Maigret, #3
Georges Simenon
Monsieur Gallet,
décédé
Maigret III
I
Une corvée
La toute première prise de contact
entre le commissaire Maigret et le mort, avec qui il allait vivre des semaines
durant dans la plus déroutante des intimités, eut lieu le 27 juin 1930 en des
circonstances à la fois banales, pénibles et inoubliables.
Inoubliables surtout parce que,
depuis une semaine, la Police judiciaire recevait note sur note annonçant le
passage à Paris du roi d’Espagne pour le 27 et rappelant les mesures à prendre
en pareil cas.
Or, le directeur de la PJ était à
Prague, où il assistait à un congrès de police scientifique. Le sous-directeur
avait été appelé dans sa villa de la côte normande par la maladie d’un de ses
gosses.
Maigret était le plus ancien des commissaires
et devait s’occuper de tout, par une chaleur suffocante, avec des effectifs que
les vacances réduisaient au minimum.
Ce fut encore le 27 juin au petit
jour qu’on découvrit, rue de Picpus, une mercière assassinée.
Bref, à neuf heures du matin, tous
les inspecteurs disponibles étaient partis pour la gare du Bois-de-Boulogne, où
l’on attendait le souverain espagnol.
Maigret avait fait ouvrir portes et
fenêtres et, sous l’action des courants d’air, les portes claquaient, les
papiers s’envolaient des tables.
A neuf heures et quelques minutes
arrivait un télégramme de Nevers :
Emile
Gallet, voyageur de commerce, domicilié à Saint-Fargeau, Seine-et-Marne,
assassiné nuit du 25 au 26, Hôtel de la Loire, à Sancerre. Nombreux détails
étranges. Prière prévenir famille pour reconnaissance cadavre. Si possible
envoyer inspecteur de Paris.
Maigret n’eut d’autre ressource que
d’aller lui-même à Saint-Fargeau, dont, une heure plus tôt, il ne connaissait
même pas l’existence à trente-cinq kilomètres de la capitale.
Il ignorait l’heure des trains.
Comme il arrivait à la Gare de Lyon, on lui dit qu’un omnibus partait à
l’instant ; il se mit à courir et eut juste le temps de se jeter dans le
dernier wagon.
Cela suffit à le mettre en nage. Il
passa le reste du voyage à reprendre sa respiration et à s’éponger, car il
était corpulent.
A Saint-Fargeau, il fut le seul
voyageur à descendre et il dut errer plusieurs minutes sur le bitume amolli du
quai avant de dénicher un employé.
— M. Gallet ?… Tout au
bout de l’allée centrale du lotissement… Il y a une plaque sur la villa et il
est écrit Les Marguerites… D’ailleurs, c’est à peu près la seule
construction achevée…
Maigret retira son veston, glissa un
mouchoir sous son chapeau melon afin de protéger sa nuque, car l’allée en question
avait dans les deux cents mètres de large et n’était praticable qu’en son
milieu, où il n’y avait pas la moindre tache d’ombre.
Le soleil était d’une triste couleur
de cuivre. Les mouches piquaient rageusement, annonçant l’orage.
Pas une âme pour égayer le décor et
renseigner le voyageur.
Le lotissement n’était pas autre
chose qu’une vaste forêt qui avait dû faire partie d’un domaine seigneurial. On
s’était contenté d’y tracer un réseau d’allées géométriques, comme à coups de
tondeuse, et d’y faire courir les câbles électriques qui alimenteraient en
lumière les futures villas.
En face de la gare, cependant, un
square était aménagé, avec vasques de mosaïque et jets d’eau. Sur une baraque
en planches on lisait : Bureau de vente des terrains. Et à côté
figurait un plan où ces allées désertes avaient déjà des noms d’hommes
politiques et de généraux.
Tous les cinquante mètres, Maigret
retirait son mouchoir pour s’éponger, puis le remettait sur sa nuque qui
commençait à rissoler.
De-ci de-là, il voyait des embryons
de constructions, des pans de murs que les maçons devaient avoir abandonnés à
cause de la chaleur.
A deux kilomètres de la gare pour le
moins, il trouva les Marguerites, une villa de style vaguement anglais,
aux tuiles rouges, à l’architecture compliquée, au mur rustique séparant le
jardin de ce qui, pour quelques années, était encore la forêt.
Par les baies du premier étage, il
aperçut un lit supportant un matelas plié en deux. Les couvertures s’aéraient
sur l’appui de fenêtre.
Il sonna. Une servante d’une
trentaine d’années, qui louchait, le regarda d’abord à travers un judas, et,
pendant qu’elle se décidait à ouvrir la porte, Maigret endossa son veston.
— Mme
Gallet, s’il vous plaît ?…
— De la
part de qui ?…
Mais déjà une voix, à l’intérieur,
questionnait :
— Qu’est-ce
que c’est, Eugénie ?
Et Mme Gallet se montrait en
personne sur le perron, attendant, le menton haut, les explications de
l’intrus.
— Vous
perdez quelque chose ! remarqua-t-elle sans amabilité, comme il retirait
son chapeau en oubliant le mouchoir qui tombait par terre.
Il le ramassa en mâchonnant des
syllabes inintelligibles, se présenta :
— Commissaire
Maigret, de la première Brigade mobile. Je voudrais vous dire quelques mots,
madame…
— A
moi ?
Et, se tournant vers la bonne :
— Qu’attendez-vous,
vous ?
Sur Mme Gallet, du moins, Maigret
était désormais fixé. C’était une femme d’une cinquantaine d’années,
franchement désagréable. Malgré l’heure, la chaleur, la solitude de la villa,
elle était déjà armée d’une robe de soie mauve et pas un de ses cheveux gris ne
sortait d’un rigide alignement. Enfin le cou, le corsage et les mains avaient
leur plein de chaînes d’or, de broches et de bagues cliquetantes.
Elle précéda à regret le visiteur au
salon. En passant devant une porte entrouverte, Maigret plongea le regard dans
une cuisine blanche où étincelaient des cuivres et des aluminiums.
— Est-ce
que je peux commencer à encaustiquer, madame ?
— Naturellement !
Pourquoi pas ?
La domestique disparut dans la salle
à manger voisine et on l’entendit bientôt étendre la cire, agenouillée sur le
plancher, tandis qu’une vivifiante odeur de térébenthine se répandait dans la
maison.
Sur tous les meubles du salon, il y
avait de la broderie. Au mur, le portrait agrandi d’un gamin long et maigre,
aux genoux saillants, au visage antipathique, en costume de première communion.
Sur le piano, une photographie plus
petite représentant un homme aux cheveux drus, à la barbiche poivre et sel, qui
portait une jaquette dont les épaules étaient mal coupées.
L’ovale de son visage était aussi
allongé que celui du gamin. Un autre détail choquait et Maigret mit quelques
instants à comprendre que c’étaient les lèvres qui coupaient presque la figure
en deux et qui étaient d’une minceur anormale.
— Votre
mari ?
— Mon
mari, oui ! J’attends de savoir ce que la police vient faire ici…
Pendant la conversation qui suivit,
Maigret devait reporter souvent son regard sur le portrait et ce fut à
proprement parler sa première prise de contact avec le mort.
— J’ai une
mauvaise nouvelle à vous annoncer, madame… Votre mari est en voyage, n’est-ce
pas ?
— Eh
bien ! Parlez… Est-ce que…
— Un
accident est arrivé, oui… Pas tout à fait un accident… Je vous demande d’être
courageuse…
Elle se tenait toute droite devant
lui, la main posée sur un guéridon qui supportait un faux bronze. Son visage
était dur, méfiant, et il n’y avait que ses doigts grassouillets à s’agiter.
Pourquoi Maigret fit-il la réflexion qu’elle avait certainement été mince,
peut-être même très mince, pendant la première moitié de sa vie, et qu’elle ne
s’était empâtée qu’avec l’âge ?
— Votre
mari a été assassiné à Sancerre, pendant la nuit du 25 au 26… C’est à moi que
revient la tâche pénible de…
Le commissaire se tourna vers le
portrait, questionna en désignant le premier communiant :
— Vous
avez un fils ?
Un instant, Mme Gallet parut sur le
point de perdre cette raideur qu’elle jugeait indispensable à sa dignité. Elle
dit du bout des lèvres :
— Un fils,
oui…
Puis aussitôt, la voix
triomphante :
— Vous
avez bien dit Sancerre, n’est-ce pas ?… Et nous sommes le 27… Dans ce cas,
vous faites erreur… Attendez…
Elle passa dans la salle à manger,
où Maigret aperçut la servante à quatre pattes. Lorsqu’elle revint, elle tendit
une carte postale au visiteur.
— Cette
carte est de mon mari… Elle porte la date du 26, c’est-à-dire d’hier, et le
cachet de la poste de Rouen…
Elle avait peine à réprimer un
sourire trahissant sa joie d’humilier la police qui se permettait de pénétrer
chez elle.
— Il
s’agit sans doute d’un autre Gallet, quoique je n’en connaisse pas…
Pour un peu, elle eût ouvert la
porte, qu’elle ne pouvait s’empêcher de regarder.
— Le
prénom de votre mari est Emile ? Et ses pièces d’identité lui donnent
comme profession voyageur de commerce ?
— Il est
l’agent de la Maison Niel et Cie pour toute la Normandie !
— Je
crains, madame, que vous vous réjouissiez à tort… Je suis obligé de vous prier
de m’accompagner à Sancerre… Pour vous comme pour moi…
— Mais
puisque…
Elle secouait la carte, qui
représentait le vieux marché de Rouen. La porte de la salle à manger n’avait
pas été refermée et l’on voyait tantôt la croupe et les pieds de la bonne,
tantôt sa tête et ses cheveux qui cachaient son visage. On entendait sur les
planches le glissement du chiffon gras de cire.
— Croyez
que je souhaite de tout cœur qu’il y ait erreur. Néanmoins, les papiers trouvés
dans les poches du mort sont bien ceux de votre mari…
— On a pu
les lui voler…
L’inquiétude, pourtant, commençait à
percer dans sa voix, malgré elle. Elle suivit le regard que Maigret lançait au portrait,
remarqua :
— Cette
photo a été prise quand il était déjà au régime…
— Si vous
voulez déjeuner, dit le commissaire, je viendrai vous prendre dans une heure,
par exemple…
— Pas du
tout… Si vous croyez que… qu’il le faut… Eugénie !… Mon manteau de soie
noire, mon sac et mes gants…
Maigret ne prenait aucun intérêt à
l’affaire, qui avait toutes les caractéristiques de l’affaire désagréable par
excellence. Et, s’il gardait à la mémoire l’image de l’homme à barbiche -
qui était au régime ! - et du gamin en costume de premier communiant,
c’était à son insu.
Toutes ses démarches avaient des
allures de corvée. Redescendre, dans une atmosphère de plus en plus étouffante,
la fameuse allée centrale d’abord, sans pouvoir, cette fois, retirer son
veston. Attendre trente-cinq minutes sur un banc de la gare de Melun, où il
acheta un panier contenant des sandwiches, des fruits et une bouteille de
bordeaux.
A trois heures de l’après-midi, il
était installé, en face de Mme Gallet, dans un compartiment de première classe,
et il roulait sur la grande ligne de Moulins, qui passe à Sancerre.
Les rideaux étaient fermés, les
vitres baissées, mais ce n’était que de loin en loin qu’on recevait un petit
souffle d’air frais.
Maigret avait tiré sa pipe de sa
poche, puis il avait regardé sa compagne et il avait abandonné l’idée de fumer
en sa présence.
Le train roulait depuis une bonne
heure quand elle questionna d’une voix enfin plus humaine :
— Comment
expliqueriez-vous cela ?
— Jusqu’ici,
je ne puis rien expliquer, madame. Je ne sais rien. Comme je vous l’ai dit, le
crime a été commis dans la nuit du 25 au 26, à l’Hôtel de la Loire.
» Nous sommes en période de
vacances… Au surplus, les parquets de province ne sont pas toujours pressés… La
Police judiciaire n’a été avertie que ce matin…
» Votre mari avait-il
l’habitude de vous envoyer des cartes postales ?
— Chaque
fois qu’il était absent.
— Il
voyageait beaucoup ?
— Trois
semaines par mois environ. Il allait à Rouen, où il descendait à l’Hôtel de la
Poste… Depuis vingt ans !… De là, il rayonnait dans toute la Normandie,
mais il s’arrangeait autant que possible pour rentrer le soir à Rouen.
— Vous
n’avez qu’un fils ?
— Un fils,
oui ! Il s’occupe de banque, à Paris…
— Il ne
vit pas avec vous à Saint-Fargeau ?
— C’est
trop loin pour qu’il revienne chaque jour. Il passe tous les dimanches avec
nous…
— Puis-je
vous conseiller de manger quelque chose ?
— Merci !
laissa-t-elle tomber du même ton qu’elle eût relevé une impertinence.
Et, en effet, il la voyait mal
grignotant un sandwich comme la première venue, buvant du vin tiédi dans le
gobelet de papier huilé de la compagnie.
On sentait que pour elle la dignité
n’était pas un vain mot. Elle n’avait jamais dû être jolie, mais elle avait des
traits réguliers et, moins figée, elle n’eût pas été sans charme, grâce à une
certaine mélancolie qu’exprimait sa physionomie et que soulignait sa façon de
tenir la tête penchée de côté.
— Pourquoi
aurait-on tué mon mari ?
— Vous ne
lui connaissez pas d’ennemi ?
— Ni
ennemi ni ami ! Nous vivons à l’écart, comme tous ceux qui ont connu une
autre époque que l’époque brutale et vulgaire d’après guerre…
— Ah !…
Le voyage était interminable. A
plusieurs reprises, Maigret alla dans le couloir tirer quelques bouffées de sa
pipe. Son faux col s’était amolli sous l’action de la chaleur et de sa
transpiration abondante. Il enviait Mme Gallet qui ne s’apercevait même pas des
trente-trois ou trente-quatre degrés à l’ombre et qui gardait exactement la
pose qu’elle avait adoptée au départ, comme pour un déplacement en autobus, le
sac posé sur les genoux, les mains sur le sac, la tête un tant soit peu tournée
vers la portière.
— Comment
ce… cet homme a-t-il été tué ?
— Le
télégramme ne le dit pas… Je crois comprendre qu’on l’a trouvé mort le matin…
Mme Gallet eut un haut-le-corps, fut
un moment, la bouche entrouverte, à chercher sa respiration.
— C’est
impossible que ce soit mon mari… Cette carte est une preuve, n’est-ce
pas ?… Je n’aurais même pas dû me déranger…
Sans savoir au juste pourquoi,
Maigret regretta de n’avoir pas pris la photographie sur le piano, car déjà il
avait de la peine à reconstituer dans sa mémoire le haut du visage. Par contre,
il revoyait nettement la bouche trop longue, la barbiche drue, les épaules mal
taillées de la jaquette.
Il était sept heures du soir quand
le train s’arrêta en gare de Tracy-Sancerre, et il fallut parcourir encore un
kilomètre sur la grand-route, traverser le pont suspendu qui enjambe la Loire.
Celle-ci n’offrait pas le spectacle
majestueux d’une rivière, mais le spectacle d’une infinité de ruisseaux d’eau
vive courant entre des bancs de sable couleur de blé trop mûr.
Sur un de ces îlets, un personnage
en complet de nankin péchait à la ligne. On aperçut l’Hôtel de la Loire, dont
la façade jaune se dressait le long du quai.
Les rayons du soleil étaient plus
obliques, mais l’air, épaissi par la vapeur d’eau, restait irrespirable.
C’était maintenant Mme Gallet qui
menait la marche et, en voyant à proximité de l’hôtel un homme qui faisait les
cent pas et qui devait être un collègue, Maigret se renfrogna à l’idée que le
couple qu’il formait avec sa compagne était d’un ridicule achevé.
Des gens en vacances, des familles
surtout, en vêtements clairs, se mettaient à table sous une verrière où
circulaient des serveuses en tablier et bonnets blancs.
Mme Gallet avait vu l’écriteau où le
nom de l’hôtel était entouré d’écussons de plusieurs clubs. Elle piquait droit
sur la porte.
— Police
judiciaire ? questionna l’homme qui faisait les cent pas, en arrêtant
Maigret.
— Eh
bien ?
— On l’a
transporté à la mairie. Dépêchez-vous, car l’autopsie a lieu à huit heures.
Vous avez juste le temps.
Le temps de faire connaissance avec
le mort ! A ce moment, Maigret se traînait toujours comme un homme qui
accomplit une tâche pénible et sans attrait.
Il eut le loisir, par la suite, de
se remémorer en détail cette seconde prise de contact, qu’aucune autre ne
pouvait suivre.
Le village était d’un blanc cru dans
la lumière orageuse de cette fin d’après-midi. Des poules et des oies
traversaient la grand-route, et à cinquante mètres, dans un trou d’ombre, deux
hommes en tablier bleu ferraient un cheval.
En face de la mairie, des gens
étaient attablés à la terrasse d’un café et il se dégageait de l’ombre des
vélums rayés de rouge et de jaune comme une ambiance de bière fraîche, de
glaçons flottant dans des apéritifs odorants, de journaux arrivés de Paris.
Trois autos stationnaient au milieu
de la place. Une infirmière cherchait la pharmacie. Dans la mairie même, une
femme lavait à grande eau le corridor dallé de gris.
— Pardon…
Le corps ?…
— Derrière !…
Dans le préau de l’école… Ces messieurs sont là… Vous pouvez passer par ici…
Elle désignait une porte au-dessus
de laquelle était écrit le mot Filles, tandis que le mot Garçons
figurait sur l’autre aile du bâtiment.
Mme Gallet allait de l’avant avec
une assurance inattendue. Néanmoins, Maigret croyait deviner que c’était plutôt
une sorte de vertige qui la poussait.
Dans la cour de l’école, un médecin
en blouse fumait une cigarette en se promenant comme un homme qui attend quelque
chose. Il frottait parfois l’une contre l’autre ses mains très délicates.
Deux autres personnages
s’entretenaient à mi-voix, près d’une table où un corps était étendu sous un
drap blanc.
Le commissaire tenta de freiner la
marche impétueuse de sa compagne, mais il n’eut pas le temps d’intervenir. Elle
atteignait déjà le préau, marquait un temps d’arrêt devant la table et, la
respiration coupée, soulevait soudain le drap à hauteur du visage.
Elle ne poussa pas un cri. Les deux
hommes qui causaient s’étaient tournés vers elle avec étonnement. Le docteur
enfilait des gants de caoutchouc, clamait devant une porte :
— Mlle
Angèle n’est toujours pas revenue ?
Tandis qu’il retirait un des gants
pour allumer une nouvelle cigarette, Mme Gallet restait immobile, toute raide,
et Maigret se tenait prêt à lui venir en aide.
Elle se tourna brusquement vers lui
le visage haineux, lui cria :
— Comment
est-ce possible ?… Qui a osé ?…
— Venez,
madame… C’est bien lui, n’est-ce pas ?…
Les yeux devenus très mobiles, elle
regardait les deux hommes, le médecin en blanc, l’infirmière qui arrivait en se
dandinant.
— Que
va-t-on faire ? articula-t-elle d’une voix plus rauque.
Et comme Maigret, gêné, hésitait à
répondre, elle se jeta enfin sur le corps de son mari, lança vers la cour et
vers ceux qui s’y trouvaient un regard de colère, de défi, hurla :
— Je ne
veux pas !… Je ne veux pas !…
On dut l’emmener de force et la
confier à la concierge, qui abandonna ses seaux d’eau. Quand Maigret revint
dans le préau, le médecin avait un bistouri à la main, un masque sur le visage,
et l’infirmière lui tendait un flacon en verre dépoli.
Le commissaire, sans le vouloir,
heurta du pied un petit chapeau de soie noire, orné d’un nœud mauve et d’un
cabochon en faux brillants.
Il n’assista pas à l’autopsie. Le
crépuscule était proche et le médecin avait déclaré :
— J’ai
sept personnes à dîner à Nevers…
Les deux hommes étaient le juge
d’instruction et son greffier. Le juge se contenta, après avoir serré la main
du commissaire, de prononcer :
— Vous verrez
la police locale qui a commencé l’enquête ! C’est une affaire affreusement
embrouillée.
Le cadavre était nu sous le drap
qu’on fit glisser.
Et le morne tête-à-tête ne dura que
quelques secondes. Le corps était bien ce qu’on pouvait imaginer d’après la
photographie : un corps long, osseux, avec une poitrine creuse de
bureaucrate, une peau blême qui faisait paraître les poils très sombres, encore
que ceux de la poitrine fussent roussâtres.
Il n’y avait plus d’intacte qu’une
moitié du visage, car la joue gauche avait été arrachée par le coup de feu.
Les yeux étaient ouverts. C’est à
peine si les prunelles, d’un gris souris, étaient plus éteintes que sur le
portrait.
— Il était
au régime… avait dit Mme Gallet.
Sous le sein gauche, enfin, une
plaie nette, régulière, gardait la forme d’une lame.
Le docteur, derrière Maigret,
dansait d’impatience.
— C’est à
vous qu’il faudra que j’adresse mon rapport ? A quelle adresse ?
— A
l’Hôtel de la Loire…
Le juge et son greffier regardaient
ailleurs, se taisaient. Maigret, cherchant à sortir, se trompa de porte, échoua
dans une des classes de l’école, parmi les bancs.
Il y faisait idéalement frais et le
commissaire s’attarda un instant devant des chromos représentant la moisson,
une ferme en hiver et un jour de marché à la ville.
Sur une étagère, il y avait, en
bois, en étain et en fer, toutes les mesures de poids et de capacité, par ordre
de taille.
Le commissaire s’épongea. Comme il
franchissait le seuil, il rencontra l’inspecteur de police de Nevers, qui le
cherchait.
— Bon !
Vous voici arrivé ! Je vais pouvoir aller rejoindre ma femme à Grenoble…
Figurez-vous qu’hier matin, quand on nous a téléphoné, je partais en congé…
— Vous
avez trouvé quelque chose ?
— Absolument
rien !… Vous verrez que c’est une affaire invraisemblable… Si vous voulez
que nous dînions ensemble, je vous donnerai des détails, pour autant qu’on
puisse appeler ça des détails… On n’a rien volé !… Personne n’a rien vu,
rien entendu !… Et bien malin qui serait capable de dire pourquoi ce
bonhomme a été tué… Une seule particularité, mais qui ne conduira sans doute
pas très loin… Quand il descendait à l’Hôtel de la Loire, ce qui lui arrivait
de temps en temps, c’était sous le nom de M. Clément, rentier, à Orléans…
— Allons
prendre l’apéritif ! proposa Maigret.
Il se souvenait de l’atmosphère
tentante de la terrasse qui, tout à l’heure, lui était apparue comme le refuge
rêvé.
Pourtant, quand il s’y trouva devant
un demi tout embué, il ne ressentit pas la satisfaction escomptée.
— L’enquête
la plus décevante qu’on puisse imaginer, soupirait son compagnon. Vous m’en
direz des nouvelles ! Rien à quoi se raccrocher ! Et rien non plus
qui sorte de l’ordinaire, sinon que cet homme a été assassiné…
Pendant quelques minutes, il
continua sur ce ton sans s’apercevoir que le commissaire ne l’écoutait guère.
Il y a des gens qu’on n’a rencontrés
qu’une fois dans la rue et dont on ne peut pourtant oublier la physionomie.
D’Emile Gallet, Maigret n’avait vu
qu’une photographie, un demi-visage et le corps blafard.
Encore était-ce la photographie qui
vivait le plus dans son esprit.
Et justement il essayait de
l’animer, de se figurer M. Gallet en tête à tête avec sa femme, dans la salle à
manger de Saint-Fargeau, ou bien sortant de la villa pour aller prendre son
train à la gare.
Par éclairs, le haut du visage
devenait plus net. Maigret crut se souvenir qu’il y avait des poches plombées
sous les paupières.
— Je parie
que c’est une maladie de foie ! fit-il soudain à mi-voix.
— En tout
cas, ce n’est pas d’une maladie de foie qu’il est mort ! riposta, vexé,
l’inspecteur de Nevers. Une maladie de foie ne vous emporte pas la moitié de la
figure et ne vous transperce pas le cœur !
Les lampes d’un tir forain
s’allumaient au milieu de la place où un manège de chevaux de bois était
démonté.
II
Un jeune homme à lunettes
Il n’y avait plus que deux ou trois
groupes qui s’attardaient à table. Des chambres du premier jaillissaient les
protestations d’enfants qu’on forçait à se coucher.
Une voix de femme dit, derrière une
fenêtre ouverte :
— Tu as vu
le gros monsieur, hein ? C’est un agent de police ! Si tu n’es pas
sage, il te mettra en prison…
Tout en mangeant et en laissant son
regard errer sur le décor, Maigret entendait un bourdonnement obstiné. C’était
l’inspecteur Grenier, de Nevers, qui parlait pour le plaisir de parler.
— Ah !
si seulement on lui avait volé quelque chose ! Tout deviendrait d’une
simplicité enfantine. Nous sommes lundi… Le crime a été commis dans la nuit de
samedi à dimanche… C’était la fête… Ces jours-là, outre les forains, dont j’ai
pour principe de me méfier, on voit rôder des gens de toutes sortes… Vous ne
connaissez pas les campagnes, commissaire !… Peut-être y rencontre-t-on de
pires individus que dans les bas-fonds de votre Paris…
— En
somme, interrompit Maigret, si ce n’avait pas été la fête, le crime aurait été
découvert tout de suite.
— Que
voulez-vous dire ?
— Que
c’est grâce au tir et aux pétards que personne n’a entendu le coup de feu… Ne
m’avez-vous pas dit que Gallet n’est pas mort de sa blessure à la tête ?
— Le
médecin le prétend. L’autopsie confirmera cette hypothèse. L’homme a d’abord
reçu une balle dans la tête. Mais il paraît qu’il aurait pu vivre encore deux
ou trois heures. Tout de suite après, il a reçu un coup de couteau en plein
cœur et la mort a été instantanée… Le couteau a été retrouvé.
— Et le
revolver ?
— On l’a
cherché en vain !
— Le
couteau était dans la chambre ?
— A
quelques centimètres du cadavre… Et il y a des ecchymoses au poignet gauche de
Gallet… Sans doute est-ce lui qui, blessé, a brandi l’arme en se précipitant
vers son agresseur… Mais il était affaibli… L’assassin lui a saisi le poignet,
l’a retourné et a fait pénétrer la lame dans la poitrine… C’est non seulement
mon avis, mais celui du docteur.
— Donc,
sans la fête, Gallet ne serait sans doute pas mort !
Maigret n’essayait pas de se livrer
à des déductions ingénieuses, ni d’étonner son collègue de province. Cette idée
le frappait. Il la suivait, curieux de voir ce qui allait en sortir.
Sans le vacarme des chevaux de bois,
du tir et des pétards, la détonation aurait été entendue. Des gens de l’hôtel
se seraient précipités, seraient peut-être intervenus avant le coup de couteau.
La nuit était tombée. On ne voyait
que quelques reflets de lune sur la rivière et les deux lanternes plantées à
chaque bout du pont. A l’intérieur du café, des clients jouaient au billard.
— Une
drôle d’histoire ! conclut l’inspecteur Grenier. Dites donc, il n’est pas
onze heures, au moins ? Mon train est à onze heures trente-deux et j’en ai
pour un quart d’heure à atteindre la gare. Je disais que si quelque chose avait
pu disparaître…
— A quelle
heure ferment les loges foraines ?
— A
minuit ! C’est le règlement !
— De sorte
que le crime a été commis avant minuit et que, par conséquent, tout le monde, à
l’hôtel, ne devait pas être couché.
Chacun des deux hommes suivait le
cours de ses pensées et la conversation se poursuivait à bâtons rompus.
— C’est
comme ce nom de M. Clément qu’il se donnait… Le patron a dû vous renseigner… Il
venait de temps à autre… Tous les six mois à peu près… Et il y a bien dix ans
qu’il est descendu ici pour la première fois… Toujours sous le nom de M.
Clément, rentier, à Orléans…
— Il
n’avait pas de mallette comme en transportent d’habitude les voyageurs de
commerce ?
— Je n’ai
rien remarqué de semblable dans la chambre… Mais l’hôtelier vous le dira… M.
Tardivon !… Hé !… Un instant, s’il vous plaît… C’est le commissaire
Maigret de Paris, qui voudrait vous poser une question… Est-ce que M. Clément
était muni, d’ordinaire, d’une mallette de voyageur de commerce ?
— Contenant
de l’argenterie ! précisa le commissaire.
— Non !
Il avait toujours un sac de voyage contenant ses effets, car il était très
soigneux de sa personne. Tenez ! Je ne l’ai pas vu deux fois en veston. La
plupart du temps, il portait une jaquette noire, ou gris sombre…
— Je vous
remercie !
Et Maigret songeait à la Maison Niel
et Cie, dont M. Gallet était l’agent général pour la Normandie. Cette maison
était spécialisée dans l’orfèvrerie pour cadeaux : hochets, gobelets de
style, couverts en argent, corbeilles à fruits, services à découper, pelles à
tarte…
Il avala le minuscule morceau de
gâteau aux amandes qu’une servante avait posé devant lui, bourra sa pipe.
— Un petit
verre d’alcool ? questionna M. Tardivon.
— Si vous
voulez…
Il alla chercher lui-même la
bouteille, s’assit à la table des deux policiers.
— Alors
c’est vous, commissaire, qui allez poursuivre l’enquête ? Quelle histoire,
hein ? Et cela, au moment où la saison commence ! Si je vous disais
que j’ai sept clients qui sont partis ce matin pour aller s’installer au
Commerce !… A votre santé, messieurs… Pour ce qui est de M. Clément… Car
je suis tellement habitué à l’appeler ainsi… Et d’ailleurs, qui se serait douté
que ce n’était pas son vrai nom ?
La terrasse devenait de plus en plus
déserte. Un garçon rangeait contre le mur les lauriers en caisse qui
encadraient les tables. Un train de marchandises passa sur l’autre rive et les
trois hommes suivirent machinalement des yeux le halo rougeâtre qui filait au
pied de la colline.
M. Tardivon avait commencé sa
carrière comme cuisinier de grande maison et il en avait gardé une certaine
solennité, une façon un tant soit peu condescendante de parler en se penchant
vers son interlocuteur.
— Le plus
extraordinaire, dit-il en chauffant son verre d’armagnac dans la paume de sa
main, c’est que cela a tenu à un cheveu que le crime n’ait pas lieu…
— La fête
foraine ! s’empressa Grenier en lançant une œillade au commissaire.
— Je ne
sais pas ce que vous voulez dire… Non !… Quand M. Clément est arrivé,
samedi matin, je lui ai donné la chambre bleue, qui donne sur le chemin des
orties, comme nous disons… C’est le chemin que vous voyez à gauche… On
l’appelle ainsi parce que, depuis qu’il ne sert plus, il est envahi par les
orties…
— Pourquoi
ne sert-il plus ? questionna Maigret.
— Vous
voyez ce mur, tout de suite après le chemin, n’est-ce pas ?… C’est le mur
de la villa de M. de Saint-Hilaire… Dans le pays, on dit plus souvent le petit
château, pour le distinguer du grand, l’ancien château de Sancerre, qui est
au-dessus de la côte… D’ici, l’on peut apercevoir les tourelles… Il y a un très
beau parc… Donc, autrefois, quand l’Hôtel de la Loire n’existait pas, ce parc
venait jusqu’ici et l’entrée d’honneur, avec grille en fer forgé, était au fond
du chemin des orties… La grille y est encore, mais on ne s’en sert plus, car on
a percé une autre entrée sur le quai, à cinq cents mètres…
» Bref, j’avais donné à M.
Clément la chambre bleue, dont les fenêtres donnent de ce côté. C’est calme. Il
ne passe jamais personne, puis le chemin n’aboutit nulle part…
» Je ne sais pas pourquoi,
l’après-midi, quand il est revenu, il m’a demandé si je n’avais pas une autre
chambre, avec vue sur la cour…
» Je n’avais rien de libre…
L’hiver, on a le choix, parce qu’il ne vient guère que des habitués, des
voyageurs de commerce qui font leur tournée à date fixe… Mais l’été !…
Croiriez-vous que la plupart de mes locataires sont des Parisiens ?… Rien
ne vaut l’air de la Loire…
» Donc, j’ai dit à M. Clément
que c’était impossible et je lui ai fait remarquer que sa chambre était la plus
agréable…
» Dans la cour, il y a des
poules, des oies… A tout moment on va tirer de l’eau du puits et la chaîne a
beau être graissée, elle s’obstine à grincer…
» Il n’a pas insisté… Mais
supposez que j’aie eu une chambre sur la cour… Il ne serait pas mort !…
— Parce
que ?… murmura Maigret.
— On ne
vous a pas dit que le coup de feu a été tiré au moins à six mètres ?… La
chambre n’en a que cinq… Donc, l’assassin était dehors… Il a profité de ce que
le chemin des orties est désert… Il n’aurait pas pu pénétrer dans la cour pour
faire son coup… D’ailleurs, on l’aurait entendu… Encore un petit verre,
messieurs ? Bien entendu, c’est ma tournée…
— Et de
deux ! articula le commissaire.
— Deux
quoi ? questionna Grenier.
— Deux
hasards ! D’abord, il fallait la fête pour étouffer la détonation. Ensuite
il fallait que toutes les chambres donnant sur la cour fussent occupées…
Il se tourna vers M. Tardivon, qui
achevait d’emplir les verres.
— Combien
de locataires avez-vous pour le moment ?
— Trente-quatre,
y compris les enfants…
— Personne
n’est parti, depuis le crime ?
— Sept
personnes, je vous l’ai dit. Une famille de la banlieue de Paris, de
Saint-Denis, je crois… Une espèce de mécanicien, avec sa femme, sa belle-mère,
sa belle-sœur et ses gosses… Des gens assez mal élevés, par parenthèse, que je
n’ai pas été fâché de voir aller au Commerce… On a chacun sa clientèle… Ici,
tout le monde vous le dira, on ne rencontre que des personnes comme il faut…
— A quoi
M. Clément employait-il ses journées ?
— Il me
serait difficile de vous le dire… Il s’en allait, à pied… Un moment, j’ai cru
qu’il avait dans les environs un enfant naturel. Une simple supposition, parce
que, malgré soi, on cherche à se rendre compte des choses… C’était un homme
très poli, qui avait toujours l’air triste… Jamais je ne l’ai vu manger à la
table d’hôte… Car, l’hiver, nous avons une table d’hôte… Il préférait
s’installer dans un coin, tout seul…
Maigret avait tiré de sa poche un
vulgaire calepin de blanchisseuse couvert d’une toile cirée noire. Il nota au
crayon :
1° Télégraphier Rouen.
2° Télégraphier Maison Niel.
3° Visiter la cour.
4° Prendre renseignements sur
propriété Saint-Hilaire.
5° Empreintes digitales
couteau.
6° Liste des locataires.
7° Famille mécanicien Hôtel du
Commerce.
8° Gens ayant quitté Sancerre
le dimanche 26.
9° Annoncer par le tambour de
ville récompense à ceux qui auront rencontré M. Gallet le samedi 25.
Son collègue de Nevers, un sourire
forcé aux lèvres, suivait des yeux ses moindres mouvements.
— Alors ?
Vous avez déjà votre idée ?
— Rien du
tout ! Deux télégrammes à envoyer, et je me couche…
Il n’y avait plus, dans le café, que
des gens du pays qui achevaient leur partie de billard. Maigret alla jeter un
coup d’œil au chemin des orties, qui avait été l’allée centrale d’une propriété
de maître et qui en avait gardé deux rangées de beaux chênes.
Une végétation touffue avait tout
envahi. A cette heure, on n’y voyait rien.
Grenier se disposait à gagner la
gare et Maigret revint sur ses pas pour lui serrer la main.
— Bonne
chance ! Mais, entre nous, c’est une sale histoire, pas vrai ?… Rien
de sensationnel !… Rien non plus à quoi se raccrocher… A vrai dire, j’aime
mieux pour vous que pour moi…
On conduisit le commissaire dans une
chambre du premier étage où des moustiques commencèrent leur musique autour de
sa tête. Il était de méchante humeur. La besogne qu’il avait en perspective
était morne, quelconque, peu passionnante.
Et pourtant, une fois couché, au
lieu de s’endormir, il se mit à évoquer la figure de Gallet, dont il ne voyait
tantôt qu’une joue, tantôt que le bas du visage.
Dix fois il se retourna gauchement
dans les draps moites. Il pouvait entendre le murmure de la rivière qui
clapotait le long des bancs de sable.
Chaque affaire criminelle a sa
caractéristique, qu’on saisit plus ou moins vite et qui donne souvent la clé du
mystère.
Est-ce que la caractéristique de
celle-ci n’était pas la médiocrité ?
Médiocrité à Saint-Fargeau !
Villa médiocre ! Décor étriqué, avec le portrait du gamin en premier
communiant et le père en jaquette trop étroite sur le piano !
Médiocrité à Sancerre !
Villégiature à bon marché ! Hôtel de second ordre !
Tous les détails venaient alourdir
cette grisaille.
Représentant de la Maison
Niel : fausse argenterie, faux luxe, faux style !
Une fête foraine, un tir et des
pétards par surcroît…
Et jusqu’à la distinction empruntée
de Mme Gallet, dont le chapeau orné de strass avait roulé dans la poussière de
la cour d’école !
Ce fut un soulagement pour Maigret
d’apprendre, le matin, que la veuve avait pris le premier train pour
Saint-Fargeau et que le cercueil contenant les restes d’Emile Gallet
s’acheminait, dans une camionnette de location, vers les Marguerites.
Il avait hâte d’en finir. Tout le
monde était parti : le juge, le médecin aux sept invités et l’inspecteur
Grenier.
Si bien qu’il restait seul avec des
tâches précises.
D’abord, attendre la réponse aux
télégrammes expédiés la veille au soir.
Ensuite, examiner la chambre où le
crime avait été commis. Enfin, s’occuper de tous ceux qui auraient pu
commettre ce crime et qui, par conséquent, étaient suspects.
La réponse de Rouen ne tarda pas.
Elle émanait de la police de cette ville :
Interrogé personnel Hôtel de la
Poste. Caissière, Irma Strauss, a déclaré qu’un nommé Emile Gallet lui envoyait
sous enveloppe cartes postales à réexpédier. Recevait cent francs par mois.
Faisait ce trafic depuis cinq ans et croit savoir que caissière précédente le
faisait aussi.
Une demi-heure plus tard,
c’est-à-dire à dix heures, arrivait un télégramme de Niel :
Emile Gallet ne fait plus partie
maison depuis 1912.
C’était le moment où le tambour de
ville commençait sa tournée. Maigret, qui venait de terminer son petit
déjeuner, examinait la cour de l’hôtel, qui n’avait rien de particulier, quand
on vint lui annoncer que le cantonnier demandait à lui parler.
— J’étais
sur la route qui conduit à Saint-Thibaut, exposa-t-il, quand j’ai vu M. Clément
en question, que je connaissais pour l’avoir rencontré quelquefois et surtout
rapport à sa jaquette. Un jeune homme débouchait justement du chemin de la
ferme et ils se sont trouvés face à face. J’étais comme qui dirait à cent
mètres d’eux, mais j’ai bien compris qu’ils se disputaient…
— Ils se
sont séparés aussitôt ?
— Non !
Ils ont monté la côte un bout de chemin. Puis le vieux est repassé tout seul.
Ce n’est qu’une demi-heure plus tard, sur la place, que j’ai revu le jeune à
l’Hôtel du Commerce !
— Comment
était-il ?
— Un grand
maigre… Avec une longue figure et des lunettes…
— Quels
vêtements portait-il ?
— Je ne
pourrais pas dire… Mais il était plutôt en gris… ou en noir… Est-ce que j’ai
droit aux cinquante francs ?…
Maigret les lui remit, se dirigea
vers l’Hôtel du Commerce où, la veille au soir, il avait pris l’apéritif.
Le jeune homme y avait déjeuné le
samedi 25 juin, mais le garçon qui l’avait servi était en congé à Pouilly, à
une vingtaine de kilomètres.
— Vous
êtes certain qu’il n’a pas dormi ici ?
— Il
figurerait sur notre registre…
— Personne
ne se souvient de lui ?
La caissière se rappelait que
quelqu’un avait réclamé des nouilles sans beurre et qu’on avait dû les préparer
tout exprès.
— Un jeune
homme qui était assis là, tenez, à gauche du pilier, et qui avait un teint
maladif.
Il commençait à faire chaud et,
d’autre part, Maigret n’avait déjà plus sa nonchalance ennuyée du matin.
— Une tête
longue ?… Des lèvres minces ?…
— Une
grande bouche méprisante, oui !… Il n’a voulu prendre ni café ni liqueurs…
Des clients comme ça, vous savez…
Pourquoi Maigret venait-il d’évoquer
le portrait du premier communiant ?
Il avait quarante-cinq ans. Il avait
passé la moitié de sa vie dans les services les plus divers de la police :
aux mœurs, à la voie publique, à la mondaine, à la brigade des gares et à celle
des jeux.
C’est assez pour tuer toute velléité
de mysticisme et pour enlever la foi dans l’intuition.
N’empêche que, depuis près de
vingt-quatre heures, ces deux portraits, celui du père et celui du fils, le
hantaient, en même temps qu’une phrase banale de Mme Gallet : « Il
était au régime… »
Ce fut sans idée bien arrêtée qu’il
se dirigea vers le bureau de poste et demanda au bout du fil la mairie de
Saint-Fargeau.
— Allô !…
Ici la Police judiciaire… Pouvez-vous me dire quand a lieu l’enterrement de M.
Gallet ?
— Demain,
à huit heures…
— A Saint-Fargeau ?
— Ici,
oui !…
— Encore
une question ! Qui est à l’appareil ?
— L’instituteur…
— Vous
connaissez M. Gallet fils ?
— C’est-à-dire
que je l’ai vu quelquefois… Il est venu ce matin pour les papiers…
— A quoi
ressemble-t-il ?
— Que
voulez-vous dire ?
— Il est
grand, maigre ?
— Oui…
Plutôt…
— Il porte
des lunettes ?
— Attendez !…
Je me souviens !… Des lunettes d’écaille…
— Vous ne
savez pas s’il est malade ?
— Comment
le saurais-je ? Il est pâle, bien sûr…
— Je vous
remercie…
Dix minutes plus tard, le commissaire
pénétrait à nouveau au Café du Commerce.
— Dites,
madame, votre client de samedi portait-il des lunettes ?
La caissière chercha dans ses
souvenirs, finit par secouer la tête.
— Oui… Non…
Je ne sais plus… L’été, il passe tant de monde !… C’est surtout sa bouche
qui m’a frappé… Même que j’ai dit au garçon qu’il avait une bouche de crapaud…
Ce fut plus long de retrouver le
cantonnier, car il était en train de boire ses cinquante francs en compagnie de
camarades dans un petit bistrot caché derrière l’église.
— Vous
m’avez dit que votre homme avait des lunettes.
— Le
jeune, oui ! Pas le vieux…
— Quelles
lunettes ?
— Toutes
rondes, vous savez, avec des cercles noirs…
En se levant, le matin, Maigret
était tout heureux d’apprendre que le mort était parti, ainsi que Mme Gallet,
le juge, le médecin et les policiers.
Il espérait rester enfin aux prises
avec un problème objectif et n’avoir plus à évoquer l’étrange tête du vieillard
à barbiche.
A trois heures de l’après-midi, il
prenait le train pour Saint-Fargeau.
Tout d’abord, il n’avait vu, d’Emile
Gallet, qu’une photographie. Il avait aperçu ensuite la moitié du visage.
Maintenant, il ne trouverait qu’un
cercueil définitivement clos.
Pourtant, alors que le train se
mettait en marche, il avait un peu l’impression gênante de courir après le
mort.
A Sancerre, M. Tardivon, déçu,
confiait à ses meilleurs clients, tout en leur offrant un verre
d’armagnac :
— Un homme qui avait l’air
sérieux… Un homme de notre âge !… Et le voilà qu’il file sans même être
entré dans la chambre !… Vous voulez voir la place où il est mort !…
C’est curieux… Cependant ce ne sont que des policiers de Nevers qui ont fait ça…
Quand ils ont emporté le corps, ils ont d’abord dessiné son contour sur le
plancher, avec de la craie… Attention de ne toucher à rien, hein !… Ces
affaires-là, on ne sait jamais où elles peuvent vous mener.
III
Les réponses de Henry Gallet
Maigret, qui avait passé la nuit chez
lui, boulevard Richard-Lenoir, arriva à Saint-Fargeau le mercredi un peu avant
huit heures du matin. Il était déjà hors de la gare quand il se ravisa, revint
sur ses pas et demanda à l’employé :
— M.
Gallet prenait souvent le train ?
— Le père
ou le fils ?
— Le père.
— Chaque
mois, il s’en allait pour trois semaines. Il prenait une seconde classe pour
Rouen…
— Et le
fils ?
— Il vient
à peu près tous les samedis soir, de Paris, avec un aller-retour de troisième,
et repart le dimanche au dernier train… Qui aurait pu prévoir !… Je le
vois encore, pas plus tard que le premier dimanche de juin, faisant l’ouverture
de la pêche…
— Le père
ou le fils ?
— Le père,
parbleu !… Tenez ! C’est à lui le bachot bleu que vous apercevez
entre les arbres !… Un bachot que tout le monde va vouloir acheter, car il
l’a fait lui-même, en cœur de chêne, et il a inventé je ne sais combien de
perfectionnements… C’est comme ses engins…
Maigret ajouta consciencieusement
cette petite touche à l’image encore si incomplète qu’il possédait du mort. Il
regarda le bachot, la Seine, fit un effort pour imaginer l’homme à barbiche
immobile, des heures durant, un bambou à la main.
Puis il s’achemina vers les Marguerites,
non sans remarquer qu’un corbillard de deuxième classe, à vide, suivait la même
route que lui.
Il n’y avait pas une silhouette aux
abords de la maison, sinon celle d’un homme qui poussait une brouette et qui
s’arrêta en voyant le char funèbre, attendit, curieux sans doute de voir le
cortège.
La cloche de la grille avait été
entourée d’un linge. La porte d’entrée était drapée de noir et l’initiale du
défunt se détachait en broderie d’argent.
Maigret ne s’attendait pas à tant
d’apparat. A gauche, dans le corridor, était posé un plateau avec une seule
carte cornée : celle du maire de Saint-Fargeau.
Le salon où le commissaire avait été
reçu était transformé en chapelle ardente et les meubles avaient dû être
transportés dans la salle à manger. Des tentures noires couvraient les
murs ; le cercueil était exposé au centre, entouré de cierges.
On n’eût pu dire pourquoi cela avait
quelque chose de mystérieux, d’équivoque. Peut-être parce qu’il n’y avait pas
un visiteur et qu’on sentait qu’il n’en viendrait pas, bien que le corbillard
fût déjà à la porte ?
Cette carte de visite, toute seule,
en fausse litho ! Toutes ces larmes d’argent ! Et, de chaque côté du
cercueil, une silhouette : Mme Gallet à droite, en grand deuil, le crêpe
sur le visage, un chapelet de grains mats entre les doigts ; Henry Gallet
à gauche, tout en noir mat, lui aussi.
Maigret s’avança sans bruit,
s’inclina, trempa un brin de buis dans l’eau bénite et en aspergea le cercueil.
Il sentit que la mère et le fils le suivaient des yeux, mais pas une parole ne
fut prononcée.
Alors il alla se mettre dans un
coin, guettant à la fois les bruits du dehors et les expressions de physionomie
du jeune homme. Parfois les chevaux donnaient un coup de sabot sur le sol de
l’allée. Les croque-morts parlaient à mi-voix, dans le soleil, près de la
fenêtre. Et, dans la chambre mortuaire, que n’éclairaient que les cierges, le
visage irrégulier du fils paraissait plus irrégulier, à cause de tout le noir
qui mettait en valeur la blancheur maladive de sa peau.
Ses cheveux, séparés par une raie,
étaient collés au crâne. Il avait le front haut, bosselé. Derrière les verres
épais des lunettes d’écaille, il était difficile de saisir son regard inquiet
de myope.
Parfois Mme Gallet se tamponnait les
yeux de son mouchoir de deuil, sous le voile. Et les prunelles de Henry ne se
fixaient nulle part. Elles glissaient sur les choses, évitant toujours le
commissaire, qui entendit avec soulagement les pas des croque-morts.
Un peu plus tard, la civière
heurtait les murs du corridor. Un petit sanglot éclata dans la gorge de Mme
Gallet, à qui son fils se contenta de tapoter l’épaule en regardant ailleurs.
Le contraste fut violent entre le
faste du corbillard de seconde classe et les deux silhouettes qui se mettaient
en marche, précédées d’un maître de cérémonie dérouté.
Il faisait toujours aussi chaud.
L’homme à la brouette se signa et s’en alla par un chemin de traverse tandis
que le cortège suivait, tout menu, l’allée assez large pour voir défiler des
régiments.
Laissant la cérémonie religieuse se
dérouler, tandis qu’un petit groupe de paysans stationnaient sur la place,
Maigret pénétra à la mairie, où il ne trouva personne. Il dut aller chercher
dans sa classe l’instituteur, qui était en même temps adjoint au maire, et les
enfants furent abandonnés un moment.
— Tout ce que je peux vous
dire, c’est ce qui est inscrit à nos registres. Tenez : « Gallet,
Emile-Yves-Pierre, né à Nantes en 1879, marié à Paris, en octobre 1902, à
Aurore Préjean… Un fils, Henry, né à Paris en 1906 et inscrit à la mairie du IIe
arrondissement… »
— Les gens
du pays ne les aiment pas ?
— C’est-à-dire
que les Gallet, qui ont fait construire la villa en 1910, lorsqu’on a mis la
forêt en lotissement, n’ont jamais voulu voir personne… Ce sont des gens très
fiers… Il m’est arrivé de pêcher tout un dimanche dans mon bachot, à moins de
dix mètres de celui de Gallet… Si j’avais besoin de quelque chose, il me le
donnait, mais je n’aurais pas pu lui arracher cinq phrases de suite…
— A
combien évaluez-vous leur train de vie ?
— Je ne
sais pas au juste, car j’ignore ce qu’il dépensait en voyage… Mais, rien que
pour ici, il leur fallait au moins deux mille francs par mois… Si vous avez vu
la villa, vous avez pu constater qu’il n’y manque rien… Ils font venir presque
toutes les denrées de Corbeil ou de Melun… Encore une chose qui…
Mais, par la fenêtre, Maigret
aperçut le cortège qui contournait l’église et pénétrait dans le cimetière. Il
remercia son interlocuteur, entendit, de la route, la première pelletée de
terre qui tombait sur le cercueil.
Il évita de se montrer, fit un
détour pour regagner la villa, où il eut soin d’arriver un peu après les
Gallet. La bonne, qui lui ouvrit la porte, le regarda en hésitant.
— Madame
ne peut… commença-t-elle.
— Dites à
M. Henry que j’ai besoin de lui parler.
La servante aux yeux de travers le
laissa dehors. Quelques instants plus tard, la silhouette du jeune homme se
profila dans le corridor. Il s’avança vers le seuil, questionna en regardant
au-delà de Maigret :
— Vous ne
pouvez pas remettre cette visite à un autre jour ? Ma mère est fort
accablée…
— Je dois
vous parler, aujourd’hui. Veuillez excuser mon insistance.
Henry fit demi-tour, laissant
entendre ainsi que le policier n’avait qu’à le suivre. Il hésita devant les
portes et poussa enfin celle de la salle à manger, où les meubles du salon
avaient été entassés, si bien qu’on pouvait à peine y circuler.
Maigret vit le portrait de premier
communiant à plat sur la table, chercha en vain celui d’Emile Gallet.
Henry ne s’assit pas, ne dit rien,
mais il retira ses lunettes pour en essuyer les verres d’un air ennuyé tandis
que ses paupières battaient, surprises par la lumière crue.
— Vous
savez sans doute que je suis chargé de retrouver l’assassin de votre père…
— C’est
pourquoi je m’étonne de vous voir ici à un moment où il serait plus décent de
nous laisser seuls, ma mère et moi !
Et Henry remit ses lunettes, rentra
une manchette empesée qui glissait sur sa main couverte des mêmes poils
roussâtres que la poitrine du cadavre de Sancerre.
Son visage osseux, aux traits
fortement dessinés, à l’expression morne et un peu chevaline, n’avait pas un
tressaillement. Il s’était accoudé au piano posé de travers, dont on voyait le
dos de toile verte.
— Je
voudrais vous demander quelques renseignements, tant sur votre père que sur la
famille tout entière.
Henry n’ouvrit pas la bouche, ne
bougea pas, resta debout à la même place, glacé, funèbre.
— Voudriez-vous
me dire d’abord où vous étiez le samedi 25 juin, vers quatre heures de
l’après-midi ?
— Je vous
poserai avant tout une question. Suis-je obligé, moi, à un moment comme
celui-ci, de vous recevoir et de vous répondre ?
Toujours une même voix neutre, à
base d’ennui, comme si chaque syllabe lui eût causé de la fatigue.
— Vous
êtes libre de vous taire. Cependant, je vous ferai remarquer…
— A quel
endroit votre enquête vous a-t-elle révélé que j’étais ?…
Maigret ne répondit pas et, à vrai
dire, il fut abasourdi par ce retournement inattendu, d’autant plus inattendu
qu’il était impossible de lire la moindre subtilité sur les traits du jeune
homme.
Henry laissa s’écouler quelques
secondes. On entendit la bonne qui, d’en bas, répondait à un appel du premier
étage :
— Je
viens, madame !
— Eh bien ?
— Puisque
vous le savez, j’y étais…
— A
Sancerre ?
Henry ne broncha pas.
— Et vous
y aviez une discussion avec votre père, sur la route du vieux château…
C’était Maigret le plus nerveux, car
il avait l’impression que ses coups frappaient dans le vide. Sa voix était sans
résonance, ses soupçons sans écho.
Le plus étonnant, c’était le silence
de Henry Gallet, qui ne tentait pas de s’expliquer, qui attendait.
— Pouvez-vous
me dire ce que vous faisiez à Sancerre ?
— J’allais
voir ma maîtresse, Eléonore Boursang, installée pour les vacances à la Pension
Germain, route de Sancerre, à Saint-Thibaut.
Il releva imperceptiblement les
sourcils, qu’il avait épais comme Emile Gallet.
— Vous
ignoriez la présence de votre père à Sancerre ?
— Si je ne
l’avais pas ignorée, j’aurais évité de le rencontrer.
Toujours un minimum d’explications,
acculant le commissaire à des questions répétées.
— Vos
parents étaient au courant de cette liaison ?
— Mon père
la soupçonnait. Il y était opposé.
— Quel a
été le sujet de votre entretien ?
— Vous
enquêtez sur l’assassin ou sur la victime ? articula lentement le jeune
homme.
— Je
connaîtrai l’assassin quand je connaîtrai bien la victime. Votre père vous a
fait des reproches ?
— Pardon !
Je lui ai reproché de m’espionner.
— Ensuite ?
— Rien !
Il m’a traité de fils irrespectueux. Je vous remercie de me le rappeler aujourd’hui.
Maigret entendit avec soulagement
des pas dans l’escalier. Mme Gallet parut, aussi digne qu’à l’ordinaire, le cou
alourdi par un triple rang de grosses pierres mates.
— Que se
passe-t-il ? questionna-t-elle en regardant tour à tour Maigret et son
fils. Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé, Henry ?
La servante entra, après avoir
frappé.
— Ce sont
les tapissiers, pour enlever les tentures.
— Surveillez-les…
— Je suis
venu chercher quelques renseignements que je juge indispensables à la
découverte du coupable ! dit Maigret d’une voix qui devenait un peu trop
sèche. Le moment est sans doute mal choisi, ainsi que votre fils me l’a fait
remarquer. Mais chaque heure qui passe rend l’arrestation de l’assassin plus
problématique.
Il chercha du regard Henry, qu’il
trouva obstinément morne.
— Lorsque
vous avez épousé Emile Gallet, madame, aviez-vous une fortune
personnelle ?
Elle se raidit un peu, prononça avec
un frémissement d’orgueil dans la voix :
— Je suis
la fille d’Auguste Préjean…
— Excusez-moi,
mais…
— L’ex-secrétaire
du dernier prince de Bourbon… Le directeur du journal légitimiste Le Soleil…
Mon père a dépensé jusqu’à son dernier centime pour faire paraître cet organe,
qui menait le bon combat…
— Vous
avez encore de la famille ?
— Je dois
en avoir. Je ne la vois plus depuis mon mariage.
— Ce
mariage vous était déconseillé ?
— Ce que
je viens de vous dire devrait vous aider à comprendre. Toute ma famille est
royaliste. Mes oncles ont tous occupé et certains occupent encore des
situations en vue. On m’en a voulu d’épouser un voyageur de commerce…
— A la
mort de votre père, vous étiez sans fortune ?
— Mon père
est mort un an après mon mariage… Mon mari possédait, au moment de notre union,
une trentaine de mille francs…
— Et sa
famille ?
— Je ne
l’ai pas connue ! Il évitait de m’en parler. Tout ce que je sais, c’est
qu’il a eu une enfance pénible et qu’il a passé plusieurs années en Indochine…
Il y avait une ombre de sourire méprisant
sur les lèvres du fils.
— Si je
vous pose ces questions, madame, c’est que, d’une part, je viens d’apprendre
que depuis dix-huit ans votre mari n’appartient plus à la Maison Niel…
Elle fixa le commissaire, puis
Henry, protesta avec vivacité :
— Monsieur…
— Je tiens
le renseignement de M. Niel lui-même…
— Peut-être
vaudrait-il mieux, monsieur… commença le jeune homme en s’avançant vers
Maigret.
— Non,
Henry !… Je veux prouver que c’est faux, que c’est un odieux mensonge…
Venez, commissaire… Mais si !… Suivez-moi…
Et, fébrile pour la première fois,
elle se dirigea vers le corridor, où elle buta dans les tas de drap noir que
roulaient les tapissiers. Elle conduisit ainsi le policier au premier étage,
lui fit traverser une chambre à coucher en noyer ciré où l’on voyait encore, au
portemanteau, un chapeau de paille d’Emile Gallet, ainsi qu’un complet de
coutil qui devait lui servir pour la pêche.
Après cette chambre, il y avait une
petite pièce aménagée en cabinet de travail.
— Regardez !…
Voici ses échantillons… Et ces couverts, par exemple, de l’affreux style
« Arts décoratifs », ne datent pas de dix-huit ans, n’est-ce
pas ?… Voici le carnet de commandes que mon mari mettait à jour chaque fin
de mois… Voici des lettres à en-tête de la Maison Niel qu’il recevait
régulièrement…
Maigret regardait à peine. Il était
persuadé qu’il aurait à revenir dans cette pièce et il préférait s’imprégner de
l’atmosphère.
Ici encore, il essaya de situer
Emile Gallet, dans le fauteuil tournant planté devant le bureau. Sur ce dernier,
il y avait un encrier en métal blanc, une boule de cristal servant de
presse-papiers.
Par la fenêtre, on apercevait
l’allée centrale du lotissement et le toit rouge d’une villa inhabitée.
Les lettres à en-tête de la Maison
Niel étaient tapées à la machine, selon un type à peu près uniforme :
Cher Monsieur,
Nous avons bien reçu votre lettre du
15 courant ainsi que le relevé des commandes pour janvier. Nous vous attendons
fin de mois pour le règlement de nos comptes, comme d’habitude, et nous vous
donnerons alors certaines indications au sujet de l’extension de votre champ
d’activité.
Cordialement.
Signé : Jean Niel.
Maigret prit quelques-unes de ces
lettres, qu’il glissa dans son portefeuille.
— Que
pensez-vous maintenant ? questionna Mme Gallet d’un air de défi.
— Qu’est-ce
que ceci ?
— Ce n’est
rien… Mon mari se plaisait aux travaux manuels… Vous voyez là une vieille
montre qu’il a démontée… Dans le hangar, il y a des tas d’objets qu’il a
fabriqués lui-même, entre autres des articles de pêche… Chaque mois, il avait
huit jours pleins à passer ici et ses écritures ne lui prenaient qu’une heure
ou deux le matin…
Maigret ouvrait les tiroirs, au
hasard. Dans l’un d’eux, il aperçut un volumineux dossier rose qui portait la
mention : Soleil.
— Des
papiers de mon père ! expliqua Mme Gallet. Je ne sais pas pourquoi nous
les avons gardés. Dans ce placard, il y a toute la collection du journal,
jusqu’au dernier numéro pour lequel mon père a vendu ses obligations…
— Vous
permettez que j’emporte le dossier ?
Elle se tourna vers la porte, comme
pour consulter son fils, mais Henry ne les avait pas suivis.
— Que
pouvez-vous en tirer ? C’est une sorte de relique… Si vous croyez… Mais
dites, commissaire, il est impossible, n’est-ce pas, que M. Niel ait affirmé…
C’est comme ces cartes ! Il m’en est arrivé une hier encore !… Et
c’est son écriture, j’en suis certaine !… Elle est datée de Rouen, comme
l’autre… Lisez !… « Tout va bien. Rentrerai jeudi… »
Une fois de plus l’émotion perçait,
mais avec peine.
— J’en
arrive presque à l’attendre !… Jeudi, c’est demain…
Brusquement, elle fondit en larmes,
mais ce fut d’une brièveté incroyable. Deux ou trois hoquets. Elle porta le
mouchoir bordé de noir à sa bouche, dit d’une voix sourde :
— Ne
restons pas ici…
Il fallut traverser à nouveau la
chambre à coucher banale, mais de bonne qualité, avec son armoire à glace, ses
deux tables de nuit, sa carpette en faux perse.
Dans le corridor du rez-de-chaussée,
Henry regardait sans les voir les tapissiers qui chargeaient les tentures sur
une camionnette. Il ne tourna même pas la tête vers Maigret et sa mère qui
descendaient l’escalier ciré dont les marches craquaient.
Il régnait dans la maison une
atmosphère de désordre. La bonne, un litre de vin rouge et des verres à la
main, pénétra dans le salon, où deux hommes en blouse traînaient le piano.
— Ça ne
fera pas de mal ! entendit-on prononcer par une voix indifférente.
Et Maigret avait une impression
qu’il n’avait encore jamais eue et qui le déroutait. Il lui semblait que toute
la vérité était là, éparse autour de lui. Rien de ce qu’il voyait n’était
indifférent.
Mais il eût fallu voir autrement
qu’à travers une sorte de brouillard déformant. Et ce brouillard s’obstinait,
créé à la fois par cette femme qui se raidissait contre son émotion, par Henry,
dont la longue figure était mieux close qu’un coffre-fort, par ces tentures qui
partaient, par tout enfin et surtout par la gêne de Maigret lui-même, qui
sentait sa présence déplacée.
Il avait honte de ce dossier rose
qu’il emportait comme un voleur et dont il eût été en peine d’expliquer
l’utilité. Il eût voulu rester longtemps là-haut, tout seul, dans le cabinet de
travail du mort, errer dans le hangar où Emile Gallet travaillait à ses engins
de pêche perfectionnés.
Il y eut un moment de flottement.
Tout le monde était à la fois dans le corridor. C’était l’heure du déjeuner et
il était clair que les Gallet attendaient le départ du policier.
Une odeur d’oignons rissolés
s’échappait de la cuisine. La servante n’était pas la moins désemparée.
La seule ressource de chacun était
de regarder les tapissiers qui remettaient le salon en état. L’un d’eux trouva
le portrait de Gallet sous un plateau à liqueurs.
— Vous
permettez que je l’emporte ? intervint Maigret en se tournant vers la
veuve, je puis en avoir besoin…
Il sentit que Henry le suivait des
yeux avec un mépris accentué.
— S’il le
faut… J’ai très peu de photographies de lui…
— Je vous
promets de vous la rendre…
Il ne se décidait pas à partir. Au
moment où les ouvriers transportaient sans ménagement un vase énorme, en faux
sèvres, Mme Gallet se précipita :
— Attention !…
Vous allez heurter le chambranle…
Et c’était toujours le même mélange
de douleur et de grotesque, de drame et de petitesse qui pesait aux épaules de
Maigret, dans cette maison désolée où il croyait voir errer, silencieux, les
yeux plombés par la maladie de foie, la poitrine creuse, la jaquette mal
coupée, Emile Gallet qu’il n’avait pas connu vivant.
Il avait glissé le portrait dans le
dossier rose. Il hésita.
— Veuillez
encore m’excuser, madame… Je m’en vais… Je serais heureux que votre fils
m’accompagne un bout de chemin…
Mme Gallet regarda Henry avec une
angoisse mal réprimée. Elle devait sentir aussi, elle, malgré ses allures
dignes, ses gestes mesurés, son triple rang de pierres noires au cou, qu’il
y avait quelque chose…
Mais le jeune homme, indifférent,
alla décrocher son chapeau à ruban de crêpe d’une patère.
Ce départ ressemblait à une fuite.
Le dossier était lourd. Ce n’était qu’une chemise de carton d’où les papiers
menaçaient de s’échapper.
— Vous ne
voulez pas un journal pour l’envelopper ? questionna Mme Gallet.
Maigret était déjà dehors. La
servante se dirigeait vers la salle à manger avec une nappe et des couteaux.
Henry marchait vers la gare, long, silencieux, le regard insaisissable.
Quand les deux hommes furent à trois
cents mètres de la maison et alors que les tapissiers mettaient le moteur de la
camionnette en marche, le commissaire prononça :
— Je n’ai
que deux renseignements à vous demander : l’adresse d’Eléonore Boursang à
Paris… La vôtre et celle de la maison où vous travaillez.
Il prit un crayon dans sa poche et
écrivit sur la couverture rose qu’il avait à la main :
Eléonore Boursang : 27, rue de
Turenne. Banque Sovrinos : 117, boulevard Beaumarchais… Henry
Gallet : Hôtel Bellevue, 19, rue de la Roquette…
— C’est
tout ? questionna le jeune homme.
— Je vous
remercie ! Oui…
— Dans ce
cas, j’espère que, maintenant, vous allez vous occuper de l’assassin…
Il n’essaya pas de juger de l’effet
produit. Il toucha le bord de son chapeau et se mit à remonter l’avenue
centrale du lotissement.
La camionnette dépassa Maigret un
peu avant son arrivée à la gare.
Le dernier élément recueilli ce
jour-là le fut par l’effet du hasard. Maigret arriva à la gare une heure avant
le passage du train. Il se trouva seul dans la salle d’attente déserte, au
milieu d’un nuage de mouches.
Il vit arriver en vélo un facteur,
au cou violet d’apoplectique, qui rangea ses sacs sur une table servant aux
bagages.
— C’est
vous qui desservez les Marguerites ? questionna le commissaire, que le
facteur n’avait pas vu.
L’homme se retourna tout d’une
pièce.
— Qu’est-ce
que vous voulez dire ?
— Police !
C’est un renseignement que je vous demande. Vous aviez beaucoup de courrier,
pour M. Gallet ?
— Beaucoup,
non ! Des lettres de la maison où ce pauvre monsieur travaillait et qui
venaient à date fixe. Puis des journaux.
— Quels
journaux ?
— Des
journaux de province… Surtout du Berry et du Cher… Puis des revues : La
Vie à la Campagne, Chasse et Pêche, La Vie de Château…
Le commissaire nota que son
interlocuteur évitait son regard.
— Il y a
un bureau de poste restante à Saint-Fargeau ?
— Que
voulez-vous dire ?
— M.
Gallet ne recevait pas d’autres lettres ?
Le facteur se troubla soudain.
— Du
moment que vous savez et qu’il est mort… balbutia-t-il. Sans compter que je
n’ai même pas enfreint le règlement… Il m’avait seulement demandé de ne pas
jeter dans la boîte certaines lettres et de les garder jusqu’à son retour,
quand il était en voyage…
— Quelles
lettres ?
— Oh !
il n’y en avait pas des tas… A peine une tous les deux ou trois mois… Des
enveloppes bleues, bon marché… L’adresse était écrite à la machine…
— Elles ne
portaient pas l’adresse de l’expéditeur ?
— L’adresse,
non !… Mais je ne pouvais pas me tromper car, au dos, il était écrit, à la
machine aussi : Ex. : M. Jacob… Est-ce que j’ai mal
fait ?
— D’où
venaient ces lettres ?
— De Paris…
— Vous
ignorez l’arrondissement ?
— J’ai
regardé… Mais ça changeait chaque fois…
— Quand la
dernière est-elle arrivée ?
— Attendez…
Nous sommes le 29, n’est-ce pas ?… Mercredi… Alors, c’était jeudi soir…
Mais je n’ai vu M. Gallet que vendredi matin, alors qu’il partait à la pêche…
— Et il
est allé à la pêche ?
— Non !
Il est rentré chez lui, après m’avoir donné cinq francs, comme d’habitude… Cela
m’a fait quelque chose quand j’ai appris qu’on l’avait tué… Vous croyez que la
lettre…
— Il est
parti le jour même ?
— Oui…
Attention !… C’est le train de Melun que vous attendez ? Ça vient de
sonner au passage à niveau… Est-ce que vous allez être obligé d’en
parler ?…
Maigret n’eut que le temps de courir
sur le quai et de sauter dans l’unique wagon de première classe.
IV
L’escroc des légitimistes
En arrivant pour la seconde fois à
l’Hôtel de la Loire, Maigret répondit sans chaleur à M. Tardivon qui
l’accueillait avec des airs confidentiels, le conduisait à sa chambre et lui
montrait de grandes enveloppes jaunes arrivées à son adresse.
Il y avait là le rapport du médecin
légiste, les procès-verbaux de la gendarmerie et de la police de Nevers.
La police de Rouen, de son côté,
avait envoyé des renseignements complémentaires sur la caissière Irma Strauss.
— Ce n’est
pas tout, exulta l’hôtelier. Le brigadier de gendarmerie est venu pour vous
voir. Il demande que vous lui téléphoniez dès votre arrivée… Enfin il y a une
femme qui s’est présentée trois fois, sans doute à la suite du boniment du
tambour de ville…
— Quelle
femme ?
— La mère
Canut, la femme du jardinier d’en face… Je vous ai parlé du petit château, vous
vous en souvenez ?
— Elle n’a
rien dit ?
— Pas si
bête ! Du moment qu’il y a une récompense à la clé, ce n’est pas elle qui
se laisserait souffler le renseignement, pour autant qu’elle sache quelque
chose…
Maigret avait déposé sur la table le
dossier rose, ainsi que la photographie de Gallet.
— Faites
chercher cette femme et demandez-moi la gendarmerie à l’appareil…
Un peu plus tard, il avait au bout
du fil le brigadier, qui lui annonçait que, selon les instructions reçues, il
avait ramassé tous les vagabonds à dix lieues à la ronde et qu’il les tenait à
sa disposition.
— Il y en
a d’intéressants ?
— Ce sont
des vagabonds, se contenta de répondre le gendarme.
Pendant trois ou quatre minutes,
Maigret resta seul dans sa chambre, en face du monceau de papiers. Et il en
attendait d’autres ! Il avait télégraphié à Paris pour demander des
renseignements sur Henry Gallet et sur sa maîtresse. A tout hasard, il avait
alerté Orléans afin de savoir s’il existait dans la ville un M. Clément.
Enfin il n’avait pas encore eu le
temps d’examiner la chambre du crime ni les vêtements du mort qui avaient été
déposés dans cette chambre après l’autopsie.
Au début, cela avait eu l’air d’une
affaire de rien du tout. Un homme, qui avait toutes les apparences d’un bon
petit-bourgeois, était tué par un inconnu dans une chambre d’hôtel.
Or, chaque renseignement qui
arrivait compliquait le problème au lieu de le simplifier.
— Est-ce
qu’il faut la faire entrer chez vous, commissaire ? cria une voix dans la
cour. C’est la mère Canut…
Une forte et digne commère, qui
avait dû se faire plus propre que d’habitude pour la circonstance, entra en
cherchant tout de suite Maigret d’un regard méfiant de campagnarde.
— Vous
avez quelque chose à me dire ? A propos de M. Clément ?
— A propos
du monsieur qui est mort, et qui a eu son portrait sur le journal. C’est vrai
que vous donnez cinquante francs ?
— Si vous
l’avez vu le samedi 25 juin, oui !
— Et si je
l’ai vu deux fois ?
— Ma foi,
peut-être bien en aurez-vous cent ! Parlez…
— D’abord,
il faut que vous promettiez de ne rien dire à mon homme. Ce n’est pas tant
qu’il tienne au patron qu’à cause des cent francs qu’il irait boire… Bien sûr
que j’aime quand même mieux que M. Tiburce ne sache pas que j’ai parlé… Car
c’est avec lui que j’ai vu le monsieur qu’on a tué… La première fois, le matin autour
de onze heures… Ils se promenaient tous les deux dans le parc…
— Vous
êtes sûre de l’avoir reconnu ?
— Comme je
vous reconnaîtrais… Il n’y en a pas tant comme lui… Ils ont peut-être causé
ainsi pendant une heure… Puis, l’après-midi, par la fenêtre du salon, je les ai
aperçus qui avaient l’air de se disputer…
— Quelle
heure était-il ?
— Ça
venait de sonner cinq heures… Cela fait bien deux fois, n’est-ce pas ?
Et elle ne quitta pas des yeux la
main de Maigret qui prenait un billet de cent francs dans son portefeuille,
soupira comme si elle eût regretté de n’avoir pas, ce samedi-là, suivi M.
Clément à la piste.
— Je crois
bien que je l’ai revu une troisième fois… dit-elle avec hésitation. Mais sans
doute que ça ne compte pas… Quelques minutes après, M. Tiburce le reconduisit
jusqu’à la grille…
— Ça ne
compte pas, en effet ! trancha Maigret en la poussant vers la porte.
Il alluma une pipe, mit son chapeau
sur sa tête et, dans le café, s’arrêta en face de M. Tardivon.
— Il y a
longtemps que M. de Saint-Hilaire habite le petit château ?
— Une
vingtaine d’années.
— Quel
homme est-ce ?
— Un homme
bien sympathique ! Un petit gros, joyeux garçon ! Et simple !
Quand j’ai des locataires, l’été, on ne le voit guère, parce que, quand même,
il est d’un autre milieu… Mais, à la saison de la chasse, il entre souvent ici…
— Il a de
la famille ?
— Il est
veuf !… Nous, on l’appelle presque toujours M. Tiburce, parce que c’est un
prénom pas commun… C’est à lui qu’appartiennent toutes les vignes que vous
pouvez voir sur le coteau… Il s’en occupe lui-même, va de temps en temps faire
une bombe à Paris et revient chausser ses souliers à clous… Qu’est-ce que la
mère Canut a pu vous raconter ?
— Vous
croyez qu’il est chez lui ?
— Il y a
des chances. Je n’ai pas vu passer son auto aujourd’hui…
Maigret gagna la grille et sonna,
non sans remarquer que, la Loire faisant un coude à partir de l’hôtel et la
villa étant la dernière propriété du pays, on pouvait y entrer et en sortir à
toute heure sans être vu.
Au-delà de la poterne, le mur d’enceinte
se prolongeait encore sur une longueur de trois ou quatre cents mètres, après
quoi il n’y avait plus que du taillis.
Un homme à moustaches tombantes, en
tablier de jardinier, vint ouvrir, et, comme il sentait l’alcool, le
commissaire conclut que c’était vraisemblablement le mari de Mme Canut.
— Ton
maître est ici ?
Au même moment, Maigret aperçut un
personnage en manches de chemise qui examinait une arroseuse mécanique. Le
regard du jardinier lui prouva que c’était bien Tiburce de Saint-Hilaire qui,
d’ailleurs, abandonnant l’instrument, se tourna vers le visiteur et attendit.
Comme Canut avait l’air pour le
moins emprunté, il finit par s’approcher, après avoir ramassé sa veste posée
sur le gazon.
— C’est
moi que vous désirez voir ?
— Commissaire
Maigret, de la Police judiciaire… Voulez-vous être assez aimable pour
m’accorder un moment d’entretien ?
— Toujours
ce crime ? grommela le châtelain avec un mouvement du menton dans la
direction de l’Hôtel de la Loire. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?…
Venez par ici ! Je ne vous invite pas à entrer au salon, car le soleil a
lapé sur les murs toute la journée… Nous serons mieux sous cette tonnelle…
Baptiste !… Des verres et une bouteille de mousseux !… La rangée du
fond…
Il était bien tel que l’hôtelier
l’avait décrit : petit, grassouillet, rougeaud, avec des mains courtes et
peu soignées, un complet kaki comme en vend en série, pour la chasse et la
pêche, la Manufacture de Saint-Etienne.
— Vous
connaissiez M. Clément ? questionna Maigret en s’asseyant dans un des
fauteuils de fer.
— D’après
le journal, ce ne serait pas son vrai nom, mais il s’appellerait… comment
donc ?… Grelet ?… Gellet ?…
— Gallet,
oui ! Peu importe ! Vous étiez en affaires avec lui ?
Maigret eût juré à cet instant que
son interlocuteur n’était pas très à son aise. Et d’ailleurs Saint-Hilaire
éprouva le besoin de se pencher hors de la tonnelle, de murmurer :
— Cet
imbécile de Baptiste est capable de prendre du demi-sec !… Et vous devez
préférer boire sec, comme moi… C’est du vin de la propriété, traité selon la
méthode champenoise… A propos de ce M. Clément – autant continuer à
l’appeler ainsi – que vous dirais-je ? Prétendre que j’étais en
affaires avec lui serait exagéré ! Dire que je ne l’ai jamais vu ne serait
pas exact non plus…
Et tandis qu’il parlait, Maigret
pensait à un autre interrogatoire : celui de Henry Gallet. Les deux hommes
avaient une attitude toute différente. Le fils de la victime ne faisait rien
pour se rendre sympathique et il se souciait assez peu de la bizarrerie de son
attitude. Il attendait les questions d’un air soupçonneux, prenait son temps,
pesait ses mots.
Tiburce, lui, bavardait d’abondance,
souriait, agitait les mains, allait et venait, se faisait aussi bonhomme qu’il
pouvait.
Mais, chez l’un comme chez l’autre,
il y avait une même angoisse latente, la peur, peut-être, de ne pas pouvoir
cacher quelque chose.
— Vous
savez… Nous, châtelains, nous en recevons de toutes les sortes !… Et je ne
parle pas seulement des vagabonds, des voyageurs de commerce, des marchands
ambulants… Pour en revenir à ce M. Clément… Voici le vin ! Ça va.
Baptiste !… Tu peux filer… Je viendrai tout à l’heure voir
l’arroseuse !… Surtout, ne t’avise pas d’y toucher…
Tout en parlant, il retirait
lentement le bouchon, remplissait les verres sans perdre une goutte de mousse.
— Bref, il
est venu une fois ici il y a déjà longtemps… Sans doute savez-vous que les
Saint-Hilaire sont une très vieille famille, dont je reste à l’heure actuelle
le dernier rejeton… Encore est-ce miracle que je ne sois pas scribe dans
quelque bureau de Paris ou d’ailleurs… Si je n’avais pas hérité d’un cousin,
qui a fait fortune en Asie !… Bref, je voulais vous dire que mon nom
figure dans tous les annuaires de la noblesse…
» Mon père, voilà une
quarantaine d’années, s’est fait remarquer par ses opinions légitimistes…
» Moi, vous savez !…
Il sourit, but son vin mousseux en
faisant claquer la langue d’une façon fort démocratique, attendit que Maigret
eût vidé son verre pour le remplir à nouveau.
— Notre M.
Clément, que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, est donc venu me trouver,
m’a fait lire des lettres de recommandation émanant d’altesses françaises et
étrangères, puis m’a donné à entendre qu’il était quelque chose comme le
représentant officieux du mouvement légitimiste en France… Je le laissais aller…
Et il en est arrivé où il devait en arriver… Il m’a demandé deux mille francs
pour la caisse de propagande… Comme je refusais, il a parlé de je ne sais
quelle vieille famille dans la misère et d’une souscription qui était ouverte
en sa faveur… De deux mille francs, nous étions déjà tombés à cent… J’ai fini
par lui en donner cinquante.
— Il y a
combien de temps de cela ?
— Quelques
mois ! Je ne pourrais pas préciser. C’était la saison de la chasse.
Presque chaque jour, il y avait une battue dans quelque château des
environs ! J’ai entendu parler du bonhomme un peu partout et j’ai été
convaincu que c’était un spécialiste de cette sorte d’escroquerie. Mais je
n’allais pas porter plainte pour cinquante francs, n’est-ce pas ?… A votre
santé !… L’autre jour, il a eu le toupet de revenir… Voilà !
— Quel
jour ?
— Peuh !…
Fin de la semaine…
— Samedi,
oui ! Il est même venu deux fois si je ne me trompe…
— Vous
êtes un as, commissaire ! Deux fois, c’est vrai ! Le matin, j’ai
refusé de le recevoir… L’après-midi, il m’a accroché dans le parc…
— Il
voulait de l’argent ?
— Parbleu !
Par exemple, je ne sais plus pour quoi. Mais toujours des histoires de
restauration monarchique… Allons ! Videz votre verre ! Ce n’est pas
la peine d’en laisser dans la bouteille ! Dites donc ! Vous ne croyez
pas plutôt qu’il s’est suicidé, vous ? Il devait être au bout de son
rouleau…
— Le coup
de feu a été tiré à sept mètres et le revolver n’a pas été retrouvé…
— Dans ce
cas… évidemment !… Qu’est-ce que vous en pensez ?… Un vagabond qui
sera passé par là et qui…
— Difficile
à admettre ! Le chemin sur lequel donnent les fenêtres de la chambre ne
mène qu’à votre propriété…
— A une
entrée condamnée ! protesta M. de Saint-Hilaire. Il y a des années que la
grille du chemin des orties n’a pas été ouverte et je serais bien en peine de
dire où se trouve la clé… Si je faisais monter une seconde bouteille ?
— Merci…
Je suppose que vous n’avez rien entendu ?
— Entendu
quoi ?
— La
détonation, samedi soir…
— Rien du
tout ! Je me couche tôt… Je n’ai appris le crime que le lendemain, par mon
valet de chambre…
— Et vous
n’avez pas songé à parler à la police de la visite de M. Clément ?
— Ma foi…
Pour cacher son trouble, il essaya
de rire.
— Je me
suis dit que le pauvre bougre était assez puni comme ça ! Quand on porte
un nom comme le mien, on n’aime pas beaucoup le retrouver dans les journaux
ailleurs que dans la chronique mondaine.
Maigret avait toujours cette même
sensation vague et déplaisante, obstinée comme une ritournelle : la
sensation que, autour de la mort d’Emile Gallet, tout sonnait faux, tout
grinçait, depuis le mort lui-même jusqu’à la voix de son fils, jusqu’au rire de
Tiburce de Saint-Hilaire !
— Vous
êtes descendu chez ce brave Tardivon ?… Vous savez que c’est un ancien
cuisinier de château ?… Il a fait son beurre, depuis lors !…
Vrai ?… Plus un petit verre ?… Cet idiot de jardinier a détraqué
l’arroseuse mécanique et, quand vous êtes arrivé, j’essayais de la réparer… Si
vous êtes ici pour quelques jours, commissaire, venez donc de temps en temps,
le soir, bavarder avec moi… Avec tous ces touristes, la vie doit être
impossible à l’hôtel…
A la grille, il prit une main qu’on
ne lui tendait pas, la serra avec une cordialité exagérée.
Tout en longeant la Loire, Maigret nota
deux points dans son esprit. D’abord Tiburce de Saint-Hilaire, qui ne pouvait
ignorer l’annonce faite par le tambour de ville et par conséquent l’importance
que la police attachait aux faits et gestes de M. Clément pendant la journée du
samedi, avait attendu d’être interrogé et n’avait parlé, en somme, que quand il
s’était aperçu que son interlocuteur était déjà au courant.
Deuxièmement, il avait menti au
moins une fois. Car il avait affirmé que, le samedi matin, il avait refusé de
recevoir le visiteur et que l’après-midi il avait été accroché par lui
dans le parc.
Or, c’était le matin que les deux
hommes se promenaient dans le parc. Et, l’après-midi, ils étaient bel et bien
en conversation dans le salon de la villa.
— Donc, le
reste est peut-être faux aussi ! conclut le commissaire.
Il arrivait à hauteur du chemin des
orties. D’une part s’élevait le mur crépi à la chaux clôturant le parc de
Saint-Hilaire. De l’autre se dressait un corps de bâtiment, sans étage, de
l’Hôtel de la Loire.
Le sol était encombré de hautes
herbes, de ronces, d’orties blanches et les guêpes s’en donnaient à cœur joie.
Par contre, les chênes ombrageaient idéalement l’allée que terminait, à cent
mètres à peine, une vieille grille de style très pur.
Maigret eut la curiosité de marcher
jusqu’à cette grille qui, d’après le propriétaire, n’avait pas été ouverte
depuis des années et dont la clé était perdue. Il avait à peine jeté les yeux
sur la serrure, couverte d’une épaisse couche de rouille, qu’il remarqua que
cette rouille s’était récemment écaillée par endroits. Mieux ! A la loupe,
il repéra sans erreur possible les éraflures qu’une clé avait laissées en
pénétrant dans l’ouverture compliquée.
— A faire
photographier demain ! décida-t-il mentalement.
Il revint sur ses pas, tête basse,
arrangeant à nouveau dans son esprit la silhouette de M. Gallet, la mettant en
quelque sorte à jour.
Le personnage, au lieu de se
compléter et de devenir plus compréhensible, ne se dérobait-il pas ? La
physionomie de l’homme à la jaquette trop étroite ne se brouillait-elle pas au
point de n’avoir plus rien d’humain ?
Au portrait, seule image tangible,
théoriquement complète que Maigret possédât, se substituaient des images
fuyantes qui n’eussent dû former qu’un seul et même homme et qui refusaient de
se superposer.
Le commissaire revoyait le
demi-visage, la poitrine maigre et velue, dans le préau, alors que le docteur
dansait d’impatience derrière son dos. Mais il évoquait aussitôt le bachot bleu
construit par Emile Gallet, à Saint-Fargeau, les engins de pêche perfectionnés,
Mme Gallet en soie mauve, puis en voile de deuil, quintessence de
petite-bourgeoisie quiète et guindée.
… L’armoire à glace, devant laquelle
Gallet devait enfiler sa jaquette… Et toutes ces lettres à en-tête de la maison
dont il ne faisait plus partie !… Les relevés mensuels, qu’il dressait
avec soin, dix-huit ans après avoir abandonné son métier de voyageur de
commerce !…
… Ces gobelets, ces pelles à tarte qu’il
devait acheter lui-même !
— Tiens ! Sa mallette à
échantillons n’a pas été retrouvée ! remarqua Maigret en passant. Il était
forcé de la déposer quelque part…
Il s’était arrêté machinalement
quelques mètres avant la fenêtre par laquelle l’assassin avait visé sa victime.
Mais il ne regardait même pas cette fenêtre. Il était un peu fiévreux parce
que, par instants, il avait l’impression qu’un effort suffirait pour réunir en
une seule image tous les aspects d’Emile Gallet.
Mais alors il revit Henry, à la fois
tel qu’il l’avait connu, raide et dédaigneux, et en premier communiant au visage
asymétrique.
L’affaire, que l’inspecteur Grenier,
de Nevers, appelait « une ennuyeuse petite affaire », et que Maigret
n’avait abordée qu’avec mauvaise humeur, grandissait à vue d’œil à mesure que
le mort se transformait jusqu’à devenir funambulesque.
Dix fois Maigret repoussa de la main
une guêpe qui tournoyait près de sa tête avec un bruit d’avion en miniature.
— Dix-huit
ans !… prononça-t-il à mi-voix.
Dix-huit ans de fausses lettres
signées Niel, de cartes postales réexpédiées de Rouen en même temps que de
petite vie banale, sans luxe, sans émotions, à Saint-Fargeau !
Le commissaire connaissait la
mentalité des malfaiteurs, criminels ou escrocs. Il savait qu’à la base de
cette mentalité on finit toujours par trouver une passion quelconque.
Et c’est précisément ce qu’il
cherchait dans le visage à barbiche, aux paupières plombées, à la bouche
démesurée.
— Il
construisait des engins de pêche perfectionnés et il démontait de vieilles
montres !
Alors Maigret se révoltait.
— On ne
ment pas pour cela pendant dix-huit ans ! On ne se contraint pas à une vie
double aussi difficile à organiser !…
Ce n’était pas le plus troublant. Il
y a des situations fausses qu’on parvient à faire durer quelques mois, voire
quelques années.
Mais dix-huit ans ! Gallet
avait vieilli ! Mme Gallet avait pris de l’embonpoint et un surcroît de
dignité ! Henry avait grandi… Il avait fait sa première communion, passé
son bachot, atteint sa majorité… Il s’était installé à Paris, avait pris enfin
une maîtresse…
Et Emile Gallet continuait à
s’envoyer des lettres de la Maison Niel, à préparer d’avance des cartes
postales adressées à sa femme, à copier patiemment de fausses listes de
commandes !
— Il était
au régime…
Maigret entendait encore la voix de
Mme Gallet. Et il était tellement pris par ses pensées, qui faisaient battre
son pouls plus vite, qu’il avait laissé éteindre sa pipe.
— Dix-huit
ans sans se faire pincer !
C’était invraisemblable ! Le
commissaire, qui était du bâtiment, le concevait mieux que quiconque !
Sans le crime, Gallet serait mort tranquillement dans son lit, après avoir mis
tous ses papiers en ordre. Et M. Niel eût été ahuri de recevoir un
faire-part !…
C’était tellement énorme, qu’il se
dégageait du tableau que le policier brossait pour lui-même une angoisse
indéfinissable, comme en provoquent certains phénomènes qui choquent notre sens
du réel.
Aussi fut-ce un hasard qu’en levant
la tête, le commissaire aperçût une tache plus sombre sur le mur blanc de la
propriété, juste en face de la chambre du crime.
Il s’approcha, reconnut que c’était
un espace entre deux pierres qui avait été fraîchement agrandi et éraillé par
le bout d’une chaussure. Il y avait une trace semblable, mais moins visible, un
peu plus haut.
Quelqu’un avait grimpé là, s’était
aidé d’une branche qui pendait… A l’instant même où il allait reconstituer ce
geste, le commissaire se retourna vivement, car il avait la sensation d’une
présence insolite au bout du chemin, près de la Loire.
Il n’eut que le temps d’apercevoir
une silhouette féminine, grande, assez forte, des cheveux blonds, un profil
régulier et dur de statue grecque.
La jeune femme s’était mise en
marche lorsque Maigret s’était retourné, ce qui semblait prouver qu’auparavant
elle l’observait.
Un nom se présenta de lui-même à
l’esprit de l’enquêteur : Eléonore Boursang ! Jusque-là, il n’avait
pas essayé d’imaginer la maîtresse de Henry Gallet. Et pourtant, soudain, il
avait la quasi-certitude que c’était elle.
Il hâta le pas, arriva sur le quai
alors qu’elle disparaissait à l’angle de la route nationale.
— Tout à l’heure !
lança-t-il à l’hôtelier qui essayait de l’arrêter au passage.
Et il fit quelques pas en courant,
tant que la fugitive ne pouvait le voir, afin de réduire la distance qui les
séparait. Non seulement c’était bien la silhouette qui s’harmonisait avec le
nom d’Eléonore Boursang, mais c’était par excellence la femme qu’un homme comme
Henry avait dû choisir.
Arrivé à son tour à la croisée des
chemins, Maigret fut dépité. Elle avait disparu. C’est en vain qu’il plongea le
regard dans le clair-obscur d’une petite épicerie, puis dans la forge proche.
Petit malheur, d’ailleurs, puisqu’il
savait où la retrouver.
V
Les amants économes
Le brigadier de gendarmerie dut se
faire, ce matin-là, une idée séduisante de la tâche qui incombe à un policier.
Il était levé depuis quatre heures
du matin et il avait parcouru déjà une trentaine de kilomètres en vélo, d’abord
dans le froid petit matin, puis dans un soleil de plus en plus cuisant, quand
il arriva à l’Hôtel de la Loire pour la vérification périodique du registre des
voyageurs.
Il était dix heures. La plupart des
pensionnaires se promenaient au bord de l’eau ou se baignaient dans la rivière.
Deux marchands de chevaux discutaient à la terrasse, et le patron, une
serviette à la main, rectifiait l’alignement des tables et des lauriers en
caisses.
— Vous
n’allez pas dire un petit bonjour au commissaire ? s’enquit M. Tardivon.
Et plus bas, sur un ton
confidentiel :
— Il est
justement dans la chambre du crime ! Il a reçu des documents et des
documents, et aussi de grandes photographies de Paris…
Si bien qu’un peu plus tard le
brigadier frappait à la porte, s’excusait :
— C’est le
patron qui m’a tenté, commissaire… Quand il m’a dit que vous procédiez à
l’examen des lieux, j’ai été alléché… Je sais que vous avez des méthodes
spéciales, à Paris, et, si cela ne vous dérangeait pas, je serais trop content
de prendre une leçon en vous regardant faire…
C’était un bon garçon, dont le
visage rond et rose reflétait le désir ingénu de plaire. Il se faisait aussi
petit que possible, ce qui n’était pas facile avec ses souliers ferrés, ses
guêtres et son képi qu’il ne savait où poser.
La fenêtre était large
ouverte ; le soleil du matin tombait en plein sur le chemin des orties, de
sorte qu’à contre-jour la chambre était presque obscure. Et Maigret, en manches
de chemise, la pipe aux dents, le faux col déboutonné, la cravate dénouée,
dégageait une impression de bien-être qui devait frapper le gendarme.
— Asseyez-vous
ici, tenez !… Mais, vous savez, il n’y a rien d’intéressant à voir.
— Vous
êtes trop modeste, commissaire…
C’était tellement naïf que Maigret
détourna la tête pour cacher un sourire. Il avait apporté dans la chambre tout
ce qui avait trait à l’affaire. Après s’être assuré que la table, recouverte
d’un tapis d’indienne à ramages rougeâtres, ne pouvait rien lui révéler, il y
avait étalé ses dossiers, depuis le rapport du médecin légiste jusqu’aux photos
des lieux et de la victime que l’Identité judiciaire lui avait envoyées le
matin même.
Enfin, cédant à un sentiment plutôt
superstitieux que scientifique, il avait posé la photographie d’Emile Gallet
sur la cheminée de marbre noir ornée d’un bougeoir en cuivre.
A terre, il n’y avait pas de tapis.
Le plancher, en chêne, était verni, et les premiers enquêteurs avaient dessiné
à la craie les contours du corps tel qu’ils l’avaient trouvé.
Dehors, dans la verdure, s’élevait
un murmure confus, intensément vivant, fait de chants d’oiseaux, du bruissement
du feuillage, du bourdonnement des mouches et du caquet lointain des poules sur
la route, le tout scandé par les coups espacés du marteau sur l’enclume de la
forge.
Des voix embrouillées arrivaient
parfois de la terrasse, ou encore on entendait le roulement d’une voiture sur
le pont suspendu.
— Ce ne
sont pas les documents qui vous manquent ! Je n’aurais jamais cru…
Mais le commissaire n’écoutait pas.
Posément, en tirant de petites bouffées de sa pipe, il étendait sur le sol, à
la place où s’étaient trouvées les jambes du cadavre, un pantalon de drap noir,
tissé si serré qu’après avoir été porté une dizaine d’années, sans doute, à en
juger par son lustre, il eût pu encore servir dix ans.
Maigret étala de même une chemise en
percale et, à sa place normale, un plastron empesé. Mais l’ensemble n’eut pas
de forme, ne devint à la fois saugrenu et émouvant que quand, au bout des
jambes du pantalon, il posa une paire de chaussures à élastiques.
Cela ne ressemblait pas à un corps,
non ! C’en était plutôt une représentation caricaturale si inattendue que
le brigadier lança une œillade à son compagnon, fit entendre un petit rire
gêné.
Maigret ne riait pas. Lourd et
obstiné, il allait et venait lentement, consciencieusement. Il examina la
jaquette, la remit au portemanteau après avoir constaté qu’elle n’était pas
trouée à l’endroit où le poignard avait frappé. Le gilet, qui, lui, était
déchiré à hauteur de la poche gauche, prit sa place sur le plastron.
— Voici
donc comment il était habillé ! dit-il à mi-voix.
Il consulta une photo de l’Identité
judiciaire, corrigea son œuvre en ajoutant à son mannequin inconsistant un faux
col très haut, en celluloïd, et un nœud de satin noir.
— Vous
voyez, brigadier ? Samedi, il a dîné à huit heures. Il a mangé des pâtes,
car il était au régime. Ensuite, selon son habitude, il a lu le journal en
buvant de l’eau minérale. Un peu après dix heures, il est entré dans cette
chambre el il a retiré sa jaquette, tout en gardant ses chaussures et son faux
col.
En réalité, Maigret parlait moins
pour le gendarme, qui l’écoutait avec application et qui croyait de son devoir
d’approuver chaque phrase, que pour lui-même.
— Où
pouvait bien être le couteau à ce moment-là ? C’est un couteau à cran
d’arrêt, mais d’un modèle de poche, comme beaucoup de gens ont l’habitude d’en
porter. Attendez…
Il replia la lame du couteau qui se trouvait
sur la table avec les autres pièces à conviction, glissa l’objet dans la poche
gauche du pantalon noir.
— Non !
Cela fait des faux plis…
Il essaya à droite et se montra
satisfait.
— Voilà !
Il a son couteau dans sa poche. Il vit. Et, entre onze heures et minuit et
demi, selon le médecin, il est mort. Il y a de la poussière de chaux et de
pierre meulière au bout de ses chaussures. Or, en face de la fenêtre, sur le
mur de la propriété de Tiburce de Saint-Hilaire, je relève des traces laissées
par des souliers du même genre.
» Est-ce pour grimper sur le
mur qu’il a retiré sa jaquette ? Car il n’est pas un homme à se mettre à
son aise, même chez lui, il ne faut pas l’oublier !
Maigret circulait toujours,
n’achevait pas toutes ses phrases, n’accordait pas un coup d’œil à son auditeur
immobile sur une chaise.
— Dans la
cheminée, d’où l’on a retiré le poêle pour l’été, je retrouve des papiers
brûlés… Reprenons les gestes qu’il a dû faire : retirer sa jaquette,
brûler les papiers, disperser les cendres avec le pied de ce bougeoir (car il y
a de la suie sur le cuivre), escalader le mur d’en face après avoir enjambé
l’appui de fenêtre et revenir ici par le même chemin. Enfin, prendre le couteau
dans sa poche et l’ouvrir… Ce n’est pas grand-chose, mais si nous savions déjà
dans quel ordre ces faits et gestes se sont déroulés…
» Entre onze heures et minuit
et demi, il est donc à nouveau ici. La fenêtre est ouverte et il reçoit une
balle dans la tête… Aucun doute là-dessus ! La balle a précédé le coup de
couteau… Et elle a été tirée du dehors…
» Or, Gallet a saisi son
couteau. Il n’a pas essayé de sortir, ce qui semble indiquer que c’est
l’assassin qui est entré, car on ne se bat pas à coups de couteau avec un
adversaire qui se trouve à sept mètres de distance…
» Mieux ! Gallet a la
moitié de la figure arrachée. La blessure saigne. Et l’on ne retrouve pas une
goutte de sang près de la fenêtre.
» Les traces prouvent que,
blessé, il n’a pas circulé dans un rayon de plus de deux mètres…
» Forte ecchymose au poignet
gauche ! écrit le médecin qui a pratiqué
l’autopsie. Donc, notre homme tient son couteau de la main gauche et l’on
saisit cette main pour retourner l’arme contre lui.
» La lame pénètre dans le cœur
et il tombe tout d’une pièce. Il lâche le couteau et l’assassin ne s’inquiète
pas, sachant qu’on n’y relèvera que les empreintes digitales de la victime.
» Le portefeuille reste dans la
poche de Gallet ; aucun objet n’est volé. Et pourtant l’Identité
judiciaire prétend qu’il y a, en particulier sur la valise, des parcelles
infimes de caoutchouc, comme si quelqu’un l’avait maniée avec des gants…
— Curieux !
Curieux ! s’extasia gentiment le gendarme, qui eût été incapable de
répéter le quart de ce qu’il venait d’entendre.
— Le plus
curieux, c’est que, outre ces traces de caoutchouc, on ait retrouvé un peu de
poussière de rouille…
— Le
revolver était peut-être rouillé !
Maigret se tut, alla se camper
devant la fenêtre et tel quel, en négligé, avec les manches de sa chemise
blanche qui bouffaient, sa silhouette se détachant sur le rectangle lumineux,
il était énorme. Au-dessus de sa tête montait un mince filet de fumée bleue.
Le brigadier, docile, restait dans
son coin, hésitait à changer la position de ses jambes.
— Vous ne
venez pas voir mes vagabonds ? questionna-t-il timidement.
— Ils sont
toujours là ? Relâchez-les !
Et Maigret revint vers la table en
se frottant la tête à rebrousse-poil, taquina le dossier rose, changea les
photos de place, fixa son interlocuteur.
— Vous
avez un vélo ? Voulez-vous faire un saut jusqu’à la gare et demander à
quelle heure, samedi, Henry Gallet, un jeune homme de vingt-cinq ans, grand,
maigre, pâle, vêtu de sombre, portant des lunettes d’écaille, a pris le train
pour Paris ?… Au fait, vous n’avez jamais entendu parler d’un M.
Jacob ?
— A part
celui de la Bible… risqua le brigadier.
Les vêtements d’Emile Gallet
s’étalaient toujours sur le plancher, comme une caricature de cadavre. Au
moment où le gendarme se dirigeait vers la porte, on frappa et M. Tardivon
annonça :
— Une
visite pour vous, commissaire ! Une dame Boursang, qui voudrait vous dire
deux mots…
Le brigadier aurait préféré rester,
mais son compagnon ne l’y invita pas. Après un coup d’œil satisfait à la
chambre, Maigret dit :
— Faites
entrer…
Et il se pencha vers le mannequin
dégonflé, hésita, sourit, planta le couteau à la place du cœur, tassa du doigt
le tabac dans sa pipe.
Eléonore Boursang avait revêtu un
tailleur clair, d’une coupe sage, qui, loin de la rajeunir, lui donnait plutôt
trente-cinq ans que trente.
Ses bas étaient bien tendus, ses
chaussures correctes et ses cheveux blonds arrangés avec soin sous une toque de
paille blanche. Elle était gantée.
Maigret s’était retiré dans un coin
d’ombre, curieux de voir comment elle se présenterait. Lorsque M. Tardivon la
quitta sur le seuil, elle marqua un temps d’arrêt, parut déroutée par le
contraste entre la vive lumière de la fenêtre et le clair-obscur de la chambre.
— Le
commissaire Maigret ? prononça-t-elle enfin en avançant de quelques pas et
en se tournant vers la silhouette qu’elle ne faisait encore que deviner. Je
m’excuse de vous déranger, monsieur…
Il vint à elle, pénétra dans la
lumière. Lorsqu’il eut refermé la porte, il dit :
— Veuillez
vous asseoir !
Et il attendit, sans l’aider le
moins du monde par son attitude, affectant au contraire une humeur acariâtre.
— Henry a
dû vous parler de moi et c’est pourquoi je me suis permis, me trouvant à
Sancerre, de vous importuner.
Il continua à garder le silence,
sans parvenir à la troubler. Elle parlait posément, avec une certaine dignité
qui n’était pas sans rappeler Mme Gallet.
Une Mme Gallet plus jeune, un peu
plus jolie que la mère de Henry l’avait été, sans doute, mais aussi
représentative qu’elle d’une même classe sociale.
— Vous
devez comprendre ma situation. Après ce… cet affreux drame, je voulais quitter
Sancerre, mais Henry, dans sa lettre, m’a conseillé de rester… Je vous ai
aperçu deux ou trois fois… J’ai appris par les gens du pays que vous étiez
chargé de découvrir l’assassin… Alors je me suis décidée à venir vous demander
si vous aviez trouvé quelque chose… Ma situation est délicate, étant donné
qu’officiellement je ne suis rien pour Henry, ni pour sa famille…
Cela n’avait pas l’air d’un discours
préparé. Les phrases lui venaient aux lèvres sans effort et le débit était sans
précipitation.
A plusieurs reprises, son regard
s’était posé sur le poignard planté dans la forme baroque que dessinaient les
vêtements sur le sol, mais elle n’avait pas tressailli.
— Votre
amant vous a chargée de me cuisiner ? lança soudain Maigret avec une
brutalité voulue.
— Il ne
m’a chargée de rien ! Il est accablé par le coup qui l’a frappé… Et ce
n’est pas le moins horrible que je n’aie pas pu être auprès de lui pour les
obsèques…
— Il y a
longtemps que vous le connaissez ?
Elle ne parut pas remarquer que
l’entretien tournait à l’interrogatoire, sa voix resta égale.
— Il y a
trois ans… J’ai trente ans… Henry n’en a que vingt-cinq… Et je suis veuve…
— Vous
êtes originaire de Paris ?
— De Lille…
Mon père était chef comptable dans une filature… A vingt ans, j’ai épousé un
ingénieur textile qui a été tué par une machine moins d’un an après mon mariage…
J’aurais dû recevoir une rente de la société qui l’employait… Mais elle a
prétendu que l’accident était imputable à l’imprudence de la victime…
» Alors, comme je devais gagner
ma vie et que je ne voulais pas travailler dans une ville où chacun me connaît,
je me suis installée à Paris. Je suis entrée comme caissière dans une maison de
commerce de la rue Réaumur…
» J’avais intenté un procès à
la filature. L’affaire a traîné devant toutes les juridictions…
» Il y a deux ans seulement que
j’ai obtenu gain de cause et que, désormais à l’abri du besoin, j’ai pu quitter
ma place…
— Vous
étiez caissière lorsque vous avez connu Henry Gallet ?
— Oui !
Il venait souvent voir mes patrons, comme démarcheur de la Banque Sovrinos…
— Il n’a
jamais été question de mariage entre vous ?
— Au
début, nous en avons parlé, mais, si je m’étais mariée avant le jugement, ma
position devant le tribunal, pour la pension, eût été moins favorable…
— Vous
êtes devenue la maîtresse de Gallet ?
— Le mot
ne me fait pas peur. Nous sommes aussi unis, lui et moi, que si nous étions
passés par la mairie. Voilà trois ans que nous nous voyons chaque jour, qu’il
prend tous ses repas avec moi…
— Il
n’habite pourtant pas chez vous, rue de Turenne ?
— A cause
de sa famille. Ce sont des gens à principes sévères, comme mes parents. Henry a
préféré éviter des tiraillements avec les siens en leur laissant ignorer notre
liaison. Il a toujours été convenu, néanmoins, que, quand les obstacles
n’existeront plus et que nous aurons de quoi aller vivre dans le Midi, nous
nous marierons…
Même devant les questions les plus
indiscrètes, il n’y avait aucun embarras dans son attitude. A certain moment,
comme le regard du commissaire glissait sur ses jambes, elle baissa sa robe,
d’un geste simple.
— Je suis
obligé d’entrer dans les détails… C’est chez vous que Henry prenait ses repas…
Intervenait-il dans les frais ?…
— C’est
fort simple ! Je tenais des comptes, comme dans tout ménage organisé. Et,
en fin de mois, il me remboursait la moitié de ce qui avait été dépensé pour la
table…
— Vous
avez parlé de vivre dans le Midi. Henry parvenait donc à mettre de l’argent de
côté ?
— Tout
comme moi ! Vous avez pu remarquer qu’il n’a pas une très forte
constitution. Les médecins lui recommandent le grand air. Mais on ne va pas
vivre au grand air quand on doit gagner sa vie et qu’on n’a pas un métier
manuel. J’aime la campagne, moi aussi… Nous vivions donc modestement. Je vous
ai dit que Henry était démarcheur… La Banque Sovrinos est une petite banque qui
s’occupe surtout de spéculation… Il était donc à la source et tout ce que nous
pouvions économiser de part et d’autre servait à jouer en Bourse…
— Comptes
séparés ?
— Naturellement !
Nous ne pouvons pas savoir, n’est-ce pas ? ce que l’avenir nous réserve…
— Quel
capital avez-vous constitué de la sorte ?
— C’est
difficile à préciser, car l’argent est en titres qui changent de valeur d’un
jour à l’autre. De quarante à cinquante mille francs…
— Et
Gallet ?
— Davantage !
Il n’osait pas toujours m’embarquer dans des spéculations trop hasardeuses,
comme les mines de La Plata, en août dernier… Il doit avoir, à l’heure qu’il
est, une centaine de mille francs…
— Et à
quel chiffre avez-vous décidé de vous arrêter ?
— Cinq
cent mille… Nous comptions travailler trois ans encore…
Maigret la regardait maintenant avec
un sentiment qui confinait à l’admiration. Mais une admiration particulière,
fortement teintée de répulsion.
Elle avait trente ans ! Henry
en avait vingt-cinq ! Ils s’aimaient ou à tout le moins ils avaient décidé
de faire leur vie ensemble ! Et leurs rapports étaient réglés comme ceux
de deux associés dans une affaire commerciale !
Elle en parlait simplement, avec
même une certaine fierté.
— Il y a
longtemps que vous êtes à Sancerre ?
— Je suis
arrivée le 20 juin pour un mois.
— Pourquoi
n’êtes-vous pas descendue à l’Hôtel de la Loire, ou au Commerce ?
— C’est
trop cher pour moi ! A la Pension Germain, au bout du village, je ne paie
que vingt-deux francs par jour…
— Henry
est venu le 25 ? A quelle heure ?
— Il n’est
libre que le samedi et le dimanche. Or, le dimanche, il est convenu qu’il passe
la journée à Saint-Fargeau. Il a débarqué samedi matin. Il est reparti le soir
au dernier train.
— C’est-à-dire ?
— A 11h32…
Je l’ai reconduit à la gare…
— Vous
saviez que son père était ici ?
— Henry
m’a dit qu’il l’avait rencontré. Il était furieux, car il était persuadé que
son père n’était venu que pour nous espionner. Or, Henry ne voulait pas voir sa
famille se mêler de nos affaires…
— Les
Gallet ignoraient-ils l’existence des cent mille francs ?
— Bien
entendu ! Henry était majeur… N’était-ce pas son droit de faire sa
vie ?…
— Dans
quels termes votre amant parlait-il d’habitude de son père ?
— Il lui
en voulait un peu de son manque d’ambition. Il disait que c’était sinistre, à
son âge, de vendre encore ce qu’il appelait sa « quincaillerie ».
Mais il était toujours très respectueux, surtout avec sa mère…
— Il
ignorait donc qu’Emile Gallet n’était, en réalité, qu’un escroc ?…
— Un
escroc ?… Lui ?
— … Et
que, depuis dix-huit ans, il ne s’occupait plus de sa
« quincaillerie » ?…
— Ce n’est
pas possible !
Jouait-elle un rôle en regardant le
lugubre mannequin avec une sorte d’admiration ?
— Je suis abasourdie,
commissaire !… Lui !… Avec ses manies, ses vêtements ridicules, ses
allures de retraité pauvre !…
— Qu’avez-vous
fait dans l’après-midi de samedi ?
— Nous
nous sommes promenés sur la hauteur, Henry et moi. C’est quand il m’a quittée
pour se rendre à l’Hôtel du Commerce qu’il a rencontré son père… Nous nous
sommes retrouvés à huit heures du soir et nous avons erré à nouveau, de l’autre
côté de l’eau cette fois, jusqu’au départ du train…
— Vous
n’êtes pas passés à proximité de cet hôtel ?
— Il valait
mieux éviter une rencontre.
— Vous
êtes revenue seule de la gare. Vous avez franchi le pont…
— Et j’ai
tourné tout de suite à gauche pour regagner la Pension Germain… Je n’aime pas
circuler seule la nuit…
— Vous
connaissez Tiburce de Saint-Hilaire ?
— Qui
est-ce ? Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là… J’espère,
commissaire, que vous ne soupçonnez pas Henry ?…
Son visage s’était animé, mais elle
gardait tout son sang-froid.
— Si je
suis ici, c’est en grande partie parce que je le connais… Il a presque toujours
été malade et son caractère est devenu sombre, défiant… Ensemble, nous restons
parfois des heures sans parler…
» C’est une coïncidence qu’il
ait justement rencontré son père ici… Mais une coïncidence qui, je le sais peut
paraître louche.
» Il est trop fier pour se
défendre… J’ignore ce qu’il vous a dit… A-t-il seulement répondu à vos
questions ?… Ce que je puis vous jurer, moi, c’est qu’il ne m’a pas
quittée de huit heures du soir jusqu’au moment de prendre son train… Il était
nerveux… Ce qu’il craignait, c’est que sa mère soit mise au courant de notre
liaison, car il a toujours eu beaucoup d’affection pour elle et il prévoyait
qu’elle essaierait de le détourner de moi…
» Je ne suis plus une jeune
fille ! Il y a cinq ans de différence entre nous ! Enfin, j’ai été sa
maîtresse…
» J’ai hâte d’apprendre que
l’assassin est sous les verrous, surtout pour Henry, qui est assez fin pour
comprendre que sa rencontre avec son père doit fatalement faire naître d’odieux
soupçons…
Maigret continuait à la regarder
avec un même étonnement. Et il se demandait pourquoi cette démarche, assez
méritoire, en somme, ne parvenait pas à l’émouvoir.
Même en prononçant les dernières
phrases avec un rien de véhémence, Eléonore Boursang restait maîtresse d’elle.
Il s’arrangea pour découvrir une grande photo de l’Identité judiciaire
représentant le cadavre tel qu’il avait été trouvé, et le regard de la jeune
femme glissa sans s’arrêter sur cette image impressionnante.
— Vous
n’avez rien trouvé ?
— Connaissez-vous
M. Jacob ?
Elle lui offrit son regard, comme
pour l’inviter à y lire la sincérité.
— Je ne
connais pas ce nom-là. Qui est-ce ? L’assassin ?
— Peut-être !
laissa-t-il tomber en marchant vers la porte.
Eléonore Boursang sortit comme elle
était entrée.
— Me
permettez-vous, commissaire, de venir parfois vous demander des
nouvelles ?
— Quand il
vous plaira !
Le brigadier attendait patiemment
dans le corridor. Lorsque la visiteuse eut disparu, il lança un coup d’œil
interrogateur au commissaire.
— Que vous
a-t-on dit à la gare ? questionna celui-ci.
— Le jeune
homme a pris le train de Paris à 11h32, avec un billet de retour de troisième
classe.
— Et le
crime a été commis entre onze heures et minuit et demi ! murmura
rêveusement le commissaire. En se pressant, on va d’ici à Tracy-Sancerre en dix
minutes. L’assassin a pu faire son coup entre 11 heures et 11h20… S’il faut dix
minutes pour aller à la gare, il n’en faut pas plus pour en revenir… Donc
Gallet a pu être tué entre minuit moins le quart et minuit et demie, par
quelqu’un revenant de la gare…
» Seulement, il y a l’histoire
de la grille !
» Et puis ! que diable
Emile Gallet allait-il faire sur le mur ?
Le brigadier s’était assis à la même
place qu’auparavant et approuvait en attendant la suite. Mais il n’y eut pas de
suite.
— Allons
prendre l’apéritif ! dit Maigret.
VI
Le rendez-vous sur le mur
— Toujours
rien ?
— Obole !
— Quel mot
avez-vous dit tout à l’heure ?
— Préparatifs ! Du moins je le suppose ! Tifs
manque… Cela peut être tion…
Maigret soupira, haussa les épaules,
abandonna la chambre fraîche où, depuis le matin, un grand garçon maigre et
roux, au visage chiffonné, au flegme nordique, était penché sur la table et se
livrait à un travail qui eût découragé un moine.
Il s’appelait Joseph Moers et son
accent trahissait ses origines flamandes.
Employé dans les laboratoires de
l’Identité judiciaire, il était venu à Sancerre sur la demande de Maigret,
s’était installé dans la chambre du mort, où il avait rangé ses instruments
dont un drôle de réchaud à alcool.
Depuis sept heures du matin, il ne
levait guère la tête que quand le commissaire entrait brusquement ou passait le
torse par la fenêtre ouvrant sur le chemin des orties.
— Rien ?
— Je
vous…
— Hein ?
— Je viens
de trouver je vous… Et encore ! l’s manque…
Il avait étalé sur la table des
feuilles de verre, très minces, qu’il enduisait au fur et à mesure d’une colle
fluide chauffée sur le réchaud.
De temps en temps, il marchait
jusqu’à la cheminée, cueillait délicatement un des morceaux de papier brûlé et
le posait sur une plaque.
La cendre était fragile, cassante,
près de s’émietter. Il fallait parfois cinq minutes pour l’amollir en
l’enveloppant de vapeur d’eau. Et elle se trouvait alors collée sur le verre.
En face de lui, Joseph Moers avait
une trousse qui était un véritable laboratoire portatif. Les plus grands
morceaux de papier carbonisé avaient sept à huit centimètres. Les plus petits
n’étaient que poussière.
Obole… Prépara… Je vous…
C’était là le résultat de deux
heures de travail, mais, contrairement à Maigret, Moers était sans impatience
et ne bronchait pas à l’idée qu’il n’avait examiné que la centième partie
environ du contenu de la cheminée.
Longtemps, une grosse mouche
violette, à reflets métalliques, bourdonna autour de sa tête. Trois fois elle
se posa sur son front plissé et il n’esquissa pas un geste pour la chasser.
Peut-être ne s’en aperçut-il même pas ?
— L’ennuyeux
c’est que, quand vous entrez par la porte, vous provoquez un courant
d’air ! dit-il pourtant à Maigret. Vous m’avez déjà fait perdre ainsi un
bout de cendre…
— Ça
va ! J’entrerai par la fenêtre !…
Ce n’était pas une boutade. Il le
fit. Les dossiers étaient toujours dans cette chambre que Maigret avait choisie
comme cabinet de travail et où l’on n’avait même pas touché aux vêtements
étendus sur le sol et piqués d’un poignard.
Le commissaire était impatient de
connaître le résultat de l’expertise qu’il avait fait entreprendre, et, en
attendant, il ne tenait guère en place.
Un quart d’heure durant, on le
voyait se promener tête basse, les mains derrière le dos, dans l’allée
ensoleillée. Puis il enjambait l’appui de la fenêtre, la peau cuite par le
soleil, luisante, s’épongeait, grognait :
— Ça ne va
pas vite !…
Moers entendait-il ? Ses gestes
restaient aussi précieux que ceux d’une manucure et il ne s’inquiétait que des
plaques de verre qui se couvraient de taches noires, aux contours irréguliers.
Maigret s’agitait surtout parce
qu’il n’avait rien à faire, ou plutôt qu’il préférait ne rien tenter avant
d’être fixé sur les papiers brûlés la nuit du crime.
Et, tandis qu’il arpentait le chemin
où le feuillage des chênes faisait danser des taches d’ombre et de lumière sur
toute sa personne, il ressassait sans fin les mêmes idées.
— Henry et
Eléonore Boursang peuvent avoir tué Gallet avant de se rendre à la gare…
Eléonore peut être venue le tuer seule après le départ de son amant… Enfin, il
y a ce mur et cette clé ! Et il y a par surcroît un M. Jacob dont Gallet
cachait si peureusement les lettres…
Dix fois, il alla examiner la
serrure de la grille sans rien découvrir de nouveau. Puis, comme il passait à
l’endroit où le mur avait été escaladé par Emile Gallet, il prit soudain un
parti, retira son veston et posa la pointe du pied droit à la première jointure
des pierres.
Il pesait ses cent kilos ;
néanmoins, il n’eut aucune peine à saisir des branches qui pendaient, et, dès
qu’il les eut en main, ce fut un jeu de terminer l’ascension.
Le mur était construit en moellons
irréguliers recouverts d’une couche de chaux. Le sommet était formé d’un rang
de briques posées de chant. La mousse l’avait envahi, et il y avait même des
graminées assez vivaces.
De sa place, Maigret distingua
parfaitement Moers occupé à déchiffrer quelque chose à la loupe.
— Du
neuf ? lui cria-t-il.
— Un
« s » et une virgule…
Au-dessus de sa tête, le commissaire
avait, non plus le feuillage d’un chêne, mais celui d’un hêtre énorme dont le
tronc se dressait dans la propriété.
Il s’agenouilla, car le mur n’était
pas large et il n’était pas sûr de son équilibre, examina la mousse à sa gauche
et à sa droite, grommela :
— Tiens !
Tiens !…
La découverte n’était pas
sensationnelle. Il constatait seulement que la mousse avait été piétinée et
même arrachée en partie à un endroit précis, juste au-dessus des éraflures de
la pierre, mais nulle part ailleurs.
Comme cette mousse était fragile,
ainsi qu’il l’expérimenta, cela lui procurait la certitude absolue qu’Emile
Gallet ne s’était pas promené sur le mur, qu’il n’y avait même pas couru un
mètre dans un sens ou dans un autre.
— Reste à
savoir s’il est redescendu du côté de la propriété…
Cet endroit n’était plus à
proprement parler le parc. Sans doute parce que le terrain était caché par de
nombreux arbres, on le faisait servir de débarras.
A une dizaine de mètres de Maigret
s’entassaient des barriques vides, défoncées ou démunies de leurs cercles. On
voyait aussi de vieilles bouteilles, dont plusieurs de spécialités
pharmaceutiques, des caisses, une faucardeuse en mauvais état, des outils
rouillés et des paquets ficelés d’anciens numéros d’un journal amusant qui, détrempés
par les pluies, séchés et décolorés par le soleil, souillés de terre, faisaient
pitoyable figure.
Avant de descendre du mur, Maigret
s’assura qu’en dessous de lui, c’est-à-dire de la place que Gallet avait
occupée, il n’y avait aucune trace sur le sol. Pour ne pas risquer d’érailler
le mur, il sauta et en fut quitte pour retomber à la fois sur les pieds et les
mains.
De la villa de Tiburce de
Saint-Hilaire, on n’apercevait que quelques taches claires à travers le
filigrane du feuillage. Un moteur ronronnait et Maigret savait depuis le matin
qu’il servait à amener l’eau du puits dans les réservoirs de la maison.
Le coin, à cause des détritus, était
riche en mouches. A chaque instant, le commissaire devait les écarter du geste,
ce qu’il faisait avec une mauvaise humeur croissante.
— Le mur
d’abord…
Cet examen fut facile. A l’intérieur
comme à l’extérieur, le mur d’enceinte avait été passé à la chaux au printemps.
Or, sous l’endroit où Emile Gallet avait grimpé, on ne relevait pas une tache,
pas une éraflure. De même n’y avait-il pas une seule trace de pas à dix mètres
à la ronde.
Par contre, à proximité des tonneaux
et des bouteilles, le policier remarqua qu’une barrique avait été traînée sur
une distance de deux ou trois mètres pour être dressée au pied du mur. Elle s’y
trouvait encore. Il y grimpa et sa tête dépassa la clôture à dix mètres
cinquante exactement de la place où Gallet avait stationné.
D’où il était, encore, il vit Moers
qui travaillait toujours, sans prendre le temps de s’éponger.
— Rien ?
— Clignancourt… Mais je crois que je tiens un meilleur fragment…
La mousse du mur, au-dessus de la
barrique, n’était pas arrachée, mais écrasée comme elle l’eût été par des bras
s’y appuyant. Maigret en fit l’essai, s’accouda et obtint un résultat identique
un peu plus loin.
— Autrement
dit, Emile Gallet monte sur le mur mais n’en redescend pas du côté du parc…
Par contre, un quidam venu de l’intérieur de la propriété se hisse sur cette
barrique mais ne va pas plus haut et ne sort pas de l’enclos, du moins par
ce chemin…
Les promeneurs nocturnes eussent été
un jeune homme et une jeune fille que cela eût été à peu près compréhensible.
Encore l’un des deux, qui était resté à l’intérieur, eût pu, tant qu’il y
était, amener sa barrique plus près de son compagnon.
Mais il ne pouvait être question de
rendez-vous d’amour ! Un des deux personnages, sans contredit, était M.
Gallet, qui avait retiré sa jaquette tout exprès pour se livrer à cet exercice
si incompatible avec sa personnalité.
L’autre était-il Tiburce de
Saint-Hilaire ?
Les deux hommes s’étaient vus le
matin d’abord, l’après-midi ensuite, sans se cacher. Il était peu probable
qu’ils eussent décidé d’employer un pareil moyen pour se voir une fois de plus,
dans l’obscurité !
Et à dix mètres ! Ils
n’auraient même pas pu s’entendre en parlant à mi-voix !
— A moins
qu’ils ne soient venus séparément, l’un d’abord, l’autre ensuite…
Mais lequel des deux s’était hissé
le premier sur le mur ? Et les deux hommes s’étaient-ils rencontrés ?
De la barrique à la chambre de
Gallet, la distance était d’environ sept mètres, c’est-à-dire la distance à
laquelle le coup de feu avait été tiré.
Comme Maigret se retournait, il
aperçut le jardinier qui le regardait d’un air subjugué.
— Ah !
c’est toi… fit le commissaire. Ton maître est ici ?…
— Il est à
la pêche.
— Tu sais
que je suis de la police, hein !… Je voudrais sortir d’ici autrement qu’en
sautant le mur… Veux-tu m’ouvrir la grille qui est au bout du chemin des
orties ?…
— C’est
facile ! se contenta d’articuler l’homme en se dirigeant de ce côté.
— Tu as la
clé ?
— Non !
Vous allez voir…
Quand il arriva à la poterne, il
enfonça la main sans hésiter entre deux pierres disjointes, s’étonna.
— Par
exemple !
— Quoi ?
— Elle n’y
est plus !… Je l’y avais pourtant remise moi-même, l’an passé, quand on a
sorti par ici les trois chênes qu’on a abattus…
— Ton
maître le savait ?
— Pardi !
— Tu ne te
souviens pas de l’avoir vu passer par ici ?
— Pas
depuis l’autre année…
Une nouvelle version des faits
s’ébauchait automatiquement dans l’esprit du commissaire : Tiburce de
Saint-Hilaire, hissé sur la barrique, tirant dans la direction de Gallet,
faisant le tour par la grille, bondissant dans la chambre de sa victime…
Mais c’était si peu
vraisemblable ! En supposant que la serrure rouillée n’ait pas opposé de
résistance, il fallait trois minutes pour parcourir le chemin séparant les deux
points.
Et, pendant ces trois minutes, Emile
Gallet, la moitié du visage emporté, n’eût pas crié, ne fût pas tombé, se fût
contenté de tirer son couteau de sa poche pour faire face à un agresseur
éventuel !
Cela sonnait faux ! Cela
grinçait comme la grille avait dû grincer ! Et c’était pourtant la seule
hypothèse découlant logiquement des indices matériels !
— De toute
façon, il y avait un homme derrière le mur !
Ça, c’était un fait acquis. Mais
rien ne prouvait que cet homme fût Saint-Hilaire, sinon l’histoire de la clé
perdue et le fait que l’inconnu se trouvait dans la propriété.
D’autre part, deux autres personnes
touchant de près à Emile Gallet et pouvant avoir intérêt à sa mort étaient à
Sancerre à ce moment et aucun alibi sérieux n’établissait qu’ils n’avaient pas
mis les pieds dans l’allée des orties : il s’agissait de Henry Gallet et
d’Eléonore.
Maigret écrasa un taon sur sa joue,
vit Moers qui se penchait à la fenêtre.
— Commissaire !…
— Du
nouveau ?
Mais le Flamand avait déjà disparu
dans la chambre.
Avant de se décider à faire le tour
par le quai, Maigret donna une secousse à la grille et, contre son attente,
elle céda.
— Tiens !
Elle n’est pas fermée ! s’étonna le jardinier en se penchant sur la
serrure. C’est curieux, n’est-ce pas ?
Maigret faillit lui recommander de
ne pas parler à Saint-Hilaire de sa visite, mais, en toisant l’homme, il le
jugea trop bête et évita de compliquer les choses.
— Pourquoi
m’avez-vous appelé, vous ? demandait-il un peu plus tard à Moers.
Celui-ci avait allumé une bougie et
regardait en transparence la plaque de verre presque entièrement couverte de
noir.
— Est-ce
que vous connaissez un M. Jacob ? questionna-t-il en renversant la tête
avec satisfaction pour contempler l’ensemble de son œuvre.
— Parbleu !…
Et alors ?…
— Alors
rien ! Une des lettres brûlées était signée M. Jacob.
— C’est
tout ?
— A peu
près. Elle était écrite sur du papier quadrillé arraché à un carnet ou à un registre…
Je n’ai retrouvé que quelques mots sur cette qualité de papier-là… Absolument…
Du moins je suppose, car les deux premières lettres manquent… Lundi…
Maigret attendait la suite, les
sourcils froncés, les dents serrées sur le tuyau de sa pipe.
— Après ?
— Il y a
le mot prison souligné deux fois… A moins qu’un morceau ne soit perdu et
que ce ne soit prisonnier, ou prisonnière… Enfin je trouve numéra…
Je ne vois qu’un mot commençant ainsi : numéraire… Car il est peu
probable que la lettre parle de numérateur… Au surplus, il y a ailleurs
le nombre 20,000…
— Pas
d’adresse ?
— Je vous
l’ai dit tout à l’heure : Clignancourt… Je suis malheureusement
incapable de reconstituer l’ordre des mots…
— L’écriture ?
— Il n’y a
pas d’écriture ! C’est tapé à la machine…
M. Tardivon avait pris l’habitude de
servir lui-même Maigret et il le faisait avec une discrétion affectée, en même
temps qu’avec un rien de familiarité complice.
— Un
télégramme, commissaire ! cria-t-il avant de frapper.
Il avait bien envie de pénétrer dans
la chambre où le mystérieux travail de Moers l’intriguait. En voyant que le
policier s’apprêtait à refermer la porte, il questionna, bonhomme :
— Qu’est-ce
que je vous sers ?…
— Rien du
tout ! trancha Maigret, qui avait fait sauter la bande de la dépêche.
Elle émanait de la Police judiciaire
de Paris, à qui le commissaire avait demandé un certain nombre de
renseignements. Elle disait :
Emile Gallet ne laisse pas
testament. Héritage se compose de maison Saint-Fargeau, évaluée cent mille avec
objets mobiliers, et trois mille cinq cents francs déposés banque.
Aurore Gallet touche assurance
vie trois cent mille contractée par mari en 1925, Compagnie Abeille.
Henry Gallet a repris travail
jeudi Banque Sovrinos. Eléonore Boursang absente Paris. En vacances dans Loire.
— Parbleu !
bougonna Maigret, qui fixa un moment son regard dans le vide, puis se tourna
vers Henry Moers.
» Vous avez des tuyaux sur les
questions d’assurance, vous ?
— Cela
dépend… répondit modestement le jeune homme, qui portait des pince-nez si
serrés que tout son visage en paraissait contracté.
— En 1925,
Gallet avait plus de quarante-cinq ans… Et une maladie de foie !… Combien
croyez-vous qu’il ait dû verser chaque année pour obtenir une assurance vie de
trois cent mille francs ?
Les lèvres de Moers s’agitèrent sans
bruit. Cela ne dura pas deux minutes.
— Vingt
mille francs par an environ ! déclara-t-il enfin. Et encore ! Cela
n’a pas dû être facile de décider une compagnie à accepter le risque !
Ce fut un regard rageur que le
commissaire lança au portrait, qui était toujours sur la cheminée, dans le même
angle qu’autrefois sur le piano de Saint-Fargeau.
— Vingt
mille !… Et il en dépensait à peine deux mille par mois !… Autrement
dit, la moitié à peu près de ce qu’il soutirait péniblement aux partisans des
Bourbons !…
Après le portrait, il fixa le
pantalon noir, informe, luisant avachi aux genoux, qui était détendu sur le
plancher.
Et il évoqua Mme Gallet avec sa robe
de soie mauve, sa bijouterie, sa voix acide.
On se fût presque attendu à l’entendre
dire au portrait : « Tu l’aimais donc tant que ça ? »
Enfin, haussant les épaules, il se
tourna vers le mur éclatant de soleil où, huit jours plus tôt exactement, Emile
Gallet s’était hissé, en manches de chemise, son plastron empesé jaillissant du
gilet.
— Il y a
encore des cendres ! dit-il à Moers avec une certaine lassitude dans la
voix. Tâchez de me trouver autre chose sur ce M. Jacob… Quel est donc le crétin
qui m’a déclaré qu’il ne connaissait que le Jacob de la Bible ?
Un gamin au visage piqueté de taches
de rousseur s’était accoudé à la fenêtre et souriait d’une oreille à l’autre
tandis qu’une voix d’homme ordonnait mollement, de la terrasse :
— Veux-tu
laisser travailler ces messieurs, Emile !…
— Tiens !
Un Emile aussi ! grogna Maigret. Mais du moins est-il bien vivant,
celui-ci ! Tandis que l’autre…
Mais il eut assez d’empire sur
lui-même pour sortir sans regarder la photographie.
VII
L’oreille de Joseph Moers
La température restait caniculaire.
Chaque matin les journaux relataient les méfaits des orages qui éclataient sur
divers coins de la France, mais il n’y en avait pas moins trois semaines qu’à
Sancerre et dans les environs il n’était pas tombé une goutte d’eau.
L’après-midi, la chambre qui avait
été celle d’Emile Gallet recevait en plein les rayons de soleil et devenait
inhabitable.
Moers, pourtant, ce samedi-là, se
contenta d’abaisser devant la fenêtre ouverte le store de toile écrue et, moins
d’une demi-heure après le déjeuner, il était penché sur ses plaques de verre et
ses bouts de papier noirci, travaillant avec une régularité de métronome.
Pendant quelques minutes, Maigret
rôda autour de lui, touchant à tout, traînant les pieds, comme un homme
hésitant. Enfin, il soupira :
— Ecoutez, vieux ! Je n’en
peux plus ! Je vous admire, mais vous ne pesez pas vos deux cent dix
livres… Il faut que j’aille me mettre un moment au frais…
Où se réfugier par cette
chaleur-là ? A la terrasse, il y avait un peu d’air, mais aussi les
pensionnaires et leur marmaille.
Dans le café, c’était bien rare qu’une
demi-heure s’écoulât sans qu’on entendît le heurt énervant des billes de
billard.
Maigret gagna la cour, dont la
moitié recevait de l’ombre, appela une jeune serveuse qui passait.
— Apportez-moi
donc un fauteuil-hamac…
— Vous
voulez vous installer ici ?… Vous aurez tout le bruit des cuisines…
Il aimait mieux cela, et le caquet
des poules par surcroît, que les conversations des gens. Il traîna son fauteuil
près du puits, étala un journal sur son visage pour se protéger des mouches et,
ma foi, il ne tarda pas à être envahi par une voluptueuse somnolence.
Petit à petit, le vacarme des
assiettes qu’on lavait à l’office devenait irréel, et Maigret, engourdi,
échappait à l’emprise obsédante de son mort.
A quel moment exact perçut-il comme
le bruit de deux détonations ? Elles ne parvinrent pas à l’arracher tout à
fait à sa torpeur, parce que aussitôt un rêve s’échafauda dans son esprit,
expliquant ces sons intempestifs.
… Il était assis à la terrasse de
l’hôtel. Tiburce de Saint-Hilaire passait en costume vert bouteille, suivi
d’une douzaine de chiens aux longues oreilles…
— Vous me
demandiez l’autre jour s’il y a du gibier dans la contrée ? disait-il.
… Il épaulait son fusil, tirait au
hasard, et il tombait une nuée de perdrix qui avaient des allures de feuilles mortes…
— Commissaire !…
Vite !…
Il sursauta, vit une fille de salle
devant lui.
— C’est
dans la chambre… Des coups de feu…
Le commissaire eut honte de se
sentir si lourd. Des gens couraient déjà dans l’hôtel et il fut loin
d’atteindre le premier la chambre de Gallet, où il vit Moers debout près de la
table, les deux mains sur le visage.
— Que tout
le monde sorte ! commanda-t-il.
— J’appelle
un médecin ? questionna M. Tardivon. Il y a du sang… Regardez !…
— Oui…
Allez !…
La porte fermée, il marcha droit vers
le jeune homme de l’Identité judiciaire. Il avait des remords.
— Qu’est-ce
que c’est, petit ?…
Il le voyait bien, parbleu, qu’il y
avait du sang ! Du sang partout ! Sur les mains de Moers, sur ses
épaules, sur les plaques de verre et par terre !
— Ce n’est
pas grave, commissaire… L’oreille… Voyez…
Il lâcha un instant le lobe de
l’oreille gauche et aussitôt le sang gicla. Moers était livide. Il essayait
néanmoins de sourire et surtout d’arrêter le mouvement convulsif de ses
mâchoires.
Le store était resté baissé,
tamisant le soleil, donnant une teinte orangée à l’atmosphère.
— Ce n’est
pas dangereux, n’est-ce pas ?… Il n’y a rien pour saigner comme une
oreille…
— Du
calme !… Reprenez votre respiration…
Car le Flamand pouvait à peine
parler, tant ses dents claquaient.
— Je ne
devrais pas me mettre dans cet état… Mais je n’ai pas l’habitude, moi !…
Je venais de me lever pour prendre de nouvelles plaques…
Il tamponnait l’oreille blessée de
son mouchoir sanglant, s’appuyait de l’autre main à la table.
— Tenez !
J’étais juste à cette place… J’ai entendu une détonation… J’ai senti, je le
jure, le déplacement d’air d’une halle, qui a passé si près de mes yeux que
j’ai cru que mon pince-nez était arraché… Je me suis jeté en arrière… Et, au
même moment, tout de suite, en somme, après le premier coup, il y en a eu un
second. J’ai pensé que j’étais mort… Il y avait un vacarme dans ma tête, comme
si mon cerveau se mettait à bouillir…
Il sourit avec moins de contrainte.
— Vous
voyez, ce n’est rien !… Un petit bout d’oreille enlevé… J’aurais dû courir
à la fenêtre… Mais je n’ai pas pu bouger… Il me semblait que d’autres balles
allaient être tirées… Je ne savais pas ce que c’était, auparavant, une balle…
Il dut s’asseoir. Après coup, par
une sorte de choc en retour, de peur rétrospective, ses jambes mollissaient.
— Ne vous
inquiétez pas de moi… Cherchez-le…
Des gouttes de sueur perlèrent
brusquement à son front et Maigret comprit qu’il s’évanouissait, courut à la
porte.
— Patron !…
Occupez-vous de lui… Le docteur ?…
— Il n’est
pas chez lui… Mais voici un de mes pensionnaires qui est infirmier à
l’Hôtel-Dieu…
Maigret écarta le store et enjamba
l’appui de fenêtre, tout en portant machinalement sa pipe non bourrée à sa
bouche. Le chemin des orties était désert, une moitié dans l’ombre, l’autre
moitié vibrante de lumière et de chaleur. Au fond, la grille Louis XIV était
fermée.
Sur le mur blanc, en face de la
chambre, le commissaire ne remarqua rien d’anormal. Quant aux traces de pas,
c’était inutile d’en chercher parmi ces herbes desséchées qui ne gardaient pas
les empreintes tout comme aux endroits où le sol nu était trop pierreux.
Il marcha vers le quai. Une
vingtaine de personnes étaient groupées, hésitant à avancer.
— Quelques-uns
d’entre vous se trouvaient-ils à la terrasse quand on a tiré ?
Plusieurs voix firent :
« Moi ! » Des gens, ravis, sortirent du rang.
— Avez-vous
vu quelqu’un s’engager dans ce chemin ?
— Personne !
Depuis une heure en tout cas… Je n’ai pas bougé, moi ! fit un petit homme
tout maigre, en sweater multicolore… Va près de ta mère, Chariot… J’étais ici,
commissaire… Si l’assassin avait pris le chemin des orties, je l’aurais vu,
fatalement…
— Vous
avez entendu les détonations ?
— Comme
tout le monde… J’ai cru qu’on chassait dans la propriété voisine… J’ai quand
même fait quelques pas…
— Et vous
n’avez vu personne sur le chemin ?
— Personne…
— Vous
n’avez pas regardé derrière chaque tronc d’arbre, bien entendu !
Maigret le fit rapidement, par
acquit de conscience, puis se dirigea vers l’entrée principale du petit
château. Le jardinier poussait dans une allée une brouette de gravier.
— Il n’est
pas ici ?…
— Il doit
être chez le notaire… C’est l’heure où ils font leur partie de cartes…
— Tu l’as
vu partir ?
— Comme je
vous vois ! Il y a bien une heure et demie de ça !
— Et tu
n’as rencontré personne dans le parc ?
— Personne…
Pourquoi ?
— Où
étais-tu il y a dix minutes ?
— Au bord
de l’eau, où je chargeais le gravier…
Maigret le regarda dans les yeux.
L’homme avait l’air sincère, trop bête, par surcroît, pour bien mentir.
Sans s’inquiéter de lui, le
commissaire marcha jusqu’à la barrique dressée contre le mur de clôture, mais
il n’y releva aucun indice du passage de l’assassin.
Il examina la grille rouillée sans
plus de bonheur. Il ne semblait pas qu’elle eût été ouverte depuis que, le
matin, il l’avait lui-même repoussée.
— Et
pourtant on a tiré deux coups de feu !
A l’hôtel, les gens avaient fini par
se rasseoir, mais la conversation était générale.
— Ce ne
sera rien ! dit M. Tardivon, qui vint au-devant du commissaire. J’apprends
à l’instant que le docteur est chez le notaire Petit… Faut-il l’envoyer
chercher ?…
— Où est
la maison du notaire ?
— Sur la
place, à côté du Café du Commerce…
— A qui
est ce vélo ?
— Je ne
sais pas… Vous pouvez le prendre… Vous y allez vous-même ?…
Maigret enfourcha la bicyclette trop
petite pour lui, fit gémir les ressorts de la selle. Cinq minutes plus tard, il
déclenchait un carillon dans une maison vaste, propre et fraîche où une vieille
domestique en tablier à carreaux bleus le regarda à travers un judas.
— Le
docteur est ici ?…
— Pour qui
est-ce ?
Mais une fenêtre entrebâillée
s’ouvrit toute grande. Un personnage jovial, des cartes à la main, se pencha.
— C’est la
femme du garde ?… J’y vais…
— Un
blessé, docteur ! Voulez-vous vous rendre tout de suite à l’Hôtel de la
Loire ?
— Il ne
s’agit plus d’un crime, au moins ?
Trois autres personnages, réunis
autour d’une table où brillaient des verres de cristal, se levèrent. Maigret
reconnut Saint-Hilaire.
— Un
crime, oui !… Allez vite !…
— Mort ?
— Non !
Emportez surtout de quoi faire un pansement…
Maigret ne quittait pas
Saint-Hilaire des yeux. Il constatait que le propriétaire du petit château
était violemment bouleversé.
— Une
question, messieurs…
— Un
instant ! intervint le notaire. Pourquoi ne vous a-t-on pas fait
entrer ?…
La servante, qui avait entendu,
ouvrit enfin la porte. Le commissaire traversa le corridor, pénétra dans le
salon où régnait une bonne odeur de cigare et de vieil alcool.
— Qu’est-il
donc arrivé ? s’informa le maître de maison, qui était un vieillard très
soigné, aux cheveux soyeux, à la peau aussi claire que celle d’un bébé.
Maigret feignit de n’avoir pas
entendu.
— Je
voudrais savoir, messieurs, depuis combien de temps vous jouez.
Le notaire jeta un coup d’œil à la
pendule.
— Une
bonne heure.
— Aucun de
vous n’a quitté cette pièce depuis lors ?
Ils se regardèrent avec étonnement.
— Mais
non ! Nous ne sommes que quatre… Tout juste le nombre nécessaire pour le
bridge…
— Vous en
êtes absolument certain ?…
Saint-Hilaire était cramoisi.
— Qui est
la victime ? questionna-t-il, la gorge sèche.
— Un
employé de l’Identité judiciaire, qui travaillait dans la chambre d’Emile
Gallet… Il s’occupait précisément d’un certain M. Jacob…
— M. Jacob…
répéta le notaire.
— Vous
connaissez quelqu’un de ce nom ?
— Ma foi
non !… Ce doit être un juif…
— J’ai un
service à vous demander, monsieur de Saint-Hilaire… Je voudrais que vous
fassiez l’impossible pour retrouver la clé de la grille… Au besoin, je vous
prêterai des inspecteurs pour fouiller la villa…
Le geste du châtelain, qui avala
d’un trait un verre d’alcool, n’échappa pas à Maigret.
— Je
m’excuse de vous avoir dérangé, messieurs…
— Vous
prendrez bien un verre avec nous, commissaire ?…
— Une
autre fois… Merci…
Il repartit à bicyclette, tourna à
gauche, arriva bientôt devant une maison assez délabrée dont l’écriteau à peine
lisible annonçait : Pension Germain.
C’était pauvre, d’une propreté
douteuse. Un gosse mal lavé se traînait sur le seuil où un chien rongeait un os
ramassé dans la poussière du chemin.
— Mlle
Boursang est ici ?
Une femme, qui tenait un autre bébé
sur le bras, arriva du fond d’une pièce.
— Elle est
sortie, comme chaque après-midi… Mais vous la trouverez sans doute sur la
colline, près du vieux château, car elle a emporté un livre et c’est sa place
favorite.
— Ce
chemin y conduit ?…
— Vous
tournerez à droite après la dernière maison…
A mi-côte, Maigret dut descendre de
machine et pousser son vélo. Il était plus fébrile qu’il l’eût voulu, et cela,
peut-être parce que, une fois de plus, il avait l’impression de faire fausse
route.
— Ce n’est
pas Saint-Hilaire qui a tiré, c’est certain ! Et pourtant…
Le chemin qu’il suivait traversait
une sorte de jardin public. A gauche, sur un terrain en pente, une petite fille
était assise près de trois chèvres enchaînées à des pieux.
La route faisait un coude brusque
et, juste au-dessus de lui, à cent mètres, Maigret vit Eléonore installée sur
un banc, un livre à la main.
Il appela la gamine, qui devait
avoir une douzaine d’années.
— Tu
connais la dame qui est assise là-haut ?
— Oui,
monsieur !
— Elle
vient souvent lire sur ce banc ?
— Oui,
monsieur !
— Tous les
jours ?
— Je crois
que oui, monsieur ! Mais, quand je vais à l’école, je ne la vois pas…
— A quelle
heure es-tu arrivée aujourd’hui ?
— Il y a
longtemps, monsieur ! Je suis partie tout de suite après que j’ai eu mangé…
— Et où
habites-tu ?
— La
maison que vous voyez là-bas…
C’était à un demi-kilomètre :
une maison basse, à moitié ferme.
— La dame
était déjà là ?
— Non,
monsieur !
— Quand est-elle
passée ?
— Je ne
sais pas, monsieur ! Mais il y a bien deux heures…
— Et elle
n’a pas bougé ?
— Non,
monsieur !
— Elle ne
s’est pas promenée sur la route ?
— Non,
monsieur !
— A-t-elle
un vélo ?
— Non,
monsieur !
Maigret tira une pièce de deux francs
de sa poche, la mit dans la main de la fillette qui serra les doigts sans la
regarder et qui resta immobile au milieu du chemin, les yeux tournés vers lui,
tandis qu’il remontait sur sa machine et se dirigeait vers le village.
Il s’arrêta au bureau de poste,
rédigea un télégramme pour Paris :
Désire savoir toute urgence où
était Henry Gallet samedi quinze heures. Maigret. Sancerre.
— Laissez
cela, vieux !
— Vous
m’avez dit vous-même que c’était urgent, commissaire ! D’ailleurs, je ne
sens plus rien !
Brave Moers ! Le médecin lui
avait fait un pansement aussi compliqué et aussi épais que s’il eût reçu six
balles dans la tête. Et le pince-nez aux verres scintillants avait drôle
d’allure au milieu de tout ce linge blanc.
Jusqu’à sept heures du soir, Maigret
ne s’était pas inquiété de lui, sachant que la blessure était sans gravité, et
il le retrouvait maintenant à la même place que le matin, devant ses plaques de
verre, sa bougie et son réchaud à alcool.
— Par
exemple, je ne découvre plus rien concernant M. Jacob. Je viens de reconstituer
une lettre, signée Clément, adressée à je ne sais qui et qui parle d’un cadeau
à offrir à un prince exilé… Il y a deux fois le mot obole et une fois le
mot loyalisme…
— D’un
intérêt secondaire…
Car cela se rapportait évidemment
aux escroqueries de Gallet. L’examen du dossier rose avait renseigné Maigret à
ce sujet, ainsi que quelques coups de téléphone donnés à des châtelains du
Berry et du Cher.
A une époque imprécise, trois ou
quatre ans après son mariage, sans doute, un an ou deux après la mort de son
beau-père, Emile Gallet s’était avisé de se servir des vieilles paperasses du Soleil,
dont il avait hérité.
Tiré à un petit nombre
d’exemplaires, réservé presque exclusivement à de rares abonnés, le journal par
la plume de Préjean, entretenait chez quelques hobereaux de campagne l’espoir
de voir un Bourbon remonter sur le trône de France.
Maigret avait feuilleté la
collection du Soleil et avait remarqué qu’une demi-page était toujours
consacrée à des listes de souscription, tantôt en faveur d’une vieille famille
éprouvée, tantôt pour la caisse de propagande, tantôt encore pour permettre de
fêter dignement un anniversaire.
C’est ce qui avait dû donner l’idée
à Gallet de devenir l’escroc des légitimistes. Il avait leurs adresses, savait
même, par ces listes, dans quelle proportion on pouvait les taper et à quel
sentiment il fallait faire appel pour chacun en particulier.
— C’est la
même écriture que vous retrouvez sur les autres papiers ?
— La même…
Mon maître, le professeur Locard, vous en dirait davantage… Ecriture calme,
appliquée, avec pourtant des signes de fièvre et de découragement dans les fins
de mot… Un graphologue affirmerait sans hésiter que l’homme qui a écrit ces
lettres était malade et le savait…
— Parbleu !
Cela suffit, Moers !… Vous pouvez vous reposer…
Maigret fixait deux trous dans le
store de toile, les deux trous faits par les balles.
— Remettez-vous
un moment à la place où vous étiez tout à l’heure…
Il reconstitua la trajectoire, sans
peine.
— Le même
angle, conclut-il. On a tiré de la même place, au sommet du mur… Mais qu’est-ce
que ce bruit ?…
Il leva le store, vit dans l’allée
le jardinier qui promenait un râteau parmi les hautes herbes et les orties.
— Que
fais-tu là ? lui lança Maigret.
— C’est
mon maître qui m’a dit…
— De
rechercher la clé ?
— Justement !
— Et c’est
lui qui t’a envoyé à cet endroit ?
— Il
cherche aussi, dans le parc… La cuisinière et le valet de chambre fouillent la
maison…
Maigret baissa le store d’un geste
brusque et, à nouveau isolé en compagnie de Moers, siffla :
— Tiens !
Tiens !… Un pari, vieux !… C’est lui qui va retrouver la clé…
— Quelle
clé ?…
— Peu
importe !… Ce serait trop long à expliquer… A quelle heure avez-vous
baissé le store ?
— Tout de
suite en arrivant, vers une heure et demie…
— Et vous
n’avez pas entendu de bruits de pas dans l’allée ?…
— Je n’ai
pas fait attention… J’étais fort absorbé, car le travail auquel je me livrais,
et qui a l’air idiot, est en réalité très délicat…
— Je
sais ! Je sais ! Au fait, à qui ai-je parlé de M. Jacob ?… Au
jardinier, je crois… Et Saint-Hilaire, qui était à la pêche, est rentré pour
déjeuner, s’est habillé et est allé faire sa partie de cartes… Vous êtes sûr
que tous les autres écrits carbonisés sont de la main de M. Clément ?…
— Absolument
certain !
— Donc,
sans intérêt… La seule chose qui compte est cette lettre signée M. Jacob qui
parle de numéraire, de lundi, et qui a tout l’air de réclamer 20,000 francs
pour cette date en menaçant le destinataire de la prison. Le crime a eu lieu
samedi…
Parfois le râteau, dehors, heurtait
une pierre.
— Ce n’est
ni Eléonore ni Saint-Hilaire qui a tiré, mais…
— Par
exemple ! fit soudain la voix du jardinier.
Maigret sourit avec orgueil, alla
lever le store.
— Donnez !
dit-il en tendant la main.
— Si je me
serais attendu à la trouver ici…
— Donnez !
C’était la clé, une énorme clé, d’un
modèle qu’on chercherait en vain ailleurs que chez les antiquaires. Comme la
serrure, elle était rouillée et portait quelques éraflures.
— Tu n’as
qu’à dire à ton maître que tu me l’as remise… Va !…
— C’est
que…
— Va !…
Et Maigret fit tomber le store, jeta
la clé sur la table.
— On
pourrait croire que, votre oreille à part, c’est une journée magnifique, pas
vrai, Moers ?… M. Jacob !… La clé… Les deux coups de feu, et tout le reste !
Eh bien !…
— Un
télégramme ! annonça M. Tardivon.
— Qu’est-ce
que je vous disais, vieux ? acheva le commissaire après y avoir jeté un
coup d’œil. Au lieu d’avancer, on recule. Ecoutez ça :
A
trois heures, Henry Gallet était chez sa mère, à Saint-Fargeau. Y est encore à
six heures.
— Alors ?…
— Alors
rien ! Il ne reste plus que M. Jacob pour avoir tiré sur vous et,
jusqu’ici, M. Jacob est à peu près aussi inconsistant qu’une bulle de savon.
VIII
M. Jacob
— Attends
un moment, Aurore ! Ce n’est pas la peine de te montrer dans un pareil
état…
Et une voix brouillée de
répondre :
— Je n’y
peux rien, Françoise… Cette visite me fait penser à l’autre, que j’ai reçue il
y a huit jours… Et à ce voyage… Tu ne comprends pas…
— Ce que
je ne comprends pas, c’est que tu aies le courage de pleurer un homme pareil,
qui t’a déshonorée, qui t’a menti toute sa vie et dont la seule bonne action a
été de contracter une assurance…
— Tais-toi !…
— Et
encore ! Il te réduisait à une vie presque misérable, en jurant qu’il ne gagnait
que deux mille francs par mois. L’assurance prouve qu’il en gagnait au moins le
double et qu’il te le cachait. Qui sait, dès lors, s’il n’en gagnait pas
davantage encore ? A mon avis, vois-tu, cet homme-là avait deux ménages,
une maîtresse et peut-être des enfants quelque part…
— De
grâce, Françoise !
Maigret était seul dans le petit
salon de Saint-Fargeau où la servante l’avait introduit, oubliant de refermer
la porte, Et deux voix de femmes lui parvenaient de la salle à manger, dont
l’huis, donnant sur le même corridor, était entrouvert également.
Les meubles et les moindres objets
avaient repris leur place et le commissaire ne pouvait regarder la grande table
de chêne sans penser que quelques jours auparavant, recouverte d’un drap noir,
elle supportait un cercueil et des cierges.
L’atmosphère était grise, le temps
était lourd. Un orage avait éclaté pendant la nuit, mais on sentait que le ciel
n’était pas vidé.
— Pourquoi
me taire ? Est-ce que tu crois que cela ne me regarde pas ? Je suis
ta sœur. Jacques est sur le point d’obtenir une grosse situation politique.
Suppose que les gens du pays apprennent que son beau-frère était un
escroc ?…
— Alors,
pourquoi es-tu venue ? Tu es bien restée vingt ans sans…
— Sans te
voir, parce que je ne voulais pas le voir, lui ! Quand tu as voulu te
marier, je ne t’ai pas caché mon opinion, Jacques non plus !… Lorsqu’on
s’appelle Aurore Préjean, qu’on a un beau-frère qui dirige une des plus
importantes tanneries des Vosges et un autre qui sera un jour chef de cabinet d’un
ministre, on n’épouse pas un Emile Gallet !… Rien que le nom, tiens !…
Voyageur de commerce !…
» Je me demande comment notre
père a pu donner son consentement… Ou plutôt, entre nous, je devine ce qui
s’est passé… Dans les derniers temps, père ne voyait qu’une chose : faire
paraître son journal coûte que coûte… Gallet avait un peu d’argent… On l’a
décidé à le mettre dans l’affaire du Soleil…
» Ose dire que ce n’est pas
vrai ! Mais que toi, ma sœur, qui as reçu la même éducation que moi et qui
ressembles à maman, tu aies choisi cet être nul…
» Ne me regarde pas
ainsi ! Je veux seulement te faire comprendre que tu n’as pas à pleurer…
Est-ce que tu as été heureuse avec lui ?… Franchement !…
— Je ne
sais pas… Je ne sais plus…
— Avoue
que tu avais plus d’ambition que cela !
— J’espérais
toujours qu’il tenterait quelque chose… Je l’y poussais…
— Autant
pousser un caillou ! Et tu t’es résignée !… Tu ne savais même pas que
tu ne serais pas dans la misère le jour de sa mort… Car, sans l’assurance…
— Il y a
pensé, lui ! dit lentement Mme Gallet.
— Il
n’aurait plus manqué que cela !… A t’écouter, je finirais par croire que
tu l’aimais…
— Tais-toi…
Le commissaire pourrait nous entendre… Il faut que je le reçoive…
— Comment
est-il ?… Je t’accompagne car, dans l’état où tu es, cela vaut mieux… Mais
je t’en prie, Aurore, n’aie pas cet air abattu !… Le commissaire se
figurerait que tu étais son complice, que tu es triste, que tu as peur…
Maigret eut juste le temps de faire
un pas en arrière. Les deux femmes entraient par la porte de communication, pas
tout à fait telles, pourtant, qu’à travers la conversation qu’il venait de
surprendre il les avait imaginées.
Mme Gallet était presque aussi
distante que lors de leur première entrevue. Quant à sa sœur, plus jeune de
deux ou trois ans, les cheveux oxygénés, le visage fardé, elle donnait
l’impression d’avoir à la fois plus de nerf et de prétention.
— Vous
avez du nouveau, commissaire ? questionna la veuve avec lassitude.
Asseyez-vous, je vous en prie… Je vous présente ma sœur, qui est arrivée hier
d’Epinal…
— Où son
mari est tanneur, je pense ?
— Propriétaire
de tanneries ! rectifia Françoise d’une voix sèche.
— Madame
n’était pas aux obsèques, n’est-ce pas ? Et voilà trois jours que les
journaux ont annoncé que vous bénéficiez d’une assurance vie de trois cent
mille francs…
Il parlait lentement, en regardant à
droite et à gauche avec une balourdise apparente. Il était venu à Saint-Fargeau
sans motif précis, pour renifler à nouveau l’atmosphère et remettre au point
l’image du mort.
Il n’eût pas été fâché, pourtant, de
rencontrer Henry Gallet.
— Je
voudrais vous poser une question ! dit-il sans se tourner vers les deux
femmes. Votre mari devait savoir que votre mariage avec lui vous mettait au ban
de votre famille…
Ce fut Françoise qui répondit.
— C’est
faux, commissaire ! Les premiers temps, nous l’avons accueilli. Plusieurs
fois même, mon mari lui a conseillé de chercher une autre situation, lui a
proposé de l’aider… Ce n’est que quand nous avons vu qu’il resterait toute sa
vie un être subalterne, incapable d’effort, que nous l’avons évité… Il nous
aurait fait du tort…
— Et vous,
madame ? dit doucement Maigret en se tournant vers Mme Gallet. Vous l’avez
poussé à changer de profession ? Vous lui avez fait des reproches ?
— Il me
semble que ceci appartient au domaine de la vie privée ! Etait-ce mon
droit ?
A l’entendre tout à l’heure à
travers la porte, Maigret avait pu se figurer une femme que la douleur rendait
plus humaine et qui avait abandonné cette dignité méprisante qu’il retrouvait
ni plus ni moins vivace qu’au premier jour.
— Votre
fils s’entendait-il avec son père ?
La sœur intervint encore.
— Henry,
lui, arrivera à quelque chose ! C’est un Préjean, bien que physiquement il
ressemble à son père ! Et il a bien fait en fuyant cette atmosphère quand
il en a eu l’âge… Dès ce matin, il a repris son travail, malgré sa crise
hépatique de la nuit dernière.
Maigret regardait la table, essayait
de situer Emile Gallet à une place quelconque de ce salon, mais il n’y
parvenait pas, peut-être parce que les habitants de la villa n’y mettaient les
pieds que quand ils recevaient quelqu’un.
— Vous
aviez une communication à me faire, commissaire ?
— Non !…
Je vous laisse, mesdames, en m’excusant de vous avoir dérangées… Pourtant… Oui,
une question : avez-vous une photo représentant votre mari en
Indochine ?… Car il y a vécu avant son mariage, je crois ?
— Je n’ai
pas de photographie… Mon mari ne parlait presque jamais de cette période de sa
vie…
— Savez-vous
quelles études il avait faites ?
— Il était
très instruit… Je me souviens qu’avec mon père il discutait souvent des auteurs
latins…
— Mais
vous ignorez dans quel lycée il a passé sa jeunesse ?
— Tout ce
que je sais, c’est qu’il était originaire de Nantes…
— Je vous
remercie ! Et je vous demande pardon, une fois de plus…
Il chercha son chapeau, gagna le
corridor à reculons, sans pouvoir définir l’angoisse imprécise qu’il ressentait
chaque fois qu’il mettait les pieds dans la maison.
— J’espère
que mon nom ne sera pas donné en pâture aux journaux, commissaire !…
prononça Françoise sur un ton qui ne manquait pas d’impertinence. Vous savez
peut-être que mon mari est conseiller général… Il a beaucoup d’influence dans
les milieux gouvernementaux et, comme vous êtes fonctionnaire…
Il n’eut pas le courage de
répliquer. Il se contenta de la regarder au milieu du front, puis de saluer en
soupirant.
Comme il traversait le jardin
minuscule, escorté par la servante aux yeux bigles, il balbutia, rêveur :
— Mon
pauvre Gallet !…
Il ne fit que passer au quai des Orfèvres
pour prendre son courrier, qui ne contenait rien concernant l’affaire. En
sortant, il se dirigea à tout hasard vers le magasin de l’armurier qui avait
examiné la balle retirée du crâne du mort ainsi que les deux balles dont Moers
avait été la cible.
— Vous
avez terminé l’expertise ?
— A
l’instant, oui ! J’allais rédiger le rapport ! Les trois balles ont
été tirées avec la même arme, cela ne fait aucun doute ! Un revolver
automatique de précision, de modèle courant, sortant sans doute de la fabrique nationale
de Herstal.
Maigret était morne. Il serra la
main de l’armurier, monta dans un taxi.
— Rue
Clignancourt…
— Quel
numéro ?
— Déposez-moi
à un des bouts de la rue, n’importe lequel !
Et, chemin faisant, il s’efforçait
de chasser le souvenir gluant de la villa de Saint-Fargeau, d’échapper à la
hantise de la conversation des deux sœurs pour n’examiner que les données
positives du problème.
Mais, dès qu’il avait enchaîné
quelques idées simples, il revoyait cette Françoise, dont le mari était
conseiller général – elle n’avait pas omis de le dire, non ! –
et qui était accourue aux Marguerites lorsqu’elle avait appris que Mme
Gallet était riche de trois cent mille francs.
— Il
faisait du tort à la famille…
Et, dans les débuts du mariage, on
avait bousculé Emile Gallet, pour bien lui mettre dans la tête qu’il avait à
faire honneur aux Préjean, comme les autres gendres !
Un représentant en articles pour
cadeaux !…
— Et il a
eu le courage de signer cette assurance vie, de payer la prime cinq années
durant ! s’extasiait Maigret, troublé, attiré et rebuté à la fois par la
physionomie complexe de son mort. Est-ce qu’il aimait donc sa femme, qui avait
dû lui reprocher plus d’une fois, elle aussi, l’humilité de sa condition ?
Drôle de ménage ! Drôles de
vies ! Un instant Maigret n’avait-il pas senti, malgré tout, une réelle
affection chez Mme Gallet ?
A travers la porte, soit !
Quand elle avait été devant lui, c’était fini ! Elle était redevenue la
petite-bourgeoise désagréable et prétentieuse qui l’avait accueilli la première
fois, et qui était bien la sœur de Françoise.
Et ce Henry qui, en premier
communiant, avait déjà une tête de travers, un regard réfléchi et soupçonneux
et qui, à vingt-deux ans, n’épousait pas Eléonore par crainte de perdre la
rente qu’elle pourrait toucher de son premier mari ! Il avait eu une crise
hépatique et il n’en avait pas moins repris son travail !
Il se mit à pleuvoir. Le chauffeur
rangea sa voiture au bord du trottoir pour relever la capote.
— Les
trois balles sortent du même revolver. D’où il semble découler qu’elles ont été
tirées par le même homme ! Or, ni Henry, ni Eléonore, ni Saint-Hilaire
n’ont pu tirer les deux derniers coups de feu !
» Un vagabond non plus !
Un vagabond ne tue pas pour tuer. Il vole.
Et rien n’avait été volé.
Le piétinement de l’enquête, qui
tournait en rond autour de la figure terne et mélancolique du mort, devenait
écœurant et ce fut d’un air bourru que Maigret entra dans la première loge de
concierge de la rue Clignancourt.
— Vous
connaissez un M. Jacob ?
— Qu’est-ce
qu’il fait ?
— Je ne
sais pas ! En tout cas, il reçoit des lettres à ce nom-là…
La pluie tombait toujours, fluide,
abondante, mais le commissaire s’en félicitait plutôt, parce que, dans cette
atmosphère, la rue populeuse, aux boutiques étroites, aux maisons pauvres,
s’harmonisait davantage avec son état d’esprit.
Ces pérégrinations de maison en
maison auraient pu être confiées à un sous-ordre quelconque, mais Maigret
répugnait, il n’eût pu dire lui-même pourquoi, à mêler un collègue à cette
affaire.
— M.
Jacob ?
— Ce n’est
pas ici… Voyez donc à côté, où il y a des juifs…
Il avait entrouvert cent loges ou
passé la tête à travers des guichets vitrés, questionné cent concierges, quand
une grosse femme aux cheveux filasse le regarda d’un air soupçonneux.
— Qu’est-ce
que vous lui voulez, à M. Jacob ?… Vous êtes de la police, pas vrai ?
— Brigade
mobile, oui ! Il est chez lui ?
— Vous ne
voudriez pas qu’il y soit à cette heure-ci !
— Où
pourrais-je le trouver ?
— A sa
place, tiens ! Au coin de la rue Clignancourt et du boulevard Rochechouart…
Mais vous n’allez pas l’embêter, au moins ?… Un pauvre vieux qui n’a
sûrement jamais rien fait de mal !… Est-ce que, des fois, il n’aurait pas
l’autorisation ?
— Il
reçoit beaucoup de courrier ?
La concierge fronça les sourcils.
— C’est à
cause de ça ! dit-elle. Je m’en doutais, que c’était une histoire pas
nette ! Vous devez savoir aussi bien que moi qu’il recevait tout juste une
lettre tous les deux ou trois mois…
— Recommandée ?
— Non !
Plutôt un petit paquet qu’une lettre.
— Avec des
billets de banque, n’est-ce pas ?
— Je n’en
sais rien ! répliqua-t-elle sèchement.
— Mais
si ! Mais si ! Vous avez tâté les enveloppes et vous avez eu l’idée,
vous aussi, que c’étaient des billets de banque…
— Et quand
ça serait ?… Ce n’est toujours pas M. Jacob qui les faisait sauter, les
billets de banque !…
— Où est
sa chambre ?
— Sa
mansarde, voulez-vous dire ? Tout au-dessus ! Même qu’il a assez dur
de remonter tous les soirs chez lui, avec ses béquilles.
— Personne
n’est jamais venu le demander ?
— Il y a
peut-être trois ans… Un monsieur avec une barbiche qui avait l’air d’un curé en
civil… Je lui ai répondu comme à vous…
— M. Jacob
recevait déjà des lettres ?
— Il
venait d’en recevoir une.
— Cet
homme portait une jaquette ?
— Il était
tout en noir, comme un curé !
— M. Jacob
ne reçoit jamais de visites ?
— Rien que
sa fille, qui est femme de chambre dans un meublé de la rue Lepic et qui va
avoir un enfant…
— Quelle
est sa profession ?
— Comment ?
Vous ne savez pas ? Et vous êtes de la police ? Est-ce que des fois
vous vous moqueriez de moi ? M. Jacob ! le plus vieux marchand de
journaux du quartier, aussi connu que qui dirait Mathusalem…
Maigret s’arrêta, au coin de la rue
Clignancourt et du boulevard Rochechouart, devant un bar qui s’intitule Au
Couchant. Au bout de la terrasse, il y avait un marchand de cacahuètes et
d’amandes grillées qui, l’hiver, devait vendre des marrons.
Côté Clignancourt, un petit vieux
était assis sur un tabouret et répétait d’une voix rauque qui se perdait dans
le brouhaha du carrefour :
— Intran… Liberté… Presse… Paris-Soir… Intran…
Une paire de béquilles était posée
contre la devanture et, si un des pieds de l’homme était chaussé de cuir,
l’autre ne portait qu’une pantoufle difforme.
A la vue du marchand de journaux,
Maigret comprit que M. Jacob n’était pas un nom, mais un sobriquet, car le
vieillard avait une barbe longue, partagée en deux mèches pointues, surmontée
d’un nez recourbé comme on en voit sur les pipes en terre qu’on appelle
habituellement des Jacob.
Le commissaire se souvenait des
quelques mots de la lettre que Moers avait pu reconstituer : vingt
mille… numéraire… lundi…
Et, brusquement, il questionna en se
penchant sur le boiteux :
— Vous
avez le dernier envoi ?
M. Jacob leva la tête, ferma ses paupières
rougeâtres à plusieurs reprises.
— Qui
êtes-vous ? questionna-t-il enfin en tendant l’Intransigeant à un
acheteur et en cherchant de la monnaie dans une sébile de buis.
— Police
judiciaire !… Causons gentiment, sinon je serais forcé de vous emmener…
L’affaire est mauvaise…
— Après ?…
— Vous
avez une machine à écrire ?
Le vieux ricana, cracha cette fois
un bout de cigarette mâché, dont il avait toute une collection devant lui.
— Pas la
peine de jouer au plus malin ! grasseya-t-il. Vous savez bien que ce n’est
pas moi… N’empêche que j’aurais mieux fait de me tenir peinard… Pour ce que ça
me rapporte !
— Combien ?
— Elle me
donnait cent sous par lettre… Alors, c’est une affaire à la noix ?
— Une
affaire à conduire son monde en Cour d’assises…
— Non !…
C’étaient donc bien des billets de mille ?… Je n’en étais pas sûr… Je
tâtais les enveloppes et ça faisait un bruit soyeux… J’ai essayé de voir par
transparence, mais le papier était trop épais…
— Qu’est-ce
que vous en faisiez ?
— Je les
apportais ici… J’avais même pas besoin de prévenir… Vers les cinq heures,
j’étais sûr de voir arriver la petite dame qui me prenait l’Intran,
mettait les cent sous dans la soucoupe et glissait le paquet dans son sac…
— Une
petite brune ?
— Pas du
tout ! Une grande blonde ! Tirant un peu sur le roux ! Bien
nippée, ma foi !… Elle sortait du métro…
— Quand
vous a-t-elle demandé pour la première fois de lui rendre ce service ?…
— Il y a
presque trois ans… Attendez !
» Ma fille venait d’avoir son
premier enfant et de le conduire chez une nourrice, à Villeneuve-Saint-Georges…
Oui ! Ça fait un peu moins de trois ans… Il était tard… J’avais rangé la
marchandise et j’allais la hisser sur mon dos… Elle m’a demandé si j’avais un
domicile et si je ne pourrais pas l’aider… Vous savez, sur la Butte, on en voit
de toutes les couleurs…
» S’agissait de recevoir des
lettres à mon nom, de ne pas les ouvrir et de les apporter ici l’après-midi…
— C’est
vous qui avez fixé le prix de cinq francs ?
— C’est
elle… Je lui ai fait remarquer en rigolant que ça valait plus cher, au prix où
est le litre de rouge, mais elle s’est dirigée vers le marchand de
cacahuètes !… Un Algérien !… Des gens qui travaillent pour
rien !… J’ai dit oui…
— Vous ne
savez pas où elle habite ?
M. Jacob cligna de l’œil.
— Bien malin
si vous mettez la main dessus, quoique vous soyez de la police ! Il y en a
déjà un qui a essayé de savoir, les premiers temps. Ma concierge lui avait
seulement dit que je vendais mes journaux à cette place-ci. Elle me l’a décrit
et j’ai pensé que c’était le père de la jeune dame.
» Il a commencé par rôder, sans
me parler, les jours où il y avait un paquet. Tenez ! Il se cachait là,
derrière l’étalage du fruitier. Puis il galopait à sa suite…
» Mais rien à faire ! Il a
fini par venir me trouver et par m’offrir mille francs pour que je lui donne
l’adresse de la personne. Il ne voulait pas croire que je ne la connaissais pas
plus que lui. Il paraît qu’elle lui a fait prendre je ne sais combien de métros
et d’autobus avant de le semer devant un immeuble à deux issues.
» Un bonhomme pas rigolo,
d’ailleurs. J’ai compris que ce n’était pas son père…
» Il a encore tenté sa chance
deux fois. J’avais cru devoir prévenir ma cliente et j’ai dans l’idée qu’elle
lui a mis quelques kilomètres dans les jambes, car il n’y a pas repiqué.
» Eh bien ! Savez-vous ce
que ça m’a rapporté en plus, au lieu des mille francs de l’homme ? Un
louis ! Et encore, j’ai dû prétendre que je n’avais pas de monnaie, sinon
je n’aurais eu que dix francs, et elle est partie en grommelant quelque chose
de pas poli que je n’ai pas compris… Une fine mouche ! Mais d’un
rat !…
— Quand
est arrivée la dernière lettre ?
— Il y a
bien trois mois… Vous devriez vous ranger un peu, rapport aux clients qui ne
voient plus les journaux… C’est tout ce qu’il y a pour votre service ?…
Avouez que je suis un bon type et que je n’ai pas essayé de vous avoir…
Maigret jeta vingt francs dans la
sébile, esquissa un vague salut, s’en alla d’un air rêveur.
En passant devant la bouche du
métro, il eut une moue de dégoût à l’idée d’Eléonore Boursang s’éloignant avec
une enveloppe contenant quelques billets de mille après avoir jeté cinq francs
au vieux Jacob, empruntant dix lignes de métro et d’autobus, tranquillement, et
ayant soin par surcroît de traverser une maison à deux issues avant de rentrer
chez elle.
Quel rapport cela pouvait-il avoir
avec Emile Gallet retirant sa jaquette et s’obstinant à grimper au faîte d’un
mur haut de trois mètres ?
M. Jacob, sur qui Maigret avait
fondé son dernier espoir, s’évanouissait.
Il n’y avait pas de M. Jacob !
Fallait-il croire qu’à sa place il y
avait un couple Henry Gallet et Eléonore Boursang, qui avait surpris le secret
du père, qui faisait chanter celui-ci ?
Eléonore et Henry qui n’avaient pas
tué !
Saint-Hilaire n’avait pas tué non plus,
en dépit de ses contradictions, de la grille ouverte et de la clé qu’il
avait jetée lui-même dans le chemin des orties et qu’il avait fait retrouver
par son jardinier après que le commissaire lui eut déclaré qu’il mettrait la
main dessus coûte que coûte !
N’empêche que deux balles avaient
été tirées dans la direction de Moers et qu’Emile Gallet, dont la belle-sœur
disait qu’il faisait du tort à toute la famille, avait été assassiné !
A Saint-Fargeau, on se consolait en
l’accablant, en soulignant la médiocrité de sa personnalité et de sa vie et en
considérant que sa mort, en somme, rapportait trois cent mille francs.
Henry s’était remis le matin même à
placer des titres pour le compte de la Banque Sovrinos et à faire valoir ses
cent mille francs d’économies qui devaient en devenir cinq cent mille pour lui
permettre d’aller vivre à la campagne avec Eléonore !
Celle-ci, enfin, aussi calme qu’elle
l’était quand elle troquait l’enveloppe du marchand de journaux contre une
coupure de cinq francs, épiait, à Sancerre, les faits et gestes de Maigret,
venait, le front serein, le regard pur, raconter sa vie au commissaire !
Et Saint-Hilaire jouait aux cartes
chez le notaire !
Il n’y avait qu’Emile Gallet à
n’être plus là ! Il était solidement enfermé dans un cercueil, lui, avec
sa joue arrachée par la balle, triturée par le médecin légiste aux sept
invités, son cœur perforé et ses yeux gris dont personne n’avait pensé à clore
les paupières !
— Dernière allée à gauche, près
du monument en marbre rose de l’ancien maire ! disait le bedeau qui
faisait office de gardien de cimetière.
Et l’entrepreneur des pompes
funèbres de Corbeil se grattait la tête devant une commande qui
spécifiait : « Une pierre très simple, sobre de lignes, de goût, pas
trop coûteuse mais distinguée. »
Maigret en avait vu d’autres. Et
pourtant il s’efforça de penser qu’une femme grande, aux cheveux tirant sur le
roux, n’était pas nécessairement Eléonore Boursang et que, fût-elle la cliente
de M. Jacob, rien ne prouvait que Henry était son complice.
— Le plus
simple est de soumettre son portrait au vieux !
C’est pourquoi il se fit conduire
rue de Turenne, où il était à peu près certain de trouver une photographie de
la jeune femme dans son appartement.
— Mme
Boursang est absente. Mais M. Henry est là-haut ! dit la concierge.
Le soir tombait. Maigret heurta les
murs de l’étroit escalier, ouvrit sans frapper la porte qu’on lui avait
désignée.
Henry Gallet, penché sur la table,
ficelait un paquet assez volumineux. Il sursauta, parvint à reprendre son sang-froid
en reconnaissant le commissaire.
Néanmoins, il ne put rien dire. Ses
dents devaient être douloureuses à force d’être serrées. Le changement qui
s’était produit en lui en une semaine était effrayant. Les joues étaient
creuses. Les pommettes saillaient. Le teint, surtout, était d’une affreuse
teinte plombée.
— Il
paraît que vous avez eu la nuit dernière une terrible crise de foie ! dit
Maigret avec une férocité non voulue. Bougez-vous…
Le paquet avait la forme d’une
machine à écrire. Le policier arracha le papier gris, chercha une feuille
blanche dans sa poche, tapa quelques mots au hasard et glissa le papier dans
son portefeuille.
Un instant, le bruit de la machine
avait rompu le silence dans le logement où des housses recouvraient les meubles
et où, pour les vacances, on avait collé des journaux sur les vitres.
Henry, accoudé à une commode,
regardait par terre, les nerfs tellement tendus qu’il faisait mal à voir.
Et Maigret, lourd, implacable,
poursuivait sa tâche, ouvrait les tiroirs, bousculait leur contenu. Il finit
par mettre la main sur un portrait d’Eléonore.
Alors, prêt à partir, le chapeau
rejeté en arrière sur la nuque, la photographie à la main, il s’arrêta un
moment devant le jeune homme qu’il regarda des pieds à la tête.
— Vous
n’avez rien à me dire ?
Henry avala d’abord sa salive, put
émettre enfin :
— Rien !
Maigret eut soin de n’arriver rue
Clignancourt, où M. Jacob était toujours installé devant ses journaux, qu’une
heure plus tard.
Voulait-il une preuve de plus ?
Avant même d’être à hauteur du vieillard, il distingua le visage long et
décoloré de Henry Gallet derrière la vitre d’un bistrot.
L’instant d’après, M. Jacob
affirmait :
— C’est
bien elle ! Pas de doute ! Elle est faite !…
Maigret s’en alla sans rien dire,
jeta un coup d’œil hargneux au bistrot. Il aurait pu y entrer, flanquer à Henry
une nouvelle crise hépatique rien qu’en lui posant la main sur l’épaule.
— N’empêche
qu’ils ne l’ont pas tué !
Il traversa une demi-heure plus tard
les locaux de la Préfecture sans saluer personne, trouva sur son bureau une
lettre du contrôleur des contributions indirectes de Nevers.
IX
Un mariage pour rire
— Si vous
voulez vous donner la peine de passer discrètement à mon domicile particulier,
17, rue Creuse, à Nevers, je vous donnerai sur Emile Gallet des renseignements
qui vous intéresseront au plus haut point.
Maigret était rue Creuse. Il avait
devant lui, dans un salon rouge et noir, le contrôleur des contributions
indirectes, qui l’avait introduit lui-même avec des airs de conspirateur.
— J’ai éloigné
la servante ! Vous comprenez, cela vaut mieux ! Et, pour les gens qui
pourraient vous avoir vu entrer, vous êtes mon cousin de Beaucaire…
Etaient-ce des œillades qu’il
lançait à Maigret pour souligner chacune de ses paroles ? En tout cas, au
lieu de fermer un œil, il les fermait tous les deux, très vite, ce qui
finissait par avoir l’air d’un tic nerveux.
— Vous
êtes un ancien colonial aussi ?… Non ?… J’aurais cru… C’est dommage,
car vous auriez mieux compris…
Et ses paupières de s’abaisser et de
se relever sans cesse, tandis que sa voix devenait de plus en plus
confidentielle et que son expression de physionomie était à la fois malicieuse
et effrayée.
— J’ai dix
ans d’Indochine, moi, au temps où Saigon n’avait pas encore des grands
boulevards comme Paris… C’est là que j’ai connu Gallet…
» Et ce qui m’a mis sur la
voie, c’est le coup de couteau… Vous saisirez tout à l’heure…
» Vous n’avez rien trouvé, je
parie !… Vous ne trouverez rien, parce que c’est une histoire qu’un
colonial seul peut comprendre ! Et encore ! Un colonial qui a assisté
à la chose…
Maigret avait déjà catalogué le
contrôleur ; il savait qu’avec cette sorte d’hommes il faut prendre son
mal en patience, se garder d’interrompre, approuver de la tête, ce qui est
encore le seul moyen de gagner du temps !
— Un
fameux luron, notre Gallet !… Il était quelque chose comme clerc de
notaire chez un homme qui a fait son chemin depuis, puisqu’il est devenu
sénateur… Un sportif enragé !… Ne s’est-il pas mis en tête de former une
équipe de football ?… Il nous avait enrégimentés tous, de force, mais
comme il n’existait pas d’autre équipe pour nous servir de partenaire…
Bref !…
» Il aimait encore mieux les
femmes que le football… Et, là-bas, ce ne sont pas les occasions qui manquent…
Un joyeux drille !… Les tours qu’il a pu leur jouer…
» Vous permettez ?…
Il se dirigea à pas feutrés vers la
porte, l’ouvrit brusquement pour s’assurer qu’il n’y avait personne derrière.
— Voilà…
Une fois, il a été trop fort et je ne suis pas fier d’avoir joué, sans
emballement d’ailleurs, le rôle de complice… Un planteur venait d’importer deux
ou trois cents travailleurs malais… Dans le tas, il y avait des femmes et des
enfants… Entre autres une petite créature qu’on eût dite taillée dans de
l’ambre… Je ne sais plus son nom…
» Par contre, je me souviens
que je terminais la lecture d’un bouquin de Stevenson sur les indigènes du
Pacifique et que j’en avais parlé à Gallet… Il y est question d’un Blanc qui,
pour s’offrir une indigène farouche, organise un mariage à la noix…
» Voilà mon Emile
emballé ! En ce temps-là, les Malais ne savaient pas encore lire, surtout
les pauvres types qu’on véhiculait comme des bestiaux…
» Gallet, donc, va faire sa
demande au papa de la petite… Il affuble sa future belle-famille de vêtements
ridicules, constitue tout un cortège qui s’amène dans une bicoque que nous
avions repérée…
» Le copain qui jouait le maire
est mort à l’heure qu’il est. Mais on en retrouverait d’autres qui ont
participé à la farce… Car Gallet était un sacré farceur !… Il n’avait rien
négligé pour que ce fût du plus haut comique…
» Les discours étaient à se
rouler par terre et l’acte de mariage, qu’on remit solennellement à la gamine,
loufoque d’un bout à l’autre…
» Des blagues énormes, où l’on
se payait la tête de la famille, des témoins et du reste…
Le contrôleur des contributions se
tut un moment, le temps de donner plus de gravité à son visage.
— Voilà ! conclut-il,
Gallet a vécu avec elle comme mari et femme pendant trois ou quatre mois… Puis
il est rentré en France et, bien entendu, il a laissé là sa fausse épouse…
» Nous étions encore jeunes,
sinon nous n’aurions pas tant rigolé, car les Malais ne pardonnent pas…
» Vous ne les connaissez pas,
commissaire… La petite a attendu longtemps le retour de son mari… J’ignore ce
qui lui est arrivé par la suite, mais, quelques années après, je l’ai
rencontrée, vieillie, dans un vilain quartier de Saigon…
» Quand j’ai lu le nom de
Gallet dans le journal de Nevers… Remarquez que, depuis vingt-cinq ans, je ne
l’ai pas revu ! Je n’ai même pas entendu parler de lui…
» Seulement ce coup de couteau,
n’est-ce pas ?… Vous devinez maintenant ?… Une vengeance, c’est
clair !… Ces Malais feraient le tour du monde pour se venger… Et ils ont
l’habitude du poignard…
» Supposons un frère, ou même
un fils de la petite… Plus civilisé… Il a commencé par se servir d’un revolver,
parce que c’est pratique… Puis l’instinct a pris le dessus…
Maigret, l’œil morne, attendait,
écoutant d’une oreille distraite ce verbiage qu’il était inutile d’interrompre.
D’habitude, dans une affaire criminelle, il y a cent témoins du calibre du
contrôleur. Si, cette fois, il ne s’en était présenté qu’un, on le devait au
fait que les journaux de Paris avaient relaté le drame en quelques lignes.
— Vous y
êtes, commissaire ?… Vous n’auriez pas deviné, hein ?… J’ai préféré
vous demander de venir ici, car, si l’assassin savait que j’ai parlé…
— Vous
disiez que Gallet jouait au football ?
— Un
joueur enragé ! Et un fameux luron !… Le compagnon le plus drôle
qu’on puisse trouver… Il était capable de raconter des histoires comiques
pendant une soirée entière sans vous laisser reprendre haleine.
— Pourquoi
a-t-il quitté l’Indochine ?
— Il
disait qu’il avait son idée et qu’il n’était pas né pour vivre avec moins de
cent mille francs de rente… C’était avant la guerre… Cent mille francs de
rente !… Vous voyez ça !… On se moquait de lui, mais il restait
sérieux comme un pape…
» — On verra ! On
verra !… ricanait-il.
» Ses cent mille francs, il ne
les a pas eus, pas vrai ?… Moi, ce sont les fièvres qui m’ont chassé
d’Asie… Maintenant encore, j’ai mes crises… Vous prendrez bien quelque chose,
commissaire ?… Je vous servirai moi-même, car j’ai envoyé la servante hors
de la ville pour tout l’après-midi…
Non ! Maigret n’avait pas le
courage de prendre quelque chose, ni de subir encore les naïves œillades du
contrôleur lancé dans son histoire de vengeur malais !
C’est à peine s’il put remercier,
sourire. Un pâle sourire de politesse !
Deux heures plus tard, il descendait
du train à la gare de Tracy-Sancerre, où il avait déjà ses habitudes. Et tout
en suivant le chemin qui conduit à l’Hôtel de la Loire, il soliloquait :
— Supposons
que nous soyons le samedi 25 juin… Je suis, moi, Emile Gallet… La chaleur est
étouffante… Mon foie me fait souffrir… Et j’ai en poche une lettre de M. Jacob
qui menace de tout révéler à la police si je ne lui verse pas lundi vingt mille
francs en numéraire…
» Les légitimistes ne
rapportent jamais vingt mille francs à la fois… La moyenne des sommes qu’il est
possible de leur soutirer oscille entre deux cents et six cents francs…
Rarement mille !…
» A l’Hôtel de la Loire, je
demande une chambre donnant sur la cour…
» Pourquoi sur la cour ?…
Est-ce parce que j’ai peur d’être assassiné ?… Par qui ?…
Il marchait tête basse, à pas lents,
faisait de réels efforts pour se mettre dans la peau du mort.
— Est-ce
que je sais qui est en réalité M. Jacob ?… Il y a trois ans qu’il me
faisait chanter, trois ans que je paie… J’ai questionné le marchand de journaux
au coin de la rue Clignancourt… J’ai suivi une jeune femme blonde qui m’a
laissé en panne devant un immeuble à deux issues…
» Impossible de soupçonner
Henry, dont j’ignore la liaison… Et j’ignore qu’il a déjà amassé cent mille
francs, qu’il lui en faut cinq cent mille pour aller vivre dans le Midi… M.
Jacob reste donc une entité terrible embusquée derrière la silhouette du vieux
camelot…
Il esquissa un geste semblable à
celui d’un instituteur qui, d’un coup de chiffon, efface le problème écrit sur
le tableau noir.
Il eût voulu oublier toutes les données,
recommencer l’enquête depuis A jusqu’à Z.
— Emile
Gallet était un gai luron ! Il forçait ses camarades à former une équipe
de football…
Il passa devant l’hôtel sans y
entrer, sonna à la grande entrée de la propriété Saint-Hilaire. M. Tardivon,
qui était sur le seuil et que Maigret n’avait pas salué, le suivait des yeux
avec réprobation.
Le commissaire dut attendre assez
longtemps sur la route. Enfin un valet de chambre vint lui ouvrir et Maigret
demanda à brûle-pourpoint :
— Depuis
quand êtes-vous dans la maison ?
— Un an…
Mais… c’est M. de Saint-Hilaire que vous voulez voir ?
Celui-ci, d’une fenêtre du
rez-de-chaussée, adressait un signe amical à Maigret.
— Alors ?…
Cette clé ?… On l’a quand même eue !… Vous entrez un moment ?…
Et l’enquête ?…
— Depuis
combien de temps le jardinier est-il à votre service ?
— Trois ou
quatre ans… Vous n’entrez pas ?…
Le châtelain était frappé, lui
aussi, par le changement qui s’était produit chez Maigret, qui avait les traits
durs, les sourcils froncés et, dans le regard, une expression inquiétante de
lassitude et de méchanceté.
— Je fais
monter une bouteille et…
— Qu’est
devenu l’ancien jardinier ?…
— Il est
bistrot, à un kilomètre d’ici, sur la route de Saint-Thibaut… Une vieille
canaille, qui a fait sa pelote chez moi avant de s’installer à son compte…
— Merci…
— Vous
partez ?…
— Je
reviendrai…
Il disait cela comme sans y penser
et, préoccupé, il regagna la poterne, s’éloigna dans la direction de la
grand-route.
— Il lui
fallait vingt mille francs tout de suite !… Il n’a pas cherché à se
procurer cette somme chez ses victimes habituelles, c’est-à-dire chez les
châtelains des environs… Il n’a rendu visite qu’à Saint-Hilaire… Deux fois
dans la même journée !… Puis il a grimpé sur le mur !…
Il s’interrompit lui-même par un
juron.
— Sacrebleu
de sacrebleu ! Mais pourquoi, dans ce cas, a-t-il demandé une chambre donnant
sur la cour ?… S’il l’avait obtenue, il n’eût pas pu monter sur le mur…
L’auberge de l’ancien jardinier se
dressait près d’une écluse du canal latéral à la Loire et grouillait de
mariniers.
— Un
renseignement, s’il vous plaît… Police… C’est à propos du crime de Sancerre…
Vous souvenez-vous d’avoir vu Emile Gallet chez votre ancien patron, dans le
temps ?…
— Vous
voulez parler de M. Clément ?… C’est ainsi qu’on l’appelait… Je crois bien
que je l’ai vu !…
— Souvent ?…
— On ne
peut pas dire… Mettons tous les six mois… Mais c’était assez pour que le singe
soit de mauvais poil pendant quinze jours…
— Ses
premières visites remontent loin ?
— Au moins
dix ans !… Peut-être quinze !… Je vous offre un petit verre ?…
— Merci…
Se sont-ils quelquefois disputés ?
— Quelquefois,
non !… A chaque coup, oui !… Et même je les ai vus s’attraper comme
des débardeurs…
— Et
pourtant ce n’est pas Saint-Hilaire qui a tué ! ratiocinait Maigret un peu
plus tard, en se dirigeant vers l’hôtel. D’abord, il n’a pas pu tirer les deux
coups de feu sur Moers, puisqu’il était chez le notaire ! Ensuite, la nuit
du crime, pourquoi aurait-il fait le tour par la grille ?
Il aperçut Eléonore, non loin de
l’église, mais détourna la tête pour l’éviter. Il n’avait pas envie de parler,
et moins à elle qu’à tout autre.
Il entendit des pas pressés derrière
lui. Il la vit arriver à sa hauteur, en robe grise, les cheveux bien lissés.
— Excusez-moi,
commissaire…
Il fit volte-face, la regarda dans
les yeux d’une façon si hargneuse qu’elle en eut un instant la respiration
coupée.
— Eh
bien ?…
— Je
voulais seulement savoir…
— Rien du
tout ! Je ne sais rien du tout…
Et il s’éloigna sans saluer, les
mains derrière le dos.
— Supposons
que la chambre donnant sur la cour ait été libre… Serait-il mort quand
même ?
Un gamin qui jouait au ballon vint
maladroitement se jeter dans ses jambes et il le souleva de terre, le posa à un
mètre de lui sans l’avoir regardé.
— De toute
façon, il n’avait pas les vingt mille francs… Il ne pouvait pas les trouver
pour le lundi…
» Et il n’aurait pas pu grimper
sur le mur ! De ce mur, il aurait été impossible de tirer sur lui.
» Donc, il
ne serait pas mort !
Il s’épongea le front, bien que la
température fût beaucoup plus supportable que la semaine précédente. Il avait
cette sensation crispante d’être à deux doigts du but et d’être pourtant
impuissant à l’atteindre.
Des données, il en possédait en
masse : cette histoire du mur, les deux coups de feu tirés huit jours plus
tard dans la direction de Moers, l’affaire Jacob, les visites faites quinze ans
auparavant à Saint-Hilaire, la clé perdue et retrouvée si providentiellement
par le jardinier, la question des chambres, le coup de couteau achevant l’œuvre
de la balle à quelques secondes d’intervalle et enfin le football et la farce
du mariage…
Car la passion sportive de Gallet,
ses histoires drôles et ses exploits amoureux étaient tout ce qu’il y avait à
retenir du filandreux récit du contrôleur.
— Un gai
luron !… Un fameux coureur…
— Vous
dînerez sur la terrasse, commissaire ? questionna M. Tardivon.
Maigret était arrivé, sans le
savoir.
— Cela
m’est égal…
— Alors ?
Cette enquête ?…
— Mettons
qu’elle soit terminée…
— Hein ?…
l’assassin ?…
Mais le policier passa en haussant
les épaules, longea les corridors pleins d’odeurs de cuisine et pénétra dans la
chambre où ses dossiers étaient toujours amoncelés sur la table, sur la
cheminée et par terre.
On n’avait pas touché aux vêtements
qui figuraient le mort.
Maigret se pencha, arracha le
couteau planté dans le plancher et se mit à le tripoter tout en marchant de
long en large.
Le ciel était couvert d’une couche
de nuages d’un gris uniforme, orageux, et le mur blanc d’en face en devenait,
par contraste, éblouissant.
Le commissaire allait de la fenêtre
à la porte, de la porte à la fenêtre, lançait parfois un coup d’œil à la photo
de la cheminée.
— Venez un
moment !… articula-t-il soudain en arrivant, peut-être pour la trentième
fois, à la fenêtre.
Le feuillage frémit au-dessus du
mur, là où Maigret avait deviné le visage mal caché de Saint-Hilaire.
Le châtelain, dont le premier
mouvement avait été un mouvement de recul, questionna d’une voix trouble, en
s’efforçant de plaisanter :
— Je dois
sauter ?…
— Faites
le tour par la grille ! C’est plus facile…
La clé était sur la table et Maigret
la lança négligemment par-dessus le mur, reprit sa promenade à travers la
chambre. Il entendit la clé qui tombait dans le parc, parmi les détritus
amassés à cet endroit. Puis il y eut un bruit de barrique remuée et un nouveau
froissement de feuilles et de branches.
La main de Saint-Hilaire devait
trembler, car la clé cliqueta longtemps sur la serrure avant qu’on perçût le
grincement des gonds.
Pourtant, lorsque le propriétaire du
petit château atteignit la fenêtre, il avait repris son aplomb et ce fut
d’une voix enjouée qu’il prononça :
— Impossible
d’échapper à votre œil de lynx !… Cette affaire me passionne tellement
qu’en vous voyant rentrer j’ai eu l’idée de vous épier, afin d’en savoir aussi
long que vous et de vous intriguer à notre prochaine entrevue… Je fais le
tour ?…
— Mais
non ! Enjambez l’appui de fenêtre…
Saint-Hilaire le fit avec aisance,
remarqua en regardant autour de lui :
— Curieux !…
Cette atmosphère dans laquelle vous reconstituez les faits… Ces vêtements…
C’est vous qui avez organisé cette mise en scène ?
Maigret bourrait sa pipe avec une
lenteur exagérée, tassant chaque pincée de tabac d’une douzaine de petits coups
d’index.
— Vous
avez une allumette ?
— Un briquet…
Je ne me sers jamais d’allumettes…
Le regard du commissaire sembla
cueillir trois bouts de bois verdâtres, à l’extrémité consumée, qui se
trouvaient dans la cheminée, près des cendres de papier.
— Evidemment !
dit-il, sans qu’on pût deviner à quoi cette approbation s’adressait.
— Vous
vouliez me demander quelque chose ?…
— Je ne
sais pas encore… Je vous ai aperçu… Et, comme je nage littéralement, je me suis
dit qu’un homme intelligent pourrait me donner des idées…
Il s’assit sur un coin de la table,
tendit le fourneau de sa pipe vers le briquet que tenait son compagnon.
— Tiens !…
Vous êtes gaucher…
— Moi ?…
Mais… Non !… C’est un hasard !… Je serais bien incapable de dire
pourquoi je vous présente ce briquet de la main gauche…
— Voulez-vous
fermer la fenêtre ? Vous serez tout à fait aimable…
Maigret ne le quitta pas des yeux,
nota un temps d’arrêt dans les mouvements de Saint-Hilaire qui, avec une
application flagrante, se servit de la main droite pour tourner l’espagnolette.
X
Le collaborateur
— Ouvrez la
fenêtre…
— Mais
vous venez de me prier…
Et Tiburce de Saint-Hilaire sourit,
comme pour dire : « Enfin ! Je suis à vos ordres… Cependant je
m’explique mal… »
Maigret, lui, ne souriait pas. Et,
si l’on eût observé son visage, on y eût sans doute relevé l’ennui comme
expression dominante.
Il était bourru dans ses gestes,
dans le ton de sa voix. Il marchait à pas saccadés et, par saccades aussi, il
redressait la tête, la baissait, prenait un objet à une place pour le déposer à
une autre, sans raison.
— Puisque
l’enquête vous passionne, je vous prends comme collaborateur… Par conséquent,
je ne mettrai pas de gants et je vous traiterai comme un de mes inspecteurs…
Appelez le patron !
Saint-Hilaire ouvrit docilement la
porte, cria :
— Tardivon !…
Hé ! Tardivon…
Quand le propriétaire de l’hôtel
arriva, Maigret, assis sur le rebord de la fenêtre, fixait le plancher.
— Une
simple question, monsieur Tardivon… Est-ce que Gallet était gaucher ?…
Essayez de vous souvenir…
— Je n’ai
jamais fait attention… Il est vrai que… Est-ce qu’un gaucher serre la main de
quelqu’un de la main gauche ?
— Bien
entendu !…
— Alors,
il ne l’était pas, car ce détail doit frapper… Or les clients ont l’habitude de
me serrer la main…
— Allez
questionner les serveuses… Elles ont peut-être noté ce détail…
Pendant qu’il était dehors,
Saint-Hilaire demanda :
— Vous
attachez une grande importance à cette question de…
Mais le commissaire, sans répondre,
gagna le corridor, cria à l’hôtelier :
— Par la
même occasion, vous me demanderez M. Padailhan, contrôleur des contributions
indirectes à Nevers… Je crois qu’il a le téléphone…
Il revint sur ses pas sans un regard
à son compagnon, tourna un moment autour des vêtements étendus par terre.
— Maintenant,
au travail !… Voyons… Emile Gallet n’était pas gaucher !… Nous
verrons tout à l’heure si ce détail peut nous servir…
» Ou plutôt… Prenez ce couteau…
C’est celui qui a servi au crime… Non ! Donnez-le-moi, car voilà qu’une
fois de plus vous vous servez de la main gauche…
» Là !… Supposons
maintenant qu’attaqué je doive me défendre ! Et je ne suis pas gaucher,
retenons-le !… Bien entendu, je tiens le manche du poignard dans la main
droite…
» Venez ici… C’est sur vous que
je bondis… Vous êtes plus fort que moi… Vous me saisissez le poignet…
Saisissez !… Bien !… Il est évident que c’est la main qui tient
l’arme que vous immobilisez !…
» Cela suffit… Regardez cette
photo… C’est celle du cadavre, prise par l’Identité judiciaire… Or, que
voyons-nous ? Que c’est au poignet de la main gauche qu’Emile Gallet
portait des ecchymoses…
» Qu’est-ce qu’il y a,
Tardivon ?… Déjà Nevers ?… Non ?… Vous dites que les serveuses
sont d’accord pour affirmer que Gallet n’était pas gaucher ?… Merci !…
Pouvez aller…
» A nous deux, monsieur de
Saint-Hilaire… Comment allez-vous expliquer ceci, vous ?
» Gallet n’était pas gaucher et
c’est pourtant de la main gauche qu’il tenait son arme !… Et l’examen des
lieux prouve qu’il n’avait rien dans la main droite…
» Je ne vois qu’une solution au
problème… Regardez… Je veux m’enfoncer cette lame dans le cœur… Qu’est-ce que
je fais ?… Suivez mes moindres gestes…
» Je saisis le manche de la
main gauche !… Car cette main ne va me servir qu’à maintenir le couteau
dans la bonne direction… Ma main droite est la plus forte… C’est de celle-là
que j’use pour faire pression sur la gauche… Tenez !… Ce mouvement-ci… Je
tiens mon poignet gauche dans les doigts de ma main droite… Je serre très fort,
parce que je suis fiévreux et qu’il s’agit de résister à la douleur… Si bien
que je me fais à moi-même des ecchymoses…
Il rejeta le couteau sur la table,
d’un geste désinvolte.
— Bien
entendu, pour admettre cette reconstitution des faits, il faudrait admettre
aussi que Gallet s’est tué lui-même… Et il n’avait pas le bras assez long pour
brandir un revolver à sept mètres de son visage, pas vrai ?…
» Au temps ! comme on dit à l’armée. Cherchons autre chose !…
Saint-Hilaire gardait le même
sourire un peu étriqué sur ses lèvres. Mais ses prunelles, plus grandes que
d’habitude, devenaient d’une mobilité anormale pour ne pas quitter un instant
Maigret qui allait et venait sans cesse, esquissait cinquante gestes inutiles
pour un geste utile, prenait le dossier rose, l’ouvrait, le refermait, le
glissait sous un dossier vert et allait soudain changer la place d’une des
chaussures du mort.
— Venez
avec moi… Oui, enjambez… Nous voici dans le chemin des orties… Imaginons que
nous sommes le samedi soir, qu’il fait nuit et qu’on entend les bruits de la
fête et du tir… Peut-être même voit-on dans le ciel les lueurs mouvantes du
manège de chevaux de bois…
» Emile Gallet, qui a retiré sa
jaquette, se hisse au sommet de ce mur, ce qui n’est pas un exercice facile
pour un homme de son âge, miné par la maladie…
» Suivez-moi !…
Il l’entraîna jusqu’à la grille,
qu’il ouvrit et referma.
— Donnez-moi
la clé… Bien ! Cette grille était fermée et la clé se trouvait comme
d’habitude dans le creux qu’on voit entre deux pierres… C’est votre jardinier
lui-même qui me l’a dit…
» Et nous entrons chez vous…
N’oublions pas qu’il fait noir… Remarquez que nous ne faisons que chercher le
sens de certains indices, ou plutôt que nous essayons d’accorder des indices
contradictoires…
» Par ici, s’il vous
plaît !… Imaginons, dans le parc, un personnage qu’inquiètent les faits et
gestes d’Emile Gallet… Il doit en exister quelques-uns… Gallet est un escroc…
Dieu sait ce qu’il a encore sur la conscience !…
» De ce côté du mur, donc, un
homme, comme vous et moi, qui a remarqué que dans la soirée Gallet était
nerveux et qui sait peut-être que sa situation est désespérée…
» Notre homme, que nous
appellerons X comme en algèbre, va et vient le long du mur et voit tout à coup
la silhouette d’Emile Gallet, alias M. Clément, se dresser sur le faîte, sans
jaquette.
» Est-ce que, de la villa, on
peut apercevoir cette partie de la clôture ?
— Non… Je
ne comprends pas où vous voulez…
— … En
venir ?… Nulle part !… Nous poursuivons l’enquête, quitte à changer
cent fois d’hypothèse s’il le faut… Tenez ! J’en change déjà !… X ne
se promène pas… Il a vu les barriques vides et, plutôt que de grimper sur le
mur pour savoir ce qui se passe de l’autre côté, il a traîné une de ces
barriques qui lui sert de piédestal.
» C’est à ce moment que la
silhouette d’Emile Gallet se découpe sur le ciel…
» Les deux hommes ne parlent
pas. Car, s’ils avaient eu quelque chose à dire, ils se seraient rapprochés…
Pour s’entendre, à une distance de dix mètres, il faut parler fort… Et des gens
qui se rencontrent dans des circonstances aussi anormales, l’un sur une
barrique, l’autre en équilibre sur un mur, n’ont pas envie d’attirer
l’attention…
» D’ailleurs, X est dans
l’ombre. Emile Gallet ne le voit pas, redescend de son perchoir, rentre chez
lui et…
» Ici, cela devient plus
difficile… A moins de supposer que c’est X qui a tiré…
— Que
voulez-vous dire ?
Maigret, qui était monté sur la
barrique, en descendit lourdement.
— Donnez-moi
du feu !… Bon !… Encore votre main gauche !… Nous allons
maintenant, sans nous inquiéter de savoir qui a tiré, suivre le chemin que
notre X a parcouru… Venez… Il prend la clé à sa place… Il ouvre la grille…
Auparavant, pourtant, il est allé quelque part chercher des gants de caoutchouc…
Il faudra que vous demandiez à votre cuisinière s’il lui arrive d’en porter
pour éplucher ses légumes et s’ils n’ont pas disparu… Est-elle coquette ?…
— Je ne
vois pas à quoi riment…
On entendit au loin un roulement de
tonnerre, mais il ne tomba pas une goutte d’eau.
— Passons !
La grille est maintenant ouverte. X s’approche de la fenêtre et aperçoit le
cadavre… Car Emile Gallet est mort !… Le coup de couteau a suivi immédiatement
le coup de feu, les médecins l’affirment et les traces de sang le prouvent… Or,
nous avons vu tout à l’heure que ce coup de couteau a tout l’air d’avoir été
donné par la victime elle-même…
» Dans la cheminée, il y a des
cendres de papier encore chaudes… Et nous y retrouvons des allumettes de Gallet…
» Notre X, pourtant, fouille la
valise, sans doute aussi le portefeuille qu’il remet soigneusement dans la
poche, s’en va, oublie de refermer la grille et de remettre la clé à sa place…
— Pourtant
on a retrouvé la clé dans l’herbe…
Maigret, qui était resté sans
regarder son interlocuteur, remarqua sa mine défaite.
— Venez…
Ce n’est pas tout !… Je crois que je n’ai jamais vu d’histoire aussi
compliquée et aussi simple à la fois… Nous savons, n’est-ce pas ? que
celui qui se faisait appeler ici M. Clément était un escroc… Or, nous voyons à
présent qu’il a détruit lui-même toutes les traces de ses escroqueries, comme
s’il se fût attendu à un événement important, voire capital…
» Par ici !… Voici la cour
de l’hôtel, et là, à gauche, la chambre qu’Emile Gallet a demandé à occuper dès
l’après-midi et qu’on n’a pu lui donner parce qu’elle n’était pas libre…
» Or, l’après-midi, sa
situation était la même que le soir. Il lui fallait coûte que coûte vingt mille
francs pour le lundi matin, sinon des gens qui le faisaient chanter le
livraient à la police…
» Supposons qu’il ait obtenu
cette chambre… Plus moyen de traverser le chemin des orties et de grimper sur
le mur !…
» Donc, ce n’était pas une
nécessité pour lui d’aller sur ce mur ! Ou, si vous préférez, cela pouvait être remplacé par autre chose, autre chose que la cour
lui fournissait…
» Qu’est-ce que nous voyons
dans cette cour ? Un puits !… Vous me direz peut-être qu’il avait
envie de s’y jeter… Mais, à cela, je vous répondrais qu’il pouvait, en sortant
de la chambre qu’il a occupée, traverser le corridor et venir se noyer quand
même…
» Non ! Il lui fallait la combinaison d’un puits et d’une chambre…
» Qu’est-ce que c’est, monsieur
Tardivon ?
— Nevers
est à l’appareil…
— Le
contrôleur ?
— Lui-même…
— Venez,
monsieur de Saint-Hilaire… Puisque vous voulez bien m’aider, il est juste que
vous assistiez à toutes les phases de l’enquête… Prenez l’écouteur… Allô !…
Ici, le commissaire Maigret… Ne craignez rien !… Je tiens seulement à vous
poser une question qui ne m’est pas venue à l’esprit tout à l’heure… Votre ami
Gallet était-il gaucher ?… Vous dites ?… Gaucher des mains et des
pieds ?… Au football, il jouait à l’extérieur gauche ?… Vous en êtes
certain, n’est-ce pas ?… Non ! C’est tout… Merci… Un détail :
savait-il le latin ?… Pourquoi riez-vous ?… Un cancre ?… A ce
point-là ?… C’est curieux, oui !… Dites donc ! vous avez vu la
photographie du mort ?… Non ?… Evidemment, il a changé, depuis Saigon…
Le seul portrait que je possède a été fait alors qu’il était au régime… Mais
peut-être un de ces jours vous présenterai-je quelqu’un qui lui ressemble…
Merci !… Oui !…
Maigret raccrocha, rit d’un rire qui
manquait particulièrement d’esprit, soupira :
— Vous voyez
comme on peut s’emballer à faux ! Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne
tient qu’à une condition : c’est que notre Emile Gallet ne soit pas
gaucher… Car, s’il est gaucher, il a pu se servir du poignard contre son
agresseur… Voilà ce que c’est de se fier aux affirmations d’un hôtelier et de
ses serveuses.
M. Tardivon, qui avait entendu, prit
un air pincé.
— Le dîner
est servi…
— Tout à
l’heure… Autant en finir… Surtout que je ne crains d’abuser de la patience de
M. de Saint-Hilaire… Retournons dans la chambre du crime, comme on dit,
voulez-vous ?
Et là, soudain :
— Vous, vous avez vu Emile
Gallet en vie… Ce que je vais vous dire vous fera peut-être rire… Oui !
Vous pouvez allumer la lampe… Avec ce ciel crasseux, il fait nuit une heure
plus tôt que d’habitude…
» Eh bien ! moi qui ne
l’ai pas vu, je passe mon temps, depuis le crime, à essayer de me l’imaginer
vivant…
» Pour cela, je suis allé
respirer l’atmosphère qu’il respirait… Je me suis frotté aux gens qu’il
coudoyait…
» Regardez ce portrait… Je
parie que vous direz comme moi : « Un pauvre type !… »
» Surtout quand vous saurez que
le médecin ne lui donnait plus trois ans à vivre !… Un foie en marmelade…
Et un cœur fatigué qui n’attendait qu’un prétexte pour s’arrêter…
» J’ai voulu voir vivre mon
bonhomme non seulement dans l’espace, mais dans le temps… Je n’ai pu le
prendre, hélas ! qu’au moment de son mariage, car, sur ce qui a précédé
cette époque, il s’est toujours montré avare de confidences, même vis-à-vis de
sa femme…
» Tout ce qu’elle sait, c’est
qu’il est né à Nantes et qu’il a vécu plusieurs années en Indochine… Mais il
n’en a pas rapporté une photographie, pas un souvenir !… Jamais il n’en
parle…
» C’est un petit voyageur de
commerce qui possède une trentaine de mille francs… A trente ans, il est déjà
étriqué, maladroit, d’humeur mélancolique…
» Il rencontre Aurore Préjean
et se met en tête de l’épouser… Les Préjean ont des prétentions… Le père, aux
abois, ne trouve plus l’argent nécessaire à faire vivre son journal… Mais il a
été le secrétaire particulier d’un prétendant au trône !… Il correspond
avec des princes et des ducs !…
» Sa fille cadette est mariée à
un maître tanneur…
» Notre Gallet, là-dedans, fait
piètre figure et, s’il est agréé, c’est sans doute parce qu’il accepte de
placer son petit capital dans l’affaire du Soleil…
» On le supporte mal. C’est une
déchéance, pour les Préjean, qu’un gendre qui vend des articles en plaqué
argent pour cadeaux pauvres !
» On essaie de lui insuffler de
plus hautes ambitions… Il résiste… Il ne se sent pas fait pour une carrière
prestigieuse… Son foie n’est pas brillant, à ce moment déjà… Il rêve d’une vie
paisible, à la campagne, avec sa femme, pour qui il éprouve une profonde
tendresse.
» Elle le bouscule, pourtant,
elle aussi ! Est-ce que ses sœurs n’ont pas l’audace de la traiter en
parente pauvre, de lui reprocher son mariage ?…
» Préjean meurt… Le Soleil
sombre… Emile Gallet vend toujours ses déshonorants bibelots pour cadeaux aux
paysans normands…
» Après quoi il se console en
péchant à la ligne, en inventant des engins perfectionnés, en démontant des
réveille-matin et des montres…
» Son fils tient de lui son
physique et sa maladie de foie, mais il a l’ambition des Préjean.
» Si bien qu’un beau jour Emile
Gallet se décide à tenter quelque chose. Il possède les dossiers du Soleil.
Il constate que des tas de gens versaient des sommes d’argent plus ou moins
importantes dès qu’on leur parlait de la cause légitimiste…
» Il essaie… Il ne dit rien à
personne… Probablement, au début, mène-t-il de front ses occupations de
voyageur de commerce et ses escroqueries encore timides…
» C’est l’escroquerie qui rend
le mieux… Après peu de temps, il est à même d’acheter un terrain dans le
lotissement de Saint-Fargeau, d’y faire construire une villa…
» Il apporte dans son nouvel
état ses qualités d’ordre et de ponctualité… Comme il a une peur atroce de sa
famille, il continue, pour elle, à représenter en Normandie la Maison Niel.
» Ce n’est pas la fortune. Les
légitimistes ne se comptent pas par millions. Certains sont durs à la détente…
Mais enfin, c’est une petite aisance dont Gallet se contenterait si l’on ne lui
reprochait pas, même sous son toit, l’étroitesse de ses visées…
» Il aime bien sa femme, malgré
tous ses défauts. Peut-être même aime-t-il bien son fils.
» Les années passent… La
maladie de foie s’aggrave… Gallet a des crises qui lui font prévoir une mort
prématurée…
» Alors, il prend une assurance
vie, assez élevée pour permettre aux siens de mener après sa mort la même
existence… Il se dépense… M. Clément redouble ses visites dans les manoirs de
province, où il s’acharne sur les douairières et les gentilshommes de l’ancien
régime…
» Vous suivez, n’est-ce
pas ?
» Voilà trois ans, un M. Jacob
lui écrit. Ce M. Jacob connaît la nature de ses occupations, réclame de
l’argent, tous les deux mois, à jet continu, pour prix de son silence…
» Qu’est-ce que Gallet peut
faire ? Il est la honte de la famille Préjean, le parent miteux à qui l’on
se contente d’envoyer une carte de visite au Nouvel-An, mais que les
beaux-frères, qui font leur chemin, préfèrent ne pas rencontrer…
» Le samedi 25 juin, il est
ici, avec, en poche, la dernière lettre de M. Jacob qui exige vingt mille
francs pour le lundi suivant…
» J’ai parcouru tout à l’heure
le chemin de la gare à l’hôtel en essayant de me mettre à sa place…
» Il est évident qu’on ne
récolte pas vingt mille francs en un jour en frappant, même sous les prétextes
les plus ingénieux, à la porte des légitimistes…
» D’ailleurs, il n’essaie
pas ! Il vous rend visite ! Deux fois ! Après sa seconde
entrevue avec vous, il demande une chambre donnant sur la cour…
» A-t-il eu l’espoir de vous
arracher les vingt billets ? Toujours est-il que, le soir, cet espoir est
perdu.
» Alors, dites-moi ce qu’il
voulait faire dans cette chambre qu’il n’a pas obtenue et nous saurons pourquoi
il est monté sur le mur !…
Maigret ne leva pas les yeux vers
son interlocuteur, dont les lèvres frémissaient.
— C’est ingénieux… Mais…
Surtout en ce qui me concerne… je ne vois pas…
— Quel âge
aviez-vous quand votre père est mort ?
— Douze
ans.
— Votre
mère vivait toujours ?
— Elle est
morte peu après ma naissance. Mais je serais curieux de savoir ce que…
— Vous
avez été élevé par des parents ?…
— Je
n’avais aucun parent… Je suis le dernier Saint-Hilaire… C’est tout juste si,
quand mon père a succombé, il lui restait assez d’argent pour payer à un
collège de Bourges ma pension et mes études jusqu’à dix-neuf ans… Sans un
héritage inespéré, d’un cousin dont tout le monde avait oublié l’existence…
— … et qui
vivait en Indochine, je crois ?…
— Par là,
oui… C’était un petit-cousin, qui ne portait même pas notre nom… Un Duranty de
la Roche…
— A quel
âge avez-vous hérité ?
— A
vingt-huit ans…
— Si bien
que de dix-huit ans à vingt-huit…
— J’ai
mangé de la vache enragée !… Je n’en rougis pas, au contraire !… Il
est tard, commissaire… Je pense que nous ferions mieux…
— Un
moment… Je ne vous ai pas encore montré ce que l’on peut faire avec un puits et
une chambre… Vous n’avez pas de revolver sur vous ?… Peu importe… J’ai le
mien… Il doit y avoir de la ficelle quelque part… Bon !… Suivez mes
mouvements… J’attache cette ficelle à la crosse de l’arme… Mettons qu’elle
mesure six à sept mètres, ou plus, cela n’a pas d’importance…
» Allez me chercher un gros
caillou sur le chemin…
Une fois de plus, Saint-Hilaire
obéit avec empressement, rapporta la pierre.
— De la
main gauche !… remarqua Maigret. Passons… Donc, à l’autre bout de ma
ficelle, j’attache solidement ce caillou… Nous pouvons faire la démonstration
ici, en supposant que l’appui de fenêtre soit la margelle du puits.
» Je laisse descendre ma pierre
de l’autre côté. Donc, dans le puits… J’ai le revolver à la main… Je tire sur
n’importe qui, sur moi, par exemple…
» Puis je lâche…
» Qu’arrive-t-il ?… La
pierre, qui pend au-dessus de l’eau, descend au fond du puits, entraînant la
ficelle et le revolver attaché à l’autre bout…
» La police arrive, trouve un
cadavre, mais pas la moindre trace d’arme… A quoi conclut-elle ?
— A un
crime !
— Très
bien !
Et Maigret n’eut pas besoin du
briquet de son compagnon, alluma sa pipe avec des allumettes qu’il tira de sa
poche.
Tout en ramassant les vêtements de
Gallet, en homme soulagé d’en avoir fini avec un long travail, il prononça de
sa voix la plus naturelle :
— Maintenant,
allez me chercher le revolver.
— Mais…
vous ne l’avez pas lâché… Vous l’avez à la main.
— Je veux
dire : allez me chercher le revolver qui a tué Emile Gallet… Faites
vite !…
Et il pendit le pantalon et le gilet
à la patère, à côté de la jaquette lustrée aux coudes qui s’y trouvait déjà.
XI
Une affaire commerciale
Comme Maigret lui tournait le dos,
Saint-Hilaire ne forçait plus l’expression de son visage et c’était un drôle de
mélange qu’on pouvait voir, fait d’angoisse, de haine et, malgré tout, d’une
certaine assurance.
— Qu’est-ce
que vous attendez ?…
Il se décida à sortir, par la
fenêtre, marcha vers la grille du chemin des orties, disparut dans le parc, si
lentement que le commissaire, un peu inquiet, tendit l’oreille.
C’était l’heure où, vers le quai, on
apercevait le halo lumineux de la terrasse et où couteaux et fourchettes
cliquetaient, accompagnés en sourdine par le murmure des voix des
pensionnaires.
Il y eut soudain des branches
remuées de l’autre côté du mur. L’obscurité était si complète que Maigret
devina à peine la silhouette de Saint-Hilaire au faîte de celui-ci.
Un craquement de branches encore. Un
appel, à mi-voix :
— Voulez-vous
le prendre ?…
Le commissaire haussa les épaules et
ne bougea pas, si bien que son compagnon dut refaire le chemin en sens inverse.
Quand il pénétra dans la chambre, il
commença par poser une arme sur la table. Il était calme. Son torse s’était
redressé. Et il toucha le bras de Maigret d’un geste presque désinvolte, où il
y avait pourtant une gaucherie imperceptible.
— Que
diriez-vous de deux cent mille ?…
Il dut tousser. Il aurait voulu se
montrer grand seigneur, très à son aise, et en même temps il se sentait rougir
tandis que sa gorge s’obstruait.
— Hum !…
Peut-être trois…
Hélas ! Quand Maigret le
regarda, sans émotion, sans colère, avec à peine un tout petit filet d’ironie
entre ses épaisses paupières, il perdit pied, recula, lança autour de lui un
coup d’œil circulaire, comme pour se raccrocher à quelque chose.
La transformation fut rapide. Il
parvint tout au plus à esquisser un sourire vulgaire, qui n’empêchait pas son
visage d’être pourpre, ses prunelles de briller d’anxiété.
Il avait raté son rôle de grand
seigneur. Il en essayait un autre, plus cynique, plus terre à terre.
— Tant pis
pour vous !… D’ailleurs, j’étais bien naïf… Que pouvez-vous faire ?…
Il y a prescription !…
Cela sonnait tout aussi faux, et
jamais, sans doute, par contraste, Maigret n’avait donné une telle impression
de puissance tranquille, confiante.
Il était énorme. Quand il passait
sous l’ampoule électrique, il la frôlait de la tête et ses épaules suffisaient
à remplir le rectangle de la fenêtre, comme les seigneurs du Moyen Age, aux
manches bouffantes, touchent le cadre des tableaux anciens.
Il continuait à mettre de l’ordre
dans la chambre, au ralenti.
— Car vous
savez que je n’ai pas tué, n’est-ce pas ? s’enfiévra Saint-Hilaire.
Il tira son mouchoir de sa poche, se
moucha bruyamment.
— Asseyez-vous !…
lui dit Maigret.
— Je
préfère rester debout…
— Asseyez-vous !
Il obéit comme un enfant peureux, au
moment où le commissaire se retournait vers lui.
Il avait un regard fuyant, un visage
défait d’homme qui se sent inférieur à son rôle et qui cherche à remonter le
courant.
— Je
suppose, grommela Maigret, qu’il n’est pas nécessaire que je fasse venir le
contrôleur des contributions de Nevers, pour reconnaître son vieux camarade
Emile Gallet ?…
» Oh ! je serais arrivé à
la vérité sans lui… Cela aurait été plus long, voilà tout…
» Il y avait trop longtemps que
je sentais que quelque chose grinçait dans cette histoire… N’essayez pas de
comprendre !… Quand tous les indices matériels concourent à embrouiller
les choses au lieu de les simplifier, c’est qu’ils sont faussés…
» Et tout, sans exception,
était faussé dans cette affaire… Tout grinçait… Le coup de feu et le coup de
couteau… La chambre sur la cour et le mur… L’ecchymose au poignet gauche et la
clé perdue…
» Et même les trois coupables
possibles !
» Mais surtout Gallet, qui
sonnait faux aussi bien mort que vivant !
» Si le contrôleur n’avait pas
parlé, j’étais décidé à remonter plus haut dans le passé de mon mort… Je serais
allé jusqu’au lycée, où j’aurais appris la vérité… Au fait, vous n’avez pas dû
rester longtemps au lycée de Nantes…
— Deux
ans ! On m’a mis à la porte !
— Parbleu !
Vous jouiez au football !… Et sans doute couriez-vous les filles !…
Vous sentez le grincement ?… Regardez cette photographie !… Mais
regardez-la !… A l’âge où vous sautiez le mur du lycée pour aller
retrouver vos petites amies, ce pauvre type-là surveillait son foie !…
» J’aurais mis du temps à
recueillir des preuves… N’empêche que je savais le principal : mon homme,
qui avait besoin tout de suite de vingt mille francs, n’était à Sancerre que
pour vous les demander…
» Et vous le receviez deux
fois !… Et, le soir, vous l’observiez par-dessus le mur !… Vous
vous doutiez qu’il allait se tuer, pas vrai ? Peut-être même vous
l’avait-il annoncé ?…
— Non !…
Mais il m’avait paru fébrile… L’après-midi, il parlait d’une voix saccadée qui
m’impressionnait…
— Vous lui
avez refusé ses vingt mille francs ?
— Je ne
pouvais plus faire autrement, car c’était sans cesse à recommencer… A la fin,
je crois bien que j’aurais été de ma poche…
— C’est à
Saigon, chez votre notaire, que vous avez appris qu’il allait hériter ?
— Oui !
Un drôle de client était venu trouver mon patron. Un vieux maniaque, qui vivait
dans la brousse depuis plus de vingt ans et qui ne voyait pas un Blanc tous les
trois ans… Il était miné par les fièvres et par l’abus de l’opium… J’ai assisté
à la conversation…
» — Je ne vais pas tarder
à crever ! a-t-il dit textuellement. Et je ne sais même pas si j’ai encore
de la famille quelque part… Peut-être reste-t-il un Saint-Hilaire, mais j’en
doute, car, lorsque j’ai quitté la France, le dernier était si miteux qu’il a
dû mourir de consomption… S’il a un descendant et si vous mettez la main
dessus, ce sera mon légataire universel…
— Or, vous
aviez déjà l’idée de devenir riche d’un seul coup ! dit rêveusement
Maigret.
Et, à travers l’homme de cinquante
ans, suant, mal à l’aise, qu’il avait devant lui, il croyait voir le joyeux
luron sans scrupule qui organisait une cérémonie grotesque pour s’approprier
une jeune indigène.
— Continuez !
— J’aurais
quand même dû revenir en France, à cause des femmes… J’avais un peu abusé,
là-bas… Il y avait des maris, des frères et des pères qui m’en voulaient…
» J’ai eu l’idée de rechercher
un Saint-Hilaire et cela n’a pas été facile… J’ai retrouvé la trace de Tiburce
au lycée de Bourges… On m’a déclaré qu’on ignorait ce qu’il était devenu. J’ai
su que c’était un jeune homme sombre, renfermé, qui n’avait jamais eu un ami à
l’école…
— Parbleu !
ricana Maigret. Il n’avait pas un centime en poche ! Tout juste sa pension
payée jusqu’à la fin de ses études…
— Mon
idée, à ce moment, était de partager l’héritage, par un moyen quelconque, je ne
savais pas encore lequel… Mais je me suis aperçu que c’était plus difficile de
partager que de prendre tout… Il m’a fallu trois mois pour mettre la main sur
lui, au Havre, où il essayait de se faire embaucher comme steward ou comme
interprète à bord d’un paquebot…
» Il lui restait dix ou douze
francs… Je lui ai offert à boire, puis j’ai dû lui tirer un à un les vers du
nez… Encore répondait-il tout juste par monosyllabes !…
» Il avait été précepteur dans
un château, correcteur d’imprimerie à Rouen, commis de librairie…
» Il portait déjà une jaquette
ridicule et une drôle de barbiche trop peu fournie, d’un brun roux…
» J’ai joué le tout pour le
tout. Je lui ai raconté que je voulais faire fortune en Amérique et que,
là-bas, rien n’aide un homme, surtout auprès des femmes, comme un titre de
noblesse…
» Je lui ai proposé de racheter
son nom… J’avais un peu d’argent, car mon père, qui était marchand de chevaux à
Nantes, m’avait laissé un petit héritage…
» J’ai payé trente mille francs
le droit de m’appeler Tiburce de Saint-Hilaire…
Maigret eut un bref coup d’œil au
portrait, regarda son interlocuteur des pieds à la tête, le fixa enfin dans les
yeux de telle sorte que, de lui-même, il se remit à parler avec un empressement
exagéré.
— N’est-ce
pas ce qu’un financier fait en rachetant deux cents francs des titres qu’il
sait pouvoir revendre cinq fois plus cher un mois après ?… L’héritage, je
l’ai attendu quatre ans !… Le vieux fou, là-bas, dans sa jungle, ne se
décidait pas à mourir… Et c’est moi qui, démuni de mon argent, ai crevé de faim…
» Nous étions à peu près du
même âge… Il nous avait suffi d’échanger nos papiers… L’autre en était quitte
pour ne jamais mettre les pieds à Nantes, où il eût pu rencontrer quelqu’un qui
me connaissait.
» Quant à moi, c’est à peine si
je devais prendre des précautions… Le vrai Tiburce n’avait jamais eu d’amis… Et
le plus souvent, dans ses places, il ne donnait pas son vrai nom, qui lui
faisait plutôt tort…
» Est-ce qu’un commis de
librairie s’appelle Tiburce de Saint-Hilaire ?…
» Enfin, j’ai lu dans les
journaux une petite note annonçant l’héritage et priant les ayants droit, s’il
y en avait, de se faire connaître…
» Vous croyez que je n’avais
pas gagné les douze cent mille francs que laissait le vieux broussard ?…
Il reprenait de l’aplomb, encouragé
par le silence de Maigret, et pour un peu il lui eût adressé une œillade.
— Bien entendu, Gallet, qui sur
ces entrefaites s’était marié et qui ne roulait pas sur l’or, est accouru, m’a
fait des reproches, d’un air sombre, au point qu’un moment j’ai cru qu’il
allait me tuer…
» Je lui ai donné dix mille
francs et il a fini par les emporter…
» Mais il est revenu six mois
plus tard… Puis encore… Il menaçait de dire la vérité. J’essayais de lui
démontrer qu’il serait condamné au même titre que moi…
» Au surplus, il avait de la
famille, lui ! Une famille dont il semblait avoir peur…
» Petit à petit, il a baissé le
ton… Il vieillissait très vite… Avec sa jaquette, sa barbiche, sa peau jaune et
ses yeux cernés, il me faisait pitié…
» Son attitude devenait celle
d’un mendiant… Il commençait toujours par me réclamer cinquante mille francs
- une fois pour toutes, jurait-il ! - puis il s’en allait avec
un ou deux billets de mille…
» Mais faites le compte de ces
sommes pendant dix-huit ans !… Je vous répète que, si je ne m’étais pas
montré ferme, j’aurais fini par y perdre…
» Je travaillais, moi ! Je
cherchais des placements ! J’ai mis en vignes toutes les terres que vous
voyez en amont de la propriété…
» Et lui, pendant ce temps-là…
Il prétendait qu’il voyageait pour une maison de commerce, mais, en réalité, il
se bornait au métier de tapeur…
» Il y prenait goût… Sous le
nom de M. Clément, comme vous le savez, il allait trouver les gens.
» Qu’est-ce que j’aurais dû
faire, dites ?
La voix s’enflait. Machinalement, il
se leva.
— Le
samedi en question, il voulait vingt mille francs sur-le-champ… J’aurais été
disposé à les lui donner que je n’aurais pas pu, car la banque était fermée… Et
puis, encore une fois, j’avais assez payé, n’est-ce pas ?
» Je le lui ai dit ! Je
l’ai traité de dégénéré !… Il est revenu à la charge l’après-midi, avec
des airs tellement humbles que j’en étais écœuré…
» Car un homme n’a pas le droit
de se laisser aller à ce point-là… On joue sa vie !… On gagne ou l’on
perd !… Mais on garde quand même plus de fierté…
— Vous le
lui avez dit aussi ? interrompit Maigret d’une voix étonnamment douce.
— Pourquoi
pas ? J’espérais lui donner un peu de nerf… Je lui ai proposé cinq cents
francs…
Accoudé à la cheminée, le
commissaire avait attiré à lui le portrait du mort.
— Cinq
cents francs… répéta-t-il.
— Je vous
montrerai le carnet où je note toutes mes dépenses et qui vous prouvera qu’en
fin de compte il m’a soutiré plus de deux cent mille francs… Le soir, j’étais
dans le parc…
— Pas très
à l’aise…
— J’étais
nerveux, je ne sais pas pourquoi… J’ai entendu du bruit du côté du mur… Puis je
l’ai vu qui arrangeait je ne sais quoi dans l’arbre… J’ai d’abord cru qu’il
voulait me faire un mauvais parti…
» Mais il a disparu comme il
était venu… J’ai grimpé sur une barrique… Il était rentré dans sa chambre, où
il se tenait debout près de la table, tourné vers moi… Il ne pouvait pas me
voir…
» Je ne comprenais pas… Je vous
jure qu’à ce moment j’ai eu peur… Le coup de feu a éclaté à dix mètres de ma
place et Gallet n’a pas bougé…
» Seulement, sa joue droite
était devenue rouge… Du sang coulait… Il restait debout, à fixer toujours le
même point, comme s’il attendait quelque chose…
Maigret prit le revolver, sur la
cheminée. Une corde de guitare, en métal tressé, comme celles dont on se sert
pour pêcher le brochet, y était encore attachée.
Sous le canon était fixée solidement
une petite boîte en fer-blanc reliée à la gâchette par un fil rigide.
Maigret ouvrit la boîte d’un coup
d’ongle, découvrit un mécanisme identique à celui qu’on trouve couramment dans
le commerce et qui permet de se photographier soi-même.
Il suffit de remonter un ressort,
qui se détend de lui-même après un certain nombre de secondes.
Mais, en l’occurrence, le mouvement
était triple, devait provoquer par conséquent trois détonations.
— Le ressort a dû se caler
après la première balle ! dit-il d’une voix lente, un peu assourdie.
Et les dernières paroles de son
interlocuteur résonnaient à son oreille : Seulement
sa joue droite était devenue rouge… Du sang coulait… Il était debout, à fixer
toujours le même point, comme s’il attendait quelque chose…
Les deux autres balles,
parbleu ! Il s’était méfié de la précision du tir. Avec trois balles, il
avait la certitude d’en recevoir au moins une dans la tête !
Et les deux autres n’étaient pas
parties ! Il avait sorti son couteau de sa poche…
— Il
vacillait quand il a appuyé la lame sur sa poitrine… il est tombé tout raide…
Il était mort, naturellement… Et ma première idée a été que c’était une
vengeance, qu’il avait eu soin de laisser des papiers révélant la vérité,
peut-être même m’accusant de l’avoir tué…
— Vous
êtes un homme prudent ! Et de sang-froid ! Vous êtes allé chercher
des gants de caoutchouc à la cuisine…
— Est-ce
que j’aurais dû laisser mes empreintes digitales dans la chambre ?… Je
suis passé par la grille… J’ai mis la clé en poche… Ma visite était
inutile !… Il avait brûlé lui-même tous ses papiers… J’avais peur… Ses
yeux ouverts m’impressionnaient… Je suis rentré si précipitamment que j’ai
oublié de refermer la grille à clé… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma
place ?… Du moment qu’il était bien mort…
» J’ai eu plus peur encore le
jour où je jouais aux cartes chez le notaire, quand j’ai appris que le revolver
avait tiré à nouveau…
» Je suis allé l’examiner de
près… Je n’osai pas y toucher car, si l’on venait à me soupçonner, il
constituait la preuve de mon innocence…
» C’est un automatique à six
balles… J’ai compris que le ressort, calé par la déflagration, s’était détendu
par suite d’influences atmosphériques, huit jours plus tard…
» Mais il pouvait rester trois
balles, n’est-ce pas ?… C’est depuis lors que je passe mon temps à rôder
dans le parc, à écouter… Tout à l’heure encore, tandis que nous étions ici tous
les deux, j’évitais de me placer près de la table…
— Mais
vous m’y laissiez !… C’est vous qui avez jeté la clé dans le chemin quand
je vous ai menacé d’une visite domiciliaire…
Des pensionnaires, leur dîner fini,
faisaient les cent pas sur la route et l’on entendait leurs pas réguliers. De
la cuisine arrivait un vacarme intermittent d’assiettes remuées.
— J’ai eu
tort de vous offrir de l’argent…
Maigret faillit éclater de rire et
sans doute, s’il ne se fût pas contenu, ce rire eût-il été effrayant.
Debout devant son interlocuteur qui
avait la tête de moins que lui, les épaules deux fois plus étroites, il le
regardait d’un air à la fois bienveillant et féroce, balançait la main comme
pour le saisir soudain par le cou ou lui écrabouiller la tête contre le mur.
Et pourtant le faux Tiburce de Saint-Hilaire
avait quelque chose de pitoyable dans sa volonté de se justifier, de
reconquérir son assurance.
Une pauvre petite canaille, qui
n’avait pas le courage de sa canaillerie, qui n’en avait peut-être même pas
tout à fait conscience !
Et il essayait de crâner ! Il
reculait vivement chaque fois que Maigret faisait mine de bouger. Si le
commissaire eût levé la main, il se fût sans doute jeté par terre !
— Remarquez
que si sa femme a besoin de quelque chose, je suis prêt, dans la mesure de mes
moyens, discrètement, à lui venir en aide…
Il savait qu’il y avait
prescription ! Mais quand même ! Il n’était pas tranquille ! Il
eût donné gros pour une bonne parole du policier, qui avait l’air de jouer avec
lui au chat et à la souris !
— Il y a
pourvu lui-même…
— J’ai lu
ça dans les journaux, oui !… Une assurance de trois cent mille
francs !… C’est extraordinaire…
Maigret ne put se contenir.
— Extraordinaire,
n’est-ce pas ?… Cet homme qui a passé son enfance sans disposer d’un
centime pour ses menus plaisirs !… Vous connaissez les lycées… Celui de
Bourges compte parmi ses élèves la plupart des grands seigneurs du Centre… Un
beau nom !… Un nom aussi vieux et aussi reluisant que le leur, avec
seulement, ce prénom ridicule de Tiburce…
» Lui, pourtant, s’il mange et
s’il a droit aux leçons, ne peut pas acheter une barre de chocolat, ou un
sifflet, ou des billes…
» A la récréation, il est seul
dans un coin… Peut-être les pions, à peu près aussi miteux que lui, en ont-ils
pitié…
» Il sort de là !… Il vend
des bouquins dans une boutique. Il traîne sans espoir son nom interminable, sa
jaquette, sa maladie de foie…
» Il n’a rien à mettre au
mont-de-piété ! Mais il a ce nom que quelqu’un, un beau jour, offre de lui
racheter…
» C’est toujours la misère, le
nom en moins !… Avec celui de Gallet, il accède à un degré plus
élevé : la médiocrité… Il mange et il boit à sa faim et à sa soif…
» Seulement sa nouvelle famille
le traite comme un chien galeux…
» Il a une femme, un fils… Et
sa femme et son fils lui reprochent son impuissance à s’élever, à gagner de
l’argent, à devenir conseiller général, comme le beau-frère…
» Le nom qu’il a vendu pour
trente mille francs, voilà qu’il vaut soudain plus d’un million !… La
seule chose qu’il ait possédée !… Celle, justement, qui lui a valu le plus
de misères et d’humiliations !… Celle dont il s’est débarrassé !…
» Et l’ancien Gallet, un joyeux
drille, un luron, lui abandonne, de loin en loin, une aumône…
» Extraordinaire, vous l’avez
dit !… Rien ne lui a réussi !… Il a passé sa vie à se ronger le sang !…
Personne, à aucun moment, ne lui a tendu la main…
» Son fils s’est révolté, est
parti, dès qu’il a pu, pour voler de ses propres ailes en laissant le vieux à
sa médiocrité…
» Il n’y a que sa femme qui se
soit résignée ! Je ne dis pas qu’elle l’ait aidé ! Je ne dis pas
qu’elle l’ait consolé !
» Elle s’est résignée, parce qu’elle a senti qu’il n’y avait rien à en tirer ! Un pauvre
homme au régime !
» Et il lui laisse trois cent
mille francs ! Plus qu’elle en a jamais possédé avec lui ! Trois cent
mille francs qui suffisent à faire accourir ses sœurs, à lui valoir les
sourires du conseiller général…
» Depuis cinq ans, il se
traîne ! Les crises hépatiques se succèdent ! Les légitimistes ne
donnent pas beaucoup plus que donnerait la mendicité ! Ici, il décroche de
temps en temps un billet de mille.
» Mais un M. Jacob lui prend le
meilleur de ce qu’il grappille de la sorte…
» Extraordinaire, oui,
Gallet-Saint-Hilaire ! Car, s’il doit rogner sur ses menues dépenses, il
entretient son assurance vie, verse plus de vingt mille francs tous les ans…
» Il pressent qu’un moment
viendra où le découragement le submergera à moins que son cœur ne consente à
s’arrêter de lui-même…
» Un pauvre homme, tout seul,
qui va et vient, qui n’est chez lui nulle part, sinon peut-être quand il pêche
à la ligne et qu’il ne voit personne…
» Il est né mal à propos, d’une
famille découragée qui a fait, par surcroît, la folie de consacrer les quelques
milliers de francs péniblement conservés à payer ses études…
» Il a vendu son nom mal à propos…
» Et mal à propos il a
travaillé dans le légitimisme au moment où le légitimisme battait de l’aile…
» Il s’est marié mal à propos…
Son fils lui-même est de la race des belles-sœurs et beaux-frères !…
» Des gens meurent tous les
jours, sans le vouloir, alors qu’ils sont heureux et bien portants…
» Et, mal à propos, lui, il ne
meurt pas !… Et l’assurance ne paie pas s’il y a suicide !…
» Il tripote des montres, des
ressorts… Il sait bien que le moment est proche où il ne pourra pas aller plus
loin…
» Enfin M. Jacob exige vingt
mille francs !
» Il ne les a pas !
Personne ne les lui donnera ! Il a son ressort dans sa poche ! Il
frappe, par acquit de conscience, à la porte de celui qui a gagné un million à
sa place…
» Il n’a pas d’espoir… Et
pourtant il revient ! Mais déjà il a demandé la chambre ouvrant sur la
cour, parce que la mécanique ne lui donne pas confiance et qu’il préfère le
procédé plus simple du puits…
» Il a traversé la vie,
grotesque, malchanceux.
» Eh bien ! la chambre sur
la cour n’est pas libre ! Comme cela, il lui faudra encore grimper sur un
mur !
» Et deux balles ne partiront
pas !… Vous avez bien dit… Sa joue droite était devenue rouge… Du sang
coulait… Il restait debout à fixer toujours le même point comme s’il attendait
quelque chose… Est-ce qu’il n’a pas passé son existence à attendre quelque
chose ?… Un peu de chance… Même pas !… Une de ces petites joies qui
courent les rues et dont les gens ne s’aperçoivent plus !…
» Et il lui a fallu attendre
aussi ses deux dernières balles, qui ne sont pas venues…
» Il a dû finir sa tâche
lui-même…
Le tuyau de la pipe que Maigret
avait aux dents se brisa net, parce que, en cessant de parler, il avait soudain
serré les mâchoires.
Et son interlocuteur, le regard
oblique, la parole difficile, murmura :
— N’empêche
que c’était un escroc !
Maigret le regarda pendant une
minute au moins, sans bouger, les yeux brillants. Sa grosse main se leva. Il
sentit les nerfs du propriétaire du petit château se tendre d’angoisse. Il
laissa sa main en suspens, comme pour jouir de cette panique, et, enfin, il en
donna une tape sur l’épaule de l’homme.
— Vous
avez raison !… C’était un escroc !… Quant à vous, il y a
prescription, n’est-ce pas ?…
— Vous
devez connaître la loi mieux que moi, mais il me semble…
— Mais
oui ! Mais oui ! Il y a prescription !… Et la loi prévoit qu’il
n’y a pas délit ni crime quand un fils s’empare par des moyens frauduleux du
bien de son père… de sorte que Henry Gallet, comme vous, n’a rien à craindre…
Il n’a réuni jusqu’ici que cent mille francs… Avec les cinquante de sa
maîtresse, cela ne fait que cent cinquante… Et il lui en faut cinq cents pour
aller vivre à la campagne, ainsi que les médecins le lui conseillent !…
» Vous l’avez dit, monsieur de
Saint-Hilaire ! Extraordinaire !… Il n’y a pas de crime !… Il
n’y a pas d’assassin, pas de coupable !… Il n’y a personne à jeter en
prison…
» Ou plutôt il n’y aurait que
mon mort, s’il n’avait eu la bonne idée de se mettre à l’abri de la justice, sous
une pierre pas trop coûteuse, mais de bon goût, distinguée, dans le
cimetière de Saint-Fargeau…
» Donnez-moi du feu !…
Oh ! n’hésitez pas à vous servir de votre main gauche, maintenant…
» Et même, il n’y a plus de
raison pour que vous vous refusiez le plaisir de fonder à Sancerre une société
de football… Vous en serez le président d’honneur…
Brusquement, le visage changé, il
articula :
— Filez…
— Mais… je…
— Filez !…
Une fois de plus, Saint-Hilaire
flotta, mit quelques instants à trouver une contenance.
— Je crois
que vous exagérez, commissaire… Et si…
— Pas par
la porte… Par la fenêtre !… Vous en connaissez le chemin, n’est-ce
pas ?… Tenez !… Vous oubliez votre clé…
— Quand
vous serez plus calme, je vous…
— C’est
cela ! Vous m’enverrez une caisse de ce vin mousseux auquel vous m’avez
fait goûter…
L’autre ne savait s’il devait
sourire ou avoir peur. Il voyait la lourde silhouette de Maigret s’avancer vers
lui et il reculait d’instinct vers la fenêtre.
— Vous ne
m’avez pas donné votre adresse…
— Je vous
l’enverrai, sur une carte postale… Hop !… Vous êtes resté leste, pour
votre âge, vous !
Il referma brutalement la fenêtre et
se retrouva seul dans la chambre que l’ampoule électrique inondait de lumière
crue.
Le lit était toujours tel que le
jour où Emile Gallet avait pénétré dans cette pièce. Le complet jaquette de
drap noir inusable pendait au mur, tout flasque.
Maigret saisit nerveusement le
portrait qui se trouvait sur la cheminée, le glissa dans une enveloppe jaune à
en-tête de l’Identité judiciaire et écrivit l’adresse de Mme Gallet.
Il était un peu plus de dix heures.
Des Parisiens, arrivés en auto, menaient grand tapage sur la terrasse où ils
avaient mis en marche un phonographe portatif.
Ils prétendaient danser, tandis que
M. Tardivon, partagé entre son respect pour la voiture de luxe et les
réclamations des pensionnaires déjà couchés, parlementait avec eux, essayait de
les faire pénétrer dans une des salles.
Maigret longea les corridors,
traversa le café, où un charretier jouait au billard avec l’instituteur, arriva
dehors alors qu’un couple qui fox-trottait s’arrêtait tout à coup.
— Qu’est-ce
qu’il dit ?
— Que ses
locataires sont déjà couchés… Il veut que nous fassions moins de bruit…
On voyait les deux feux du pont
suspendu et parfois un reflet sur la Loire.
— On ne
peut pas danser ?
— A
l’intérieur seulement…
— Comme ce
serait poétique !
M. Tardivon, qui, compassé,
assistait à cette discussion, et qui regardait en soupirant l’auto de ses
clients difficiles, aperçut Maigret.
— J’ai
fait dresser votre couvert dans le petit salon, commissaire !… Alors, du
nouveau ?…
Le phono tournait toujours. Au
premier étage, une femme en camisole à festons regardait les intrus et criait à
son mari qui devait être couché :
— Descends
donc, toi !… Va les faire taire !… Si l’on ne peut même plus dormir…
Par contre un couple – un
vendeur de grand magasin et une dactylo, sans doute – plaidait pour les
automobilistes avec l’espoir qu’on lierait connaissance et qu’on passerait une
soirée moins banale que d’habitude.
— Je ne
dînerai pas ! annonça Maigret. Voulez-vous faire porter mes bagages à la
gare ?…
— Pour le
train de 11h32 ?… Vous partez ?…
— Je pars…
— Mais
pourtant… Vous prendrez bien quelque chose… Est-ce que vous avez seulement la
carte de la maison ?…
M. Tardivon tira de sa poche une
carte-vue, faite douze ans plus tôt, si l’on en jugeait par la mauvaise qualité
de la reproduction et par les modes féminines.
L’image représentait l’Hôtel de la
Loire, avec un drapeau hissé au premier étage et la terrasse pleine de clients.
M. Tardivon, en habit, souriait,
debout sur le seuil, et les serveuses, leurs plats à la main, s’étaient
immobilisées devant l’objectif.
— Je vous
remercie…
Maigret poussa la carte dans une de
ses poches, se tourna l’espace d’une seconde vers le chemin des orties.
Au petit château, une fenêtre
venait de s’éclairer et Maigret eût juré que Tiburce de Saint-Hilaire était en
train de se déshabiller en murmurant, pour retrouver son équilibre, des phrases
comme : « … Il a tout de même fallu qu’il entende raison… D’abord, il
y a prescription… Il a senti que je connaissais mon droit romain aussi bien que
lui… Et puis Gallet n’était quand même qu’un escroc… Oui, qu’est-ce qu’on peut
me reprocher ?… »
Mais ne regardait-il pas avec un
certain effroi les angles obscurs de la pièce ?
A Saint-Fargeau, la lumière devait
s’éteindre dans la chambre où Mme Gallet, les cheveux sur des épingles,
déposait les soucis de sa dignité, tâtait la place vide, dans les draps, à côté
d’elle, et peut-être, avant de s’endormir, sanglotait doucement.
Pour la consoler, n’y avait-il pas
ses sœurs, ses beaux-frères, dont un était conseiller général, et qui
l’accueillaient à nouveau dans le cercle réconfortant de la famille ?
Maigret avait serré mollement la
main d’un M. Tardivon distrait, suivant des yeux les automobilistes décidés à
dîner et à danser à l’intérieur.
Le pont suspendu, désert, résonna
sous ses pas. C’est à peine si, autour des bancs de sable, on entendait un
murmure d’eau courante.
Alors il se complut à évoquer dans
un décor tout pareil un Henry plus vieux de quelques années, le teint plus
jaune, la bouche plus longue et plus mince, en compagnie d’Eléonore, dont les
traits se durciraient avec l’âge et dont la silhouette deviendrait
insensiblement ridicule.
Et ils se disputeraient ! A
propos de tout et de rien ! A propos surtout de leurs cinq cent
mille francs !…
Car ceux-là les auraient !…
— Tu peux
bien parler… Ton père était un…
— Je te
défends de parler de mon père… Qu’est-ce que tu étais, toi, quand je t’ai
rencontrée ?…
— N’empêche
que tu as bien su…
Il dormit jusqu’à Paris d’un sommeil
lourd, peuplé de silhouettes indistinctes, d’un grouillement écœurant.
En voulant payer le café arrosé
qu’il avala au buffet de la Gare de Lyon, il tira de sa poche la carte-vue de
l’Hôtel de la Loire.
A côté de lui, une midinette
mangeait un croissant qu’elle trempait dans un bol de chocolat.
Il laissa la carte sur le zinc.
Comme il se retournait, une fois dehors, il vit la jeune fille qui regardait
rêveusement le bout du pont suspendu, les quelques arbres qui encadraient
l’hôtel de M. Tardivon.
— C’est peut-être elle qui
couchera dans la chambre…, songea-t-il.
Et Saint-Hilaire, avec son costume
de chasse verdâtre, l’inviterait à boire du vin mousseux de sa propriété !…
— Tu as
l’air de revenir d’un enterrement ! remarqua Mme Maigret quand il pénétra
dans son logement du boulevard Richard-Lenoir… Tu as mangé, au moins ?
— Tu as
raison… articula-t-il pour lui-même en regardant avec plaisir le décor
familier. Du moment qu’il est enterré…
Il ajouta, sans qu’elle pût
comprendre :
— Quand
même !… Je préfère m’occuper d’un vrai mort, tué par un véritable assassin…
Tu m’éveilleras à onze heures… Il faut que j’aille faire mon rapport au chef…
Il n’avoua pas qu’il n’avait pas
l’intention de dormir, mais qu’il se demandait quel allait être ce rapport.
La vérité pure et simple, qui
ravirait à Mme Gallet les trois cent mille francs de l’assurance, la dresserait
contre son fils, contre Eléonore, contre Tiburce de Saint-Hilaire et dresserait
à nouveau ses sœurs et beaux-frères contre elle ?
Tout un écheveau embrouillé
d’intérêts, de haines, de procès à n’en plus finir… Peut-être même un juge
scrupuleux ferait-il extraire – pour nouvel examen ! - Emile
Gallet de sa tombe !…
Maigret n’avait plus le portrait de
son mort, mais il n’était plus besoin de cette image fanée.
… Sa joue droite était devenue
rouge… Du sang coulait… Il restait debout, à fixer toujours le même point comme
s’il attendait quelque chose…
— La paix,
parbleu ! Voilà ce qu’il attendait ! gronda Maigret en se levant bien
avant l’heure fixée.
Et, les épaules de travers, il
disait au chef, un peu plus tard :
— Raté !…
Il n’y a plus qu’à classer cette vilaine petite affaire…
Cependant qu’il calculait :
— Le médecin prétend qu’il
n’aurait pas vécu trois ans… Mettons que la compagnie d’assurances y perde soixante
mille francs… Et elle est au capital de quatre-vingt-dix millions…
Morsang, à bord de l’« Ostrogoth », été 1930.
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