Maigret, #19
GEORGES SIMENON
MAIGRET ET SON MORT
LE LIVRE DE POCHE
2003
CHAPITRE PREMIER
— Pardon, Madame…
Après des minutes de patients efforts, Maigret
parvenait enfin à interrompre sa visiteuse...
— Vous me dites à présent que votre fille vous
empoisonne lentement...
— C’est la vérité...
— Tout à l’heure, vous m’avez affirmé avec non
moins de force que c’était votre beau-fils qui s’arrangeait pour croiser la
femme de chambre dans les couloirs et pour verser du poison soit dans votre
café, soit dans une de vos nombreuses tisanes...
— C’est la vérité...
— Néanmoins... – il consulta ou feignit de
consulter les notes qu’il avait prises au cours de l’entretien, lequel durait
depuis plus d’une heure – vous m’avez appris en commençant que votre fille et
son mari se haïssent...
— C’est toujours la vérité, monsieur le
commissaire.
— Et ils sont d’accord pour vous supprimer ?
— Mais non ! Justement... Ils essayent de m’empoisonner
séparément, comprenez-vous ?...
— Et votre nièce Rita ?
— Séparément aussi...
On était en février. Le temps était doux,
ensoleillé, avec parfois un nuage mou de giboulée qui humectait le ciel. Trois
fois pourtant, depuis que sa visiteuse était là, Maigret avait tisonné son
poêle, le dernier poêle de la P. J., qu’il avait eu tant de peine à conserver
lorsqu’on avait installé le chauffage central quai des Orfèvres.
La femme devait être en nage sous son manteau de
vison, sous la soie noire de sa robe, sous l’amoncellement de bijoux qui l’ornaient
partout, aux oreilles, au cou, aux poignets, au corsage, comme une bohémienne.
Et c’était à une bohémienne qu’elle faisait penser plutôt qu’à une grande dame,
avec ses fards violents qui tout à l’heure formaient croûte et qui se mettaient
à fondre.
— En somme, trois personnes cherchent à vous
empoisonner.
— Elles ne cherchent pas... Elles ont commencé...
— Et vous prétendez qu’elles agissent à l’insu l’une
de l’autre...
— Je ne prétends pas, je suis sûre...
Elle avait le même accent roumain qu’une célèbre
actrice des Boulevards, les mêmes vivacités soudaines qui le faisaient à chaque
fois tressaillir.
— Je ne suis pas folle... Lisez... Vous connaissez
le professeur Touchard, je suppose ?... C’est lui qu’on appelle comme
expert dans tous les grands procès...
Elle avait pensé à tout, y compris à consulter l’aliéniste
le plus célèbre de Paris et à lui demander un certificat attestant qu’elle
avait toute sa raison !
Il n’y avait rien à faire, qu’à écouter patiemment
et, pour la contenter, à crayonner de temps en temps quelques mots sur un
bloc-notes. Elle s’était fait annoncer par un ministre qui avait téléphoné
personnellement au directeur de la Police Judiciaire. Son mari, mort quelques
semaines plus tôt, était conseiller d’État. Elle habitait rue de Presbourg,
dans une de ces immenses maisons de pierre qui ont une façade sur la place de l’Étoile.
— Pour mon gendre, voici comment ça se passe... J’ai
étudié la question... Il y a des mois que je l’épie...
— Il avait donc commencé du temps de votre mari ?
Elle lui tendait un plan, qu’elle avait dessiné
avec soin, du premier étage de la maison.
— Ma chambre est marquée A... Celle de ma fille et
de son mari B... Mais Gaston ne couche plus dans cette chambre depuis un
certain temps...
Le téléphone, enfin, qui allait donner à Maigret un
instant de répit.
— Allô... Qui est à l’appareil ?...
Le standardiste, d’habitude, ne lui passait les
communications que dans les cas urgents.
— Excusez-moi, monsieur le commissaire... Un type,
qui ne veut pas dire son nom, insiste tellement pour vous avoir au bout du
fil... Il me jure que c’est une question de vie ou de mort...
— Et il veut me parler personnellement ?
— Oui... Je vous le donne ?
Et Maigret entendait une voix anxieuse qui
prononçait :
— Allô !... C’est vous ?...
— Commissaire Maigret, oui...
— Excusez-moi... Mon nom ne vous dirait rien...
Vous ne me connaissez pas, mais vous avez connu ma femme, Nine... Allô !...
Il faut que je vous dise tout, très vite, car il va peut-être arriver…
Maigret pensa d’abord :
« Allons ! Un autre fou... C’est le
jour... »
Car il avait remarqué que les fous vont
généralement par série, comme si certaines lunes les influençaient. Il se
promit, tout à l’heure, de consulter le calendrier.
— J’ai d’abord voulu aller vous voir... J’ai longé
le quai des Orfèvres, mais je n’ai pas osé entrer, parce qu’il était sur mes
talons... Je suppose qu’il n’aurait pas hésiter à tirer...
— De qui parlez-vous ?
— Un moment... Je ne suis pas loin... En face de
votre bureau dont, il y a un instant, je pouvais voir la fenêtre... Quai des
Grands-Augustins... Vous connaissez un petit café qui s’appelle Aux Caves du
Beaujolais... Je viens de pénétrer dans la cabine... Allô !... Vous m’écoutez ?
Il était onze heures dix du matin, et Maigret,
machinalement, nota l’heure sur son bloc, puis le nom du café.
— J’ai envisagé toutes les solutions possibles...
Je me suis adressé à un sergent de ville place du Châtelet...
— Quand ?
— Il y a une demi-heure... Un des hommes était sur
mes talons... C’était le petit brun... Car il y en a plusieurs qui se
relaient... Je ne suis pas sûr de les reconnaître tous... Je sais que le petit
brun en est…
Un silence.
— Allô !... appela Maigret.
Le silence durait quelques instants, puis on
entendait à nouveau la voix.
— Excusez-moi... J’ai entendu quelqu’un entrer dans
le café et j’ai cru que c’était lui... J’ai entrouvert la porte de la cabine
pour voir, mais ce n’est qu’un garçon livreur... Allô !...
— Qu’est-ce que vous avez dit à l’agent ?
— Que des types me suivent depuis hier soir... Non,
depuis hier après-midi, plus exactement... Qu’ils guettent sûrement une
occasion de me tuer... Je lui ai demandé d’arrêter celui qui était derrière
moi...
— L’agent a refusé ?
— Il m’a demandé de lui montrer l’homme et, quand j’ai
voulu le faire, je ne l’ai plus trouvé... Alors il ne m’a pas cru... J’en ai
profité pour m’engouffrer dans le métro... J’ai sauté dans un wagon et j’en
suis descendu au moment où la rame partait... J’ai traversé tous les
couloirs... Je suis ressorti en face du Bazar de l’Hôtel-de-Ville et j’ai
traversé les magasins aussi...
Il avait dû marcher vite, sinon courir, car il en
avait la respiration courte et sifflante.
— Ce que je vous demande, c’est de m’envoyer tout
de suite un inspecteur en civil... Aux Caves du Beaujolais... Il ne faut
pas qu’il me parle... Qu’il fasse semblant de rien... Je sortirai... Presque
sûrement, l’autre se mettra à me suivre... Il suffira de l’arrêter, et je
viendrai vous voir, je vous expliquerai...
— Allô !
— Je dis que je...
Silence. Des bruits confus.
— Allô !... Allô !...
Plus personne au bout du fil.
— Je vous disais..., reprenait, imperturbable, la
vieille femme aux poisons, voyant Maigret raccrocher.
— Un instant, voulez-vous ?
Il allait ouvrir la porte qui communiquait avec le
bureau des inspecteurs.
— Janvier... Mets ton chapeau et cours en face,
quai des Grands-Augustins... Il y a un petit café qui s’appelle Aux Caves du
Beaujolais... Tu demanderas si le type qui vient de téléphoner est encore
là...
Il décrocha son appareil.
— Donnez-moi les Caves du Beaujolais...
En même temps il regardait par la fenêtre et, de l’autre
côté de la Seine, là où le quai des Grands-Augustins forme rampe pour atteindre
le pont Saint-Michel, il pouvait apercevoir la devanture étroite d’un bistrot d’habitués
où il lui était arrivé d’entrer à l’occasion pour boire un verre au comptoir.
Il se souvenait qu’on descendait une marche, que la salle était fraîche, que le
patron portait un tablier noir de caviste.
Un camion, arrêté en face du café, empêchait de
voir la porte. Des gens passaient sur le trottoir.
— Voyez-vous, monsieur le commissaire...
— Un moment, madame, je vous prie !
Et il bourrait minutieusement sa pipe en regardant
toujours dehors.
Cette vieille femme-là, avec ses histoires d'empoisonnement,
allait lui faire perdre sa matinée, sinon davantage. Elle avait apporté avec
elle des tas de papiers, des plans, des certificats, voire des analyses
d'aliments qu'elle avait eu soin de faire faire par son pharmacien.
— Je me suis toujours méfiée, vous comprenez ?...
Elle répandait un parfum violent, écœurant, qui
avait envahi le bureau et qui était parvenu à anéantir la bonne odeur de pipe.
— Allô !... Vous n'avez pas encore le numéro
que je vous ai demandé ?
— Je l'appelle, monsieur le commissaire... Je ne
cesse pas de l'appeler... C'est toujours occupé... A moins qu'on ait oublié de
raccrocher...
Janvier, sans veston, la démarche dégingandée,
traversait le pont, pénétrait un peu plus tard dans le bistrot. Le camion se
décidait à démarrer, mais on ne voyait pas l'intérieur du café, où il faisait
trop sombre. Quelques minutes encore. Le téléphone sonna.
— Voilà, monsieur le commissaire... J'ai votre numéro...
Cela sonne...
— Allô !... Qui est à l'appareil ? C'est
toi, Janvier ? Le téléphone était décroché ?... Eh bien ?
— Il y avait en effet ici un petit bonhomme qui
téléphonait...
— Tu l'as vu ?
— Non... Il était parti quand je suis arrivé... Il
paraît qu'il regardait tout le temps par la vitre de la cabine, entrouvrant
sans cesse la porte de celle-ci...
— Et alors ?
— Un client est entré, a tout de suite jeté un coup
d'œil vers le téléphone et a commandé un verre d'alcool au comptoir... Dès que
l'autre l'a vu, il a interrompu sa communication...
— Ils sont partis tous les deux ?
Oui, l'un derrière l'autre...
— Essaie d'obtenir du patron une description aussi
minutieuse que possible des deux types... Allô !... Tant que tu y es,
reviens par la place du Châtelet... Questionne les différents agents en faction...
Essaie de savoir si l'un d'eux, il y a environ trois quarts d'heure, a été
interpellé par le même bonhomme qui a dû lui demander d'arrêter son suiveur...
Quand il raccrocha, la vieille femme le regardait
avec satisfaction et approuvait, comme si elle allait lui donner un bon point :
— C'est exactement de cette façon que je comprends
une enquête... Vous ne perdez pas de temps... Vous pensez à tout...
Il se rassit en soupirant. Il avait failli ouvrir
la fenêtre, car il commençait à étouffer dans la pièce surchauffée, mais il ne
voulait pas perdre une chance d'abréger la visite de la protégée du ministre.
Aubain-Vasconcelos. C'est ainsi qu'elle s'appelait.
Ce nom devait lui rester gravé dans la mémoire, et pourtant il ne la revit
plus. Mourut-elle dans les prochains jours ? Probablement pas. Il en
aurait entendu parler. Peut-être l'avait-on enfermée ? Peut-être,
découragée par la police officielle, s'était-elle adressée à une agence
privée ? Peut-être encore s'était-elle réveillée le lendemain avec une
autre idée fixe ?
Toujours est-il qu'il en eut pour près d'une heure
encore à l'entendre parler de tous ceux qui, dans la vaste maison de la rue de
Presbourg, où la vie ne devait pas être drôle, lui versaient du poison à longueur
de journée.
A midi, il put enfin ouvrir sa fenêtre, puis, la
pipe aux dents, il entra chez le chef.
— Vous l'avez liquidée gentiment ?
— Aussi gentiment que possible.
— Il paraît qu'elle a été en son temps une des plus
belles femmes d'Europe. J'ai vaguement connu son mari, l'homme le plus doux, le
plus terne, le plus ennuyeux qu’il soit possible d’imaginer. Vous sortez,
Maigret ?
Il hésita. Les rues commençaient à sentir le
printemps. À la Brasserie Dauphine on avait déjà installé la terrasse,
et la phrase du chef était une invitation à aller tranquillement y prendre l’apéritif
avant le déjeuner.
— Je pense que je ferais mieux de rester... J’ai
reçu, ce matin, un curieux coup de téléphone...
Il allait en parler quand la sonnerie retentit. Le
directeur répondit, lui passa l’appareil.
— C’est pour vous, Maigret.
Et tout de suite le commissaire reconnut la voix,
qui était plus anxieuse encore que le matin.
— Allô !... Nous avons été interrompus tout à
l’heure... Il est entré... Il pouvait entendre à travers la porte de la
cabine... J’ai eu peur...
— Où êtes-vous ?
— Au Tabac des Vosges, qui fait le coin de
la place des Vosges et de la rue des Francs-Bourgeois... J’ai essayé de le
semer... Je ne sais pas si j’ai réussirais je vous jure que je ne me trompe
pas, qu’il va tenter de me tuer... C’est trop long à vous expliquer... J’ai
bien pensé que les autres se moqueraient de moi, mais que vous, vous...
— Allô !
— Il est ici... Je... Excusez-moi...
Le chef regardait Maigret, qui avait pris son air
grognon.
— Quelque chose qui ne va pas ?
— Je ne sais pas... C’est une histoire baroque...
Vous permettez ?
Il décrocha un autre appareil.
— Donnez-moi tout de suite le Tabac des Vosges...
Chez le patron, oui...
Et, au chef :
— Pourvu, que cette fois-ci, il n’ait pas oublié de
raccrocher.
La sonnerie, presque aussitôt.
— Allô !... Le Tabac des Vosges ?
C’est le patron qui est à l’appareil ?... Est-ce que le client qui vient
de téléphoner est encore chez vous ?... Comment ?... Oui, allez vous
en assurer... Allô !... Il vient de partir ?... Il a payé ?...
Dites-moi... Un autre consommateur est-il entré pendant qu’il téléphonait ?...
Non ?... À la terrasse ?... Voyez s’il y est encore... Il est parti
aussi ?... Sans attendre l’apéritif qu’il avait commandé ?...
Merci... Non... De la part de quoi ?... De la police... Rien d’ennuyeux,
non...
C’est alors qu’il décida de ne pas accompagner le
directeur à la Brasserie Dauphine. Quand il ouvrit la porte du bureau
des inspecteurs, Janvier était rentré et l’attendait.
— Viens chez moi... Raconte...
— C’est un drôle de pistolet, patron... Un petit
bonhomme vêtu d’un imperméable, avec un chapeau gris, des souliers noirs... Il
est entré en coup de vent aux Caves du Beaujolais et s’est précipité
vers la cabine en criant au marchand de vin : « Servez-moi ce que
vous voudrez... » Par la vitre, le mastroquet le voyait s’agiter dans la
cabine, gesticuler tout seul... Puis, quand l’autre client est entré, le premier
est sorti de sa cabine comme un diable d’une boîte et est parti sans rien
boire, sans rien dire, se précipitant vers la place Saint-Michel...
— Et l’autre ?
— Un petit aussi.... Enfin, pas très grand, râblé,
noir de poil...
— L’agent de la place du Châtelet ?
— L’histoire est vraie... Le type en imperméable s’est
adressé à lui, essoufflé, l’air surexcité... Il lui a demandé en gesticulant d’arrêter
quelqu’un qui le suivait, mais il n’a pu désigner personne dans la foule... L’agent
se proposait de le signaler à tout hasard dans son rapport...
— Tu vas aller place des Vosges, au tabac qui fait
le coin de la rue des Francs-Bourgeois...
— Compris.
Un petit bonhomme gesticulant, vêtu d’un
imperméable beige et d’un chapeau gris. C’est tout ce qu’on savait de lui. Il n’y avait rien d’autre à faire
que se camper devant la fenêtre pour voir la foule sortir des bureaux, envahir
les cafés, les terrasses, les restaurants. Paris était clair et gai. Comme
toujours vers la mi-février, on appréciait davantage les bouffées de printemps
que lorsque le printemps était vraiment là, et les journaux allaient sans doute
parler du fameux marronnier du boulevard Saint-Germain qui, dans un mois,
allait fleurir.
Maigret appela la Brasserie Dauphine au bout
du fil.
— Allô !... Joseph ?... Maigret... Tu
peux m’apporter deux demis et des sandwiches ?... Pour un, oui...
Les sandwiches n’étaient pas encore arrivés qu’on l’appelait
au téléphone, et il reconnaissait tout de suite la voix, car il avait prévenu
le standard de lui passer les communications sans perdre une seconde.
— Allô !... Ce coup-ci, je crois que je l’ai
semé...
— Qui êtes-vous ?
— Le mari de Nine... Cela n’a pas d’importance...
Ils sont au moins quatre, sans compter la femme... Il faut absolument que
quelqu’un vienne tout de suite et...
Cette fois, il n’avait pas pu dire d’où il
téléphonait. Maigret appela l’opératrice. Cela prit quelques minutes. L’appel
émanait des Quatre Sergents de La Rochelle, un restaurant du boulevard
Beaumarchais, à deux pas de la Bastille.
Ce n’était pas loin non plus de la place des
Vosges. On pouvait suivre dans un même quartier, ou presque, les allées et
venues zigzagantes du petit bonhomme en imperméable.
— Allô ! c’est toi. Janvier ?... Je
pensais bien que tu serais encore là...
Maigret l’appelait place des Vosges.
— File aux Quatre Sergents de La Rochelle...
Oui... Garde ton taxi…
Une heure s’écoula sans appel, sans que l’on sût rien
du mari de Nine. Quand la sonnerie résonna, ce n’était pas lui qui était à l’appareil,
mais un garçon de café.
— Allô ! c’est bien au commissaire Maigret que
j’ai l’honneur de parler ?... Au commissaire Maigret en personne ?...
Ici, le garçon du Café de Birague, rue de Birague... Je vous parle de la
part d’un client qui m’a demandé de vous appeler...
— Il y a combien de temps ?
— Peut-être un quart d’heure... Je devais
téléphoner tout de suite, mais c’est le moment du coup de feu...
— Un petit homme en imperméable ?
— Oui... Bon... J’avais peur que ce soit une
farce... Il était très pressé... Il regardait tout le temps dans la rue...
Attendez que je me souvienne exactement... Il m’a dit comme ça de vous prévenir
qu’il allait essayer d’entraîner son homme au Canon de la Bastille...
Vous connaissez ?... C’est la brasserie qui fait le coin du boulevard
Henri-IV... Il voudrait que vous envoyiez quelqu’un en vitesse... Attendez...
Ce n’est pas tout... Sans doute que vous comprendrez... Il a dit exactement :
« — L’homme a changé... Maintenant, c’est
le grand roux, le plus mauvais... »
***
Maigret s’y rendit en personne. Il avait pris un
taxi qui mit moins de dix minutes à atteindre la place de la Bastille. La
brasserie était vaste et calme, fréquentée surtout par des habitués qui
mangeaient le plat du jour ou de la charcuterie. Il chercha des yeux un homme
en imperméable, puis fit le tour des portemanteaux, espérant apercevoir un
imperméable beige.
— Dites-moi, garçon...
Il y avait six garçons, plus la caissière et le
patron. Il les interrogea tous. Personne n’avait remarqué son homme. Alors il s’assit
dans un coin, près de la porte, commanda un demi et attendit, en fumant sa
pipe. Une demi-heure plus tard, malgré ses sandwiches, il réclamait une
choucroute. Il regardait les passants sur le trottoir. À chaque imperméable, il
tressaillait, et il y en avait beaucoup, car c’était déjà la troisième giboulée
qui tombait depuis le matin, claire, limpide, une de ces pluies candides qui n’empêchent
pas le soleil de briller.
— Allô !... La P. J. ?... Ici,
Maigret... Janvier est rentré ?... Passez-le moi... C’est toi, Janvier ?...
Saute dans un taxi et viens me rejoindre au Canon de la Bastille...
Comme tu dis, c’est le jour des cafés... Je t’attends... Non, rien de
nouveau...
Tant pis si le bonhomme gesticulant était un
fumiste. Maigret laissait son inspecteur de garde au Canon de la Bastille
et se faisait reconduire à son bureau.
Il y avait peu de chances pour que le mari de Nine
eût été assassiné depuis midi et demi, car il ne semblait pas se risquer dans
les endroits écartés ; il choisissait au contraire les quartiers animés,
les rues passantes. Pourtant le commissaire se mit en communication avec
Police-Secours, où, de minute en minute, on était tenu au courant de tous les
incidents de Paris.
— Si on vous signale qu’un homme vêtu d’un
imperméable a eu un accident, ou une dispute, n’importe quoi, passez-moi un
coup de fil...
Il donna aussi l’ordre à une des voitures de la P. J.
de rester à sa disposition dans la cour du quai des Orfèvres. C’était peut-être
ridicule, mais il mettait toutes les chances de son côté.
Il recevait des gens, fumait des pipes, tisonnait
de temps en temps son poêle, tout en gardant la fenêtre ouverte, et avait
parfois un regard de reproche à son téléphone qui restait silencieux.
« Vous avez connu ma femme... » avait dit
l’homme.
Il cherchait machinalement à se souvenir d’une
Nine. Il avait dû en rencontrer beaucoup. Il en avait connu une, quelques
années plus tôt, qui tenait un petit bar à Cannes, mais c’était déjà une
vieille femme à cette époque et sans doute était-elle morte ? Il y avait
aussi une nièce de sa femme qui s’appelait Aline – et que tout le monde
appelait Nine.
— Allô !... Le commissaire Maigret ?
Il était quatre heures. Il faisait encore grand
jour, mais le commissaire avait allumé la lampe à abat-jour vert, sur son
bureau.
— Ici, le receveur des postes du bureau 28, rue du
Faubourg-Saint-Denis... Excusez-moi de vous déranger... C’est probablement une
fumisterie... Il y a quelques minutes, un client s’est approché du guichet des
colis recommandés... Allô !... Il paraissait pressé, effrayé, m’a dit l’employée,
Mlle Denfer... Il se retournait, tout le temps... Il a poussé un
papier devant elle… Il a dit : « Ne cherchez pas à comprendre...
Téléphonez tout de suite ce message au commissaire Maigret... » Et il s’est
perdu dans la foule...
« Mon employée est venue me voir... J’ai le
papier sous les yeux... C’est écrit au crayon, d’une écriture incohérente...
Sans doute que l’homme a composé son billet en marchant…
« Voilà... Je n’ai pas pu aller au Canon...
Vous comprenez ce que ça signifie ?... Moi pas... Cela n’a pas d’importance...
Puis un mot que je ne parviens pas à lire... Maintenant ils sont deux...
Le petit brun est revenu... Je ne suis pas sûr du mot brun... Vous dites...
Bon, si vous croyez que c’est bien ça... Ce n’est pas fini... Je suis sûr qu’ils
ont décidé de m’avoir aujourd’hui... Je me rapproche du Quai... Mais
ils sont malins... Prévenez les agents...
« C’est tout... Si vous voulez, je vais vous
envoyer le billet par un porteur de pneumatiques... En taxi Je veux bien... À
condition que vous payiez la course, car je ne peux pas me permettre...
***
— Allô !... Janvier ?... Tu peux revenir,
vieux...
Une demi-heure plus tard, ils fumaient tous les
deux dans le bureau de Maigret, où on voyait un petit disque rouge sous le
poêle.
— Tu as pris le temps de déieuner, au moins ?
— J’ai mangé une choucroute au Canon.
Lui aussi ! Quant à Maigret, il avait alerté
les patrouilles cyclistes, ainsi que la police municipale. Les Parisiens, qui
entraient dans les grands magasins, qui se bousculaient sur les trottoirs, s’enfournaient
dans les cinémas ou dans les bouches du métro, ne s’apercevaient de rien, et
pourtant des centaines d’yeux scrutaient la foule, s’arrêtaient sur tous les
imperméables beiges, sur tous les chapeaux gris.
Il y eut encore une ondée, vers cinq heures, au
moment où l’animation était à son maximum dans le quartier du Châtelet. Les
pavés devinrent luisants, un halo entoura les réverbères, et, le long des
trottoirs, tous les dix mètres, des gens levaient le bras au passage des taxis.
— Le patron des Caves du Beaujolais lui
donne de trente-cinq à quarante ans... Celui du Tabac des Vosges lui
donne la trentaine... Il a le visage rasé ; le teint rose, les yeux
clairs... Quant à savoir le genre d’homme que c’est, je n’y suis pas parvenu...
On m’a répondu : Un homme comme on en voit beaucoup...
Mme Maigret, qui avait sa sœur à dîner,
téléphona à six heures pour s’assurer que son mari ne serait pas en retard et
pour lui demander de passer chez le pâtissier en rentrant.
— Tu veux monter la garde jusqu’à neuf heures ?...
Je demanderai à Lucas de te remplacer ensuite…
Janvier voulait bien. Il n’y avait rien d’autre à faire
qu’à attendre.
— Qu’on me téléphone chez moi s’il y a quoi que ce
soit...
Il n’oublia pas le pâtissier de l’avenue de la
République, le seul à Paris, selon Mme Maigret, capable de faire de
bons mille-feuilles. Il embrassa sa belle-sœur, qui sentait toujours la
lavande. Ils dînèrent. Il but un verre de calvados. Avant de reconduire Odette
jusqu’au métro, il appela la P. J.
— Lucas ?... Rien de nouveau ?... Tu es
toujours dans mon bureau ?
Lucas, installé dans le propre fauteuil de Maigret,
devait être occupé à lire, les pieds sur le bureau.
— Continue, vieux... Bonne nuit...
Quand il revint du métro, le boulevard
Richard-Lenoir était désert, et ses pas résonnaient. Il y avait d’autres pas
derrière lui. Il tressaillit, se retourna involontairement, parce qu’il pensait
à l’homme qui, à cette heure, était peut-être encore à courir les rues,
anxieux, évitant les coins sombres, cherchant un peu de sécurité dans les bars
et les cafés.
Il s’endormit avant sa femme – du moins le
prétendit-elle, comme toujours, comme elle prétendait aussi qu’il ronflait, – et
le réveil, sur la table de nuit, marquait deux heures vingt quand le téléphone
l’arracha à son sommeil. C’était Lucas.
— Je vous dérange peut-être pour rien, patron... Je
ne sais pas encore grand-chose... C’est la permanence de Police-Secours qui m’avertit
à l’instant qu’un homme vient d’être trouvé mort place de la Concorde... Près
du quai des Tuileries. Cela regarde donc le 1er arrondissement... J’ai
demandé au commissariat de tout laisser en place... Comment ?... Bon... Si
vous voulez... Je vous envoie un taxi...
Mme Maigret soupira en regardant son
mari qui enfilait son pantalon et ne trouvait pas sa chemise.
— Tu crois que tu en auras pour longtemps ?
— Je ne sais pas.
— Tu n’aurais pas pu envoyer un inspecteur ?
Quand il ouvrit le buffet de la salle à manger,
elle comprit que c’était pour se verser un petit verre de calvados. Puis il
revint chercher ses pipes, qu’il avait oubliées.
Le taxi l’attendait. Les Grands Boulevards étaient
presque déserts. Une lune énorme et plus brillante que d’habitude flottait
au-dessus du dôme verdâtre de l’Opéra.
Place de la Concorde, deux voitures étaient rangées
le long du trottoir, près du jardin des Tuileries, et des personnages sombres s’agitaient.
La première chose que Maigret remarqua, quand il
descendit de taxi, ce fut, sur le trottoir argenté, la tache d’un imperméable
beige.
Alors, tandis que les agents en pèlerine s’écartaient
et qu’un inspecteur du 1er arrondissement s’avançait vers lui, il
grommela :
— Ce n’était pas une blague... Ils l’ont eu !...
On entendait le frais clapotis de la Seine toute
proche, et des voitures qui venaient de la rue Royale glissaient sans bruit
vers les Champs-Elysées. L’enseigne lumineuse du Maxim se dessinait en
rouge dans la nuit.
— Coup de couteau, monsieur le commissaire...,
annonçait l’inspecteur Lequeux, que Maigret connaissait bien. On vous attendait
pour l’enlever...
Pourquoi, dès ce moment, Maigret sentit-il que
quelque chose n’allait pas ?
La place de la Concorde était trop vaste, trop
fraîche, trop aérée, avec, en son centre la saillie blanche de l’obélisque.
Cela ne correspondait pas avec les coups de téléphone du matin, avec les Caves
du Beaujolais, le Tabac des Vosges, les Quatre Sergents du
boulevard Beaumarchais.
Jusqu’à son dernier appel, jusqu’au billet confié
au bureau de poste du faubourg Saint-Denis, l’homme s’était confiné dans un
quartier aux rues serrées et populeuses.
Est-ce que quelqu’un qui se sait poursuivi, qui se
sent un assassin sur ses talons et qui s’attend à recevoir le coup mortel d’une
seconde à l’autre s’élance dans des espaces quasi planétaires comme la place de
la Concorde ?
— Vous verrez qu’il n’a pas été tué ici.
On devait en avoir la preuve une heure plus tard,
quand l’agent Piedbœuf, en faction devant une boîte de nuit de la rue de Douai,
fit son rapport.
Une auto s’était arrêtée en face du cabaret, avec
deux hommes en smoking, deux femmes en tenue du soir. Les quatre personnages
étaient gais, un brin éméchés, un des hommes surtout qui, alors que les autres
étaient déjà entrés, était revenu sur ses pas.
— Dites donc, sergent... Je ne sais pas si je fais
bien de vous dire ça, car je n’ai pas envie qu’on nous gâche notre soirée...
Tant pis !... Vous en ferez ce que vous voudrez... Tout à l’heure, comme
nous passions place de la Concorde, une auto s’est arrêtée devant nous... J’étais
au volant et j’ai ralenti, croyant que les autres avaient une panne... Ils ont
sorti quelque chose de la voiture et l’ont mis sur le trottoir… Je crois que c’était
un corps...
« L’auto était une Citroën jaune, immatriculée
à Paris, et les deux derniers chiffres, sur la plaque, étaient un 3 et un 8. »
CHAPITRE II
À quel moment le mari de Nine devint-il le mort de
Maigret, comme on devait l’appeler à la P. J. ? Peut-être dès leur
première rencontre, si l’on peut dire, cette nuit-là, place de la Concorde. L’inspecteur
Lequeux, en tout cas, fut frappé par l’attitude du commissaire. C’était
difficile de préciser en quoi celle-ci n’était pas tout à fait normale. Dans la
police, on a l’habitude des morts violentes, des cadavres les plus inattendus
qu’on manie avec une indifférence professionnelle, quand on ne plaisante pas à
leur sujet à la façon des internes dans les salles de garde. Maigret, d’ailleurs,
ne paraissait pas ému au vrai sens du mot.
Mais pourquoi, par exemple, ne commençait-il pas,
tout naturellement, par se pencher sur le corps ? Il tirait d’abord
quelques bouffées de sa pipe, restait debout au milieu du groupe d’agents en
uniforme, à bavarder avec Lequeux, à regarder vaguement une jeune femme en robe
de lamé et en manteau de vison qui venait de descendre de voiture en compagnie
de deux hommes et qui attendait, la main crispée au bras de l’un deux, comme s’il
devait encore se passer quelque chose.
Ce ne fut qu’après un certain temps qu’il s’approcha
lentement de la forme étendue, de la tache beige de l’imperméable, et se
courba, lentement toujours – comme il l’aurait fait pour un parent ou un ami,
devait dire plus tard l’inspecteur Lequeux.
Et, quand il se redressa, ses sourcils étaient
froncés, on le sentait furieux, il questionnait, sur un tel ton qu’il semblait
rendre responsable ceux qui étaient là :
— Qui est-ce qui a fait ça ?
À coups de poing, à coups de talon ? On ne
pouvait pas le savoir. En tout cas, avant ou après avoir tué l’homme d’un coup
de couteau, on l’avait frappé assez violemment, à plusieurs reprises, pour que
son visage fût tuméfié, une lèvre fendue, toute une moitié de la figure
déformée.
— J’attends le fourgon mortuaire, annonça Lequeux.
Sans ses meurtrissures, l’homme devait avoir un
visage banal, plutôt jeune, plutôt gai sans doute. Jusque dans la mort, on
retrouvait dans son expression quelque chose de candide.
Pourquoi la femme en vison, elle, était-elle plus
remuée par la vue d’un pied vêtu seulement d’une chaussette mauve ? C’était
ridicule, ce pied déchaussé, sur le trottoir, à côté d’un autre pied au soulier
de chevreau noir. C’était nu, intime. Cela ne faisait pas vraiment mort. Ce fut
Maigret qui s’éloigna et qui, à six ou sept mètres de là, alla ramasser la
seconde chaussure sur le trottoir.
Après quoi, il ne dit plus rien. Il attendit en
fumant. D’autres curieux se mêlèrent au groupe chuchotant. Puis le fourgon
mortuaire s’arrêta au bord du trottoir, et deux hommes soulevèrent le corps. En
dessous, le sol était nu, sans une trace de sang.
— Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre rapport,
Lequeux.
N’était-ce pas maintenant que Maigret prenait
possession du mort, en montant à l’avant du fourgon et en laissant les autres
en plan ?
Il en fut ainsi toute la nuit. Il en fut encore
ainsi le matin. On eût dit que le corps lui appartenait, que ce mort-là était
son mort.
Il avait donné des ordres pour que Moers, un des
spécialistes de l’Identité Judiciaire, l’attendît à l’Institut médico-légal.
Moers était jeune, maigre et long ; son visage ne souriait jamais, et de
gros verres effaçaient ses yeux timides.
— Au travail, mon petit...
Il avait alerté aussi le docteur Paul, qui
arriverait d’un moment à l’autre. Avec eux, il n’y avait qu’un gardien et, dans
leurs tiroirs glacés, les morts anonymes ramassés à Paris pendant les derniers
jours.
La lumière était crue, les paroles rares, les
gestes précis. Ils faisaient penser à des ouvriers consciencieux penchés sur un
délicat travail de nuit.
Dans les poches, on ne trouva presque rien. Un
paquet de tabac gris et un carnet de papier à cigarettes, une boîte d’allumettes,
un canif assez ordinaire, une clef d’un modèle peu récent, un crayon et un
mouchoir sans initiale. Un peu de menue monnaie, dans la poche du pantalon,
mais pas de portefeuille, aucune pièce d’identité.
Moers saisissait les vêtements un à un, avec
précautions, les glissait chacun dans un sac en papier huilé, qu’il refermait
ensuite. Il agit ainsi aussi bien pour la chemise que pour les souliers et les
chaussettes. Tout cela était d’une qualité moyenne. Le veston portait la marque
d’un magasin de confection du boulevard Sébastopol et le pantalon, plus neuf, n’était
pas de la même teinte.
Le mort était tout nu quand le docteur Paul arriva,
la barbe soignée, l’œil clair, encore qu’il eût été réveillé en pleine nuit.
— Alors, mon bon Maigret, que raconte ce pauvre
garçon ?
Parce qu’en somme il s’agissait, maintenant, de
faire parler le mort. C’était de la routine. Normalement, Maigret aurait dû
aller dormir, et le matin il aurait reçu les différents rapports à son bureau.
Or il tenait à assister à tout, la pipe aux dents, les
mains dans les poches, l’œil vague et endormi.
Le docteur, avant d’opérer, dut attendre les
photographes qui étaient en retard, et Moers profitait de ce répit pour curer
avec soin les ongles du cadavre, ceux des mains comme ceux des pieds,
recueillant attentivement les moindres débris dans des petits sachets, sur
lequel il traçait des signes cabalistiques.
— Ça ne va pas être facile de lui donner l’air
rigolo, remarqua le photographe après avoir examiné le visage du mort.
Travail de routine, toujours. D’abord les photos du
corps, de la blessure. Puis, pour la diffusion dans les journaux aux fins d’identification,
une photographie du visage, mais une photographie aussi vivante que possible.
Voilà pourquoi le technicien était occupé à maquiller le mort qu’on voyait à
présent, dans la lumière glacée, plus blême que jamais, mais avec des pommettes
roses et une bouche peinte de racoleuse.
— À vous, docteur...
— Vous restez, Maigret ?
Il resta. Jusqu’au bout. Il était six heures et
demie du matin quand le docteur Paul et lui allèrent boire un café arrosé dans
un petit bar dont les volets venaient de s’ouvrir.
— Je suppose que vous n’avez pas envie d’attendre
mon rapport... Dites donc, c’est une affaire importante ?
— Je ne sais pas...
Autour d’eux, des ouvriers mangeaient leurs
croissants, les yeux encore pleins de sommeil, et le brouillard matinal mettait
des perles d’humidité sur les pardessus. Il faisait frais. Dans la rue, chacun
était précédé d’un léger nuage de vapeur. Des fenêtres s’éclairaient les unes
après les autres aux différents étages des maisons.
— Je vous dirai d’abord que c’est un homme de
condition modeste. Probablement a-t-il eu une enfance pauvre et assez peu
soignée, si j’en crois la formation des os et des dents... Ses mains ne
trahissent pas un métier déterminé... Elles sont fortes, mais relativement
soignées... L’homme ne devait pas être un ouvrier... Pas un employé non plus,
car ses doigts n’ont pas les déformations, si légères soient-elles, qui
indiquent qu’on a beaucoup écrit, soit à la main, soit à la machine... Par
contre, il a les pieds sensibles et affaissés de quelqu’un qui passe sa vie
debout…
Maigret ne prenait pas de notes. Tout cela se gravait
dans sa mémoire.
— Passons à la question importante : l’heure
du crime... Sans crainte de me tromper, je peux la fixer entre huit heures et
dix heures du soir...
Maigret avait déjà été mis au courant, par téléphone,
du témoignage des noctambules et de la présence de la Citroën jaune place de la
Concorde un peu après une heure du matin.
— Dites-moi, docteur, vous ne remarquez rien d’anormal ?
— Que voulez-vous dire ?
Il y avait trente cinq ans que le docteur à la
barbe quasi légendaire était médecin légiste, et les affaires criminelles lui
étaient plus familières qu’à la plupart des policiers.
— Le crime n’a pas été commis place de la Concorde.
— C’est évident.
— Il a probablement été perpétré dans un endroit
écarté.
— Probablement.
— D’habitude, quand on prend le risque de
transporter un cadavre, surtout dans une ville comme Paris, c’est pour le
cacher, pour essayer de le faire disparaître ou pour retarder sa découverte.
— Vous avez raison, Maigret. Je n’y pensais pas.
— Cette fois, au contraire, nous voyons des gens
risquer de se faire prendre, en tout cas, nous donner une piste, pour venir
déposer un cadavre en plein cœur de Paris, à l’endroit le plus en vue, où il
était impossible qu’il restât dix minutes, même en pleine nuit, sans être
découvert...
— Autrement dit, les assassins voulaient qu’il fût
découvert. C’est bien ce que vous pensez, n’est-ce pas ?
— Pas tout à fait. Peu importe.
— Ils ont pourtant pris leurs précautions pour qu’il
ne fût pas facilement reconnu. Les coups au visage n’ont pas été portés avec
des poings nus, mais avec un instrument lourd dont je suis malheureusement
incapable de déterminer la forme...
— Avant la mort ?
— Après... Quelques minutes après...
— Vous êtes sûr que ce n’est que quelques minutes
après ?
— Moins d’une demi-heure, j’en jurerais...
Maintenant, Maigret, il y a un autre détail que je ne signalerai probablement
pas dans mon rapport, parce que je n’en suis pas sûr et que je ne tiens pas à
être contredit par les avocats quand cette affaire-là passera en Cour d’Assises...
J’ai longuement examiné la blessure, vous m’avez vu... J’ai eu à étudier
quelques centaines de coups de couteau... Je jurerais que celui-ci n’a pas été
donné à l’improviste...
« Imaginez deux hommes debout, en train de
discuter... Ils sont face à face, et l’un des deux frappe... Il lui serait
impossible de provoquer une blessure comme celle que j’ai examinée... Le coup n’a
pas non plus été porté dans le dos...
« Par contre, supposez que quelqu’un soit
assis, ou même debout, mais tout occupé à autre chose... On s’approche
lentement par derrière, on passe une main autour de lui et on enfonce le
couteau avec précision, avec vigueur...
« Tenez, plus exactement encore, c’est comme
si la victime avait été attachée, ou maintenue immobile, et comme si quelqu’un
l’avait alors littéralement « opérée »... Vous comprenez ?
— Je comprends.
Maigret savait bien que le mari de Nine n’avait pu
être attaqué par surprise, lui qui fuyait depuis vingt-quatre heures devant ses
meurtriers.
Ce qui n’était pour le docteur Paul qu’un problème
en quelque sorte théorique avait, aux yeux de Maigret, une humanité plus
chaude.
Il lui avait été donné, à lui, d’entendre la voix
de l’homme. Il l’avait presque vu. Il l’avait suivi pas à pas, de bistrot en
bistrot, au cours de son périple affolé à travers certains quartiers de Paris,
toujours les mêmes, dans le secteur Châtelet-Bastille.
Les deux hommes suivaient les quais, Maigret fumant
sa pipe, et le docteur Paul cigarette sur cigarette – il ne cessait de fumer
pendant les autopsies et prétendait volontiers que le tabac est le meilleur
antiseptique. L’aube pointait. Des trains de bateaux commençaient à descendre
la Seine. On voyait des clochards, engourdis par le froid de la nuit, gravir,
les membres roides, les escaliers des quais où ils avaient dormi à l’abri d’un
pont.
— L’homme a été tué très peu de temps après son
dernier repas, peut-être tout de suite après.
— Vous savez ce qu’il a mangé ?
— Une soupe aux pois, de la brandade de morue et
une pomme. Il a bu du vin blanc. J’ai retrouvé aussi dans l’estomac des traces
d’alcool.
Tiens ! Ils passaient justement devant les Caves
du Beaujolais, dont le patron venait de retirer les volets de bois. On
apercevait la salle sombre et on reniflait au vol une odeur de vinasse.
— Vous rentrez chez vous ? questionnait le
docteur qui se disposait à prendre un taxi.
— Je monte à l’Identité Judiciaire.
La grande maison, quai des Orfèvres, était presque
vide, avec l’équipe des balayeurs dans les couloirs et dans les escaliers
encore imprégnés de l’humidité de l’hiver.
Dans son bureau, Maigret trouva Lucas, qui venait
de s’endormir dans le fauteuil du commissaire.
— Rien de nouveau ?
— Les journaux ont la photographie ;
quelques-uns seulement la publieront dans l’édition du matin, car ils l’ont
reçue tard.
— L’auto ?
— J’en suis à la troisième Citroën jaune, mais
aucune ne colle.
— Tu as téléphoné à Janvier ?
— Il sera ici à huit heures pour me relayer.
— Si on me demande, je suis là-haut... Avertis le
standard, qu’on me passe toutes les communications...
Il n’avait pas sommeil, mais il était lourd, ses
mouvements étaient plus lents que d’habitude. Il gravissait un escalier étroit,
interdit au public, qui le conduisait dans les combles du Palais de Justice. Il
ne faisait qu’entrouvrir une porte aux vitres dépolies, apercevait Moers penché
sur des appareils, continuait son chemin et pénétrait aux sommiers.
Avant même qu’il eût parlé, le spécialiste des
empreintes digitales secouait négativement la tête :
— Rien, monsieur le commissaire...
Autrement dit, le mari de Nine n’avait jamais eu
affaire à la justice française.
Maigret quittait la bibliothèque aux fiches,
retournait chez Moers, retirait son pardessus puis, après un instant d’hésitation,
sa cravate qui lui serrait le cou.
Le mort n’était pas ici, mais il était aussi
présent que dans celui des casiers de l’Institut médico-légal – le numéro 17 – où
le garde l’avait installé.
On parlait peu... Chacun poursuivait son travail
sans s’apercevoir qu’un rayon de soleil se glissait dans la fenêtre mansardée.
Dans un coin se dressait un mannequin articulé qui avait servi souvent et que
Maigret utilisait à nouveau.
Moers, qui avait eu le temps de battre les
vêtements dans leurs sacs de papier respectifs, analysait les poussières ainsi
recueillies.
Maigret, à son tour, s’occupait de ces vêtements.
Avec des gestes soigneux d’étalagiste, il commençait par la chemise et le
caleçon pour habiller le mannequin qui avait à peu près la taille du mort
Il venait de passer le veston quand Janvier entra,
tout frais car il avait dormi dans son lit et ne s’était levé qu’avec le jour.
— Ils l’ont eu, dites donc, patron.
Il chercha Moers des yeux, lui adressa un clin d’œil,
ce qui signifiait que le commissaire n’était pas d’humeur « causante ».
— On vient de signaler une nouvelle auto jaune.
Lucas, qui s’en est occupé, affirme que ce n’est pas la nôtre. D’ailleurs, le
numéro finit par un 9 et non par un 8...
Maigret reculait, pour juger son œuvre.
— Il n’y a rien qui te choque ?
questionna-t-il.
— Attendez... Non... Je ne vois pas... L’homme
était un peu plus petit que le mannequin... Le veston paraît trop court...
— C’est tout ?
— La déchirure produite par le couteau n’est pas
large...
— Rien d’autre ?
— Il ne portait pas de gilet...
— Ce qui me frappe, moi, c’est que le veston n’est
pas du même tissu que le pantalon, ni de la même teinte...
— Cela arrive, vous savez...
— Un instant. Examine le pantalon. Il est à peu
près neuf. Il fait partie d’un complet. Le veston fait partie d’un autre
complet, mais qui, celui-ci, date d’au moins deux ans.
— Cela en a l’air, oui...
— Or l’homme était assez coquet, si on en juge par
ses chaussettes, sa chemise et sa cravate... Téléphone aux Caves du
Beaujolais et dans les autres bistrots... Essaye de savoir si, au cours de
la journée d’hier, il portait un veston et un pantalon dépareillés...
Janvier s’installa dans un coin, et sa voix mit
dans la pièce comme un bruit de fond. Il appelait les cafés tour à tour,
répétait à l’infini :
— Ici, Police Judiciaire... L’inspecteur que vous
avez vu hier... Pourriez-vous me dire si…
Malheureusement, nulle part l’homme n’avait retiré
son imperméable. Il l’avait peut-être entrouvert, mais personne n’avait pris
garde à la couleur de son veston.
— Qu’est-ce que tu fais quand tu rentres chez toi ?
Et Janvier, qui n’était marié que depuis un an, de
répondre avec un sourire narquois :
— J’embrasse ma femme...
— Après ?
— Je m’assieds, et elle m’apporte mes pantoufles...
— Après ?
L’inspecteur réfléchit, se frappa soudain le front.
— J’ai compris ! Je change de veston...
— Tu as un veston d’intérieur ?
— Non... Je passe un vieux veston dans lequel je
suis plus à mon aise...
Et voilà que ces mots donnaient soudain une vie
plus intime à l’inconnu. On l’imaginait rentrant chez lui et, peut-être, comme
Janvier, embrassant sa femme. En tout cas, il retirait son veston neuf pour en
endosser un vieux. Il mangeait.
— Quel jour sommes-nous ?
— Jeudi.
— Nous étions donc hier mercredi. Il t’arrive
souvent de manger au restaurant ? Dans des restaurants bon marché, comme
ceux que devait fréquenter notre homme ?
Maigret, tout en parlant, installait l’imperméable
beige sur les épaules du mannequin. La veille, vers la même heure, à peine un
peu plus tard, cette gabardine était encore sur le dos d’un homme vivant qui
pénétrait aux Caves du Beaujolais, là, presque sous leurs yeux ;
ils n’avaient qu’à regarder par la lucarne, de l’autre côté de la Seine pour
apercevoir la devanture.
Et il appelait Maigret. Il ne demandait pas à
parler à un commissaire ou à un inspecteur, ni, comme quelques-uns qui croient
leur cas important, au directeur de la P. J.
C’était Maigret qu’il voulait.
« Vous ne me connaissez pas », lui avait-il
pourtant avoué.
Il est vrai qu’il avait ajouté :
« Vous avez connu Nine, ma femme… »
Janvier se demandait où le patron voulait en venir
avec son histoire de restaurants.
— Tu aimes la brandade de morue ?
— Je l’adore. Je ne la digère pas, mais j’en mange
quand même chaque fois que j’en ai l’occasion...
— Justement !... Ta femme t’en fait souvent ?
— Non. Cela demande trop de travail. C’est un plat
qu’on prépare rarement chez soi...
— Donc, tu en manges au restaurant, quand il y en
a...
— Oui...
— Il y en a fréquemment au menu ?
— Je ne sais pas... Attendez... Le vendredi, cela
arrive...
— Et c’était hier mercredi... Appelle-moi le
docteur Paul à l’appareil...
Le docteur, qui était occupé à rédiger son rapport,
ne s’étonna pas de la question de Maigret.
— Pourriez-vous me dire s’il y avait des truffes
dans la brandade ?
— Certainement pas... J’en aurais retrouvé des
morceaux...
— Je vous remercie... Voilà Janvier !... Il n’y
avait pas de truffes dans la brandade... Cela élimine les restaurants de luxe
où l’on en met d’habitude... Tu vas descendre au bureau des inspecteurs... Tu
te feras aider par Torrence et par deux ou trois autres... Le standardiste va
gueuler, car vous occuperez les lignes pendant un bout de temps... Appelez les
restaurants les uns après les autres, en commençant par ceux qui se trouvent
dans les quartiers où tu as opéré hier. Sache si l’un d’eux avait de la
brandade au menu du soir... Attends... Occupe-toi d’abord de ceux qui portent
un nom méridional, car c’est là que tu as le plus de chance…
Janvier s’en allait, pas fier ni enchanté du boulot
qu’on venait de lui confier.
***
— Tu as un couteau, Moers ?
La matinée s’avançait, et Maigret ne quittait
toujours pas son mort.
— Place la pointe dans la déchirure de l’imperméable...
Bon... Ne bouge plus...
Il souleva légèrement le tissu afin de voir le
veston en dessous.
— Les déchirures des vêtements ne coïncident pas...
Maintenant frappe d’une autre façon... Mets-toi à gauche... mets-toi à
droite... frappe d’en haut… frappe d’en bas...
— Je comprends...
Quelques techniciens et employés qui avaient pris
leur travail dans l’immense laboratoire les regardaient en coin, échangeaient
des regards amusés.
— Cela ne colle toujours pas... Il y a cinq bons
centimètres entre la déchirure du veston et celle de la gabardine... Apporte
une chaise... Aide-moi...
On asseyait le mannequin, ce qui demandait des
précautions infinies.
— Bon... Quand un homme est assis, contre une table
par exemple, il arrive que le pardessus se soulève... Essaie…
Mais c’est en vain qu’ils tentaient de superposer les
deux déchirures qui auraient dû, logiquement, se trouver juste au-dessus l’une
de l’autre.
— Voilà ! conclut Maigret, comme s’il venait
de résoudre une équation difficile.
— Vous voulez dire que, lorsqu’il a été tué, il ne
portait pas son imperméable ?
— C’est à peu près sûr.
— Pourtant, celui-ci est déchiré comme par un coup
de couteau...
— On l’a déchiré après, pour faire croire. Or, on
ne porte pas un imperméable dans une maison ou dans un restaurant... En se
donnant la peine de maquiller la gabardine, on a tenté de nous faire conclure
que le coup de couteau avait été donné dehors... Si on s’est donné cette
peine...
— ... c’est que le crime a été commis à l’intérieur,
acheva Moers.
— Pour la même raison, on a pris le risque de
transporter le corps place de la Concorde, où le meurtre n’a pas eu lieu...
Il vida sa pipe en la frappant contre son talon,
alla chercher sa cravate, contempla à nouveau le mannequin, qui était encore
plus vivant depuis qu’il était assis. De dos ou de profil, quand on ne voyait
pas la face sans traits et sans couleur, c’était saisissant.
— Tu as trouvé des indices ?
— À peu près rien, jusqu’ici. Je n’ai pas fini.
Dans le creux de la semelle, pourtant, il y a de petites quantités d’une boue
assez curieuse. C’est de la terre imprégnée de vin, comme on en trouverait dans
une cave de campagne où on vient de mettre un tonneau en perce.
— Continue. Téléphone à mon bureau.
Quand il entra chez le chef, celui-ci l’accueillit
en lui lançant :
— Alors, Maigret, et « votre mort » ?
C’était la première fois que le mot était prononcé.
On avait dû raconter au directeur de la P. J. que, depuis deux heures du
matin, le commissaire n’avait pas lâché la piste.
— Ils l’ont quand même eu, dites donc !... J’avoue
qu’hier j’aurais facilement pensé que vous aviez affaire à un farceur, ou à un
détraqué...
— Moi, non... J’ai cru ce qu’il me disait dès son
premier coup de téléphone…
Pourquoi ? Il n’aurait pu l’expliquer. Ce n’était
certainement pas parce que l’homme avait fait appel à lui personnellement. Tout
en conversant avec le directeur, il laissait son regard errer sur le quai d’en
face, que le soleil inondait.
— Le procureur a chargé le juge Coméliau de l’instruction...
Ils se rendent ce matin à l’Institut médico-légal... Vous les rejoindrez ?
— À quoi bon ?
— Voyez quand même Coméliau, ou téléphonez-lui...
Il est assez susceptible…
Maigret en savait quelque chose.
— Vous ne croyez pas à un règlement de comptes ?
— Je ne sais pas. Je m’en assurerai, encore que ce
ne soit pas mon impression.
Les gens du milieu ne se donnent pas la peine, d’habitude,
d’exposer leurs victimes sur la place de la Concorde.
— Enfin !... Faites pour le mieux... Sans
doute quelqu’un ne tardera-t-il pas à le reconnaître ?...
— Cela m’étonnerait...
Encore une impression qu’il aurait eu du mal à
expliquer. Dans son esprit, cela se tenait. Mais, dès qu’il essayait de
préciser, fût-ce pour lui-même, cela devenait confus.
Toujours cette histoire de la place de la Concorde.
Donc, on tenait à ce que le cadavre fût découvert, et découvert rapidement. Il
aurait été plus facile et moins dangereux, par exemple, de le lancer dans la
Seine, avant d’être repêché.
Il ne s’agissait pas d’un homme riche, ni d’une
personnalité, mais d’un petit bonhomme insignifiant.
Pourquoi, si on voulait que la police s’occupât de
lui, lui écraser la figure après coup et retirer de ses poches tout ce qui
pouvait servir à l’identifier ?
Par contre, on n’avait pas décousu la marque du
veston. Parce qu’on savait, évidemment, qu’il s’agissait de vêtements de
confection vendu à des milliers d’exemplaires.
— Vous avez l’air tracassé, Maigret.
Et il ne pouvait que répéter :
— Ça ne colle pas...
Trop de détails qui ne s’emboîtaient pas. Un
détail, en particulier, le chiffonnait personnellement, pour ne pas dire qu’il
le vexait.
À quelle heure avait eu lieu le dernier appel ?
En somme, le dernier signe de vie que l’homme avait donné était le billet remis
au bureau de poste du faubourg Saint-Denis.
C’était en plein jour. Depuis onze heures du matin,
l’inconnu ne ratait pas une occasion de prendre contact avec le commissaire.
Dans le billet encore, il faisait appel à lui, d’une
façon plus pressante que jamais. Il lui demandait même d’alerter les agents
afin que n’importe lequel d’entre eux, dans la rue, fût en mesure de l’aider au
moindre appel.
Or il avait été tué entre huit heures du soir et
dix heures.
Qu’avait-il fait de quatre heures à huit heures ?
Aucun signe de lui, aucune trace. Le silence, un silence qui avait impressionné
Maigret, la veille, encore qu’il n’en eût rien montré. Cela lui avait rappelé
une catastrophe sous-marine à laquelle le monde entier avait en quelque sorte
assisté, minute par minute, grâce à la radio. À telle heure, on entendait
encore les signaux des hommes enfermés dans le submersible échoué au fond de la
mer. On imaginait les bateaux sauveteurs croisant au-dessus. Les signaux se
raréfiaient. Puis, soudain, après des heures, le silence.
L’inconnu, lui, le mort de Maigret, n’avait eu
aucune raison valable de se taire. Il n’avait pu être enlevé, en plein jour,
dans les rues animées de Paris. Il n’avait pas été tué avant huit heures.
Tout laissait supposer qu’il était rentré chez lui,
puisqu’il avait changé de veston.
Il avait dîné à son domicile ou au restaurant. Et
il avait dîné en paix, puisqu’il avait eu le temps de manger la soupe, de la
brandade et une pomme. Jusqu’à cette pomme qui évoquait une idée de
tranquillité !
— Pourquoi s’était-il tu pendant deux heures au
moins ?
Il n’avait pas hésité à déranger le commissaire, à
maintes reprises, à le supplier de mettre l’appareil policier en branle.
Puis, tout à coup, après quatre heures, c’était
comme s’il avait changé d’avis, comme s’il avait voulu laisser la police hors
du jeu.
Cela chiffonnait Maigret. Le terme n’est pas exact,
mais c’était un peu comme si son mort lui avait commis une infidélité.
— Alors, Janvier ?
Le bureau des inspecteurs était bleu de fumée, et
quatre hommes, l’œil morne, étaient rivés à leur téléphone.
— Pas de brandade, patron ! soupira comiquement
Janvier. Pourtant, on est déjà hors du quartier. J’en suis au faubourg
Montmartre, et Torrence est arrivé à la place Clichy...
Maigret téléphona, lui aussi, de son bureau, mais c’était
pour appeler un petit hôtel meublé de la rue Lepic.
— En taxi, oui... Tout de suite...
Sur son bureau, on avait placé des photographies du
mort prises pendant la nuit. Il y avait aussi les journaux du matin, des
rapports, une note du juge Coméliau.
— C’est toi, madame Maigret ?... Pas trop
mal... Je ne sais pas encore si je rentrerai déjeuner... Non, je n’ai pas eu le
temps de me faire raser... Je vais essayer de passer chez le coiffeur... J’ai
mangé, oui...
Il alla chez le coiffeur, en effet, après avoir
averti le garçon de bureau, le vieux Joseph, de faire attendre un visiteur qui
allait se présenter. Il n’eut que le pont à franchir. Il entra dans le premier
salon du boulevard Saint-Michel et eut un regard maussade pour les gros yeux
pochés que lui renvoyait le miroir.
Il savait qu’en sortant il ne résisterait pas à l’envie
d’aller boire un verre aux Caves du Beaujolais. D’abord parce qu’il
aimait vraiment l’atmosphère de ces petits cafés-là, où on ne voit jamais
personne et où le patron bavarde familièrement avec vous. Il aimait le
beaujolais aussi, surtout servi, comme ici, dans des petits cruchons de grès.
Mais il y avait autre chose. Il suivait son mort.
— Ça m’a fait un drôle d’effet de lire le journal
ce matin, monsieur le commissaire. Je l’ai peu vu, vous le savez. Pourtant,
quand j’y repense, il était sympathique. Je le revois entrer en gesticulant. Il
était troublé bien sûr, mais il avait une bonne tête. Tenez, je parierais qu’en
temps normal c’était un rigolo... Vous allez vous moquer de moi : plus je
vais, plus je lui trouve une tête de comique... Il me rappelle quelqu’un... Il
y a des heures que je cherche...
— Quelqu’un qui lui ressemble ?
— Oui... Non... C’est plus compliqué... Il me
rappelle quelque chose, et je n’arrive pas à savoir quoi... On ne l’a pas
encore identifié ?
Cela aussi était curieux, mais pas encore anormal.
Les journaux étaient parus depuis le matin. Certes, le visage avait été abîmé,
pas au point, cependant, d’être méconnaissable pour quelqu’un de très familier,
pour la femme ou la mère, par exemple.
L’homme avait un domicile quelque part, fût-ce à l’hôtel.
Il n’était pas rentré chez lui de la nuit.
Logiquement, dans les quelques heures, quelqu’un
devait ou reconnaître sa photographie, ou signaler sa disparition.
Pourtant Maigret ne s’y attendait pas. Il
franchissait à nouveau le pont, une agréable saveur, un peu rêche, de
beaujolais à la bouche. Il gravissait l’escalier terne, où certains le
regardaient avec une crainte respectueuse.
Un coup d’œil dans la salle d’attente vitrée. Son
homme était là, debout, fumant sa cigarette avec désinvolture.
— Par ici...
Il l’introduisait dans son bureau, lui désignait
une chaise, retirait son chapeau et son pardessus sans cesser d’observer son
visiteur en coin. Celui-ci, à la place où il était, avait directement sous les
yeux les photographies du mort.
— Eh bien ! Fred ?
— À votre disposition, monsieur le commissaire...
Je ne m’attendais pas à ce que vous m’appeliez... Je ne vois rien qui...
Il était maigre, très pâle, d’une élégance un peu
efféminée. De temps en temps, un pincement des narines trahissait l’intoxiqué.
— Tu ne le connais pas ?
— J’ai compris en arrivant, dès que j’ai aperçu les
photos... On l’a sérieusement amoché, dites donc !
— Tu ne l’as jamais vu ?
On sentait que Fred faisait consciencieusement son
métier d’indicateur. Il examinait les photographies avec attention, s’approchait
même de la fenêtre pour les voir en pleine lumière.
— Non... Et cependant...
Maigret attendait en rechargeant son poêle.
— C’est non !... Je jurerais que je ne l’ai
jamais vu... Encore qu’il me rappelle quelque chose... C’est vague... Il n’appartient
pas au milieu, en tout cas… Même si c’était un nouveau, je l’aurais déjà
rencontré...
— À quoi te fait-il penser ?
— C’est justement ce que je cherche... Vous ne
connaissez pas son métier ?
— Non...
— Ni le quartier qu’il habitait ?
— Pas davantage...
— Ce n’est pas quelqu’un de la province non plus,
cela se sent...
— J’en suis persuadé…
Maigret avait noté la veille que l’homme avait un
accent parisien assez prononcé, l’accent du petit peuple, de ceux qu’on
rencontre dans le métro, dans les bistrots de la périphérie, ou encore sur les
gradins du Vel’ d’Hiv’.
Au fait... Une idée lui venait... Il la
contrôlerait tout à l’heure...
— Tu ne connais pas non plus une certaine Nine ?
— Attendez... Il y en a une à Marseille,
sous-maîtresse dans une maison de la rue Saint-Ferréol...
— Ce n’est pas celle-là, je la connais... Elle a
cinquante ans pour le moins...
Fred regarda la photographie de l’homme, qui devait
avoir une trentaine d’années, et murmura :
— Cela n’empêche pas, vous savez !
— Prends une de ces photos. Cherche. Montre-la un
peu partout...
— Comptez sur moi... J’espère que d’ici quelques
jours j’aurai un tuyau à vous donner... Pas à ce sujet-là, mais à propos d’un
gros marchand de drogues... Jusqu’ici, je ne le connais que sous le nom de M.
Jean... Je ne l’ai jamais vu... Je sais seulement qu’il est derrière toute une
bande de revendeurs... Je leur achète de la camelote régulièrement... Cela me
coûte cher... Quand vous aurez du fric en trop...
Janvier, à côté, était toujours en quête de
brandade.
— Vous aviez raison, patron. Tout le monde me
répond qu’on ne fait la brandade que le vendredi. Et, encore, pas souvent. La
semaine sainte, quelquefois le mercredi, mais nous sommes encore loin de
Pâques...
— Laisse ça à Torrence... Il y a quelque chose au
Vel’ d’Hiv’, cet après-midi ?
— Attendez que je consulte le journal.
Il y avait des courses cyclistes derrière moto.
— Prends une photo avec toi. Tu verras les vendeurs
de billets, les marchands d’oranges et de cacahuètes... Fais le tour des
bistrots des environs... Puis tu pourras rôder dans les cafés de la porte
Dauphine...
— Vous croyez que c’était un sportif ?
Maigret ne savait pas. Il sentait quelque chose,
lui aussi, comme les autres, comme le patron des Caves du Beaujolais,
comme Fred l’indicateur, mais c’était fluide, imprécis.
Il ne voyait pas son mort dans un bureau, ni
vendeur de magasin. Fred affirmait qu’il n’appartenait pas au milieu.
Par contre, il était à son aise dans les petits
bars populaires.
Il avait une femme prénommée Nine. Et, cette femme,
Maigret l’avait connue.
À quel titre ? Est-ce que l’homme s’en serait
vanté si le commissaire l’avait connue comme cliente ?
— Dubonnet... Tu vas aller aux « mœurs »...
Tu demanderas la liste des filles en carte de ces dernières années... Tu
prendras les adresses de toutes les Nine que tu pourras trouver... Tu iras les
voir... Tu comprends ?
Dubonnet était un jeune qui sortait des écoles, un
peu raide, toujours tiré à quatre épingles, d’une politesse exquise avec tout
le monde, et c’était peut-être par ironie que Maigret le chargeait de cette
besogne.
Il en envoyait un autre dans tous les petits cafés
entourant le Châtelet, la place des Vosges et la Bastille.
Pendant ce temps-là, le juge Coméliau, qui, lui,
dirigeait l’instruction de son cabinet, l’attendait avec impatience, ne
comprenant pas que Maigret ne fût pas encore venu prendre contact avec lui.
— Les Citroën jaunes ?
— Ériau s’en occupe...
Tout cela, c’était la routine. Même si cela ne
servait à rien, cela devait se faire. Sur toutes les routes de France, la
police, la gendarmerie interpellaient les conducteurs de Citroën jaunes.
Il fallait aussi envoyer quelqu’un dans le magasin
du boulevard Sébastopol, où le veston du mort avait été acheté, puis dans un
autre magasin du boulevard Saint-Martin, d’où provenait l’imperméable.
Pendant ce temps-là, cinquante autres affaires
réclamaient des inspecteurs. Ils entraient, sortaient, téléphonaient, tapaient
leur rapport. Les gens attendaient dans les couloirs. On courait des « garnis »
aux « mœurs » et des « mœurs » à l’Identité Judiciaire.
La voix de Moers, au téléphone :
— Dites donc, patron... Un tout petit détail, qui
est sans doute sans importance... Je trouve si peu de chose que je vous le
signale à tout hasard... J’avais prélevé des cheveux, comme d’habitude. L’analyse
révèle des traces de rouges à lèvres...
C’était presque comique, et pourtant personne ne
riait. Une femme avait embrassé le mort de Maigret dans les cheveux, une femme
qui portait du rouge à lèvres.
— J’ajoute que c’est un rouge bon marché et que la
femme est probablement brune, car son rouge est très foncé...
Était-ce la veille qu’une femme avait embrassé l’inconnu ?
Était-ce chez lui, alors qu’il était rentré pour changer de veston ?
Au fait, s’il s’était changé, c’est qu’il ne
comptait pas sortir à nouveau. Un homme qui rentre chez lui pour une heure ne
prend pas la peine de passer un autre vêtement.
Ou, alors, il avait été appelé dehors à l’improviste...
Mais pouvait-on croire que, traqué comme il l’était, affolé au point de courir
les rues de Paris en gesticulant et en appelant sans cesse la police au bout du
fil, il serait sorti de chez lui après la tombée de la nuit ?
Une femme l’embrassait dans les cheveux. Ou bien
elle avait appuyé le visage contre sa joue. De toute façon, c’était un geste
tendre.
Maigret soupira en bourrant une nouvelle pipe,
regarda l’heure. Il était midi et quelques minutes.
À peu près l’heure à laquelle, la veille, l’homme
traversait la place des Vosges où chantaient les fontaines.
Le commissaire franchit la petite porte faisant
communiquer la P. J. avec le Palais de Justice. Des robes d’avocats
flottaient comme de grands oiseaux noirs dans les couloirs.
— Allons voir le vieux singe ! soupira
Maigret, qui n’avait jamais pu sentir le juge Coméliau.
Il savait fort bien que celui-ci l’accueillerait
par une phrase glacée qui constituerait à ses yeux le plus cinglant des
reproches :
« Je vous attendais, monsieur le
commissaire... »
Il aurait été capable de dire :
« J’ai failli attendre... »
Maigret s’en moquait éperdument.
Depuis deux heures et demie du matin, Maigret
vivait avec son mort.
CHAPITRE III
Je suis enchanté, monsieur le commissaire, de vous
avoir enfin au bout du fil.
— Croyez, monsieur le juge, que tout le plaisir est
pour moi.
Mme Maigret leva vivement la tête. Elle
était toujours mal à l’aise quand son mari prenait cette voix-là, paisible et
bonasse, et, lorsque c’était avec elle que cela arrivait, elle se mettait à
pleurer, tant elle était déroutée.
— Voilà cinq fois que je vous appelle à votre
bureau.
— Et je n’y étais pas ! soupira-t-il avec
consternation.
Elle lui fit signe de faire attention, de ne pas
oublier qu’il parlait à un juge, dont le beau-frère, par surcroît, avait été
deux ou trois fois ministre.
— On vient seulement de m’apprendre que vous étiez
malade...
— Si peu, monsieur le juge. Les gens exagèrent
toujours. Un gros rhume. Et, encore, je me demande s’il est si gros que cela !
C’était peut-être le fait de se trouver chez lui,
en pyjama, en robe de chambre moelleuse, les pieds dans des pantoufles, bien
calé au fond de son fauteuil, qui inspirait à Maigret cette humeur enjouée.
— Ce qui m’étonne, c’est que vous ne m’ayez pas
fait savoir qui vous remplace.
— Me remplacer où ?
La voix du juge Coméliau était sèche, froide, volontairement
impersonnelle, tandis que celle du commissaire, au contraire, devenait de plus
en plus bonhomme.
— Je parle de l’affaire de la place de la Concorde.
Je suppose que vous ne l’avez pas oubliée !
— J’y pense toute la journée. Tout à l’heure encore,
je disais à ma femme...
Et celle-ci faisait des signes plus véhéments pour
lui ordonner de ne pas la mêler à cette histoire. L’appartement était petit et
chaud. Les meubles de la salle à manger, en chêne sombre dataient du mariage de
Maigret. En face, à travers le tulle des rideaux, on apercevait, en grandes
lettres noires sur un mur blanc : Lhoste et Pépin – Outillage de
précision.
Il y avait trente ans que Maigret voyait ces
mots-là, chaque jour, matin et soir, avec, en dessous, la vaste porte de l’entrepôt
toujours flanquée de deux ou trois camions portant les mêmes mots, et il n’en
était pas écœuré.
Au contraire ! Cela lui faisait plaisir. Il
les caressait en quelque sorte du regard. Puis, invariablement, il regardait
plus haut, le derrière d’une maison lointaine, avec du linge qui séchait aux
fenêtres et, à l’une de celles-ci, dès que le temps était doux, un géranium
rouge.
Ce n’était probablement pas le même géranium. Il
aurait juré, en tout cas, que le pot de fleurs était là, comme lui, depuis trente
ans. Et, pendant tout ce temps, pas une fois Maigret n’avait vu quelqu’un se
pencher sur l’appui de la fenêtre, ni arroser la plante. Quelqu’un habitait la
chambre, c’était certain, mais ses heures ne devaient pas coïncider avec celles
du commissaire.
— Vous pensez, monsieur Maigret, qu’en votre
absence vos subordonnés mènent l’enquête avec toute la diligence désirable ?
— J’en suis persuadé, monsieur Coméliau. J’en suis
même sûr. Vous ne pouvez savoir à quel point on est bien, pour diriger une
enquête de cette sorte, dans une pièce calme et surchauffée, dans un fauteuil,
chez soi, loin de toute agitation, avec seulement un téléphone à portée de la
main, près du pot de tisane. Je vais vous confier un petit secret : je me
demande si, cette enquête n’existant pas, je serais malade. Je ne le serais
pas, évidemment, puisque c’est place de la Concorde, la nuit où l’on a
découvert le corps que j’ai attrapé froid. Ou encore le matin, au petit jour,
quand nous avons marché, le long des quais, le docteur Paul et moi, après l’autopsie.
Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Sans l’enquête, le rhume ne serait qu’un
rhume qu’on traite par le mépris, vous comprenez ?
Le visage du juge Coméliau, dans son cabinet,
devait être jaune, peut-être verdâtre, et la pauvre Mme Maigret ne
savait plus à quel saint se vouer. Elle qui avait tant de respect pour les
situations acquises, pour toutes les hiérarchies !
— Mettons qu’ici, chez moi, avec ma femme pour me
soigner, je me sente beaucoup plus tranquille pour penser à l’enquête et pour
la diriger. Personne ne me dérange, ou si peu...
— Maigret ! intervint sa compagne.
— Chut !
Le juge parlait.
— Vous trouvez normal qu’après trois jours cet
homme ne soit pas encore identifié ? Son portrait a paru dans tous les
journaux. D’après ce que vous m’avez dit vous-même, il y a une femme...
— Il me l’a dit en effet.
— Laissez-moi parler, je vous prie. Il a une femme,
probablement des amis. Ils a aussi des voisins, un propriétaire, que sais-je ?
Des gens ont l’habitude de le voir passer dans la rue à certaines heures. Or
personne ne s’est encore présenté pour le reconnaître ou pour signaler sa
disparition. Il est vrai que tout le monde ne connaît pas le chemin du
boulevard Richard-Lenoir.
Pauvre boulevard Richard-Lenoir ! Pourquoi
diable avait-il si mauvaise réputation ? Évidemment, il débouchait à la
Bastille. Évidemment aussi il était flanqué de petites rues populeuses. Et le
quartier était plein d’ateliers, d’entrepôts. Cependant le boulevard était
large, avec même de l’herbe au milieu. Il est vrai qu’elle poussait au-dessus
du métro, dont les bouches s’ouvraient par-ci, par-là, tièdes et sentant l’eau
de Javel, et que toutes les deux minutes, au passage des rames, les maisons
étaient prises d’un curieux frémissement.
Question d’habitude. Des amis, des collègues, cent
fois depuis trente ans, lui avaient trouvé un appartement dans ce qu’ils
appelaient des quartiers plus gais. Il allait les visiter. Il grommelait :
— C’est bien, évidemment...
— Et quelle vue, Maigret !
— Oui...
— Les pièces sont grandes, claires...
— Oui... C’est parfait... Je serais ravi d’habiter
ici... Seulement...
Il prenait son temps avant de soupirer en hochant
la tête :
— ... Il faudrait déménager !
Tant pis pour ceux qui n’aimaient pas le boulevard
Richard-Lenoir. Tant pis pour le juge Coméliau.
— Dites-moi, monsieur le juge, vous est-il arrivé
de vous enfoncer un petit pois sec dans le nez ?
— Comment ?
— Je dis : un petit pois sec. Je me souviens
que nous jouions à ça quand j’étais enfant. Essayez. Regardez-vous ensuite dans
la glace. Vous serez surpris du résultat. Je parie qu’avec un pois dans une des
narines vous passerez à côté des gens qui vous voient tous les jours sans qu’ils
vous reconnaissent. Rien ne change davantage une physionomie. Et ce sont les
personnes les plus habituées à nous qui sont les plus déroutées par le moindre
changement.
« Or vous n’ignorez pas que le visage de notre
homme a été déformé beaucoup plus sévèrement que par un petit pois dans le nez.
« Il y a autre chose. Les hommes ont peine à
imaginer que leur voisin de palier, leur collègue de bureau, le garçon de café
qui les sert chaque midi puisse tout à coup devenir différent de ce qu’il est,
se transformer en assassin ou en victime, par exemple. On apprend les crimes
par les journaux, et on se figure que cela se passe dans un autre monde, dans
une autre sphère. Pas dans sa rue. Pas dans sa maison.
— En somme, vous trouvez normal que personne ne l’ait
encore reconnu ?
— Je ne m’en étonne pas outre mesure. J’ai vu le
cas d’une noyée pour qui cela a pris six mois. Et c’était au temps de l’ancienne
morgue, quand la réfrigération n’existait pas et quand un filet d’eau fraîche
coulait seulement d’un robinet sur chaque corps !
Mme Maigret soupira, renonçant à le
faire taire.
— Bref, vous êtes satisfait. Un homme a été tué et,
après trois jours, non seulement nous n’avons aucune trace de l’assassin, mais
nous ne savons rien de la victime.
— Je sais des tas de petites choses, monsieur le
juge.
— Si petites, sans doute, qu’elles ne méritent pas
de m’être communiquées, encore que je sois saisi de l’instruction.
— Tenez, par exemple. L’homme était coquet.
Peut-être pas avec goût, mais coquet, comme l’indiquent ses chaussettes et sa
cravate. Or, avec un pantalon gris et une gabardine, il portait des chaussures en
chevreau noir, des chaussures très fines.
— Fort intéressant, en effet !
— Fort intéressant, oui. Surtout qu’il portait
aussi une chemise blanche. N’auriez-vous pas pensé qu’un homme aimant les
chaussettes mauves et les cravates à ramages aurait préféré une chemise de
couleur, tout au moins rayée ou à petits dessins ? Entrez dans un bistrot
comme ceux où il nous a conduits et où il semblait à son aise. Vous y verrez
peu de chemises entièrement blanches.
— Vous en concluez ?
— Attendez. Dans deux de ces bistrots au moins – Torrence
y est retourné – il a commandé une « Suze-citron » comme s’il en
avait l’habitude.
— Nous connaissons donc ses goûts en matière d’apéritifs !
— Vous avez déjà bu de la Suze, monsieur le juge ?
C’est une boisson amère, assez peu chargée en alcool. Ce n’est pas un de ces
apéritifs que l’on sert à tout bout de champ, et j’ai eu l’occasion de
remarquer que ceux qui l’ont adoptée sont, le plus souvent, des gens qui ne
vont pas au café boire pour se donner le petit coup de gaieté de l’apéritif,
mais ceux qui y vont professionnellement, les voyageurs de commerce, par
exemple, obligés d’accepter de nombreuses tournées.
— Vous en déduisez que le mort était voyageur de
commerce ?
— Non.
— Alors ?
— Attendez. Cinq ou six personnes l’ont vu, dont
nous possédons les témoignages. Aucune d’entre elles ne nous en donne une
description détaillée. La plupart parlent d’un petit bonhomme gesticulant. J’allais
oublier un détail que Moers a découvert ce matin. C’est un garçon
consciencieux. Il n’est jamais satisfait de son travail et il y revient de
lui-même sans qu’on le lui demande. Eh bien ! Moers vient de découvrir que
le mort marchait en canard.
— Comment ?
— En canard ! Les pointes des pieds en dehors,
si vous préférez.
Il fit signe à Mme Maigret de lui
bourrer une pipe et surveilla l’opération du coin de l’œil, recommandant par
gestes de ne pas trop tasser le tabac.
— Je parlais donc des descriptions que nous avons
de lui. Elles son vagues, et pourtant deux personnes sur cinq ont la même
impression. « Je ne suis pas sûr..., dit le patron des Caves du
Beaujolais. C’est imprécis... Pourtant, il me rappelle quelque chose...
Mais quoi ? » Or ce n’est pas un acteur de cinéma. Pas même un
figurant. Un inspecteur a fait le tour des studios. Ce n’est pas non plus un
homme politique, ni un magistrat...
— Maigret ! s’exclamait sa femme.
Il allumait sa pipe, sans cesser de parler,
entrecoupant les mots par des bouffées.
— Demandez-vous, monsieur le juge, à quelle
profession ces détails peuvent correspondre.
— Je n’apprécie pas les charades.
— Quand on est forcé de garder la chambre, vous
savez, on a le temps de réfléchir. J’allais oublier le plus important. On a,
bien entendu, cherché dans des milieux différents. Les courses cyclistes et les
matches de football n’ont rien donné. J’ai fait aussi questionner tous les
tenanciers du P. M. U.
— Pardon ?
— Pari-Mutuel-Urbain... Vous connaissez ces cafés
où l’on peut jouer aux courses sans se déranger... je ne sais pas pourquoi, je
voyais bien mon bonhomme hanter les agences du P. M. U... Cela n’a rien donné
non plus...
Il avait une patience angélique. On aurait dit qu’il
étirait à plaisir cet entretien téléphonique.
— Par contre, aux courses, Lucas a eu plus de
chance... Cela a été long... On ne peut parler de reconnaissance formelle...
Toujours à cause des déformations du visage... N’oubliez pas non plus qu’on n’est
pas habitué à voir les gens morts, mais vivants, et que le fait d’être
transformé en cadavre change beaucoup un homme... Pourtant, sur les
hippodromes, quelques personnes se souviennent de lui... Ce n’était pas un
client du pesage, mais de la pelouse... D’après un marchand de tuyaux, il était
assez assidu...
— Cela ne vous a néanmoins pas suffi pour découvrir
son identité ?
— Non. Mais ça et le reste, tout ce que je vous ai
raconté, me permet de dire, presque à coup sûr, qu’il était dans la limonade.
— La limonade ?
— C’est le terme consacré, monsieur le juge. Il
englobe les garçons de café, les plongeurs, les barmen et même les patrons. C’est
un mot professionnel pour désigner tout ce qui s’occupe de la boisson, à l’exclusion
de la restauration. Remarquez que tous les garçons de café se ressemblent. Je
ne dis pas qu’ils se ressemblent réellement, mais ils ont un air de famille.
Cent fois il vous arrivera d’avoir l’impression de reconnaître un garçon que
vous n’avez jamais vu.
« La plupart ont les pieds sensibles, ce qui
se conçoit. Regardez leurs pieds. Ils portent des chaussures fines et souples,
presque des pantoufles. Vous ne verrez jamais un garçon de café ou un maître d’hôtel
avec des souliers de sport à triple semelle. Ils ont aussi,
professionnellement, l’habitude des chemises blanches.
« Je ne prétends pas que ce soit obligatoire,
mais il y en a un pourcentage important qui marche en canard.
« J’ajoute que, pour une raison qui m’échappe,
les garçons de café ont un goût prononcé pour les courses de chevaux et que
beaucoup d’entre eux, qui travaillent de bonne heure le matin, ou de nuit,
fréquentent assidûment les hippodromes.
— Bref, vous concluez que notre homme était garçon
de café.
— Non. Justement non.
— Je ne comprends plus.
— Il était dans la limonade, mais il n’était pas
garçon de café. J’y ai pensé pendant des heures, en somnolant.
Chaque mot devait faire sursauter le juge, sculpté
dans la glace.
— Tout ce que je viens de vous dire des garçons de
café, en effet, s’applique aux patrons de bistrots. Ne me taxez pas de vanité,
mais j’ai toujours eu l’impression que mon mort n’était pas un employé, mais
plutôt quelqu’un d’établi à son compte. C’est pourquoi ce matin, à onze heures,
j’ai téléphoné à Moers. La chemise se trouve toujours à l’Identité Judiciaire.
Je ne me souvenais plus de l’état dans lequel elle était. Il l’a examinée à
nouveau. Remarquez que le hasard nous a servi, car elle aurait pu être neuve.
Il arrive à tout le monde de mettre une chemise neuve. Par chance, elle ne l’est
pas. Elle est même passablement usée au col.
— Sans doute les patrons de bar usent-ils leur
chemise au col ?
— Non, monsieur le juge, pas plus que les autres.
« Mais ils ne les usent pas aux poignets. Je
parle des petits bars populaires et non des bars américains de l’Opéra ou des
Champs-Elysées. Un patron de bar, qui doit sans cesse plonger les mains dans de
l’eau et dans la glace, a toujours les manches retroussées. Or, Moers me l’a
confirmé, la chemise, usée au col, usée au point de montrer la trame, ne porte
aucune trace d’usure aux poignets.
Ce qui commençait à dérouter Mme
Maigret, c’est qu’il parlait maintenant avec un air de profonde conviction.
— Ajoutez à cela la brandade...
— C’est aussi un goût spécial des patrons de petits
bars ?
— Non, monsieur le juge. Seulement Paris est plein
de petits bars où l’on sert à manger à quelques clients. Sans nappe, vous
savez, à même la table. C’est souvent la patronne qui cuisine. On n’y trouve
que le plat du jour. Dans ces bars-là, où il y a des heures creuses, le patron
est libre une bonne partie de l’après-midi. C’est pourquoi, depuis ce matin,
deux inspecteurs battent tous les quartiers de Paris, en commençant par celui
de l’Hôtel de Ville et de la Bastille. Vous remarquerez que notre homme s’est
toujours tenu dans ces parages. Les Parisiens sont farouchement attachés à leur
quartier, à croire qu’il n’y a que là qu’ils se sentent en sûreté.
— Vous espérez une solution prochaine ?
— J’espère une solution tôt ou tard. Voyons ?
Est-ce que je vous ai tout dit ? Il me reste à vous parler de la tache de
vernis.
— Quelle tache de vernis ?
— Sur le fond du pantalon. C’est Moers, toujours,
qui l’a découverte. Elle est pourtant à peine visible. Il affirme que c’est du
vernis frais. Il a ajouté que ce vernis a été étendu sur un meuble voilà trois
ou quatre jours. J’ai envoyé dans les gares, à commencer par la gare de Lyon.
— Pourquoi la gare de Lyon ?
— Parce que c’est comme le prolongement du quartier
de la Bastille.
— Et pourquoi une gare ?
Maigret soupira. Bon Dieu ! que c’était long à
expliquer ! Et comme un juge d’instruction peut manquer du sens le plus
élémentaire des réalités ! Comment des gens qui n’ont jamais mis les pieds
dans un bistrot, ni dans un P. M. U., ni sur la pelouse des champs de courses,
comment des gens qui ne savent pas ce que signifie le mot limonade peuvent-ils
se prétendre capables de déchiffrer l’âme des criminels ?
— Vous devez avoir mon rapport sous les yeux.
— Je l’ai relu plusieurs fois.
— Quand j’ai reçu le premier coup de téléphone,
mercredi à onze heures du matin, il y avait déjà longtemps que l’homme avait
quelqu’un sur les talons. Depuis la veille au moins. Il n’a pas pensé tout de
suite à avertir la police. Il espérait s’en tirer par ses propres moyens.
Pourtant il avait déjà peur. Il savait qu’on en voulait à sa vie. Il fallait
donc qu’il évitât de se trouver dans des endroits déserts. La foule était sa
sauvegarde. Il n’osait pas non plus rentrer chez lui, où on l’aurait suivi et
abattu. Il existe, même à Paris, assez peu d’endroits ouverts toute la nuit. En
dehors des cabarets de Montmartre, il y a les gares, qui sont éclairées et où
les salles d’attente ne sont jamais vides. Eh bien ! les banquettes de la
salle d’attente des troisièmes classes ont été revernies lundi, à la gare de
Lyon. Moers déclare que le vernis est identique à celui du pantalon.
— On a questionné les employés ?
— Et on continue, oui, monsieur le juge.
— En somme, vous avez malgré tout obtenu quelques
résultats.
— Malgré tout. Je sais aussi à quel moment notre
homme a changé d’avis.
— Changé d’avis en quoi ?
Mme Maigret versait à son mari une tasse
de tisane et lui faisait signe de la boire tant qu’elle était chaude.
— D’abord, comme je viens de vous le dire, il a
espéré s’en tirer par ses propres moyens. Puis, mercredi matin, l’idée lui est
venue de s’adresser à moi. Il a persisté dans cette voie jusqu’à quatre heures
de l’après-midi environ. Que s’est-il passé alors ? Je l’ignore. Peut-être,
après nous avoir lancé son dernier S. O. S., du bureau de poste du faubourg
Saint-Denis, s’est-il figuré que cela ne servirait à rien ? Toujours
est-il qu’une heure plus tard environ, vers cinq heures, il est entré dans une
brasserie de la rue Saint-Antoine.
— Un témoin s’est donc présenté en fin de compte ?
— Non, monsieur le juge. C’est Janvier qui l’a
déniché, à force de montrer la photographie dans tous les cafés et de
questionner les garçons. Bref, il a commandé une Suze – et ce détail indique qu’il
n’y a guère de chances d’erreur sur la personne – et il a réclamé une
enveloppe. Pas du papier à lettres, mais seulement une enveloppe. Ensuite, tout
en la fourrant dans sa poche, il s’est précipité vers la cabine téléphonique,
après avoir pris un jeton à la caisse. Il a eu sa communication. La caissière a
entendu le déclic.
— Et vous n’avez pas reçu ce coup de téléphone ?
— Non, avoua Maigret avec une sorte de rancune. Il
ne nous était pas destiné. Il s’adressait ailleurs, comprenez-vous ! Quant
à l’auto jaune...
— Vous en avez des nouvelles ?
— Vagues, mais qui concordent. Vous connaissez le
quai Henri-IV ?
— Du côté de la Bastille ?
— Exactement. Vous voyez que tout se passe dans le
même secteur, au point qu’on a l’impression de tourner en rond. Le quai
Henri-IV est un des plus calmes, des moins fréquentés de Paris. On n’y trouve
pas une boutique, pas un bar, rien que des maisons bourgeoises. C’est un jeune
porteur de télégrammes qui a vu l’auto jaune, mercredi, à huit heures dix
exactement. Il l’a remarquée parce qu’elle se trouvait en panne en face du
numéro 63, où il avait justement un télégramme à remettre. Deux hommes étaient
penchés sur le capot ouvert.
— Il a pu vous en donner le signalement ?
— Non. Il faisait noir.
— Il a relevé le numéro ?
— Non plus. C’est rare, monsieur le juge, que les
gens pensent à relever le numéro des automobiles qu’ils rencontrent. Ce qui est
important, c’est que la voiture était tournée vers le pont d’Austerlitz. C’est
aussi qu’il était huit heures dix, étant donné que nous savons par l’autopsie
que le crime a été commis entre huit et dix heures.
— Vous croyez que votre état de santé vous
permettra bientôt de sortir ?
Le juge était un peu radouci, mais il ne voulait
pas céder.
— Je ne sais pas.
— Dans quel sens, à présent, dirigez-vous l’enquête ?
— Dans aucun sens. J’attends. Il n’y a que cela à
faire, n’est-il pas vrai ? Nous sommes au point mort. Nous avons fait, ou
plutôt mes hommes ont fait tout ce qu’ils pouvaient. Il ne reste qu’à attendre.
— Attendre quoi ?
— N’importe quoi. Ce qui se présentera. Peut-être
un témoignage ? Peut-être un fait nouveau ?
— Vous croyez que cela se produira ?
— Il faut l’espérer.
— Je vous remercie. Je vais rendre compte de notre
conversation au procureur.
— Présentez-lui mes respects.
— Meilleure santé, monsieur le commissaire.
— Je vous remercie, monsieur le juge.
Quand il raccrocha, il était grave comme un dindon.
Il observait du coin de l’œil Mme Maigret, qui avait repris son
tricot et qu’il sentait en proie à une sourde inquiétude.
— Tu ne penses pas que tu es allé trop loin ?
— Trop loin en quoi ?
— Avoue que tu as plaisanté.
— Pas le moins du monde.
— Tu n’as pas cessé de te moquer de lui.
— Tu crois ?
Et il paraissait sincèrement étonné. C’est qu’au
fond il avait parlé très sérieusement. Tout ce qu’il avait dit était exact, y
compris le doute qu’il avait émis sur sa propre maladie. Cela lui arrivait de
temps en temps, comme ça, quand une enquête n’avançait pas à son gré, de se
mettre au lit ou de garder la chambre. On le dorlotait. On marchait à pas
feutrés. Il échappait au va-et-vient et au vacarme de la P. J., aux
questions des uns et des autres, aux cent tracasseries quotidiennes. Ses
collaborateurs venaient le voir ou lui téléphonaient. Tout le monde se montrait
patient avec lui. On s’informait de sa santé. Et, moyennant quelques tisanes qu’il
buvait avec une moue, il obtenait quelques grogs de la sollicitude de Mme
Maigret.
C’était vrai qu’il avait des traits communs avec
son mort. Au fond – il y pensait soudain – ce n’étaient pas tant les
déménagements qui l’effrayaient, mais le fait de changer d’horizon. L’idée de
ne plus voir les mots Lhoste et Pépin dès son réveil, de ne plus faire
le même chemin, chaque matin, le plus souvent à pied…
Ils étaient tous les deux de leur quartier, le mort
et lui. Et cette constatation lui faisait plaisir. Il vidait sa pipe, en
bourrait une autre.
— Tu crois vraiment que c’est un tenancier de bar ?
— J’ai peut-être exagéré un tout petit peu en me
montrant affirmatif, mais, puisque je l’ai dit, je souhaite qu’il en soit
ainsi. Cela se tient, tu sais ?
— Qu’est-ce qui se tient ?
— Tout ce que j’ai raconté. Au début, je ne croyais
pas que j’en dirais autant. Ils m’arrivait d’improviser. Puis j’ai senti que
tout cela collait. Jai continué.
— Et si c’était un cordonnier, ou un tailleur ?
— Le docteur Paul me l’aurait dit. Moers aussi.
— Comment auraient-ils pu le savoir ?
— Le docteur l’aurait découvert en étudiant les
mains, les callosités, les déformations ; Moers, d’après les poussières
trouvées dans les vêtements.
— Et si c’était n’importe quoi d’autre qu’un
tenancier de bar ?
— Tant pis, alors ! Passe-moi mon livre.
C’était encore une habitude, quand il était malade,
de se plonger dans un roman d’Alexandre Dumas père : il possédait ses
œuvres complètes dans une vieille édition populaire aux pages jaunies, aux
gravures romantiques, et rien que l’odeur qui émanait de ces livres-là lui
rappelait toutes les petites maladies de sa vie.
On entendait le poêle qui ronronnait, les aiguilles
à tricoter qui cliquetaient. En levant les yeux, il voyait le va-et-vient du
balancier de cuivre de la pendule dans son armoire de chêne sombre.
— Tu devrais reprendre de l’aspirine.
— Si tu veux.
— Pourquoi penses-tu qu’il se soit adressé à quelqu’un
d’autre ?
Brave Mme Maigret ! Elle aurait
bien voulu l’aider. D’habitude, elle ne se permettait guère de questions sur
ses activités professionnelles – à peine sur l’heure probable de ses rentrées
et de ses repas – mais, quand il était malade et qu’elle le voyait travailler,
elle ne pouvait s’empêcher d’être un peu inquiète. Au fond, tout au fond d’elle-même,
elle devait penser qu’il n’était pas sérieux.
À la P. J., sans doute se montrait-il
différent, sans doute agissait-il et parlait-il comme un vrai commissaire ?
Cet entretien avec le juge Coméliau – surtout avec
lui ! – la tarabustait, et on voyait qu’elle ne cessait pas d’y penser,
tout en comptant ses points du bout des lèvres.
— Dis donc, Maigret...
Il leva un front buté, car il était plongé dans sa
lecture.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Tu
as dit, à propos de la gare de Lyon, qu’il n’avait pas osé rentrer chez lui,
parce que l’homme l’y aurait suivi.
— Oui, j’ai probablement dit ça.
— Hier, tu m’as dit qu’il avait sans doute changé
de veston.
— Oui. Eh bien ?
— Et tu viens de parler au juge de la brandade,
comme s’il l’avait mangée dans son propre restaurant. Donc il y est retourné.
Donc il n’avait plus peur qu’on le suive dans sa maison.
Est-ce que Maigret y avait vraiment pensé
auparavant ? Est-ce qu’au contraire il improvisait sa réponse ?
— Cela se tient très bien.
— Ah !
— La gare, c’est mardi soir. Il n’avait pas encore
fait appel à moi. Il espérait échapper à son suiveur.
— Et le lendemain ? Tu crois qu’il n’était
plus suivi ?
— Peut-être que oui. C’est même probable.
Seulement, j’ai dit aussi qu’il avait changé d’avis, vers cinq heures. N’oublie
pas qu’il a donné un coup de téléphone et qu’il a réclamé une enveloppe.
— Évidemment...
Sans être convaincue, elle crut bon de soupirer.
— Tu as sans doute raison.
Le silence. De temps en temps, une page tournait,
et, dans le giron de Mme Maigret, la chaussette s’allongeait un tant
soit peu. .
Elle ouvrit la bouche, la referma. Sans lever la
tête, il fit :
— Dis !
— Ce n’est rien... Cela ne signifie certainement
rien... Je pensais seulement qu’il s’est trompé, puisqu’il a quand même été
tué...
— Trompé en quoi ?
— En rentrant chez lui. Excuse-moi. Lis...
Mais il ne lisait pas, pas attentivement en tout
cas, car ce fut lui qui leva la tête le premier.
— Tu oublies la panne ! dit-il.
Et il lui semblait qu’une nouvelle issue était
offerte à sa pensée, qu’une déchirure se produisait, au-delà de laquelle il
allait entrevoir la vérité.
— Ce qu’il faudrait savoir, c’est combien de temps
exactement l’auto jaune est restée en panne.
Il ne parlait plus pour elle, mais pour lui ;
elle le savait et se gardait bien de l’interrompre à nouveau.
— Une panne est un événement imprévisible. C’est un
accident, quelque chose qui, par définition, dérange les plans préconçus. Donc
les événements ont été différents de ce qu’ils auraient dû être.
Il regarda sa femme d’une drôle de façon. C’était
elle, en définitive qui venait de le mettre sur la voie.
— Suppose qu’il soit mort à cause de la panne ?
Du coup, il referma son livre, qu’il laissa sur ses
genoux, tendit la main vers le téléphone, composa le numéro de la P. J.
— Passe-moi Lucas, vieux. S’il n’est pas dans son
bureau, tu le trouveras dans le mien... C’est toi, Lucas ?... Comment ?...
Du nouveau ?... Un instant...
Il voulait parler le premier, par crainte qu’on lui
apprît justement ce qu’il venait de découvrir tout seul.
— Tu vas envoyer un homme, quai Henri-IV, Ériau ou
Dubonnet, si tu les as sous la main. Qu’ils questionnent toutes les concierges,
tous les locataires, pas seulement au 63 et dans les maisons voisines, mais
dans tous les immeubles. Le quai n’est pas si long. Des gens ont certainement
remarqué l’auto jaune. Je voudrais savoir aussi exactement que possible à
quelle heure elle est tombée en panne et à quelle heure elle est repartie.
Attends ! Ce n’est pas tout. Les gens ont peut-être eu besoin d’une pièce
de rechange. Il doit exister des garages dans les environs. Qu’on les visite
aussi. C’est tout pour le moment... À toi, maintenant !
— Un instant, patron. Je passe dans un autre
bureau.
Cela signifiait que Lucas n’était pas seul et qu’il
ne voulait pas parler devant la personne avec qui il se trouvait.
— Allô !... Bon ! Je préfère qu’elle ne m’entende
pas. C’est toujours au sujet de l’auto. Une vieille femme s’est présentée il y
a une demi-heure, et je l’ai reçue dans votre bureau. Malheureusement, elle me
paraît un peu folle...
C’était inévitable. Une enquête, pour peu qu’on lui
donne une certaine publicité, finit par attirer à la P. J. tous les fous
et toutes les folles de Paris.
— Elle habite quai de Charenton, un peu plus loin
que les entrepôts de Bercy.
Cela rappela à Maigret une enquête qu’il avait
faite quelques années plus tôt dans une étrange petite maison située dans ces
parages. Il revoyait le quai de Bercy, avec les grilles de l’entrepôt à gauche,
les grands arbres, le parapet en pierre de la Seine à droite. Puis, après un
pont dont il avait oublié le nom, le quai s’élargissait, bordé d’un côté de
pavillons à un ou deux étages qui faisaient penser à la banlieue bien plus qu’à
la ville. Il y avait toujours un grand nombre de péniches à cet endroit-là, et
le commissaire revoyait le port couvert de tonneaux à perte de vue.
— Qu’est-ce qu’elle fait, ta vieille femme ?
— Voilà le hic. Elle est, cartomancienne et voyante
extra-lucide.
— Hum !
— Oui, c’est ce que j’ai pensé aussi. Elle parle
avec une volubilité effrayante, en vous regardant dans les yeux d’une façon
gênante. D’abord, elle m’a juré qu’elle ne lisait jamais les journaux et elle a
essayé de me faire croire que c’était inutile, puisqu’elle n’avait qu’à se
mettre en transes pour être au courant des événements.
— Tu l’as un peu poussée.
— Oui. Elle a fini par admettre qu’elle avait
peut-être jeté les yeux sur un journal qu’une cliente avait laissé chez elle.
— Alors ?
— Elle a lu la description de l’auto jaune. Elle
affirme qu’elle l’a vue mercredi soir, à moins de cent mètres de chez elle.
— À quelle heure ?
— Vers neuf heures du soir.
— Elle a vu les occupants aussi ?
— Elle a vu deux hommes entrer dans une maison.
— Et elle peut te désigner la maison ?
— C’est un petit café qui fait le coin du quai et d’une
rue. Cela s’appelle Au Petit Albert.
Maigret serrait fortement le tuyau de sa pipe entre
ses dents et évitait de regarder Mme Maigret par crainte de lui laisser
voir la petite flamme qui dansait dans ses yeux.
— C’est tout ?
— À peu près tout ce qu’elle m’a dit d’intéressant.
Elle n’en a pas moins parlé pendant une demi-heure à une rapidité effrayante.
Il serait peut-être préférable que vous la voyiez ?
— Parbleu !
— Vous voulez que je vous l’amène ?
— Un instant. Sait-on combien de temps l’auto est
restée devant le Petit Albert ?
— Environ une demi-heure.
— Elle est repartie en direction de la ville ?
— Non. Elle a suivi le quai vers Charenton.
— Aucun colis n’a été transporté de la maison dans
la voiture ? Tu comprends ce que je veux dire ?
— Non. La vieille est sûre, prétend-elle, que les
hommes ne portaient rien. C’est justement ce qui me tracasse. Il y a aussi l’heure.
Je me demande d’ailleurs ce que les types auraient fait avec le macchabée de
neuf heures du soir à une heure du matin. Ils n’ont pas dû aller se promener à
la campagne. Je vous amène l’oiseau ?
— Oui. Tu vas prendre un taxi que tu garderas.
Emmène un inspecteur avec toi. Il attendra en bas avec ta vieille femme.
— Vous voulez sortir ?
— Oui.
— Votre bronchite ?
Lucas, lui, était gentil ; il disait bronchite
au lieu de rhume, ce qui faisait plus sérieux.
— Ne t’en inquiète pas.
Mme Maigret commençait à s’agiter sur sa
chaise et ouvrait la bouche.
— Recommande à l’inspecteur de ne pas la laisser
filer pendant que tu monteras. Certains gens éprouvent soudain le besoin de
changer d’avis.
— Je ne crois pas que ce soit son cas. Elle tient à
avoir sa photo dans les journaux, avec ses titres et qualités. Elle m’a demandé
où étaient les photographes.
— Qu’on la photographie avant son départ. Cela lui
fera toujours plaisir.
Il raccrocha, regarda Mme Maigret avec
une douce ironie, puis regarda son Alexandre Dumas qu’il n’avait pas fini, qu’il
ne finirait sans doute pas cette fois-ci, qui attendrait une nouvelle maladie.
Il eut un coup d’œil aussi, mais de mépris, à la tasse de tisane.
— Au boulot ! lança-t-il en se levant et en se
dirigeant vers le placard où il prit le flacon de calvados et un petit verre à
bord doré.
— C’était bien la peine de te bourrer d’aspirine
pour que tu transpires !
CHAPITRE IV
Il y a, dans la tradition de la P. J., un
certain nombre de « planques » célèbres, qu’on raconte invariablement
aux nouveaux venus. Une de Maigret entre autres, vieille de quinze ans. C’était
une fin d’automne, au plus mauvais de l’année, surtout en Normandie, où le ciel
bas et plombé rendait les jours encore plus courts. Trois jours et deux nuits
durant, le commissaire était resté collé à une porte de jardin, sur une route
déserte, dans les environs de Fécamp, à attendre qu’un homme sortît de la villa
d’en face. Il n’y avait aucune autre maison en vue. Rien que des champs. Les
vaches elles-mêmes étaient rentrées. Il aurait fallu faire deux kilomètres pour
trouver un téléphone et demander qu’on vienne le relayer. Personne ne le savait
là. Lui-même n’avait pas prévu qu’il y viendrait.
Pendant trois jours et deux nuits, il avait plu à
torrents, une pluie glacée qui finissait par noyer le tabac dans sa pipe. Peut-être,
en tout, était-il passé trois paysans en sabots qui l’avaient regardé avec
méfiance et qui avaient hâté le pas. Maigret n’avait rien à manger, rien à
boire, et le pire c’est que, dès la fin du second jour, il n’avait plus d’allumettes
pour sa pipe.
Lucas en avait une autre à son actif, celle qu’on
appelait l’histoire de l’invalide à tête de bois. Pour surveiller un petit
hôtel – c’était justement au coin de la rue de Birague, près de la place des
Vosges – on l’avait installé dans une chambre d’en face, transformé en
vieillard paralytique qu’une infirmière poussait chaque matin devant la
fenêtre, où il restait toute la journée. Son visage était garni d’une belle
barbe en éventail et on lui donnait à manger à la cuiller. Cela avait duré dix
jours, après lesquels il pouvait à peine se servir de ses jambes.
Maigret se remémora ces histoires et quelques
autres, cette nuit-là, et il pressentait que la planque qui commençait serait
aussi fameuse. Aussi savoureuse, en tout cas, surtout pour lui.
C’était presque un jeu, auquel il jouait le plus
sérieusement du monde. Vers sept heures, par exemple, au moment où Lucas allait
partir, il lui avait dit, tout naturellement :
— Tu prendras bien un petit verre ?
Les volets du café étaient fermés, comme il les
avait trouvés. Les lampes étaient allumées. C’était autour d’eux l’atmosphère
de n’importe quel petit bar après la fermeture, avec les tables à leur place,
la sciure de bois étalée sur le plancher.
Maigret était allé prendre des verres sur l’étagère.
— Picon-grenadine ? Export-cassis ?
— Export.
Et, comme s’il avait voulu s’identifier davantage
au patron, il s’était servi une Suze.
— Qui est-ce que tu vois, toi, qui pourrais faire l’affaire ?
— Il y a Chevrier. Ses parents tenaient un hôtel à
Moret-sur-Loing, et il les a aidés jusqu’à son service militaire.
— Touche-le dès ce soir, afin qu’il se prépare. À
ta santé ! Il faut qu’il déniche une femme sachant faire la cuisine.
— Il se débrouillera.
— Encore un petit vermouth ?
— Merci. Je file.
— Envoie-moi Moers tout de suite. Qu’il apporte son
outillage.
Et Maigret le reconduisait jusqu’à la porte,
contemplait un moment le quai désert, les barriques alignées, les péniches
amarrées pour la nuit.
C’était un petit café comme on en voit beaucoup,
non dans Paris même, mais dans les banlieues, un vrai petit café pour cartes
postales ou pour images d’Épinal. La maison, qui faisait le coin, n’avait qu’un
étage, un toit de tuiles rouges, des murs peints en jaune sur lesquels on
lisait en grosses lettres brunes : Au Petit Albert. Puis, de chaque
côté, avec de naïves arabesques : Vins - Casse-croûte à toute heure.
Dans la cour, derrière, sous un auvent, le
commissaire avait trouvé des tonneaux verts qui contenaient des arbustes et qu’on
devait, l’été, installer sur le trottoir, avec deux ou trois tables formant
terrasse.
Maintenant, il était chez lui dans la maison vide.
Comme il n’y avait pas eu de feu depuis quelques jours, l’air était froid,
humide, et plusieurs fois Maigret loucha vers le gros poêle dressé au milieu du
café, avec son tuyau qui parcourait l’espace, noir et luisant, avant de se
perdre dans un mur.
Pourquoi pas, après tout, puisqu’il y avait un seau
presque plein de charbon ? Sous le même auvent de la cour, il dénicha du
petit bois à côté d’une hache et d’un billot. Il y avait de vieux journaux dans
un coin de la cuisine.
Quelques minutes plus tard, le feu ronflait, et le
commissaire se carrait devant le poêle, les mains derrière le dos, dans une
pose qui lui était familière.
Au fond, la vieille femme de Lucas n’était pas si
folle que ça. Ils étaient allés chez elle. Dans le taxi, elle avait parlé tout
le temps avec volubilité, mais parfois elle épiait ses compagnons d’un regard
en dessous afin de connaître l’impression qu’elle leur produisait.
Sa maison était à moins de cent mètres, une petite
maison à un étage aussi, ce qu’on appelle un pavillon, avec un jardinet.
Maigret s’était demandé comment se trouvant fatalement du même côté du quai,
elle avait pu voir ce qui se passait sur le trottoir à une certaine distance de
chez elle, surtout alors que la nuit était tombée.
— Vous n’êtes pas restée tout ce temps-là sur le
trottoir ?
— Non.
— Ni sur votre seuil ?
— J’étais dans ma maison.
Elle avait raison. La pièce de devant, qui était
étonnamment propre et nette, avait non seulement des fenêtres sur la rue, mais
aussi une fenêtre latérale par laquelle on voyait une grande partie du quai,
dans la direction du Petit Albert. Comme il n’y avait pas de volets, il
était naturel que les phares d’une auto en stationnement eussent attiré l’attention
de la vieille.
— Vous étiez seule chez vous ?
— Mme Chauffier était avec moi.
Une sage-femme qui habitait une rue plus loin. On
avait vérifié. C’était vrai. La maison, contrairement à ce qu’on aurait pu
attendre en voyant la vieille, ressemblait à tous les intérieurs de femmes
seules. Il ne s’y trouvait pas de ce bric-à-brac dont s’entourent volontiers
les diseuses de bonne aventure. Au contraire, les meubles clairs venaient tout
droit du boulevard Barbès, et il y avait par terre un linoléum jaune.
— Cela devait arriver, disait-elle. Vous avez lu ce
qu’il a inscrit sur la façade de son café ? Ou bien c’était un initié, ou
bien il a commis un sacrilège.
Elle avait mis de l’eau à chauffer pour le café.
Elle voulait à toutes forces en faire boire une tasse à Maigret. Elle lui
expliquait que le Petit Albert était un livre de magie qui datait du
quatorzième ou du quinzième siècle.
— Et si son prénom est Albert ? Et s’il est
effectivement petit ? ripostait le commissaire.
— Il est petit, je le sais. Je l’ai vu souvent. Ce
n’est pas une raison suffisante. Il y a des choses avec lesquelles il est
imprudent de jouer.
De la femme d’Albert, elle disait :
— Une grande brune pas très propre, dont je ne
voudrais pas manger la cuisine et qui sentait toujours l’ail.
— Depuis quand les volets sont-ils fermés ?
— Je ne sais pas. Le lendemain du jour où j’ai
aperçu l’auto, je suis restée au lit, car j’avais la grippe. Quand je me suis
levée, le café était fermé, et j’ai pensé que c’était un bon débarras.
— On y faisait du bruit ?
— Non. Il n’y venait presque personne. Tenez, les
ouvriers de la grue que vous voyez sur le quai y prenaient leur déjeuner. Il y
avait aussi le caviste de chez Cess, les négociants en vins. Des mariniers y
allaient boire le coup sur le zinc.
Elle avait insisté pour savoir dans quels journaux
paraîtrait sa photographie.
— Surtout, j’interdis qu’on écrive que je suis
cartomancienne. C’est un peu comme si on disait que vous êtes sergent de ville.
— Il n’y aurait pas d’offense.
— Moi, cela me ferait du tort.
Allons ! Il en avait fini avec la vieille. Il
avait bu son café. Ils s’étaient approchés de la maison du coin, Lucas et lui.
C’est Lucas qui avait tourné machinalement le bec-de-cane de la porte, et
celle-ci s’était ouverte.
C’était curieux, ce petit bistrot dont la porte
était restée ouverte pendant au moins quatre jours et qu’on retrouvait intact,
avec ses bouteilles sur l’étagère et de l’argent dans le tiroir-caisse.
Les murs étaient peints à l’huile, en brun jusqu’à
un mètre du sol environ, en vert pâle au-dessus ; on y voyait les
calendriers-réclames qu’on retrouve dans tous les cafés de campagne.
Au fond, « le petit Albert » n’était pas
si Parisien que cela, ou plutôt, comme la plupart des Parisiens, il avait gardé
des goûts paysans. Ce café, on le devinait arrangé à sa façon, avec une sorte d’amour,
et on aurait pu en trouver un pareil dans n’importe quel village de France.
Il en était de même de la chambre, là-haut. Car
Maigret, les mains dans les poches, avait parcouru toute la maison. Lucas l’avait
suivi, amusé, parce que le commissaire, son pardessus et son chapeau retirés,
paraissait vraiment prendre possession d’un nouveau domicile. En moins d’une
demi-heure, il y était comme chez lui et allait de temps en temps se camper
derrière le comptoir.
— Ce qu’il y a de certain, c’est que Nine n’est pas
ici.
Ils l’avaient cherchée de la cave au grenier,
fouillant aussi la cour, le jardinet encombré de vieilles caisses et de
bouteilles vides.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Je ne sais pas, patron.
Le café ne comportait que huit tables, quatre le
long d’un mur, deux en face et les deux dernières enfin au milieu de la pièce,
près du poêle. C’était une de ces dernières que les deux hommes regardaient de
temps en temps, parce que la sciure de bois, au pied d’une des chaises, avait
été soigneusement balayée. Pourquoi, sinon pour faire disparaître des taches de
sang ?
Mais qui avait retiré le couvert de la victime, qui
l’avait lavé et avait lavé les verres ?
— Peut-être qu’ils sont revenus après ?
proposa Lucas.
Il y avait en tout cas un détail curieux. Alors que
tout était en ordre dans la maison, une bouteille, une seule, restait débouchée
sur le comptoir, et Maigret s’était bien gardé d’y toucher. C’était une
bouteille de cognac, et il fallait supposer que celui ou ceux qui s’en étaient
servis s’étaient passés de verre et avaient bu au goulot.
Les visiteurs inconnus étaient montés là-haut. Ils
avaient fouillé tous les tiroirs, où le linge et les objets étaient restés
pêle-mêle, mais les avaient refermés.
Le plus étrange, c’était que deux cadres, au mur de
la chambre, qui avaient dû contenir des photographies, étaient vides.
Ce n’était pas le portrait du petit Albert qu’on
avait voulu supprimer, car on en voyait un sur la commode : visage rond et
joyeux, toupet sur le front, l’air d’un comique, selon l’expression du patron
des Caves du Beaujolais.
Un taxi s’arrêtait. On entendait des pas sur le
trottoir. Maigret allait retirer le verrou.
— Entre, disait-il à Moers qui portait une valise
assez lourde. Tu as dîné ? Non ? Un petit apéritif ?
Et ce fut une des soirées, une des nuits les plus
curieuses de sa vie. De temps en temps, il venait regarder Moers, qui avait
entrepris un travail de longue haleine, relevant partout, dans le café d’abord,
puis dans la cuisine, dans la chambre, dans toutes les pièces de la maison, les
moindres empreintes digitales.
— Celui qui a pris cette bouteille le premier
portait des gants de caoutchouc, put-il affirmer.
Il avait aussi prélevé des échantillons de sciure
de bois, près de la fameuse table. Et Maigret, dans la poubelle, avait retrouvé
des restes de morue.
Quelques heures plus tôt, le mort n’avait pas
encore de nom et ne représentait aux yeux de Maigret qu’une image assez floue.
Maintenant, non seulement on possédait sa photographie, mais le commissaire
vivait dans sa maison, parmi ses meubles, tripotait des vêtements qui lui
avaient appartenu, maniait ses objets personnels. Non sans une certaine
satisfaction, il avait désigné à Lucas, dès leur arrivée, un vêtement qui
pendait à un des portemanteaux de la chambre : C’était un veston du même
tissu que le pantalon du mort.
Autrement dit, il avait raison. Albert était rentré
chez lui et s’était changé, par habitude.
— Tu crois, mon petit Moers, qu’il y a longtemps que
quelqu’un est venu ici ?
— Je jugerais qu’on est venu aujourd’hui, répondait
le jeune homme, après avoir examiné des traces d’alcool sur le comptoir, près
de la bouteille débouchée.
C’était possible. La maison était ouverte à tout le
monde. Seulement les passants ne le savaient pas. Quand on aperçoit des volets
clos, on a rarement l’idée de tourner le bec-de-cane pour savoir si la porte
est fermée ou non.
— Ils cherchent quelque chose, hein ?
— C’est mon avis aussi.
Quelque chose de pas volumineux, vraisemblablement
un papier, car on avait ouvert jusqu’à une boîte de carton minuscule qui avait
contenu des boucles d’oreilles.
Drôle de dîner que celui qu’ils avaient fait en
tête à tête, Moers et Maigret, dans la salle du café. Maigret s’était chargé du
service. Il avait trouvé dans l’office un saucisson, des boîtes de sardines, du
fromage de Hollande. Il était descendu à la cave tirer du vin au tonneau, un
vin épais, bleuâtre. Il y avait des bouteilles bouchées, mais il n’y avait pas
touché.
— Vous restez, patron ?
— Ma foi, oui. Il ne viendra probablement personne
cette nuit, mais je n’ai pas envie de rentrer chez moi.
— Vous voulez que je reste avec vous ?
— Merci, mon petit Moers. Je préfère que tu ailles
tout de suite faire tes analyses.
Moers ne négligeait rien, même pas des cheveux de
femme enroulés à un démêloir, sur la toilette du premier étage. On entendait
peu de bruit dehors. Les passants étaient rares. De temps en temps, surtout
après minuit, le vacarme d’un camion venant de la banlieue et se dirigeant vers
les Halles.
Maigret avait téléphoné à sa femme.
— Tu es sûr que tu ne vas pas encore prendre froid ?
— N’aie pas peur. J’ai fait du feu. Tout à l’heure,
je me préparerai un grog.
— Tu ne dormiras pas de la nuit ?
— Mais si. J’ai le choix entre un lit et une chaise
longue.
— Les draps sont propres ?
— Il y en a de propres dans le placard du palier.
Il faillit en effet refaire le lit, avec des draps
frais, et s’y coucher. À la réflexion, il préféra la chaise longue.
Moers partit vers une heure du matin. Maigret
rechargea le poêle jusqu’à la gueule, se fit un grog bien tassé, s’assura que
tout était en ordre et, après avoir mis le verrou, monta l’escalier tournant à
pas lourds, comme un homme qui va se coucher.
Il y avait une robe de chambre dans la garde-robe,
une robe de chambre en molleton bleu, avec des revers en soie artificielle,
mais elle était beaucoup trop petite et trop étroite pour lui. Les pantoufles,
au pied du lit, n’étaient pas non plus à sa pointure.
Il resta en chaussettes, s’enveloppa d’une
couverture et s’installa sur la chaise longue, un oreiller sous la tête. Les
fenêtres au premier, n’avaient pas de Persiennes. La lueur d’un bec de gaz
traversait les rideaux aux dessins compliqués et formait des arabesques sur les
murs.
Il les regardait, les yeux mi-clos, en fumant sa
dernière pipe à petites bouffées. Il s’habituait. Il essayait la maison, comme
on essaye un vêtement neuf, et l’odeur lui en devenait déjà familière, une
odeur qui lui rappelait la campagne, à la fois aigre et douce.
Pourquoi avait-on retiré les photographies de Nine ?
Pourquoi celle-ci avait-elle disparu, laissant la maison en plan, n’emportant
même pas l’argent du tiroir-caisse ? Il est vrai qu’il s’y trouvait à
peine une centaine de francs. Sans doute Albert mettait-il son argent ailleurs
et avait-on fait main basse dessus, comme on avait fait main basse sur tous ses
papiers personnels.
Ce qui était curieux, c’est que cette fouille
minutieuse de la maison s’était opérée presque sans désordre, sans brutalité.
On avait remué les vêtements, mais sans les retirer de leurs cintres. On avait
arraché les photos des cadres, mais on avait rependu ceux-ci à leur clou.
Maigret s’endormit et, quand il entendit des coups
frappés contre les volets d’en bas, il aurait juré qu’il ne s’était assoupi que
quelques minutes.
Pourtant, il était sept heures du matin. Il faisait
jour. Il y avait du soleil sur la Seine, où les péniches se mettaient en
mouvement et où sifflaient les remorqueurs.
Le temps de passer ses souliers sans les lacer et
il descendit, les cheveux en désordre, le col de la chemise ouvert, le veston
fripé.
C’était Chevrier et une assez jolie femme vêtue d’un
tailleur bleu marine, un petit chapeau rouge sur ses cheveux ébouriffés.
— Nous voici, patron.
Chevrier n’était que depuis trois ou quatre ans à
la P. J. Il ne faisait pas penser à une chèvre, mais à un mouton, tant
toutes les lignes de son visage et de son corps étaient molles et douillettes.
La femme le tirait par la manche. Il comprenait, balbutiait :
— Pardon ! Monsieur le commissaire, je vous
présente ma femme.
— N’ayez pas peur, dit-elle bravement. Je m’y
connais. Ma mère tenait l’auberge de notre village, et il nous est arrivé, avec
juste deux servantes pour nous aider, de servir des noces de cinquante couverts
et plus.
Elle marcha tout de suite vers le percolateur,
demanda à son mari :
— Passe-moi tes allumettes.
Le gaz fit « plouf », et, quelques
minutes plus tard, l’odeur du café envahissait la maison.
Chevrier avait eu soin de revêtir un pantalon noir,
une chemise blanche. Il se mettait en tenue, lui aussi, s’installait derrière
le comptoir, changeait certaines choses de place.
— On ouvre ?
— Mais oui. Il doit être l’heure.
— Qui est-ce qui fera le marché ? questionna
sa femme.
— Tout à l’heure, vous prendrez un taxi et vous
irez aux provisions le plus près possible.
— Du fricandeau à l’oseille, cela vous va ?
Elle avait apporté un tablier blanc. Elle était
très gaie, très animée. Cela commençait comme une partie de plaisir, comme un
jeu.
— On peut retirer les volets, annonça le
commissaire. Si les clients vous posent des questions, répondez que vous êtes
des remplaçants.
Il monta dans la chambre, trouva un rasoir, du
savon à barbe, un blaireau. Pourquoi pas, après tout ? Le petit Albert
paraissait propre et bien portant.
Il fit tranquillement sa toilette, et, quand il
descendit, la femme de Chevrier était déjà partie faire son marché. Deux hommes
étaient accoudés au comptoir, deux mariniers, qui buvaient des cafés arrosés.
Ceux-là ne s’inquiétaient pas de savoir qui tenait le bistrot. Sans doute
étaient-ils de passage ? Ils parlaient d’une écluse dont la porte avait
failli être défoncée la veille par un remorqueur.
— Qu’est-ce que je vous sers, patron ?
Maigret préférait se servir lui-même. En somme, c’était
la première fois de sa vie qu’il se versait la bouteille de rhum derrière le
comptoir d’un bar. Il se mit soudain à rire.
— Je pense au juge Coméliau, expliqua-t-il.
Il essayait d’imaginer le juge entrant au Petit
Albert et trouvant le commissaire de l’autre côté du comptoir avec un de
ses inspecteurs.
Pourtant, si on voulait apprendre quelque chose, il
n’y avait rien d’autre à faire. Est-ce que ceux qui avaient tué le patron ne
seraient pas intrigués en voyant le bar ouvert comme d’habitude ?
Et Nine, si Nine existait encore ?
Vers neuf heures, la vieille voyante passa et
repassa devant le café, collant même son visage à la vitre, et s’éloigna enfin
en parlant toute seule, un filet à provisions à la main.
Mme Maigret venait de téléphoner pour
prendre des nouvelles de son mari :
— Je ne peux pas t’apporter quelque chose ? Ta
brosse à dents, par exemple ?
— Merci. J’en ai fait acheter une.
— Le juge a téléphoné.
— Tu ne lui as pas donné mon numéro, j’espère ?
— Non. Je lui ai dit seulement que tu étais sorti
depuis hier après-midi.
La femme de Chevrier descendit d’un taxi, dont elle
retira de pleins cageots de légumes et de paquets. Comme Maigret l’appelait
madame, elle riposta :
— Appelez-moi Irma. Vous verrez que les clients
vont tout de suite m’appeler comme ça. Pas vrai, Émile, que le commissaire peut ?
Il ne venait guère de monde. Trois maçons, qui
travaillaient sur un échafaudage, dans la rue voisine, vinrent faire la pause.
Ils avaient du pain et du saucisson avec eux et commandèrent deux litres de
rouge.
— C’est pas malheureux que ce soit rouvert !
On devait aller à dix minutes d’ici pour trouver à boire !
Ils ne s’inquiétaient pas de voir de nouveaux
visages.
— L’ancien patron s’est retiré ?
L’un d’eux affirma :
— C’était un bon zigue !
— Vous le connaissiez depuis longtemps ?
— Juste depuis quinze jours qu’on a un chantier
dans le quartier. Nous, vous savez, on a l’habitude de changer de crémerie.
Maigret, pourtant, qu’ils voyaient rôder un peu
partout, les intriguait légèrement.
— Qui c’est celui-là ? Il a pas l’air d’être
de la maison.
Et Chevrier de répondre avec candeur :
— Chut ! Mon beau-père...
Des choses mijotaient sur le fourneau de la
cuisine. La maison prenait vie. Un soleil aigrelet entrait par les larges baies
du café. Chevrier, manches troussées et maintenues par des élastiques, avait
balayé la sciure.
Téléphone.
— C’est pour vous, patron. Moers...
Le pauvre Moers n’avait pas dormi de la nuit. Côté
empreintes, il n’avait pas eu beaucoup de succès. Des empreintes, il y en avait
de toutes les sortes, sur les bouteilles comme sur les meubles. Pour la
plupart, elles étaient déjà vieilles et se superposaient sans ordre. Les plus
nettes, qu’il avait transmises au service anthropométrique, ne correspondaient
à aucune fiche.
— On a travaillé un peu partout dans la maison avec
des gants de caoutchouc. Il n’y a qu’une chose qui ait donné un résultat :
c’est la sciure. À l’analyse, j’ai retrouvé des traces de sang.
— Du sang humain ?
— Je le saurai dans une heure. Mais j’en suis
presque sûr.
Lucas, qui, ce matin-là, avait eu sa part de
travail, arriva vers onze heures, guilleret, et Maigret remarqua qu’il avait
choisi une cravate claire.
— Un export-cassis, un ! lança-t-il avec un
clin d’œil à son collègue Chevrier.
Irma avait accroché à la porte une ardoise sur laquelle
elle avait écrit à la craie, sous les mots « plat du jour » :
Fricandeau à l’oseille. On l’entendait aller et venir, affairée, et sans doute
n’aurait-elle donné sa place, ce jour-là, pour rien au monde.
— Montons, dit Maigret à Lucas.
Ils s’assirent dans la chambre, près de la fenêtre
qu’on avait pu ouvrir tant il faisait doux. La grue fonctionnait au bord de l’eau,
extrayant des barriques du ventre d’une péniche. On entendait des coups de
sifflet, le grincement des chaînes et toujours, sur l’eau miroitante, un
va-et-vient de remorqueurs haletants et affairés.
— Il s’appelle Albert Rochain. Je suis allé aux
Indirectes. Il a pris la licence il y a quatre ans.
— Tu n’as pu trouver le nom de sa femme ?
— Non. La licence est à son nom à lui. Je me suis rendu
à la mairie, où on n’a pu me donner aucun renseignement. S’il est marié, il l’était
déjà en arrivant dans le quartier.
— Au commissariat ?
— Rien. Il paraît que la maison était tranquille.
La police n’a jamais eu à intervenir.
Le regard de Maigret se posait sans cesse sur le
portrait de son mort qui souriait toujours sur la commode.
— Chevrier en apprendra sans doute davantage tout à
l’heure avec les clients.
— Vous restez ici ?
— Nous pourrions déjeuner en bas tous les deux,
comme des passants. Pas de nouvelles de Torrence et de Janvier ?
— Ils s’occupent toujours des habitués des courses.
— Si tu peux les rejoindre au bout du fil, dis-leur
donc de voir particulièrement à Vincennes.
Toujours la même question : l’hippodrome de
Vincennes était pour ainsi dire dans le quartier. Et le petit Albert, comme
Maigret, était un homme d’habitudes.
— Les gens ne s’étonnent pas de voir la maison
ouverte ?
— Pas trop. Il y a des voisins qui viennent jeter
un coup d’œil sur le trottoir. Ils pensent sans doute qu’Albert a revendu son
fonds.
À midi, ils étaient attablés tous les deux près de
la fenêtre, et Irma en personne les servait. Quelques clients s’étaient assis
aux autres tables, notamment les mécaniciens de la grue.
— Albert a enfin touché le gagnant ? dit l’un d’eux
en interpellant Chevrier.
— Il est à la campagne pour quelque temps.
— Et c’est vous qui le remplacez ? Il a emmené
Nine avec lui ? Peut-être qu’on va manger un peu moins d’ail ; ce qui
ne serait pas malheureux ! Ce n’est pas que ce soit mauvais, mais c’est
rapport à l’haleine...
L’homme pinça la fesse d’Irma qui passait près de
lui, et Chevrier ne broncha pas, subit même, par surcroît, le regard ironique
de Lucas.
— Un bon type, en somme ! S’il n’était pas si
enragé pour les courses... Mais dites donc, puisqu’il avait un remplaçant,
pourquoi a-t-il laissé la maison fermée pendant quatre jours ? Surtout
sans avertir les clients ! On a dû se trotter jusqu’au pont de Charenton,
le premier jour, pour trouver à croûter. Non, mon petit, jamais de camembert pour
moi. Un petit suisse, tous les jours. Et, pour Jules, c’est du roquefort...
Ils étaient quand même intrigués, se parlaient à
mi-voix. Irma les intéressait tout particulièrement.
— Chevrier ne tiendra pas le coup longtemps,
murmura Lucas à l’oreille de Maigret. Il n’y a que deux ans qu’il est marié. Si
les types continuent à laisser traîner leurs mains sur le derrière de sa femme
il ne va pas tarder à leur flanquer la sienne à la figure.
Ce ne fut pas si grave. L’inspecteur, pourtant s’approchant
pour servir à boire, prononça avec fermeté !
— C’est ma femme.
— Félicitations, mon gars... T’en fais pas, va !
Nous on n’est pas dégoûtés.
Ils riaient aux éclats. Ce n’étaient pas de mauvais
bougres, mais ils sentaient confusément que le patron n’était pas à son aise.
— Tu comprends. Albert, lui, avait pris ses
précautions... Pas de danger qu’on essaie de lui chiper Nine...
— Pourquoi ?
— Tu ne la connais pas ?
— Je ne l’ai pas vue.
— T’as pas perdu, mon pote... Celle-là aurait été
en sûreté dans une chambrée de Sénégalais... La meilleure fille du monde, ça
oui... N’est-ce pas, Jules ?
— Quel âge a-t-elle ?
— Tu crois qu’elle a un âge, Jules ?
— C’est vrai qu’elle ne doit pas en avoir...
Peut-être trente piges ?... Peut-être cinquante ?... Ça dépend de
quel côté on la regarde... Si c’est du côté du bon œil, ça passe... Mais si c’est
de l’autre...
— Elle louche ?
— Et comment, petit père !... Il demande si
elle louche !... Mais elle pourrait regarder en même temps le bout de tes
souliers et la pointe de la tour Eiffel...
— Albert l’aimait ?
— Albert, mon garçon, c’est un copain qui aime ses
aises, tu comprends ? Le fricot de ta bourgeoise est bon, il est même
fameux... Mais je parie que c’est toi qui te trottes vers les six heures du
matin pour aller faire les Halles. Peut-être même que t’as donné un coup de
main pour éplucher les patates ? Et, dans une heure, c’est pas elle qui s’appuiera
toute la vaisselle pendant que tu iras te pavaner sur l’hippodrome...
« Avec Nine, oui !... Albert menait une
vie de caïd... Sans compter qu’elle devait avoir du fric... »
Pourquoi, à ce moment-là, Lucas, regarda-t-il
Maigret à la dérobée ? N’était-ce pas un peu comme si on avait abîmé le
mort du commissaire ?
Le mécano continuait :
— Je ne sais pas comment elle l’a gagné, mais, tournée
comme elle l’était, c’est sûrement pas en faisant le business...
Maigret ne bronchait pas. Il y avait même un léger
sourire sur ses lèvres. Il ne perdait pas un mot de ce qu’on disait. Les mots
se transformaient automatiquement en images. Le portrait du petit Albert se
complétait peu à peu, et le commissaire paraissait garder toute son affection
au personnage qui se précisait de la sorte.
— De quelle province vous êtes, vous autres ?
— Du Berry, répondait Irma.
— Moi, du Cher, faisait Chevrier.
— Alors, c’est pas dans votre patelin que vous avez
connu Albert. Lui, c’est un gars du Nord, un ch’timmi... C’est pas de
Tourcoing, Jules ?
— De Roubaix.
— C’est du pareil au même.
Maigret intervint dans la conversation, ce qui n’avait
rien de surprenant dans un café d’habitués.
— Il n’a pas travaillé aux environs de la gare du
Nord ?
— Au Cadran, oui. Il a été garçon pendant
dix ou douze ans dans la même brasserie avant de s’installer ici.
Ce n’était pas par hasard que Maigret avait posé sa
question. Il connaissait les gens du Nord qui, quand ils viennent à Paris,
semblent avoir toutes les peines du monde à s’éloigner de leur gare, de sorte
qu’ils forment une véritable colonie du côté de la rue de Maubeuge.
— Ça ne doit pas être là qu’il a connu Nine.
— Là ou ailleurs, il a gagné le gros lot. Pas pour
ce qui est de la bagatelle, bien sûr... Mais pour ce qui est de n’avoir plus à
se faire de soucis...
— Elle est du Midi ?
— Vous pourriez dire midi et demi !
— Marseille ?
— Toulouse !... Avé l’assent ! À
côté de son accent à elle, celui du type qui fait les annonces à Radio-Toulouse
est de la petite bière... L’addition, mon petit... Dis donc, patron, et les
bonnes manières ?
Chevrier fronçait les sourcils, dérouté. Maigret,
lui, venait de comprendre. C’est lui qui intervint :
— Il a raison ! Quand une maison change de
patron, ça s’arrose...
Il ne vint que sept clients en tout pour le
déjeuner. Un des cavistes de chez Cess, un homme d’un certain âge, à l’air
renfrogné, mangea en silence, dans un coin, furieux de tout, de la cuisine qui
n’était plus la même, du couvert qui n’était pas le sien, du vin blanc qu’on
lui servait au lieu du rouge auquel il était habitué.
— Ça va devenir une boîte comme les autres,
grommela-t-il en partant. C’est toujours la même chose...
Chevrier ne s’amusait déjà plus autant que le
matin. Il n’y avait qu’Irma à prendre la vie gaiement, à jongler avec les
plats, les piles d’assiettes, et elle se mit à faire la vaisselle en
fredonnant.
À une heure et demie, il n’y avait plus que Maigret
et Lucas dans le café. Les heures creuses commençaient, pendant lesquelles on
ne devait voir un consommateur que de temps en temps, un passant qui avait
soif, ou un couple de mariniers qui attendaient la fin de leur chargement.
Maigret fumait à petites bouffées, le ventre en
avant, car il avait beaucoup mangé, peut-être pour faire plaisir à Irma. Un
rayon de soleil chauffait une de ses oreilles, et il paraissait béat, quand
soudain il écrasa sous sa semelle les orteils de Lucas.
Un homme venait de passer sur le trottoir. Il avait
regardé avec attention à l’intérieur du café, puis, hésitant, il avait fait
demi-tour, s’était approché de la porte.
Il était de taille moyenne. Il ne portait ni
chapeau ni casquette. Ses cheveux étaient roux, et il avait des taches de rousseur
sur le visage, des yeux bleus, une bouche charnue.
Sa main tourna le bec-de-cane. Il entra, toujours
hésitant, et il y avait quelque chose de souple dans son attitude, une étrange
prudence dans ses gestes.
Ses souliers très usés n’avaient pas été cirés
depuis plusieurs jours. Son complet sombre était élimé, sa chemise douteuse, la
cravate mal nouée.
Il faisait penser à un chat pénétrant avec
précaution dans une chambre inconnue, observant tout autour de lui, flairant le
danger possible. Il devait être d’une intelligence moins que médiocre. Les
simples de villages ont souvent de ces yeux-là, où on ne lit qu’une ruse
instinctive et de la méfiance.
Sans doute Maigret et Lucas l’intriguaient-ils ?
Il se défiait d’eux, s’avançait en biais vers le comptoir, sans cesser de les
observer, frappait le zinc d’une pièce de monnaie.
Chevrier, qui mangeait dans un coin de la cuisine,
parut.
— Qu’est-ce que c’est ?
Et l’homme hésita encore. Il paraissait enroué. Il
émit un son rauque, puis renonça à parler, désigna du doigt la bouteille de
cognac sur l’étagère.
C’était Chevrier maintenant qu’il regardait dans
les yeux. Il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas, qui dépassait son
entendement.
Du bout de son pied, Maigret, impassible, tapotait
les orteils de Lucas.
La scène fut brève, mais parut très longue. L’homme
cherchait de la monnaie dans sa poche de la main gauche, tandis que, de la
droite, il portait le verre à ses lèvres et buvait d’un trait.
L’alcool le fit tousser. Il en eut les paupières
humides.
Alors il jeta quelques pièces sur le comptoir et
sortit en quelques pas très longs, très rapides. On le vit, dehors, s’élancer
dans la direction du quai de Bercy et se retourner.
— À toi ! fit Maigret à l’adresse de Lucas.
Mais j’ai bien peur qu’il te sème...
Lucas se précipitait dehors. Le commissaire
commandait à Chevrier :
— Appelle un taxi... Vite !...
Le quai de Bercy était long, tout droit, sans rues
transversales. Peut-être aurait-il le temps, en voiture, de rejoindre l’homme
avant qu’il eût échappé à Lucas.
CHAPITRE V
À mesure que le rythme de la poursuite s’accélérait,
Maigret avait davantage l’impression de vivre cette scène pour la seconde fois.
Cela lui arrivait parfois en rêve – et c’étaient ces rêves-là que, encore
enfant, il appréhendait le plus. Il s’avançait dans un décor généralement
compliqué, et soudain il avait la sensation qu’il y était déjà venu, qu’il
avait fait les mêmes gestes, prononcé les mêmes mots. Cela lui donnait une
sorte de vertige, surtout à l’instant où il comprenait qu’il était en train de
vivre des heures qu’il avait déjà vécues une fois.
Cette chasse à l’homme, commencée quai de Charenton,
c’était de son bureau qu’il en avait suivi une première fois les péripéties,
alors que la voix affolée du petit Albert lui apportait d’heure en heure l’écho
d’une angoisse croissante.
Maintenant aussi, l’angoisse montait. Sur la longue
perspective du quai de Bercy, presque désert, l’homme qui marchait à grands pas
souples le long des grilles se retournait de temps en temps, puis il accélérait
son allure en voyant invariablement derrière lui la courte silhouette de Lucas.
Maigret, dans son taxi, assis à côté du chauffeur,
roulait derrière eux. Quelle différence entre les deux hommes ! Le premier
avait quelque chose d’animal dans le regard, dans la démarche. Ses mouvements,
même quand il se mit à courir, restaient harmonieux.
Sur ses talons, le bedonnant Lucas allait le ventre
un peu en avant, comme toujours, faisant penser à un de ces chiens corniauds
qui ont l’air de saucissons à pattes, mais qui tiennent mieux la piste du
sanglier que les plus illustres chiens de meute.
Tout le monde aurait parié contre lui pour le
rouquin. Maigret lui-même, quand il vit l’homme, profitant de ce que le quai
était désert, s’élancer en avant, dit à son chauffeur d’accélérer. C’était
inutile. Le plus étrange, c’est que Lucas n’avait pas l’air de courir. Il
gardait son aspect convenable de bon petit bourgeois de Paris en promenade et
continuait à se dandiner.
Quand l’inconnu entendit les pas sur ses talons,
quand, en tournant à demi la tête, il aperçut Maigret dans le taxi qui arrivait
à sa hauteur, il comprit qu’il ne servait à rien de s’essouffler ni d’attirer l’attention,
et il reprit une allure plus normale.
Des milliers de gens, cette après-midi-là, devaient
les croiser dans les rues et sur les places publiques, et, comme pour le petit
Albert, personne ne se douta du drame qui se jouait.
Au pont d’Austerlitz, déjà, l’étranger – car, dans
l’esprit de Maigret, l’homme était un étranger – avait un regard plus inquiet.
Il continua par le quai Henri-IV. Il se préparait à quelque chose, cela se
sentait à son attitude. Et, en effet, quand ils atteignirent le quartier
Saint-Paul, le taxi suivant toujours, il s’élança à nouveau, mais, cette fois,
dans le réseau de rues étroites qui s’étend entre la rue Saint-Antoine et les
quais.
Maigret faillit le perdre, parce qu’un camion
bouchait une des ruelles.
Des enfants qui jouaient sur les trottoirs
regardaient les deux hommes qui couraient, et Maigret retrouvait enfin ceux-ci
deux rues plus loin, Lucas à peine essoufflé, parfaitement correct dans son
pardessus boutonné. Il avait même la présence d’esprit d’adresser un clin d’œil
au commissaire, comme pour dire :
— Ne vous en faites pas !
Il ne savait pas encore que cette chasse-là, à
laquelle Maigret assistait du siège d’une voiture, sans se fatiguer, allait
durer des heures. Ni qu’elle deviendrait plus cruelle à mesure que le temps
passerait
C’est à partir du coup de téléphone que l’homme
commença à perdre son assurance. Il était entré dans un petit bar, rue
Saint-Antoine. Lucas y avait pénétré derrière lui.
— Il va l’arrêter ? questionna le chauffeur,
qui connaissait Maigret.
— Non.
— Pourquoi ?
Pour lui, en effet, un homme qu’on suit à la piste
est un homme qu’on finira par arrêter. À quoi bon cette poursuite, cette
cruauté inutile ? Il réagissait comme les non-initiés au passage d’une
chasse à courre.
Sans s’occuper de l’inspecteur, l’étranger avait
pris un jeton de téléphone et s’était enfermé dans la cabine. On voyait, à
travers les vitres du bistrot, Lucas qui en profitait pour avaler un grand
verre de bière, ce qui donna soif à Maigret.
La communication dura longtemps : près de cinq
minutes. Deux ou trois fois, Lucas, inquiet, alla regarder par le judas de la
cabine pour s’assurer qu’il n’était rien arrivé à son client.
Après, ils furent côte à côte devant le zinc, sans
rien se dire, comme sans se connaître. La physionomie de l’homme s’était
modifiée. Il regardait autour de lui avec une sorte d’égarement, semblait
guetter un moment propice, mais sans doute avait-il compris qu’il n’y en aurait
plus pour lui.
Il finit par payer, par sortir. Il se dirigea vers
la Bastille, fit le tour presque complet de la place, s’engagea un moment sur
le boulevard Richard-Lenoir, à trois minutes de chez Maigret, mais tourna, à
droite, dans la rue de la Roquette.
Quelques minutes plus tard, il était perdu. Il ne
connaissait pas le quartier, c’était visible. À deux ou trois reprises, encore,
il eut des velléités de fuite, mais il y avait trop de monde dans les rues, ou
bien il apercevait au prochain carrefour le képi d’un sergent de ville.
C’est alors qu’il se mit à boire. Il entrait dans
les bars, non plus pour téléphoner, mais pour avaler d’un trait un verre de
mauvais cognac, et Lucas avait pris le parti de ne plus le suivre à l’intérieur.
Dans un de ces bars, quelqu’un lui adressa la
parole, et il le regarda sans répondre, en homme à qui on parle une langue
inconnue.
Maigret comprit soudain pourquoi il avait tout de
suite pensé à un étranger dès son entrée au Petit Albert. Ce n’était pas
tant la coupe de son costume, les traits de son visage qui n’étaient pas
français. C’était bien plus cette prudence d’un homme qui n’est pas chez lui,
qui ne comprend pas, qui ne peut pas se faire entendre.
Il y avait du soleil dans les rues. Il faisait très
doux. Du côté de Picpus, des concierges avaient placé une chaise devant leur
seuil, comme dans une petite ville de province.
Que de détours avant d’atteindre le boulevard
Voltaire, puis la place de la République, que l’homme reconnut enfin !
Il descendit dans le métro. Espérait-il encore
semer Lucas ? En tout cas, il s’aperçut que sa ruse était inutile, car
Maigret vit les deux hommes remonter par la sortie.
Rue Réaumur... Un détour encore... Rue de Turbigo...
Puis, par la rue Chapon, la rue Beaubourg.
« C’est son quartier », pensait le
commissaire.
Cela se sentait. On devinait aux regards de l’étranger
qu’il reconnaissait les moindres boutiques. Il était chez lui. Peut-être
habitait-il dans un des nombreux petits hôtels miteux ?
Il hésitait. Maintes fois, il s’arrêta au coin d’une
rue. Quelque chose l’empêchait de faire ce qu’il avait envie de faire. Et ainsi
il atteignait la rue de Rivoli, qui était comme la frontière de ce quartier
pouilleux.
Il ne la franchit pas. Par la rue des Archives, il
pénétrait à nouveau dans le ghetto, suivait un peu plus tard la rue des
Rosiers.
— Il ne veut pas que nous connaissions son adresse.
Mais pourquoi, mais à qui avait-il téléphoné ?
Avait-il demandé de l’aide à des complices ? Quelle aide pouvait-il en
espérer ?
— Ce pauvre bougre me fait pitié, soupira le
chauffeur. Vous êtes sûr que c’est un malfaiteur ?
Non ! Même pas ! Force était pourtant de
le traquer. C’était la seule chance d’apprendre du nouveau sur la mort du petit
Albert.
Il transpirait. Son nez coulait. De temps en temps,
il tirait de sa poche un large mouchoir vert. Et il buvait encore et toujours,
s’éloignait d’une sorte de noyau constitué par la rue du Roi-de-Sicile, la rue
des Écouffes, la rue de la Verrerie, noyau autour duquel il tournait sans
jamais y pénétrer.
Il s’écartait et, irrésistiblement attiré,
revenait. Son pas, alors, devenait plus lent, hésitant. Il se retournait sur
Lucas. Puis c’était l’auto qu’il cherchait des yeux, qu’il suivait d’un mauvais
regard. Qui sait ? Si le taxi n’avait pas été sur ses talons, peut-être
aurait-il tenté de se débarrasser de Lucas en l’attirant dans un coin pour lui
faire son affaire.
À mesure que le crépuscule approchait, les rues
devenaient plus animées. Il y avait beaucoup de flâneurs sur les trottoirs,
dans les rues aux maisons basses et sombres. Les gens de ce quartier, dès que
commence le printemps, vivent dehors. Les portes des boutiques, les fenêtres
étaient ouvertes. Une odeur de crasse et de pauvreté prenait à la gorge, et
parfois on voyait une femme lancer ses eaux sales à travers la rue.
Lucas devait être à bout, bien qu’il n’en laissât
rien voir. Maigret pensait à saisir la première occasion propice pour le
relayer. Il avait un peu honte de suivre en taxi, comme les invités qui suivent
une chasse à courre en voiture.
Il y avait des carrefours où l’on était déjà passé
quatre ou cinq fois. L’homme, alors, s’avisa d’une nouvelle ruse. Il entra dans
le sombre passage d’une maison, et Lucas s’arrêta à la porte. Maigret lui fit
signe de suivre.
— Attention ! lui cria-t-il de son siège.
Quelques instants plus tard, les deux hommes
ressortaient. Il était évident que l’étranger était entré dans la première
maison venue avec l’espoir de dérouter les policiers.
Il le fit encore deux fois. La seconde fois, Lucas
le trouva assis tout en haut de l’escalier.
Un peu avant six heures, ils étaient à nouveau au
coin de la rue du Roi-de-Sicile et de la rue Vieille-du-Temple, dans un décor
de Cour des Miracles. L’étranger hésita une fois de plus. Puis il s’enfonça
dans la rue, qui grouillait d’une foule misérable. On voyait les globes dépolis
de plusieurs hôtels. Les boutiques étaient étroites, des couloirs aboutissaient
à des cours mystérieuses.
Il n’alla pas loin. Il parcourut dix mètres
environ, et un coup de feu claqua, tout sec, pas plus fort qu’un pneu qui
éclate. Le mouvement de la rue, comme à cause de la force acquise, fut quelques
instants avant de s’arrêter. On eût dit que le taxi stoppait de lui-même,
étonné.
Puis il y eut le bruit d’une course. Lucas s’élançait
en avant. Un second coup de feu éclata.
On ne pouvait rien voir, à cause des remous de la
foule. Maigret ne savait pas si l’inspecteur était atteint. Il était descendu
de voiture, s’était précipité vers l’inconnu.
Celui-ci était assis sur le trottoir. Il n’était
pas mort. Il se soutenait d’une main, tenant sa poitrine de l’autre. Ses yeux
bleus se tournaient vers le commissaire avec une expression de reproche.
Puis un voile passa. Une femme dit :
— Si ce n’est pas malheureux !
Le buste oscillait, tombait en biais sur le
trottoir.
L’homme était mort.
***
Lucas revint bredouille, mais indemne. La seconde
balle ne l’avait pas atteint. Le fuyard avait essayé d’en tirer une troisième,
mais son arme avait dû s’enrayer.
C’est à peine si l’inspecteur l’avait entrevu et il
disait :
— Je serai incapable de le reconnaître. Il me
semble pourtant qu’il est brun.
La foule, sans en avoir l’air, avait aidé à la
fuite de l’assassin. Comme par hasard. Lucas n’avait à aucun moment trouvé le passage
libre devant lui.
Et maintenant on les entourait d’un cercle
réprobateur, presque menaçant. Il ne leur fallait pas longtemps, dans le
quartier, pour flairer la police en civil.
Un sergent de ville ne tarda pas à les rejoindre,
écarta les curieux.
— L’ambulance municipale, grommela Maigret. Sifflez
d’abord pour alerter deux ou trois de vos collègues.
Soucieux, il donna à voix basse des instructions à
Lucas, qu’il laissa sur les lieux avec les agents. Puis il regarda encore le
mort. Il avait envie de fouiller ses poches tout de suite, mais une étrange
pudeur l’empêcha de le faire en présence de curieux. C’était un geste trop
précis, trop professionnel qui prendrait ici les allures d’une profanation,
voire d’une provocation.
— Fais attention, recommanda le commissaire à voix
basse. Il y en a sûrement d’autres.
Il n’était qu’à deux pas du quai des Orfèvres, où
le taxi le déposa. Il monta rapidement vers le bureau du chef, frappa sans se
faire annoncer.
— Un nouveau mort, dit-il. Celui-ci a été tiré sous
nos yeux, comme un lapin, en pleine rue.
— Il est identifié ?
— Lucas sera ici dans quelques minutes, dès que le
corps aura été emporté. Je peux disposer d’une vingtaine d’hommes ? Ils y
a tout un quartier à mettre en état de siège.
— Quel quartier ?
— Roi-de-Sicile.
Et le directeur de la P. J., lui aussi, fit la
grimace. Maigret gagna le bureau des inspecteurs, en choisit quelques-uns et
leur donna ses instructions.
Puis il alla trouver le commissaire qui dirigeait
la brigade des mœurs.
— Vous pourriez me prêter un inspecteur qui
connaisse à fond la rue du Roi-de-Sicile, la rue des Rosiers et le quartier
environnant ? Il doit y avoir par là un bon nombre de filles publiques.
— Trop.
— D’ici une demi-heure, on lui remettra une
photographie.
— Encore un macchabée ?
— Malheureusement. Mais son visage n’est pas abîmé.
— Compris.
— Ils doivent être plusieurs à nicher dans les
environs. Attention, car ils tuent.
Il descendit ensuite aux garnis, où il demanda à
peu près le même service à son collègue.
Il était important de faire vite. Ils s’assura que
les inspecteurs étaient partis pour prendre leur faction autour du quartier.
Puis il téléphona à l’Institut médico-légal.
— Les photos ?
— Vous pouvez les envoyer chercher dans quelques
minutes. Le corps est arrivé. On y travaille.
Il lui semblait qu’il oubliait quelque chose. Ils
restait là, prêt à sortir, à se gratter le menton, et soudain l’image du juge
Coméliau lui vint à l’esprit. Heureusement !
— Allô !... Bonsoir, monsieur le juge... Ici,
Maigret.
— Alors, monsieur le commissaire, votre patron de
petit café ?
— C’est bien un patron de petit café, monsieur le
juge.
— Identifié ?
— Tout ce qu’il y a de plus identifié.
— L’enquête avance ?
— Nous avons déjà un mort.
Il croyait voir le magistrat sursauter au bout du fil.
— Vous dites ?
— Nous avons un nouveau mort. Mais, cette fois, il
appartient au clan opposé.
— Vous voulez dire que c’est la police qui l’a tué ?
— Non. Ces messieurs s’en sont chargés.
— De quels messieurs parlez-vous ?
— Des complices probablement.
— Ils sont arrêtés ?
— Pas encore.
Il baissa la voix.
— Je crains, monsieur le juge, que ce soit long et
difficile. C’est une très, très vilaine affaire. Ils tuent, vous comprenez ?
— Je suppose que, s’ils n’avaient pas tué, il n’y
aurait pas d’affaire du tout ?
— Vous ne me comprenez pas. Ils tuent, froidement,
pour se défendre. C’est assez rare, vous le savez, en dépit de ce que croit le
public. Ils n’hésitent pas à abattre un des leurs.
— Pourquoi ?
— Probablement parce qu’il était brûlé et qu’il
risquait de faire découvrir le gîte. Mauvais quartier aussi, un des plus
mauvais de Paris. Un ramassis d’étrangers sans papiers, ou avec des papiers
truqués.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Je suivrai la routine, parce que j’y suis obligé,
parce que ma responsabilité est en jeu. Une rafle cette nuit. Cela ne donnera
rien.
— J’espère, en tout cas, que cela ne nous vaudra
pas de nouvelles victimes.
— Je l’espère aussi.
— Vers quelle heure comptez-vous y procéder ?
— Comme d’habitude, vers deux heures du matin.
— J’ai un bridge, ce soir. Je le prolongerai aussi
tard que possible. Téléphonez-moi aussitôt après la rafle.
— Bien, monsieur le juge.
— Quand m’enverrez-vous votre rapport ?
— Dès que j’en aurai le temps. Probablement pas
avant demain soir.
— Votre bronchite ?
— Quelle bronchite ?
Il l’avait oubliée. Lucas entrait dans le bureau,
tenant une carte rouge à la main. Maigret savait déjà ce que c’était. C’était
une carte syndicale, au nom de Victor Poliensky, de nationalité tchèque,
manœuvre aux usines Citroën.
— Quelle adresse, Lucas ?
— 132, quai de Javel.
— Attends donc. Cette adresse ne m’est pas
inconnue. Cela doit être un meublé malpropre au coin du quai et de je ne sais
plus quelle rue. Nous y avons fait une descente il y a environ deux ans.
Assure-toi qu’ils ont le téléphone.
C’était là-bas, le long de la Seine, près de la
masse sombre des usines, un meublé miteux bourré d’étrangers fraîchement
débarqués qui couchaient souvent à trois ou quatre dans une chambre, en dépit
des règlements de police. Le plus surprenant, c’est que la maison était dirigée
par une femme et que celle-ci parvenait à tenir tête à tout son monde. Elle
leur faisait même à manger.
— Allô ! le 132, quai de Javel ?
Une voix de femme enrouée.
— Poliensky est-il chez vous en ce moment ?
Elle se taisait, prenant son temps avant de
répondre.
— Je parle de Victor...
— Eh bien ?
— Est-il chez vous ?
— Cela vous regarde ?
— Je suis un de ses amis.
— Vous êtes un flic, oui.
— Mettons que ce soit la police. Poliensky
habite-t-il toujours chez vous ? Inutile d’ajouter que vos déclarations
sont vérifiées.
— On connaît vos manières.
— Alors.
— Il y a plus de six mois qu’il n’est plus ici.
— Où travaillait-il ?
— Citroën.
— Il y avait longtemps qu’il était en France ?
— Je n’en sais rien.
— Il parlait français ?
— Non.
— Il est resté longtemps chez vous ?
— Environ trois mois.
— Il avait des amis ? Il recevait des visites ?
— Non.
— Ses papiers étaient en règle ?
— Probablement, puisque votre brigade des garnis ne
m’a rien dit.
— Encore une question. Il prenait ses repas chez
vous ?
— Le plus souvent.
— Il fréquentait les femmes ?
— Dites donc, espèce de cochon, est-ce que vous
croyez que je m’occupe de ces histoires-là ?
Il raccrocha, s’adressa à Lucas :
— Téléphone au service des étrangers.
La Préfecture de police n’avait pas de trace de l’homme
dans ses dossiers. Autrement dit, le Tchèque était entré en fraude, comme tant
d’autres, comme des milliers et des milliers qui hantent les quartiers louches
de Paris. Sans doute, comme la plupart d’entre eux, s’était-il fait faire une
fausse carte d’identité. Certaines officines, aux environs du faubourg
Saint-Antoine, justement, les fabriquent en série, à prix fixe.
— Demande Citroën !
Les photographies du mort arrivaient, et il les
distribuait aux inspecteurs des mœurs et des garnis.
Il montait lui-même aux sommiers avec les
empreintes digitales.
Aucune fiche ne correspondait.
— Moers n’est pas ici ? questionna-t-il en
entrouvrant la porte du laboratoire.
Moers n’aurait pas dû s’y trouver, car il avait
travaillé toute la nuit et toute la journée. Mais il avait besoin de peu de
sommeil. Il n’avait pas de famille, pas de liaison connue, pas d’autre passion
que son laboratoire.
— Je suis ici, patron.
— Encore un mort pour toi. Passe d’abord par mon
bureau.
Ils y descendirent ensemble. Lucas avait eu la
comptabilité de Citroën à l’appareil.
— La vieille n’a pas menti. Il a travaillé aux
usines comme manœuvre pendant trois mois. Il y a près de six mois qu’il n’est
plus inscrit sur les feuilles de paye.
— Bon ouvrier ?
— Peu d’absences. Mais ils en ont tellement qu’ils
ne les connaissent pas individuellement. J’ai demandé si, en voyant demain le
contremaître sous lequel il a travaillé, on aurait des renseignements plus
détaillés. C’est impossible. Pour les spécialistes, oui. Les manœuvres, qui
sont presque tous étrangers, vont et viennent, et on ne les connaît pas. Il y
en a toujours quelques centaines qui attendent de l’embauche devant les
grilles. Ils travaillent trois jours, trois semaines ou trois mois, et on ne les
revoit plus. On les change d’atelier selon les besoins.
— Les poches ?
Sur le bureau, il y avait un portefeuille usé, dont
le cuir avait dû être vert et qui, outre la carte syndicale, contenait une
photographie de jeune fille. C’était un visage rond, très frais, au front
couronné de lourdes tresses. Une Tchèque, sans doute, de la campagne.
Deux billets de mille francs et trois billets de
cent francs.
— C’est beaucoup, grogna Maigret.
Un long couteau à cran d’arrêt, à la lame effilée,
au tranchant affûté comme un rasoir.
— Tu ne crois pas, Moers, que ce couteau aurait
fort bien pu tuer le petit Albert ?
— Possible, patron.
Le mouchoir, verdâtre, lui aussi. Victor Poliensky
devait aimer le vert.
— Pour toi ! Ce n’est pas ragoûtant, mais on
ne sait jamais ce que donneront tes analyses.
Un paquet de cigarettes caporal et un briquet de
marque allemande. De la menue monnaie. Pas de clef.
— Tu es sûr, Lucas, qu’il n’y avait pas de clef ?
— J’en suis certain, patron.
— On l’a déshabillé ?
— Pas encore. On attend Moers.
— Vas-y, vieux ! Cette fois-ci, je n’ai pas le
temps de t’accompagner. Tu devras encore passer une partie de la nuit et tu
seras crevé.
— Je peux fort bien tenir le coup deux nuits de
suite. Ce ne sera pas la première fois.
Maigret demanda le Petit Albert au bout du
fil.
— Rien de nouveau, Émile ?
— Rien, patron. Ça boulotte.
— Beaucoup de monde ?
— Moins que ce matin. Quelques-uns pour l’apéritif,
mais il n’y a presque personne pour le dîner.
— Ta femme s’amuse toujours à jouer à la bistrote ?
— Elle est ravie. Elle a nettoyé la chambre à fond,
changé les draps, et nous y serons très bien. Votre rouquin ?
— Mort.
— Hein ?
— Un de ses petits camarades a préféré l’abattre d’une
balle alors qu’il avait envie de rentrer chez lui.
Encore un coup d’œil dans le bureau des
inspecteurs. Il fallait penser à tout.
— La Citroën jaune ?
— Rien de nouveau. Pourtant, des gens nous la
signalent dans le quartier Barbès-Rochechouart.
— Pas si bête ! Il faut suivre cette piste-là.
Pour des raisons géographiques, une fois encore.
Le quartier Barbès touche à celui de la gare du
Nord. Et Albert avait travaillé longtemps comme garçon dans une brasserie de ce
quartier.
— Tu as faim, Lucas ? demanda le commissaire.
— Pas spécialement. Je peux attendre.
— Ta femme ?
— Je n’ai qu’à lui téléphoner.
— Bon. Je téléphone à la mienne aussi et je te
garde.
Il était un peu fatigué quand même et il aimait
autant ne pas travailler seul, surtout que la nuit promettait d’être
éreintante.
Ils s’arrêtèrent tous les deux à la Brasserie
Dauphine pour l’apéritif, et c’était toujours un étonnement assez naïf,
quand ils étaient ainsi plongés dans une enquête, de voir que la vie continuait
normalement autour d’eux, que les gens s’occupaient de leurs petites affaires,
plaisantaient. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire qu’un Tchèque eût été
abattu sur le trottoir de la rue du Roi-de-Sicile ? Quelques lignes dans
les journaux.
Puis, un beau jour, ils apprendraient de même qu’on
avait arrêté l’assassin.
Personne non plus, sauf les initiés, ne savait qu’une
rafle se préparait pour la nuit dans un des quartiers les plus denses et les
plus inquiétants de Paris. Remarquait-on les inspecteurs postés à tous les
coins de rue, l’air aussi indifférent que possible ?
Quelques filles, peut-être, tapies dans des encoignures
d’où elles sortaient de temps en temps pour agripper le bras d’un passant,
sourcillaient en reconnaissant la silhouette caractéristique d’un agent des
mœurs. Celles-là s’attendaient à aller passer une partie de la nuit au dépôt.
Elles en avaient l’habitude. Cela leur arrivait au moins une fois par mois. Si
elles n’étaient pas malades, on les relâcherait vers dix heures du matin. Et
après ?
Les tenanciers de meublés n’aiment pas non plus qu’on
vienne à une heure inhabituelle relever leur registre. Oh ! ils étaient en
règle. Ils étaient toujours en règle.
On leur mettait une photographie sous le nez. Ils
faisaient semblant de la regarder attentivement, allaient parfois chercher
leurs lunettes.
— Vous connaissez ce type-là ?
— Jamais vu.
— Vous avez des Tchèques chez vous ?
— J’ai des Polonais, des Italiens, un Arménien,
mais pas de Tchèques.
— Ça va.
La routine. Un des inspecteurs, là-haut, à Barbès,
qui, lui, ne s’occupait que de la voiture jaune, interrogeait les garagistes,
les mécaniciens, les sergents de ville, les commerçants, les concierges.
La routine.
Chevrier et sa femme jouaient aux tenanciers de
bar, quai de Charenton, et, tout à l’heure, après avoir accroché les volets,
deviseraient devant le gros poêle avant d’aller se coucher paisiblement dans le
lit du petit Albert et de la Nine aux yeux croches.
Encore une qu’il faudrait retrouver. On ne la
connaissait pas aux mœurs. Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue ?
Savait-elle que son mari était mort ? Si elle le savait, pourquoi n’était-elle
pas venue reconnaître le corps quand on avait publié la photographie dans les
journaux ? Les autres avaient pu ne pas la reconnaître. Mais elle ?
Fallait-il croire que les assassins l’avaient
emmenée ? Elle ne se trouvait pas dans l’auto jaune alors que celle-ci
déposait le cadavre place de la Concorde.
— Je parie, dit Maigret qui suivait son idée, que
nous la retrouverons un jour à la campagne.
C’est inouï le nombre de gens qui, quand il y a du
vilain, éprouvent le besoin d’aller respirer l’air de la campagne, le plus
souvent dans une auberge bien tranquille, où la table est bonne et le vin
clairet.
— On prend un taxi ?
Cela ferait encore des histoires avec le caissier,
qui mettait une obstination désagréable à éplucher les notes de frais et qui s’écriait
volontiers :
— Est-ce que je me promène en taxi, moi ?
Ils en arrêtèrent un plutôt que d’aller attendre l’autobus
de l’autre côté du Pont-Neuf.
— Au Cadran, rue de Maubeuge.
Une belle brasserie, comme Maigret les aimait, pas
encore modernisée, avec sa classique ceinture de glaces sur les murs, sa
banquette de molesquine rouge sombre, ses tables de marbre blanc et, par-ci
par-là, une boule de nickel pour les torchons. Cela sentait bon la bière et la
choucroute. Il y avait seulement un peu trop de monde, des gens trop pressés,
chargés de bagages, qui buvaient ou mangeaient trop vite, appelaient les
garçons avec impatience, le regard fixé sur la grosse horloge lumineuse de la
gare.
Le patron aussi, qui se tenait près de la caisse,
digne et attentif à tout ce qui se passait, était dans la tradition, petit,
grassouillet, le crâne chauve, le complet ample et les souliers fins sans un
grain de poussière.
— Deux choucroutes, deux demis et le patron, s’il
vous plaît.
— Vous voulez parler à M. Jean ?
— Oui.
Un ancien garçon ou un ancien maître d’hôtel qui
avait fini par se mettre à son compte ?
— Messieurs...
— Je voudrais un renseignement, monsieur Jean. Vous
avez eu ici un garçon nommé Albert Rochain, qu’on appelait, je crois le Petit
Albert.
— J’en ai entendu parler.
— Vous ne l’avez pas connu ?
— Il y a seulement trois ans que j’ai racheté le
fonds. La caissière, à ce moment-là, avait connu Albert.
— Vous voulez dire qu’elle n’est plus ici ?
— Elle est morte l’année dernière. Elle a vécu
pendant plus de quarante ans à cette place.
Il désignait la caisse en bois verni derrière
laquelle trônait une personne blonde d’une trentaine d’années.
— Et les garçons ?
— Il y en avait un vieux aussi, Ernest, mais,
depuis, il a pris sa retraite ; et il est retourné dans son pays, quelque
part en Dordogne, si je ne me trompe.
Le patron restait debout devant les deux hommes qui
mangeaient leur choucroute, mais il ne perdait rien de ce qui se passait autour
de lui.
— Jules !... Le 24...
Il souriait de loin à un client qui sortait.
— François ! Les bagages de Madame...
— L’ancien propriétaire vit-il encore ?
— Il se porte mieux que vous et moi.
— Vous savez où je pourrais le rencontrer ?
— Chez lui, bien entendu. Il vient me voir de temps
en temps. Il s’ennuie, parle de se remettre dans le commerce.
— Voulez-vous me donner son adresse ?
— Police ? questionna simplement le patron.
— Commissaire Maigret.
— Pardon ! J’ignore son numéro, mais je peux
vous renseigner, car il m’a invité deux ou trois fois à déjeuner. Vous
connaissez Joinville ? Vous voyez l’île d’Amour, un peu plus loin que le
pont ? Il n’habite pas dans l’île, mais une villa située juste en face de
la pointe. Il y a un garage à bateaux devant. Vous la reconnaîtrez facilement.
Il était huit heures et demie quand le taxi s’arrêta
en face de la villa. On lisait sur une plaque de marbre blanc, en lettres
moulées : Le Nid, et on voyait un oiseau des îles, ou ce qui
voulait être un oiseau des îles, se poser au bord d’un nid.
— Il a dû se fatiguer pour trouver ça !
remarqua Maigret en sonnant.
L’ancien patron du Cadran en effet, s’appelait
Loiseau, Désiré Loiseau.
— Tu verras qu’il est du Nord et qu’il va nous
offrir un vieux genièvre.
Cela ne rata pas. Ils virent d’abord une petite
femme boulotte, toute blonde, toute rose, qu’il fallait regarder de près avant
de distinguer les fines rides sous l’épaisse couche de poudre.
— Monsieur Loiseau !... appela-t-elle. Quelqu’un
pour vous !...
C’était Mme Loiseau, pourtant. Elle les
fit entrer dans le salon qui sentait le vernis.
Loiseau était gras aussi, mais grand et large, plus
grand et plus large que Maigret, ce qui ne l’empêchait pas de se mouvoir avec
une légèreté de danseur.
— Asseyez-vous, monsieur le commissaire. Vous
aussi, monsieur ?...
— L’inspecteur Lucas.
— Tiens ! J’ai connu quelqu’un, à l’école, qui
s’appelait Lucas aussi. Vous n’êtes pas Belge, inspecteur ? Moi, je le
suis. Cela s’entend, n’est-ce pas ? Mais si ! Je n’en suis pas
honteux, allez ! Il n’y a pas de déshonneur. Bobonne, tu nous serviras à
boire...
Et ce fut le petit verre de genièvre.
— Albert ? Je crois bien que je m’en souviens.
Un garçon du Nord. Je crois d’ailleurs que sa mère était Belge aussi. Je l’ai
bien regretté. Voyez-vous, ce qui compte le plus, dans notre commerce, c’est la
gaieté. Les gens qui vont au café aiment voir des visages souriants. Je me
souviens d’un garçon, par exemple, un bien brave homme et qui avait je ne sais
combien d’enfants, qui se penchait sur les clients commandant un soda, ou un
quart de Vichy, ou n’importe quoi de non alcoolisé, pour leur souffler
confidentiellement :
« Vous avez un ulcère aussi ?» Il vivait
avec son ulcère. Il ne parlait que de son ulcère, et j’ai dû me débarrasser de
lui parce que les gens changeaient de place quand ils le voyaient s’approcher
de leur table.
« Albert, c’était le contraire. Un rigoleur.
Il fredonnait. Il portait son chapeau avec l’air de jongler, de s’amuser, il
avait une façon à lui de lancer : « Beau temps, aujourd’hui ! »
— Il vous a quitté pour se mettre à son compte ?
— Quelque part du côté de Charenton, oui.
— Il avait fait un héritage ?
— Je ne crois pas. Il m’en a parlé. Je crois
seulement qu’il s’est marié.
— Au moment de vous quitter ?
— Oui. Un peu avant.
— Vous n’avez pas été invité au mariage ?
— Je l’aurais sûrement été si cela s’était passé à
Paris, car, chez moi, les employés étaient comme de la famille. Mais ils sont
allés faire ça en province, je ne sais plus où.
— Vous ne pouvez pas vous souvenir ?
— Non. Je vous avoue que, pour moi, tout ce qui est
en dessous de la Loire, c’est le Midi.
— Vous n’avez pas connu sa femme ?
— Il est venu me la présenter un jour. Une brune,
pas très jolie...
— Elle louchait ?
— Elle avait les yeux un peu de travers, oui. Mais
cela n’était pas déplaisant. Il y a des gens chez qui ça choque, d’autres à qui
cela ne va pas trop mal.
— Vous ne connaissiez pas son nom de jeune fille ?
— Non. Je crois me souvenir que c’était une
parente, une cousine, ou quelque chose comme cela. Ils se connaissaient depuis
toujours. Albert disait : « Puisqu’il faut bien finir par là un jour
ou l’autre autant que ce soit avec quelqu’un qu’on connaît. » Il ne
pouvait pas se passer de plaisanter. Il paraît qu’il n’avait pas son pareil
pour la chansonnette, et des clients m’ont dit sérieusement qu’il pourrait
gagner sa vie dans les music-halls.
« Encore un petit verre ? Vous voyez,
ici, c’est calme, trop calme même, et il se pourrait qu’un jour ou l’autre je
reprenne le métier. Malheureusement, on ne trouve plus beaucoup d’employés
comme Albert. Vous le connaissez ? Son affaire marche ? »
Maigret préféra ne pas leur apprendre qu’Albert
était mort, car il prévoyait une bonne heure de lamentations et de soupirs.
— Vous lui connaissiez des amis intimes ?
— Il était l’ami de tout le monde.
— Personne ne venait, par exemple, le chercher
après son travail ?
— Non. Il fréquentait les hippodromes. Il s’arrangeait
pour être libre assez souvent l’après-midi. Mais il n’était pas imprudent. Il n’a
jamais essayé de m’emprunter de l’argent. Il jouait selon ses moyens. Si vous
le voyez, dites-lui de ma part que...
Et Mme Loiseau, qui n’avait pas ouvert
la bouche depuis l’arrivée de son mari, souriait toujours, du sourire d’une
figure de cire à la vitrine d’un coiffeur.
Encore un petit verre ? Oui. Surtout que le
genièvre était bon. Puis en route pour la rafle dans une rue où on ne leur
sourirait plus.
CHAPITRE VI
Deux cars de la police s’étaient arrêtés rue de
Rivoli, au coin de la rue Vieille-du-Temple, et pendant un moment on avait vu
luire sous les réverbères les boutons argentés des agents. Ceux-ci étaient
allés prendre leur poste, barrant un certain nombre de rues où se trouvaient
déjà des inspecteurs de la P. J.
Puis, derrière les cars, vinrent se ranger les
voitures cellulaires. Juste à l’angle de la rue du Roi-de-Sicile, un officier
de paix tenait les yeux fixés sur sa montre.
Rue Saint-Antoine, des passants, inquiets, se
retournaient et hâtaient le pas. Dans le quartier cerné, on voyait encore
quelques fenêtres éclairées, un peu de lumière à la porte des hôtels meublés,
le fanal de la maison de prostitution de la rue des Rosiers.
L’officier de paix, l’œil toujours fixé à son
chronomètre, comptait les dernières secondes et, à côté de lui, un Maigret
indifférent, ou un peu gêné, enfonçait les mains dans les poches de son
pardessus et regardait ailleurs.
Quarante... Cinquante... Soixante... Deux coups de
sifflets stridents auxquels, aussitôt, d’autres sifflets répondirent. Les
agents en uniforme s’avançaient dans les rues en tirailleurs, tandis que les
inspecteurs entraient dans les hôtels borgnes.
Comme toujours dans ces cas-là, des fenêtres s’ouvrirent
un peu partout ; on vit dans le noir des silhouettes blanches qui se
penchaient, inquiètes ou hargneuses. Déjà on entendait des voix. Déjà on voyait
passer un agent qui poussait devant lui une fille, pêchée dans une encoignure,
et qui lui lançait des phrases ordurières.
Il y avait aussi des pas précipités, des hommes qui
essayaient de fuir, fonçaient dans l’obscurité des ruelles : en vain, car
c’était pour aller se buter à d’autres cordons de police.
— Papiers !
Les lampes de poche s’allumaient, éclairaient des
visages suspects, des passeports crasseux, des cartes d’identité. Il y avait,
aux fenêtres, des habitués qui savaient qu’ils ne pourraient se rendormir de
longtemps et qui assistaient à la rafle comme à un spectacle.
Le plus gros gibier était déjà au Dépôt. Ceux-là n’avaient
pas attendu la rafle. Du moment qu’un homme avait été abattu dans le quartier
en fin de l’après-midi, ils l’avaient flairée. Et, dès la nuit, des ombres s’étaient
glissées le long des murs, des hommes portant de vieilles valises ou d’étranges
baluchons étaient allés se heurter aux inspecteurs de Maigret.
On trouvait de tout parmi eux : un interdit de
séjour, des souteneurs, de fausses cartes d’identité, comme toujours, des
Polonais, des Italiens qui n’étaient pas en règle.
À tous, qui prenaient un air dégagé, la même
question brutale :
— Où vas-tu ?
— Je déménage.
— Pourquoi ?
Ces yeux anxieux, ou féroces, dans l’obscurité.
— J’ai trouvé du travail.
— Où ?
Certains parlaient de rejoindre leur sœur qui
habitait le Nord ou les environs de Toulouse.
— Monte toujours là-dedans !
Panier à salade. Une nuit au Dépôt, pour
vérification d’identité. C’étaient de pauvres bougres, pour la plupart, mais
peu d’entre eux avaient la conscience tranquille.
— Pas un Tchèque, jusqu’ici, patron ! avait-on
annoncé à Maigret.
Maintenant le commissaire restait à son poste,
fumant sa pipe d’un air maussade, à regarder des ombres s’agiter, à entendre
des cris, des pas précipités, parfois le bruit mat d’un poing sur un visage.
C’était dans les meublés que cela remuait le plus.
Les patrons passaient en hâte un pantalon, restaient, renfrognés, dans le
bureau, où ils couchaient presque tous sur un lit de camp. Quelques-uns
tentaient d’offrir à boire aux agents qui montaient la garde dans le corridor
pendant que des inspecteurs grimpaient aux étages à pas lourds.
Dès lors, toutes les cellules puantes de la maison
se mettaient à vivre d’une vie grouillante. Des coups étaient frappés à une
première porte.
— Police !
Des gens en chemises, des hommes, des femmes, mal
réveillés, le teint blême, avec tous, ce même air anxieux, parfois hagard.
— Vos papiers !
Pieds nus, ils allaient les chercher sous l’oreiller
ou dans un tiroir, devaient parfois fouiller de vieilles malles démodées qui
venaient de l’autre extrémité de l’Europe.
À l’Hôtel du Lion d’Or, un homme tout nu
restait assis sur son lit, les jambes pendantes, pendant que sa compagne
montrait une carte de prostituée.
— Et toi ?
Il regardait l’inspecteur sans comprendre.
— Ton passeport ?
Il ne bougeait toujours pas. Son corps paraissait d’autant
plus blême qu’il était couvert de poils très noirs, très longs. Des voisins, du
palier, le regardaient en riant.
— Qui est-ce ? demandait l’inspecteur à la
fille.
— Je ne sais pas.
— Il ne t’a rien dit ?
— Il ne parle pas un mot de français.
— Où l’as-tu rencontré ?
— Dans la rue.
Au Dépôt ! On lui fourrait ses vêtements dans
la main. On lui faisait signe de se rhabiller, et il était longtemps sans
comprendre, protestait, se tournait vers sa compagne, à qui il semblait
réclamer quelque chose. Son argent, sans doute ? Peut-être était-il arrivé
en France le soir même, et il finirait sa première nuit quai de l’Horloge.
— Papiers...
Les portes s’entrouvraient sur des chambres
délabrées, dont chacune, en plus de l’odeur de la maison, exhalait l’odeur de
ses hôtes d’une semaine ou d’une nuit.
Quinze, vingt personnes se massaient devant les
paniers à salade. On les poussait une à une à l’intérieur, et certaines des
filles, qui avaient l’habitude, plaisantaient avec les agents. Il y en avait
qui, pour s’amuser, leur adressaient des gestes obscènes.
Certains pleuraient. Des hommes serraient les
poings, entre autres un adolescent très blond, le crâne rasé, qui n’avait aucun
papier et sur qui on avait trouvé un revolver.
Que ce soit dans les hôtels ou dans la rue, on n’effectuait
qu’un tri élémentaire. Le vrai travail se ferait au Dépôt, soit au cours de la
nuit, soit le lendemain matin.
— Papiers...
Les tenanciers étaient les plus nerveux, parce qu’ils
risquaient leur patente. Or, aucun n’était en règle. Chez tous on trouvait des
voyageurs non inscrits.
— Vous savez, monsieur l’inspecteur, que j’ai
toujours été régulier, mais, quand un client se présente à minuit et qu’on est
tout endormi…
Une fenêtre s’ouvrit à l’Hôtel du Lion d’Or
dont la boule laiteuse était la plus proche de Maigret. Un coup de sifflet
éclata. Le commissaire s’avança, leva la tête.
— Qu’est-ce que c’est ?
Comme par hasard, un tout jeune inspecteur se
trouvait là-haut et balbutiait :
— Je crois que vous devriez monter.
Maigret s’engagea dans l’escalier étroit, avec
Lucas sur ses talons. Il touchait à la fois la rampe et le mur. Les marches
craquaient. Il y avait des lustres, pour ne pas dire des siècles, que toutes
ces maisons auraient dû être rasées, ou plutôt brûlées avec leurs nids de puces
et de poux de tous les pays du monde.
C’était au second étage. Une porte était ouverte,
une lampe électrique sans abat-jour, de faible voltage, avec des filaments
jaunes, brûlait au bout de son fil. La chambre était déserte. Elle contenait
deux lits de fer dont un seul était défait. Il y avait aussi un matelas par
terre, des couvertures en mauvaise laine grise, un veston sur une chaise, un
réchaud à alcool et de la mangeaille, des litres vides sur une table.
— Par ici, patron...
La porte de communication avec la chambre voisine
était ouverte, et Maigret aperçut une femme couchée, un visage sur l’oreiller,
deux yeux bruns, ardents, magnifiques, qui le fixaient farouchement.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il.
Rarement il avait vu un visage aussi expressif.
Jamais il n’en avait vu de plus sauvage.
— Regardez-la bien, balbutia l’inspecteur. J’ai
voulu la faire lever. Je lui ai parlé, mais elle ne s’est pas donné la peine de
me répondre. Alors je me suis approché du lit. J’ai tenté de lui secouer les
épaules. Voyez ma main. Elle m’a mordu jusqu’au sang.
La femme ne souriait pas en voyant l’inspecteur
montrer son pouce endolori. Ses traits, au contraire, se crispaient, comme sous
le coup d’une souffrance violente.
Et Maigret, qui observait le lit, fronçait les
sourcils, grognait :
— Mais elle est en train d’accoucher !
Il se tourna vers Lucas.
— Téléphone pour l’ambulance. Emmène-la à la
maternité. Dis au patron de monter tout de suite.
Le jeune inspecteur, à présent, rougissait, n’osait
plus regarder le lit. La chasse continuait aux autres étages de la maison, et
les planchers frémissaient.
— Tu ne veux pas parler ? demandait Maigret à
la femme. Tu ne comprends pas le français ?
Elle le fixait toujours, et il était impossible de
deviner ce qu’elle pensait. Le seul sentiment qu’exprimait son visage était une
haine farouche.
Elle était jeune. Elle n’avait pas vingt-cinq ans,
sans doute, et ses joues pleines étaient encadrées de cheveux longs, d’un noir
soyeux. On butait dans l’escalier. Le tenancier s’arrêtait, hésitant, dans l’encadrement
de la porte.
— Qui est-ce ?
— On l’appelle Maria.
— Maria qui ?
— Je ne crois pas qu’elle ait un autre nom.
Soudain Maigret fut pris d’une colère dont il eut aussitôt
honte. Il ramassa un soulier d’homme, au pied du lit.
— Et ça... ? cria-t-il en le jetant dans les
jambes du patron. Cela n’a pas de nom non plus ?... Et ça ?... Et ça ?...
Il attrapait un veston, une chemise sale au fond du
placard, un autre soulier, une casquette.
— Et ça.
Il passait dans la pièce voisine, désignait deux
valises dans un coin.
— Et ça ?
Du fromage sur un papier gras, des verres, quatre
verres, des assiettes, avec encore des restes de charcuterie.
— Ils étaient inscrits sur ton livre, tous ceux qui
habitaient ici ? Hein ? Réponds ! Et, d’abord, combien
étaient-ils ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que cette femme parle le français ?
— Je ne sais pas... Non !... Elle comprend
quelques mots...
— Depuis combien de temps est-elle ici ?
— Je ne sais pas.
Il avait un vilain furoncle bleuâtre dans le cou, l’air
malsain, le cheveu rare. Son pantalon, dont il n’avait pas passé les bretelles,
lui glissait sur les hanches, et il le retenait à deux mains.
— Quand est-ce que ça a commencé ?
Maigret désignait la femme.
— On ne m’avait pas prévenu...
— Tu mens !... Et les autres ? Où
sont-ils ?
— Sans doute qu’ils sont partis...
— Quand ?
Maigret marchait vers lui, dur, les poings serrés.
Il était capable, à ce moment, de frapper.
— Ils ont filé tout de suite après que le type a
été descendu dans la rue, avoue-le ! Ils ont été plus malins que les
autres. Ils n’ont pas attendu que les barrages de police soient en place.
Le patron ne répondait pas.
— Regarde ceci, avoue que tu le connais !
Il lui fourrait sous le nez la photographie de
Victor Poliensky.
— Tu le connais ?
— Oui.
— Il vivait dans cette chambre ?
— À côté.
— Avec les autres ?... Et qui couchait avec
cette femme ?
— Je vous jure que je n’en sais rien. Peut-être qu’ils
étaient plusieurs…
Lucas remontait. Presque aussitôt on entendait dehors
la sirène de l’ambulance. La femme eut un cri arraché par la douleur, mais
aussitôt elle se mordit les lèvres et regarda les hommes avec défi.
— Écoute, Lucas, j’ai encore pour un bon moment
ici. Tu iras avec elle. Tu ne la quitteras pas. Je veux dire que tu ne
quitteras pas le couloir de l’hôpital. J’essayerai tout à l’heure de dénicher
un traducteur tchèque.
D’autres locataires qu’on emmenait descendaient
pesamment l’escalier, se heurtaient aux infirmiers qui montaient avec la
civière. Tout cela, dans la mauvaise lumière, avait un air fantomatique. Cela
ressemblait à un cauchemar, mais un cauchemar qui aurait senti la crasse et la
sueur.
Maigret préféra passer à côté pendant que les
infirmiers s’occupaient de la jeune femme.
— Où la conduis-tu ? demanda-t-il à Lucas.
— À Laennec. J’ai téléphoné à trois hôpitaux avant
de trouver de la place.
Le patron de l’hôtel n’osait pas bouger et
regardait le plancher d’un œil lugubre.
— Reste ici. Ferme la porte ! lui commanda Maigret
quand le terrain fut libre. Et, maintenant, raconte.
— Je ne sais pas grand-chose, je vous jure.
— Ce soir, un inspecteur est venu et t’a montré la
photo. Est-ce exact ?
— C’est exact.
— Tu as déclaré que tu ne connaissais pas le type.
— Pardon ! J’ai dit qu’il n’était pas client
de l’hôtel.
— Comment ça ?
— Il n’est pas inscrit, ni la femme. C’est un autre
qui est inscrit pour les deux chambres.
— Depuis combien de temps ?
— Environ cinq mois.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Serge Madok.
— C’est le chef ?
— Le chef de quoi ?
— Je vais te donner un bon conseil : ne fais
pas l’idiot ! Sinon, nous irons poursuivre cette conversation ailleurs, et
demain matin la boîte sera bouclée. Compris ?
— J’ai toujours été régulier.
— Sauf ce soir. Parle-moi de ton Serge Madok. Un
Tchèque ?
— C’est ce qui est inscrit sur ses papiers. Ils
parlent tous la même langue. Ce n’est pas du polonais, car j’ai l’habitude des
Polonais.
— Quel âge ?
— Une trentaine d’années. Au début, il m’a dit qu’il
travaillait en usine.
— Il travaillait réellement ?
— Non.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu’il restait ici toute la journée.
— Et les autres ?
— Les autres aussi. Il n’y en avait jamais qu’un à
la fois qui sortait. Le plus souvent, c’était la femme, qui allait faire le
marché rue Saint-Antoine.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquaient du matin au soir ?
— Rien. Ils dormaient, mangeaient, buvaient,
jouaient aux cartes. Ils étaient assez tranquilles. De temps en temps, ils se
mettaient à chanter, mais jamais la nuit, de sorte que je n’avais rien à dire.
— Combien étaient-ils ?
— Quatre hommes et Maria.
— Et les quatre hommes... avec Maria ?
— Je ne sais pas.
— Tu mens ! Parle.
— Il se passait quelque chose, mais je ne sais pas
au juste quoi. Il leur arrivait de se disputer, et j’ai cru comprendre que c’était
à cause d’elle. Plusieurs fois, je suis entré dans la chambre de derrière, et
ce n’était pas toujours le même qui manquait.
— Celui de la photo, Victor Poliensky ?
— Je crois. Cela a dû lui arriver. En tout cas, il
était amoureux…
— Qui était le plus important ?
— Je crois que c’est celui qu’ils appelaient Cari.
J’ai entendu son autre nom, mais c’est si compliqué que je n’ai jamais pu le
prononcer et que je ne l’ai pas retenu.
— Un instant.
Maigret tirait de sa poche son calepin de
blanchisseuse, mouillait son crayon comme un écolier.
— D’abord la femme, que tu appelles Maria. Puis
Cari. Puis Serge Madok, au nom de qui étaient les deux chambres. Victor Poliensky,
celui qui est mort. C’est tout ?
— Il y a encore le gamin.
— Quel gamin ?
— Je suppose que c’est le frère de Maria. En tout
cas, il lui ressemble. Je l’ai toujours entendu désigner sous le nom de Pietr.
Il doit avoir seize ou dix-sept ans.
— Il ne travaille pas non plus ?
Le patron hocha la tête. Comme Maigret avait ouvert
la fenêtre pour aérer les chambres – mais l’air de la rue empestait presque
autant que celui de l’hôtel – il avait froid, sans veston, et commençait à
grelotter.
— Aucun ne travaille.
— Pourtant, ils dépensaient beaucoup d’argent ?
Maigret désignait un tas de bouteilles vides dans
un coin, parmi lesquelles il y avait des bouteilles à Champagne.
— Pour le quartier, ils dépensaient beaucoup. Cela
dépendait des moments. Il y eut des périodes pendant lesquelles ils devaient se
serrer la ceinture. C’était facile à voir. Quand le gamin faisait plusieurs
voyages avec les bouteilles vides qu’il allait revendre, c’est que les fonds
étaient bas.
— Personne ne venait les voir ?
— Peut-être est-ce arrivé.
— Tu tiens à venir continuer cette conversation
quai des Orfèvres ?
— Non. Je vous dirai tout ce que je sais. Deux ou
trois fois, on est venu pour eux.
— Qui ?
— Un monsieur. Quelqu’un de bien habillé.
— Il est monté dans la chambre ? Qu’est-ce qu’il
t’a dit en passant au bureau ?
— Il n’a rien demandé. Ils devait savoir quel étage
ils habitaient. Il est monté directement.
— C’est tout ?
Le mouvement, dehors, s’était calmé peu à peu. Des
lumières s’étaient éteintes aux fenêtres. On entendait encore les pas de
quelques agents qui faisaient une dernière ronde, sonnaient à quelques portes.
L’officier de police monta l’escalier.
— J’attends vos ordres, monsieur le commissaire. C’est
fini. Les deux voitures sont pleines.
— Elles peuvent partir. Voulez-vous dire à deux de
mes inspecteurs de monter ?
Le tôlier geignit :
— J’ai froid.
— Et, moi, j’ai trop chaud.
Seulement, il n’aurait voulu poser son pardessus
nulle part dans cette maison poisseuse.
— Tu n’as jamais rencontré ailleurs l’homme qui est
venu les voir ? Tu n’as jamais vu non plus sa photo dans les journaux ?
Ce n’était pas celui-ci ?
Il montra la photographie du petit Albert, qu’il
avait toujours en poche.
— Il ne lui ressemble pas. C’est un bel homme, très
élégant, avec des petites moustaches brunes.
— Quel âge ?
— Peut-être trente-cinq ans ? J’ai remarqué qu’il
portait une grosse chevalière en or.
— Français ? Tchèque ?
— Sûrement pas Français. Il leur parlait leur
langue.
— Tu as écouté à la porte ?
— Cela m’arrive. J’aime savoir ce qui se passe chez
moi, vous comprenez ?
— Surtout que tu n’as pas dû être long, toi, à
comprendre.
— À comprendre quoi ?
— Tu me prends pour un idiot, oui ? Qu’est-ce
qu’ils font, les types qui s’embusquent dans une taule comme celle-ci et qui ne
cherchent pas de travail ? De quoi vivent-ils ? Réponds !
— Cela ne me regarde pas.
— Combien de fois se sont-ils absentés tous
ensemble ?
L’homme rougit, hésita, mais le regard de Maigret l’inclina
à un peu de sincérité.
— Quatre ou cinq fois.
— Pour combien de temps ? Une nuit ?
— Comment savez-vous que c’était la nuit ? D’habitude,
c’était une nuit. Une fois, pourtant, ils sont restés dehors deux jours et deux
nuits, et j’ai même pensé qu’ils ne reviendraient pas.
— Tu as pensé qu’ils s’étaient fait prendre, n’est-ce
pas ?
— Peut-être.
— Qu’est-ce qu’ils te donnaient en rentrant ?
— Ils me payaient le loyer.
— Le loyer d’une seule personne ? Car, en
somme, il n’y avait qu’une seule personne inscrite.
— Ils me donnaient un peu plus.
— Combien ? Attention, mon bonhomme. N’oublie
pas que je peux te boucler pour complicité.
— Une fois ils m’ont donné cinq cents francs. Une
autre fois deux mille.
— Et ils se mettaient à faire la bombe.
— Oui. Ils allaient chercher des tas de provisions.
— Qui est-ce qui montait la garde ?
Cette fois, le trouble du tenancier fut plus
violent, et il jeta machinalement un coup d’œil vers la porte.
— Ta boîte a deux issues, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire que, par les cours, en sautant deux
murs, on arrive rue Vieille-du-Temple.
— Qui montait la garde ?
— Dans la rue ?
— Dans la rue, oui. Et je suppose qu’il y en avait
toujours un à la fenêtre ? Quand Madok a loué, il a dû demander une
chambre donnant sur la rue ?
— C’est vrai. C’est vrai aussi qu’il y en avait
toujours un à traîner sur le trottoir. Ils se relayaient.
— Encore un petit renseignement : lequel d’entre
eux t’a menacé de te faire ton affaire si tu parlais ?
— Cari.
— Quand ?
— La première fois qu’ils sont revenus après une
absence d’une nuit.
— Comment as-tu su que la menace était sérieuse,
que c’étaient des gens capables de tuer ?
— Je suis entré dans la chambre. Cela m’arrive souvent
de faire ma ronde, sous prétexte de voir si l’électricité marche ou si on a
changé les draps.
— On les change souvent ?
— Chaque mois. J’ai surpris la femme en train de
laver une chemise dans la cuvette, et j’ai tout de suite vu que c’était du sang.
— La chemise de qui ?
— D’un des hommes, j’ignore lequel.
Deux inspecteurs attendaient le bon plaisir de
Maigret sur le palier.
— Il faudrait qu’un d’entre vous aille téléphoner à
Moers. Il doit dormir, à l’heure qu’il est, à moins qu’il soit à terminer son
travail. S’il n’est pas au Quai, qu’on l’appelle chez lui. Qu’il vienne ici
avec son attirail.
Indifférent au tenancier, il allait et venait
maintenant dans les deux chambres, ouvrant une armoire, un tiroir, donnant un
coup de pied dans un tas de linge sale. Sur les murs, le papier peint n’avait
plus de couleur et se décollait par endroits. Les lits de fer étaient noirs,
lugubres, les couvertures d’un vilain gris de caserne. Tout était en désordre.
Au moment de leur fuite, les locataires avaient dû ramasser en hâte le plus
précieux, mais ils n’avaient rien osé emporter d’encombrant par crainte d’attirer
l’attention.
— Ils sont partis tout de suite après le coup de
feu ? questionna Maigret.
— Tout de suite.
— Par devant ?
— Par les cours.
— Qui était dehors à ce moment-là ?
— Victor, bien entendu. Puis Serge Madok.
— Lequel est descendu au téléphone ?
— Comment savez-vous qu’on a téléphoné ?
— Réponds !
— On les a appelés vers quatre heures et demie, c’est
exact. Je n’ai pas reconnu la voix, mais c’était quelqu’un qui parlait leur
langue et qui a simplement dit le nom de Cari. J’ai prévenu celui-ci. Il est
descendu. Je le revois dans mon bureau, furieux, faisant des gestes rageurs. Il
criait très fort dans l’appareil. Quand il est remonté, il s’est remis à jurer
et à tempêter, puis, presque tout de suite après, Madok est descendu.
— C’est donc Madok qui a tué son camarade.
— C’est fort possible.
— Ils n’ont pas essayé d’emmener la femme ?
— Je leur en ai parlé quand ils sont passés dans le
corridor. Je me suis douté que tout cela m’amènerait du vilain. J’aimais autant
qu’ils disparaissent tous. J’ignorais qu’elle allait accoucher si vite. Je suis
monté et je lui ai dit de s’en aller comme les autres. Elle était couchée. Elle
me regardait tranquillement. Vous savez, elle comprend beaucoup plus de
français qu’elle ne veut en avoir l’air. Elle ne s’est pas donné la peine de
répondre, mais, à un moment donné, elle a été prise de douleurs, et j’ai
compris.
— Toi, mon petit, dit Maigret à l’inspecteur qui
était resté, tu vas attendre l’arrivée de Moers. Ne laisse personne entrer dans
les deux pièces, surtout ce singe-ci. Tu es armé ?
Le policier montra le revolver qui gonflait la
poche de son veston.
— Que Moers s’occupe d’abord des empreintes. Puis
qu’il emporte tout ce qui pourrait nous fournir une indication. Ils n’ont
laissé aucun papier derrière eux, évidemment. Je m’en suis assuré.
De vieilles chaussettes, des caleçons, un
harmonica, une boîte avec fil et des aiguilles, des vêtements, plusieurs
paquets de cartes à jouer, de petits personnages taillés au couteau dans un
bois tendre...
Il descendait l’escalier sur les talons du patron,
qu’il faisait marcher devant lui. Ce qu’on appelait le bureau était une pièce
minuscule, mal éclairée, pas aérée du tout, où il y avait un lit de camp et une
table avec un réchaud et des restes de repas.
— Je suppose que tu n’as pas noté les dates
auxquelles les lascars se sont absentés ?
— Très vite l’homme répondit par la négative.
— Je m’en doutais. Cela ne fait rien. Tu as jusqu’à
demain matin pour te souvenir. Tu entends ? Demain matin, je viendrai ici
ou je te ferai chercher pour venir me voir à mon bureau. À ce moment-là, il me
faudra les dates, les dates exactes, pèse bien ces mots. Faute de quoi, je
serai au regret de te boucler.
L’hôtelier avait encore quelque chose à dire, mais
il hésitait.
— Si par hasard on venait... est-ce que... est-ce
que vous m’autorisez à me servir de mon revolver ?
— Tu t’aperçois que tu en sais trop long, n’est-ce
pas, et qu’ils pourraient avoir l’idée de te faire subir le même sort qu’à
Victor ?
— J’ai peur.
— Un agent restera dans la rue.
— On peut venir par les cours...
— J’y pensais. J’en mettrai un autre en faction rue
Vieille-du-Temple aussi.
Les rues étaient désertes, et le silence surprenait
après l’agitation des dernières heures. Il n’y avait plus aucune trace de la
rafle. Les lumières s’étaient éteintes aux fenêtres. Tout le monde dormait,
sauf ceux qu’on avait emmenés au Dépôt, sauf Maria qui devait être en train d’accoucher
à l’hôpital, tandis que Lucas faisait les cent pas devant sa porte.
Il posta deux hommes comme il l’avait promis, leur
donna des instructions détaillées, fut un bon moment à attendre un taxi rue de
Rivoli. La nuit était claire et fraîche.
Il hésita en montant dans la voiture. Est-ce qu’il
n’avait pas dormi la nuit précédente ? N’avait-il pas eu trois jours et
trois nuits pour se reposer pendant sa fameuse bronchite ? Moers avait-il
le temps de dormir ?
— Où est-ce que nous trouverons quelque chose d’ouvert ?
questionna-t-il.
Il avait faim, tout à coup. Faim et soif. L’image d’un
verre de bière bien fraîche, à la mousse argentée, lui faisait monter l’eau à
la bouche.
— En dehors des boîtes de nuit, je ne vois guère
que La Coupole, ou les petits bistrots des Halles.
Il le savait. Pourquoi avait-il posé la question ?
— À La Coupole.
La grande salle était fermée, mais le bar restait
ouvert, avec quelques habitués somnolents. Il se fit servir deux magnifiques
sandwiches au jambon, but trois demis presque coup sur coup. Il avait gardé son
taxi. Il était quatre heures du matin.
— Quai des Orfèvres.
En route, il se ravisa.
— Allez plutôt au Dépôt, quai de l’Horloge.
Tout son monde était là, et l’odeur rappelait celle
de la rue du Roi-de-Sicile. On avait parqué les hommes d’un côté, les femmes de
l’autre, avec tous les clochards, tous les ivrognes, toutes les filles soumises
ramassées pendant la nuit dans Paris.
Les uns dormaient, couchés sur les planches. Des
habitués avaient retiré leurs souliers et massaient leurs pieds douloureux. Des
femmes, à travers les grilles, plaisantaient avec les gardiens, et parfois l’une
d’elles, par défi, se troussait jusqu’à la ceinture.
Les agents jouaient aux cartes près d’un poêle sur
lequel chauffait du café. Des inspecteurs attendaient les ordres de Maigret.
Ce n’est qu’à huit heures, théoriquement, qu’on
éplucherait les papiers de tout le monde, qu’on les enverrait là-haut, où on
les mettrait nus comme des vers pour la visite médicale et l’anthropométrie.
— Commencez toujours, mes enfants. Vous laisserez
le soin des papiers au commissaire de jour. Je voudrais que vous preniez un à
un ceux de la rue du Roi-de-Sicile, surtout les femmes... Plus particulièrement
ceux et celles qui habitent l’Hôtel du Lion d’Or, s’il y en a...
— Une femme et deux hommes.
— Bon. Faites-leur sortir tout ce qu’ils savent au
sujet des Tchèques et de Maria.
Il leur donna une brève description des membres de
la bande, et ils allèrent s’installer chacun à une table.
L’interrogatoire commença, qui allait durer le
reste de la nuit, tandis que Maigret, par des couloirs obscurs où il tâtonnait
pour trouver le commutateur, traversait le Palais de Justice et gagnait son
bureau.
Joseph, le garçon de nuit, l’accueillait, et cela
faisait plaisir de retrouver sa bonne tête. Il y avait de la lumière dans le
bureau des inspecteurs où, justement, on entendait la sonnerie du téléphone.
Maigret entra. Bodin était à l’appareil et disait :
— Je vous le passe... Il rentre à l’instant...
C’était Lucas, qui annonçait au commissaire que Maria
venait d’accoucher d’un garçon de neuf livres. Elle avait tenté de se
précipiter hors de son lit quand l’infirmière avait voulu quitter la chambre
avec le bébé pour lui faire sa toilette.
CHAPITRE VII
Quand il descendit de taxi rue de Sèvres, en face
de l’hôpital Laennec, Maigret vit une grosse voiture portant le matricule du
corps diplomatique. Sous le portail, un homme long et maigre attendait, vêtu
avec une correction décourageante, les gestes si impeccablement étudiés, les
expressions de physionomie si parfaites qu’on n’avait pas envie d’écouter les
syllabes qu’il prononçait avec lenteur, mais bien de le regarder comme un
spectacle.
Pourtant, ce n’était même pas le dernier secrétaire
de l’ambassade de Tchécoslovaquie, mais un simple employé de la chancellerie.
— Son Excellence m’a dit..., commença-t-il.
Et Maigret, pour qui les dernières heures écoulées
comptaient parmi les plus occupées de sa vie, se contenta de grommeler en
prenant les devants :
— Ça va !
Il est vrai que, dans l’escalier de l’hôpital, il
se retourna pour poser une question qui fit sursauter son compagnon.
— Vous parlez le tchèque, au moins ?.
Lucas était dans le couloir, accoudé à une fenêtre,
à regarder mélancoliquement dans le jardin. Il faisait gris, ce matin-là,
pluvieux. Une infirmière était venue le prier de ne pas fumer, et il soupira en
désignant du doigt la pipe de Maigret.
— On va vous la faire éteindre, patron.
Ils durent attendre que l’infirmière de garde vînt
les chercher. C’était une femme entre deux âges, qui se montrait insensible à
la célébrité de Maigret et qui ne devait pas aimer la police.
— Il ne faudra pas la fatiguer. Quand je vous ferai
signe de sortir, je vous prierai de ne pas insister.
Maigret haussa les épaules et pénétra le premier
dans la petite chambre blanche où Maria semblait sommeiller, tandis que son
bébé dormait dans un berceau à côté de son lit. Pourtant un regard filtrait
entre les cils mi-clos de la femme, attentif aux faits et gestes des deux
hommes.
Elle était aussi belle que la nuit rue du
Roi-de-Sicile. Son teint était plus pâle. On avait tressé ses cheveux en deux
grosses nattes qui faisaient le tour de sa tête.
Maigret, après avoir déposé son chapeau sur une
chaise, dit au Tchèque :
— Voulez-vous lui demander son nom ?
Il attendit, sans beaucoup d’espoir. En effet, la
jeune femme se contenta de regarder d’un œil haineux l’homme qui lui parlait sa
langue.
— Elle ne répond pas, fit le traducteur. Autant que
je puisse en juger, elle n’est pas Tchèque, mais Slovaque. Je lui ai parlé les
deux langues, et c’est quand j’ai employé la seconde qu’elle a tressailli.
— Veuillez lui expliquer que je lui conseille
vivement de répondre à mes questions, faute de quoi, aujourd’hui même, en dépit
de son état, elle pourrait être transférée à l’infirmerie de la Santé.
Le Tchèque eut un haut-le-corps de gentleman
offusqué, et l’infirmière qui rôdait dans la chambre murmura comme pour
elle-même :
— Je voudrais bien voir ça !
Puis elle s’adressa à Maigret.
— Vous n’avez pas lu au bas de l’escalier qu’il est
interdit de fumer ?
Avec une docilité inattendue, le commissaire retira
sa pipe de sa bouche et la laissa éteindre entre ses doigts.
Maria avait enfin prononcé quelques mots.
— Voulez-vous traduire ?
— Elle répond que cela lui est égal et qu’elle nous
hait tous. Je ne m’étais pas trompé. C’est une Slovaque, probablement une
Slovaque du Sud, une fille de la campagne.
Il en était comme soulagé. Son honneur à lui, pur
Tchèque de Prague, n’était plus en jeu, puisqu’il s’agissait d’une paysanne
slovaque.
Maigret avait tiré son calepin noir de sa poche.
— Demandez-lui où elle se trouvait la nuit du 12 au
13 octobre dernier.
Cette fois, elle marqua le coup, son regard devint
plus sombre et se posa sur le commissaire avec insistance. Aucun son ne sortit
néanmoins de ses lèvres.
— Même question pour la nuit du 8 au 9 décembre.
Elle s’agita. On voyait sa poitrine se soulever.
Elle avait eu malgré elle un mouvement vers le berceau, comme pour s’emparer de
son enfant et le protéger.
C’était une magnifique femelle. Il n’y avait que l’infirmière
à ne pas s’apercevoir qu’elle était d’une autre race qu’eux tous et à la
traiter comme une femme ordinaire, comme une accouchée.
— Vous n’aurez pas bientôt fini de lui poser des
questions stupides ?
— Dans ce cas, on va lui en poser une autre qui
vous fera peut-être changer d’avis, madame ou mademoiselle.
— Mademoiselle, s’il vous plaît.
— Je m’en doutais. Veuillez traduire, monsieur.
Au cours de cette nuit du 8 au 9 décembre, dans une
ferme de Picardie, à Saint-Gilles-les-Vaudreuves, une famille entière a été
sauvagement massacrée à coups de hache. La nuit du 12 au 13 octobre, deux
vieillards, deux fermiers, ont été tués de même dans leur ferme de Saint-Aubin,
toujours en Picardie. Dans la nuit du 21 ou 22 novembre, deux vieillards et
leur valet, un pauvre idiot, avaient déjà été attaqués, eux aussi, à coup de
hache.
— Je suppose que vous allez prétendre que c’est
elle ?
— Un instant, mademoiselle. Laissez traduire,
voulez-vous ?
Le Tchèque traduisait d’un air dégoûté, comme si de
parler de ces massacres lui avait sali les mains. Dès les premiers mots, la
femme s’était à moitié dressée sur son lit et avait découvert un sein qu’elle
ne songeait pas à cacher.
— Jusqu’au 8 décembre, on ne savait rien des
assassins, parce qu’ils ne laissaient pas de survivants derrière eux. Vous
comprenez, mademoiselle ?
— Je crois que le docteur ne vous a permis qu’une
visite de quelques minutes.
— Ne craignez rien. Elle est solide. Regardez-là.
Elle était toujours belle, près de son petit, comme
une louve, comme une lionne, comme elle devait être belle à la tête de ses
mâles.
— Traduisez mot à mot, je vous en prie. Le 8
décembre, il y a eu un oubli. Une petite fille de neuf ans, pieds nus, en
chemise, est parvenue à se glisser hors de son lit avant qu’on pensât à elle et
s’est cachée dans un coin où personne n’a songé à la chercher. Elle a vu,
celle-là. Elle a entendu. Elle a vu une jeune femme brune, une femme magnifique
et sauvage qui approchait la flamme d’une bougie des pieds de sa mère pendant
qu’un des hommes fendait le crâne du grand-père, et qu’un autre versait à boire
à ses camarades. La fermière criait, suppliait, se tordait de douleur pendant
que celle-ci...
Il désignait le lit de l’accouchée.
— ... pendant que celle-ci, souriante, raffinait le
supplice en lui mettant le bout brûlant d’une cigarette sur les seins.
— Je vous en prie ! protesta l’infirmière.
— Traduisez.
Pendant ce temps, il observait Maria qui ne le
quittait pas des yeux, repliée sur elle-même, les prunelles brillantes.
— Demandez-lui si elle a quelque chose à répondre.
Mais ils n’obtenaient qu’un sourire méprisant.
— La petite fille, qui a échappé au carnage, qui
est maintenant orpheline et qu’on a recueillie dans une famille d’Amiens, a été
mise ce matin en face d’une photographie de cette femme, transmise par
bélinogramme. Elle l’a formellement reconnue. On ne l’avait pas prévenue. On a
simplement placé la photo sous ses yeux, et l’émotion a été si violente qu’elle
a été prise d’une crise nerveuse. Traduisez, monsieur le Tchèque.
— Elle est Slovaque, répéta celui-ci.
Et voilà que le bébé pleurait, que l’infirmière,
après avoir consulté sa montre, le sortait de son berceau, tandis que la mère,
pendant qu’on le changeait, le suivait du regard.
— Je vous ferai remarquer qu’il est l’heure,
monsieur le commissaire.
— Est-ce qu’il était l’heure aussi pour les gens
dont je parle ?
— Le bébé doit prendre le sein.
— Qu’il le prenne.
Et c’était bien la première fois que Maigret
poursuivait un pareil interrogatoire, tandis qu’un nouveau-né soudait ses
lèvres au sein blanc d’une meurtrière.
— Elle ne répond toujours pas, n’est-ce pas ?
Je suppose qu’elle ne dira rien non plus quand vous lui parlerez de la veuve
Rival, assassinée comme les autres, dans sa ferme, le 9 janvier. C’est la
dernière en date. Sa fille, âgée de quarante ans, y a passé, elle aussi. Je
suppose que Maria était présente. On a, comme toujours, relevé sur le corps des
traces de brûlures. Traduisez.
Il sentait un profond malaise autour de lui, une
hostilité sourde, mais il n’en avait cure. Il était harassé. S’il était resté
cinq minutes seulement dans un fauteuil, il se serait endormi.
— Parlez-lui maintenant de ses compagnons, de ses
mâles, de Victor Poliensky, sorte d’idiot de village à la force de gorille, de
Serge Madok au cou épais et à la peau grasse, de Cari et du gamin qu’ils
appellent Pietr.
Elle cueillait les noms sur les lèvres de Maigret
et, à chacun d’eux, elle tressaillait.
— Est-ce que le petit était son amant, lui aussi ?
— Je dois traduire ?
— Je vous en prie. Ce n’est pas vous qui la ferez
rougir.
Acculée, elle parvenait à sourire à l’évocation de
l’adolescent.
— Demandez-lui si c’était vraiment son frère.
Chose curieuse, il y avait des moments où une chaude
tendresse passait dans les yeux de la femme, et pas seulement quand elle rapprochait
de son sein le visage de l’enfant.
— Maintenant, monsieur le Tchèque...
— On m’appelle Franz Lehel.
— Cela m’est égal. Je vous prie de traduire très
exactement, mot pour mot, ce que je vais dire. Il est possible que la tête de
votre compatriote en dépende. Dites-lui d’abord ça : que sa tête dépend de
l’attitude qu’elle va prendre.
— Je dois vraiment ?
Et l’infirmière de murmurer :
— C’est répugnant !
Mais Maria, elle, ne broncha pas. Elle devint
seulement un peu plus pâle, puis elle parvint à sourire.
— Il y a un autre individu que nous ne connaissons
pas et qui était leur chef.
— Je traduis ?
— Je vous en prie.
Cette fois, ce fut un sourire ironique que l’on
obtint de l’accouchée.
— Elle ne parlera pas, je le sais. Je m’y attendais
en arrivant. Ce n’est pas une femme qu’on intimide. Il y a cependant un détail
que je veux savoir, parce que des vies humaines sont en jeu.
— Je traduis ?
— Pourquoi vous ai-je fait venir ?
— Pour traduire. Je vous demande pardon.
Et, très raide, il semblait réciter une leçon.
— Entre le 12 octobre et le 21 novembre, il y a à
peu près un mois et demi. Entre le 21 novembre et le 8 décembre, il y a un peu
plus de quinze jours. Cinq semaines encore avant le 19 janvier. Vous ne
comprenez pas ? C’est le temps qu’il fallait à peu près à la bande pour
dépenser l’argent. Or, nous sommes à la fin février. Je ne peux rien promettre.
D’autres, quand le procès viendra aux Assises, décideront de son sort.
Traduisez.
— Vous voulez me répéter les dates ?
Il récita à nouveau, puis attendit.
— Ajoutez à présent que si, en répondant à mes
dernières questions, elle évite de nouveaux massacres, il en sera tenu compte.
Elle ne broncha pas, mais sa moue redevint
méprisante.
— Je ne lui demande pas où se trouvent en ce moment
ses amis. Je ne lui demande même pas le nom du chef. Je veux savoir si les
fonds sont bas, si un coup est en préparation pour des prochains jours.
Cela n’eut pour résultat que de faire briller les
yeux de Maria.
— Bien. Elle ne répondra pas. Je crois que j’ai
compris. Reste à savoir si Victor Poliensky était le tueur.
Elle écouta la traduction avec beaucoup d’attention,
attendit, et Maigret s’énervait de devoir passer ainsi par le canal de l’employé
de chancellerie.
— Ils ne devaient pas être plusieurs à manier la
hache, et, si ce n’était pas le rôle de Victor, je ne vois pas l’utilité pour
la bande de traîner un simple d’esprit avec elle. C’est lui, en définitive, qui
a fait prendre Maria et qui les fera prendre tous.
Traduction, toujours. Maintenant, elle semblait
triompher. Ils ne savaient rien. Elle était seule à savoir. Elle était dans son
lit, affaiblie, avec un nouveau-né accroché à son sein, mais elle s’était tue,
elle continuerait à se taire.
Un coup d’œil involontaire à la fenêtre trahissait
le fond de sa pensée. Au moment où on l’avait abandonnée rue du Roi-de-Sicile –
c’était elle, probablement, qui avait exigé qu’on l’abandonnât – on avait dû
lui faire des promesses.
Elle connaissait ses mâles. Elle avait confiance en
eux. Tant qu’ils seraient libres, elle ne risquait rien. Ils viendraient. Tôt
ou tard, ils la tireraient d’ici, ou plus tard de l’infirmerie même de la
Santé.
Elle était splendide, Ses narines frémissaient. Ses
lèvres pleines avaient une moue intraduisible. Elle n’était pas de la même race
que ceux qui l’entouraient, ni ses hommes. Ils avaient choisi une fois pour
toutes de vivre en marge. Ils étaient de grands fauves, et les bêlements des
moutons ne touchaient en eux aucune corde sensible.
Où, dans quels bas-fonds, dans quelle atmosphère de
misère leur association s’était-elle formée ? Ils avaient eu faim tous. C’était
si vrai que, leur coup fait, ils ne pensaient qu’à manger, à manger à longueur
de journée, manger et boire, dormir, faire l’amour, manger encore, sans souci
du décor miteux de la rue du Roi-de-Sicile ni de leurs vêtements usés qui
ressemblaient à des haillons.
Ils ne tuaient pas pour l’argent. L’argent n’était
pour eux que le moyen de manger et de dormir en paix, dans leur coin, dans leur
tanière, indifférents au reste de l’humanité.
Elle n’était même pas coquette. Les robes trouvées
dans la chambre étaient des robes bon marché, comme elle en avait porté dans
son village. Elle ne se mettait ni poudre ni rouge à lèvres. Elle n’avait pas
de linge fin. Tous autant qu’ils étaient auraient pu, à d’autres âges ou sous d’autres
latitudes, vivre de même, nus, dans la forêt ou dans la jungle.
— Dites-lui que je reviendrai, que je lui demande
de réfléchir. Elle a maintenant un enfant.
Il baissa la voix malgré lui pour prononcer ces
derniers mots.
— À présent, nous vous laissons, dit-il à l’infirmière.
Je vous enverrai tout à l’heure un second inspecteur. Je téléphonerai au
docteur Boucard. C’est bien lui qui la soigne, n’est-ce pas ?
— C’est le chef du service.
— Si elle est transportable, on la transférera sans
doute ce soir ou demain matin à la Santé.
Malgré ce qu’il lui avait révélé de sa patiente,
elle le regardait toujours avec rancune.
— Au revoir, mademoiselle. Venez, monsieur.
Dans le couloir, il dit quelques mots à Lucas, qui n’était
au courant de rien. L’infirmière qui les avait accompagnés depuis le
rez-de-chaussée les attendait un peu plus loin. Devant une porte, il y avait
cinq ou six vases pleins de fleurs fraîches.
— À qui est-ce ? demanda-t-il.
L’infirmière était jeune et blonde, potelée sous sa
blouse.
— Ce n’est plus à personne. La dame qui occupait
cette chambre est rentrée chez elle voilà quelques minutes. Elle a laissé les
fleurs. Elle avait beaucoup d’amis.
Il lui parla à voix basse. Elle dit oui. Elle
paraissait étonnée. Mais le Tchèque l’aurait été davantage encore s’il avait
deviné ce que Maigret venait de faire.
Il avait dit simplement, un peu gêné :
— Mettez-en donc quelques-unes au 217.
Parce que la chambre était nue et froide, parce qu’il
y avait quand même là une femme et un nouveau petit d’homme.
***
Il était onze heures et demie. Dans le long couloir
mal éclairé où s’alignent les portes des juges d’instruction, quelques hommes,
menottes aux mains, sans cravate, encadrés de gendarmes, attendaient encore
leur tour, assis sur les bancs sans dossier. Il y avait aussi des femmes, des
témoins qui s’impatientaient.
Le juge Coméliau, plus grave que jamais, soucieux,
avait dû faire chercher des chaises chez un de ses collègues et avait envoyé
son greffier déjeuner.
Sur la demande de Maigret, le directeur de la P. J.
était présent, assis dans un fauteuil, tandis que, sur la chaise généralement
réservée au gens qu’on interroge, se tenait le commissaire Colombani, de la
Sûreté nationale.
Comme la Police Judiciaire, en principe, ne s’occupe
que de Paris et de la région parisienne, c’était lui qui, depuis cinq mois, en
contact avec les brigades mobiles, dirigeait l’enquête au sujet des « Tueurs
de Picardie », comme les journalistes, après le premier crime, avaient
baptisé la bande.
De bonne heure, le matin, il avait eu une entrevue
avec Maigret et lui avait confié son dossier.
De bonne heure aussi, un peu avant neuf heures, un
des inspecteurs postés rue du Roi-de-Sicile avait frappé à la porte du
commissaire.
— Il est ici, avait-il annoncé.
Il s’agissait du patron de l’Hôtel du Lion d’Or.
La nuit, ou plutôt la fin de la nuit, lui avait porté conseil. Hâve, mal rasé,
les vêtements fripés, il avait interpellé l’inspecteur qui faisait les cent pas
devant la maison.
— Je voudrais aller au quai des Orfèvres, avait-il
annoncé.
— Allez-y.
— J’ai peur.
— Je vous accompagnerai.
Mais Victor n’avait-il pas été abattu en pleine
rue, au milieu de la foule ?
— J’aimerais mieux que nous prenions un taxi. Je
payerai.
Quand il entra dans le bureau, Maigret avait son dossier
devant lui, car l’homme comptait trois condamnations à son actif.
— Tu as les dates ?
— J’ai réfléchi, oui. On verra bien ce qui
arrivera. Du moment que vous promettez de me protéger...
Il puait la lâcheté et la maladie. Tout son être
faisait penser à un mal blanc. C’est cet homme-là, pourtant qui avait été
appréhendé à deux reprises pour attentat à la pudeur.
— La première fois qu’ils se sont absentés, je n’ai
pas fait trop attention, mais la seconde cela m’a frappé.
— La seconde ? Donc, le 21 novembre.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que j’y ai pensé, moi aussi, et que j’ai lu
les journaux.
— Je me suis douté que c’était eux. mais je n’ai
rien laissé voir.
— Ils ont deviné quand même, hein ?
— Je ne sais pas. Ils m’ont donné un billet de
mille.
— Hier, tu as dit cinq cents.
— Je me suis trompé. C’est la fois suivante, quand
ils sont rentrés, que Cari m’a menacé.
— Ils partaient en voiture ?
— Je ne sais pas. En tout cas, ils quittaient la
maison à pied.
— Les visites de l’autre, de celui que tu ne
connais pas, avaient lieu quelques jours avant ?
— Maintenant que j’y réfléchis, je crois que oui.
— Il couchait avec Maria aussi ?
— Non.
— Maintenant, tu vas gentiment m’avouer quelque
chose. Souviens-toi de tes deux premières condamnations.
— J’étais jeune.
— C’était encore plus dégoûtant. Comme je te
connais, la Maria devait t’exciter.
— Je ne l’ai jamais touchée.
— Parbleu ! Tu avais peur des autres.
— D’elle aussi.
— Bon ! Cette fois au moins tu es franc.
Seulement, tu ne t’es pas contenté d’aller ouvrir leur porte de temps en temps.
Avoue !
— J’ai fait un trou dans la cloison, c’est vrai. Je
m’arrangeais pour que la chambre voisine soit occupée le plus rarement
possible.
— Qui couchait avec elle ?
— Tous.
— Y compris le gamin ?
— Surtout le gamin.
— Tu m’as dit hier que c’était probablement son
frère.
— Parce qu’il lui ressemble. C’est le plus
amoureux. Je l’ai vu pleurer plusieurs fois. Quand il était avec elle, il la
suppliait.
— De quoi ?
— Je ne sais pas. Ils ne parlaient pas français.
Lorsque c’était un autre qui était dans la chambre, il lui arrivait de
descendre et d’aller se soûler tout seul dans un petit bistrot de la rue des
Rosiers.
— Ils se disputaient ?
— Les hommes ne s’aimaient pas.
— Tu ne sais vraiment pas à qui appartient la
chemise maculée de sang que tu as vu laver dans la cuvette ?
— Je n’en suis pas sûr. Je l’ai vue sur le dos de
Victor, mais il leur arrivait d’échanger leurs affaires.
— À ton avis, de ceux qui habitaient chez toi, qui
était le chef ?
— Il n’y avait pas de chef. Quand il y avait
bagarre, Maria les engueulait, et ils se taisaient.
Le tenancier du meublé était retourné dans son
taudis, toujours flanqué d’un inspecteur, contre qui, dans la rue, il se
collait peureusement, la peau moite d’une sueur d’angoisse. Il devait sentir
encore plus mauvais que d’habitude, car la peur sent mauvais.
À présent, le juge Coméliau, au faux col roide, à
la cravate sombre, au complet impeccable, regardait Maigret qui s’était assis
sur le rebord de la fenêtre, le dos à la cour.
— La femme n’a rien dit et ne parlera pas, dit le
commissaire en fumant sa pipe à petites bouffées. Depuis hier au soir, nous
avons trois fauves en liberté dans Paris, Serge Madok, Cari et le petit Pietr,
qui, malgré son âge, ne doit pas avoir une âme d’enfant de chœur. Je ne parle
pas de celui qui venait leur rendre visite et qui est probablement leur chef à
tous.
— Je suppose, interrompit le juge, que vous avez
fait le nécessaire ?
Il aurait bien voulu prendre Maigret en faute.
Celui-ci avait trop appris, en trop peu de temps, comme en se jouant. Avec l’air
de s’occuper uniquement de son mort, du Petit Albert, voilà qu’il avait
déniché une bande dont la police s’occupait en vain depuis cinq mois.
— Les gares sont alertées, rassurez-vous. Cela ne
servira de rien, mais c’est la routine. On surveille les routes, les
frontières. Toujours la routine. Beaucoup de circulaires, de télégrammes, de
coups de téléphone, des milliers de gens en mouvement, mais...
— C’est indispensable.
— Aussi c’est fait. On surveille aussi les meublés,
surtout ceux dans le genre de l’Hôtel du Lion d’Or. Il faudra bien que
ces gens-là couchent quelque part.
— Un directeur de journal, qui est de mes amis, m’a
téléphoné tout à l’heure pour se plaindre de vous. Il paraît que vous refusez
de donner le moindre renseignement aux reporters.
— C’est exact. Je pense qu’il est inutile d’alerter
la population parisienne en lui annonçant que quelques tueurs traqués errent
dans les rues de la ville.
— Je suis de l’avis de Maigret, appuya le directeur
de la P. J.
— Je ne critique pas, messieurs. J’essaie de me
faire une opinion. Vous avez vos méthodes. Le commissaire Maigret, en
particulier, a les siennes, qui sont parfois assez particulières. Il ne se
montre pas toujours empressé à me mettre au courant, et pourtant, en dernier
ressort, c’est moi seul qui suis responsable. Le procureur vient, à ma demande,
de joindre l’affaire de la bande de Picardie à celle du Petit Albert. J’aimerais
pouvoir faire le point.
— Nous savons déjà, récita Maigret d’une voix
volontairement monotone, comment les victimes ont été choisies.
— Vous avez reçu des témoignages du Nord ?
— Ils n’ont pas été nécessaires. Moers a relevé,
dans les deux chambres de la rue du Roi-de-Sicile, de nombreuses empreintes
digitales. Si ces messieurs, quand ils travaillaient dans les fermes, portaient
des gants de caoutchouc et ne laissaient rien derrière eux, si les assassins du
petit Albert avaient des gants eux aussi, les hôtes du Lion d’Or
vivaient chez eux les mains nues. Au service des fiches, on a reconnu les
empreintes de l’un d’entre eux seulement.
— Lequel ?
— Cari. Son nom est Cari Lipschitz. Il est né en
Bohême et est entré en France régulièrement, voilà cinq ans, avec un passeport
en bonne forme. Il faisait partie d’un groupe de travailleurs agricoles qui a
été dirigé sur les grosses fermes de Picardie et de l’Artois.
— À quel titre sa fiche figure-t-elle aux sommiers ?
— Il y a deux ans, il a été accusé de meurtre,
accompagné de viol sur une gamine de Saint-Aubin. Il travaillait à ce moment-là
dans une ferme du village. Arrêté, sur la foi de la rumeur publique, il a été
relaxé un mois plus tard, faute de preuves. Depuis, on perd sa trace. Sans
doute est-il venu à Paris ? On vérifiera dans les grandes usines de la
banlieue, et je ne serais pas étonné qu’il ait travaillé chez Citroën, lui
aussi. Un inspecteur est déjà en route.
— Cela nous en fait donc un d’identifié.
— Ce n’est pas beaucoup, mais vous remarquerez qu’il
est à la base de toute l’affaire. Colombani a bien voulu me confier son
dossier, que j’ai examiné attentivement. Voici une carte qu’il a dressée avec
beaucoup d’à-propos. Je lis aussi dans un de ses rapports que, dans les
villages où les crimes ont été commis, ne résidait aucun Tchèque. Comme on y
comptait quelques Polonais, certains ont parlé d’une « bande des Polonais »,
mettant les massacres de fermiers à leur compte.
— Où voulez-vous en venir ?
— Quand le groupe auquel Cari appartenait est
arrivé en France, les hommes ont été dispersés. Nous ne trouvons que lui, à
cette époque, dans la région qui se situe un peu au sud d’Amiens. C’est là que
les trois premiers crimes ont été commis, toujours dans des fermes riches et
isolées, toujours aussi chez des vieillards.
— Et les deux fermiers ?
— Un peu plus à l’est, vers Saint-Quentin. Nous apprendrons
certainement que Cari a eu une liaison ou un ami dans ces parages. Il pouvait s’y
rendre à bicyclette. Trois ans plus tard, quand la bande s’est constituée...
— Où croyez-vous qu’elle se soit constituée ?
— Je l’ignore, mais vous verrez que nous
retrouverons la plupart des personnages dans les environs du quai de Javel.
Victor Poliensky travaillait encore chez Citroën peu de semaines avant le
premier coup de main.
— Vous avez parlé d’un chef.
— Permettez-moi de finir d’abord ma pensée. Avant
la mort du petit Albert, ou plutôt avant la découverte du corps de celui-ci
place de la Concorde, – j’insiste sur la différence et vous verrez pourquoi –
la bande, qui en était à son quatrième massacre, jouissait d’une sécurité
complète. Personne ne connaissait le signalement de ceux qui la composaient.
Notre seul témoin était une fillette qui avait vu une femme torturer sa mère.
Quant aux hommes, elle les avait à peine entrevus, et ils portaient tous des
chiffons noirs sur le visage.
— Vous avez retrouvé ces chiffons rue du
Roi-de-Sicile ?
— Non. La bande, donc, était en sûreté. Personne n’aurait
pensé à aller chercher les tueurs de Picardie dans un taudis du ghetto. Est-ce
exact, Colombani ?
— Tout à fait exact.
— Le petit Albert, soudain, se sentant menacé par
des hommes qui le suivaient – n’oubliez pas que, dans ses coups de téléphone,
il a dit qu’ils étaient plusieurs à se relayer – le petit Albert, dis-je, a été
tué d’un coup de couteau dans son propre caboulot, après avoir fait appel à moi
pour le protéger. Il avait eu l’intention de venir me voir. Il avait donc des
révélations à me faire, et les autres le savaient. Une question se pose :
pourquoi s’est-on donné la peine de transporter son cadavre place de la
Concorde ?
Ils le regardaient en silence, cherchant en vain
une solution à cette question que Maigret s’était posée tant de fois à
lui-même.
— Je me réfère toujours au dossier de Colombani,
qui est d’une précision remarquable. Pour chacun des attentats dans les fermes,
la bande s’est servie de voitures, de préférence de camionnettes volées.
Presque toutes ont été prises sur la voie publique dans les environs de la
place Clichy, en tout cas dans le dix-huitième arrondissement, et c’est
pourquoi c’est surtout dans ce secteur que les recherches ont été poussées. C’est
dans le même quartier, mais un peu en dehors de la ville, qu’on retrouvait les
autos le lendemain.
— Vous en concluez ?
— Que la bande ne possède pas d’auto. Une voiture
doit se garer quelque part, et cela laisse des traces.
— Si bien que l’auto jaune... ?
— L’auto jaune n’a pas été volée. Nous le saurions,
car le propriétaire aurait porté plainte, d’autant plus qu’il s’agit d’une
voiture presque neuve.
— Je comprends, murmura le chef, tandis que le juge
Coméliau, qui, lui, ne comprenait pas, fronçait les sourcils, vexé.
— J’aurais dû y penser plus tôt. J’ai un moment
admis cette éventualité, puis je l’ai rejetée parce que cela me semblait trop
compliqué et que je professe que la vérité est toujours simple. Ce ne sont
pas les assassins du petit Albert, qui ont déposé son cadavre place de la
Concorde.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas, mais nous l’apprendrons bientôt.
— Comment ?
— J’ai fait insérer une annonce dans les journaux.
Rappelez-vous qu’Albert, vers cinq heures de l’après-midi, quand il a compris
que nous étions impuissants à l’aider, a donné un coup de téléphone qui ne nous
était pas destiné.
— Il a demandé du secours à ses amis, selon vous ?
— Peut-être. Il a en tout cas donné rendez-vous à
quelqu’un. Et ce quelqu’un n’est pas arrivé à l’heure.
— Comment le savez-vous ?
— Vous oubliez que l’auto jaune a eu une panne quai
Henri-IV, une panne assez longue.
— De sorte que les deux hommes qu’elle emmenait
sont arrivés trop tard ?
— Justement.
— Un instant ! J’ai, moi aussi, le dossier
sous les yeux. D’après votre cartomancienne, l’auto a stationné en face du Petit
Albert de huit heures et demie à neuf heures environ. Or le corps n’a été
déposé sur le trottoir de la place de la Concorde qu’à une heure du matin.
— Ils sont peut-être revenus, monsieur le juge.
— Pour chercher la victime d’un crime qu’ils n’avaient
pas commis et pour la déposer ailleurs ?
— C’est possible. Je n’explique pas. Je constate.
— Et la femme d’Albert, pendant ce temps-là ?
— Supposez que, précisément, ils soient allés la mettre
en lieu sûr ?
— Pourquoi ne l’aurait-on pas tuée en même temps
que son mari, puisque, vraisemblablement, elle savait, elle aussi, puisqu’en
tout cas elle doit avoir vu les meurtriers ?
— Qui nous dit qu’elle n’était pas sortie ?
Certains hommes, quand ils ont à traiter une affaire sérieuse, éloignent leur
femme.
— Vous ne pensez pas, monsieur le commissaire, que
tout ceci nous écarte, nous aussi, de nos tueurs qui, comme vous dites, rôdent
en ce moment dans Paris ?
— Qu’est-ce qui nous a mis sur leur piste, monsieur
le juge ?
— Le cadavre de la place de la Concorde,
évidemment.
— Pourquoi ne nous y ramènerait-il pas une fois
encore ? Voyez-vous, je crois que, quand nous aurons compris, il ne nous
sera pas difficile de mettre la main sur la bande. Seulement, il faut
comprendre.
— Vous supposez qu’ils ont tué l’ancien garçon de
café parce qu’il en savait trop ?
— C’est probable. Et je cherche à savoir comment il
savait. Quand je l’aurai découvert, je saurai aussi ce qu’il savait.
Le chef approuvait de la tête, en souriant, car il
sentait l’antagonisme entre les deux hommes. Quant à Colombani, il aurait bien
voulu prendre la parole à son tour.
— Peut-être le train ? insinua-t-il.
Il connaissait son dossier à fond, et Maigret l’encouragea.
— De quel train parlez-vous ? s’informa
Coméliau.
— Nous avons – c’était Colombani qui parlait, et
son collègue l’y poussait du regard – nous avons, depuis la dernière affaire,
un léger indice que nous avons évité de rendre public, afin de ne pas mettre la
bande sur ses gardes. Veuillez examiner la carte numéro 5 qui est jointe au
dossier. L’attentat du 19 janvier a été commis chez les époux Rival, morts tous
les deux, malheureusement, ainsi que leur valet et une servante. Leur ferme s’appelle
Les Nonettes, sans doute parce qu’elle est bâtie sur les ruines d’un
ancien couvent et se trouve à près de cinq kilomètres du village. Ce village,
Goderville, a une gare de chemin de fer où s’arrêtent les trains omnibus. C’est
la grande ligne Paris-Bruxelles. Inutile de vous dire que les voyageurs venant
de Paris sont rares, car il faut des heures pour accomplir le trajet en s’arrêtant
aux moindres gares. Or, le 19 janvier, à huit heures dix-sept du soir, un homme
est descendu du train, muni d’un billet aller et retour Paris-Goderville.
— On possède son signalement ?
— Vague. Un homme encore jeune, bien vêtu.
Le juge voulait découvrir quelque chose à son tour.
— L’accent étranger ?
— Il n’a pas parlé. Il a traversé le village sur la
grand-route, et on ne l’y a pas revu. Par contre, le lendemain matin, à six
heures et quelques minutes, il reprenait le train de Paris dans une autre
petite gare, Moucher, située à vingt et un kilomètres plus au sud. Il n’a pas
loué un taxi. Aucun paysan ne l’a emmené dans sa voiture. Il est difficile de
croire qu’il a passé la nuit à marcher pour son plaisir. Il a dû fatalement
passer à proximité des Nonettes.
Maigret fermait les yeux, envahi par une fatigue à
laquelle il ne résistait plus qu’avec peine. Il lui arrivait même, debout, de s’endormir
à moitié, et il avait laissé éteindre sa pipe.
— Quand nous avons été en possession de ces
renseignements, poursuivait Colombani, nous avons fait rechercher le billet à
la compagnie du Nord.
Tous les billets que l’on récolte à l’arrivée des
trains, en effet, sont conservés pendant un certain temps.
— Et vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Il n’a pas été présenté à la gare du Nord.
Autrement dit, un voyageur est descendu à contre-voie ou encore s’est mêlé à la
foule, dans une gare de banlieue, et a pu sortir sans être vu, ce qui n’est pas
difficile.
— C’est de cela que vous vouliez parler, monsieur
Maigret ?
— Oui, monsieur le juge.
— Pour en arriver à quelle conclusion ?
— Je ne sais pas. Le petit Albert aurait pu être
dans le même train. Il aurait pu se trouver à la gare.
Il secoua la tête et reprit :
— Non. On aurait commencé plus tôt à le harceler.
— Alors ?
— Rien ! D’ailleurs, il était en possession d’une
preuve matérielle, puisqu’on s’est donné la peine de fouiller sa maison de fond
en comble après l’avoir assassiné. C’est compliqué. Et Victor est revenu rôder
autour du bistrot.
— Sans doute n’avaient-ils pas trouvé ce qu’ils
cherchaient ?
— Dans ce cas, ce n’est pas le simple d’esprit qu’ils
auraient envoyé. Victor a agi de son propre chef, à l’insu des autres, j’en jurerais.
La preuve, c’est qu’ils l’ont abattu froidement quand ils ont su que la police
était sur ses talons et qu’il risquait de les faire prendre tous. Excusez-moi,
messieurs. Excusez-moi, chef. Je tombe de fatigue.
Il se tourna vers Colombani.
— Je te vois vers cinq heures ?
— Si tu veux.
Il paraissait si mou, si las, si flottant, que le
juge Coméliau eut des remords et murmura :
— Vous avez quand même obtenu de jolis résultats.
Puis, quand Maigret fut sorti :
— Il n’a plus l’âge de passer des nuits sans sommeil.
Pourquoi aussi vouloir tout faire par lui-même ?
Il aurait été bien étonné s’il avait vu Maigret, au
moment de monter en taxi, hésiter sur l’adresse à donner et prononcer enfin :
— Quai de Charenton ! Je vous arrêterai.
Cette visite de Victor au Petit Albert le
tarabustait. Tout le long du chemin, il revoyait le grand garçon roux marcher
de son pas félin, avec Lucas sur les talons.
— Qu’est-ce que vous prenez, patron ?
— Ce que tu voudras.
Chevrier était entré tout à fait dans la peau de
son rôle, et sa femme devait faire de la bonne cuisine, car on comptait une
vingtaine de clients dans la salle.
— Je monte ! Tu ne veux pas m’envoyer Irma ?
Elle le suivit dans l’escalier, s’essuyant les
mains à son tablier. Il regarda autour de lui, dans la chambre qui, fenêtres
larges ouvertes, sentait bon le propre.
— Où avez-vous mis les objets qui traînaient un peu
partout ?
Il en avait fait l’inventaire avec Moers. Mais, à
ce moment-là, il cherchait ce que les assassins avaient pu laisser derrière
eux. Maintenant, il se demandait autre chose, de plus précis : ce que
Victor, personnellement, avait eu l’intention de venir chercher.
— J’ai tout fourré dans le tiroir du haut de la
commode.
Des peignes, une boîte qui contenait des épingles à
cheveux, des coquillages avec le nom d’une plage normande, un coupe-papier
réclame, un porte-mine qui ne fonctionnait plus, de ces petits riens dont s’encombrent
les maisons.
— Tout est là dedans ?
— Même un reste de paquet de cigarettes et une
vieille pipe cassée. Nous allons encore rester longtemps ici ?
— Je n’en sais rien, mon petit. Vous vous ennuyez ?
— Moi, non. Mais il y a des clients qui deviennent
trop familiers, et mon mari commence à s’impatienter. D’ici à ce qu’il leur
cogne sur la figure…
Il fouillait toujours le tiroir et il en retira un petit
harmonica de marque allemande qui avait beaucoup servi. Il le mit dans sa
poche, à la grande surprise d’Irma.
— C’est tout ? questionna-t-elle.
— C’est tout.
Quelques minutes plus tard, d’en bas, il
téléphonait à M. Loiseau, que sa question ahurit :
— Dites-moi, cher monsieur, est-ce qu’Albert jouait
de l’harmonica ?
— Pas à ma connaissance. Il chantait, mais je n’ai
jamais entendu dire qu’il jouait d’un instrument.
Maigret se souvenait de l’harmonica trouvé rue du
Roi-de-Sicile. L’instant d’après, il appelait le tenancier du Lion d’Or
à l’appareil.
— Est-ce que Victor jouait de l’harmonica ?
— Certainement. Il en jouait même dans la rue en
marchant.
— Était-il le seul à en jouer ?
— Serge Madok en jouait aussi.
— Ils avaient chacun leur harmonica ?
— Je crois. Oui. C’est même certain, car il leur
arrivait de faire des duos.
Or, il n’y avait qu’un harmonica dans la chambre du
Lion d’Or quand Maigret l’avait fouillée.
Ce que Victor le simple était venu chercher quai de
Charenton à l’insu de ses complices, ce pourquoi, en fin de compte, il était
mort, c’était son harmonica.
CHAPITRE VIII
Ce qui advint après-midi allait s’ajouter aux
quelques histoires que Mme Maigret racontait en souriant lors des
réunions familiales.
Que Maigret rentrât à deux heures et se couchât en
refusant de déjeuner, ce n’était pas trop extraordinaire, encore que son
premier soin, a n’importe quelle heure, quand il pénétrait dans l’appartement,
fût d’aller dans la cuisine soulever le couvercle des casseroles. Il prétendit,
il est vrai, qu’il avait mangé. Puis, un peu plus tard, alors qu’elle le
poussait un peu pendant qu’il se déshabillait, il avoua qu’il avait chipé une
tranche de jambon dans la cuisine du quai de Charenton.
Elle ferma les stores, s’assura que son mari ne
manquait de rien et sortit sur la pointe des pieds. La porte n’était pas
refermée qu’il dormait profondément.
Sa vaisselle finie, la cuisine mise en ordre, elle
hésita un bon moment à rentrer dans la chambre pour aller prendre son tricot qu’elle
avait oublié. Elle écouta d’abord, entendit un souffle régulier, tourna le
bouton avec précaution et s’avança sur la pointe des pieds sans faire plus de
bruit qu’une bonne sœur. C’est à ce moment-là que, tout en continuant à
respirer comme un homme endormi, il prononça d’une voix un peu pâteuse :
— Dis donc ! Deux millions et demi en cinq
mois...
Il avait les yeux fermés, le teint très coloré.
Elle crut qu’il parlait dans son sommeil, s’immobilisa néanmoins pour ne pas le
réveiller.
— Comment t’y prendrais-tu pour dépenser ça, toi ?
Elle n’osait pas répondre, persuadée qu’il rêvait ;
toujours sans remuer les paupières, il s’impatienta :
— Réponds, madame Maigret.
— Je ne sais pas, moi, chuchota-t-elle. Combien
as-tu dit ?
— Deux millions et demi. Probablement beaucoup
plus. C’est le minimum qu’ils ont ramassé dans les fermes et une bonne partie
en pièces d’or. Il y a les chevaux, évidemment...
Il se retourna pesamment, et un de ses yeux s’entrouvrit
un instant pour se fixer sur sa femme.
— On en revient toujours aux courses, tu comprends ?
Elle savait qu’il ne parlait pas pour elle, mais
pour lui. Elle attendait qu’il fût rendormi pour se retirer comme elle était
venue, même sans son tricot. Il se tut un bon moment, et elle put croire qu’il
était rendormi.
— Écoute, madame Maigret. Il y a un détail que je
voudrais connaître tout de suite. Où y avait-il des courses mardi dernier ?
Dans la région parisienne, bien entendu. Téléphone !
— À qui veux-tu que je téléphone ?
— Au Paris-Mutuel. Tu trouveras le numéro dans l’annuaire.
L’appareil se trouvait dans la salle à manger, et
le fil était trop court pour qu’on pût l’apporter dans la chambre. Mme
Maigret se sentait toujours mal à l’aise quand elle devait parler devant le
petit disque de métal, surtout à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Elle
questionna, résignée :
— Je dis que c’est de ta part ?
— Si tu veux.
— Et si on me demande qui je suis ?
— On ne te le demandera pas.
À ce moment-là, il avait les deux yeux ouverts. Il
était donc complètement réveillé. Elle passa dans la pièce voisine, laissa la
porte ouverte pendant le temps qu’elle téléphonait. Ce fut très court. On
aurait dit que l’employé qui lui répondait avait l’habitude de ces
questions-là, et il devait connaître son calendrier des courses par cœur, car
il lui donna le renseignement sans hésiter.
Or, quand Mme Maigret revint dans la
chambre pour répéter à Maigret ce qu’on venait de lui dire, celui-ci dormait à
poings fermés, la respiration assez sonore pour s’appeler ronflement.
Elle hésita à l’éveiller, décida qu’il valait mieux
le laisser reposer. À tout hasard, elle laissa la porte de communication
entrouverte et, de temps en temps, elle regardait l’heure avec étonnement, car
les siestes de son mari étaient rarement longues.
À quatre heures, elle alla dans la cuisine pour
mettre sa soupe au feu. À quatre heures et demie, elle jeta un coup d’œil dans
la chambre, et son mari dormait toujours ; il devait rêver qu’il
réfléchissait, car il avait les sourcils froncés, le front tout plissé et une
drôle de moue aux lèvres.
Or voilà qu’un peu plus tard, alors qu’elle s’était
rassise dans la salle à manger, à sa place, près de la fenêtre, elle entendait
une voix qui prononçait avec impatience :
— Eh bien ! Cette communication ?
Elle se précipita, le regarda, étonnée, assis sur
son séant.
— La ligne est occupée ? questionna-t-il le
plus sérieusement du monde.
Cela fit un curieux effet à Mme Maigret.
Elle eut presque peur, comme si son mari avait déliré.
— Bien sûr que j’ai la communication. Il y a près
de trois heures de ça.
Il l’observait, incrédule.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Voyons, quelle
heure est-il ?
— Cinq heures moins le quart.
Il ne s’était même pas aperçu qu’il s’était
endormi. Il avait cru fermer les yeux le temps d’un coup de téléphone.
— Où était-ce ?
— À Vincennes.
— Qu’est-ce que j’avais dit ! triompha-t-il.
Il n’en avait parlé à personne, mais il l’avait
suffisamment pensé pour que ce fût tout comme.
— Appelle-moi la rue des Saussaies... 00-90...
Demande le bureau de Colombani...
— Qu’est-ce que je dois lui dire ?
— Rien. Je lui parlerai, pour autant qu’il ne soit
pas encore en route.
Colombani était encore à son bureau. Il avait d’ailleurs
l’habitude d’arriver en retard à ses rendez-vous. Il fut bien gentil et
consentit à venir voir son collègue chez lui au lieu de le rencontrer à la P. J.
***
Elle lui avait préparé, sur sa demande, une tasse
de café fort, mais cela n’avait pas suffi à le réveiller tout à fait. Il avait
un tel arriéré de sommeil que ses paupières restaient roses, picotantes. Il lui
semblait que sa peau était trop tendue. Il n’avait pas eu le courage de s’habiller
et il avait passé un pantalon, des pantoufles, une robe de chambre sur sa
chemise de nuit au col orné de petites croix rouges.
Ils étaient bien, dans la salle à manger, assis en
face l’un de l’autre, avec la carafe de calvados entre eux deux et, en face,
sur le mur blanc, de l’autre côté du boulevard, en lettres noires, les noms de Lhoste
et Pépin.
Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour ne
pas se mettre en frais. Colombani, qui était de petite taille, comme la plupart
des Corses, portait des souliers à hauts talons, des cravates de couleurs vives
et une bague avec un diamant vrai ou faux à l’annulaire. À cause de cela, on l’avait
parfois pris pour un de ceux qu’il recherchait plutôt que pour un policier.
— J’ai envoyé Janvier sur les hippodromes, disait
Maigret en fumant sa pipe. Où y a-t-il des courses aujourd’hui ?
— Vincennes.
— Comme mardi dernier. Je me demande si ce n’est
pas à Vincennes que les aventures du petit Albert ont commencé. On a mené une
première enquête sur les champs de courses, mais sans résultats appréciables. À
ce moment-là, seul l’ancien garçon de café nous préoccupait. Aujourd’hui, c’est
différent. Il s’agit de demander aux divers guichets, surtout aux guichets
chers, à cinq cents ou mille francs, s’il ont pour client régulier un homme
encore jeune, à l’accent étranger.
— Les inspecteurs des courses l’ont peut-être
repéré ?
— En outre, je suppose qu’il n’y va pas seul. Deux
millions et demi en cinq mois, c’est gros.
— Et il doit y avoir beaucoup plus que ça, affirma
Colombani. Dans mon rapport, je n’ai cité que les chiffres sûrs. Ces sommes
sont celles sur lesquelles la bande a certainement mis la main. Les fermiers
assassinés avaient vraisemblablement d’autres cachettes dont la torture leur a
arraché le secret. Le total serait de quatre millions et davantage que cela ne
m’étonnerait pas.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient dépenser, les pouilleux
de la rue du Roi-de-Sicile ? Rien pour s’habiller. Ils ne sortaient pas.
Ils se contentaient de manger et de boire. Avant de manger et de boire pour un
million, même à cinq, il faut un certain temps.
Néanmoins, les expéditions se succédaient à un
rythme rapide.
— Le chef devait se réserver la plus grosse part.
— Je me demande pourquoi les autres se laissaient
faire.
Il y avait bien d’autres questions que Maigret se
posait, au point qu’à certains moments, il en avait assez de penser et que, se
passant la main sur le front, il fixait un point quelconque, le géranium de la
lointaine fenêtre, par exemple.
Il avait beau faire, même ici, chez lui, il restait
comme englué dans son enquête, anxieux de tout ce qui se passait au même moment
dans Paris et à l’entour.
Il n’avait pas encore fait transférer Maria à l’infirmerie
de la Santé. Il s’était arrangé pour que les journaux publient, dès midi, le
nom de l’hôpital où elle avait été transportée.
— Je suppose que tu as planqué quelques inspecteurs ?
— Il y en a quatre, sans compter les sergents de
ville. L’hôpital a plusieurs issues. C’est aujourd’hui jour de visite.
— Tu crois qu’ils tenteront quelque chose ?
— Je ne sais pas. Enragés pour elle comme ils le
sont tous, cela ne m’étonnerait pas qu’il y en ait un au moins pour risquer le
tout pour le tout. Sans compter que chacun d’eux doit se croire le père, tu
comprends ? De là à vouloir les voir, elle et l’enfant... C’est un jeu
dangereux. Pas tant à cause de moi qu’à cause des autres.
— Je ne comprends pas.
— Ils ont tué Victor Poliensky, n’est-ce pas ?
Pourquoi ? Parce qu’il risquait de les faire prendre. Si un autre des
leurs est sur le point de nous tomber entre les pattes, cela me surprendrait qu’on
nous le laisse vivant.
Maigret tirait sur sa pipe, rêveur. Colombani
disait en allumant une cigarette à bout doré :
— Ils doivent essayer avant tout de rejoindre le
chef, surtout s’ils sont au bout de leur argent.
Maigret le regardait mollement, puis son regard se
fit plus dur, il se leva, donna un coup de poing sur la table et s’écria :
— Idiot ! Triple essence d’idiot ! Et moi
qui n’ai pas pensé à ça !
— Mais puisque tu ne connais pas son domicile...
— Justement ! Je parierais qu’ils ne le
connaissent pas non plus. Le type qui a monté cette affaire-là et qui commande
à ces brutes a dû prendre ses précautions. Qu’est-ce que le tôlier m’a dit ?
Qu’il venait leur donner des instructions rue du Roi-de-Sicile avant chaque
expédition. Bon ! Tu commences à comprendre, à présent ?
— Pas tout à fait.
— Qu’est-ce que nous savons ou qu’est-ce que nous
devinons de lui ? Nous le cherchons sur les champs de course. Et, eux, tu
crois qu’ils sont plus bêtes que nous ? Tu as parfaitement raison !
En ce moment, ils doivent fatalement tenter de le rejoindre. Peut-être pour lui
réclamer de l’argent. En tout cas, pour le mettre au courant, pour lui demander
des conseils ou des instructions. Je parie qu’aucun d’eux n’a passé la nuit
dernière dans un lit. Où veux-tu qu’ils aillent ?
— À Vincennes ?
— C’est plus que probable. S’ils ne se sont pas
séparés, ils y auront envoyé au moins l’un d’entre eux. S’ils se sont séparés
sans se donner de mot d’ordre, cela ne m’étonnerait pas qu’ils s’y retrouvent
tous les trois. Nous avions la plus jolie occasion de leur mettre la main
dessus, même sans les connaître. Il est facile, dans la foule, de repérer des
gars de cette trempe-là. Dire que Janvier est là-bas et que je ne lui ai pas
donné d’instruction dans ce sens ! Une trentaine d’inspecteurs à la
pelouse et au pesage, et nous leur mettions la main au collet. Quelle heure
est-il ?
— Trop tard. La sixième est finie depuis une
demi-heure.
— Tu vois ! On croit penser à tout. Quand je
me suis couché, à deux heures, j’étais persuadé que j’avais fait le maximum.
Des hommes étudient les feuilles de paye de Citroën et fouillent le quartier de
Javel. On cerne l’hôpital Laennec. On passe au crible tous les quartiers où des
gens comme nos Tchèques pourraient se réfugier. On interpelle les vagabonds,
les clochards. On fouille les meublés. Moers, là-haut, dans son laboratoire,
examine jusqu’au moindre cheveu trouvé rue du Roi-de-Sicile.
« Pendant ce temps-là, nos gaillards ont sans
doute eu l’occasion, à Vincennes, de prendre langue avec leur patron. »
Colombani devait être un habitué des courses, lui
aussi, car il ne s’était pas trompé de beaucoup. La sonnerie du téléphone résonnait.
C’était la voix de Janvier.
— Je suis toujours à Vincennes, patron. J’ai essayé
de vous toucher au Quai.
— Les courses sont finies ?
— Depuis une demi-heure. Je suis resté avec les
employés. C’était difficile de leur parler pendant les courses, car ils ont un
travail de tous les diables. Je me demande comment ils ne commettent pas d’erreurs.
Je les ai questionnés au sujet des paris, vous savez ? Celui qui tient un
des guichets à mille francs a tout de suite été frappé par ma question. C’est
un garçon qui a voyagé en Europe centrale et il sait en reconnaître les
différentes langues. « Un Tchèque ? m’a-t-il dit. J’en ai un qui joue
assidûment la forte somme, presque toujours sur des outsiders. Je l’ai pris un
moment pour quelqu’un de l’ambassade. »
— Pourquoi ? questionna Maigret.
— Il paraît que c’est un type très bien, très racé,
toujours vêtu avec raffinement. Il perd à peu près régulièrement, sans
broncher, avec seulement un mince sourire en coin. Si l’employé l’a remarqué,
ce n’est pas tant à cause de ça qu’à cause de la femme qui l’accompagne d’habitude.
Maigret poussa un soupir de soulagement et son
regard joyeux se posa sur Colombani avec l’air de dire :
— On les tient !
— Une femme, enfin ! s’exclamait-il dans l’appareil.
Une étrangère ?
— Une Parisienne. Attendez ! C’est justement
pour cela que je n’ai pas quitté le champ de courses. Si j’avais pu parler plus
tôt à l’employé, il m’aurait désigné le couple, car il était ici cet
après-midi.
— La femme ?
— Voilà ! Elle est toute jeune, très belle, paraît-il,
habillée par les grands couturiers. Ce n’est pas tout, patron. L’employé m’affirme
que c’est une actrice de cinéma. Il ne va pas souvent au cinéma. Il ne connaît
pas le nom des vedettes. Il prétend d’ailleurs que ce ne doit pas être une
star, mais quelqu’un qui joue les seconds rôles. Je lui ai cité en vain des tas
de noms.
— Quelle heure est-il ?
— Six heures moins le quart.
— Puisque tu es à Vincennes, tu vas filer à
Joinville. Ce n’est pas loin. Demande à ton comptable de t’accompagner.
— Il dit qu’il est à ma disposition.
— Il y a des studios tout de suite après le pont. D’habitude,
chez les producteurs de films, on conserve les photographies de tous les
artistes, y compris des petits rôles, et on consulte cette collection au moment
de distribuer un nouveau film. Tu comprends ?
— J’ai compris. Où puis-je vous appeler ?
— Chez moi.
Il était détendu quand il se rassit dans son
fauteuil.
— Peut-être que cela va marcher, dit-il.
— À condition que ce soit notre Tchèque,
évidemment.
Il remplit les petits verres à bord doré, vida sa
pipe, en bourra une autre.
— J’ai l’impression que nous allons avoir une nuit
agitée. Tu as fait venir la gamine ?
— Elle est en route depuis trois heures. J’irai
moi-même la chercher tout à l’heure à la gare du Nord.
La fillette de la ferme Manceau, la seule qui eût
échappé par miracle au carnage et qui eût vu un des assaillants : la
femme, Maria, couchée aujourd’hui sur son lit d’hôpital avec son bébé à côté d’elle.
Téléphone à nouveau. C’était presque angoissant,
désormais, de décrocher le récepteur.
— Allô !...
Une fois encore le regard de Maigret se fixait sur
son collègue, mais, cette fois, avec ennui. Il parlait d’une voix feutrée.
Pendant tout un temps, il ne fit que répondre à intervalles presque réguliers :
— Oui... oui... oui...
Colombani essayait de comprendre. C’était d’autant
plus vexant de ne rien deviner qu’il entendait un bourdonnement dans l’appareil,
avec parfois une syllabe détachée des autres.
— Dans dix minutes ? Mais oui. Exactement
comme je l’ai promis.
Pourquoi Maigret avait-il l’air de se contenir ?
Il venait à nouveau de changer complètement d’attitude. Un enfant qui attend
son Noël n’est pas plus impatient, plus frémissant que lui, mais il s’efforçait
de se montrer calme, voire de donner à son visage une expression bougonne.
Quand il raccrocha, au lieu de s’adresser à
Colombani, il ouvrit la porte qui communiquait avec la cuisine.
— Ta tante arrive avec son mari, annonça-t-il.
— Comment ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Mais...
Il lui faisait en vain des clins d’œil.
— Je sais. Cela m’étonne aussi. Il doit y avoir
quelque chose de grave, d’imprévu. Elle demande à nous parler tout de suite.
Il avançait la tête derrière la porte pour adresser
de nouvelles grimaces à sa femme, et elle ne savait plus que comprendre.
— Par exemple ! Voilà qui m’étonne. Pourvu qu’il
ne soit rien arrivé de mauvais.
— À moins que ce soit au sujet de la succession ?
— Quelle succession ?
— Celle de son oncle.
Quand il revint vers Colombani, celui-ci avait un
fin sourire.
— Excuse-moi, vieux. La tante de ma femme arrive
dans un moment. J’ai juste le temps de m’habiller. Je ne te mets pas à la
porte, mais tu dois comprendre.
Le commissaire de la Sûreté vidait son verre d’un
trait, se levait, s’essuyait la bouche.
— Je t’en prie. Je sais ce que c’est. Tu me
téléphones si tu as du nouveau ?
— Promis.
— J’ai l’impression que tu me téléphoneras bientôt.
Je me demande même si je vais rentrer rue des Saussaies. Non ! Si cela ne
t’ennuie pas, je vais faire un tour jusqu’au quai des Orfèvres.
— Entendu ! À tout à l’heure.
Maigret le poussait presque vers le palier. Puis,
la porte refermée, il traversait vivement la pièce, allait regarder à la
fenêtre. À gauche, plus loin que chez Lhoste et Pépin, il y avait un
marchand de vin et de charbon, une boutique d’Auvergnat peinte en jaune, dont
il épia la porte flanquée d’une plante verte.
— C’était de la blague ! questionnait Mme
Maigret.
— Bien sûr ! Je ne tenais pas à ce que
Colombani rencontrât les gens qui vont monter dans un instant.
Tandis qu’il disait cela, sa main se posait
machinalement sur l’appui de fenêtre, à la place où Colombani se tenait un peu
plus tôt. Elle rencontrait du papier, un journal. Il y jetait un coup d’œil et
s’apercevait qu’il était plié à la page des « Petites Annonces ». Une
de celles-ci était encadrée de bleu.
— Canaille ! gronda-t-il entre ses dents.
Car il existe une vieille rivalité entre la Sûreté
nationale et la P. J., et c’est un plaisir, pour quelqu’un de la rue des
Saussaies, de jouer un tour à un collègue du quai des Orfèvres.
Colombani ne s’était d’ailleurs pas vengé
méchamment du mensonge de Maigret et de l’histoire de la tante. Il avait
seulement laissé derrière lui la preuve qu’il avait compris.
L’annonce, parue le matin dans tous les journaux et
à midi dans les journaux de courses, disait, avec les abréviations classiques :
Amis d’Albert, indispensable pour sécurité voir
urgence Maigret domicile, 132, bd Richard-Lenoir. Promesse d’honneur discrétion
absolue.
C’étaient eux qui venaient de téléphoner, de chez
le bougnat d’en face, pour s’assurer que l’annonce n’était ni une plaisanterie
ni un piège, pour entendre Maigret répéter sa promesse et pour s’assurer enfin
que la voie était libre.
— Tu vas aller faire un petit tour dans le
quartier, madame Maigret. Ne te presse pas trop. Mets ton chapeau à plume
verte.
— Pourquoi mon chapeau à plume verte ?
— Parce que c’est bientôt le printemps.
***
Pendant qu’ils traversaient la rue, avec l’air de
deux hommes qui entreprennent une importante démarche, Maigret les observait par
la fenêtre, mais il ne parvint, de loin, à reconnaître que l’un des deux.
Quelques instants plus tôt, il ne savait absolument
rien de ceux qui allaient se présenter, pas même à quel milieu ils
appartenaient. Il aurait seulement parié qu’ils fréquentaient les champs de
courses eux aussi.
— Colombani est sans doute quelque part à les
observer, grommela-t-il. Et Colombani, une fois sur la piste, était capable de
le brûler. Ce sont des petits tours en vache qu’on se joue volontiers entre
collègues.
Surtout que Colombani connaissait sans doute, mieux
que lui encore, Jo le Boxeur.
Il était petit, costaud, le nez cassé, les
paupières écrasées sur des yeux bleu clair, avec toujours des complets à
carreaux et des cravates voyantes. On était sûr de le trouver, à l’heure de l’apéritif,
dans un des petits bars de l’avenue Wagram.
Dix fois au moins, Maigret l’avait eu dans son
bureau, toujours pour des affaires différentes, et toutes les fois il s’en
était tiré.
Était-il vraiment dangereux ? Il aurait bien
voulu le faire croire et prenait volontiers des airs de « terreur ».
Il mettait sa coquetterie à passer pour un homme du milieu, mais les gens du
milieu le regardaient avec méfiance, sinon avec un certain mépris.
Maigret alla leur ouvrir la porte et posa de
nouveaux verres sur la table. Ils s’avançaient avec gêne, méfiants malgré tout,
jetaient un coup d’œil dans les coins, s’inquiétant des portes fermées.
— N’ayez pas peur, mes enfants. Il n’y a pas de
sténographe cachée, pas de dictaphone. Tenez ! Ici, c’est ma chambre.
Il leur montrait le lit défait.
— Ici, la salle de bains. Là, le placard aux
vêtements. Et voici la cuisine que Mme Maigret vient de quitter en
votre honneur.
Cela sentait bon la soupe qui mijotait, et il y
avait un poulet déjà bardé de lard sur la table.
— Cette porte-ci ? C’est la dernière. La
chambre d’amis. Elle n’est pas très aérée. Elle sent le renfermé, pour la bonne
raison que les amis n’y couchent jamais et qu’elle ne sert qu’à ma belle-sœur
deux ou trois nuits chaque année.
« Maintenant, au boulot ! »
Il tendit son verre pour trinquer avec eux. En même
temps, il regardait le compagnon de Jo d’un air interrogateur.
— C’est Ferdinand, expliqua l’ancien boxeur.
Le commissaire cherchait en vain dans sa mémoire.
Cette silhouette longue et maigre, ce visage au nez immense, aux petits yeux
vifs de souris, ne lui rappelait rien, pas plus que le nom.
— Il tient un garage pas loin de la porte Maillot.
Un tout petit garage, bien sûr.
C’était drôle de les voir debout tous les deux,
hésitant à s’asseoir, non parce qu’ils étaient intimidés, mais par une sorte de
prudence. Ces gens-là n’aiment pas se trouver trop loin d’une porte.
— Vous avez eu l’air de parler d’un danger.
— Et même de deux dangers : d’abord, que les
Tchèques vous repèrent, auquel cas je ne donnerais pas cher de vos deux peaux.
Jo et Ferdinand se regardèrent avec étonnement,
crurent à une méprise.
— Quels Tchèques ?
Car on n’avait jamais parlé des Tchèques dans les
journaux.
— La bande de Picardie.
Cette fois-ci, ils comprenaient et devenaient
soudain plus graves.
— Nous ne leur avons rien fait.
— Hum ! Nous discuterons de cela tout à l’heure.
Ce serait tellement plus facile de parler si vous étiez assis gentiment.
Jo fit le brave et s’installa dans un fauteuil,
mais Ferdinand, qui ne connaissait pas Maigret, ne posa qu’une demi-fesse sur
le bord de sa chaise.
— Second danger, prononçait le commissaire en
allumant sa pipe et en les observant. Vous n’avez rien remarqué aujourd’hui ?
— C’est bourré de flics un peu partout. Pardon !...
— Il n’y a pas d’offense. Non seulement c’est
bourré de flics, comme vous dites, mais la plupart des inspecteurs sont en
chasse et recherchent un certain nombre de personnes, entre autres deux
messieurs qui possèdent une certaine auto jaune.
Ferdinand sourit.
— Je me doute bien qu’elle n’est plus jaune et qu’elle
a changé de matricule. Passons ! Si des inspecteurs de la P. J. vous
avaient mis la main dessus les premiers, j’aurais peut-être encore pu vous
tirer d’affaire. Mais vous avez vu le monsieur qui sort d’ici ?
— Colombani, grogna Jo.
— Il vous a aperçus ?
— On a attendu qu’il soit dans l’autobus.
— Cela signifie que la rue des Saussaies est en
chasse aussi. Avec ces gens-là, vous n’y auriez pas coupé du juge Coméliau.
C’était un nom magique, car les deux hommes connaissaient
tout au moins de réputation l’implacabilité du magistrat.
— Tandis qu’en venant me voir gentiment, comme vous
l’avez fait, nous pouvons causer en famille.
— On ne sait à peu près rien.
— Ce que vous savez suffira. Vous étiez des amis d’Albert ?
— C’était un chic type.
— Un rigolo, n’est-il pas vrai ?
— On l’avait connu aux courses.
— Je m’en doutais.
Cela situait les deux hommes. Le garage de
Ferdinand ne devait pas être souvent ouvert au public. Peut-être ne
revendait-il pas de voitures volées, car cela demande un outillage compliqué
pour les maquiller et toute une organisation. En outre, les deux hommes étaient
de ceux qui n’aiment pas trop se mouiller.
Plus probablement rachetait-il à bas prix de
vieilles bagnoles qu’il retapait de façon à leur donner assez d’allure pour
tromper les gogos.
Dans les bars, sur les champs de courses, dans le
hall des hôtels, on rencontre des bourgeois naïfs à qui il ne déplaît pas de
faire une occasion sensationnelle. Parfois même on les décide en leur chuchotant
à l’oreille que l’auto a été volée à une vedette de cinéma.
— Étiez-vous tous les deux à Vincennes mardi
dernier ?
Ils durent encore se regarder, non pour se
concerter, mais pour se souvenir.
— Attendez ! Dis donc, Ferdinand, ce n’est pas
mardi que tu as touché Sémiramis ?
— Oui.
— Alors, on y était.
— Et Albert ?
— Bon ! Maintenant, je me souviens. C’est le
jour où il a plu à torrent à la troisième. Albert y était, je l’ai aperçu de
loin.
— Vous ne lui avez pas parlé ?
— Parce qu’il n’était pas à la pelouse, mais au
pesage. Nous, on est des pelousards. Lui aussi, d’habitude. Ce mardi-là, il
sortait sa femme. C’était leur anniversaire de mariage, ou quelque chose comme
cela. Il m’en avait parlé quelques jours plus tôt. Il comptait même s’acheter
une voiture pas trop chère, et Ferdinand avait promis de lui en dégoter une. Du
sérieux, n’ayez pas peur.
— Après ?
— Après quoi ?
— Que s’est-il passé le lendemain ?
Ils se concertèrent une fois de plus, et Maigret dut
les mettre sur la voie.
— C’est au garage qu’il vous a téléphoné le
mercredi vers cinq heures ?
— Non, Au Pélican, avenue de Wagram. On y
est presque toujours à cette heure-là.
— Maintenant, messieurs, je voudrais savoir
exactement, mot pour mot, si possible, ce qu’il a dit. Qui lui a répondu ?
— C’est moi, dit Jo.
— Réfléchis. Prends ton temps.
— Il avait l’air pressé, ou l’air ému.
— Je sais.
— Au début, je n’ai pas bien compris de quoi il s’agissait,
parce qu’il embrouillait tout, à force de vouloir aller vite, comme s’il avait
peur que la communication soit coupée.
— Je sais cela aussi. Il m’a donné quatre ou cinq
coups de téléphone le même jour...
— Ah !
Jo et Ferdinand renonçaient à comprendre.
— Alors, s’il vous a téléphoné, vous devez savoir.
— Va toujours.
— Il m’a dit qu’il y avait des types derrière lui
et qu’il avait peur, mais qu’il avait peut-être trouvé un moyen de s’en
débarrasser.
— Il a précisé le moyen ?
— Non, mais il paraissait content de son idée.
— Ensuite ?
— Il a dit, ou à peu près : C’est une histoire
terrible, mais on pourrait peut-être en tirer quelque chose. N’oubliez pas,
commissaire, que vous avez promis...
— Je réitère ma promesse. Vous sortirez d’ici aussi
librement que vous y êtes entrés tous les deux, et vous ne serez pas inquiétés,
quoi que vous me racontiez, à condition que vous me disiez toute la vérité.
— Avouez que vous la connaissez aussi bien que nous ?
— À peu près.
— Bon ! Tant pis ! Albert a ajouté :
Venez me voir à huit heures ce soir chez moi. On causera.
— Qu’est-ce que vous avez compris ?
— Attendez. Il a encore eu le temps de dire avant
de raccrocher : J’enverrai Nine au cinéma. Vous saisissez ? Cela
signifiait qu’il y avait quelque chose de sérieux.
— Un instant. Est-ce qu’Albert avait déjà travaillé
avec vous deux ?
— Jamais. Qu’est-ce qu’il aurait fait ? Vous
connaissez notre boulot. Ce n’est peut-être pas tout à fait régulier. Albert
était un bourgeois.
— N’empêche qu’il a idée de tirer parti de ce qu’il
avait découvert.
— Peut-être que oui. Je ne sais pas. Attendez !
Je cherche la phrase, mais je ne la retrouve pas. Il a parlé de la bande du
Nord.
— Et vous avez décidé d’aller au rendez-vous.
— Est-ce qu’on pouvait faire autrement ?
— Écoute, Jo. Fais pas l’imbécile. Pour une fois
que tu ne risques rien, tu peux être franc. Tu as pensé que ton copain Albert
avait découvert les types de la bande de Picardie. Tu n’ignorais pas, grâce aux
journaux, qu’ils ont raflé plusieurs millions. Et tu t’es demandé s’il n’y
avait pas moyen d’en avoir une part. C’est cela ?
— J’ai cru que c’était cela qu’Albert avait pensé.
— Bon. Nous sommes d’accord. Ensuite ?
— On y est allés tous les deux.
— Et vous avez eu une panne boulevard Henri-IV, ce
qui me fait supposer que la Citroën jaune était moins neuve qu’elle n’en avait
l’air.
— On l’avait retapée pour la vendre. On ne comptait
pas s’en servir nous-mêmes.
— Vous êtes arrivés quai de Charenton avec une
bonne demi-heure de retard. Les volets étaient fermés. Vous avez ouvert la
porte qui n’était pas fermée à clef.
Ils se regardèrent encore, lugubres.
— Et vous avez trouvé votre ami Albert tué d’un
coup de couteau.
— C’est exact.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— On a d’abord cru qu’il n’était pas tout à fait
passé, car le corps était encore chaud.
— Ensuite ?
— On a bien vu que la maison avait été fouillée. On
a pensé à Nine qui allait rentrer du cinéma. Il n’y a qu’un ciné à proximité, à
Charenton, près du canal. Nous y sommes allés.
— Qu’est-ce que vous comptiez faire ?
— On ne savait pas trop, parole d’honneur. On n’était
pas fiers, tous les deux. D’abord ce n’est pas rigolo d’annoncer une nouvelle
comme celle-là à une femme. Puis on se demandait si des types de la bande ne
nous avaient pas repérés. On a discuté, Ferdinand et moi.
— Et vous avez décidé d’aller mettre Nine à la
campagne ?
— Oui.
— Elle est loin ?
— Tout près de Corbeil, dans une auberge des bords
de la Seine où nous allons pêcher de temps en temps et où Ferdinand a un
bateau.
— Elle n’a pas voulu revoir Albert ?
— On l’en a empêchée. Quand on est repassés sur le
quai, pendant la nuit, il n’y avait personne autour de la maison. Il y avait
toujours de la lumière sous la porte, car on n’avait pas pensé à éteindre.
— Pourquoi avez-vous changé le corps de place ?
— C’est une idée de Ferdinand.
Maigret se tourna vers celui-ci, qui.baissait la
tête, et répéta :
— Pourquoi ?
— Je ne pourrais pas vous expliquer. J’étais assez
excité. À l’auberge, on avait bu pour se remonter. Je me suis dit que des
voisins avaient sans doute vu la voiture, qu’ils nous avaient peut-être
aperçus. Puis que, si on savait que c’était Albert qui était mort, on
chercherait Nine, et que celle-ci serait incapable de se taire.
— Vous avez créé une fausse piste.
— Si vous voulez. La police s’occupe moins
activement d’une affaire quand il s’agit d’un crime crapuleux, d’une affaire
qui paraît toute simple, d’un homme qu’on tue d’un coup de couteau dans la rue,
par exemple, pour lui prendre son argent.
— C’est vous aussi qui avez pensé à trouer l’imperméable ?
— Il fallait bien. Toujours pour qu’il ait l’air d’avoir
été descendu dans la rue.
— Et de le défigurer ?
— C’était nécessaire. Il ne pouvait rien sentir. On
s’est dit que comme ça l’affaire serait vite classée et qu’on ne risquait rien.
— C’est tout ?
— C’est tout, je le jure. Pas vrai, Jo ? Dès
le lendemain, j’ai peint l’auto en bleu et j’ai changé la plaque.
On voyait qu’ils s’apprêtaient à se lever.
— Un instant. Depuis, vous n’avez rien reçu ?
— Reçu quoi ?
— Une enveloppe, sans doute avec quelque chose
dedans.
— Non.
Ils étaient sincères, c’était visible. La question
les surprenait vraiment. D’ailleurs, Maigret, en même temps qu’il la posait,
découvrait une solution possible au problème qui l’avait le plus préoccupé
pendant les derniers jours.
Cette solution, Jo la lui avait fournie, tout à l’heure,
sans le savoir. Albert ne lui avait-il pas dit, au téléphone, qu’il venait de
trouver un moyen de se débarrasser de la bande qui était à ses trousses ?
N’avait-il pas réclamé une enveloppe à la dernière
brasserie où on l’avait aperçu, justement après son coup de téléphone à ses
amis ?
Il avait sur lui, dans sa poche, quelque chose de
compromettant pour les Tchèques. L’un de ceux-ci ne le quittait pas des yeux. N’était-ce
pas un moyen de l’écarter que de jeter ostensiblement une enveloppe dans une
boîte aux lettres ?
Glisser le document dans l’enveloppe n’était qu’un
jeu.
Mais quelle adresse avait-il écrite ?
Il décrocha le téléphone, appela la P. J.
— Allô ! Qui est à l’appareil ? Bodin ?
Du boulot, mon petit. Urgent ! Combien d’inspecteurs y a-t-il au bureau ?
Hein ? Seulement quatre ? Il en faut un de garde, oui. Prends les
trois autres. Partagez-vous tous les bureaux de poste de Paris. Attends !
Y compris celui de Charenton, par lequel tu commenceras personnellement.
Questionnez les employés de la poste restante. Il doit y avoir quelque part, au
nom d’Albert Rochain, une lettre qui attend depuis plusieurs jours. La prendre,
oui. Me l’apporter. Non. Pas chez moi. Je serai au bureau dans une demi-heure.
Il regarda les deux hommes en souriant.
— Un autre petit verre ?
Ils ne devaient pas aimer le calvados, qu’ils
acceptèrent par politesse.
— On peut aller ?
Ils n’avaient pas encore tout à fait confiance, et
ils se levaient comme des écoliers à qui le maître annonce la récréation.
— On ne nous mettra pas dans le bain ?
— Il ne sera pas question de vous deux. Je vous
demande seulement de ne pas avertir Nine.
— Elle n’aura pas d’ennuis non plus ?
— Pourquoi en aurait-elle ?
— Allez-y doucement avec elle, hein ! Si vous
saviez comme elle aimait son Albert !
La porte refermée, Maigret alla éteindre le gaz,
car la soupe débordait et commençait à se répandre sur le réchaud.
Ses gaillards avaient un peu menti, il s’en
doutait. À en croire le docteur Paul, ils n’avaient pas attendu de mettre Nine
en sûreté pour défigurer leur camarade. Mais cela ne changeait rien à l’affaire,
et ils s’étaient montrés assez dociles, en définitive, pour que le commissaire
ne leur fasse pas de peine. Car, au fond, ces gens-là ont leurs pudeurs, comme
tout le monde.
CHAPITRE IX
Le bureau était bleu de fumée. Colombani était
assis dans un coin, les jambes étendues. Quelques instants plus tôt, le
directeur de la P. J. était là aussi. Des inspecteurs entraient et
sortaient. Le juge Coméliau venait de téléphoner. Maigret décrochait une fois
de plus le récepteur.
— Allô ! Marchand ? Ici, Maigret. Le
vrai, oui. Comment ? Il y en a un autre qui est aussi de vos amis ?
Un comte ? Il n’est pas de la famille, non.
Il était sept heures. C’était le secrétaire général
des Folies-Bergère qu’il avait au bout du fil.
— Qu’est-ce que vous me voulez, mon bon ?
grasseyait celui-ci. Sapristi, ce n’est pas facile ! J’ai juste le temps
de casser la croûte sur le pouce dans le quartier avant l’ouverture des portes.
À moins que vous mangiez un morceau avec moi ? À la Chope Montmartre,
par exemple ? Dans dix minutes ? À tout de suite, mon bon.
Janvier était dans le bureau, très excité. C’était
lui qui venait d’apporter de Joinville une belle photographie grand format,
comme on en trouve, dédicacées, dans les loges d’artistes. Elle était d’ailleurs
signée, d’une haute écriture qui ne doutait de rien : Francine Latour.
La femme était jolie, toute jeune encore. Son
adresse figurait au dos : 121, rue de Longchamp, à Passy.
— Il paraît qu’elle joue en ce moment aux
Folies-Bergère, avait annoncé Janvier.
— L’employé du Mutuel l’a reconnue ?
— Formellement. Je vous l’aurais bien amené, mais
il était déjà en retard et il a très peur de sa femme. Par contre, si nous
avons besoin de lui, nous pouvons l’appeler chez lui à n’importe quelle heure.
Il habite à deux pas, dans l’île Saint-Louis, et il a le téléphone.
Francine Latour aussi avait le téléphone. Maigret
appela son appartement, bien décidé à se taire et à raccrocher aussitôt si on
répondait. Mais, comme il s’en doutait, elle n’était pas chez elle.
— Tu veux aller là-bas, Janvier ? Prends
quelqu’un de très adroit avec toi. Il ne faut à aucun prix attirer l’attention.
— On fait une visite discrète de l’appartement ?
— Pas tout de suite. Attendez que je téléphone. Que
l’un de vous deux se tienne dans un bar, à proximité. Qu’il appelle ici pour
donner son numéro.
Il fronçait les sourcils, cherchant à ne rien
oublier. On était revenu de chez Citroën avec un résultat au moins : Serge
Madok y avait travaillé pendant près de deux ans.
Il passa chez les inspecteurs :
— Écoutez, mes enfants, j’aurai sans doute besoin
de beaucoup de monde ce soir ou cette nuit. Il vaudrait mieux que vous restiez
tous sur le tapin. Allez manger à tour de rôle dans le quartier, ou bien faites
monter des sandwiches et des demis. À tout à l’heure. Tu viens, Colombani ?
— Je croyais que tu dînais avec Marchand ?
— Tu le connais aussi, non ?
Marchand, qui avait débuté comme vendeur de
contremarques à la porte des théâtres, était maintenant un des personnages les
plus connus de Paris. Il avait conservé une allure vulgaire, un parler cru. Il
était au restaurant, les coudes sur la table, un large menu à la main ; au
moment où les deux hommes arrivaient, il disait au maître d’hôtel :
— Quelque chose de léger, mon petit Georges...
Voyons... Tu as des perdrix ?...
— Au chou, monsieur Marchand.
— Asseyez-vous, mon bon. Tiens ? La Sûreté
nationale est de la fête aussi. Un troisième couvert, Georges chéri. Qu’est-ce
que vous dites de perdreaux au chou, vous deux ? Attendez ! Avant ça,
des petites truites, au bleu. Elles sont vivantes, Georges ?
— Vous pouvez les voir dans le vivier, monsieur
Marchand.
— Quelques hors-d’œuvre, pour nous faire patienter.
C’est tout. Un soufflé pour finir, si tu y tiens.
C’était sa passion. Il faisait, même seul, des
repas semblables midi et soir. Encore était-ce ce qu’il appelait manger
légèrement, sur le pouce. Peut-être, après le théâtre, irait-il souper ?
— Alors, mon bon, qu’est-ce que je peux faire pour
vous ? Il n’y a rien qui cloche dans ma boîte, j’espère ?
Il était trop tôt pour parler sérieusement. C’était
au tour du sommelier de s’approcher, et Marchand mit quelques minutes à choisir
les vins.
— Je vous écoute, mes enfants.
— Si je vous dis quelque chose, vous saurez vous
taire ?
— Vous oubliez, mon gros, que je suis sans doute l’homme
qui connaît le plus de secrets à Paris. Pensez que je tiens le sort de
centaines, non de milliers de ménages entre mes mains. Me taire ? Mais je
ne fais que ça !
C’était drôle. En effet, il parlait du matin au
soir, mais c’était exact qu’il ne disait jamais que ce qu’il voulait bien dire.
— Vous connaissez Francine Latour ?
— Elle passe dans deux de nos sketches avec Dréan.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Que voulez-vous que j’en pense ? C’est une
poulette. Reparlez-m’en dans dix ans.
— Du talent ?
Marchand regarda le commissaire avec un étonnement
comique.
— Pourquoi voudriez-vous qu’elle ait du talent ?
Je ne connais pas son âge exact, mais cela ne dépasse guère vingt ans. Et elle
est déjà habillée chez les couturiers, je crois même qu’elle commence à avoir
des diamants. En tout cas, la semaine dernière, elle est arrivée avec un vison
sur le dos. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Elle a des amants ?
— Elle a un ami, comme tout le monde.
— Vous le connaissez ?
— Je voudrais bien voir que je ne le connaisse pas.
— Un étranger, n’est-ce pas ?
— À l’heure qu’il est, ils sont tous plus ou moins
étrangers, à croire que la France ne fournit plus que des maris fidèles.
— Écoutez-moi, Marchand. C’est infiniment plus
grave que vous ne pouvez le penser.
— Quand est-ce que vous le bouclez ?
— Cette nuit, je l’espère. Ce n’est pas ce que vous
croyez.
— En tout cas, il en a l’habitude. Si je me
souviens bien, il a passé deux fois en correctionnelle pour chèques sans
provision ou quelque chose dans ce goût-là. Pour le moment, il paraît à flot.
— Son nom ?
— Tout le monde, dans les coulisses, l’appelle M.
Jean. Son vrai nom est Bronsky. C’est un Tchèque.
— Sans provision, acheva Colombani, tandis que
Maigret haussait les épaules.
— Il a tripoté un certain temps dans le cinéma. Je
crois qu’il s’en occupe encore, poursuivait Marchand, qui aurait pu réciter le
curriculum vitae de toutes les personnalités parisiennes, y compris les plus
faisandées. Un beau garçon, sympathique, généreux. Les femmes l’adorent, les
hommes se méfient de sa séduction.
— Amoureux ?
— Je crois. En tout cas, il ne quitte guère la
petite. On prétend qu’il en est jaloux.
— Où croyez-vous qu’il soit à cette heure-ci ?
— S’il y a eu des courses cet après-midi, il y a
des chances pour qu’il y soit allé avec elle. Une femme qui, depuis quatre ou
cinq mois, s’habille rue de la Paix et qui portait un nouveau vison ne se lasse
pas des champs de courses. Pour le moment, ils doivent prendre l’apéritif dans
quelque bar des Champs-Elysées. La petite ne passe qu’à neuf heures et demie.
Elle arrive au théâtre vers neuf heures. Ils ont donc le temps d’aller dîner au
Fouquet’s, au Maxim’s ou au Ciro’s. Si vous tenez à les
trouver...
— Pas maintenant. Bronsky l’accompagne au théâtre ?
— Presque toujours. Il la conduit dans sa loge,
traîne un peu dans les coulisses, s’installe au bar. dans le grand hall, et
bavarde avec Félix. Après le deuxième sketch, il la rejoint dans sa loge, et
dès qu’elle est prête, il l’emmène. C’est rare qu’ils n’aient pas un « cocktail
party » quelque part.
— Il habite avec elle ?
— Probable, mon bon. Ça, c’est plutôt à la
concierge qu’il faudrait le demander.
— Vous l’avez vu ces derniers jours ?
— Lui ? Je l’ai encore vu hier.
— Il ne vous a pas paru plus nerveux que d’habitude ?
— Ces gens-là, vous savez, sont toujours un peu
nerveux. Quand on marche sur la corde raide... Bon ! Si je comprends bien,
la corde est en train de casser. Dommage pour la petite ! Il est vrai que,
maintenant qu’elle est nippée, cela ira tout seul et qu’elle a des chances de
trouver mieux.
Tout en parlant, Marchand mangeait, buvait, s’essuyait
la bouche de sa serviette, saluait familièrement des gens qui entraient ou qui
sortaient, trouvait encore le moyen d’interpeller le maître d’hôtel ou le
sommelier.
— Vous ne savez pas comment il a commencé ?
Et Marchand, à qui les petits journaux de chantage
rappelaient volontiers ses propres origines, de répliquer assez sèchement :
— Ça, mon gros, c’est une question qu’on ne pose
pas à un gentleman.
Il voulut bien renchaîner quelques instants plus
tard :
— Ce que je sais, c’est qu’il a tenu à un certain
moment une agence de figurants.
— Il y a longtemps ?
— Quelques mois. Je pourrais m’informer.
— C’est inutile. Je voudrais même que vous ne
fassiez, surtout ce soir, aucune allusion à notre conversation.
— Vous venez au théâtre ?
— Non.
— J’aime mieux ça. Je vous aurais prié de ne pas
procéder à votre petite affaire chez moi.
— Je ne veux courir aucun risque, Marchand. Ma
photo et celle de Colombani ont paru trop souvent dans les journaux. L’homme
est assez fin, d’après ce que vous en dites et d’après ce que j’en sais, pour
flairer n’importe lequel de mes inspecteurs.
— Dites donc, vieux, vous prenez cette histoire-là
au sérieux, il me semble ? Servez-vous de perdrix.
— Il peut y avoir de la casse.
— Ah !
— Il y en a déjà eu. Beaucoup.
— Bon ! Ne me racontez rien. J’aime mieux lire
tout cela demain ou après-demain dans le journal. Cela risque de me gêner s’il
m’invite ce soir à prendre un verre avec lui. Mangez, mes amis. Que dites-vous
de ce châteauneuf ?... Ils n’en ont plus que cinquante bouteilles, et je
me les suis fait mettre de côté. Il en reste quarante-neuf. J’en demande une
autre ?
— Merci. On aura du boulot toute la nuit.
Ils se séparaient un quart d’heure plus tard, un peu
alourdis par un dîner trop copieux et trop bien arrosé.
— Pourvu qu’il se taise, grogna Colombani.
— Il se taira.
— À propos, Maigret, ta tante t’a apporté de bons
tuyaux ?
— Excellents. À vrai dire, je connais à peu près
toute l’histoire du petit Albert.
— Je m’en doutais. Il n’y a rien comme les femmes
pour être renseignées. Surtout les tantes de province ! Je peux savoir ?
Ils avaient un peu de temps devant eux. Une détente
était la bienvenue avant la nuit qui s’annonçait mouvementée, et ils marchèrent
le long des trottoirs en devisant.
— Tu avais raison tout à l’heure. On aurait
probablement pu les pincer tous à Vincennes. Pourvu que Jean Bronsky ne se
doute pas qu’on le serre de près.
— On fera ce qu’on pourra, pas vrai ?
Ils arrivèrent à la P. J. vers neuf heures et
demie, et une importante nouvelle les attendait. Un inspecteur était là, agité.
— Cari Lispchitz est mort, commissaire. Pour ainsi
dire sous mes yeux. Je me tenais dans l’ombre, rue de Sèvres, à une centaine de
mètres de l’hôpital. Il y avait un certain temps que j’entendais des bruits à
ma droite, quelqu’un qui, dans l’obscurité, semblait hésiter à avancer. Puis il
y a eu des pas précipités, et un coup de feu a claqué. C’était si près que ma
première pensée a été qu’on tirait sur moi et que j’ai eu automatiquement mon
revolver à la main. J’ai deviné plutôt que vu un corps qui tombait, une
silhouette qui s’éloignait en courant. J’ai tiré.
— Tu l’as tué ?
— J’ai tiré dans les jambes et j’ai eu la chance, à
la deuxième balle, de faire mouche. Le type qui se sauvait est tombé à son
tour.
— Qui ?
— Le gamin, celui qu’ils appellent Pietr. On n’a
pas eu à le transporter loin, puisque l’hôpital était en face.
— En somme, Pietr a tiré sur Cari ?
— Oui.
— Ils étaient ensemble ?
— Non. Je ne crois pas. Je pense plutôt que Pietr
suivait Cari et l’a abattu.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Le gamin ? Rien. Il ne desserre pas les
dents. Il a les yeux brillants, fiévreux. Il paraissait tout heureux ou tout
fier d’entrer à l’hôpital et, dans les couloirs, il jetait des regards avides
autour de lui.
— À cause de Maria qui s’y trouve, parbleu !
La blessure est grave ?
— La balle lui est entrée dans le genou gauche. On
doit être occupé à l’opérer, à l’heure qu’il est.
— Dans les poches ?
Il y avait deux petits tas distincts sur le bureau
de Maigret, qu’on avait préparés avec soin.
— Le premier, ce sont les poches de Cari. L’autre,
celles du petit.
— Moers est là-haut ?
— Il a annoncé qu’il passerait la nuit au
laboratoire.
— Qu’on lui demande de descendre. Que quelqu’un
monte aux sommiers. J’ai besoin de la fiche et du dossier d’un certain Jean
Bronsky. Je n’ai pas ses empreintes, mais il a passé deux fois en
correctionnelle et a dû tirer dix-huit mois de prison.
Il envoya aussi des hommes rue de Provence, en face
des Folies-Bergères, avec mission de ne se faire voir en aucun cas.
— Attendez avant de partir de voir la photographie
de Bronsky. Il n’y a qu’au cas où il essayerait de prendre le train ou l’avion
qu’il faudrait lui mettre la main dessus. Je ne crois pas que cela lui arrive.
Le portefeuille de Cari Lipschitz contenait
quarante-deux billets de mille francs, une carte d’identité à son nom et une
autre carte qui portait un nom italien : Filipino. Celui-là ne fumait pas,
car il n’avait sur lui ni cigarettes, ni pipe, ni briquet, mais une lampe
électrique de poche, deux mouchoirs, dont un crasseux, un billet de cinéma qui
portait la date du jour même, un canif et un revolver automatique.
— Tu vois ! fit remarquer Maigret à Colombani.
Nous nous figurions avoir pensé à tout.
Il montrait le billet de cinéma.
— Eux, ils ont eu cette idée. Cela vaut mieux que
de traîner dans les rues. On peut passer des heures dans l’obscurité. Dans un
cinéma des boulevards, qui reste ouvert toute la nuit, on peut même faire un
somme.
Dans les poches de Pietr, il y avait tout juste
trente-huit francs de monnaie. Un portefeuille contenait deux photographies,
une de Maria, une petite photographie de passeport qui avait dû être prise l’année
précédente, alors qu’elle se coiffait d’une autre façon, et le portrait de deux
paysans, un homme et une femme, assis sur leur seuil, en Europe Centrale, pour
autant qu’on en pouvait juger d’après le style de la maison.
Pas de papiers d’identité. Des cigarettes. Un
briquet. Un petit calepin bleu, dont un certain nombre de pages étaient
couvertes d’une écriture serrée, au crayon.
— On dirait des vers.
— Je suis persuadé que ce sont, en effet, des vers.
Moers exulta en voyant les deux tas qu’il allait emporter
dans son repaire, sous les toits. Un inspecteur déposait bientôt sur le bureau
le dossier Bronsky.
La photographie, dure et cruelle comme toutes les
photos anthropométriques, ne correspondait pas tout à fait à la description de
Marchand, car l’homme, encore jeune, avait les traits tirés, une barbe de deux
jours, la pomme d’Adam saillante.
— Janvier a téléphoné ?
— Il a dit que tout était calme et que vous pouviez
l’appeler à Passy 62-41.
— Demande-moi le numéro.
Il lisait à mi-voix. D’après le dossier, Bronsky
était né à Prague et avait actuellement trente-cinq ans. Il avait fait des
études universitaires à Vienne, puis avait vécu quelques années à Berlin. Il s’y
était marié à une certaine Hilda Braun, mais, quand il était entré en France, à
vingt-huit ans, avec des papiers réguliers, il était seul. Déjà il donnait
comme profession : cinéaste, et son premier domicile était un hôtel du
boulevard Raspail.
— Janvier est à l’appareil, patron.
— C’est toi, mon petit ? Tu as dîné ? Écoute-moi
bien. Je vais t’envoyer deux hommes en voiture.
— Nous sommes déjà deux ! protestait l’inspecteur,
vexé.
— Peu importe. Écoute ce que je te dis. Quand ils
seront là, tu les laisseras dehors. Il ne faut pas qu’ils se montrent. Il ne
faut surtout pas que quelqu’un qui rentrerait à pied ou qui descendrait de taxi
puisse soupçonner leur présence. Toi et ton copain, vous allez entrer dans la
maison. Attendez qu’il n’y ait plus de lumière dans la loge de la concierge.
Quel genre d’immeuble ?
— Neuf, moderne, assez chic. Une grande façade
blanche et une porte en fer forgé doublée de verre.
— Bon. Vous monterez, après avoir bredouillé un nom
quelconque.
— Comment trouverai-je l’appartement ?
— Tu as raison. Il y a bien, dans les environs, une
crémerie qui livre le lait. Réveille le crémier s’il le faut. Raconte-lui une
histoire, de préférence une histoire d’amour.
— Compris.
— Tu sais encore forcer une serrure ? Entrez.
Ne faites pas de lumière. Planquez-vous dans un coin, de façon à être tous les
deux prêts à intervenir s’il en est besoin.
— Entendu, patron, soupira le pauvre Janvier qui
allait sans doute passer des heures, immobile dans l’obscurité d’un appartement
inconnu.
— Surtout, ne fumez pas !
Il sourit lui-même de sa cruauté. Puis il choisit
les deux hommes pour la faction dans la rue Longchamp.
— Prenez vos pétards. On ne peut pas prévoir
comment les choses se passeront.
Un regard à Colombani. Les deux hommes se
comprenaient. Ce n’était pas à un escroc qu’ils avaient affaire, mais au chef d’une
bande de tueurs ; ils n’avaient pas le droit de courir des risques.
L’arrestation, au bar des Folies-Bergère, par
exemple aurait été plus facile. Mais on ne pouvait prévoir les réactions de
Bronsky. Il y avait des chances pour qu’il fût armé, et c’était
vraisemblablement l’homme à se défendre, peut-être à tirer dans la foule pour
profiter de la panique.
— Qui se dévoue pour commander de la bière à la Brasserie
Dauphine ? Et des sandwiches !
C’était signe qu’une des grandes nuits de la P. J.
commençait. Il régnait dans les deux bureaux du secteur de Maigret une
atmosphère de P.C. Tout le monde fumait, tout le monde s’agitait. Les
téléphones restaient inoccupés.
— Les Folies-Bergère, s’il vous plaît.
Il fallut longtemps pour avoir Marchand à l’appareil.
On avait dû aller le chercher sur le plateau, où il réglait un différend entre
deux danseuses nues.
— Oui, mon bon..., commença-t-il avant de savoir
qui était à l’appareil.
— Maigret.
— Alors ?
— Il est là ?
— Je l’ai aperçu tout à l’heure.
— Ça va. Ne dites rien. Un coup de fil seulement s’il
s’en allait seul.
— Compris. Ne l’amochez pas trop, hein ?
— C’est probablement un autre qui s’en chargera,
répondit énigmatiquement Maigret.
Dans quelques instants, aux Folies, Francine Latour
entrerait en scène en compagnie du comique Dréan et, sans doute à ce moment-là,
son amant entrait-il un instant dans la salle chaude, se tenait-il au
promenoir, en habitué, pour écouter d’une oreille distraite un dialogue qu’il
savait par cœur, les rires qui fusaient des galeries.
Maria était toujours couchée dans sa chambre d’hôpital,
anxieuse, furieuse, parce que, selon la règle, on lui avait enlevé son bébé
pour la nuit, et deux inspecteurs montaient la garde dans le couloir ; il
y en avait encore un, un seul, dans une autre aile de Laennec, où l’on venait
de ramener Pietr après son passage à la salle d’opération.
Un Coméliau assez nerveux, qui se trouvait chez des
amis, boulevard Saint-Germain, et qui s’était retiré un instant pour
téléphoner, appelait Maigret.
— Toujours rien ?
— Quelques petites choses. Cari Lipschitz est mort.
— Un de vos hommes a tiré ?
— Non, un des siens. Le petit Pietr a reçu une
balle dans la jambe d’un de mes inspecteurs.
— De sorte qu’il n’en reste qu’un ?
— Serge Madok, oui. Et le chef.
— Que vous ne connaissez toujours pas ?
— Qui s’appelle Jean Bronsky.
— Quel nom ?
— Bronsky.
— Il n’est pas producteur de cinéma ?
— Je ne sais pas s’il est producteur, mais il
tripote dans le cinéma.
— Je l’ai fait condamner à dix-huit mois de prison
voilà à peine trois ans.
— C’est lui.
— Vous êtes sur sa piste ?
— Il est en ce moment aux Folies-Bergère.
— Vous dites ?
— Je dis : aux Folies-Bergère.
— Et vous ne l’arrêtez pas ?
— Tout à l’heure. Nous avons le temps, maintenant.
J’aime autant limiter les dégâts, vous comprenez ?
— Prenez note de mon numéro. Je serai chez mes amis
jusqu’aux environs de minuit. Ensuite j’attendrai chez moi votre coup de
téléphone.
— Vous aurez sans doute le temps de dormir un peu.
Maigret ne se trompait pas. Jean Bronsky et
Francine Latour se firent d’abord conduire en taxi au Maxim’s, où ils
soupèrent en tête à tête. C’était toujours de son bureau du quai des Orfèvres
que Maigret suivait les allées et venues, et c’était déjà la deuxième fois que
le garçon de la Brasserie Dauphine venait avec son plateau. Il y avait
des verres sales plein le bureau, des sandwiches entamés, et l’odeur de tabac
prenait à la gorge. Pourtant, malgré la chaleur, Colombani n’avait pas retiré
le pardessus en poil de chameau clair qui était pour lui une sorte d’uniforme
et il portait toujours son chapeau en arrière.
— Tu ne fais pas venir la femme ?
— Quelle femme ?
— Nine, la femme d’Albert.
Maigret fit non de la tête, l’air mécontent. Est-ce
que cela le regardait, oui ou non ? Il voulait bien collaborer avec les
gens de la rue des Saussaies, à la condition qu’on lui laissât la paix.
Pour l’instant, à vrai dire, il était comme un
homme qui se tâte. Ainsi que le juge Coméliau venait de le lui dire, il ne
tenait qu’à lui d’arrêter Jean Bronsky au moment qu’il choisirait. Il se
souvenait d’un mot qu’il avait prononcé au début de l’enquête, il ne savait
plus devant qui, avec une gravité inaccoutumée : « Cette fois, nous
avons affaire à des tueurs. »
Des tueurs qui savaient bien, les uns comme les
autres, qu’ils n’avaient plus rien à perdre. Au point que, s’ils étaient
arrêtés dans la foule, si on disait à celle-ci que c’étaient les hommes de la
bande de Picardie, la police serait incapable d’empêcher un lynchage.
Après ce qu’ils avaient fait dans les fermes, n’importe
quel jury les condamnerait à la peine capitale, ils ne l’ignoraient pas, et c’est
à peine si Maria pouvait, à cause de l’enfant, espérer la grâce du président de
la République.
L’obtiendrait-elle ? C’était douteux. Il y
avait le témoignage de la petite rescapée, il y avait les pieds, les seins
brûlés. Il y avait son insolence de femelle et jusqu’à sa beauté sauvage qui
joueraient contre elle dans l’esprit des jurés.
Les hommes civilisés ont peur des fauves, surtout
des fauves de leur espèce, de ceux qui leur rappellent les époques révolues de
la vie dans les forêts.
Jean Bronsky était un fauve plus dangereux encore,
un fauve habillé par le meilleur tailleur de la place Vendôme, un fauve en
chemise de soie, qui avait fait des études universitaires et que le coiffeur
bichonnait chaque matin comme une coquette.
— Tu joues la prudence, remarqua à certain moment
Colombani, comme Maigret attendait patiemment devant un des téléphones.
— Je joue la prudence.
— Et s’il te glissait entre les doigts ?
— J’aime encore mieux ça que de voir un de mes
hommes abattu.
Au fait, à quoi bon laisser Chevrier et sa femme dans
leur bistrot du quai de Charenton ? Il fallait leur téléphoner. Ils
devaient être couchés. Maigret sourit, haussa les épaules. Qui sait ?
Cette petite mascarade devait les exciter, et il n’y avait pas de raison qu’ils
ne jouent pas encore quelques heures au bistrot et à la bistrote.
— Allô !... Patron ?... Ils viennent d’entrer
chez Florence.
La boîte chic de Montmartre. Champagne obligatoire.
Sans doute Francine Latour avait-elle une nouvelle robe ou un nouveau bijou à
montrer. Elle était toute jeune, pas encore fatiguée de cette vie-là. N’en
voit-on pas de vieilles, qui sont riches, qui sont titrées, qui ont un hôtel
particulier avenue du Bois ou au faubourg Saint-Germain et qui fréquentent les
mêmes boîtes pendant quarante ans ?
— Allons ! décida soudain Maigret.
Il prit son revolver dans le tiroir du bureau, s’assura
qu’il était chargé, et Colombani le regardait faire avec un léger sourire.
— Tu me veux bien avec toi ?
C’était gentil de la part de Maigret. Les choses se
passaient dans son secteur. C’est lui qui avait déniché la bande de Picardie.
Il aurait pu garder la besogne pour lui et ses hommes, et ainsi le quai des
Orfèvres marquerait une fois de plus un point contre la rue des Saussaies.
— Tu as ton pétard ?
— Je l’ai toujours en poche.
Maigret, non. C’était rare.
Comme ils traversaient la cour, Colombani désigna
une des voitures de la police.
— Non ! Je préfère un taxi. C’est moins
voyant.
Il en choisit un avec soin, avec un chauffeur qui le
connaissait. Il est vrai que presque tous les chauffeurs de taxi le
connaissaient.
— Rue de Longchamp. Vous ferez la rue au pas.
L’immeuble qu’habitait Francine Latour était assez
haut dans la rue, non loin d’un restaurant fameux où le commissaire se
souvenait d’avoir fait quelques bons déjeuners. Tout était fermé. Il était deux
heures du matin. Il fallait choisir l’endroit où stationner, et Maigret était
grave, grognon, silencieux.
— Refaites le tour. Vous vous arrêterez quand je
vous le dirai. Vous ne garderez que vos lanternes allumées, comme si vous attendiez
un client.
Ils étaient à moins de dix mètres de la maison. Ils
devinaient un inspecteur tapi dans l’ombre d’une porte cochère. Il devait y en
avoir un autre quelque part, et, là-haut, Janvier et son. compagnon attendaient
toujours dans le noir.
Maigret fumait à petites bouffées. Il sentait l’épaule
de Colombani contre la sienne. Il s’était mis du côté du trottoir.
Ils restèrent ainsi quarante-cinq minutes, et de
rares taxis passaient, des gens rentrèrent chez eux, quelques maisons plus loin ;
enfin un taxi stoppa devant la porte, et un homme jeune et svelte sauta sur le
trottoir, se pencha vers l’intérieur pour aider sa compagne à descendre.
— Gi !... prononça seulement Maigret.
Il calcula ses mouvements. Il y avait longtemps que
sa portière était entrouverte, qu’il tenait la main crispée sur la poignée.
Avec une légèreté qu’on n’eût pas attendue de lui, il bondit en avant, sauta
sur l’homme au moment précis où celui-ci, une main dans la poche de son smoking
pour prendre son portefeuille, se penchait afin de regarder le compteur de son
taxi.
La jeune femme poussa un cri. Maigret tenait l’homme
aux épaules, par derrière, et son poids l’entraînait, ils roulèrent tous les
deux sur le trottoir.
Le commissaire, qui avait reçu un coup de tête au
menton, tentait d’immobiliser les mains de Bronsky, par crainte que celui-ci
saisisse son revolver. Colombani était déjà là et, froidement, tranquillement,
donnait un coup de talon au visage du Tchèque.
Francine Latour appelait toujours au secours,
atteignait la porte de la maison, sonnait éperdument. Les deux inspecteurs
arrivaient à leur tour, et la mêlée dura quelques instants encore. Maigret fut
le dernier à se redresser, car il était en dessous.
— Personne de blessé ?
Les lanternes de l’auto lui permirent de voir du
sang sur sa main, et il regarda autour de lui, s’aperçut que c’était du nez de
Bronsky que le sang coulait à flot. L’homme avait les deux mains réunies
derrière le dos par les menottes, ce qui le faisait se courber un peu en avant.
Son visage avait une expression féroce.
— Bande de vaches !... vomit-il.
Et comme un inspecteur s’apprêtait à venger cette
injure d’un coup de pied dans les tibias, Maigret dit en cherchant sa pipe dans
sa poche :
— Laisse-le cracher le venin. C’est le seul droit qui
lui reste désormais.
Ils faillirent oublier Janvier et son compagnon
dans l’appartement où, sans doute, esclaves de la consigne, ils seraient restés
tapis jusqu au jour.
CHAPITRE X
Le directeur de la P. J. d’abord, ce qui n’aurait
sans doute pas enchanté Coméliau.
— Parfait, mon vieux. Maintenant, faites-moi le
plaisir d’aller vous coucher. Nous nous occuperons du reste demain matin. On
convoque les deux chefs de gare ?
Ceux de Goderville et de Moucher, qui auraient à
reconnaître l’homme qu’ils avaient vu, l’un descendre du train le 19 janvier, l’autre
y monter quelques heures plus tard.
— Colombani s’en est occupé. Ils sont en route.
Jean Bronsky était avec eux dans le bureau, assis
sur une chaise. Jamais il n’y avait eu tant de demis et de sandwiches sur la
table. Ce qui étonnait le plus le Tchèque, c’est qu’on ne se donnait pas la
peine de le questionner.
Francine Latour était là aussi. C’était elle qui
avait absolument tenu à venir, car elle croyait dur comme fer à une erreur de
police. Alors, comme on donne un livre d’images à un enfant pour le faire
rester tranquille, Maigret lui avait passé le dossier Bronsky, qu’elle était
occupée à lire, non sans lancer parfois un regard effaré à son amant.
— Qu’est-ce que tu fais ? questionna
Colombani.
— Je téléphone à monsieur le juge et je vais me
coucher.
— Je te dépose ?
— Merci. Ce n’est pas la peine de te retarder.
Maigret trichait encore, Colombani le savait. Il donna
à haute voix l’adresse du boulevard Richard-Lenoir au chauffeur, mais quelques
instants plus tard, il frappait sur la vitre.
— Suivez la Seine. Direction de Corbeil.
Il vit ainsi poindre le jour. Il vit les premiers
pêcheurs à la ligne s’installer sur les berges du fleuve, d’où montait une fine
buée ; il vit les premiers chalands s’embouteiller devant les écluses et
les fumées qui commençaient à monter des maisons dans un ciel couleur de nacre.
— Vous allez trouver une auberge quelque part un
peu en amont, annonça-t-il après qu’ils eurent passé Corbeil.
Ils la trouvèrent. Sa terrasse ombragée donnait sur
la Seine, et la maison était entourée de tonnelles où la foule devait se
presser le dimanche. Le patron, un homme à longues moustaches rousses, était
occupé à vider un bateau, et des filets de pêche étaient étendus sur le ponton.
C’était amusant, après la nuit qu’il venait de
passer, de marcher dans l’herbe mouillée de rosée, de sentir l’odeur de la
terre, celle des bûches qui flambaient dans la cheminée, de voir la bonne, pas
encore coiffée, aller et venir dans la cuisine.
— Vous avez du café ?
— Dans quelques minutes. À vrai dire, ce n’est pas
ouvert.
— Votre pensionnaire descend d’habitude de bonne
heure ?
— Il y a un bon moment que je l’entends aller et
venir dans sa chambre. Écoutez.
Ils entendaient en effet des pas au-dessus du
plafond aux grosses poutres apparentes.
— C’est son café que je suis en train de faire. Vous
êtes un de ses amis ?
— Vous mettrez le couvert pour deux.
— Sûrement. Le contraire m’étonnerait.
Et il le fut, en effet. Cela se passa fort
simplement. Quand il se présenta, en donnant son titre, elle eut un petit peu
peur, mais il lui dit gentiment :
— Vous permettez que je casse la croûte avec vous ?
Il y avait deux couverts de grosse faïence sur la
nappe à carreaux rouges, devant la fenêtre. Le café fumait dans les bols. Le
beurre avait un goût de noisette.
Elle louchait, bien sûr, elle louchait même
terriblement. Elle le savait et, quand on fixait les yeux sur elle, elle se
troublait, avait honte, expliquait :
— À dix-sept ans, ma mère m’a fait opérer, car mon
œil gauche regardait en dedans. Après l’opération, il regardait en dehors. Le
chirurgien a proposé de recommencer gratuitement, mais j’ai refusé.
Eh bien ! après quelques minutes, on le
remarquait à peine. On comprenait même qu’il fût possible de la trouver presque
jolie.
— Pauvre Albert ! Si vous l’aviez connu !
Un homme si gai, si bon, toujours anxieux de faire plaisir à tout le monde.
— C’était votre cousin, n’est-ce pas ?
— Un petit cousin assez éloigné.
Son accent aussi avait son charme. Ce qu’on sentait
surtout chez elle, c’était un immense besoin de tendresse. Non pas de tendresse
qu’elle réclamait pour elle, mais de tendresse qu’elle avait besoin de
répandre.
— J’avais presque trente ans quand je suis devenue
orpheline. J’étais une vieille fille. Mes parents avaient un peu de bien, et je
n’avais jamais travaillé. Je suis venue à Paris, parce que je m’ennuyais toute
seule dans notre grande maison. Je connaissais à peine Albert. J’en avais
surtout entendu parler. Je suis allée le voir.
Mais oui. Il comprenait. Albert était seul, lui
aussi. Elle avait dû l’entourer de petits soins auxquels il n’était pas
habitué.
— Si vous saviez comme je l’ai aimé ! Je ne
lui demandais pas qu’il m’aime, vous comprenez ? Je sais bien que cela
aurait été impossible. Mais il me l’a fait croire. Et je faisais semblant de le
croire, pour qu’il soit content. Nous étions heureux, monsieur le commissaire.
Je suis sûre qu’il était heureux. Il n’avait pas de raison de ne pas l’être, n’est-ce
pas ? Et nous venions justement de fêter l’anniversaire de notre mariage.
Je ne sais pas ce qui s’est passé aux courses. Il me laissait dans la tribune
pendant qu’il allait au guichet. Une fois, il est revenu préoccupé et, dès ce
moment-là, il a commencé à regarder autour de lui comme s’il cherchait toujours
quelqu’un. Il a voulu que nous rentrions en taxi et il se retournait sans
cesse. Devant la maison, il a dit au chauffeur : « Continuez ! »
Je ne comprends pas pourquoi. Il s’est fait conduire place de la Bastille. Il
est descendu après m’avoir recommandé : « Rentre toute seule. Je
serai là dans une heure ou deux. » C’est parce qu’on le suivait. Le soir,
il n’est pas rentré. Il m’a téléphoné qu’il serait là le lendemain matin. Puis,
le lendemain, il m’a appelée deux fois...
— Le mercredi ?
— Oui. La seconde fois, c’était pour me dire de ne
pas l’attendre, d’aller au cinéma. Comme je ne voulais pas, il a insisté. Il s’est
presque fâché. J’y suis allée. Vous les avez arrêtés ?
— Sauf un, qui ne tardera pas à se faire prendre.
Tout seul, je ne crois pas qu’il soit dangereux, surtout que nous connaissons
son identité et que nous possédons son signalement.
Maigret ne savait pas si bien dire. À la même
heure, un inspecteur des mœurs mettait la main sur Serge Madok dans une maison
de tolérance du boulevard de La Chapelle – une immonde maison à gros numéro
fréquentée surtout par des Arabes – où il se terrait depuis la veille au soir
et qu’il refusait obstinément de quitter.
Celui-là ne fit pas de résistance. Il était
complètement abruti, ivre mort, et on dut le porter devant le car de la police.
— Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?
questionnait doucement Maigret en bourrant sa pipe.
— Je ne sais pas. Je retournerai sans doute dans
mon pays. Je ne peux pas tenir le restaurant toute seule. Et je n’ai plus
personne.
Elle répéta ce dernier mot et elle regardait autour
d’elle, comme si elle cherchait quelqu’un sur qui reporter sa tendresse.
— Je ne sais pas comment je vais faire pour vivre.
— Supposez que vous adoptiez un enfant ?
Elle leva la tête, incrédule d’abord, puis elle sourit :
— Vous croyez que je pourrais... qu’on me
confierait... que... ?
Et l’idée prenait si vite corps dans son esprit,
dans son cœur, que Maigret en était effrayé. S’il n’avait pas parlé tout à fait
en l’air, il n’avait voulu que tâter le terrain. C’était une pensée qu’il avait
eue dans le taxi, en venant, une de ces pensées baroques, audacieuses, qu’on
caresse dans un demi-sommeil, ou dans un état de grande fatigue, et dont, le
lendemain, on comprend la folie.
— Nous en reparlerons. Car je vous verrai encore,
si vous le permettez... J’ai d’ailleurs des comptes à vous rendre, car nous
nous sommes permis d’ouvrir votre restaurant.
— Vous connaissez un enfant que...
— Mon Dieu, madame, il y en a un qui, dans quelques
semaines ou dans quelques mois, pourrait ne plus avoir de mère.
Elle rougit violemment, et il avait rougi aussi ;
il s’en voulait maintenant d’avoir stupidement soulevé cette question.
— Un bébé, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle.
— Un tout petit bébé, oui.
— Il n’en peut rien, lui.
— Il n’en peut rien.
— Et il ne sera pas nécessairement comme...
— Excusez-moi, madame. Il est temps que je rentre à
Paris.
— Je vais y penser.
— N’y pensez pas trop. Je m’en veux maintenant de
vous en avoir parlé.
— Non, vous avez bien fait. Est-ce que je pourrais
le voir ? Dites, est-ce qu’on me le permettrait ?
— Permettez-moi encore une question. Albert m’a dit
au téléphone que vous me connaissiez. Je ne me souviens pas vous avoir jamais
vue.
— Mais moi, je vous ai vu, il y a longtemps, alors
que j’avais à peine vingt ans. Ma mère vivait encore, et nous passions des
vacances a Dieppe...
— L’Hôtel Beauséjour !... s’exclama-t-il.
Il y était resté quinze jours avec Mme
Maigret.
— Tous les pensionnaires parlaient de vous, vous
regardaient à la dérobée.
Il était tout drôle, dans le taxi qui le ramenait à
Paris, à travers la campagne inondée d’un clair soleil. Il commençait à y avoir
des bourgeons sur les haies.
« Ce ne serait pas désagréable de prendre des
vacances » , pensa-t-il, peut-être à cause des images de Dieppe qu’on venait
d’évoquer.
Il savait qu’il n’en ferait rien, mais cela lui
arrivait périodiquement. C’était comme un rhume dont il se débarrassait à coups
de travail.
La banlieue... Le pont de Joinville...
— Passez par le quai de Charenton.
Le bistrot était ouvert. Chevrier avait l’air
embarrassé.
— Je suis content que vous veniez, patron. On me
téléphone que tout est fini, et ma femme se demande si elle doit faire le
marché.
— Comme elle voudra.
— Cela ne sert plus à rien ?
— À rien du tout.
— On m’a demandé aussi si je vous avais vu. Il
paraît qu’on a téléphoné chez vous et un peu partout. Voulez-vous appeler le
Quai ?
Il hésita. Cette fois, il était vraiment à bout et
il n’avait plus envie que d’une chose : son lit, un voluptueux glissement
dans un sommeil profond et sans rêves.
— Je parie que je vais dormir vingt-quatre heures d’affilée.
Ce n’était pas vrai, hélas ! On le dérangerait
avant cela. On avait trop l’habitude, quai des Orfèvres – et il l’avait laissé
prendre – de dire pour un oui ou pour un non : « Téléphonez à Maigret ! »
— Qu’est-ce que je vous sers, patron ?
— Un calvados, si tu y tiens.
C’est avec des calvados qu’il avait commencé.
Autant finir sur la même chose.
— Allô ! Qui est-ce qui me demande ?
C’était Bodin. Il l’avait oublié, celui-là. Il devait
en avoir oublié quelques autres, qui montaient encore une faction inutile sur
différents points de Paris.
— J’ai la lettre, patron.
— Quelle lettre ?
— Celle de la poste restante.
— Ah ! oui. Bon.
Pauvre Bodin. On ne faisait pas grand cas de sa
trouvaille !
— Vous voulez que je l’ouvre et que je vous dise ce
qu’il y a dans l’enveloppe ?
— Si cela te fait plaisir.
— Attendez. Voilà. Il n’y a rien d’écrit. Rien qu’un
billet de chemin de fer.
— Ça va.
— Vous le saviez ?
— Je m’en doutais. Un retour première classe
Goderville-Paris.
— C’est exact. Il y a des chefs de gare qui
attendent.
— Cela regarde Colombani.
Et Maigret, en dégustant son calvados, eut un petit
sourire. Encore un trait à ajouter au personnage du petit Albert, qu’il n’avait
pas connu vivant, mais qu’il avait en quelque sorte reconstitué morceau par
morceau.
Comme certains habitués des champs de courses, il
ne pouvait pas s’empêcher de regarder par terre, sur le sol jonché de tickets
perdants du Mutuel, où il arrive qu’on découvre, de temps en temps, un billet
gagnant jeté par erreur.
Ce n’était pas un billet gagnant qu’il avait trouvé
ce matin-là, mais un ticket de chemin de fer.
S’il n’avait pas eu cette manie... S’il n’avait pas
vu l’homme qui le laissait tomber de sa poche... Si le nom de Goderville n’avait
pas aussitôt évoqué pour lui les hécatombes de la bande de Picardie... Si son
émotion ne s’était pas lue sur sa physionomie...
— Pauvre Albert ! soupira Maigret.
Il serait encore en vie. Par contre, quelques vieux
fermiers et fermières auraient sans doute passé de vie à trépas après avoir, au
préalable, eu la plante des pieds grillée par Maria.
— Ma femme préfère fermer tout de suite, annonça
Chevrier.
— Fermez.
Puis il y eut des rues, un compteur qui marquait un
chiffre astronomique, une Mme Maigret qui paraissait un peu moins
douce quand on venait de connaître Nine et qui décida de son propre chef, alors
qu’il avait le nez dans les draps :
— Cette fois, je décroche le téléphone et je n’ouvre
à personne.
Il entendit le début de la phrase, mais n’en connut
jamais la fin.
FIN
Janvier 1948.
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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Âñå êíèãè àâòîðà