Maigret, #1
Georges Simenon
Pietr le Letton
Maigret I
I
« Age apparent 32, taille 169… »
CIPC à Sûreté Paris.
Xvzust Cracovie vimontra m ghks triv psot uv
Pietr-le-Letton Brême vs tyz btolem.
Le commissaire Maigret, de la première Brigade mobile, leva
la tête, eut l’impression que le ronflement du poêle de fonte planté au milieu
de son bureau et relié au plafond par un gros tuyau noir faiblissait. Il
repoussa le télégramme, se leva pesamment, régla la clé et jeta trois pelletées
de charbon dans le foyer.
Après quoi, debout, le dos au feu, il bourra une pipe,
tirailla son faux col qui, quoique très bas, le gênait.
Il regarda sa montre, qui marquait quatre heures. Son veston
pendait à un crochet planté derrière la porte.
Il évolua lentement vers son bureau, relut le télégramme et
traduisit à mi-voix :
Commission internationale de police criminelle à
Sûreté générale, Paris :
Police Cracovie signale passage et départ pour
Brême de Pietr-le-Letton.
La Commission internationale de police criminelle (CIPC)
siège à Vienne et dirige, en somme, la lutte contre le banditisme européen, se
chargeant plus particulièrement de la liaison entre les diverses polices
nationales.
Maigret attira vers lui un second télégramme, rédigé lui
aussi en polcod, langage international secret utilisé dans les relations entre
tous les centres policiers du monde.
Il traduisit à vue :
Polizei-proesidium de Brême à Sûreté de
Paris : Pietr-le-Letton signalé en direction Amsterdam et Bruxelles.
Un troisième télégramme, émanant de la Nederlandsche
Centrale in Zake Internationale Misdadigers, le GQG de la police néerlandaise,
annonçait :
Pietr-le-Letton embarqué compartiment G. 263,
voiture 5, à 11 heures matin dans l’Etoile-du-Nord, à destination Paris.
La dernière dépêche en polcod émanait de Bruxelles et disait :
Vérifié passage Pietr-le-Letton 2 heures
Etoile-du-Nord à Bruxelles compartiment désigné par Amsterdam.
Au mur, derrière le bureau, se déployait une carte immense
devant laquelle Maigret se campa, large et pesant, les deux mains dans les
poches, la pipe au coin de la bouche.
Son regard alla du point qui figurait Cracovie à cet autre
point désignant le port de Brême, puis de là à Amsterdam et à Bruxelles.
Une fois encore, il regarda l’heure. Quatre heures vingt.
L’Etoile-du-Nord devait rouler à cent dix à l’heure entre Saint-Quentin et
Compiègne.
Pas d’arrêt à la frontière. Aucun ralentissement.
Dans la voiture 5, compartiment G. 263, Pietr-le-Letton
était sans doute occupé à lire ou à regarder le paysage qui défilait.
Maigret se dirigea vers une porte qui s’ouvrait sur un placard,
se lava les mains à une fontaine d’émail, passa un peigne dans ses cheveux
drus, d’un châtain sombre, où se distinguaient à peine quelques fils blancs
autour des tempes, puis rajusta tant bien que mal une cravate qu’il n’était
jamais parvenu à nouer correctement.
On était en novembre. La nuit tombait. Par la fenêtre, il
aperçut un bras de la Seine, la place Saint-Michel, un bateau-lavoir, le tout
dans une ombre bleue qu’étoilaient les uns après les autres les becs de gaz.
Il ouvrit un tiroir, parcourut des yeux une dépêche du Bureau
international d’identification de Copenhague.
Sûreté Paris.
Pietr-le-Letton 32 169 01512 0224 0255 02732
03116 03233 03243 03325 03415 03522 04115 04144 04147 05221… etc.
Cette fois, il se donna la peine de traduire à voix haute,
et même de répéter à plusieurs reprises, comme un écolier qui récite une
leçon :
— Signalement de Pietr-le-Letton : âge apparent
trente-deux ans, taille 169, sinus dos rectiligne, base horizontale, saillie
grande limite, particularité cloison non apparente, oreille bordure originelle,
grand lobe, traversé limite et dimension petite limite, antitragus saillant,
limite pli inférieur vexe, limite forme, rectiligne, limite particularité
sillons séparés, orthognate supérieur, face longue, biconcave, sourcils
clairsemés blond clair, lèvre inférieure proéminente, épaisseur grande
inférieure pendante, cou long, auréole jaune moyen, périphérie intermédiaire
verdâtre moyen, cheveux blond clair.
C’était le portrait parlé de Pietr-le-Letton, aussi éloquent
pour le commissaire qu’une photographie. Les grands traits s’en dessinaient
d’abord : un homme petit, mince, jeune, aux cheveux très clairs, aux
sourcils blonds et rares, aux yeux verdâtres, au long cou.
Maigret connaissait en outre les moindres détails de
l’oreille, ce qui lui permettrait, dans la foule, et même si Pietr-le-Letton
était maquillé, de le repérer à coup sûr.
Il décrocha son veston, l’endossa, revêtit un lourd pardessus
noir et mit sur sa tête un chapeau melon.
Un dernier regard au poêle, qui semblait sur le point
d’éclater.
Au bout d’un long couloir, sur le palier servant
d’antichambre, une recommandation à Jean :
— N’oublie pas mon feu, hein !
Dans l’escalier, il fut surpris par le vent qui s’engouffrait,
et il dut s’enfoncer dans une encoignure pour allumer sa pipe.
Malgré la verrière monumentale, les quais de la Gare du Nord
étaient balayés par des bourrasques. Plusieurs vitres avaient dégringolé du
toit et s’étaient écrasées parmi les voies. L’électricité marchait mal. Les
gens étaient enfoncés dans leurs vêtements.
Devant un guichet, des voyageurs lisaient un avis peu rassurant :
« Tempête sur la Manche ».
Et une femme, dont le fils s’embarquait pour Folkestone,
montrait un visage bouleversé, des yeux rouges. Jusqu’au dernier moment, elle
lui fit des recommandations. Gêné, il dut promettre de ne pas rester un instant
sur le pont du bateau.
Maigret était debout près du quai 11, où la foule attendait
l’Etoile-du-Nord. Tous les grands hôtels, sans compter l’Agence Cook, étaient
représentés.
Il ne bougeait pas. D’autres s’énervaient. Une jeune femme,
emmitouflée de vison, les jambes, par contre, gainées de soie invisible, allait
et venait en martelant le sol de ses talons.
Lui restait là, énorme, avec ses épaules impressionnantes
qui dessinaient une grande ombre. On le bousculait et il n’oscillait pas plus
qu’un mur.
La lumière jaune du train pointa au loin. Puis ce fut le
vacarme, les cris des porteurs, le piétinement laborieux des voyageurs vers la
sortie.
Il en défila deux cents avant que le regard de Maigret cueillît
dans le flot un petit homme vêtu d’un manteau de voyage vert à grands carreaux,
dont la coupe comme la couleur étaient de style nettement nordique.
L’homme ne se pressait pas. Il était suivi de trois
porteurs. Le représentant d’un palace des Champs-Elysées lui frayait obséquieusement
un passage.
« Age apparent 32, taille 169… sinus du nez… »
Maigret ne s’agita pas. Il visa l’oreille. Cela lui suffit.
L’homme en vert passa très près de lui. Un des porteurs heurta le commissaire
d’une de ses valises.
Au même instant, un employé du train se mettait à courir,
lançait quelques mots en hâte à son collègue qui se tenait au bout du quai,
près de la chaîne permettant de barrer le passage.
Cette chaîne fut tirée. Des protestations éclatèrent.
L’homme en manteau de voyage était déjà à la porte.
Le commissaire fumait, par petites bouffées précipitées.
Il s’approcha du fonctionnaire qui avait tendu la chaîne.
— Police ! Qu’est-ce que c’est ?
— Un crime… On vient de découvrir…
— Voiture B ?…
— Je crois…
La gare vivait sa vie habituelle. Seul le quai 11 avait un aspect
anormal. Il restait cinquante voyageurs à sortir. Et on leur barrait le
passage. Ils s’impatientaient.
— Laissez passer… dit Maigret.
— Mais…
— Laissez passer…
Il regarda s’écouler ce dernier flot. Le haut-parleur annonçait
le départ d’un train de banlieue. On courait quelque part. Devant un des wagons
de l’Etoile-du-Nord, un petit groupe attendait quelque chose. Trois hommes, en
uniforme de la compagnie.
Le chef de gare arriva le premier, important mais inquiet.
Puis une civière roula dans le hall, traversa les groupes où les gens, mal à
l’aise, la suivaient des yeux, surtout ceux qui allaient partir.
Maigret remontait le train, de son pas lourd, sans cesser de
fumer. Voiture 1. Voiture 2… Il atteignit la voiture 5.
C’était là qu’il y avait un groupe devant la portière. La civière
s’arrêtait. Le chef de gare écoutait les trois hommes qui parlaient à la fois.
— Police !… Où est-il ?
On le regarda avec un évident soulagement. Il poussait sa
masse placide au milieu du groupe agité et, du coup, les autres n’étaient plus
que des satellites.
— Au lavabo…
Maigret se hissa, vit la porte des lavabos ouverte, à sa
droite. Sur le sol, un corps était tassé, plié en deux, étrangement
contorsionné.
Le chef de train, du quai, donnait des ordres :
— Qu’on conduise le wagon sur une voie de garage… Attendez !…
La 62… Et qu’on avertisse le commissaire spécial…
D’abord il ne vit que la nuque de l’homme. Mais en faisant
glisser sa casquette posée de travers, il découvrit l’oreille gauche.
— Grand lobe traversé limite et dimension limite antitragus…
grommela-t-il.
Il y avait quelques gouttes de sang sur le linoléum. Il regarda
autour de lui. Les employés se tenaient sur le quai et sur le marchepied. Le
chef de gare parlait toujours.
Alors Maigret renversa la tête de l’homme et serra davantage
sa pipe entre ses dents.
S’il n’avait pas vu sortir le voyageur en manteau vert, s’il
ne l’avait vu se diriger vers une voiture en compagnie d’un interprète du
Majestic, il eût pu douter.
Même signalement. Même petite moustache blonde, coupée en
brosse à dents, sous un nez à arête vive. Mêmes sourcils clairs et rares. Mêmes
prunelles d’un gris verdâtre.
Autrement dit, Pietr-le-Letton !
Maigret ne pouvait remuer dans ce lavabo exigu, où le robinet
qu’on avait oublié de fermer continuait à couler et où un jet de vapeur
s’échappait d’un joint non étanche.
Il avait ses jambes contre le cadavre. Il redressa le torse
de celui-ci, vit, à la poitrine, sur la chemise et le veston, des traces de
brûlures provoquées par un coup de feu tiré à bout portant.
Cela faisait une grande tache noirâtre, où du sang mêlait sa
pourpre violacée.
Un détail frappa le commissaire. Par hasard, il aperçut un
des pieds. Il était posé de travers, tordu comme tout ce corps qu’on avait dû
tasser pour refermer la porte.
Or la chaussure était une chaussure noire très vulgaire, bon
marché. Elle portait la trace d’un ressemelage. Le talon était usé d’un côté
et, au milieu de la semelle, on voyait un trou rond, lentement creusé par
l’usure.
Le commissaire spécial de la gare arrivait, galonné, sûr de
lui, questionnait du quai :
— Qu’est-ce que c’est encore ?… Un crime ?…
Un suicide ?… Touchez à rien en attendant le Parquet, hein !… Attention !…
Je suis responsable, moi !…
Maigret eut toutes les peines du monde à sortir de ce lavabo
où il était empêtré dans les jambes du mort. D’un geste rapide, professionnel,
il tâta les poches, s’assura qu’elles étaient vides, absolument vides.
Il descendit de wagon, la pipe éteinte, le chapeau de travers,
une tache de sang sur la manchette.
— Tiens ! C’est Maigret… Qu’est-ce que vous en
pensez ?…
— Rien ! Allez-y…
— Un suicide, pas vrai ?…
— Si vous voulez… Vous avez téléphoné au Parquet ?…
— Dès qu’on m’a averti…
Une voix tonitruait dans le haut-parleur. Quelques personnes,
qui s’étaient aperçues qu’il se passait quelque chose d’anormal, regardaient de
loin le train vide, le groupe immobile près du marchepied de la voiture 5.
Maigret laissa tout le monde en plan, sortit de la gare,
héla un taxi.
— Au Majestic !…
La tempête redoublait. Les rues étaient parcourues par des
tourbillons qui donnaient aux passants des silhouettes d’ivrognes. Une tuile
tomba, quelque part, sur le trottoir. Les autobus déferlaient.
Les Champs-Elysées étaient transformés en une piste quasi
déserte. Des gouttes d’eau commençaient à tomber. Le portier du Majestic se
précipita vers le taxi avec son énorme parapluie rouge.
— Police !… Un voyageur vient d’arriver par
l’Etoile-du-Nord ?
Du coup, le portier referma son parapluie.
— Il en est arrivé un, oui !
— Pardessus vert… Moustaches blondes…
— C’est ça, voyez bureau…
Des gens couraient pour fuir l’averse. Maigret pénétra à
l’hôtel juste à temps pour éviter des gouttes de pluie grosses comme des noix,
froides comme de la glace.
Derrière le bureau d’acajou, employés et interprètes n’en
étaient ni moins élégants, ni moins corrects.
— Police… Un voyageur en pardessus vert… Petite moustache
blon…
— Au 17… On est en train de monter ses bagages…
II
L’ami des milliardaires
La présence de Maigret au Majestic avait fatalement quelque
chose d’hostile. Il formait en quelque sorte un bloc que l’atmosphère se
refusait à assimiler.
Non pas qu’il ressemblât aux policiers que la caricature a
popularisés. Il ne portait ni moustaches, ni souliers à fortes semelles. Ses
vêtements étaient de laine assez fine, de bonne coupe. Enfin il se rasait
chaque matin et ses mains étaient soignées.
Mais la charpente était plébéienne. Il était énorme et
osseux. Des muscles durs se dessinaient sous le veston, déformaient vite ses
pantalons les plus neufs.
Il avait surtout une façon bien à lui de se camper quelque
part qui n’était pas sans avoir déplu à maints de ses collègues eux-mêmes.
C’était plus que de l’assurance, et pourtant ce n’était pas
de l’orgueil. Il arrivait, d’un seul bloc, et dès lors il semblait que tout dût
se briser contre ce bloc, soit qu’il avançât, soit qu’il restât planté sur les
jambes un peu écartées.
La pipe était rivée dans la mâchoire. Il ne la retirait pas
parce qu’il était au Majestic.
Peut-être, au fond, était-ce un parti pris de vulgarité, de
confiance en soi ?
Avec son grand pardessus noir à col de velours, il était impossible
de ne pas le repérer tout de suite dans le hall illuminé où les élégantes
s’agitaient parmi les traînées de parfum, les rires pointus, les chuchotements,
les salutations de style d’un personnel tiré à quatre épingles.
Il ne s’en souciait pas. Il restait en dehors du mouvement.
Les bruits de jazz, qui lui parvenaient du dancing du sous-sol, se heurtaient
comme à une barrière imperméable.
Alors qu’il montait les premières marches d’un escalier, le
liftman l’appela, voulut lui faire prendre l’ascenseur. Mais il ne se retourna
même pas.
Au premier étage, quelqu’un lui demanda :
— Vous cherchez… ?
Le son n’avait pas l’air d’arriver jusqu’à lui. Il regardait
les couloirs garnis à l’infini de tapis rouges à en donner la nausée. Il
montait toujours.
Au second, les mains dans les poches, il déchiffra les numéros
sur les plaques de bronze. La porte du 17 était ouverte. Des valets en gilet
rayé apportaient les valises.
Le voyageur, qui avait retiré son manteau et qui apparaissait
très fin, très mince dans un complet de fil à fil, fumait une cigarette à bout
de carton, tout en donnant des instructions.
Le 17 n’était pas une chambre, mais un appartement complet :
salon, bureau, chambre à coucher et salle de bains. Les portes s’ouvraient à
l’angle de deux couloirs, là où, comme un banc à un carrefour, on avait planté
un vaste divan circulaire.
Maigret s’y assit, juste en face de la porte ouverte,
allongea les jambes et déboutonna son pardessus.
Pietr-le-Letton l’aperçut, continua à donner des ordres, ne
manifestant ni surprise ni mécontentement. Quand les domestiques eurent fini de
poser ses valises et ses malles sur des supports, il vint lui-même refermer sa
porte, non sans l’avoir gardée un instant entrebâillée pour observer le
commissaire.
Maigret eut le temps de fumer trois pipes et de renvoyer
deux garçons d’étage et une femme de chambre qui vinrent lui demander ce qu’il
attendait.
Sur le coup de huit heures, Pietr-le-Letton sortit de sa
chambre, plus mince et plus net que précédemment encore, dans un smoking de
coupe sévère sentant le grand tailleur anglais.
Il était nu-tête. Ses cheveux très blonds et coupés court
commençaient à se clairsemer. Ils prenaient très haut sur la tête, découvrant
un front un peu fuyant et laissant deviner un éclair de peau rose au milieu du
crâne.
Ses mains étaient longues, pâles. A l’annulaire gauche, il
portait une lourde chevalière en platine ornée d’un diamant jaune.
Il fumait encore, une cigarette russe à tube de carton. Il
passa très près de Maigret, marqua un temps d’arrêt, le regarda comme si l’idée
le séduisait de lui adresser la parole, puis, préoccupé, il se dirigea vers
l’ascenseur.
Dix minutes plus tard, il prenait place, dans la salle à manger,
à la table de M. et Mme Mortimer-Levingston, qui était le centre de
l’attention.
Mrs Levingston avait pour un million de perles au cou.
Son mari la veille, avait renfloué une des plus grosses affaires
françaises de construction d’automobiles, dont il s’était réservé, bien
entendu, la majorité des actions.
Tous trois bavardaient gaiement. Pietr-le-Letton parlait
beaucoup, d’une voix discrète, en se penchant un peu. Il était parfaitement à
l’aise, naturel, désinvolte en dépit de la sombre silhouette de Maigret qu’il
pouvait distinguer dans le hall, à travers les baies vitrées.
Au bureau, le commissaire réclama la liste des voyageurs. Il
lut sans surprise, à la place où le Letton avait signé : Oswald Oppenheim,
venant de Brême, armateur.
Aucun doute qu’il possédât des passeports en règle, des
papiers d’état civil complets à ce nom, comme il en possédait à d’autres.
Nul doute aussi qu’il eût déjà rencontré les
Mortimer-Levingston ailleurs, à Berlin, à Varsovie, à Londres ou à New York.
N’était-il à Paris que pour les rencontrer et pour réaliser
une des escroqueries colossales dans lesquelles il était spécialisé ?
Sa fiche, que Maigret avait en poche, portait :
« Individu extrêmement habile et dangereux, de
nationalité indéterminée, mais d’origine nordique. On le suppose Letton ou
Estonien ; il parle couramment le russe, le français, l’anglais et
l’allemand.
» Très instruit, il passe pour être le chef d’une
puissante bande internationale pratiquant surtout l’escroquerie.
» Cette bande a été repérée successivement à Paris, à
Amsterdam (affaire Van Heuvel), à Berne (affaire des Armateurs réunis), à
Varsovie (affaire Lipmann), et dans diverses villes européennes, où ses
procédés ont été moins nettement identifiés.
» Les complices de Pietr-le-Letton semblent appartenir
surtout à la race anglo-saxonne. Un de ceux qui ont été vus le plus souvent
avec lui, et qui a été reconnu pour avoir présenté le chèque falsifié à la
Banque Fédérale de Berne, a été tué lors de son arrestation. Il se faisait
passer pour un certain major Howard, de l’American Légion, mais on a pu établir
que c’était un ancien bootlegger de New York, connu aux Etats-Unis sous le
sobriquet de Gros Fred.
» Pietr-le-Letton a été arrêté deux fois. La première,
à Wiesbaden, pour escroquerie d’un demi-million de marks au préjudice d’un
négociant de Munich, la seconde à Madrid pour une affaire similaire, dont la
victime était un haut personnage de la Cour d’Espagne.
» Les deux fois sa tactique a été la même. Il a eu un
entretien avec sa victime, à qui il a affirmé sans doute que les fonds volés
étaient en lieu sûr et que son arrestation ne les ferait pas retrouver.
» Les deux fois la plainte a été retirée et les
plaignants vraisemblablement dédommagés.
» N’a jamais, par la suite, été pris en flagrant délit.
» Accointances probables avec la bande Maronnetti
(fausse monnaie et fausses pièces officielles) et avec la bande de Cologne
(dite des perceurs de murailles). »
Restait un bruit qui courait les polices européennes :
Pietr-le-Letton, chef et caissier d’une ou plusieurs bandes, devait être à la
tête de quelques millions disséminés sous des noms différents dans les banques,
voire investis dans des affaires industrielles.
Il souriait finement en écoutant Mrs Mortimer-Levingston qui
lui racontait une histoire, et sa main blanche égrenait des raisins somptueux.
— Pardon, monsieur ! Voudriez-vous m’accorder un
instant, s’il vous plaît ?
C’est à Mortimer-Levingston que Maigret s’adressait, dans le
hall du Majestic, alors que Pietr-le-Letton venait de regagner sa chambre,
ainsi que l’Américaine.
Mortimer n’avait pas du tout l’allure sportive des Yankees.
Il appartenait plutôt au type latin.
Il était long, mince. Sa tête, très petite, était surmontée
de cheveux noirs séparés par une raie.
Il semblait toujours fatigué. Ses paupières étaient lasses,
bleutées. Il menait d’ailleurs une vie éreintante, trouvant le moyen de se
montrer à Deauville, à Miami, au Lido, à Paris, à Cannes et à Berlin, de
rejoindre son yacht quelque part, de traiter une affaire dans une capitale
européenne et d’arbitrer les plus grands matches de boxe à New York ou en
Californie.
Il toisa Maigret en grand seigneur. Il laissa tomber, sans
remuer ses lèvres :
— Vous êtes ?…
— Commissaire Maigret, première Brigade mobile… Mortimer
fronça à peine les sourcils, resta un instant penché comme s’il fût décidé à
n’accorder qu’une seconde.
— Vous savez que vous venez de dîner avec
Pietr-le-Letton ?
— C’est tout ce que vous avez à me dire ?
Maigret ne broncha pas. C’étaient assez exactement les paroles
auxquelles il s’attendait.
Il remit sa pipe entre ses dents – car il avait daigné
la retirer pour adresser la parole au milliardaire – et grogna :
— C’est tout !
Il avait l’air content de lui. Levingston passa, glacial,
pénétra dans l’ascenseur.
Il était un peu plus de neuf heures et demie. L’orchestre
symphonique, qui avait accompagné le dîner, cédait la place au jazz. Des gens
arrivaient du dehors.
Maigret n’avait pas dîné. Il resta debout au milieu du hall,
sans manifester d’impatience. Le gérant, de loin, ne cessait de lui lancer des
regards inquiets et maussades. Les plus humbles membres du personnel, en
passant près de lui, prenaient un air bourru, voire s’arrangeaient pour le
bousculer.
Le Majestic ne le digérait pas. Il s’obstinait à faire une
grande tache noire et immobile parmi les dorures, les lumières, les allées et
venues de robes du soir, de manteaux de fourrure, de silhouettes parfumées et
pétillantes.
Mrs Mortimer sortit la première de l’ascenseur. Elle avait
changé de toilette. Elle se drapait, épaules nues, dans une cape de lamé
doublée d’hermine.
Elle parut étonnée de ne pas trouver quelqu’un, commença par
circuler, en frappant le sol en cadence de ses hauts talons dorés.
Soudain, elle s’arrêta devant le bureau d’acajou où se tenaient
employés et interprètes, leur dit quelques mots.
Un des employés pressa un bouton rouge, décrocha un récepteur
téléphonique.
Il s’étonna, appela un chasseur qui se précipita vers
l’ascenseur.
Mrs Levingston s’inquiétait visiblement. A travers la porte
vitrée, on pouvait distinguer, au bord du trottoir, les lignes souples d’une
limousine de marque américaine.
Le chasseur reparut, parla à l’employé. Celui-ci, à son
tour, adressa la parole à Mrs Mortimer. Elle protesta. Elle devait dire :
— C’est impossible !…
Alors Maigret s’engagea dans l’escalier, s’arrêta devant le
17, frappa à la porte. Comme il s’y attendait après le manège auquel il venait
d’assister, il ne reçut pas de réponse.
Il ouvrit, vit le salon vide. Dans la chambre, le smoking de
Pietr-le-Letton était jeté négligemment sur le lit. Une malle-armoire était
ouverte. Les souliers vernis traînaient sur le tapis, loin l’un de l’autre.
Le gérant arrivait, grommelait :
— Déjà ici, vous ?
— Alors ?… Disparu, hein !… Levingston aussi… !
C’est cela ?
— C’est-à-dire qu’il ne faut rien dramatiser. Ils ne
sont dans leur chambre ni l’un ni l’autre, mais sans doute allons-nous les
trouver dans quelque coin de l’hôtel.
— Combien de sorties ?
— Trois… Celle des Champs-Elysées… Celle des Arcades et
enfin la porte de service, rue de Ponthieu…
— Il y a un gardien ? Appelez-le…
Le téléphone fonctionna. Le gérant était rageur. Il
s’emporta sur un standardiste qui ne le comprenait pas. Le regard qu’il gardait
rivé à Maigret était sans bienveillance.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Questionna-t-il en
attendant l’arrivée du gardien de la porte de service, qui était en fonction
dans une petite loge vitrée.
— Rien, ou presque rien, comme vous dites…
— J’espère qu’il ne s’agit pas d’un… d’un…
Le mot crime, cauchemar de tous les hôteliers du monde,
depuis les humbles tenanciers de meublés jusqu’aux gérants de palaces, était
trop gros pour sa gorge.
— Nous allons le savoir.
Mrs Mortimer-Levingston apparaissait, questionnait :
— Eh bien ?…
Le gérant s’inclina, balbutia quelque chose. Au bout du
couloir apparut la silhouette d’un petit vieux à la barbe sale, aux vêtements
mal coupés, qui jurait avec le cadre de l’hôtel.
Bien entendu, il était fait pour rester dans les coulisses,
sinon, il eût eu, lui aussi, un bel uniforme, et on l’eût rasé chaque matin.
— Vous avez vu sortir quelqu’un ?
— Quand ?
— Voilà quelques minutes…
— Quelqu’un des cuisines, je crois… Je n’ai pas fait
attention… Un homme en casquette…
— Petit, blond ? Intervint Maigret.
— Oui… Je pense… Je n’ai pas regardé… Il marchait vite…
— Personne d’autre ?
— Je ne sais pas… Je suis allé jusqu’au coin de la rue
pour acheter, l’Intran…
Mrs Mortimer-Levingston perdait son sang-froid.
— Alors ?… C’est ainsi que vous cherchez ?…
prononça-t-elle en s’adressant à Maigret. On vient de me dire que vous êtes de
la police… Mon mari a peut-être été tué… Qu’est-ce que vous attendez ?
Ce regard qui pesa sur elle, c’était tout Maigret. Un
calme ! Une indifférence ! Comme s’il n’eût entendu que le bourdonnement
d’une mouche ! Comme s’il n’y eût eu devant lui qu’un objet banal.
Elle n’était pas habituée à être regardée de la sorte.
Elle se mordit les lèvres, devint pourpre sous son fond de teint,
frappa le sol du pied avec impatience.
Il la fixait toujours.
Alors, poussée à bout, ou peut-être ne sachant que faire
d’autre, elle piqua une crise de nerfs.
III
La mèche de cheveux
Il était près de minuit quand Maigret arriva au quai des Orfèvres.
La tempête battait son plein. Les arbres du quai étaient violemment secoués et
des petites vagues clapotaient autour du bateau-lavoir.
Les locaux de la PJ étaient à peu près déserts. Jean n’en
était pas moins à sa place, dans l’antichambre commandant les couloirs bordés
d’une multitude de bureaux vides.
Du corps de garde arrivaient des éclats de voix. Puis, de
loin en loin, sous une porte, un filet de lumière : un commissaire ou un
inspecteur qui poursuivait quelque enquête. Dans la cour, une des autos de la
Préfecture pétaradait.
— Torrence est rentré ? S’informa Maigret.
— Il rentre à l’instant.
— Mon feu ?
— J’ai dû entrouvrir la fenêtre, tant il faisait chaud
chez vous. L’eau suintait des murs !
— Commande-moi des demis et des sandwiches. Pas de pain
mie, hein !
Il poussa une porte, appela :
— Torrence !…
Et le brigadier Torrence le suivit dans son bureau. Avant de
quitter la Gare du Nord, Maigret lui avait téléphoné de continuer l’enquête de
ce côté.
Le commissaire avait quarante-cinq ans. Torrence n’en avait
que trente. Mais il y avait déjà en lui quelque chose de massif qui en faisait
une reproduction à peine réduite de Maigret.
Ils avaient mené ensemble maintes enquêtes sans prononcer
une parole inutile.
Le commissaire retira son manteau, son veston, donna du mou
à sa cravate. Le dos au feu, il laissa un bon moment la chaleur le pénétrer
avant de questionner :
— Alors ?
— Le Parquet s’est réuni d’urgence. L’Identité
judiciaire a pris des photos, mais n’a pu relever d’empreintes digitales. Sauf
celles de la victime, bien entendu ! Elles ne correspondent à aucune fiche
dactyloscopique.
— Si je me souviens bien, le service ne possède pas la
fiche du Letton ?
— Rien que son portrait parlé. Pas d’empreintes, ni de
mensurations.
— Donc, rien ne prouve que ce n’est pas Pietr qui est
mort.
— Mais rien ne prouve que c’est lui !
Maigret avait saisi sa pipe et une blague à tabac qui ne
contenait plus qu’un peu de poussière brune. D’un geste automatique, Torrence
lui tendit un paquet de gris entamé.
Il y eut un silence. Le tabac grésilla. Puis on perçut des
bruits de pas et de verres entrechoqués derrière la porte que Torrence ouvrit.
Le garçon de la Brasserie Dauphine entra, posa sur la table
un plateau supportant six demis et quatre sandwiches obèses.
— Ce sera assez ? s’assura-t-il en constatant que
Maigret n’était pas seul.
— Ça ira.
Sans cesser de fumer, le commissaire se mit à manger et à
boire, non sans avoir poussé un demi vers le brigadier.
— Alors ?
— J’ai questionné tout le personnel du train. Il est
prouvé qu’un homme a voyagé sans billet. Le mort ou l’assassin ! On
suppose qu’il est monté à Bruxelles, à contre-voie. On se cache plus facilement
dans un wagon pullman que dans un autre, grâce au grand espace réservé aux
bagages dans chaque voiture. Le Letton a pris le thé entre Bruxelles et la
frontière en feuilletant un paquet de journaux anglais et français, parmi
lesquels plusieurs feuilles financières. Entre Maubeuge et Saint-Quentin, il
s’est dirigé vers le lavabo. Le maître d’hôtel s’en souvient parce que, en
passant près de lui, il lui a dit : « Vous me servirez un
whisky. »
— Et il a repris sa place un peu plus tard ?
— Un quart d’heure après, il était attablé devant son
whisky Mais le maître d’hôtel ne l’a pas vu revenir.
— Personne n’a tenté ensuite d’aller au lavabo ?
— Pardon ! Une voyageuse en a secoué la porte. La
serrure n’a pas fonctionné. C’est en arrivant à Paris qu’un employé est parvenu
à la forcer et a découvert que le mécanisme avait été enrayé avec de la
limaille.
— Personne jusque-là n’avait vu le second Pietr ?
— Personne ! Sinon il aurait attiré l’attention,
car il portait des vêtements râpés comme on n’en voit guère dans les trains de
luxe.
— La balle ?
— Tirée à bout portant. Revolver automatique six millimètres.
Le coup a provoqué une telle brûlure que le médecin prétend qu’elle aurait
suffi à donner la mort.
— Pas de traces de lutte ?
— Pas la moindre ! Les poches vides.
— Je sais…
— Pardon ! J’ai néanmoins trouvé ceci, dans une
petite poche intérieure du gilet fermée par un bouton.
Et Torrence prit dans son portefeuille une pochette de papier
de soie où l’on distinguait en transparence une mèche de cheveux bruns.
— Donnez…
Maigret ne cessait pas de manger, ni de boire.
— Des cheveux de femme, d’enfant ?
— De femme, prétend le médecin légiste. Je lui en ai
laissé quelques-uns, qu’il m’a promis d’étudier à fond.
— L’autopsie ?
— A dix heures, tout était fini. Age probable :
trente-deux ans. Taille : 1m. 68.
» Aucune tare héréditaire. Un rein, pourtant, assez mal
en point, laisserait supposer que l’homme était alcoolique. L’estomac contenait
encore du thé et des aliments à peu près digérés, qu’il a été impossible
d’analyser sur-le-champ. On y travaillera demain. Les recherches terminées, le
corps, déposé à l’Institut médico-légal, sera conservé dans la glace.
Maigret s’essuya les lèvres, alla prendre sa place favorite
devant le poêle, tendit une main où Torrence plaça, comme par réflexe, son
paquet de tabac.
— De mon côté, dit alors le commissaire, j’ai vu Pietr,
ou celui qui a pris sa place, s’installer au Majestic, dîner en compagnie des
Mortimer-Levingston, avec qui il semblait avoir rendez-vous.
— Les milliardaires ?
— Oui ! Après le repas, Pietr a regagné son
appartement. J’ai prévenu l’Américain. Mortimer est monté à son tour. Ils avaient
sans doute projeté de sortir tous les trois, car Mrs Mortimer est descendue
l’instant d’après, harnachée pour la soirée. Dix minutes plus tard, on
constatait que les deux hommes avaient disparu.
» Le Letton a troqué son smoking contre des vêtements
moins voyants. Il s’est coiffé d’une casquette, et le portier a pu le prendre
pour un domestique des cuisines.
» Levingston, lui, est parti tel qu’il était, en tenue
de soirée.
Torrence ne dit rien. Et, pendant le long silence qui
suivit, on entendit nettement les bruits de l’ouragan qui faisait frémir les
vitres et le ronflement du poêle.
— Bagages ? Questionna enfin Torrence.
— C’est fait. Rien ! Des vêtements. Du linge… Tout
l’attirail d’un voyageur de grand luxe. Mais pas un papier. La Mortimer jure
que son mari a été assassiné.
Une cloche sonna quelque part. Maigret ouvrit le tiroir de
son bureau où, l’après-midi, il avait poussé les télégrammes concernant
Pietr-le-Letton.
Puis il regarda la carte. Son doigt dessina une ligne Cracovie-Brême-Amsterdam-Bruxelles-Paris.
Aux environs de Saint-Quentin, un temps d’arrêt : un
mort. A Paris, arrêt brusque de la ligne. Deux hommes disparaissent, en pleins
Champs-Elysées.
Il ne reste que des bagages dans un appartement et Mrs
Mortimer-Levingston, aussi vide de pensées que la malle-armoire du Letton au
milieu de sa chambre.
La pipe de Maigret émettait un gargouillis si énervant que
le commissaire prit une botte de plumes de poulet dans un autre tiroir, nettoya
le tuyau, ouvrit le poêle, où il lança les plumes sales.
Quatre demis étaient vides, les verres voilés de mousse
grasse. Un homme sortait d’un des bureaux voisins, refermait sa porte à clé et
s’en allait le long du couloir.
— Un qui a fini ! remarqua Torrence. C’est Lucas.
Il a arrêté ce soir deux trafiquants de drogue, grâce à un fils à papa qui a
mangé le morceau.
Maigret tisonnait, se redressait, le visage rouge. Machinalement,
il saisit la pochette de soie dont il retira les cheveux, les fit jouer à la
lumière. Puis il se planta à nouveau devant la carte, où la ligne invisible
figurant le voyage du Letton était nettement une courbe, presque un
demi-cercle.
Pourquoi, de Cracovie, remonter jusqu’à Brême, avant de
redescendre à Paris ?
Il avait toujours la pochette de papier de soie à la main.
Il murmura :
— Elle a contenu un portrait.
C’était, en effet, une de ces pochettes dont se servent les
photographes pour envelopper les épreuves à livrer au client.
Mais elle était d’un format qui n’a plus cours que dans les
campagnes et dans les petites villes de province, et qu’on appelait jadis
format album.
La photo qui avait été contenue par cette pochette devait
être un de ces cartons grands comme la moitié d’une carte postale, où l’image
est reproduite sur une mince feuille de papier ivoire et glacé.
— Il y a encore quelqu’un au laboratoire ?
S’informa soudain le commissaire.
— Je suppose ! Ils doivent travailler sur
l’affaire du train, développer leurs clichés.
Il ne restait qu’un verre plein sur la table. Maigret le
vida d’un trait, endossa son veston.
— Vous m’accompagnez ?… Ces portraits-là portent
d’habitude le nom et l’adresse du photographe imprimés en creux ou en relief…
Torrence comprit. Ils s’engagèrent dans un réseau compliqué
de corridors et d’escaliers, déambulèrent dans les combles du Palais de
Justice, où ils atteignirent le laboratoire de l’Identité judiciaire.
Un spécialiste saisit le papier, le palpa, sembla même le renifler.
Puis il s’installa sous un fort projecteur, roula vers lui un appareil
apocalyptique monté sur un chariot.
Le principe est simple : une feuille de papier blanc
mise pendant un certain temps en contact avec une feuille imprimée ou couverte
d’écriture à l’encre finit par s’imprégner des caractères qui figurent sur la
seconde feuille.
Le résultat est invisible à l’œil nu. Mais la photographie révèle
cette imprégnation.
Du moment qu’il y avait un poêle dans le laboratoire, Maigret
devait forcément y échouer. Il resta campé là pendant près d’une heure, à fumer
des pipes, tandis que Torrence suivait le photographe dans ses allées et
venues. Enfin la porte d’une chambre noire s’entrouvrit. Une voix
annonça :
— Ça y est !
— Eh bien ?
— Le portrait était signé : Léon Moutet,
photographe d’art, quai des Belges, Fécamp.
Il fallait un flair de professionnel pour lire sur la plaque
à peine impressionnée où Torrence, par exemple, ne distinguait que des ombres
indistinctes.
— Vous voulez voir les photos du cadavre ?
Questionna le spécialiste avec bonne humeur. Elles sont magnifiques ! Et
pourtant, dans ce lavabo de wagon, on n’avait pas trop de place !
Croiriez-vous qu’on a dû suspendre l’appareil au plafond…
— Vous êtes relié à la ville ? fit Maigret en
désignant l’appareil téléphonique.
— Oui… Après neuf heures, la standardiste n’est pas là…
Alors on me branche…
Le commissaire appela le Majestic, eut un des interprètes au
bout du fil.
— M. Mortimer-Levingston est rentré ?
— Je vais m’informer, monsieur. A qui ai-je
l’honneur ?
— Police !
— Il n’est pas rentré.
— M. Oswald Oppenheim, non plus ?
— Pas davantage…
— Que fait Mrs Mortimer ?
Silence.
— Je vous demande ce que fait Mrs Mortimer.
— Elle… je crois qu’elle est au bar…
— Autrement dit, elle est ivre ?
— Elle a bu quelques cocktails, oui. Elle déclare
qu’elle ne rentrera pas dans son appartement avant le retour de son mari…
Est-ce que… ?
— Quoi ?
— Allô !… Ici, le gérant… prononça une autre voix.
Avez-vous du nouveau ?… Croyez-vous que cette histoire sera racontée dans
les journaux ?…
Maigret, cyniquement, raccrocha. Pour faire plaisir au photographe,
il jeta un coup d’œil sur les épreuves étalées sur des séchoirs, encore
mouillées et luisantes.
En même temps, il parlait à Torrence :
— Vous, vieux, vous allez vous installer au Majestic.
Et, surtout, ne vous inquiétez pas du gérant.
— Et vous, patron ?
— Je vais à mon bureau. Il y a un train pour Fécamp à
cinq heures et demie. Ce n’est pas la peine de rentrer chez moi et d’éveiller
ma femme. Dites donc… La brasserie doit encore être ouverte. En passant,
commandez-moi un demi…
— Un… ? répéta Torrence, la mine innocente.
— Si vous voulez, mon vieux ! Le garçon est assez
malin pour comprendre trois ou quatre. Qu’il y ajoute quelques sandwiches.
Ils descendirent l’un derrière l’autre un interminable escalier
en colimaçon.
Le photographe en blouse noire, resté seul, contempla pour
sa délectation personnelle les épreuves qu’il venait de tirer, et en commença
le numérotage.
Dans une cour glaciale, les deux policiers se séparèrent.
— Si vous quittez le Majestic pour une raison ou pour
une autre, laissez-y quelqu’un de chez nous ! recommanda le commissaire.
C’est là que je téléphonerai au besoin…
Et il regagna son bureau, tisonna le poêle à en briser la
grille.
IV
Le second officier du Seeteufel
La gare de La Bréauté où, à sept heures et demie du matin,
le commissaire Maigret quitta la grande ligne Paris-Le Havre, lui donna un
avant-goût de Fécamp.
Un buffet mal éclairé, aux murs sales, avec un comptoir où
moisissaient quelques gâteaux secs et où trois bananes et cinq oranges
essayaient de faire une pyramide.
Ici, on sentait plus violemment la tempête. La pluie tombait
à seaux. Pour aller d’une voie à l’autre, il fallait patauger dans la boue
jusqu’aux genoux. Un vilain petit train, fait de wagons de rebut. Des fermes
mal dessinées dans le petit jour blême, à demi effacées par les hachures de
pluie.
Fécamp ! Une odeur compacte de morue et de hareng. Des
monceaux de barils. Des mâts derrière les locomotives. Une sirène qui mugissait
quelque part.
— Le quai des Belges ?
C’était tout droit. Il suffisait de marcher dans les flaques
visqueuses où scintillaient des écailles de poisson et, où pourrissaient leurs
viscères.
Le photographe d’art était en même temps boutiquier et
dépositaire de journaux. Il vendait des suroîts, des vareuses rouges en toile à
voile, des cordages de chanvre et des cartes postales de Nouvel-An.
Un homme chétif et décoloré, qui appela sa femme à la rescousse
dès que fût prononcé le mot police. Et elle, une belle Normande, regardait
Maigret dans les yeux, semblait le provoquer.
— Pourriez-vous me dire quelle photo a été contenue
dans cette enveloppe ?
Ce fut long. Il fallut arracher les mots au photographe les
uns après les autres, penser à sa place.
D’abord le portrait datait d’au moins huit ans, car depuis
huit ans l’opérateur ne faisait plus de photos de ce modèle. Il avait acheté un
nouvel appareil format carte postale.
Qui avait pu se faire photographier huit ans
auparavant ? Un quart d’heure fut nécessaire à M. Moutet pour se rappeler
qu’il gardait dans un album un exemplaire de tous les portraits exécutés chez
lui.
Sa femme alla chercher l’album. Des marins entraient et
sortaient. Des gosses venaient demander pour un sou de bonbons. Les palans des
bateaux grinçaient, dehors. On entendait la mer qui culbutait les galets le
long de la digue.
Maigret feuilleta l’album, précisa :
— Une jeune femme aux cheveux bruns, très fins… Cela
suffit.
— Mme Swaan ! s’écria le photographe.
Et il trouva le portrait tout de suite. C’était la seule
fois qu’il eût possédé un modèle présentable.
La femme était jolie. Elle paraissait vingt ans. La photo
s’encartait exactement dans l’enveloppe.
— Qui est-ce ?
— Elle habite toujours Fécamp. Mais maintenant, elle possède
une villa au flanc de la falaise, à cinq minutes du Casino…
— Mariée ?
— Elle ne l’était pas à cette époque. Elle travaillait
comme caissière à l’Hôtel du Chemin-de-Fer.
— En face de la gare, bien entendu !
— Oui, vous avez dû le voir en passant. C’est une
orpheline, d’un petit pays des environs… Les Loges… Vous connaissez ?…
C’est ainsi qu’elle a fait connaissance d’un voyageur descendu à l’hôtel, un
étranger… Ils se sont mariés…
A l’heure qu’il est, elle vit dans la villa avec ses deux
enfants et une bonne…
— M. Swaan n’habite pas Fécamp ?
Il y eut un silence, un échange de regards entre le photographe
et sa femme. Ce fut la femme qui parla.
— Puisque c’est la police, il vaut mieux tout dire,
n’est-ce pas ? D’ailleurs, vous l’apprendriez quand même… Ce ne sont que
des bruits… M. Swaan n’est presque jamais à Fécamp. Quand il y vient, c’est
pour quelques jours… Quelquefois même il ne fait que passer…
» Lorsqu’il est arrivé, c’était peu de temps après la
guerre… On était en train de réorganiser la pêche à Terre-Neuve, qu’on avait dû
délaisser pendant cinq ans…
» Il voulait soi-disant étudier la question et mettre
des fonds dans les affaires qui se montaient.
» Il se prétendait Norvégien… Son prénom est Olaf… Les
pêcheurs qui font le hareng et qui vont parfois jusqu’en Norvège disent qu’il y
a là-bas beaucoup de gens qui s’appellent ainsi…
» N’empêche que le bruit a couru que c’était en réalité
un Allemand qui se livrait à l’espionnage.
» C’est pour cela que, quand il s’est marié, on a tenu
sa femme à l’écart…
» Puis on a su qu’il était marin, qu’il naviguait comme
second officier à bord d’un bateau de commerce allemand, que c’était à cause de
cela qu’il venait si rarement…
» On a fini par ne plus s’en occuper, mais les gens
comme nous se méfient quand même…
— Vous m’avez dit qu’ils ont des enfants ?
— Deux… Une fillette de trois ans et un bébé de
quelques mois…
Maigret détacha le portrait de l’album, se fit désigner la
villa. Il était un peu tôt pour s’y présenter.
Deux heures durant, il attendit dans un café du port, à
écouter les marins discuter de la pêche au hareng qui battait son plein. Cinq
chalutiers noirs étaient rangés le long du quai. On déchargeait le poisson à
pleins tonneaux, et l’air en était empuanti en dépit de la tempête.
Pour gagner la villa, il longea la digue déserte, contourna
le Casino fermé, aux murs ornés encore d’affiches de l’été précédent.
Enfin, il gravit un raidillon qui s’amorçait au pied de la falaise.
De-ci, de-là, il apercevait la grille d’une villa.
Celle qu’il cherchait était en brique rouge, de grandeur
moyenne, confortable. On sentait qu’à la belle saison le jardin aux allées de
gravier blanc était entretenu avec soin. Des fenêtres, la vue devait s’étendre
au loin.
Il sonna. Un dogue danois, sans aboyer, mais l’air d’autant
plus féroce, vint le renifler à travers la barrière. Une bonne parut au second
coup de sonnette, enferma d’abord le chien dans le chenil et questionna :
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle avait l’accent du pays.
— Je voudrais voir M. Swaan, s’il vous plaît.
Elle parut hésiter.
— Je ne sais pas si Monsieur est là… Je vais demander…
Elle n’avait pas ouvert la grille. Il pleuvait toujours à torrents. Maigret
était trempé.
Il vit la domestique monter les marches, disparaître dans la
maison. Puis un rideau bougea à une fenêtre. Un peu plus tard, la fille
revenait.
— Monsieur ne reviendra pas avant plusieurs semaines.
Il est à Brême…
— Dans ce cas, je désirerais parler à Mme Swaan… Elle hésita
à nouveau, finit par ouvrir la grille.
— Madame n’est pas habillée. Il faudra que vous attendiez…
Tout dégouttant d’eau, il fut introduit dans un salon propret,
aux fenêtres tendues de rideaux blancs, au parquet encaustiqué.
Les meubles, qui étaient neufs, étaient ceux-là même que
l’on rencontre dans tout intérieur de petit-bourgeois. Ils étaient de bonne
qualité, d’un style qu’en 1900 on appelait moderne.
Du chêne clair. Des fleurs dans un vase de grès
« artistique » au milieu de la table. Les napperons de broderie anglaise.
Sur un guéridon, par contre, un magnifique samovar d’argent
ciselé qui valait à lui seul davantage que tout le reste de l’ameublement.
Il y avait du bruit quelque part, au premier étage.
Ailleurs, derrière un des murs du rez-de-chaussée, un bébé pleurait et une
autre voix murmurait quelque chose sur un mode assourdi et monotone, comme pour
le consoler.
Enfin des pas feutrés, un glissement dans le corridor. La
porte s’ouvrit. Et le commissaire Maigret se trouva en présence d’une jeune
femme qui s’était habillée en hâte pour le recevoir.
Elle était de taille moyenne, plutôt boulotte que maigre, et
elle avait un joli visage grave où se lisait à cet instant une vague
inquiétude.
Elle sourit néanmoins, prononça :
— Vous ne vous êtes donc pas assis ?
Du pardessus de Maigret, de son pantalon, de ses chaussures,
des filets d’eau coulaient sur le plancher ciré, formaient de petites mares.
Il ne pouvait s’asseoir ainsi dans les fauteuils de velours
vert tendre du salon.
— Mme Swaan, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur…
Elle le regarda d’un air interrogateur.
— Excusez-moi de vous déranger… Il s’agit d’une simple
formalité… Je fais partie de la police de contrôle des étrangers… Nous nous
livrons en ce moment à un recensement…
Elle ne dit rien. Elle ne paraissait ni plus inquiète, ni
rassurée.
— Je crois que M. Swaan est Suédois, n’est-il pas
vrai ?
— Pardon… Norvégien… Mais, pour un Français, c’est la
même chose… Moi-même, au début…
— Il est officier de marine ?
— Il navigue en qualité de second officier à bord du Seeteufel,
de Brême…
— C’est cela… Il travaille donc pour une société
allemande.
Elle devint plus rose.
— L’armateur est Allemand, oui… Du moins sur le papier…
— C’est-à-dire ?…
— Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous le
cacher… Vous savez sans doute que, depuis la guerre, il y a une crise de la
marine marchande… Ici même on vous citera des capitaines au long cours qui sont
obligés, faute d’engagement, de s’embarquer comme second ou comme troisième
officier… D’autres font la pêche à Terre-Neuve et dans la mer du Nord.
Elle parlait avec une certaine précipitation, mais d’une
voix douce, égale.
— Mon mari n’a pas voulu signer un contrat pour le Pacifique,
où il y a davantage à faire, car il n’aurait pu revenir en Europe que tous les
deux ans… Des Américains, peu après notre mariage, armaient le Seeteufel sous
le nom d’un armateur allemand… Et, précisément, si Olaf est venu à Fécamp,
c’était pour s’assurer qu’il n’y avait pas ici d’autres goélettes à vendre…
» Vous comprenez, maintenant… Il s’agissait de faire la
contrebande de l’alcool aux Etats-Unis…
» De grosses sociétés se sont fondées, avec des
capitaux américains… Elles ont leur siège en France, en Hollande ou en
Allemagne…
» C’est pour une de ces sociétés que mon mari travaille
en réalité. Le Seeteufel fait ce qu’ils appellent l’« Avenue du
Rhum ».
» Il n’a donc rien à voir avec l’Allemagne…
— Il est en mer en ce moment ? Questionna Maigret,
sans quitter des yeux le joli visage qui avait quelque chose de franc, et même
parfois d’émouvant.
— Je ne pense pas. Vous devez comprendre que les
voyages ne sont pas aussi réguliers que ceux des paquebots. Mais j’essaie
toujours de calculer à peu près la position du Seeteufel. A l’heure qu’il est,
il doit être à Brême, ou bien près d’y arriver…
— Vous êtes déjà allée en Norvège ?
— Jamais ! Je n’ai pour ainsi dire pas quitté la
Normandie. A peine deux ou trois fois, pour de courts séjours à Paris.
— Avec votre mari ?
— Oui… Entre autres notre voyage de noces.
— Il est blond, n’est-ce pas ?
— Oui… Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Avec une petite moustache claire, coupée au ras des
lèvres ?
— Oui… Je puis d’ailleurs vous montrer son portrait.
Elle ouvrit une porte et sortit. Maigret l’entendit circuler dans la chambre
voisine.
Elle fut plus longtemps absente qu’il n’était logique. Et,
dans la villa, il y eut des bruits de portes ouvertes et fermées, d’allées et
venues peu explicables.
Enfin elle reparut, un peu troublée, hésitante.
— Excusez-moi… dit-elle. Je ne parviens pas à mettre la
main sur ce portrait… Avec des enfants, une maison est toujours en désordre…
— Une question encore… A combien de personnes avez-vous
donné cette photographie de vous ?
Il montra l’épreuve que le photographe lui avait remise. Mme
Swaan, cramoisie, bégaya :
— Je ne comprends pas…
— Votre mari en a sans doute un exemplaire ?…
— Oui… Nous étions fiancés quand…
— Aucun autre homme ne possède cette photo ?
Elle était sur le point de pleurer. Ses lèvres avaient un frémissement
qui trahissait son désarroi.
— Aucun…
— Je vous remercie, madame…
Comme il sortait, une petite fille se glissa dans
l’antichambre. Maigret n’eut pas besoin de détailler ses traits. C’était le
vivant portrait de Pietr-le-Letton !
— Olga !… gronda la maman, en poussant l’enfant
vers une porte entrouverte.
Le commissaire était à nouveau dehors, dans la pluie, dans
la bourrasque.
— Au revoir, madame…
Il la vit un instant encore dans l’entrebâillement de
l’huis, et il eut la sensation de laisser désemparée cette femme qu’il avait
surprise chez elle, dans la tiédeur de la villa.
Et il y avait d’autres traces, subtiles, indéfinissables,
mais à base d’angoisse, dans les yeux de la jeune maman qui refermait la porte.
V
Le Russe ivre
Ce sont des choses dont on ne se vante pas, qui feraient
sourire si on en parlait et qui, pourtant, demandent une certaine qualité
d’héroïsme.
Maigret n’avait pas dormi. De cinq heures et demie à huit
heures, il avait été secoué dans des compartiments pleins de courants d’air.
Dès La Bréauté, il était détrempé. Maintenant, ses chaussures
crachotaient de l’eau sale à chaque pas, son chapeau melon était informe, son
pardessus et son veston transpercés.
Le vent lui plaquait la pluie sur le corps comme des gifles.
La ruelle était déserte. Un simple sentier en pente, entre des murs de jardins.
Au milieu dévalait un torrent.
Il resta un bon moment immobile. Sa pipe elle-même, dans sa
poche, était mouillée. Aucun moyen de se cacher à proximité de la villa. Tout
ce qu’il pouvait faire, c’était se blottir tant bien que mal contre un mur et
attendre.
Si des gens passaient, ils le verraient, se retourneraient.
Il devrait peut-être rester là des heures et des heures. Il n’y avait aucune
preuve formelle qu’il y eût un homme dans la maison. Et, s’il y en avait un,
éprouverait-il le besoin de sortir ?
Maigret, néanmoins, maussade, bourrant de tabac sa pipe
mouillée, se poussa autant qu’il put dans un vague renfoncement…
Ce n’était pas la place d’un officier de la Police
judiciaire.
Besogne de débutant, tout au plus. Il avait monté de pareilles
gardes cent fois entre vingt-deux et trente ans.
Il eut toutes les peines du monde à frotter une allumette.
L’émeri de sa boîte s’effilochait. Et peut-être, si un des bouts de bois n’eût
flambé enfin, par miracle, fût-il parti ?
D’où il était, il ne voyait rien, qu’un mur bas et la grille
peinte en vert de la villa. Il avait les pieds dans des ronces. Un courant
d’air glissait le long de sa nuque.
Fécamp était en dessous de lui, mais il ne pouvait pas apercevoir
la ville. Il entendait seulement le vacarme de la mer et, de temps en temps, le
cri d’une sirène, le roulement d’une auto.
Il y avait une demi-heure qu’il montait la garde quand une
femme qui avait l’air d’une cuisinière gravit le raidillon, en portant un
panier à provisions. Elle ne vit Maigret qu’au moment où elle passait près de
lui. Cette silhouette énorme, immobile contre un mur, dans la ruelle balayée
par le vent, l’effraya au point qu’elle se mit à courir.
Sans doute travaillait-elle dans une des villas du haut de
la côte ? Quelques minutes plus tard, un homme se montra au tournant,
observa Maigret de loin, fut rejoint par une femme, puis tous deux rentrèrent
chez eux.
La situation était ridicule. Le commissaire savait qu’il n’y
avait pas dix chances sur cent que sa faction servît à quelque chose.
Et pourtant il tint bon, à cause d’une impression vague,
qu’il n’eût même pas pu appeler un pressentiment.
C’était plutôt une théorie à lui, qu’il n’avait d’ailleurs jamais
développée et qui restait imprécise dans son esprit, ce qu’il nommait à part lui
la théorie de la fissure.
Dans tout malfaiteur, dans tout bandit, il y a un homme.
Mais il y a aussi et surtout un joueur, un adversaire, et c’est lui que la
police est tentée de voir, c’est à lui, généralement, qu’elle s’attaque.
Un crime est-il commis, ou un délit quelconque ? La
lutte s’engage sur des données plus ou moins objectives. Problème à une ou à
plusieurs inconnues, que la raison essaie de résoudre.
Maigret agissait comme les autres. Comme les autres aussi il
usait des outils extraordinaires que les Bertillon, les Reiss, les Locard ont
mis entre les mains de la police et qui constituent une véritable science.
Mais il cherchait, attendait, guettait surtout la fissure.
Le moment, autrement dit, où, derrière le joueur, apparaît l’homme.
Au Majestic, c’était le joueur qu’il avait eu devant lui.
Ici, il pressentait autre chose. La villa paisible et
ordonnée ne faisait pas partie des accessoires de la lutte engagée par
Pietr-le-Letton. Cette femme surtout, ces enfants aperçus ou entendus,
appartenaient à un autre ordre matériel et moral.
Et c’est pourquoi il attendait, de mauvaise humeur,
d’ailleurs, car il aimait trop son gros poêle de fonte, son bureau avec des
demis mousseux sur la table, pour n’être pas malheureux dans cette tempête
poisseuse.
Lorsqu’il avait pris sa faction, il était un peu plus de dix
heures. Il était midi et demie quand des pas firent crisser le gravier d’une
allée, quand la grille fut ouverte avec des mouvements précis, rapides, et
quand une silhouette se profila à dix mètres du commissaire.
Le terrain ne permettait pas à celui-ci de reculer. Aussi resta-t-il
là, immobile, inerte plutôt, planté sur ses jambes que les pantalons détrempés
sculptaient en larges plans. L’homme qui sortait de la villa portait un mauvais
trench-coat à ceinture, dont il avait relevé le col usé. Il avait une casquette
grise sur la tête.
Cette tenue le faisait paraître très jeune. Les mains dans
les poches, les épaules serrées et frissonnantes à cause du changement brusque
de température, il descendit la côte.
Il dut passer à moins d’un mètre du commissaire. Ce fut le
moment qu’il choisit pour ralentir sa marche, tirer de sa poche un paquet de
cigarettes et en allumer une.
A croire qu’il avait le souci de placer son visage en pleine
lumière, de permettre au policier de le détailler !
Maigret lui laissa faire quelques pas encore, puis se mit en
route derrière lui, les sourcils froncés. Sa pipe était éteinte. Toute sa
personne respirait le mécontentement, en même temps qu’une volonté impatiente
de comprendre.
Car l’homme en trench-coat ressemblait au Letton et n’y
ressemblait pas ! Même taille : un mètre soixante-huit environ. A la
rigueur, on pouvait lui donner le même âge, bien que, vêtu comme il l’était, il
parût plutôt vingt-six ans que trente-deux.
Rien n’empêchait qu’il fût l’original du portrait parlé que
Maigret savait par cœur et dont il avait le texte en poche.
Et pourtant c’était un autre homme ! Les yeux, par
exemple, avaient une expression plus floue, nostalgique. Le gris en était plus
clair, comme si les prunelles eussent été délayées par la pluie.
Il ne portait pas les petites moustaches blondes en brosse à
dents. Mais ce n’était pas seulement cela qui le changeait.
D’autres détails frappaient Maigret. Sa tenue ne rappelait
en rien celle d’un officier de la marine marchande. Elle ne cadrait même pas
avec la villa, avec la vie bourgeoise, aisée, que celle-ci respirait.
Les chaussures étaient usées, les talons tournés. Comme
l’homme, à cause de la boue, relevait les bords de son pantalon, le commissaire
vit des chaussettes de coton gris, décolorées, grossièrement remaillées.
Le trench-coat était couvert de taches multiples. L’ensemble
répondait à un type que Maigret connaissait bien, type de vagabond européen,
venu de l’Est presque toujours, qui gîte dans les plus mauvais meublés de
Paris, couche parfois dans les gares, se risque rarement en province, voyage en
troisième classe ou, en fraude, sur les marchepieds et dans les trains de
marchandises.
Il en eut la preuve quelques minutes plus tard. Fécamp ne
possède pas de bouges à proprement parler. Il y a néanmoins, derrière le port,
deux ou trois bistrots sordides où fréquentent plus volontiers les soutiers que
les pêcheurs.
A dix mètres de ces établissements, un café correct, propre
et clair.
Or, l’homme en trench-coat passa devant ce dernier sans
s’arrêter, pénétra tout naturellement dans le plus louche des bistrots,
s’accouda au zinc d’un geste qui ne pouvait tromper Maigret.
C’était un geste familier, simple et canaille. Le
commissaire eût voulu l’imiter qu’il n’y fût pas parvenu.
Il entra à son tour. L’homme avait commandé une imitation
d’absinthe et restait là, sans rien dire, les yeux vides, indifférent à
Maigret, debout à côté de lui.
Par l’entrebâillement du vêtement, le policier aperçut du
linge douteux. Et cela ne s’imite pas non plus ! La chemise, le faux col
réduit à l’état de cordon, avaient été portés des jours et des jours, plutôt
des semaines. On avait dormi avec, Dieu sait où ! On avait eu chaud
là-dedans ! La pluie était tombée.
Le complet n’était pas sans élégance, mais il portait les
mêmes stigmates, proclamait le même vagabondage crapuleux.
— Encore !
Le verre était vide. Le tenancier le remplit, servit un
fil-en-six à Maigret.
— Alors, comme ça, vous voilà à nouveau par ici ?…
L’homme ne répondit pas, avala son apéritif d’un trait,
comme il avait avalé le premier et, en repoussant le verre sur le zinc, fit
signe de le remplir à nouveau.
— Vous mangez quelque chose ?… J’ai des harengs au
vinaigre…
Maigret avait louvoyé vers un petit poêle auquel il tendait
son dos luisant comme un parapluie. Le patron ne se décourageait pas. Avec une
œillade au commissaire, il reprit en s’adressant au client en
trench-coat :
— A propos ! J’ai eu la semaine dernière un
compatriote à vous… Un Russe d’Arkhangelsk… Il était à bord d’un trois-mâts
suédois qui a dû relâcher au port à cause de la tempête… Il n’a guère eu le
temps de se soûler, je vous le jure !… Ils avaient un boulot de tous les
diables… Les voiles déchirées, deux vergues brisées et tout le tremblement…
L’autre, qui en était à sa quatrième absinthe, buvait avec
application. Le tenancier remplissait le verre à mesure qu’il était vide et,
chaque fois, lançait un coup d’œil complice à Maigret.
— Quant au capitaine Swaan, il n’est pas revenu depuis
la dernière fois que je vous ai vu…
Le commissaire tressaillit. L’homme en trench-coat, qui
venait d’avaler sans eau le contenu d’un cinquième verre, s’approcha du poêle
d’une démarche imprécise, heurta Maigret, tendit ses mains à la chaleur.
— Donnez-moi quand même un hareng… dit-il.
Il avait un accent assez prononcé, l’accent russe, autant
que le policier en put juger.
Ils étaient là, l’un près de l’autre, l’un contre l’autre,
pour ainsi dire. A plusieurs reprises, l’homme se passa la main sur le visage
et ses yeux devenaient de plus en plus troubles.
— Mon verre ?… s’impatienta-t-il.
Il fallut le lui mettre dans la main. Tout en buvant, il
fixa Maigret et esquissa une moue de dégoût.
Aucune erreur possible sur cette expression-là !
D’ailleurs, comme pour affirmer davantage encore son sentiment, il lança le
verre sur le sol, se retint au dossier d’une chaise et grommela quelque chose
dans une langue étrangère.
Le patron, un peu inquiet, s’arrangea pour passer près de
Maigret et lui souffla, croyant parler bas, mais de telle façon que le Russe ne
pouvait rien perdre de ses paroles :
— Faites pas attention ! Il est toujours comme ça…
L’homme eut un rire inarticulé d’ivrogne. Il se laissa tomber
sur la chaise, se prit la tête à deux mains et resta immobile jusqu’au moment
où on poussa entre ses coudes, sur la table, une assiette contenant un hareng
mariné.
Le cafetier lui secoua l’épaule.
— Mangez !… Cela vous fera du bien…
L’autre rit encore. C’était plutôt un amer toussotement. Il
se retourna pour chercher Maigret des yeux, le détailler avec effronterie et
poussa bas de la table l’assiette au hareng.
— A boire !…
Le patron leva les bras au ciel, grogna comme une
excuse :
— Ces Russes, quand même !
Et il fit tourner son index sur son front.
Maigret avait repoussé son chapeau melon en arrière. Ses
vêtements dégageaient une buée grise. Il n’en était qu’à son second fil-en-six.
— Vous me donnerez un hareng ! dit-il.
Il était en train de le manger avec un morceau de pain quand
le Russe se leva, les jambes molles, regarda autour de lui comme s’il ne sût
que faire, ricana une troisième fois, en contemplant Maigret.
Puis il échoua devant le comptoir, prit un verre sur
l’étagère, tira une bouteille du bac d’étain où elle trempait dans l’eau
froide.
Il se servit lui-même, sans regarder ce qu’il prenait, et
but en faisant claquer sa langue.
Enfin il tira de sa poche un billet de cent francs.
— C’est assez, canaille ?… demanda-t-il au
bistrot. Il jeta le billet en l’air. Le patron dut le repêcher dans l’évier.
Le Russe tiraillait le bec-de-cane de la porte, qui ne
s’ouvrait pas. Il faillit y avoir une dispute, parce que le tenancier voulait
aider son client et que celui-ci le repoussait à coups de coude.
Le trench-coat s’estompa enfin dans la brume et la pluie, le
long du quai, dans la direction de la gare.
— Un numéro ! Soupira le patron à l’intention de
Maigret, qui payait ses consommations.
— Il vient souvent ?
— De temps en temps… Une fois, il a passé la nuit ici,
sur le banc où vous étiez assis… C’est un Russe !… Des matelots russes,
qui étaient à Fécamp un jour en même temps que lui, me l’ont dit… Il paraît
qu’il a reçu une bonne Instruction… Vous avez regardé ses mains ?…
— Vous ne trouvez pas qu’il ressemble au capitaine
Swaan…
— Ah ! Vous le connaissez… Bien sûr !… Pas au
point qu’on les prenne l’un pour l’autre… Mais enfin !… J’ai cru longtemps
que c’était son frère…
La silhouette beige disparaissait à un tournant. Maigret se
mit à marcher vite.
Il rattrapa le Russe au moment où il pénétrait dans la salle
d’attente de troisième classe de la gare et où il se laissait tomber sur un
banc, se prenant à nouveau la tête à deux mains.
Une heure plus tard, ils étaient installés dans le même
compartiment, en compagnie d’un marchand de bestiaux d’Yvetot qui entreprit de
raconter à Maigret de bonnes histoires en patois normand, et qui lui donnait de
temps en temps des coups de coude pour attirer son attention sur leur voisin.
Le Russe glissait insensiblement, finissait par être tassé
sur la banquette, la tête blême, repliée sur la poitrine, la bouche entrouverte,
empestant l’alcool.
VI
Au Roi-de-Sicile
A partir de La Bréauté, où il se réveilla, le Russe ne
dormit plus. Il est vrai que l’express Le Havre-Paris était bondé. Maigret et
son compagnon restèrent dans un couloir, plantés chacun devant une portière, à
regarder défiler un paysage confus que la nuit grignotait peu à peu.
L’homme au trench-coat ne s’inquiéta pas une seule fois du
policier. A la gare Saint-Lazare, il n’essaya pas davantage de profiter de la
cohue pour lui échapper.
Au contraire, il descendit lentement le grand escalier,
s’aperçut que son paquet de cigarettes était détrempé, en acheta un autre au
bureau de tabac de la gare et fut sur le point d’entrer à la buvette. Changeant
d’avis, il se mit à longer les trottoirs, les pieds traînants, la silhouette
pénible à voir tant elle exprimait un détachement complet, un de ces
découragements qui ne laissent plus place à la réaction.
De Saint-Lazare à l’Hôtel de Ville, il y a loin. Il faut
traverser tout le centre de la ville et, entre six et sept heures du soir, les
passants déferlent par vagues sur les trottoirs, les voitures coulent dans les
rues à un rythme aussi soutenu que celui du sang dans les artères.
Les épaules maigres, son imperméable serré à la ceinture,
taché de boue, de graisse, ses souliers aux talons tournés, il pataugeait dans
les lumières, dans le mouvement, heurté, ballotté, sans s’arrêter, ni se
retourner.
Il prit la route la plus courte, par la rue du
4 Septembre et à travers les Halles, ce qui prouvait qu’il avait
l’habitude de ce chemin.
Il atteignit le ghetto de Paris, dont le noyau est constitué
par la rue des Rosiers, frôla des boutiques aux inscriptions en yiddish, des
boucheries cawchères, des étalages de pain azyme.
A un tournant, près d’un couloir long et sombre qui ressemblait
à un tunnel, une femme voulut lui prendre le bras, mais elle le lâcha sans
qu’il eût dit un mot, impressionnée, sans doute.
Enfin il échoua dans la rue du Roi-de-Sicile, irrégulière,
bordée d’impasses, de ruelles, de cours grouillantes, mi-quartier juif,
mi-colonie polonaise déjà, et après deux cents mètres il fonça dans le corridor
d’un hôtel.
Des lettres de faïence annonçaient « Au
Roi-de-Sicile ».
Au-dessous on lisait des inscriptions en hébreu, en
polonais, en d’autres langues incompréhensibles, vraisemblablement en russe
aussi.
A côté se dressait un chantier où on distinguait les restes
d’un immeuble qu’il avait fallu étayer à l’aide de poutres.
Il pleuvait toujours… Mais le vent ne pénétrait pas jusqu’à
ce boyau.
Maigret entendit le bruit d’une fenêtre qui se fermait brusquement
au troisième étage de l’hôtel. Il n’hésita pas plus que le Russe, entra.
Pas de porte dans le couloir. Un escalier. A l’entresol, une
sorte de loge vitrée où une famille juive mangeait.
Le commissaire frappa et, au lieu de lui ouvrir la porte, on
souleva le carreau d’un guichet. Une odeur rance s’échappa. Le juif avait une
calotte noire sur la tête. Sa femme obèse ne s’arrêta pas de manger.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police ! Le nom du locataire qui vient de
rentrer ?
L’homme grommela quelque chose dans sa langue, alla chercher
dans un tiroir un registre crasseux, le poussa sans mot dire à travers le
guichet.
Au même instant, Maigret sentit qu’on l’observait de la cage
d’escalier non éclairée. Il se retourna vivement, vit briller un œil, à une
dizaine de marches au-dessus de lui.
— Quelle chambre ?
— 32…
Il feuilleta le registre, lut :
« Fédor Yourovitch, 28 ans, né à Vilna, manœuvre, et
Anna Gorskine, 25 ans, née à Odessa, sans profession. »
Le juif avait repris sa place et mangeait en homme qui a la
conscience tranquille. Maigret tambourina sur la vitre. L’hôtelier se leva
lentement, à regret.
— Il y a combien de temps qu’il habite l’hôtel ?
— Trois ans à peu près.
— Et Anna Gorskine ?
— Elle était ici avant lui… Peut-être quatre ans et
demi…
— De quoi vivent-ils ?
— Vous avez lu… Il est ouvrier.
— Dites donc ! lança Maigret d’une voix qui suffit
à changer l’attitude de son interlocuteur.
— Le reste ne me regarde pas, n’est-ce pas ? fit
plus onctueusement celui-ci. Il paie régulièrement. Il va, il vient et ce n’est
pas mon métier de le suivre…
— Il reçoit des visites ?
— Des fois… J’ai plus de soixante locataires et je
n’arrive pas à les surveiller… Du moment qu’ils ne font rien de mal !…
D’ailleurs, puisque vous êtes de la police, vous devez connaître la maison… Mes
registres ont toujours été en ordre… Le brigadier Vermouillet vous le dira…
C’est lui qui vient chaque semaine…
Maigret se retourna à l’improviste, prononça :
— Descendez, Anna Gorskine !
Il y eut un bruit léger dans l’escalier, puis des pas.
Enfin, une femme pénétra dans le rayon de lumière.
Elle paraissait plus que les vingt-cinq ans qu’accusait le registre.
Cela tenait sans doute à sa race. Comme beaucoup de juives de son âge, elle s’était
empâtée, sans perdre pourtant une certaine beauté. Les yeux, très sombres, à la
cornée extraordinairement blanche et brillante, étaient remarquables.
Mais il y avait dans le reste de sa personne un
laisser-aller qui gâtait cette impression. Ses cheveux noirs, gras, non peignés,
tombaient en mèches épaisses sur son cou. Elle était vêtue d’un peignoir usé
qui s’entrouvrait et laissait voir son linge.
Les bas étaient roulés au-dessus des genoux trop lourds.
— Qu’est-ce que vous faisiez dans l’escalier ?
— Je suis chez moi…
Maigret sentit tout de suite à quel genre de femme il avait
affaire. Passionnée, effrontée, elle cherchait le combat. A la moindre
occasion, elle provoquerait un esclandre, ameuterait toute la maisonnée,
pousserait des cris perçants, lancerait sans doute les accusations les plus
invraisemblables.
Peut-être se savait-elle inattaquable ? Elle regardait
en tout cas l’ennemi d’un air de défi.
— Vous feriez mieux d’aller soigner votre amant…
— Cela me regarde…
L’hôtelier, derrière son judas, balançait de gauche à droite
et de droite à gauche un visage attristé, réprobateur, mais ses yeux riaient.
— Depuis quand Fédor vous a-t-il quittée ?
— Depuis hier au soir… A onze heures…
Elle mentait ! C’était évident ! Mais cela n’eût
servi à rien de la heurter de front. Ou alors, il fallait la prendre carrément
par les deux épaules et la conduire au Dépôt.
— Où travaille-t-il ?
— Où cela lui plaît…
Et sa poitrine tremblait sous le peignoir mal ajusté. Sa
bouche se faisait mauvaise, méprisante.
— Qu’est-ce que la police lui veut, à Fédor ?
Maigret préféra prononcer assez bas :
— Filez là-haut…
— Quand j’en aurai envie ! Je n’ai pas d’ordre à
recevoir de vous…
A quoi bon répondre, créer un incident grotesque, qui ne
ferait que nuire à l’enquête ?
Maigret referma le registre, le tendit à l’hôtelier.
— En règle, n’est-ce pas ? Prononça celui-ci, qui
avait fait signe à la jeune femme de se taire.
Mais elle resta là jusqu’au bout, les poings sur les
hanches, la moitié du corps éclairée par la lumière qui émanait de la loge,
l’autre moitié dans l’ombre.
Le commissaire la regarda encore une fois. Elle soutint son
regard, éprouva le besoin de grommeler :
— Oh ! Vous ne me faites pas peur…
Il haussa les épaules et descendit l’escalier dont il
touchait les deux parois crayeuses.
Dans le corridor, il se heurta à deux Polonais sans faux
col, qui détournèrent la tête à sa vue. La rue était mouillée, avec des reflets
sur les pavés.
Dans tous les coins, dans les moindres taches d’ombre, dans
les impasses, dans les couloirs, on devinait un grouillement humain, une vie
sournoise, honteuse. Des ombres rasaient les murs. Les boutiquiers vendaient
des produits dont le nom même est inconnu des Français.
A moins de cent mètres, la rue de Rivoli et la rue
Saint-Antoine, larges, claires, avec leurs tramways, leurs étalages, leurs
sergents de ville…
Maigret arrêta, en le saisissant par l’épaule, un gamin aux
oreilles en feuilles de chou qui courait.
— Va me chercher un agent de police, place Saint-Paul…
Mais le gosse le regarda avec des yeux effarés, répondit
quelque chose d’incompréhensible. Il ne savait pas un mot de français !
Le commissaire avisa un loqueteux.
— Voici cent sous… Va porter ce billet au flic de la
place Saint-Paul…
Le vagabond comprit. Dix minutes plus tard, un agent en
uniforme arrivait.
— Téléphonez à la Police judiciaire qu’on m’envoie immédiatement
un inspecteur… Dufour si possible…
Il fit les cent pas pendant une bonne demi-heure encore. Des
gens entrèrent à l’hôtel, D’autres en sortirent. Mais il y avait toujours de la
lumière à la seconde fenêtre à gauche du troisième étage.
Anna Gorskine parut sur le seuil. Elle avait passé un manteau
verdâtre sur son peignoir. Elle n’avait pas de chapeau et, malgré la pluie,
elle était chaussée de sandales de satin rouge.
Elle traversa la rue en clapotant. Maigret se cacha dans
l’ombre.
Elle entra dans une boutique dont elle sortit quelques minutes
plus tard, avec une infinité de petits paquets blancs et deux bouteilles sur
les bras, et elle disparut dans la maison.
L’inspecteur Dufour arriva enfin. Il avait trente-cinq ans
et il parlait trois langues assez couramment, ce qui le rendait précieux,
malgré sa manie de compliquer les histoires les plus simples.
D’une vulgaire affaire de cambriolage ou de vol à
l’esbroufe, il parvenait à faire un drame mystérieux au milieu duquel il
finissait par perdre la tête.
Mais, dans une mission précise, comme une surveillance ou
une filature, il convenait à merveille, grâce à une ténacité peu commune.
Maigret lui donna le signalement de Fédor Yourovitch, de sa
maîtresse.
— Je vais t’envoyer un collègue. Si l’un des deux sort,
tu le suis, mais il faut que quelqu’un reste en faction ici… Compris ?
— Toujours l’affaire de l’Etoile-du-Nord ?… Un
coup de la maffia, pas vrai ?
Le commissaire préféra s’en aller. Un quart d’heure plus
tard, il arrivait au quai des Orfèvres, expédiait un collègue à Dufour et se
penchait sur son poêle, en pestant contre Jean qui n’était pas parvenu à faire
rougir la fonte.
Son pardessus détrempé pendait, tout raide, au portemanteau
et gardait la forme de ses épaules.
— Ma femme n’a pas téléphoné ?
— Ce matin… On lui a dit que vous étiez en mission…
Elle y était habituée. Il savait qu’il pouvait rentrer chez
lui et qu’elle se contenterait de l’embrasser, de remuer ses casseroles sur le
fourneau et de remplir une assiette de quelque ragoût odorant. Tout au plus
risquerait-elle, mais seulement quand il serait à table, et en le contemplant,
le menton entre les mains :
— Ça va ?…
A midi ou à cinq heures, il eût trouvé le repas prêt de
même.
— Torrence ?… demanda-t-il à Jean.
— Il a téléphoné à sept heures du matin…
— Du Majestic ?
— Je ne sais pas. Il a demandé si vous étiez parti.
— Ensuite ?
— Il a téléphoné à nouveau à cinq heures dix de
l’après-midi. Il a recommandé de vous dire qu’il vous attendait.
Maigret n’avait mangé qu’un hareng depuis le matin. Il resta
quelques instants debout devant son feu qui commençait à ronfler, car il avait
un tour de main unique pour faire flamber les charbons les plus réfractaires.
Enfin il se dirigea lourdement vers le placard où se trouvaient
une fontaine d’émail, un essuie-mains, un miroir et une valise. Il tira la
valise au milieu du bureau, se déshabilla, endossa des vêtements secs, du linge
propre, passa sa main hésitante sur son menton non rasé.
— Bah !
Il lança au feu qui prenait si bien un regard d’envie, posa
deux chaises à proximité, y étala avec soin ses habits mouillés. Il restait sur
son bureau un sandwich de la nuit précédente et il le dévora, debout, prêt à
partir. Seulement, il n’y avait plus de bière. Il avait la gorge un peu sèche.
— S’il arrive n’importe quoi pour moi, je suis au
Majestic, dit-il à Jean. Qu’on me téléphone.
Et il se laissa tomber enfin sur la banquette d’un taxi.
VII
Troisième entracte
Maigret ne trouva pas son collègue Torrence dans le hall,
mais dans une chambre du premier étage, où un excellent dîner était servi. Le
brigadier esquissa une œillade.
— C’est le gérant !… expliqua-t-il. Il aime mieux
me voir ici qu’en bas… Il m’a presque supplié d’accepter cette chambre et les
repas fins qu’il m’y fait servir…
Il parlait bas. Il désigna une porte.
— Les Mortimer sont à côté…
— Mortimer est revenu ?
— Vers six heures du matin, mouillé, crotté, furieux,
avec de la craie ou de la chaux plein les vêtements…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien… Il a essayé de regagner sa chambre en passant
inaperçu. Mais on lui a annoncé que sa femme l’attendait au bar. Et c’était
vrai !… Elle avait fini par inviter un couple de Brésiliens… Le bar a dû
rester ouvert rien que pour eux… Elle était affreusement ivre…
— Alors ?
— Il est devenu pâle. Ses lèvres se sont tordues. Il a
lancé aux deux Brésiliens un salut sec, puis il a saisi sa femme sous les bras
et il l’a entraînée, sans un mot… Je crois bien qu’elle a dormi jusqu’à quatre
heures de l’après-midi… Il y a pas eu un bruit dans leur appartement jusque-là…
Puis j’ai entendu des chuchotements… Mortimer a téléphoné pour se faire monter
les journaux…
— Ils ne parlent pas de l’affaire, au moins ?
— Rien ! On a observé la consigne. Juste un
entrefilet annonçant qu’un cadavre a été découvert dans l’Etoile-du-Nord et que
la police croit à un suicide…
— Ensuite ?
Le garçon leur a monté des citrons pressés. A six heures,
Mortimer a fait un petit tour dans le hall, est passé deux ou trois fois près
de moi, l’air préoccupé. Il a expédié des câblogrammes chiffrés à sa banque de
New York et à son secrétaire, qui est à Londres depuis quelques jours…
— C’est tout ?
— Pour l’instant, ils achèvent de dîner. Huîtres,
poulet rôti, salade. On me tient au courant de tout. Le gérant est tellement
ravi de m’avoir enfermé ici qu’il se coupe en quatre pour m’être agréable.
C’est ainsi qu’il est venu m’annoncer tout à l’heure que les Mortimer ont des
places pour le Gymnase. L’Epopée. Quatre actes de je ne sais plus qui…
— L’appartement de Pietr ?
— Rien ! Personne n’y est entré. J’ai fermé la
porte à clé et poussé une petite boule de cire dans la serrure, si bien qu’on
ne peut entrer sans que je le sache…
Maigret avait saisi une cuisse de poulet qu’il dévorait sans
vergogne, tout en cherchant en vain un poêle absent. Il finit par s’asseoir sur
le radiateur, questionna :
— Rien à boire ?
Torrence lui servit un verre d’excellent mâcon blanc qu’il
but avidement. Au même instant, on grattait à la porte ; un domestique
entra avec des airs de conspirateur.
— Le gérant me prie de vous dire que M. et Mme Mortimer
ont fait avancer leur voiture.
Maigret eut un regard à la table encore chargée de victuailles
comme, dans son bureau, il avait eu un regard navré à son poêle.
— J’y vais, dit-il à regret. Restez ici.
Il s’arrangea un peu devant la glace, essuya ses lèvres et
son menton. L’instant d’après, dans un taxi, il attendait que les
Mortimer-Levingston prissent place dans leur limousine.
Ils ne tardèrent pas à apparaître, lui en pardessus noir qui
cachait son habit, elle emmitouflée de fourrures comme la veille.
Elle devait être lasse, car son mari la soutenait discrètement
d’une main. L’auto démarra sans un soupir.
Maigret, qui ignorait qu’il y avait une première au Gymnase,
faillit ne pas pouvoir entrer. Des gardes municipaux étaient de piquet devant
la marquise. Les badauds, malgré la pluie, regardaient les invités descendre de
voiture.
Le commissaire dut demander le directeur, piétiner dans les
couloirs où il faisait tache, car il était seul à y circuler en veston.
Le directeur était fiévreux. Il gesticulait.
— Je ne demande pas mieux, moi ! Mais vous êtes le
vingtième à me demander une « petite place » ! Il n’y en a plus,
des places !… Et vous n’êtes même pas en tenue de soirée !…
On l’appelait de tous côtés.
— Vous voyez ! Mettez-vous dans ma peau !…
Maigret finit par rester debout contre une porte, parmi les
ouvreuses et les marchands de programmes.
Les Mortimer-Levingston avaient une loge. Il y avait
là-dedans six personnes, dont une princesse et un ministre. Des gens entraient
et sortaient. On baisait des mains. On échangeait des sourires.
Le rideau se leva sur un jardin ensoleillé. Des
« chut ». Des murmures. Des piétinements. Enfin la voix de l’acteur,
encore mal assurée, qui allait s’affermissant, créant l’atmosphère.
Mais des retardataires arrivaient toujours. Et les
« chut. » renaissaient. Un petit rire de femme fusa quelque part.
Mortimer était plus grand seigneur que jamais. Il portait
l’habit à merveille. Le plastron blanc faisait ressortir le ton ivoire de sa
peau.
Vit-il Maigret ? Ne le vit-il pas ? Une ouvreuse
apporta un tabouret au commissaire, qui dut le partager avec une grosse dame en
soie noire qui était la mère d’une actrice.
Premier, deuxième entracte. Des allées et venues dans les
loges. Une exaltation artificielle. Des saluts échangés des fauteuils à la
corbeille.
Dans les couloirs, au foyer, et jusque sur le péristyle une
rumeur de ruche en effervescence. Des noms chuchotés, noms de maharadjahs, de
financiers, d’hommes d’Etat, d’artistes.
Mortimer sortit trois fois de sa loge, parut dans une
avant-scène, puis au parterre, s’entretint avec un ancien président du Conseil
dont on entendait le rire sonore vingt rangs plus loin.
Fin du troisième acte. Des fleurs sur la scène. Une ovation
à une actrice maigriote. Le vacarme des strapontins levés, la houle des pieds
sur le parquet.
Quand Maigret se retourna vers la loge des Américains,
Mortimer-Levingston avait disparu.
Quatrième et dernier acte. C’était le moment où ceux qui le
pouvaient à un titre quelconque gagnaient les coulisses et les loges d’acteurs
et d’actrices. D’autres assaillaient les vestiaires. On s’inquiétait des
voitures et des taxis.
Maigret perdit dix bonnes minutes à chercher à l’intérieur du
théâtre. Puis, nu-tête, sans pardessus, il dut s’informer dehors, questionner
les sergents de ville, le chasseur et les gardes municipaux.
Il apprit enfin que la voiture olive de Mortimer venait de
partir. On lui montra la place où elle avait stationné, en face d’un bistrot
fréquenté par des vendeurs de contremarques.
L’auto s’était dirigée vers la porte Saint-Martin.
L’Américain n’avait pas réclamé son vestiaire.
Il y avait des groupes de spectateurs, dehors, prenant l’air
partout où l’on pouvait être à l’abri de la pluie.
Le commissaire fuma une pipe, les mains dans les poches, le
masque hargneux. La sonnerie retentit. Les gens s’engouffrèrent à l’intérieur.
Les gardes municipaux eux-mêmes disparurent pour assister au dernier acte.
Les boulevards avaient leur aspect débraillé d’onze heures
du soir. Les stries de pluie, devant les lumières, devenaient moins serrées. Un
cinéma dégorgea son monde, éteignit ses lampes, ferma ses portes après avoir
rentré les panneaux-réclame.
Des gens attendaient un autobus sous un réverbère à bande
verte. Quand il arriva, il y eut des discussions parce qu’il n’y avait plus de
numéros d’appel. Un sergent de ville intervint, fut aux prises, longtemps
encore après que le véhicule fut parti, avec un gros homme indigné.
Enfin une limousine glissa sur l’asphalte. La portière
s’ouvrit au moment où elle ralentissait. Mortimer-Levingston, en habit,
nu-tête, gravit lestement les marches du perron, pénétra dans la lumière chaude
des couloirs.
Maigret regarda le chauffeur, un Américain cent pour cent,
au masque dur, aux mâchoires proéminentes, immobile sur son siège, comme raidi
par sa livrée.
Le commissaire ne fit qu’entrouvrir une des portes matelassées.
Mortimer restait debout au fond de sa loge. Un acteur sarcastique lançait des
phrases hachées. Le rideau tombait. Des fleurs. Des applaudissements qui
crépitaient.
La ruée vers la sortie. Des « chut » !
L’acteur annonçait le nom de l’auteur, cueillait celui-ci dans l’avant-scène
pour l’amener au milieu du plateau.
Mortimer baisait des mains, en serrait d’autres, laissait
cent francs de pourboire à l’ouvreuse qui lui apportait ses vêtements.
Sa femme était pâle, avec un Cerne violet sous les yeux.
Quand ils furent tous deux dans la voiture, il y eut un moment d’indécision.
Le couple discutait. Mrs Levingston protestait, nerveuse.
Son mari allumait une cigarette, éteignait son briquet d’un petit geste rageur.
Enfin, il parlait dans le cornet acoustique et l’auto démarrait,
suivie par le taxi de Maigret.
Il était minuit et demi. La rue La Fayette. Les colonnes
blanchâtres de la Trinité cernées d’échafaudages. La rue de Clichy.
La limousine s’arrêta, rue Fontaine, en face du
Pickwick’s-Bar. Portier en bleu et or. Vestiaire. Tenture rouge soulevée et
bouffée de tango.
Maigret entra à son tour, resta près de la porte à une table
qui devait toujours être inoccupée, car on y recevait tous les courants d’air.
Les Mortimer s’étaient installés près du jazz. L’Américain
consultait la carte, dressait le menu du souper. Un danseur professionnel
s’inclinait devant sa femme.
Elle dansa. Levingston la suivit des yeux avec une insistance
frappante. Elle échangea quelques phrases avec son partenaire, mais ne se
tourna pas une seule fois vers le coin où se trouvait Maigret.
Ici, parmi les vêtements de soirée, il y avait quelques étrangers
en costume de ville.
Le commissaire renvoya du geste une professionnelle qui
voulait prendre place à sa table. On posa devant lui, d’autorité, une bouteille
de champagne.
Des serpentins pendaient partout. Des balles de coton voltigeaient.
Il en reçut une sur le nez et regarda férocement la vieille dame qui l’avait
visé.
Mrs Mortimer avait repris sa place. Le danseur, après avoir
erré sur la piste, se dirigeait vers la sortie, allumait une cigarette.
Soudain, il souleva la tenture de velours rouge, disparut.
Trois minutes environ s’écoulèrent avant que Maigret eût l’idée d’aller jeter
un coup d’œil dehors.
Le danseur n’était plus là.
Le reste fut long et morne. Les Mortimer soupèrent copieusement :
caviar, truffes au champagne, homard à l’américaine et fromage.
Mrs Mortimer ne dansait plus.
Maigret, qui avait horreur du champagne, buvait à petites
gorgées, pour se désaltérer. Il y avait sur sa table des amandes grillées qu’il
eut le malheur de croquer et qui lui donnèrent une soif inextinguible.
Il regarda l’heure à sa montre : deux heures.
Le cabaret se vidait. Une danseuse exécutait son numéro dans
l’indifférence la plus complète. Un étranger ivre, ayant trois femmes à sa
table, faisait à lui seul plus de bruit que tous les autres consommateurs
réunis.
Le danseur, qui n’était resté qu’un quart d’heure dehors,
avait encore invité quelques dames. Mais maintenant c’était fini. Cela sentait
la lassitude.
Mrs Mortimer avait le teint plombé, les paupières bleutées.
Son mari fit signe au chasseur. On apporta fourrure, manteau
et chapeau claque.
Maigret eut l’impression que le danseur, debout près du
saxophoniste, le regardait, tout en parlant, d’une façon anxieuse.
Il appela le maître d’hôtel, qui le fit attendre. Il y eut
quelques instants de perdus.
Quand le commissaire put enfin sortir, la voiture des Américains
tournait l’angle de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il y avait au bord du
trottoir une demi-douzaine de taxis libres.
Il se dirigea vers l’un d’eux.
Un coup de feu claqua sec et Maigre porta la main à sa poitrine,
regarda autour de lui, ne vit rien, mais entendit des pas qui s’éloignaient
dans la rue Pigalle.
Il parcourut encore quelques mètres, comme entraîné par la
force acquise. Le portier accourut et le soutint. Des gens sortaient du
Pickwick’s pour voir ce qui se passait. Parmi eux, Maigret distingua la figure
crispée du danseur.
VIII
Maigret ne joue plus
Les chauffeurs qui « font la nuit », à Montmartre,
comprennent les choses à demi-mot, comprennent même souvent lorsqu’on ne leur
dit rien.
Au moment où le coup de feu avait éclaté, l’un de ceux qui
stationnaient en face du Pickwick’s-Bar allait ouvrir la portière de sa voiture
pour laisser pénétrer Maigret. Il ne connaissait pas l’identité de celui-ci.
Devina-t-il, à l’allure, qu’il avait affaire à un policier ?
Les consommateurs d’un petit bar d’en face accouraient. Dans
quelques instants, il y aurait autour du blessé tout un rassemblement. Alors
l’homme, en un tournemain, aida le portier qui soutenait le commissaire, mais
qui ne savait qu’en faire. Et moins d’une demi-minute plus tard la voiture
s’éloignait. Maigret était sur les coussins.
L’auto roula ainsi pendant une dizaine de minutes, s’arrêta
dans une rue déserte. Le chauffeur descendit de son siège, ouvrit la portière,
vit son client assis presque normalement, une main glissée sous son veston.
— Je vois que ce n’est rien, comme je le pensais. Où
faut-il vous conduire ?
Maigret avait quand même le visage un peu bouleversé, et
précisément parce que la blessure était superficielle. La chair de sa poitrine
était déchirée. La balle avait frôlé une côte, était ressortie près de
l’omoplate.
— Préfecture de police…
Le chauffeur grommela quelque chose d’indistinct. Chemin
faisant, le commissaire se ravisa.
— Au Majestic… Vous me déposerez à la porte de service,
rue de Ponthieu…
Il avait mis son mouchoir, roulé en boule, sur la plaie et
il constatait que le sang cessait de couler.
A mesure que l’on avançait vers le cœur de Paris, ses raits
exprimaient moins de douleur et plus d’inquiétude.
Le chauffeur voulut l’aider à descendre de taxi. Il l’écarta
du geste, traversa le trottoir d’un pas ferme. Dans un étroit couloir, il
trouva derrière le guichet le concierge somnolent.
— Il ne s’est rien passé ?
— Que voulez-vous dire ?
Il faisait froid. Maigret revint sur ses pas pour payer le
chauffeur, qui bougonna encore parce que, pour le tour de force qu’il avait
réalisé, il ne recevait que cent francs.
Maigret, tel quel, avait une silhouette impressionnante. Sa
main serrant le mouchoir était toujours posée sur sa poitrine, sous les
vêtements. Il tenait une épaule plus haute que l’autre et il prenait malgré
tout la précaution de ménager ses forces. Il se sentait un peu vague. Parfois
il avait l’impression de flotter et il devait faire un effort pour se
ressaisir, pour recouvrer la netteté de ses perceptions et de ses gestes.
Il s’engagea dans un escalier de fer qui montait vers les
étages, ouvrit une porte, trouva un corridor, se perdit dans un labyrinthe,
échoua dans un autre escalier exactement pareil au premier, mais portant un
autre numéro.
Il divaguait dans les coulisses de l’hôtel. Par bonheur, Il
rencontra quelque part un cuisinier en bonnet blanc qui le regarda s’avancer
avec effroi.
— Conduisez-moi au premier… Près de l’appartement de M.
Mortimer.
Mais, d’abord, le coq ne connaissait pas le nom des clients.
Ensuite il était impressionné par la vue de cinq traînées de sang que Maigret
avaient laissées sur son visage en y passant la main.
Cette sorte de géant dans le réseau des étroits couloirs de
service, avec un pardessus noir jeté sur les épaules, manches non passées, sa
main obstinément posée sur sa poitrine, déformant gilet et veston,
l’ahurissait.
— Police ! S’impatienta Maigret.
Il sentait poindre des menaces de vertige. La plaie brûlait,
comme traversée, en outre, par de longues aiguilles.
Le cuisinier finit par se mettre en marche, sans se retourner.
Un peu plus tard, les pieds de Maigret foulèrent des tapis. Il comprit qu’il
avait quitté les dégagements de service, qu’il était dans l’hôtel. Il regarda
les numéros des chambres. Il se trouvait côté impair.
Il dénicha enfin une domestique qui s’effara.
— La chambre de Mortimer ?
— En dessous… Mais… vous…
Il descendit un escalier et, pendant ce temps, le bruit se
répandit parmi le personnel qu’un homme étrange, blessé, fantomatique, errait
dans le palace.
Il s’appuya un instant au mur, y laissa une tache de sang
tandis que trois petites gouttes d’un rouge très sombre tombaient sur le tapis.
Il finit par apercevoir l’appartement des Mortimer et, à côté,
la porte de la chambre où Torrence s’était installé. Il atteignit cette porte,
en marchant un peu de biais, la poussa…
— Torrence !…
La chambre était éclairée. La table était toujours encombrée
de victuailles et de bouteilles.
Les épais sourcils de Maigret se rejoignirent. Il ne voyait
pas son collègue. Par contre, il sentait dans l’atmosphère comme des relents
d’hôpital.
Il fit quelques pas, toujours aussi vague. Et soudain il
s’arrêta devant un canapé.
Un pied chaussé de cuir noir dépassait.
Il dut s’y reprendre à trois fois. Dès qu’il retirait sa
main de la blessure, le sang commençait à couler avec une abondance alarmante.
Il finit par prendre la serviette qui se trouvait sur la
table et par la caler sous son gilet, dont il serra très fort la boucle.
L’odeur qui régnait dans la chambre l’écœurait.
Les gestes mous, il souleva un côté du canapé, fit pivoter
le meuble sur deux pieds.
Il s’y attendait : c’était Torrence qui gisait là,
recroquevillé, un bras tordu, comme si on lui eût brisé les membres pour le
tasser dans un petit espace.
Un bandeau couvrait le bas du visage, mais n’était pas noué.
Maigret s’agenouilla.
Tous ses mouvements furent calmes, très lents même, sans
doute à cause de son propre état. Sa main hésita à palper la poitrine. Et,
quand elle eut atteint le cœur, le commissaire se figea, resta là, immobile sur
le tapis, les yeux fixés sur son compagnon.
Torrence était mort ! La bouche de Maigret
insensiblement se tordit. Son poing se serra. Et tandis que ses prunelles devenaient
troubles, il lança, dans le silence de la chambre close, un terrible juron.
Cela eût pu être grotesque. Non ! C’était
terrible ! C’était tragique ! C’était effrayant !
Le visage de Maigret était durci. Il ne pleurait pas. Cela devait
lui être impossible. Mais il y avait une telle rage, une telle douleur en même
temps qu’un tel étonnement sur ses traits que cela confinait à l’hébétude.
Torrence avait trente ans. Depuis cinq ans, il ne
travaillait pour ainsi dire qu’avec le commissaire.
Il avait la bouche ouverte, comme s’il eût fait un effort désespéré
pour happer une gorgée d’air.
Un voyageur retirait ses chaussures, à l’étage supérieur,
Juste au-dessus du mort.
Maigret regarda autour de lui, pour chercher un ennemi. Sa
respiration était forte.
Il s’écoula plusieurs minutes de la sorte et, quand le policier
se leva, c’est qu’il sentait les progrès d’un travail sournois dans son
organisme.
Il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit, vit la piste vide
des Champs-Elysées. Il laissa un instant la brise rafraîchir son front, puis il
alla ramasser le bandeau qu’il avait arraché du visage de Torrence.
C’était une serviette de table damassée, portant le monogramme
du Majestic. Il s’en dégageait encore un sourd relent de chloroforme. Maigret
restait debout, la tête vide, avec seulement quelques pensées informes qui
s’entrechoquaient dans ce vide avec de douloureuses résonances.
Une fois encore, comme il l’avait fait dans les couloirs, il
appuya son épaule au mur et il y eut un affaissement assez brusque des chairs
de son visage. Il parut vieilli, découragé. Peut-être, à ce moment-là, fut-il
bien près d’éclater en sanglots ? Mais il était trop grand, trop gros,
d’une matière trop dure.
Le canapé était de travers, touchait la table non desservie,
où, dans une assiette, parmi les os de poulet, traînaient des bouts de
cigarette.
Le commissaire tendit la main vers l’appareil téléphonique.
Mais il n’y toucha pas, fit claquer rageusement ses doigts, revint vers le
cadavre, qu’il fixa.
Ce fut avec une grimace d’ironie et d’amertume qu’il pensa
aux règlements, au Parquet, aux formalités, aux précautions à prendre.
Est-ce que cela comptait ? Il s’agissait de
Torrence ! C’était comme si ce fût lui-même, quoi !
Torrence, qui était de la Maison, qui…
Il déboutonna le gilet, si fiévreux, sous son calme
apparent, qu’il arracha deux boutons. Et alors il vit quelque chose et son
teint se plomba.
Sur la chemise, à hauteur du milieu du cœur, il y avait un
petit point brun.
Pas même la grosseur d’un pois chiche ! Une seule
goutte de sang avait perlé, s’était figée en un caillot de la valeur d’une tête
d’épingle.
Et Maigret, les yeux brouillés, grimaça d’une indignation
qu’il était impuissant à exprimer.
C’était répugnant, et c’était en même temps le comble de
l’habileté en matière criminelle ! Il n’avait pas besoin de chercher
davantage ! Il connaissait le procédé, qu’il avait étudié quelques mois
auparavant dans une revue de criminologie allemande.
La serviette chloroformée d’abord qui, en vingt ou trente
secondes, réduit la victime à l’impuissance. Puis cette longue aiguille que
l’assassin, sans hâte, enfonce entre deux côtes, cherchant le cœur, cueillant
la vie, sans bruit et sans souillure.
Le même crime, exactement, avait été commis à Hambourg, six
mois plus tôt.
Une balle peut rater son but ou blesser, Maigret en était la
preuve. Elle fait du bruit, salit.
L’aiguille, qu’on introduit dans le cœur d’un homme Inerte,
tue scientifiquement, sans erreur possible.
Le commissaire se souvint d’un détail. Le soir même, quand
le gérant avait annoncé le départ des Mortimer, il rongeait une cuisse de
poulet, assis sur le radiateur et, envahi par une bouffée de bien-être, il
avait été sur le point de choisir pour lui cette faction à l’hôtel et d’envoyer
Torrence au théâtre.
Cette pensée l’agita. Il regarda son collègue avec gêne, en
proie à un malaise général, sans qu’il pût préciser si c’était le fait de sa
blessure, de l’émotion ou des bouffées de chloroforme.
L’idée ne lui venait même pas de commencer une enquête
régulière, ordonnée.
C’était Torrence qui était là ! Torrence avec qui il
avait fait toutes les campagnes des dernières années ! Torrence à qui il
n’avait qu’à dire un mot, qu’à adresser un signe pour se faire
comprendre !
Torrence qui avait la bouche ouverte comme pour tenter
encore d’avaler un peu d’oxygène, de vivre quand même. Et Maigret, qui ne
pouvait pas pleurer, se sentait malade, inquiet, avec un poids sur les épaules,
un écœurement dans la poitrine.
Il marcha à nouveau vers le téléphone, parla si bas qu’on
dut lui faire répéter deux fois sa demande.
— La Préfecture… Oui… Allô !… La Préfecture… Qui
est à l’appareil ?… Hein ?… Tarraud ?… Ecoutez, petit… Vous
allez courir chez le chef… Oui, chez lui… Dites-lui… dites-lui de venir me
rejoindre au Majestic… Tout de suite… Chambre… je ne sais pas le numéro, mais
on le conduira… Hein ?… Non, rien d’autre…
» Allô… Qu’est-ce que vous dites ?… Non, je n’ai
rien…
Il raccrocha, car son collègue le questionnait, trouvant sa
voix étrange et l’ordre donné plus étrange encore.
Il resta un moment les bras ballants. Il évitait de regarder
dans le coin où était étendu Torrence. Il aperçut son image dans un miroir et
constata que le sang avait transpercé la serviette. Alors, à grand-peine, il
retira son veston.
Quand le directeur du Service des recherches frappa à la
porte, une heure plus tard, en compagnie d’un employé de l’hôtel qui le
pilotait, il vit la silhouette de Maigret se profiler dans le mince
entrebâillement de l’huis.
— Pouvez aller ! dit le commissaire d’une voix
sourde à l’employé.
Et il n’ouvrit que quand l’homme eut disparu. Alors seulement,
le directeur constata que Maigret avait le torse nu. La porte de la salle de
bains était béante. Sur le sol, il y avait des flaques d’eau rougie.
— Fermez vite, fit le commissaire, sans souci de
hiérarchie.
Il avait une plaie très longue, tuméfiée, au côté droit de
La poitrine. Ses bretelles pendaient sur ses cuisses.
Il désigna de la tête le coin où était Torrence, mit un
doigt sur ses lèvres.
— Chut !…
Alors, le directeur fut secoué d’un frisson. Soudain agité,
Il questionna :
— Mort ?
La tête de Maigret retomba.
— Vous voulez me donner un coup de main, chef ?…
murmura-t-il d’un ton morne.
— Mais… vous… C’est très grave…
— Chut !… La balle est sortie, c’est le
principal !… Aidez-moi à serrer tout cela dans la nappe…
Il avait posé la vaisselle par terre, coupé la nappe en
deux.
— La bande du Letton… expliqua-t-il. Ils m’ont raté…
Mais ils n’ont pas raté Torrence…
— Vous avez désinfecté la plaie ?
— Avec du savon, puis avec de la teinture d’iode, oui…
— Vous croyez que ?…
— Cela suffit pour le moment !… Une aiguille,
chef !… Ils l’ont tué avec une aiguille, après l’avoir endormi…
Ce n’était plus le même homme. On avait l’impression de le
voir, de l’entendre à travers un rideau de tulle qui feutrait les images et les
sons.
— Passez-moi ma chemise…
Une voix neutre. Des mouvements mesurés, imprécis. Un visage
sans expression.
— Il fallait que vous veniez… Du moment qu’il s’agit
d’un de nous… Sans compter que je voudrais qu’on ne fasse pas de bruit… Qu’on
vienne le chercher tout à l’heure… Pas un mot dans les journaux… Vous avez
confiance en moi, n’est-ce pas, chef ?
Il avait quand même un tremblement imperceptible dans la
gorge. Cela affecta son interlocuteur, qui lui prit la main.
— Voyons, Maigret !… Qu’est-ce que vous
avez ?…
— Rien… Je suis calme, je vous jure… Je crois bien que
je n’ai jamais été aussi calme… Mais, maintenant, c’est une affaire entre eux
et moi… Vous comprenez !…
Le directeur l’aida à passer son gilet, son veston. Maigret
apparut déformé par le pansement qui épaississait sa taille, enlevait la
précision de ses lignes, si bien qu’il semblait avoir des bourrelets de
graisse.
Il se regarda dans un miroir et esquissa une grimace ironique.
Il sentait parfaitement la mollesse de son attitude. Ce n’était plus le bloc
dur, tout d’une pièce, formidable, qu’il aimait camper devant ses adversaires.
Le visage, pâle avec des traînées rouges, paraissait boursouflé,
et on distinguait des poches naissantes sous les yeux.
— Merci, chef… Vous croyez que, pour ce qui est de Torrence,
ce soit possible ?
— D’éviter la publicité, oui… Je vais avertir le
Parquet… Je verrai personnellement le procureur.
— Bon ! Moi, je me mets au travail…
Il dit cela en arrangeant un peu ses cheveux défaits. Puis
il marcha vers le corps de Torrence, hésita, demanda à son compagnon :
— Je peux lui fermer les yeux, hein ?… Je pense
qu’il aimerait que ce soit moi…
Ses doigts frémissaient. Il les laissa un bon moment sur les
paupières du mort comme une caresse. Le directeur, plus nerveux, supplia :
— Maigret !…
Le commissaire se leva, jeta un dernier coup d’œil autour de
lui.
— Au revoir, chef… Qu’on ne dise pas à ma femme que je
suis blessé…
Sa silhouette remplit un instant tout l’encadrement de la
porte. Le directeur du Service des recherches faillit le rappeler, car il
l’inquiétait.
Pendant la guerre, des compagnons d’armes lui avaient dit
ainsi au revoir, avec ce même calme, cette même douceur irréelle, avant de
monter à l’assaut.
Et ceux-là n’étaient jamais revenus !
IX
Le « tueur »
Les bandes internationales, spécialisées dans la haute escroquerie,
tuent rarement.
En principe, on peut même poser qu’elles ne tuent pas, du
moins ceux qu’elles ont décidé de délester de quelques millions. Elles
emploient pour le vol des méthodes plus scientifiques, et la plupart de leurs
affiliés sont des gentlemen dont les poches ne contiennent pas d’arme.
Mais il leur arrive de tuer pour leurs règlements de compte.
Chaque année, un ou deux crimes impossibles à éclaircir sont commis quelque
part. Le plus souvent, la victime n’est pas identifiée et on l’enterre sous un
nom que l’on sait faux.
Il s’agit dans ce cas soit d’un traître, soit d’un homme que
l’alcool rend loquace et qui a commis des imprudences, soit d’un comparse dont
l’ambition menace les situations acquises.
En Amérique, pays de la standardisation, ces exécutions ne
sont jamais l’œuvre d’un membre de la bande. On fait appel à des spécialistes,
à des « tueurs », comme on les appelle, qui, à l’instar des bourreaux
officiels, possèdent leurs aides et leur tarif.
En Europe, il en a parfois été de même et, entre autres, la
fameuse bande des Polonais, dont les chefs ont fini sur l’échafaud, fut
plusieurs fois mise à contribution par des malfaiteurs d’un autre rang désireux
de ne pas se souiller les mains de sang.
Maigret savait cela lorsqu’il descendit l’escalier et se
dirigea vers le bureau du Majestic.
— Quand un voyageur sonne pour un repas, où va sa communication ?
Questionna-t-il.
— A un maître d’hôtel spécial, affecté au service des
appartements.
— La nuit aussi ?
— Pardon ! Après neuf heures du soir, il y a un
employé de nuit.
— Qui se trouve ?
— Au sous-sol.
— Faites-moi conduire !
Il pénétra à nouveau dans les dessous de cette ruche de luxe
conçue pour un millier de voyageurs. Il trouva un employé installé devant un
standard, dans un local attenant aux cuisines. Un registre était devant lui.
C’était l’heure calme.
— Est-ce que le brigadier Torrence vous a sonné entre
neuf heures et deux heures du matin ?
— Torrence ?
— L’agent installé dans le cabinet bleu, à côté du 3…
expliqua en termes professionnels l’employé du bureau.
— Il n’a pas appelé.
— Et personne n’est monté là-haut ?
Le raisonnement était élémentaire. Torrence avait été
attaqué dans la chambre même, par quelqu’un qui y était par conséquent entré.
Pour lui poser le bâillon, l’assassin avait dû passer derrière sa victime. Et
Torrence ne s’était pas méfié.
Un garçon de l’hôtel seul remplissait ces conditions, soit
qu’il eût été appelé par l’inspecteur, soit qu’il se fût présenté de lui-même
pour desservir.
Maigret, sans s’émouvoir, posa sa question autrement.
— Quel membre du personnel a quitté son service avant
l’heure ?
Le standardiste s’étonna.
— Comment le savez-vous ? C’est un hasard… Pepito
a reçu un coup de téléphone lui annonçant que son frère était malade…
— A quelle heure ?
— Dix heures environ…
— Où était-il à ce moment ?
— Là-haut.
— A quel appareil a-t-il reçu la communication ?
On téléphona au poste central. Le préposé affirma qu’il
n’avait donné aucune communication à Pepito.
Cela allait vite ! Et pourtant, Maigret restait placide
et morne.
— Sa fiche ?… Car vous devez avoir une fiche…
— Pas une fiche à proprement parler… Du moins pas pour
ce que nous appelons le personnel de salle, qui change souvent.
Il fallut gagner le secrétariat, où il n’y avait personne à
cette heure. Maigret fit néanmoins ouvrir les livres, trouva ce qu’il
cherchait :
Pepito Moretto, Hôtel Beauséjour, 3, rue des Batignolles.
Entré le…
— Demandez-moi l’Hôtel Beauséjour au téléphone.
Pendant ce temps, il questionnait un autre employé, apprenait
que Pepito Moretto était entré au Majestic, recommandé par un maître d’hôtel
italien, trois jours avant les Mortimer-Levingston. On n’avait rien à lui
reprocher au sujet du service : Il avait d’abord été affecté à la « salle »,
puis, sur sa demande, il avait « fait les appartements ».
L’Hôtel Beauséjour était au bout du fil.
— Allô !… Voulez-vous m’appeler Pepito
Moretto ?… Allô !… Vous dites ?… Avec ses bagages ?… Trois
heures du matin ?… Merci ! Allô !… Un mot encore… Il recevait
son courrier chez vous ?… Jamais de lettres ?… Merci !… C’est
tout.
Et Maigret raccrocha avec son même calme anormal.
— Quelle heure ? demanda-t-il.
— Cinq heures dix…
— Faites avancer un taxi.
Il donna au chauffeur l’adresse du Pickwick’s-Bar.
— Vous savez que c’est fermé à quatre heures ?
Peu importe !
La voiture s’arrêta en face du cabaret, dont les volets
étaient baissés. Sous la porte filtrait de la lumière. Maigret n’Ignorait pas
que, dans la plupart des établissements de nuit, le personnel, parfois composé
de quarante hommes et plus, a l’habitude de souper avant de s’en aller.
Le repas a lieu dans la salle que les clients viennent de
quitter, tandis qu’on balaie déjà les serpentins et que les femmes de ménage se
mettent au travail.
Néanmoins, il ne sonna pas au Pickwick’s. Il tourna le dos
au cabaret, avisa un bureau de tabac, au coin de la rue Fontaine, où ceux qui
travaillent dans les boîtes de nuit ont coutume de se retrouver, soit pendant
la soirée, entre deux airs de jazz, soit après.
Le bistrot était encore ouvert. Quand Maigret entra, trois
hommes, accoudés au comptoir, buvaient du café arrosé et s’entretenaient de
leurs affaires.
— Pepito n’est pas ici ?
— Il y a longtemps qu’il est parti ! répliqua le
patron. Le commissaire constata qu’un des clients qui, peut-être, le reconnaissait,
faisait signe au cafetier de se taire.
— J’avais rendez-vous avec lui à deux heures…
reprit-il.
— Il était là…
— Je sais !… Je lui ai fait dire quelque chose par
un danseur d’en face.
— José ?…
— C’est cela. Il a dû annoncer à Pepito que je n’étais
pas libre.
José est venu, en effet… Je crois qu’ils ont causé…
Le consommateur qui avait adressé des signes au patron
tambourinait du bout des doigts sur le comptoir. Il était pâle de rage, car les
quelques phrases échappées au bistrot suffisaient à expliquer les événements.
A dix heures du soir, ou un peu avant dix heures, Pepito assassinait
Torrence au Majestic.
Il devait posséder des instructions minutieuses, car il quittait
aussitôt son service, en prétextant un coup de téléphone de son frère, pour
gagner le bar du coin de la rue Fontaine et là, il attendait.
A certain moment, le danseur qu’on venait d’appeler José
traversait la rue et lui transmettait un message qu’il était enfantin de
deviner : tirer sur Maigret dès qu’il sortirait du Pickwick’s.
Autrement dit, en quelques heures, deux crimes. Et les deux
seuls personnages dangereux pour la bande du Letton étaient supprimés !
Pepito tire, s’enfuit. Son rôle est terminé. Il n’a pas été
vu. Il peut donc aller chercher sa valise à l’Hôtel Beauséjour…
Maigret paya sa consommation, sortit, se retourna et vit les
trois consommateurs qui bombardaient le patron de reproches.
Il frappa à la porte du Pickwick’s-Bar, qu’une femme de
ménage ouvrit.
Comme il l’avait pensé, le personnel soupait, installé le
long des tables mises bout à bout, On voyait des restes de poulet, de perdreau,
d’entremets, tout ce que la clientèle n’avait pas consommé Trente têtes se
tournèrent vers le commissaire.
— Il y a longtemps que José est parti ?
— Bien sûr !… Tout de suite après que…
Mais le chef du personnel reconnut le commissaire qu’il
avait servi lui-même, donna un coup de coude à celui qui parlait.
Maigret ne joua pas la comédie.
— Son adresse ! Et exacte, hein ! Sinon, il
vous en cuira…
— Je ne sais pas… Le patron seul…
— Où est-il ?
— Dans sa propriété, à La Varenne.
— Passez-moi le registre.
— Mais…
— Silence !
On feignit de chercher dans les tiroirs d’un petit bureau
Installé derrière l’estrade de l’orchestre. Maigret bouscula ceux qui
s’agitaient ainsi, trouva aussitôt le registre où il lut :
José Latourie, 71, rue Lepic.
Il sortit comme il était entré, lourdement, tandis que les
garçons, peu rassurés, se remettaient à manger.
Il était à deux pas de la rue Lepic. Mais le 71 est assez
haut dans la rue en pente. Il dut s’arrêter deux fois parce que le souffle lui
manquait.
Il se trouva enfin à la porte d’un meublé dans le genre de
l’Hôtel Beauséjour, mais en plus sordide, et sonna. L’huis s’ouvrit
automatiquement. Il frappa à un œil-de-bœuf et un garçon de nuit finit par
émerger de son lit.
— José Latourie ?
Le valet consulta le tableau installé à la tête de son lit
de camp.
— Pas rentré ! Sa clé est ici…
— Donnez ! Police…
— Mais…
— Vite !…
Le fait est que, cette nuit-là, personne ne lui résista. Et
pourtant il n’avait pas sa sévérité ni sa raideur habituelles. Mais peut-être
sentait-on confusément que c’était pis ?
— Quel étage ?
— Quatrième !
La chambre, longue, étroite, sentait le renfermé. Le lit
était défait. José, comme la plupart de ses pareils, avait dû rester couché
jusqu’à quatre heures de l’après-midi, heure après laquelle les hôteliers
refusent de faire les chambres.
Un vieux pyjama, usé au col et aux coudes, était jeté sur
les draps. Par terre, une paire d’escarpins qui, contrefort cassé, semelle
trouée, servaient de pantoufles.
Dans un sac de voyage, en imitation cuir, il n’y avait que
des vieux journaux et un pantalon noir rapiécé.
Au-dessus de la toilette, un pain de savon, un onguent en
pot, des cachets d’aspirine et un tube de véronal.
Par terre, un bout de papier roulé en boule, que Maigret
ramassa, déplia avec soin. Il n’eut besoin que de l’approcher de ses narines
pour reconnaître qu’il avait contenu de l’héroïne.
Un quart d’heure plus tard, le commissaire, qui avait
fouillé partout, avisait un trou dans le reps de l’unique fauteuil, y glissait
le doigt et, l’un après l’autre, retirait onze paquets de la même drogue, d’un
gramme chacun.
Il les mit dans son portefeuille, descendit l’escalier.
Place Blanche, il accosta un agent, lui donna des instructions, et le sergent
de ville alla se camper à proximité du 71.
Maigret se souvenait du jeune homme aux cheveux noirs :
un gigolo mal portant, aux yeux sans assurance, qui, d’émotion, avait heurté sa
table en passant près de lui lorsqu’il était revenu de son rendez-vous avec
Moretto.
Il n’avait pas osé rentrer chez lui, le coup fait, préférant
abandonner ses trois frusques et les onze petits sachets qui représentaient
pourtant, au prix du détail, un bon millier de francs.
Celui-là se ferait pincer un jour ou l’autre, car il
manquait de cran et il devait être talonné par la peur.
Pepito possédait un autre sang-froid. Peut-être, lui, attendait-il
dans une gare le départ du premier train. Peut-être s’était-il enfoncé dans la
banlieue ou, plus simplement, avait-il changé de quartier et d’hôtel.
Maigret héla un taxi, faillit donner l’adresse du Majestic.
Mais il calcula que là-bas cela ne devait pas être terminé Autrement dit,
Torrence était encore dans la chambre.
— Quai des Orfèvres…
Il comprit, en passant près de Jean, que celui-ci était déjà
au courant, et il détourna la tête comme un coupable.
Il ne s’occupa pas de son feu. Il ne retira ni son veston,
ni son faux col.
Pendant deux heures, il resta immobile, les coudes sur le
bureau, et il faisait jour quand il songea à lire un papier qui avait dû y être
déposé au cours de la nuit.
Au commissaire Maigret. Urgence.
Un homme en habit a pénétré vers onze heures et
demie à l’Hôtel du Roi-de-Sicile et y est resté dix minutes. Reparti en
limousine. Le Russe n’est pas sorti.
Maigret ne broncha pas. Et les nouvelles arrivèrent toutes à
la fois. Ce fut d’abord un coup de téléphone du commissariat du quartier
Courcelles.
— Un nommé José Latourie, danseur mondain, a été trouvé
mort près de la grille du parc Monceau. Il porte les traces de trois coups de
couteau. Son portefeuille ne lui a pas été volé. On ignore quand et dans
quelles circonstances le crime a été commis.
Maigret ne l’ignorait pas, lui ! Il imagina aussitôt
Pepito Moretto derrière le jeune homme, à sa sortie du Pickwick’s, le trouvant
trop ému et capable de se trahir, l’assassinant sans même se donner la peine de
lui enlever son portefeuille, et ses pièces d’identité, peut-être par
défi ?
— Vous croyez, par lui, remonter jusqu’à nous ? Le
voici ! Semblait-il dire.
Huit heures et demie. Au téléphone, la voix du gérant du
Majestic.
— Allo !… Le commissaire Maigret ?… C’est
incroyable, inouï !… Il y a quelques minutes, le 17 a sonné… Le 17 !…
Vous vous souvenez ?… Celui qui…
— Oswald Oppenheim, oui… Eh bien ?
— J’ai envoyé un garçon… Oppenheim, couché comme si
rien ne s’était passé, a réclamé son petit déjeuner…
X
Le retour d’Oswald Oppenheim
Maigret était resté deux heures immobile. Quand il voulut se
lever, il put à peine remuer les bras et il dut sonner Jean pour l’aider à
passer son manteau.
— Fais-moi avancer un taxi…
Quelques minutes plus tard, il pénétrait chez le Dr Lecourbe,
rue Monsieur-le-Prince. Six clients attendaient dans l’antichambre, mais on lui
fit faire un détour à travers l’appartement et, dès que le cabinet de
consultation fut libre, il y fut reçu.
Il n’en sortit qu’une heure après. Son torse était devenu
plus raide. Le cerne de ses yeux était si profond que le regard en était
changé, comme si Maigret eût été maquillé.
— Rue du Roi-de-Sicile ! Je vous arrêterai…
De loin, il vit ses deux inspecteurs qui faisaient les cent
pas en face de l’hôtel. Il descendit de voiture, les rejoignit.
— Pas sorti ?
— Non… Un de nous deux est toujours resté en faction…
— Qui a quitté l’hôtel ?
— Un petit vieux tout cassé, puis deux jeunes gens,
puis une femme d’une trentaine d’années…
Maigret haussa les épaules, soupira :
— Le vieillard avait de la barbe ?
— Oui…
Il les quitta sans mot dire, gravit l’escalier étroit et
passa devant la loge. Un peu plus tard, il secouait la porte de la chambre
32 : Une voix de femme lui répondit en une langue inconnue. La porte céda
et il vit Anna Gorskine, demi-nue, qui sortait du lit.
— Ton amant ? Questionna-t-il.
Il parlait du bout des dents, en homme pressé, sans se
donner la peine d’inspecter les lieux.
Anna Gorskine cria :
— Sortez !… vous n’avez pas le droit…
Mais, flegmatique, il ramassa sur le plancher le trench-coat
qu’il connaissait. Il semblait chercher autre chose. Il avisa au pied du lit le
pantalon grisâtre de Fédor Yourovitch.
Par contre, il n’y avait pas de chaussures d’homme dans la
chambre.
La juive, qui était en train de passer son peignoir,
braquait sur lui son regard rageur.
— Vous croyez que, parce que nous sommes étrangers…
Il ne lui donna pas le temps de laisser éclater sa colère.
Il sortit, tranquillement, referma la porte qu’elle rouvrit alors qu’il n’avait
pas encore descendu un étage. Sur le palier, elle se contenta de haleter, sans
prononcer une parole. Penchée sur la rampe, elle le suivit des yeux et soudain,
n’y tenant plus, éprouvant le besoin lancinant de faire quand même quelque
chose, elle cracha.
La salive tomba avec un bruit mat à quelques centimètres du
commissaire.
L’inspecteur Dufour le questionna.
— Eh bien ?…
— Tu surveilleras la femme… Celle-là ne pourra pas se déguiser
en vieillard…
— Voulez-vous dire que… ?
Mais non ! Il ne voulait rien dire ! Il n’avait
pas l’esprit à entreprendre une discussion. Il remonta dans son taxi.
— Au Majestic…
L’inspecteur, navré, humilié, le regardait partir.
— Fais ton possible ! lui cria Maigret.
Il n’avait pas envie non plus de peiner son collègue. Si celui-ci
s’était laissé rouler, ce n’était pas par sa faute. Est-ce que Maigret, lui,
n’avait pas laissé tuer Torrence ?
Le gérant l’attendait sur le seuil, ce qui était une
attitude toute nouvelle.
— Enfin !… Vous comprenez… Je ne sais plus ce que
je dois faire… On est venu chercher votre… votre ami… On m’a affirmé que les
journaux ne diront rien… Mais l’autre est là… Il est là !…
— Personne ne l’a vu rentrer ?
— Personne !… C’est justement ce qui…
Ecoutez !… Comme je vous l’ai dit au téléphone, il a sonné… Quand le
garçon s’est présenté, il lui a commandé son café… Il était au lit…
— Mortimer ?…
— Vous croyez qu’il y a un rapport ?… Ce n’est pas
possible !… C’est un homme connu… Des ministres, des banquiers lui ont
rendu visite ici même…
— Que fait Oppenheim ?…
— Il vient de prendre un bain… Je crois qu’il s’habille…
— Et Mortimer ?
— Les Mortimer n’ont pas encore sonné… Ils dorment…
— Donnez-moi le signalement de Pepito Moretto…
— Oui… On m’a raconté… Personnellement, je ne l’ai
jamais vu… Je veux dire remarqué… Nous avons tant de personnel !… Mais je
me suis informé… Un petit homme, brun de peau, noir de poil, râblé, qui passait
des journées sans rien dire…
Maigret transcrivit sur une feuille volante, la glissa dans
une enveloppe et mit l’adresse de son chef. Avec les empreintes digitales, qui
avaient été relevées sans aucun doute dans la chambre où Torrence était mort,
cela devait suffire.
— Faites porter ceci à la Préfecture…
— Oui, monsieur le commissaire…
Le gérant devenait suave, car il sentait que les événements
menaçaient de prendre des proportions désastreuses.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
Mais le commissaire s’éloignait déjà, gauche et maladroit,
se campait au milieu du hall, comme les visiteurs dans les églises historiques
où ils essaient de deviner, sans l’aide du sacristain, ce qu’il y a de curieux.
Il y avait un rayon de soleil, et le hall du Majestic en
était tout doré.
A neuf heures du matin, ce hall était presque désert. De
rares voyageurs prenaient leur petit déjeuner à des tables isolées, tout en
lisant les journaux.
Maigret finit par se laisser tomber dans un fauteuil de rotin,
près du jet d’eau qui, pour une raison ou pour une autre, ne fonctionnait pas
ce jour-là. Les poissons rouges, dans la vasque de céramique, restaient
obstinément immobiles, et leur bouche seule s’ouvrait et se refermait à vide.
Cela rappela au commissaire la bouche ouverte de Torrence.
Il dut en être fort impressionné, car il s’agita longtemps avant de trouver une
pose qui le satisfît.
Des domestiques clairsemés circulaient. Maigret les suivait
des yeux, sachant qu’une balle pouvait partir à tout instant.
La partie engagée en arrivait à ce degré d’urgence.
Que Maigret eût découvert l’identité d’Oppenheim, alias
Pietr-le-Letton, cela ne tirait pas à conséquence et le policier ne risquait
pas grand-chose.
Le Letton se cachait à peine, bravait la Sûreté, sûr qu’elle
n’avait aucune charge contre lui.
La preuve en était fournie par ce chapelet de télégrammes
qui suivait étroitement sa piste, de Cracovie à Brême, de Brême à Amsterdam,
d’Amsterdam à Bruxelles et à Paris.
Mais, il y avait alors le mort de l’Etoile-du-Nord ! Il
y avait surtout une découverte de Maigret : celle de relations d’une nature
inattendue entre le Letton et Mortimer-Levingston. Et cette découverte-là était
capitale !
Pietr était un bandit qui s’avouait bandit et qui se contentait
de dire à la police internationale :
— Essayez de me prendre sur le fait !
Mortimer était, pour le monde entier, un honnête
homme ! Deux êtres étaient susceptibles d’avoir deviné les liens
Pietr-Mortimer.
Et le même soir Torrence était exécuté ! Maigret
essuyait le feu d’un revolver, rue Fontaine !
Un troisième personnage, désemparé, et qui ne savait sans
doute presque rien, mais pouvait servir de base à une nouvelle enquête, était
supprimé : José Latourie, danseur mondain.
Or, Mortimer et le Letton, confiants sans doute dans cette
triple exécution, avaient repris leur place. Ils étaient là-haut, dans leurs
appartements de grand luxe, commandaient par téléphone à toute la domesticité
d’un palace, prenaient leur bain, déjeunaient, s’habillaient.
Maigret, tout seul, les attendait, mal d’aplomb dans un fauteuil
de rotin, un côté de la poitrine raide et lancinant, le bras droit presque
immobilisé par une douleur sourde.
Il avait le pouvoir de les arrêter. Mais il savait que cela
ne servirait de rien. A la rigueur trouverait-on des témoignages contre
Pietr-le-Letton, dit Fédor Yourovitch, dit Oswald Oppenheim, et qui devait
avoir porté bien d’autres noms encore, y compris peut-être celui d’Olaf Swaan.
Mais contre Mortimer-Levingston, milliardaire
américain ? Une heure après son arrestation, l’ambassade des Etats-Unis
protesterait ! Les banques françaises, les sociétés financières et
industrielles dont il était l’administrateur mettraient des hommes politiques
en mouvement.
Quelle preuve ? Quel indice ? Qu’il avait disparu
pendant quelques heures à la suite du Letton ?
Qu’il avait soupé au Pickwick’s et que sa femme avait dansé
avec José Latourie ?
Qu’un inspecteur de police l’avait vu pénétrer dans un sordide
hôtel à l’enseigne du Roi-de-Sicile ?
Tout cela serait réduit en miettes ! Il faudrait
présenter des excuses, voire, pour donner satisfaction aux Etats-Unis, prendre
des mesures, limoger Maigret, tout au moins en apparence.
Torrence était mort !
Il avait dû traverser ce même hall, sur une civière, aux
premières lueurs de l’aube. A moins que, soucieux de ne pas imposer un
spectacle pénible à quelque client matinal, le gérant eût obtenu que le
transport se fît par les dégagements de service !
C’était probable ! Les corridors étroits, les escaliers
en colimaçon, où la civière s’était cognée aux barreaux…
Téléphone, derrière le comptoir d’acajou. Allées et venues.
Ordres précipités.
Le gérant s’approcha.
— Mrs Mortimer-Levingston s’en va… On sonne à
l’instant, de là-haut, pour faire chercher sa malle… La voiture est arrivée…
Maigret eut un pâle sourire.
— Quel train ? demanda-t-il.
— Elle prend l’avion de Berlin, au Bourget…
Il n’avait pas fini qu’elle apparaissait, vêtue d’un manteau
de voyage grisâtre, un sac en crocodile à la main. Elle marchait vite. Arrivée
devant la porte tournante, pourtant, elle ne put s’empêcher de se retourner.
Pour qu’elle le vît bien, Maigret se leva avec effort. Il
fut certain qu’elle se mordait les lèvres, sortait avec plus de précipitation,
gesticulait en donnant ses ordres au chauffeur.
On appelait le gérant ailleurs. Le commissaire se trouva
seul, debout devant la fontaine qui se mit soudain à fonctionner. On devait
déclencher le jet d’eau à heure fixe.
Il était dix heures.
Il eut encore un sourire, pour lui-même, se rassit lourdement,
mais avec précaution, car au moindre mouvement sa blessure, qui devenait de
plus en plus sensible, le faisait souffrir.
— On éloigne les faibles…
Car c’était bien cela ! Après José Latourie, qu’on
jugeait trop peu solide et qu’on avait écarté du combat avec trois coups de
couteau dans la poitrine, on éloignait Mrs Mortimer, impressionnable, elle
aussi. On l’envoyait à Berlin ! C’était un traitement de faveur !
Restaient les forts : Pietr-le-Letton, qui n’en
finissait pas de s’habiller, Mortimer-Levingston, qui ne devait rien avoir
perdu de son air aristocratique, et Pepito Moretto, le « tueur » de
la bande.
L’un et l’autre, reliés par des fils invisibles, se
préparaient.
L’ennemi était là, au milieu d’eux, au centre du hall qui
commençait à s’animer, immobile dans un fauteuil d’osier, les jambes allongées,
recevant au visage la poussière d’eau de la fontaine qui émettait un petit
bruit flûté.
La cage d’un ascenseur s’immobilisa.
Pietr-le-Letton, le premier, parut, vêtu d’un prestigieux
complet cannelle, un « Henry Clay » aux lèvres.
Il était chez lui. Il payait pour cela. Désinvolte, sûr de
lui, il erra dans le hall, s’arrêta de-ci, de-là, en face des vitrines que les
grandes maisons de commerce installent dans les hôtels de luxe, se fit donner
du feu par un chasseur, examina un tableau annonçant le dernier cours des
monnaies étrangères, se campa, à moins de trois mètres de Maigret, devant la
fontaine, l’œil rivé aux poissons rouges qui semblaient artificiels, lança
enfin d’un coup d’ongle la cendre de son cigare dans la vasque et s’en fut vers
le salon de lecture.
XI
La journée des allées et venues
Pietr-le-Letton parcourut quelques journaux des yeux, accorda
plus d’attention qu’aux autres au Revaler Bote, une feuille estonienne dont il
n’y avait au Majestic qu’un vieux numéro, vraisemblablement oublié par un
voyageur.
Un peu avant onze heures, il alluma un nouveau cigare,
traversa le hall, envoya le chasseur lui chercher son chapeau.
Grâce au soleil qui baignait toute une moitié des
Champs-Elysées, il faisait assez doux.
Le Letton sortit sans pardessus, un feutre gris sur la tête,
monta jusqu’à l’Etoile à pas lents, en homme qui ne songe qu’à prendre l’air.
Maigret le suivait à brève distance, sans essayer de se cacher.
Son pansement, qui le gênait dans ses mouvements, lui faisait apprécier assez
peu cette promenade.
Au coin de la rue de Berry, il entendit un léger sifflement
à quelques pas de lui, n’y prit pas garde. Le sifflement recommença. Alors il
se retourna et vit l’inspecteur Dufour, qui se livrait à toute une pantomime
mystérieuse pour faire comprendre à son chef qu’il avait quelque chose à lui
dire.
L’inspecteur se tenait dans la rue de Berry, feignait d’être
plongé dans la contemplation de la vitrine d’une pharmacie, si bien que ses
gestes semblaient s’adresser à une tête de femme en cire dont une joue était
soigneusement couverte d’eczéma.
— Avance !… Allons ! Vite…
Dufour en fut à la fois peiné et indigné. Il y avait une
heure qu’il rôdait aux alentours du Majestic, en déployant les ruses les plus
savantes, et voilà que le commissaire lui commandait de se montrer tout de
go !
— Que se passe-t-il ?
— C’est la juive…
— Sortie ?
— Elle est ici… Et, puisque vous m’avez obligé à
m’avancer, elle nous voit, à l’instant même…
Maigret regarda autour de lui.
— Où ça ?
— Au Select… Elle s’est installée à l’intérieur… Mais
tenez ! Le rideau bouge…
— Continue à surveiller…
— Sans me cacher ?
— Va prendre l’apéritif à la table voisine de la
sienne, si cela t’amuse.
Car, au point où en était la lutte, il eût été inutile de
faire des cachotteries. Maigret reprit sa marche, retrouva deux cents mètres
plus loin le Letton, qui n’avait pas tenté de profiter de cet entretien pour
échapper à sa surveillance.
Et pourquoi y échapper ? La partie se jouait sur
nouveau terrain. Les adversaires se voyaient. Les cartes étaient à peu près
toutes abattues.
Pietr parcourut deux fois le chemin de l’Etoile au
Rond-point, et à la fin Maigret connaissait sa silhouette dans ses moindres
détails, en avait saisi à fond le caractère.
Cette silhouette était fine, nerveuse, plus racée, au fond,
que celle d’un Mortimer, mais racée à la façon des hommes du Nord.
Le commissaire en avait étudié quelques-uns de cette
trempe-là, tous des intellectuels. Et ceux qu’il avait fréquentés, au Quartier
latin, lors d’études de médecine inachevées, avaient dérouté le Latin qu’il
était.
Il se souvenait de l’un d’eux, entre autres, un Polonais
maigre et blond, aux cheveux déjà rares à vingt-deux ans, dont la mère, dans
son pays, était femme de ménage, et qui, sept ans durant, suivit les cours de
la Sorbonne, sans chaussettes aux pieds, mangeant en tout et pour tout un
morceau de pain et un œuf chaque jour.
Il ne pouvait pas acheter les cours écrits et force lui
était d’étudier dans les bibliothèques publiques.
Il ne connaissait rien de Paris, ni des femmes, ni du caractère
français Mais ses études étaient à peine terminées qu’on lui offrait une chaire
importante à Varsovie. Cinq ans plus tard, Maigret le voyait revenir à Paris,
aussi sec, aussi froid, parmi une délégation de savants étrangers, et il dînait
à l’Elysée.
Le commissaire en avait connu d’autres. Tous n’étaient pas
de même valeur. Mais presque tous étonnaient par le nombre et la diversité des
choses qu’ils voulaient apprendre, qu’ils apprenaient.
Etudier pour étudier ! Comme ce professeur d’une Université
belge connaissant tous les dialectes d’Extrême-Orient (une quarantaine), mais
n’ayant jamais mis les pieds en Asie et ne s’intéressant d’ailleurs pas aux
peuples dont il disséquait le langage en dilettante.
Il y avait une volonté de cette qualité-là dans les yeux
gris-vert du Letton. Néanmoins, au moment où on croyait pouvoir l’englober dans
cette race d’intellectuels, on percevait d’autres éléments qui remettaient tout
en question.
On devinait, en quelque sorte, l’ombre du Russe Fédor
Yourovitch, le vagabond en trench-coat, qui venait se superposer à la
silhouette précise du client du Majestic.
Qu’ils ne finissent qu’un seul et même homme, c’était une
certitude morale, et déjà presque une certitude matérielle.
Le soir de son arrivée, Pietr disparaissait. Le lendemain
matin, Maigret le retrouvait à Fécamp sous les traits de Fédor Yourovitch.
Il rentrait rue du Roi-de-Sicile. Quelques heures plus tard,
Mortimer pénétrait dans le meublé. Plusieurs personnes en sortaient ensuite,
dont un vieillard barbu.
Et le matin Pietr-le-Letton avait repris sa place au
Majestic.
Le plus étonnant, c’est qu’à part une ressemblance physique
assez frappante, il n’y avait aucun caractère commun entre ces deux
incarnations.
Fédor Yourovitch était bien un vagabond slave, un déclassé
nostalgique et forcené. Aucune fausse note. Aucune faute lorsque, par exemple,
il s’accoudait au comptoir dans le bouge de Fécamp.
Pas une paille, par contre, dans le personnage du Letton
qui, lui, était un intellectuel racé des pieds à la tête, dans la façon dont il
demandait du feu à un chasseur ou portait son feutre gris de première marque
anglaise, dans la désinvolture qu’il apportait à humer l’air ensoleillé des
Champs-Elysées et à regarder un étalage.
Une perfection qui n’était pas seulement de surface !
Maigret avait joué des rôles, lui aussi. Si la police se grime et se travestit
moins souvent qu’on le pense, c’est néanmoins parfois une nécessité.
Or, Maigret, maquillé, restait Maigret dans quelques traits
de sa personne, dans un regard ou dans un tic.
Maigret en gros marchand de bestiaux, par exemple (c’était
arrivé, et il avait réussi) jouait le marchand de bestiaux. Mais il ne l’était
pas. Le personnage était tout extérieur.
Pietr-Fédor était ou Pietr ou Fédor par l’intérieur.
Et l’impression du commissaire pouvait se résumer
ainsi : il était à la fois l’un et l’autre, non seulement par le vêtement,
mais par essence.
Il vivait alternativement ces deux vies si différentes, sans
doute depuis longtemps, peut-être depuis toujours.
Ce n’étaient là que des idées décousues, qui assaillaient
Maigret tandis qu’il allait à pas lents dans une atmosphère d’une légèreté
savoureuse.
Soudain, pourtant, le personnage du Letton s’écailla.
Les circonstances qui amenèrent l’événement furent significatives.
Il s’était arrêté à hauteur du Fouquet’s et il commença même à traverser
l’avenue avec l’intention évidente de prendre l’apéritif au bar de cet
établissement de luxe.
Or, il se ravisa, reprit sa marche le long du trottoir et
brusquement, pressant le pas, s’engagea dans la rue Washington.
Il y a là un bistrot comme on en trouve au cœur des quartiers
les plus riches, destiné aux chauffeurs de taxis et aux gens de maison. Pietr y
pénétra. Le commissaire entra derrière lui, juste au moment où il commandait
une imitation d’absinthe.
Il était debout devant le bar en fer à cheval qu’un garçon
en tablier bleu épongeait de temps en temps d’un torchon sale. A sa gauche, un
groupe de maçons poudreux. A sa droite, un encaisseur de la Compagnie du gaz.
Le Letton choquait, par sa correction, par le luxe raffiné
des moindres détails de sa toilette.
On voyait briller sa petite moustache en brosse à dents,
trop blonde, ses sourcils rares. Il regarda Maigret, non en face, mais par le
truchement d’un miroir.
Et le commissaire perçut un frémissement des lèvres, un
pincement imperceptible des narines.
Pietr dut s’observer. Il commença à boire lentement, mais
bientôt il avalait d’un trait ce qui restait dans son verre, esquissait un
geste du doigt qui signifiait :
— Remplissez !…
Maigret avait commandé un vermouth. Dans le bar exigu, il
paraissait plus grand et plus massif qu’ailleurs.
Il ne quittait pas le Letton des yeux.
Et il vivait en quelque sorte deux scènes en même temps.
Comme tout à l’heure, les images se superposaient. Le café sordide de Fécamp se
glissait derrière le décor actuel. Pietr se dédoublait. Maigret le voyait à la
fois en complet cachou et en gabardine usée.
— Plus souvent, j’te dis, que je m’laisserai
arranger ! disait un des maçons en frappant le pied de son verre sur le
comptoir.
Pietr buvait son troisième apéritif couleur d’opale, dont le
policier reniflait le relent anisé.
Par le fait d’un mouvement de l’employé du gaz, les deux
hommes se trouvèrent coude à coude ; à se toucher.
Maigret avait deux têtes de plus que son compagnon. Tous
deux faisaient face à un miroir, et c’est dans son eau grise qu’ils se
regardaient.
Ce fut par les yeux que le visage du Letton commença à se
brouiller. Il fit claquer ses doigts secs et blancs en désignant son verre, se
passa la main sur le front.
Et alors, peu à peu, il y eut comme un combat sur ses
traits. Dans la glace, Maigret voyait tantôt le visage du voyageur du Majestic,
tantôt la figure tourmentée de l’amant d’Anna Gorskine.
Mais cette figure ne surnageait jamais complètement. Elle
était refoulée par un travail désespéré des muscles. Seuls les yeux restaient
les yeux du Russe.
La main gauche était accrochée au bord du zinc. Le corps
oscillait.
Maigret tenta une expérience. Il avait en poche le portrait
de Mme Swaan, qu’il avait retiré de l’album du photographe de Fécamp.
— Je vous dois ? demanda-t-il au garçon.
— Quarante-quatre sous…
Il feignit de fouiller son portefeuille, en fit tomber la
photo qui s’étala dans une mare liquide, entre les rebords du comptoir.
Il ne s’en inquiéta pas, tendit une coupure de cinq francs.
Mais son regard plongeait dans le miroir.
Le garçon, qui avait ramassé le portrait, se montrait navré,
l’essuyait de son tablier.
Pietr-le-Letton étreignait son verre, les yeux durs, les
traits immobiles.
Puis, tout à coup, il y eut un petit bruit inattendu, si net
que le patron, occupé à la caisse, se retourna d’une seule pièce.
La main du Letton s’ouvrit, laissa glisser sur le comptoir
les miettes du verre.
Il l’avait broyé, lentement. Une mince coupure, à son index,
saignait.
Après avoir jeté un billet de cent francs devant lui, il
sortit, sans regarder Maigret.
Maintenant, il marchait droit vers le Majestic. Aucune trace
d’ivresse. Sa silhouette était la même qu’au départ, sa démarche aussi nette.
Maigret, obstiné, était sur ses talons. Comme il arrivait en
vue de l’hôtel, il vit démarrer une voiture qu’il reconnut. C’était l’auto de
l’Identité judiciaire, qui emportait les appareils destinés à prendre des
photographies et à relever les empreintes digitales.
Cette rencontre l’arrêta dans son élan. Un moment, il perdit
confiance, se sentit comme sans attache, sans point d’appui.
Il passait devant le Select. L’inspecteur Dufour, à travers
la vitre, lui adressa un signe qui voulait être confidentiel, mais qui désignait
nettement et pour tout le monde la table de la juive.
— Mortimer ? Questionna le commissaire en
s’arrêtant au bureau de l’hôtel.
— Il vient de se faire conduire à l’ambassade des
Etats-Unis, où il déjeune…
Pietr-le-Letton gagnait sa table, dans la salle à manger qui
était vide.
— Vous déjeunez aussi ? demanda le gérant à
Maigret.
— Vous mettrez mon couvert à sa table, oui.
L’autre en suffoqua.
— A sa… ? Cela ne se peut pas ! La salle est
déserte et…
— J’ai dit à sa table.
Le gérant ne se tint pas pour battu, courut après le
policier.
— Ecoutez ! Il provoquera sûrement un scandale… Je
puis vous installer à une place d’où vous le verrez tout aussi bien.
— J’ai dit à sa table.
Ce fut alors, comme il errait dans le hall, qu’il s’aperçut
qu’il était las. Une lassitude subtile, qui affectait tout son corps, tout son
être même, chair et âme.
Il se laissa tomber dans le fauteuil d’osier du matin. Un
couple composé d’une dame très mûre et d’un jeune homme trop soigné se leva
aussitôt, et la femme prononça de façon à être entendue, tout en maniant
nerveusement son face-à-main :
— Ces palaces deviennent impossibles… Regardez-moi ça…
Ça, c’était Maigret, qui ne sourit même pas !
XII
La juive au revolver
— Allo !… Hum… C’est vous, n’est-ce pas ?…
— Maigret, oui ! Soupira le commissaire, qui avait
reconnu la voix de l’inspecteur Dufour.
— Chut !… En deux mots, patron… Allée lavabo… Sac
sur la table… Approché… Contient revolver.
— Elle est toujours là ?
— Elle mange…
Dufour, dans la cabine téléphonique, devait avoir un air de
conspirateur, esquisser des gestes cabalistiques et effrayés. Maigret raccrocha
sans rien dire. Il n’avait pas le courage de répondre. Ces petits travers, qui
le faisaient d’habitude sourire, lui donnaient comme une nausée.
Le gérant s’était résigné à dresser un couvert en face du
Letton qui, déjà installé, avait demandé au maître d’hôtel :
— A qui est destinée cette place ?
— Je ne sais pas, monsieur. J’ai des ordres…
Et il n’avait pas insisté. Une famille anglaise, composée de
cinq personnes, faisait irruption dans la salle à manger et lui enlevait un peu
de sa froideur.
Maigret, laissant son chapeau et son lourd pardessus au
vestiaire, traversa la pièce, marqua un temps d’arrêt avant de s’asseoir,
esquissa même une ombre de salut.
Mais Pietr ne parut pas le voir. Les quatre ou cinq
apéritifs qu’il avait bus étaient oubliés. Il était froid, correct, précis dans
ses gestes.
Pas un instant, il ne trahit la moindre nervosité et le
regard lointain, il donnait assez l’impression d’un ingénieur poursuivi par un
problème technique.
Il buvait peu, mais il avait choisi un des meilleurs bourgognes
des vingt dernières années.
Il mangeait légèrement : omelette aux herbes, escalope
et crème fraîche.
Entre les plats, les deux mains posées devant lui, il attendait
sans impatience, sans s’occuper de ce qui se passait autour de lui.
La salle à manger se remplissait.
— Votre moustache se décolle… fit soudain Maigret.
Il ne broncha pas ; quelques instants plus tard, il se
contenta de passer négligemment deux doigts sur ses lèvres. C’était vrai,
encore qu’à peine perceptible.
Le commissaire, dont le calme était fameux à la Préfecture,
avait quelque peine à garder son sang-froid.
Et, le reste de l’après-midi, il devait être mis à rude
épreuve.
Certes, il ne s’attendait pas à ce que le Letton, tenu à vue
comme il l’était, risquât une démarche compromettante.
Mais n’y avait-il pas en lui, le matin, un commencement de
débâcle ? Et ne pouvait-on pas espérer le pousser à bout, par la présence
de cette silhouette toujours dressée, comme un écran inerte, entre lui et la
lumière ?
Le Letton prit le café dans le hall, se fit apporter un
léger manteau, descendit les Champs-Elysées et pénétra, un peu après deux
heures, dans un cinéma du quartier.
A six heures, seulement, il en sortait, sans avoir adressé
la parole à qui que ce fût, sans avoir écrit ou risqué le moindre geste
équivoque.
Bien campé dans son fauteuil, il avait suivi avec attention
les péripéties d’un film puéril.
S’il se fût retourné, tandis qu’il se dirigeait ensuite vers
la place de l’Opéra, où il prit l’apéritif, il eût constaté que la silhouette
de Maigret manquait de nerf.
Et peut-être eût-il senti que le commissaire commençait à
douter de lui ?
C’était si vrai que, pendant les heures passées dans
l’obscurité, face à un écran où s’agitaient des images qu’il n’essayait pas de
distinguer, le policier n’avait cessé d’envisager l’éventualité d’une
arrestation brusquée.
Mais il savait si bien ce qui l’attendait dans ce cas !
Aucune preuve matérielle précise ! Par contre, tout un jeu d’influences
assaillant le juge d’instruction, le Parquet, voire le Ministère des affaires
étrangères et celui de la justice !
Il marchait un peu voûté. Sa blessure lui faisait mal, et le
bras droit se paralysait davantage. Or, le médecin lui avait recommandé avec
instance :
— Si la douleur gagne du terrain, accourez sans perdre
de temps ! C’est que la blessure s’infecte…
Et puis après ? Est-ce qu’il avait le loisir d’y
penser ?
— « Regardez-moi ça !… » Avait dit le
matin une cliente du Majestic.
Mon Dieu oui ! « Ça », c’était un policier,
qui essayait d’empêcher des malfaiteurs d’envergure de continuer leurs exploits,
et qui s’acharnait à venger un collègue assassiné dans ce même palace !
« Ça », c’était un homme qui ne se faisait pas
habiller par un tailleur anglais, qui n’avait pas le temps de passer chaque
matin chez la manucure et dont la femme, depuis trois jours, préparait en vain
les repas, résignée, sans rien savoir.
« Ça », c’était un commissaire de première classe
aux appointements de deux mille deux cents francs par mois qui, une affaire
terminée, les assassins sous les verrous, devait s’attabler devant une feuille
de papier, dresser la liste de ses frais, y épingler les reçus et pièces
justificatives, puis se disputer avec le caissier !
Maigret ne possédait ni auto, ni millions, ni collaborateurs
multiples. Et, s’il se permettait de disposer d’un agent ou deux, il lui
fallait s’expliquer ensuite sur leur utilité.
Pietr-le-Letton, à trois pas de lui, payait son apéritif
d’un billet de cinquante francs, sans reprendre la monnaie. C’était une manie
ou un bluff ! Puis il pénétrait dans une chemiserie et, par jeu sans
doute, passait une demi-heure à choisir douze cravates et trois robes de
chambre, posait sa carte sur le comptoir et s’en allait, tandis qu’un vendeur
impeccable s’empressait sur ses talons.
Décidément, la plaie devait s’envenimer. Parfois l’épaule
tout entière était traversée de grands coups de dard et Maigret avait la
poitrine malade, comme si l’estomac s’en fût mêlé.
Rue de la Paix, place Vendôme, faubourg Saint-Honoré !
Pietr-le-Letton se promenait…
Enfin le Majestic, dont les chasseurs se précipitèrent pour
lui ouvrir la porte-tambour.
— Patron…
— Encore toi ?
C’était l’inspecteur Dufour, hésitant, l’œil anxieux, qui sortait
de l’ombre.
— Ecoutez… Elle a disparu…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai fait ce que j’ai pu, je vous jure ! Elle
est sortie du Select. L’instant d’après, elle entrait au 52, dans une maison de
couture. J’ai attendu une heure avant de questionner le portier. On ne l’a pas
vue dans les salons du premier. Elle a tout simplement traversé l’immeuble, qui
a une sortie rue de Berry…
— Ça va !
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Te reposer !
Dufour regarda le commissaire dans les yeux, puis détourna
vivement la tête.
— Je vous jure que…
A sa grande stupeur, Maigret lui tapota l’épaule.
— Tu es un brave garçon, Dufour ! Ne t’en fais
pas, mon vieux !…
Et il pénétra au Majestic, surprit la grimace du gérant, lui
rendit un sourire.
— Le Letton ?
— Il vient de monter dans son appartement.
Maigret avisa un ascenseur.
— Second étage…
Il bourra sa pipe et constata soudain avec un nouveau sourire,
un peu plus amer que le précédent, que, depuis plusieurs heures, il oubliait de
fumer.
Devant la porte du 17, il n’eut pas une hésitation. Il
frappa. Une voix lui cria d’entrer. Il le fit et referma la porte derrière lui.
Dans le salon, en dépit des radiateurs, il y avait un feu de
bûches, allumé par mesure décorative. Le Letton, accoudé à la cheminée,
poussait du pied un papier qui flambait, afin d’activer sa combustion.
Dès le premier coup d’œil, Maigret comprit qu’il était moins
calme qu’auparavant, mais il eut assez d’empire sur lui-même pour ne pas
laisser percer sa joie.
De sa grosse main, il saisit le dossier d’une minuscule chaise
dorée qu’il transporta avec lui jusqu’à un mètre du foyer. Là, il la remit sur
ses pieds frêles, s’assit à califourchon.
Est-ce parce qu’il avait à nouveau sa pipe aux dents ?
Ou parce que tout son être réagissait après les heures d’abattement, de flottement
plutôt qu’il venait de vivre ?
Toujours est-il qu’à ce moment il était plus solide que jamais.
Il était deux fois Maigret, si l’on peut dire. Un bloc taillé dans du vieux
chêne, ou mieux dans un grès compact.
Il mit ses deux coudes sur le dossier de la chaise. Et on le
sentait capable, poussé à bout, de prendre le cou de son homme dans une de ses
larges mains et de lui frapper la tête contre le mur.
— Mortimer est rentré ? Articula-t-il.
Le Letton, qui regardait le papier brûlé, redressa lentement
la tête.
— Je l’ignore…
Ses doigts étaient crispés, ce qui n’échappa pas à Maigret.
Ce qui ne lui échappa pas non plus, c’est qu’une valise, qui auparavant ne se
trouvait pas dans l’appartement, était près de la porte de la chambre à
coucher.
C’était un sac de voyage vulgaire, qui valait tout au plus
une centaine de francs et qui jurait dans ce décor.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
Aucune réponse. Mais un mouvement nerveux, saccadé des
traits. Enfin une question :
— Vous m’arrêtez ?
Et on eût dit qu’un certain soulagement perçait dans la voix
de l’homme, à travers un fond d’anxiété.
— Pas encore…
Maigret se leva, alla chercher la valise qu’il poussa du
pied jusqu’au foyer, où il l’ouvrit.
Elle contenait un complet gris de confection, tout neuf,
dont on avait oublié d’arracher l’étiquette marquée de chiffres conventionnels.
Le commissaire décrocha le récepteur téléphonique.
— Allo !… Mortimer est rentré ?… Non ?…
Et personne ne s’est présenté pour le 17 ?… Allo !… Oui… un paquet
d’une chemiserie des grands boulevards ?… C’est inutile de le monter…
Il raccrocha, questionna, bourru :
— Où est Anna Gorskine ?
Il avait enfin la sensation d’avancer !
— Cherchez…
— Autrement dit, elle n’est pas dans l’appartement…
Mais elle y est venue… Elle a apporté cette valise, ainsi qu’une lettre…
D’un geste précipité, le Letton fit crouler les cendres de papier
brûlé, de telle sorte qu’il n’en restât plus que poussière.
Le commissaire comprenait que ce n’était pas le moment de
lancer la moindre parole en l’air, qu’il tenait le bon bout, mais que le plus
petit faux pas lui ferait perdre l’avantage.
Poussé par l’habitude, il se leva, s’approcha du feu si brusquement
que Pietr tressaillit, esquissa un geste de défense qu’il n’acheva pas et dont
il rougit.
Car Maigret allait seulement se camper le dos au feu. Il fumait
sa pipe à petites bouffées denses.
Le silence pesa dès lors, si long, si plein de choses qu’il
faisait mal aux nerfs.
Le Letton était sur des charbons ardents, encore qu’il
s’efforçât de faire bonne contenance. En réplique à la pipe de Maigret, il
alluma un cigare.
Le policier se mit à marcher de long en large, faillit
briser, en s’y appuyant, le guéridon qui supportait l’appareil téléphonique.
Son compagnon ne vit pas qu’il poussait le bouton sans
décrocher. Le résultat fut immédiat. La sonnerie retentit. Le bureau
demanda :
— Allo !… Vous avez appelé ?
— Allo !… Oui… Vous dites ?…
— Allo ! Ici le bureau de l’hôtel…
Et Maigret, imperturbable :
— Allo !… Oui… Mortimer ?… Merci !… Je
le verrai tout à l’heure…
— Allo ! Allo !…
Il avait à peine remis le cornet en place que la sonnerie tintait
à nouveau. La voix du gérant insistait :
— Que se passe-t-il ?… Je ne comprends pas…
— Zut !… tonna Maigret.
Il appuyait son regard sur le Letton, qui était devenu beaucoup
plus pâle et qui eut une seconde au moins l’envie de se précipiter vers la
porte.
— Ce n’est rien ! lui dit le commissaire.
Mortimer-Levingston qui rentre. J’avais demandé qu’on m’avertît…
Il vit des gouttes de sueur sur le front de son
interlocuteur.
— Nous parlions de la valise et de la lettre qui
l’accompagnait… Anna Gorskine…
— Il n’a jamais été question d’Anna…
— Pardon… Je croyais… La lettre n’est pas d’elle ?
— Ecoutez…
Le Letton tremblait. C’était flagrant. Et il était d’une
nervosité inusitée. Tout son visage, toute sa personne étaient agités par des
tics multiples.
— Ecoutez !…
— J’écoute ! Laissa tomber Maigret, le dos au feu.
Sa main s’était glissée dans sa poche revolver. Il n’avait besoin
que d’une seconde pour mettre en joue. Il souriait, mais à travers son sourire
on sentait l’attention poussée au paroxysme.
— Eh bien ?… Puisque je vous dis que j’écoute…
Mais le Letton, saisissant une bouteille de whisky,
articula, les dents serrées :
— Tant pis…
Et il se versa un plein verre, l’avala d’un trait, regarda
son compagnon avec les yeux troubles de Fédor Yourovitch, tandis qu’une goutte
d’alcool luisait sur son menton.
XIII
Les deux Pietr
Jamais Maigret n’avait vu ivresse aussi foudroyante, Jamais,
il est vrai, il n’avait vu un homme avaler d’un trait un grand verre à eau,
plein de whisky, le remplir, le vider encore, le remplir une troisième fois,
secouer la bouteille et boire jusqu’aux dernières gouttes l’alcool à soixante
degrés.
L’effet fut impressionnant. Pietr-le-Letton devint pourpre
puis, l’instant d’après, exsangue. Mais il subsistait des rougeurs irrégulières
sur ses joues. Ses lèvres se décoloraient. Il se retint au guéridon, fit
quelques pas en chancelant, prononça avec un détachement d’ivrogne :
— Vous l’avez voulu, n’est-ce pas ?…
Et il rit d’un rire trouble, où il y avait de tout : de
la peur, de l’ironie, de l’amertume, peut-être du désespoir. Il renversa une
chaise en voulant s’y appuyer, essuya son front humide.
— Remarquez que tout seul vous n’en seriez pas sorti…
C’est le hasard…
Maigret ne bougeait pas. Il était si mal à l’aise qu’il
faillit mettre fin à cette scène en faisant boire ou respirer un remède à son
interlocuteur.
Il assistait à la même transformation que le matin, mais dix
fois, cent fois plus forte.
Tout à l’heure, il avait affaire à un homme maître de lui,
d’une intelligence aiguë servie par une volonté peu commune…
Un homme du monde et un savant, d’une correction poussée à
l’extrême.
Et soudain il n’y avait plus qu’un tas de nerfs, une marionnette
aux ficelles affolées, un visage qui grimaçait, blafard, avec, au milieu, des
yeux couleur de houle.
Il riait ! Mais, tout en riant, tout en s’agitant sans
but, il tendait l’oreille, se penchait comme s’il eût guetté un bruit sous ses
pieds.
Or, en dessous, il y avait l’appartement des Mortimer.
— C’était bien monté ! lança-t-il d’une voix trop
éraillée. Et vous n’étiez pas capable de démonter cela ! Rien que le
hasard, vous dis-je, une série de hasards plutôt.
Il heurta le mur, y resta adossé, le corps de travers, et il
eut une grimace parce que cette ivresse artificielle, qui confinait à
l’empoisonnement, devait rendre sa tête douloureuse.
— Allons… Essayez de me dire, tant qu’il est encore
temps, quel Pietr je suis ! Dans votre langue, Pietr ressemble à pitre,
n’est-ce pas ?…
C’était à la fois écœurant et triste, comique et odieux. Et
chaque seconde accroissait cette ivresse galopante.
— C’est drôle qu’ils ne viennent pas !… Mais ils
viendront !… Et alors… Allons !… Devinez !… Quel Pietr ?…
Changeant soudain d’attitude, il se prit la tête à deux
mains et son visage trahit une souffrance physique.
— Vous ne comprendrez jamais… L’histoire de deux Pietr…
C’est quelque chose comme l’histoire de Caïn et Abel… Vous devez être
catholique, vous… Dans notre pays, on est protestant et on vit avec la Bible…
Mais on a beau faire… Je suis sûr, moi, que Caïn était un garçon bonasse, sans
méfiance… Tandis que cet Abel…
Des pas avaient retenti dans le corridor. La porte
s’ouvrait.
Maigret lui-même fut assez ému pour être obligé de serrer
davantage sa pipe entre ses dents.
Car c’était Mortimer qui entrait, en pelisse, avec le visage
animé d’un homme qui vient de faire, en compagnie, un dîner fin.
Une légère odeur de liqueurs et de cigare flottait autour de
lui.
A peine dans le salon, il changea d’expression. Ses couleurs
disparurent. Maigret remarqua une dissymétrie qu’il était difficile de
localiser, mais qui donnait quelque chose de trouble à sa physionomie.
On sentait qu’il arrivait du dehors. Il y avait encore un
peu d’air frais dans les plis de ses vêtements.
Le spectacle était de deux côtés à la fois. Le commissaire
ne pouvait pas tout voir.
Il regardait plutôt le Letton qui, son premier émoi passé,
tentait de retrouver sa lucidité. Mais il n’était plus temps. La dose était
trop forte. Il le sentait lui-même et il tendait désespérément toute sa
volonté.
Son visage grimaçait. Il ne devait voir les gens et les
objets qu’à travers un brouillard déformant. Quand il lâcha la table, il fit un
faux pas, mais, par miracle, il reprit son équilibre, après avoir penché
jusqu’à la limite extrême :
— Mon cher Mor… commença-t-il.
Il rencontra le regard du commissaire et articula d’une
autre voix :
— Tant pis, hein !… Tant…
La porte claqua. Des pas précipités s’éloignèrent. C’était
Mortimer, qui avait battu en retraite. Au même instant, le Letton tombait dans
un fauteuil.
Maigret ne fit qu’un bond jusqu’à la porte. Là, avant de
s’élancer, il tendit l’oreille.
Mais, parmi les bruits multiples de l’hôtel, il n’était déjà
plus possible de distinguer les pas de l’Américain.
— Je vous dis que vous l’avez voulu !… bégaya
Pietr, qui, la langue pâteuse, continua son discours en une langue inconnue.
Le commissaire ferma la porte à clé, longea le couloir,
s’engagea, en courant, dans un escalier.
Il atteignit le palier du premier étage juste à temps pour
happer au passage une femme qui fuyait. Il perçut une odeur de poudre.
Sa main gauche s’accrocha aux vêtements de la femme. La
droite s’abattit sur le poignet et un revolver tomba, en même temps que le coup
partait et que la balle allait briser la vitre d’un ascenseur.
— La femme se débattait. Elle était d’une vigueur exceptionnelle.
Le commissaire ne trouva pas d’autre moyen de l’immobiliser que de lui tordre
le poignet et elle tomba sur les genoux, en sifflant :
— Lâche !…
L’hôtel commençait à s’agiter. On entendait une rumeur
insolite qui montait de tous les couloirs, débouchait par toutes les issues.
La première personne qui parut fut une femme de chambre en
blanc et noir qui leva les bras au ciel, s’enfuit, épouvantée.
— Bougez pas ! ordonna Maigret en s’adressant, non
à la domestique, mais à sa prisonnière.
Toutes deux s’immobilisèrent. La femme de chambre
cria :
— Grâce !… Je n’ai rien fait…
Et dès lors ce fut de plus en plus le chaos. Il arrivait des
gens de partout à la fois. Le gérant gesticulait au milieu d’un groupe.
Ailleurs, on voyait des femmes en robe du soir et de l’ensemble s’élevait une
cacophonie.
Maigret prit son parti de se baisser, de passer les menottes
à sa prisonnière, qui n’était autre qu’Anna Gorskine. Elle se débattit. Dans la
lutte, elle déchira sa robe, se trouva dépoitraillée comme à son ordinaire,
magnifique d’ailleurs, avec ses yeux qui étincelaient, sa bouche tordue.
— La chambre de Mortimer… lança le commissaire au gérant.
Mais ce dernier ne savait plus où donner de la tête. Et Maigret
était tout seul au milieu de gens qui s’entrechoquaient, pris de panique,
tandis que les femmes criaient par surcroît, pleuraient ou trépignaient.
L’appartement de l’Américain n’était qu’à quelques pas Le
policier n’eut pas besoin d’en ouvrir la porte, qui était béante. Il vit un
corps sanglant qui bougeait encore, sur le sol.
Alors, en courant, il gagna l’étage supérieur, heurta l’huis
qu’il avait lui-même fermé à clé, n’entendit rien, fit jouer la serrure.
L’appartement de Pietr-le-Letton était vide !
La valise était toujours par terre, près du foyer, avec le
complet de confection posé en travers.
Par la fenêtre ouverte arrivait de l’air glacé. Elle donnait
sur une cour large comme une cheminée. En dessous, on distinguait les
rectangles sombres de trois portes.
Maigret redescendit pesamment, vit la foule plus calme. Un
médecin s’était trouvé parmi les voyageurs. Mais les femmes ne s’inquiétaient
guère – les hommes non plus, d’ailleurs ! — de Mortimer, sur qui le
docteur était penché.
Tous les regards étaient pour la juive affaissée dans le couloir,
les mains jointes par les menottes, la bouche hargneuse, lançant des injures et
des menaces aux spectateurs.
Son chapeau avait glissé de sa tête. Les mèches luisantes de
ses cheveux pendaient sur son visage.
Un interprète du bureau sortit de l’ascenseur à la vitre brisée
en compagnie d’un sergent de ville.
— Faites évacuer, commanda Maigret.
Il entendit derrière son dos une protestation confuse. Il
avait l’air, à lui seul, de remplir tout le couloir.
Lourd, têtu, il s’approcha du corps de Mortimer.
— Eh bien ?…
Le médecin était un Allemand qui connaissait mal le français
et qui se lança dans une longue explication, en mélangeant les deux langues.
Le bas du visage du milliardaire avait littéralement disparu.
Ce n’était qu’une large plaie rouge et noirâtre.
Pourtant la bouche s’ouvrit, une bouche qui n’était plus
tout à fait une bouche et d’où un balbutiement s’exhala, avec du sang.
Personne ne comprit, pas plus Maigret que le médecin,
professeur à l’Université de Bonn, comme on l’apprit par la suite, ni que les
deux ou trois personnes les plus proches.
La pelisse était saupoudrée de cendre de cigare. Une des
mains restait large ouverte, doigts écartés.
— Mort ?… questionna le commissaire.
Le docteur lui adressa un signe négatif et tous deux se turent.
La rumeur s’éloignait, dans le couloir. L’agent refoulait
pas à pas les curieux qui résistaient.
Les lèvres de Mortimer se rejoignirent, s’écartèrent encore.
Le médecin resta quelques secondes immobile.
Puis il prononça en se levant, comme débarrassé d’un grand
poids :
— Mort, ja… C’était difficile…
Quelqu’un avait marché sur un pan de la pelisse, qui portait
la trace nette d’une semelle.
Dans l’encadrement de la porte ouverte, le sergent de ville,
avec ses galons d’argent, se profila, garda un moment le silence.
— Qu’est-ce que je… ?
— Faites sortir tout le monde, sans exception… ordonna
Maigret.
— La femme hurle…
— Laissez-la hurler…
Et il alla se camper devant la cheminée, où il n’y avait pas
de feu.
XIV
La corporation Ugala
Chaque race a son odeur, que détestent les autres races. Le
commissaire Maigret avait ouvert la fenêtre, fumait, sans répit, mais de sourds
relents continuaient à l’incommoder.
Etait-ce l’Hôtel du Roi-de-Sicile qui en était imprégné Ou
la rue ? On recevait déjà des bouffées de cette odeur-là quand le gérant
en calotte noire entrouvrait son guiche. Elle s’épaississait à mesure que l’on
montait dans la cage d’escalier.
Dans la chambre d’Anna Gorskine, elle était compacte. Il est
vrai qu’il traînait de la mangeaille partout. Les saucissons, d’un vilain rose,
étaient mous, criblés d’ail. Il y avait sur un plat des poissons frits nageant
dans une sauce aigre.
Des bouts de cigarettes russes. Du thé au fond d’une demi-douzaine
de tasses.
Et des draps de lit, du linge, qui semblaient être encore
moites, des acidités de chambre à coucher jamais aérée.
C’est dans le matelas, qu’il avait décousu, que Maigre avait
déniché ce petit sac de toile grise.
Il s’en était échappé quelques photos et un diplôme.
Une des photos représentait une rue en pente, aux pavés
pointus, bordée de vieilles maisons à pignon comme on en voit en Hollande, mais
badigeonnées de blanc cru sur lequel se dessinaient, aiguës, les lignes noires
des fenêtres, des portes et des corniches.
La maison du premier plan portait une inscription en lettres
d’un style rappelant à la fois le gothique et le russe :
6
Rùtsep
Max Johannson
Tailor
Le bâtiment était vaste. Une poutre dépassait du pignon et
portait une poulie destinée jadis à emmagasiner le blé dans les greniers. Au
rez-de-chaussée, il y avait un perron de six marches, avec rampe de fer.
Sur ce perron, une famille était groupée autour d’un homme
d’une quarantaine d’années, petit, grisâtre et terne – le tailleur, à coup
sûr – qui prenait un air grave et détaché.
Sa femme, en robe de satin tendue à craquer, était assise
sur une chaise sculptée. Elle souriait de bon cœur au photographe, avec
pourtant un petit pincement des lèvres, « pour faire distingué ».
Devant eux, enfin, deux enfants qui se tenaient par la main.
C’étaient deux garçons de six à huit ans, avec des pantalons descendant à
mi-mollet, des bas noirs, des cols marins blancs brodés et des parements aux
poignets.
Même âge ! Même taille ! Une ressemblance
frappante, entre eux et avec le tailleur.
Il était impossible, pourtant, de ne pas remarquer la différence
qui s’avérait entre leur caractère.
L’un avait une expression décidée, fixait l’appareil d’un
air agressif, avec une sorte de défi.
L’autre regardait son frère à la dérobée. Il le regardait
avec confiance, avec admiration.
Le nom de l’opérateur se lisait en creux : K. Akel,
à Pskov.
La seconde photo était plus grande et plus significative.
Elle avait été prise au cours d’un banquet. Trois longues tables en
perspective, couvertes d’assiettes et de bouteilles, avec, au fond, contre un
mur gris, une panoplie composée de six drapeaux, d’un écusson dont on
distinguait mal le détail, de deux épées croisées et d’un cor de chasse.
Les convives étaient des étudiants de dix-sept à vingt ans
qui portaient une casquette à visière étroite, à liséré d’argent, dont la
coiffe de velours devait être de ce vert livide que les Allemands et leurs
voisins du Nord affectionnent.
Les cheveux étaient coupés courts. La plupart des visages
avaient les traits très dessinés.
Les uns souriaient sans arrière-pensée, à l’objectif.
D’autres tendaient leur chope de bière, d’un curieux modèle, en bois travaillé.
Quelques-uns avaient les yeux fermés, par la faute du magnésium.
Au milieu de la table, bien en évidence, se dressait une ardoise
sur laquelle il était écrit :
Corporation
Ugala
Tartu.
Il s’agissait d’une de ces sociétés que les étudiants constituent
dans toutes les Universités du monde.
Debout en face de la panoplie, l’un des jeunes gens se distinguait
de tous les autres.
D’abord il était nu-tête et son crâne entièrement rasé donnait
un relief particulier à sa physionomie.
Alors que la plupart de ses compagnons portaient un costume
de ville, il arborait l’habit noir avec un soupçon de gaucherie, car il
manquait encore d’épaules. Sur le gilet blanc, un large ruban, comme le grand
cordon de la Légion d’honneur.
C’étaient les insignes présidentiels.
Chose curieuse, tandis que la majorité des assistants
étaient tournés vers le photographe, les plus timides regardaient d’instinct le
jeune chef.
Et celui qui le contemplait avec le plus d’insistance était
son sosie, assis près de lui, se démanchant le cou pour ne pas le perdre de
vue.
L’étudiant au grand cordon et l’étudiant qui le dévorait du
regard étaient sans contredit les deux gamins de la maison de Pskov, les fils
du tailleur Johannson.
Le diplôme était en latin, sur parchemin, imitant un document
ancien. A grand renfort de formules archaïques, il sacrait un certain Hans
Johannson, étudiant en philosophie, compagnon de la Corporation Ugala.
Et, comme signature, on lisait : Le grand maître de la
corporation, Pietr Johannson.
Dans la même enveloppe de toile, il y avait un second paquet
ficelé, contenant, lui aussi, des photos, et en outre des lettres écrites en
russe.
Les photos étaient signées d’un commerçant de Vilna. L’une
d’elles représentait une juive d’une cinquantaine d’années, grasse, revêche,
emperlée comme une relique d’église.
On retrouvait du premier coup d’œil des traits de famille
avec Anna Gorskine. Un autre portrait, d’ailleurs, montrait la jeune fille
elle-même, âgée d’environ seize ans, coiffée d’une toque d’hermine.
Quant aux lettres, elles portaient en trois langues la
raison sociale :
Ephraim Gorskine
Fourrures en gros
Spécialité de peaux royales de Sibérie
Vilna-Varsovie
Maigret n’était pas en mesure de traduire le texte manuscrit.
Il remarqua seulement qu’une phrase, que l’on retrouvait dans plusieurs
lettres, était vigoureusement soulignée.
Il glissa ces documents dans ses poches, fit, par acquit de
conscience, un dernier examen des lieux.
Il y avait trop longtemps que la chambre était habitée par
une même personne pour qu’elle n’eût pas perdu son anonymat de chambre d’hôtel.
On pouvait lire dans les moindres objets, dans les taches du
papier peint et du linge même, toute l’histoire d’Anna Gorskine.
Des cheveux, on en trouvait partout, épais et gras comme des
cheveux d’Asiatique.
Des centaines de bouts de cigarette. Des boîtes de biscuits
secs et des morceaux de biscuit par terre. Un pot de gingembre. Une grande
boîte de conserve contenant les restes d’une oie confite et portant une marque
polonaise. Du caviar.
De la vodka, du whisky, un petit récipient que Maigret renifla
et qui contenait un reste d’opium non préparé, en feuilles comprimées.
Une demi-heure plus tard, à la Préfecture, on lui traduisait
les lettres et il retenait au vol des phrases comme :
… Les jambes de ta mère enflent de plus en plus…
… Ta mère voudrait savoir si tes chevilles
gonflent encore quand tu as beaucoup marché, car elle croit que tu as la même
infirmité qu’elle…
… Nous sommes à peu près tranquilles, bien
que la question de Vilna ne soit pas réglée. Nous nous trouvons pris entre les
Lituaniens et les Polonais… Les uns comme les autres détestent les Israélites…
… Veux-tu te renseigner sur M. Levassor,
65, rue d’Hauteville, qui me fait commande de peaux, mais qui ne donne pas de
références bancaires ?…
… Quand tu auras terminé tes études, il faudra
que tu te maries et que vous vous mettiez dans le commerce. Ta mère ne sert
plus à rien…
… Ta mère ne quitte plus son fauteuil… Son
caractère devient impossible… Tu devrais revenir…
… Le fils de Goldstein, qui est arrivé voilà
quinze jours, dit que tu n’es pas inscrite à l’Université de Paris. J’ai
répondu que c’était faux et…
… Il a fallu faire des ponctions à ta mère qui…
… On t’a vue à Paris en compagnie de gens qui ne
te conviennent pas. Je veux savoir ce qui en est…
… On me donne encore de mauvais renseignements
sur toi. Dès que le commerce me le permettra, j’irai voir moi-même…
… Si ce n’était ta mère qui ne veut pas rester
seule et que le médecin a condamnée, j’irais tout de suite te rechercher.
Je t’ordonne de revenir…
… Je te fais parvenir cinq cents zlotys pour ton
train…
… Si tu n’es pas revenue dans un mois, je te
maudis…
Puis encore les jambes de la mère. Puis le récit fait par un
étudiant juif, rentré à Vilna, de la vie de la jeune fille à Paris.
… Si tu ne reviens pas tout de suite, tout est
fini entre nous…
Enfin une dernière lettre.
… Comment peux-tu vivre depuis un an alors que
je ne t’envoie plus d’argent ? Ta mère est très malheureuse. Et c’est moi
qu’elle rend responsable de tout ce qui arrive…
Le commissaire Maigret ne sourit pas une seule fois. Il déposa
les documents dans son tiroir qu’il ferma à clé, rédigea quelques télégrammes
et gagna la cour du Dépôt.
Anna Gorskine avait passé la nuit dans la salle commune.
Mais le commissaire avait ordonné de l’enfermer enfin dans
une cellule particulière dont il ouvrit d’abord le guichet. Anna Gorskine,
assise sur son tabouret, ne tressaillit pas, tourna lentement la tête vers la
porte, fixa son interlocuteur en esquissant une moue méprisante.
Il entra, l’observa un bon moment sans mot dire. Il savait
que ce n’était pas la peine de ruser, de poser de ces questions détournées qui
arrachent parfois un aveu involontaire.
Elle avait trop de sang-froid pour se laisser prendre à ces
sortes de pièges et l’enquêteur ne pourrait qu’y perdre de son prestige.
Il se contenta de grommeler :
— Tu avoues ?
— Rien !
— Tu nies toujours avoir tué Mortimer ?
— Je nie !
— Tu nies avoir acheté des vêtements gris pour ton complice ?
— Je nie !
— Tu nies les lui avoir envoyés dans sa chambre au Majestic,
en même temps qu’une lettre où tu lui annonçais que tu allais tuer Mortimer et
où tu lui donnais rendez-vous dehors ?
— Je nie !
— Que faisais-tu au Majestic ?
— Je cherchais la chambre de Mme Goldstein.
— Il n’y a pas de voyageuse de ce nom à l’hôtel.
— Je l’ignorais…
— Et pourquoi t’ai-je trouvée t’enfuyant un revolver à
la main ?
— Dans le couloir du premier étage, j’ai vu un homme
qui tirait sur un autre, puis qui laissait tomber son arme par terre. Je l’ai
ramassée par crainte qu’il s’en servît contre moi. J’ai couru pour avertir les
domestiques…
— Tu n’avais jamais vu Mortimer ?
— Non…
— Il est pourtant allé au Roi-de-Sicile.
Mais il y a soixante locataires à l’hôtel.
— Tu ne connais pas Pietr-le-Letton, ni
Oppenheim ?
— Non…
— Cela ne tient pas debout !
— Cela m’est égal !
— On retrouvera le vendeur qui t’a livré le complet
gris.
— Qu’il vienne !
— J’ai averti ton père à Vilna…
Elle eut un tressaillement, le premier. Mais elle ricana aussitôt :
— Si vous voulez qu’il se dérange, envoyez-lui aussi le
prix du voyage, sinon…
Maigret ne s’énervait pas, la regardait avec une curiosité
non dénuée d’une certaine sympathie. Car elle avait du cran !
A première vue, sa déposition était sans consistance. Les
faits semblaient parler d’eux-mêmes.
Mais c’est précisément dans ce cas que la police, le plus
souvent, se trouve impuissante à opposer aux dénégations du prévenu une preuve
matérielle.
En l’occurrence, il n’y en avait pas ! Le revolver
était inconnu des armuriers de Paris. Donc, rien ne prouvait qu’il appartenait
à Anna Gorskine.
Qu’elle fût au Majestic au moment du crime ? On pénètre
et on circule dans les grands hôtels comme sur la voie publique. Elle
prétendait chercher quelqu’un ? Ce n’était pas impossible à priori.
Personne ne l’avait vu tirer. Il ne restait rien de la
lettre brûlée par Pietr-le-Letton.
Des présomptions ? On en pouvait réunir autant qu’on en
voulait. Mais le jury ne condamne pas sur des présomptions, lui qui se méfie
des preuves les plus formelles, par crainte du fantôme de l’erreur judiciaire
toujours agité par la défense.
Maigret joua sa dernière carte.
— On signale le Letton à Fécamp…
Cette fois, il obtint le choc. Anna Gorskine tressaillit.
Mais elle se dit qu’il mentait, reprit son calme, laissa tomber.
— Et après ?
— Une lettre anonyme, qu’on est en train de vérifier,
prétend qu’il se cache dans une villa, chez un certain Swaan…
Elle leva vers lui ses yeux sombres, qui étaient graves,
presque tragiques.
Maigret, qui regarda machinalement les chevilles d’Anna
Gorskine, constata que, comme sa mère le craignait, elle était atteinte
d’hydropisie.
Ses cheveux rares, laissant entrevoir le cuir chevelu,
étaient en désordre. Sa robe noire était sale.
Enfin, un duvet assez accentué ombrageait sa lèvre supérieure.
Elle était belle quand même, d’une beauté vulgaire, animale.
Les prunelles braquées sur le commissaire, la bouche dédaigneuse, le corps un
peu recroquevillé, tassé plutôt par l’instinct du danger, elle gronda :
— Si vous savez tout cela, à quoi bon me
questionner ?… Un éclair passa dans ses yeux, et elle ajouta avec un rire
insultant :
— A moins que vous craigniez de la compromettre,
elle !… C’est cela, n’est-ce pas ?… Ha ! Ha… Moi, cela importe
peu… Une étrangère… Une fille vivant à la diable dans le ghetto… Mais
elle !… Eh bien !…
Elle allait parler, emportée par la passion, Maigret, qui
sentait que son attention elle-même risquait de l’effaroucher, prenait un air
indifférent, regardait ailleurs.
— Eh bien ! Rien… Vous entendez ?…
hurla-t-elle alors. Filez ! Laissez-moi tranquille. Rien, vous dis-je…
Rien !
Et elle se jeta par terre, d’un mouvement qu’il était impossible
de prévoir, même en connaissant par expérience cette sorte de femmes.
Crise d’hystérie ! Elle était défigurée. Elle tordait
ses membres et de grands frissons secouaient son corps.
Belle un instant auparavant, elle devenait hideuse,
s’arrachait les cheveux par touffes, sans souci de la douleur.
Maigret ne broncha pas. C’était la centième crise du même
genre qu’il voyait. Il alla ramasser la cruche d’eau par terre. Elle était
vide.
Il appela un gardien.
— Remplis vite…
Un peu plus tard, il versait l’eau froide à même le visage
de la juive qui haletait, entrouvrait avidement les lèvres ; le regardait
sans le reconnaître, pour tomber enfin dans un lourd assoupissement.
De temps en temps, un frisson passait encore à fleur de
peau.
Maigret rabattit le lit dressé réglementairement contre le
mur, arrangea le matelas mince comme une galette, souleva Anna Gorskine avec
effort.
Il fit tout cela sans l’ombre d’une rancune, avec une
douceur dont on l’eût cru incapable, il rabaissa la robe sur les genoux de la
malheureuse, tâta le pouls et, debout à son chevet, la regarda longuement.
Vue ainsi, elle avait le visage fatigué d’une femme de
trente-cinq ans. Le front, surtout, était sillonné de rides fines qu’on ne
distinguait pas d’habitude.
Les mains, par contre, potelées, aux ongles barbouillés de
mauvais vernis, étaient d’un modelé délicat.
Il bourra une pipe, à petits gestes lents de l’index, comme
un homme qui ne sait pas trop ce qu’il va faire. Pendant quelques instants, il
se promena dans la cellule, dont la porte était restée entrouverte.
Soudain, il se retourna, étonné, doutant de ses sens.
La couverture venait d’être remontée sur le visage d’Anna
Gorskine, Celle-ci n’était plus tout entière qu’une masse Informe sous le coton
d’un vilain gris.
Et cette masse bougeait, à un rythme saccadé. En tendant
l’oreille, on devinait des sanglots étouffés.
Maigret sortit sans bruit, referma la porte, passa devant le
gardien puis, après avoir parcouru dix mètres, revint sur ses pas.
— Vous lui ferez apporter ses repas du Restaurant Dauphine !
Prononça-t-il très vite, d’une voix bougonne.
XV
Deux télégrammes
Maigret les lut à voix haute au juge d’instruction Coméliau,
qui se montrait ennuyé.
Le premier était une réponse de Mrs Mortimer-Levingston à la
dépêche qui lui annonçait l’assassinat de son mari.
Berlin. Hôtel Modern. Malade, forte fièvre,
impossible voyager. Stones fera le nécessaire.
Maigret eut un sourire amer.
— Vous comprenez ? Voici, par contre, la dépêche
de la Wilhelmstrasse. Elle est en Polcod. Je traduis :
Mrs Mortimer arrivée par avion, descendue Hôtel
Modern, Berlin, où elle a trouvé dépêche Paris en rentrant du théâtre. S’est
alitée et a fait appeler docteur américain Pelgrad. Docteur se retranche
derrière secret professionnel. Faut-il imposer visite expert ? Domestique
hôtel remarqué aucun symptôme.
— Comme vous le voyez, M. Coméliau, cette dame ne tient
pas à être questionnée par la police française. Remarquez que je ne prétends
pas qu’elle soit la complice de son mari. Au contraire. Je suis persuadé qu’il
lui cachait le quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses agissements. Mortimer
n’était pas homme à se confier à une femme, surtout à la sienne. Mais tout au
moins a-t-elle à son actif un message qu’elle a transmis, certain soir, au Pickwick’s-Bar,
à un danseur professionnel que l’Institut médico-légal conserve dans la glace…
Peut-être la seule fois que, sous le coup de la nécessité, Mortimer s’est servi
d’elle…
— Et Stones ? Questionna le magistrat.
— Principal secrétaire de Mortimer. Il assurait la
liaison entre le patron et les différentes affaires qu’il entreprenait. Au
moment du crime, il était à Londres depuis huit jours. Descendu à l’Hôtel
Victoria. J’ai eu soin de ne pas l’avertir. Mais j’ai téléphoné à Scotland Yard
d’aller s’assurer de sa personne. A noter que, quand la police anglaise s’est
présentée au Victoria, la mort de Mortimer n’était pas connue en Angleterre,
sinon dans les rédactions de journaux. N’empêche que l’oiseau était envolé.
Stones, quelques instants avant l’arrivée des inspecteurs, avait filé…
Le juge laissait errer un regard sombre sur le monceau de
lettres, de télégrammes qui encombrait son bureau.
La mort d’un milliardaire est un événement qui bouleverse
des milliers de personnes. Et le fait que Mortimer avait péri de mort violente
alarmait tous ceux qui étaient en affaires avec lui.
— Vous croyez qu’il faille laisser courir le bruit d’un
crime passionnel ? fit M. Coméliau sans conviction.
— Je pense que c’est prudent. Sinon, vous créerez
d’abord une panique en Bourse et vous ruinerez un certain nombre d’entreprises
honorables, à commencer par des maisons françaises que Mortimer a récemment
renflouées.
— Evidemment, mais…
— Attendez ! L’ambassade des Etats-Unis vous
demandera des preuves… Et vous n’en avez pas !… Moi non plus… Le juge
essuya les verres de ses lunettes.
— Si bien que… ?
— Rien !… J’attends des nouvelles de Dufour, qui
est à Fécamp depuis hier… Laissez faire à Mortimer un bel enterrement… Quelle
importance cela peut-il avoir ?… Il y aura des discours, des délégations
officielles.
Depuis quelques instants le magistrat observait Maigret avec
curiosité.
— Vous avez un drôle d’air… remarqua-t-il soudain. Le
commissaire sourit, affecta un ton confidentiel :
— La morphine ! dit-il.
— Hein ?…
— Ne craignez rien ! Ce n’est pas encore un vice
chez moi ! Une simple piqûre à la poitrine… Les médecins veulent m’enlever
deux côtes, prétendent que c’est tout à fait nécessaire… Mais c’est un travail
fou !… Il faut que j’entre dans une clinique, que j’y reste je ne sais
combien de semaines… Je leur ai demandé soixante heures de répit… Tout ce que
je risque, paraît-il, c’est une troisième côte… Deux de plus qu’Adam Ça y
est ! Voilà que vous prenez ça au tragique, vous aussi… On voit que vous
n’avez pas discuté le coup avec le professeur Cochet, l’homme qui a farfouillé
à l’intérieur de presque tous les rois et puissants de ce monde… Il vous
dirait, comme à moi, que des milliers de gens vivent avec des tas de choses en
moins dans le corps…
» Tenez, le premier ministre de Tchécoslovaquie… Cochet
lui a enlevé un rein… Je l’ai vu… Il m’a montré de tout, des poumons, des
estomacs… Et les propriétaires, un peu partout de par le monde, vaquent à leurs
petites affaires…
Il regarda l’heure à sa montre, grommela pour
lui-même :
— Sacré Dufour…
Et son visage redevint grave. Le cabinet du juge était bleu
de la fumée de sa pipe. Maigret était là comme chez lui, assis sur un coin du
bureau.
— Je crois que je ferais mieux de filer à Fécamp
moi-même ! Soupira-t-il enfin. Il y a un train dans une heure…
— Vilaine affaire ! conclut M. Coméliau en
repoussant le dossier.
Le commissaire était plongé dans la contemplation de la
fumée qui le nimbait. Le silence n’était troublé, scandé plutôt que par le
grésillement de sa pipe.
— Regardez cette photo-là ! dit-il soudain.
C’était celle de Pskov qu’il tendait, avec le pignon blanc
de la maison du tailleur, la poulie sous le toit, le perron de six marches, la
mère assise, le père soignant sa pose, les deux gosses au col marin brodé.
— C’est en Russie ! Il a fallu que je consulte un
atlas. Pas loin de la Baltique ! Il y a là plusieurs petits pays :
l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie… Puis, les enserrant, la Pologne et la Russie.
Les frontières ne parviennent pas à coïncider avec les races. De village à
village, parfois, la langue change. Et il y a par-dessus le marché les juifs
qui, disséminés partout, forment néanmoins un peuple à part. Ajoutez-y les
communistes ! On se bat sur les frontières ! Il y a les armées
supernationalistes… Les gens vivent des pins des forêts. Les pauvres sont plus
pauvres qu’ailleurs. Il en meurt de faim et de froid.
» Des intellectuels défendent la culture allemande,
d’autres la culture slave, d’autres enfin le terroir et les anciens dialectes…
» Il y a des paysans à face de Lapon ou de Kalmouk,
puis de grands diables blonds et enfin tout un métissage de juifs qui mangent
de l’ail et tuent les bêtes autrement que les autres…
Maigret reprit la photographie des mains du juge, qui
l’avait regardée sans grand intérêt.
— Drôles de gamins ! remarqua-t-il seulement.
La rendant au magistrat, le commissaire questionna :
— Pourriez-vous dire lequel des deux je
recherche ?
Il y avait encore trois quarts d’heure avant le départ du
train. M. Coméliau examina tour à tour le gosse qui semblait défier l’objectif,
et son frère qui se détournait comme pour lui demander conseil.
— C’est terriblement éloquent, des photos comme
celle-là ! reprenait Maigret. On se demande comment les parents, les
professeurs qui les ont vus n’ont pas deviné d’un seul coup d’œil la destinée
des personnages.
» Regardez bien le père… Il a été tué un soir d’émeute,
alors qu’on se battait dans les rues, nationalistes contre communistes… Il
n’était ni des uns, ni des autres… Il était sorti de chez lui pour aller
chercher du pain… Je tiens le renseignement, par le plus grand des hasards, du
tenancier du Roi-de-Sicile, qui est originaire de Pskov…
» La mère vit toujours, continue à habiter la maison.
Le dimanche, elle revêt le costume national, avec le haut bonnet qui retombe
des deux côtés du visage…
» Les gosses…
Il s’interrompit.
— Mortimer, fit-il d’une autre voix, est né dans une
ferme de l’Ohio et a débuté en vendant des lacets à San Francisco. Anna
Gorskine, originaire d’Odessa, a passé sa jeunesse à Vilna. Mrs Mortimer,
enfin, est une Ecossaise émigrée en Floride dès son enfance.
» Tout cela se retrouve à l’ombre de Notre-Dame de
Paris, et mon père, à moi, était garde-chasse d’un des plus vieux domaines de
la Loire.
Il regarda l’heure, une fois de plus, désigna sur le
portrait celui des gamins qui fixait son frère avec admiration.
— Il s’agit maintenant que j’aille mettre la main sur
ce gosse-là !
Il secoua la pipe dans la charbonnière, faillit, d’un geste
machinal, recharger le poêle.
Quelques instants plus tard, le juge Coméliau disait à son
greffier, en essuyant ses lunettes cerclées d’or :
— Vous ne trouvez pas que Maigret change ? Il m’a
paru… comment m’exprimer… un peu nerveux… un peu… Il chercha en vain le mot,
trancha :
— Que diable tous ces étrangers viennent-ils faire chez
nous ?
Après quoi, ayant repris d’un geste brusque le dossier Mortimer,
il dicta :
— Prenez note : L’an mil neuf cent…
Si l’inspecteur Dufour était dans l’encoignure même où
Maigret avait attendu la sortie de l’homme en trench-coat, un matin de tempête,
c’est qu’il n’y avait que ce recoin dans la ruelle en pente qui, après avoir
desservi les quelques villas plantées à flanc de falaise, devenait sentier et
finissait par s’effacer dans l’herbe rase.
Dufour portait des guêtres noires, un petit pardessus à
martingale et une casquette de marin, comme tout le monde en arbore à Fécamp,
et qu’il devait avoir achetée dès son arrivée.
— Alors ?… questionna Maigret en s’approchant de
lui dans l’obscurité.
— Tout va bien, patron.
Cela effraya un peu le commissaire.
— Qu’est-ce qui va bien ?
— L’homme n’est ni entré, ni sorti… S’il est arrivé
avant moi à Fécamp et s’il a pénétré dans la villa, il y est toujours…
— Raconte par le détail ce qui s’est passé.
— Hier matin, rien ! La bonne est allée au marché.
Le soir, je me suis fait relayer par l’agent Bornier. Entré ni sorti personne
pendant la nuit. A dix heures, les lumières se sont éteintes…
— Ensuite ?
— Ce matin, j’ai repris ma faction, pendant que Bornier
allait se coucher… Il va venir me remplacer… Vers neuf heures, comme la veille,
la bonne s’est rendue au marché… Il y a une demi-heure, la jeune dame est
sortie… Elle ne tardera pas à rentrer… Je suppose qu’elle est en visite…
Maigret ne dit rien. Il sentait ce que cette filature avait
d’imparfait. Mais combien d’hommes seraient nécessaires à une surveillance
vraiment rigoureuse ?
Rien que pour garder la villa, trois guetteurs ne seraient
pas de trop. Et il faudrait un policier sur les pas de la bonne, un autre
derrière la « jeune dame », comme disait Dufour !
— Il y a une demi-heure qu’elle est partie ?
— Oui… Tenez !… Voici Bornier… C’est mon tour de
manger… Depuis ce matin, je n’ai avalé qu’un sandwich et mes pieds sont gelés…
— Va…
L’agent Bornier, qui était tout jeune, faisait ses débuts à
la Brigade mobile.
— J’ai rencontré Mme Swaan… dit-il.
— Où ? Quand ?
— Sur le quai… A l’instant… Elle se dirigeait vers la
jetée d’aval…
— Toute seule ?
— Toute seule… J’ai failli la suivre… Puis j’ai pensé
que Dufour m’attendait… La jetée ne conduisant nulle part, elle ne peut aller
bien loin…
— Comment était-elle habillée ?
— Un manteau sombre… Je n’y ai pas pris garde…
— Je file ? Questionna Dufour.
— Je te l’ai déjà dit…
— S’il y a quelque chose, vous me préviendrez,
hein ?… Il suffit de faire marcher trois fois coup sur coup la sonnerie de
la porte de l’hôtel.
C’était idiot ! Maigret entendit à peine. Il commanda à
Bornier :
— Reste là…
Et soudain, il se dirigea vers la villa Swaan, arracha
presque la sonnette de la grille. Il vit de la lumière au rez-de-chaussée, dans
la pièce qu’il savait être la salle à manger.
Après cinq minutes, personne n’avait paru et il franchit le
mur, qui était bas, arriva à la porte, frappa du poing.
Une voix effrayée gémit à l’intérieur :
— Qui est là ?
Et en même temps arrivaient des cris d’enfants.
— Police !… Ouvrez…
Une hésitation. Des piétinements.
— Ouvrez vite !…
Le corridor était obscur. En entrant, Maigret distingua la
tache que faisait, dans l’ombre, le tablier de la bonne.
— Mme Swaan ?
A ce moment, une porte s’ouvrit et il vit la fillette qu’il
avait aperçue lors de sa première visite.
La domestique ne bougeait pas. Le dos collé au mur, on la
sentait raidie par la peur.
— Qui as-tu rencontré ce matin ?
— Je vous jure, monsieur l’agent…
Elle fondait en larmes.
— Je vous jure… je…
— M. Swaan ?
— Non !… Je… C’était… le… beau-frère de Madame… Il
m’a demandé de remettre une lettre à ma patronne…
— Où était-il ?
— En face de la boucherie… Il m’attendait…
— Il t’avait déjà chargé de commissions de ce
genre ?
— Non… Jamais… Je ne le voyais pas en dehors d’ici.
— Et tu sais où il a donné rendez-vous à Mme
Swaan ?…
— Je ne sais rien !… Madame a été agitée toute la
journée… Elle m’a posé des questions, elle aussi… Elle voulait savoir comment
il était… J’ai dit la vérité, qu’il avait l’air d’un homme qui va faire un
malheur… Même que, quand il s’est approché de moi, j’ai eu peur.
Maigret sortit soudain, sans refermer la porte.
XVI
L’homme sur le rocher
L’agent Bornier, frais émoulu dans le service, fut très ému
en voyant son chef passer devant lui en courant, le frôler sans rien lui dire,
tandis que la porte de la villa restait ouverte.
A deux reprises, il appela :
— Commissaire !… Commissaire !…
Maigret ne se retourna pas. Quelques instants plus tard,
seulement, il ralentit le pas en arrivant dans la rue d’Etretat, où circulaient
quelques passants, tourna à droite, pataugea dans la boue des quais et fonça en
reprenant le pas de course vers la jetée d’aval.
Il n’avait pas fait cent mètres dans cette direction qu’il
apercevait une silhouette féminine. Il obliqua pour passer plus près d’elle. Un
chalutier était en déchargement, une lampe à carbure accrochée dans les
haubans.
Il s’arrêta, afin de permettre à la femme d’atteindre le
cercle lumineux, vit le visage convulsé de Mme Swaan. Elle avait les yeux
égarés et sa démarche était rapide, maladroite, comme si elle eût erré à
travers des fondrières, et ne les évitant que par miracle.
Le commissaire fut sur le point de l’accoster, fit même
quelques pas dans ce but. Mais il apercevait devant lui la jetée déserte,
longue ligne noire dans l’ombre, avec, des deux côtés, l’écume des vagues.
C’est dans cette direction qu’il se précipita. Passé le chalutier,
il n’y avait plus une âme. La nuit était trouée par le feu vert et le feu rouge
de la passe. Le phare, planté sur les rochers, éclairait de quinze en quinze
secondes un grand pan de mer, jetait ses rayons, l’espace d’un éclair, sur la
falaise d’aval qui naissait et mourait, fantomatique.
Maigret heurta des bittes d’amarrage, s’engagea sur la passerelle
montée sur pilotis où il fut enveloppé par le vacarme des flots.
Ses yeux scrutaient l’obscurité. Il entendait la sirène d’un
bateau qui demandait à sortir du sas.
En face de lui, la mer, indistincte et bruyante. Derrière,
la ville, ses boutiques, son pavé gras.
Il marchait vite, s’arrêtait de temps en temps, regardait autour
de lui avec une angoisse croissante.
Il ne connaissait pas le terrain, fit un détour en voulant
couper au court. La passerelle sur pilotis le conduisit jusqu’au pied d’un
sémaphore, où il y avait trois boules noires qu’il compta sans s’en rendre
compte.
Plus loin, il se pencha sur le parapet, au-dessus de larges
flaques d’écume blanche qui s’étiraient entre des têtes de roches.
Son chapeau s’envola. Il le poursuivit, mais ne put l’empêcher
de tomber à la mer.
Des mouettes poussaient des cris perçants, et parfois une
aile blanche se profilait sur le ciel.
Est-ce que Mme Swaan n’avait trouvé personne au
rendez-vous ? Est-ce que son compagnon avait eu le temps de s’éloigner.
Est-ce qu’il était mort ?
Maigret ne tenait pas en place, persuadé que c’était une affaire
de secondes.
Il atteignit le feu vert, fit le tour des poutrelles de fer
qui le supportaient.
Personne ! Et les vagues, une à une, s’attaquaient à la
digue, debout, trébuchant, fuyant en un large creux blanchâtre pour revenir
avec un nouvel élan.
Un bruit intermittent de galets broyés les uns contre les
autres. L’édifice indistinct du Casino vide.
Maigret cherchait un homme !
Il fit demi-tour, déambula sur la plage, parmi les pierres
pareilles, dans le noir, à de monstrueuses pommes de terre.
Il était à la même hauteur que les vagues. Il recevait des
embruns au visage.
C’est alors qu’il remarqua que la marée était basse et que
la jetée était entourée d’une ceinture de roches noires entre lesquelles l’eau
venait bouillonner.
Ce fut un miracle s’il aperçut l’homme. Au premier abord, il
lui apparut comme une chose inanimée, comme une ombre indistincte parmi les
ombres.
Il regarda avec attention. C’était sur la dernière roche, là
où la lame dressait sa crête la plus orgueilleuse avant de retomber en
poussière d’eau.
Il y avait quelque chose de vivant…
Maigret, pour y arriver, dut se glisser entre les pilotis soutenant
la passerelle qu’il parcourait quelques minutes plus tôt.
Des algues recouvraient la pierre. Les semelles glissaient.
On entendait un bruissement multiple, comme la fuite de centaines de crabes,
l’éclatement de bulles d’air ou de baies marines et le frémissement
imperceptible des moules incrustées jusqu’à mi-hauteur des madriers.
Une fois, Maigret manqua le pied et sa jambe s’engagea
jusqu’au genou dans une flaque d’eau.
Il ne voyait plus l’homme, mais il était dans la bonne direction.
L’autre avait dû gagner cet endroit alors que la marée était
plus basse, car le commissaire fut soudain arrêté par une mare large de deux
mètres. Il en tâta le fond de son pied droit, faillit vaciller en avant.
En fin de compte, il se suspendit aux arc-boutants des pilotis.
Ce sont de ces moments où il vaut mieux ne pas être vu.
On esquisse des gestes auxquels on n’est pas préparé. On
rate à tout coup, comme un mauvais acrobate. Mais on avance pour ainsi dire de
par la force acquise. On tombe et on se ramasse. On barbote, sans prestige,
sans beauté.
Maigret s’entailla la joue et, par la suite, il n’eût jamais
pu dire si c’était en tombant à plat ventre sur les roches ou en se frottant à
un clou planté dans les madriers.
Il revit l’homme, douta de ses sens tant il était immobile,
tant il avait l’air d’une de ces pierres qui, de loin, prennent forme humaine.
Arrivé à une certaine distance, l’eau lui clapota entre les
jambes. Il n’était pas marin.
Il s’avança avec une précipitation involontaire.
Et il atteignit enfin les roches mêmes où l’homme était installé.
Il le dominait d’un mètre. Il se trouvait à dix ou quinze pas de lui.
Sans songer à sortir son revolver, il marcha sur la pointe
des pieds, autant que le terrain le permettait, fit dégringoler des pierres
dont le bruit se confondit avec celui du jusant.
Puis, soudain, sans transition, il bondit sur la silhouette
figée, lui saisit le cou dans son bras replié et la renversa en arrière.
Les deux hommes faillirent glisser, être happés par la vague
plus forte que les autres qui déferlait à cet endroit. Si cela n’arriva pas, ce
fut simple hasard.
Dix fois on eût tenté le même exercice et dix fois il eût
tourné mal.
L’homme qui n’avait pas vu son agresseur, se débattait comme
une anguille. La tête coincée, il agitait tout son corps avec une souplesse
qui, dans cette ambiance, prenait des proportions inhumaines.
Maigret ne voulait pas l’étouffer. Il essayait de
l’immobiliser, sans plus, et la pointe d’un de ses pieds se raccrochait au
dernier pilotis. Ce pied-là les maintenait tous les deux.
La résistance de l’adversaire fut de courte durée. Ce ne fut
qu’une réaction spontanée, animale.
Dès qu’il eut pris le temps de réfléchir, dès qu’il vit
Maigret, en tout cas, dont la tête frôlait son visage, il s’immobilisa.
Par des battements de paupières, il fit comprendre qu’il se
rendait et, quand sa gorge fut libérée, il montra vaguement la masse mouvante
de la mer, balbutia d’une voix qui n’était pas encore ferme :
— Attention…
— Vous voulez que nous causions, Hans Johannson ?
Dit Maigret, dont les ongles étaient enfoncés dans les algues visqueuses.
Il devait avouer par la suite qu’à cet instant précis son
compagnon eût pu, d’un simple coup de pied, l’envoyer rouler dans les eaux.
Ce ne fut qu’une seconde, mais dont Johannson, accroupie
près du premier pilotis, ne profita pas.
Plus tard, Maigret avoua aussi, très franchement, qu’il dut
tenir un moment le pied de son prisonnier pour remonter la pente.
Puis, tous deux, sans mot dire, firent le chemin en sens
Inverse. La marée avait encore monté. A deux pas du rivage, ils furent bloqués
par la même mare qui avait arrêté le commissaire et qui était devenue plus
profonde.
Le Letton s’engagea dans l’eau le premier, perdit pied après
avoir parcouru trois mètres, barbota, cracha et émergea enfin jusqu’à la
ceinture.
Maigret se jeta en avant. Il y eut un moment où il ferma les
yeux, parce qu’il avait l’impression qu’il était impuissant à maintenir à la
surface un corps trop lourd.
Les deux hommes se retrouvèrent, détrempés, ruisselants, sur
les galets de la plage.
— Elle a parlé ? Questionna le Letton d’une voix
morte, où il n’y avait plus rien, rien en tout cas de ce qui peut retenir un
homme à la vie.
Maigret avait le droit de mentir.
Il préféra déclarer :
— Elle n’a rien dit… Mais je sais…
Il leur était impossible de rester là. A cause du vent,
leurs vêtements mouillés devenaient comme une compresse de glace. Le Letton, le
premier, claqua des dents. A la vague lueur de la lune, Maigret constata que
ses lèvres étaient bleues.
Il n’avait pas de moustaches. C’était la tête inquiète de Fédor
Yourovitch, la tête du petit garçon de Pskov qui dévorait son frère des yeux.
Mais les prunelles, encore que du même gris trouble, avaient une fixité
cruelle.
En se tournant de trois quarts vers la droite, les deux
hommes voyaient la falaise piquetée de deux ou trois points lumineux : les
villas, dont celle de Mme Swaan.
Et quand le pinceau du phare passait, on devinait le toit
qui l’abritait, avec les deux enfants, la bonne effrayée.
— Venez… dit Maigret.
— Au commissariat ?
La voix était résignée, ou plutôt indifférente.
— Non…
Il connaissait un des hôtels du port, Chez Léon, et il avait
remarqué une entrée qui ne servait que l’été, aux quelques baigneurs qui
passent la saison à Fécamp. Cette porte s’ouvrait sur une pièce transformée
pendant la belle saison en salle à manger de demi-luxe.
L’hiver, les pêcheurs se contentaient de boire, de manger
des huîtres et des harengs dans la salle du café.
Ce fut cette porte que Maigret poussa. Il traversa la salle
obscure avec son compagnon, échoua dans la cuisine où une petite bonne poussa
un cri de stupeur.
— Appelle ton patron…
Elle cria, sans bouger :
— M. Léon !… M. Léon !…
— Une chambre… dit le policier quand M. Léon parut.
— M. Maigret !… Mais vous êtes mouillé… Est-ce que
vous… ?
— Une chambre, vite !…
— Il n’y a pas de feu dans les chambres !… Et une
bouillotte ne suffira jamais à…
— Vous avez bien deux robes de chambre ?
— Naturellement… Les miennes… mais…
Il avait, lui, trois têtes de moins que le
commissaire !
— Apportez-les !
Ils grimpèrent un escalier raide, aux coudes fantaisistes.
La chambre était propre. M. Léon en ferma lui-même les volets, proposa :
— Un grog, hein ?… Et tassé !…
— C’est cela… Avant tout, les robes de chambre… Car Maigret
se sentait redevenir malade, de froid. Le côté blessé de sa poitrine était
comme gelé.
Entre son compagnon et lui régna pendant quelques minutes
une familiarité de chambrée. Ils se dévêtirent l’un devant l’autre. M. Léon
passa son bras muni de deux robes de chambre par la porte entrebâillée.
— Donnez-moi la plus grande ! dit le policier.
Et le Letton les compara.
Au moment où il tendait le vêtement à son compagnon, Il
aperçut le pansement détrempé et son visage fut agité d’un tic nerveux.
— C’est grave ?
— Deux ou trois côtes à enlever un de ces jours… Ces
mots furent suivis d’un silence. M. Léon, derrière la porte, le rompit en
criant :
— Ça va ?…
— Entrez !
La robe de chambre de Maigret ne descendait que jusqu’aux
genoux, découvrait de forts mollets velus.
Le Letton, lui, mince et pâle, avec ses cheveux blonds, ses
chevilles de femme, avait, dans ce costume, une élégance de clown.
— Les grogs arrivent tout de suite ! Je fais
sécher vos vêtements, pas vrai ?
Et M. Léon, ramassant les deux tas mous et suintants, cria,
du haut de l’escalier :
— Alors ?… Et ces grogs, Henriette ?…
Puis il revint sur ses pas pour recommander :
— Ne parlez pas trop haut… Il y a un voyageur de commerce
du Havre dans la chambre d’à-côté… Il doit prendre le train à cinq heures du
matin…
XVII
La bouteille de rhum
Il serait peut-être exagéré de
prétendre que, dans beaucoup d’enquêtes, des relations cordiales naissent entre
la police et celui qu’elle est chargée d’acculer aux aveux.
Presque toujours, pourtant, à moins
qu’il s’agisse d’une sombre brute, une sorte d’intimité s’établit. Cela tient
sans doute à ce que, pendant des semaines, parfois des mois, policier et
malfaiteur ne sont préoccupés que l’un de l’autre.
L’enquêteur s’acharne à pénétrer
plus avant dans la vie passée du coupable, tente de reconstituer ses pensées,
de prévoir ses moindres réflexes.
L’un et l’autre jouent leur peau
dans cette partie. Et lorsqu’ils se rencontrent, c’est dans des circonstances
assez dramatiques pour faire fondre l’indifférence polie qui, dans la vie de
tous les jours, préside aux relations entre hommes.
On a vu des inspecteurs, après avoir
arrêté à grand-peine un malfaiteur, se prendre pour lui d’affection, lui rendre
visite en prison, le soutenir moralement jusqu’à l’échafaud.
Cela explique en partie l’attitude
des deux hommes, lorsqu’ils furent seuls dans la chambre. L’hôtelier avait
apporté un réchaud à charbon de bois et de l’eau chantait dans une bouilloire.
A côté, entre deux verres et un sucrier, se dressait une haute bouteille de
rhum.
Ils avaient froid l’un et l’autre.
Serrés dans leurs robes de chambre d’emprunt, ils se penchaient sur ce réchaud
trop petit qui n’arrivait pas à les réchauffer.
Il y avait dans leur pose un abandon
de corps de garde, de caserne, ce laisser-aller qui n’existe guère qu’entre
hommes pour qui les contingences sociales ne comptent momentanément plus.
Peut-être, tout simplement, parce
qu’ils avaient froid ? Plus probablement par le fait de la lassitude qui
les assaillait en même temps.
C’était fini ! Ils n’avaient
pas besoin d’en parler pour le sentir !
Alors, ils se laissaient tomber
chacun sur une chaise, ils allongeaient leurs mains vers la bouilloire,
regardaient vaguement ce réchaud d’émail bleu qui leur servait de trait
d’union.
Ce fut le Letton qui saisit la
bouteille de rhum et qui, avec des gestes précis, prépara les grogs.
Quand il eut bu quelques gorgées, Maigret
questionna :
— Vous vouliez la tuer ?
La réponse vint aussitôt, prononcée
avec la même simplicité :
— Je n’ai pas pu.
Mais tout le visage de l’homme
grimaça, agité par des tics qui ne devaient pas lui laisser de répit.
Tantôt les paupières retombaient
vivement à plusieurs reprises, tantôt c’étaient les lèvres qui s’étiraient dans
un sens ou dans l’autre, tantôt les narines qui se pinçaient.
La physionomie volontaire et
intelligente de Pietr s’estompait.
C’était le Russe qui l’emportait, le
vagabond aux nerfs hypertendus dont Maigret négligea d’observer les gestes.
C’est ainsi qu’il ne remarqua pas
que la main de son compagnon saisissait la bouteille de rhum. Le verre fut
rempli, vidé d’un trait, tandis que les yeux commençaient à briller.
— Pietr était son mari ?…
Il ne faisait qu’un avec Olaf Swaan, n’est-ce pas ?…
Le Letton se leva, incapable de
tenir en place, chercha des cigarettes autour de lui, n’en trouva pas et parut
en souffrir. En passant près de la table qui supportait le réchaud, il se versa
encore du rhum.
— Ce n’est pas par là qu’il
faut commencer ! dit-il. Puis, regardant en face son compagnon :
— En somme, vous savez tout, ou
presque tout ?
— Les deux frères de Pskov…
Deux jumeaux, je suppose ? Vous êtes Hans, celui qui contemplait l’autre
avec admiration et docilité…
— Quand nous étions tout
petits, déjà, il s’amusait à me traiter en domestique… Et pas seulement lorsque
nous étions seuls, mais devant nos camarades… Il ne disait pas
domestique : il disait esclave… Il avait remarqué que cela me faisait
plaisir… Car cela me faisait plaisir, je ne sais pas encore aujourd’hui
pourquoi… Je ne voyais que par lui… Je me serais fait tuer pour lui… Quand,
plus tard…
— Quand plus tard… ?
Crispations. Battements de cils.
Gorgée de rhum. Haussement d’épaules, comme pour dire :
— Après tout…
Et, d’une voix contenue :
— Quand plus tard j’ai aimé une
femme, je crois que je n’ai pas été capable de plus de dévouement… Sans doute
moins !… J’aimais Pietr comme je ne sais pas !… Je me battais avec
les camarades qui ne voulaient pas admettre sa supériorité et, comme j’étais le
plus faible, je recevais des coups avec une sorte de jubilation.
— Cette domination est
fréquente chez les jumeaux, remarqua Maigret en se préparant un second grog.
Vous permettez un instant ?
Il alla jusqu’à la porte, cria à
Léon de lui monter sa pipe restée dans ses vêtements, ainsi que du tabac. Le
Letton intervint :
— Des cigarettes pour moi,
voulez-vous ?
— Et des cigarettes, patron…
Des « bleues » !
Il reprit sa place. Tous deux attendirent
en silence que la bonne eût apporté ces objets et se fût retirée.
— Vous étiez ensemble à
l’Université de Tartu… reprit Maigret.
L’autre ne pouvait ni s’asseoir, ni
rester en place. Il fumait en mordillant sa cigarette, crachait des brins de
tabac, marchait à pas heurtés, saisissait un vase sur la cheminée, le
déplaçait, parlait avec une fièvre croissante.
— C’est là que ça a commencé,
oui ! Mon frère était le meilleur étudiant. Tous les professeurs s’en
occupaient. Les élèves subissaient son prestige. Au point que, bien qu’un des
plus jeunes, il a été élu président de l’Ugala.
» On buvait beaucoup de bière,
dans les tavernes. Moi surtout ! Je ne sais pas pourquoi je me suis mis si
tôt à boire. Je n’avais pas de raison. En somme, j’ai toujours bu.
» Je crois que c’est surtout
parce que, après quelques verres, j’imaginais un monde à mon idée, où je jouais
un rôle magnifique…
» Pietr était très dur envers
moi. Il me traitait de « sale Russe ». Vous ne pouvez pas comprendre.
Notre grand-mère maternelle était Russe. Et, chez nous, les Russes, surtout
après la guerre, passaient pour des paresseux, des ivrognes, des rêveurs.
» Il y eut à cette époque des
émeutes fomentées par les communistes. Mon frère s’est mis à la tête de la
corporation Ugala. Ils sont allés chercher des armes dans une caserne et ils
ont engagé le combat en pleine ville.
» Moi, j’ai eu peur… Ce n’était
pas ma faute… J’avais peur… Je ne pouvais pas marcher… Je suis resté dans une
taverne dont on avait baissé les volets et j’ai bu tout le temps que cela a duré…
» Je croyais que ma destinée
était de devenir un grand dramaturge, comme Tchékhov, dont je connaissais les
œuvres par cœur. Pietr riait.
» — Toi… Tu ne seras
jamais qu’un raté ! prétendait-il.
» Il y eut toute une année de
troubles, d’émeutes, de vie désaxée. L’armée ne suffisant pas à maintenir
l’ordre, les habitants formaient des espèces de légions pour défendre la ville.
» Mon frère, chef des Ugala,
devenait un personnage que les gens les plus graves prenaient au sérieux. Il
n’avait pas encore de moustaches qu’on parlait de lui comme d’un futur homme
d’Etat de l’Estonie libérée.
» Mais l’ordre a été rétabli et
on a découvert un scandale, qu’il fallut étouffer. En faisant des comptes, on
s’aperçut que Pietr s’était surtout servi de l’Ugala pour sa fortune
personnelle.
» Membre de plusieurs comités,
il avait tripoté toutes les écritures.
» Il a dû quitter le pays. Il
est allé à Berlin, d’où il m’a écrit de venir le rejoindre.
» C’est là que nous avons
débuté tous les deux.
Maigret observait le visage trop
animé du Letton.
— Qui faisait les faux ?
— Pietr m’a appris à imiter
n’importe quelle écriture, m’a fait suivre un cours de chimie… J’habitais une
petite chambre et il me donnait deux cents marks par mois… Quelques semaines
plus tard, il achetait, lui, une auto pour promener ses maîtresses…
» Nous lavions surtout des
chèques… Avec un chèque de dix marks, je fabriquais un effet de dix mille marks
que Pietr écoulait en Suisse, en Hollande et même, une fois, en Espagne…
» Je buvais beaucoup. Il me
méprisait, me traitait avec méchanceté. Un jour, j’ai failli le faire prendre
sans le vouloir, à cause d’un faux moins réussi que les autres.
» Il m’a frappé à coups de
canne…
» Et je n’ai rien dit ! Je
l’admirais toujours… Je ne sais pas pourquoi… D’ailleurs, il en imposait à tout
le monde… Un moment, il eût pu, s’il l’eût voulu, épouser la fille d’un
ministre du Reich…
» A la suite du chèque raté, il
nous a fallu gagner la France, où j’ai d’abord habité rue de
l’Ecole-de-Médecine…
» Pietr ne travaillait plus
seul. Il s’était affilié à plusieurs bandes internationales… Il voyageait
beaucoup à l’étranger, et il se servait de moins en moins de moi… Quelquefois,
seulement, pour des faux, car j’étais devenu très habile à ce travail…
» Il me donnait un peu
d’argent.
» — Tu ne seras jamais bon
qu’à boire, sale Russe !… répétait-il.
» Un jour, il m’a annoncé qu’il
partait en Amérique, pour faire une affaire colossale, qui en ferait l’égal
d’un milliardaire. Il m’a ordonné de m’installer en province parce que, à
Paris, la police des étrangers m’avait déjà interpellé à plusieurs reprises.
» — Tout ce que je te
demande, c’est de rester tranquille !… Ce n’est pas trop, hein !…
» En même temps, il me
commandait toute une série de faux passeports, que j’ai fournis.
» J’ai gagné le Havre…
— Vous y avez rencontré celle
qui est devenue Mme Swaan…
— Elle s’appelait Berthe…
Un silence. La pomme d’Adam du
Letton se gonflait. Enfin, il éclata :
— Ce que j’ai pu avoir envie de
devenir quelque chose, alors !… Elle était caissière de l’hôtel où
j’habitais… Elle me voyait rentrer ivre chaque jour… Et elle me grondait…
» Elle était toute jeune, mais
grave. Pour moi, elle évoquait une maison, des enfants…
» Un soir qu’elle me faisait de
la morale et que je n’étais pas trop soûl, j’ai pleuré dans ses bras et j’ai
juré, je crois, de devenir un autre homme.
» Je pense que j’aurais tenu
parole. Tout me dégoûtait ! J’en avais assez de traîner !…
» Cela a duré près d’un mois…
Tenez ! C’est bête !… Le dimanche, nous assistions aux concerts
publics, tous les deux… C’était l’automne… Nous revenions par le port, où nous
regardions les bateaux…
» Nous ne parlions pas d’amour…
Elle disait qu’elle était mon amie… Mais je savais bien qu’un jour…
» Ah ! Oui… Un jour, mon
frère est revenu… Il avait besoin de moi tout de suite… Il apportait une
mallette pleine de chèques à truquer… A se demander où il les avait
récoltés !… Il y en avait sur toutes les grandes banques du monde…
» Pour la circonstance, il
était devenu officier de marine et se faisait appeler Olaf Swaan…
» Il descend à mon hôtel…
Pendant que, des semaines durant – car c’est un travail délicat ! —
je falsifie les chèques, il court les ports de la côte afin d’acheter des
bateaux…
» Car sa nouvelle affaire
marchait. Il m’avait expliqué qu’il s’était entendu avec un des plus importants
financiers américains qui ne devait évidemment jouer qu’un rôle occulte dans la
combinaison.
» Il s’agissait de réunir
toutes les grandes bandes internationales dans une seule main.
» Déjà l’accord des bootleggers
était réalisé… Il fallait des bateaux de petit tonnage pour la contrebande de
l’alcool…
» Est-ce la peine de vous
apprendre le reste ? Pietr m’avait coupé la boisson, pour m’obliger à
travailler… Je vivais enfermé dans ma chambre, avec des loupes d’horloger, des
acides, des plumes, des encres de toutes sortes et même une imprimerie
portative…
» Un jour, j’entre brusquement
chez mon frère.
» Berthe était dans ses bras…
Il saisit nerveusement la bouteille,
qui ne contenait plus qu’un fond de liquide, et l’avala d’une lampée.
— Je suis parti !
conclut-il d’une drôle de voix. Je n’ai rien pu faire d’autre. Je suis parti…
J’ai pris un train. J’ai traîné des jours et des jours dans tous les bistrots
de Paris… J’ai échoué rue du Roi-de-Sicile, ivre mort, malade à crever !
XVIII
Le ménage de Hans
— Il faut croire que je ne suis capable d’inspirer aux
femmes que de la pitié. Quand je me suis réveillé, il y avait une juive qui me
soignait…
» Et elle s’est mise en tête de m’empêcher de boire,
elle aussi !… Elle m’a traité en enfant, comme l’autre !…
Il rit. Il avait les yeux embués. C’était fatigant de suivre
tous ses déplacements, ses jeux de physionomie.
— Seulement, celle-ci a tenu bon. Quant à Pietr… Sans
doute, n’est-ce pas pour rien que nous sommes des jumeaux et y a-t-il quand
même en nous des choses communes…
» Je vous ai dit qu’il aurait pu épouser une Allemande
de la haute société… Eh bien ! Non… Il a épousé Berthe, un peu plus tard,
alors qu’elle avait changé de place et qu’elle travaillait à Fécamp… Il ne lui
a pas dit la vérité…
» Je comprends cela !… Le besoin, voyez-vous, d’un
petit coin propre, tranquille…
» Il a eu des enfants !…
On eût dit que ça, c’était de trop ! La voix se cassa.
Il y eut de vraies larmes dans les yeux, mais qui séchèrent aussitôt, comme si
les paupières eussent été trop brûlantes.
— Elle croyait, ce matin encore, qu’elle avait épousé
un vrai capitaine au long cours…
» Il venait de temps en temps passer deux jours ou un
mois près d’elle, près des gosses…
» Moi, pendant ce temps-là, je ne pouvais pas me
débarrasser de l’autre… Anna…
» Bien malin qui dira pourquoi elle m’aimait… Mais elle
m’aimait, c’est certain…
» Et je la traitais comme j’avais été traité toute ma
vie par mon frère… Je l’injuriais… Je la rabaissais sans cesse…
» Quand je m’enivrais, elle pleurait… Et je buvais
exprès !…
» J’ai même pris de l’opium et des tas de saletés… Exprès !…
» Puis j’étais malade et elle me soignait pendant des semaines…
Car ça finissait par casser…
Il montrait son corps avec dégoût. Il supplia :
— Vous ne voulez pas faire monter à boire ?
Maigret n’hésita qu’un instant, cria du palier :
— Du rhum !
Le Letton ne le remercia pas.
— De temps en temps, je m’enfuyais, j’allais à Fécamp,
je rôdais autour de la villa où Berthe était installée… Je la revois poussant
la voiture de son premier bébé…
» Pietr avait bien été forcé de lui dire que j’étais
son frère, à cause de notre ressemblance…
» Une fois, il m’est venu une autre idée… Déjà, quand
nous étions des gamins, je m’ingéniais à imiter les allures de Pietr, à force
de l’admirer…
» Bref, j’étais rongé par tant de pensées troubles
qu’un jour je me suis habillé comme lui, je suis allé là-bas…
» La bonne n’y a vu que du feu… Mais, au moment où
j’allais entrer, le gosse est arrivé, a crié :
» — Papa…
» Je ne suis qu’un imbécile ! Je me suis
sauvé ! N’empêche que cela m’est resté dans la tête…
» De loin en loin, Pietr me donnait un rendez-vous… Il
lui fallait des faux…
» Je les faisais ! Pourquoi ?
» Je le haïssais, et pourtant je subissais son autorité…
» Il remuait des millions, fréquentait les palaces, les
salons…
» Deux fois, il a été pris, et les deux fois il s’en
est tiré…
» Jamais je ne me suis occupé de son organisation, mais
vous devez la deviner comme moi. Tant qu’il avait été seul, ou avec une poignée
de complices, il n’avait tenté que des affaires d’envergure moyenne…
» Mais Mortimer, que je n’ai connu que tout récemment,
l’a remarqué… Mon frère avait l’habileté, le culot, on peut dire le génie.
L’autre possédait la surface et une réputation solide dans le monde entier…
» Pietr travaillait à réunir les grands escrocs sous
son autorité, organisait les coups.
» Mortimer était le banquier de l’affaire…
» Tout cela m’était égal… Comme mon frère me
l’annonçait quand je n’étais qu’étudiant à Tartu, j’étais un raté… Et, comme
tous les ratés, je buvais, passant d’une période d’abattement à une période
d’exaltation…
» Une seule bouée qui surnageât, j’en suis encore à me
demander pourquoi, parmi tous ces remous, sans doute parce que c’est la seule
fois que j’aie entrevu un bonheur possible : Berthe…
» J’ai eu le malheur d’aller là-bas le mois dernier…
Berthe m’a donné des conseils… Et elle a ajouté :
» — Pourquoi ne pas suivre l’exemple de votre
frère ?…
» Alors, une idée m’est venue brusquement. Je n’ai pas
compris pourquoi je n’y avais pas pensé plus tôt…
» Je pouvais être Pietr lui-même quand cela me
plairait !
» Quelques jours après, il m’écrivait qu’il arrivait en
France et qu’il aurait besoin de moi.
» Je suis allé l’attendre à Bruxelles. Je suis monté
dans le train à contre-voie et je me suis caché derrière des valises jusqu’au
moment où je l’ai vu se lever pour se rendre au lavabo. J’y étais avant lui.
» Je l’ai tué ! Je venais d’avaler un litre de
genièvre belge. Le plus dur a été de le déshabiller, de lui passer mes vêtements…
Il but goulûment, avec une avidité que Maigret n’avait jamais
imaginée.
— Lors de votre première entrevue, au Majestic,
Mortimer s’est-il douté de quelque chose ?
— Je crois que oui. Mais c’était un soupçon vague. A ce
moment, je n’avais qu’une seule idée : revoir Berthe…
» Je voulais lui avouer la vérité… Je n’avais pas de
remords à proprement parler, et pourtant j’étais incapable de profiter de mon
crime… Dans la malle de Pietr, il y avait des vêtements de toute sorte… Je me suis
habillé en vagabond, comme j’en ai l’habitude… Je suis sorti de l’hôtel
par-derrière… J’ai senti que Mortimer me suivait et, deux heures durant, j’ai
travaillé à le dépister…
» Puis j’ai pris une auto et je me suis fait conduire à
Fécamp…
» Berthe n’a rien compris à mon arrivée… Et moi, une
fois devant elle, qui me questionnait, je n’avais plus le courage de
m’accuser !
» Vous êtes survenu… Je vous ai vu par la fenêtre… J’ai
raconté à Berthe que j’étais poursuivi pour vol et je lui ai demandé de me sauver.
» Vous parti, elle m’a
dit :
» — Allez, maintenant ! Vous déshonorez la
maison de votre frère…
» Parfaitement ! Elle a dit cela ! Et je me
suis éloigné ! Et nous sommes revenus à Paris, vous et moi…
» J’ai retrouvé Anna… Une scène, bien entendu !…
Des larmes !… A minuit, Mortimer arrivait, ayant, cette fois, tout
compris, me menaçant de mort si je ne prenais pas définitivement la place de
Pietr…
» C’était pour lui une question capitale… Pietr était
son seul point de contact avec les bandes… Sans lui, il était sans pouvoir sur
elles…
» Majestic, à nouveau… Et vous derrière moi !…
J’entendais parler d’un inspecteur mort… Je vous voyais tout raide sous votre
veston…
» Vous n’imaginerez jamais quel dégoût j’avais de la
vie…
» A l’idée que j’étais condamné à jouer éternellement
le rôle de mon frère…
» Vous vous souvenez du petit bar ? Et de la photo
que vous avez laissé tomber ?…
» Lors de la visite de Mortimer au Roi-de-Sicile, Anna
avait protesté… Elle se sentait lésée dans la combinaison… Elle comprenait que
mon nouveau rôle m’éloignerait d’elle…
» Dans ma chambre du Majestic, le soir, j’ai trouvé un
paquet et une lettre…
— Un complet de confection gris et un billet d’Anna
annonçant qu’elle allait tuer Mortimer et vous donnant rendez-vous quelque part…
La fumée avait épaissi l’atmosphère, qui était plus chaude.
Les contours des objets s’estompaient.
— Vous êtes venu ici pour tuer Berthe… articula
Maigret.
Son compagnon buvait. Il vida son verre avant de répondre,
en se retenant à la cheminée :
— Pour en finir avec tout le monde ! Et avec
moi !… J’en avait assez, de tout !… Et il me restait une idée dans le
genre de celles que mon frère appelait des idées de Russe… Mourir avec Berthe,
dans les bras l’un de l’autre…
Il interrompit d’une voix changée :
— C’est idiot ! Il faut un litre d’alcool pour
vous donner ces idées-là… Il y avait un policier à la porte… J’étais dégrisé…
J’ai rôdé… Ce matin, j’ai remis à la bonne un billet donnant à ma belle-sœur un
rendez-vous sur la jetée d’aval et spécifiant que, si elle ne m’apportait pas
elle-même un peu d’argent, je serais pris…
» Ignoble, n’est-ce pas ?…
» Elle est venue…
Alors, soudain, les deux coudes sur le marbre de la cheminée,
il éclata en sanglots, non comme un homme, mais comme un enfant. Il raconta,
d’une voix entrecoupée de hoquets :
— Je n’ai pas eu le courage !… Nous étions dans
l’ombre… La mer qui grondait… Et son visage où naissait l’inquiétude… J’ai tout
dit… Tout !… Et le crime !… Oui, avec le changement de vêtements dans
l’étroit espace du lavabo… Puis, comme elle avait l’air d’une folle, j’ai juré
que ce n’était pas vrai… Attendez !… Pas le crime !… Mais que Pietr
fût une canaille… Je lui ai crié que j’avais inventé cela pour me venger… Elle
a dû le croire… On croit toujours ces choses-là… Elle a laissé tomber par terre
le sac à main avec l’argent qu’elle avait apporté. Et elle m’a dit… Non !
Elle n’a rien pu dire…
Il redressa la tête, tourna vers Maigret un visage convulsé,
essaya de marcher, mais chancela et dut se cramponner à la cheminée.
— Passez-moi la bouteille, vous !…
Et dans ce « vous », il y avait une affection
bourrue.
— Dites !… Donnez-moi un instant cette photo… Vous
savez…
Maigret tira le portrait de Berthe de sa poche. Ce fut la
seule erreur qu’il commît dans cette affaire : celle de croire que la
jeune femme, à cet instant, dominait les pensées de Hans.
— Non… L’autre…
Celle des deux gamins en col marin brodé !…
Le Letton la regarda comme un halluciné. Le commissaire la
voyait à l’envers, mais il percevait l’admiration du plus blond des gamins pour
son frère.
— Ils ont emporté mon revolver avec mon costume !
dit soudain Hans d’une voix neutre, sans accent, en regardant autour de lui.
Maigret était pourpre. Il désigna gauchement le lit, où le
sien était posé.
Alors le Letton lâcha la cheminée. Il ne chancela plus. Il
devait faire appel à toute son énergie.
Il passa à moins d’un mètre du commissaire. Ils étaient en
robe de chambre, tous les deux. Ils avaient partagé les bouteilles de rhum.
On voyait encore les deux chaises face à face, chacune d’un
côté du réchaud à charbon de bois.
Leurs regards se croisèrent. Maigret n’avait pas le courage
de détourner la tête. Il s’attendait à un temps d’arrêt.
Mais Hans passa tout raide, s’assit au bord du lit dont les
ressorts grincèrent.
Il restait un peu d’alcool dans la seconde bouteille. Le
commissaire la saisit. Le goulot cliqueta sur le verre.
Il but lentement. Ne faisait-il pas plutôt semblant de
boire ? Sa respiration était suspendue.
Enfin une détonation. Il avala d’un trait le contenu du
verre.
Cela se traduisit, en langage administratif, par :
Le … novembre 19…, à dix heures de relevée, le
nommé Flans Johannson, né à Pskov, Russie, sujet estonien, sans profession,
domicilié à Paris, rue du Roi-de-Sicile, après s’être reconnu coupable du
meurtre de son frère Pietr Johannson, commis dans le train dit
« Etoile-du-Nord », le … novembre de la même année, s’est suicidé
d’une balle dans la bouche peu après son arrestation, à Fécamp, par le
commissaire Maigret, de la première Brigade mobile.
Le projectile, de calibre 6 mm, traversant
la voûte palatine, s’est logé dans le cerveau. La mort a été instantanée.
Le corps a été dirigé à toutes fins utiles sur
l’Institut médico-légal qui en a délivré décharge.
XIX
Le blessé
Les infirmiers partirent, non sans que Mme Maigret les eût
régalés d’un verre de prunelle qu’elle préparait elle-même lorsque, l’été, elle
passait les vacances dans le village d’Alsace dont elle était originaire.
La porte refermée et tandis que les pas s’éteignaient dans
l’escalier, elle pénétra dans la chambre à coucher, tapissée de papier à
bouquets de roses.
Maigret, un peu las, un cerne mince autour des yeux, était
étendu dans le grand lit que dominait un édredon de soie rouge.
— Ils t’ont fait mal ? Questionna sa femme, tout
en mettant de l’ordre dans la pièce.
— Pas trop…
— Tu peux manger ?
— Un peu…
— Dire que tu as été opéré par le même chirurgien que
les rois, que des gens comme Clemenceau, comme Courteline…
Elle ouvrit la fenêtre pour secouer une carpette où un
infirmier avait laissé des traces de pas. Puis elle passa dans la cuisine,
changea une casserole de place, retira le couvercle pour le poser en travers.
— Dis donc, Maigret… fit-elle en revenant.
— Quoi ? Questionna-t-il.
— Tu crois à cette histoire de crime passionnel,
toi ?
— De qui parles-tu ?
— De la juive, Anna Gorskine, qui passe ce matin aux Assises.
Une femme de la rue du Roi-de-Sicile, qui prétend qu’elle aimait Mortimer et
qu’elle l’a tué par jalousie…
— Ah ! C’est aujourd’hui ?
— Cela ne tient pas debout…
— Bah ! La vie est si compliquée, vois-tu… Tu
devrais remonter mon oreiller…
— Elle ne sera pas acquittée ?
— On en acquitte bien d’autres !
— C’est justement ce que je dis… Est-ce qu’elle n’était
pas mêlée à ton affaire ?
— Vaguement… soupira-t-il.
Mme Maigret haussa les épaules.
— C’est vraiment la peine d’être la femme d’un officier
de la police judiciaire !
Mais elle disait cela en souriant.
— Quand il se passe quelque chose, ajouta-t-elle, c’est
par la concierge que je suis au courant… Elle a un neveu journaliste, elle !…
Maigret sourit aussi.
Avant son opération, il était allé voir deux fois Anna à
Saint-Lazare.
La première fois, elle l’avait griffé au visage.
La seconde, elle lui avait donné des indications permettant
d’arrêter, le lendemain, Pepito Moretto, l’assassin de Torrence et de José
Latourie, dans un meublé de Bagnolet.
Des jours et des jours sans nouvelles ! De temps en
temps, un coup de téléphone à peine rassurant, du diable vauvert, puis un beau
matin, Maigret s’amenant comme un homme qui n’en peut plus, se laissant tomber
dans le fauteuil et bégayant :
— Va me chercher le docteur…
Elle trottait à travers l’appartement, contente, feignant de
bougonner pour la forme, remuait le frichti crépitant dans sa casserole,
agitait des seaux d’eau, ouvrait et refermait les fenêtres, s’informait de
temps en temps :
— Une pipe ?…
La dernière fois, il n’y eut pas de réponse.
Maigret dormait, la moitié du corps écrasée par l’édredon
rouge, la tête enfoncée dans le gros oreiller de plumes, tandis que voletaient
autour de son visage au repos tous ces bruits familiers.
Au Palais de justice, Anna Gorskine défendait sa tête.
A la Santé, dans une cellule de la grande surveillance, Pepito
Moretto savait quel sort était réservé à la sienne, et tournait en rond dans sa
cellule, sous le regard morne du gardien, dont le visage était quadrillé par la
grille du guichet.
A Pskov, une vieille femme au bonnet national rabattu sur
les joues devait se diriger vers l’église, dans son traîneau qui glissait sur
la neige et dont le cocher ivre fouettait le poney articulé comme un jouet.
Delfzijl (Hollande), à bord de l’Ostrogoth,
septembre 1929.
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