Maigret, #8
Georges Simenon Un crime en
Hollande
Maigret VIII
I
La jeune fille à la vache
Quand Maigret arriva à Delfzijl, une
après-midi de mai, il n’avait sur l’affaire qui l’appelait dans cette petite
ville plantée à l’extrême nord de la Hollande que des notions élémentaires.
Un certain Jean Duclos, professeur à
l’Université de Nancy, faisait une tournée de conférences dans les pays du
Nord. A Delfzijl, il était l’hôte d’un professeur à l’Ecole navale, M. Popinga.
Or, M. Popinga était assassiné et, si l’on n’accusait pas formellement le
professeur français, on le priait néanmoins de ne pas quitter la ville et de se
tenir à la disposition des autorités néerlandaises.
C’était tout, ou à peu près. Jean
Duclos avait alerté l’Université de Nancy, qui avait obtenu qu’un membre de la
Police judiciaire fût envoyé en mission à Delfzijl.
La tâche incombait à Maigret. Tâche
plus officieuse qu’officielle et qu’il avait rendue moins officielle encore en
omettant d’avertir ses collègues hollandais de son arrivée.
Par les soins de Jean Duclos, il
avait reçu un rapport assez confus, suivi d’une liste des noms de ceux qui
étaient mêlés de près ou de loin à cette histoire.
Ce fut cette liste qu’il consulta un
peu avant d’arriver en gare de Delfzijl.
Conrad Popinga (la victime), quarante-deux ans, ancien capitaine au long cours,
professeur à l’Ecole navale de Delfzijl. Marié. Pas d’enfants… Parlait
couramment l’anglais et l’allemand et assez bien le français.
Liesbeth Popinga, sa femme, fille d’un directeur du lycée d’Amsterdam. Très cultivée.
Connaissance approfondie du français.
Any Van Elst, sœur cadette de Liesbeth Popinga, en séjour de quelques semaines à
Delfzijl. Récemment passé sa thèse de docteur en droit. Vingt-cinq ans.
Comprend un peu le français mais le parle mal.
Famille Wienands, habite la villa voisine des Popinga. Carl Wienands est professeur de
mathématiques à l’Ecole navale. Femme et deux enfants. Aucune connaissance du
français.
Beetje Liewens, dix-huit ans, fille d’un fermier spécialisé dans l’exportation des
vaches de race pure. Deux séjours à Paris. Français parfait.
C’était sans éloquence. Des noms qui
n’évoquaient rien, du moins pour Maigret qui arrivait de Paris après une nuit
et une demi-journée de chemin de fer.
Delfzijl le dérouta dès la première
prise de contact. Au petit jour, il avait traversé la Hollande traditionnelle
des tulipes, puis Amsterdam qu’il connaissait. La Drenthe, véritable désert de
bruyères aux horizons de trente kilomètres sillonnés de canaux, l’avait
surpris.
Il tombait maintenant sur un décor
qui n’avait rien de commun avec les cartes postales hollandaises et dont le
caractère était cent fois plus nordique qu’il l’avait imaginé.
Une petite ville : dix ou
quinze rues au plus, pavées de belles briques rouges aussi régulièrement
alignées que les carreaux d’une cuisine. Des maisons basses, en briques aussi,
ornées d’une profusion de boiseries aux couleurs claires et joyeuses.
C’était un jouet. D’autant plus
jouet qu’autour de la ville, il vit une digue qui l’encerclait complètement.
Dans cette digue, des passages pouvant être fermés, par forte mer, à l’aide de
lourdes portes semblables aux portes d’écluse.
Au-delà, l’embouchure de l’Ems. La
mer du Nord. Un long ruban d’eau argentée. Des cargos en déchargement sous les
grues d’un quai. Des canaux et une infinité de bateaux à voiles, grands comme
des péniches, lourds comme elles, mais taillés pour franchir les houles
marines.
Il y avait du soleil. Le chef de
gare portait une jolie casquette orange dont il salua tout naturellement le
voyageur inconnu.
En face, il y avait un café. Maigret
y entra et c’est à peine s’il osa s’asseoir. Non seulement c’était astiqué
comme une salle à manger de petits bourgeois, mais il y régnait la même
intimité.
Une seule table, avec tous les
journaux du jour étendus sur des tringles de cuivre. Le patron, qui buvait de
la bière avec deux clients, se leva pour accueillir Maigret.
— Vous parlez français ?
questionna celui-ci.
Geste négatif. Un rien de gêne.
— Donnez-moi de la bière…
Bier !…
Et, une fois assis, il tira son
petit papier de sa poche. Ce fut le dernier nom qui lui tomba sous les yeux. Il
le montra, prononça deux ou trois fois :
— Liewens…
Les trois hommes se mirent à parler
entre eux. Puis l’un d’eux se leva, un grand gaillard qui portait une casquette
de marin et qui fit signe à Maigret de le suivre. Comme le commissaire n’avait
pas encore d’argent hollandais et voulait changer un billet de cent francs, on
lui répéta :
— Morgen !… Morgen !…
Demain ! Il n’avait qu’à
revenir !…
C’était familial. Cela avait quelque
chose de très simple, de candide même. Sans mot dire, le cicérone conduisait
Maigret à travers les rues de la petite ville. A gauche, un hangar était plein
de vieilles ancres, de cordages, de chaînes, de bouées, de compas qui
envahissaient le trottoir. Plus loin, un voilier travaillait sur son seuil.
Et la vitrine de la pâtisserie
montrait un choix inouï de chocolats, de sucreries compliquées.
— Pas parler anglais ?
Maigret fit signe que non.
— Pas deutsch ?…
Même signe, et l’homme se résigna au
silence. Au bout d’une rue, c’était déjà la campagne : des prés verts, un
canal où des bois du Nord flottaient sur presque toute la largeur, attendant
d’être remorqués à travers le pays.
Assez loin, un grand toit de tuiles
vernies.
— Liewens !… Dag,
mijnheer !…
Et Maigret continua son chemin tout
seul, non sans avoir essayé de remercier cet homme qui, sans le connaître,
avait marché près d’un quart d’heure pour lui rendre service.
Le ciel était pur, l’atmosphère
d’une limpidité étonnante. Le commissaire longea un chantier de bois où les
billes de chêne, d’acajou, de teck atteignaient la hauteur des maisons.
Il y avait un bateau amarré. Des
enfants jouaient. Puis un kilomètre de solitude. Toujours les troncs d’arbres
sur le canal. Des barrières blanches autour des champs parsemés de vaches
magnifiques.
Nouveau heurt de la réalité avec les
notions préconçues : le mot « ferme » évoquait pour Maigret un
toit de chaume, des tas de fumier, un grouillement animal.
Et il se trouvait en face d’une
belle construction neuve entourée d’un parc tout rutilant de fleurs. Sur le
canal, en face de la maison, un canot d’acajou aux lignes fines. Contre la
grille, un vélo de dame entièrement nickelé.
Il chercha en vain une sonnette. Il
appela sans obtenir de réponse. Un chien vint se frotter à lui.
A gauche de la maison commençait un
long bâtiment aux fenêtres régulières, mais sans rideaux, qui aurait fait
penser à une remise sans la qualité des matériaux et surtout sans la
coquetterie des peintures.
Un beuglement vint de là-bas, et
Maigret s’avança, contourna des massifs de fleurs, se trouva devant une porte
grande ouverte.
Le bâtiment était une étable, mais
une étable aussi propre qu’une maison. Partout de la brique rouge, qui donnait
une luminosité chaude, voire somptueuse à l’atmosphère. Des rigoles pour
l’écoulement des eaux. Un système mécanique de distribution de la nourriture
dans les râteliers. Et une poulie, derrière chaque box, dont Maigret ne connut
la raison d’être que plus tard : elles étaient destinées à tenir la queue
des vaches levée pendant qu’on les trayait afin que le lait ne pût être souillé.
La pénombre régnait à l’intérieur.
Les bêtes étaient dehors, sauf une, couchée sur le flanc dans le premier box.
Et une jeune fille s’approchait du
visiteur, le questionnait d’abord en néerlandais.
— Mlle Liewens ?…
— Oui… Vous êtes
Français ?…
Tout en parlant, elle regardait la
vache. Elle avait un sourire un tantinet ironique que Maigret ne comprit pas
tout de suite.
Et ici encore les idées préconçues
se révélaient fausses. Beetje Liewens portait des bottes de caoutchouc noir qui
lui donnaient des allures d’écuyère.
Par-dessus, une robe de soie verte,
que cachait presque entièrement un tablier d’infirmière.
Un visage rose, trop rose peut-être.
Un sourire sain, joyeux, mais qui manquait de subtilité. De grands yeux d’un
bleu de faïence. Des cheveux roux.
Elle dut chercher ses premiers mots
de français, qu’elle prononça avec beaucoup d’accent. Mais elle ne tarda pas à
se familiariser à nouveau avec la langue.
— C’est à mon père que vous
voulez parler ?
— A vous…
Elle faillit pouffer.
— Vous m’excuserez… Mon père
est allé à Groningen… Il ne rentrera que ce soir… Les deux valets sont sur le
canal, où ils déchargent du charbon… La servante fait son marché… Et c’est le
moment que la vache choisit pour vêler… On ne s’y attendait pas… Je suis toute
seule…
Elle était appuyée à un treuil
qu’elle avait préparé à tout hasard, au cas où il faudrait aider la bête. Elle
souriait de toutes ses dents.
Il y avait du soleil dehors. Ses
bottes luisaient comme du vernis. Elle avait les mains grassouillettes et
roses, les ongles soignés.
— C’est au sujet de Conrad
Popinga que…
Mais elle sourcilla. La vache venait
de se lever d’un bond douloureux et de retomber pesamment.
— Attention… Vous voulez
m’aider ?…
Elle prit des gants de caoutchouc
qui étaient préparés.
C’est ainsi que Maigret commença
cette enquête en aidant un veau de pure race frisonne à venir au monde, en
compagnie d’une jeune fille dont les gestes assurés révélaient l’entraînement
sportif.
Une demi-heure plus tard, tandis que
le nouveau-né cherchait déjà les mamelles de sa mère, il était penché avec
Beetje sous un robinet de cuivre rouge et se savonnait les mains jusqu’aux
coudes.
— C’est la première fois que
vous faites ce métier ? plaisanta-t-elle.
— La première…
Elle avait dix-huit ans. Quand elle
retira son tablier blanc, la robe de soie sculpta des formes pleines qui,
peut-être à cause de l’atmosphère ensoleillée, avaient quelque chose
d’extrêmement capiteux.
— Nous parlerons en prenant le
thé… Venez à la maison…
La servante était rentrée. Le salon
était austère, un peu sombre, mais d’un confort raffiné. Les petites vitres des
fenêtres étaient d’un rose délicat, à peine perceptible, que Maigret n’avait
jamais rencontré.
Une bibliothèque pleine de livres.
De nombreux ouvrages sur l’élevage et sur l’art vétérinaire. Sur les murs, des
médailles d’or remportées aux expositions internationales et des diplômes.
Au beau milieu de tout cela, les
derniers livres de Claudel, d’André Gide, de Valéry…
Beetje eut un sourire plein de
coquetterie.
— Voulez-vous visiter ma
chambre ?
Et elle guetta ses impressions. Pas
de lit, mais un divan recouvert de velours bleu. Les murs tendus de toile de
Jouy. Des rayonnages sombres et des livres encore, une poupée achetée à Paris,
toute froufroutante.
Un boudoir, presque, avec pourtant
une ambiance un peu lourde, solide, réfléchie.
— N’est-ce pas comme à
Paris ?
— Je voudrais que vous me
racontiez ce qui s’est passé la semaine dernière…
Le visage de Beetje se rembrunit,
mais pas trop cependant, pas assez pour laisser croire qu’elle prenait les
événements au tragique.
Sinon eût-elle eu ce sourire vibrant
d’orgueil en montrant sa chambre ?
— Allons prendre le thé…
Et ils s’assirent face à face,
devant la théière recouverte d’une sorte de crinoline empêchant la boisson de
refroidir.
Beetje devait chercher ses mots.
Elle fit mieux. Elle se munit d’un dictionnaire et parfois elle s’interrompait
un long moment pour trouver le terme précis.
Un bateau glissait sur le canal,
surmonté d’une grande voile grise, s’aidant de la perche, faute de vent. Et il
se faufilait parmi les troncs d’arbres qui encombraient la rivière.
— Vous n’êtes pas encore allé
chez Popinga ?
— Je suis arrivé voilà une
heure et je n’ai eu que le temps d’aider votre vache à vêler.
— Oui… Conrad était un charmant
garçon, un homme vraiment sympathique… Il a d’abord voyagé dans tous les pays,
comme second, puis comme premier-lieutenant… Vous dites aussi en
français ?… Puis, quand il a eu son brevet de capitaine, il s’est marié
et, à cause de sa femme, il a accepté une place de professeur à l’Ecole navale…
Ce n’est pas si joli… Il a eu un petit yacht… Mais Mme Popinga a peur de l’eau…
Il a dû le vendre… Il n’avait plus qu’un canot sur le canal… Vous avez vu le
mien ?… Presque le même !… Le soir, il donnait des leçons
particulières à des élèves… Il travaillait beaucoup…
— Comment était-il ?
Elle ne comprit pas tout de suite.
Elle finit par aller chercher une photographie représentant un grand garçon
joufflu, aux yeux clairs, aux cheveux coupés court, qui avait un air frappant
de bonhomie et de santé.
— C’est Conrad… On ne dirait
pas qu’il a quarante ans, n’est-ce pas ?… Sa femme est plus vieille…
Peut-être quarante-cinq… Vous n’avez pas vu ?… Et pas tout à fait les
mêmes idées… Par exemple… Ici, n’est-ce pas, tout le monde est protestant… Je
suis de l’Eglise moderne… Liesbeth Popinga, elle, est de l’Eglise nationale,
qui est plus sévère, plus… comment vous dites ? conservatoire ?…
— Conservatrice…
— Oui ! Et elle est
présidente de toutes les œuvres…
— Vous ne l’aimez pas ?
— Oui… Mais ce n’est pas la
même chose… Elle est la fille d’un directeur de lycée, vous comprenez ?…
Moi, mon père est seulement fermier… Pourtant elle est très douce, très
gentille…
— Que s’est-il passé ?
— Il y a souvent, ici, des
conférences… C’est une petite ville… Cinq mille habitants… Seulement, on veut
se tenir au courant des idées… Jeudi dernier, c’était le professeur Duclos, de
Nancy… Vous connaissez ?…
Elle fut très étonnée que Maigret ne
connût pas le professeur qu’elle prenait pour une gloire nationale française.
— Un grand avocat… Spécialiste
des questions criminelles et… comment le mot ?… psychologiques… Il a parlé
de la responsabilité des criminels… C’est ainsi ?… Vous devez me dire si
je fais des fautes…
» Mme Popinga est présidente de
la société… Les conférenciers sont toujours reçus chez elle…
» A dix heures, il y avait
petite réunion intime… Le professeur Jean Duclos, Conrad Popinga et sa femme,
puis Wienands, sa femme et ses enfants… Et moi…
» Chez Popinga… C’est à un
kilomètre d’ici, sur l’Amsterdiep aussi… Amsterdiep, c’est le canal que vous
voyez… On a bu du vin et mangé des gâteaux… Conrad a fait marcher la TSF. Il y
avait aussi Any, que j’allais oublier, la sœur de Mme Popinga, qui est avocate…
Conrad a voulu danser… On a roulé le tapis. Les Wienands sont partis avant, à
cause des enfants… Le plus petit qui pleurait… Ils habitent la maison à côté
des Popinga… A minuit, Any avait sommeil… J’avais mon vélo… Conrad est venu me
reconduire… Il a pris son vélo aussi…
» Je suis rentrée ici… Mon père
m’attendait…
» C’est seulement le lendemain
que nous avons appris le drame… Tout Delfzijl était agité…
» Je ne crois pas que ce soit
ma faute… Quand Conrad est rentré, il a voulu mettre son vélo dans le hangar,
derrière la maison…
» On a tiré, avec revolver… Il
est tombé… Il est mort après une demi-heure…
» Pauvre Conrad !… Avec sa
bouche ouverte…
Elle essuya une larme qui faisait un
drôle d’effet sur sa joue lisse et rose comme la pelure d’une pomme bien mûre.
— C’est tout ?
— Oui… La police est venue de
Groningen pour aider la gendarmerie… Elle dit qu’on a tiré de la maison… Il
paraît qu’on a vu le professeur, tout de suite après, qui descendait l’escalier
avec un revolver dans sa main… Et c’était le revolver qui avait tiré…
— Le professeur Jean
Duclos ?
— Oui ! Alors, on ne l’a
pas laissé partir.
— En somme, il restait à ce
moment dans la maison Mme Popinga, sa sœur Any et le professeur Duclos…
— Ya !
— Et, le soir, il y avait en
plus les Wienands, vous et Conrad…
— Et aussi Cor !…
J’oubliais…
— Cor ?…
— C’est comme Cornélius… Un
élève de l’Ecole navale, qui prenait des leçons particulières…
— Quand est-il parti ?
— En même temps que Conrad et
moi… Mais il a tourné à gauche, avec son vélo, pour retourner au bateau-école
qui est sur l’Ems-Canal… Vous prenez sucre ?
Le thé fumait dans les tasses. Une
auto venait de s’arrêter au pied du perron de trois marches. Un peu plus tard,
un homme entrait, grand, large d’épaules, grisonnant, avec un visage grave, une
lourdeur qui accentuait son calme.
C’était le fermier Liewens, qui
attendit que sa fille lui présentât le visiteur.
Il serra vigoureusement la main de
Maigret mais ne dit rien.
— Mon père ne parle pas
français…
Elle lui servit une tasse de thé
qu’il but debout, à petites gorgées. Puis, en néerlandais, elle le mit au
courant de la naissance du veau.
Elle dut parler du rôle joué par le
commissaire en cette circonstance, car il regarda celui-ci avec un étonnement
non exempt d’ironie, puis, après un salut assez raide, il gagna l’étable.
— On a mis le professeur Duclos
en prison ? questionna alors Maigret.
— Non ! Il est à l’Hôtel
Van Hasselt, avec un gendarme.
— Conrad ?
— On a transporté son corps à
Groningen… A trente kilomètres… Une grande ville de cent mille habitants, avec
une université, où Jean Duclos avait été reçu la veille… C’est terrible,
n’est-ce pas ?… On ne comprend pas…
Terrible peut-être ! Mais cela
ne se sentait pas ! Sans doute à cause de cette atmosphère limpide, du
décor doux et confortable, du thé qui fumait et de toute cette petite ville qui
avait l’air d’un jouet planté pour rire au bord de la mer.
En se penchant à la fenêtre, on
voyait, dominant la ville de briques rouges, la cheminée et la passerelle d’un
gros cargo en déchargement. Et les bateaux, sur l’Ems, se laissaient glisser au
fil de l’eau jusqu’à la mer.
— Conrad vous a reconduite
souvent ?
— Chaque fois que j’allais chez
lui… C’était un camarade…
— Mme Popinga n’était pas
jalouse ?
Maigret disait cela à tout hasard,
parce que son regard venait de tomber sur la poitrine alléchante de la jeune
fille et peut-être parce qu’il en avait reçu une bouffée chaude aux joues.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… La nuit… Tous
les deux…
Elle rit, montra ses dents saines.
— En Hollande, c’est toujours… Cor
aussi me reconduisait…
— Et il n’était pas
amoureux ?
Elle ne dit ni oui ni non. Elle
gloussa. C’est le mot. Un petit gloussement de coquetterie satisfaite.
Par la fenêtre, on vit son père qui
sortait le veau de l’étable, en le portant comme un bébé, et qui le posait sur
l’herbe du pré, en plein soleil.
La bête oscilla sur ses quatre
pattes trop grêles, faillit tomber à genoux, esquissa soudain un galop de
quatre ou cinq mètres avant de s’immobiliser.
— Conrad ne vous a jamais
embrassée ?
Nouveau rire, mais accompagné de
très peu de rougeur.
— Oui…
— Et Cor ?…
Elle y mit plus de formes, détourna
à demi la tête.
— Aussi !… Pourquoi vous
demandez cela ?…
Elle avait un drôle de regard.
Peut-être s’attendait-elle que Maigret l’embrassât à son tour ?
Son père, dehors, l’appelait. Elle
ouvrit la fenêtre. Il lui parla en néerlandais. Quand elle se retourna, ce fut
pour dire :
— Excusez… Il faut que j’aille
chercher le maire, en ville, pour le pedigree du veau… C’est très important…
Vous n’allez pas à Delfzijl ?…
Il sortit avec elle. Elle saisit son
vélo nickelé par le guidon et marcha à côté de lui, en balançant un peu les
hanches qu’elle avait déjà fortes comme une femme.
— Quel beau pays, n’est-ce
pas ?… Pauvre Conrad, qui ne pourra plus voir !… Les bains ouvrent
demain !… Les autres années, il venait tous les jours… Il restait une
heure dans l’eau…
Maigret, en marchant, regardait par
terre.
II
La casquette du Baes
Contre son habitude, Maigret nota
quelques détails matériels, surtout topographiques, et ce fut à proprement
parler du flair, car par la suite la solution devait découler de questions de
minutes et de mètres.
Entre la ferme des Liewens et la
maison Popinga, il y avait à peu près douze cents mètres. Les deux habitations
étaient au bord du canal et, pour aller de l’une à l’autre, on suivait le
chemin de halage.
Canal à peu près désaffecté,
d’ailleurs, depuis la création d’un canal beaucoup plus large et profond,
l’Ems-Canal, reliant Delfzijl à Groningen.
Celui-ci, l’Amsterdiep envasé,
tortueux, ombragé par de beaux arbres, ne servait guère qu’au passage des
trains de bois et de quelques bateaux de faible tonnage.
Des fermes, de loin en loin. Un
chantier de réparation de bateaux.
En sortant de chez Popinga pour se
rendre à la ferme, on rencontrait d’abord, toute proche, à trente mètres, la
villa des Wienands. Puis une maison en construction. Ensuite un grand espace
désert et le chantier encombré de piles de bois.
Au-delà de ce chantier, nouvel
espace vide, après un coude du canal et du chemin. De cet endroit, on
apercevait nettement les fenêtres des Popinga et, juste à gauche, le phare
blanc situé de l’autre côté de la ville.
— C’est un phare à feu
tournant ? questionna Maigret.
— Oui.
— Si bien que, la nuit, il doit
éclairer ce tronçon de route…
— Oui ! dit-elle encore,
avec un petit rire, comme si cela lui eût rappelé un joyeux souvenir.
— Pas gai pour les
amoureux ! acheva-t-il.
Elle le quitta avant la maison
Popinga, soi-disant parce qu’elle avait un chemin plus court à prendre, mais
vraisemblablement pour ne pas être vue avec lui.
Maigret ne s’arrêta pas. La maison
était moderne, en brique, avec un petit jardin devant, un potager derrière, une
allée à droite et du terrain libre à gauche.
Il préféra gagner la ville, qui
n’était distante que de cinq cents mètres. Il arrivait ainsi à l’écluse
séparant le canal du port. Le bassin fourmillait de bateaux de cent à trois
cents tonneaux, amarrés côte à côte, mâts dressés, et formant un monde
flottant.
A gauche, l’Hôtel Van Hasselt, où il
pénétra.
Une salle obscure, aux boiseries
vernies, où flottait une odeur complexe de bière, de genièvre et d’encaustique.
Un grand billard. Une table aux barres de cuivre couvertes de journaux.
Dans un coin, un homme se leva dès
l’arrivée de Maigret et s’avança vers lui.
— C’est vous qui m’êtes envoyé
par la police française ?
Il était grand, maigre, osseux, avec
un long visage aux
traits très dessinés, des lunettes d’écaille et des
cheveux drus taillés en brosse.
— Vous êtes sans doute le
professeur Duclos ? riposta Maigret.
Il ne l’avait pas imaginé aussi
jeune. Duclos pouvait avoir trente-cinq à trente-huit ans. Mais il y avait un
je ne sais quoi en lui qui frappa Maigret.
— Vous êtes de Nancy ?
— C’est-à-dire que j’y occupe
une chaire de sociologie à l’Université…
— Mais vous n’êtes pas né en
France !
Cela s’engageait comme une petite
guerre.
— En Suisse romande. Je suis
naturalisé Français. J’ai fait toutes mes études à Paris et à Montpellier…
— Et vous êtes
protestant ?
— A quoi le voyez-vous ?
A rien ! A l’ensemble !
Duclos appartenait à une catégorie d’hommes que le commissaire connaissait
bien. Des hommes de science. L’étude pour l’étude ! L’idée pour
l’idée ! Une certaine austérité dans les allures et dans la conduite de la
vie, en même temps qu’une tendance aux relations internationales. La passion
des conférences, des congrès, des échanges de lettres avec des correspondants
étrangers.
Il était assez nerveux, si ce terme
peut s’appliquer à un homme dont les traits ne devaient jamais bouger. Sur sa
table, une bouteille d’eau minérale, deux gros livres et des papiers étalés.
— Je ne vois pas le policier
chargé de vous surveiller…
— J’ai donné ma parole
d’honneur de ne pas sortir d’ici… Remarquez que je suis attendu par des
sociétés littéraires et scientifiques d’Emden, de Hambourg et de Brème… Je
devais faire ma conférence dans ces trois villes avant de…
Une grosse femme blonde, la patronne
de l’hôtel, se montrait, et Jean Duclos lui expliquait en néerlandais qui était
le visiteur.
— C’est à tout hasard que j’ai
demandé qu’un policier me soit envoyé. J’espère, en effet, arriver à éclaircir
le mystère…
— Voulez-vous me dire ce que
vous savez ?
Et Maigret, se laissant tomber sur
une chaise, commanda :
— Un Bols !… Dans un grand
verre…
— Voici tout d’abord des plans,
établis à l’échelle exacte. Je puis vous en confier un double. Le premier
représente le rez-de-chaussée de la maison des Popinga : corridor à
gauche ; à droite, le salon, puis la salle à manger ; au fond la
cuisine ; derrière celle-ci, une remise où Popinga avait l’habitude de
ranger son canot et ses bicyclettes.
— Vous vous êtes tenus tous
dans le salon ?
— Oui… Deux fois Mme Popinga,
puis Any sont allées dans la cuisine pour préparer le thé, car la servante
était couchée. Voici le plan du premier : derrière, juste au-dessus de la
cuisine, une salle de bains ; en façade, deux pièces : à gauche, la
chambre des Popinga, à droite, un cabinet de travail où Any dormait sur un
divan ; derrière enfin, la chambre qui m’avait été dévolue…
— Quelles sont les pièces d’où
il est matériellement possible qu’on ait tiré ?
— Ma chambre, la salle de bains
et la salle à manger du rez-de-chaussée…
— Racontez-moi la soirée.
— Ma conférence a été un
triomphe… Je l’ai faite dans cette salle que vous apercevez…
Une longue salle décorée de guirlandes
en papier, servant pour les bals de sociétés, les banquets et les
représentations théâtrales. Une estrade aux décors représentant un parc de
château.
— Nous nous sommes dirigés
ensuite vers l’Amsterdiep…
— En longeant les quais ?
Voulez-vous me dire dans quel ordre vous marchiez ?
— J’étais devant, avec Mme
Popinga, qui est une femme très cultivée. Conrad Popinga flirtait avec cette
petite fermière imbécile qui ne sait que rire de toutes ses dents et qui n’a
rien compris à ma causerie. Venaient ensuite les Wienands, Any et le jeune
élève de Popinga, un pâle garçon quelconque…
— Vous êtes arrivés à la
maison…
— On a dû vous dire que j’avais
parlé de la responsabilité des assassins. La sœur de Mme Popinga, qui a fini
son droit et qui professera à la rentrée, m’a demandé quelques détails. Nous
avons été amenés à parler du rôle de l’avocat dans une affaire criminelle. Puis
il a été question de police scientifique, et je me souviens que je lui ai
recommandé de lire les ouvrages du professeur viennois Grosz. J’ai soutenu la
thèse que le crime impuni est rigoureusement impossible. J’ai disserté sur les
empreintes, l’analyse des débris de toutes sortes, les déductions… Par contre,
Conrad Popinga s’obstinait à me faire écouter Radio-Paris !
Maigret sourit à peine.
— Il y est arrivé ! On
jouait du jazz. Popinga est allé chercher une bouteille de cognac et s’est
étonné de voir un Français qui n’en buvait pas. Il en but, lui, et aussi la
fermière !… Ils étaient très gais… Ils ont dansé… « Comme à
Paris !… » exultait Popinga.
— Vous ne l’aimez pas !
remarqua Maigret.
— Un gros garçon sans
intérêt ! Wienands, lui, bien que préoccupé de mathématiques, nous
écoutait… Un bébé a pleuré… Les Wienands sont partis… La fermière était très
animée… Conrad a proposé de la reconduire et ils sont partis tous les deux à
vélo… Mme Popinga m’a conduit à ma chambre… J’ai mis quelques papiers en ordre
dans ma valise… J’allais prendre des notes pour un volume que je prépare, quand
j’ai entendu un coup de feu, si proche que j’aurais pu croire que c’était dans
ma chambre même qu’on avait tiré… Je me suis précipité dehors… La salle de
bains était entrouverte… J’ai poussé la porte… Fenêtre grande ouverte…
Quelqu’un râlait dans le jardin, près du hangar aux vélos…
— Il y avait de la lumière dans
la salle de bains ?
— Non… Je me suis penché à la
fenêtre… Ma main s’est posée sur la crosse d’un revolver que j’ai saisi
machinalement… Je devinais une forme étendue, près du hangar… J’ai voulu
descendre… Je ne suis heurté à Mme Popinga, qui sortait de chez elle, affolée…
Nous avons couru tous les deux dans l’escalier… Nous n’avions pas encore
traversé la cuisine que nous étions rejoints par Any, tellement bouleversée
qu’elle était descendue en combinaison… Vous comprendrez mieux quand vous la
connaîtrez…
— Popinga ?…
— A demi mort… Il nous a
regardés avec des gros yeux troubles, en étreignant sa poitrine d’une main… Au
moment où j’essayais de le soulever, il s’est raidi… Il était mort, une balle
au cœur…
— C’est tout ce que vous
savez ?
— On a téléphoné à la
gendarmerie, au médecin… On a appelé Wienands, qui est venu nous aider… Je
sentais une certaine gêne… J’oubliais qu’on m’avait vu avec le revolver dans la
main… Les gendarmes me l’ont rappelé, m’ont demandé des explications… Ils m’ont
prié poliment de me tenir à leur disposition…
— Il y a six jours de
cela ?
— Oui… Je travaille à résoudre
le problème, car c’en est un !… Voyez ces papiers.
Maigret vida sa pipe, sans un regard
aux papiers en question.
— Vous ne sortez pas de
l’hôtel ?
— Je le pourrais, mais je
préfère éviter tout incident. Popinga était très aimé de ses élèves, qu’on
rencontre sans cesse par la ville…
— On n’a découvert aucun indice
matériel ?
— Pardon ! Any, qui
poursuit son enquête de son côté et qui espère bien réussir, encore qu’elle manque
de méthode, m’apporte de temps à autre des renseignements… Sachez d’abord que
la baignoire de la salle de bains est recouverte d’un couvercle en bois qui la
transforme en table à repasser… Le lendemain matin, on a soulevé ce couvercle
et l’on a trouvé une vieille casquette de marin qui n’avait jamais été vue dans
la maison… Au rez-de-chaussée, les investigations ont eu pour résultat de faire
découvrir, sur le tapis de la salle à manger, un bout de cigare en tabac très
noir, de Manille, je crois, comme n’en fumaient ni Popinga, ni Wienands, ni le
jeune élève. Et moi, je ne fume jamais… Or, la salle à manger avait été balayée
aussitôt après le dîner…
— D’où vous concluez ?…
— Rien ! laissa tomber
Jean Duclos. Je conclurai à mon heure. Je m’excuse de vous avoir fait venir de
si loin. Au surplus, on aurait pu choisir un policier connaissant la langue du
pays… Vous ne me serez utile qu’au cas où l’on prendrait à mon égard des
mesures contre lesquelles vous auriez à protester officiellement.
Maigret se caressait le nez tout en
souriant d’un sourire vraiment délicieux.
— Vous êtes marié, monsieur
Duclos ?
— Non !
— Et vous ne connaissiez
auparavant ni les Popinga, ni la petite Any, ni aucune des personnes
présentes ?
— Aucune ! Eux me
connaissaient de réputation…
— Bien entendu ! Bien
entendu !…
Et il prit sur la table les deux
plans faits au tire-ligne, les fourra dans sa poche, toucha le bord de son
chapeau et s’en fut.
Le bureau de police était moderne,
confortable et clair. On attendait Maigret. Le chef de gare avait signalé son
arrivée et l’on s’étonnait de ne pas encore l’avoir vu.
Il entra comme chez lui, retira son pardessus
de demi-saison, posa son chapeau sur un meuble.
L’inspecteur envoyé de Groningen
parlait un français lent, un peu précieux. C’était un grand garçon blond et
sec, d’une affabilité remarquable, qui soulignait toutes ses phrases de petits
saluts semblant dire : « Vous comprenez ?… Nous sommes
d’accord ?… »
Il est vrai que Maigret ne le laissa
guère parler.
— Puisque vous êtes sur cette affaire
depuis six jours, dit-il, vous devez avoir vérifié les heures…
— Quelles heures ?…
— Il serait intéressant de
savoir, par exemple, combien de minutes exactement la victime a mises pour
reconduire Mlle Beetje chez elle et revenir… Attendez !… Je voudrais
savoir aussi à quelle heure Mlle Beetje a mis les pieds à la ferme où son père,
qui l’attendait, doit pouvoir vous répondre… Enfin à quelle heure le jeune Cor
est rentré au bateau-école, où il y a sans doute un homme de garde…
Le policier eut l’air ennuyé, se
leva soudain, comme pris d’une inspiration, marcha vers le fond de la pièce et
revint avec une casquette de marin complètement avachie. Alors il prononça avec
une lenteur exagérée :
— Nous avons retrouvé le
propriétaire de cet objet, qui a été découvert dans la baignoire… C’est… c’est
un homme que nous appelons le Baes… En français, vous diriez le patron…
Est-ce que seulement Maigret
écoutait ?
— Nous ne l’avons pas arrêté,
parce que nous voulons le surveiller et que c’est une figure populaire du pays…
Vous connaissez l’embouchure de l’Ems ?… Lorsqu’on arrive en mer du Nord,
à une dizaine de milles d’ici, on rencontre des îles sablonneuses, que les
grandes marées d’équinoxe submergent à peu près complètement… Une de ces îles
s’appelle Workum… Un homme s’y est installé, avec sa famille, des valets, et
s’est mis en tête d’y faire de l’élevage… C’est le Baes… Il a obtenu une
subvention de l’Etat, car il y a un feu fixe à entretenir… On l’a même nommé
maire de Workum, dont il est le seul habitant… Il a un bateau à moteur, avec
lequel il va et vient de son île à Delfzijl…
Maigret ne bronchait toujours pas.
Le policier cligna de l’œil.
— Un drôle de corps ! Un
bonhomme de soixante ans, dur comme une roche. Il a trois fils, qui sont des
pirates comme lui… Car… Ecoutez !… Ce ne sont pas des choses à raconter.
Vous savez que Delfzijl reçoit surtout des bois de Finlande et de Riga… Les
vapeurs qui les amènent ont une partie du chargement sur le pont… Ce chargement
est retenu par des chaînes… Or, en cas de danger, les capitaines ont ordre de
faire couper les chaînes et de laisser emporter le chargement de pont par la
mer, afin d’éviter la perte du bateau tout entier… Vous ne comprenez pas
encore ?…
Décidément, Maigret n’avait pas
l’air de s’intéresser du tout à cette histoire.
— Le Baes est un malin… Il
connaît tous les capitaines qui viennent ici… Il sait s’arranger avec eux…
Alors, en vue des îles, il y a toujours une raison pour couper au moins une des
chaînes… Ce sont quelques tonnes de bois qui vont à la mer et que la marée
transporte sur le sable de Workum… Droit d’épave !… Comprenez-vous,
maintenant ?… Le Baes partage avec les capitaines… Et c’est sa casquette
qu’on a retrouvée dans la baignoire !… Un seul ennui : il ne fume que
la pipe… Mais il n’était pas nécessairement seul…
— C’est tout ?
— Pardon ! M. Popinga, qui
a des relations partout, ou plutôt qui en avait, avait été nommé voilà quinze
jours vice-consul de Finlande à Delfzijl…
Le maigre jeune homme blond
triomphait, haletait de contentement.
— Où était son bateau la nuit
du crime ?
Ce fut presque un cri :
— A Delfzijl !… A
quai !… Près de l’écluse !… Autrement dit, à cinq cents mètres de la
maison…
Maigret bourrait sa pipe, allait et
venait dans le bureau, regardait d’un œil terne des rapports dont il ne
comprenait pas un traître mot.
— Vous n’avez rien découvert
d’autre ?… questionna-t-il soudain en enfonçant les deux mains dans ses
poches.
Il fut à peine surpris de voir
rougir le policier.
— Vous savez déjà ?…
Il se reprit :
— Il est vrai que vous avez
passé toute l’après-midi à Delfzijl… Méthode française !…
Il parlait avec gêne.
— Je ne sais pas encore ce que
vaut cette déposition… C’était le quatrième jour… Mme Popinga est venue… Elle
m’a dit qu’elle avait consulté le pasteur pour savoir si elle devait parler…
Vous connaissez la maison ?… Pas encore ?… Je puis vous remettre un
plan…
— Merci ! J’en ai
un ! dit le commissaire en le tirant de sa poche.
Et l’autre, ahuri, de
poursuivre :
— Vous voyez la chambre des
Popinga ?… De la fenêtre, on ne peut apercevoir qu’un morceau de la route
qui conduit à la ferme… Juste le morceau qui est éclairé par les rayons du
phare, de quinze en quinze secondes…
— Et Mme Popinga, jalouse,
guettait son mari ?
— Elle regardait… Elle a vu
passer les deux vélos qui allaient vers la ferme… Puis, tout de suite après, à
cent mètres derrière, le vélo de Beetje Liewens…
— Autrement dit, après que
Conrad Popinga l’eut reconduite, Beetje revenait toute seule vers la maison
Popinga… Qu’en dit-elle ?…
— Qui ?
— La jeune fille…
— Encore rien… Je n’ai pas
voulu la questionner tout de suite… C’est très grave… Et vous avez peut-être
dit le mot… Jalousie !… Vous comprenez ?… M. Liewens est membre du
Conseil…
— A quelle heure Cor est-il
rentré à l’école ?
— Cela, nous savons… Cinq
minutes après minuit…
— Et le coup de feu a été
tiré ?…
— Cinq minutes avant minuit…
Seulement, il y a la casquette, et le cigare…
— Il a un vélo ?
— Oui… Tout le monde, ici,
circule en vélo… C’est pratique… Moi-même… Mais, ce soir-là, il ne l’avait pas
pris.
— Le revolver a été
examiné ?
— Ya ! C’est le revolver
de Conrad Popinga… Revolver d’ordonnance… Il restait toujours chargé de six
balles, dans la table de nuit…
— Le coup a été tiré à combien
de mètres ?
— Environ six… (il prononçait
sis se). C’est la distance de la fenêtre de la salle de bains… C’est aussi
la distance de la fenêtre de la chambre de M. Duclos… Et peut-être que le coup
n’a pas été tiré d’en haut… On ne peut pas savoir, parce que le professeur, qui
remisait son vélo, était peut-être penché… Seulement, il y a la casquette… Et
le cigare, n’oubliez pas !…
— Zut pour le cigare !
grommela Maigret entre ses dents.
Et, à voix haute :
— Mlle Any est au courant de la
déposition de sa sœur ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’elle en
dit ?
— Elle ne dit rien ! C’est
une jeune fille très instruite. Elle ne parle pas beaucoup. Elle n’est pas
comme les autres jeunes filles…
— Elle est laide ?
Décidément, chaque interruption de
Maigret avait le don de faire sursauter le Hollandais.
— Pas jolie !
— Bon ! donc elle est
laide ! Et vous disiez que ?…
— Elle veut trouver l’assassin…
Elle travaille… Elle a demandé à lire les rapports…
Ce fut un hasard. Une jeune fille
entrait, une serviette de cuir sous le bras, vêtue avec une austérité qui
frisait le manque de goût.
Elle marcha droit devant elle vers
le policier de Groningen. Elle se mit à parler avec volubilité dans sa langue,
sans voir l’étranger, ou bien le dédaignant.
L’autre rougit, se balança d’une
jambe à l’autre, remua des papiers pour se donner contenance, désigna Maigret
du regard. Mais elle ne consentait pas à faire attention à celui-ci.
En désespoir de cause, le Hollandais
prononça en français, comme à regret :
— Elle dit que la loi s’oppose
à ce que vous procédiez à des interrogatoires sur notre territoire…
— C’est Mlle Any ?
Un visage irrégulier. Une bouche
trop grande, aux dents mal plantées, sans lesquelles elle n’eût pas été plus
déplaisante qu’une autre. Une poitrine plate. De grands pieds. Mais surtout une
assurance crispante de suffragette.
— Oui… Selon les textes, elle a
raison… Mais je lui réponds que les usages…
— Mlle Any comprend le
français, n’est-ce pas ?
— Je crois…
La jeune fille ne tressaillit même
pas, attendit, le menton levé, la fin de cette conférence à deux qui ne
semblait pas la concerner.
— Mademoiselle, dit Maigret
avec une galanterie exagérée, j’ai l’honneur de vous présenter mes
hommages… Commissaire Maigret, de la Police judiciaire… Tout ce que je
voudrais savoir, c’est ce que vous pensez de Mlle Beetje et de ses relations
avec Cornélius…
Elle essaya de sourire. Un sourire
de timide qui se force. Elle regarda Maigret, puis son compatriote, balbutia
dans un français pénible :
— Je ne… je… comprendre pas
bien…
Et cet effort suffit à la rendre
pourpre jusqu’aux oreilles, tandis que son regard appelait au secours.
III
Le Club des rats de quai
Ils étaient une dizaine d’hommes, en
lourde vareuse de laine bleue, en casquette de marin et en sabots vernis, les
uns adossés à la porte de la ville, d’autres appuyés à des bittes d’amarrage,
d’autres enfin campés sur leurs jambes que de larges pantalons rendaient
monumentales.
Ils fumaient, chiquaient, crachaient
surtout, et de temps en temps une phrase les faisait rire aux éclats en se
tapant les cuisses.
A quelques mètres d’eux, les
bateaux. Derrière, la petite ville confite dans ses digues. Un peu plus loin,
une grue déchargeait un bateau de charbon.
Tout d’abord, les hommes du groupe
n’aperçurent pas Maigret qui flânait le long du warf. Si bien que le
commissaire eut tout le temps de les observer.
Il savait qu’à Delfzijl on appelle
ironiquement cette réunion le Club des rats de quai. Sans même en être
informé, il eût deviné que la plupart de ces marins-là passaient le plus clair
de leurs journées à la même place, sous la pluie ou le soleil, à bavarder paresseusement
et à étoiler le sol de jets de salive.
L’un d’eux était propriétaire de
trois clippers, de beaux bateaux à voiles et à moteur de quatre cents
tonnes, dont un était en train de remonter l’Ems et ne tarderait pas à entrer
au port.
Il y avait des gens moins
reluisants, un calfat qui ne devait pas calfater grand-chose, et aussi le
préposé à une
écluse désaffectée, portant la casquette du gouvernement.
Mais, au milieu, un bonhomme
éclipsait tous les autres, non seulement parce qu’il était le plus gros, le
plus large, le plus rouge de visage, mais parce qu’on sentait en lui une
personnalité plus forte.
Des sabots. Une vareuse. Sur la
tête, une casquette toute neuve qui n’avait pas encore eu le temps de prendre
la forme de la tête et qui par le fait était ridicule.
L’homme était Oosting, plus souvent
appelé le Baes, occupé à fumer une courte pipe en terre tout en écoutant ce que
ses voisins racontaient.
Il souriait vaguement. De temps en
temps, il tirait sa pipe de sa bouche pour laisser la fumée s’échapper plus
doucement de ses lèvres.
Un petit pachyderme. Une brute
épaisse, avec pourtant des yeux très doux, et quelque chose d’à la fois dur et
douillet dans toute sa personne.
Ses yeux étaient braqués sur un
bateau d’une quinzaine de mètres amarré au quai. Un bateau rapide, bien coupé,
un ancien yacht vraisemblablement, mais sale, en désordre.
C’était le sien et, de cette
place-là, on pouvait voir ensuite l’Ems large de vingt kilomètres, un
miroitement lointain qui était celui de la mer du Nord avec, quelque part, une
bande de sable roux qui était l’île de Workum, le domaine d’Oosting.
Le soir tombait et les feux rouges
du couchant rendaient plus rouge cette ville de brique, incendiaient le minium
d’un cargo en réparation dont les reflets s’étiraient sur l’eau du bassin.
Le regard de Baes, en errant
doucement sur les choses, alla en quelque sorte cueillir Maigret dans le
paysage. Les prunelles, d’un bleu vert, étaient toutes petites. Elles restèrent
accrochées au commissaire un bon moment, après quoi l’homme débourra sa pipe en
la secouant contre son sabot, cracha, chercha dans sa poche une vessie de porc
qui contenait le tabac et s’adossa plus confortablement au mur.
Dès lors, Maigret ne cessa de sentir
sur lui ce regard où il n’y avait pas d’ostentation ni de défi : un regard
calme et pourtant soucieux, un regard qui mesurait, qui appréciait, qui
calculait.
Le commissaire était sorti le
premier du bureau de police, après avoir pris rendez-vous avec l’inspecteur
hollandais Pijpekamp.
Any était restée là-bas et elle ne
tarda pas à passer, à pas pressés, sa serviette sous le bras, le corps un peu
penché en avant, en femme qui ne s’intéresse pas au mouvement de la rue.
Ce n’est pas elle que Maigret
regarda, mais le Baes, qui la suivit longtemps des yeux, et, le front plus
ridé, se tourna ensuite vers Maigret.
Alors, sans trop savoir pourquoi,
celui-ci s’avança vers le groupe, qui se tut. Deux visages se tournèrent de son
côté avec un certain étonnement.
Il s’adressa à Oosting.
— Pardon ! Est-ce que vous
comprenez le français ?
Le Baes ne broncha pas, parut
réfléchir. Un maigre matelot, son voisin, expliqua :
— Frenchman !…
French-politie !…
Ce fut peut-être une des minutes les
plus étranges de la carrière de Maigret. Son interlocuteur, tourné un instant
vers son bateau, parut hésiter.
C’était clair qu’il avait envie de
dire au commissaire de monter avec lui à bord. On distinguait une petite cabine
aux cloisons de chêne, avec la lampe à cardan, le compas.
Les autres attendaient. Il ouvrit la
bouche.
Puis soudain il haussa les épaules
avec l’air de conclure :
— C’est idiot !…
Ce n’est pas ce qu’il dit. Il
prononça d’une voix enrouée qui sortait du larynx :
— Pas comprendre… Hollandsch…
English…
On voyait la silhouette noire d’Any,
avec son voile de deuil, qui franchissait le pont du canal avant de s’engager
le long de l’Amsterdiep.
Le Baes surprit le regard que
Maigret lançait à sa casquette neuve, mais il ne tressaillit pas. Ce fut plutôt
une ombre de sourire qui erra sur ses lèvres.
A ce moment, le commissaire eût donné
gros pour pouvoir causer avec cet homme, dans son langage, ne fût-ce que cinq
minutes. Sa bonne volonté était telle qu’il bafouilla quelques syllabes
anglaises, mais avec un tel accent que nul ne le comprit.
— Pas comprendre !…
Personne comprendre ! répéta celui qui était déjà intervenu.
Alors ils reprirent leur
conversation tandis que Maigret s’éloignait avec le sentiment confus qu’il
venait de toucher au plus près du cœur de l’énigme et que, faute de
compréhension mutuelle, il s’en écartait.
Il se retourna quelques minutes plus
tard. Le groupe des rats de quai bavardait toujours dans le couchant et les
derniers rayons du soleil rendaient plus pourpre la grosse face du Baes
toujours tournée vers le policier.
Jusque-là, Maigret avait en quelque
sorte tourné en rond autour du drame en gardant pour la fin la visite, toujours
pénible, à une maison endeuillée.
Il y sonna. Il était un peu plus de
six heures. Il n’avait pas pensé que c’est l’heure du repas du soir chez les
Hollandais et, quand une petite bonne lui ouvrit la porte, il aperçut, dans la
salle à manger, les deux femmes à table.
Elles se levèrent d’un même
mouvement avec un empressement un peu raide de pensionnaires bien élevées.
Elles étaient tout en noir. Sur la
table il y avait du thé, des tranches de pain coupées très minces et de la
charcuterie. Malgré le crépuscule, la lampe n’était pas allumée, mais un poêle
à gaz, à feu visible à travers les micas, luttait contre la pénombre.
Ce fut Any qui pensa tout de suite à
tourner le commutateur électrique, tandis que la servante allait fermer les
rideaux.
— Veuillez m’excuser… dit
Maigret. Je suis d’autant plus confus de vous déranger que j’arrive à l’heure
de votre repas…
Mme Popinga esquissa un geste gauche
vers un fauteuil, regarda autour d’elle avec embarras, tandis que sa sœur se
retirait aussi loin que possible dans la pièce.
C’était à peu près la même ambiance
qu’à la ferme. Des meubles modernes, mais d’un modernisme très doux. Des tons
feutrés, formant une harmonie distinguée et triste.
— Vous venez pour…
La lèvre inférieure de Mme Popinga
se souleva, et elle dut porter son mouchoir à sa bouche pour arrêter un sanglot
qui éclatait soudain. Any ne bougeait pas.
— Excusez-moi… Je reviendrai…
Elle fit signe que non. Elle
s’efforçait de reprendre son sang-froid. Elle devait être de quelques années
plus âgée que sa sœur. Elle était grande, beaucoup plus femme. Ses traits
étaient réguliers, avec un soupçon de couperose aux joues, deux ou trois
cheveux gris.
Et une distinction effacée dans
toutes les attitudes ! Maigret se souvint qu’elle était fille d’un
directeur d’école, qu’elle parlait couramment plusieurs langues, qu’elle était
très instruite. Mais cela n’empêchait pas sa timidité, une timidité de
bourgeoise de petite ville qu’un rien effarouche.
Il se souvint aussi qu’elle
appartenait à la plus austère des sectes protestantes, qu’elle présidait les
œuvres de charité de Delfzijl, les cercles intellectuels féminins…
Elle arrivait à se maîtriser. Elle
regardait sa sœur comme pour lui demander son aide.
— Pardon !… Mais c’est
incroyable, n’est-ce pas ?… Conrad !… Un homme que tout le monde
aimait…
Son regard tomba sur un haut-parleur
de TSF placé dans un coin et elle faillit fondre en larmes.
— C’était sa seule distraction…
balbutia-t-elle. Et son canot, l’été, le soir, sur l’Amsterdiep… Il travaillait
beaucoup… Qui a pu faire ça ?…
Et, comme Maigret ne disait rien,
elle ajouta, plus rose, sur le ton qu’elle eût employé si on l’eût prise à
partie :
— Je n’accuse personne… Je ne
sais pas… Je ne veux pas croire, vous comprenez ?… C’est la police qui a
pensé au professeur Duclos, parce qu’il est sorti avec le revolver à la main…
Moi, je ne sais rien… C’est trop affreux !… Quelqu’un qui a tué
Conrad !… Pourquoi ?… Pourquoi lui ?… Pas même pour voler !
Alors ?…
— Vous avez parlé à la police
de ce que vous avez vu par la fenêtre.
Elle rougit encore. Elle se tenait
debout, une main appuyée à la table servie.
— Je ne savais pas s’il
fallait… Je pense que Beetje n’a rien fait… Seulement j’ai vu, par hasard… On
m’a dit que les plus petits détails pouvaient servir à l’enquête… J’ai demandé
conseil au pasteur… Il m’a dit de parler… Beetje est une brave fille… Vraiment,
je ne vois pas qui !… Certainement quelqu’un qui devrait être dans un
asile d’aliénés…
Elle ne cherchait pas ses mots. Son
français était pur, nuancé d’un accent très léger.
— Any m’a appris que vous êtes
venu de Paris… A cause de Conrad !… Est-ce qu’on peut croire cela ?…
Elle était plus calme. Sa sœur,
toujours dans le même angle de la pièce, ne bougeait pas, et Maigret ne pouvait
l’apercevoir qu’en partie par le truchement d’un miroir.
— Vous devez sans doute visiter
la maison ?
Elle s’y résignait. Pourtant elle
soupira :
— Voulez-vous aller avec… Any…
Une robe noire passa devant le
commissaire. Il la suivit dans un escalier orné d’un tapis tout neuf. La
maison, qui n’avait pas dix ans, était construite comme un bibelot, avec des
matériaux légers, brique creuse et sapin. Mais les peintures qui recouvraient
toutes les boiseries donnaient à l’ensemble de la fraîcheur.
La porte de la salle de bains fut
ouverte la première. Le couvercle de bois se trouvait sur la baignoire,
transformée ainsi en table à repasser. Maigret se pencha à la fenêtre, vit le
hangar à vélos, le potager bien entretenu et, au-delà des champs, la ville de
Delfzijl où peu de maisons avaient un étage et où aucune n’en avait deux.
Any attendait à la porte.
— Il paraît que vous poursuivez
l’enquête de votre côté ! lui dit Maigret.
Elle tressaillit mais ne répondit
pas, se hâta d’ouvrir la chambre du professeur Duclos.
Lit de cuivre. Garde-robe en
pitchpin. Linoléum par terre.
— C’était la chambre de
qui ?
Elle dut faire un effort pour
articuler :
— De moi… quand je venais…
— Vous veniez souvent ?
— Oui… je…
C’était bien de la timidité. Les
sons mouraient dans sa gorge. Son regard cherchait du secours.
— Alors, comme le professeur
était ici, vous avez dormi dans le cabinet de travail de votre
beau-frère ?…
Elle fit signe que oui, en ouvrit la
porte. Une table était surchargée de livres, entre autres d’ouvrages nouveaux
sur les compas giroscopiques et sur la commande des navires par ondes
hertziennes. Des sextants. Au mur, des photos représentant Conrad Popinga en
Asie, en Afrique, en tenue de premier-lieutenant ou de capitaine.
Une panoplie d’armes malaises. Des
émaux japonais. Sur des tréteaux, quelques outils de précision et un compas
démonté que Popinga devait avoir entrepris de réparer.
Un divan recouvert de reps bleu.
— La chambre de votre
sœur ?…
— A côté…
Le cabinet de travail communiquait à
la fois avec la chambre du professeur et avec celle des Popinga, aménagée avec
plus de recherche. Une lampe d’albâtre à la tête du lit. Un assez beau tapis
persan. Des meubles en bois des îles.
— Vous étiez dans le cabinet de
travail… dit rêveusement Maigret.
Signe affirmatif.
— Donc, vous ne pouviez en
sortir sans passer par la chambre du professeur ou par celle de votre
sœur ?
Nouveau signe.
— Or le professeur était chez
lui. Votre sœur aussi…
Elle écarquilla les yeux, ouvrit la
bouche sous le coup
d’une stupeur inouïe.
— Vous croyez ?…
Il grommela, en arpentant les trois
pièces :
— Je ne crois rien ! Je
cherche ! J’élimine ! Et, jusqu’ici, vous êtes la seule qui puissiez
être logiquement éliminée, à moins de croire à la complicité de Duclos ou de
Mme Popinga…
— Vous… vous…
Mais il poursuivit pour
lui-même :
— Duclos a pu tirer, soit de sa
chambre, soit de la salle de bains, c’est évident !… Mme Popinga aurait
pu, elle, pénétrer dans la salle de bains… Mais le professeur, qui y est entré
tout de suite après le coup de feu, ne l’y a pas vue… Au contraire ! Il
l’a vue qui sortait de chez elle quelques secondes plus tard…
Ne perdait-elle pas un peu de sa
timidité ? L’étudiante reprenait le dessus sur la jeune fille, comme par
le fait de cet exposé technique.
— On a pu tirer d’en bas…
dit-elle, le regard plus pointu, son maigre corps tout raidi. Le docteur dit…
— N’empêche que le revolver qui
a tué votre beau-frère est bien celui que Duclos avait à la main… A moins que
l’assassin ne l’ait lancé au premier étage, par la fenêtre…
— Pourquoi non ?
— Evidemment ! Pourquoi
non ?
Et il descendit sans l’attendre cet
escalier qui semblait trop étroit pour lui et dont les marches craquaient sous
son poids.
Il retrouva Mme Popinga debout dans
le salon, à la même place, eût-on dit, que quand il l’avait quittée. Any le
suivait.
— Cornélius venait souvent
ici ?
— Presque tous les jours… Il ne
prenait des leçons que trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi…
Mais il venait les autres jours… Ses parents habitent les Indes… Il y a un
mois, il a appris que sa mère était morte, déjà enterrée quand il a reçu la
lettre… Alors…
— Et Beetje Liewens ?
Il y eut une certaine gêne. Mme
Popinga regarda Any. Any baissa les yeux.
— Elle venait…
— Souvent ?
— Oui…
— Vous l’invitiez ?
Cela devenait plus aigu, plus
précis. Maigret sentait qu’il avançait, sinon dans la découverte de la vérité,
du moins dans la pénétration de la vie de la maison.
— Non… oui…
— Je crois qu’elle n’a pas le
même caractère que vous et que Mlle Any ?
— Elle est très jeune, n’est-ce
pas ?… Son père était un ami de Conrad… Elle nous apportait des pommes, ou
des framboises, ou de la crème…
— Elle n’était pas amoureuse de
Cor ?
— Non !…
C’était catégorique.
— Vous ne l’aimiez pas
beaucoup ?
— Pourquoi non ?… Elle venait…
Elle riait… Elle parlait tout le temps… Comme un oiseau, vous comprenez ?…
— Vous connaissez
Oosting ?
— Oui…
— Il était en relation avec
votre mari ?
— L’an dernier, il a fait
placer un moteur neuf sur son bateau… Alors, il a demandé conseil à Conrad…
Conrad lui a fait les plans… Ils sont allés chasser le zeehond… comment
dites-vous en français ?… Le chien… oui, le chien de mer, sur les bancs de
sable…
Et soudain :
— Vous pensez que ?… La
casquette, peut-être ?… C’est impossible… Oosting !…
Et elle gémit, à nouveau
bouleversée :
— Oosting non plus !…
Non ! personne !… Personne ne peut avoir tué Conrad… Vous ne l’avez
pas connu… Il… il…
Elle détourna la tête, parce qu’elle
pleurait. Maigret préféra se retirer. On ne lui tendit pas la main et il se contenta
de s’incliner en grommelant des excuses.
Dehors, il fut surpris par la
fraîcheur humide qui se dégageait du canal. Et, sur l’autre rive, non loin du
chantier de réparation de bateaux, il aperçut le Baes en conversation avec un
jeune élève de l’Ecole navale en uniforme.
Ils étaient debout tous les deux
dans le crépuscule. Oosting semblait discourir avec énergie. Le jeune homme
baissait la tête et l’on ne voyait que le pâle ovale de son visage.
Maigret compris que cela devait être
Cornélius. Il en fut sûr quand il distingua un brassard noir sur la manche de
drap bleu.
IV Les bois flottés de l’Amsterdiep
Ce ne fut pas une filature au sens
strict du mot. A aucun moment Maigret n’eut en tout cas l’impression qu’il
espionnait quelqu’un.
Il sortait de la maison des Popinga.
Il faisait quelques pas. Il apercevait deux hommes de l’autre côté du canal, et
il s’arrêtait carrément pour les observer. Il ne se cachait pas. Il était
debout de toute sa taille au bord de l’eau, la pipe aux dents, mains dans les
poches.
Mais c’est peut-être parce qu’il ne
se cachait pas, parce que néanmoins les autres ne l’avaient pas vu et qu’ils
poursuivaient leur entretien passionné, qu’il y eut dans cet instant-là quelque
chose d’émouvant.
La rive du canal sur laquelle se
tenaient les deux hommes était déserte. Un hangar se dressait au milieu d’un
chantier où deux bateaux étaient à sec, étayés par des madriers. Des canots
pourrissaient hors de l’eau.
Enfin, sur le canal même, les troncs
d’arbres, qui ne laissaient voir qu’un mètre ou deux de la surface liquide et
donnaient au paysage comme un parfum exotique.
C’était le soir. Une demi-obscurité
régnait et pourtant l’air restait limpide, laissait aux couleurs toute leur
pureté.
Le calme était si intense qu’il
surprenait, et que le coassement d’une grenouille, dans une mare lointaine
faisait sursauter.
Le Baes parlait. Il n’élevait pas la
voix. Mais on sentait qu’il martelait les syllabes, qu’il voulait être compris
ou obéi. Tête basse, le jeune homme en costume d’aspirant écoutait. Il portait
des gants blancs qui mettaient deux taches crues, les seules, dans le paysage.
Soudain, il y eut un appel
déchirant. C’était un âne qui commençait à braire, derrière Maigret, dans un
pré. Et cela suffit pour rompre le charme. Oosting regarda dans la direction de
la bête, qui s’en prenait au ciel, aperçut Maigret, laissa errer son regard sur
lui, sans broncher.
Il dit encore quelques mots à son
compagnon, enfonça le court tuyau de sa pipe en terre dans sa bouche et se
dirigea vers la ville.
Cela ne signifiait rien, ne prouvait
rien. Maigret marchait, lui aussi, et tous deux cheminaient de conserve, chacun
sur une rive de l’Amsterdiep.
Mais le chemin que suivait Oosting
s’écartait bientôt de la berge. Le Baes ne tardait pas à disparaître derrière
de nouveaux hangars. Pendant près d’une minute, on continua à entendre le
martèlement lourd de ses sabots.
C’était la nuit, à un halo
imperceptible près. Des lampes venaient de s’allumer dans la ville et le long
du canal, où l’éclairage cessait au-delà de la maison des Wienands. L’autre
rive, non habitée, restait dans l’ombre.
Maigret se retourna, sans savoir
pourquoi. Il grogna, parce que l’âne lançait un nouvel hihan désespéré.
Et il vit au loin, plus loin que les
maisons, deux petites taches blanches qui dansaient au-dessus du canal.
C’étaient les gants de Cornélius.
Si l’on n’y prêtait attention, et
surtout si l’on oubliait que la surface de l’eau était encombrée par les
arbres, le spectacle était fantomatique. Ces mains qui s’agitaient dans le
vide. Le corps qui se confondait avec la nuit. Et sur l’eau le reflet de la
dernière lampe électrique.
On n’entendait plus les pas
d’Oosting. Maigret s’achemina vers les dernières maisons, passa à nouveau
devant celles des Popinga, puis devant celle des Wienands.
Il ne se cachait toujours pas, mais
il savait qu’il devait lui aussi se confondre avec la nuit. Il suivait les
gants des yeux. Il comprenait. Cornélius, pour ne pas faire le tour par
Delfzijl, où il y avait un pont sur le canal, franchissait l’eau en s’aidant des
troncs d’arbres qui formaient radeau. Au milieu, il avait un bond de deux
mètres à faire. Les mains blanches s’agitèrent davantage, décrivirent une
courbe rapide et l’eau clapota.
Quelques secondes plus tard, il
marchait le long de la berge, suivi, à cent mètres à peine, par Maigret.
Ce fut inconscient de part et
d’autre, et d’ailleurs Cornélius devait ignorer la présence du commissaire.
Toujours est-il que, dès les premiers pas qu’ils firent, ils étaient en
cadence, si bien que les crissements de la cendrée se confondaient.
Maigret s’en rendit compte, parce
qu’à certain moment son pied buta et que pendant un dixième de seconde le
synchronisme cessa d’être absolu.
Il ne savait pas où il allait. Et
pourtant son pas devenait plus rapide à mesure que le jeune homme marchait plus
vite. Mieux : il se sentait emporté peu à peu par une sorte de vertige.
Au début, les pas étaient longs,
réguliers. Ils se raccourcissaient. Ils se précipitaient.
A l’instant précis où Cornélius
passait devant le chantier de bois, un véritable concert de grenouilles éclata
et il y eut un arrêt net.
Cornélius avait-il peur ? La
marche reprit, mais plus irrégulière encore, avec parfois du flottement,
d’autres fois, au contraire, deux ou trois pas si rapides qu’on eût pu croire
qu’il allait courir.
Dès lors, ce fut fini du silence,
car le chœur des grenouilles ne cessa plus. Il remplissait toute la nuit.
Et le pas s’accélérait. Le phénomène
continuait : Maigret, à force de marcher à la cadence de son compagnon,
sentait littéralement son état d’âme.
Cornélius avait peur ! Il
marchait vite parce qu’il avait peur ! Il avait hâte d’arriver. Mais,
quand il passait près d’une ombre aux contours étranges, tas de bois, arbre
mort, buisson, son pied restait en l’air un dixième de seconde de plus.
Le canal tourna. Cent mètres plus
loin, dans la direction de la ferme, c’était le court espace éclairé par les
rayons du phare.
Et le jeune homme sembla trébucher
sur cette lumière. Il se retourna. Il la traversa en courant, en se retournant
encore.
Il l’avait dépassée et il se
retournait toujours tandis que Maigret entrait tranquillement dans la zone
lumineuse, de toute sa largeur, de tout son volume, de tout son poids.
L’autre ne pouvait pas ne pas le
voir. Il s’arrêta. Le temps de reprendre son souffle. Il repartit.
La lumière était derrière eux.
Devant, c’était une fenêtre éclairée : celle de la ferme. Le chant des
grenouilles ne les suivait-il pas ? Ils avaient beau s’éloigner, il
restait aussi proche, les enveloppait comme si les bêtes eussent été des centaines
à les escorter.
Arrêt brusque, définitif, à cent
mètres de la maison. Une silhouette se détacha du tronc d’un arbre. Une voix
chuchota.
Maigret ne voulait pas retourner en
arrière. C’eût été ridicule. Il ne voulait pas se cacher. Au surplus, il était
trop tard puisqu’il avait traversé les rayons du phare.
On savait qu’il était là. Il alla de
l’avant, lentement, dérouté de n’avoir plus un autre pas pour faire écho au
sien.
L’obscurité était très dense, parce
qu’il y avait des arbres à l’épais feuillage des deux côtés de la route. Mais
il y avait un gant blanc sur quelque chose…
Une étreinte… La main de Cornélius
derrière la taille d’une jeune fille, de Beetje…
Encore cinquante mètres tout au
plus… Maigret remarqua un temps d’arrêt, tira des allumettes de sa poche, en
fit flamber une pour allumer sa pipe, marquant ainsi sa position exacte.
Puis il s’avança. Les amoureux
remuaient. Quand il ne fut plus qu’à dix mètres, la silhouette de Beetje se
détacha, vint se camper au milieu de la route, le visage tourné vers lui comme
pour l’attendre. Et Cornélius restait adossé à un tronc d’arbre.
Huit mètres…
La fenêtre de la ferme était
toujours éclairée derrière eux. Un simple rectangle rougeâtre.
Soudain un petit cri rauque,
indescriptible, un cri de peur, d’énervement, un de ces cris qui précèdent les
sanglots, les larmes, comme un déclic.
C’était Cornélius qui pleurait, la
tête dans les mains, collé à l’arbre comme pour se protéger.
Beetje était devant Maigret. Elle
portait un manteau, mais le commissaire constata qu’en dessous elle était en
chemise de nuit, qu’elle avait les jambes nues, les pieds nus dans des
pantoufles.
— Il ne faut pas faire
attention…
Elle était calme, elle ! Elle
lança même à Cornélius un regard de reproche, d’impatience.
Il leur tournait le dos. Il essayait
de se calmer. Il n’y parvenait pas et il avait honte de son émoi.
— Il est nerveux… Il croit…
— Que croit-il ?
— Que c’est lui qu’on va
accuser…
Le jeune homme continuait à se tenir
à l’écart. Il s’essuya les yeux. Est-ce qu’il n’allait pas s’enfuir à toutes
jambes ?…
— Je n’ai encore accusé
personne ! prononça Maigret pour dire quelque chose.
— N’est-ce pas ?…
Et, tournée vers son compagnon, elle
lui parla en néerlandais. Maigret crut comprendre ou plutôt deviner :
— Tu vois ! Le commissaire
ne t’accuse pas ! Il faut te calmer… C’est enfantin !…
Mais elle se tut brusquement. Elle
resta immobile, à tendre l’oreille. Maigret n’avait rien entendu. Quelques
secondes plus tard, il crut percevoir un craquement, lui aussi, dans la
direction de la ferme.
Cela suffit à ranimer Cornélius, qui
regarda tout autour de lui, les traits tirés, les sens en éveil.
Personne ne parlait.
— Vous avez entendu ?… fit
Beetje dans un souffle.
Le jeune homme voulut s’avancer vers
l’endroit d’où provenait le bruit, avec une bravoure de jeune coq. Sa
respiration était forte.
Il était trop tard. L’ennemi était
beaucoup plus près qu’on l’avait supposé.
C’est à dix mètres qu’une silhouette
se dressait, reconnaissable au premier coup d’œil : celle du fermier
Liewens, qui n’avait que des chaussons aux pieds.
— Beetje ! appela-t-il.
Elle n’osa pas répondre tout de
suite. Mais, comme il répétait le nom, elle soupira craintivement :
— Ya !…
Liewens avançait toujours. Il passa
d’abord devant Cornélius, qu’il feignit de ne pas voir. Peut-être n’avait-il
pas encore aperçu Maigret ?
Toujours est-il que c’est devant
celui-ci qu’il se campa, l’œil dur, les narines frémissantes de colère. Il se
contenait. Il restait rigoureusement immobile. Quand il parla, ce fut en se
tournant vers sa fille, et d’une voix incisive, assourdie.
Deux ou trois phrases. Elle resta
tête basse. Alors il répéta plusieurs fois le même mot d’un ton de commandement
et Beetje articula en français :
— Il veut que je vous dise…
Son père l’épiait, comme pour
deviner si elle traduisait exactement son discours.
— … qu’en Hollande les
policiers ne donnent pas de rendez-vous aux jeunes filles la nuit dans la
campagne…
Maigret rougit comme cela lui était
rarement arrivé. Un flot de sang chaud fit bourdonner ses oreilles.
L’accusation était tellement
stupide ! Elle révélait une telle mauvaise foi !…
Car enfin, Cornélius était là, tapi
dans l’ombre, l’œil inquiet, les épaules serrées !
Et le père devait quand même bien
savoir que c’était pour lui que Beetje était sortie ! Alors ?… Que
répondre ?… Surtout en passant par le truchement d’une traductrice !…
D’ailleurs on n’attendait même pas
sa réponse ! Le fermier faisait claquer ses doigts, comme pour appeler un
chien, montrait le chemin à sa fille, qui hésitait, qui se tournait vers
Maigret, n’osait pas regarder son amoureux et marchait enfin devant son père.
Cornélius n’avait pas bougé. Il leva
pourtant la main, peut-être pour arrêter le fermier au passage, mais il la
laissa retomber. Le père et la fille s’éloignèrent. La porte de la ferme claqua
un peu plus tard.
Est-ce que les grenouilles s’étaient
tues pendant cette scène ? On n’eût pu l’affirmer, mais leur concert
devint un vacarme assourdissant.
— Vous parlez le
français ?
Cornélius ne répondit pas.
— Vous parlez le français ?
— Petit peu…
Il regardait haineusement Maigret,
ne desserrant les dents qu’à regret, se tenait de travers comme pour donner
moins de prise à une attaque.
— Pourquoi avez-vous si
peur ?
Des larmes jaillirent, mais pas un
sanglot. Cornélius se moucha longuement. Ses mains tremblaient. Peut-être
allait-il avoir une nouvelle crise ?
— Vous craignez vraiment qu’on
ne vous accuse d’avoir tué votre professeur ?…
Et Maigret ajouta d’une voix
bourrue :
— Marchons !…
Il le poussa dans la direction de la
ville. Il parla longuement, parce qu’il sentait que la moitié des mots
échappaient à son interlocuteur.
— C’est pour vous que vous avez
peur ?
Un gosse ! Un maigre visage,
aux traits encore flous, à la peau pâle. Des épaules étroites dans l’uniforme
collant. La casquette d’aspirant de marine achevait de l’écraser, d’en faire un
gamin habillé en marin.
Et de la défiance dans toutes ses
attitudes, dans l’expression de sa physionomie. Si Maigret eût parlé fort, sans
doute eût-il levé les bras pour parer les coups !
Le brassard noir, pourtant,
apportait une note sévère, pitoyable. N’était-ce pas un mois plus tôt que le
gosse avait appris que sa mère était morte aux Indes, peut-être un soir que
lui, à Delfzijl, était très gai, peut-être le soir du bal annuel de l’école ?
Il retournerait chez lui dans deux
ans, avec le grade de troisième officier, et son père irait lui montrer une
tombe déjà vieille, voire une autre femme installée à la maison.
Et la vie commencerait sur un grand
vapeur : les heures de quart, les escales, Java-Rotterdam, Rotterdam-Java,
deux jours ici, cinq ou six heures là…
— Où étiez-vous au moment où le
professeur a été tué ?
Le sanglot jaillit, terrible,
déchirant. Le gamin prit les
deux revers de Maigret dans ses mains gantées de blanc qui
tremblaient convulsivement.
— Pas vrai !… Pas
vrai !… répéta-t-il une dizaine de fois pour le moins… Nein !…
vous pas comprendre !… Pas… Non !… Pas vrai…
Ils se heurtaient à nouveau au
pinceau laiteux du phare. La lumière les aveuglait, les sculptait, mettant tous
les détails en relief.
— Où étiez-vous ?…
— Par là…
Par là, c’était la maison des
Popinga, le canal qu’il devait avoir l’habitude de traverser en sautant de
tronc d’arbre en tronc d’arbre.
Ce détail était grave. Popinga était
mort à minuit moins cinq. Cornélius était rentré à son bord à minuit cinq.
Or, pour parcourir le chemin par la
route normale, c’est-à-dire par la ville, il fallait près de trente minutes.
Mais six ou sept seulement en
franchissant le canal de la sorte et en évitant le détour !
Maigret marchait, lourd et lent, à
côté du jeune homme qui tremblait comme une feuille, et, au moment où retentit
une fois encore le cri de l’âne, Cornélius tressaillit, pantela des pieds à la
tête comme s’il eût été sur le point de s’enfuir à toutes jambes.
— Vous aimez Beetje ?
Silence obstiné.
— Vous l’avez vue revenir,
après que votre professeur l’eut reconduite ?…
— Ce n’est pas vrai !… Pas
vrai !… Pas vrai !…
Maigret fut sur le point de le
calmer d’une bonne bourrade.
Et pourtant il l’enveloppa d’un
regard indulgent, peut-être affectueux.
— Vous voyez Beetje tous les
jours ?
Silence encore.
— A quelle heure devez-vous
être rentré au bateau-école ?
— Dix heures… Sauf permission…
quand j’allais chez le professeur, moi pouvoir…
— Rentrer plus tard !
Donc, pas ce soir ?…
Ils étaient au bord du canal, à
l’endroit même où Cornélius l’avait traversé. Maigret, tout naturellement, se
dirigea vers les troncs, posa le pied sur l’un d’eux, faillit tomber à l’eau
parce qu’il manquait d’habitude et que le bois roulait sous sa semelle.
Cornélius hésitait.
— Allons ! Il va être dix
heures…
Le gamin s’étonna. Il devait
s’attendre à ne plus jamais revoir le bateau-école, à être arrêté, jeté en
prison…
Et voilà que le terrible commissaire
le reconduisait, prenait son élan pour bondir comme lui par-dessus les deux
mètres d’eau du milieu du canal. Ils s’éclaboussèrent mutuellement. Sur l’autre
rive, Maigret s’arrêta pour essuyer son pantalon.
— Où est-ce ?
Il n’était pas encore allé de ce
côté. C’était un grand terrain vague situé entre l’Amsterdiep et le nouveau
canal, large et profond, accessible aux bateaux de mer.
En se retournant, le commissaire
aperçut une fenêtre éclairée, au premier étage de la maison Popinga. Il y avait
une silhouette, celle d’Any, en mouvement derrière le rideau. C’était le
cabinet de travail de Popinga.
Mais on ne pouvait deviner à quelle
tâche s’obstinait la jeune avocate.
Cornélius s’était un peu calmé.
— Je jure… commença-t-il.
— Non !
Cela le désarçonna. Il regarda son
compagnon avec un tel ahurissement que Maigret lui tapota l’épaule en
disant :
— Il ne faut jamais
jurer !… Surtout dans votre situation… Est-ce que vous auriez épousé
Beetje ?…
— Ya !… Ya !…
— Son père aurait
accepté ?…
Silence. Tête basse, Cornélius
marchait toujours, parmi les vieilles barques mises à sec qui encombraient le
terrain.
On aperçut la large surface de
l’Ems-Canal. A un coude se dressait un gros bateau noir et blanc dont tous les
hublots étaient illuminés. Une proue très haute. Un mât et ses vergues.
C’était un ancien bateau de la
marine de guerre néerlandaise, un bateau vieux de cent ans, qu’on avait amarré
là, incapable désormais de naviguer, pour loger les élèves de l’Ecole navale.
Alentour, des silhouettes sombres,
des lueurs de cigarettes. Une rumeur de piano venant de la salle de jeu.
Soudain une cloche agitée à la
volée, tandis que toutes les silhouettes éparses sur le quai se formaient en
essaim devant la passerelle et qu’au loin, sur le chemin conduisant à la ville,
quatre retardataires arrivaient en courant.
Une vraie rentrée de classe, bien
que tous ces jeunes gens de seize à vingt-deux ans portassent l’uniforme
d’officier de marine, les gants blancs, la casquette rigide aux galons dorés.
Un vieux quartier-maître, accoudé au
bastingage, les regardait défiler un à un en fumant sa pipe.
C’était vibrant, jeune, allègre. Des
plaisanteries se croisaient, que Maigret ne pouvait comprendre. Les cigarettes
étaient jetées au moment de franchir la passerelle. Et, à bord, des poursuites
continuaient, des feintes de bataille.
Les retardataires, essoufflés,
atteignaient la passerelle. Cornélius, les traits tirés, les yeux rouges, le
regard fiévreux, se tourna vers Maigret.
— Allons, va !… grommela
celui-ci.
L’autre comprit mieux le geste que
les mots, porta la main à sa casquette, esquissa gauchement un salut militaire,
ouvrit la bouche pour parler.
— Ça va !…
File…
Car le quartier-maître
allait rentrer, tandis qu’un élève prenait sa faction à l’entrée.
A travers les hublots, on pouvait
apercevoir les jeunes gens qui déployaient les hamacs, lançaient leurs
vêtements au petit bonheur.
Maigret resta à la même place
jusqu’à ce qu’il eût vu Cornélius pénétrer dans la pièce, timide, gêné, les
épaules de travers, recevoir un oreiller en pleine figure et se diriger vers un
des hamacs du fond.
Une autre scène allait commencer,
plus haute en couleur. Le commissaire n’avait pas fait dix pas dans la
direction de la ville qu’il apercevait Oosting qui, comme lui, était venu
assister à la rentrée des élèves.
Ils étaient tous les deux d’un
certain âge, et gros, et lourds, et calmes.
Est-ce qu’ils n’étaient pas
ridicules l’un comme l’autre en venant regarder des gosses qui grimpaient dans
leur hamac et se battaient à coups d’oreiller ?
N’avaient-ils pas l’air de grosses
mères poules surveillant un poussin aventureux ?
Ils se regardèrent. Le Baes ne
broncha pas, mais toucha le bord de sa casquette.
Ils savaient d’avance que toute
conversation était impossible entre eux, étant donné qu’ils ne parlaient pas la
même langue.
— Goed avond… grommela
pourtant l’homme de Workum.
— Bonne nuit ! fit Maigret
comme un écho.
Ils suivaient la même route, un
chemin qui, après deux cents mètres environ, devenait rue et pénétrait dans la
ville.
Ils marchaient à peu près à même
hauteur. Pour les séparer, il eût fallu que l’un d’eux ralentît ostensiblement
le pas, et ils ne voulaient le faire ni l’un ni l’autre.
Oosting en sabots. Maigret en tenue
de ville. Ils fumaient tous les deux la pipe, à cette différence que celle de
Maigret était en bruyère et celle du Baes en terre blanche.
La troisième maison qu’ils
aperçurent était un café et Oosting y entra, après avoir secoué ses sabots,
qu’il laissa d’ailleurs sur le paillasson selon la mode hollandaise.
Maigret ne réfléchit qu’une seconde,
entra à son tour.
Ils étaient une dizaine de marins et
de mariniers autour de la même table, à fumer des pipes et des cigares, à boire
de la bière et du genièvre.
Oosting serra quelques mains, avisa
une chaise sur laquelle il s’assit lourdement, écouta la conversation générale.
Maigret s’installa à l’écart,
sentant bien qu’en réalité l’attention était concentrée sur sa personne. Le
patron, qui était dans le groupe, attendit quelques instants avant de venir lui
demander ce qu’il buvait.
Le genièvre coula d’une fontaine de
porcelaine et de cuivre. C’était son odeur qui régnait là comme dans tous les
cafés hollandais et qui rendait l’atmosphère si différente de celle d’un café
de France.
Les petits yeux d’Oosting riaient
chaque fois qu’ils se fixaient sur le commissaire.
Celui-ci allongea les jambes, les
rentra sous sa chaise, les allongea à nouveau, bourra une pipe, par contenance,
et le patron se leva tout exprès pour venir lui donner du feu.
— Mote veer !…
Maigret ne comprenait pas, fronçait
les sourcils, faisait répéter.
— Mote veer, ya !…
Oost vind…
Tous les autres écoutaient, se
poussaient du coude. Il y eut quelqu’un pour montrer la fenêtre, le ciel
étoilé.
— Mote veer !… Bel
temps !…
Et il essayait d’expliquer que le
vent venait de l’est, ce qui était parfait.
Oosting choisissait parmi les
cigares d’une caisse. Il en remua cinq ou six qu’on avait posés devant lui.
Ostensiblement, il prit un manille noir comme du charbon dont il cracha le bout
par terre avant de l’allumer.
Puis il montra sa casquette neuve à
ses compagnons.
— Vier gulden…
Quatre florins ! Quarante
francs ! Ses yeux rigolaient toujours.
Mais quelqu’un entra, qui déploya un
journal, parla des derniers cours du fret à la Bourse d’Amsterdam.
Et dans la conversation animée qui
suivait, pareille à une dispute, à cause des voix sonores et de la dureté des
syllabes, on oublia Maigret, qui tira de la petite monnaie d’argent de sa poche
et alla se coucher à l’Hôtel Van Hasselt.
V
Les hypothèses de Jean Duclos
Du Café Van Hasselt, où il prenait le
lendemain matin son petit déjeuner, Maigret assista à la perquisition qui ne
lui avait pas été annoncée. Il est vrai qu’il s’était contenté d’une brève
entrevue avec la police néerlandaise.
Il pouvait être huit heures du
matin. La brume n’était pas tout à fait dissipée, mais on sentait que le soleil
d’une belle journée était derrière elle. Un cargo finlandais sortait du port,
traîné par un remorqueur.
Devant un petit café, à l’angle du
quai, il y avait une grande réunion d’hommes, tous en sabots et en casquette de
marin, qui discutaient par petits groupes.
C’était la bourse des schippers,
c’est-à-dire des mariniers dont les bateaux de tous modèles emplissaient un
bassin du port, grouillant de femmes et d’enfants.
Plus loin, un autre groupe, une
poignée d’hommes : le Club des rats de quai.
Or, deux gendarmes en uniforme
venaient d’arriver. Ils étaient montés sur le pont du bateau d’Oosting et
celui-ci avait jailli de l’écoutille, car, quand il était à Delfzijl, il
couchait toujours à son bord.
Un civil arrivait à son tour :
M. Pijpekamp, l’inspecteur qui avait la direction de l’enquête. Il retira son
chapeau, parla poliment. Les deux gendarmes disparurent à l’intérieur.
La perquisition commençait. Tous les
schippers s’en étaient aperçus. Et pourtant il n’y eut pas le moindre
rassemblement, pas même un mouvement de curiosité apparente.
Le Club des rats de quai ne
bronchait pas davantage. Quelques regards, en tout et pour tout.
Cela dura une bonne demi-heure. Les
gendarmes, en sortant, firent le salut militaire. M. Pijpekamp parut s’excuser.
Seulement, ce matin-là, le Baes
n’eut pas l’air de vouloir descendre à terre. Au lieu d’aller rejoindre le
groupe de ses amis un peu plus loin, il s’assit sur le banc de quart, jambes
croisées, regarda vers le large, où le cargo finlandais évoluait lourdement, et
resta immobile à fumer sa pipe.
Quand Maigret se retourna, Jean
Duclos descendait de sa chambre, les bras encombrés d’une serviette, de livres,
de dossiers, qu’il alla poser sur la table qu’il s’était réservée.
Il affecta de questionner, sans
saluer Maigret :
— Eh bien ?…
— Eh bien ! Je crois que
je vous souhaite le bonjour…
L’autre le regarda avec un certain
étonnement, haussa
les épaules, comme pour dire que ce n’était vraiment pas
la peine de se froisser.
— Vous avez découvert quelque
chose ?
— Et vous ?
— Vous savez bien qu’en
principe je n’ai pas le droit de sortir d’ici. Votre collègue hollandais a
heureusement compris que mes connaissances pouvaient lui être utiles, et je
suis tenu au courant des résultats de l’enquête… Ce sont des usages dont
pourrait parfois s’inspirer la police française…
— Parbleu !
Le professeur se précipita vers Mme
Van Hasselt qui entrait, les cheveux sur des épingles, la saluait comme il
l’eût fait dans un salon et lui demandait apparemment des nouvelles de sa
santé.
Maigret, lui, regardait les papiers
étalés, reconnaissait de nouveaux plans et schémas, non seulement de la maison
des Popinga, mais de la ville presque entière, avec des traits pointillés qui
devaient figurer le chemin suivi par certaines personnes.
Le soleil, qui traversait les
vitraux multicolores des fenêtres, emplissait la salle aux cloisons vernies de
lumière verte, rouge et bleue. Un camion de brasseur s’était arrêté devant la
porte, et, pendant toute la conversation qui suivit, deux colosses ne cessèrent
de rouler des tonneaux sur le plancher, surveillés par Mme Van Hasselt en
toilette du matin. Jamais l’odeur de genièvre et de bière n’avait été aussi
dense. Jamais non plus Maigret n’avait senti à ce point la Hollande.
— Vous avez découvert le
coupable ? dit-il, mi-figue, mi-raisin, en désignant les dossiers.
Un regard vif, aigu de Duclos. Et la
réplique :
— Je commence à croire que les
étrangers ont raison ! Le Français est avant tout un homme qui ne peut
renoncer à l’ironie… En l’occurrence, elle tombe à faux, monsieur !
Maigret le regardait en souriant,
nullement démonté. Et l’autre poursuivait :
— Je n’ai pas découvert
l’assassin, non ! J’ai peut-être fait un peu plus. J’ai analysé le drame.
Je l’ai disséqué. J’en ai isolé tous les éléments, et maintenant…
— Maintenant ?…
— C’est sans doute un homme
comme vous qui, profitant de mes déductions, terminera l’affaire.
Il s’était assis. Il était bien
décidé à parler, même dans cette ambiance que lui-même avait rendue hostile.
Maigret s’installa en face de lui, commanda un verre de Bols.
— Je vous écoute !
— Vous remarquerez d’abord que
je ne vous demande même pas ce que vous avez fait ni ce que vous pensez. J’en
arrive au premier assassin possible, c’est-à-dire moi… J’avais, si je puis
dire, la position stratégique la meilleure pour tuer Popinga et, en outre, on
m’a vu avec l’arme du crime à la main quelques instants après l’attentat…
» Je ne suis pas riche, et, si
je suis connu dans le monde entier, ou à peu près, c’est par un petit nombre
d’intellectuels. J’ai une existence difficile, médiocre… Seulement, il n’y a
pas eu vol et d’aucune manière je ne pouvais espérer un profit de la mort du
professeur…
» Attendez ! Cela ne veut
pas dire qu’on ne puisse retenir de charges contre moi. Et l’on ne manquera pas
de rappeler qu’au cours de la soirée, comme nous discutions police
scientifique, j’ai défendu la thèse qu’un homme intelligent commettant un
crime, de sang-froid, en faisant appel à toutes ses facultés, pouvait tenir
tête à une police mal instruite…
» D’où des gens déduiront que
j’ai voulu illustrer ma théorie par un exemple. Entre nous, je puis vous
affirmer que, s’il en était ainsi, la possibilité de me soupçonner n’eût même
pas existé.
— A votre santé ! dit
Maigret, qui suivait les allées et venues des brasseurs au col de taureau.
— Je continue. Et je prétends
que, si je n’ai pas commis ce crime, que s’il a été commis néanmoins, comme
tout le laisse supposer, par quelqu’un se trouvant dans la maison, toute la
famille est coupable…
» Ne sursautez pas !
Regardez ce plan ! Et surtout essayez de comprendre les quelques
considérations psychologiques que je vais développer…
Cette fois, Maigret ne put
s’empêcher de sourire devant la condescendance méprisante du professeur.
— Vous avez sans doute entendu
dire que Mme Popinga, née Van Elst, appartient à la branche la plus rigoriste
de l’Eglise protestante. Son père, à Amsterdam, fait figure de farouche
conservateur. Et sa sœur Any, à vingt-cinq ans, se mêle déjà de politique, avec
les mêmes idées…
» Vous n’êtes ici que depuis
hier et il y a bien des traits de mœurs que vous ne connaissez pas encore. Par
exemple, savez-vous qu’un professeur à l’Ecole navale s’attirerait une sévère
réprimande de ses supérieurs si on le voyait seulement entrer dans un café
comme celui-ci ?
» L’un d’eux a été cassé
uniquement parce qu’il s’obstinait à recevoir un journal qui passe pour avancé…
» Je n’ai vu Popinga qu’un
soir. Cela m’a suffi, surtout après avoir entendu parler de lui…
» Vous diriez un bon
garçon ! Et même un bon gros garçon ! Un visage poupin !… Des
yeux clairs, joyeux !…
» Seulement il a voyagé, comme
marin. Il a endossé, au retour, comme un uniforme d’austérité. Mais l’uniforme
craquait à toutes les coutures…
» Comprenez-vous ? Vous
allez sourire ! Un sourire de Français. Il y a quinze jours, c’était la
réunion hebdomadaire du club auquel il appartenait… Les Hollandais, n’allant
pas au café, se réunissent sous prétexte de club dans une salle qui leur est
réservée, jouent au billard, au bowling…
» Eh bien ! il y a quinze
jours, Popinga, à onze heures du soir, était ivre… La même semaine, l’œuvre que
préside sa femme faisait une collecte pour acheter des vêtements aux indigènes
des îles océaniennes. Et l’on a entendu Popinga affirmer, les joues rouges, les
yeux brillants :
» — Quelle sottise !
Alors qu’ils sont si bien tout nus !… Mais, au lieu de leur acheter des
vêtements, nous ferions mieux de les imiter…
» Naturellement, vous
souriez ! Cela n’a l’air de rien ! N’empêche que le scandale dure
encore, que si les obsèques de Popinga ont lieu à Delfzijl, il y aura des gens
pour éviter de s’y rendre !
» Je n’ai pris qu’un détail,
entre cent, entre mille ! C’est sur toutes les coutures, comme je vous
l’ai dit, que Popinga faisait craquer sa carapace de respectabilité !
» Tâchez seulement de mesurer
l’importance du fait de s’enivrer, ici ! Des élèves l’ont rencontré dans
cet état ! C’est peut-être pour cela qu’ils l’adorent !
» Maintenant, reconstituez
l’atmosphère de la maison, au bord de l’Amsterdiep. Souvenez-vous de Mme
Popinga, d’Any…
» Regardez par la fenêtre. Des
deux côtés, vous voyez le bout de la ville. C’est tout petit. Tout le monde se
connaît. Un scandale ne met pas une heure à être connu de la population
entière…
» Jusqu’aux relations de
Popinga avec celui qu’on appelle le Baes et qui, il faut bien le dire, est une
espèce de brigand ! Ils sont allés chasser le chien de mer ensemble. Le
professeur buvait du genièvre à bord du bateau d’Oosting…
» Je ne vous demande pas de
conclure tout de suite. Je répète seulement, retenez bien la phrase, que si
le crime a été commis par quelqu’un de la maison, c’est toute la maison qui est
coupable…
» Reste cette petite folle de
Beetje, que Popinga ne manquait jamais de reconduire… Voulez-vous encore un
trait de caractère ? Cette Beetje est la seule à se baigner chaque jour,
non avec un costume de bain à jupe, comme toutes les dames d’ici, mais en
maillot collant… Et rouge par surcroît !…
» Je vous laisse poursuivre
votre enquête. J’ai tenu à vous donner quelques éléments que la police a
l’habitude de négliger…
» Quant à Cornélius Barens,
pour moi, il fait partie de la famille, côté femmes…
» D’une part, si vous voulez,
Mme Popinga, sa sœur Any et Cornélius…
» De l’autre, Beetje, Oosting
et Popinga…
» Si vous avez compris ce que
je vous ai dit, vous arriverez peut-être à un résultat.
— Une question ! dit
gravement Maigret.
— Je vous écoute.
— Vous êtes protestant
aussi ?
— J’appartiens à l’Eglise
réformée, sans appartenir à la même Eglise…
— De quel côté de la barricade
vous placez-vous ?
— Je n’aimais pas Popinga !
— Si bien que ?…
— Je réprouve le crime, quel
qu’il soit !
— N’a-t-il pas joué du jazz et
dansé, tandis que vous parliez à ces dames ?…
— Un trait de caractère encore
que je n’avais pas songé à vous communiquer.
Maigret était magnifique de sérieux,
voire de solennité tandis qu’il se levait en déclarant :
— En somme, qui me
conseillez-vous de faire arrêter ?
Le professeur Duclos eut un
haut-le-corps.
— Je n’ai pas parlé
d’arrestation. Je vous ai donné quelques directives générales, dans le domaine de
l’idée pure, si je puis dire…
— Evidemment !… Mais, à ma
place ?…
— Je n’appartiens pas à la
police ! Je poursuis la vérité pour la vérité, et le fait que je suis
moi-même soupçonné n’est même pas capable d’influencer mon jugement…
— Si bien qu’il ne faut arrêter
personne ?
— Je n’ai pas dit cela… Je…
— Je vous remercie !
conclut Maigret en tendant la main.
Et il frappa son verre avec une
pièce de monnaie pour
appeler la patronne. Duclos le regarda de travers.
— Un geste à éviter ici !
murmura-t-il. Du moins si vous voulez passer pour un gentleman…
On refermait la trappe par où l’on
avait laissé descendre les tonneaux de bière à la cave. Le commissaire paya,
jeta un dernier regard aux plans.
— Donc, ou bien vous, ou bien
toute la famille…
— Je n’ai pas dit cela…
Ecoutez…
Mais il était déjà à la porte. Dos
tourné, il laissait ses
traits se détendre et, s’il ne riait pas à gorge déployée,
du moins avait-il un sourire ravi.
Dehors, c’était un bain de soleil,
de douce chaleur, de quiétude. Le quincailler était sur le pas de sa porte. Le
petit juif qui vendait du matériel pour bateaux comptait ses ancres et les
marquait d’un trait de peinture rouge.
La grue déchargeait toujours du
charbon. Des schippers hissaient leur voile, non pour partir, mais pour faire
sécher la toile. Et, dans le fouillis de mâts, c’étaient comme de grandes
draperies qui se balançaient mollement, blanches ou brunes.
Oosting fumait sa courte pipe en
terre, à l’arrière de son cotre. Quelques rats de quai discutaient sans fièvre.
Mais, si l’on se tournait vers la
ville, on voyait les maisons de bourgeois, bien peintes, avec leurs vitres
nettes, leurs rideaux immaculés, des plantes grasses à toutes les fenêtres.
Au-delà de ces fenêtres, une ombre impénétrable.
Cela ne prenait-il pas un sens nouveau,
à la lueur de la conversation de Jean Duclos ?
D’une part, ce port, les hommes en
sabots, les bateaux, les voiles, l’odeur de goudron et d’eau salée…
De l’autre, ces maisons bien closes,
aux meubles cirés, aux tapisseries sombres, où l’on discutait quinze jours
durant d’un professeur de l’Ecole navale qui avait bu un verre ou deux de trop.
Un même ciel, d’une limpidité de
rêve. Mais quelle frontière entre ces deux mondes !
Alors Maigret imaginait Popinga,
qu’il n’avait jamais vu, même mort, mais qui avait une bonne tête rose
trahissant ses gros appétits.
Il l’imaginait à cette frontière,
regardant le bateau d’Oosting, le cinq-mâts dont l’équipage avait écumé tous
les ports de l’Amérique du Sud, les paquebots hollandais au-devant desquels, en
Chine, venaient des jonques pleines de femmes menues et jolies comme des
bibelots d’étagère…
On ne lui permettait qu’un canot
anglais bien verni, orné de cuivres astiqués, sur les eaux plates de
l’Amsterdiep, où il fallait se glisser entre les troncs d’arbre venus du nord
et des forêts équatoriales.
Il sembla à Maigret que le Baes le
regardait d’une façon spéciale, comme s’il eût voulu s’approcher de lui, lui
parler. Mais c’était impossible ! Ils ne pouvaient pas échanger deux
mots !
Oosting le savait, restait immobile,
se contentait de fumer un tout petit peu plus vite, tandis que ses paupières se
fermaient à demi à cause du soleil.
Cornélius Barens, à cette heure,
était assis sur les bancs de l’école et écoutait quelque leçon de trigonométrie
ou d’astronomie. Il devait encore être tout pâle.
Le commissaire allait s’asseoir sur
une bitte d’amarrage en bronze quand il aperçut l’inspecteur Pijpekamp qui
s’avançait vers lui, la main tendue.
— Vous avez découvert quelque
chose, ce matin, à bord du bateau ?
— Pas encore… C’est une
formalité…
— Vous soupçonnez
Oosting ?
— Il y a la casquette…
— Et le cigare !
— Non ! Le Baes fume
seulement des brésil et celui-là était un manille…
— Si bien que…
Pijpekamp l’entraîna un peu plus
loin, pour ne pas rester sous le regard du patron de l’île de Workum.
— Le compas du bord a appartenu
à un bateau d’Helsingfors… Les bouées de sauvetage viennent d’un charbonnier
anglais… Et tout comme ça…
— Des vols ?…
— Non ! C’est toujours
ainsi ! Quand un cargo arrive dans un port, il y a toujours quelqu’un, un
mécanicien, un troisième officier, un matelot, quelquefois le capitaine, pour
revendre quelque chose… Vous comprenez ?… On dit à la compagnie que les
bouées ont été enlevées par un paquet de mer… Que le compas ne marchait plus…
Et les feux de position !… Et tout !… Quelquefois même un
canot !…
— Si bien que cela ne prouve
rien !
— Rien ! Le juif dont vous
voyez la boutique ne vit que de ce trafic…
— Alors, votre enquête…
L’inspecteur détourna la tête d’un
air ennuyé.
— Je vous ai dit que Beetje Liewens
n’était pas rentrée tout de suite… Elle est revenue sur ses pas… C’est
correct ?… C’est français ?…
— Mais oui !
Allez-y !…
— Peut-être elle n’a pas tiré…
— Ah !
L’inspecteur n’était décidément pas
à son aise. Il éprouva le besoin de baisser la voix, d’entraîner Maigret vers
une partie du quai absolument déserte pour poursuivre :
— Il y a le tas de bois… Vous
connaissez ?… Le timmerman… vous dites en français le charpentier…
oui !… le charpentier prétend qu’il a déjà vu, le soir, Beetje et M.
Popinga… Oui !… Tous les deux…
— Installés à l’ombre du tas de
bois, quoi !
— Oui… Et je pense…
— Vous pensez ?…
— Il pouvait y avoir deux
autres personnes autour… Voilà ! Le jeune homme de l’école, Cornélius
Barens. Il voulait épouser Beetje… On a trouvé la photographie de la jeune
fille dans sa cantine…
— Vraiment ?…
— Puis M. Liewens… Le père de
Beetje… Il est très important… Elevage de vaches pour l’exportation… Il en
envoie même en Australie… Il est veuf… Il n’a pas d’autre enfant…
— Il aurait pu tuer Popinga ?
L’inspecteur était tellement
contraint que Maigret en avait presque pitié. On sentait que cela lui était
pénible d’accuser un homme important, élevant des vaches expédiées ensuite
jusqu’en Australie.
— S’il a vu, n’est-ce
pas ?…
Maigret était impitoyable.
— S’il a vu quoi ?
— Près du tas de bois… Beetje
et le professeur…
— Ah ! oui.
— C’est tout à fait
confidentiel…
— Parbleu !… Mais
Barens ?…
— Il a peut-être vu aussi… Il a
peut-être été jaloux… Pourtant, il était à l’école cinq minutes après le crime…
Ça, je ne comprends pas…
— En résumé, dit le
commissaire, avec la même gravité que quand il parlait à Jean Duclos, vous
soupçonnez le père de Beetje et son amoureux Cornélius…
Silence embarrassé.
— Puis vous soupçonnez Oosting
dont on a trouvé la casquette dans la baignoire…
Pijpekamp eut un geste découragé.
— Puis, bien entendu, l’homme
qui a laissé dans la salle à manger un cigare en tabac de Manille… Il y a
combien de marchands de cigares à Delfzijl ?
— Quinze…
— Cela ne facilite pas les
choses. Enfin vous soupçonnez le professeur Duclos…
— A cause du revolver dans sa
main… Je ne peux pas le laisser partir… Vous comprenez ?
— Si je comprends !
Ils firent une cinquantaine de
mètres sans mot dire.
— Qu’est-ce que vous pensez,
murmura enfin le policier de Groningen.
— Voilà la question ! Et
voilà bien la différence entre nous deux ! Vous, vous pensez quelque
chose ! Vous pensez même des tas de choses ! Tandis que moi, je crois
que je ne pense encore rien…
Et soudain une question :
— Est-ce que Beetje Liewens
connaissait le Baes ?
— Je ne sais pas. Je ne crois
pas…
— Est-ce que Cornélius le
connaissait ?…
Pijpekamp se passa la main sur le
front.
— Peut-être oui… Peut-être pas…
Plutôt pas !… Je peux savoir…
— C’est cela ! Essayez de
savoir s’ils avaient des rapports quelconques avant le drame…
— Vous croyez ?…
— Je ne crois rien du
tout ! Encore une question : est-ce qu’il y a la TSF à l’île
Workum ?…
— Je l’ignore !
— C’est à établir.
On n’eût pu dire comment cela était
venu, mais il y avait maintenant une sorte de hiérarchie entre Maigret et son
compagnon, qui le regardait à peu près comme il eût regardé un supérieur.
— Etudiez donc ces deux
points-là ! Moi j’ai une visite à rendre…
Pijpekamp était trop poli pour poser
une question au sujet de cette visite, mais ses yeux étaient pleins
d’interrogation.
— A Mlle Beetje ! acheva
Maigret. Le chemin le plus court ?…
— Le long de l’Amsterdiep…
On voyait le bateau pilote de
Delfzijl, un beau vapeur de cinq cents tonneaux, décrire une courbe sur l’Ems
avant d’entrer dans le port. Et le Baes qui arpentait à pas lents, mais lourds,
mais pleins de fièvre concentrée, le pont de son bateau, à cent mètres des rats
de quai engourdis par le soleil.
VI
Les lettres
Ce fut un hasard si Maigret ne suivit
pas l’Amsterdiep, mais prit le chemin traversant les terres.
La ferme, dans le soleil de onze
heures du matin, lui rappela ses premières démarches sur le sol hollandais, la
jeune fille en bottes vernies dans l’étable moderne, le salon bourgeois et la
théière dans sa housse capitonnée.
Le même calme régnait. Très loin,
presque au fond de l’horizon infini, une grande voile rousse flottait au-dessus
des prés, et cela faisait penser à quelque navire fantôme voguant dans un océan
de gazon.
Comme la première fois, le chien
aboya. Il se passa cinq bonnes minutes avant que la porte s’entrouvrît, mais de
quelques centimètres à peine, juste de quoi laisser deviner le visage couperosé
et le tablier quadrillé de la servante.
Au surplus, elle fut sur le point de
refermer la porte avant même que Maigret eût parlé.
— Mlle Liewens ?…
prononça-t-il.
Le jardin les séparait. La vieille
restait sur le seuil et le commissaire était au-delà de la barrière. Entre eux,
le chien qui observait l’intrus en montrant les dents.
La servante hocha négativement la
tête.
— Elle n’est pas ici ?…
Niet hier ?…
Maigret avait ramassé trois ou
quatre mots de néerlandais.
Même signe négatif.
— Et Monsieur ?…
Mijnheer ?…
Un dernier signe, et la porte se
referma. Mais, comme le commissaire ne s’en allait pas tout de suite, l’huis
bougea, de quelques millimètres cette fois, et Maigret devina la vieille en
train de l’épier.
S’il s’attardait, c’est qu’il avait
vu frémir un rideau, à la fenêtre qu’il savait être celle de la jeune fille.
Derrière ce rideau, un visage s’était estompé. On le distinguait mal. Mais par
exemple, ce que Maigret distingua très bien, ce fut un léger mouvement de la
main, un mouvement qui était peut-être simplement un bonjour, mais qui plus
probablement voulait dire : « Je suis ici… N’insistez pas… Attention !… »
La vieille derrière la porte, d’une
part. Cette main laiteuse, de l’autre. Et le chien qui sautait sur la grille en
aboyant. Alentour, les vaches, dans les prés, semblaient artificielles à force
d’immobilité.
Maigret risqua une toute petite
expérience. Il fit deux pas en avant, comme pour franchir malgré tout la
grille. Il ne put s’empêcher de sourire, car non seulement la porte se referma
précipitamment, mais le chien lui-même, si féroce, recula, la queue entre les
jambes.
Cette fois le commissaire partit,
prit le chemin de l’Amsterdiep. Tout ce qui ressortait de cet accueil, c’est
que Beetje avait été enfermée et que des ordres avaient été donnés par le
fermier pour éconduire le Français.
Maigret fumait sa pipe à petites
bouffées réfléchies. Il regarda un moment les piles de bois où la jeune fille
et Popinga s’étaient arrêtés, s’arrêtaient sans doute souvent, tenant leur vélo
d’une main, s’étreignant de l’autre bras…
Et ce qui continuait à dominer dans
l’atmosphère, c’était le calme. Un calme serein, presque trop absolu. Un calme
capable de faire croire à un Français que toute cette ville était aussi
artificielle qu’une carte postale.
Par exemple, il se retourna soudain,
vit à quelques mètres de lui un bateau à l’étrave haute qu’il n’avait pas
entendu arriver. Il reconnut la voile, plus large que le canal. C’était celle
qu’il avait aperçue un peu plus tôt au fond de l’horizon et qui était déjà là,
sans qu’il parût possible qu’elle eût parcouru tant de chemin.
A la barre, une femme qui donnait le
sein à un bébé tout en poussant le gouvernail de ses reins. Et un homme, à
cheval sur le beaupré, les jambes pendant au-dessus de l’eau, réparait la
sous-barbe.
Le bateau passa devant la maison des
Wienands, puis devant celle des Popinga, et la voile était plus haute que les
toits. Elle masquait un instant toute la façade d’une grande ombre mouvante.
Une fois encore Maigret s’était
arrêté. Il hésita. La bonne des Popinga lavait le seuil, tête basse, reins
levés, et la porte était ouverte.
Elle sursauta en le sentant soudain
derrière elle. Sa main qui tenait le torchon trembla.
— Mme Popinga ?… dit-il en
montrant l’intérieur de la maison.
Elle voulut passer devant lui. Mais
elle était gauche, embarrassée de son torchon qui laissait dégouliner de l’eau
sale. Il pénétra le premier dans le corridor. Il entendit une voix d’homme dans
le salon et il frappa.
Ce fut le silence, brusquement. Un
silence complet, rigoureux. Et même plus que du silence : de l’attente,
comme la suspension momentanée de toute vie.
Enfin deux pas. Une main toucha le
bouton de la porte, à l’intérieur. L’huis bougea. Maigret vit d’abord Any, qui
venait de lui ouvrir et qui le fixait durement. Puis il distingua une
silhouette d’homme debout près de la table, des guêtres fauves, un complet de
gros drap.
Le fermier Liewens !
Accoudée à la cheminée enfin, se
cachant le visage de la main, Mme Popinga.
Il était clair que l’arrivée de
l’intrus interrompait une conversation importante, une scène dramatique,
probablement une dispute.
Sur la table couverte d’un surtout
en broderie, des lettres étaient éparses comme si on les eût jetées violemment
là, en désordre.
Le visage du fermier était le plus
animé, mais il fut aussi celui qui se ferma le plus vite.
— Je vous dérange… commença
Maigret.
Personne ne répondit. Personne
n’ouvrit la bouche. Seulement Mme Popinga, après un regard éploré autour
d’elle, quitta la pièce et se dirigea en courant presque vers la cuisine.
— Croyez que je regrette
d’interrompre votre conversation…
Liewens parla enfin, en néerlandais.
Il adressait à la jeune fille quelques phrases incisives et le commissaire ne
put s’empêcher de questionner :
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il reviendra ! Que la
police française…
Elle cherchait la suite avec
embarras.
— … est d’un sans-gêne exagéré,
n’est-ce pas ?… fit à sa place le policier. Nous avons déjà eu l’occasion
de nous rencontrer, Monsieur et moi…
L’autre essayait de comprendre en
prêtant attention à l’intonation, aux expressions de Maigret.
Et le commissaire, lui, laissait
tomber son regard sur les lettres, sur la signature de l’une d’elles :
Conrad.
La gêne atteignit son point
culminant. Le fermier alla prendre sa casquette sur une chaise, mais ne se
résigna pas à partir.
— Il vient de vous apporter les
lettres que votre beau-frère écrivait à sa fille ?
— Comment savez-vous ?…
Parbleu ! La scène était
tellement facile à reconstituer, dans une atmosphère pareille, écœurante à
force d’être épaisse ! Liewens qui arrivait, retenant son souffle à force
de dominer sa colère. Liewens qu’on introduisait dans le salon où
l’accueillaient deux femmes effrayées et qui parlait soudain, qui lançait les
lettres sur la table !…
Mme Popinga, affolée, se cachant le
visage de ses mains, refusant peut-être de croire à l’évidence, ou bien
accablée au point de rien pouvoir dire…
Et Any essayant de tenir tête à
l’homme, discutant…
C’est alors qu’on avait frappé à la
porte, que tout le monde s’était figé, qu’Any avait ouvert.
Maigret, en tout cas, dans cette
reconstitution, se trompait au moins sur le caractère d’un des personnages. Car
Mme Popinga, qu’il imaginait dans la cuisine, effondrée à la suite de cette
révélation, sans nerfs, sans ressort, rentrait quelques instants plus tard,
calme comme on ne l’est qu’au point culminant de l’émotion.
Et lentement elle posait, elle
aussi, des lettres sur la table. Elle ne les jetait pas. Elle les déposait.
Elle regardait le fermier, puis le commissaire. Elle ouvrait plusieurs fois la
bouche avant de parvenir à parler et elle disait alors :
— Il faut qu’on juge… Il faut
que quelqu’un lise…
Le visage de Liewens, au même
instant, était envahi par un flot de sang. Il était trop Hollandais pour se
précipiter vers les lettres, mais elles l’attiraient comme un vertige.
Une écriture de femme… Du papier
bleuâtre… Des lettres de Beetje, évidemment…
Une chose frappait : la
disproportion entre les deux tas. Peut-être y avait-il dix billets de Popinga,
d’une seule feuille, couverts le plus souvent de quatre ou cinq lignes.
Il y avait trente lettres de Beetje,
longues, compactes !
Conrad était mort. Il restait ces
deux tas inégaux et les bois en pile, complices des rendez-vous, le long de
l’Amsterdiep.
— Il vaut mieux vous
calmer ! dit Maigret. Et peut-être est-il préférable de lire ces lettres,
sans colère…
Le fermier le regardait avec une
acuité extraordinaire et il dut comprendre, car il fit malgré lui un pas vers
la table.
Maigret s’y appuyait des deux mains.
Il prit un billet de Popinga, au hasard.
— Voulez-vous avoir
l’obligeance de le traduire, mademoiselle Any ?
Mais la jeune fille n’avait pas
l’air d’entendre. Elle regardait l’écriture sans rien dire. Sa sœur lui prit le
billet des mains, grave et digne.
— Cela a été écrit à l’école,
dit-elle. Il n’y a pas de date. Au-dessus, il est marqué : six heures.
Puis :
Ma petite Beetje,
Il vaudra mieux ne pas venir ce
soir, parce que le directeur vient prendre une tasse de thé à la maison.
A demain. Baisers.
Elle regarda autour d’elle d’un air
de calme défi. Elle prit un autre billet. Elle lut lentement :
Petite Beetje jolie,
Tu dois te calmer. Et il faut
penser que la vie est encore longue. J’ai beaucoup de travail à cause des
examens des élèves de troisième. Je ne pourrai pas venir ce soir.
Pourquoi répètes-tu toujours que
je ne t’aime pas ? Je ne peux pourtant pas quitter l’école. Qu’est-ce que
nous ferions ?
Reste bien calme. Il y a du temps
devant nous. Je t’embrasse affectueusement.
Et, comme Maigret semblait dire que
cela suffisait, Mme Popinga prit une autre lettre.
— Il y a celle-ci, peut-être la
dernière :
Ma Beetje,
C’est impossible ! Je te
supplie d’être sage. Tu sais bien que je n’ai pas d’argent et qu’il faudrait
longtemps pour trouver une situation à l’étranger.
Tu dois être plus prudente et ne
pas t’énerver. Et surtout il faut avoir confiance !
Ne crains rien ! S’il
arrivait ce que tu crains, je ferais mon devoir.
Je suis nerveux parce que j’ai
beaucoup de travail en ce moment et que quand je pense à toi je travaille mal.
Le directeur m’a fait une remarque hier. J’ai été très triste.
J’essaierai de sortir demain soir
en disant que je vais voir un bateau norvégien dans le port.
Je te prends dans mes bras,
petite Beetje.
Mme Popinga les regarda tour à tour,
lasse, les yeux voilés. Sa main s’avança vers l’autre tas, celui qu’elle avait
apporté, et le fermier tressaillit. Elle prit une lettre, au hasard.
Cher Conrad que j’aime,
Une bonne nouvelle : à
l’occasion de mon anniversaire, papa a encore placé mille florins à mon compte
en banque. C’est assez pour aller en Amérique, car j’ai regardé dans le journal
le tarif des bateaux. Et nous pouvons voyager en troisième classe !
Mais pourquoi n’es-tu pas plus
pressé ? Moi, je ne vis plus. La Hollande m’étouffe. Il me semble que les
gens de Delfzijl me regardent avec réprobation…
Et pourtant je suis si heureuse
et si fière d’appartenir à un homme comme toi !
Il faut absolument partir avant
les vacances, car papa veut que j’aille passer un mois en Suisse et je ne veux
pas. Ou alors notre grand projet ne serait que pour l’hiver.
J’ai acheté des livres d’anglais.
Je connais déjà beaucoup de phrases.
Vite ! Vite ! Et ce
sera la belle vie à nous deux ! N’est-ce pas ?… Il ne faut plus
rester ici… Surtout maintenant !… Je crois que Mme Popinga me bat froid…
Et j’ai toujours peur de Cornélius qui me fait la cour et que je ne parviens
pas à décourager… C’est un bon garçon, bien élevé, mais qu’il est bête !…
Sans compter que ce n’est pas un
homme, Conrad, un homme comme toi, qui a voyagé partout, qui sait tout…
Tu te souviens quand, il y a un
an, je me mettais sur ton passage et que tu ne me regardais même pas !…
Et maintenant voilà que je vais
peut-être avoir un enfant de toi !… En tout cas, je pourrais !…
Mais pourquoi es-tu si
froid ?… Est-ce que tu m’aimes moins…
La lettre n’était pas finie, mais la
voix avait tellement faibli dans la gorge de Mme Popinga qu’elle se tut. Un
instant ses doigts fouillèrent le tas de lettres. Elle cherchait quelque chose.
Elle lut encore une phrase prise au
milieu d’un billet :
… et je finis par croire que tu
aimes mieux ta femme que moi, je finis par être jalouse d’elle, par la
détester… Sinon, pourquoi refuserais-tu maintenant de partir ?…
Le fermier ne pouvait comprendre les
mots, mais son attention était tellement tendue qu’on eût juré qu’il devinait.
Mme Popinga avala sa salive, saisit
une dernière feuille, lut d’une voix plus contenue encore :
… J’ai entendu dire dans le pays
que Cornélius serait plus amoureux de Mme Popinga que de moi et qu’ils
s’entendraient très bien tous les deux… Si cela pouvait être vrai !…
Alors, nous serions tranquilles et tu n’aurais plus de scrupule…
Le papier lui glissa des mains, alla
se poser lentement sur le tapis, au pied d’Any, qui le regarda fixement.
Et ce fut un nouveau silence. Mme
Popinga ne pleurait pas. Seulement tout en elle était tragique de douleur
contenue, de dignité obtenue au prix d’un effort insensé, tragique aussi de par
le sentiment admirable qui l’animait.
Elle était venue pour défendre
Conrad ! Elle attendait une attaque. Elle allait lutter encore s’il le
fallait.
— Quand avez-vous découvert ces
lettres ? questionna Maigret avec gêne.
— Le lendemain du jour où…
Elle étouffa. Elle ouvrit la bouche
pour boire une gorgée d’air. Ses paupières se gonflèrent.
— … où… Conrad…
— Oui !
Il avait compris. Il la regardait
avec compassion. Elle n’était pas jolie. Et pourtant elle avait les traits
réguliers. Elle n’avait pas de ces déformations qui rendaient le visage d’Any
déplaisant.
Elle était grande, forte sans être
grasse. Un casque de beaux cheveux encadrait son visage un peu rose de
Hollandaise.
Mais n’eût-il pas préféré qu’elle
fût laide ? Il se dégageait de ces traits réguliers, de cette expression
sage, réfléchie, comme un immense ennui.
Son sourire lui-même devait être un
sourire sage, mesuré, sa joie une joie sage, en veilleuse !
Et, à six ans, elle devait être une
enfant sérieuse ! A seize, elle devait être la même qu’aujourd’hui !
De ces femmes qui semblent être nées
pour être des sœurs, ou des tantes, ou des infirmières, ou des veuves
patronnant les bonnes œuvres.
Conrad n’était pas là, et jamais
Maigret ne l’avait senti aussi vivant qu’à cet instant, avec son visage bon
enfant, sa gourmandise, son appétit de vie plutôt, sa timidité, sa peur de
heurter quelqu’un de front et cette TSF dont il tournait les boutons des heures
durant pour accrocher un air de jazz à Paris, les tziganes de Budapest,
l’opérette de Vienne, voire les appels lointains de bateau à bateau…
Any s’approcha de sa sœur, comme on
s’approche de quelqu’un qui souffre et qui va faiblir. Mais Mme Popinga marcha
vers Maigret, fit deux pas tout au moins.
— Je n’avais jamais pensé…
souffla-t-elle. Jamais !… Je vivais… je… Et quand il est mort, je…
Il devina, à sa façon de respirer,
qu’elle avait une maladie de cœur, et l’instant d’après elle confirmait cette
hypothèse en restant un long moment immobile, une main sur la poitrine.
Quelqu’un bougeait dans la
pièce : le fermier, l’œil dur, fiévreux, qui s’était avancé vers la table
et qui saisissait les lettres de sa fille avec une nervosité de voleur qui
craint d’être surpris.
Elle le laissa faire. Maigret aussi.
Il n’osait pourtant pas s’en aller.
On l’entendit parler, ne s’adressant à personne en particulier. Le mot
Franzose frappa les oreilles de Maigret et il lui sembla qu’il comprenait
le néerlandais comme, sans doute, Liewens, ce jour-là, avait compris le
français.
Il reconstitua la phrase, à peu
près : « Vous croyez qu’il était nécessaire de raconter ces choses au
Français ?… »
Il laissa tomber sa casquette par
terre, la ramassa, s’inclina devant Any, qui était sur son chemin, mais devant
elle seule, grommela encore des syllabes inintelligibles et sortit. La servante
devait avoir fini de laver le seuil, car on entendit la porte d’entrée s’ouvrir
et se refermer, puis des pas s’éloigner.
Malgré la présence de la jeune
fille, Maigret questionna encore, avec une douceur dont on ne l’eût pas cru
capable :
— Vous avez montré ces lettres
à votre sœur ?
— Non ! Mais quand cet
homme…
— Où étaient-elles ?
— Dans le tiroir de la table de
nuit… Je ne l’ouvrais jamais… C’était là aussi qu’il y avait le revolver…
Any parla en néerlandais et Mme
Popinga traduisit machinalement :
— Ma sœur me dit que je devrais
me coucher… Parce que voilà trois nuits que je ne dors pas… Il ne serait pas
parti… Il a dû être imprudent une fois, n’est-ce pas ?… Il aimait rire,
jouer… Des détails me sont revenus… Beetje qui venait toujours apporter des
fruits et des gâteaux qu’elle faisait elle-même… Je croyais que c’était pour
moi… Puis elle venait nous demander de jouer au tennis… Toujours à l’heure où
elle savait bien que je n’avais pas le temps !… Mais je ne voulais pas
voir le mal… J’étais contente que Conrad se repose un peu… Parce qu’il
travaillait beaucoup et que Delfzijl était triste pour lui… L’an dernier, elle
a failli venir à Paris avec nous… Et c’était moi qui insistais !…
Elle disait cela simplement, avec
une lassitude où il y avait à peine de la rancœur.
— Il ne voulait pas partir…
Vous avez entendu… Mais il avait peur de faire de la peine… C’était son
caractère… Il a reçu des réprimandes, parce qu’il donnait de trop bonnes notes
aux examens… A cause de cela, mon père ne l’aimait pas…
Elle remit un bibelot à sa place, et
ce geste précis de ménagère trancha avec l’état d’esprit ambiant.
— Je voudrais seulement que
tout soit fini… Parce qu’on ne veut même pas qu’il soit enterré… Vous
comprenez ?… Je ne sais plus !… Qu’on me le rende !… Dieu se
chargera bien de punir le coupable…
Elle s’anima. Elle poursuivit d’une
voix plus ferme :
— Oui… C’est ce que je
crois !… Ces choses-là, n’est-ce pas ? C’est une affaire entre Dieu
et l’assassin… Nous, est-ce qu’on peut savoir ?…
Elle frémit, comme frappée d’une
idée. Elle montra la porte. Elle dit très vite :
— Peut-être qu’il va la
tuer !… Il en est capable !… Ce serait affreux…
Any la regardait avec une certaine
impatience. Elle devait considérer toutes ces paroles comme inutiles et ce fut
d’une voix très calme qu’elle prononça :
— Qu’est-ce que vous pensez,
maintenant, monsieur le commissaire ?…
— Rien !…
Elle n’insista pas, mais son visage
exprima le mécontentement.
— Je ne pense rien, parce qu’il
y a avant tout la casquette d’Oosting ! dit-il. Vous avez entendu les
théories de Jean Duclos. Vous avez lu les ouvrages de Grosz dont il vous a
parlé… Un principe : ne pas se laisser détourner de la vérité par des
considérations psychologiques… Suivre jusqu’au bout le raisonnement qui découle
des indices matériels…
Impossible de savoir s’il persiflait
ou s’il parlait sérieusement.
— Or, il y a une casquette et
un bout de cigare ! Quelqu’un les a apportés, ou jetés dans la maison…
Mme Popinga soupira, pour elle-même :
— Je ne peux pas croire
qu’Oosting…
Et soudain, dressant la tête :
— Cela me fait penser à une
chose que j’avais oubliée…
Mais elle se tut, comme craignant
d’en avoir trop dit,
comme épouvantée par les conséquences de ses
paroles !
— Dites !
— Non !… Cela ne signifie
rien !…
— Je vous en prie…
— Quand Conrad allait chasser
le chien de mer sur les bancs de Workum…
— Oui… Eh bien ?…
— Beetje allait avec eux… Parce
qu’elle chasse aussi… Ici, en Hollande, les jeunes filles ont beaucoup de
liberté…
— Ils couchaient en
route ?…
— Parfois une nuit… Parfois
deux…
Elle se prit la tête à deux mains,
eut un mouvement d’impatience poussée au degré le plus extrême, gémit :
— Non ! je ne peux plus
penser !… C’est trop affreux !… Trop affreux…
Cette fois-ci, les sanglots étaient
là. Ils naissaient. Ils allaient éclater, et ce fut Any qui mit ses mains sur
les épaules de sa sœur et la poussa doucement dans la pièce voisine.
VII
Un déjeuner chez Van Hasselt
Quand Maigret arriva à l’hôtel, il
comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. La veille, il avait dîné à
une table voisine de celle de Jean Duclos.
Or trois couverts étaient dressés
sur la table ronde qui se trouvait au centre de la salle. La nappe était
éblouissante, avec encore tous ses plis. Enfin il y avait trois verres par
convive, ce qui, en Hollande, n’est de mise que pour une véritable cérémonie.
Dès l’entrée, le commissaire fut
accueilli par l’inspecteur Pijpekamp, qui s’avança vers lui la main tendue,
avec un sourire d’homme qui a préparé une heureuse surprise.
Il était en tenue de gala ! Un
faux col haut de huit centimètres ! Une jaquette ! Il était rasé de
près. Il devait sortir des mains du coiffeur, car il répandait encore une odeur
de lotion à la violette.
Plus terne, Jean Duclos se tenait
derrière lui, l’air ennuyé.
— Vous m’excuserez, mon cher
collègue… J’aurais dû vous prévenir ce matin… J’aimerais vous recevoir chez
moi, mais j’habite Groningen et je suis célibataire… Alors je me suis permis de
vous inviter à déjeuner ici même !… Oh ! un petit déjeuner sans
cérémonie.
Et tout en prononçant ces derniers
mots, il regardait les couverts, les cristaux et attendait évidemment des
protestations de Maigret.
Elles ne vinrent pas.
— J’ai pensé que, puisque le
professeur est votre compatriote, vous seriez content de…
— Très bien ! Très
bien ! dit le commissaire. Vous permettez que j’aille me laver les
mains ?
Il le fit lentement, l’air grognon,
dans le petit lavabo adjacent. La cuisine était proche et il entendait une
rumeur affairée, des heurts de plats et de casseroles.
Quand il rentra dans la salle,
Pijpekamp versait lui-même du porto dans des verres et murmurait avec un
sourire ravi, modeste :
— Comme en France, n’est-ce
pas ?… Prosit !… Santé, mon cher collègue…
Il était touchant de bonne volonté.
Il s’appliquait à trouver des formules raffinées, à se montrer homme du monde
jusqu’au bout des ongles.
— J’aurais dû déjà hier vous
inviter… Mais j’ai été tellement… comment vous dites ?… secoué par cette
affaire… Vous avez trouvé quelque chose ?…
— Rien !
Il y eut un éclair dans les
prunelles du Hollandais et Maigret pensa : « Toi, mon petit bonhomme,
tu as une victoire à m’annoncer et tu vas me sortir ça au dessert… A moins que
tu n’aies pas la patience d’attendre jusque-là… »
Il ne se trompait pas. On servit
d’abord de la soupe aux tomates, en même temps qu’un Saint-Emilion sucré à en
donner mal au cœur, manifestement tripoté pour l’exportation.
— Santé !…
Brave Pijpekamp ! Il faisait
tout son possible et même plus que son possible ! Et Maigret n’avait pas
l’air de s’en apercevoir ! Il n’appréciait pas !
— En Hollande, on ne boit
jamais en mangeant… Seulement après… Le soir, dans les grandes réunions, un
petit verre de vin avec le cigare… On ne met pas de pain à table non plus…
Et il louchait vers le plat de pain
qu’il avait commandé. Même le porto, qu’il avait choisi en remplacement du
genièvre national !
Est-ce qu’on peut faire mieux ?
Il en était tout rose ! Il regardait la bouteille de vin doré avec
attendrissement. Jean Duclos mangeait en pensant à autre chose.
Et Pijpekamp eût tellement voulu
mettre de l’entrain, de la gaieté, créer autour de ce déjeuner une atmosphère
de folie, de vraie bombe à la française !
On apporta le huchpot. Le
plat national. La viande nageait dans des litres de sauce, et Pijpekamp prit un
air mystérieux pour prononcer :
— Vous me direz si vous
aimez !…
Le malheur, c’est que Maigret
n’était pas en train. Il flairait autour de lui un petit mystère qu’il ne
s’expliquait pas encore très bien.
Il lui semblait qu’il y avait une
sorte de franc-maçonnerie entre Jean Duclos et le policier. Et, par exemple,
chaque fois que ce dernier remplissait le verre de Maigret, il avait un bref
regard au professeur.
Du bourgogne chambrait à côté du
poêle.
— Je croyais que vous buviez
beaucoup plus de vin…
— Cela dépend…
Duclos n’était certainement pas tout
à fait à son aise. Il évitait de se mêler à la conversation. Il buvait de l’eau
minérale, sous prétexte qu’il était au régime.
Pijpekamp ne put attendre plus
longtemps. Il avait parlé de la beauté du port, de l’importance du trafic sur
l’Ems, de l’Université de Groningen, où les plus grands savants du monde
viennent donner des conférences.
— Vous savez qu’il y a du
nouveau…
— Vraiment ?…
— A votre santé ! A la
santé de la police française ! Oui, maintenant, le mystère est à peu près
éclairci…
Maigret le regarda de ses yeux les
plus glauques, sans la moindre trace d’émotion, ni même de curiosité.
— Ce matin, vers dix heures, on
m’a prévenu que quelqu’un m’attendait à mon bureau… Devinez qui ?…
— Barens ! Continuez…
Pijpekamp en fut plus navré encore
que du peu d’effet qu’avait produit sur son hôte la table si luxueusement
servie.
— Comment savez-vous ?… On
vous a dit, n’est-ce pas ?…
— Rien du tout ! Qu’est-ce
qu’il voulait ?…
— Vous le connaissez… Il est
très timide… très… le mot français… oui, renfermé… Il n’osait pas me regarder…
On aurait cru qu’il allait pleurer… Il a avoué qu’en sortant, la nuit du crime,
de la maison Popinga, il n’était pas rentré à bord tout de suite…
Et l’inspecteur esquissa toute une
série d’œillades.
— Vous comprenez ?… Il
aime Beetje !… Et il était jaloux, parce que Beetje avait dansé avec
Popinga !… Et il était fâché parce qu’elle avait bu du cognac !… Il
les a vus sortir tous les deux…
» Il a suivi, de loin… Il est
revenu derrière son professeur…
Maigret était sans pitié. Il voyait
pourtant que l’autre eût tout donné pour un signe d’étonnement, d’admiration,
d’angoisse.
— A votre santé, monsieur le
commissaire !… Barens n’a pas dit tout de suite, parce qu’il avait peur…
Mais voilà la vérité !… Il a vu un homme, tout de suite après le coup de
feu, qui courait vers le tas de bois où il a dû se cacher…
— Il vous l’a décrit
minutieusement, n’est-ce pas ?
— Oui…
L’autre nageait. Il n’avait plus
aucun espoir d’épater son collègue. Son histoire avait fait long feu.
— Un marin… Sûrement un marin
étranger… Très grand, très maigre et tout rasé…
— Et il y a bien entendu un
bateau qui est parti le lendemain…
— Il en est parti trois depuis…
L’affaire est claire !… Ce n’est pas à Delfzijl qu’il faut chercher… C’est
un étranger qui a tué… Sans doute un matelot qui a connu Popinga autrefois,
quand il naviguait… Un matelot qu’il aura fait punir quand il était officier,
ou capitaine…
Jean Duclos présentait obstinément
son profil au regard de Maigret. Pijpekamp faisait signe à Mme Van Hasselt,
qui, en grande tenue, se tenait à la caisse, d’apporter une nouvelle bouteille.
Il restait à manger un chef-d’œuvre,
un gâteau garni de trois sortes de crème sur lequel, par surcroît, le nom de
Delfzijl s’inscrivait en chocolat.
Et l’inspecteur baissait modestement
les yeux.
— Si vous voulez couper…
— Vous avez remis Cornélius en
liberté ?…
Du coup, son voisin sursauta,
regarda Maigret en se demandant s’il ne devenait pas fou.
— Mais…
— Si cela ne vous fait rien,
nous le questionnerons ensemble tout à l’heure…
— C’est très facile ! Je
vais téléphoner à l’école…
— Tant que vous y êtes,
téléphonez aussi qu’on amène Oosting, que nous interrogerons ensuite…
— A cause de la
casquette ?… Maintenant, cela s’explique, n’est-ce pas ?… Un marin,
en passant, a vu la casquette sur le pont… Il l’a prise et…
— Naturellement !…
Pijpekamp aurait bien pleuré. Cette
ironie lourde, à peine perceptible de Maigret, le déroutait au point qu’il se
heurta au chambranle de la porte en pénétrant dans la cabine téléphonique.
Le commissaire resta un moment seul
avec Jean Duclos, qui tenait le nez baissé sur son assiette.
— Vous ne lui avez pas dit,
tant que vous y étiez, de me glisser discrètement quelques florins ?
Ces mots furent prononcés doucement,
sans aigreur, et Duclos leva la tête, ouvrit la bouche pour protester.
— Chut !… Nous n’avons pas
le temps de discuter… Vous lui avez conseillé de m’offrir un bon déjeuner,
largement arrosé… Vous lui avez dit qu’en France c’est ainsi qu’on avait raison
des fonctionnaires… Silence, vous dis-je !… Et qu’après ça je serais
coulant comme du miel…
— Je vous jure que…
Maigret alluma sa pipe, se tourna
vers Pijpekamp, qui revenait du téléphone et qui, regardant la table,
bafouilla :
— Vous accepterez bien un petit
verre de cognac… Il y en a du vieux…
— Vous permettez que ce soit
moi qui vous l’offre ! Veuillez seulement dire à Madame de nous apporter
une bouteille de fine et des verres à dégustation…
Mais Mme Van Hasselt apporta des
petits verres. Le commissaire se leva, alla lui-même en prendre d’autres sur
une étagère, les remplit à plein bord.
— A la santé de la police
hollandaise ! dit-il.
Pijpekamp n’osait pas protester.
L’alcool lui fit venir les
larmes aux yeux, tant il était fort. Mais le commissaire,
souriant, féroce, levait sans cesse son verre, répétait :
— A la santé de votre
police !… A quelle heure Barens sera-t-il à votre bureau ?
— Dans une demi-heure !…
Un cigare ?…
— Merci ! Je préfère ma
pipe…
Et Maigret emplit à nouveau les
verres, avec une telle autorité que ni Pijpekamp ni Duclos n’osèrent refuser de
boire.
— C’est une belle
journée ! dit-il à deux ou trois reprises. Je me trompe peut-être !
Mais j’ai l’impression que, ce soir, l’assassin de ce pauvre Popinga sera
arrêté…
— A moins qu’il ne soit en
train de naviguer dans la Baltique ! répliqua Pijpekamp…
— Bah !… Vous le croyez si
loin ?…
Duclos leva un visage pâle.
— C’est une insinuation,
commissaire ? questionna-t-il d’une voix coupante.
— Quelle insinuation ?
— Vous paraissez prétendre que,
s’il n’est pas loin, il est peut-être très près…
— Quelle imagination,
professeur !
On avait été à deux doigts de
l’incident. Cela devait tenir en partie aux grands verres de fine. Pijpekamp
était tout rouge. Ses yeux luisaient.
Chez Duclos, au contraire, l’ivresse
se traduisait par une pâleur morbide.
— Un dernier verre, messieurs,
et nous irons interroger ce pauvre petit !
La bouteille était sur la table.
Chaque fois que Maigret servait, Mme Van Hasselt mouillait de ses lèvres la
pointe de son crayon et marquait les consommations dans son livre.
On plongea, la porte franchie, dans
une atmosphère lourde de soleil et de calme. Le bateau d’Oosting était à sa
place. Pijpekamp éprouva le besoin de se tenir beaucoup plus raide que
d’habitude.
Il n’y avait que trois cents mètres
à parcourir. Les rues étaient désertes. Les boutiques s’alignaient, vides mais
propres et achalandées comme pour une exposition universelle dont les portes
eussent été sur le point de s’ouvrir.
— Ce sera presque impossible de
découvrir le matelot… dit Pijpekamp. Mais c’est bien qu’on sache que c’est lui,
car ainsi l’on ne soupçonne plus personne… Je vais faire un rapport pour que M.
Duclos, votre compatriote, soit tout à fait libre…
Il entra d’une démarche pas très
assurée dans les bureaux de la police locale et il heurta un meuble en passant,
s’assit d’une façon un peu trop brutale.
Il n’était pas ivre à proprement
parler. Mais l’alcool lui enlevait une partie de cette douceur, de cette
politesse qui caractérise la plupart des Hollandais.
Ce fut d’un geste dégagé qu’il
pressa un timbre électrique, tout en renversant sa chaise en arrière. Il
s’adressa en néerlandais à un agent en uniforme qui disparut et revint
l’instant d’après en compagnie de Cornélius.
Bien que le policier reçût celui-ci
avec une cordialité exagérée, le jeune homme sembla perdre pied en entrant dans
le bureau, et cela parce que son regard s’était aussitôt fixé sur Maigret.
— Le commissaire veut vous
demander quelques petites choses ! dit Pijpekamp en français.
Maigret ne se pressait pas. Il
arpentait le bureau de long en large en tirant de petites bouffées de sa pipe.
— Dites donc, mon petit
Barens ! Qu’est-ce que le Baes vous a raconté, hier au soir ?
L’autre tourna sa tête maigre dans
tous les sens, comme un oiseau affolé.
— Je… je crois…
— Bon ! Je vais vous
aider… Vous avez encore un papa, n’est-ce pas, là-bas, aux Indes ?… Il
serait très triste s’il vous arrivait quelque chose… Des ennuis… Je ne sais
pas, moi !… Eh bien ! un faux témoignage, dans une affaire comme
celle-ci, se paie par quelques mois de prison…
Cornélius étouffait, n’osait pas
faire un mouvement, n’osait plus regarder personne.
— Avouez que c’est Oosting, qui
vous attendait hier sur la berge de l’Amsterdiep, qui vous a dit de répondre à
la police ce que vous avez répondu… Avouez que vous n’avez jamais vu d’homme
grand et maigre autour de la maison des Popinga…
— Je…
Non ! Il n’avait plus la force
de résister. Il éclatait en sanglots. Il s’écroulait.
Et Maigret regardait d’abord Jean
Duclos, ensuite Pijpekamp, de ce regard lourd mais impénétrable qui le faisait
passer auprès de certaines gens pour un imbécile. Car ce regard était si
stagnant qu’il paraissait vide !
— Vous croyez… commença
l’inspecteur.
— Voyez vous-même !
Le jeune homme, que sa tenue
d’officier rendait encore plus étroit, par contraste, se mouchait, serrait les
dents pour étouffer ses sanglots, balbutiait enfin :
— Je n’ai rien fait…
On fut quelques instants à le
regarder tandis qu’il essayait de se calmer.
— C’est tout ! trancha enfin
Maigret. Je n’ai pas dit que vous aviez fait quelque chose. Oosting vous a
demandé de prétendre que vous avez vu un étranger à proximité de la maison… Il
vous a sans doute dit que c’était le seul moyen de sauver certaines personnes…
Qui ?…
— Je jure sur la tête de ma
mère qu’il n’a pas précisé… Je ne sais pas… Je voudrais mourir…
— Parbleu ! A dix-huit
ans, on veut toujours mourir… Vous n’avez plus rien à lui demander, monsieur
Pijpekamp ?
Celui-ci haussa les épaules dans un
geste qui signifiait qu’il n’y comprenait rien.
— Alors, mon petit, vous pouvez
filer…
— Vous savez que ce n’est pas
Beetje…
— C’est bien possible !…
Il est temps que vous alliez rejoindre vos camarades à l’école…
Et il le poussa dehors,
grogna :
— A l’autre !… Oosting est
arrivé ?… Malheureusement, celui-là ne comprend pas le français…
La sonnerie électrique résonna.
L’agent introduisit un peu plus tard le Baes, qui tenait à la main sa casquette
neuve en même temps que la pipe qu’il avait laissée s’éteindre.
Il eut un regard, un seul, à
Maigret. Et, chose étrange, c’était un regard de reproche. Il se tint debout
devant le bureau de l’inspecteur, qu’il salua.
— Cela ne vous dérange pas de
lui demander où il était à l’heure où Popinga a été tué ?…
Le policier traduisit. Oosting
commença un long discours que Maigret ne comprit pas, ce qui ne l’empêcha pas
de trancher :
— Non ! Arrêtez-le !
Une réponse en trois mots !
Pijpekamp traduisit encore. Nouveau
regard de reproche.
Une réplique, aussitôt traduite.
— Il était à bord de son
bateau !
— Dites-lui que ce n’est pas
vrai !
Et Maigret allait et venait
toujours, les mains derrière le dos.
— Qu’est-ce qu’il répond à
cela ?
— Qu’il le jure !
— Bon ! Qu’il vous dise,
dans ce cas, qui lui a volé sa casquette…
Pijpekamp était d’une docilité absolue.
Il est vrai que Maigret donnait une telle impression de puissance !
— Eh bien ?
— Il était dans sa cabine… Il
faisait des comptes… Il a vu, par les hublots, des jambes sur le pont… Il a
reconnu un pantalon de marin…
— Et il a suivi l’homme ?
Oosting hésita, ferma à demi les
paupières, fit claquer les doigts et parla avec volubilité.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il préfère dire la
vérité ! Qu’il sait bien qu’il faudra qu’on reconnaisse son innocence…
Quand il est monté sur le pont, le marin s’éloignait… Il l’a suivi de loin… Il
a été conduit ainsi, le long de l’Amsterdiep, jusqu’à proximité de la maison
des Popinga… Là, le marin s’est caché… Intrigué, Oosting a attendu, caché de
son côté…
— Il a entendu le coup de feu,
deux heures plus tard ?
— Oui… Mais il n’a pu rattraper
l’homme qui s’enfuyait…
— Il a vu cet homme entrer dans
la maison ?
— Dans le jardin tout au moins…
Il suppose qu’il est monté au premier étage en se servant de la gouttière…
Maigret souriait. Un sourire vague,
bienheureux d’homme qui fait une excellente digestion.
— Il reconnaîtrait
l’homme ?
Traduction. Haussement d’épaules du
Baes.
— Il ne sait pas…
— Il a vu Barens guetter Beetje
et le professeur ?…
— Oui…
— Et, comme il a craint d’être
accusé, comme d’autre part il a voulu donner la bonne piste à la police, il a
chargé Cornélius de parler à sa place…
— C’est ce qu’il prétend… Je ne
dois pas le croire, n’est-ce pas ?… Il est coupable, c’est évident…
Jean Duclos donnait des signes
d’impatience. Oosting était calme, en homme qui s’attend désormais à tout. Il
prononça une phrase que le policier traduisit.
— Il dit maintenant qu’on peut
faire de lui ce qu’on voudra, mais que Popinga était à la fois son ami et son
bienfaiteur.
— Et qu’est-ce que vous allez
faire ?
— Le garder à la disposition de
la Justice… Il avoue qu’il était là…
Toujours à cause du cognac, la voix
de Pijpekamp était plus forte que d’habitude, ses gestes plus violents, et ses
décisions s’en ressentaient. Il voulait paraître catégorique. Il était en face
d’un collègue étranger et il tenait à sauver sa réputation en même temps que
celle de la Hollande.
Il prit une mine grave, pressa une
fois de plus le timbre électrique.
Et, à l’agent qui s’empressait, il
commanda, avec des petits coups de coupe-papier sur le bureau :
— Arrêtez cet homme… Qu’on
l’emmène !… Je le verrai plus tard…
C’était dit en néerlandais, mais le
ton suffisait à faire comprendre les mots.
Sur ce, il se leva, expliqua :
— Je vais achever d’éclaircir
cette affaire… Je ne manquerai pas de faire ressortir le rôle que vous avez
joué… Bien entendu, votre compatriote est libre…
Il ne se doutait pas que Maigret, en
le voyant gesticuler, les yeux brillants, songeait à part lui :
« Toi, mon pauvre vieux, tu regretteras rudement ce que tu viens de faire
quand, dans quelques heures, tu seras calmé !… »
Pijpekamp ouvrait la porte. Le
commissaire ne se décidait pas à partir.
— Je voudrais vous demander une
dernière faveur ! dit-il avec une politesse inaccoutumée.
— Je vous écoute, mon cher
collègue…
— Il n’est pas encore quatre
heures… Ce soir, nous pourrions reconstituer le drame, avec tous ceux qui y ont
été mêlés de près ou de loin… Voulez-vous prendre note des noms ?… Mme
Popinga… Any… M. Duclos… Barens… les Wienands… Beetje… Oosting… Et enfin M.
Liewens, le père de Beetje…
— Vous voulez…
— Reprendre les événements à
partir du moment où, dans la salle Van Hasselt, la conférence s’est terminée…
Il y eut un silence ; Pijpekamp
réfléchissait.
— Je vais téléphoner à
Groningen, dit-il enfin, pour demander conseil à mes chefs…
Il ajouta, sans être trop sûr de sa
plaisanterie et en guettant l’expression de ses interlocuteurs :
— Par exemple, il manquera
quelqu’un… Conrad Popinga, qui ne pourra pas…
— C’est moi qui tiendrai ce
rôle… acheva Maigret.
Et il partit, suivi de Jean Duclos,
après avoir prononcé :
— Et merci de votre excellent
déjeuner !
VIII
Maigret et les jeunes filles
Le commissaire, au lieu de prendre à
travers la ville pour aller du bureau de police à l’Hôtel Van Hasselt, faisait
le détour par les quais, suivi de Jean Duclos, dont la démarche, le port de
tête et le visage exhalaient de la mauvaise humeur.
— Vous savez que vous vous
rendrez odieux ? mâchonna-t-il enfin tout en regardant la grue en action
dont le croc venait de frôler leur tête.
— Parce que ?
Duclos haussa les épaules, fit
quelques pas sans répondre.
— Vous ne comprendrez quand
même pas ! Ou bien vous ne voudrez pas comprendre ! Vous êtes comme
tous les Français…
— Il me semblait que nous
étions de même nationalité…
— Seulement, moi, j’ai beaucoup
voyagé… J’ai une culture universelle… Je sais me mettre au diapason du pays où
je vis… Vous, depuis que vous êtes ici, vous foncez droit devant vous, sans
vous inquiéter des contingences…
— Sans m’inquiéter de savoir,
par exemple, si l’on désire découvrir le coupable !
Duclos s’anima.
— Et pourquoi pas ?… Il ne
s’agit pas d’un crime crapuleux… Donc l’auteur n’est pas un professionnel de
l’assassinat et du vol… Ce n’est pas un individu qu’il faut nécessairement
mettre à l’ombre pour protéger la société…
— Et dans ce cas ?…
Maigret avait une façon réjouie de
fumer sa pipe, de tenir les mains derrière le dos.
— Regardez… murmura Duclos en
désignant le décor autour d’eux, la ville proprette où tout était en ordre
comme dans le buffet d’une bonne ménagère, le port trop petit pour que
l’atmosphère en fût âpre, les gens sereins plantés dans leurs sabots jaunes.
Puis il reprit :
— Chacun gagne sa vie… Chacun
est à peu près heureux… Et surtout, chacun refrène ses instincts, parce que
c’est la règle, c’est une nécessité si l’on veut vivre en société… Pijpekamp
vous confirmera que les vols sont une chose rarissime… Il est vrai que celui
qui dérobe un pain de deux livres ne s’en tire pas à moins de quelques semaines
de prison… Où voyez-vous du désordre ?… Pas de rôdeurs !… Pas de
mendiants… C’est la propreté organisée…
— Et je viens bousculer la
porcelaine !
— Attendez ! Les maisons,
à gauche, près de l’Amsterdiep, sont les maisons des notables, des riches, de
ceux qui détiennent un pouvoir quelconque… Tout le monde les connaît… Il y a le
maire, les pasteurs, les professeurs, les fonctionnaires, tous ceux qui
veillent à ce que la ville ne soit pas troublée, à ce que chacun se tienne à sa
place sans heurter le voisin… Ces gens-là, je crois que je vous l’ai dit, ne se
reconnaissent même pas le droit d’aller au café, car ce serait donner le
mauvais exemple… Or, un crime est commis… Vous flairez un drame de famille…
Maigret écoutait tout en regardant
les bateaux qui avaient leur pont beaucoup plus haut que le quai, se dressaient
comme des murs bariolés, car c’était marée haute.
— Je ne connais pas l’opinion
de Pijpekamp, qui est un inspecteur très estimé. Ce que je sais, c’est qu’il
était préférable pour tout le monde d’annoncer ce soir que l’assassin du
professeur est un matelot étranger et que les recherches continueront… Pour
tout le monde ! Pour Mme Popinga ! Pour sa famille ! Pour son
père, entre autres, qui est un intellectuel notoire ! Pour Beetje et pour
M. Liewens… Mais surtout pour l’exemple !… Pour les gens de toutes les petites
maisons de la ville qui regardent ce qui se passe dans les grandes maisons de
l’Amsterdiep et qui sont prêtes à faire la même chose… Vous, vous voulez la
vérité pour la vérité, pour la gloriole de démêler une affaire difficile…
— C’est ce que Pijpekamp vous a
dit ce matin ?… Il vous a demandé par la même occasion comment on pourrait
bien calmer mon ardeur brouillonne… Et vous lui avez dit qu’en France, les gens
comme moi, on les a avec un bon déjeuner, voire avec un pourboire…
— Nous n’avons pas prononcé de
phrases aussi précises…
— Savez-vous à quoi je pense,
monsieur Jean Duclos ?
Maigret s’était arrêté pour mieux
savourer le panorama
du port. Un tout petit bateau, aménagé en boutique, allait
de navire en navire, accostait péniches et voiliers, pétaradant et fumant de
son moteur à essence, vendant du pain, des épices, du tabac, des pipes et du
genièvre.
— Je vous écoute…
— Je pense que vous avez de la
chance d’être sorti de la salle de bains avec le revolver à la main.
— C’est-à-dire ?…
— Rien ! Répétez-moi
seulement que vous n’avez vu personne dans cette salle de bains.
— Je n’ai vu personne.
— Et vous n’avez rien
entendu ?
Il détourna la tête.
— Je n’ai rien entendu de
précis… Peut-être ai-je eu l’impression que quelque chose remuait sous le
couvercle de la baignoire…
— Vous permettez ?…
J’aperçois quelqu’un qui m’attend…
Et il se dirigea à grands pas vers
la porte de l’Hôtel Van Hasselt, où l’on voyait Beetje Liewens qui arpentait le
trottoir en guettant son arrivée.
Elle essaya de lui sourire, comme
les autres fois, mais son sourire manqua d’entrain. On la sentait nerveuse.
Elle continuait à observer la rue comme si elle eût craint de voir surgir
quelqu’un.
— Il y a près d’une demi-heure
que je vous attends.
— Voulez-vous entrer ?
— Pas dans le café, n’est-ce
pas ?…
Dans le corridor, il hésita une
seconde. Il ne pouvait pas non plus la recevoir dans sa chambre. Alors il
poussa la porte de la salle de bal, vaste et vide, où les voix résonnèrent
comme dans un temple.
A la lumière du jour, le décor de la
scène était terne, poussiéreux. Le piano était ouvert. Il y avait une grosse
caisse dans un coin et des chaises entassées jusqu’au plafond.
Derrière, des guirlandes en papier
qui avaient dû servir pour un bal de société.
Beetje gardait son air de santé. Elle
portait un tailleur bleu et sa poitrine était plus aguichante que jamais sous
un chemisier de soie blanche.
— Vous avez pu sortir de chez
vous ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
Elle avait évidemment beaucoup de choses à dire, mais elle ne savait par où
commencer.
— Je me suis sauvée !
déclara-t-elle enfin. Je ne pouvais plus rester. J’avais peur ! C’est la
servante qui est venue me dire que mon père était furieux, qu’il serait capable
de me tuer… Déjà il m’avait enfermée dans ma chambre, sans parler… Car il ne
dit jamais rien quand il est en colère… L’autre nuit, nous sommes rentrés sans
un mot… Il a fermé la porte à clé. Cet après-midi, la servante m’a parlé par la
serrure… Il paraît qu’à midi il est revenu, tout pâle… Il a déjeuné, puis il
s’est promené à grands pas autour de la ferme… Enfin il est parti sur la tombe
de ma mère…
» Il y va chaque fois qu’il a
une grande décision à prendre… Alors, j’ai cassé un carreau. La servante m’a
passé un tournevis et j’ai dévissé la serrure…
» Je ne veux plus retourner
là-bas… Vous ne connaissez pas mon père…
— Une question !
l’interrompit Maigret.
Et il regardait le petit sac en
chevreau verni qu’elle tenait à la main.
— Combien d’argent avez-vous
emporté ?
— Je ne sais pas… Peut-être
cinq cents florins.
— Qui étaient dans votre
chambre ?
Elle rougit, balbutia :
— Qui étaient dans le bureau…
Je voulais d’abord aller à la gare… Mais il y a un policier en face… J’ai pensé
à vous…
Ils étaient là comme dans une salle
d’attente où il est impossible de créer une atmosphère intime, et ils ne
songeaient même pas à prendre deux des chaises entassées pour s’asseoir.
Si Beetje était nerveuse, elle
n’était pas affolée. Peut-être était-ce pour cela que Maigret la regardait avec
une certaine hostilité, qui perça surtout dans sa voix lorsqu’il demanda :
— A combien d’hommes avez-vous
déjà proposé de vous enlever ?
Elle perdit pied. Elle détourna la
tête, balbutia :
— Qu’est-ce que vous
dites ?…
— A Popinga d’abord… Etait-ce
le premier ?
— Je ne comprends pas.
— Je vous demande si c’était
votre premier amant…
Un assez long silence. Puis :
— Je ne croyais pas que vous
seriez si méchant avec moi… Je venais…
— Etait-ce le premier ?…
En somme, il y a un peu plus d’un an que cela dure… Mais avant cela ?…
— Je… j’ai flirté avec le professeur
de gymnastique du lycée, à Groningen…
— Flirté ?…
— C’est lui qui… qui a…
— Bon ! Donc vous aviez
déjà eu un amant avant Popinga… Pas d’autres ?…
— Jamais ! s’écria-t-elle
avec indignation.
— Et vous avez été la maîtresse
de Barens ?
— Ce n’est pas vrai… Je le
jure !…
— Vous aviez des rendez-vous
avec lui…
— … Parce qu’il était amoureux…
Il osait à peine m’embrasser…
— Et, lors de votre dernier
rendez-vous, celui-là qui a été interrompu par mon arrivée et par celle de
votre père, vous lui avez offert de partir tous les deux…
— Comment savez-vous ?…
Il faillit éclater de rire !
C’était déroutant d’ingénuité ! Elle avait repris une partie de son
sang-froid ! Elle parlait de ces choses-là avec une remarquable
candeur !
— Il n’a pas voulu ?
— Il avait peur… Il me disait
qu’il n’avait pas d’argent…
— Et vous lui proposiez d’en
prendre chez vous… En bref, vous avez depuis longtemps la marotte de l’évasion…
Votre grand objectif dans la vie est de quitter Delfzijl en compagnie d’un
homme quelconque…
— Pas quelconque !
rectifia-t-elle, vexée. Vous êtes méchant ! Vous ne voulez pas
comprendre !
— Mais si ! Mais si !
C’est même d’une simplicité enfantine ! Vous aimez la vie ! Vous
aimez les hommes ! Vous aimez toutes les joies qu’il est possible de
s’offrir…
Elle baissa les yeux, tripota son
sac à main.
— Vous vous ennuyez dans la
ferme modèle de votre papa ! Vous avez envie d’autre chose ! Vous
commencez au lycée, à dix-sept ans, par le professeur de gymnastique…
Impossible de le décider à partir… A Delfzijl, vous passez les hommes en revue
et vous en découvrez un qui paraît plus audacieux que les autres… Popinga a
voyagé… Il aime la vie aussi… Les préjugés le gênent aux entournures… Vous vous
jetez à son cou…
— Pourquoi vous dites…
— J’exagère peut-être !
Mettons que, comme vous êtes une jolie fille, appétissante en diable, il vous
fasse un brin de cour ! Mais un brin de cour timide, car il a peur des
complications, peur de sa femme, d’Any, de son directeur, de ses élèves…
— Surtout d’Any !
— Nous en parlerons tout à
l’heure… Il vous embrasse dans les coins… Je parierais qu’il n’avait pas même
l’audace d’en désirer davantage… Seulement, vous croyez que c’est arrivé… Vous
êtes tous les jours sur son chemin… Vous lui apportez des fruits chez lui… Vous
vous incrustez dans le ménage… Vous vous faites reconduire en vélo et vous vous
arrêtez derrière le tas de bois… Vous lui écrivez des lettres où vous lui dites
votre volonté d’évasion…
— Vous avez lu ?
— Oui !
— Et vous croyez que ce n’est
pas lui qui a commencé ?
Elle s’emballait.
— Au début, il me disait qu’il
était très malheureux, que Mme Popinga ne le comprenait pas, qu’elle ne pensait
qu’au qu’en-dira-t-on, que c’était une vie bête, et tout…
— Parbleu !
— Vous voyez bien que…
— Soixante hommes mariés sur
cent disent cela à la première jeune fille séduisante qu’ils rencontrent…
Seulement, le malheureux est tombé sur une jeune fille qui l’a pris au mot…
— Vous êtes méchant, méchant…
Elle était près de pleurer. Elle se
contenait, tapait du pied pour souligner le mot méchant.
— Bref, il a toujours remis à
plus tard ce fameux départ et vous avez bien senti qu’il ne le réaliserait
jamais…
— Ce n’est pas vrai !
— Mais si ! Et la preuve,
c’est que vous vous assuriez en quelque sorte contre cette éventualité en
acceptant les hommages de Barens… Prudemment !… Parce que, lui, c’est un
jeune homme timide, bien élevé, respectueux, qu’il ne faut pas effaroucher…
— C’est horrible !
— C’est une histoire vécue…
— Vous me détestez, n’est-ce
pas ?
— Moi ? Pas du tout…
— Vous me détestez ! Et
cependant je suis malheureuse… J’aimais Conrad…
— Et Cornélius ?… Et le
professeur de gymnastique ?…
Cette fois, elle pleura. Elle
trépigna.
— Je vous défends…
— De dire que vous ne les
aimiez pas ! Pourquoi pas ? Vous les aimiez dans la mesure où ils représentaient
pour vous une autre vie, le grand départ qui vous a toujours hantée…
Elle n’écoutait plus. Elle
gémissait :
— Je n’aurais pas dû venir… Je
croyais…
— Que j’allais vous prendre
sous ma protection ?… Mais je le fais !… Seulement je ne vous considère
pas pour la cause comme une victime, ni comme une héroïne… Vous êtes une petite
fille gourmande, un peu sotte, un peu égoïste, et voilà tout !… Une petite
fille comme il y en a beaucoup…
Elle montra un œil humide où il y
avait déjà de l’espoir.
— Tout le monde me
déteste ! gronda-t-elle.
— Qui, tout le monde ?…
— Mme Popinga, d’abord, parce
que je suis pas comme elle ! Elle voudrait que je fasse toute la journée
des vêtements pour les indigènes de l’Océanie, ou que je tricote pour les
autres… Je sais qu’elle a dit à des jeunes filles de l’ouvroir de ne pas
m’imiter… Et elle a même annoncé que je finirais mal si je ne trouvais pas
rapidement un mari… On me l’a répété…
C’était à nouveau comme une bouffée
du parfum un peu rance de la petite ville : l’ouvroir, les papotages, les
jeunes filles de bonne famille réunies autour d’une dame patronnesse, les
conseils et les confidences perfides.
— Mais c’est surtout Any…
— Qui vous déteste ?
— Oui !… Et même, la
plupart du temps, quand j’arrivais, elle quittait le salon et montait dans sa
chambre… Je jurerais qu’elle a depuis longtemps deviné la vérité… Mme Popinga,
malgré tout, est une brave femme… Elle essayait seulement de me faire changer
d’allures, de transformer la coupe de mes robes… Et surtout de me faire lire
autre chose que des romans !… Mais elle ne soupçonnait rien… C’était elle
qui disait à Conrad de me reconduire…
Un drôle de sourire flottait sur le
visage de Maigret.
— Any, ce n’est pas la même
chose !… Vous l’avez vue !… Elle est laide !… Elle a les dents
de travers !… Jamais un homme ne lui a fait la cour ! Elle le sait
bien ! Elle sait qu’elle restera vieille fille… Et c’est pour cela qu’elle
a étudié, qu’elle a voulu avoir un métier… Elle fait semblant de détester les
hommes !… Elle est dans des ligues féministes…
Beetje s’animait à nouveau. On
sentait une vieille rancune qui éclatait enfin.
— Alors, elle était toujours à
rôder dans la maison, à surveiller Conrad… Puisqu’elle est condamnée à rester
vertueuse, elle voudrait que tout le monde le soit… Vous comprenez ?… Elle
a deviné, j’en suis sûre… Elle a dû essayer de détourner son beau-frère de moi…
Et même Cornélius !… Elle voyait bien que tous les hommes me regardaient,
y compris Wienands, qui pourtant n’a jamais rien osé me dire, mais qui devient
tout rouge quand je danse avec lui… Sa femme aussi me déteste, à cause de
ça !… Peut-être qu’Any n’a rien dit à sa sœur… Peut-être qu’elle lui a
dit… Peut-être même que c’est elle qui a trouvé mes lettres…
— Et qui a tué ?
questionna brutalement Maigret.
Elle bafouilla.
— Je jure que je ne sais pas…
Je n’ai pas dit ça !… Mais Any est un poison !… Est-ce que c’est ma
faute si elle est laide ?…
— Vous êtes sûre qu’elle n’a
jamais eu d’amoureux ?
Ah ! le sourire, le petit rire
plutôt de Beetje, ce rire instinctivement triomphant de femme désirable qui
écrase un laideron !
A croire qu’il ne s’agissait que de
petites filles, au pensionnat, en lutte pour une vétille quelconque.
— En tout cas pas à Delfzijl…
— Elle détestait son beau-frère
aussi ?
— Je ne sais pas… Ce n’est pas
la même chose !… Il était de la famille… Et est-ce que toute la famille ne
lui appartenait pas un petit peu ?… Alors, il fallait le surveiller, le
garder…
— Mais pas le tuer ?
— Qu’est-ce que vous
croyez ?… Vous dites toujours ça !…
— Je ne crois rien !
Répondez-moi ! Oosting était au courant de vos relations avec
Popinga ?
— On vous a dit ça aussi ?
— Vous alliez ensemble, à bord
de son bateau, jusqu’aux bancs de Workum… Il vous laissait seuls ?
— Oui ! Il conduisait, sur
le pont…
— Et il vous laissait la
cabine…
— C’était naturel… Il faisait
frais, dehors…
— Vous ne l’avez pas revu
depuis… depuis la mort de Conrad ?
— Non !… Je le jure…
— Il ne vous a jamais fait la
cour ?
Elle rit, du bout des dents.
— Lui ?…
Et, pourtant, elle avait à nouveau
envie de pleurer d’énervement. Mme Van Hasselt, qui avait fini par entendre du
bruit, passa la tête par l’entrebâillement d’une porte, bredouilla des excuses
et regagna sa caisse. Il y eut un silence.
— Vous croyez que votre père
est vraiment capable de vous tuer ?
— Oui !… Il le ferait…
— Donc, il aurait été capable
de tuer votre amant…
Elle écarquilla les yeux avec
épouvante, protesta brusquement :
— Non !… Ce n’est pas
vrai !… Ce n’est pas papa qui…
— Pourtant, quand vous êtes
arrivée chez vous, le soir du crime, il n’y était pas…
— Comment savez-vous ?…
— Il est rentré un peu après
vous, n’est-ce pas ?
— Tout de suite après… Mais…
— Dans vos dernières lettres,
vous manifestiez de l’impatience. Vous sentiez que Conrad vous échappait, que
l’aventure commençait à l’effrayer, qu’en tout cas il n’abandonnerait jamais
son foyer pour partir avec vous à l’étranger…
— Qu’est-ce que vous voulez
dire ?
— Rien ! Je fais une
petite mise au point. Votre père ne tardera certainement pas à arriver…
Elle regarda avec angoisse autour
d’elle. Elle semblait chercher une issue…
— Ne craignez rien… J’ai besoin
de vous, ce soir…
— Ce soir ?
— Oui ! Nous allons
reconstituer les faits et gestes de chacun la nuit du crime…
— Il me tuera !
— Qui ?…
— Mon père !
— Je serai là. Ne craignez
rien.
— Mais…
La porte s’ouvrit. Jean Duclos
entra, la referma vivement sur lui, tourna la clé dans la serrure, s’avança
d’un air affairé.
— Attention !… Le fermier
est ici… Il…
— Conduisez-la dans votre
chambre…
— Dans ma…
— Dans la mienne, si vous
préférez !
On entendait des pas dans le
couloir. Il y avait près de la scène une porte qui communiquait avec l’escalier
de service. Le couple passa par là. Maigret tourna la clé, se trouva nez à nez
avec le fermier Liewens, qui regarda par-dessus l’épaule du commissaire.
— Beetje ?…
C’était à nouveau la question des
langues qui jouait. Ils ne pouvaient pas se comprendre. Maigret se contenta, de
son corps épais, de faire de l’obstruction, de gagner quelques instants tous en
évitant de mettre son interlocuteur en colère.
Jean Duclos ne tarda pas à
descendre, en prenant un air faussement dégagé.
— Dites-lui que sa fille lui
sera rendue ce soir, qu’on aura besoin de lui aussi pour la reconstitution du
crime…
— Il faut ?…
— Mais traduisez, sacrebleu,
puisque je vous le dis !
Duclos le fit, d’une voix douceâtre.
Le fermier les
regarda tous les deux.
— Dites-lui encore que, ce
soir, l’assassin sera sous les verrous.
Ce fut traduit. Et alors Maigret eut
juste le temps de bondir, de renverser Liewens, qui avait saisi un revolver et
qui essayait d’en tourner le canon vers sa tempe.
Le combat fut bref. Maigret était si
lourd que son adversaire ne tarda pas à être immobilisé, désarmé, tandis qu’une
pile de chaises, heurtée par les deux corps, s’écroulait avec fracas, blessait
légèrement le commissaire au front.
— Fermez la porte à clé !
cria Maigret à Duclos. Pas la peine qu’on entre…
Et il se redressa en soufflant.
IX
Reconstitution
Les Wienands arrivèrent les premiers,
à sept heures et demie précises. Il n’y avait, à ce moment, dans la salle des
fêtes de l’Hôtel Van Hasselt, que trois hommes, qui attendaient sans se
grouper, sans s’adresser la parole : Jean Duclos, un peu nerveux, allant
et venant d’un bout à l’autre de la pièce, le fermier Liewens, renfrogné, immobile
sur une chaise, et Maigret, adossé au piano, la pipe aux dents.
Personne n’avait pensé à allumer
toutes les lampes. Une seule grosse ampoule, pendue très haut, diffusait une
lumière grise. Les chaises étaient toujours entassées dans le fond, sauf un rang,
le premier, que Maigret avait fait reconstituer.
Sur la petite scène vide, une table
couverte d’un tapis vert, une chaise.
Les Wienands étaient endimanchés…
Ils avaient obéi à la lettre aux instructions qui leur avaient été données,
puisqu’ils avaient emmené leurs deux enfants. On sentait qu’ils avaient dîné en
hâte, qu’ils avaient laissé là-bas la salle à manger en désordre pour être à
l’heure.
Wienands se découvrit en entrant,
chercha quelqu’un à saluer, et, après une velléité de se diriger vers le professeur,
il entraîna sa famille dans un coin, où il attendit, en silence. Son faux col
était trop haut, sa cravate mal faite.
Cornélius Barens arriva presque
aussitôt après, si pâle, si nerveux, qu’il semblait sur le point de fuir à la
moindre alerte. Il chercha, lui aussi, à joindre quelqu’un, à former groupe,
mais il n’osa s’avancer vers personne et il s’adossa au tas de chaises.
L’inspecteur Pijpekamp amena
Oosting, dont le regard pesa sur Maigret. Et ce furent les dernières
arrivées : Mme Popinga et Any, qui entrèrent en marchant vite,
s’arrêtèrent une seconde, se dirigèrent vers le premier rang des chaises.
— Faites descendre
Beetje ! dit Maigret à l’inspecteur. Qu’un de vos agents surveille Liewens
et Oosting. Ils n’étaient pas ici le soir du drame. Nous n’en aurons besoin que
tout à l’heure. Ils peuvent se tenir au fond de la salle…
Quand Beetje fut là aussi, d’abord
déroutée, puis volontairement raidie dans un sursaut d’orgueil à la vue d’Any
et de Mme Popinga, il y eut comme un temps d’arrêt dans toutes les
respirations.
Et ce n’était pas parce que
l’atmosphère était dramatique ! Elle ne l’était pas ! Elle était
sordide, au contraire !
Cela avait l’air d’une pincée
d’humains, dans cette grande salle vide au plafond éclairé par une seule lampe.
Il fallait un effort pour se dire
que quelques jours plus tôt des gens, les notables de Delfzijl, avaient payé le
droit de s’asseoir sur une des chaises empilées, étaient entrés en posant pour
la galerie, avaient échangé des sourires, des poignées de main, s’étaient assis
face à la scène, endimanchés, avaient applaudi l’arrivée de Jean Duclos.
C’était exactement comme si,
soudain, on eût vu le même spectacle par le petit bout de la lunette !
Par le fait de l’attente, de
l’incertitude dans laquelle chacun était de ce qui allait se passer, les
visages n’exprimaient même pas de l’inquiétude ou de la douleur. C’était autre
chose ! Des yeux mornes, vides de pensée. Les traits tirés, brouillés. Et
la lumière rendait toutes les peaux grises. Beetje elle-même n’avait plus rien
d’excitant.
C’était sans prestige, sans
grandeur. C’était pitoyable ou risible.
Dehors, des gens s’étaient groupés,
silencieux, parce que le bruit avait couru vers la fin de l’après-midi qu’il
allait se passer quelque chose. Mais nul n’imaginait certes que le spectacle
était si peu passionnant.
C’est vers Mme Popinga que Maigret
se dirigea d’abord.
— Voulez-vous vous installer à
la même place que l’autre soir ? dit-il.
Chez elle, quelques heures plus tôt,
elle était pathétique. C’était fini. Elle paraissait plus vieille. On
remarquait que son tailleur, mal coupé, lui faisait une épaule un peu plus
large que l’autre et qu’elle avait de grands pieds. Et aussi une cicatrice au
cou, en dessous de l’oreille.
C’était pis pour Any, dont le visage
n’avait jamais été aussi dissymétrique. Son accoutrement était ridicule,
étriqué, son chapeau de mauvais goût.
Mme Popinga s’assit au milieu du
premier rang, à la place d’honneur. L’autre jour, dans les lumières, avec tout
Delfzijl derrière elle, elle devait être rose d’orgueil et de plaisir.
— Qui était à côté de
vous ?
— Le directeur de l’Ecole
navale…
— De l’autre côté ?
— M. Wienands…
Il fut prié de venir prendre sa
place. Il n’avait pas quitté son pardessus. Il s’assit gauchement en regardant
ailleurs.
— Mme Wienands ?…
— Tout au bout du rang, à cause
des enfants.
— Beetje ?…
Celle-ci alla prendre sa place
d’elle-même, laissant une chaise vide entre elle et Any : la chaise de
Conrad Popinga.
Pijpekamp se tenait debout à quelque
distance, dérouté, ahuri, mal à l’aise, inquiet par surcroît. Jean Duclos
attendait son tour.
— Montez sur la scène !
lui dit Maigret.
Ce fut peut-être celui qui perdit le
plus de prestige. Il était maigre, mal habillé. On avait de la peine à réaliser
que certain soir cent personnes s’étaient dérangées pour venir l’entendre.
Le silence était aussi angoissant
que cette lumière à la fois trop précise et insuffisante qui tombait du plafond
lointain. Dans le fond de la salle, le Baes toussa quatre ou cinq fois,
exprimant le malaise général.
Maigret lui-même n’était pas sans
trahir quelque inquiétude. Il surveillait sa mise en scène. Son regard lourd
allait d’un personnage à l’autre, s’arrêtant sur de menus détails, sur la pose
de Beetje, sur la jupe trop longue d’Any, sur les ongles mal soignés de Duclos
qui, tout seul devant sa table de conférencier, essayait de garder une
contenance.
— Vous avez parlé pendant
combien de temps ?
— Trois quarts d’heure…
— Vous lisiez votre
conférence ?
— Pardon ! C’est la
vingtième fois que je la fais. Je ne me sers même plus de mes notes…
— Donc, vous regardiez la
salle…
Et il alla s’asseoir un instant
entre Beetje et Any. Les chaises étaient assez serrées. Son genou toucha celui
de Beetje.
— A quelle heure la soirée
a-t-elle pris fin ?
— Un peu avant neuf heures…
Car, auparavant, une jeune fille a joué du piano…
Ce piano était toujours ouvert, avec
une Polonaise, de Chopin, sur le pupitre. Mme Popinga commençait à
mordiller son mouchoir. Oosting remuait, dans le fond. Ses pieds bougeaient
sans cesse sur le plancher couvert de sciure.
Il était huit heures et quelques
minutes. Maigret se leva, se mit à marcher.
— Voulez-vous, monsieur Duclos,
me résumer le thème de votre conférence ?
Mais Duclos resta incapable de
parler. Ou plutôt il voulut commencer sa causerie textuelle. Il murmura, après
des toussotements :
— Ce n’est pas à l’intelligente
population de Delfzijl que je ferai l’injure de…
— Pardon ! Vous parliez de
criminalité. Dans quel sens ?
— De la responsabilité des
criminels…
— Et vous prétendez ?…
— Que c’est notre société qui
est responsable des fautes qui se commettent dans son sein et qu’on appelle des
crimes… Nous avons organisé la vie pour le plus grand bien de tous… Nous avons
créé des classes sociales et il est nécessaire de faire entrer chaque individu
dans l’une d’elles…
Il fixait le tapis vert, tout en
parlant. Sa voix manquait de netteté.
— Cela suffit ! grogna
Maigret. Je connais : « Il y a des individus d’exception, des malades
ou des inadaptés… Ils se heurtent à des cloisons infranchissables… Ils sont
rejetés de part et d’autre et échouent dans le crime… » Je suppose que
c’est bien cela ?… Ce n’est pas nouveau… Conclusion : « Plus de
prisons, mais des centres de rééducation, des hôpitaux, des maisons de repos,
des cliniques… »
Duclos, renfrogné, ne répondit pas.
— Bref, vous avez dit cela en
trois quarts d’heure, avec quelques exemples frappants… Vous avez cité
Lombroso, Freud et compagnie.
Il regarda sa montre, s’adressa
surtout au premier rang de chaises.
— Je vous demande d’attendre
encore quelques minutes…
A ce moment précis, un des enfants
Wienands se mit à pleurer. Et sa mère, trop nerveuse, le secoua pour le calmer.
Wienands, voyant qu’elle n’arrivait à rien, prit le gosse sur ses genoux,
commença par le caresser avec douceur, puis lui pinça le bras pour le faire
taire.
Il fallait regarder la chaise vide,
entre Any et Beetje, pour se souvenir qu’il s’agissait d’un drame. Et
encore !
Est-ce que Beetje, avec sa figure
saine, mais banale, méritait de jeter le trouble dans un ménage ?
Il n’y avait qu’une chose en elle
pour attirer, et c’était la magie de cette mise en scène de souligner ainsi la
vérité pure, de ramener les événements à leur crudité première : deux
beaux seins, que la soie rendait plus aguichants, des seins de dix-neuf ans qui
tremblaient à peine sous la blouse, juste de quoi les rendre plus vivants.
Un peu plus loin, Mme Popinga qui,
même à dix-neuf ans, n’avait pas eu de seins pareils, Mme Popinga trop
habillée, avec des couches de vêtements sobres, de bon ton, qui lui enlevaient
tout attrait charnel.
Puis Any, pointue, laide, plate,
mais énigmatique.
Popinga avait rencontré Beetje, un
Popinga bon vivant, un Popinga qui avait tellement envie de savourer des bonnes
choses !… Et il n’avait pas vu le visage de Beetje, ses yeux de faïence,
il n’avait surtout pas deviné la volonté d’évasion qui se cachait derrière ce
visage de poupée.
Il avait vu cette poitrine vivante,
ce corps sain, attirant !
Mme Wienands, elle, n’était même
plus femme. Elle était la mère, la ménagère. Elle était en train de moucher son
gamin qui n’avait plus la force de pleurer.
— Je dois rester ici ?
questionna Jean Duclos, de l’estrade.
— Je vous en prie…
Et Maigret s’approcha de Pijpekamp,
lui dit quelques mots à voix basse. Le policier de Gronigen sortit un peu plus
tard avec Oosting.
Des gens jouaient au billard dans le
café. On entendait le heurt des billes.
Et, dans la salle, les poitrines
étaient oppressées. Cela sentait la réunion spirite, l’attente de quelque chose
d’effrayant. Any fut la seule à oser se lever soudain, à prononcer après avoir
hésité un bon moment :
— Je ne vois pas où vous voulez
en venir… C’est… c’est…
— Il est l’heure… Pardon !
Où est Barens ?…
Il n’y avait plus pensé. Il le
trouva assez loin dans la salle, appuyé à un mur.
— Pourquoi n’avez-vous pas pris
votre place ?
— Vous avez dit : comme
l’autre soir…
Le regard était mobile, la voix
haletante.
— L’autre soir, j’étais dans
les places à cinquante cents, avec les autres élèves…
Maigret ne s’en occupa plus. Il alla
ouvrir la porte communiquant avec un porche débouchant lui-même dans la rue et
permettant de ne pas passer par le café. Il ne vit que trois ou quatre
silhouettes dans l’obscurité.
— Je suppose que, la conférence
finie, il y a eu un groupement au pied de l’estrade… Le directeur de l’école…
Le pasteur… Quelques notables félicitant l’orateur…
Personne ne répondit, mais ces mots
suffisaient à évoquer la scène : tous les rangs de spectateurs se
dirigeant vers la sortie, les bruits de chaises, les conversations, et là, près
de la scène, un groupe, des poignées de main, des éloges…
La salle se vidant… Le dernier
groupe se dirigeant enfin vers la porte… Barens rejoignant les Popinga…
— Vous pouvez venir, monsieur
Duclos…
Tout le monde se leva. Mais chacun
avait l’air d’hésiter sur le rôle qu’il avait à jouer. On regardait Maigret.
Any et Beetje feignaient de ne pas se voir. Wienands, gauche, emprunté, portait
son plus jeune bébé.
— Suivez-moi…
Et, un peu avant la porte :
— Nous allons nous diriger vers
la maison dans le même ordre que le jour de la conférence… Mme Popinga et M.
Duclos…
Ils se regardèrent, hésitèrent,
firent quelques pas dans la rue obscure…
— Mlle Beetje !… Vous
marchiez avec Popinga… Allez toujours… Je vous rejoindrai tout à l’heure…
Elle osait à peine se diriger toute
seule vers la ville et
surtout elle craignait son père, gardé dans un coin de la
salle par un policier.
— M. et Mme Wienands…
Ils furent les plus naturels, parce
qu’ils devaient s’occuper des enfants.
— Mlle Any et Barens…
Ce dernier faillit éclater en
sanglots, dut se mordre les lèvres, passa pourtant devant Maigret.
Alors le commissaire se tourna vers
le policier qui gardait Liewens.
— Le soir du drame, à cette
heure, il était chez lui. Voulez-vous l’y conduire et lui faire faire
exactement ce qu’il a fait alors ?…
Cela ressemblait à un cortège mal
réglé. Les premiers partis s’arrêtaient, se demandant s’ils devaient continuer
leur route. Il y avait des hésitations, des haltes.
Mme Van Hasselt, de son seuil,
assistait à la scène tout en répondant aux joueurs de billard qui lui
parlaient.
La ville était aux trois quarts
endormie, les boutiques closes. Mme Popinga et Duclos prirent directement le
chemin du quai et l’on devinait que le professeur essayait de rassurer sa
compagne.
Il y avait des alternatives de
lumière et d’ombre, car les becs de gaz étaient espacés.
On distingua l’eau noire, les
bateaux qui se balançaient, avec chacun un fanal dans la mâture. Beetje,
sentant Any derrière elle, essayait de marcher d’une allure dégagée, mais le
fait qu’elle était seule rendait cette attitude difficile.
Il y avait quelques pas entre chaque
groupe. Cent mètres plus loin, on vit nettement le bateau d’Oosting, parce
qu’il était le seul à être peint en blanc. Il n’y avait pas de lumière aux
hublots. Le quai était désert.
— Voulez-vous vous arrêter tous
à la place où vous êtes ? fit Maigret de façon à être entendu de tous les
groupes.
Ils restèrent figés. La nuit était
noire. Le pinceau lumineux du phare passait très haut au-dessus des têtes et
n’éclairait rien.
Alors Maigret s’adressa à Any :
— Vous étiez à cette place dans
le cortège ?
— Oui…
— Et vous, Barens ?
— Oui… Je crois…
— Vous en êtes certain ?…
Vous marchiez en compagnie d’Any ?…
— Oui… Attendez… Ce n’est pas
ici, mais dix mètres plus loin, qu’Any m’a fait remarquer que le manteau d’un
des enfants traînait par terre…
— Et vous avez fait quelques
pas en avant pour en avertir Wienands ?
— Mme Wienands…
— Cela n’a duré que quelques
secondes ?
— Oui… Les Wienands ont
continué à marcher… J’ai attendu Any…
— Vous n’avez rien remarqué
d’anormal ?
— Rien !…
— Avancez tous de dix
mètres !… commanda Maigret.
Et alors il se fit que la sœur de
Mme Popinga était juste à hauteur du bateau d’Oosting.
— Marchez vers les Wienands,
Barens…
Et, à Any :
— Prenez cette casquette qui
est sur le pont !
Il n’y avait que trois pas à faire,
se pencher. La casquette était là, noire sur blanc, bien visible, avec son
écusson qui avait un reflet métallique.
— Pourquoi voulez-vous ?…
— Prenez-la !
On devinait les autres, plus loin,
qui essayaient de se rendre compte de ce qui se passait.
— Mais je n’ai pas…
— Peu importe !… Nous ne
sommes pas au complet… Chacun doit jouer plusieurs rôles… Ce n’est qu’une
expérience…
Elle prit la casquette.
— Cachez-la sous votre manteau…
Rejoignez Barens…
Il monta lui-même sur le pont du
bateau, appela :
— Pijpekamp !
— Ya !…
Et le policier se montra, à
l’écoutille d’avant. C’était l’écoutille du poste où couchait Oosting. Dans le
poste, il n’y avait pas assez de hauteur pour qu’un homme pût se tenir debout,
si bien qu’il était logique, pour fumer une dernière pipe, par exemple, de
laisser dépasser la tête, de s’accouder au pont.
Oosting était précisément là, dans
cette pose. Du quai, de l’endroit où se trouvait la casquette, on ne pouvait le
voir, mais lui voyait parfaitement le voleur de la casquette.
— Bon !… Faites-lui faire
la même chose que l’autre nuit…
Et Maigret remonta les groupes.
— Continuez à marcher ! Je
prends la place de Popinga…
Il se trouva au côté de Beetje, avec
devant lui Mme Popinga et Duclos, derrière les Wienands, enfin Any et Barens.
On percevait du bruit plus loin encore : Oosting, surveillé par
l’inspecteur, qui se mettait en marche.
Désormais, on ne devait plus passer
par des rues éclairées. Après le port, on côtoyait l’écluse déserte séparant la
mer du canal. Puis c’était le chemin de halage, avec des arbres à droite et, à
un demi-kilomètre, la maison des Popinga.
Beetje balbutia :
— Je ne comprends pas…
— Chut !… La nuit est
calme… On peut nous entendre comme nous percevons les voix de ceux qui nous
précèdent et de ceux qui nous suivent… Donc Popinga vous a parlé à voix haute
de choses et d’autres, sans doute de la conférence…
— Oui…
— Seulement, à voix basse, vous
lui avez fait des reproches…
— Comment le savez-vous ?
— Peu importe… Attendez !…
Pendant la conférence, vous étiez près de lui… Vous avez essayé de toucher sa
main… Est-ce qu’il ne vous a pas repoussée ?
— Oui ! balbutia-t-elle,
impressionnée, en le regardant avec des prunelles écarquillées.
— Et vous avez recommencé…
— Oui… Jadis, il n’était pas si
prudent… Il m’embrassait même chez lui, derrière la porte… Mieux !… Une
fois dans la salle à manger, alors que Mme Popinga était dans le salon et nous
parlait… C’était les derniers temps qu’il était peureux.
— Donc, vous lui avez fait des
reproches… Vous lui avez répété que vous vouliez partir avec lui, sans cesser
la conversation à voix haute…
Et l’on entendait des pas devant,
des pas derrière, des murmures, Duclos qui disait :
— … vous assure que cela ne
correspond à aucune méthode d’investigation policière…
Et, derrière, Mme Wienands qui
grondait son gosse en néerlandais.
On aperçut la maison, dans l’ombre.
Il n’y avait aucune lumière. Mme Popinga s’arrêta sur le seuil.
— Vous vous êtes arrêtée de
même, n’est-ce pas ? parce que c’est votre mari qui avait la clé ?
— Oui…
Les groupes se rejoignaient.
— Ouvrez ! dit Maigret. La
bonne était couchée ?
— Oui… comme aujourd’hui…
La porte ouverte, elle tourna le
commutateur électrique. Le corridor fut éclairé, et le porte-manteau de bambou,
à gauche.
— Popinga était très gai, dès
ce moment ?…
— Très gai ! Mais pas
naturel… Il parlait trop fort…
On se débarrassait des manteaux et
des chapeaux.
— Pardon ! Tout le monde
s’est déshabillé ici ?
— Sauf Any et moi ! dit
Mme Popinga. Nous sommes montées dans les chambres, pour faire un peu de
toilette…
— Sans entrer d’abord dans une
autre pièce ? Qui a éclairé le salon ?…
— Conrad…
— Montez, voulez-vous ?…
Et il monta avec elles.
— Any ne s’est pas arrêtée dans
votre chambre, qu’elle devait traverser pour gagner la sienne ?
— Non… Je ne crois pas…
— Répétez, je vous prie, les
mêmes gestes… Mademoiselle Any, veuillez aller déposer chez vous la casquette,
votre manteau et votre chapeau… Qu’est-ce que vous avez fait l’une et l’autre
ce soir-là ?…
La lèvre inférieure de Mme Popinga
se souleva.
— Un peu de poudre… dit-elle
d’une voix d’enfant. Un coup de peigne… Mais je ne peux pas… C’est
affreux !… Il me semble… J’entends la voix de Conrad, en bas… Il parlait
de TSF, de prendre Radio-Paris…
Mme Popinga jeta son manteau sur son
lit. Elle pleurait sans larmes, d’énervement. Any, toute droite au milieu du
cabinet de travail qui lui servait de chambre, attendait.
— Vous êtes descendues
ensemble ?
— Oui… Non !… Je ne sais
plus… Je crois qu’Any est descendue un peu après moi… Je pensais au thé à
préparer…
— Dans ce cas, voulez-vous bien
descendre ?
Il resta seul avec Any, ne dit pas
un mot, lui prit la casquette des mains, regarda autour de lui et la cacha sous
le divan.
— Venez…
— Est-ce que vous croyez…
— Non ! Venez… Vous n’avez
pas mis de poudre…
— Jamais !
Elle avait les yeux cernés. Maigret
la fit passer devant lui. Les marches de l’escalier craquèrent. En bas, c’était
un silence absolu. Au point que, quand ils entrèrent dans le salon, l’ambiance
était irréelle. Cela ressemblait à un musée de figures de cire. Personne
n’avait osé s’asseoir. Seule Mme Wienands arrangeait les cheveux en désordre de
son aîné.
— Prenez place, comme l’autre
soir… Où est l’appareil de TSF ?…
Il le trouva lui-même, tourna les
boutons, fit gicler des sifflements, éclater des voix, des résidus de musique,
accrocha enfin un poste où deux comiques jouaient un sketch français.
— Le colon disait au
capiston…
La voix s’amplifia avec la mise au
point. Deux ou trois sifflements encore.
— … et c’est un bon type, le
capiston… Mais le colon, mon vieux…
Et cette voix faubourienne,
gouailleuse, résonnait dans le salon bien rangé, où tout le monde gardait une
immobilité absolue.
— Asseyez-vous ! tonna
Maigret. Qu’on fasse le thé ! Qu’on parle…
Il voulut voir à travers la fenêtre,
mais les volets étaient clos. Il alla ouvrir la porte, appela :
— Pijpekamp !
— Oui… fit une voix dans
l’ombre.
— Il est là ?
— Derrière le deuxième arbre,
oui !
Maigret rentra. La porte claqua. Le
sketch était fini et la voix du speaker annonçait :
— … disque Odéon N°28675.
Un grattement. Un air de jazz. Mme
Popinga se collait au mur. A travers l’audition, on devinait une autre voix qui
nasillait dans une langue étrangère, et parfois il y avait un craquement, après
quoi la musique reprenait…
Maigret chercha Beetje des yeux.
Elle était écroulée dans un fauteuil. Elle pleurait à chaudes larmes. Elle
balbutiait entre ses sanglots :
— Pauvre Conrad !…
Conrad !…
Et Barens, exsangue, se mordait les
lèvres.
— Le thé !… commanda
Maigret à Any.
— Ce n’était pas encore
maintenant… On avait roulé le tapis… Conrad dansait…
Beetje eut un sanglot plus aigu.
Maigret regarda le tapis, la table de chêne et son surtout brodé, la fenêtre,
Mme Wienands qui ne savait que faire de ses enfants.
X
Quelqu’un qui attend l’heure
Maigret les dominait de toute sa
taille, ou plutôt de toute sa masse. Le salon était petit. Adossé à la porte,
le commissaire semblait trop grand pour lui. Il était grave. Peut-être ne
fut-il jamais plus humain que quand il prononça, lentement, d’une voix un peu
sourde :
— La musique continue… Barens
aide Popinga à rouler le tapis… Dans un coin, Jean Duclos parle et s’écoute
parler, face à Mme Popinga et à Any… Wienands et sa femme songent à partir, à
cause des enfants, se le disent à voix basse… Popinga a bu un verre de cognac…
C’est assez pour l’exciter… Il rit… Il fredonne… Il s’approche de Beetje et
l’invite à danser…
Mme Popinga regardait fixement le
plancher. Any gardait ses prunelles fiévreuses braquées sur le commissaire, qui
acheva :
— L’assassin sait déjà qu’il
tuera… Il y a quelqu’un qui regarde danser Conrad et qui sait que dans deux
heures cet homme qui rit d’un rire un peu trop sonore, qui voudrait s’amuser
malgré tout, qui a soif de vie et d’émotion, ne sera plus qu’un cadavre…
On sentit le choc, littéralement. La
bouche de Mme Popinga s’ouvrit pour un cri qu’elle n’articula pas. Beetje
sanglotait toujours.
L’atmosphère, du coup, était
changée. Pour un peu, on eût cherché Conrad des yeux. Conrad qui dansait !
Conrad que deux prunelles d’assassin guettaient !
Il n’y eut que Jean Duclos pour
laisser tomber :
— Très fort !
Et, comme personne ne l’écoutait, il
poursuivit pour lui-même, avec l’espoir d’être entendu de Maigret :
— Maintenant, j’ai compris
votre méthode, qui n’est pas nouvelle ! Terroriser le coupable, le
suggestionner, le remettre dans l’atmosphère de son crime pour le forcer à
avouer… On en a vu qui, traités de la sorte, répétaient malgré eux les mêmes
gestes…
Mais ce n’était qu’un bourdonnement
confus. Ces mots-là n’étaient pas de ceux qu’on pouvait entendre à pareil
moment.
Le haut-parleur continuait à
répandre sa musique et cela suffisait à hausser l’atmosphère d’un ton.
Wienands, après que sa femme lui eut
chuchoté quelque chose à l’oreille, se leva timidement.
— Oui ! Oui ! Vous
pouvez aller ! lui dit Maigret avant qu’il eût parlé.
Pauvre Mme Wienands, petite
bourgeoise bien élevée, qui aurait voulu dire au revoir à tout le monde, faire
saluer ses enfants, et qui ne savait comment s’y prendre, qui serrait la main
de Mme Popinga sans rien trouver à dire !
Il y avait une pendule sur la
cheminée. Elle marquait dix heures cinq minutes.
— Ce n’est pas encore le moment
du thé ? questionna Maigret.
— Oui ! répondit Any en se
levant et en se dirigeant vers la cuisine.
— Pardon, madame ! Vous
n’êtes pas allée préparer le thé avec votre sœur ?
— Un peu plus tard…
— Vous l’avez trouvée dans la
cuisine ?
Mme Popinga se passa la main sur le
front. Elle faisait un effort pour ne pas sombrer dans l’hébétude. Elle fixa le
haut-parleur avec désespoir.
— Je ne sais plus…
Attendez !… Je crois qu’Any sortait de la salle à manger, parce que le
sucre est dans le buffet…
— Il y avait de la
lumière ?
— Non… Peut-être… Non ! Il
me semble que non.
— Vous ne vous êtes rien
dit ?
— Oui ! J’ai dit :
— Il ne faut pas que Conrad
boive d’autres verres, autrement il ne sera plus correct…
Maigret se dirigea vers le corridor,
au moment où les Wienands refermaient la porte d’entrée. La cuisine était très
claire, d’une propreté méticuleuse. De l’eau chauffait sur un réchaud à gaz.
Any retirait le couvercle d’une théière.
— Ce n’est pas la peine de
faire du thé.
Ils étaient seuls. Any le regarda
dans les yeux.
— Pourquoi m’avez-vous forcée à
prendre la casquette ? questionna-t-elle.
— Peu importe… Venez…
Dans le salon, personne ne parlait,
personne ne bougeait.
— Vous comptez laisser jouer
cette musique jusqu’au bout ? se décida pourtant à protester Jean Duclos.
— Peut-être. Il y a encore
quelqu’un que je voudrais voir : c’est la servante.
Mme Popinga regarda Any, qui
répondit :
— Elle est couchée… Elle se
couche toujours à neuf heures…
— Eh bien ! allez lui dire
de descendre un moment… Ce n’est pas la peine qu’elle s’habille…
Et, de la même voix de récitant
qu’il avait adoptée au début, il répéta, obstiné :
— Vous dansiez avec Conrad,
Beetje… Dans le coin, on parlait gravement… Et quelqu’un savait qu’il y aurait
un mort… Quelqu’un savait que c’était le dernier soir de Popinga…
On perçut du bruit, des pas, un
claquement de porte au deuxième étage de la maison, étage qui n’était composé
que de mansardes. Puis un murmure se rapprocha. Any entra la première. Une
silhouette restait debout dans le corridor.
— Venez !… grogna Maigret.
Que quelqu’un lui dise de ne pas avoir peur, d’entrer…
La servante avait des traits flous,
un grand visage plat, ahuri. Sur une chemise de nuit en pilou crème, qui lui
tombait sur les pieds, elle s’était contentée de passer un manteau. Ses yeux
étaient brouillés de sommeil, ses cheveux en désordre. Elle sentait le lit
tiède.
Le commissaire s’adressa à Duclos.
— Demandez-lui en néerlandais
si elle était la maîtresse de Popinga…
Mme Popinga détourna la tête
douloureusement. La phrase fut traduite. La domestique secoua énergiquement la
tête.
— Répétez votre question !
Demandez-lui si jamais son patron n’a essayé d’obtenir quelque chose d’elle…
Nouvelles protestations.
— Dites-lui qu’elle risque la
prison si elle ne dit pas la vérité ! Divisez la question. L’a-t-il déjà
embrassée ? A-t-il parfois pénétré dans sa chambre quand elle y
était ?…
Ce fut brutalement une crise de
larmes de la fille en chemise de nuit, qui s’écria :
— Je n’ai rien fait !… Je
jure que je n’ai rien fait…
Duclos traduisit. Les lèvres
pincées, Any fixait la bonne.
— Elle était tout à fait sa
maîtresse ?
Mais la servante était incapable de
parler. Elle protestait. Elle pleurait. Elle demandait pardon. Elle articulait
des mots dévorés à moitié par les sanglots.
— Je ne crois pas !
traduisit enfin le professeur. A ce que je comprends, il la lutinait. Quand il
était seul avec elle dans la maison, il tournait autour d’elle à la cuisine… Il
l’embrassait… Une fois il a pénétré dans sa chambre comme elle s’habillait… Il
lui donnait du chocolat en cachette… Mais pas plus !…
— Elle peut aller se recoucher…
On entendit la jeune fille monter
l’escalier. Quelques instants plus tard, il y avait des allées et venues dans
sa chambre. Maigret s’adressa à Any.
— Voulez-vous avoir
l’obligeance de voir ce qu’elle fait ?
On le sut très vite.
— Elle veut partir tout de
suite ! Elle a honte ! Elle ne veut pas rester une heure de plus dans
la maison ! Elle demande pardon à ma sœur… Elle dit qu’elle ira à
Groningen ou ailleurs, mais qu’elle ne vivra plus à Delfzijl…
Et Any d’ajouter, agressive :
— C’est cela que vous
cherchez ?
L’horloge marquait dix heures
quarante. Une voix, dans le haut-parleur, annonçait :
— Notre émission est
terminée. Bonsoir mesdames, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs…
Puis on entendait une musique
lointaine, très assourdie, celle d’un autre poste.
Maigret, nerveusement, coupa le
contact et ce fut le silence brutal, absolu. Beetje ne pleurait plus, mais elle
continuait à se cacher le visage de ses deux mains.
— La conversation a
continué ? questionna le commissaire avec une lassitude sensible.
Personne ne répondit. Les traits
étaient encore plus burinés que dans la salle de l’Hôtel Van Hasselt.
— Je vous demande pardon de
cette soirée pénible…
Maigret s’adressait surtout à Mme
Popinga.
— … mais n’oubliez pas que
votre mari était encore en vie… Il était ici, un peu excité par le cognac… Il a
dû en boire à nouveau…
— Oui…
— Il était condamné, vous
comprenez !… Et par quelqu’un qui le regardait… Et d’autres, qui sont ici
en ce moment, refusent de dire ce qu’ils savent, se font ainsi les complices de
l’assassin…
Barens eut un hoquet, se mit à
trembler.
— N’est-ce pas,
Cornélius ?… lui dit Maigret à brûle-pourpoint, en le regardant dans les
yeux.
— Non !… Non !… Ce
n’est pas vrai…
— Alors, pourquoi
tremblez-vous ?…
— Je… je…
Il était sur le point de céder à une
nouvelle crise, comme sur le chemin de la ferme.
— Ecoutez-moi !… Il va
être l’heure à laquelle Beetje est partie avec Popinga… Vous êtes sorti tout de
suite après, Barens… Vous les avez suivis un moment… Vous avez vu quelque
chose…
— Non !… Ce n’est pas
vrai…
— Attendez !… Après ce
triple départ, il ne restait ici que Mme Popinga, Any et le professeur Duclos…
Ces trois personnes ont gagné le premier étage…
Any approuva de la tête.
— Chacun est entré dans sa
chambre, n’est-ce pas ? Dites-moi ce que vous avez vu, Barens !…
Il s’agita vainement. Maigret le
tenait, tout palpitant, sous son regard.
— Non !… Rien !…
Rien !…
— Vous n’avez pas vu Oosting,
caché derrière un arbre ?
— Non !
— Et pourtant vous avez rôdé
autour de la maison… Donc, vous aviez vu quelque chose…
— Je ne sais pas… Je ne veux
pas… Non !… C’est impossible !…
Tout le monde le regardait. Lui
n’osait regarder personne. Et Maigret, impitoyable :
— C’est d’abord sur la route
que vous avez vu quelque chose. Les deux vélos étaient partis… Ils devaient
passer à l’endroit éclairé par le phare… Vous étiez jaloux… Vous attendiez… Et
vous avez dû attendre longtemps… Un temps qui ne correspondait pas à la
longueur du chemin…
— Oui…
— Autrement dit, le couple
s’était arrêté dans l’ombre des piles de bois… Ce n’était pas assez pour vous
effrayer… Seulement assez pour vous mettre en colère, ou pour vous désespérer…
Donc vous avez vu autre chose d’effrayant… Assez effrayant, en tout cas, pour
que vous restiez par ici alors qu’il était l’heure de rentrer à l’école… Vous
vous trouviez dans la direction du tas de bois… Vous ne pouviez voir qu’une
fenêtre…
Du coup, Barens se dressa, affolé,
perdant tout contrôle de lui-même.
— Ce n’est pas possible que
vous sachiez… Je… je…
— … La fenêtre de Mme Popinga…
Il y avait quelqu’un à cette fenêtre… Quelqu’un qui avait vu, comme vous, le
couple passer beaucoup trop tard dans le rayon lumineux du phare, quelqu’un qui
savait donc que Conrad et Beetje s’étaient arrêtés dans l’ombre, longtemps…
— Moi ! dit avec netteté
Mme Popinga.
Et ce fut au tour de Beetje de
s’affoler, de la regarder avec des yeux écarquillés par la terreur.
Contrairement à l’attente, Maigret
ne posa plus une seule question. Cela créa d’ailleurs un malaise. On avait
l’impression qu’arrivé au point culminant, on s’arrêtait soudain.
Et le commissaire allait ouvrir la
porte d’entrée, appelait :
— Pijpekamp !… Venez, je
vous prie… Laissez Oosting à sa place… Je suppose que vous avez vu les fenêtres
des Wienands s’éclairer et s’éteindre… Ils doivent être couchés…
— Oui…
— Et Oosting ?
— Il est resté derrière
l’arbre…
L’inspecteur de Groningen regardait
autour de lui avec étonnement. Tout était d’un calme incompréhensible. Et les
visages étaient des visages de gens ayant passé des nuits et des nuits sans
dormir !
— Voulez-vous rester ici un
moment ?… Je vais sortir avec Beetje Liewens, comme l’a fait Popinga… Mme
Popinga montera dans sa chambre, ainsi qu’Any et le professeur Duclos… Je leur
demande de faire les mêmes gestes que l’autre nuit…
Et, se tournant vers Beetje :
— Veuillez venir…
Il faisait frais, dehors. Maigret
contourna le bâtiment, trouva dans la remise le vélo de Popinga et deux vélos
de femme.
— Prenez-en un…
Puis, tandis qu’ils roulaient
doucement sur le chemin de halage, vers le chantier de bois :
— Qui a proposé de s’arrêter ?
— C’est Conrad…
— Il était toujours gai ?
— Non… Dès qu’on a été dehors,
j’ai vu qu’il devenait triste…
Les tas de bois étaient déjà
atteints.
— Descendons… Il était
amoureux ?
— Oui et non… Il était triste…
Je crois que c’est à cause du cognac… D’abord, cela lui avait donné de la
gaieté… Il m’a prise dans ses bras, ici… Il m’a dit qu’il était très
malheureux, que j’étais une bonne petite fille… Oui, il a dit le mot… Que
j’étais une bonne petite fille, mais que j’arrivais trop tard et que, si l’on
ne prenait pas de précautions, cela finirait par un malheur…
— Les vélos ?…
— Nous les avions appuyés ici…
Je sentais qu’il avait envie de pleurer… Je l’avais déjà vu comme ça, des soirs
où il avait bu un verre… Il a ajouté qu’il était un homme, que pour lui ça
n’avait pas d’importance, mais qu’une jeune fille comme moi ne devait pas jouer
sa vie dans une aventure… Puis il jurait qu’il m’aimait bien, qu’il n’avait pas
le droit de gâcher ma vie, que Barens était un brave garçon et que je finirais
par être heureuse avec lui…
— Alors ?…
Elle respira avec force. Elle
éclata.
— J’ai crié qu’il était un
lâche et j’ai voulu remonter sur mon vélo…
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il tenait le guidon… Il
essayait de m’empêcher de partir… Il disait : « Laisse-moi t’expliquer…
Ce n’est pas pour moi… C’est… »
— Qu’a-t-il expliqué ?…
— Rien ! Parce que je lui
ai déclaré que s’il ne me lâchait pas j’allais crier… Il a lâché… J’ai pédalé…
Il m’a suivie, en parlant toujours… Mais je roulais plus vite… Je n’entendais
que : « Beetje !… Beetje !… Ecoute un moment… »
— C’est tout ?
— Quand il a vu que j’arrivais
à la barrière de la ferme, il a fait demi-tour… Je me suis retournée… Je l’ai
aperçu, penché sur sa bicyclette, fort triste…
— Et vous avez couru après
lui ?…
— Non !… Je le détestais,
parce qu’il voulait me faire épouser Barens… Il voulait être tranquille,
n’est-ce pas ?… Seulement, au moment de pousser la porte, je me suis
aperçue que je n’avais plus mon écharpe… On pouvait la retrouver… Je suis
partie la rechercher… Je n’ai rencontré personne… Mais, quand je suis enfin
rentrée à la maison, mon père n’était pas là… Il est revenu plus tard… Il ne
m’a pas dit bonsoir… Il était pâle, l’œil méchant… J’ai pensé qu’il nous avait
guettés et qu’il était peut-être caché derrière le tas de bois…
» Le lendemain, il a dû
fouiller ma chambre… Il a trouvé les lettres de Conrad, car je ne les ai pas
revues… Puis il m’a enfermée.
— Venez !
— Où ?…
Il ne répondit même pas. Il roula
vers la maison des Popinga. Il y avait de la lumière à la fenêtre de Mme
Popinga, mais on n’apercevait pas celle-ci.
— Vous croyez que c’est
elle ?
Le commissaire grommelait à part
lui :
— Il est revenu comme ceci,
inquiet… Il est descendu de machine, sans doute à cet endroit… Il a contourné
la maison en tenant son vélo par le guidon… Il sentait sa quiétude menacée,
mais il était incapable de fuir avec sa maîtresse…
Et, soudain impératif :
— Restez là, Beetje.
Il conduisit le vélo le long de
l’allée qui suivait le bâtiment. Il entra dans la cour, se dirigea vers le
hangar où le canot verni dessinait un long fuseau.
La fenêtre de Jean Duclos était
éclairée. On devinait le professeur assis devant une petite table. A deux
mètres, la fenêtre de la salle de bains, entrouverte, mais dans l’ombre.
— Il ne devait pas être pressé
de rentrer… monologua encore Maigret. Il s’est penché, comme ceci, pour glisser
le vélo sous le toit…
Il chipotait. Il avait l’air
d’attendre quelque chose, en effet, mais quelque chose de saugrenu : un
tout petit bruit là-haut, à la fenêtre de la salle de bain, un bruit
métallique, le déclic d’un revolver non chargé.
Puis aussitôt une rumeur de combat
singulier, la chute de deux corps sur le sol.
Maigret entra dans la maison par la
cuisine, monta vivement au premier étage, poussa la porte de la salle de bains
et tourna le commutateur électrique.
Deux corps gigotaient par
terre : celui de l’inspecteur Pijpekamp et celui de Barens qui, le
premier, s’immobilisa tandis que sa main droite, en s’ouvrant, lâchait le
revolver.
XI
La fenêtre éclairée
— Imbécile !…
Ce fut le premier mot de Maigret,
qui ramassa Barens, dans toute l’acception du mot, le mit debout, le soutint un
instant, car sans cela le jeune homme fût sans doute tombé à nouveau. Des
portes s’ouvraient. Maigret tonna :
— Que tout le monde descende !
Il avait le revolver à la main. Il
le maniait sans précaution, car c’était lui qui avait mis à la place des balles
originales des cartouches sans poudre.
Pijpekamp brossait son veston
poussiéreux du revers de la main. Jean Duclos questionnait en désignant
Barens :
— C’est lui ?…
Le jeune élève de l’Ecole navale
était piteux, non comme un grand coupable, mais comme un écolier pris en faute.
Il n’osait regarder personne. Il ne savait que faire de ses mains, de son
regard.
Maigret alluma les lampes du salon.
Any y entra la dernière. Mme Popinga refusa de s’asseoir, et l’on devinait sous
la robe que ses genoux tremblaient.
Alors, pour la première fois, on vit
le commissaire embarrassé. Il bourra une pipe, l’alluma, la laissa s’éteindre,
s’assit dans un fauteuil, mais se leva aussitôt.
— Je me suis mêlé à une affaire
qui ne me regardait pas ! dit-il très vite. Un Français était soupçonné et
l’on m’a envoyé pour éclaircir l’affaire…
Il ralluma sa pipe, pour se donner
le temps de réfléchir. Il se tourna vers Pijpekamp.
— Beetje est dehors, ainsi que
son père et Oosting… Il faut leur dire de rentrer chez eux, ou d’entrer… Cela
dépend… Est-ce que vous voulez qu’on sache la vérité ?…
L’inspecteur se dirigea vers la
porte. Quelques instants plus tard, Beetje entrait, humble et timide, puis
Oosting, le front têtu, enfin, en même temps que Pijpekamp, un Liewens blême et
farouche.
Alors on vit Maigret ouvrir la porte
de la salle à manger. On l’entendit tripoter dans une armoire. Quand il revint,
il tenait à la main une bouteille de cognac et un verre.
Il but tout seul. Il était maussade.
Tout le monde était debout autour de lui et il semblait intimidé.
— Vous voulez savoir,
Pijpekamp ?
Et brutalement :
— Tant pis, n’est-ce
pas ?… Oui ! tant pis si votre méthode est la bonne !… Nous
sommes de pays différents, de races différentes… Et les climats sont
différents… Quand vous avez flairé un drame de famille, vous avez sauté sur le
premier témoignage vous permettant de classer l’affaire… Crime d’un matelot
étranger !… C’est peut-être préférable pour la santé publique… Pas de
scandale !… Pas de mauvais exemple donné par la bourgeoisie au
peuple !… Seulement, moi, je revois toujours Popinga, ici même, faisant de
la TSF et dansant sous les yeux de l’assassin…
Il grogna, sans regarder
personne :
— Le revolver a été trouvé dans
la salle de bains… Donc, le coup de feu est parti de l’intérieur. Car c’est
idiot de croire que le coupable, son crime accompli, a eu la présence d’esprit
de viser une fenêtre entrouverte pour lancer son arme… Et surtout d’aller
mettre une casquette dans une baignoire, un bout de cigare dans la salle à
manger !…
Il se mit à marcher de long en
large, en évitant toujours de regarder ses interlocuteurs. Oosting et Liewens,
qui ne le comprenaient pas, le regardaient intensément, pour deviner le sens de
son discours.
— Cette casquette, ce bout de
cigare, et enfin l’arme prise dans la table de nuit de Popinga lui-même,
c’était trop… Vous comprenez ?… On voulait trop prouver… On voulait trop
brouiller les cartes… Un Oosting ou n’importe qui venu du dehors eût peut-être
laissé la moitié de ces indices mais pas tout !…
» Donc, préméditation… Donc,
volonté d’échapper au châtiment…
» Il ne reste qu’à procéder par
élimination… Le Baes est éliminé le premier… Quelle raison d’entrer dans la
salle à manger d’abord, d’y laisser un cigare, de monter dans la chambre
chercher le revolver et enfin de laisser sa casquette dans la baignoire ?…
» Puis c’est Beetje qui est
écartée, Beetje qui, au cours de la soirée, n’est pas allée au premier étage,
n’a pu y déposer la casquette et n’a même pas pu la voler à bord, puisqu’elle
marchait côte à côte avec Popinga…
» Son père aurait pu tuer,
après l’avoir surprise avec son amant… Mais, à cet instant, il était trop tard
pour monter dans la salle de bains…
» Reste Barens… Il n’est pas
allé là-haut davantage… Il n’a pas volé la casquette… Il était jaloux de son
professeur, mais, une heure plus tôt, il n’avait encore aucune certitude…
Maigret se tut, vida sa pipe en la
frappant contre son talon, sans souci du tapis.
— C’est à peu près tout. Il
nous reste le choix entre Mme Popinga, Any et Jean Duclos. Aucune preuve contre
l’un des trois. Mais aucune impossibilité matérielle non plus. Jean Duclos est
sorti de la salle de bains avec le revolver à la main. On peut prendre cela
comme un gage de son innocence. Mais cela peut être aussi une suprême habileté…
Pourtant, comme il marchait, en revenant de la ville, avec Mme Popinga, il n’a
pas pu voler la casquette… Et Mme Popinga, qui était avec lui, n’a pas pu le
faire davantage…
» La casquette ne pouvait être
volée que par le dernier groupe : Barens ou Any… Et tout à l’heure il a
été démontré qu’Any était restée seule un moment en face du bateau d’Oosting…
» Je ne parle pas du cigare… Il
suffit de se baisser, n’importe où, pour cueillir un vieux mégot…
» De tous ceux qui étaient ici
le soir du crime, Any est la seule à être restée là-haut sans témoin, à avoir
pénétré en outre dans la salle à manger…
» Mais elle avait, quant au
crime, le meilleur des alibis…
Et Maigret, le regard toujours
fuyant, évitant de fixer ses interlocuteurs, mit sur la table le plan des lieux
dressé par Duclos.
— Any ne peut gagner la salle
de bains qu’en passant par la chambre de sa sœur ou par celle du Français. Un
quart d’heure avant le meurtre, elle est chez elle… Comment ira-t-elle dans la
salle de bains ?… Comment a-t-elle la certitude de passer, le moment
venu, par une des deux chambres ?… N’oubliez pas qu’elle a étudié, non
seulement le droit, mais les ouvrages de police scientifique… Elle en a discuté
avec Duclos. Ils ont parlé ensemble de la possibilité du crime mathématiquement
impuni…
Any, toute droite, était exsangue,
gardait pourtant son sang-froid.
— Il faut que je fasse une
parenthèse. Je suis le seul ici à n’avoir pas connu Popinga. J’ai dû me faire
une idée de lui d’après des témoignages… Il avait soif de jouissances autant
qu’il était timide devant les responsabilités et surtout devant les principes
établis… Il a caressé Beetje, un jour de gaieté… Et elle est devenue sa
maîtresse… Surtout parce qu’elle l’a voulu !… J’ai interrogé la
domestique, tout à l’heure… Il l’a caressée aussi, comme ça, en
passant… Mais il n’a pas été plus loin parce qu’il n’y a pas été
particulièrement encouragé…
» Autrement dit, il a envie de
toutes les femmes… Il commet de petites imprudences… Il vole un baiser, une
caresse… Mais il tient avant tout à sa sécurité…
» Il a été capitaine au long
cours… Il a connu le charme des escales sans lendemain… Mais il est
fonctionnaire de Sa Majesté et il tient à sa place comme il tient à sa maison,
à son foyer, à sa femme…
» C’est un compromis d’appétits
et de refoulements, de folie et de sagesse !…
» A dix-huit ans, Beetje ne l’a
pas compris et a cru qu’il s’enfuirait avec elle…
» Any vit dans son intimité…
Qu’importe qu’elle ne soit pas jolie ?… C’est une femme… C’est le mystère…
Un jour…
Le silence, autour de lui, était
pénible.
— Je ne prétends pas qu’il soit
son amant… Mais, avec elle aussi, il a été imprudent… Elle l’a cru… Elle s’est
prise de passion pour lui… D’une passion moins aveugle que celle de Mme
Popinga…
» Ils ont vécu ainsi tous
trois… Mme Popinga confiante… Any plus renfermée, plus passionnée, plus
jalouse, plus subtile…
» Elle a deviné, elle, ses
relations avec Beetje… Elle a senti l’ennemie… Peut-être a-t-elle cherché,
a-t-elle trouvé les lettres…
» Elle acceptait le partage
avec sa sœur… Elle ne pouvait accepter cette belle fille saine et jeune avec
qui il était question de fuir…
» Elle a décidé de tuer…
Et Maigret de conclure :
— C’est tout ! Un amour
qui se mue en haine ! Un amour-haine ! Un sentiment complexe,
farouche, capable de tout inspirer… Elle a décidé de tuer… Elle l’a décidé
froidement. De tuer sans donner prise à la moindre accusation !…
» Et le professeur, ce soir-là,
a parlé des crimes impunis, des assassins scientifiques…
» Elle est aussi fière de son
intelligence que passionnée… Elle a commis le beau crime… Un crime qui devait
fatalement être mis sur le compte d’un rôdeur…
» La casquette… Le cigare… Et
l’alibi irréfutable : elle ne pouvait sortir de sa chambre pour tuer sans
passer par la chambre de sa sœur ou par celle du Français…
» Pendant la conférence, elle a
vu des mains qui se cherchaient… En chemin, Popinga a marché avec Beetje… Ils
ont bu et ils ont dansé… Ils sont partis ensemble, en vélo…
» Il ne restait qu’à
immobiliser Mme Popinga à sa fenêtre, qu’à insinuer le soupçon en elle…
» Et tandis qu’on la croyait
dans sa chambre, elle a pu passer, déjà en combinaison, derrière son dos… Tout
a été prévu… Elle a gagné la salle de bains… Elle a tiré… Le couvercle de la
baignoire était ouvert… La casquette s’y trouvait… Elle n’avait qu’à s’y
glisser…
» Après le coup de feu, Duclos
est entré, a trouvé l’arme sur l’appui de fenêtre, est sorti précipitamment et,
rencontrant Mme Popinga sur le palier, est descendu avec elle…
» Any, déjà prête, déjà à demi
dévêtue, les a suivis… Qui pouvait soupçonner qu’elle ne sortait pas de sa
chambre, qu’elle n’était pas affolée, elle dont la pruderie était légendaire et
qui se montrait dans cette tenue ?…
» Pas de pitié ! Pas de
remords ! Ces haines amoureuses éteignent tous les autres sentiments. La
volonté de vaincre, seulement !…
» Oosting, qui avait vu voler
la casquette, s’est tu… A la fois son respect pour le mort et son amour de
l’ordre !… Il ne fallait pas de scandale autour du décès de Popinga… Il a
même dicté à Barens une déposition laissant croire à un crime crapuleux commis
par un matelot inconnu…
» Liewens, qui a vu sa fille
revenir vers la maison après que Popinga l’eut reconduite et qui, le lendemain,
a lu les lettres, a cru à la culpabilité de Beetje, l’a enfermée, s’est obstiné
à découvrir la vérité…
» Supposant que j’allais
l’arrêter, tout à l’heure, il a essayé de se tuer…
» Et Barens enfin… Barens
soupçonnant tout le monde, se débattant contre le mystère et se sentant
soupçonné lui-même…
» Barens qui avait vu Mme
Popinga à sa fenêtre… N’était-ce pas elle qui avait tiré après avoir découvert
qu’elle était trompée ?…
» Il a été reçu ici comme un
enfant de la maison… Orphelin, il a trouvé en elle une nouvelle maman…
» Il a voulu se dévouer… Il a
voulu la sauver… On l’avait oublié dans la distribution des rôles… Il est allé
chercher le revolver… Il a gagné la salle de bains. Il a voulu tirer… Tuer
le seul homme qui savait, et sans doute se tuer ensuite !…
» Un pauvre gosse héroïque… De
la générosité comme on n’en a qu’à dix-huit ans !…
» C’est tout !… A quelle
heure y a-t-il un train pour la France ?…
Pas un mot. Des gens raidis par la
stupeur, par l’angoisse, par la peur ou par l’horreur. Enfin Jean Duclos
prononça :
— Vous voilà bien avancé…
Cependant Mme Popinga sortait, d’une
démarche d’automate, et quelques instants plus tard on la trouvait étendue sur
son lit, en proie à une crise cardiaque.
Any n’avait pas bougé. Pijpekamp
tenta de la faire parler :
— Vous avez quelque chose à
répondre ?
— Je parlerai en présence du
juge d’instruction.
Elle était toute pâle. Le cerne de
ses yeux mangeait la moitié des joues.
Il n’y avait qu’Oosting à être
calme, mais à regarder Maigret avec des yeux pleins de reproche.
Et le fait est qu’à cinq heures cinq
du matin le commissaire, tout seul, prenait le train à la petite gare de
Delfzijl. Personne ne l’avait accompagné. Personne ne l’avait remercié. Jusqu’à
Duclos qui avait prétendu qu’il ne pouvait prendre que le train suivant !
Le jour se leva comme le train
traversait un pont, sur un canal. Des bateaux attendaient, voiles molles. Un
fonctionnaire était prêt à faire pivoter le pont dès le passage du convoi.
Ce ne fut que deux ans plus tard que
le commissaire rencontra à Paris Beetje, qui était devenue la femme d’un
dépositaire de lampes électriques hollandaises et qui avait engraissé. Elle
rougit en le reconnaissant.
Elle lui annonça qu’elle avait deux
enfants, mais lui laissa entendre que son mari lui faisait une vie médiocre.
— Any ?… lui demanda-t-il.
— Vous ne savez pas ?…
Tous les journaux de Hollande en ont parlé… Elle s’est tuée, avec une
fourchette, le jour du procès, quelques minutes avant de paraître devant le
tribunal…
Et elle ajouta :
— Vous viendrez nous voir…
Avenue Victor-Hugo, au 28… Ne tardez pas trop, car nous partons la semaine
prochaine aux sports d’hiver, en Suisse…
Ce jour-là, à la Police judiciaire,
il trouva le moyen d’engueuler tous ses inspecteurs.
Morsang, à bord de l’« Ostrogoth », mai 1931
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