.
Elle en avait fait, pourtant, des
kilomètres et des kilomètres, là-bas, du côté de la Porte Saint-Martin, sur un
même bout de trottoir !
Elle se laissait docilement
repousser la tête sur l’oreiller. Elle ne devait plus être ivre. On entendait
le sergent de ville qui, en bas, avait trouvé une bouteille et qui se servait à
boire, tout seul dans l’arrière-boutique. Du coup, elle tendit l’oreille,
questionna, anxieuse :
— Qui est-ce ?
Mais d’autres bruits lui
parvenaient. Des pas, dans la ruelle, encore loin, puis une voix de femme à
bout de souffle – car elle marchait vite ! — qui
questionnait :
— … Pourquoi n’y a-t-il pas de
lumière dans le bar ?… Est-ce que…
— Chut… Ne faites pas trop de
bruit…
Et des petits coups frappés sur les
volets. L’agent d’en bas qui allait ouvrir. Des bruits encore, dans
l’arrière-boutique, et enfin les pas de quelqu’un qui s’élançait dans
l’escalier.
Jaja, affolée, regardait Maigret
avec angoisse. Elle faillit même crier en le voyant se diriger vers la porte.
— Pouvez aller, vous
autres ! lança le commissaire en s’effaçant pour laisser entrer Sylvie.
Et celle-ci s’arrêtait soudain au
milieu de la pièce, la main sur son cœur qui battait trop vite. Elle avait
oublié son chapeau. Elle ne comprenait rien. Elle regardait le lit avec des
prunelles fixes.
— Jaja…
En bas, celui qui avait déjà bu
devait servir l’autre, car des verres s’entrechoquaient. Puis la porte d’entrée
s’ouvrit et se ferma. Des pas s’éloignèrent dans la direction du port.
Maigret faisait si peu de bruit,
bougeait si peu qu’on pouvait oublier sa présence.
— Ma pauvre Jaja…
Et pourtant Sylvie ne s’élançait
pas. Quelque chose la retenait : le regard glacé que la vieille braquait
sur elle.
Alors Sylvie se tournait vers
Maigret, balbutiait :
— Est-ce que ?…
— Est-ce que quoi ?
— Rien… Je ne sais pas…
Qu’est-ce qu’elle a ?…
Chose étrange : malgré la porte
fermée, malgré l’éloignement, on entendait le tic-tac du réveille-matin, si
rapide, si saccadé qu’on avait l’impression que, pris de vertige, il allait se
briser.
Une nouvelle crise de Jaja était
proche. On la sentait naître, animer peu à peu tout son gros corps mou, allumer
ses yeux, dessécher sa gorge. Mais elle se raidissait. Elle faisait un effort
pour se contenir tandis que Sylvie, désemparée, ne sachant que faire, ni où
aller, ni comment se tenir, restait au milieu de la chambre, tête baissée,
mains jointes sur sa poitrine.
Maigret fumait. Il était désormais
sans impatience. Il savait qu’il avait fermé le cercle.
Il n’y avait plus de mystère, plus
d’imprévu possible. Chaque personnage avait pris sa place : les deux
Martini, la jeune et la vieille, dans la villa où elles procédaient à
l’inventaire avec l’aide de M. Petitfils ; Harry Brown au Provençal, où il
attendait sans fièvre le résultat de l’enquête, tout en dirigeant ses affaires
par téléphone et télégraphe…
Joseph en prison…
Et voilà que Jaja se dressait enfin,
à bout de patience, à bout de nerfs. Elle regardait Sylvie avec rage. Elle la
désignait de sa main valide.
— C’est elle !… C’est ce
poison !… C’est cette p… !
Elle avait hurlé le plus gros mot de
son vocabulaire. Des larmes lui giclaient des paupières.
— Je la hais,
entendez-vous !… Je la hais !… C’est elle !… Elle m’a donné
longtemps le change !… Et savez-vous comment elle m’appelait ?… La
vieille !… Oui ! La vieille !… Moi qui…
— Couche-toi, Jaja, dit
Maigret. Tu vas te faire du mal…
— Oh ! vous…
Et soudain, avec un renouveau
d’énergie :
— Mais je ne me laisserai pas
faire !… Je n’irai pas à Haguenau… Vous entendez !… Ou alors elle ira
aussi… Je ne veux pas… Je ne veux pas…
Elle avait la gorge si sèche qu’elle
cherchait instinctivement à boire autour d’elle.
— Va chercher la
bouteille ! dit Maigret à Sylvie.
— Mais… elle est déjà…
— Va…
Et il marcha vers la fenêtre,
s’assura qu’on ne les observait plus de la maison d’en face. En tout cas, il ne
vit rien derrière les vitres.
Un bout de ruelle aux pavés inégaux…
Un réverbère… L’enseigne du bar d’en face…
— Je sais bien que vous la
protégez, parce qu’elle est jeune… Peut-être même qu’elle vous a déjà fait des
propositions, à vous aussi…
Sylvie revenait, les yeux cernés, le
corps las, tendait à Maigret une bouteille de rhum à moitié pleine.
Et Jaja ricanait :
— Maintenant que je vais
crever, je peux, n’est-ce pas ?… J’ai bien entendu le docteur…
Mais rien que cette idée-là la
mettait en effervescence. Elle avait peur de mourir. Ses yeux en devenaient
hagards.
Pourtant elle prit la bouteille.
Elle but, avidement, en observant tour à tour ses deux compagnons.
— La vieille qui va
crever !… Mais je ne veux pas !… Je veux qu’elle crève avant moi… Car
c’est elle…
Elle s’arrêtait soudain de parler,
comme quelqu’un qui perd le fil de ses idées. Maigret ne faisait pas un
mouvement, attendait.
— Elle a parlé ?… Je suis
sûre qu’elle a parlé, sinon on ne l’aurait pas relâchée… Tandis que moi, j’ai
essayé de l’en faire sortir… Car ce n’est pas vrai que Joseph m’ait envoyée
chez le fils, à Antibes… C’est moi seule… Comprenez-vous ?…
Mais oui ! Maigret comprenait
tout ! Il y avait une bonne heure qu’il n’avait plus rien à apprendre.
Il désigna le divan, d’un geste
vague.
— Ce n’était pas William qui
couchait là, pas vrai ?
— Non, il ne couchait pas
là !… Il couchait ici, dans mon lit !… William était mon
amant !… William venait pour moi, pour moi seule, et c’est elle, que je
recevais par charité, qui occupait le divan… Vous ne vous en étiez pas encore
douté ?…
Elle criait tout cela d’une voix
rauque. Désormais, il n’y avait qu’à la laisser parler. Cela remontait du plus profond d’elle-même.
C’était tout le vieux fond qui était mis à jour, la vraie Jaja, la Jaja toute
nue.
— La vérité c’est que je
l’aimais, qu’il m’aimait !… Il comprenait, lui, que si je n’ai pas reçu
d’instruction, d’éducation, ce n’est pas ma faute… Il était heureux près de
moi… Il me le disait… Cela lui faisait du mal de partir… Et, quand il arrivait,
c’était comme un écolier qu’on met enfin en vacances…
Elle pleurait tout en parlant, et
cela provoquait une étrange grimace que la lumière rose de l’abat-jour rendait
plus hallucinante encore.
Surtout qu’elle avait tout un bras
prisonnier d’un appareil !
— Et je ne me doutais de
rien ! J’étais bête ! On est toujours bête dans ces cas-là !
C’est moi qui invitais cette fille, qui la retenais, parce que je trouvais que
la maison était plus gaie avec un peu de jeunesse…
Sylvie ne bougeait pas.
— Regardez-la ! Elle me
nargue encore ! Elle a toujours été la même, et moi, grosse bête que
j’étais, je prenais ça pour de la timidité… J’en étais tout émue… Quand je
pense que c’est avec mes peignoirs qu’elle l’excitait en montrant tout ce
qu’elle a à montrer !
« Car elle le voulait !…
Elle et son maquereau de Joseph… William avait de l’argent, parbleu !… Et
eux…
« Tenez ! le testament…
Et elle saisit la bouteille, but si
goulûment qu’on entendait les glouglous dans sa gorge. Sylvie en profita pour
regarder Maigret d’un air suppliant. Elle tenait à peine debout. On la voyait
vaciller.
— C’est ici que Joseph l’a
volé… Je ne sais pas quand… Sans doute un soir qu’on avait bu… William en avait
parlé… Et l’autre a dû se dire que le fils paierait cher ce bout de papier…
Maigret écoutait à peine ce récit
qu’il devinait. Par contre, il regardait la chambre, le lit, le divan…
William et Jaja…
Et Sylvie sur le divan…
Ce pauvre William qui, évidemment,
devait faire la comparaison…
— Je me suis doutée de quelque
chose quand, à la fin du déjeuner, j’ai vu Sylvie partir en lançant un coup
d’œil à Will… Je ne le croyais pas encore… Mais tout de suite après son départ
il a parlé de s’en aller à son tour… D’habitude, il ne quittait jamais la
maison avant le soir… Je n’ai rien dit… Je me suis habillée…
La scène capitale, que Maigret avait
reconstituée depuis longtemps ! Joseph qui venait rendre une courte visite
et qui avait déjà le testament en poche ! Sylvie qui s’était habillée plus
tôt que de coutume et qui avait mangé en costume de ville pour partir aussitôt
après le repas…
Ces regards que Jaja
surprenait… Elle ne disait rien… Elle mangeait… Elle buvait… Mais à
peine William était-il parti qu’elle passait un manteau sur ses vêtements
d’intérieur…
Plus personne dans le bar ! La
maison vide ! La porte fermée…
Ils couraient les uns après les
autres…
— Savez-vous où elle
l’attendait ?… À l’Hôtel Beauséjour… Et moi, dans la rue, j’allais et je
venais comme une folle… J’avais envie de frapper à leur porte, de supplier
Sylvie de me le rendre… Au coin de la rue, il y a un marchand de couteaux… Et
pendant qu’ils… pendant qu’ils étaient là-haut, je regardais la vitrine… Je ne
savais plus… J’avais mal partout… Je suis entrée… J’ai acheté un couteau à cran
d’arrêt… Je crois bien que je pleurais…
« Puis ils sont sortis
ensemble… William était tout changé, comme rajeuni… Même qu’il a poussé Sylvie
dans une confiserie et qu’il a acheté une boîte de chocolats…
« Ils se sont quittés devant le
garage…
« Et c’est alors que je me suis
mise à courir… Je savais qu’il allait retourner à Antibes… Je me suis placée
sur son chemin, juste en dehors de la ville… Il commençait à faire noir… Il m’a
vue… Il a arrêté l’auto…
« Et j’ai crié :
« — Tiens !…
Tiens !… Voilà pour toi !… Et voilà pour elle !…
Elle retomba sur son lit, le corps
recroquevillé, le visage baigné de larmes et de sueur.
— Je ne sais même pas comment
il est parti… Il a dû me repousser, fermer la portière…
« J’étais toute seule au milieu
de la route et j’ai failli être écrasée par un autobus… Je n’avais plus le
couteau… Peut-être qu’il était resté dans l’auto…
Le seul détail auquel Maigret n’eût
pas pensé : le couteau que William Brown, les yeux déjà voilés, avait sans
doute eu la présence d’esprit de jeter dans un fourré !
— Je suis rentrée tard…
— Oui… Les bistrots…
— Je me suis réveillée dans mon
lit, toute malade…
Et, dressée à nouveau :
— Mais je n’irai pas à
Haguenau !… Je n’irai pas !… Vous pouvez tous essayer de m’y
conduire !… Le docteur l’a dit : je vais crever… Et c’est cette pu…
Il y eut un bruit de chaise remuée.
C’était Sylvie qui attirait un siège jusqu’à elle et qui s’y évanouissait,
assise de travers.
Un évanouissement lent, progressif,
mais qui n’était pas simulé. Ses narines étaient pincées, cernées de jaune. Et
les orbites étaient creuses.
— C’est bien fait pour
elle !… cria Jaja. Laissez-la !… Ou plutôt non… Je ne sais pas… Je ne
sais plus… C’est peut-être Joseph qui a tout organisé… Sylvie !… Ma petite
Sylvie…
Maigret s’était penché sur la jeune
femme. Il lui tapotait les mains, les joues.
Il voyait Jaja saisir la bouteille
et boire à nouveau, pomper littéralement l’alcool qui la fit tousser
éperdument.
Puis la grosse poupée soupira,
enfonça sa tête dans l’oreiller.
Alors seulement il prit Sylvie dans
ses bras, la descendit au rez-de-chaussée, lui mouilla les tempes d’eau
fraîche.
La première chose qu’elle dit en
ouvrant les yeux fut :
— Ce n’est pas vrai…
Un désespoir profond, absolu.
— Je veux que vous sachiez que
ce n’est pas vrai… Je n’essaie pas de me faire meilleure que je suis… Mais ce
n’est pas vrai… J’aime bien Jaja !… C’est lui qui voulait… Est-ce que vous
comprenez ?… Il y avait des mois qu’il me regardait avec des yeux
bouleversés… Il me suppliait… Est-ce que je pouvais refuser, alors que tous les
soirs, avec d’autres…
— Chut ! Plus bas…
— Elle peut m’entendre !
Et, si elle réfléchissait, elle comprendrait… Je n’ai même rien voulu dire à
Joseph, par crainte qu’il en profite… Je lui ai donné un rendez-vous…
— Un seul ?
— Un seul… Vous voyez !…
C’est vrai qu’il m’a acheté des chocolats… Il était tout fou… Si fou que cela
me faisait peur… Il me traitait comme une jeune fille…
— C’est tout ?
— Je ne savais pas que c’était
Jaja qui l’avait… Non ! Je le jure ! Je croyais plutôt que c’était
Joseph… J’avais peur… Il m’a dit que je devais retourner au Beauséjour, où
quelqu’un me remettrait de l’argent…
Et, plus bas :
— Qu’est-ce que je pouvais
faire ?
On entendait à nouveau gémir,
là-haut. Les mêmes gémissements que tout à l’heure.
— Elle est très grièvement
blessée ?
Maigret haussa les épaules, monta au
premier étage, vit que Jaja dormait et que c’était dans son sommeil accablant
qu’elle gémissait de la sorte.
Il redescendit, trouva Sylvie qui,
les nerfs tendus, guettait les bruits de la maison.
— Elle dort !
souffla-t-il. Chut !…
Sylvie ne comprenait pas, regardait
avec effroi Maigret qui bourrait une nouvelle pipe.
— Restez près d’elle… Quand
elle se réveillera, vous lui direz que je suis parti… pour toujours…
— Mais…
— Vous lui direz qu’elle a
rêvé, qu’elle a eu des cauchemars, que…
— Mais… Je ne comprends pas… Et
Joseph ?
Il la regarda dans les yeux. Il
avait les mains dans les poches. Il en retira les vingt billets qui s’y
trouvaient toujours.
— Vous l’aimez ?
Et elle :
— Vous savez bien qu’il faut un
homme ! Sinon…
— Et William ?
— Ce n’était pas la même chose…
Il était d’un autre monde… Il…
Maigret marchait vers la porte. Il
se retourna une dernière fois, tout en agitant la clé dans la serrure.
— Arrangez-vous pour qu’on ne
parle plus du Liberty-Bar… Compris ?…
La porte était ouverte sur l’air
froid du dehors. Car il s’exhalait du sol une humidité qui ressemblait à un
brouillard.
— Je ne vous croyais pas comme
ça… balbutia Sylvie, qui ne savait plus que dire. Je… Jaja… Je vous jure que
c’est la meilleure femme de la terre…
Il se retourna, haussa les épaules,
se mit en marche dans la direction du port, s’arrêta un peu plus loin que le
réverbère pour rallumer sa pipe éteinte.
XI
Une histoire d’amour
Maigret décroisa les jambes, regarda
son interlocuteur dans les yeux, lui tendit une feuille de papier timbré.
— Je peux ?… questionna
Harry Brown avec un regard anxieux vers la porte derrière laquelle étaient son
secrétaire et sa dactylo.
— C’est à vous.
— Remarquez que je suis prêt à
leur donner une indemnité… Cent mille francs chacune par exemple… Vous me
comprenez bien ?… Ce n’est pas une question d’argent : c’est une
question de scandale… Si ces quatre femmes venaient là-bas et…
— Je comprends.
Par la fenêtre, on apercevait la
plage de Juan-les-Pins, cent personnes en maillot étendues sur le sable, trois
jeunes femmes qui faisaient de la culture physique avec un long et maigre
professeur, et un Algérien qui allait d’un groupe à l’autre avec un panier de cacahuètes.
— Est-ce que vous croyez que
cent mille francs…
— Très bien ! dit Maigret
en se levant.
— Vous n’avez pas bu votre
verre.
— Merci.
Et Harry Brown, correct, pommadé,
hésitait un instant, risquait :
— Voyez-vous, monsieur le
commissaire, j’ai cru un moment que vous étiez un ennemi… En France…
— Oui…
Maigret se dirigeait vers la porte.
L’autre le suivait en continuant avec moins d’assurance :
— … Le scandale n’a pas la même
importance que dans…
— Bonsoir, monsieur !
Et Maigret s’inclina, sans tendre la
main, sortit de l’appartement où se brassaient des affaires de laine.
— En France… En France…
grommelait le commissaire en descendant l’escalier garni de tapis pourpres.
Eh bien ! quoi, en
France ? Comment s’appelait la liaison de Harry Brown avec la veuve ou la
divorcée du cap Ferrat ?
Une histoire d’amour !
Alors… L’histoire de William, avec
Jaja, avec Sylvie ?…
Et Maigret, le long de la plage,
était obligé de contourner des corps demi-nus. Il évoluait parmi des peaux
bronzées, que mettaient en valeur des maillots colorés.
Boutigues l’attendait près de la
cabine du professeur de culture physique.
— Eh bien ?
— Fini !… William Brown a
été tué par un malfaiteur inconnu qui voulait lui voler son portefeuille…
— Mais pourtant…
— Quoi ?… Pas
d’histoires !… Alors…
— Cependant…
— Pas d’histoires ! répéta
Maigret en regardant l’eau bleue, toute plate, sur laquelle des canoës
évoluaient. Est-ce qu’il y a place, ici, pour des histoires ?
— Vous voyez cette jeune femme
en costume de bain vert ?
— Elle a les cuisses maigres.
— Eh bien ! s’écria
Boutigues, triomphant, vous ne devineriez jamais qui elle est… La fille de
Morrow…
— Morrow ?
— L’homme du diamant… Une des
dix ou douze fortunes qui…
Le soleil était chaud. Maigret, en
complet sombre, faisait tache parmi les peaux nues. De la terrasse du Casino
arrivaient des flots de musique.
— Vous prenez quelque
chose ?
Boutigues, lui, était en gris clair,
arborait un œillet rouge à sa boutonnière.
— Je vous avais bien dit
qu’ici…
— Oui… Ici…
— Vous n’aimez pas le
pays ?
Et d’un geste lyrique il montrait la
baie d’un bleu inouï, le cap d’Antibes et ses villas claires blotties dans la
verdure, le Casino jaune comme un chou à la crème, les palmiers de la
promenade…
— Le gros que vous voyez
là-bas, avec un petit maillot de bain rayé, est le plus important directeur de
journal allemand…
Lors Maigret, dont les yeux étaient
d’un gris glauque, après une nuit sans sommeil, de grogner :
— Et puis après ?
— Tu es content que j’aie fait
de la morue à la crème ?
— Tu ne peux pas t’imaginer à
quel point ! Boulevard Richard-Lenoir. L’appartement de Maigret.
Une fenêtre ouvrant sur de maigres
marronniers que ne garnissaient encore que quelques feuilles.
— Qu’est-ce que c’était, cette
histoire ?
— Une histoire d’amour !
Mais, comme on m’avait dit : « Pas d’histoires »…
Les deux coudes sur la table, il
mangeait sa morue avec appétit. Il parlait la bouche pleine.
— Un Australien qui en a eu
assez de l’Australie et des moutons…
— Je ne comprends pas.
— Un Australien qui a eu envie
de faire la bombe et qui l’a faite…
— Après ?
— Après ?… Rien !… Il
l’a faite et sa femme, ses enfants et son beau-frère lui ont coupé les vivres…
— Ce n’est pas
intéressant !
— Pas du tout ! C’est ce
que je disais… Il a continué à vivre là-bas, sur la Côte…
— Il paraît que c’est si beau…
— Magnifique !… Il a loué
une villa… Puis, comme il y était tout seul, il y a amené une femme…
— Je commence à
comprendre !
— Rien du tout… Passe-moi la
sauce… Il y a trop peu d’oignons.
— Ce sont les oignons de Paris
qui n’ont aucun goût… J’en ai mis une livre… Continue…
— La femme s’est installée dans
la villa et y a installé sa mère…
— Sa mère ?
— Oui… Alors, cela n’a plus eu
aucun charme, et l’Australien est allé chercher de l’amusement ailleurs…
— Il a pris une
maîtresse ?
— Pardon ! Il en avait
déjà une ! Et sa mère. Il a déniché un bistrot et une bonne vieille qui
buvait avec lui…
— Qui buvait ?
— Oui ! Quand ils avaient
bu, ils voyaient le monde autrement… Ils en étaient le centre… Ils se
racontaient des histoires…
— Et après ?
— La bonne vieille croyait que
c’était arrivé.
— Qu’est-ce qui était
arrivé ?
— Que quelqu’un
l’aimait !… Qu’elle avait trouvé l’âme sœur !… Et tout !…
— Et tout quoi ?
— Rien… Cela faisait un
couple ! Un couple du même âge… Un couple qui arrivait à se soûler en
mesure…
— Qu’est-il arrivé ?
— Il y avait une petite
protégée… Une nommée Sylvie… Le vieux s’est amouraché de Sylvie…
Mme Maigret regarda son mari avec
reproche.
— Qu’est-ce que tu me
racontes ?
— La vérité ! Il s’est
amouraché de Sylvie, et Sylvie ne voulait pas, à cause de la vieille… Puis elle
a bien dû vouloir, parce que, quand même, l’Australien était le principal
personnage.
— Je ne saisis pas…
— Cela ne fait rien…
L’Australien et la petite se sont retrouvés à l’hôtel…
— Ils ont trompé la vieille ?
— Justement. Tu vois que tu
comprends ! Alors, la vieille, qui a compris, elle, qu’elle ne comptait
plus pour rien du tout, a tué son amant… Cette morue est une merveille…
— Je ne comprends pas encore…
— Qu’est-ce que tu ne comprends
pas ?
— Pourquoi on n’a pas arrêté la
vieille. Car, en somme, elle a…
— Rien du tout !
— Comment, rien du tout ?
— Passe-moi le plat… On m’avait
dit : « Surtout, pas d’histoires… » Pas de drame, autrement
dit ! Parce que les fils, la femme et le beau-frère de l’Australien sont
des gens considérables… Des gens capables de racheter très cher un testament…
— Qu’est-ce que tu racontes
maintenant avec ce testament ?
— Ce serait trop compliqué…
Bref, une histoire d’amour… Une vieille femme qui tue son vieil amant parce
qu’il la trompe avec une jeune.
— Et qu’est-ce qu’elles sont
devenues ?
— La vieille en a pour trois ou
quatre mois à vivre… Cela dépend de ce qu’elle boira…
— De ce qu’elle boira ?
— Oui… Parce que c’est aussi
une histoire d’alcool…
— C’est compliqué !
— Encore plus que tu ne le
crois ! La vieille, qui a tué, mourra dans trois ou quatre mois, ou cinq,
ou six, les jambes enflées, les pieds dans un baquet.
— Dans un baquet ?
— Vois, dans le dictionnaire de
médecine, comment on meurt de l’hydropisie…
— Et la jeune ?
— Elle est encore plus
malheureuse… Parce qu’elle aime la vieille comme une mère… Puis parce qu’elle
aime son maquereau…
— Son ?… Je ne te
comprends pas… Tu as des façons de t’exprimer…
— Et le maquereau va perdre les
vingt mille francs aux courses ! poursuivit Maigret, imperturbable, sans
cesser de manger.
— Quels vingt mille
francs ?
— Peu importe !
— Je m’y perds !
— Moi aussi… Ou plutôt, moi, je
comprends trop… On m’a dit : « Pas d’histoires »… C’est
tout !… On n’en parlera plus… Une pauvre histoire d’amour qui a tourné
mal…
Et soudain :
— Il n’y a pas de légume ?
— J’ai voulu faire des
choux-fleurs, mais…
Et Maigret paraphrasa à part
lui :
— Jaja a voulu faire de
l’amour, mais…
Marsilly, « La Richardière », mai 1932.
FIN
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