Maigret, #14
GEORGES SIMENON
Maigret chez
les Flamands
Maigret XIV

ARTHÈME FAYARD
I
Anna Peeters
Quand Maigret descendit du train, en
gare de Givet, la première personne qu’il vit, juste en face de son
compartiment, fut Anna Peeters.
À croire qu’elle avait prévu qu’il
s’arrêterait à cet endroit du quai exactement ! Elle n’en paraissait pas
étonnée, ni fière. Elle était telle qu’il l’avait vue à Paris, telle qu’elle
devait être toujours, vêtue d’un tailleur gris fer, les pieds chaussés de noir,
chapeautée de telle sorte qu’il était impossible de se souvenir ensuite de la
forme ou même de la couleur de son chapeau.
Ici, dans le vent qui balayait le
quai où n’erraient que quelques voyageurs, elle paraissait plus grande, un peu
plus forte.
Elle avait le nez rouge et elle
tenait à la main un mouchoir roulé en boule.
— J’étais sûre que vous
viendriez, monsieur le commissaire…
Était-elle sûre d’elle ou sûre de
lui ? Elle ne souriait pas pour l’accueillir. Elle questionnait
déjà :
— Vous avez d’autres bagages ?
Non ! Maigret n’avait que son
sac à soufflets, en gros cuir culotté, et il le portait lui-même, malgré son
poids.
Le train n’avait laissé sur le quai
que des voyageurs de troisième classe qui avaient déjà disparu. La jeune fille
tendait son ticket de quai à l’employé, qui la regarda avec insistance.
Dehors, elle reprit sans
embarras :
— J’ai d’abord pensé à vous
préparer une chambre à la maison. Puis j’ai réfléchi. Je suppose qu’il vaut
mieux que vous descendiez à l’hôtel. Alors, j’ai retenu la meilleure chambre à
l’Hôtel de la Meuse…
Ils avaient à peine parcouru cent
mètres dans les petites rues de Givet que déjà tout le monde se retournait sur
eux. Maigret marchait lourdement, en traînant sa valise à bout de bras. Il
essayait de tout observer : les gens, les maisons et surtout sa compagne.
— Quel est ce bruit ?
questionna-t-il en entendant une rumeur qu’il ne parvenait pas à identifier.
— La Meuse en crue, qui bat les
piles du pont… Il y a trois semaines que la navigation est arrêtée…
En débouchant d’une ruelle, on
découvrait soudain le fleuve. Il était large. Ses rives étaient imprécises. Le
flot brun, par endroits, s’étalait sur les prairies. Ailleurs, un hangar
émergeait de l’eau. Cent péniches pour le moins, des remorqueurs, des dragues
étaient là, serrés l’un contre l’autre, formant un vaste bloc.
— Voici votre hôtel… Il n’est
pas très confortable… Désirez-vous vous arrêter pour prendre un bain ?…
C’était ahurissant ! Maigret
était incapable de définir son impression. Jamais, sans doute, une femme n’avait
autant éveillé sa curiosité que celle-ci, qui restait calme, sans rire, sans
essayer de paraître jolie, et qui tapotait parfois ses narines de son mouchoir.
Elle devait avoir entre vingt-cinq
et trente ans. Beaucoup plus grande que la moyenne, elle avait une charpente
solide, une ossature qui enlevait toute grâce à ses traits.
Des vêtements de petite bourgeoise,
d’une extrême sobriété. Un maintien calme, presque distingué.
Elle avait l’air de le recevoir.
Elle était chez elle. Elle pensait à tout.
— Je n’ai aucune raison de
prendre un bain.
— Dans ce cas, voulez-vous
venir tout de suite à la maison ? Donnez votre valise au garçon…
Garçon !… Portez cette valise au 3… Monsieur viendra tout à l’heure.
Et Maigret pensait en l’observant du
coin de l’œil :
— Je dois paraître idiot !
Car il n’avait quand même rien d’un
petit garçon ! Si elle n’était pas mièvre, il était deux fois plus large
qu’elle et son gros pardessus lui donnait l’air d’être taillé dans la pierre.
— Vous n’êtes pas trop
fatigué ?
— Je ne suis pas fatigué du
tout !
— Dans ce cas, je peux déjà,
chemin faisant, vous donner les premières indications…
Les premières indications, elle les
lui avait données à Paris ! Un beau jour, en arrivant à son bureau, il
avait trouvé cette inconnue qui l’attendait depuis deux ou trois heures et que
le garçon n’était pas parvenu à décourager.
— C’est personnel !
avait-elle affirmé comme il la questionnait devant deux inspecteurs.
Et, une fois en tête à tête, elle
lui avait tendu une lettre. Maigret avait reconnu l’écriture d’un cousin de sa
femme qui habitait Nancy.
Mon cher Maigret,
Mlle Anna Peeters m’est
recommandée par mon beau-frère qui l’a connue voilà une dizaine d’années. C’est
une jeune fille très sérieuse, qui te racontera elle-même ses malheurs. Fais ce
que tu pourras pour elle…
— Vous habitez Nancy ?
— Non, Givet !
— Pourtant, cette lettre…
— Je suis allée à Nancy tout
exprès, avant de venir à Paris. Je savais que mon cousin connaissait quelqu’un
d’important à la police…
Ce n’était pas une solliciteuse
banale. Elle ne baissait pas les yeux. Sa contenance était sans humilité. Elle
parlait net et regardait droit devant elle, comme pour réclamer son dû.
— Si vous n’acceptez pas de
vous occuper de nous, nous sommes perdus, mes parents et moi, et ce sera la
plus odieuse erreur judiciaire…
Maigret avait pris quelques notes
résumant son récit. Une histoire de famille assez embrouillée.
Les Peeters, qui tenaient une
épicerie à la frontière belge… Trois enfants : Anna, qui les aidait dans
leur commerce ; Maria, qui était institutrice, et Joseph, étudiant en
droit à Nancy… Joseph avait eu un enfant d’une jeune fille du pays… L’enfant
avait trois ans… Or, la jeune fille avait soudain disparu et l’on accusait les
Peeters de l’avoir tuée ou de la séquestrer…
Maigret n’avait pas à se mêler de
cela. Un collègue de Nancy était sur l’affaire. Il lui avait télégraphié et en
avait reçu une réponse catégorique :
Peeters archi coupable. Stop.
Arrestation prochaine.
Cela l’avait décidé. Il arrivait à
Givet, sans aucune mission, sans titre officiel. Et, dès la gare, il tombait
sous la tutelle de cette Anna, qu’il ne se lassait pas d’observer.
Le courant était violent. Le flot
formait des cascades bruyantes à chaque pile du pont et charriait des arbres
entiers. Le vent, qui s’engouffrait dans la vallée de la Meuse, prenait le
fleuve à rebrousse-poil, soulevait l’eau à des hauteurs inattendues et créait
de vraies vagues.
Il était trois heures de
l’après-midi. La nuit s’annonçait.
Il y avait des courants d’air dans
les rues presque désertes et les rares passants marchaient vite, et Anna
n’était pas la seule à se moucher.
— Regardez cette ruelle, à
gauche…
La jeune fille marquait un temps
d’arrêt, discrètement, désignait d’un geste à peine perceptible la seconde
maison de la ruelle. Une maison pauvre, à un seul étage. Il y avait déjà de la
lumière – celle d’une lampe à pétrole – à une fenêtre.
— C’est là qu’elle
habite !
— Qui ?
— Elle ! Germaine
Piedbœuf… La fille qui…
— Celle à qui votre frère a
fait un enfant ?
— Si c’est de lui ! Ce
n’est même pas prouvé… Regardez…
Sur un seuil, on voyait un
couple : une fille sans chapeau, une petite ouvrière d’usine sans doute,
et le dos d’un homme qui l’étreignait.
— C’est elle ?
— Non, puisqu’elle a disparu…
Mais c’est la même race… Vous comprenez ?… Elle est parvenue à faire
croire à mon frère…
— L’enfant ne lui ressemble
pas ?
Et elle, sèchement :
— Il ressemble à sa mère…
Venez ! Ces gens-là sont toujours à l’affût derrière leurs rideaux…
— Elle a de la famille ?
— Son père, qui est gardien de
nuit à l’usine, et son frère Gérard…
La petite maison, et surtout la
fenêtre éclairée par la lampe à pétrole, étaient désormais gravées dans la
mémoire du commissaire.
— Vous ne connaissez pas
Givet ?
— J’y suis passé une fois sans
m’arrêter.
Un quai interminable, très large,
avec de vingt en vingt mètres des bittes d’amarrage pour les péniches. Quelques
entrepôts. Un bâtiment bas, surmonté d’un drapeau.
— La douane française… Notre
maison est plus loin, près de la douane belge…
Le clapotis était si rageur que les
chalands s’entrechoquaient. Des chevaux en liberté broutaient l’herbe rare.
— Vous voyez cette
lumière ?… C’est chez nous…
Un douanier les regarda passer sans
rien dire. Dans un groupe de mariniers, on se mit à parler flamand.
— Qu’est-ce qu’ils
disent ?
Elle hésita à répondre, détourna la
tête pour la première fois.
— Qu’on ne saura jamais la
vérité !
Et elle marcha plus vite, contre le
vent, en se courbant pour donner moins de prise.
Ce n’était plus la ville. C’était le
domaine de la rivière, des bateaux, de la douane, des affréteurs. Par-ci
par-là, une lampe électrique allumée, en plein vent. Du linge qui claquait sur
une péniche. Des gosses qui jouaient dans la boue.
— Votre collègue est encore
venu hier chez nous et nous a annoncé de la part du juge d’instruction que nous
devions nous tenir à la disposition de la justice… C’est la quatrième fois que
tout est fouillé, même la citerne…
On arrivait. La maison des Flamands
se précisait. C’était une construction assez importante, au bord du fleuve, à
l’endroit où les bateaux étaient le plus nombreux. Aucune maison proche. Le
seul bâtiment en vue, à cent mètres, était le bureau de la douane belge,
flanqué d’un poteau tricolore.
— Si vous voulez vous donner la
peine d’entrer…
Sur les vitres de la porte, des
réclames transparentes pour des pâtes à nettoyer les cuivres. Une sonnette
tinta.
Et, dès le seuil, on était enveloppé
de chaleur, d’une atmosphère indéfinissable, quiète, sirupeuse, où les odeurs
dominaient. Mais quelles odeurs ? Il y avait une pointe de cannelle, une
note plus grave de café moulu. Cela sentait aussi le pétrole, mais avec des
relents de genièvre.
Une ampoule électrique, une seule.
Derrière le comptoir de bois peint en brun sombre, une femme aux cheveux
blancs, au corsage noir, qui parlait flamand avec une marinière. Et celle-ci
avait un enfant sur le bras.
— Voulez-vous venir par ici,
monsieur le commissaire…
Maigret avait eu le temps de voir
des rayons bourrés de marchandises. Il avait noté surtout, au bout du comptoir,
une partie recouverte de zinc, des bouteilles surmontées de becs en étain et
contenant de l’eau-de-vie.
Il n’avait pas le temps de
s’arrêter. Une autre porte vitrée, garnie d’un rideau. On traversait la
cuisine. Un vieillard était assis dans un fauteuil d’osier, tout contre le
fourneau.
— Par ici…
Un couloir plus froid. Une autre
porte. Et c’était une pièce inattendue, mi-salon, mi-salle à manger, avec un
piano, une boîte à violon, un parquet ciré avec soin, des meubles confortables,
des reproductions de tableaux sur les murs.
— Donnez-moi votre pardessus…
La table était dressée : une
nappe à grands carreaux, des couverts en argent, des tasses de fine porcelaine.
— Vous prendrez bien quelque
chose…
Le manteau de Maigret était déjà
dans le corridor et Anna revenait, en chemisier de soie blanche qui la rendait
moins jeune fille encore.
Et pourtant elle avait des formes
pleines. Pourquoi, dès lors, ce manque de féminité ? On ne l’imaginait pas
amoureuse. On imaginait moins un homme amoureux d’elle !
Tout devait être préparé d’avance.
Elle apportait une cafetière fumante. Elle en remplissait trois tasses. Après
une nouvelle disparition, elle revenait avec une tarte au riz.
— Asseyez-vous, monsieur le
commissaire… Ma mère va venir…
— C’est vous qui jouez du
piano ?
— Moi et ma sœur… Mais elle a
moins le temps que moi… Le soir, elle corrige les devoirs.
— Et le violon ?
— Mon frère…
— Il n’est pas à Givet ?
— Il sera ici tout à l’heure…
Je l’ai prévenu de votre arrivée…
Elle découpait la tarte. Elle
servait le visiteur, d’autorité. Mme Peeters entrait, les mains jointes sur le
ventre, en esquissant un timide sourire d’accueil, un sourire tout plein de
mélancolie et de résignation.
— Anna me dit que vous avez
bien voulu…
Elle était plus flamande que sa
fille et elle gardait un léger accent. Pourtant elle avait des traits très
fins, et ses cheveux d’un blanc surprenant n’étaient pas sans lui donner une
certaine noblesse. Elle s’assit au bord de sa chaise, en femme habituée à être
dérangée.
— Vous devez avoir faim, après
ce voyage… Moi, je n’ai plus aucun appétit depuis que…
Maigret pensait au vieux qui était
resté dans la cuisine. Pourquoi ne venait-il pas manger de la tarte
aussi ? Juste à ce moment, Mme Peeters disait à sa fille :
— Porte un morceau à ton père…
Et, à Maigret :
— Il ne quitte presque plus son
fauteuil… C’est à peine s’il se rend compte…
Tout, dans l’atmosphère, était à
l’opposé d’un drame. On avait l’impression que les pires événements pouvaient
survenir au-dehors sans troubler la quiétude de la maison des Flamands, où il
n’y avait pas un grain de poussière, pas un souffle d’air, pas d’autre bruit
que le ronflement du poêle.
Et Maigret questionnait en mangeant
de la tarte épaisse :
— Quel jour était-ce
exactement ?
— Le 3 janvier… Un mercredi…
— Nous sommes le 20…
— Oui, on ne nous a pas accusés
tout de suite…
— Cette jeune fille… Comment
l’appelez-vous ?
— Germaine Piedbœuf… Elle est
venue vers huit heures du soir… Elle est entrée dans le magasin et c’est ma
mère qui l’a reçue…
— Qu’est-ce qu’elle
voulait ?
Mme Peeters fit mine d’écraser une
larme sur sa paupière.
— Comme toujours… Se plaindre
que Joseph n’allait pas la voir, ne lui donnait pas de ses nouvelles… Un garçon
qui travaille tant !… Il a du mérite, je vous assure, de continuer ses
études malgré tout…
— Elle est restée longtemps
ici ?
— Peut-être cinq minutes… Je
devais lui dire de ne pas crier… Les mariniers auraient pu entendre… Anna est
arrivée et lui a dit qu’elle ferait mieux de s’en aller…
— Elle est partie ?
— Anna l’a conduite dehors… Je
suis rentrée dans la cuisine et j’ai débarrassé la table…
— Dès lors, vous ne l’avez pas
revue ?
— Jamais !
— Personne, dans le pays, ne
l’a rencontrée ?
— Ils disent tous que
non !
— Elle n’a pas menacé de se
suicider ?
— Non ! Ces femmes-là, ça
ne se tue pas… Encore un peu de café ?… Un morceau de tarte ?… C’est
Anna qui l’a faite…
Un nouveau trait qui s’ajoutait à
l’image d’Anna. Elle était placide sur sa chaise. Elle observait le commissaire
comme si les rôles eussent été renversés, comme si elle eût appartenu, elle, au
Quai des Orfèvres, et lui à la maison des Flamands.
— Vous souvenez-vous de ce que
vous avez fait ce soir-là ?
Ce fut Anna qui répondit, avec un
triste sourire.
— On nous a tant questionnées à
ce sujet qu’il a bien fallu se rappeler les moindres détails. En rentrant, je
suis montée dans ma chambre pour prendre de la laine à tricoter… Quand je suis
descendue, ma sœur était au piano, dans cette pièce, et Marguerite venait
d’arriver…
— Marguerite ?
— Notre cousine… La fille du
docteur Van de Weert… Ils habitent Givet… Autant vous dire tout de suite, car
on vous l’apprendra quand même, que c’est la fiancée de Joseph…
Mme Peeters se leva en soupirant,
parce que la sonnette du magasin avait tinté. On l’entendit parler flamand,
d’une voix presque enjouée, et peser des haricots ou des pois.
— C’est la grande douleur de ma
mère… De tout temps, il avait été décidé que Joseph et Marguerite se
marieraient… Ils étaient déjà fiancés à seize ans… Mais Joseph devait terminer
ses études… C’est alors qu’il y a eu cet enfant…
— Et, malgré cela, ils
comptaient se marier ?
— Non ! Seulement
Marguerite ne voulait épouser personne d’autre… Ils s’aimaient toujours…
— Germaine Piedbœuf le
savait ?
— Oui ! Mais elle tenait à
se faire épouser, elle ! Si bien que mon frère, pour avoir la paix, avait
promis… Le mariage devait avoir lieu après les examens…
Et la sonnette de la boutique
résonnait, Mme Peeters trottait à travers la cuisine.
— Je vous demandais l’emploi de
la soirée du 3…
— Oui… Je disais donc que quand
je suis descendue, ma sœur et Marguerite étaient dans cette pièce… On a fait du
piano jusqu’à dix heures et demie… Mon père était couché depuis neuf heures,
comme d’habitude… Ma sœur et moi avons reconduit Marguerite jusqu’au pont…
— Et vous n’avez rencontré
personne ?
— Personne… Il faisait froid…
Nous sommes rentrées… Le lendemain, on ne se doutait de rien… Dans
l’après-midi, on a parlé de la disparition de Germaine Piedbœuf… Deux jours
après, seulement, on a pensé à nous accuser, parce que quelqu’un l’avait vue
entrer ici… Le commissaire de police nous a fait appeler, puis votre collègue
de Nancy… Il paraît que M. Piedbœuf a porté plainte… On a fouillé la maison, la
cave, les remises, tout… On a même retourné la terre du jardin…
— Votre frère n’était pas à
Givet, le 3 ?
— Non ! Il ne vient que le
samedi, en moto… Rarement un autre jour de la semaine… Toute la ville est
contre nous, parce que nous sommes des Flamands et que nous avons de l’argent…
Une nuance d’orgueil dans la voix.
Ou plutôt un surcroît d’assurance.
— Vous ne pouvez pas imaginer
tout ce que l’on a inventé…
À nouveau la sonnerie du magasin,
puis une voix jeune :
— C’est moi !… Ne vous
dérangez pas…
Des pas pressés. Une silhouette très
féminine s’engouffrant dans la salle à manger, s’arrêtant brusquement devant
Maigret.
— Oh ! pardon… Je ne
savais pas…
— Le commissaire Maigret, qui
vient nous aider… Ma cousine Marguerite…
Une petite main gantée dans la patte
de Maigret. Et un sourire intimidé.
— Anna m’a dit que vous
acceptiez…
Elle était très fine, plus fine encore
que jolie. Son visage s’encadrait de cheveux blonds, aux menues ondulations.
— Il paraît que vous faisiez du
piano…
— Oui… Je n’aime que la
musique… surtout quand je suis triste…
Et son sourire faisait penser à
celui des jolies filles sur les calendriers-réclames. Lèvres étirées en une
moue, regard voilé, visage un peu penché…
— Maria n’est pas
rentrée ?
— Non ! son train doit
encore avoir du retard.
La chaise trop frêle craqua quand
Maigret voulut croiser les jambes.
— À quelle heure êtes-vous
arrivée, le 3 ?
— À huit heures et demie…
Peut-être un peu plus tôt… Nous dînons tôt… Mon père avait des amis pour le
bridge…
— Il faisait le même temps
qu’aujourd’hui ?
— Il pleuvait… Il a plu durant
toute une semaine…
— La Meuse était déjà en
crue ?
— Cela commençait… Mais les
barrages n’ont été renversés que le 5 ou le 6… Il y avait encore des trains de
bateaux qui circulaient…
— Un morceau de tarte, monsieur
le commissaire ?… Non ?… Alors, un cigare ?
Anna tendit une boîte de cigares
belges et murmura comme pour s’excuser :
— Ce n’est pas de la fraude…
Une partie de la maison est en Belgique et une partie en France…
— En somme, votre frère, tout
au moins, est entièrement hors de cause, puisqu’il se trouvait à Reims…
Et Anna, le front têtu :
— Même pas ! À cause d’un
ivrogne, qui prétend avoir vu passer sa moto sur le quai… Il a raconté cela
quinze jours plus tard… Comme s’il pouvait se souvenir !… C’est un coup de
Gérard, le frère de Germaine Piedbœuf… Il n’a pas grand-chose à faire… Alors,
il passe son temps à chercher des témoignages… Pensez qu’ils veulent se
constituer partie civile et réclamer trois cent mille francs…
— Où est l’enfant ?
On entendait Mme Peeters se
précipiter dans la boutique où la sonnerie avait retenti. Anna rangeait la
tarte dans le buffet, posait la cafetière sur le poêle.
— Chez eux !
Et la voix d’un marinier qui
commandait du genièvre éclatait derrière la cloison.
II
« L’Étoile-Polaire »
Marguerite Van de Weert fouillait
fébrilement son sac à main, pressée de montrer quelque chose.
— Tu n’as pas encore reçu l’Écho
de Givet ?
Et elle tendait à Anna une coupure
de journal. Elle avait un sourire modeste aux lèvres. Anna passait le papier à
Maigret.
— Qui est-ce qui t’a donné
l’idée ?
— C’est moi, hier, par hasard.
Ce n’était qu’une annonce :
Prière au motocycliste qui est
passé le 3 janvier au soir sur la route de Meuse de se faire connaître. Bonne
récompense. S’adresser Épicerie Peeters.
— Je n’ai pas osé donner mon
adresse, mais…
Il sembla à Maigret qu’Anna
regardait sa cousine avec une pointe d’impatience tout en murmurant :
— C’est une idée… Mais personne
ne viendra…
Et Marguerite qui attendait avec
tant d’émoi des félicitations !
— Pourquoi ne viendrait-il
pas ? Si une moto est passée, il n’y a pas de raison, puisque ce n’est pas
Joseph…
Les portes étaient ouvertes. De
l’eau commençait à chanter dans la bouilloire de la cuisine. Mme Peeters
mettait la table pour le dîner. Ce fut du seuil du magasin que des bruits de
voix arrivèrent, et du coup les deux jeunes filles tendirent l’oreille.
— Entrez, je vous en prie… Je
n’ai rien à vous dire, mais…
— Joseph ! balbutia
Marguerite en se levant.
C’était de la ferveur plus encore
que de l’amour qu’il y avait dans son accent. Elle en était transfigurée. Elle
n’osait pas se rasseoir. Le souffle suspendu, elle attendait, si bien que tout
laissait croire que c’était une sorte de surhomme qui allait apparaître.
La voix s’élevait maintenant dans la
cuisine.
— Bonjour, mère…
Et une autre voix, inconnue de
Maigret :
— Vous m’excuserez, madame,
mais j’ai quelques vérifications à faire et j’ai profité du passage de votre
fils…
Les deux hommes faisaient enfin face
à la salle à manger. Joseph Peeters fronçait imperceptiblement les sourcils,
murmurait avec une douceur gênante :
— Bonjour, Marguerite…
Elle lui prenait, elle, la main
entre ses deux mains.
— Pas trop fatigué,
Joseph ?… Le moral est bon ?…
Mais Anna, plus calme, s’adressait
au second personnage, lui désignait Maigret.
— Le commissaire Maigret, que
vous devez connaître…
— Inspecteur Machère… dit l’autre
en tendant la main. C’est vrai que vous…
Mais on ne pouvait converser ainsi,
tous debout entre la porte et la table encore servie.
— Je suis ici à titre purement
officieux… grommela Maigret. Surtout, faites comme si je n’existais pas…
On lui touchait le bras.
— Mon frère Joseph… Le
commissaire Maigret…
Et Joseph tendait une longue main
osseuse et froide. Il avait une demi-tête de plus que Maigret, qui mesurait
pourtant un mètre quatre-vingts. Mais il était si étroit qu’on avait
l’impression que, malgré ses vingt-cinq ans, sa croissance n’était pas
terminée.
Un nez aux narines pincées. Des yeux
fatigués, très cernés. Des cheveux blonds coupés court. Il devait avoir
mauvaise vue, car ses paupières battaient sans cesse comme pour fuir la lumière
de la lampe.
— Enchanté, monsieur le
commissaire… Je suis confus…
Il n’était même pas élégant. Il
retirait un imperméable graisseux sous lequel il portait un complet d’un gris
neutre, d’une coupe quelconque.
— Je l’ai rencontré près du
pont ! disait l’inspecteur Machère, et je lui ai demandé de m’amener ici
derrière sa moto…
C’est vers Anna qu’il se tourna
ensuite. C’est à elle qu’il s’adressa désormais, comme si elle eût été la
véritable maîtresse de maison. On ne voyait ni Mme Peeters, ni son mari, tassé
dans le fauteuil d’osier de la cuisine.
— Je suppose qu’on accède
facilement au toit ?
Tout le monde se regarda.
— Par la lucarne du
grenier ! répliqua Anna. Vous voulez ?…
— Oui ! Je désire jeter un
coup d’œil là-haut…
Ce fut, pour Maigret, l’occasion de
visiter la maison. L’escalier était verni, recouvert d’un linoléum ciré avec
tant de soin qu’il fallait prendre des précautions pour ne pas glisser.
Au premier étage, un palier avec les
portes de trois chambres. Joseph et Marguerite étaient restés en bas. Anna marchait
la première et le commissaire remarqua qu’elle roulait légèrement les hanches.
— Il faudra que je vous
parle ! murmura l’inspecteur.
— Tout à l’heure !
Et ils atteignirent le second étage.
D’un côté, une mansarde, transformée en chambre, mais inoccupée. De l’autre, un
immense grenier aux poutres apparentes où s’entassaient des caisses et des sacs
de marchandises. Pour atteindre la lucarne, l’inspecteur dut grimper sur deux
caisses.
— Vous n’avez pas de
lumière ?
— J’ai ma lampe électrique…
C’était un homme jeune, au visage
tout rond, jovial, à l’activité inlassable. Maigret ne grimpa pas sur le toit
mais regarda par la lucarne. Le vent soufflait en rafales. On entendait le
grondement du fleuve et l’on apercevait dans la nuit sa face houleuse que quelques
becs de gaz piquetaient de lumières.
À gauche, sur la corniche, il y
avait un réservoir en zinc, de deux mètres cubes pour le moins, vers lequel le
policier se dirigea sans hésiter. Il devait être destiné à recueillir les eaux
de pluie.
Machère se pencha, parut
désappointé, se promena encore quelques instants sur le toit, se pencha pour
ramasser quelque chose.
Anna attendait sans rien dire, dans
l’obscurité, derrière Maigret. On revit les jambes de l’inspecteur, puis son
torse, enfin son visage.
— Une cachette à laquelle je
n’ai pensé que cet après-midi, en constatant que les gens de mon hôtel ne
boivent que de l’eau de pluie… Mais le cadavre n’y est pas…
— Qu’est-ce que vous avez
ramassé ?
— Un mouchoir… Un mouchoir de
femme…
Il le déploya, l’éclaira de sa
lampe, chercha en vain une initiale. Le mouchoir, crasseux, était resté
longtemps exposé aux intempéries.
— On verra ça plus tard !
soupira l’inspecteur en marchant vers la porte.
Quand on pénétra à nouveau dans la
chaude atmosphère de la salle à manger, Joseph Peeters était assis sur le
tabouret du piano et lisait l’annonce que Marguerite venait de lui montrer.
Elle était debout devant lui, et son chapeau à larges bords, son manteau orné
de petits volants accusaient encore ce qu’il y avait en elle de vaporeux.
— Voulez-vous venir me voir ce
soir à l’hôtel ? dit Maigret au jeune homme.
— Quel hôtel ?
— L’Hôtel de la Meuse !
intervint Anna. Vous nous quittez déjà, monsieur le commissaire ?…
J’aurais voulu vous retenir à dîner, mais…
Maigret traversait la cuisine. Mme
Peeters le regardait avec stupeur.
— Vous partez ?
Le vieillard, lui, avait les yeux
vides. Il fumait une pipe en écume, sans penser à rien d’autre. Il ne salua
même pas.
Dehors, c’étaient le vent, le bruit
du flot grossi de la Meuse, les heurts des bateaux amarrés côte à côte.
L’inspecteur Machère se hâtait de changer de place, parce qu’il s’était mis à
la droite de Maigret.
— Vous croyez qu’ils sont
innocents ?
— Je n’en sais rien. Vous avez
du tabac ?
— Je n’ai que du gris… Vous
savez qu’on parle beaucoup de vous, à Nancy… Et c’est ce qui m’inquiète… Parce
que ces Peeters…
Maigret s’était arrêté devant les
bateaux sur lesquels il laissait errer son regard. Givet, grâce à la crue qui
interrompait la navigation, avait l’air d’un grand port. Il y avait plusieurs
chalands du Rhin, d’un millier de tonnes, tout en acier noir. Près d’eux, les
péniches du Nord, en bois, faisaient figure de jouets vernis.
— Il faudra que j’achète une
casquette ! grommela le commissaire qui devait tenir son chapeau melon.
— Qu’est-ce qu’on vous a
raconté au juste ? Qu’ils sont innocents, naturellement !…
Il fallait parler très fort, à cause
du vacarme du vent. Givet, à cinq cents mètres, n’était qu’un groupe de
lumières. La maison des Flamands se dessinait sur le ciel tourmenté et montrait
des fenêtres jaunies par des lueurs douces.
— D’où viennent-ils ?
— Du nord de la Belgique… Le
père Peeters est né tout au-dessus du Limbourg, à la frontière hollandaise… Il
a vingt ans de plus que sa femme, ce qui lui fait, à l’heure qu’il est, dans
les quatre-vingts ans… Il était vannier… Il y a quelques années, il exerçait
encore son métier, avec quatre ouvriers, dans l’atelier qui se trouve derrière
la maison… Maintenant, il est tout à fait gâteux…
— Ils sont riches ?
— On le dit ! La maison
est à eux. Ils ont même prêté de l’argent à des mariniers pauvres qui voulaient
acheter un bateau… Voyez-vous, commissaire, ce n’est pas la même mentalité que
nous… La vieille Peeters a des centaines de mille francs, ce qui ne l’empêche
pas de servir la goutte aux clients, comme ils disent… Seulement, le fils va
être avocat… La fille aînée a appris le piano… L’autre est régente dans un
grand couvent de Namur… C’est mieux qu’institutrice… Comme qui dirait
institutrice dans un lycée…
Et Machère désignait les péniches.
— Là-dedans, il y a la moitié
de Flamands… Des gens qui n’aiment pas changer leurs habitudes… Les autres vont
dans les bistrots français qui se trouvent près du pont, boivent du vin et des
apéritifs… Les Flamands, eux, veulent leur genièvre, quelqu’un qui comprenne
leur langue, et tout… Chaque bateau achète des provisions pour une semaine et
plus… Et je ne parle pas de la fraude !… Ils sont bien placés pour ça…
Les pardessus collaient aux corps.
Le clapotis était si fort que l’eau jaillissait sur le pont des péniches
chargées.
— Ils n’ont pas les mêmes idées
que nous… Pour eux, ce n’est pas un bistrot… C’est une épicerie, bien que l’on
serve à boire au comptoir… Et les femmes elles-mêmes boivent le coup en faisant
leurs provisions… Il paraît que c’est ce qui rapporte le plus…
— Les Piedbœuf ?…
questionna Maigret.
— Des petites gens… Un gardien
d’usine… La fille était dactylographe dans la même maison… Le fils y est encore
employé…
— Un garçon sérieux ?
— On ne peut pas dire… Il ne
travaille pas beaucoup… Il préfère jouer au billard au Café de la Mairie… C’est
un beau gosse et il le sait…
— La fille ?
— Germaine ?… Elle avait
des amoureux… Vous savez, commissaire, une de ces filles qu’on trouve, le soir,
dans les coins sombres, avec un homme… N’empêche que l’enfant est bien de
Joseph Peeters… Je l’ai vu… Il lui ressemble… Ce qu’on ne peut pas nier, en
tout cas, c’est qu’elle soit entrée dans la maison, le 3 janvier, un peu après
huit heures du soir et, depuis lors, personne ne l’a revue…
L’inspecteur Machère parlait net.
— J’ai tout visité… J’ai même
fait un relevé détaillé des lieux, avec l’aide d’un architecte… Il n’y avait
qu’une chose que j’avais oubliée : le toit… On ne pense pas, d’habitude,
qu’on peut cacher un cadavre sur un toit… J’y suis allé, tout à l’heure… J’ai
trouvé un mouchoir, mais rien d’autre…
— Et la Meuse ?
— Justement ! J’allais
vous en parler… Vous savez, n’est-ce pas, qu’on retrouve presque toujours les
noyés aux barrages… Il y en a huit d’ici Namur… Seulement, deux jours après le
crime, le fleuve était tellement grossi que les barrages ont été renversés, ce
qui arrive chaque hiver… Si bien que Germaine Piedbœuf peut très bien être
arrivée en Hollande, sinon à la mer…
— On m’a dit que Joseph Peeters
n’était pas ici le soir où…
— Je sais ! Il le prétend…
Un témoin a vu une moto ressemblant à la sienne… Il jure que ce n’est pas lui…
— Il n’a pas d’alibi ?
— Il en a et il n’en a pas. Je
suis retourné à Nancy tout exprès… Il habite une chambre meublée où il peut
rentrer sans être vu de sa logeuse… De plus, il fréquente dans les cafés et
dans les bars où les étudiants se retrouvent chaque nuit… Personne ne se
souvient exactement si c’est le 3, le 4, ou le 5, qu’il a passé la nuit dans un
de ces bars…
— Germaine Piedbœuf a pu se suicider ?
— Ce n’était pas la femme à
cela… Une petite personne qui n’avait pas de santé, pas beaucoup de morale,
mais qui adorait son fils…
— Il est possible qu’elle ait
été victime d’un autre attentat…
Cette fois, Machère se tut, laissa
errer son regard sur les bateaux qui formaient comme un îlot à quelques mètres
de la berge.
— J’y ai pensé. J’ai fait une
enquête sur chaque marinier… La plupart sont des gens sérieux, qui vivent à
bord avec leur famille et leurs enfants… Je n’ai tiqué que sur l’Étoile-Polaire…
Le dernier bateau en amont… Celui qui est le plus sale et qui semble être sur
le point de sombrer…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le bateau d’un Belge de
Tilleur, près de Liège… Une vieille brute qui a été poursuivie deux fois pour
attentat à la pudeur… Le bateau n’est pas entretenu… Les compagnies refusent de
l’assurer… Il y a eu des tas d’histoires de femmes et de petites filles… Mais
pourquoi voulez-vous ?…
Les deux hommes marchaient à nouveau
dans la direction du pont. À mesure qu’ils approchaient, ils pénétraient dans
la lumière des lampes de la ville. Ils virent des bistrots à droite, des
bistrots français où sévissaient des pianos mécaniques.
— Je le fais surveiller…
N’empêche que le témoignage au sujet de la moto…
— À quel hôtel êtes-vous
descendu ?
— À l’Hôtel de la Gare…
Maigret tendit la main.
— Je vous reverrai, mon vieux.
Bien entendu, c’est vous qui poursuivez l’enquête… Je ne suis ici qu’en
amateur…
— Qu’est-ce que vous voulez que
je fasse ?… Si l’on ne retrouve pas le corps, il n’y a aucune preuve… Et
s’il a été jeté à l’eau, on ne le retrouvera jamais…
Maigret lui serra distraitement la
main et, comme ils atteignaient le pont, il pénétra à l’Hôtel de la Meuse.
Maigret, tout en dînant, avait noté
sur son carnet :
Opinions sur les Peeters :
Machère. — Ils ne se
considèrent pas comme des bistrots.
L’hôtelier. — Ce sont des
gens qui se prennent pour des gros bourgeois. Est-ce que je pense à faire de
mon fils un avocat, moi ?
Un marinier. — En pays
flamand, ils sont tous comme ça !
Un autre. — Ils se tiennent
entre eux comme des francs-maçons !
Et c’était curieux, de la ville,
c’est-à-dire du pont constituant le point central de Givet, de regarder du côté
des Flamands. On était dans une cité française. Petites rues. Cafés remplis
d’amateurs de billard ou de dominos. Odeurs d’apéritifs à l’anis et familiarité
générale.
Puis ce morceau de fleuve. Le
bâtiment de la douane. Enfin, tout au bout, à la limite de la campagne, la
maison des Flamands : l’épicerie pleine à craquer de marchandises ;
le petit zinc pour les buveurs de genièvre ; la cuisine et le vieux gâteux
de mari dans son fauteuil d’osier collé au poêle ; la salle à manger et le
piano, le violon, les sièges confortables, la tarte faite à la maison, Anna et
Marguerite, la nappe à carreaux, Joseph long, maigre et maladif, arrivant en
moto dans une atmosphère d’admiration générale !
L’Hôtel de la Meuse était un hôtel
pour voyageurs de commerce. Le patron les connaissait tous. Ils avaient leur
serviette.
Joseph Peeters y pénétra en
étranger, timidement, vers neuf heures, plongea vers le commissaire,
balbutia :
— Il y a du nouveau !
Seulement tout le monde les
regardait et Maigret préféra emmener le jeune homme dans sa chambre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous êtes au courant de
l’annonce ?… Un motocycliste s’est présenté… Un garagiste de Dinant, qui
est passé ce soir-là, vers huit heures et demie, en face de la maison…
La valise de Maigret n’était pas
encore ouverte. Le commissaire était assis au bord du lit, laissant l’unique
fauteuil à son visiteur.
— Vous aimez vraiment
Marguerite ?
— Oui… C’est-à-dire…
— C’est-à-dire ?…
— C’est ma cousine ! Je
voulais en faire ma femme… C’est décidé depuis longtemps…
— N’empêche que vous avez fait
un enfant à Germaine Piedbœuf !
Un silence. Puis, à peine balbutié,
un faible :
— Oui…
— Vous l’aimiez ?
— Je ne sais pas !
— Vous l’auriez épousée ?
— Je ne sais pas…
Maigret le voyait en pleine lumière,
avec son visage maigre, ses yeux fatigués, ses traits las. Joseph Peeters
n’osait pas le regarder en face.
— Comment est-ce arrivé ?
— On se fréquentait, Germaine
et moi…
— Et Marguerite ?
— Non ! C’était autre
chose…
— Alors ?
— Elle m’a annoncé qu’elle
allait avoir un enfant… Je ne savais plus…
— C’est votre mère qui…
— Ma mère et mes sœurs… Elles
m’ont prouvé que je n’étais pas le premier, que Germaine avait eu…
— Des aventures ?
La fenêtre donnait sur le fleuve, à
l’endroit précis où il se brisait sur les piles de pont. Et c’était un vacarme
continu, puissant.
— Vous aimez Marguerite ?
Le jeune homme se leva, inquiet, mal
à l’aise.
— Qu’est-ce que vous voulez
dire ?
— Aimez-vous Marguerite ou
Germaine ?
— Je… C’est-à-dire…
Il avait des gouttes de sueur sur le
front.
— Comment voulez-vous que je
sache ?… Ma mère avait déjà retenu pour moi un cabinet d’avocat à Reims…
— Pour vous et
Marguerite ?
— Je ne sais pas… J’ai connu
l’autre dans un bal…
— Germaine ?
— Dans un bal où l’on me
défendait d’aller… Je l’ai reconduite chez elle… En chemin…
— Et Marguerite ?
— Ce n’est pas la même chose…
Je…
— Vous n’avez pas quitté Nancy
la nuit du 3 au 4 ?
Maigret en savait assez. Il marchait
vers la porte. Il avait jugé son homme : un grand garçon osseux, mais mou
de caractère, dont l’orgueil était entretenu par l’admiration de ses sœurs et
de sa cousine.
— Qu’est-ce que vous faites
depuis lors ?
— Je prépare mon examen… C’est
le dernier… Anna m’a télégraphié de venir vous voir… Est-ce que…
— Non ! Je n’ai plus
besoin de vous ! Vous pouvez retourner à Nancy.
Une figure que Maigret n’oublierait
pas : les grands yeux clairs que l’inquiétude avait cernés de rouge. Le
veston trop droit. Les pantalons avec des poches aux genoux…
Dans le même costume, en y ajoutant
seulement un imperméable, Joseph Peeters retournerait à Nancy sur sa moto, sans
dépasser les vitesses prescrites…
Une petite chambre d’étudiant, chez
quelque vieille dame besogneuse… Les cours, qu’il ne devait jamais rater… Le
café à midi… Le billard le soir…
— Si votre présence m’était
utile, je vous préviendrais !
Et Maigret, resté seul, s’accouda à
la fenêtre, recevant le vent de la vallée, voyant la Meuse se précipiter vers
la plaine, apercevant au loin une petite lumière voilée : la maison des
Flamands.
Dans l’ombre, un amas confus de
bateaux, des mâts, des cheminées, de rondes étraves de péniches.
L’Étoile-Polaire en tête…
Il sortit en bourrant sa pipe, en
relevant le col de velours de son pardessus, et le vent était tel que, malgré
sa masse, il était obligé de se raidir pour résister.
III
L’accoucheuse
Comme d’habitude, Maigret était
debout dès huit heures du matin. Les mains dans les poches du pardessus, la
pipe aux dents, il resta un bon moment immobile en face du pont, tantôt
regardant le fleuve en folie, tantôt laissant errer son regard sur les
passants.
Le vent était aussi violent que la
veille. Il faisait beaucoup plus froid qu’à Paris.
Mais à quoi exactement sentait-on la
frontière ? Aux maisons de brique d’un vilain brun qui étaient déjà des
maisons belges, avec leur seuil de pierre de taille et leurs fenêtres ornées de
pots de cuivre ?
Aux traits plus durs, plus burinés
des Wallons ? Aux uniformes kaki des douaniers belges ? Ou encore à
la monnaie des deux pays qui avait cours dans les boutiques ?
En tout cas, c’était nettement
caractérisé. On était à la frontière. Deux races se côtoyaient.
Maigret le sentit mieux que jamais
en entrant dans un bistrot du quai pour boire un grog. Bistrot français. Toute
la gamme des apéritifs multicolores. Les murs clairs garnis de miroirs. Et des
gens avalant, debout, le coup de blanc du matin.
Ils étaient une dizaine de mariniers
autour des patrons de deux remorqueurs. On discutait des possibilités de
descendre le fleuve malgré tout.
— Impossible de passer en
dessous du pont de Dinant ! Si même on le pouvait, nous serions obligés de
prendre quinze francs français la tonne… C’est trop cher… À ce prix-là, il vaut
mieux attendre…
Et l’on regardait Maigret. Un homme
en poussait un autre du coude. Le commissaire était repéré.
— Il y a un Flamand qui parle
de s’en aller demain, sans moteur, en se laissant porter par le courant…
Des Flamands, il n’y en avait pas
dans le café. Ils préféraient la boutique des Peeters, toute en bois sombre,
avec ses odeurs de café, de chicorée, de cannelle et de genièvre. Ils devaient
rester accoudés au comptoir des heures durant, en étirant une conversation
paresseuse, en regardant de leurs yeux clairs les réclames transparentes de la
porte.
Maigret écoutait ce qui se disait
autour de lui. Il apprenait que les mariniers flamands n’étaient pas aimés,
moins à cause de leur caractère que parce que, avec leurs bateaux munis de
forts moteurs, entretenus comme des batteries de cuisine, ils faisaient la
concurrence aux Français, acceptaient du fret à des prix dérisoires.
— Et ils se mêlent encore de
tuer des filles !
On parlait pour Maigret, en
l’observant du coin de l’œil.
— C’est à se demander ce que la
police attend pour arrêter les Peeters !… Peut-être qu’ils ont trop
d’argent et qu’on hésite…
Maigret s’en alla, erra encore
quelques minutes sur le quai, à regarder l’eau brune qui charriait des branches
d’arbres. Dans la petite rue de gauche, il avisa la maison qu’Anna lui avait
désignée.
La lumière, ce matin-là, était
triste, le ciel d’un gris uniforme. Les gens, qui avaient froid, ne
s’attardaient pas dans les rues.
Le commissaire s’approcha du seuil,
tira le cordon de sonnette. Il était un peu plus de huit heures et quart. La
femme qui ouvrit la porte devait être occupée à quelque grand nettoyage, car
elle s’essuyait les mains à son tablier mouillé.
— C’est pour qui ?
Au fond du corridor, on apercevait
une cuisine et, au milieu, un seau et une brosse.
— M. Piedbœuf est ici ?
Elle le regarda des pieds à la tête,
avec méfiance.
— Le père ou le fils ?
— Le père.
— Vous êtes sans doute de la
police ?… Alors vous devriez savoir qu’à cette heure-ci il est couché, vu
qu’il est gardien de nuit et qu’il ne rentre jamais avant sept heures du matin…
Maintenant, si vous voulez monter…
— Ce n’est pas la peine. Et le
fils ?
— Il y a dix minutes qu’il est
parti pour son bureau.
Il y eut dans la cuisine le bruit
d’une cuiller qui tombait.
Maigret aperçut un peu de la tête
d’un enfant.
— Ce n’est par hasard pas…
commença-t-il.
— C’est le fils de la pauvre
Mlle Germaine, oui ! Entrez ou sortez ! Vous refroidissez toute la
maison…
Le commissaire entra. Les murs du
corridor étaient peints en faux marbre. La cuisine était en désordre et la
femme grommelait des choses confuses en ramassant son seau et sa brosse.
Sur la table, des tasses et des
assiettes sales. Un gamin de deux ans et demi était assis, tout seul, et
mangeant un œuf à la coque, maladroitement, en se barbouillant de jaune.
La femme devait avoir une
quarantaine d’années. Elle était maigre, avec un visage ascétique.
— C’est vous qui
l’élevez ?
— Depuis qu’ils ont tué sa
mère, c’est moi qui le garde la plupart du temps, oui ! Le grand-père est
obligé de dormir la moitié de la journée. Il n’y a personne d’autre dans la
maison. Et, quand j’ai des clientes à aller voir, il faut que je le confie à
une voisine.
— Des clientes ?
— Je suis accoucheuse diplômée.
Elle avait retiré son tablier à
carreaux, comme si celui-ci lui eût enlevé de sa dignité.
— N’aie pas peur, mon petit
Jojo ! dit-elle à l’enfant qui regardait le visiteur et avait cessé de
manger.
Ressemblait-il à Joseph
Peeters ? C’était difficile à dire. C’était en tout cas un enfant débile.
Il avait les traits irréguliers, la tête trop grosse, le cou maigre et surtout
une bouche mince et longue qui paraissait être la bouche d’un enfant de dix ans
pour le moins.
Son regard ne quittait pas Maigret,
mais n’exprimait rien. Il n’exprima pas davantage de sentiment quand la
sage-femme éprouva le besoin de l’embrasser, d’une façon peut-être un peu
théâtrale, en s’écriant :
— Le pauvre chou ! Mange
ton œuf, mon chéri !
Elle n’avait pas invité Maigret à
s’asseoir. Il y avait de l’eau par terre et une soupe sur le fourneau.
— C’est sans doute vous qu’on
est allé chercher à Paris.
La voix n’était pas encore
agressive, mais elle était loin d’être aimable.
— Que voulez-vous dire ?
— Ici, c’est inutile de faire
des mystères ! Tout se sait !
— Expliquez-vous.
— Puisque vous le savez aussi
bien que moi ! De la belle besogne que vous avez acceptée là !… Mais
la police n’est-elle pas toujours du côté des riches ?…
Maigret avait froncé les sourcils,
non à cause de cette accusation toute gratuite, mais à cause de ce que les
phrases de l’accoucheuse révélaient.
— Ce sont les Flamands
eux-mêmes qui ont annoncé à tout le monde qu’on pouvait les inquiéter pour
l’instant, mais que cela ne durerait pas et que les choses changeraient quand
je ne sais quel commissaire arriverait de Paris !
Elle eut un méchant sourire.
— Parbleu ! On leur a
donné tout le temps de préparer leurs mensonges ! Ils savent fort bien
qu’on ne retrouvera jamais le corps de Mlle Germaine ! Mange, mon petit.
Ne t’inquiète pas…
Et elle avait les paupières humides
en regardant le gosse qui tenait sa cuiller en l’air, sans quitter Maigret des
yeux.
— Vous n’avez rien de
particulier à m’apprendre ? questionna le commissaire.
— Rien du tout ! Les
Peeters ont dû vous donner tous les renseignements que vous désiriez et ils ont
même dû vous dire que l’enfant n’est pas de leur Joseph !
Était-ce la peine d’insister ?
Maigret était l’ennemi. Il flottait dans la maison pauvre comme une atmosphère
de haine.
— Maintenant, si vous voulez
voir M. Piedbœuf, vous n’avez qu’à revenir vers midi… C’est l’heure où il se
lève et où M. Gérard rentre du bureau…
Elle le reconduisait le long du
corridor, refermait la porte derrière lui. Au premier étage, les stores étaient
baissés.
Maigret trouva l’inspecteur Machère
à proximité de la maison des Flamands, en conversation avec deux mariniers
qu’il quitta en apercevant le commissaire.
— Qu’est-ce qu’ils
racontent ?
— Je leur parlais de l’Étoile-Polaire… Ils croient se souvenir que le 3 janvier le patron a quitté le Café
des Mariniers vers huit heures et que, comme tous les soirs, il était soûl… À
cette heure-ci, il dort encore… Je viens de monter sur son bateau et il ne m’a
même pas entendu…
Derrière les vitres de l’épicerie,
on pouvait apercevoir la tête blanche de Mme Peeters qui observait les
policiers.
La conversation était décousue. Les
deux hommes regardaient autour d’eux sans rien examiner spécialement.
D’un côté, le fleuve aux barrages
renversés qui charriait des épaves à une vitesse de neuf kilomètres à l’heure.
De l’autre, la maison.
— Il y a deux entrées !
dit Machère. Celle que nous voyons et une autre, derrière le bâtiment… Dans la
cour, il y a un puits…
Il se hâta d’ajouter :
— Je l’ai sondé… Je crois que
j’ai tout fouillé… Et pourtant, je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que
le cadavre n’a pas été jeté dans la Meuse… Que faisait ce mouchoir de femme sur
le toit ?…
— Vous savez qu’on a retrouvé
le motocycliste ?
— On m’a annoncé la nouvelle.
Mais cela ne prouve pas que Joseph Peeters n’était pas ici ce soir-là…
Évidemment ! Il n’y avait
aucune preuve, ni pour ni contre ! Il n’y avait même aucun témoignage
sérieux !
Germaine Piedbœuf était entrée dans
la boutique vers huit heures. Les Flamands prétendaient qu’elle en était
ressortie quelques minutes plus tard, mais personne d’autre ne l’avait vue.
C’était tout !
Les Piedbœuf accusaient et
demandaient trois cent mille francs de dommages-intérêts.
Deux femmes de bateliers entraient
dans l’épicerie et le timbre résonnait.
— Vous croyez encore,
commissaire…
— Je ne crois rien du tout, mon
vieux ! À tout à l’heure…
Il entra à son tour dans la
boutique. Les deux clientes se tassèrent pour lui faire place. Mme Peeters
cria :
— Anna !
Et elle s’affaira, ouvrit la porte
vitrée de la cuisine.
— Entrez, monsieur le
commissaire… Anna vient tout de suite… Elle range les chambres…
Elle s’occupait à nouveau de ses
clientes et le commissaire, traversant la cuisine, s’engageait dans le
corridor, montait lentement l’escalier.
Anna ne devait pas avoir entendu. Il
y avait du bruit dans une chambre dont la porte était ouverte et Maigret
aperçut soudain la jeune fille, un mouchoir noué autour de la tête, occupée à
brosser un pantalon d’homme.
Elle vit le visiteur dans la glace,
se retourna vivement, laissa tomber la brosse.
— Vous étiez là ?
Elle restait la même, elle, en tenue
négligée du matin. Elle gardait exactement son air de jeune fille bien élevée,
un peu distante.
— Excusez-moi… On m’a dit que
vous étiez en haut… C’est la chambre de votre frère ?…
— Oui… Il est reparti ce matin
à la première heure… L’examen est très dur… Il veut le passer avec la plus
grande distinction, comme les précédents…
Sur un bahut, un grand portrait de
Marguerite Van de Weert, en robe claire, coiffée d’un chapeau de paille
d’Italie.
Et la jeune fille avait écrit d’une
écriture longue et pointue le commencement de la Chanson de Solveig :
L’hiver peut s’enfuir…
Le printemps bien-aimé…
Peut s’écouler…
Maigret avait le portrait à la main.
Anna le regardait avec insistance, avec même une pointe de méfiance, comme si elle
eût craint un sourire.
— Ce sont des vers d’Ibsen,
dit-elle.
— Je sais…
Et Maigret récita la fin du
poème :
Moi, je t’attends ici,
Ô mon beau fiancé,
Jusqu’à mon jour dernier…
Il faillit sourire, pourtant, parce
qu’il regardait le pantalon qu’Anna n’avait pas lâché.
C’était inattendu, saugrenu ou
attendrissant, ces vers héroïques dans le décor sombre d’une chambre
d’étudiant.
Joseph Peeters, long et maigre, mal
habillé, avec ses cheveux blonds que ne parvenait pas à coucher le cosmétique,
son nez disproportionné, ses yeux de myope…
Ô mon beau fiancé…
Et ce portrait de petite provinciale
d’une joliesse vaporeuse !
Ce n’était pas le cadre prestigieux
du drame d’Ibsen. Elle ne clamait pas sa foi aux étoiles ! Bourgeoisement,
elle recopiait des vers au bas d’un portrait.
Moi je t’attends ici.
Et elle avait vraiment
attendu ! Malgré Germaine Piedbœuf ! Malgré l’enfant ! Malgré
les années !
Maigret ressentit une gêne vague. Il
regarda la table recouverte d’un buvard vert, avec un encrier en cuivre qui devait
être un cadeau et des porte-plume en galalithe.
Machinalement, il ouvrit un des
tiroirs du bahut et il vit, dans une boîte en carton sans couvercle, des
photographies d’amateur.
— Mon frère a un appareil.
Des jeunes gens en casquette
d’étudiant… Joseph à moto, la main sur la manette des gaz comme pour un départ
foudroyant… Anna au piano… Une autre jeune fille, plus mince, plus triste…
— C’est ma sœur Maria.
Et c’était soudain un petit portrait
de passeport, sinistre comme tous les portraits de cette sorte, à cause du
contraste brutal des blancs et des noirs.
Une jeune fille, mais si frêle, si
menue qu’elle avait l’air d’une gamine. De grands yeux mangeaient tout le
visage. Elle portait un chapeau ridicule et semblait regarder l’appareil avec
effroi.
— Germaine, n’est-ce pas ?
Son fils lui ressemblait.
— Elle était malade ?
— Elle a fait de la
tuberculose. Elle n’avait pas beaucoup de santé.
Anna en avait ! Grande et bien
charpentée, elle jouissait surtout d’un équilibre physique et moral déroutant.
Elle avait fini par poser le pantalon sur le lit recouvert d’une courtepointe.
— Je viens de chez elle…
— Qu’est-ce qu’ils ont
dit ?… Ils ont dû…
— Je n’ai vu qu’une
accoucheuse… et le petit…
Elle ne posa pas de question, comme
par pudeur. Il y avait quelque chose de discret dans son maintien.
— Votre chambre est à
côté ?
— Oui… Ma chambre, qui est en
même temps celle de ma sœur…
Il y avait une porte de
communication que le commissaire ouvrit. L’autre pièce était plus claire, car
les fenêtres donnaient sur le quai. Le lit était déjà fait. Il n’y avait pas le
plus léger désordre, pas un vêtement sur les meubles.
Rien que deux chemises de nuit bien
pliées sur les deux oreillers.
— Vous avez vingt-cinq
ans ?
— Vingt-six.
Maigret avait envie de poser une
question. Il ne savait comment le faire.
— Vous n’avez jamais été
fiancée ?
— Jamais.
Mais ce n’est pas tout à fait cela
qu’il eût voulu lui demander. Elle l’impressionnait, surtout maintenant qu’il
voyait sa chambre. Elle l’impressionnait à la façon d’une statue énigmatique.
Il se demandait si ces chairs sans séduction avaient déjà vibré, si elle était
autre chose qu’une sœur dévouée, qu’une fille modèle, qu’une maîtresse de
maison, qu’une Peeters, si, enfin, sous ces apparences, il y avait une
femme !
Et elle ne détournait pas le regard.
Elle ne se dérobait pas. Elle devait sentir qu’il scrutait ses lignes autant
que ses traits, mais elle n’avait pas un tressaillement.
— Nous ne voyons personne, en
dehors de nos cousins Van de Weert…
Maigret hésita et sa voix n’était pas
tout à fait naturelle tandis qu’il disait :
— Je vais vous demander de vous
prêter à une expérience… Voulez-vous descendre dans la salle à manger, jouer du
piano jusqu’à ce que je vous appelle… Autant que possible, le même morceau que
le 3 janvier… Qui jouait ?
— Marguerite… Elle chante en
s’accompagnant… Elle a pris des leçons de chant…
— Vous vous souvenez du
morceau ?
— C’est toujours le même… La
Chanson de Solveig… Mais… Je… je ne comprends pas…
— Une simple expérience…
Elle sortit à reculons, voulut
refermer la porte.
— Non ! Laissez-la
ouverte.
Quelques instants plus tard, les
doigts couraient négligemment sur le piano, égrenant des accords à peine
enchaînés. Et Maigret, sans perdre de temps, ouvrait les armoires de la chambre
des jeunes filles.
La première était l’armoire à linge.
Des piles régulières de chemises, de pantalons, de jupons bien repassés…
Les accords se liaient. On
reconnaissait l’air. Et les gros doigts de Maigret allaient et venaient parmi
la lingerie de toile blanche.
Un témoin l’eût pris sans doute pour
un amoureux, mieux encore, pour un homme assouvissant quelque passion cachée.
Du gros linge, solide, inusable,
sans coquetterie. Celui des deux sœurs devait être mêlé.
Et c’était ensuite le tour d’un
tiroir : des bas, des jarretelles, des boîtes d’épingles à cheveux… Pas de
poudre… Pas de parfum, hormis un flacon d’eau de Cologne russe qui ne devait
servir qu’aux grandes occasions…
Le son s’amplifiait… La maison était
remplie de musique… Et peu à peu une voix accompagnait le piano, prenait la
première place.
Moi je t’attends ici,
Ô mon beau fiancé…
Ce n’était pas Marguerite qui
chantait ! C’était Anna Peeters ! Elle détachait toutes les syllabes.
Elle appuyait avec nostalgie sur certaines phrases.
Les doigts de Maigret couraient toujours.
Ils tâtaient des tissus.
Dans une pile de linge, il y eut un
froissement qui n’était pas celui de la toile, mais un froissement de papier.
Un portrait encore. Un portrait
d’amateur en sépia. Un jeune homme aux cheveux bouclés, aux traits fins, à la lèvre
supérieure qui s’avançait dans un sourire confiant, un tantinet ironique.
Maigret ne savait pas qui cela lui
rappelait. Mais cela lui rappelait quelque chose.
Jusqu’à mon jour dernier…
Une voix grave, presque une voix
masculine qui s’éteignait lentement. Puis un appel :
— Je dois continuer, monsieur
le commissaire ?
Il ferma les portes des armoires,
mit la photographie dans la poche de son veston, pénétra vivement dans la
chambre de Joseph Peeters.
— Ce n’est pas la peine.
Il remarqua qu’Anna était plus pâle
à son retour. Est-ce qu’elle avait chanté avec trop d’âme ? Son regard
examinait la pièce sans rien y trouver d’anormal.
— Je ne comprends pas… Je
voudrais vous demander quelque chose, monsieur le commissaire. Vous avez vu
Joseph, hier soir… Qu’est-ce que vous pensez de lui ?… Croyez-vous qu’il
soit capable…
Elle avait retiré, en bas sans
doute, le fichu qui couvrait sa tête. Maigret eut même l’impression qu’elle
s’était lavé les mains.
— Il faut, comprenez-vous, il
faut, continua-t-elle, que tout le monde reconnaisse son innocence !… Il
faut qu’il soit heureux !…
— Avec Marguerite Van de
Weert ?
Elle ne dit rien. Elle soupira.
— Quel âge a votre sœur
Maria ?
— Vingt-huit ans… Tout le monde
est d’accord pour dire qu’elle deviendra directrice de l’école de Namur…
Maigret tâtait le portrait dans sa
poche.
— Pas d’amoureux ?
Et la réponse, aussitôt :
— Maria ?
Cela signifiait :
— Maria, un amoureux ?…
Vous ne la connaissez pas !…
— Je vais poursuivre mon
enquête ! dit Maigret en se dirigeant vers le palier.
— Vous avez déjà obtenu des
résultats ?
— Je ne sais pas.
Elle le suivit dans l’escalier. En
traversant la cuisine, il aperçut le vieux Peeters qui avait pris place dans
son fauteuil et qui ne dut même pas le voir.
— Il ne se rend plus compte de
rien, soupira Anna.
Dans l’épicerie, il y avait trois ou
quatre personnes.
Mme Peeters versait du genièvre dans
des verres. Elle salua en inclinant le buste, sans lâcher sa bouteille, puis
continua à parler flamand.
Elle devait expliquer que le
visiteur était le commissaire venu de Paris, car les mariniers se tournèrent
vers Maigret avec respect.
Dehors, l’inspecteur Machère était
occupé à examiner un bout de terrain où le sol était moins ferme qu’ailleurs.
— Du nouveau ? questionna
le commissaire.
— Je ne sais pas ! Je
cherche toujours le cadavre ! Parce que, tant qu’on ne mettra pas la main
dessus, il sera impossible d’avoir ces gens-là…
Et il se tourna vers la Meuse avec
l’air de dire que le corps n’était pas parti par là.
IV
Le portrait
Il était un peu plus de midi.
Maigret, pour la quatrième fois peut-être depuis le matin, longeait la berge.
De l’autre côté de la Meuse, il y avait un grand mur d’usine peint à la chaux,
une poterne et des douzaines d’ouvriers et d’ouvrières qui sortaient, à pied ou
à vélo.
La rencontre eut lieu cent mètres
avant le pont. Le commissaire croisa quelqu’un en le regardant en face, et
quand il se retourna ensuite il vit l’autre se retourner.
C’était l’original du portrait
trouvé dans le linge d’Anna.
Une brève hésitation. Ce fut le
jeune homme qui fit un pas dans la direction de Maigret.
— Vous n’êtes pas le policier
de Paris ?
— Gérard Piedbœuf, sans
doute ?
« Le policier de Paris. »
C’était la cinquième ou la sixième fois depuis le matin que Maigret s’entendait
appeler ainsi. Et il comprenait très bien la nuance. Son collègue Machère, de
Nancy, était là pour faire l’enquête sans plus. On le regardait aller et venir
et quand on avait l’impression de savoir quelque chose on courait le lui dire.
Maigret, lui, était « le
policier de Paris », mandé par les Flamands, venu tout exprès pour les
laver de tout soupçon. Et, dans la rue, les gens qui le connaissaient déjà le
suivaient des yeux sans la moindre sympathie.
— Vous venez de chez moi ?
— J’y suis allé, mais ce matin,
de bonne heure, et je n’ai vu que votre neveu…
Gérard n’avait plus tout à fait
l’âge du portrait. Si sa silhouette était encore très jeune, jeune aussi sa
façon de se coiffer et de s’habiller, on s’apercevait, de près, qu’il avait
dépassé le cap des vingt-cinq ans.
— Vous avez à me parler ?
En tout cas, son défaut n’était pas
la timidité. Pas une fois il ne détourna le regard. Il avait les yeux bruns,
très brillants, des yeux qui devaient plaire aux femmes, d’autant plus que son
teint était mat, ses lèvres bien dessinées.
— Peuh !… J’ai à peine
commencé mon enquête…
— Pour le compte des Peeters,
je sais ! Tout le pays le sait ! On le savait même avant votre
arrivée… Vous êtes un ami de la famille et vous vous faites fort de…
— De rien du tout !
Ah ! votre père se lève…
On apercevait la petite maison. Au
premier étage, le store se soulevait et l’on devinait la silhouette d’un homme
à fortes moustaches grises qui regardait à travers les vitres.
— Il nous a vus ! dit
Gérard. Il va s’habiller…
— Est-ce que vous connaissiez
personnellement les Peeters ?
Ils marchaient le long du quai,
faisant volte-face chaque fois qu’ils arrivaient à une bitte d’amarrage située
à cent mètres de l’épicerie. L’air était vif. Gérard portait un pardessus trop
mince, mais dont la coupe très cintrée devait le séduire.
— Que voulez-vous dire ?
— Il y a trois ans que votre
sœur est la maîtresse de Joseph Peeters. Allait-elle chez lui ?
L’autre haussa les épaules.
— S’il fallait reprendre tout
cela en détail !… D’abord, un peu avant la naissance de l’enfant, Joseph
jurait qu’il l’épouserait… Puis le docteur Van de Weert est venu, de la part
des Peeters, offrir dix mille francs pour que ma sœur quitte le pays et n’y
revienne plus… La première sortie de Germaine, une fois relevée de ses couches,
a été pour aller montrer l’enfant aux Peeters… Une scène terrible, car on ne
voulait pas la laisser entrer et la vieille la traitait de fille perdue… Enfin,
cela a fini par se tasser… Joseph promettait toujours d’épouser… Mais il
voulait terminer d’abord ses études…
— Et vous ?
— Moi ?
Il commença par feindre de ne pas
comprendre. Mais, presque aussitôt, il changea d’avis, esquissa un sourire à la
fois vaniteux et ironique.
— On vous a raconté quelque
chose ?
Maigret, tout en marchant le long du
quai, tira le petit portrait de sa poche, le montra à son compagnon.
— Par exemple ! Si je me
doutais que cela existât encore !…
Il voulut le prendre, mais le
commissaire le remit dans son portefeuille.
— C’est elle qui ?…
Non ! Ce n’est pas possible… Elle est trop fière pour ça… Du moins,
maintenant !…
Et, pendant toute cette
conversation, Maigret ne cessait d’observer son compagnon. Est-ce qu’il était
tuberculeux comme sa sœur et sans doute comme le fils de Joseph ? Ce
n’était pas sûr ! Mais il avait cette séduction de certains
poitrinaires : des traits fins, une peau transparente, des lèvres
sensuelles et moqueuses tout ensemble.
Son élégance était celle d’un petit
employé et il avait cru devoir mettre un brassard de crêpe à son pardessus
beige.
— Vous lui avez fait la
cour ?
— C’est une vieille histoire…
Cela date du temps où ma sœur n’avait pas encore l’enfant… Il y a au moins
quatre ans…
— Continuez…
— Voilà mon père qui vient
jeter un coup d’œil au coin de la rue.
— Continuez quand même.
— C’était un dimanche… Germaine
devait aller visiter les grottes de Rochefort avec Joseph Peeters… Au dernier
moment, on m’a demandé d’y aller, parce qu’une des sœurs était de la partie…
Les grottes sont à vingt-cinq kilomètres d’ici… On a déjeuné sur l’herbe…
J’étais très gai… Après, les deux couples se sont séparés pour se promener dans
les bois…
Le regard de Maigret pesait toujours
sur lui, sans rien exprimer de ses pensées.
— Ensuite ?
— Eh bien ? oui…
Et Gérard souriait avec fatuité et
malice.
— Je ne pourrais même plus dire
comment cela s’est fait… Je n’ai pas l’habitude de traîner les choses en
longueur… Elle ne s’y attendait pas et…
Maigret lui posa la main sur
l’épaule, questionna avec lenteur.
— C’est vrai, ça ?
Et il comprit que c’était
vrai ! Anna, à ce moment-là, avait vingt et un ans…
— Après ?
— Rien ! Elle est trop
moche… En revenant, dans le train, elle me regardait fixement dans les yeux et
j’ai bien compris que le mieux à faire était de la laisser tomber…
— Elle n’a pas essayé… ?
— Rien du tout ! Je me
suis arrangé pour l’éviter. Elle a senti qu’il n’y avait pas à insister…
Seulement, quand nous nous croisons dans la rue, j’ai l’impression que si ses
yeux étaient des revolvers…
On approchait du père Piedbœuf qui,
sans faux col, les pieds dans des pantoufles de drap, attendait les deux
hommes.
— On me dit que vous êtes venu
ce matin… Entrez, je vous en prie… Tu as raconté au commissaire, Gérard… ?
Maigret s’engagea dans l’escalier
étroit dont les marches de bois blanc ne paraissaient pas solides. La même
pièce servait de cuisine, de salle à manger et de salon. C’était pauvre et
laid. La table était couverte d’une toile cirée à dessins bleus.
— Qui est-ce qui l’aurait
tuée ?… commença brutalement Piedbœuf, qu’on sentait d’une intelligence
médiocre. Elle est partie ce soir-là en me disant qu’elle n’avait pas encore
reçu son mois, ni même des nouvelles de Joseph.
— Son mois ?
— Oui ! Il versait cent
francs par mois pour l’entretien de l’enfant… C’est bien le moins et…
Gérard, qui sentait que son père
allait recommencer des jérémiades déjà connues, l’interrompit.
— Cela n’intéresse pas le
commissaire ! Ce qu’il veut, ce sont des faits, des preuves ! Eh
bien ! moi, j’ai tout au moins la preuve que Joseph Peeters, qui prétend
ne pas être venu à Givet ce jour-là, y était… Il est arrivé en moto et…
— Vous voulez parler du
témoignage ?… Il ne vaut plus rien… Un autre motocycliste s’est présenté
en affirmant que c’est lui qui passait sur le quai un peu après huit heures…
— Ah !…
Et, agressif :
— Vous êtes contre nous ?
— Je ne suis avec personne !
Je ne suis contre personne ! Je cherche la vérité.
Mais Gérard ricana, dit à son père,
à voix haute :
— Le commissaire n’est venu ici
que pour essayer de nous prendre en défaut… Vous m’excuserez, commissaire… Mais
il faut que je mange… Je dois gagner ma vie, moi, et mon bureau ouvre à deux
heures !…
À quoi bon discuter ? Maigret
jeta un dernier regard autour de lui, aperçut le lit-cage de l’enfant dans la
pièce voisine, se dirigea vers la porte.
Machère l’attendait à l’Hôtel de la
Meuse. Les voyageurs de commerce prenaient leur repas dans une petite salle
séparée du café par une porte vitrée.
Mais, dans le café même, on pouvait
casser la croûte, sans nappe, et il y avait quelques personnes qui mangeaient
de la sorte.
Machère n’était pas seul. Un petit
homme aux épaules monstrueusement larges, aux longs bras de bossu, buvait
l’apéritif à sa table et se leva en voyant arriver le commissaire.
— Le patron de l’Étoile-Polaire !
annonça l’inspecteur, qui était très animé. Gustave Cassin…
Maigret s’assit. Un coup d’œil aux
soucoupes lui apprit que ses interlocuteurs en étaient déjà à leur troisième
apéritif.
— Cassin a quelque chose à vous
raconter…
Il n’attendait même que cela !
À peine Machère s’était-il tu qu’il commençait en se penchant avec importance
sur l’épaule du commissaire :
— Faut dire ce qu’on a à dire,
pas vrai ?… Seulement, pas besoin de le dire tant qu’on ne vous demande
pas de le dire… Comme répétait mon défunt père : pas de zèle !
— Un demi ! lança Maigret
au garçon qui s’approchait.
Et il poussa son chapeau melon en
arrière, déboutonna son pardessus. Puis, comme le marinier cherchait ses mots,
il grommela :
— Si je ne me trompe, le soir
du 3 janvier, vous étiez parfaitement ivre…
— Parfaitement, ce n’est pas
vrai !… J’avais bu quelques verres, mais je marchais droit quand même… Et
j’ai bien vu ce que j’ai vu…
— Vous avez vu une moto qui
arrivait et s’arrêtait devant la maison des Flamands ?
— Moi ?… Jamais de la
vie !…
Machère faisait signe à Maigret de
ne pas interrompre l’homme qu’il encourageait du geste.
— J’ai vu une femme sur le
quai… Et je vais vous dire laquelle… Celle des deux sœurs qui n’est jamais dans
la boutique et qui prend le train tous les jours…
— Maria ?
— Peut-être qu’elle s’appelle
ainsi… Une maigre avec des cheveux blonds… Eh bien ! Ce n’était pas
naturel qu’elle soit dehors, vu qu’il y avait du vent à faire claquer les
amarres des bateaux…
— À quelle heure ?
— Quand je suis rentré me
coucher… Peut-être vers huit heures… Peut-être un peu plus tard…
— Elle vous a vu, elle ?
— Non ! Au lieu de
continuer mon chemin, je me suis collé contre le hangar de la douane, car je
pensais qu’elle attendait un amoureux et que j’espérais rigoler…
— En effet ! Vous avez été
condamné deux fois pour attentat à la pudeur…
Cassin sourit, montra toute une
rangée de dents gâtées. C’était un homme sans âge, aux cheveux encore bruns,
plantés bas sur le front, mais au visage tout ridé.
Il était très soucieux de l’effet
produit et chaque fois qu’il avait prononcé une phrase, il regardait d’abord
Maigret, puis l’inspecteur Machère, puis un consommateur qui était derrière lui
et qui écoutait la conversation.
— Continuez !
— Elle n’attendait pas
d’amoureux.
Il y eut quand même chez lui une
hésitation. Il avala le contenu de son verre d’un trait, cria au garçon :
— La même chose !
Et, d’une haleine :
— Elle s’assurait qu’il ne
venait personne… Pendant ce temps-là, des gens sortaient de l’épicerie, pas par
la boutique, mais par la porte de derrière… Ils portaient quelque chose de long
et ils le jetaient dans la Meuse, juste entre mon bateau et Les Deux-Frères,
qui est amarré derrière.
— Combien, garçon ?
questionna Maigret en se levant.
Il ne paraissait pas étonné. Machère
en était tout déconfit. Quant au marinier, il ne savait que penser.
— Venez avec moi.
— Où ça ?
— Peu importe. Venez !
— J’attends le verre que j’ai
commandé.
Maigret attendit sans impatience. Il
annonça au patron qu’il viendrait déjeuner quelques minutes plus tard et il
emmena l’ivrogne vers le quai.
C’était l’heure où celui-ci était
désert, car tout le monde était à table. De grosses gouttes de pluie
commençaient à tomber.
— À quelle place
étiez-vous ? questionna le commissaire.
Il connaissait le bâtiment de la
douane. Il vit Cassin se blottir dans un coin.
— Vous n’avez pas bougé de
là ?
— Sûr que non ! Je ne
tenais pas à me mêler à cette histoire !
— Donnez-moi votre place !
Il n’y resta que quelques secondes,
prononça en regardant l’homme au front :
— Il faudra trouver autre
chose, mon ami !
— Comment, autre chose ?
— Je dis que votre histoire ne
tient pas debout. De cette place-ci, vous ne pouvez voir ni l’épicerie ni
l’espace de fleuve délimité par les deux bateaux.
— Quand je dis que c’était ici,
je veux dire…
— Mais non ! Suffit !
Je vous répète de chercher autre chose ! Vous viendrez me voir quand vous
aurez trouvé. Et, si ce n’est pas satisfaisant, ma foi, il sera peut-être
nécessaire de vous boucler une fois de plus…
Machère n’en croyait pas ses
oreilles. Gêné de son échec, il s’était collé à son tour au mur et il
contrôlait les affirmations du commissaire.
— Évidemment !…
grogna-t-il.
Quant au marinier, il n’essayait
même pas de répondre. Il avait baissé la tête. On devinait un regard ironique
et méchant fixé sur les pieds de Maigret.
— N’oublie pas ce que je viens
de te déclarer : une autre histoire, et plus plausible… Sinon, la
prison !… Venez, Machère…
Et Maigret tourna les talons, se
dirigea vers le pont en bourrant sa pipe.
— Vous pensez que ce
marinier… ?
— Je pense que ce soir ou
demain il viendra nous apporter une nouvelle preuve de la culpabilité des
Peeters…
L’inspecteur Machère perdait pied.
— Je ne comprends plus… S’il a
une preuve…
— Il l’aura…
— Mais comment !…
— Est-ce que je sais,
moi ?… Il trouvera quelque chose…
— Pour se disculper
lui-même ?
Mais le commissaire laissa tomber la
conversation en murmurant :
— Vous avez du feu ?…
Voilà vingt allumettes qui…
— Je ne fume pas !
Et Machère ne fut pas très sûr
d’avoir entendu :
— J’aurais dû m’en douter…
V
La soirée de Maigret
La pluie avait commencé à tomber vers
midi. Au crépuscule, elle crépitait de plus belle sur les pavés. À huit heures,
c’était un déluge.
Les rues de Givet étaient désertes.
Les péniches luisaient le long du quai. Maigret, le col du pardessus relevé,
fonçait vers la maison des Flamands, poussait la porte, déclenchait le timbre
qui lui devenait familier et respirait la chaude odeur de l’épicerie.
C’était l’heure à laquelle Germaine
Piedbœuf était entrée dans la boutique, le 3 janvier, et depuis lors personne
ne l’avait revue.
Le commissaire remarqua pour la
première fois que la cuisine n’était séparée du magasin que par une porte
vitrée. Celle-ci était ornée d’un rideau de tulle, si bien qu’on distinguait
vaguement les contours des personnages.
Quelqu’un se levait.
— Ne vous dérangez pas !
cria Maigret.
Et il entra dans la cuisine,
surprenant ainsi sa vie quotidienne. C’était Mme Peeters qui s’était levée pour
gagner le magasin. Son mari était dans son fauteuil d’osier, toujours si près
du poêle qu’on pouvait craindre de le voir prendre feu. Sa main tenait une pipe
d’écume à long tuyau de merisier. Mais il ne fumait plus. Ses yeux étaient
clos. Un souffle cadencé s’exhalait de ses lèvres entrouvertes.
Quant à Anna, elle était assise
devant la table de bois blanc frottée au sable et polie par les années. Elle
faisait des calculs dans un petit calepin.
— Conduis le commissaire dans
la salle à manger, Anna…
— Mais non, protesta celui-ci.
Je ne fais qu’entrer et sortir…
— Donnez-moi votre manteau…
Et Maigret s’avisait que Mme Peeters
avait une belle voix grave, profonde, cordiale, qu’un léger accent flamand
rendait encore plus savoureuse.
— Vous prendrez bien une tasse
de café ?
Il voulut savoir ce qu’elle faisait
avant son arrivée. À sa place, il vit des lunettes à monture d’acier, le
journal du jour.
La respiration du vieillard
paraissait scander la vie de la maison. Anna refermait son calepin, mettait un
protège-pointe au crayon, se levait et allait prendre une tasse sur une
étagère.
— Vous m’excusez…
murmura-t-elle.
— J’espérais faire la
connaissance de votre sœur Maria.
Mme Peeters hocha la tête d’un air
douloureux. Anna expliqua :
— Vous ne la verrez pas d’ici
quelques jours, à moins d’aller lui rendre visite à Namur. Une de ses
collègues, qui habite également Givet, est venue tout à l’heure… Maria
descendait du train, ce matin, quand elle s’est foulé la cheville…
— Où est-elle ?
— À l’école… Elle y a droit à
une chambre…
Mme Peeters soupirait en hochant
toujours la tête :
— Je ne sais pas ce que nous
avons fait au Bon Dieu !
— Et Joseph ?
— Il ne reviendra pas avant
samedi… C’est vrai que c’est déjà demain…
— Votre cousine Marguerite ne
vous a pas rendu visite ?
— Non ! Je l’ai vue aux
vêpres…
On versait du café bouillant dans la
tasse. Mme Peeters sortait et revenait avec un petit verre, une bouteille de
genièvre.
— C’est du vieux schiedam.
Il s’assit. Il n’espérait rien
apprendre. Peut-être même sa présence était-elle en partie étrangère à
l’affaire.
La maison lui rappelait une enquête
qu’il avait faite en Hollande, avec pourtant des différences qu’il était incapable
de définir. C’était le même calme, la même lourdeur de l’air, la même sensation
que l’atmosphère n’est pas fluide, mais constitue un corps solide qu’on va
briser en remuant.
De temps en temps l’osier du
fauteuil avait un craquement sans que le vieillard eût bougé. Et son souffle
rythmait toujours la vie, la conservation.
Anna dit quelque chose en flamand et
Maigret, qui en avait appris quelques mots à Delfzijl, comprit à peu
près :
— Tu aurais dû donner un plus
grand verre…
Parfois un homme chaussé de sabots
passait sur le quai. On entendait la pluie crépiter sur la vitre de la
devanture.
— Vous m’avez dit qu’il
pleuvait, n’est-ce pas ? Aussi fort qu’aujourd’hui ?…
— Oui… Je pense…
Et les deux femmes, à nouveau
assises, le regardaient saisir son verre et le porter à ses lèvres.
Anna n’avait pas la finesse de
traits de sa mère, ni son sourire bienveillant, tout plein d’indulgence. Selon
son habitude, elle ne quittait pas Maigret des yeux.
Avait-elle remarqué l’absence du
portrait dans sa chambre ? Sans doute que non ! Sinon elle eût été
troublée.
— Il y a trente-cinq ans que
nous sommes ici, monsieur le commissaire… disait Mme Peeters. Mon mari s’y est
d’abord établi comme vannier, dans la même maison à laquelle, plus tard, on a
seulement ajouté un étage…
Maigret pensait à autre chose, à
Anna plus jeune de cinq ans accompagnant Gérard Piedbœuf aux grottes de
Rochefort.
Qu’est-ce qui l’avait poussée dans
les bras de son compagnon ? Pourquoi s’était-elle donnée ? Quelles
avaient été ses pensées après ?…
Il avait l’impression que c’était la
seule aventure de sa vie, qu’elle n’en aurait plus…
C’était un envoûtement que le rythme
de vie de cette maison. Le genièvre mettait une chaleur sourde sous le crâne de
Maigret. Il percevait les moindres petits bruits, les craquements du fauteuil,
le ronflement du vieux, les gouttes de pluie sur un appui de fenêtre…
— Vous devriez me jouer à
nouveau le morceau de ce matin… dit-il à Anna.
Et, comme celle-ci hésitait, sa mère
insista :
— Mais oui !… Elle joue
bien, n’est-ce pas ?… Elle a pris des leçons pendant six ans, trois fois
par semaine, avec le meilleur professeur de Givet…
La jeune fille quittait la cuisine.
Les deux portes restaient ouvertes entre elle et le reste de la famille. Le
couvercle du piano claquait.
Quelques notes paresseuses, à la
main droite.
— Elle devrait chanter… murmura
Mme Peeters. Marguerite chante mieux… On parlait même de lui faire suivre les
cours du Conservatoire…
Les notes s’égrenaient dans la
maison vide et sonore. Le vieillard ne s’éveillait pas et sa femme, inquiète
pour la pipe qu’il pouvait lâcher, la lui prenait délicatement des mains et la
pendait à un clou du mur.
Qu’est-ce que Maigret faisait encore
là ? Il n’y avait rien à apprendre. Mme Peeters écoutait, tout en
regardant son journal sans oser le reprendre. Anna s’accompagnait peu à peu de
la main gauche. On devinait que c’était à cette même table que Maria,
d’habitude, corrigeait les devoirs de ses élèves.
Et c’était tout !
Sauf que toute la ville accusait les
Peeters d’avoir tué Germaine Piedbœuf, par un soir pareil !
Maigret sursauta en entendant la
sonnette de la boutique. Un instant il eut la sensation qu’il était plus jeune
de trois semaines, que la maîtresse de Joseph allait entrer, réclamer le
montant de sa pension, les cent francs qu’on lui versait chaque mois pour
l’entretien de l’enfant.
C’était un marinier en ciré, qui
tendit une petite bouteille à Mme Peeters, et celle-ci la remplit de genièvre.
— Huit francs !
— Belges ?
— Français ! Dix francs
belges…
Maigret se leva, traversa la
boutique.
— Vous partez déjà ?
— Je reviendrai demain.
Dehors il vit le marinier qui
regagnait son bateau. Il se retourna vers la maison. Elle ressemblait, avec sa
vitrine lumineuse, à un décor de théâtre, surtout à cause de la musique qui
continuait à s’en exhaler douce, sentimentale.
Est-ce que la voix d’Anna ne s’y
mêlait pas ?
… Mais tu me reviendras…
Ô mon beau fiancé…
Maigret pataugeait dans la boue et
la pluie était si drue que sa pipe s’éteignait.
C’était tout Givet maintenant qui
lui faisait l’effet d’un décor de théâtre. Le marinier rentré à son bord, il
n’y avait plus âme qui vive dehors. Rien que des lumières tamisées, à quelques
fenêtres. Et le bruit de la Meuse en crue qui étouffait peu à peu le chant du
piano.
Quand il eut parcouru deux cents
mètres, il put voir à la fois, au fond du décor, la maison des Flamands et, au
premier plan, l’autre maison, celle des Piedbœuf.
Il n’y avait pas de lumière à
l’étage. Mais le corridor était éclairé. L’accoucheuse devait être seule avec
l’enfant.
Maigret était maussade. C’était rare
qu’il eût à ce point la sensation de l’inutilité de son effort.
Que venait-il faire là, en
somme ? Il n’était pas en service commandé ! Des gens accusaient les
Flamands d’avoir tué une jeune femme. Mais on n’était même pas sûr de la mort
de celle-ci !
Est-ce que, fatiguée de sa pauvre
vie de Givet, elle n’était pas à Bruxelles, à Reims, à Nancy ou à Paris,
occupée à boire dans quelque brasserie avec des amis de rencontre ?
Et, si même elle était morte,
l’avait-on tuée ? Découragée, n’avait-elle pas été attirée, en sortant de
l’épicerie, par le fleuve bourbeux ?
Aucune preuve ! Aucun
indice ! Machère qui marchait à fond, mais qui ne trouverait rien, si bien
que d’un jour à l’autre le Parquet déciderait sans doute de classer l’affaire.
Alors, pourquoi Maigret se
laissait-il mouiller, dans ce décor étranger ?
Juste en face de lui, de l’autre
côté de la Meuse, il voyait l’usine dont la cour n’était éclairée que par une
lampe électrique. Tout près de la grille, un corps de garde avec de la lumière.
Le père Piedbœuf avait pris son
service. Qu’est-ce qu’il faisait, toute la nuit, là-bas ?
Et voilà que, sans savoir au juste
pourquoi, le commissaire, les mains enfoncées dans les poches, se dirigeait
vers le pont. Dans le café où il avait bu un grog le matin, une douzaine de
mariniers et de patrons de remorqueurs parlaient si fort qu’on les entendait du
quai. Mais il ne s’arrêta pas.
Le vent faisait vibrer les longerons
d’acier du pont remplaçant le pont de pierre détruit pendant la guerre.
Et, sur l’autre rive, le quai
n’était même pas empierré. Il fallait patauger dans la boue. Un chien qui
rôdait se colla contre le mur blanchi à la chaux.
Dans la grille fermée, une petite
porte était aménagée. Et aussitôt Maigret vit Piedbœuf qui venait coller le
visage à la vitre du corps de garde.
— Bonsoir !
L’homme portait une vieille veste
militaire qu’il avait fait teindre en noir. Il fumait la pipe, lui aussi. Et,
au milieu de la pièce, il y avait un petit poêle dont le tuyau, après deux coudes,
allait s’enfoncer dans le mur.
— Vous savez qu’on n’a pas le
droit…
— D’entrer ici la nuit !
Ça va !
Un banc de bois. Une chaise à fond
de paille. Le pardessus de Maigret commençait déjà à fumer.
— Vous restez toute la nuit
dans cette pièce ?
— Pardon ! Je dois faire
trois rondes dans les cours et dans les ateliers.
De loin, ses grosses moustaches
grises pouvaient faire illusion. De près, c’était un bonhomme timide, prêt à se
replier sur lui-même, ayant au plus haut point le sens de l’humilité de sa condition.
Maigret l’impressionnait. Il ne savait que lui dire.
— En somme, vous vivez toujours
seul… La nuit ici… Le matin dans votre lit… Et l’après-midi ?…
— Je fais le jardin !
— Celui de l’accoucheuse ?
— Oui… On partage les légumes…
Maigret remarqua des rondeurs dans
la cendre. Il fouilla celle-ci du bout du tisonnier, découvrit des pommes de
terre non épluchées. Il comprit. Il imagina l’homme, tout seul, vers le milieu
de la nuit, mangeant ses pommes de terre en regardant dans le vide.
— Votre fils ne vient jamais
vous voir à l’usine ?
— Jamais !
Ici encore des gouttes de pluie
tombaient une à une devant la porte, donnant une cadence irrégulière à la vie.
— Vous croyez vraiment que
votre fille a été assassinée ?
L’homme ne répondit pas tout de
suite. Il ne savait où poser son regard.
— Du moment que Gérard…
— Elle ne se serait pas tuée…
Elle ne serait pas partie…
C’était d’un tragique inattendu.
L’homme bourrait machinalement sa pipe.
— Si je ne croyais pas que ces
gens-là…
— Vous connaissiez bien Joseph Peeters ?
Et Piedbœuf détournait la tête.
— Je savais qu’il ne
l’épouserait pas… Ce sont des gens riches… Et nous…
Il y avait au mur une belle horloge
électrique, seul luxe de cet abri. En face un tableau noir, sur lequel on avait
écrit à la craie : pas d’embauche.
Près de la porte enfin, un appareil
compliqué, pour enregistrer à l’aide d’une grande roue l’heure d’entrée et de
sortie du personnel.
— C’est l’heure de la ronde…
Maigret faillit lui proposer de la
faire avec lui, pour pénétrer plus avant dans la vie de cet homme. Piedbœuf
endossait un ciré informe qui lui battait les talons, prenait dans un coin une
lanterne-tempête tout allumée, dont il n’eut qu’à relever la mèche.
— Je ne comprends pas pourquoi
vous êtes contre nous… C’est peut-être naturel, après tout !… Gérard dit
que…
Mais la pluie les interrompit, car
ils atteignaient la cour. Piedbœuf conduisit son hôte jusqu’à la grille qu’il
allait refermer avant de faire sa ronde.
Un étonnement de plus pour le
commissaire. De là, il apercevait un paysage coupé en tranches égales par les
barreaux de fer : les péniches amarrées de l’autre côté du fleuve, la
maison des Flamands et sa vitrine éclairée, le quai où des lampes électriques
dessinaient de cinquante en cinquante mètres des cercles de lumière.
On voyait très bien le bâtiment de
la douane, le Café des Mariniers…
On voyait surtout l’angle de la
ruelle dont la deuxième maison à gauche était celle des Piedbœuf.
Le 3 janvier…
— Il y a longtemps que votre
femme est morte ?
— Il y aura douze ans le mois
prochain… Elle est partie de la poitrine…
— Que fait Gérard à cette
heure-ci ?
La lanterne se balançait au bout du
bras du gardien. Il avait déjà introduit une grosse clé dans la serrure. Un
train sifflait dans le lointain.
— Il doit être en ville…
— Vous ne savez pas de quel
côté ?
— Les jeunes gens se réunissent
surtout au Café de la Mairie !
Et Maigret s’enfonça à nouveau dans
la pluie, dans l’obscurité. Ce n’était pas une enquête. Il n’y avait aucun
point de départ, aucune base.
Il n’y avait qu’une poignée
d’humains qui poursuivaient chacun leur vie propre dans la petite ville balayée
par le vent.
Peut-être étaient-ils tous
sincères ! Mais peut-être aussi l’un d’eux cachait-il une âme tourmentée,
effrayée au paroxysme à la pensée de l’épaisse silhouette qui rôdait cette
nuit-là par les rues.
Maigret passa devant son hôtel sans
y entrer. Il aperçut à travers les vitres l’inspecteur Machère qui pérorait au
milieu d’un groupe dont le patron faisait partie. Cela sentait la quatrième ou
la cinquième tournée d’alcool. Le patron venait offrir la sienne.
Machère, très animé, gesticulait et
devait dire :
— Ces commissaires qui viennent
de Paris s’imaginent…
Et l’on parlait des Flamands !
On les mettait en pièces !
Au bout d’une rue étroite, il y a
une place assez spacieuse. À un angle, un café à la devanture blanche, aux
trois vitrines bien éclairées : Café de la Mairie.
Une rumeur vous accueillant dès
l’ouverture de la porte. Un comptoir de zinc. Des tables. Des joueurs de cartes
devant les tapis rouges. De la fumée de pipes et de cigarettes et une aigre
odeur de bière tiédie.
— Deux demis, deux !
Le bruit des jetons sur le marbre de
la caisse. Le tablier blanc du garçon.
— Par ici !
Maigret s’assit à la première table
venue, vit d’abord Gérard Piedbœuf dans un des miroirs embués de la salle. Il
était très animé, lui aussi, comme Machère. Il s’arrêta net de parler en
apercevant le commissaire et son pied dut toucher celui de ses compagnons.
Un compagnon et deux compagnes. Ils
étaient quatre à la même table. Les jeunes gens étaient du même âge. Les femmes
étaient sans doute de petites ouvrières de l’usine.
Tous se taisaient. Les joueurs de
cartes eux-mêmes, aux autres tables, annonçaient leurs points à mi-voix et les
regards étaient braqués sur le nouveau venu.
— Un demi !
Maigret allumait sa pipe, posait son
melon tout dégouttant d’eau sur la banquette de moleskine brune.
— Un demi, un !
Et Gérard Piedbœuf esquissait un
sourire ironique et méprisant, grommelait à mi-voix :
— L’ami des Flamands…
Il avait bu, lui aussi. Ses
prunelles étaient trop brillantes. Ses lèvres pourpres faisaient ressortir la
pâleur de son teint. On le sentait très excité. Il observait la galerie. Il
cherchait quelque chose à dire pour épater ses compagnes.
— Tu comprends, Ninie, quand tu
seras riche, tu n’auras plus rien à craindre de la police…
Son ami lui donna un coup de coude
pour le faire taire, mais le résultat fut de l’énerver davantage.
— Eh bien ! quoi ? On
n’a plus le droit de dire ce que l’on pense ?… Je répète que la police est
à la disposition des riches mais que, du moment que vous êtes pauvre…
Il était blême. Au fond, il était
effrayé lui-même par ses paroles, mais il voulait garder l’auréole que son
attitude lui donnait.
Maigret écartait la mousse qui
couvrait son verre, buvait une grande gorgée de bière. On entendait des joueurs
murmurer, pour rompre le silence :
— Tierce haute…
— Carré de valets…
— À toi !
— Je coupe !
Et les deux petites ouvrières qui
n’osaient pas se retourner vers le commissaire s’arrangeaient pour l’apercevoir
dans la glace.
— C’est à croire que c’est un
crime, en France, d’être Français ! Surtout si l’on est pauvre par
surcroît…
À la caisse, le patron fronçait les
sourcils, se tournait vers Maigret, qui ne le regardait pas, avec l’espoir de
lui faire comprendre que le jeune homme était ivre.
— Et pique !… Et encore
pique !… Hein ! vous ne vous attendiez pas à celle-là…
— Des gens qui ont gagné leur
fortune en faisant de la contrebande ! poursuivait Gérard avec le souci
d’être entendu par toute la salle. Tout le monde le sait à Givet ! Avant
la guerre, c’étaient les cigares et la dentelle… Maintenant, comme l’alcool est
interdit en Belgique, ils servent du genièvre aux mariniers flamands… Ce qui
permet à leur fils de devenir avocat… Ha ! Ha ! Il en aura bien
besoin pour se défendre lui-même !…
Et Maigret restait seul à sa table,
point de mire de tous les consommateurs. Il n’avait pas enlevé son pardessus.
Ses épaules étaient luisantes de pluie.
Le patron s’agitait, prévoyait un
drame, s’approchait du commissaire :
— Je vous supplie de ne pas
faire attention… Il a bu… Et la douleur…
— Partons, Gérard !
murmurait avec effroi la petite femme qui était à côté du jeune homme.
— Pour qu’il pense que j’ai
peur de lui ?
Il tournait toujours le dos à
Maigret. Tous deux ne se voyaient que par le truchement des miroirs.
Les autres consommateurs ne jouaient
plus que par contenance, oubliaient de marquer les points sur les ardoises.
— Une fine, garçon !…
Dégustation !…
Le patron faillit la refuser, mais
n’osa pas, étant donné que Maigret feignait toujours de ne pas le remarquer.
— Saloperie de
saloperie !… Voilà ce que c’est !… Ces gens-là prennent nos filles,
les tuent le jour où ils en ont assez… Et la police…
Le commissaire imaginait le vieux
Piedbœuf, avec son uniforme teint, faisant le tour des ateliers en s’éclairant
de sa lanterne-tempête, revenant dans son coin tout chaud pour manger ses
pommes de terre.
En face, la maison des
Piedbœuf : la sage-femme qui avait dû mettre l’enfant au lit et qui
attendait l’heure de se coucher en lisant son journal ou en tricotant…
Puis, plus loin, l’épicerie des
Flamands, le père Peeters que l’on éveillait et qu’on conduisait vers sa
chambre, Mme Peeters qui baissait les volets, Anna, toute seule, qui se
déshabillait chez elle…
Et les péniches endormies dans le
courant qui tendait les amarres, faisait grincer les gouvernails et
s’entrechoquer les canots…
— Encore un demi !
La voix de Maigret était calme. Il
fumait lentement, lançait des bouffées de fumée vers le plafond.
— Vous remarquerez tous qu’il
me nargue !… Car il me nargue…
Le patron était désolé, à bout
d’initiative. C’était le scandale qui éclatait. Car, sur les derniers mots,
Gérard s’était levé, faisait face à Maigret. Il avait les traits tirés, les
lèvres tordues par la colère.
— Je vous dis qu’il n’est venu
ici que pour nous narguer !… Regardez-le !… Il se moque de nous,
parce que j’ai bu un verre… Ou plutôt parce que nous n’avons pas d’argent…
Maigret ne bougeait pas. C’en était
hallucinant ! Il était aussi immobile que le marbre de sa table. Il avait
la main sur son verre. Il fumait toujours.
— Atout carreau !… dit
quelqu’un de bonne volonté, avec l’espoir de créer une diversion.
Et alors Gérard prit les cartes sur
la table du joueur, les lança à travers la salle.
Du coup, la moitié des consommateurs
étaient debout, sans oser s’avancer encore, mais prêts à intervenir.
Maigret restait assis. Maigret
fumait.
— Mais regardez-le donc !…
Il nous nargue !… Il sait bien que ma sœur a été assassinée…
Le patron ne savait plus où se
mettre. Les deux petites femmes qui étaient à la table de Gérard se regardaient
avec effroi et avaient déjà mesuré le chemin qui les séparait de la porte.
— Il n’ose rien dire !…
Vous remarquerez qu’il n’ose pas ouvrir la bouche !… Il a peur !…
Oui, peur qu’on fasse éclater la vérité !…
— Je vous jure qu’il a
bu ! s’écria le patron en voyant Maigret se lever.
Trop tard ! De tous, c’était
Gérard, sans doute, qui devait avoir le plus peur.
Cette masse sombre et mouillée qui
s’avançait vers lui…
Il eut un mouvement bref de la main
droite vers sa poche et ce mouvement fut accompagné d’un grand cri de femme.
C’était un revolver que le jeune
homme tirait de la sorte. Mais la main du commissaire l’avait happé au vol. En
même temps son pied, en s’avançant, faisait trébucher Gérard.
Un consommateur sur trois tout au
plus se rendit compte de ce qui se passait. Et pourtant, maintenant, tous
étaient levés. Le revolver était dans la main de Maigret. Gérard se redressait,
la mine hargneuse, humilié de sa défaite.
Et, tandis que le commissaire
mettait l’arme dans sa poche, d’un geste aussi calme que naturel, le jeune
homme haletait :
— Vous allez m’arrêter,
hein !
Il n’était pas encore debout. Il se
soulevait avec l’aide des mains. Il était pitoyable.
— Va te coucher ! dit
lentement Maigret.
Comme l’autre avait l’air de ne pas
comprendre, il ajouta :
— Ouvrez la porte !
Ce fut une bouffée d’air frais dans
l’atmosphère étouffante. Maigret tenait l’épaule de Gérard, le poussait vers le
trottoir.
— Va te coucher !
Et la porte se referma. Il y avait
une personne de moins dans la salle : Gérard Piedbœuf.
— Il est ivre mort !…
grogna Maigret en se rasseyant devant son demi entamé.
Les clients ne savaient pas encore
ce qu’ils devaient faire. Certains avaient repris leur place. D’autres hésitaient.
Alors Maigret, après avoir bu une
gorgée de bière, soupira :
— Cela n’a pas
d’importance !
Puis, s’adressant à son voisin qui
n’y comprit rien, il ajouta :
— Vous aviez annoncé atout
carreau…
VI
Le marteau
Maigret avait décidé de faire la
grasse matinée, moins par paresse que par désœuvrement. Il était dix heures
environ quand il fut réveillé d’une façon désagréable.
D’abord on frappait violemment à sa
porte, ce qu’il détestait par-dessus tout. Ensuite ses sens encore engourdis
percevaient déjà le crépitement de la pluie sur le balcon.
— Qui est là ?
— Machère.
L’inspecteur lançait son nom comme
il eût donné un triomphal coup de clairon.
— Entre !… Va ouvrir les
rideaux…
Et Maigret, resté au lit, vit
jaillir la lumière glauque d’une sale journée. En bas, une marchande de
poissons faisait l’article au patron de l’hôtel.
— Des nouvelles !… C’est
arrivé ce matin au premier courrier…
— Un instant ! Veux-tu
crier dans l’escalier qu’on me monte mon petit déjeuner, car il n’y a pas de
sonnerie de service…
Et, sans quitter le lit, Maigret
alluma une pipe qui se trouvait toute bourrée à portée de sa main.
— Des nouvelles de qui ?
— De Germaine Piedbœuf.
— Morte ?
— Tout ce qu’il y a de plus
morte !
Machère affirmait cela avec
ravissement tout en tirant de sa poche une lettre qui avait quatre pages grand
format et qui était ornée au surplus de papillons administratifs.
Transmis par le Parquet de Huy au
Ministère de l’intérieur, à Bruxelles.
Transmis par le Ministère de
l’intérieur à la Sûreté générale à Paris.
Transmis par la Sûreté générale à
la Brigade mobile de Nancy.
Transmis à l’inspecteur Machère,
à Givet…
— Abrège, veux-tu ?
— Eh bien ! en deux mots,
on l’a retirée de la Meuse à Huy, c’est-à-dire à une centaine de kilomètres
d’ici. Il y a de cela cinq jours… On n’a pas pensé tout de suite à la demande
d’informations que j’avais lancée à la police belge… Mais je vais vous lire…
— On peut entrer ?
C’était la femme de chambre avec le
café et les croissants. Quand elle eut disparu, Machère reprit :
Ce vingt-six janvier mil neuf
cent…
— Non, vieux ! Dis tout de
suite ce qui en est…
— Eh bien ! il paraît à
peu près certain qu’elle a été assassinée. Ce n’est plus seulement une
certitude morale. C’est une certitude matérielle… Écoutez :
Le corps, autant qu’on en puisse
juger, a dû séjourner dans l’eau pendant trois semaines à un mois… Son état de…
— En bref ! grogna Maigret
qui mangeait.
— … décomposition…
— Je sais ! Les
conclusions ! Et surtout pas de description !
— Il y en a une page entière…
— De quoi ?
— De description… Enfin,
puisque vous ne voulez pas… Ce n’est pas absolument affirmatif… Pourtant
une chose est certaine : c’est que Germaine Piedbœuf était morte longtemps
avant d’être immergée… Le docteur dit : deux ou trois jours avant…
Maigret trempait toujours son
croissant dans son café, mangeait en regardant le rectangle de la fenêtre, si
bien que Machère crut qu’il n’écoutait pas.
— Cela ne vous intéresse
pas ?
— Continue.
— Il y a le compte rendu
détaillé de l’autopsie… Vous voulez que… ? Non ?… Eh bien ! Il
me reste à dire le plus intéressant… Le crâne du cadavre était complètement
défoncé et les médecins croient pouvoir affirmer que la mort est due à cette
fracture, produite avec un instrument contondant, comme un marteau ou une masse
de fer…
Maigret sortit une jambe du lit,
puis l’autre, se regarda un moment dans la glace avant de commencer à se
savonner les joues à l’aide du blaireau. Pendant qu’il se rasait, l’inspecteur
Machère relisait le rapport dactylographié qu’il avait entre les mains.
— Vous ne trouvez pas ça
extraordinaire, vous ?… Pas le coup de marteau !… Je parle du fait
que le corps n’a été jeté à l’eau que deux ou trois jours après la mort… Il
faudra que j’aille faire une nouvelle visite chez les Flamands…
— Vous avez la liste des vêtements
que Germaine Piedbœuf portait ?
— Oui… Attendez… Chaussures
noires à brides, assez usées… Bas de fil noir… Linge rose de mauvaise
qualité… Robe de serge noire, sans marque…
— C’est tout ? Pas de
manteau ?
— Tiens ! C’est vrai…
— C’était le 3 janvier… Il
pleuvait… Il faisait froid…
Le visage de Machère se rembrunit.
Il grogna sans s’expliquer :
— Évidemment !
— Évidemment quoi ?
— Elle ne s’entendait pas assez
avec les Peeters pour qu’on l’invite à se mettre à l’aise… D’autre part, je ne
vois pas pourquoi l’assassin lui aurait retiré son manteau… Ou alors il
l’aurait complètement déshabillée, afin de rendre l’identification plus
difficile…
Maigret se lavait à grand bruit, en
éclaboussant jusqu’à l’inspecteur qui était pourtant au milieu de la chambre.
— Les Piedbœuf sont déjà au
courant ?
— Pas encore… Je pensais que
vous vous chargeriez…
— De rien ! Je ne suis pas
en mission ! Faites comme si vous étiez seul, mon vieux !
Et il chercha son bouton de col,
acheva de s’habiller, poussa Machère vers la porte.
— Il faut que je sorte… À tout
à l’heure…
Il ne savait pas où il allait. Il
sortait pour sortir, ou plutôt pour s’enfoncer à nouveau dans l’atmosphère de
la ville. Le hasard le fit s’arrêter devant une plaque de cuivre qui
annonçait :
Dr Van de Weert
Consultations de 10 heures à midi
Quelques minutes plus tard, on le
faisait passer avant les trois clients qui attendaient dans l’antichambre et il
se trouva en présence d’un petit homme à la peau rose d’enfant, aux cheveux du
même blanc pur que ceux de Mme Peeters.
— Rien de désagréable, au
moins ?
Il se frottait les mains en parlant
et toute sa silhouette révélait un solide optimisme.
— Ma fille m’a dit que vous
aviez accepté de…
— Je voudrais d’abord vous
poser une question. Quelle force faut-il pour défoncer un crâne de femme d’un
coup de marteau ?
L’effarement du petit homme, dont le
ventre était barré d’une grosse chaîne de montre et qui portait une jaquette
surannée, fut savoureux.
— Un crâne ?… Est-ce que
je sais, moi ?… Je n’ai jamais eu l’occasion, à Givet…
— Croyez-vous, par exemple,
qu’une femme soit capable…
Il s’affolait. Il gesticulait.
— Une femme ?… Mais c’est
de la folie !… Jamais une femme ne penserait à…
— Vous êtes veuf, monsieur Van
de Weert ?
— Depuis vingt ans !
Heureusement que ma fille…
— Que pensez-vous de Joseph
Peeters ?
— Mais… c’est un excellent
garçon !… J’aurais préféré lui voir choisir la médecine, parce qu’il
aurait repris mon cabinet. Ma foi, puisqu’il est doué pour le droit… C’est un
sujet remarquable…
— Du point de vue santé ?
— Très bon ! Très
bon ! Un peu fatigué par un travail acharné et par sa croissance…
— Les Peeters n’ont aucune
tare ?
— Une tare ?
À croire, tant son ahurissement
était grand, qu’il n’avait jamais entendu parler de cela.
— Vous êtes renversant,
commissaire ! Je ne comprends pas ! Vous avez vu ma cousine. Elle est
bâtie pour vivre un siècle…
— Votre fille aussi ?
— Elle est plus délicate… Elle
tient de sa mère… Mais permettez-moi de vous offrir un cigare…
Un vrai Flamand comme on en voit sur
les chromos, vantant une marque de genièvre, un Flamand aux lèvres fleuries,
aux yeux clairs proclamant la simplicité de son âme.
— En somme, Mlle Marguerite
devait épouser son cousin.
Il se rembrunit à peine.
— Un jour ou l’autre,
évidemment !… Sans cette aventure malencontreuse…
Pour lui, ce n’était que
malencontreux !
— Des gens qui n’ont pas
compris que le mieux à faire était d’accepter une petite pension pour l’enfant
et, autant que possible, de changer de ville… Je crois que c’est surtout le
frère qui a mauvais esprit…
Non ! on ne pouvait pas lui en
vouloir ! Il était sincère ! Naïf à force de sincérité !
— Sans compter que rien ne
prouve que l’enfant soit de Joseph… Il aurait été beaucoup mieux dans un
sanatorium, avec sa mère…
— Bref, votre fille attendait…
Et Van de Weert sourit.
— Elle l’aime depuis l’âge de
quatorze ou quinze ans… N’est-ce pas beau ?… Est-ce que c’était mon rôle
de m’opposer ?… Vous avez du feu ?… Moi, si vous voulez mon avis, il
n’y a même pas de drame… La jeune personne, qui a toujours été une petite
coureuse, a suivi un nouvel ami quelque part… Et son frère en a profité pour
essayer de se faire de l’argent…
Il ne demandait pas l’avis de
Maigret. Il était sûr que son opinion était la bonne. Il tendait l’oreille aux
vagues bruits de l’antichambre où les clients devaient s’impatienter.
Alors le commissaire,
tranquillement, avec le même regard innocent que son interlocuteur, posa une
dernière question.
— Pensez-vous que Mlle
Marguerite soit la maîtresse de son cousin ?
Van de Weert fut peut-être sur le
point de s’indigner. Son front devint rouge. Mais, ce qui l’emporta, ce fut la
tristesse devant tant d’incompréhension.
— Marguerite ?… Vous êtes
fou !… Qui est-ce qui a pu inventer cela ?… Marguerite être la… le…
Et Maigret, qui tenait déjà le
bouton de la porte, s’en alla sans même sourire. La maison sentait à la fois la
pharmacie et la cuisine. La servante qui ouvrait la porte aux clients était
fraîche comme au sortir d’un bain chaud.
Mais dehors c’était à nouveau la
pluie et la boue, les camions automobiles qui passaient en éclaboussant les
trottoirs.
On était samedi. Joseph Peeters
devait arriver l’après-midi et passer la journée du dimanche à Givet. Au Café
des Mariniers, on discutait avec passion, car les Ponts et Chaussées venaient
d’annoncer que la navigation était rétablie depuis la frontière jusqu’à
Maëstricht.
Seulement, étant donné la force du
courant, les remorqueurs demandaient quinze francs le kilomètre, par tonne, au
lieu de dix. Au surplus on apprenait qu’une arche du pont de Namur était
obstruée par une péniche chargée de pierres qui avait cassé ses amarres et
s’était mise en travers de la pile.
— Il y a des morts ?
questionna Maigret.
— La femme et son fils. Le
marinier, lui, qui était au bistrot, est arrivé au bord de l’eau quand son bateau
était déjà parti !
Gérard Piedbœuf passait à vélo,
revenant des bureaux de l’usine. Et, quelques instants plus tard, Machère
revenait de la maison des Flamands où il était allé annoncer la nouvelle,
sonnait à la porte des Piedbœuf, se trouvait en face de l’accoucheuse qui le
recevait sèchement.
— Qu’est-ce que c’était, ton
affaire d’attentat à la pudeur ?
À bord de la plupart des péniches,
le logement est d’une propreté rarement égalée dans les maisons. Mais il n’en
était pas de même sur l’Étoile-Polaire.
Le marinier n’avait pas de femme. Il
était aidé par un gars d’une vingtaine d’années qui n’avait pas tout son esprit
et qui piquait de temps en temps une crise d’épilepsie.
La cabine sentait la caserne.
L’homme était occupé à y manger du pain et du saucisson en buvant un litre de
vin rouge.
Il était moins ivre que d’habitude.
Il regardait Maigret avec méfiance et il fut assez longtemps sans se décider à
parler.
— Même pas un attentat… J’avais
déjà couché deux ou trois fois avec la fille… Un soir, sur le chemin, je la
rencontre et, sous prétexte que j’ai bu, elle refuse… Alors, moi, je l’ai
empoignée… Elle a hurlé… Des gendarmes passaient comme par hasard, et j’en ai
envoyé un par terre d’un coup de poing…
— Cinq ans ?
— J’ai failli les avoir. Elle
niait qu’on ait eu des rapports auparavant… Des copains sont venus le dire au
tribunal, mais on ne les a crus qu’à moitié… Sans le gendarme, qui en a eu pour
quinze jours d’hôpital, j’en étais quitte avec un an, peut-être même avec
sursis…
Et il taillait son pain avec un
couteau de poche.
— Vous n’avez pas soif ?…
On va peut-être partir demain… On attend de savoir si le pont de Namur est
dégagé…
— Dis-moi maintenant pourquoi
tu as inventé l’histoire de la femme que tu as vue sur le quai.
— Moi ?
Il se donnait le temps de la
réflexion, feignait de manger avec appétit.
— Avoue que tu n’as rien vu du
tout !
Maigret surprit une flamme joyeuse
dans les yeux de son interlocuteur.
— Vous croyez ça ?… Eh
bien ! Sans doute que vous avez raison !
— Qui t’a demandé de faire ce
témoignage ?
— À moi ?
Et il rigolait toujours. Il crachait
droit devant lui la peau de son saucisson.
— Où as-tu rencontré Gérard
Piedbœuf ?
— Ah ! voilà…
Mais il se trouvait en face d’un
homme aussi placide que lui.
— Il t’a donné quelque
chose ?
— Il a payé des tournées…
Puis brusquement, avec un rire
silencieux :
— Seulement, ce n’est pas
vrai ! Je dis ça pour vous faire plaisir… Si vous voulez que je déclare le
contraire au tribunal, vous n’avez qu’à faire signe…
— Qu’est-ce que tu as vu
exactement ?
— Si je vous le disais, vous ne
me croiriez pas.
— Parle quand même !
— Eh bien ! j’ai vu une
femme qui attendait… Puis un homme qui est venu et dans les bras de qui elle
s’est jetée…
— Qui était-ce ?
— Comment voulez-vous que je
les aie reconnus, dans l’obscurité ?
— Où étais-tu ?
— Je revenais du bistrot…
— Et où le couple est-il
allé ? Chez les Flamands ?
— Non ! Ils ont pris
par-derrière.
— Derrière quoi ?
— Derrière la maison… Et
puis ! si vous voulez que ce ne soit pas vrai… j’ai l’habitude, vous
comprenez !… On a raconté tant d’histoires à mon procès… Même mon avocat,
qui a été le plus menteur de tous…
— Tu vas de temps en temps
boire un verre chez les Flamands ?
— Moi ?… Ils refusent de
me servir, sous prétexte qu’une fois j’ai cassé la balance en donnant un coup
de poing dessus… Il leur faut des clients qui se soûlent la gueule sans bouger
et sans rien dire…
— Gérard Piedbœuf t’a
parlé ?
— Qu’est-ce que je vous ai dit
tout à l’heure ?
— Qu’il t’avait demandé de
dire…
— Eh bien ! c’est que
c’est vrai… Et la vérité du Bon Dieu, c’est que je ne vous dirai jamais ce que
je sais, parce que je déteste les flics, vous comme les autres !… Vous
pouvez aller le répéter au juge… Moi, je jurerai que vous m’avez battu et je
montrerai des traces de coups… Ce qui ne m’empêche pas de vous offrir un verre
de rouge si le cœur vous en dit…
À cet instant précis, Maigret le
regardait dans les yeux et soudain il se leva.
— Fais-moi visiter ton
bateau ! dit-il sèchement.
Surprise ? Effroi ? Simple
contrariété ? Toujours est-il que l’homme, la bouche pleine, esquissa une
grimace.
— Qu’est-ce que vous voulez
visiter ?
— Un instant…
Et Maigret sortit, revint l’instant
d’après avec un douanier au ciré luisant de pluie.
Le marinier ricana :
— J’ai déjà passé la visite…
Le commissaire parlait au douanier.
— Vous avez l’habitude… Je
suppose que tous les bateaux font plus ou moins de la contrebande…
— Pas plus ou moins !
— Où ont-ils l’habitude de
cacher la marchandise ?
— Cela dépend… Avant, ils
l’enfermaient dans des coffres étanches qu’ils amarraient sous le bateau… Mais
à présent nous passons une chaîne sous la coque, si bien que ce n’est plus
possible… Sous le plancher aussi, quelquefois, c’est-à-dire entre le plancher
et le fond… Mais nous avons l’habitude de faire quelques trous avec une énorme
vrille que vous avez pu voir sur le quai…
— Alors ?
— Attendez !… Quel est ton
chargement ?…
— De la ferraille…
— Ce serait trop long… grogna
le douanier. Il faut chercher ailleurs…
Et Maigret ne quittait pas les yeux
du marinier du regard. Il espérait un coup d’œil révélateur vers quelque
cachette. L’homme mangeait toujours, sans appétit, pour faire quelque chose. Il
n’était pas effrayé. Par contre, il restait obstinément assis.
— Lève-toi !
Cette fois, on lui obéissait de
mauvaise grâce.
— Je n’ai même plus le droit
d’être assis chez moi ?
Sur la chaise, il y avait un coussin
crasseux que Maigret saisit. Trois côtés du coussin étaient cousus normalement.
Le quatrième montrait de gros points qui n’avaient pas été faits par une
couturière.
— Je vous remercie ! je
n’ai plus besoin de vous ! dit le commissaire au douanier.
— Vous croyez qu’il
fraude ?
— Pas le moins du monde… Merci…
Et il attendit que le fonctionnaire
fût parti, à regret.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Rien du tout !
— Tu as l’habitude de mettre
des objets aussi durs dans les coussins ?
La couture cédait, laissait voir du
noir. Et Maigret déployait bientôt un petit manteau de serge tout fripé, tout
plein de faux plis.
C’était la même serge que celle
décrite dans le rapport du Parquet belge. Il n’y avait pas de marque. Le
vêtement avait été fait par Germaine Piedbœuf elle-même.
Mais ce n’était pas la pièce la plus
intéressante. Au milieu du paquet, il y avait un marteau au manche poli par
l’usage.
— Le plus rigolo, grommela le
marinier, c’est que vous allez vous mettre le doigt dans l’œil… Je n’ai rien
fait !… Ces deux machins-là, je les ai retirés de la Meuse, le 4 janvier,
à la première heure du matin…
— Et tu as eu la bonne idée de
les mettre en sûreté !
— Je commence à avoir l’habitude !
répliqua l’homme avec un air satisfait. Vous m’arrêtez ?
— C’est tout ce que tu as à
dire ?
— … que vous vous fourrez le
doigt dans l’œil !…
— Tu pars toujours
demain ?
— Si vous ne m’arrêtez pas,
c’est probable.
Ce dut être la plus grande surprise
de sa vie de voir Maigret refaire le paquet avec soin, le glisser sous son
pardessus et s’en aller sans mot dire.
Il le regarda s’éloigner dans la
pluie, le long du quai, passer devant le douanier qui le salua. Puis il
redescendit dans la cabine en se grattant la tête et se versa à boire.
VII
Un trou de trois heures
Quand Maigret arriva à son hôtel pour
déjeuner, le patron lui annonça que le facteur avait présenté une lettre
recommandée à son adresse, mais qu’il n’avait pas voulu la laisser.
Ce fut comme un signal donné aux
mille petits ennuis qui se donnent le mot pour harceler un homme. À peine à
table, le commissaire s’informa de son collègue. On ne l’avait pas vu. Il fit
téléphoner à son hôtel. On lui répondit qu’il était parti depuis une demi-heure.
Ce n’était pas grave. Maigret
n’avait même pas le pouvoir de donner des instructions à Machère. Mais il
aurait voulu lui suggérer l’idée de ne pas trop quitter le marinier des yeux.
À deux heures, il était au bureau de
poste où on lui remettait la lettre recommandée. Une histoire stupide. Des
meubles qu’il avait achetés et refusé de payer parce qu’ils n’étaient pas
conformes à la commande. Le fournisseur le mettait en demeure.
Il lui fallut, une bonne demi-heure
durant, rédiger la réponse, puis une lettre à sa femme pour lui donner des
instructions à ce sujet.
Il n’avait pas fini qu’on l’appelait
au téléphone. C’était le directeur de la PJ qui lui demandait quand il comptait
rentrer et le priait d’envoyer quelques détails sur deux ou trois affaires en
cours.
Dehors, il pleuvait toujours. Le
plancher du café était couvert de sciure de bois. À cette heure, il n’y avait
personne et le garçon en profitait pour faire, lui aussi, son courrier.
Un petit détail ridicule :
Maigret avait horreur d’écrire sur une table de marbre et il n’en existait pas
d’autre.
— Téléphonez à l’Hôtel de la
Gare pour savoir si l’on n’a pas encore vu l’inspecteur.
Maigret était en proie à une
mauvaise humeur vague, d’autant plus crispante qu’elle n’avait pas d’objet
sérieux. Deux ou trois fois il alla coller son front à la vitre embuée. Le ciel
devenait un peu plus clair, les gouttes d’eau plus espacées. Mais le quai
boueux restait désert.
Vers quatre heures, le commissaire
entendit un coup de sifflet. Il courut à la porte et vit un remorqueur qui,
pour la première fois depuis le commencement de la crue, crachait une épaisse
vapeur.
Le courant était encore violent.
Quand le remorqueur, tout mince, tout léger, qui avait des airs de pur-sang en
comparaison des péniches, se détacha de la rive, il se cabra littéralement et
un moment on put croire qu’il allait être entraîné par le flot.
Nouveau coup de sifflet, plus
strident. Et il tint tête. Un câble se tendait, derrière lui. Un premier
chaland se décolla du bloc des bateaux qui attendaient, se mit en travers de la
Meuse, tandis que deux hommes pesaient de tout leur poids sur le gouvernail.
Sur les seuils des cafés, les
consommateurs étaient réunis pour assister à la manœuvre, qui prit tout au plus
six minutes. Deux, trois péniches entrèrent à leur tour dans la lutte,
décrivirent un demi-cercle et soudain, sur un coup de sifflet vibrant
d’orgueil, le remorqueur s’élança vers la Belgique tandis que ses chalands,
derrière lui, essayaient tant bien que mal de prendre la ligne droite.
L’Étoile-Polaire ne faisait
pas partie du train.
… et je vous prie en conséquence
de bien vouloir faire reprendre à mon domicile, boulevard Richard-Lenoir, les
meubles que…
Maigret écrivait avec une lenteur
anormale, comme si ses doigts eussent été trop gros pour la plume qu’ils
écrasaient sur le papier. Par contraste, cela donnait une écriture toute
petite, mais grasse, qui, de loin, ressemblait à une série de taches.
— M. Peeters qui passe en moto…
annonça le garçon qui allumait les lampes et tirait les rideaux de la
devanture.
Il était quatre heures et demie.
— Il faut du courage pour faire
deux cents kilomètres par un temps pareil ! Il est crotté jusqu’aux
yeux !
Maigret signait sa lettre, la
mettait sous enveloppe.
— Albert !… Le
téléphone !… criait la patronne.
— C’est pour vous, monsieur le
commissaire ! De Paris…
— Allô !… Allô !…
Oui, c’est moi…
Et Maigret essaya de mettre un frein
à sa mauvaise humeur. C’était sa femme qui était à l’appareil et qui lui
demandait quand il rentrerait.
— Allô… On est venu pour les
meubles…
— Je sais ! Je fais le
nécessaire…
— Il y a aussi une lettre de
ton collègue anglais qui…
— Oui, ma chérie ! C’est
sans importance…
— Est-ce qu’il fait froid,
là-bas ?… Couvre-toi bien… Ton rhume n’est pas tout à fait guéri et…
Pourquoi était-il en proie à une
impatience presque douloureuse ? Une impression vague. Il lui semblait
qu’il ratait quelque chose en perdant son temps dans cette cabine.
— Je serai à Paris dans trois
ou quatre jours.
— Seulement !
— Oui… Je t’embrasse… Au
revoir…
Dans le café, il s’informa d’une
boîte aux lettres.
— Juste au coin de la rue, au
bureau de tabac.
Il faisait nuit. De la Meuse, on ne
voyait plus que les reflets des réverbères. Contre le tronc d’un arbre, le
commissaire aperçut une silhouette qui le fit tiquer. Car ce n’était pas un
temps à prendre le frais dans la pluie et le vent.
Il jeta sa lettre dans la boîte, se
retourna, vit que la silhouette se détachait de l’arbre. Il marcha et l’inconnu
se mit à marcher derrière lui.
Ce fut vite fait ! Quelques pas
précipités en arrière et Maigret saisissait l’homme au collet.
— Qu’est-ce que tu fais
ici ?
Il avait serré un peu fort. Le
visage de l’inconnu était congestionné. Maigret relâcha l’étreinte.
— Parle !
Quelque chose le choquait, il ne
savait pas quoi. Ce regard qui fuyait était gênant, plus gênant encore le
sourire que l’homme esquissait.
— Tu n’es pas le commis de l’Étoile-Polaire ?
L’autre fit oui de la tête, avec
ravissement.
— Tu me guettais ?
C’était un mélange de peur et de
gaieté qu’on lisait sur le visage trop long de l’individu. Est-ce que le
marinier n’avait pas confié à Maigret que son commis était simple d’esprit et
qu’il piquait des crises d’épilepsie ?
— Ne ris pas ! Dis-moi ce
que tu fais ici…
— Je vous regarde.
— C’est ton patron qui t’a dit
de me surveiller ?
Impossible d’être brutal avec ce
pauvre hère, d’autant plus pitoyable qu’il était dans la force de l’âge. Il
avait vingt ans. Il ne se rasait pas, mais sa barbe rare, faite de poils blonds
très fins, n’atteignait pas un centimètre. Sa bouche était deux fois plus
grande qu’une bouche normale.
— Ne me battez pas…
— Viens !
Plusieurs péniches avaient changé de
place. Pour la première fois depuis des semaines, l’activité régnait à bord,
car on se préparait au départ. On voyait les femmes aller aux provisions. Les
douaniers circulaient, montant sur les bateaux.
L’Étoile-Polaire, par
suite des départs, se trouvait isolée et son avant s’était quelque peu écarté
de la berge. Il y avait une lueur dans la cabine.
— Passe devant !
Il fallait franchir une passerelle
qui n’était faite que d’une planche trop souple, instable.
Il n’y avait personne à bord, bien
que la lampe à pétrole fût allumée.
— Où ton patron range-t-il ses
effets du dimanche ?
Car Maigret devinait un désordre
anormal.
Le commis ouvrait un placard,
s’étonnait. Par terre, on apercevait les vêtements que le marinier portait
encore le matin.
— Et son argent ?
Signes de dénégation ardente.
L’idiot ne savait pas ! L’argent était caché !
— Ça va ! Tu peux rester
ici.
Maigret sortit, tête basse, se
heurta à un douanier.
— Vous n’avez pas vu l’homme de
l’Étoile-Polaire ?
— Non ! Il n’est pas à
bord ? Je croyais qu’il devait partir demain à la première heure.
— Le bateau est à lui ?
— Jamais de la vie ! C’est
à un de ses cousins qui habite Flémalle. Un original comme lui…
— Qu’est-ce qu’il peut gagner
en naviguant ?
— Six cents francs par
mois ?… Peut-être un peu plus, avec la fraude… Mais pas beaucoup…
La maison des Flamands était
éclairée. Non seulement il y avait de la lumière aux fenêtres de la boutique,
mais encore au premier étage.
Quelques instants plus tard, le
timbre de l’épicerie tintait, Maigret frottait ses semelles au paillasson,
criait à Mme Peeters accourant déjà de la cuisine :
— Ne vous dérangez pas !
La première personne qu’il vit, quand
il fut introduit dans la salle à manger, fut Marguerite Van de Weert qui
feuilletait une partition musicale.
Elle était plus vaporeuse que jamais
dans sa robe de satin bleu pâle et elle eut pour le commissaire un sourire
accueillant.
— Vous venez voir Joseph ?
— Il n’est pas ici ?
— Il est monté se changer…
C’est fou de faire la route en moto par un temps pareil !… Surtout lui,
qui a déjà une santé délicate et qui est surmené par ses études…
Ce n’était pas de l’amour !
C’était de l’adoration ! On la sentait capable de rester des heures sans
bouger, à contempler le jeune homme !
Qu’est-ce qu’il avait donc pour
inspirer de pareils sentiments ? Est-ce que sa sœur ne parlait pas de lui
à peu près dans les mêmes termes ?
— Anna est avec lui ?
— Elle lui prépare ses
vêtements.
— Et vous ? Il y a
longtemps que vous êtes arrivée ?
— Une heure.
— Vous saviez que Joseph
Peeters allait venir ?
Un léger trouble. Il ne dura qu’une
seconde et elle reprit aussitôt :
— Il vient tous les samedis, à
la même heure.
— Est-ce qu’il y a le téléphone
dans la maison ?
— Ici, non ! Chez nous,
naturellement ! Mon père en a tout le temps besoin.
Elle commençait à lui déplaire, il
ne savait pas pourquoi. Ou plus exactement à l’énerver ! Il n’aimait pas
ses airs de bébé, sa façon volontairement enfantine de parler, son regard
qu’elle voulait candide.
— Tenez ! Il descend…
Et, en effet, on entendait des pas
dans l’escalier. Joseph Peeters entrait dans la salle à manger, tout propre,
tout net, les cheveux portant encore la trace du peigne mouillé.
— Vous étiez ici, monsieur le
commissaire…
Il n’osa pas tendre la main. Il se
tourna vers Marguerite.
— Et tu ne lui as encore rien
offert ?
Dans la boutique, plusieurs
personnes parlaient flamand. Anna arrivait à son tour, paisible, s’inclinait
comme on avait dû le lui apprendre au couvent.
— C’est vrai, monsieur le
commissaire, qu’il y a eu un scandale, hier au soir, dans un café de la
ville ?… Je sais que les gens exagèrent toujours… Mais…
asseyez-vous ! Joseph !… Va chercher quelque chose à boire…
Il y avait un feu de boulets dans la
cheminée. Le piano était ouvert.
Maigret cherchait à préciser une
impression qu’il avait eue dès son arrivée, mais chaque fois qu’il se croyait
sur le point d’atteindre le but, sa pensée devenait fuyante.
Il y avait quelque chose de changé.
Seulement il ne savait pas quoi.
Et il était maussade. Il avait son
visage fermé, son front buté des mauvais jours. Exactement, il avait envie de
commettre quelque incongruité pour rompre toute cette harmonie qui l’entourait.
C’était Anna qui lui inspirait le
plus ce sentiment confus. Elle portait toujours la même robe grise qui donnait
à ses formes un aspect immuable de statue.
Est-ce que vraiment les événements
avaient prise contre elle ? Elle se mouvait et ses gestes ne déplaçaient
pas un seul des plis du vêtement. Son visage restait serein.
Elle faisait penser à un personnage
de tragédie antique égaré dans la vie quotidienne et mesquine d’une petite
ville de frontière.
— Est-ce qu’il vous arrive de
servir au magasin ?
Il n’avait pas osé dire : à la
boutique.
— Souvent ! Je remplace
maman.
— Et vous servez à boire
aussi ?
Elle ne sourit pas. Elle se contenta
de manifester de l’étonnement.
— Pourquoi pas ?
— Il arrive que les mariniers
soient ivres, n’est-ce pas ? Ils doivent se montrer très familiers,
peut-être entreprenants ?
— Pas ici !
Et c’était à nouveau la
statue ! Elle était sûre d’elle !
— Préférez-vous du porto ou
bien… ?
— Plutôt un verre de ce
schiedam que vous m’avez offert l’autre jour.
— Va demander à maman la bouteille
de « vieux système », Joseph.
Et Joseph obéissait.
Fallait-il changer l’ordre
hiérarchique imaginé par Maigret et qui était celui-ci : Joseph d’abord,
véritable dieu de la famille. Puis Anna. Puis Maria. Puis Mme Peeters,
consacrée à l’épicerie. Enfin le père endormi dans son fauteuil.
Anna, sans heurt, semblait prendre
la première place.
— Vous n’avez rien découvert de
nouveau, monsieur le commissaire ?… Vous avez vu que les bateaux
commencent à partir ?… La navigation est rétablie jusqu’à Liège, peut-être
jusqu’à Maëstricht… Dans deux jours, il n’y aura plus ici que trois ou quatre
péniches à la fois…
Pourquoi disait-elle cela ?
— Mais, non, Marguerite !
Les verres à pied…
Car Marguerite prenait des verres
dans le buffet.
Maigret était toujours tourmenté par
son besoin de rompre l’équilibre et il profita de ce que Joseph était dans la
boutique, sa cousine occupée à choisir les verres, pour montrer à Anna le
portrait de Gérard Piedbœuf.
— Il faudra que je vous en
parle !… dit-il à mi-voix.
Il la regardait ardemment. Mais,
s’il espérait troubler la quiétude du visage, il dut être déçu. Elle se
contenta d’esquisser un signe de complice à complice. Un signe qui
disait :
— Oui… Plus tard…
Et, à son frère qui entrait :
— Il y a encore beaucoup de
monde ?
— Cinq personnes.
Anna devait faire preuve aussitôt du
sens des nuances. La bouteille que Joseph apportait était surmontée d’un mince
tuyau en étain permettant de verser le liquide sans en perdre une goutte.
Avant de servir, la jeune fille
retira cet accessoire, marquant ainsi qu’il n’était pas de mise dans un salon,
avec des invités.
Maigret chauffa un instant son verre
dans le creux de sa main.
— À votre santé ! dit-il.
— À votre santé ! répéta
Joseph Peeters, qui était le seul à boire.
— Nous avons dès à présent la
preuve que Germaine Piedbœuf a été assassinée.
Il n’y eut que Marguerite à pousser
un petit cri effarouché, un vrai petit cri de jeune fille comme on en entend au
théâtre.
— C’est affreux !
— On m’en a parlé, mais je ne
voulais pas le croire ! dit Anna. Cela va rendre notre situation encore
plus difficile, n’est-ce pas ?
— Ou plus facile ! Surtout
si je parviens à prouver que votre frère n’était pas à Givet le 3 janvier.
— Pourquoi ?
— Parce que Germaine a été tuée
à coups de marteau.
— Mon Dieu !…
Taisez-vous !…
C’était Marguerite qui se dressait,
toute pâle, près de s’évanouir.
— J’ai le marteau dans ma
poche.
— Non ! Je vous en
supplie… Ne le montrez pas…
Mais Anna, elle, restait calme. Ce
fut à son frère qu’elle s’adressa.
— Ton camarade est revenu ?
questionna-t-elle.
— Hier.
Alors elle expliqua au
commissaire :
— C’est le camarade avec qui il
a passé la soirée du 3 janvier dans un café à Nancy… Il était parti pour
Marseille, il y a une dizaine de jours, à la suite de la mort de sa mère… Il
vient de revenir…
— À votre santé ! répondit
Maigret en vidant son verre.
Et il prit la bouteille, se servit à
nouveau. De temps en temps la sonnette tintait. Ou bien on entendait le bruit
d’une petite pelle qui versait du sucre dans un sac de papier et le heurt de la
balance.
— Votre sœur ne va pas
mieux ?
— On croit qu’elle pourra se
lever lundi ou mardi. Mais elle ne reviendra sans doute pas ici pour longtemps.
— Elle se marie ?
— Non ! Elle veut se faire
religieuse. C’est une idée qu’elle caresse depuis longtemps.
À quoi Maigret reconnut-il qu’il se
passait quelque chose dans la boutique ? Les bruits étaient les mêmes,
peut-être moins forts. L’instant d’après, pourtant, Mme Peeters parlait
français.
— Vous les trouverez dans le
salon…
Des portes ouvertes et fermées.
L’inspecteur Machère qui s’arrêtait sur le seuil, très animé, faisant un effort
pour rester calme et qui regardait le commissaire attablé devant son verre de
genièvre.
— Qu’est-ce que c’est,
Machère ?
— Le… Je voudrais vous dire
deux mots en particulier.
— À propos de quoi ?
— Du…
Il hésitait à parler, esquissait des
signes d’intelligence que tout le monde comprenait.
— Ne te gêne pas.
— C’est le marinier…
— Il est revenu ?
— Non… Il…
— Il a fait des aveux ?
Machère était au supplice. Il venait
pour une communication qu’il considérait comme de la plus haute importance et
qu’il voulait secrète et on l’obligeait à parler devant trois personnes !
— Il… On a retrouvé sa
casquette et son veston…
— Le vieux ou le neuf ?
— Je ne comprends pas.
— Est-ce son veston des
dimanches, en drap bleu, qu’on a retrouvé ?
— En drap bleu, oui… Sur la
berge…
Tout le monde se taisait. Anna, qui
était debout, regardait l’inspecteur sans qu’un trait de son visage
tressaillît. Joseph Peeters se caressait les mains avec énervement.
— Continue !
— Il a dû se jeter dans la
Meuse… Sa casquette a été repêchée près de la péniche qui était juste derrière
lui… La péniche l’a arrêtée. Comprenez-vous ?…
— Ensuite ?
— Quant au veston, il était sur
la berge… Et il y avait ce papier épinglé…
Il le tira de son portefeuille avec
précaution. C’était un bout de papier informe, détrempé par la pluie. C’est à
peine si l’on pouvait encore lire :
Je suis une crapule. J’aime
encore mieux la rivière…
Maigret avait lu à mi-voix. Joseph
Peeters questionna d’une voix troublée :
— Je ne comprends pas…
Qu’est-ce qu’il veut dire ?…
Machère restait debout, dérouté, mal
à l’aise. Marguerite regardait chaque personnage tour à tour de ses grands yeux
inexpressifs.
— Je crois que c’est vous qui…
commença l’inspecteur.
Et Maigret se levait, cordial, avec
un sourire de bonne compagnie aux lèvres. Il s’adressait plus particulièrement
à Anna.
— Vous voyez !… Je vous
parlais tout à l’heure d’un marteau…
— Taisez-vous !… supplia
Marguerite.
— Qu’est-ce que vous faites,
demain après-midi ?
— Comme tous les dimanches…
Nous restons en famille… Il ne manquera que Maria…
— Vous permettez que je vienne
vous présenter mes hommages ? Peut-être y aura-t-il de cette excellente
tarte au riz ?
Et Maigret se dirigea vers le corridor
où il endossa son pardessus que la pluie rendait deux fois plus lourd.
— Vous m’excuserez… balbutiait
Machère. C’est le commissaire qui a voulu…
— Viens !
Dans la boutique, Mme Peeters
s’était hissée sur un escabeau pour prendre, dans la plus haute case, un paquet
d’amidon. Une femme de marinier attendait, l’air morne, un filet à provisions
au bras.
VIII
La visite aux ursulines
Il y avait un petit groupe de gens
près de l’endroit où l’on avait repêché la casquette, mais le commissaire,
entraînant Machère, marcha dans la direction du pont.
— Vous ne m’aviez pas parlé de
ce marteau… Sinon, il est évident que…
— Qu’as-tu fait toute la
journée ?
Et l’inspecteur eut la mine d’un
écolier pris en faute.
— Je suis allé à Namur… Je
voulais m’assurer que l’entorse de Maria Peeters…
— Eh bien ?
— On n’a pas voulu me laisser
entrer… Je suis tombé dans un couvent de religieuses qui me regardaient comme
un hanneton échoué dans la soupe…
— Tu as insisté ?
— J’ai même menacé.
Maigret réprimait un sourire amusé.
Près du pont, il pénétra dans un garage qui faisait la location de voitures et
il en demanda une avec chauffeur pour se rendre à Namur.
Cinquante kilomètres aller et
cinquante kilomètres retour, le long de la Meuse.
— Tu viens avec moi ?
— Vous voulez ?… Puisque
je vous dis qu’on ne vous recevra pas… Sans compter que maintenant qu’on a
trouvé le marteau…
— Bon ! Fais autre chose.
Prends une auto aussi. Va dans toutes les petites gares qui se trouvent dans un
rayon de vingt kilomètres. Assure-toi que le marinier n’y a pas pris le train…
Et la voiture de Maigret démarra.
Bien calé dans les coussins, le commissaire fuma béatement sa pipe, ne voyant
du paysage que quelques lumières qui étoilaient les deux côtés de la voiture.
Il savait que Maria Peeters était
régente dans une école tenue par les ursulines. Il savait aussi que celles-ci
sont, dans la hiérarchie religieuse, l’équivalent des jésuites, c’est-à-dire
qu’elles forment en quelque sorte l’aristocratie enseignante. L’école de Namur
devait être fréquentée par tout le haut gratin de la province.
Dès lors, c’était amusant d’imaginer
l’inspecteur Machère en discussion avec les religieuses, insistant pour entrer
et surtout employant la menace !
« J’ai oublié de lui demander
comment il les avait appelées… songea Maigret. Il a dû dire : mesdames…
Ou encore : ma bonne sœur… »
Maigret était grand, lourd, large
d’épaules, épais de traits. Pourtant, quand il sonna à la porte du couvent,
dans une petite rue provinciale où de l’herbe poussait entre les pavés, la sœur
converse qui lui ouvrait ne s’effaroucha pas le moins du monde.
— Je voudrais parler à la
Révérende Mère ! dit-il.
— Elle est à la chapelle. Mais,
dès que le salut sera fini…
Et il fut introduit dans un parloir
à côté duquel la salle à manger des Peeters n’était que malpropreté et
désordre. Ici, on se voyait vraiment dans le parquet comme dans un miroir. On
sentait surtout que les moindres objets étaient immuables, que les chaises
occupaient chacune la même place depuis des années, que la pendule de la
cheminée ne s’était jamais arrêtée, n’avait jamais ni avancé ni retardé.
Dans les couloirs aux dalles
somptueuses, des pas glissants, parfois des chuchotements. Enfin, très doux,
lointain, un chant d’orgues.
Les gens du Quai des Orfèvres
eussent sans doute été étonnés de voir un Maigret très à son aise. Lorsque la
Supérieure entra, il la salua discrètement, en l’appelant par le nom que l’on
doit donner aux ursulines, c’est-à-dire en disant :
— Ma mère…
Elle attendait, les mains dans les
manches.
— Je m’excuse de vous déranger,
mais je voudrais vous demander l’autorisation de rendre visite à une de vos
institutrices… Je sais que la règle s’y oppose… Néanmoins, comme il s’agit de
la vie ou tout au moins de la liberté de quelqu’un…
— Vous êtes de la police
aussi ?
— Vous avez reçu la visite d’un
inspecteur, je crois ?
— Un monsieur se disant de la
police, qui a fait du bruit et est parti en criant qu’on aurait de ses
nouvelles…
Maigret l’excusa, resta calme, poli,
déférent. Il prononça quelques phrases adroites et un peu plus tard une sœur
converse était chargée de prévenir Maria Peeters qu’on la demandait.
— Une jeune fille de grand
mérite, je crois, ma mère ?
— Je ne peux dire d’elle que le
plus grand bien. Au début, nous avions hésité à la prendre, M. l’aumônier et
moi, à cause du commerce de ses parents… Pas l’épicerie… Mais le fait que l’on
sert à boire… Nous avons passé là-dessus et nous n’avons qu’à nous en louer…
Hier, en descendant un escalier, elle s’est tordu la cheville et depuis lors
elle est au lit, très abattue, car elle sait que cela nous met dans l’embarras…
La sœur converse revenait. Maigret
la suivit le long d’interminables couloirs. Il rencontra plusieurs groupes
d’élèves habillées toutes de la même manière : robe noire à petits plis et
ruban de soie bleu autour du cou.
Enfin, au deuxième étage, une porte
s’ouvrit. La converse se demanda si elle devait partir ou rester.
— Laissez-nous, ma sœur…
Une petite chambre toute simple. Des
murs peints à l’huile, ornés de lithographies religieuses à cadre noir et d’un grand
crucifix.
Un lit de fer. Une forme maigre à
peine perceptible sous la couverture.
Maigret ne voyait pas de visage. On
ne lui disait rien. La porte refermée, il resta un bon moment immobile,
embarrassé de son chapeau mouillé, de son épais manteau.
Enfin il entendit un sanglot
étouffé. Mais Maria Peeters se cachait toujours la tête dans les couvertures et
restait tournée vers le mur.
— Calmez-vous… murmura-t-il
machinalement. Votre sœur Anna a dû vous dire que je suis plutôt un ami…
Mais cela ne calmait pas la jeune
fille. Au contraire ! Son corps était agité maintenant par de véritables
spasmes nerveux.
— Qu’est-ce que le docteur a
dit ?… En avez-vous pour longtemps à garder le lit ?…
C’était gênant de parler ainsi à une
personne invisible. Surtout que Maigret ne la connaissait même pas !
Les sanglots s’espaçaient. Elle
devait reprendre son sang-froid. Elle reniflait et sa main chercha un mouchoir
sous l’oreiller.
— Pourquoi êtes-vous aussi
nerveuse ? La Révérende Mère vient de me dire tout le bien qu’elle pense
de vous !
— Laissez-moi !
supplia-t-elle.
Et au même moment on frappait à la
porte, la Révérende Mère entrait, comme si elle eût attendu le moment
d’intervenir.
— Excusez-moi ! Je sais
notre pauvre Maria si sensible…
— Elle a toujours été
ainsi ?
— C’est une nature délicate…
Quand elle a su que son entorse allait l’immobiliser et qu’elle serait au moins
une semaine sans pouvoir donner ses cours, elle a eu une crise de désespoir…
Montrez-nous votre visage, Maria…
Et la tête de la jeune fille fit de grands
signes de dénégation.
— Nous savons, bien entendu,
poursuivit la Supérieure, quelles sont les accusations que des gens portent sur
sa famille. J’ai fait célébrer trois messes pour que la vérité ne tarde pas à
éclater… Je viens encore de prier pour vous au salut, Maria…
Elle montra enfin son visage. Un
petit visage tout maigre, tout pâle, avec des taches rouges produites par la
fièvre et par les larmes.
Elle ne ressemblait pas du tout à
Anna, mais plutôt à sa mère, dont elle avait les traits fins mais
malheureusement si irréguliers qu’elle ne pouvait passer pour jolie. Le nez
était trop long, pointu, la bouche grande et mince.
— Je vous demande
pardon !… dit-elle en se tamponnant les yeux de son mouchoir. Je suis trop
nerveuse… Et l’idée que je suis couchée ici tandis que… Vous êtes le
commissaire Maigret ?… Vous avez vu mon frère ?…
— Je l’ai quitté il y a moins
d’une heure. Il était chez vous, avec Anna et votre cousine Marguerite…
— Comment est-il ?
— Très calme… Il a confiance…
Allait-elle recommencer à
pleurer ? La Révérende Mère encourageait Maigret du regard. Elle était
heureuse de le voir parler ainsi, avec un calme, une autorité qui ne pouvaient
qu’impressionner favorablement une malade.
— Anna m’a annoncé que vous
étiez décidée à prendre le voile…
Maria pleurait à nouveau. Elle
n’essayait même pas de s’en cacher. Elle n’avait aucune coquetterie et elle
montrait son visage luisant, tuméfié.
— C’est une décision que nous
attendions depuis longtemps, murmura la Supérieure. Maria appartient davantage
à la religion qu’au monde…
La crise recommençait, les sanglots
éclataient, douloureux, dans la gorge maigre. Et le corps s’agitait toujours,
les mains s’agrippaient à la couverture.
— Vous voyez que j’ai bien
fait, tout à l’heure, de ne pas laisser monter ce monsieur !… disait tout
bas la religieuse.
Maigret était toujours debout, dans
son pardessus qui l’épaississait encore. Il regardait ce petit lit, cette jeune
fille affolée.
— Le médecin l’a vue ?
— Oui… Il dit que l’entorse
n’est rien… Le plus grave, c’est la crise nerveuse qui s’est déclarée ensuite…
Voulez-vous que nous la laissions ?… Calmez-vous, Maria… Je vais vous
envoyer Mère Julienne, qui restera près de vous…
La dernière image recueillie par
Maigret fut la blancheur du lit, des cheveux épars sur l’oreiller et un œil qui
le fixait tandis qu’à reculons il se dirigeait vers la porte.
Dans le corridor, la Supérieure
parlait bas, glissait sur le plancher ciré.
— Elle n’a jamais eu beaucoup
de santé… Ce scandale a ébranlé ses nerfs et c’est certainement à son agitation
qu’il faut imputer la chute qu’elle a faite dans l’escalier… Elle a honte pour
son frère, pour les siens… Elle m’a dit plusieurs fois qu’après cela notre
ordre ne l’admettrait plus dans son sein… Des heures durant elle reste prostrée,
à fixer le plafond, sans prendre la moindre nourriture… Puis, sans raison
apparente, une crise éclate… On lui fait des piqûres pour la remonter…
Ils étaient arrivés au
rez-de-chaussée.
— Est-ce que je peux vous
demander ce que vous pensez de cette affaire, monsieur le commissaire ?
— Vous le pouvez, mais je
serais bien embarrassé de vous répondre… En toute conscience, je vous affirme
que je ne sais rien… Demain seulement…
— Vous croyez que
demain ?…
— Il ne me reste, ma mère, qu’à
vous remercier et à m’excuser de cette visite… Peut-être me permettrai-je de
vous téléphoner pour prendre des nouvelles ?…
Il était enfin dehors. Il respirait
l’air frais, saturé de pluie. Il retrouvait son taxi arrêté au bord du
trottoir.
— À Givet !
Et il bourra voluptueusement sa
pipe, se coucha presque au fond de la voiture. À un tournant, aux environs de
Dinant, il aperçut un poteau indicateur : Grottes de Rochefort…
Il n’eut pas le temps de lire le
nombre de kilomètres. Il plongea seulement le regard dans l’obscurité d’une route
transversale. Et il évoqua un beau dimanche, un train bondé de touristes, deux
couples : Joseph Peeters et Germaine Piedbœuf… Puis Anna et Gérard…
Il devait faire chaud… Au retour,
les voyageurs avaient sans doute les bras chargés de fleurs des champs…
Anna sur la banquette, meurtrie,
émue, déroutée, épiant peut-être le regard de l’homme qui venait de changer
tout son être ?…
Et Gérard, très gai, enjoué, lançant
des plaisanteries, incapable de comprendre ce qu’il y avait de grave, de
presque définitif dans l’événement de l’après-midi…
Est-ce qu’il avait essayé de la
revoir ? Est-ce que l’aventure avait continué ?
— Non ! se répondait
Maigret à lui-même. Anna a compris ! Elle ne s’est pas fait illusion sur
son compagnon ! Dès le lendemain, elle a dû l’éviter…
Et il l’imaginait gardant son
secret, craignant peut-être des mois durant les suites de cette étreinte,
vouant aux hommes, à tous les hommes, une haine farouche.
— Je vous conduis à votre
hôtel ?
Déjà Givet, la frontière belge et
son douanier de garde en kaki, la frontière française, les péniches, la maison
des Flamands, le quai boueux.
Maigret s’étonna de sentir un objet
lourd dans sa poche. Il y plongea la main et trouva le marteau auquel il ne
pensait plus.
L’inspecteur Machère, qui avait
entendu stopper l’auto, était sur le seuil du café et regardait Maigret payer
le chauffeur.
— On vous a laissé
entrer ?
— Parbleu !
— Cela m’étonne ! Parce
que, si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirai que j’étais persuadé
qu’elle n’était pas là…
— Où aurait-elle été ?
— Je ne sais pas… Je ne
comprends plus… Surtout depuis le marteau… Savez-vous qui vient de venir me
trouver ?
— Le marinier ?
Et Maigret, qui était entré dans la
salle, commandait un demi, s’asseyait dans le coin proche de la fenêtre.
— Presque !… Enfin, c’est
à peu près la même chose… C’est Gérard Piedbœuf qui est venu… J’avais fait le
tour des gares en auto… Je n’avais rien trouvé…
— Et il a révélé la cachette de
notre homme ?
— Il m’a dit, en tout cas,
qu’on l’avait vu prendre le train de 4 h 15 en gare de Givet… C’est
le train qui va à Bruxelles…
— Qui l’a vu ?
— Un ami de Gérard… Il a
proposé de me l’amener…
— Je mets deux couverts ?
s’informa le patron.
— Oui… Non… C’est égal…
Maigret buvait avidement sa bière.
— C’est tout ?
— Vous trouvez que ce n’est pas
assez ? Si on l’a vraiment vu à la gare, c’est qu’il n’est pas mort… Et
c’est surtout qu’il est en fuite… S’il est en fuite…
— Évidemment !
— Vous pensez la même chose que
moi !
— Je ne pense rien du tout,
Machère ! J’ai chaud ! J’ai froid ! Je crois que j’ai attrapé un
bon rhume… Et je suis en train de me tâter pour savoir si je n’irai pas me
coucher sans manger… Encore un demi, garçon !… Ou plutôt non ! Un
grog… Avec beaucoup de rhum…
— Elle a vraiment une
entorse ?
Maigret ne répondit pas. Il était
sombre. On eût même dit qu’il était inquiet.
— En somme, le juge
d’instruction a dû te remettre un mandat d’arrêt en blanc ?
— Oui… Mais il m’a conseillé
d’être très prudent, à cause de la mentalité des petites villes. Il préfère que
je lui téléphone avant de faire quelque chose de définitif.
— Et qu’est-ce que tu vas
faire ?
— J’ai déjà télégraphié à la
Sûreté de Bruxelles, pour qu’on arrête le marinier à la descente du train. Il
faut que je vous demande de me rendre le marteau.
À la grande stupeur des quelques
consommateurs, le commissaire tira l’objet de sa poche et le posa sur le marbre
de la table.
— C’est tout ?
— Il faudra aussi que vous
déposiez, puisque c’est vous qui l’avez trouvé.
— Mais non ! Mais
non ! Le marteau, pour tout le monde, c’est toi qui l’as découvert.
Les yeux de Machère brillèrent de
joie.
— Je vous remercie. C’est
précieux pour l’avancement.
— J’ai mis deux couverts près
du poêle ! annonça le patron.
— Merci !… Je vais me
coucher !… Je n’ai pas faim…
Et Maigret monta dans sa chambre,
après avoir serré la main de son collègue.
Il avait peut-être pris froid en
circulant depuis deux jours avec des vêtements humides sur le dos, car il
n’avait pas emporté de complet de rechange.
Il se coucha comme un homme harassé.
Pendant une bonne demi-heure il lutta contre les images floues qui lui
passaient sur la rétine à une cadence fatigante.
Il est vrai que le dimanche matin il
était le premier debout. Dans le café, il ne trouva que le garçon qui allumait
le percolateur et en remplissait la partie supérieure de café moulu.
La ville dormait encore. L’aube
succédait à peine à la nuit et les lampes restaient allumées. Sur le fleuve,
par contre, on s’interpellait d’une péniche à l’autre, on se lançait des
amarres et un remorqueur allait se placer en tête de la file.
Un nouveau train de bateaux partait
vers la Belgique et la Hollande.
Il ne pleuvait pas. Mais la bruine
mettait des gouttelettes d’eau sur les épaules.
Les cloches d’une église sonnaient,
quelque part. Une lumière à une fenêtre de la maison des Flamands. Puis la
porte qu’on ouvrait. Mme Peeters qui la refermait avec soin et s’en allait à
pas pressés, un missel gainé de drap à la main.
Maigret passa toute la matinée
dehors, n’entrant parfois dans un café que pour avaler un verre d’alcool et se
réchauffer. Les gens avertis prétendaient qu’il allait geler et que ce serait
une catastrophe pour les régions que la crue avait inondées.
À sept heures et demie, Mme Peeters,
retour de la messe, retira les volets de la boutique et, dans la cuisine,
alluma son feu.
Vers neuf heures seulement, Joseph
se montra un instant sur le seuil, sans faux col, pas encore lavé ni rasé, les
cheveux en désordre.
À dix heures, il partit pour la
messe avec Anna qui portait un manteau neuf, en drap beige.
Au Café des Mariniers, on ne savait
pas encore si un remorqueur dont on attendait l’arrivée accepterait de repartir
le jour même avec un train de bateaux, si bien que les mariniers étaient là en
permanence, sortant parfois pour regarder le fleuve en aval.
Il était près de midi quand Gérard
Piedbœuf sortit de chez lui, en costume du dimanche, chaussé de souliers
jaunes, coiffé d’un feutre clair et ganté. Il passa tout près de Maigret. Sa
première idée dut être de ne pas lui adresser la parole, de ne pas même le saluer.
Mais il ne résista pas à son désir
de crâner, ou de révéler le fond de sa pensée.
— Je vous gêne, n’est-ce
pas ?… Ce que vous devez me détester !…
Il avait les yeux battus. Depuis
l’algarade du Café de la Mairie, il vivait dans l’inquiétude.
Maigret haussa les épaules, tourna
le dos. Et il vit l’accoucheuse qui mettait l’enfant dans une voiture, poussait
celle-ci vers le centre de la ville.
Machère ne se montrait pas. Ce ne
fut qu’un peu avant une heure que Maigret le rencontra, au Café de la Mairie,
précisément. Gérard était à une autre table, avec ses deux compagnes et son ami
de l’autre soir.
Machère, lui, était entouré de trois
hommes que le commissaire avait l’impression d’avoir déjà vus.
— L’adjoint au maire… Le
commissaire de police… Son secrétaire… présenta l’inspecteur.
Tous étaient en costume du dimanche
et buvaient des apéritifs anisés. Il y avait trois soucoupes par tête. Machère
montrait une assurance anormale.
— Je disais à ces messieurs que
l’enquête est à peu près terminée… Cela dépend surtout maintenant de la police
belge… Je m’étonne de n’avoir pas encore reçu un télégramme de Bruxelles me
disant que le marinier a été arrêté…
— On ne distribue pas les
télégrammes le dimanche après onze heures du matin ! affirma l’adjoint au
maire. À moins que vous ne vous soyez présenté à la poste… Qu’est-ce qu’on peut
vous offrir, monsieur le commissaire ?… Savez-vous qu’on a beaucoup parlé
de vous dans le pays ?…
— J’en suis ravi !
— Je veux dire qu’on en a parlé
en mal. On a interprété votre attitude comme…
— Un demi, garçon ! Bien
frais !
— Vous buvez de la bière à
cette heure-ci ?
Marguerite passait dans la rue et
l’on sentait à son maintien qu’elle était l’élégante de la ville et qu’elle
savait que tous les regards étaient braqués sur elle.
— Ce qui est ennuyeux, c’est
que ces affaires de mœurs… Tenez ! Il y a dix ans qu’il n’y en a pas eu à
Givet… La dernière fois, c’était un ouvrier polonais qui…
— Vous m’excuserez, messieurs…
Et Maigret se précipita dehors,
rejoignit dans la rue principale Anna Peeters et son frère qui marchaient tête
haute, comme pour défier la suspicion.
— Je me permettrai d’aller vous
voir cet après-midi, comme je vous l’ai annoncé hier…
— Vers quelle heure ?
— Trois heures et demie… Cela
vous convient ?…
Et il retourna tout seul, l’air
grognon, à son hôtel, où il mangea à une table isolée.
— Vous me demanderez Paris au
téléphone.
— Il ne fonctionne pas le
dimanche après onze heures.
— Tant pis !
Tout en déjeunant, il lut un petit
journal local et un titre l’amusa : Le mystère de Givet s’épaissit.
Pour lui, il n’y avait plus de
mystère.
— Vous me remettrez des
haricots ! lança-t-il au garçon.
IX
Autour d’un fauteuil d’osier
De tous les petits rites familiaux du
dimanche, celui qui frappa le plus Maigret, ce fut le fait de transporter de la
cuisine au salon le fauteuil d’osier du vieux Peeters.
En semaine, la place du fauteuil, et
par conséquent du vieillard, était près du fourneau. Même si l’on recevait du
monde dans la salle à manger, Peeters ne se montrait pas.
Mais il y avait une place du
dimanche, près de la fenêtre donnant sur la cour. La pipe en écume, au long
tuyau de merisier, était sur l’appui de fenêtre, près d’un pot de tabac.
Installé dans un fauteuil plus
petit, en cuir, le docteur Van de Weert, face au feu de boulets, croisait ses
jambes grassouillettes.
Tandis qu’il lisait le rapport du
médecin légiste belge, il ne cessait de dodeliner de la tête, d’approuver, de
s’étonner, d’esquisser pour lui seul de menus gestes.
Enfin il tendit le rapport à
Maigret. Marguerite, qui se trouvait entre eux, voulut le prendre.
— Non ! pas toi… intervint
Van de Weert.
— Cela vous intéresse sans
doute davantage ! dit Maigret en passant les feuillets à Joseph Peeters.
Ils étaient tous autour de la
table : Joseph et Marguerite, Anna et sa mère qui se levait de temps en
temps pour aller surveiller le café.
À la mode belge, le docteur buvait
du bourgogne en fumant un cigare dont il promenait sans cesse le bout allumé
sous son menton.
Sur la table de la cuisine, Maigret
avait vu en passant une demi-douzaine de tartes préparées.
— Un bon rapport, évidemment…
Par exemple, il ne dit pas si… si…
Il regarda sa fille d’un air
embarrassé.
— Vous comprenez ce que je veux
dire… Il ne dit pas si…
— S’il y a eu viol ! lâcha
Maigret tout à trac.
Et il faillit éclater de rire en
voyant la mine scandalisée du docteur, qui n’imaginait pas que des mots pareils
pussent être prononcés.
— Cela aurait été intéressant à
savoir, car dans des cas pareils… Tenez ! en 1911…
Il continua à parler, racontant,
avec de décentes périphrases, une affaire quelconque. Mais le commissaire ne
l’écoutait pas. Il regardait Joseph Peeters qui lisait le document.
Or, celui-ci faisait, sans
ménagement aucun, une description minutieuse du cadavre de Germaine Piedbœuf
tel qu’il avait été retiré de la Meuse.
Joseph était pâle. Il avait les
narines pincées, ce qui lui était commun avec sa sœur Maria.
On aurait pu croire qu’il allait
abandonner sa lecture, rendre les papiers à Maigret. Mais il n’en fut rien. Il
alla jusqu’au bout. Comme il tournait la page, Anna, qui était penchée sur son
épaule, l’arrêta :
— Attends…
Elle avait encore trois lignes à
lire. Puis tous deux commencèrent ensemble la page suivante qui débutait
par :
… l’ouverture de la boîte
crânienne était telle qu’il a été impossible de retrouver la moindre parcelle
de cervelle…
— Vous voulez prendre votre
verre, monsieur le commissaire ? Je vais mettre la table…
Et Mme Peeters posait le cendrier,
les cigares et la carafe de genièvre sur la cheminée, étalait sur la table une nappe
brodée à la main.
Ses enfants lisaient toujours.
Marguerite les regardait avec envie. Quant au docteur, il s’était aperçu qu’on
ne l’écoutait pas et il fumait en silence.
À la fin de la deuxième page, Joseph
Peeters était livide, avec un creux sombre de chaque côté du nez, des moiteurs
aux tempes. Il oublia de tourner le feuillet et Anna dut le faire, fut seule à
poursuivre jusqu’au bout sa lecture.
Marguerite en profita pour se lever,
toucher l’épaule du jeune homme.
— Mon pauvre Joseph !… Tu
n’aurais pas dû… Crois-moi : va prendre l’air un instant…
Maigret en profita.
— C’est une idée ! J’ai
besoin de me dégourdir les jambes, moi aussi…
Un peu plus tard, ils étaient tous
les deux sur le quai, nu-tête. Il ne pleuvait plus. Quelques pêcheurs à la
ligne profitaient des moindres espaces libres entre les péniches. On entendait,
de l’autre côté du pont, la sonnerie ininterrompue d’un cinéma.
Nerveusement, Peeters alluma une
cigarette, le regard perdu sur la face fuyante de l’eau.
— Cela vous fait quelque chose,
n’est-ce pas ?… Excusez ma question… Est-ce que, maintenant, vous comptez
épouser Marguerite ?…
Le silence dura longtemps. Joseph
évitait de se tourner vers Maigret, qui ne voyait que son profil. Enfin il
regarda la porte de la boutique, décorée de réclames transparentes, puis le
pont, puis encore la Meuse.
— Je ne sais pas…
— Pourtant, vous l’aimiez…
— Pourquoi m’avez-vous fait
lire ce rapport ?
Et il se passa la main sur le front.
Il la retira mouillée, malgré le froid de l’air.
— Est-ce que Germaine était
beaucoup moins jolie ?
— Taisez-vous… Je ne sais pas…
J’ai tellement entendu répéter que Marguerite est belle, qu’elle est fine,
intelligente, bien élevée…
— Et maintenant ?
— Je ne sais pas…
Il n’avait pas envie de parler. Il
n’articulait les mots qu’à contrecœur, parce qu’il lui était impossible de se
taire tout à fait. Il avait déchiré le papier de sa cigarette.
— Elle accepte de se marier,
malgré votre fils ?
— Elle veut l’adopter.
Ses traits ne bougeaient pas. Mais
on le sentait malade d’écœurement, ou de lassitude. Il observait Maigret du
coin de l’œil, avec la crainte de le voir poser de nouvelles questions.
— Chez vous, tout le monde
semble considérer que le mariage aura lieu bientôt… Est-ce que Marguerite est
votre maîtresse ?
Il gronda, très bas :
— Non…
— Elle n’a pas voulu ?
— Ce n’est pas elle… C’est moi…
Je n’y ai même jamais pensé… Vous ne pouvez pas comprendre…
Et, soudain rageur :
— Il faudra bien que je
l’épouse ! C’est nécessaire ! Voilà !
Les deux hommes ne se regardaient
toujours pas. Maigret, qui n’avait pas son pardessus, commençait à se ressentir
de la fraîcheur.
À cet instant, la porte de la
boutique s’ouvrit. On entendit le timbre qui était déjà familier au
commissaire. Puis la voix de Marguerite, trop douce, trop enveloppante.
— Joseph !… Qu’est-ce que
tu fais ?…
Le regard de Peeters croisa celui de
Maigret. On eût dit qu’il répétait :
— Voilà !
Tandis que Marguerite
poursuivait :
— Tu vas prendre froid… Tout le
monde est à table… Qu’est-ce que tu as ? Tu es pâle…
Un temps d’arrêt, pour regarder
l’angle de la petite rue où se dressait, invisible de l’épicerie, la maison des
Piedbœuf.
Anna découpait les tartes.
Mme Peeters parlait peu, comme si
elle se fût rendu compte de son infériorité. Par contre, dès qu’un de ses
enfants parlait, elle approuvait par des sourires ou des hochements de tête.
— Vous excuserez mon
indiscrétion, monsieur le commissaire… Je vais peut-être dire une bêtise…
Et elle posait sur l’assiette de
Maigret un grand quartier de tarte au riz.
— … J’ai entendu dire qu’on
avait retrouvé des objets à bord de l’Étoile-Polaire et que le marinier
était en fuite… Il est venu plusieurs fois ici… J’ai dû le mettre dehors,
d’abord parce qu’il veut tout à crédit, ensuite parce qu’il est ivre du matin
au soir… Mais ce n’est pas ce que je voulais dire… S’il est en fuite, c’est
qu’il est coupable… Et, dans ce cas, l’enquête est finie, n’est-ce pas ?…
Anna mangeait avec indifférence,
sans regarder Maigret. Marguerite disait à Joseph :
— Un petit morceau… Je t’en
prie !… Fais cela pour moi…
Et Maigret, la bouche pleine,
s’adressait à Mme Peeters :
— Je pourrais vous répondre si
j’avais la direction de l’enquête, ce qui n’est pas le cas… N’oubliez pas que
c’est votre fille qui m’a prié de venir ici pour essayer de prouver votre innocence…
Van de Weert s’agitait sur sa
chaise, comme un homme qui veut parler et à qui l’on ne laisse pas placer un
mot.
— Mais enfin…
— L’inspecteur Machère reste
maître de la situation et…
— Mais enfin, commissaire, il
existe pourtant une hiérarchie… Ce n’est qu’un inspecteur et vous êtes…
— Ici, je ne suis rien…
Tenez ! À l’instant même, je voudrais interroger l’un de vous qu’il aurait
le droit de ne pas répondre… Je suis allé à bord de la péniche parce que le
marinier l’a bien voulu… Le hasard m’a fait découvrir l’arme du crime, ainsi
que le petit manteau que portait la victime…
— Mais alors…
— Alors rien ! On va
essayer d’arrêter l’homme. À l’heure qu’il est, c’est peut-être fait !
Seulement, il est capable de se défendre. Par exemple, il peut dire qu’il a
trouvé ce vêtement et ce marteau et qu’il les a gardés sans savoir ce qu’ils
représentaient… Il peut dire aussi qu’il s’est enfui sous le coup de la peur…
Il a déjà eu des démêlés avec la justice… Il sait qu’on le croira plus
difficilement qu’un autre…
— Cela ne tient pas
debout !
— Une accusation ne tient
presque jamais debout, pas plus que la défense… On pourrait en accuser
d’autres… Savez-vous ce que j’ai appris ce midi ?… Que Gérard, le frère de
Germaine, ne sait depuis un mois comment il se tirera du mauvais pas dans
lequel il s’est mis… Il a des dettes partout… Pis que cela ! On l’a
convaincu d’avoir pris de l’argent dans la caisse et, jusqu’à concurrence de la
somme, on retient chaque mois la moitié de son traitement…
— C’est vrai ?
— De là à dire qu’il a fait
disparaître sa sœur pour obtenir des dommages-intérêts…
— Ce serait affreux !
soupira Mme Peeters, que cette conversation empêchait de manger.
— Vous l’avez assez bien connu,
vous ! dit Maigret en se tournant vers Joseph.
— Il y a longtemps, je l’ai un
peu fréquenté…
— Avant la naissance de
l’enfant, n’est-ce pas ?… Vous êtes allés plusieurs fois faire des
excursions ensemble… Si je ne me trompe, votre sœur vous a même accompagnés aux
grottes de…
— C’est vrai ? s’étonna
Mme Peeters en se tournant vers sa fille. Je ne savais pas cela.
— Je ne me souviens pas !
dit Anna, qui ne s’arrêta pas de manger et dont le regard était fixé sur le
commissaire.
— C’est d’ailleurs sans
importance… Mais qu’est-ce que je disais ?… Voulez-vous me donner un
morceau de tarte, mademoiselle Anna ?… Non, pas aux fruits… Je reste
fidèle à votre magnifique tarte au riz… C’est vous qui l’avez faite ?
— C’est elle ! se hâta
d’affirmer la mère.
Et le silence se fit soudain, parce
que Maigret se taisait et que personne n’osait prendre la parole. On perçut le
bruit des mâchoires. Le commissaire laissa tomber sa fourchette par terre et
dut se baisser pour la ramasser. Dans ce mouvement, il vit que le pied finement
chaussé de Marguerite était posé sur le pied de Joseph.
— L’inspecteur Machère est un
garçon débrouillard !
— Il n’a pas l’air très
intelligent ! articula lentement Anna.
Et Maigret lui sourit d’un sourire
complice.
— Si peu de gens ont l’air
intelligent ! Moi, par exemple, dès que je me trouve en présence d’un
coupable possible, j’ai soin de faire l’imbécile…
C’était bien la première fois que
Maigret se laissait aller à ce qui pouvait passer pour des confidences.
— Votre front ne peut
changer ! se hâta de déclarer poliment le docteur Van de Weert. Et, pour
quelqu’un qui a fait un peu de phrénologie… Tenez ! Je suis certain que
vous êtes terriblement emporté…
Le goûter finissait enfin. Le
commissaire, le premier, repoussait sa chaise, prenait sa pipe qu’il se mettait
en devoir de bourrer.
— Savez-vous ce que vous
devriez faire, mademoiselle Marguerite ? Vous mettre au piano et nous
jouer la Chanson de Solveig…
Elle hésita, regarda Joseph pour lui
demander conseil, tandis que Mme Peeters murmurait :
— Elle joue si bien !… Et
elle chante !…
— Je ne regrette qu’une
chose : c’est que l’entorse de Mlle Maria l’empêche d’être parmi nous…
Pour mon dernier jour…
Anna tourna vivement la tête dans sa
direction.
— Vous partez bientôt ?
— Ce soir… Je ne suis pas
rentier… En outre, je suis marié et ma femme s’impatiente…
— Et l’inspecteur
Machère ?
— Je ne sais pas ce qu’il
décidera… Je suppose…
Le timbre de la boutique résonnait.
Il y avait des pas précipités, puis des coups frappés à la porte.
C’était Machère lui-même, très
agité.
— Le commissaire est-il
ici ?
Il ne l’avait pas vu tout de suite,
étonné qu’il était de tomber en pleine réunion de famille.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il faut que je vous parle.
— Vous permettez ?
Et il accompagna l’inspecteur
jusqu’à la boutique où il s’accouda au comptoir.
— Ce que je peux avoir horreur
de ces gens-là !
Machère, crispé, désignait du menton
la porte de la salle à manger.
— Rien que l’odeur de leur café
et de leur tarte…
— C’est ce que tu voulais me
dire ?
— Non ! J’ai des nouvelles
de Bruxelles… Le train y est bien arrivé à l’heure prévue…
— Mais le marinier n’y était
plus !
— Vous le saviez déjà ?
— Je m’en doutais ! Est-ce
que tu l’as pris pour un imbécile ? Moi pas ! il a dû descendre dans
une petite gare, prendre un autre train, puis un autre encore… Ce soir, il sera
peut-être en Allemagne, peut-être à Amsterdam, peut-être même à Paris…
Mais Machère le regardait en
ricanant.
— S’il avait de l’argent !
— Que veux-tu dire ?
— Que j’ai fait mon enquête.
L’homme s’appelle Cassin. Hier matin, il n’était pas capable de régler son
ardoise chez le bistrot et l’on a refusé de lui servir à boire… Il y a mieux
que cela ! Il devait de l’argent à tout le monde… Au point que les
commerçants avaient décidé de ne pas laisser partir son bateau…
Maigret regardait son compagnon avec
une parfaite indifférence.
— Et puis ?
— Je ne m’en suis pas tenu là.
Et cela a été dur, parce que nous sommes dimanche et que la plupart des gens ne
sont pas chez eux… Je suis allé jusqu’au cinéma pour interroger certaines
personnes…
Maigret, tout en fumant sa pipe,
s’amusait à mettre des poids sur les deux plateaux de la balance, en essayant
de réaliser l’équilibre.
— J’ai découvert que Gérard
Piedbœuf a emprunté deux mille francs, hier, en donnant comme garantie la
signature de son père, car personne ne voulait de la sienne…
— Ils se sont rencontrés ?
— Justement ! Un douanier
a vu Gérard Piedbœuf et Cassin qui marchaient le long de la berge, ensemble, du
côté de la douane belge…
— Quelle heure était-il ?
— À peu près deux heures…
— C’est parfait !
— Qu’est-ce qui est
parfait ? Si Piedbœuf a donné de l’argent au marinier…
— Attention aux conclusions,
Machère ! C’est tellement dangereux de vouloir conclure…
— N’empêche que l’homme, qui
n’avait pas un sou le matin, est parti par le train l’après-midi, et qu’il
avait de l’argent en poche. Je suis allé à la gare. Il a payé sa place avec un
billet de mille francs… Il paraît qu’il en avait d’autres…
— Ou un autre ?
— Peut-être d’autres, peut-être
un autre… Qu’est-ce que vous feriez, à ma place ?
— Moi ?
— Oui.
Maigret soupira, frappa sa pipe
contre son talon pour la vider, montra la porte de la salle à manger :
— Je viendrais prendre un bon
verre de genièvre… Surtout qu’on va nous jouer un morceau de piano !
— C’est tout ce que…
— Allons ! viens… Tu n’as
quand même plus rien à faire en ville à cette heure-ci… Où est Gérard
Piedbœuf ?
— Au Cinéma Scala, avec une
ouvrière de l’usine.
— Je parie qu’ils ont pris une
loge !
Et Maigret, avec un rire silencieux,
poussa son collègue vers la pièce commune où la pénombre commençait à estomper
les contours. Un filet de fumée montait lentement du fauteuil de Van de Weert.
Mme Peeters était dans la cuisine, occupée à ranger la vaisselle. Marguerite,
au piano, laissait ses doigts aller et venir nonchalamment sur les touches.
— Vous tenez vraiment à ce que je
joue ?
— J’y tiens… Assieds-toi ici,
Machère…
Joseph était debout, le coude droit
sur la cheminée, le regard fixé sur la fenêtre glauque.
L’hiver peut s’enfuir,
Le printemps bien-aimé
Peut s’écouler…
Les feuilles d’automne
Et les fruits de l’été
Tout peut passer…
La voix manquait de fermeté.
Marguerite faisait un effort pour aller jusqu’au bout. Deux fois elle rata ses
accords.
Mais tu me reviendras,
Ô mon beau fiancé,
Pour ne plus me quitter…
Anna n’était plus là. Elle n’était
pas dans la cuisine, où l’on entendait Mme Peeters aller et venir en faisant
aussi peu de bruit que possible, par respect pour la musique.
… Je t’ai donné mon cœur…
Marguerite ne pouvait pas voir la
silhouette lugubre de Joseph, qui avait laissé éteindre sa cigarette.
Maintenant que la nuit tombait, le
feu de boulets mettait des reflets pourpres sur tous les objets, surtout sur
les pieds vernis de la table.
Au grand étonnement de Machère, qui
n’osa pas bouger, Maigret sortit d’un mouvement si insensible que cela passa
inaperçu. Il monta l’escalier sans faire craquer une seule marche, se trouva
devant deux portes closes.
Le palier était déjà dans une
obscurité quasi complète. Seuls les boutons des portes faisaient deux taches
laiteuses, car ils étaient en porcelaine.
Enfin le commissaire mit sa pipe
tout allumée dans sa poche, tourna un des boutons, entra et referma l’huis
derrière lui.
Anna était là. À cause des rideaux,
la pièce était plus sombre que la salle à manger. C’était comme une poussière
grise, plus opaque par places, entre autres dans les angles, qui flottait dans
l’air.
Anna ne bougeait pas. Est-ce qu’elle
n’avait rien entendu ?
Elle était devant la fenêtre, à
contre-jour, le visage tourné vers le paysage crépusculaire de la Meuse. Sur
l’autre rive, on avait allumé des lampes qui dardaient des rayons aigus dans le
clair-obscur.
De dos, on aurait pu croire qu’Anna
pleurait. Elle était grande. Elle paraissait plus vigoureuse, plus
« statue » que jamais.
Et sa robe grise se fondait
littéralement dans l’ambiance.
Une lame du plancher, une seule,
gémit au moment où Maigret n’était plus qu’à un pas de la jeune fille, mais
cela ne la fit pas tressaillir.
Alors il lui posa la main sur
l’épaule, avec une douceur surprenante, en même temps qu’il soupirait, comme un
homme qui peut s’abandonner enfin aux confidences :
— Et voilà !
Elle se tourna vers lui, tout d’une
pièce. Elle était calme. Pas une ride ne venait rompre la sévère harmonie de
ses traits.
Rien que le cou qui se gonflait un
peu, lentement, sous une mystérieuse pression intérieure.
Les notes du piano arrivaient avec
netteté et l’on distinguait toutes les syllabes de la Chanson de Solveig.
Que Dieu veuille encore
Dans sa grande bonté
Te protéger…
Et deux yeux clairs cherchaient les
yeux de Maigret tandis que les lèvres, qui avaient failli se soulever dans un
sanglot, devenaient de la même rigidité qu’Anna tout entière.
X
La « Chanson de Solveig »
— Qu’est-ce que vous faites
ici ?
Chose étrange, le ton n’était pas
agressif. Anna regardait Maigret avec ennui, peut-être avec effroi, mais pas
avec haine.
— Vous avez entendu ce que j’ai
dit tout à l’heure. Je pars ce soir. Nous venons personnellement de vivre
quelques jours dans une intimité assez étroite…
Et il regardait autour de lui le lit
des deux jeunes filles, la peau d’ours blanc qui leur servait de carpette, le
papier de tenture à petites fleurs roses, l’armoire à glace qui ne reflétait
déjà plus que les ombres de la nuit.
— Je n’ai pas voulu partir sans
avoir un dernier entretien avec vous…
Le rectangle de la fenêtre formait
comme un écran sur lequel la silhouette d’Anne se découpait, plus indécise, à
mesure que les minutes s’écoulaient. Et Maigret s’avisa d’un détail qu’il
n’avait pas encore remarqué. Une heure plus tôt il n’aurait pu dire comme elle
était coiffée. Il le savait maintenant. Ses cheveux longs, tressés serré,
s’appuyaient sur la nuque en une lourde torsade.
— Anna !… cria la voix de
Mme Peeters dans le corridor du rez-de-chaussée.
Le piano s’était tu. On s’était
avisé de la disparition des deux personnages.
— Oui !… Je suis ici…
— Tu as vu le
commissaire ?
— Oui !… Nous descendons…
Pour répondre, elle avait marché
jusqu’à la porte. Elle revint vers son compagnon, très grave, le regard d’une
fixité dramatique.
— Qu’est-ce que vous avez à me
dire ?
— Vous le savez bien !
Elle ne détourna pas la tête. Elle
continua à le considérer ardemment, les mains jointes sur le ventre dans une
pose qui était déjà une pose de vieille.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
— Je vous l’ai dit :
rentrer à Paris…
Alors, quand même, la voix se voila.
— Et moi ?
C’était la première fois qu’on
décelait une émotion en elle. Elle s’en apercevait elle-même. Et, sans doute
pour s’aider à surmonter son trouble, elle marcha vers le commutateur
électrique qu’elle tourna.
La lampe avait un abat-jour de soie
jaune et n’éclairait qu’un cercle de deux mètres de diamètre sur le plancher.
— Il faut que je vous pose
d’abord une question ! dit Maigret. Qui a fourni l’argent ? Il
fallait aller vite, n’est-ce pas ? Réunir les fonds en quelques minutes.
La banque était fermée. Vous ne devez pas garder de grosses sommes dans la
maison. Vous n’avez pas le téléphone…
C’était lent. Le silence, autour
d’eux, était d’une intensité rare.
Et Maigret continuait à respirer
cette atmosphère quiète de petite bourgeoisie. On devinait un murmure de voix,
en bas, le docteur Van de Weert tendant ses courtes jambes vers le poêle,
Joseph et Marguerite se regardant sans mot dire, Machère qui devait
s’impatienter et Mme Peeters prenant quelque travail de couture ou encore
emplissant les verres de genièvre.
Mais toujours le commissaire
retrouvait les prunelles claires d’Anna qui finit par articuler :
— C’est Marguerite…
— Elle avait l’argent chez
elle ?
— De l’argent et des titres.
Elle gère elle-même la part de fortune qui lui revient de sa mère.
Et Anna répéta :
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
Au moment où elle disait cela, ses
yeux s’humectèrent, mais ce fut si bref que Maigret put croire qu’il se
trompait.
— Et vous ?
Le fait que cette question revenait
sans cesse prouvait qu’ils avaient peur, l’un comme l’autre, d’aborder le sujet
principal.
— Comment avez-vous attiré
Germaine Piedbœuf dans votre chambre ?… Attendez ! ne répondez pas
tout de suite… Elle est venue d’elle-même ce soir-là, pour demander des
nouvelles de Joseph et réclamer la pension de l’enfant… Votre mère l’a reçue…
Vous êtes entrée aussi dans la boutique… Est-ce que vous saviez que vous alliez
tuer ?
— Oui !
Plus d’émotion, de panique. Une voix
nette.
— Depuis quand ?
— À peu près un mois.
Et Maigret s’assit au bord du lit,
du lit des deux jeunes filles, d’Anna et de Maria, se passa la main sur le
front en regardant le papier de tenture qui servait de toile de fond à son
adversaire.
On eût dit maintenant qu’elle était
fière de son geste. Elle en revendiquait toute la responsabilité. Elle
proclamait la préméditation.
— Vous aimez tant votre frère
que cela ?
Il le savait. Et ce n’était pas
seulement le cas d’Anna. Cela tenait-il à ce que le vieux Peeters avait depuis
longtemps cessé de compter pour son entourage ? Les trois femmes, en tout
cas, sa mère et ses deux sœurs, avaient pour le jeune homme une même adoration
qui, chez Anna, évoquait presque des idées équivoques.
Il n’était pas beau. Il était
maigre. Ses traits étaient irréguliers. Sa longue silhouette, son grand nez,
ses yeux aux prunelles fatiguées respiraient l’ennui.
Il n’en était pas moins un
dieu ! Et c’était comme un dieu aussi que Marguerite l’aimait !
Cela ressemblait à une suggestion
collective et l’on évoquait les deux sœurs, la mère et la cousine passant des
après-midi à parler de lui…
— Je n’ai pas voulu qu’il se
tue !
Du coup, Maigret faillit se fâcher.
Il se leva d’une détente, arpenta la chambre de long en large.
— Il a dit ça ?
— S’il avait dû épouser
Germaine, il se serait tué le soir de ses noces…
Il ne rit pas, mais il eut un
terrible haussement d’épaules. Il se souvenait des confidences de Joseph,
l’autre soir ! Joseph qui ne savait même plus qui il aimait ! Joseph
qui avait presque aussi peur de Marguerite que de Germaine Piedbœuf !
Seulement, pour flatter ses sœurs,
pour garder leur admiration, il s’était donné des allures romantiques.
— Sa vie était brisée…
Parbleu ! Tout cela cadrait
très bien avec la Chanson de Solveig !
Mais tu me reviendras…
Ô mon beau fiancé…
Et ils avaient tous coupé
là-dedans ! Ils s’étaient dopés à force de musique, de poésies et de
confidences.
Il était joli, pourtant, le fiancé,
avec ses vestons mal coupés et ses yeux de myope !
— Vous aviez parlé de ce projet
à quelqu’un ?
— À personne !
— Pas même à lui ?
— Surtout pas à lui !
— Et vous aviez le marteau dans
votre chambre depuis un mois ? Attendez ! Je commence à
comprendre !
Il commençait aussi à respirer
violemment, car il se laissait prendre par ce qu’il y avait à la fois de
tragique et de mesquin dans ce drame.
C’est à peine s’il osait encore
regarder Anna, qui ne bougeait pas.
— Il ne fallait pas que vous
soyez prise, n’est-ce pas ? Car alors Joseph n’aurait pas osé épouser
Marguerite ! Vous avez pensé à toutes les armes possibles ! Le
revolver fait trop de bruit ! Germaine ne mangeant jamais ici, vous ne
pouviez vous servir du poison… Si vos mains avaient été assez fortes, vous
l’auriez sans doute étranglée…
— J’y ai pensé.
— Taisez-vous, nom de
Dieu !… Vous êtes allée chercher le marteau dans quelque chantier, car
vous n’êtes pas bête assez pour avoir pris un outil appartenant à la maison…
« Sous quel prétexte avez-vous
décidé Germaine à vous suivre ?
Et elle récita avec
indifférence :
— Elle avait pleuré dans le
magasin… C’était une femme qui pleurait toujours… Ma mère lui avait donné
cinquante francs sur sa mensualité… Je suis sortie avec elle… Je lui ai promis
de lui donner le reste…
— Et vous avez contourné la
maison toutes les deux, dans la nuit… Vous êtes rentrées par la porte de
derrière et vous êtes montées au premier…
Il regarda la porte, gronda d’une
voix qu’il voulait ferme :
— Vous avez ouvert la porte…
Vous avez fait passer votre compagne devant vous… Le marteau était prêt…
— Non !
— Quoi, non ?
— Je n’ai pas frappé tout de
suite… Peut-être même que je n’aurais pas eu le courage de frapper… Je ne sais
pas… Seulement, cette fille a dit en regardant le lit :
« — C’est ici que mon
frère vient vous retrouver ?… Vous avez de la chance : vous savez
éviter les enfants, vous !…
Pas un détail qui ne fût bêtement,
salement quotidien.
— Combien de coups ?
— Deux… Elle est tombée tout de
suite… Je l’ai poussée sous le lit…
— Et, en bas, vous avez
retrouvé votre mère, votre sœur Maria, ainsi que Marguerite qui venait
d’arriver…
— Ma mère était dans la cuisine
avec mon père, occupée à moudre le café du lendemain matin…
— Eh bien ! Anna !
cria à nouveau la voix de Mme Peeters. L’inspecteur veut partir…
Et ce fut Maigret qui, penché sur la
rampe, répliqua :
— Qu’il attende !
Il referma la porte à clé.
— Vous avez mis votre sœur et
Marguerite au courant ?
— Non ! Mais je savais que
Joseph allait venir. Je n’étais pas capable de faire seule ce que j’avais à
faire. En plus, je ne voulais pas qu’on voie mon frère dans la maison. J’ai dit
à Maria d’aller l’attendre sur le quai afin qu’il ne se montre pas et qu’il
laisse sa moto aussi loin que possible…
— Maria s’est étonnée ?
— Elle a eu peur. Elle ne
comprenait pas. Mais elle a bien senti qu’elle devait obéir… Marguerite était
au piano… Je lui ai demandé de jouer et de chanter… Car je savais que nous
ferions du bruit, là-haut…
— Et c’est vous encore qui avez
eu l’idée du réservoir du toit !
Il alluma sa pipe, qu’il avait
bourrée machinalement.
— Joseph est venu vous
rejoindre dans votre chambre. Qu’est-ce qu’il a dit en voyant ?…
— Rien ! Il ne comprenait
pas ! Il me regardait avec épouvante. C’est à peine s’il a été capable de
m’aider…
— À hisser le corps par la
lucarne et à le traîner dans la corniche jusqu’au réservoir galvanisé !
De grosses gouttes de sueur coulaient
sur le front du commissaire, qui grommela pour lui-même :
— Formidable !
Elle feignit de ne pas entendre.
— Si je n’avais pas tué cette
femme, c’est Joseph qui serait mort…
— Quand avez-vous dit la vérité
à Maria ?
— Jamais !… Elle n’a pas
osé me questionner… Lorsqu’on a appris la disparition de Germaine, elle s’est
doutée de quelque chose… C’est depuis lors qu’elle est malade…
— Et Marguerite ?
— Si elle a des soupçons, elle
ne veut pas savoir… Vous comprenez ?…
S’il comprenait ! Mme Peeters
qui continuait à aller et venir dans la maison sans se douter de rien et qui
s’indignait des accusations des gens de Givet !
Le père Peeters, lui, se contentait
de fumer des pipes dans son fauteuil d’osier où il s’endormait deux ou trois
fois par jour…
Joseph se montrait le moins
possible, regagnait Nancy, laissait à sa sœur le soin de se défendre.
Et Maria était à la torture, passait
ses journées au couvent des ursulines avec l’angoisse d’apprendre, le soir en
rentrant, que tout était découvert.
— Pourquoi avez-vous retiré le
corps du réservoir ?
— Il aurait fini par sentir…
J’ai attendu trois jours… Le samedi, quand Joseph est revenu, nous l’avons
transporté ensemble jusqu’à la Meuse.
Elle avait, elle aussi, des gouttes
de sueur, mais pas sur le front : au-dessus de la lèvre supérieure,
exactement où la peau était duvetée.
— Quand j’ai vu que
l’inspecteur nous soupçonnait et menait son enquête rageusement, j’ai pensé que
le meilleur moyen de faire taire les gens était de m’adresser moi-même à la
police… Si l’on n’avait pas retrouvé le corps…
— On aurait classé
l’affaire ! gronda-t-il.
Et il ajouta en recommençant à
marcher :
— Seulement, il y avait le
marinier, qui avait vu jeter le corps à l’eau et qui avait repêché le marteau
et la veste…
Et son cynisme, à lui aussi, ne
dépassait-il pas celui des bandits professionnels ? Il ne disait rien à la
police ! Ou plutôt il mentait ! Il laissait entendre qu’il en savait
plus long qu’il ne voulait bien l’avouer !
À Gérard Piedbœuf, il allait
déclarer qu’il pouvait faire condamner les Peeters et, comme prix de ce
témoignage, il recevait deux mille francs.
Mais il ne témoignait pas. Il
s’adressait à Anna. Il lui mettait, à elle aussi, le marché en main.
Ou bien elle ne lui donnerait rien
et il parlerait. Ou bien elle lui verserait la forte somme et il quitterait le
pays, laissant ainsi les soupçons peser sur lui, les détournant de la maison
des Flamands !
C’était Marguerite qui avait
payé ! Il fallait faire vite ! Maigret avait déjà trouvé le
marteau ! Anna ne pouvait pas quitter l’épicerie sans attirer
l’attention ! Elle remettait un mot pour sa cousine au marinier.
Et celle-ci accourait un peu plus
tard.
— Que se passe-t-il ?…
Pourquoi as-tu ?…
— Chut !… Joseph va
arriver… Vous vous marierez bientôt…
Et la vaporeuse Marguerite n’osait
pas en demander davantage.
Le samedi soir, il y avait dans la
maison une atmosphère de détente. Le danger était conjuré. Le marinier était en
fuite ! Il suffirait désormais qu’il ne se fît pas prendre !
— Et, comme vous craigniez la
nervosité de votre sœur Maria, grogna Maigret, vous lui avez conseillé de
rester à Namur, de se faire porter malade ou de se donner une entorse…
Il étouffait. On entendait à nouveau
le piano, mais il jouait cette fois le Comte de Luxembourg !
Anna se rendait-elle compte de la
monstruosité de son geste ? Elle restait absolument calme. Elle attendait.
Son regard avait toujours la même limpidité.
— Ils vont s’inquiéter, en
bas ! dit-elle.
— C’est vrai ! descendons…
Mais elle ne bougeait pas. Elle
restait debout au milieu de la chambre, arrêtant son compagnon d’un geste.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
— Je vous l’ai dit trois
fois ! soupira Maigret avec lassitude. Je rentre à Paris ce soir.
— Mais… pour…
— Le reste ne me regarde
pas ! Je suis ici sans mission. Voyez l’inspecteur Machère…
— Vous lui direz ?
Il ne répondit pas. Il était déjà
sur le palier. Il respirait l’odeur douce et sucrée éparse dans toute la
maison, et la pointe de cannelle qui dominait lui rappelait de vieux souvenirs.
Il y avait une raie lumineuse sous
la porte de la salle à manger. On entendait plus distinctement la musique.
Maigret poussa l’huis, s’étonna de
voir Anna, qu’il n’avait pas entendue, entrer en même temps que lui.
— Qu’est-ce que vous complotiez
tous les deux ? questionna le docteur Van de Weert, qui venait d’allumer
un énorme cigare et qui en suçait le bout comme un enfant suce une tétine.
— Excusez-nous… Mlle Anna me
demandait des renseignements au sujet d’un voyage que, je crois, elle veut
entreprendre un de ces jours…
Marguerite avait brusquement cessé
de jouer.
— C’est vrai, Anna ?
— Oh ! pas tout de suite…
Et Mme Peeters, qui tricotait, les
regardait tous avec un rien d’inquiétude.
— J’ai rempli votre verre,
monsieur le commissaire… Je connais vos goûts, maintenant…
Machère, le front soucieux,
observait son collègue en essayant de deviner ce qui s’était passé.
Quant à Joseph, il avait le sang à
la tête, car il avait bu plusieurs verres de genièvre coup sur coup. Ses yeux
étaient brillants, ses mains agitées.
— Voulez-vous me faire un plaisir,
mademoiselle Marguerite ? Jouez-moi une dernière fois la Chanson de
Solveig…
Et, s’adressant à Joseph :
— Pourquoi ne lui tournez-vous
pas les pages ?
C’était de la perversité, comme
quand on appuie du bout de la langue sur une dent malade afin de provoquer la
douleur.
De la place où il était, un coude
sur la cheminée, son verre de schiedam à la main, Maigret dominait tout le
salon, Mme Peeters penchée sur la table et auréolée par la lumière de la lampe,
Van de Weert qui fumait en étirant ses petites jambes, Anna qui restait debout
contre le mur.
Et, au piano, Marguerite qui jouait
et chantait, Joseph qui tournait les pages…
Le dessus de l’instrument était
garni d’une broderie et de nombreuses photographies : Joseph, Maria et
Anna enfants, à tous les âges…
… Que Dieu veuille encore…
Mais c’était surtout Anna que le
commissaire étudiait. Il ne se tenait pas encore pour battu. Il espérait
quelque chose, sans savoir quoi au juste.
Un vrai trouble, en tout cas !
Peut-être un mouvement convulsif des lèvres ? Peut-être des larmes ?
Peut-être même un départ précipité…
Le premier couplet s’acheva sans que
rien de pareil se fût produit et Machère murmura à l’oreille du
commissaire :
— On reste encore
longtemps ?
— Quelques minutes…
Pendant ce bref échange de paroles,
Anna les regarda par-dessus la table, comme pour s’assurer qu’un danger ne se
préparait pas pour elle.
… Pour ne plus me quitter…
Et tandis que le dernier accord
résonnait encore, Mme Peeters murmurait, sa tête blanche toujours penchée sur
son ouvrage :
— Je n’ai jamais souhaité de
mal à personne, mais je répète que Dieu sait ce qu’il a à faire !… Est-ce
que cela n’aurait pas été malheureux que ces enfants…
Elle n’acheva pas, parce qu’elle
était trop émue. Elle écrasa une larme sur sa joue avec le bas qu’elle était
occupée à tricoter.
Et Anna restait impassible, le
regard braqué sur le commissaire. Machère s’impatientait.
— Allons !… Vous
m’excuserez de vous quitter brusquement, mais mon train est à sept heures et…
Tout le monde se levait. Joseph ne
savait où regarder. Machère bafouillait, trouvait enfin la phrase qu’il
cherchait, ou quelque chose d’approchant.
— Je suis désolé de vous avoir
soupçonnés… Mais avouez que les apparences… Et si ce marinier n’avait pas pris
la fuite…
— Tu reconduis ces messieurs,
Anna ?
— Oui, mère…
Si bien qu’ils ne furent que trois à
traverser l’épicerie. La porte en était fermée à clé, car on était dimanche.
Mais une lampe brûlait en veilleuse, mettait des reflets sur les plateaux de
cuivre de la balance.
Machère serra la main de la jeune
fille avec empressement.
— En vous demandant encore
pardon…
Maigret et Anna restèrent quelques
secondes debout l’un en face de l’autre et Anna balbutia enfin :
— Soyez tranquille… Je ne
resterai pas ici…
Dans la nuit du quai, Machère
parlait sans arrêt, mais Maigret n’entendait que des bribes de son discours.
— … du moment que le nom du
coupable est connu, je rentrerai demain à Nancy…
« Qu’est-ce qu’elle a voulu
dire ? songeait le commissaire. Je ne resterai pas ici… Est-ce
qu’elle aura vraiment le courage… ? »
Il regarda la Meuse où les becs de
gaz alignaient de cinquante en cinquante mètres des reflets déformés par le
flot. Une lumière plus vive, de l’autre côté du fleuve, dans la cour de l’usine
où, cette nuit encore, le vieux Piedbœuf apporterait des pommes de terre qu’il
cuirait sous la cendre.
On passa devant la ruelle. Il n’y
avait pas de lumière dans la maison.
XI
La fin d’Anna
— Tu as réussi ton
affaire ?
Mme Maigret s’étonnait de voir son
mari de si méchante humeur. Elle tâtait le pardessus qu’elle venait de l’aider
à retirer.
— Tu as encore circulé sous la
pluie… Un jour, tu attraperas des douleurs et tu seras bien avancé !…
Qu’est-ce que c’était, cette histoire-là ?… Un crime ?…
— Une affaire de famille !
— Et la jeune fille qui est
venue te voir ?
— Une jeune fille !
Donne-moi mes pantoufles, veux-tu ?
— C’est bon ! Je ne te
demanderai plus rien ! Du moins à ce sujet. Tu as bien mangé, au moins, à
Givet ?
— Je ne sais pas…
C’était vrai ! Il se souvenait
à peine des repas qu’il avait faits.
— Devine ce que je t’ai
préparé ?
— Des quiches !
Ce n’était pas difficile à deviner,
étant donné que toute la maison en était parfumée.
— Tu as faim ?
— Oui, ma chérie… En tout cas,
j’aurai faim tout à l’heure… Raconte-moi ce qui s’est passé ici… À propos,
l’affaire des meubles est arrangée…
Pourquoi, en regardant sa salle à
manger, fixait-il toujours un même angle, où il n’y avait rien ? Il ne
s’en rendit pas compte lui-même jusqu’au moment où sa femme lui dit :
— Tu as l’air de chercher quelque
chose !
Alors, à haute voix, il
s’écria :
— Parbleu ! Le piano…
— Quel piano ?
— Rien ! Tu ne peux pas
comprendre… Tes quiches sont étonnantes…
— Ce serait bien la peine
d’être Alsacienne pour ne pas savoir préparer des quiches… Seulement, si tu continues,
tu ne m’en laisseras même pas un morceau… À propos de piano, les gens du
quatrième…
Un an plus tard, Maigret pénétrait
dans une maison d’exportation de la rue Poissonnière à la suite d’une affaire
de faux billets de banque.
Les magasins étaient vastes, bourrés
de marchandises, mais les bureaux étaient exigus.
— Je vais vous faire apporter
le faux billet que j’ai découvert dans une liasse… dit le patron en appuyant
sur un timbre.
Maigret regardait ailleurs. Il
aperçut vaguement une jupe grise qui s’approchait du bureau, des jambes gainées
de coton. Puis il leva la tête, resta un moment immobile à regarder le visage
penché sur le bureau.
— Je vous remercie,
mademoiselle Anna…
Et, comme le commissaire suivait
l’employée du regard, le négociant expliqua :
— Elle a un peu l’air d’un
dragon… Mais je vous souhaite une secrétaire comme celle-là !… Elle
remplace exactement deux employés. Elle fait tout le courrier et elle trouve
encore le temps d’assumer la tâche de comptable…
— Il y a longtemps que vous l’avez ?
— Une dizaine de mois.
— Elle est mariée ?
— Ah ! non ! C’est
son péché mignon : une haine mortelle, qui s’étend à tous les hommes… Un
jour, un collègue qui était venu me voir a tenté, en riant, de lui pincer la
taille… Si vous aviez vu le coup d’œil qu’il a reçu…
« Elle arrive le matin à huit
heures, parfois avant… Le soir, c’est elle qui ferme les portes… Elle doit être
étrangère, car elle a un léger accent…
— Vous permettez que je lui
dise quelques mots ?
— Je vais l’appeler.
— Non ! C’est dans son
bureau que je voudrais…
Et Maigret franchit une porte
vitrée. Le bureau donnait sur une cour encombrée de camions. Et toute la maison
semblait subir la trépidation du flot d’autobus et d’autos déferlant dans la
rue Poissonnière.
Anna était calme, comme tout à
l’heure quand elle se penchait sur son patron, comme Maigret l’avait toujours
connue. Elle devait maintenant avoir vingt-sept ans, mais elle en paraissait
plutôt trente, car son teint n’avait plus la même fraîcheur, ses traits
s’étaient fanés.
Dans deux ou trois ans, elle
n’aurait plus d’âge. Dans dix, ce serait une vieille femme !
— Vous avez des nouvelles de
votre frère ?
Elle détourna la tête sans répondre,
tout en maniant machinalement un buvard à bascule.
— Il est marié ?
Elle se contenta de faire un signe
affirmatif de la tête.
— Heureux ?
Alors les larmes que Maigret
attendait depuis si longtemps jaillirent, en même temps que la gorge se
gonflait, et elle lui lança, comme si elle l’eût rendu responsable de
tout :
— Il s’est mis à boire…
Marguerite attend un bébé…
— Ses affaires ?
— Son cabinet ne rapportait
rien… Il a dû accepter une place à mille francs par mois à Reims…
Et elle se tamponna les yeux de son
mouchoir, à petits coups secs, rageurs.
— Maria ?
— Elle est morte, huit jours
avant de prendre le voile…
La sonnerie du téléphone retentit,
et c’est d’une voix changée qu’Anna répondit en approchant un bloc-notes de sa
main :
— Oui, monsieur Worms… C’est
entendu… Demain soir… J’envoie un câble à l’instant même… À propos du
chargement de laine, je vous adresse une lettre contenant quelques
observations… Non ! je n’ai pas le temps… Vous la lirez…
Elle raccrocha. Son patron était sur
le seuil, la regardant et regardant Maigret tour à tour.
Le commissaire revint dans le bureau
voisin.
— Qu’est-ce que vous en
dites ?… Et je ne vous ai pas parlé de son honnêteté !… À ce point-là
c’est presque de la bêtise…
— Où habite-t-elle ?
— Je ne sais pas… Ou plutôt je
ne connais pas son adresse, mais je sais que c’est dans une maison meublée pour
femmes seules, tenue par une œuvre quelconque… Mais… Dites donc !
Vous commencez à me faire peur… Ce n’est pas dans l’exercice de vos fonctions
que vous l’avez connue, au moins ?… Car ce serait un peu inquiétant…
— Ce n’est pas dans l’exercice
de mes fonctions ! répondit lentement Maigret. Nous disions donc que vous
avez découvert ce billet dans une liasse de…
Il tendait l’oreille aux bruits du
bureau voisin où une voix de femme disait au téléphone :
— Non, monsieur, il est
occupé ! C’est mademoiselle Anna qui est à l’appareil… Je suis au courant…
On n’eut jamais de nouvelles du
marinier.
Antibes, « Les Roches-Grises », janvier 1932.
FIN
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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