Erlendur Sveinsson, #9
Arnaldur Indridason
Erlendur Sveinsson – 9
LA RIVIÈRE NOIRE
Traduit de l’islandais par Éric Boury
Éditions Métailié
Titre original :
Myrká
©
Arnaldur Indridason, 2008
Published
by agreement with Forlagid, www.forlagid.is
©
Éditions Métailié, Paris, 2011
ISBN : 978-2-86424-777-7
1
Il enfila un jeans noir, une chemise blanche et une veste
confortable, mit ses chaussures les plus élégantes, achetées trois ans plus
tôt, et réfléchit aux lieux de distraction que l’une de ces femmes avait
évoqués.
Il se prépara deux cocktails assez forts qu’il but devant la
télévision en attendant le moment adéquat pour descendre en ville. Il ne
voulait pas sortir trop tôt. S’il s’attardait dans les bars encore presque vides,
quelqu’un remarquerait sa présence. Il préférait ne pas courir ce risque. Le
plus important c’était de se fondre dans la foule, il ne fallait pas que
quelqu’un s’interroge ou s’étonne, il devait n’être qu’un client anonyme. Aucun
détail de son apparence ne devait le rendre mémorable ; il voulait éviter
de se distinguer des autres. Si, par le plus grand des hasards, on lui posait
ensuite des questions, il répondrait simplement qu’il avait passé la soirée
seul chez lui à regarder la télé. Si tout allait comme prévu, personne ne se
rappellerait l’avoir croisé où que ce soit.
Le moment venu, il termina son deuxième verre puis sortit de
chez lui, très légèrement éméché. Il habitait à deux pas du centre-ville.
Marchant dans la nuit de l’automne, il se dirigea vers le premier bar. La ville
grouillait déjà de gens venus chercher leur distraction de fin de semaine. Des
files d’attente commençaient à se former devant les établissements les plus en
vogue. Les videurs bombaient le torse et les gens les priaient de les laisser
entrer. De la musique descendait jusque dans les rues. Les odeurs de cuisine
des restaurants se mêlaient à celle de l’alcool qui coulait dans les bars.
Certains étaient plus soûls que d’autres. Ceux-là lui donnaient la nausée.
Il entra dans le bar au terme d’une attente plutôt brève.
L’endroit ne comptait pas parmi les plus courus, pourtant il aurait été
difficile d’y faire entrer ne serait-ce que quelques clients supplémentaires ce
soir-là. Cela lui convenait. Il se mit immédiatement à parcourir les lieux du
regard à la recherche de jeunes filles ou de jeunes femmes, de préférence
n’ayant pas dépassé la trentaine ; évidemment, légèrement alcoolisées. Il
ne voulait pas qu’elles soient ivres, mais simplement un peu gaies.
Il s’efforçait de rester discret. Il tapota une fois encore
la poche de sa veste afin de vérifier que le produit était bien là. Il l’avait
plusieurs fois tâté tandis qu’il marchait et s’était dit qu’il se comportait
comme ces cinglés qui se demandent perpétuellement s’ils ont bien fermé leur
porte, n’ont pas oublié leurs clefs, sont certains d’avoir éteint la cafetière
ou encore n’ont pas laissé la plaque électrique allumée dans la cuisine. Il
était en proie à cette obsession dont il se souvenait avoir lu la description
dans un magazine féminin à la mode. Le même journal contenait un article sur un
autre trouble compulsif dont il souffrait : il se lavait les mains vingt
fois par jour.
La plupart des clients buvaient une grande bière. Il en
commanda donc également une. Le serveur lui accorda à peine un regard. Il régla
en liquide. Il lui était facile de se fondre dans la masse. La clientèle était
principalement constituée de gens de son âge, accompagnés d’amis ou de
collègues. Le bruit devenait assourdissant quand ils s’efforçaient de couvrir
de leurs voix le vacarme criard du rap. Il scruta les lieux et remarqua
quelques groupes de copines ainsi que quelques femmes, attablées avec des
hommes qui semblaient être leurs maris, mais n’en repéra aucune seule. Il
sortit sans même terminer son verre.
Dans le troisième bar, il aperçut une jeune femme qu’il
connaissait de vue. Il se dit qu’elle devait être âgée d’une trentaine
d’années ; elle avait l’air seule. Elle était assise à une table de
l’espace fumeur où se trouvaient d’autres personnes, mais qui n’étaient
sûrement pas avec elle. Elle but une margarita et fuma deux cigarettes tandis
qu’il la surveillait de loin. Le bar était bondé, mais il semblait bien qu’elle
n’était sortie s’amuser avec aucun de ceux qui tentaient d’engager la conversation
avec elle. Deux hommes avaient tenté une approche ; elle leur avait
répondu non de la tête et ils étaient repartis. Le troisième prétendant se
tenait face à elle. Tout portait à croire qu’il n’avait pas l’intention de s’en
laisser conter.
C’était une brune au visage plutôt fin, même si elle était
un peu ronde ; ses épaules étaient recouvertes d’un joli châle, elle
portait une jupe qui l’habillait avec goût ainsi qu’un t-shirt de couleur
claire sur lequel on lisait l’inscription « San Francisco » :
une minuscule fleur dépassait du F.
Elle parvint à éconduire l’importun. Il eut l’impression que
l’homme éructait quelque chose à la face de la jeune femme. Il la laissa se
remettre et attendit un moment avant de s’avancer.
— Vous y êtes déjà allée ? demanda-t-il.
La brune leva les yeux. Elle ne parvenait pas vraiment à se
souvenir où elle l’avait vu.
— À San Francisco, précisa-t-il, son index pointé vers
le t-shirt.
Elle baissa les yeux sur sa poitrine.
— Ah, c’est de ça que vous parlez, observa-t-elle.
— C’est une ville merveilleuse. Vous devriez aller y
faire un tour, conseilla-t-il.
Elle le dévisagea, se demandant sans doute si elle devait
lui ordonner de décamper comme elle l’avait fait avec les autres. Puis, elle
sembla se rappeler l’avoir déjà croisé quelque part.
— Il se passe tellement de choses là-bas, à Frisco, il
y a de quoi visiter, poursuivit-il.
Elle consentit un sourire.
— Vous ici ? s’étonna-t-elle.
— Eh oui, charmé de vous y voir. Vous êtes seule ?
— Seule ? Oui.
— Sérieusement, pour Frisco, vous devriez vraiment y
aller.
— Je sais, j’ai…
Ses mots se perdirent dans le vacarme. Il passa sa main sur
la poche de sa veste et se pencha vers elle.
— Le vol est un peu cher, concéda-t-il. Mais, je veux
dire… j’y suis allé une fois, c’était superbe. C’est une ville merveilleuse.
Il choisissait ses mots à dessein. Elle leva les yeux vers
lui et il s’imagina qu’elle était en train de compter sur les doigts d’une
seule main le nombre de jeunes hommes qu’elle avait rencontrés et qui
utilisaient des termes comme « merveilleux ».
— Je sais, j’y suis allée.
— Eh bien, me permettez-vous de m’asseoir à vos
côtés ?
Elle hésita l’espace d’un instant, puis lui fit une place.
Personne ne leur prêtait une attention particulière dans le
bar et ce ne fut pas non plus le cas quand ils en sortirent, une bonne heure
plus tard, pour aller chez lui, en empruntant des rues peu fréquentées. À ce
moment-là, les effets du produit avaient déjà commencé à se faire sentir. Il
lui avait offert une autre margarita. Alors qu’il revenait du comptoir avec la
troisième consommation, il avait plongé sa main dans sa poche pour y prendre la
drogue qu’il avait versée discrètement dans la boisson. Tout se passait pour le
mieux entre eux, il savait qu’elle ne lui poserait aucun problème.
La Criminelle fut contactée par téléphone deux jours plus
tard. Ce fut Elinborg qui reçut l’appel et prit les choses en main. Des agents
de la circulation avaient déjà fermé cette rue du quartier de Thingholt quand
elle arriva sur les lieux, en même temps que les gars de la Scientifique. Elle
vit le médecin régional de Reykjavik qui descendait de sa voiture. La
Scientifique était tout d’abord la seule habilitée à accéder à la scène de
crime afin de procéder à ses relevés. Elinborg l’avait gelée, pour reprendre
l’expression consacrée des professionnels.
Elle s’était occupée du reste en attendant patiemment leur
feu vert pour entrer dans l’appartement. Des journalistes de la presse écrite,
de la télévision et de la radio s’étaient rassemblés sur place et elle les
observait en plein travail. Ils se montraient insistants, certains étaient même
insultants envers les policiers qui leur barraient l’entrée du périmètre. Elle
en avait reconnu deux ou trois qui travaillaient pour la télévision, un
présentateur minable récemment promu journaliste et un autre qui animait une
émission politique. Elle se demandait ce qu’il fabriquait en compagnie de cette
clique. Elinborg se souvenait qu’à ses débuts, lorsqu’elle était l’une des
rares femmes dans les rangs de la Criminelle, les journalistes étaient plus
polis et, surtout, nettement moins nombreux. Elle préférait ceux des
quotidiens. Les représentants de la presse écrite s’accordaient plus de temps,
ils étaient plus discrets et moins présomptueux que ceux qui avaient leur
caméra à l’épaule. Certains étaient même de bonnes plumes.
Les voisins épiaient depuis leurs fenêtres ou étaient sortis
sur le pas de leur porte, les bras croisés dans la fraîcheur de l’automne.
L’expression de leur visage affichait clairement qu’ils n’avaient aucune idée
de ce qui avait pu se passer. Les policiers avaient commencé à les interroger
et à leur demander s’ils avaient remarqué des choses inhabituelles dans la rue,
des mouvements suspects aux abords de la maison, des allées et venues, s’ils
connaissaient la victime, s’ils étaient déjà allés chez elle.
Elinborg avait autrefois loué un appartement dans Thingholt,
avant que l’endroit ne devienne à la mode. À l’époque, ce vieux quartier
construit sur la colline au-dessus du centre lui avait beaucoup plu. Les constructions
datant d’époques diverses retraçaient l’histoire de l’architecture sur tout un
siècle, certaines étaient de simples maisons de prolétaires, d’autres
d’imposantes bâtisses construites par des négociants. La classe ouvrière et la
bourgeoisie y avaient toujours vécu en bonne intelligence jusqu’à ce que le
quartier se mette à attirer des jeunes qui refusaient l’extension perpétuelle
de l’agglomération et préféraient venir se nicher au plus près du cœur de la
capitale. Des artistes et toutes sortes de bobos étaient venus s’y installer.
Quant aux nouveaux riches, démesurément riches, ils avaient acquis les anciens
palais des grossistes d’autrefois. Désormais, les habitants arboraient le code
postal du quartier comme signe de reconnaissance. C’était le 101 Reykjavik.
Le chef de la Scientifique apparut au coin de la maison d’où
il appela Elinborg. Il lui demanda d’être vigilante et lui rappela de ne
toucher à rien.
— Ce n’est vraiment pas beau à voir, précisa-t-il.
— Ah bon ?
— On se croirait dans un abattoir.
L’appartement disposait d’une entrée séparée donnant sur le
jardin et invisible depuis la rue. Situé au rez-de-chaussée, on y accédait
directement par une allée recouverte de dalles qui menait vers l’arrière de la
maison. La première chose qui apparut à Elinborg fut le cadavre d’un homme
jeune, gisant au milieu du salon, et dont le pantalon était baissé sur les
chevilles. Il n’avait pour vêtement qu’un t-shirt maculé de sang portant
l’inscription « San Francisco ». Du F dépassait une toute petite
fleur.
2
Sur le chemin du retour, Elinborg s’arrêta dans un magasin
d’alimentation. En général, elle accordait assez de temps aux courses et
évitait les chaînes à prix cassés, qui n’offraient qu’un choix restreint de
produits dont la qualité était, par ailleurs, à la hauteur de la dépense. Mais
là, elle était pressée. Ses deux fils l’avaient appelée pour lui demander si
elle allait leur cuisiner le dîner qu’elle leur avait promis, ce qu’elle avait
confirmé en précisant toutefois qu’il serait un peu tardif. Elle s’efforçait de
faire à manger chaque soir. Cela lui permettait de s’asseoir autour d’une table
et de passer un moment avec sa famille, même si cela ne durait que le quart
d’heure au cours duquel les gamins engloutissaient leur repas. Elle savait
également que si elle ne préparait rien, les garçons s’achèteraient des saletés
hors de prix avec le peu d’argent qu’ils étaient parvenus à gagner en
travaillant pendant l’été ou même qu’ils s’arrangeraient pour que leur père le
fasse. Teddi, son compagnon, n’était vraiment pas doué pour la cuisine, il
était tout juste capable de cuire des œufs sur le plat et de préparer quelque
chose qui ressemblait à de la bouillie de flocons d’avoine, mais cela n’allait
pas plus loin. En revanche, il ne rechignait pas à débarrasser et ne renâclait
pas devant les tâches ménagères. Elinborg était en quête d’un plat qui ne
nécessiterait que peu de préparation ; elle trouva une farce de poisson
qui lui semblait correcte, attrapa un paquet de riz, des oignons, prit divers
autres produits qui manquaient à la maison et retourna à sa voiture au bout de
dix minutes.
Une heure plus tard, la famille s’installa à la table de la
cuisine. Le fils aîné râla devant les boulettes de poisson en précisant qu’ils
en avaient déjà mangé la veille au soir. Il n’aimait pas les oignons qu’il tria
soigneusement sur le bord de son assiette. Le cadet tenait plus de son père et
avalait tout ce qu’on lui donnait. La fille, la benjamine, prénommée Theodora,
avait téléphoné pour demander l’autorisation de manger chez son amie avec
laquelle elle faisait ses devoirs.
— Il n’y a pas autre chose que cette sauce au
soja ? s’enquit l’aîné.
Il s’appelait Valthor et venait d’entrer au lycée. Il avait
tout de suite su à quoi il se destinait et choisi la voie commerciale au terme
de sa scolarité obligatoire. Elinborg pensait qu’il s’était récemment trouvé
une petite amie même s’il n’avait pas abordé le sujet : il restait plutôt
secret. Il n’avait toutefois pas été nécessaire à sa mère de mener une longue
enquête pour confirmer ses soupçons. Un préservatif était tombé de la poche
d’un des pantalons du jeune homme alors qu’elle mettait une machine en route.
Elle ne lui avait posé aucune question, c’était le cycle de la vie, mais elle
avait été soulagée de voir qu’il se comportait de façon raisonnable. Elle
n’était jamais parvenue à l’amener à se confier à elle. Leurs relations étaient
assez tendues, ce gamin avait toujours été très indépendant, parfois jusqu’à
l’insolence. C’était là un trait de caractère qu’Elinborg ne supportait pas et
elle se demandait de qui il le tenait. Teddi s’en tirait mieux avec lui. Le
père et le fils partageaient la passion des voitures.
— Non, répondit-elle tout en versant ce qui restait de
vin blanc dans son verre. Je n’ai pas eu le courage d’en préparer une autre.
Elle regarda son fils et se demanda si elle devait
l’informer de sa découverte, mais se fit la réflexion qu’elle était trop
fatiguée pour supporter une dispute avec lui. Sans doute ne serait-il pas
franchement ravi d’apprendre qu’elle était au courant.
— Tu nous avais promis du steak pour ce soir,
rappela-t-il.
— Et ce cadavre que vous avez trouvé, c’est qui ?
demanda le cadet, prénommé Aron.
Il avait suivi le journal télévisé et brièvement aperçu sa
mère devant la maison du quartier de Thingholt.
— Un homme d’une trentaine d’années, répondit Elinborg.
— Il a été assassiné ? interrogea l’aîné.
— Oui.
— Aux infos, ils ont dit qu’ils n’étaient pas encore
certains qu’il s’agisse d’un meurtre, précisa Aron. Ils ont seulement dit qu’on
soupçonnait que c’en était un.
— C’en est bien un, répondit Elinborg.
— Et qui était cet homme ? glissa Teddi.
— Il n’est pas connu de nos services.
— Comment a-t-il été tué ? demanda Valthor.
Elinborg lui lança un regard.
— Tu sais parfaitement que tu ne dois pas me poser ce
genre de questions.
Valthor haussa les épaules.
— C’est pour une affaire de drogue qu’il a été… ?
risqua Teddi.
— On ne pourrait pas parler d’autre chose ?
demanda-t-elle. Pour l’instant, nous n’avons presque rien.
Ils savaient en effet qu’ils devaient se garder d’être trop
pressants car elle préférait rester discrète sur son travail. Les hommes de la
famille s’étaient toujours beaucoup intéressés aux activités de la police et
quand ils la savaient sur une affaire importante, ils ne pouvaient s’empêcher
de l’interroger sur les détails et allaient même jusqu’à donner leur point de
vue. En général, leur curiosité faiblissait quand les enquêtes traînaient en
longueur, alors ils la laissaient tranquille.
Ils étaient très friands de séries policières à la télé.
Plus jeunes, les garçons avaient été aussi impressionnés qu’excités par le fait
que leur mère travaille à la Criminelle, comme ces gens exceptionnels qu’on
voyait dans les feuilletons. Ils n’avaient toutefois pas tardé à comprendre que
ce qu’elle leur racontait ne correspondait en rien à ce qu’ils connaissaient.
Les héros des séries avaient généralement un physique et des attitudes de
mannequins, ils étaient excellents tireurs et leurs paroles faisaient mouche à
chaque fois qu’ils se frottaient à des malfrats calculateurs. En outre, ils
résolvaient les enquêtes les plus complexes à la vitesse de l’éclair et
citaient la littérature mondiale entre deux courses-poursuites. Les plus
atroces des meurtres étaient perpétrés à chaque épisode, parfois il y en avait
même deux, trois ou quatre, le salaud était toujours attrapé à la fin et il
recevait un châtiment amplement mérité.
Les garçons savaient qu’Elinborg travaillait énormément afin
de doper un peu son salaire minable, comme elle disait. Elle leur avait affirmé
n’avoir jamais pris part à aucune course-poursuite. Elle ne possédait pas de
pistolet et encore moins de fusil automatique, du reste, la police islandaise
n’utilisait pas d’armes à feu. Les malfrats, quant à eux, étaient généralement
des malheureux, de pauvres types, pour reprendre l’expression de Sigurdur Oli,
et la plupart étaient bien connus des services de police. La majorité des
affaires concernait des cambriolages et des vols de voitures. La brigade des
stupéfiants s’occupait du trafic de drogue et les crimes graves comme les viols
atterrissaient régulièrement sur le bureau d’Elinborg. Les meurtres étaient
rares, même si leur nombre variait d’une année à l’autre : parfois, il n’y
en avait aucun, d’autres années, il pouvait y en avoir jusqu’à quatre. Ces
derniers temps, la police avait remarqué une dangereuse évolution : les
crimes étaient plus prémédités, le recours aux armes plus fréquent et la
violence plus impitoyable.
En général, Elinborg rentrait éreintée dans la soirée et
elle préparait le dîner, réfléchissait aux recettes sur lesquelles elle
travaillait, car la cuisine était sa grande passion, ou bien elle s’allongeait
sur le canapé et s’endormait devant la télévision.
À ces moments-là, les garçons quittaient parfois leurs
séries policières des yeux pour regarder leur mère et se disaient que la police
islandaise n’était décidément pas à la hauteur.
La fille d’Elinborg n’était pas du même bois que ses frères.
Il était vite apparu que Theodora était exceptionnellement douée, ce qui lui
avait d’ailleurs valu un certain nombre de problèmes à l’école. Elinborg avait
refusé de lui faire sauter une classe parce qu’elle voulait la voir grandir en
compagnie d’enfants de son âge, mais le programme n’était absolument pas en
adéquation avec ses capacités. Cette gamine avait constamment besoin d’être
occupée : elle faisait du basket, étudiait le piano et allait chez les
scouts. Elle ne regardait que peu la télévision et, contrairement à ses frères,
ne s’intéressait pas spécialement au cinéma ou aux jeux vidéo. En revanche,
c’était une véritable papivore qui lisait du matin au soir. Écumant les
bibliothèques, Elinborg et Teddi avaient eu toutes les difficultés du monde à
lui fournir des livres en quantité suffisante quand elle était plus jeune et,
dès qu’elle avait atteint l’âge requis, elle s’était arrangée pour se les
procurer elle-même. Aujourd’hui âgée de onze ans, elle avait, quelques jours
plus tôt, tenté d’exposer à sa mère le contenu d’Une brève histoire du temps.
Il arrivait qu’Elinborg parle de ses collègues à Teddi quand
elle pensait que les enfants ne l’entendaient pas. Ces derniers savaient
cependant que l’un d’eux s’appelait Erlendur. Cet homme leur paraissait un peu
énigmatique : parfois, ils avaient l’impression que leur mère n’avait aucune
envie de travailler avec lui, parfois, il leur semblait qu’elle ne pouvait se
passer de sa présence. Les gamins l’avaient bien souvent entendue s’étonner de
voir qu’un aussi mauvais père de famille, solitaire et rigide, puisse être
aussi bon policier. Elle l’admirait dans son travail, même si l’homme ne lui
plaisait pas toujours. Un autre qu’elle mentionnait à l’oreille de Teddi
s’appelait Sigurdur Oli. C’était apparemment un drôle d’oiseau, d’après ce que
les enfants avaient compris. Quand son nom venait dans la conversation, leur
mère poussait souvent un profond soupir.
Elinborg était sur le point de s’endormir quand elle
entendit du bruit dans le couloir. Toute la famille était au lit à l’exception
du fils aîné, toujours devant son ordinateur. Elle ignorait s’il était en train
de faire ses devoirs ou s’il traînait sur les forums de discussion et autres
blogs. Il ne s’endormirait sans doute qu’au milieu de la nuit. Valthor avait
des horaires tout à fait personnels, il se couchait au petit matin et dormait régulièrement
jusqu’au soir quand la chose était possible. C’était pour Elinborg une source
d’inquiétude. Elle savait cependant qu’il était inutile d’en discuter avec lui.
Elle avait essayé à maintes reprises, mais il s’était montré désagréable et
intransigeant quant à son indépendance.
Elle avait pensé à l’homme du quartier de Thingholt toute la
soirée. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu décrire à ses fils ce
qu’elle avait vu. La victime avait été égorgée, les meubles du salon étaient
maculés de sang. On attendait le rapport détaillé du médecin légiste. La police
pensait que l’agresseur avait agi avec préméditation : il était venu sur
les lieux dans le but précis de s’en prendre à cet homme. On n’avait pas
vraiment décelé de traces de lutte. La blessure semblait avoir été pratiquée
avec assurance en travers de la gorge, à l’endroit exact où elle causerait le
plus de dégâts. Le cou de la victime portait également d’autres entailles, ce
qui semblait indiquer que son agresseur l’avait maintenue immobile un certain
temps. Il était très probable que l’agression avait été rapide et que l’homme
avait été attaqué par surprise. La porte de l’appartement n’avait pas été
forcée, ce qui pouvait signifier qu’il avait ouvert à son assassin. Cependant,
il était également envisageable qu’une personne l’ait accompagné chez lui ou
soit venue lui rendre visite et qu’elle l’ait attaqué de cette manière ignoble.
Apparemment, rien n’avait été dérobé et aucun objet n’avait été renversé. Il
était peu probable qu’il s’agisse de cambrioleurs, même si on ne pouvait pas
exclure l’hypothèse qu’il les ait surpris, avec les conséquences que l’on sait.
Le corps de la victime s’était pour ainsi dire vidé de son
sang, lequel avait séché sur le sol de l’appartement. Ce détail indiquait que
son cœur avait continué de battre et qu’elle avait continué de vivre pendant un
certain temps après l’agression.
Elinborg n’avait pu envisager de cuire à la poêle du muscle
de bœuf après avoir vu ça, même s’il lui avait fallu essuyer les reproches de son
fils aîné.
3
Runolfur, l’homme du quartier de Thingholt, était âgé d’une
trentaine d’années. Il était inconnu des services de police, son casier
judiciaire était vierge. Employé dans une compagnie de téléphonie, il était
arrivé à Reykjavik une dizaine d’années plus tôt. Il habitait seul et avait
encore sa mère, qui avait déclaré n’entretenir que peu de relations avec lui.
Cette dernière vivait en province. Un policier et un pasteur avaient été
envoyés chez elle pour l’informer du décès de son fils. Il était apparu que le
père de la victime avait péri dans un accident quelques années plus tôt, son
véhicule avait percuté un camion sur la lande de Holtavörduheidi. Runolfur
était fils unique.
Le propriétaire de son appartement n’avait pas tari
d’éloges. Il payait toujours son loyer à temps, était correct sous tous
rapports, on n’entendait jamais aucun bruit dans son appartement, il partait au
travail tous les matins. Le bailleur semblait n’avoir pas de termes assez forts
pour décrire l’ensemble de ses qualités.
— Et avec tout ce sang, observa-t-il en lançant à
Elinborg un regard contrit. Je vais devoir appeler une entreprise de nettoyage.
Je suppose qu’il faudra que je change tous les revêtements de sol. Qui peut
donc faire des choses de ce genre ? Je vais avoir du mal à louer après ça.
— Vous n’avez pas entendu de bruit chez lui ?
demanda-t-elle.
— Non, je n’entendais jamais rien, répondit le
propriétaire.
Ce chauve à la bedaine imposante, aux épaules tombantes et
aux bras courts, qui portait une barbe blanche d’une semaine, occupait le
premier étage, seul. Il avait précisé qu’il louait depuis des années
l’appartement du dessous, dans lequel Runolfur avait emménagé environ deux ans
plus tôt.
C’était le propriétaire qui avait découvert le cadavre et
contacté la police. Il était descendu chez son locataire pour lui remettre des
courriers administratifs qui lui avaient été distribués par erreur et qu’il
avait glissés dans la boîte aux lettres de la porte. En passant devant la
fenêtre du salon, il avait aperçu les pieds nus d’un homme qui gisait sur le
sol dans une mare de sang. Il avait jugé préférable d’appeler directement la
police.
— Étiez-vous à votre domicile samedi soir ?
demanda Elinborg tandis qu’elle s’imaginait ce bailleur quelque peu fouineur
plongeant ses yeux dans l’appartement. Il n’avait pas dû avoir la tâche facile.
Les rideaux étaient tirés aux fenêtres et on ne voyait que par une petite
fente.
L’enquête préliminaire avait conclu que le meurtre avait été
commis dans la nuit du samedi au dimanche. Elle indiquait également qu’une
personne était présente chez la victime avant l’agression et que l’attaque ne
provenait apparemment pas d’un individu qui se serait introduit de force dans
l’appartement. Il semblait que la personne qui était avec la victime ait été
une femme et que Runolfur ait eu des rapports sexuels peu de temps avant sa
mort. On considérait que le t-shirt qu’il portait au moment où on l’avait
découvert n’était pas le sien, mais celui d’une femme, la taille étant
nettement trop petite. En outre, on avait trouvé sur ce vêtement des cheveux
bruns, les mêmes que ceux prélevés sur le canapé. Sur sa veste il y avait aussi
des cheveux, provenant sans doute de la même personne. Il était probable qu’il
avait invité quelqu’un pour la nuit. Dans son lit, on avait retrouvé des poils
pubiens.
On pouvait facilement quitter l’appartement sans être vu en
passant par le jardin, puis par celui de l’immeuble d’à côté, un bâtiment à
trois étages dont la façade donnait sur la rue voisine. Personne n’avait remarqué
le moindre passage suspect dans les jardins la nuit du crime.
— En général, je suis chez moi tous les jours, observa
le propriétaire.
— Vous nous avez affirmé que Runolfur était sorti
samedi soir, n’est-ce pas ?
— En effet, je l’ai aperçu qui marchait dans la rue. Ce
devait être vers onze heures. Ensuite, je ne l’ai pas revu.
— Vous n’avez pas remarqué à quel moment il est
rentré ?
— Non, j’étais sans doute déjà endormi.
— Donc, vous ne savez pas s’il est revenu seul ou
accompagné ?
— Non.
— Runolfur n’avait pas de compagne, n’est-ce pas ?
— Non, pas plus que de compagnon, d’ailleurs, précisa
le propriétaire avec un étrange sourire.
— Et cela n’a jamais été le cas tout le temps que vous
lui avez loué cet appartement ?
— Non.
— Mais vous savez peut-être s’il avait des amies à qui
il arrivait de venir passer la nuit ?
Le propriétaire se gratta le crâne. La scène se passait au
tout début de l’après-midi. Tranquillement assis dans le canapé face à
Elinborg, il venait de déguster de la saucisse de cheval dont elle avait vu les
restes sur une assiette dans la cuisine. Une forte odeur de cuisson stagnait
dans l’appartement et Elinborg craignait qu’elle ne s’incruste dans le manteau
tout neuf qu’elle venait de s’acheter en solde. Elle préférait ne pas trop
s’attarder ici.
— Eh bien, pas vraiment, répondit le propriétaire. Je
crois bien ne l’avoir jamais vu en galante compagnie. Autant que je me
souvienne.
— Vous ne le connaissiez pas très bien, n’est-ce
pas ?
— Non. J’ai vite compris qu’il voulait qu’on le laisse
tranquille, qu’il préférait sa solitude. Par conséquent… nous n’avions que peu
de relations.
Elinborg se leva. Elle aperçut Sigurdur Oli qui parlait avec
les voisins, à la porte d’entrée de la maison d’en face. D’autres policiers
avaient été chargés d’interroger les habitants du quartier.
— Quand pourrai-je faire récurer cet appartement ?
s’enquit le bailleur.
— Sous peu, répondit Elinborg. Nous vous tiendrons au
courant.
Le corps de Runolfur avait été enlevé dès la veille au soir,
mais la Scientifique n’en avait pas encore terminé au moment où Elinborg et
Sigurdur Oli étaient passés le lendemain matin. L’appartement était
manifestement celui d’un jeune homme soigneux qui avait à cœur de se constituer
un environnement aussi chaleureux qu’agréable. Il avait même été jusqu’à poser
des plaques de protection au bas des murs, ce qui n’était pas fréquent chez les
jeunes, il avait également placé un joli tapis sur le parquet, un canapé et des
fauteuils assortis. La salle de bain était petite, mais sans faute de goût ;
la chambre était meublée d’un grand lit et on ne voyait pas la moindre tache
dans la cuisine, ouverte sur le salon. Il n’y avait pas de livres, pas plus que
de photos de famille, mais un grand écran plat et trois affiches de films
encadrées : Spiderman, Superman et Batman. Sur l’une
des tables trônaient d’imposantes figurines représentant divers super-héros de
bandes dessinées.
— Où étiez-vous donc quand c’est arrivé ? leur
reprocha Elinborg tandis qu’elle promenait son regard sur les affiches.
— Pas mal du tout, observa Sigurdur Oli devant les
posters.
— Ces films-là sont un ramassis d’imbécillités,
non ? répondit Elinborg.
Sigurdur Oli se baissa vers la chaîne hi-fi apparemment
récente. À côté étaient posés un téléphone portable et un iPod.
— Un Nano, observa Sigurdur Oli. Le meilleur, tout
simplement.
— Ce truc tout fin ? renvoya Elinborg. Mon fils
cadet affirme que c’est bon pour les tapettes. Je ne vois pas trop ce qu’il
entend par là, je n’y connais rien.
— Ça ne m’étonne pas de toi, répondit Sigurdur Oli tout
en se mouchant.
Il n’était pas de la meilleure humeur, se débattant depuis
un certain temps avec une grippe tenace.
— Tu y vois quelque chose à redire ? rétorqua
Elinborg tandis qu’elle ouvrit le réfrigérateur.
L’indigence de l’intérieur n’attestait pas de grandes
prouesses culinaires de la part de son propriétaire. On y trouvait une banane
et un poivron, des fromages, de la confiture, du beurre de cacahuète importé
d’Amérique, des œufs et une brique de lait écrémé ouverte.
— Il n’avait pas d’ordinateur ? demanda Sigurdur
Oli à l’un des deux hommes de la Scientifique encore présents sur les lieux.
— Nous l’avons emmené pour l’examiner, répondit le
collègue. Pour l’instant, nous n’y avons rien trouvé qui puisse expliquer ce
bain de sang. Vous êtes au courant pour le Rohypnol ?
L’homme les toisa à tour de rôle. Âgé d’une trentaine
d’années, il n’était ni rasé ni coiffé : dépenaillé, voilà le mot que
cherchait Elinborg. Sigurdur Oli, qui était toujours tiré à quatre épingles,
lui avait confié, plein de mépris, que cet aspect repoussant était aujourd’hui
devenu presque de rigueur.
— Le Rohypnol ? répondit Elinborg en secouant la
tête.
— On en a trouvé dans la poche de sa veste et il y en a
aussi une certaine quantité là, sur la table du salon, précisa leur collègue,
vêtu d’une combinaison blanche et de gants en latex.
— Vous voulez parler de la drogue du viol ?
— Oui, répondit le gars de la Scientifique. Ils
viennent de nous communiquer les conclusions des analyses par téléphone et nous
devons prendre cette donnée en compte. Comme je viens de vous le dire, il en
avait dans la poche de sa veste, ce qui signifie peut-être que…
— Qu’il s’en serait servi samedi soir, compléta
Elinborg. Le propriétaire de l’appartement l’a vu partir en ville dans la
soirée. Autrement dit, il en avait sur lui quand il est sorti s’amuser ?
— On dirait bien, pour peu qu’il ait porté cette
veste-là, et tout porte à le croire. Le reste de ses vêtements est rangé dans
les placards. La veste et cette chemise sont sur le dossier de cette chaise,
son caleçon et ses chaussettes dans la chambre à coucher. Il gisait là, dans le
salon, le pantalon sur les chevilles, mais ne portait pas de sous-vêtements. On
dirait qu’il est allé à la cuisine pour prendre un verre d’eau. D’ailleurs, il
y en a un qui est resté à côté de l’évier.
— Il est réellement sorti s’amuser avec du Rohypnol
dans sa poche ? interrogea Elinborg, pensive.
— Il semble qu’il ait eu un rapport sexuel juste avant
de mourir, répondit le gars de la Scientifique. Nous pensons que la capote que
nous avons trouvée lui appartenait. Il la portait quasiment sur lui, mais
l’autopsie nous confirmera tout ça.
— La drogue du viol, répéta Elinborg. Soudain, une
récente affaire de viol sur laquelle elle avait enquêté et où ce produit avait
été évoqué lui revint en mémoire.
Un brave homme qui longeait en voiture la rue Nybylavegur à
Kopavogur avait aperçu une jeune femme de vingt-six ans et légèrement vêtue qui
vomissait sur l’accotement. Celle-ci avait été incapable de lui dire d’où elle
venait et ne se rappelait pas non plus où elle avait passé la nuit. Elle avait
demandé au conducteur qui avait eu pitié d’elle de la ramener à son domicile.
Elle était dans un tel état qu’il avait voulu l’emmener directement aux
urgences, mais elle lui avait répondu que c’était inutile.
Cette femme n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait sur
Nybylavegur. Elle s’était couchée dès son retour chez elle et avait dormi toute
la journée. Au réveil, elle était toute courbatue. Son sexe la brûlait, ses
genoux étaient à vif, mais elle ne se souvenait toujours pas des événements de
la nuit précédente. Il ne lui était jamais arrivé de perdre la mémoire après
avoir abusé de l’alcool et, même si elle ne parvenait pas à se rappeler
l’endroit où elle avait passé la nuit, elle était certaine de n’avoir pas bu en
quantité déraisonnable. Elle avait pris une longue douche pour se nettoyer sous
toutes les coutures. L’une de ses amies l’avait appelée dans l’après-midi pour
lui demander où elle était passée. Elles étaient sorties à trois pour s’amuser
ce soir-là et la jeune femme avait perdu de vue les deux autres. Son amie lui
avait expliqué qu’elle l’avait vue partir en compagnie d’un inconnu.
— Ouah, avait-elle observé, je n’en ai pas le moindre
souvenir. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé.
— Qui était-ce ? lui avait demandé son amie.
— Aucune idée.
Les deux jeunes femmes avaient discuté un long moment et peu
à peu, elle s’était souvenu qu’elle avait effectivement rencontré un homme qui
lui avait payé un verre. Elle ne le connaissait pas et ne se rappelait que très
confusément son apparence, mais elle l’avait trouvé sympathique. Elle avait à
peine vidé son verre qu’un autre était apparu sur la table. Elle s’était
absentée aux toilettes et, à son retour, l’inconnu lui avait proposé d’aller
ailleurs. C’était le dernier souvenir qu’elle conservait de cette soirée.
— Où es-tu allée avec lui ? lui avait demandé son
amie.
— Je ne sais pas. Je… enfin…
— Et tu ne le connaissais pas du tout ?
— Non.
— Tu crois qu’il aurait versé quelque chose dans ton
verre ?
— Dans mon verre ?
— Eh bien, étant donné que tu as tout oublié. Tu sais
qu’il existe ce genre de…
Son amie avait hésité.
— … ce genre de violeurs.
Un peu plus tard, son amie l’avait accompagnée à l’accueil
d’urgence pour les victimes de viols à l’Hôpital national de Fossvogur. Au
moment où l’enquête avait été confiée à Elinborg, la jeune femme était
convaincue d’avoir été violée par l’inconnu du bar. L’examen médical révéla
qu’elle avait eu un rapport sexuel au cours de la nuit, mais aucune trace de
cette saleté n’avait été décelée dans son sang. Il ne fallait pas s’en
étonner : la substance la plus fréquemment utilisée par les violeurs, le
Rohypnol, disparaissait de l’organisme en l’espace de quelques heures.
Elinborg lui avait présenté des photos de violeurs condamnés
dans le passé, mais elle n’en avait reconnu aucun. Elle l’avait accompagnée au
bar où cet inconnu l’avait abordée, mais le personnel n’avait gardé souvenir ni
de la jeune femme ni de l’homme qu’elle était censée y avoir rencontré.
Elinborg savait que les viols sous l’emprise de cette drogue étaient des
affaires très complexes. On n’en décelait aucune trace dans le sang ni dans les
urines. Le poison avait généralement disparu de l’organisme au moment où la
victime était examinée, mais elle présentait toutefois un certain nombre de
signes attestant du fait que son violeur l’avait droguée : perte de
mémoire, présence de sperme dans les voies vaginales, contusions diverses sur
le corps. Elinborg avait expliqué à cette femme qu’on l’avait sans doute
droguée avec ce genre de produit. Il n’était pas exclu que son agresseur lui
ait fait ingérer de l’acide botulique, dont les effets sont similaires à ceux
du Rohypnol. C’est une drogue inodore, incolore et qui existe aussi bien sous forme
liquide qu’en poudre. Elle s’attaque au système nerveux central, rendant la
victime incapable de se défendre. Celle-ci souffre de troubles de la mémoire,
quand elle ne la perd pas tout simplement.
— Tout cela nous complique la tâche pour traduire ces salauds
en justice, avait-elle expliqué. Les effets du Rohypnol durent entre trois et
six heures, ensuite, il disparaît de l’organisme sans laisser de traces. Il
suffit de quelques milligrammes pour plonger celui qui l’a ingéré dans une
forme de somnolence et les effets sont décuplés quand le produit est absorbé
avec de l’alcool. Ensuite peuvent survenir des hallucinations, des accès de
mélancolie et des étourdissements. Cela va parfois même jusqu’à des
convulsions.
Elinborg scrutait avec attention cet appartement de
Thingholt et réfléchissait à l’agression subie par Runolfur. Elle réfléchissait
à la haine qui semblait l’avoir motivée.
— Il avait une voiture ? demanda-t-elle à ses
collègues de la Scientifique.
— Oui, elle était garée juste devant, répondit l’un
d’eux. Nous sommes en train de l’examiner dans notre hangar.
— Il va falloir que je vous confie des prélèvements
effectués sur une jeune femme qui a récemment été victime d’une agression
analogue. J’ai besoin de savoir s’il est possible qu’il en ait été l’auteur,
s’il l’a emmenée dans sa voiture jusqu’à Kopavogur pour la déposer là-bas.
— Cela va de soi, répondit son collègue. Il y a encore
une chose…
— Laquelle ?
— Tout ce qui se trouve dans cet appartement appartient
à un homme, l’ensemble des vêtements, des chaussures, des manteaux et
imperméables…
— Oui.
— À l’exception de ce qui est plié là, indiqua-t-il en
montrant du doigt une chose informe qui avait été placée dans un sachet zippé
de la Scientifique.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça ressemble à un châle, répondit l’homme tandis
qu’il saisissait le sachet en plastique. Nous l’avons retrouvé, tout
tirebouchonné sous le lit de la chambre. Voilà qui viendrait confirmer
l’hypothèse selon laquelle notre homme était en galante compagnie.
Il ouvrit le sachet pour l’approcher du nez d’Elinborg.
— Il s’en dégage une odeur assez particulière,
observa-t-il. De la cigarette, du parfum et aussi quelque chose qui ressemble
à… des épices…
Elinborg plongea son nez dans le sachet.
— Nous allons bien trouver ce que c’est, reprit-il.
Elinborg inspira profondément le châle en laine de couleur
violette. Elle sentit l’odeur âcre de la fumée de cigarette, le parfum féminin
et, son collègue avait parfaitement raison, elle y décelait clairement une
épice qu’elle connaissait très bien.
— Tu sais ce que c’est ? interrogea Sigurdur Oli
qui la regardait, interloqué.
Elle lui répondit d’un hochement de tête.
— C’est ma préférée, observa-t-elle.
— Ta préférée ? s’étonna le gars de la
Scientifique.
— Tu veux dire, ton épice préférée ? suggéra
Sigurdur Oli.
— En effet, acquiesça Elinborg. Enfin, il s’agit plutôt
d’un mélange. Un mélange indien. On dirait bien que… cela me fait penser à du
tandoori. Il me semble que c’est l’odeur du tandoori.
4
Les voisins avaient pour la plupart été très coopératifs. La
police s’était efforcée d’interroger de manière systématique tous ceux qui
habitaient dans un certain périmètre autour de la maison, peu importe qu’ils
considèrent ou non avoir quelque chose à dire. C’était à elle de juger de
l’utilité des informations qui lui étaient communiquées. Le crime avait eu lieu
dans le bas du quartier de Thingholt ; la plupart des habitants avaient
affirmé qu’endormis à ce moment-là, ils n’avaient rien remarqué d’inhabituel.
Personne ne connaissait le locataire. Personne n’avait noté d’allées et venues
suspectes ni quoi que ce soit de notable aux abords de cette maison. On s’était
d’abord concentré sur ceux qui habitaient dans le voisinage immédiat, puis on
avait élargi le champ. Elinborg avait discuté avec les collègues chargés de
récolter les témoignages, elle s’était plongée dans les procès-verbaux et
arrêtée sur le récit d’une femme qui vivait à la limite de la zone concernée.
Elle avait décidé de lui rendre visite en personne, même si les informations
qu’elle détenait risquaient d’être des plus minces.
— Je ne suis pas sûr que cela vaille le coup, lui avait
précisé le collègue qui était allé l’interroger.
— Ah bon ?
— Elle est plutôt bizarre, avait-il prévenu.
— Comment ça ?
— Elle n’a pas arrêté de me bassiner avec des ondes
électromagnétiques censées être à l’origine de ses maux de tête permanents.
— Des ondes électromagnétiques ?
— Elle m’a même raconté qu’elle les avait mesurées avec
des aiguilles. Les ondes en question proviendraient des murs de son appartement.
— Tiens donc !
— Je ne suis pas certain qu’elle t’apprendra
grand-chose.
L’intéressée vivait au premier étage d’une maison à deux
niveaux dans une rue voisine de celle de Runolfur, mais à une certaine distance
de son domicile. Voilà pourquoi il était peu probable que ce qu’elle pensait
avoir vu ait de l’importance. Cela avait toutefois piqué la curiosité
d’Elinborg et, puisque la police n’avait pas grand-chose à se mettre sous la
dent, elle se disait qu’elle pouvait bien accorder un peu d’attention à cette
femme et l’amener à se rappeler ce qu’elle avait vu.
Petrina, c’était son prénom, approchait les soixante-dix
ans. Elle vint ouvrit à Elinborg en robe de chambre, les pieds chaussés de
Crocs éculés. Elle avait les cheveux hirsutes, un visage hâve et ridé, des yeux
injectés de sang et tenait une cigarette à la main. Son accueil était des plus
chaleureux, elle précisa qu’elle était soulagée de voir quelqu’un lui témoigner
enfin un peu d’intérêt.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama-t-elle. Je
vais vous montrer ça. Je peux vous dire que ce sont des ondes comme qui dirait
massives !
Petrina disparut à l’intérieur de son appartement, suivie
d’Elinborg qui fut immédiatement incommodée par la forte odeur de cigarette. À
l’intérieur régnait la pénombre, tous les rideaux étaient tirés. Elle supposa
qu’on pouvait apercevoir la rue depuis la fenêtre du salon. La femme alla
jusqu’à sa chambre à coucher et lui demanda de venir. Elinborg traversa le
salon, passa devant la cuisine et la rejoignit. Petrina se tenait sous une
malheureuse ampoule nue qui pendait au plafond. Le lit et la table de chevet
étaient installés au centre de la pièce.
— Si cela ne tenait qu’à moi, j’abattrais toutes ces
cloisons, observa-t-elle. Je n’ai pas les moyens de faire isoler ces circuits électriques.
Je suppose que j’y suis rudement sensible. Tenez, regardez-moi ça.
Interloquée, Elinborg regardait les murs de la chambre
entièrement recouverts de papier en aluminium culinaire du sol au plafond.
— Cela me donne d’affreux maux de tête.
— Vous avez installé tout ça vous-même ? s’enquit
Elinborg.
— Moi-même ? Évidemment. Ce papier alu limite les
dégâts, mais il ne suffit pas. Il faut que vous y regardiez de plus près.
Elle attrapa deux aiguilles en fer qu’elle posa dans le
creux de sa paume. Les deux extrémités pointèrent vers Elinborg, immobile à la
porte, avant de s’élever lentement vers le mur.
— C’est à cause des circuits électriques, observa
Petrina.
— Ah bon ? répondit Elinborg.
— Vous voyez que ce papier alu a son utilité.
Suivez-moi !
Petrina se faufila entre son hôte et le cadre de la porte,
les cheveux dressés en l’air avec ses aiguilles à la main, comme une caricature
de savant fou. Elle entra dans le salon pour y allumer la télé. La mire de la
Radio Télévision Islandaise apparut à l’écran.
— Remontez votre manche, commanda-t-elle. Elinborg
s’exécuta.
— Maintenant, approchez votre bras jusqu’ici, sans
toucher le poste.
Elinborg approcha son avant-bras de l’écran, sentit le duvet
se hérisser sur sa peau et perçut le puissant champ électromagnétique généré
par l’appareil. Elle était familière du phénomène pour en avoir déjà fait
l’expérience chez elle quand la télé était allumée et qu’elle se tenait juste à
côté.
— Les murs de ma chambre me faisaient exactement le
même effet, reprit Petrina. Ils me tiraient littéralement par les cheveux.
J’avais l’impression de dormir à côté d’une télé allumée toutes les nuits. Ils
ont refait cet appartement, voyez-vous. Ils ont mis des cloisons en bois, posé
du contreplaqué et entre les deux, il y a tout un tas de circuits électriques.
— Dites-moi, qui croyez-vous que je sois ?
interrogea précautionneusement Elinborg en abaissant sa manche.
— Vous ? Eh bien, vous êtes une employée de la
Compagnie de distribution d’énergie, n’est-ce pas ? Ils m’ont dit qu’ils m’enverraient
quelqu’un. C’est bien vous, non ?
— Désolée, mais ce n’est pas là-bas que je travaille.
— Vous étiez censés effectuer des mesures dans
l’appartement, s’entêta Petrina. Vous étiez censés passer aujourd’hui. Je ne
peux plus supporter de vivre comme ça !
— Je travaille pour la police, annonça Elinborg. Un
crime a été commis dans la rue juste en dessous de la vôtre et on m’a dit que
vous aviez vu quelqu’un en bas, devant votre maison.
— Un policier est déjà venu m’interroger ce matin,
répondit Petrina. Pourquoi donc revenez-vous me voir ? Et où est l’homme
que la Compagnie de distribution d’énergie a promis de m’envoyer ?
— Je n’en sais rien, mais si vous voulez, je peux
l’appeler pour vous.
— Il devrait être là depuis belle lurette.
— Peut-être qu’il va passer plus tard. Cela ne vous
dérange pas si je vous demande ce que vous avez vu ?
— Ce que j’ai vu ? Qu’est-ce que j’ai vu ?
— D’après ce que vous avez déclaré à mon collègue ce
matin, vous avez aperçu un homme qui passait dans cette rue la nuit de samedi à
dimanche. Je me trompe ?
— J’ai essayé encore et encore de faire venir ces gens
ici pour qu’ils sondent les murs, mais ils ne m’écoutent pas.
— Vos rideaux sont toujours tirés ?
— Évidemment, répondit Petrina en se grattant la tête.
Les yeux d’Elinborg avaient maintenant eu le temps de
s’habituer à la pénombre des lieux et elle distinguait plus nettement le
désordre de cet appartement meublé de vieilleries, dont les murs étaient
décorés de tableaux encadrés et les tables couvertes de photos de famille. Sur
l’une d’elles, on ne voyait que des jeunes. Elinborg supposa qu’il s’agissait
des enfants, petits-enfants, neveux et nièces de Petrina. Les cendriers étaient
tous pleins à ras bord et elle remarqua la présence de quelques brûlures ici et
là sur la moquette de couleur claire. Petrina plongea la cigarette qu’elle
venait de terminer dans l’un des cendriers. Elinborg fixait l’une des brûlures
en se disant que la vieille femme avait dû laisser tomber plus d’un mégot par
terre. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de contacter les services
sociaux. Petrina mettait sans doute en danger la vie de ses voisins autant que
la sienne.
— Puisqu’ils restent toujours fermés, comment
pouvez-vous voir la rue en contrebas ? interrogea Elinborg.
— Eh bien, je les ouvre, répondit Petrina en toisant
l’enquêtrice comme s’il lui manquait une case. Que m’avez-vous dit que vous
faisiez comme métier, déjà ?
— Je suis officier de police, répéta Elinborg, et je
viens vous interroger sur un homme que vous affirmez avoir aperçu devant votre
maison dans la nuit de samedi à dimanche. Vous vous souvenez ?
— Je ne dors pas beaucoup à cause de toutes ces ondes,
voyez-vous. Alors je fais les cent pas en les attendant. Regardez mes yeux.
Vous voyez ?
Petrina approcha son visage de celui d’Elinborg pour lui
montrer son regard injecté de sang.
— Ce sont les ondes, voilà ce qu’elles font aux yeux.
Saloperies d’ondes ! Sans parler de ce mal de tête permanent qu’elles me
donnent.
— Ces maux de tête ne proviendraient-ils pas plutôt de
la cigarette ? glissa poliment Elinborg.
— Donc, j’étais assise là, à la fenêtre et je les
attendais, reprit Petrina en faisant comme si elle n’avait pas entendu la
remarque. J’ai attendu toute la nuit et toute la journée de dimanche.
D’ailleurs, j’attends encore.
— Et vous attendez quoi ?
— Enfin, les hommes de la Compagnie de distribution
d’énergie, évidemment. Je croyais que c’étaient eux qui vous envoyaient.
— Bon, vous étiez assise à cette fenêtre et vous
regardiez la rue. Vous pensiez qu’ils allaient venir en pleine nuit ?
— C’est que je n’ai aucune idée du moment où ils
viendront. Enfin, j’ai aperçu l’homme dont je vous ai parlé ce matin. Je me
suis dit que c’était peut-être la Compagnie de distribution d’énergie qui me
l’envoyait, mais bon, il a passé son chemin. D’ailleurs, j’ai failli l’appeler.
— L’aviez-vous déjà vu passer ici avant cela ?
— Non, jamais.
— Pourriez-vous me le décrire avec plus de
précision ?
— Il n’y a rien à décrire. Pourquoi vous
intéresse-t-il ?
— Un crime a été commis dans le voisinage et il
faudrait que je parvienne à le retrouver.
— Impossible, répondit Petrina, péremptoire.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que vous ne savez pas qui c’est, s’offusqua
Petrina, consternée devant la bêtise d’Elinborg.
— En effet, voilà pourquoi je vous demande de m’aider
un peu. C’était un homme, n’est-ce pas ? Vous avez déclaré ce matin qu’il
portait une veste de couleur sombre ainsi qu’un bonnet sur la tête. C’était une
veste en cuir ?
— Non, ça je n’en sais rien. Enfin, il avait ce bonnet,
c’est vrai. Je suppose qu’il était en laine.
— Vous avez remarqué quel type de pantalon il
portait ?
— Il n’avait rien de particulier, répondit Petrina.
C’était un de ces machins de sport avec les jambes qui s’ouvrent jusqu’aux
genoux. Ça ne vaut même pas la peine d’en parler.
— Avez-vous vu s’il était en voiture ?
— Non, je n’ai remarqué aucune voiture.
— Et il était seul ?
— Oui, il était seul. Je n’ai fait que l’apercevoir, il
a vite traversé la rue, même s’il boitait.
— Il boitait ? répéta Elinborg qui ne se souvenait
pas avoir entendu ce détail dans le récit du policier qui avait interrogé
Petrina plus tôt dans la journée.
— Oui, il était boiteux, ce pauvre diable, et il avait
comme une antenne autour de la jambe.
— Et vous avez eu l’impression qu’il était pressé ?
— Ah ça, oui, sacrément. Mais bon, tout le monde passe
rudement vite devant chez moi. Les ondes, comprenez-vous ! Il n’avait
sûrement pas envie d’avoir des ondes plein la jambe.
— Vous dites qu’il avait une antenne autour de la
jambe, comment ça ?
— Je n’en sais rien.
— Et il était très évident qu’il claudiquait ?
— Oui.
— Et qu’il ne voulait pas avoir des ondes plein la
jambe ? Qu’entendez-vous par là ?
— Eh bien, c’est pour ça qu’il boitait. À cause de ces
ondes massives. Il avait des ondes massives dans la jambe.
— Et vous les avez senties ?
Petrina hocha la tête.
— Au fait, qui m’avez-vous dit que vous étiez ?
Vous ne travaillez pas à la Compagnie de distribution d’énergie, non ?
Vous savez ce que je crois ? Vous voulez le savoir ? Tout ça, c’est à
cause de cet uranium. De ces quantités astronomiques d’uranium qui nous tombent
dessus dès qu’il pleut.
Elinborg sourit. Elle aurait mieux fait d’écouter le
policier qui lui avait dit que ça ne valait sans doute pas le coup d’interroger
plus longuement ce témoin. Elle remercia Petrina, la pria de l’excuser pour le
dérangement, lui promit de contacter la Compagnie de distribution d’énergie et
de pousser un peu ces gens à venir mesurer les ondes qui lui rendaient
l’existence si pénible. Elle n’était toutefois pas certaine que les employés de
cette entreprise étaient les personnes adéquates pour débarrasser la pauvre
femme de ses maux de tête.
Les témoins n’étaient pas légion. Un homme d’une quarantaine
d’années qui avait traversé à pied le quartier de Thingholt en rentrant à son
domicile situé dans la rue Njardargata les avait contactés. En proie à une
tenace gueule de bois, il avait tenu, tant que sa mémoire était encore fraîche,
à les informer qu’il avait aperçu une femme seule à l’intérieur d’une voiture à
l’arrêt. Elle était assise à la place du passager et il avait eu l’impression
qu’elle s’efforçait de ne pas se faire remarquer. Il n’avait pas été à même
d’en dire plus. Il avait donné le nom de la rue où le véhicule était stationné,
et qui se trouvait à une certaine distance de la scène du crime. Il ne s’était
pas senti capable de fournir une description précise de la femme, dont il avait
toutefois noté qu’elle devait approcher la soixantaine et qu’elle portait un
manteau. Il n’avait fourni aucune autre précision. Il ne se souvenait pas du
véhicule, ni de la couleur, ni de la marque ; du reste, avait-il dit, il
n’y connaissait rien en voitures.
5
Accompagné par le ronflement des hélices, le vol avait été
aussi bref que confortable. Assise côté fenêtre comme à chaque fois qu’elle
empruntait les lignes intérieures, Elinborg avait essayé de regarder le
paysage, mais le temps nuageux de cette fin d’après-midi ne lui avait permis
que par intermittences d’apercevoir une montagne, une vallée, une rivière qui serpentait
sur la terre toute blanche. Plus elle avançait en âge, plus elle avait peur en
avion, sans être capable d’en expliquer réellement le pourquoi. Dans sa
jeunesse, un voyage dans les airs n’avait pas plus d’intérêt à ses yeux qu’un
tour en voiture. Avec les années, elle avait développé cette phobie qu’elle
mettait sur le compte de la maternité et des responsabilités accrues qu’elle
avait dans l’existence. En général, elle préférait les vols intérieurs, même
s’il y avait quelques exceptions à cette règle. Elle gardait en mémoire un
voyage hivernal vers Isafjördur par un temps déchaîné, et qui avait ressemblé à
la première partie d’un film catastrophe. Croyant sa dernière heure arrivée,
elle avait fermé les yeux et passé en revue l’ensemble de ses prières jusqu’au
moment où le train d’atterrissage s’était posé sur la piste verglacée. Alors,
des passagers qui ne se connaissaient ni d’Ève ni d’Adam étaient tombés dans
les bras les uns des autres. Quand elle se rendait à l’étranger, elle prenait
bien garde à choisir une place côté couloir et à ne pas trop réfléchir à la
manière dont cette lourde carlingue parvenait à s’élever dans les airs puis à
s’y maintenir, bourrée de bagages et de passagers.
La police locale avait envoyé deux hommes l’accueillir à
l’aéroport. Ensuite, ils étaient partis en voiture jusqu’au village de pêcheurs
où résidait la mère de Runolfur. Un mince voile de neige recouvrait la terre,
ce qui renforçait les jaunes et les rouges dont s’était parée la végétation.
Silencieuse sur la banquette arrière, elle admirait les couleurs automnales
sans parvenir à se concentrer sur la beauté de cette nature. Elle pensait à son
fils Valthor. Elle ressentait à son égard une certaine mauvaise conscience et
se demandait quelle attitude adopter. Environ un mois plus tôt, elle avait
découvert par hasard qu’il tenait un blog sur Internet. Elle était entrée dans
sa chambre pour y ramasser les vêtements qui traînaient par terre et elle avait
vu sur l’écran de son ordinateur qu’il écrivait des choses sur lui-même et sur
sa famille. Elle avait reculé d’un bond en l’entendant arriver et fait comme si
de rien n’était en le croisant à la porte. Elle avait mentalement noté
l’adresse de la page et, malgré les tiraillements de sa conscience, fini par se
décider à l’entrer sur l’ordinateur de bureau installé dans la salle-télé. Elle
avait eu l’impression de fourrer son nez dans les lettres intimes de son fils
jusqu’au moment où elle avait compris que n’importe qui pouvait lire ces
textes. Elle fut prise de sueurs froides en voyant à quel point il se
dévoilait. Il n’avait jamais dit à ses parents ni même vaguement mentionné à la
maison un seul mot des choses qu’il avait consignées là. La page abritait un
certain nombre de liens vers d’autres blogs. Elinborg en ouvrit quelques-uns et
constata que l’impudique journal de son fils Valthor était loin d’être une
exception. On aurait dit que ces gens n’avaient pas la moindre retenue quand il
s’agissait d’écrire sur eux-mêmes, leurs amis et leur famille, leurs activités
et leurs agissements, leurs désirs, leurs sentiments, leurs opinions, en
résumé, tout ce qui pouvait leur venir à l’esprit au moment où ils se
retrouvaient face à leur ordinateur. Ils semblaient ne s’imposer aucune forme
de censure. Ils racontaient absolument tout. Elinborg n’avait jamais pris le
temps de se plonger dans des blogs à moins qu’ils ne concernent directement son
travail et elle ne soupçonnait pas que ses propres enfants puissent en tenir
un.
Elle avait plusieurs fois visité celui de Valthor depuis
qu’elle l’avait trouvé. Elle y avait lu des choses à propos de la musique qu’il
écoutait, des films qu’il avait vus, de ce qu’il faisait avec ses amis, de
l’école, de la manière dont il envisageait ses études, de celle dont il
percevait certains enseignants : en bref, de tout ce qu’il n’abordait
jamais en famille. Il citait même Elinborg à propos d’un sujet plutôt
épineux : il parlait de sa sœur surdouée en précisant qu’il était
difficile de lui trouver un programme scolaire adapté parce que tous les cours
de soutien étaient conçus pour les cancres, enfin, tels étaient les mots que
Valthor prêtait à sa mère !
Elinborg avait été saisie d’une colère subite en voyant
qu’il la citait sur le Net. Ce gamin n’avait pas le droit de colporter ainsi
ses opinions à tous les vents. Par endroits, il citait également Teddi, mais
cela concernait principalement leur passion commune : les voitures. Par
ailleurs, le jeune homme avait rapporté une plaisanterie des plus douteuses, et
qu’il avait attribuée à son père.
— Non mais, ça va vraiment pas, soupira-t-elle.
C’était toutefois sa vantardise dans un autre registre qui
avait le plus étonné Elinborg. Le blog affichait sans la moindre ambiguïté le
succès que Valthor remportait auprès des jeunes filles. Ce n’était
manifestement pas le fait du hasard si Elinborg avait trouvé un préservatif
dans la poche de son jeans. Il passait son temps à mentionner des filles qu’il
connaissait et à raconter en détail des soirées, des bals au lycée, des virées
au cinéma et des nuits à la belle étoile dont Elinborg ignorait absolument
tout. Sous la rubrique Commentaires, apparaissaient les réactions à
ses écrits et Elinborg avait cru saisir qu’au moins deux, si ce n’étaient trois
de ses amies se disputaient âprement le trésor.
La voiture passa le long d’un bosquet qui avait pris de
jolies couleurs d’automne et Elinborg maudit à voix basse la seule pensée du
blog de Valthor.
— Excusez-moi, vous disiez ? s’enquit le policier
assis au volant.
Le second était à la place du passager et semblait s’être
assoupi. Ils lui avaient communiqué quelques renseignements sur la mère de
Runolfur et sur le village où elle habitait, puis ils avaient gardé le silence
tout le reste du trajet.
— Rien, pardonnez-moi, j’ai un petit rhume, répondit
Elinborg en attrapant un mouchoir dans son sac. Y a-t-il une antenne de la
police dans cet endroit ?
— Non, nous n’en avons pas les moyens financiers. Tout
coûte cher. Mais il ne se passe jamais rien là-bas, en tout cas, rien
d’important.
— C’est encore loin ?
— Une demi-heure, répondit le conducteur.
Puis ils se turent jusqu’à la fin du voyage.
La mère de Runolfur vivait dans l’une des deux rangées de
maisons jumelées que comptait le village. Elle attendait la visite de la police
et accueillit Elinborg sur le pas de sa porte, avec un air las et morne. Elle
laissa la porte ouverte et retourna à l’intérieur de la maison sans même la
saluer. Elinborg franchit le seuil et referma derrière elle. Elle tenait à
s’entretenir en tête à tête avec cette femme.
Le jour commençait à décliner. La météo nationale avait
annoncé des averses de neige pour la fin de l’après-midi. Quelques rayons de
soleil traversèrent les épais nuages l’espace d’un instant et illuminèrent le
salon avant de s’évanouir. La pénombre revint d’un coup. La femme s’installa
dans le fauteuil orienté vers le poste de télévision. Elinborg prit place sur
le canapé.
— Je ne veux pas connaître les détails, observa la mère
de Runolfur dont Elinborg connaissait le prénom : Kristjana. Le pasteur
m’en a assez dit. J’ai renoncé à suivre les informations. Il y était question
d’une agression sauvage à l’arme blanche. Je préfère ne pas avoir de détails.
— Je vous présente toutes mes condoléances, déclara
Elinborg.
— Je vous en remercie.
— Cette nouvelle a évidemment été un choc pour vous.
— Je ne suis même pas capable de vous dire ce que je
ressens, observa Kristjana. Quand mon mari est mort, cela m’a semblé
incompréhensible, mais cette… cette chose-là… c’est…
— N’y a-t-il personne qui pourrait rester un peu à vos
côtés ? interrogea Elinborg, voyant que la femme ne terminait pas sa
phrase.
— Nous l’avons eu sur le tard, répondit Kristjana,
comme si elle n’avait pas entendu la question. J’avais presque quarante ans.
Baldur, mon mari, en avait quatre de plus. Nous nous sommes rencontrés alors
que nous avions une certaine maturité. J’avais déjà vécu en concubinage et
Baldur avait perdu sa femme. Ni l’un ni l’autre nous n’avions d’enfant. Voilà
pourquoi Runolfur était… Enfin, nous n’en avons pas eu d’autre.
— Je sais que la police d’ici vous a déjà posé cette
question quand elle est venue vous annoncer son décès, mais je voudrais vous la
poser une nouvelle fois : connaissez-vous quelqu’un qui aurait pu lui
vouloir du mal ?
— Non, je l’ai déjà dit. Je suis incapable de
m’imaginer que quiconque ait pu vouloir lui faire du mal. Je n’arrive tout
simplement pas à comprendre qu’une personne ait pu faire une chose pareille. Je
crois que cette chose est arrivée à Runolfur comme n’importe quel accident,
comme il vous arrive un accident de la route. C’est comme ça que Baldur est
parti. Ils m’ont dit qu’il s’était probablement endormi au volant. Le pauvre
homme qui conduisait le camion a raconté qu’il avait cru voir que mon mari
avait les yeux fermés. Je ne me suis pas apitoyée sur mon sort, même si je me
suis retrouvée toute seule. Il ne faut pas se plaindre.
Kristjana se tut. Elle prit l’un des mouchoirs dans la boîte
posée sur la table à côté d’elle et le serra entre ses doigts.
— On ne peut pas passer sa vie à s’apitoyer sur son
sort, répéta-t-elle.
Elinborg observait ces mains usées qui serraient le papier,
ces cheveux noués en queue de cheval, ces yeux vifs. On lui avait dit que
Kristjana avait environ soixante-dix ans et qu’elle avait passé sa vie entière
dans ce lieu reculé. Les policiers qui l’avaient accompagnée lui avaient
expliqué qu’elle était connue pour n’avoir jamais mis les pieds à Reykjavik où
elle affirmait n’avoir rien à faire et ce, même si son fils y vivait depuis
plus de dix ans. Une brève investigation avait révélé qu’il ne lui rendait que
rarement visite, en réalité, presque jamais. Une foule de gens avait quitté la
région au cours des décennies précédentes, tout comme le fils de Kristjana.
Elinborg avait l’impression que, d’une certaine manière, cette femme était
restée figée dans l’espace et le temps. Son univers n’avait pas changé tandis
que l’Islande s’était radicalement transformée. Dans ce sens, Kristjana lui
rappelait Erlendur, qui n’était jamais parvenu à se débarrasser de son passé,
qui d’ailleurs ne le désirait pas, qui pensait selon d’anciens schémas et
agissait en vertu de principes antiques, rivé qu’il était à des valeurs qui,
peut-être, disparaissaient à toute vitesse sans que quiconque le remarque ou ne
le regrette.
Comment allait-elle donc pouvoir parler à cette femme de la
drogue du viol qu’on avait découverte dans la poche de son fils ?
— À quand remontent les dernières nouvelles que vous
avez eues de lui ? demanda-t-elle.
Kristjana hésita, comme si elle était forcée de se creuser
la tête afin de chercher la réponse à une question pourtant évidente.
— Disons, à un peu plus d’un an, déclara-t-elle
finalement.
— Plus d’un an ? s’étonna Elinborg.
— Il ne m’appelait pas très souvent, observa Kristjana.
— Certes, mais vous n’aviez réellement aucune nouvelle
de lui depuis plus d’un an ?
— Non.
— À quand remonte votre dernière rencontre ?
— Il est passé ici il y a trois ans, il s’est arrêté
très brièvement, à peine une heure. Il n’a parlé à personne d’autre qu’à moi.
Il m’a dit qu’il passait dans le coin, mais qu’il était pressé. J’ignore où il allait,
d’ailleurs, je ne lui ai pas posé la question.
— Vos relations n’étaient pas bonnes ?
— Non, cela n’a rien à voir. C’est juste qu’il ne
recherchait pas spécialement ma compagnie, répondit Kristjana.
— Et vous, il ne vous arrivait jamais de l’appeler ?
— Il passait son temps à changer de numéro. J’ai fini
par renoncer. De plus, comme il ne manifestait pas plus d’intérêt que ça, je ne
voulais pas l’importuner. Cela ne me dérangeait pas de le laisser tranquille.
Il y eut un long silence.
— Savez-vous qui lui a fait ça ? interrogea enfin
Kristjana.
— Nous n’en avons aucune idée, répondit Elinborg.
L’enquête n’en est qu’à son début, par conséquent…
— Et il se pourrait qu’elle soit longue, n’est-ce
pas ?
— Probablement. Si je comprends bien, vous ne saviez
pas grand-chose de sa vie privée, de ses amis, des femmes qu’il fréquentait ou…
— Non, je ne savais pratiquement rien, en effet. Il
vivait avec une femme ? Ce n’était pas le cas la dernière fois que nous
avons discuté tous les deux. C’était l’un des sujets que j’abordais avec lui.
Je lui demandais s’il n’allait pas finir par se marier, fonder une famille et
tout ça. Il ne me répondait pas grand-chose, il se disait sans doute que je
radotais.
— Nous pensons qu’il vivait seul, précisa Elinborg. Son
propriétaire n’a jamais remarqué qu’il ait habité avec quelqu’un. Avait-il
conservé des amis au village ?
— Ils ont tous déménagé. Les jeunes partent. Il n’y a
rien de neuf. On parle de fermer l’école et d’emmener les gamins en car
jusqu’au village voisin. Ici, tout est marqué par la mort. Peut-être devrais-je
m’en aller moi aussi. Partir vers cette merveilleuse Reykjavik. Je n’ai jamais
mis les pieds là-bas et je n’en ai aucune intention. On ne voyageait pas tant
que ça, dans le temps, et la vie a voulu que je n’y aille pas. Quand j’ai eu
cinquante ans, c’est même devenu une sorte de défi. Et ça ne me dérange pas, je
ne me sens pas privée. Je n’ai jamais rien eu à faire là-bas. Rien du tout.
Mais vous, vous y avez peut-être grandi ?
— En effet, observa Elinborg. D’ailleurs, je m’y plais
beaucoup et je comprends les gens qui viennent s’y installer. Votre fils
n’avait gardé contact avec personne ici ?
— Non, répondit Kristjana sans l’ombre d’une
hésitation, pas que je sache.
— A-t-il eu des problèmes au village, des démêlés avec
la justice, s’est-il fait des ennemis ?
— Ici ? Absolument pas. Je n’ai pas su grand-chose
de lui après son départ. Comme je viens de vous le dire, je ne connaissais pas
assez l’existence qu’il menait pour répondre à ce genre de questions. Malheureusement.
Il était comme il était.
Elle fixa intensément Elinborg.
— Que sait-on de ce que deviennent nos enfants ?
En avez-vous ?
Elinborg hocha la tête.
— Que savez-vous de ce qu’ils trafiquent ? observa
Kristjana.
Elinborg pensa à Valthor.
— Que sait-on de ce à quoi ils s’occupent ?
poursuivit-elle. Je sais évidemment que ce n’est pas dans l’air du temps de
dire ce genre de choses, mais je ne connaissais pas bien mon fils, j’ignorais
ses activités quotidiennes, je ne savais rien de ce qu’il pensait. Sous bien
des rapports, il m’était inconnu et incompréhensible. Je suppose que je ne suis
pas une exception. Les enfants quittent la maison et petit à petit, ils vous
deviennent étrangers, sauf…
Kristjana avait mis le mouchoir en pièces entre ses doigts.
— Il faut être solide, reprit-elle. J’ai appris ça très
vite, dans mon jeune temps. Il ne faut pas s’apitoyer sur son sort. Je suppose
que je serai assez forte pour traverser cette épreuve comme toutes les autres.
Elinborg pensa au Rohypnol. Quand on en trouvait dans la
poche d’un jeune homme sorti s’amuser et rentré à la maison en compagnie d’une
femme, la situation était plutôt limpide.
— À l’époque où il vivait ici, poursuivit-elle en
s’approchant lentement du sujet, a-t-il fréquenté des jeunes femmes ?
— Je n’en sais rien, s’agaça Kristjana. Quelle
question ! Des femmes ? Comment voulez-vous que je sache s’il
fréquentait des femmes ? Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Ne pourriez-vous pas me renvoyer vers des personnes
qu’il connaissait, ici au village, et que je pourrais interroger ?
continua calmement Elinborg.
— Répondez-moi ! Pourquoi me posez-vous des
questions concernant ses conquêtes féminines ?
— Nous ignorons tout de lui, mais…
— Mais… ?
— Il est possible qu’il ait utilisé des techniques
inhabituelles, précisa Elinborg, en ce qui concerne… justement… les femmes.
— Comment ça, des techniques inhabituelles ?
— De la drogue.
— De la drogue, quel genre de drogue ?
— On appelle parfois ce type de produits « drogue
du viol ».
Kristjana la dévisagea.
— Il est également possible qu’il se soit contenté d’en
vendre, mais nous n’excluons pas l’autre hypothèse. Nous pouvons évidemment
nous tromper. Nous n’avons encore que bien peu d’éléments. Nous ignorons
pourquoi il avait ces produits dans sa poche au moment où on a découvert son
corps.
— De la drogue du viol, répéta Kristjana.
— Elle porte le nom de Rohypnol. Elle affaiblit la
victime, l’endort et lui fait perdre la mémoire. Nous préférons que vous soyez
au courant. C’est le genre d’information qui filtre facilement dans les
journaux.
L’averse de neige s’abattit sur la maison avec une telle
violence qu’elle bouchait la vue aux fenêtres, la pénombre était encore plus
présente. Kristjana demeura un long moment silencieuse.
— Je ne vois pas pourquoi il aurait eu ce genre de
choses sur lui, observa-t-elle enfin.
— Non, bien sûr que non.
— Cela ne s’arrêtera donc jamais !
— Je comprends combien c’est éprouvant pour vous.
— Maintenant, je me demande ce qui est le pire.
— Comment ça ?
Kristjana observait la neige qui tombait à la fenêtre du
salon.
— Qu’il ait été assassiné ou qu’il ait commis un viol.
— Nous ne sommes pas certains qu’il se soit rendu
coupable de cette chose-là, corrigea Elinborg.
Kristjana la fusilla du regard.
— Non, vous n’êtes jamais sûrs de rien.
6
Elinborg dut passer la nuit sur place. Elle trouva une
chambre spacieuse dans une petite pension située sur la hauteur à l’orée du
village, appela Sigurdur Oli pour lui rendre compte de son entrevue avec
Kristjana, qui ne lui avait pas appris grand-chose. Elle téléphona à Teddi qui
s’était arrêté dans une chaîne de restauration rapide pour y acheter le dîner
et discuta avec Theodora. La petite tenait absolument à lui parler d’une
excursion que les scouts prévoyaient de faire d’ici deux semaines au lac d’Ulfljotsvatn.
Elles conversèrent un long moment toutes les deux. Les garçons étaient absents,
partis au cinéma. Elinborg s’adressa la réflexion qu’elle pourrait d’ici peu
lire le compte rendu de leur expédition.
Non loin de la pension se trouvait un établissement qui
avait toutes les fonctions possibles : brasserie, magasin d’alimentation,
bar des sports, location de vidéo et même pressing ! Au moment où elle y
entra, elle crut voir un homme tendre son linge par-dessus le comptoir en
disant qu’il aimerait bien récupérer tout ça pour jeudi. Le menu offrait tout
ce à quoi on pouvait s’attendre : sandwichs, hamburgers, frites et sauce
cocktail, steak d’agneau et poisson frit. Elinborg paria sur le poisson. Seules
deux des tables étaient occupées. Trois hommes sirotaient leur bière à l’une
d’elles tout en regardant le foot sur l’écran plat fixé au mur. À l’autre, un
couple âgé, des touristes tout comme elle, dégustait du poisson frit.
Theodora commençait à lui manquer ; elle ne l’avait pas
vue depuis deux jours. Elinborg ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant à
sa fille qui formulait parfois de si étonnantes remarques sur l’existence. Elle
s’exprimait dans une langue très soignée, ce qui lui conférait un charme
suranné. C’est pourquoi elle craignait que les autres gamins ne se moquent
d’elle à l’école, mais ses inquiétudes ne semblaient pas justifiées. « Pourquoi
a-t-il donc cet air de bonnet de nuit ? » avait-elle observé en
parlant d’un présentateur télévisé éteint. « C’est amusant »,
observait-elle lorsqu’elle lisait quelque chose de drôle dans les journaux.
Elinborg s’imaginait que cette façon de parler était due à sa fréquentation des
livres.
Le poisson n’était pas mauvais et le pain bien frais qui
l’accompagnait vraiment exceptionnel. Elle laissa de côté les frites, elle
n’avait jamais aimé ça et demanda s’ils faisaient de l’expresso quand elle eut
terminé son repas. La serveuse, une femme sans âge qui s’occupait également de
la cuisine, fabriquait le pain, remettait les vidéos aux clients et lavait le
linge, ne tarda pas à lui apporter comme par magie un expresso tout à fait
convenable qu’elle dégusta tout en pensant à ses terres cuites à tandoori et
aux épices pour concocter les plats du même nom. La porte de l’établissement
s’ouvrit. Quelqu’un venait regarder le rayon vidéo.
Elle se creusait la tête à propos du vêtement trouvé dans
l’appartement de Runolfur. Sa présence n’indiquait pas nécessairement qu’il ait
été en galante compagnie au moment de l’agression ; cela ne signifiait pas
non plus que c’était une femme qui était la coupable. On pouvait envisager que
ce châle ait traîné sous le lit depuis plusieurs jours. Pourtant, il était
difficile de fermer les yeux sur le fait que Runolfur avait sans doute eu
recours à la drogue du viol ce soir-là, qu’une femme l’avait peut-être suivi
jusque chez lui et que quelque chose s’était produit entre eux, qui avait
conduit à cette sauvage agression. Les effets du produit s’étaient dissipés, la
femme était revenue à elle et avait pris ce qui lui tombait sous la main. L’arme
du crime, un couteau, n’avait pas été retrouvée dans l’appartement et
l’agresseur n’avait laissé derrière lui aucun indice autre que celui, évident,
de la colère et de la haine sans bornes qu’il vouait à la victime.
Si Runolfur avait effectivement violé la propriétaire de
cette étole et que celle-ci s’en était ensuite prise à lui, en quoi cet élément
pouvait-il être utile à la police ? À quel endroit cette pièce de tissu
avait-elle été achetée ? La police irait la montrer dans les magasins, mais
le vêtement ne semblait pas franchement neuf et il n’était pas sûr qu’il les
mène où que ce soit. Celle qui le portait mettait du parfum : pour
l’instant, ils ignoraient encore lequel, mais ce n’était qu’une question de
temps et on irait enquêter auprès des commerçants qui le proposaient à la
vente. Il se dégageait également du tissu une forte odeur de tabac,
probablement due à la fréquentation des bars et discothèques : on pouvait
par ailleurs imaginer que sa propriétaire fumait. Runolfur avait un peu plus de
trente ans. La femme qu’il avait rencontrée devait être à peu près du même âge.
C’était une brune aux cheveux courts, ceux qui avaient été trouvés sur les
lieux du crime l’étaient également.
On pouvait penser qu’elle travaillait dans un restaurant de
spécialités indiennes. Elinborg était assez familière de cette cuisine, elle
avait publié un livre avec quelques recettes de ce type, accompagnées de
beaucoup d’autres, et qui s’intitulait Des feuilles et des lys. Elle
s’était intéressée à cette cuisine-là et se pensait assez bien documentée. Elle
possédait deux jeux de terres cuites indiennes destinées à la confection de ces
plats. En Inde, on plaçait le récipient dans la terre et on le chauffait à
l’aide de charbon de bois afin de s’assurer que la viande soit cuite de façon
homogène et à une température très élevée. Elinborg avait parfois enterré ses
terres cuites dans son jardin, mais en général, elle se contentait de les
mettre au four ou de les placer sous des charbons de bois dans un vieux
barbecue. C’était surtout la marinade qui faisait la différence pour les
papilles. Elinborg mélangeait toutes sortes d’épices en quantité précise et
selon son goût dans du yaourt nature : si elle voulait que le plat prenne
une couleur rouge, elle prenait des graines d’annate en poudre et si elle le
préférait jaune, elle utilisait du safran. En général, elle s’amusait avec un
mélange de piment de Cayenne, de coriandre, de gingembre et d’ail en plus du garam
masala qu’elle confectionnait à partir de cardamome, de cumin, de cannelle,
d’ail et de poivre noir séchés ou grillés qu’elle relevait d’un soupçon de
muscade. Elle s’était également essayée à y incorporer quelques plantes
aromatiques issues de la flore islandaise avec des résultats assez concluants
en utilisant par exemple du thym arctique, des racines d’angélique, des
feuilles de pissenlit et du céleri des montagnes. Elle enduisait la viande, le
plus souvent du porc ou du poulet, avec la marinade et laissait ensuite reposer
pendant quelques heures avant de la placer dans son plat en terre cuite.
Parfois, quelques gouttes du mélange tombaient sur les
charbons incandescents et on percevait encore plus clairement la forte odeur de
tandoori qu’elle avait sentie dans ce châle. Elle s’imaginait que sa
propriétaire travaillait dans le domaine de la cuisine indienne, mais il était
également possible que, tout comme elle, elle se passionne pour les cuisines
venues d’Extrême-Orient et peut-être plus spécialement pour le tandoori.
Peut-être possédait-elle aussi une terre cuite et l’ensemble des épices qui
rendaient ces plats à ce point irrésistibles.
Le couple âgé avait quitté les lieux et les trois hommes
était partis dès la fin de leur match de football. Elinborg s’attarda encore un
moment avant de se lever pour aller régler sa note à la femme derrière le
comptoir qu’elle remercia pour ce succulent repas. Elles discutèrent du pain
qu’Elinborg avait trouvé délicieux et l’hôtesse se permit de lui demander ce
qui l’amenait au village. Elle le lui dit.
— Il était à l’école primaire avec mon fils, observa
l’hôtesse.
À l’étroit dans son débardeur noir, elle avait des bras bien
en chair et une opulente poitrine sous son grand tablier.
— Ça m’a fait froid dans le dos, ajouta-t-elle en
précisant qu’elle avait appris la découverte de son corps aux informations.
Le nom de Runolfur était sur toutes les lèvres.
— Vous le connaissiez peut-être ? s’enquit
Elinborg.
Elle jeta un œil à la fenêtre : il s’était remis à
neiger.
— Ici, tout le monde se connaît. Runolfur était un
garçon comme les autres, peut-être un peu difficile. Il a quitté le village à
la première occasion, comme la plupart des jeunes. Je n’ai pas grand-chose à
dire de lui. Je sais que Kristjana se montrait assez dure. Elle avait la main
leste quand il faisait des bêtises. C’est une sacrée bonne femme. Elle a
travaillé à l’usine de poisson jusqu’à ce qu’ils mettent la clef sous la porte.
— Avait-il conservé quelques amis ici ?
La femme aux bras charnus s’accorda un instant de réflexion.
— Ils sont tous partis, enfin, je crois. La population
a diminué de moitié en à peine dix ans.
— Je comprends, observa Elinborg. Eh bien, je vous
remercie.
Elle s’apprêtait à sortir quand son regard se posa sur un
présentoir où des cassettes vidéo voisinaient avec quelques DVD, dans le recoin
près de la porte. Elinborg ne regardait que peu de films, et le faisait surtout
quand ses fils rentraient à la maison avec quelque chose d’intéressant. Elle
laissait de côté les policiers et n’avait que peu d’indulgence pour les
romances. Les comédies convenaient mieux à son caractère. Theodora partageait
ses goûts et parfois, elles louaient toutes les deux des films comiques pendant
que Teddi et les garçons regardaient des films d’action.
Elinborg parcourut le présentoir et tomba sur un ou deux
titres qui lui disaient vaguement quelque chose. Une jeune fille d’une
vingtaine d’années en quête d’un film lui lança un regard et la salua.
— Vous êtes le flic de Reykjavik ? demanda-t-elle.
Elinborg supposa que la nouvelle de son arrivée s’était
répandue comme une traînée de poudre.
— Oui, répondit-elle.
— Il y en a un ici qui le connaissait, annonça son
interlocutrice.
— Le connaissait ? Vous voulez dire… ?
— Runolfur. Il s’appelle Valdimar, c’est le
propriétaire du garage.
— Et vous, comment vous appelez-vous ?
— Moi ? Je suis juste venue ici pour louer un
film, répondit-elle en passant devant Elinborg pour sortir.
Elinborg affronta l’averse de neige et trouva un petit
garage situé tout au nord du village. Une clarté faiblarde filtrait par la
porte coulissante à demi ouverte du bâtiment presque vétuste. Le nom du garage
était effacé de l’écriteau accroché au-dessus de la porte menant à l’accueil.
Elinborg eut l’impression que quelqu’un y avait tiré un coup de fusil. Elle
traversa le bureau pour entrer dans l’atelier. Un homme d’une trentaine
d’années apparut à l’arrière d’un imposant tracteur. Il portait une casquette
de hand-ball élimée sur la tête et un bleu de travail dont la couleur sombre
avait viré au noir tant il était crasseux. Elinborg déclina son identité et sa
qualité. L’homme serrait une pièce poisseuse entre ses doigts quand il la salua
et il hésitait à lui tendre la main. C’était un échalas, maigre au point d’en
être presque ridicule.
— J’ai appris que vous étiez ici, précisa-t-il. Pour
Runolfur.
— J’espère ne pas vous importuner, répondit Elinborg en
regardant sa montre qui indiquait presque vingt-trois heures.
— Vous ne me dérangez absolument pas, rassura Valdimar.
Je m’occupe juste de ce tracteur. Je n’ai rien d’autre à faire. Vous désiriez
me parler de Runolfur ?
— On m’a dit que vous étiez amis quand il vivait au
village, aviez-vous gardé des contacts avec lui ?
— Non, très peu après son départ. Je lui ai rendu
visite une fois quand je suis allé à Reykjavik.
— Vous ne connaissez personne qui aurait pu lui en
vouloir ?
— Non, absolument pas et, comme je viens de vous le
dire, je n’avais plus aucun contact avec lui. Il y a des années que je ne suis
pas allé à Reykjavik. J’ai lu dans la presse qu’on lui avait tranché la gorge.
— C’est exact.
— Savez-vous pour quelle raison ?
— Non, nous n’avons que peu d’éléments pour l’instant.
Je suis venue ici pour interroger sa mère. Dites-moi, quel genre de garçon
c’était ?
Valdimar reposa la pièce, ouvrit sa thermos de café et versa
la boisson brûlante au fond d’une tasse. Il lança un regard à Elinborg comme
pour lui en proposer, mais elle déclina son offre.
— Ici, tout le monde se connaît, évidemment,
répondit-il. Il était un peu plus âgé que moi, nous n’avons donc pas vraiment
joué ensemble étant gamins. Il était plutôt calme par rapport à certains
d’entre nous qui ont grandi ici. Enfin, il recevait peut-être aussi une
éducation plus stricte que la nôtre.
— Mais vous étiez amis ?
— Non, on ne peut pas aller jusque-là, disons plutôt
qu’on se connaissait bien. Il est parti d’ici très jeune. Les choses changent,
même dans un petit village comme le nôtre.
— Il a déménagé pour aller au lycée, ou… ?
— Non, il est simplement parti travailler à Reykjavik.
Il en avait toujours eu envie, il répétait constamment qu’il irait dès qu’il en
aurait l’occasion. Et même qu’il partirait à l’étranger. Il ne voulait pas
gâcher sa vie ici. Il disait que c’était un endroit de merde. Moi, je n’ai
jamais trouvé que c’était un village de merde, je m’y suis toujours senti bien.
— Est-ce qu’il s’intéressait aux bandes dessinées et
aux histoires de super-héros ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que nous avons trouvé chez lui des éléments qui
l’indiquent, expliqua Elinborg sans décrire les affiches de films ni les
statuettes présentes dans l’appartement de Runolfur.
— Je ne peux pas vous dire, je n’ai jamais remarqué ça
à l’époque où il vivait ici.
— On m’a raconté que sa mère était une sacrée bonne
femme et vous avez fait allusion à une éducation stricte.
— Il ne lui en fallait pas beaucoup pour s’emporter,
répondit Valdimar.
Il trempa prudemment ses lèvres dans son café et attrapa un
gâteau sec dans sa poche pour l’y plonger.
— Elle avait ses méthodes bien à elle pour l’éduquer.
Je ne l’ai jamais vue lever la main sur lui, mais il m’a confié qu’elle
n’hésitait pas. Enfin, il n’en parlait pas, il ne m’a dit ce genre de chose
qu’une seule fois. C’était sans doute un sujet embarrassant pour lui, je
suppose qu’il en avait honte. Ils ne se sont jamais bien entendus. Elle
n’utilisait pas les bonnes méthodes. Elle était mal embouchée et avait
l’habitude de l’humilier devant nous.
— Et son père ?
— C’était plus ou moins un pauvre type. Il n’a jamais
été bien vaillant.
— Il est mort dans un accident.
— Cela ne remonte qu’à quelques années. Runolfur avait
déjà déménagé à Reykjavik.
— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il a
connu ce destin ?
— Non, je n’en sais rien. C’est simplement tragique,
c’est terrible de voir de telles choses se produire.
— Aviez-vous connaissance de femmes dans sa vie ?
— De femmes ?
— Oui.
— À Reykjavik ?
— Ou de façon générale.
— Non, je ne sais rien là-dessus. Il s’agit d’une
histoire de femmes ?
— Non, répondit Elinborg. Enfin, nous l’ignorons. Nous
ne savons pas du tout ce qui a pu se passer.
Valdimar reposa son café et prit une clef à tube dans sa
caisse à outils. Il semblait ne jamais être pressé, ses mouvements étaient
lents et mesurés. Il attrapa un écrou dans une autre caisse, chercha jusqu’à
trouver la taille adéquate. Elinborg regardait le tracteur. Il n’y avait
probablement aucune raison de céder à la précipitation dans ce garage. Et
pourtant, cet homme était encore au travail à cette heure tardive.
— Mon compagnon est mécanicien, annonça-t-elle.
La chose lui avait échappé avant même qu’elle n’ait eu le
temps de s’en rendre compte. En général, elle ne racontait rien de personnel
aux inconnus, mais il faisait bon dans l’atelier et cet homme était avenant, il
inspirait confiance, il était sympathique. En outre, la neige au-dehors avait
redoublé d’intensité. Elle ne connaissait personne dans ce village et sa
famille lui manquait.
— Eh bien, observa Valdimar, je suppose qu’il a aussi
les mains toutes noires, non ?
— Je le lui interdis, répondit Elinborg avec un
sourire. Je crois bien qu’il a été l’un des premiers mécaniciens d’Islande, si
ce n’est de la planète, à porter des gants.
Valdimar baissa les yeux sur ses mains crasseuses. Elle
remarqua de vieilles blessures sur le dos de sa main et sur ses doigts dont
elle savait, vivant avec Teddi, qu’elles étaient le signe qu’il avait dû lutter
avec des pièces rétives. Il n’avait pas toujours été suffisamment concentré sur
ce qu’il faisait, l’effort avait été trop intense ou alors, l’outil était usé.
— Il doit falloir une femme pour ça, commenta-t-il.
— Je lui achète aussi des crèmes qui font des prodiges,
reprit Elinborg. Mais vous, vous n’avez pas voulu partir comme tout le
monde ?
Elle remarqua que Valdimar tentait de réfréner un sourire.
— Je ne vois pas le rapport avec toute cette histoire,
objecta-t-il.
— En effet, c’est juste une question que j’avais envie
de vous poser, précisa Elinborg, presque gênée.
L’homme produisait cet effet sur elle, il semblait tellement
entier, honnête et humble.
— J’ai toujours vécu ici et je n’ai jamais eu la
moindre envie de déménager, répondit-il. Je n’aime pas trop le changement. Je
suis allé quelquefois à Reykjavik et ce que j’y ai vu ne m’a pas séduit. Toute
cette course pour attraper le vent, tout cet argent dépensé dans des objets
inertes et sans âme, de plus grandes maisons, de plus belles voitures. C’est
tout juste si les gens parlent encore notre langue, ils passent leur temps à
traîner dans les chaînes de restauration rapide et à engraisser. Je ne suis pas
sûr que tout ça soit très islandais. Je crois que nous sommes en train de nous
noyer dans de mauvaises habitudes importées de l’étranger.
— J’ai un ami qui pense un peu comme vous.
— Il a bien raison.
— Évidemment, vous avez votre famille ici, glissa
Elinborg.
— Je ne suis pas très famille, répondit Valdimar,
soudain disparu derrière son tracteur. Je ne l’ai jamais été et ce n’est pas
maintenant que ça va changer.
— On ne sait jamais, s’enhardit Elinborg.
L’homme leva les yeux de sa tâche.
— Vous aviez besoin de savoir autre chose ?
interrogea-t-il.
Elinborg sourit et secoua la tête. Elle le pria de l’excuser
du dérangement puis ressortit sous la neige.
Quand elle rentra à la pension, elle croisa la femme qui
l’avait servie au restaurant. Cette dernière n’avait pas encore ôté son
tablier. Le prénom « Lauga » était inscrit sur son petit badge. Étant
donné qu’elle sortait du bâtiment, Elinborg se fit la réflexion qu’elle
possédait peut-être aussi des parts dans cette entreprise. Le terme de « fusion »
lui vint aussitôt à l’esprit.
— On m’a dit que vous étiez allée interroger Valdi,
déclara Lauga tandis qu’elle lui tenait la porte. Vous a-t-il appris quelque
chose ?
— Très peu, répondit Elinborg, étonnée de la rapidité
avec laquelle le détail de ses pérégrinations se répandait dans le village.
— En effet, il n’est pas très doué pour la
conversation, mais c’est un gentil garçon.
— Il semble qu’il passe pas mal de temps à travailler,
il s’est remis à la tâche quand je l’ai quitté.
— Il n’a pas grand-chose d’autre à faire, précisa
Lauga. Et c’est sa passion, depuis toujours. Il bichonnait son tracteur,
n’est-ce pas ?
— En effet.
— Je crois bien qu’il est dessus depuis dix ans. Je
n’ai jamais vu un engin agricole recevoir autant d’attentions. Il le traite
comme si c’était un animal de compagnie. D’ailleurs, c’est de là qu’il tient
son sobriquet : les gens d’ici le surnomment Valdi Ferguson.
— Ah oui ? Eh bien, je dois repartir pour
Reykjavik assez tôt demain matin, alors…
— Bien sûr, veuillez m’excuser, je n’avais pas
l’intention de vous tenir la jambe toute la nuit.
Elinborg lui adressa un sourire et promena son regard sur le
village désert qui s’évanouissait peu à peu sous la neige.
— Je suppose que le taux de criminalité n’est pas très
élevé dans les parages, observa-t-elle tandis que Lauga refermait la porte de
la pension.
— Non, c’est le moins qu’on puisse dire, répondit-elle
avec un sourire. Il ne se passe jamais rien ici.
Elinborg se serait endormie dès le moment où elle avait posé
sa tête sur l’oreiller si son esprit n’avait pas été maintenu en éveil par un
détail qui l’interpellait et dont la signification lui échappait, pour peu
qu’il en ait une. La jeune fille qu’elle avait croisée par hasard devant le
présentoir de cassettes vidéo lui avait parlé en chuchotant d’une voix très
basse, un peu comme si elle ne voulait pas que quiconque puisse entendre leur brève
conversation.
7
Elinborg atterrit à Reykjavik le lendemain vers midi.
Accompagnée d’une professionnelle de l’accueil d’urgence pour les victimes de
viols, elle se rendit directement chez la jeune femme retrouvée sur
Nybylavegur, et qui avait probablement été droguée par son agresseur. La
spécialiste, prénommée Solrun, avait dans les quarante ans ; Elinborg la
connaissait assez bien pour avoir plusieurs fois travaillé avec elle. Elles
discutèrent du nombre croissant de viols sur lesquels la police était amenée à
enquêter. Ce type d’agressions variait en quantité d’une année sur
l’autre : parfois, on en comptait vingt-cinq et, l’année suivante, elles
atteignaient le chiffre de quarante-trois. Elinborg se tenait au courant des
statistiques, elle savait qu’environ soixante-dix pour cent des viols étaient
commis dans le cercle privé et que la moitié des victimes connaissaient leurs
agresseurs. Les cas où des inconnus s’en prenaient spontanément à des femmes
étaient en augmentation, même si leur nombre demeurait limité : entre cinq
et dix par an. Les plaintes déposées pour ce type de violences étaient loin
d’être systématiques, mais il arrivait souvent que plus d’un homme soit
impliqué. Chaque année, on recensait entre six et huit cas où on supposait que
la victime avait été droguée avec cette saleté de produit.
— Tu en as discuté avec elle ? interrogea
Elinborg.
— Oui, elle nous attend, répondit Solrun. Elle est
encore très mal. Elle est revenue chez ses parents et préfère ne parler à
personne, elle se referme complètement. Elle consulte un psychologue deux fois
par semaine et je l’ai également orientée vers un psychiatre. Il lui faudra du
temps pour se remettre.
— Elle est sans doute très perturbée.
— Plutôt, oui.
— Et je suppose que le mépris que la justice affiche
envers ces femmes n’est pas fait pour arranger les choses, observa Elinborg.
Ici en Islande, quand ils sont condamnés, les violeurs passent en moyenne un an
et demi en prison. C’est triste de voir que ces hommes peuvent se comporter
comme des bêtes sauvages sans écoper d’une peine digne de ce nom.
La mère de la jeune femme les accueillit à la porte et les
conduisit au salon. Le père n’était pas encore rentré, mais il ne tarderait
plus. La maîtresse de maison s’éclipsa pour informer sa fille de leur arrivée.
Elles entendirent l’écho d’une brève dispute, puis la mère et la fille
apparurent dans la pièce. Elinborg avait entendu la victime protester et dire
qu’elle ne voulait pas de ça, qu’elle refusait de parler une nouvelle fois à la
police et qu’elle souhaitait qu’on la laisse tranquille.
Elinborg et Solrun se levèrent quand les deux femmes
entrèrent. Unnur, la victime, avait déjà discuté avec chacune d’elles.
Pourtant, même si elle les connaissait, elle ne répondit pas à leur salutation.
— Pardonnez-nous d’insister à ce point, s’excusa
Solrun, mais nous n’en avons pas pour bien longtemps. Vous pouvez d’ailleurs
mettre fin à cet entretien quand vous voulez.
Solrun et Elinborg se rassirent. L’enquêtrice prenait garde
à ne pas gaspiller un temps précieux en banalités inutiles. Elle voyait
qu’Unnur n’allait pas bien, même si elle s’efforçait de n’en rien laisser
paraître, assise aux côtés de sa mère. Elle essayait de faire bonne figure. La
profession d’Elinborg l’avait rendue familière des conséquences à long terme
qu’entraînait toute agression physique et elle mesurait la profondeur des
blessures psychiques qu’elle laissait derrière elle. Dans son esprit, le viol
était l’un des pires actes qu’un individu puisse commettre, il équivalait
presque à un meurtre.
Elle sortit de sa poche une photographie de Runolfur que la
police avait prélevée sur son permis de conduire.
— Reconnaissez-vous cet homme ? demanda-t-elle en
la présentant à Unnur.
La jeune femme la prit et y jeta un regard furtif.
— Non, répondit-elle. J’ai vu sa photo à la télévision,
mais je ne le connais pas.
Elinborg reprit le cliché.
— Vous pensez que c’est lui qui m’a agressée ?
interrogea Unnur.
— Nous l’ignorons, répondit Elinborg. Nous savons qu’il
était en possession de ce produit qu’on appelle drogue du viol quand il est
sorti en ville, le soir où il a été assassiné. Ce sont des informations qui
n’ont pas été rendues publiques et vous ne devez les dévoiler à personne. Mais
je tiens à vous dire la vérité. Voilà, maintenant, vous savez pourquoi nous
avions besoin de vous rencontrer.
— Je ne suis même pas sûre que je serais capable de
vous le montrer, même si je l’avais devant moi, observa Unnur. Je ne me
souviens de rien. De rien du tout. Je ne me rappelle que très vaguement l’homme
avec qui j’ai discuté au bar. Je ne le connaissais pas, mais ce n’était pas ce
Runolfur.
— Pourriez-vous envisager de nous accompagner à son
appartement pour y jeter un œil ? Peut-être que cela vous aiderait à vous
souvenir ?
— Moi… non, je… en fait, je n’ai pas mis les pieds
dehors depuis que c’est arrivé, répondit Unnur.
— Elle refuse de franchir la porte de la maison,
précisa sa mère. Il vous suffirait peut-être de lui montrer des photos des
lieux ?
Elinborg hocha la tête.
— Cela nous arrangerait bien que vous puissiez nous
accompagner, reprit-elle. Il avait une voiture que nous aimerions également
vous montrer.
— Je vais y réfléchir, répondit Unnur.
— Ce qui frappe le plus quand on entre chez lui, ce
sont les grandes affiches de films hollywoodiens qui tapissent les murs. Des
super-héros comme Superman et Batman. Est-ce que cela vous dit…
— Je ne me souviens de rien.
— Il y a encore une chose, annonça Elinborg en sortant
de son sac le châle qui avait été placé dans un sachet zippé destiné à
conserver les pièces à conviction. Nous avons retrouvé cette étole sur le lieu
du crime. Pouvez-vous me dire si vous la reconnaissez ? Je n’ai
malheureusement pas le droit de la déballer, mais vous pouvez ouvrir le zip.
Elle lui tendit le sachet.
— Je ne porte jamais de châle. Je n’en ai eu qu’un seul
de toute ma vie et ce n’est pas celui-là. Vous l’avez trouvé dans son
appartement ?
— Oui, confirma Elinborg. C’est un deuxième détail que
nous n’avons pas rendu public.
Unnur commençait à comprendre vers où menaient toutes ces
questions.
— Il était en compagnie d’une femme quand… au moment de
son agression ?
— C’est possible, répondit Elinborg. En tout cas, il y
en a eu au moins une qui est venue le voir à son domicile.
— Avait-il déjà administré la drogue à sa victime ou
bien s’apprêtait-il à le faire ?
— Nous l’ignorons.
Le silence s’installa dans le salon.
— Vous croyez que c’est moi ? interrogea Unnur au
bout d’un certain temps.
La mère fixait sa fille. Elinborg secoua la tête.
— Absolument pas, répondit-elle. Vous ne devez pas vous
imaginer une chose pareille. Je vous en ai déjà dit beaucoup plus que je ne le
devrais et il ne faut pas que vous vous mépreniez sur le sens de mes propos.
— Vous pensez que je l’ai agressé.
— Non, répondit Elinborg d’un ton ferme.
— J’en serais incapable, même si je le voulais, observa
Unnur.
— Que signifient toutes ces questions ? s’emporta
subitement la mère. Accuseriez-vous ma fille d’avoir tué cet homme ? Elle
ne sort même pas de la maison. Elle est restée enfermée chez nous tout le
week-end !
— Nous le savons très bien, vous donnez à mes paroles
un sens qui ne s’y trouve pas, assura Elinborg.
Elle hésita. Les regards de la mère et de la fille étaient
rivés sur elle.
— En revanche, nous avons besoin de prélever l’un de
vos cheveux, annonça-t-elle finalement. Solrun est prête à le faire. Nous
voulons savoir si vous êtes passée par l’appartement de cet homme le soir de
votre agression. Cela nous dira si c’est lui qui vous a fait avaler ce poison
avant de vous amener à son domicile.
— Je n’ai rien fait, plaida Unnur.
— Non, bien sûr que non, convint Solrun. Il ne s’agit
pour la police que d’exclure l’hypothèse selon laquelle vous seriez passée chez
lui.
— Et si j’y étais effectivement allée ?
Elinborg frissonna aux propos de la jeune femme. Elle ne
parvenait pas à s’imaginer ce qu’elle pouvait ressentir à ne pas savoir ce qui
s’était produit au cours de la nuit où elle avait subi ce viol.
— Dans ce cas, nous en saurons plus sur les événements
qui ont précédé le moment où vous avez été retrouvée à Nybylavegur. Je sais que
tout cela est aussi difficile que douloureux, mais nous sommes toutes en quête
de réponses.
— Je ne suis même pas sûre d’avoir envie de savoir,
objecta Unnur. Je m’efforce d’agir comme si rien n’était arrivé, comme si cela
n’avait pas été moi. Comme si cela était arrivé à quelqu’un d’autre que moi.
— Nous avons déjà abordé ce sujet, observa Solrun. Vous
feriez mieux de ne pas enterrer tout cela au fond de vous. Cela vous prendra
d’autant plus de temps pour comprendre que vous n’avez pas la moindre
responsabilité dans cette histoire. L’agression n’a été motivée par aucun de
vos actes, vous n’avez aucun reproche à vous faire. Vous avez été sauvagement
agressée. Vous n’avez pas besoin de vous cacher, ni de vous exclure de la vie
sociale comme si vous étiez devenue impure. Vous ne l’êtes pas et ne le serez
jamais.
— J’ai… j’ai simplement peur, expliqua Unnur.
— Évidemment, répondit Elinborg. C’est parfaitement
compréhensible. Je me suis occupée plus d’une fois de femmes dans votre
situation. Je leur dis toujours que la question est également la manière dont
elles envisagent ces criminels. Pensez un peu à l’importance que vous leur
accordez en restant recluse ici. Ils ne devraient pas avoir le pouvoir de vous
enfermer dans une prison. Montrez clairement que vous êtes plus forte que la
volonté qu’ils ont eue de vous anéantir.
Unnur dévisageait Elinborg.
— Mais c’est tellement… terrible de savoir… on ne peut
plus jamais… On m’a pris quelque chose que je ne parviendrai jamais à
récupérer, plus jamais, et ma vie ne sera plus jamais la même…
— C’est justement l’essence de la vie, glissa Solrun.
Et cela vaut pour tout le monde. Plus jamais nous n’aurons ce que nous avons
eu. Voilà pourquoi nous tournons notre regard vers l’avenir.
— Cette chose vous est arrivée, reprit Elinborg,
apaisante. Il ne faut pas s’y arrêter. Sinon, ce sont les sales types qui
gagnent. Il ne faut pas les laisser s’en tirer à si bon compte.
Unnur lui rendit le châle.
— Elle fume. Je ne fume pas. Et il y a une autre odeur,
un parfum qui n’est pas le mien. Ensuite, il y a une épice…
— Un mélange tandoori, confirma Elinborg.
— Vous croyez que c’est cette femme qui l’a
assassiné ?
— C’est possible.
— Bravo, éructa Unnur entre ses dents. Elle a bien fait
de le tuer ! Elle a eu raison de zigouiller ce porc !
Elinborg lança un regard complice à Solrun.
Il lui semblait que la jeune femme était déjà en voie de
rémission.
Quand Elinborg rentra chez elle, tard dans la soirée,
c’était le conflit ouvert entre les deux frères. Aron, le cadet qui était d’une
certaine manière toujours mis à l’écart par l’aîné, s’était permis d’aller
consulter Internet sur l’ordinateur de Valthor. Ce dernier avait déversé sur
lui un tel flot de gentillesses qu’Elinborg avait dû intervenir pour lui
demander de bien vouloir cesser cela immédiatement. Theodora écoutait de la
musique sur son iPod, assise à la table de la salle à manger où elle faisait
ses devoirs sans se laisser perturber par ses frères. Allongé de tout son long
sur le canapé, Teddi regardait la télévision. En revenant du travail, il
s’était fendu d’une halte dans une boutique où il avait acheté des morceaux de
poulet frit dont les emballages étaient éparpillés dans la cuisine, agrémentés
de quelques frites froides et de petits récipients de sauce cocktail.
— Pourquoi ne débarrasses-tu pas toutes ces
saletés ? lui cria Elinborg.
— Laisse, répondit-il, je m’en occupe tout à l’heure.
Je regarde juste cette série-là…
Elinborg n’avait pas le courage d’argumenter. Elle alla donc
s’asseoir à côté de Theodora. Elles s’étaient récemment rendues ensemble à un
rendez-vous avec l’un de ses professeurs qui souhaitait lui proposer des cours
complémentaires. Cet homme avait véritablement à cœur de lui concocter un
parcours scolaire qui serait à son niveau. Ils avaient envisagé de lui faire
suivre le programme des trois classes supérieures du collège en une seule
année, ce qui lui permettrait d’entrer au lycée d’autant plus vite.
— Ils ont dit aux actualités que vous aviez découvert
de la drogue du viol chez l’homme qui a été assassiné, annonça Theodora en
retirant ses écouteurs.
— Je me demande comment ils parviennent à obtenir ces
renseignements, soupira Elinborg.
— C’était une de ces pourritures ? interrogea
Theodora.
— Peut-être, répondit Elinborg. S’il te plaît, ne me
pose plus de questions sur cette affaire.
— Ils ont également dit que vous étiez à la recherche
d’une femme qui avait passé la nuit chez lui.
— Oui, il est possible qu’une personne qui se trouvait
dans son appartement l’ait agressé. Maintenant, plus un mot, commanda Elinborg,
bienveillante. Qu’as-tu mangé à l’école ?
— De la soupe au pain. Sacrément mauvaise.
— Tu es trop difficile.
— Mais je mange la tienne.
— Cela ne veut rien dire, c’est un vrai délice !
Elinborg avait raconté à sa fille combien elle avait elle-même
été difficile dans son enfance. Elle avait grandi dans un environnement
islandais traditionnel où on l’avait nourrie tout aussi traditionnellement.
Décrire tout cela à Theodora revenait à lui donner un cours sur le mode de vie
dans l’Islande d’autrefois. La mère d’Elinborg était femme au foyer, elle
faisait les courses pour la maisonnée et préparait le déjeuner tous les midis.
Son père, employé de bureau aux Affaires maritimes de la ville, rentrait à la
maison pour manger et s’allonger dans le canapé tout en écoutant les nouvelles
radiophoniques qui débutaient à midi vingt précises par égard envers les hommes
qui, comme lui, assuraient seuls la subsistance de leur famille. Le générique
des nouvelles commençait en général au moment où il avalait sa dernière bouchée
et où il allait s’allonger.
Le midi, sa mère cuisinait du poisson au court-bouillon,
préparait des tartines beurrées, des boulettes de viande ou du rôti, parfois de
la purée, mais il y avait toujours au menu des pommes de terres cuites à l’eau.
À chaque jour de la semaine correspondait en général un plat pour le dîner. Le
samedi, c’était la morue qu’elle mettait à dessaler dans une bassine de la
buanderie, la même que celle dans laquelle son mari prenait ses bains de pieds.
Aujourd’hui encore, Elinborg préférait s’abstenir de consommer ce plat. Le
dimanche, il y avait de la viande grillée, du gigot ou du baron d’agneau
accompagnés de sauce brune qu’elle concoctait à partir des sucs. Le steak se
mangeait avec des pommes de terre caramélisées. Parfois, c’était des tranches
de gigot ou du filet mignon. Du chou rouge cuit, vinaigré et sucré ainsi que
des petits pois accompagnaient toutes les viandes grillées. Du petit salé avec
des rutabagas bouillis ou bien de la saucisse de cheval à la sauce blanche
sucrée pouvaient s’inviter au menu sans crier gare, mais cela ne se produisait
que rarement. Le lundi soir, c’était poisson sans exception, sauf les rares
fois où il y avait assez de restes du dimanche ; dans ce cas, il était au
menu du mardi : il était souvent pané et passé à la poêle, accompagné de
margarine fondue et de mayonnaise. Le mercredi était le jour du poisson
faisandé, qui dans l’esprit d’Elinborg était particulièrement immangeable. Une
bonne quantité de graisse de mouton fondue ne suffisait pas à atténuer l’odeur
de ce mets délicat que sa mère faisait bouillir jusqu’à embuer l’ensemble des
vitres de la maison au point de boucher la vue. Les œufs de poisson et le foie
étaient également au menu du mercredi, cela améliorait quelque peu l’ordinaire.
Certes, la membrane qui entourait ces œufs n’était pas des plus appétissantes
et, pour ce qui était du foie de morue, Elinborg n’y touchait simplement pas.
Le jeudi où elle goûta pour la première fois de sa vie des spaghettis bien loin
d’être al dente resta gravé dans sa mémoire. Elle les trouva parfaitement
insipides, même si leur goût s’était amélioré quand elle y avait ajouté un peu
de sauce tomate. Le vendredi, on avait droit à des côtes de porc ou à des
côtelettes d’agneau panées et baignant dans la margarine fondue, tout comme le
poisson pané.
Ainsi s’écoulaient l’une après l’autre les semaines
gastronomiques qui devinrent des mois, puis des années dans l’enfance
d’Elinborg. Il n’arrivait que rarement qu’on déroge à l’habitude. Si on
décidait d’acheter du rapide, ce qui se produisait peut-être une fois tous les
deux ans, c’était son père qui rapportait à la maison du mouton fumé en
tranches posées sur du pain au malt ou des sandwichs aux crevettes. Elinborg
avait dix-neuf ans quand le premier morceau de poulet grillé avait franchi la
porte du foyer familial dans une boîte, accompagné de frites. C’était là une
autre journée mémorable. Ni l’un ni l’autre de ces aliments n’avait été à son
goût et ses parents n’en avaient jamais racheté. Elle aimait beaucoup lire
quand il était question de nourriture et la seule chose qu’elle se rappelait
des livres pour enfants ou des romans était bien souvent les descriptions
culinaires ou les recettes, celle de la compote ou la façon dont on fabriquait
le bacon, par exemple. Elle se souvenait encore du jour où elle était tombée
sur un texte qui parlait de fromage fondu. Il lui avait fallu un certain temps
pour saisir le phénomène. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que ce produit
pût être consommé autrement que froid sur une tranche de pain, directement
sorti du frigo.
Elinborg n’aimait pas nombre d’aliments et causait à sa mère
de constantes déceptions. Cette femme vénérait le saint bouillon. Elle
considérait toute chose immangeable tant qu’elle n’avait pas été bouillie
jusqu’à la moelle. Elle était capable de vous faire cuire un filet d’aiglefin
pendant vingt minutes, voire une demi-heure. Elinborg passait son temps à
lutter contre les arêtes, morte de peur à l’idée de mourir étranglée à la table
de la cuisine. Elle trouvait la graisse des côtelettes panées mauvaise et la
viande, cuite au point de prendre une couleur entièrement grise, tout à fait
insipide. Les pommes de terre caramélisées représentaient pour elle une
aberration. Elle ne pouvait se résoudre à consommer le foie d’agneau à la sauce
aux oignons, plat réservé au mardi à moins que sa mère ne le supprime au profit
d’un cœur et de quelques rognons. Lesquels étaient, dans son esprit, impropres
à la consommation humaine. La liste était sans fin.
Elinborg ne s’était nullement étonnée de voir son père
victime d’un infarctus alors qu’il était âgé d’un peu plus de soixante ans. Il
avait survécu. Ses parents vivaient toujours au même endroit, dans sa maison
d’enfance, ils avaient tous les deux cessé de travailler, ils étaient bien
portants et n’avaient besoin d’aucune assistance. Sa mère continuait de
bouillir le poisson faisandé jusqu’à ce qu’on n’y voie plus rien aux fenêtres.
Quand ils eurent compris qu’Elinborg était irrémédiablement
difficile d’un point de vue alimentaire et qu’elle eut acquis les compétences
pour se débrouiller par elle-même dans la cuisine, ils lui avaient laissé
choisir ce qu’elle voulait manger. C’est ainsi qu’elle s’était mise à se
préparer des repas à partir des matières premières que sa mère achetait sans
déroger à ses habitudes. Elle avait son morceau d’aiglefin, quelques côtelettes
ou un peu de farce de poisson, laquelle était souvent au menu du jeudi après la
malheureuse expérience italienne ; elle se confectionnait des plats à sa
guise. Elle s’était intéressée à la cuisine. Il y avait toujours quelqu’un pour
lui offrir des livres de recettes à Noël ou pour son anniversaire. Elle s’était
inscrite à un club et lisait les recettes publiées dans les journaux. Elle
n’avait pas nécessairement envie de devenir chef, mais simplement de se
préparer des plats qu’elle jugeait comestibles.
Au moment où elle avait quitté le foyer familial, elle avait
marqué de son influence la culture culinaire de la famille, mais divers autres
détails s’étaient transformés sans son intervention. Désormais, son père
n’avait plus besoin de revenir le midi pour s’allonger dans le canapé et
écouter les informations. Sa mère s’était mise à travailler. Le soir, elle
rentrait épuisée, soulagée qu’Elinborg ait le courage de préparer à manger.
Employée dans un magasin d’alimentation qui ne désemplissait pas de la journée,
elle prenait un bain chaud chaque soir, les pieds rougis et gonflés. Elle était
cependant d’humeur plus joyeuse qu’avant, elle avait toujours été sociable et appréciait
le contact humain. Elinborg avait passé son baccalauréat, quitté la maison et
loué un petit appartement en sous-sol. L’été, elle occupait un emploi dans la
police, c’était son oncle paternel qui le lui avait trouvé. Elle avait décidé
d’étudier la géologie à l’université. Au cours de ses années au lycée, elle
avait beaucoup aimé voyager en Islande accompagnée de camarades et l’une de ses
amies, férue de géologie, l’avait encouragée à s’inscrire avec elle dans cette
filière. Au début, Elinborg avait été passionnée, mais au terme de ses études,
trois ans plus tard, elle était convaincue qu’elle n’exercerait pas dans sa
spécialité.
Elle observait Theodora qui faisait ses devoirs et se
demanda ce qu’elle deviendrait à l’âge adulte. Sa fille s’intéressait aux
matières scientifiques, la physique et la chimie, et évoquait déjà l’idée d’un
cursus universitaire dans l’un de ces domaines. Elle voulait également partir
étudier à l’étranger.
— Dis-moi, Theodora, est-ce que tu as un blog ?
interrogea Elinborg.
— Non.
— Tu es peut-être encore trop jeune.
— Non, c’est juste que je trouve ça idiot. Je trouve
déplacé de raconter tout ce que je fais, tout ce que je dis et tout ce que je
pense. Cela ne regarde personne et je n’ai pas envie de mettre tout ça sur le
Net.
— Oui, on s’étonne de voir à quel point certaines
personnes se livrent.
Theodora leva les yeux de ses cahiers.
— Tu as lu le blog de Valthor ?
— Je ne savais même pas qu’il en avait un. Je viens de
le découvrir par hasard.
— Il n’y écrit que des âneries, observa Theodora. Je
lui ai dit clairement que je refusais qu’il me nomme.
— Et ?
— Il m’a répondu que j’étais débile !
— Connais-tu un peu ces filles dont il parle ?
— Non. Il ne me dit jamais rien. Il raconte tout sur
lui au monde entier, mais ne me dit jamais rien. Il y a longtemps que j’ai
renoncé à essayer de lui parler.
— Crois-tu que je devrais lui avouer que je lis son
blog ?
— En tout cas, demande-lui d’arrêter d’écrire sur nous.
Il parle aussi de toi, tu le sais ? Et de papa. J’ai failli te le dire,
mais finalement je ne voulais pas cafter.
— Comment est-ce que ça fonctionne… peut-on considérer
que je l’espionne si je lis ce qu’il écrit ?
— Tu vas le lui dire ?
— Je ne sais pas.
— Dans ce cas, oui, peut-être que tu l’espionnes. Moi,
je l’ai lu pendant des mois et des mois jusqu’au moment où j’ai été folle de
rage en lisant un truc qu’il avait écrit sur nous et je l’en ai informé. Il
m’avait appelée une « chieuse de surdouée ». De toute façon, je ne
vois pas pourquoi il met tout ça sur le Net si on n’a pas le droit de lire ses
conneries sans être accusé d’espionnage.
— Des mois et des mois ? Depuis combien de temps
est-ce qu’il fait ça ?
— Plus d’un an.
Elinborg ne pensait pas espionner son fils en lisant ce
qu’il exposait à la vue de tous. Elle se refusait toutefois à intervenir car
elle estimait qu’il devait endosser la responsabilité de ses actes. En
revanche, elle s’inquiétait de constater qu’il écrivait également sur les
membres de sa famille et sur ses amis les plus proches.
— Ce garçon ne me raconte rien non plus, poursuivit
Elinborg. Je devrais peut-être lui parler. Ou ton père pourrait s’en charger.
— Laisse-le donc tranquille.
— C’est vrai, il est presque adulte, il est en filière
commerciale au lycée… J’ai l’impression d’avoir perdu le contact avec lui.
Autrefois, nous parvenions à discuter tous les deux. Mais c’est bien fini.
Maintenant, on doit se contenter de lire un blog.
— Valthor a déjà quitté la maison, là-haut, observa
Theodora en martelant son index sur sa tempe.
Sur quoi, elle se remit à ses devoirs.
— Avait-il des amis ? demanda-t-elle à sa mère au
bout d’un moment sans lever les yeux de ses livres.
— Tu veux parler de Valthor ?
— Non, de l’homme qui a été assassiné.
— Je suppose que oui.
— Et tu les as interrogés ?
— Non, pas moi, d’autres policiers sont chargés de les
retrouver. Pourquoi… pour quelle raison me poses-tu cette question ?
Cette gamine avait parfois le don de tenir des propos
déconcertants.
— Quel métier cet homme exerçait-il ?
— Il était technicien dans une compagnie téléphonique.
Theodora la regarda, l’air pensif.
— Ils rencontrent des gens, remarqua-t-elle.
— Oui, ils entrent chez les gens.
— Ils entrent chez les gens, répéta Theodora tout en
continuant sans peine à résoudre son équation mathématique.
Le portable d’Elinborg sonna dans le vestibule où son
manteau était accroché à l’intérieur d’un placard. C’était son numéro
professionnel. Elle alla répondre.
— Ils viennent de nous envoyer les premières
conclusions de l’autopsie de Runolfur, annonça Sigurdur Oli sans même prendre
la peine de la saluer.
— Oui, répondit Elinborg.
Rien ne l’agaçait plus que l’impolitesse au téléphone, même
quand elle provenait de ses proches collaborateurs. Elle consulta sa montre.
— Cela ne peut pas attendre demain matin ?
répondit-elle.
— Veux-tu, oui ou non, savoir ce qu’ils ont
découvert ?
— Du calme, mon vieux.
— Du calme toi-même !
— Sigurdur…
— Ils ont trouvé du Rohypnol, annonça Sigurdur Oli.
— Merci, je le savais déjà. J’étais avec toi quand ils
nous l’ont dit.
— Non, je veux dire qu’ils ont trouvé du Rohypnol dans
l’organisme de Runolfur. Il en avait des traces substantielles dans la bouche
et dans la gorge.
— Quoi ?! Ce n’est pas possible !
— Il était lui-même bourré de cette saloperie !
8
Le responsable du service technique de la compagnie de
téléphonie reçut Elinborg et Sigurdur Oli dans l’après-midi. Sigurdur Oli était
peu loquace. Il travaillait sur une autre enquête plutôt difficile et ne se
sentait que partiellement impliqué dans celle sur le meurtre de Thingholt. En
outre, ses relations avec Bergthora ne s’arrangeaient pas. Il avait déménagé et
les tentatives qu’ils avaient effectuées pour repartir sur de nouvelles bases
n’avaient pas été concluantes. Bergthora l’avait invité chez elle un soir et
cela s’était encore terminé par une dispute. Il n’en avait rien dit à Elinborg,
considérant que sa vie privée ne regardait personne. Ils n’avaient pratiquement
pas prononcé un mot de tout le trajet, sauf quand elle lui avait demandé s’il
avait eu des nouvelles d’Erlendur depuis que ce dernier était parti pour les
fjords de l’Est.
— Aucune, avait-il répondu.
La veille au soir, Elinborg s’était couchée tard et n’était
parvenue à trouver le sommeil qu’au milieu de la nuit, l’esprit agité de
réflexions concernant Runolfur et cette drogue du viol. Elle n’avait pas
discuté avec Valthor du blog qu’il tenait ; le gamin avait déjà filé au
moment où elle s’était décidée à le prier de ne pas écrire n’importe quoi sur
ses proches pour l’exposer ensuite sur le Net. Teddi ronflait doucement à côté
d’elle. Autant qu’elle se souvienne, jamais il n’avait connu de troubles du
sommeil ou d’insomnies, ce qui était évidemment le signe qu’il était satisfait
de son existence. Il n’était pas homme à se plaindre. Peu bavard, il n’était
pas du genre à prendre des initiatives : il voulait que la paix et la
tranquillité règnent autour de lui. Son travail n’était pas très exigeant et
surtout, il ne le rapportait pas avec lui à la maison. Parfois, lorsque son
métier lui pesait, Elinborg se demandait si elle n’aurait pas mieux fait de
poursuivre ses études de géologie et elle s’imaginait l’emploi qu’elle
occuperait aujourd’hui si elle n’était pas entrée dans la police. Elle serait
peut-être enseignante ? Il lui était arrivé de donner quelques cours à
l’École de police et elle avait apprécié de transmettre ses connaissances aux
étudiants. Probablement aurait-elle poursuivi sa formation pour devenir
chercheuse, elle aurait étudié les importantes crues glaciaires et les grands
tremblements de terre. Elle s’intéressait parfois au travail des gars de la
Scientifique ; il lui semblait que c’était une activité qui aurait pu lui
convenir. Cela dit, le poste qu’elle occupait n’était pas source
d’insatisfaction, sauf quand la laideur venait s’abattre sur elle de tout son
poids. Jamais elle n’était parvenue à comprendre que certaines personnes
puissent se comporter comme des bêtes féroces.
— Que font exactement les techniciens au sein de votre
entreprise ? demanda-t-elle au responsable du service, une fois qu’ils se
furent installés. En quoi consiste leur travail ?
— Ils se chargent d’un certain nombre de choses,
répondit l’homme, prénommé Larus. Ils s’occupent du réseau, de sa maintenance
et de son développement. J’ai consulté le dossier de Runolfur. Il travaillait
chez nous depuis quelques années. Nous l’avions engagé dès sa sortie de l’École
technique, c’était un employé irréprochable. Nous n’avons jamais eu à nous
plaindre de lui.
— Était-il apprécié ?
— Très, me semble-t-il. Je n’avais que rarement affaire
à lui de façon directe, mais les autres employés m’ont affirmé qu’il était
honnête, ponctuel et sympathique. Ses collègues ne comprennent pas, ils ne
voient vraiment pas ce qui a pu se passer.
— Non, dit simplement Elinborg. Vos techniciens… se
rendent-ils parfois chez les clients ?
— Oui, et c’était le cas de Runolfur, informa le
responsable. Il s’occupait des mises en réseau, de l’ADSL, des réseaux
téléphoniques internes, des clefs de décodeurs pour la télévision ainsi que de
la fibre optique. Nous nous efforçons d’offrir le meilleur service possible.
Les gens sont incroyablement ignorants dès qu’on touche aux ordinateurs et à la
technique. Il y a peu, nous avons même eu l’appel d’un homme qui avait passé sa
journée à piétiner sa souris qu’il prenait pour une pédale, c’est dire !
— Pourriez-vous nous remettre la liste des gens chez
qui il est passé au cours des derniers mois ? demanda Elinborg. Il
travaillait bien à Reykjavik, n’est-ce pas ?
— Dans ce cas, vous devrez me présenter un mandat,
précisa le responsable. Nous avons sans doute ce genre de liste, mais je
suppose que pour des questions de vie privée des clients…
— Cela va de soi, acquiesça Elinborg. Vous aurez ce
document avant l’heure de la fermeture.
— Vous avez l’intention d’interroger tous ceux qu’il
est allé voir ?
— Si besoin est, nous le ferons, répondit-elle.
Connaîtriez-vous des amis de Runolfur avec lesquels nous pourrions nous
entretenir, qu’ils soient employés ici ou non ?
— Non, mais je vais me renseigner.
Les caméras de surveillance installées dans le centre-ville
entre le domicile de Runolfur et les lieux où son bailleur le pensait
susceptible d’être allé n’avaient pas enregistré son passage le week-end du
meurtre. Au nombre de huit, elles étaient placées aux endroits les plus
fréquentés du cœur de Reykjavik. En soi, le fait qu’on n’ait trouvé aucune
image de lui sur les enregistrements ne signifiait rien : bien des
itinéraires permettaient de contourner ces dispositifs pour se rendre à son
domicile. Runolfur connaissait probablement l’emplacement de ces caméras qu’il
avait donc dû éviter. On avait demandé aux taxis s’ils l’avaient remarqué ou
pris comme passager, mais cela n’avait servi à rien. On s’était également
renseigné auprès des chauffeurs de bus qui traversaient le périmètre – en
vain. Les paiements effectués par Runolfur avec ses cartes bancaires avaient
été épluchés, mais il semblait qu’il s’en soit exclusivement servi pour régler
ses dépenses alimentaires, les traites des emprunts qu’il avait contractés pour
l’achat de matériel comme son ordinateur et son iPod ainsi que pour les charges
fixes tels le téléphone, le chauffage, l’électricité et l’abonnement télé. Des
documents leur avaient été communiqués, qui indiquaient s’il s’était trouvé
dans le rayon de plusieurs relais téléphoniques au cours de la soirée. Il était
possible de le localiser, même s’il n’avait ni passé ni reçu aucun appel. En
tant que technicien en téléphonie, il devait toutefois savoir qu’il était
impossible de situer les gens avec grande précision. Il existait un émetteur
pour la zone du centre-ville : celui-ci couvrait un rayon de trois
kilomètres. Si Runolfur voulait quitter ce périmètre sans que personne puisse
le découvrir, il lui suffisait de laisser son portable chez lui. Le document
laissait apparaître que son téléphone ne s’était à aucun moment trouvé en
dehors de cette zone.
Un échantillon des cheveux de la jeune femme retrouvée sur
Nybylavegur avait été envoyé à l’étranger pour analyse d’ADN, accompagné de
ceux qu’on avait découverts dans l’appartement et la voiture de Runolfur. Il
faudrait attendre un peu pour dire si elle avait été sa victime quelques
semaines avant qu’il ne soit assassiné. Aucun soupçon ne pesait toutefois sur
elle, on considérait son alibi comme solide. Le t-shirt qu’il portait ainsi que
le châle trouvé chez lui avaient également été envoyés pour analyse, au cas où
on y aurait décelé des traces attestant que les deux appartenaient à la même
personne. L’examen de l’ordinateur de Runolfur n’avait rien appris à la police
sur son invitée au cours de la nuit où il avait eu la gorge tranchée. Son
ordinateur ne contenait du reste que très peu d’informations sur l’utilisation
qu’il faisait d’Internet ; il semblait toutefois qu’il ait été à la
recherche d’une voiture d’occasion. Les sites de vente de véhicules de deuxième
main occupaient une grande part de l’historique du jour de son décès, où
apparaissaient également les pages sportives de journaux islandais ou
étrangers, ainsi que quelques sites consultés pour les besoins de son travail.
La totalité des courriels était de nature professionnelle.
— Il n’utilisait pas le courriel de la même manière que
la plupart d’entre nous, c’est-à-dire à des fins personnelles, me semble-t-il,
précisa l’expert en informatique de la police qui s’était vu confier la machine
de la victime. Et je crois bien que c’était tout à fait conscient.
— Conscient ? Que veux-tu dire ?
— Il ne laisse aucune trace derrière lui, répondit
l’expert.
Elinborg se tenait à la porte d’un bureau si exigu du
commissariat de la rue Hverfisgata qu’elle n’aurait pas pu tenir à l’intérieur.
Son interlocuteur, un géant plutôt enveloppé, semblait être coincé dans cette
espèce de cagibi.
— Qu’y a-t-il de suspect là-dedans ? Il y a des
gens qui sèment n’importe quoi à tous les vents et d’autres qui prennent plus
de précautions. En réalité, personne ne sait vraiment qui lit ces courriers,
n’est-ce pas ?
— On peut voler tout et n’importe quoi, convint
l’expert. Ce ne sont pas les exemples qui manquent. Personnellement, je n’irais
jamais raconter quoi que ce soit d’important dans un message électronique, mais
j’ai quand même l’impression que cet homme faisait plus que prendre de simples
précautions. Il me semble que cela confinait à la paranoïa. On dirait qu’il
faisait tout ce qui était en son pouvoir afin de ne laisser aucune donnée
personnelle dans son ordinateur. Ses favoris Internet sont vides à l’exception
de ceux qui concernent son travail. On n’y trouve aucune trace de discussion,
aucun document, ni réflexions personnelles, ni journal intime ou agenda. Rien.
Tout ce que nous savons, c’est qu’il s’intéressait au foot et au cinéma. Voilà
ce que nous apprend son ordinateur.
— Donc, vous n’avez rien trouvé sur ses amies ?
— Rien.
— Vous pensez que c’était délibéré ?
— Tout à fait.
— Parce qu’il avait quelque chose à cacher ?
— Il est possible que ce soit l’une des raisons,
répondit l’expert en tendant le bras vers son ordinateur. Il semble qu’il ait
eu pour règle d’effacer tous les sites qu’il avait consultés dans la journée
avant d’éteindre sa machine en soirée.
— Cela n’est peut-être pas surprenant quand on pense
qu’il avait de la drogue du viol sur lui.
— En effet, peut-être pas.
— En résumé, personne ne sait ce qu’il fabriquait sur
le Net ?
— Je vais voir si je trouve quelque chose. Ce n’est pas
parce qu’il a effacé l’historique que toutes les adresses visitées sont
perdues. Je suppose aussi que son fournisseur d’accès possède l’ensemble des
données. Mais je crois qu’il est basé à l’étranger et cela risque de nous
prendre un certain temps avant d’obtenir ces renseignements, regretta l’expert
qui, bougeant sur sa chaise, la fit craquer bruyamment.
L’autopsie avait révélé que Runolfur était un individu tout
à fait sain ne souffrant d’aucune pathologie physique. Il était de petite
taille, mais svelte et bien proportionné ; son corps ne présentait aucune
cicatrice ni défaut majeur et l’ensemble de ses organes fonctionnait
normalement.
— C’était par conséquent un jeune homme en pleine
santé, résuma le légiste quand il eut achevé son exposé.
Il se tenait face à Elinborg, au-dessus du corps de
Runolfur, à la morgue de Baronstigur. L’autopsie était achevée et la dépouille
avait été placée dans un tiroir que le médecin avait ouvert. Elinborg avait les
yeux baissés sur le cadavre.
— On ne peut pas dire qu’il ait eu une mort paisible,
poursuivit le légiste. Le sujet a reçu plusieurs coups de couteau avant d’être
tué, on distingue quelques petites entailles autour de la plaie principale. Les
contusions visibles tendent à indiquer que son agresseur l’a fermement maintenu
immobile en le tenant par le cou. Il semble qu’il ne soit pas vraiment parvenu
à se débattre.
— Il est évidemment assez difficile de se débattre
quand on vous met un couteau bien aiguisé sous la gorge.
— Ce n’est pas si compliqué que ça, si on va par là,
sauf que dans le cas présent, l’agresseur n’a pas hésité. L’homme a eu la gorge
tranchée à l’aide d’une arme à la lame acérée, la coupure est nette, presque
clinique, on n’y décèle aucune irrégularité. Et il n’y a pas non plus la
moindre trace d’hésitation. Elle ressemble à celles laissées par les opérations
chirurgicales sur l’abdomen. Je dirais que son agresseur l’a maintenu immobile
un certain temps, les petites entailles tendent à le confirmer. Ensuite, il lui
a tranché la gorge et l’a laissé s’effondrer sur le sol. Le sujet a dû
continuer à vivre quelques instants après cela. Pas bien longtemps, disons
peut-être une minute. Vous n’avez pas relevé de traces de lutte, n’est-ce
pas ?
— Non.
— Il a eu un rapport sexuel peu avant sa mort, je
suppose que vous le savez. En revanche je suis incapable de vous dire si sa
partenaire était consentante ou non. Je n’ai rien trouvé qui indiquerait
qu’elle l’ait fait sous la contrainte. Si ce n’est le décès de cet homme,
évidemment.
— Vous n’avez relevé aucune trace de morsure ou de griffure ?
demanda Elinborg.
— Non, mais il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit
le cas s’il s’était servi de la drogue du viol.
Les policiers chargés de l’enquête avaient à plusieurs
reprises discuté entre eux des conditions dans lesquelles Runolfur avait été
découvert à son domicile et de ce qu’on pouvait en déduire. Il semblait qu’il
avait enfilé ce t-shirt bien trop petit pour lui, qui appartenait probablement
à une femme. Aucun autre vêtement féminin n’avait été trouvé à l’exception du
châle. On en avait conclu que le t-shirt était celui d’une femme qui l’avait
accompagné chez lui dans la soirée. S’il y avait eu viol, Runolfur avait
déshabillé sa victime avant de la mettre au lit, ensuite, il avait satisfait
ses instincts, puis revêtu ce t-shirt afin de parfaire l’humiliation. Il
s’était même constitué un environnement romantique. À part celle du salon, les
lumières étaient éteintes à l’arrivée de la police qui avait retrouvé deux
petites bougies entièrement consumées dans le salon et la chambre à coucher.
D’autres considéraient tout à fait incertain qu’il y ait eu
viol et se refusaient à des déductions hâtives, fondées sur de simples indices.
La présence de Rohypnol chez Runolfur ne présumait en rien des événements de
cette soirée : on n’avait trouvé aucune trace du produit dans les verres.
Certes, il avait eu des rapports avec cette femme, peut-être avait-il mis son
t-shirt au cours de jeux érotiques, puis, pour une raison indéterminée, son
invitée s’était emparée d’un couteau avec lequel elle l’avait égorgé. D’autres
encore, parmi lesquels Sigurdur Oli, défendaient la théorie d’une tierce
personne qui aurait dérangé l’homme et sa conquête : la victime avait
alors enfilé le t-shirt à la va-vite, mais n’avait pas eu le temps de finir de
s’habiller avant d’être assassinée. On pouvait certes penser que Runolfur avait
été agressé par celle qui se trouvait chez lui, mais il ne fallait pas exclure
l’hypothèse d’une tierce personne comme auteur du crime. Elinborg penchait pour
celle-ci sans pouvoir toutefois l’expliquer de façon logique. L’arme pouvait
appartenir à Runolfur. Il possédait un ensemble de quatre couteaux de cuisine
fixés par un aimant au-dessus du plan de travail. Peut-être ces ustensiles
avaient-ils été au nombre de cinq ; peut-être l’assassin s’était-il servi
du cinquième avant de l’emporter avec lui et de disparaître. La disposition des
couteaux sur l’aimant ne permettait pas de le dire. Les recherches entreprises
dans le quartier et les alentours pour retrouver l’arme n’avaient donné aucun
résultat.
Il y avait également les traces de Rohypnol retrouvées dans
la bouche et la gorge de la victime, qui ne l’avait sans doute pas avalé de son
plein gré.
— Avez-vous mesuré une grande quantité de ce poison
dans son corps ? demanda-t-elle.
— En réalité, oui. Il semble en avoir ingéré une
quantité assez considérable.
— Le produit n’avait pas eu le temps de passer dans le
sang ?
— Nous ne le savons pas encore, répondit le médecin.
Les analyses toxicologiques prennent plus de temps.
— Oui, évidemment.
— Les effets ont dû se manifester environ dix minutes
après l’absorption. Il n’a absolument rien pu faire.
— Voilà qui explique peut-être pourquoi nous avons
trouvé si peu de traces de lutte, rien n’indique qu’il ait tenté de se
défendre.
— En effet, il n’a pas été capable de se protéger, même
s’il l’avait voulu.
— Pas plus que sa victime présumée.
— Il a connu lui-même les effets du traitement qu’il
infligeait, si c’est ce que vous suggérez.
— Autrement dit, quelqu’un l’aurait forcé à avaler
cette saleté et se serait ensuite amusé à lui trancher la gorge ?
Le légiste haussa les épaules.
— Cela, c’est à vous de le découvrir.
Elinborg baissa à nouveau les yeux sur le corps.
— Il est plutôt bel homme, il aurait pu faire
connaissance avec des femmes à la salle de sport, remarqua-t-elle.
— Probablement, pour peu qu’il ait pratiqué ce genre
d’activité.
— Il se rendait également chez des particuliers et dans
des entreprises. Il était technicien dans une compagnie de téléphonie.
— Il se baladait donc pas mal.
— Et puis, il y a aussi tous ces bars et discothèques.
— C’était peut-être un spécialiste des rencontres d’une
nuit, et pas un prédateur qui piégeait les femmes.
Ce dernier point avait été discuté en long et en large au
commissariat. Certains pensaient que les choses n’étaient pas bien compliquées
quand Runolfur ramenait ses conquêtes à son domicile. Il faisait simplement
connaissance avec elles dans les endroits où on s’amusait et les invitait chez
lui. Il plaisait à certaines et elles le suivaient. Rien ne prouvait qu’il les
droguait, il ne se trouvait aucun témoin pour en attester. D’autres affirmaient
catégoriquement qu’il avait recours à ce produit, que tout était organisé et
calculé, qu’il ne misait pas sur les histoires d’une nuit et se gardait de
s’exposer à ce genre de risque. Il connaissait ses victimes, même si ce n’était
que très vaguement.
— Peut-être, répondit Elinborg. Il faut sans doute
qu’on arrive à comprendre les relations qu’il avait avec les femmes. Il n’est
pas exclu qu’une femme se soit trouvée chez lui ce soir-là et que ce soit elle
qui lui ait fait ça.
— En tout cas, la plaie le laisse à penser, observa le
médecin. C’est la première réflexion qui m’est venue à l’esprit en voyant son
cadavre. J’ai pensé qu’elle avait peut-être été causée par un de ces vieux
rasoirs, vous savez, ceux dont la lame entre dans le manche quand on les
referme. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Tout à fait.
— Je pense à ce genre d’objet.
— Comment avez-vous qualifié cette blessure ?
Le légiste baissa les yeux sur le corps.
— Elle a quelque chose de doux, répondit-il. Ce que je
me suis dit en voyant cette plaie, c’est qu’elle avait quelque chose de… oui,
presque féminin.
9
Le bar était plongé dans la pénombre. La grande vitre qui
donnait sur la rue avait été brisée et remplacée par un pan de contreplaqué qui
semblait très récent. Elinborg se dit que la chose était sans doute provisoire,
mais elle n’en était pas certaine. La vitre de la porte avait également
disparu, apparemment depuis plus longtemps. Le contreplaqué qu’on y avait posé
était peint en noir, couvert d’éraflures et de graffitis. On aurait dit que le
propriétaire des lieux ne prévoyait même pas de la changer une fois de plus.
Sans doute avait-il fini par renoncer, se dit Elinborg.
Le patron était penché derrière son comptoir. Elle avait
voulu le questionner sur cette grande vitre, mais s’était ravisée. Évidemment,
elle avait été cassée lors d’une bagarre. Peut-être quelqu’un y avait-il
balancé une table. En fait, elle n’avait même pas envie de le savoir.
— Est-ce que Berti est passé ici aujourd’hui ?
demanda-t-elle au patron, occupé à ranger des bouteilles de bière dans le
frigo, et dont elle n’apercevait que le sommet du crâne.
— Je ne connais pas de Berti, répondit-il sans lever
les yeux des bouteilles.
— Fridbert, précisa Elinborg. Je sais qu’il traîne ici.
— Des tas de gens viennent ici, nota le patron en se
relevant.
C’était un homme mince au visage marqué, d’une cinquantaine
d’années et à la moustache en jachère.
Elinborg observa les lieux. Elle y compta trois clients.
— On dirait bien que c’est le coup de feu permanent,
ironisa-t-elle.
— Vous voulez bien dégager ? lui balança l’homme
avant de se remettre à ranger ses bières.
Elinborg le remercia. C’était le deuxième bar qu’elle
visitait après avoir reçu de la brigade des stupéfiants la liste des lieux mal
famés où l’on était susceptible de se procurer du Rohypnol. La brigade
collaborait avec la Criminelle à la résolution du meurtre de Thingholt.
Elinborg savait que ce médicament destiné à lutter contre les troubles du
sommeil ne s’obtenait que sur ordonnance médicale. Runolfur n’avait pas de
médecin traitant et Elinborg avait découvert sans grande difficulté qu’il
n’avait consulté que deux fois depuis son installation à Reykjavik. Trois ans
s’étaient écoulés entre ses deux visites : il semblait effectivement qu’il
n’ait pas été confronté à de véritables problèmes de santé, comme l’avait
constaté le légiste. Aucun des deux docteurs n’avait voulu communiquer le motif
pour lequel il était venu en consultation en l’absence de commission rogatoire,
mais ils avaient l’un comme l’autre assuré ne pas lui avoir prescrit ce
médicament. Elinborg ne s’était pas étonnée de voir que la piste du produit ne
remontait pas jusqu’à eux. Runolfur aurait pu l’acheter à l’étranger, mais il
n’avait pas quitté l’Islande au cours des six dernières années. Son dernier
voyage hors de l’île était à Benidorm, en Espagne, à ce qu’avaient déclaré ses
collègues. Il y avait séjourné pendant trois semaines. Les registres de
passagers des vols vers l’étranger montraient qu’il n’avait pas pris l’avion
récemment. Il s’était probablement procuré la drogue en Islande par des moyens
illégaux.
Elle s’approcha d’un des clients, une femme sans âge qui
aspirait goulûment la fumée d’une cigarette roulée. Le mégot était si court
qu’elle se brûla les lèvres, sursauta vivement et s’en débarrassa. Une bière
encore à moitié pleine était posée devant elle, accompagnée d’un verre à
liqueur, vide.
Et c’est la société qui paie, aurait seriné Sigurdur Oli.
— Solla, avez-vous croisé Berti récemment ?
demanda Elinborg en s’installant à la table.
La femme leva les yeux. Elle portait une parka sale, un
chapeau tordu sur la tête et on pouvait véritablement dire qu’elle était sans
âge. Solla aurait pu avoir une cinquantaine d’années, mais elle aurait tout
aussi bien pu approcher les quatre-vingts.
— De quoi je me mêle ? répondit-elle de sa voix
éraillée.
— Je voudrais lui parler.
— Bah, vous avez qu’à me causer à moi, répondit Solla.
— Plus tard, peut-être, mais pour l’instant, il faut
que je voie Berti.
— Y a personne qui veut discuter avec moi, marmonna
Solla.
— Allons, allons, n’importe quoi.
— Bah, personne veut me causer.
— Vous avez vu Berti récemment ? répéta Elinborg.
— Non.
Elle regarda les deux autres clients. C’étaient un homme et
une femme qu’elle ne connaissait pas et qui fumaient, assis devant leur bière.
L’homme prononça quelques mots et se leva pour aller jouer à la machine à sous
installée dans l’un des coins, abandonnant sa compagne à la table.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Berti ?
s’enquit Solla.
— Cela concerne une enquête pour viol, précisa
Elinborg.
Solla leva les yeux de son verre.
— Il a violé une fille ?
— Non, pas lui, mais il peut sans doute me donner
certains renseignements.
Solla avala une gorgée et jeta un œil vers l’homme devant la
machine à sous.
— Saloperie de violeurs, observa-t-elle à voix basse.
Au fil de ses années passées dans la police, Elinborg avait
plusieurs fois eu affaire à cette femme dont elle avait depuis longtemps oublié
le vrai nom ; elle l’avait pourtant connu, à une certaine époque. Solla
avait eu une existence pitoyable dès son plus jeune âge : elle avait
partagé la vie de minables, d’alcooliques invétérés et de drogués, elle avait
vécu seule, avait été admise puis avait quitté divers foyers et institutions,
avait connu la rue. Elle s’était quelquefois retrouvée face à la justice pour
de menus forfaits, des vols à l’étalage ou sur des cordes à linge. Elle était
la meilleure des femmes sauf quand elle abusait de la boisson. Alors, elle
sortait ses griffes, se montrait irascible et capable de se mettre dans des
situations impossibles ainsi que dans les pires bagarres. Elle s’était plus
d’une fois retrouvée aux urgences pour diverses blessures et les cellules de la
police lui avaient parfois servi de refuge.
— J’enquête sur un violeur présumé, expliqua Elinborg,
en se demandant si le mot présumé avait un sens quelconque aux oreilles de son
interlocutrice.
— J’espère que vous coffrerez cette ordure, observa
Solla.
— Nous l’avons attrapé, nous cherchons la personne qui
l’a assassiné.
— Il s’est fait buter ? Dans ce cas, l’affaire est
réglée, non ?
— Nous voulons savoir qui l’a tué.
— Pourquoi donc ? Pour remettre une médaille à
celui qui l’a fait ?
— Il a probablement été assassiné par une femme.
— Bravo ! s’exclama Solla.
— On m’a dit que Berti venait parfois ici…
— C’est un crétin, répondit-elle en baissant la voix.
Je prends pas les saloperies qu’il vend.
— J’ai simplement besoin de lui parler. Nous ne l’avons
pas trouvé à son domicile.
D’après les informations transmises par la brigade des
stupéfiants, Berti était un spécialiste pour se procurer ce qu’on appelait des
drogues sur ordonnances. Il allait raconter des sornettes à divers médecins ici
et là en ville et certains lui prescrivaient plus ou moins ce qu’il leur
demandait sans se montrer trop regardants. Il revendait ensuite ces médicaments
au marché noir et en tirait un certain profit. Parmi les produits qu’il
proposait, on trouvait le Rohypnol. Rien ne permettait d’affirmer que certains
de ses clients s’en soient servis pour commettre des viols, ni même comme
remède aux troubles du sommeil. Le Rohypnol calmait les gueules de bois qui
survenaient lorsque les effets de la cocaïne se dissipaient dans le corps. On
n’avait retrouvé aucune trace de consommation d’autres stupéfiants au domicile
de Runolfur. On considérait que c’était le signe qu’il n’utilisait le Rohypnol
que dans un seul but, pour peu qu’il ait effectivement été le propriétaire du
produit.
Elinborg était assise, silencieuse, face à Solla. Elle
méditait sur les médicaments utilisés comme drogue, le Rohypnol, la cocaïne,
les gueules de bois et les viols autant que sur la tristesse et le ridicule
dont pouvait se colorer l’existence humaine.
— Savez-vous où il est ? reprit-elle. Avez-vous
une idée de l’endroit où je pourrais le trouver ?
— Je l’ai vu avec Binna Geirs, consentit enfin Solla.
— Binna ?
— On dirait bien qu’il s’est entiché de l’ogresse.
— Merci beaucoup, Solla.
— Euh, merci… vous pouvez peut-être me payer une bière…
pour que l’autre ne me mette pas à la porte, demanda-t-elle en faisant un signe
de la tête en direction du comptoir depuis lequel le patron les observait d’un
air sévère.
Il apparut que Runolfur se rendait régulièrement dans une
salle de sport. Les caméras de l’établissement qu’il fréquentait avaient
enregistré sa présence le jour de son décès. Il était arrivé aux alentours
d’une heure de l’après-midi et reparti une heure et demie plus tard. Il était
seul et n’avait discuté avec personne d’après les images qu’on avait : il
n’avait parlé à aucun membre du personnel ni à aucune femme susceptible de
l’avoir ensuite accompagné chez lui. Les employés n’avaient gardé aucun
souvenir précis de son passage ce jour-là, mais avaient reconnu qu’il faisait partie
des clients réguliers en précisant qu’ils n’avaient jamais eu à se plaindre de
lui.
L’entraîneur qui était également l’un des propriétaires de
l’établissement se montra plutôt élogieux à son égard. Il expliqua avoir
accueilli Runolfur deux ans plus tôt, au moment où ce dernier avait changé de
salle de sport. Elinborg comprit bien vite que l’entraîneur qu’elle avait face
à elle dirigeait l’une des salles les plus courues de la ville. Elle voyait
divers appareils et engins : un tapis de course, des poids et haltères et
un certain nombre d’autres équipements qu’elle était incapable de nommer.
D’imposants écrans plats étaient fixés aux murs afin de distraire les clients
tandis qu’ils s’épuisaient.
— C’est plutôt lui qui m’a appris des choses, observa
l’entraîneur en décochant un sourire à Elinborg, debout face à elle dans la
salle principale. Il connaissait déjà tout ça.
— Venait-il régulièrement ?
Elinborg tenait à sa main une carte d’abonnement annuel
marquée du logo de la salle de sport, et qui avait été retrouvée chez Runolfur.
— Toujours deux fois par semaine, après son travail.
La scène se passait en milieu de journée et peu de gens
étaient présents. Elinborg n’avait jamais mis les pieds dans ce genre de salle
de torture afin d’améliorer son apparence physique et elle ne se voyait
vraiment pas dans ce rôle-là. Elle se considérait en excellente forme,
peut-être aurait-elle pu perdre quelques kilos, mais elle n’avait jamais fumé
et s’alimentait sainement. Elle ne buvait pas non plus autre chose que du bon
vin pour accompagner les repas. Les journées où elle cuisinait le plus étaient
le vendredi et le samedi. Elle et Teddi s’efforçaient de rentrer assez tôt du
travail le vendredi soir, ils s’offraient une bière tchèque ou hollandaise,
mettaient de la musique et elle prenait plaisir à préparer un festin avec son
compagnon. Ils ouvraient toujours une bonne bouteille et, depuis quelque temps,
leur consommation était en légère augmentation. Après le repas, ils restaient
assis à discuter ou regardaient quelque imbécillité à la télévision en
compagnie de Theodora. Elinborg somnolait devant la boîte jusqu’à dix heures
passées, moment où, morte de fatigue, elle allait se mettre au lit, bientôt
suivie de Teddi. Ce dernier avait pris pour habitude d’avaler deux ou trois bières
après manger, mais Elinborg ne touchait pas à une goutte d’alcool une fois le
repas achevé : elle aimait beaucoup sentir le sommeil l’envahir peu à peu
jusqu’à la vaincre. Les samedis étaient consacrés au rangement et à diverses
courses puis, dans l’après-midi, elle s’enfermait pour se livrer à ses
expériences culinaires. C’étaient là les heures les plus agréables de la
semaine. Teddi ne devait pas approcher de la cuisine ni des plats en gestation.
Il n’était même pas autorisé à allumer le barbecue. Les semaines précédentes,
elle s’était essayée à quelques plats à base de cailles qu’on trouvait
congelées dans les magasins, mais n’était pas parvenue à réaliser la recette
parfaite. Teddi avait trouvé ces bestioles fort peu copieuses et tout à fait
dénuées d’intérêt, ce à quoi elle avait rétorqué qu’il était stupide de
toujours s’attacher à la quantité plutôt qu’à la qualité.
— Il semblait plutôt en bonne forme physique, dit
Elinborg au coach, un homme musclé d’une trentaine d’années qui rayonnait de
joie de vivre et d’optimisme avec son teint hâlé et ses dents aussi éclatantes
que les lumières d’une piste d’atterrissage.
— Runolfur était extrêmement fit, convint
l’instructeur en baissant les yeux sur l’enquêtrice.
Elle avait l’impression qu’il l’évaluait et soupçonnait le
libellé de la sentence : condamnée à perpétuité au tapis de course.
— Connaissez-vous la raison pour laquelle il a changé
de salle de sport ? demanda-t-elle. Vous l’a-t-il dit quand il est venu
vous voir il y a deux ans ?
— Non, je n’en ai aucune idée. J’ai supposé qu’il
s’était tout bêtement installé dans le quartier. C’est souvent le cas.
— Savez-vous où il allait auparavant ?
— À Firma, il me semble.
— Firma ?
— C’est l’un de nos clients qui m’a soufflé ça, il
savait qu’il avait fréquenté cette salle-là. Les gens qui pratiquent ce genre
d’activité se connaissent un peu, même si ce n’est que de vue.
— A-t-il fait des rencontres ici ?
— Je ne pense pas. Il venait généralement seul.
Parfois, un ami l’accompagnait, j’ignore son nom. Il n’avait pas été gâté par
la nature. Pas fit pour un sou. Il n’allait jamais sur les appareils et
se contentait de l’attendre à la cafétéria.
— Lui est-il arrivé de vous parler de femmes quand il
venait ?
— De femmes ? Non.
— Il n’en a jamais abordé aucune ici ? Ne vous a
jamais rien dit de celles qu’il connaissait en dehors ?
L’entraîneur s’accorda un instant de réflexion.
— Non, ça ne me revient pas. Il n’était pas très
causant.
— Parfait, merci bien, conclut Elinborg.
— Je vous en prie, je serais heureux de pouvoir vous
aider un peu plus ; le problème est que je ne le connaissais pratiquement
pas. C’est affreux, ce qui lui est arrivé, absolument affreux.
— Je ne vous le fais pas dire, convint Elinborg avant
de prendre congé du colosse qui affichait à nouveau un sourire radieux, ayant
déjà oublié le destin tragique de Runolfur.
Elle était sortie sur le parking et il lui vint tout à coup
l’idée d’un autre angle d’attaque. Elle rebroussa chemin et retrouva
l’instructeur penché au-dessus d’une femme très corpulente d’une soixantaine
d’années. Allongée de tout son long dans sa combinaison multicolore, elle se
plaignait d’une foulure et semblait coincée dans l’un des appareils.
— Veuillez m’excuser, déclara Elinborg.
Le coach leva les yeux. Des gouttes de sueur perlaient à son
front.
— Oui ?
— Y a-t-il eu des femmes qui ont cessé de fréquenter la
salle quand il est arrivé ?
— Cessé de… ?
— Oui, quelqu’un qui aurait arrêté de manière
inattendue ? Sans explication ? Quelqu’un qui aurait fréquenté votre
club pendant longtemps et qui aurait cessé de venir à partir du moment où
Runolfur est devenu l’un de vos clients réguliers.
— Pourriez-vous… ? soupira la femme bien en chair,
la main tendue tandis qu’elle adressait un regard suppliant à l’entraîneur.
— Il y a toujours des gens qui arrêtent, répondit-il.
Je ne saisis pas bien…
— Je me demande si vous n’auriez pas remarqué quelque
chose d’inhabituel. Par exemple, une femme qui serait venue régulièrement et
aurait cessé son entraînement.
— Je n’ai rien noté de tel et je remarque toujours ce
genre de choses, cette salle m’appartient, voyez-vous, j’en possède des parts.
— Il est peut-être compliqué de surveiller de près qui
commence et qui arrête, enfin, je suppose : vous avez tellement de monde.
— Tout à fait, notre salle est très prisée, convint
l’entraîneur.
— Oui, évidemment.
— En tout cas, personne n’a arrêté de venir à cause de
lui, autant que je sache.
— Ohé, vous voudriez bien…
La femme prisonnière de l’appareil semblait tout à fait
désemparée.
— Parfait, conclut Elinborg. Merci beaucoup. Je
pourrais peut-être vous aider à la…
La femme les regarda tour à tour.
— Non, non, cela ira, remercia l’instructeur, je vais
m’en arranger.
En quittant l’établissement, Elinborg entendit la
prisonnière de l’engin crier à tue-tête et traiter le colosse de tous les noms.
La police avait interrogé quelques personnes qui
connaissaient vaguement Runolfur, parmi lesquelles des voisins et des
collègues. Tous l’avaient décrit comme quelqu’un de bien et n’avaient eu aucun
reproche à formuler à son sujet. Son décès et la manière dont il était survenu
leur étaient parfaitement incompréhensibles. L’un de ses collègues savait qu’il
avait un ami prénommé Edvard. Ce dernier ne travaillait pas chez eux, mais il
était arrivé à Runolfur de le mentionner dans la conversation. Elinborg se
souvenait avoir remarqué que ce prénom apparaissait souvent dans le relevé des
appels téléphoniques de Runolfur qui leur avait été communiqué. Quand on
l’avait contacté, il avait avoué connaître la victime, mais ne pas voir en quoi
il pouvait être utile à la police. Elinborg l’avait convoqué au commissariat.
Edvard avait déjà entendu parler de la drogue du viol dans
les médias. Il avait été encore plus incrédule d’apprendre que son ami en avait
en sa possession que du destin tragique que ce dernier avait connu. Il avait
affirmé qu’il devait s’agir d’un malentendu, qu’il était impossible que son ami
ait eu cette substance : ce n’était pas son genre. On n’avait pas encore
informé la presse que Runolfur lui-même avait ingéré du Rohypnol.
— Quel genre d’homme en aurait ? avait rétorqué
Elinborg en invitant Edvard à s’asseoir dans son bureau.
— Je n’en sais rien, mais lui, ce n’était pas son
genre. C’est absolument certain.
L’homme la regardait avec les yeux écarquillés en lui
expliquant qu’il connaissait assez bien la victime. Ils étaient devenus amis
peu de temps après son arrivée à Reykjavik, c’était là qu’ils s’étaient
rencontrés. Edvard exerçait aujourd’hui le métier d’enseignant et avait connu
Runolfur à l’époque où ils avaient travaillé ensemble comme maçons pendant
l’été, parallèlement à leurs études. Ils allaient souvent au cinéma, avaient
une passion commune pour le football anglais et comme aucun d’eux n’était
fiancé, ils s’étaient rapidement liés d’amitié.
— Vous sortiez faire la fête ensemble le
week-end ? demanda Elinborg.
— Cela nous arrivait, répondit l’homme.
Âgé d’une trentaine d’années, il avait un visage potelé, un
léger embonpoint, portait une barbe éparse et ses cheveux blonds commençaient à
se clairsemer.
— Il avait le contact facile avec les femmes ?
— Il était toujours charmant avec elles. Je comprends
parfaitement ce que vous essayez de m’amener à vous dire, mais je ne l’ai
jamais vu leur faire le moindre mal. Ni à elles, ni à qui que ce soit.
— Et vous ne voyez rien dans son comportement qui
puisse expliquer pourquoi nous avons retrouvé du Rohypnol dans ses
poches ?
— C’était un homme tout à fait normal, répondit Edvard.
C’est quelqu’un d’autre qui l’a placé là.
— Il était en couple au moment de sa mort ?
— Pas que je sache. Quelqu’un s’est manifesté ?
— Avez-vous connu certaines des femmes qu’il a
fréquentées ? poursuivit Elinborg sans répondre à sa question. Une
personne avec qui il aurait vécu, par exemple ?
— Je n’ai jamais connu aucune femme avec laquelle il
aurait été en couple ou avec qui il aurait eu une relation stable. Il n’a
jamais vécu en concubinage.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— J’ai eu de ses nouvelles avant le week-end. Nous
avions envisagé de nous voir. Je lui ai demandé s’il avait des projets, s’il
allait faire quelque chose, mais il m’a répondu qu’il allait simplement rester
chez lui.
— Ensuite, vous l’avez appelé samedi.
La police avait épluché le relevé des appels de Runolfur en
remontant jusqu’à quelques semaines en arrière, aussi bien sur sa ligne fixe
que sur son portable. Elinborg avait reçu la liste plus tôt dans la journée. Il
ne recevait que peu de coups de fil. La plupart était de nature
professionnelle, mais certains numéros demandaient un examen un peu plus
approfondi. Edvard était son correspondant le plus fidèle.
— Je voulais l’emmener avec moi pour regarder le foot
au Sportbar. Nous allons… enfin, nous allions parfois là-bas le samedi. Il m’a
répondu qu’il avait un truc à faire, sans préciser quoi.
— Et il avait l’air tout à fait normal ?
— Comme d’habitude, répondit Edvard.
— Vous alliez parfois ensemble à la salle de
sport ?
— Je l’y ai accompagné quelques rares fois. Je me
contentais de boire un café, je ne fais pas de sport.
— Lui est-il arrivé de vous parler de ses parents ?
demanda Elinborg.
— Jamais.
— Et de sa jeunesse, du village de pêcheurs où il a
grandi ?
— Non plus.
— De quoi discutiez-vous ?
— De football… enfin, ce genre de choses. De cinéma.
Les trucs habituels. Rien de bien exceptionnel.
— Et les femmes ?
— Parfois.
— Connaissez-vous son opinion sur elles en
général ?
— Elle n’avait rien d’original ou de bizarre. Il ne les
détestait pas, c’était un type normal. S’il apercevait une jolie fille, il me
le faisait remarquer. Comme le font les hommes, comme nous le faisons tous.
— Il s’intéressait au cinéma.
— Oui, aux films américains basés sur les comics.
— Ceux sur les super-héros ?
— Exactement.
— Pourquoi ?
— Il les trouvait divertissants. Moi aussi, d’ailleurs.
C’était l’un de nos points communs.
— Et leurs affiches tapissent aussi les murs de votre
appartement ?
— Non.
— Ne mènent-ils pas toujours une double vie ?
— Qui ça ?
— Ces super-héros.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— En général, ce sont des gens comme vous et moi qui
ont la faculté de se transformer, n’est-ce pas ? Qui changent de peau dans
les cabines téléphoniques, non ? Je ne suis pas très au point dans ce
domaine.
— Oui, peut-être.
— Votre ami avait-il une double vie ?
— Je n’en ai aucune idée.
10
Seuls quelques restaurants étaient spécialistes de la
cuisine indienne dans la région de Reykjavik. Elinborg, qui les connaissait
bien, s’y était rendue, dans l’espoir de découvrir l’identité de la
propriétaire du châle qu’elle avait emporté avec elle pour le montrer au
personnel. L’odeur d’épices avait pratiquement disparu et personne n’avait
reconnu l’étole. Elle avait sans grande difficulté pu écarter les employés de
ces restaurants de la liste des suspects : ils étaient peu nombreux,
faisaient pour la plupart partie des familles propriétaires des lieux et
pouvaient aisément justifier de leur emploi du temps au moment où Runolfur
avait été assassiné. Ces établissements accueillaient certains clients
réguliers dont ils avaient communiqué l’identité à la police, et que cette
dernière avait contactés, sans résultat concluant. Il en était allé de même
avec la petite communauté indienne installée en Islande. La police n’avait pas
tardé à l’exclure de toute implication dans le meurtre.
Elinborg ne connaissait qu’un seul endroit qui vendait des plats
en terre cuite, d’autres ustensiles et produits, des mélanges d’épices et des
huiles, destinés à la cuisine indienne. Elle y était cliente et il lui était
déjà arrivé de discuter avec la propriétaire et unique vendeuse du magasin.
C’était une Islandaise qui avait vécu en Inde. Elle s’appelait Johanna et avait
à peu près le même âge qu’Elinborg. C’était une femme très ouverte qui
n’hésitait pas à raconter sa vie à tous ceux qui entraient dans sa boutique.
Ainsi, Elinborg savait qu’elle avait beaucoup voyagé en Extrême-Orient dans sa
jeunesse et que l’Inde était le pays de ses rêves. Elle y avait séjourné
pendant deux ans avant de rentrer en Islande où elle avait ouvert ce petit
magasin de produits d’importation.
— Je ne vends pas beaucoup de ces terres cuites,
précisa Johanna. Je dirais qu’il en part une ou deux par an. Certains ne s’en
servent pas pour la cuisine, mais simplement comme objets de décoration.
Elle savait qu’Elinborg travaillait dans la police et
connaissait sa passion, elle l’avait chaudement félicitée à la publication de
son livre. Elinborg lui avait expliqué qu’elle recherchait une jeune femme,
probablement âgée d’une trentaine d’années, qui se serait intéressée à la
cuisine indienne. Elle ne lui en avait pas dévoilé plus, n’avait pas dit dans
le cadre de quelle enquête elle effectuait cette recherche. Mais Johanna était
trop curieuse et bavarde pour se contenter de ça.
— Que voulez-vous à cette jeune femme ?
interrogea-t-elle.
— C’est en rapport avec une affaire de drogue, répondit
Elinborg qui ne considérait pas proférer là un bien grand mensonge. Ce que j’ai
en tête, ce ne sont pas uniquement les plats en terre cuite, mais également les
épices. Le safran, la coriandre, l’annate, le garam masala et la
muscade. Auriez-vous une cliente qui achèterait ces produits de façon
régulière, probablement une femme brune d’environ trente ans ?
— Une affaire de drogue ?
Elinborg lui répondit par un sourire.
— Je suppose que vous ne m’en direz pas plus ?
observa Johanna.
— Simple enquête de routine, assura Elinborg.
— Et qui n’a rien à voir avec le meurtre de
Thingholt ? Ce n’est pas vous qui en êtes chargée ?
— Auriez-vous une idée de la personne dont je
parle ? éluda Elinborg.
— C’est que les affaires ne vont pas très fort,
répondit Johanna. Les gens peuvent acheter tout cela sur le Net et dans les
meilleurs des supermarchés. Je n’ai pas beaucoup de clients réguliers comme
vous. Je ne me plains pas, comprenez-moi bien.
Elinborg attendait patiemment et Johanna comprit qu’elle
n’avait aucune envie de l’entendre lui dresser le détail de ses difficultés
financières.
— Je ne vois pas. Toutes sortes de gens viennent ici,
comme vous savez, et parmi eux, il y a aussi des femmes trentenaires. Un bon
nombre d’entre elles ont les cheveux bruns.
— Celle dont je parle est peut-être venue plusieurs
fois, il est très probable qu’elle se passionne pour les plats indiens et le
tandoori. Il se pourrait que vous ayez abordé ce sujet avec elle.
Johanna se tut un long moment, puis secoua la tête.
Elinborg sortit le châle de son sac pour le déplier sur le
comptoir. Toutes les analyses avaient maintenant été effectuées.
— Vous souviendriez-vous d’une jeune femme qui serait
venue dans la boutique et qui aurait porté cette étole ?
Johanna scruta le tissu avec attention.
— C’est du cachemire, n’est-ce pas ?
interrogea-t-elle.
— Tout à fait.
— Il est absolument magnifique. C’est un motif
typiquement indien. Où a-t-il été tissé ?
Elle chercha l’étiquette, mais ne la trouva pas.
— Je ne me souviens pas avoir déjà vu cette étole,
dit-elle, je suis désolée.
— Tant pis, observa Elinborg, merci quand même. Elle
replia le tissu pour le remettre dans son sac.
— Et vous êtes à la recherche de sa propriétaire ?
Elinborg hocha la tête.
— Je pourrais vous communiquer quelques noms, consentit
Johanna au terme d’une longue réflexion. Je… ils figurent sur les tickets de
cartes de crédit, enfin, ce genre de documents.
— Cela m’aiderait beaucoup, répondit Elinborg.
— Gardez-vous de raconter où vous vous les êtes
procurés, précisa Johanna. Je ne voudrais pas que quiconque le découvre.
— Je le comprends parfaitement.
— Je ne voudrais pas que les gens aillent penser que je
parle de ce qu’ils m’achètent à la police.
— Bien sûr que non, j’y veillerai. Ne vous inquiétez
pas.
— Est-ce que je dois remonter loin ?
— Commençons par les six derniers mois, si cela ne pose
pas de problème.
Ceux qui avaient côtoyé Runolfur dans le cadre de sa
profession conservaient généralement le souvenir d’un technicien avenant qui
avait réglé leurs problèmes de téléphone, de connexion Internet voire de
télévision numérique. Tous avaient été élogieux, que ce soient les particuliers
ou les employés des entreprises. La liste de ses visites couvrait les deux
derniers mois. Elle était assez conséquente. Runolfur avait effectué ce type de
déplacement en moyenne une à deux fois par jour au cours de la période en
question. Il lui arrivait de se rendre à deux ou trois reprises au même
endroit. Il était extrêmement apprécié. Les gens le décrivaient comme un homme
serviable, d’une conversation agréable, efficace, d’une présentation soignée et
toujours poli. Parfois, quand son intervention durait un certain temps, il
acceptait une tasse de café. Ailleurs, lors de visites plus brèves, pour des
opérations mineures, il ne passait qu’en coup de vent. Les questions de la
police quant à un comportement étrange ou déplacé de la part du technicien
n’avaient donné aucun résultat jusqu’au moment où Elinborg alla frapper à la
porte d’une mère célibataire qui vivait au deuxième étage d’un immeuble de Kopavogur.
Loa était une trentenaire divorcée. Elle avait un fils de douze ans et était
allée passer le week-end avec trois de ses amies au moment où Runolfur avait
perdu la vie.
— Oui, je m’en rappelle très bien, j’avais pris l’ADSL
pour Kiddi, expliqua-t-elle à Elinborg quand cette dernière lui demanda si elle
avait gardé souvenir du passage de Runolfur.
Les deux femmes allèrent s’asseoir au salon. Il régnait un
joyeux désordre dans le petit appartement où se mêlaient linge propre et sale,
assiettes, lecteur CD, chaîne hi-fi, deux consoles de jeux vidéo, une
grande télévision, des journaux gratuits et d’autres courriers sans intérêt.
Loa justifia le chaos en précisant qu’elle travaillait beaucoup et que ce gamin
ne rangeait rien.
— Il passe sa journée devant l’ordinateur,
observa-t-elle d’un ton las.
Elinborg hocha la tête et pensa à Valthor.
Loa ne se montra pas plus surprise que cela de recevoir la
visite de la police quand elle eut compris que Runolfur en était le motif. Elle
avait suivi les actualités dans les journaux et à la télévision et se rappelait
bien ce technicien qui était passé les connecter à Internet. Elle parvenait
difficilement à croire qu’il ait perdu la vie d’une manière si terrible et
subite.
— Comment est-il possible d’égorger quelqu’un ? chuchota-t-elle.
Elinborg haussa les épaules. Loa lui avait tout de suite
plu. Il semblait que cette femme ne connaisse ni la timidité ni les
faux-semblants, tout ce qu’elle lui disait venait droit du cœur. On voyait
clairement qu’elle n’avait pas eu une vie facile, mais qu’elle ne manquait ni
d’énergie, ni de ressources. Son très joli sourire lui montait jusqu’aux yeux
et la rendait aussi sympathique que digne d’intérêt.
— Le pauvre homme, observa Loa.
— Kiddi, c’est… ?
— Mon fils. Il me demandait cet ADSL depuis un an, il
voulait l’Internet sans fil et j’ai fini par le lui offrir. D’ailleurs, je ne
le regrette pas, c’est quand même mieux d’avoir une connexion directe. Kiddi
m’avait certifié qu’il était capable de l’installer lui-même, mais ça avait
raté, alors je les ai appelés et ils m’ont envoyé cet homme.
— Je comprends, dit Elinborg.
— Qu’ai-je à voir avec lui ? Pourquoi me
posez-vous ces questions. Est-ce que j’aurais… ? s’enquit Loa.
— Nous collectons des informations auprès de tous ceux
qui l’ont rencontré, même brièvement, expliqua Elinborg. Nous n’en savons que
très peu sur Runolfur ou sur ce qui s’est passé au moment de son décès. Nous
essayons de nous en faire une image. Il était originaire de province et n’avait
pas beaucoup d’amis en ville, c’étaient principalement des collègues. Pour les
autres, il n’y avait pas foule.
— Mais, je veux dire, enfin, je ne le connaissais
absolument pas. Il est juste passé ici pour nous installer le Net.
— Oui, je sais bien. Quelle impression vous a-t-il
laissée ?
— Très bonne, excellente. Il est arrivé après cinq
heures, à mon retour du travail, tout comme vous, et il a fait son boulot, il
nous a connecté au Net. Il n’a pas mis bien longtemps. Ensuite, il est reparti.
— Et il n’est venu que cette unique fois ?
— Non, en fait, il est repassé le lendemain, à moins
que cela n’ait été deux jours plus tard. Il avait oublié un outil, un
tournevis, je crois. À ce moment-là, il était un peu moins pressé.
— Vous avez donc eu l’occasion de discuter un peu tous
les deux… ?
— Un peu. Il était très agréable. C’était un gars
vraiment sympathique. Il m’a raconté qu’il pratiquait le sport en salle.
— Vous, vous faites du sport ? Vous avait-il
rencontrée là-bas ?
— Non, il ne me connaissait pas du tout. Je n’ai jamais
eu le courage d’aller à ces machins de gym. Et je le lui ai dit. Un jour, je me
suis offert un abonnement annuel, j’étais super motivée, mais j’ai laissé
tomber au bout de quelques semaines. Lui, il m’a raconté que, justement, il
n’avait jamais osé abandonner.
— Avez-vous eu l’impression qu’il essayait de vous
séduire ? demanda Elinborg. A-t-il dit des choses qui le laissaient à
penser ?
— Non, cela n’avait rien à voir avec ça. Il était
simplement très sympa.
— C’est ce que tout le monde nous dit. Qu’il était le
meilleur des hommes.
Elinborg eut un petit sourire et se fit la réflexion qu’elle
perdait son temps. Elle s’apprêtait à prendre poliment congé de Loa quand son
interlocutrice la surprit.
— Un peu plus tard, je l’ai croisé en ville,
annonça-t-elle.
— Ah bon ?
— J’étais sortie m’amuser un samedi soir et là, je suis
tout à coup tombée nez à nez avec lui. Il s’est mis à discuter avec moi comme
si nous étions des amis de longue date. Il avait vraiment la pêche ; il a
voulu m’offrir une bière. Il était adorable.
— Et cette rencontre était le fait du hasard ?
— Le plus pur qui soit.
— Il savait que vous seriez là ?
— Non, absolument pas. C’était une simple coïncidence.
— Et que s’est-il passé ?
— Ce qui s’est passé ? Rien. Nous avons discuté
et… voilà tout.
— Vous étiez seule ?
— Oui.
— Personne ne vous accompagnait ?
— Non.
— Vous lui aviez dit dans quels endroits vous sortiez
quand il était repassé chez vous ? Lui aviez-vous parlé de vos bars
préférés en centre-ville ?
Loa s’accorda un instant de réflexion.
— Nous n’avions que très brièvement abordé ce sujet. Il
ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il puisse y avoir un lien. Attendez un peu,
vous croyez qu’il y en a un ?
— Je ne sais pas, répondit Elinborg.
— Il… Il m’a parlé de la vie nocturne en précisant
qu’il habitait en plein cœur de Reykjavik et m’a demandé comment ça se passait
à Kopavogur. Si je descendais en ville ou si je m’amusais ici, à Kopavogur.
C’était à son deuxième passage. Enfin, je crois que c’est à peu près ça.
— Et vous avez mentionné des endroits précis ?
Loa réfléchit à nouveau l’espace d’un instant.
— Il y en a un où je vais toujours.
— Lequel ?
— Thorvaldsen.
— C’est là que vous êtes tombée sur lui ?
— Oui.
— Par hasard ?
— Maintenant que vous le dites, cela semble un peu
bizarre.
— Qu’est-ce qui est bizarre ?
— J’ai eu l’impression que, d’une certaine manière, il
m’attendait. Je suis incapable de dire pourquoi au juste, mais il y avait
quelque chose chez lui qui sonnait faux. Il avait l’air tellement content de me
voir, tellement étonné de me croiser là et tout ça. Je trouvais que cela
sonnait plus ou moins faux. Ah, quel heureux hasard, enfin, vous voyez. Il… je
ne sais pas. En tout cas, il ne s’est rien passé. Brusquement, j’ai eu
l’impression qu’il ne s’intéressait plus du tout à moi et il m’a dit au revoir.
— Il vous a offert un verre ?
— Oui.
— Et vous l’avez accepté ?
— Non. Enfin, si, mais je ne voulais pas d’alcool.
— D’accord. Et que… ?
Elinborg ne voulait pas se montrer trop pressante, mais cela
lui était difficile.
— Je ne bois plus, précisa Loa. Je n’ai pas le droit.
Pas même une goutte.
— Je comprends.
— Mon mari m’a quittée, voyez-vous, et c’était le
bordel, j’ai bien cru qu’ils allaient m’enlever Kiddi. J’ai réussi à arrêter.
Je vais aux réunions et tout ça. Cela m’a sauvé la vie.
— Donc, Runolfur s’est subitement désintéressé de vous,
reprit Elinborg.
— En effet.
— Parce que vous ne vouliez pas boire d’alcool ?
Loa la dévisagea.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il vous a offert un verre, mais vous avez refusé
parce que vous ne buvez pas et tout à coup, vous ne l’intéressiez plus.
— J’ai pris du ginger-ale. C’est lui qui me l’a offert.
— Cela n’a rien à voir, observa Elinborg.
— Rien à voir avec quoi ?
— Avec l’alcool. Lui aviez-vous confié que vous ne
buviez pas quand il était revenu ici ?
— Non, cela ne le regardait pas. Où voulez-vous en
venir exactement ?
Elinborg demeura silencieuse.
— Vous laisseriez entendre que je ne rencontrerai
jamais personne parce que je ne bois plus ?
Elinborg sourit devant cette association d’idées.
— Il est possible que Runolfur ait été quelque peu
particulier dans ce domaine, reprit-elle. Je ne peux vraiment pas être plus
précise.
— Plus précise ?
— Vous n’avez pas suivi les informations ?
— Si, plus ou moins.
— On y a dit que certaines drogues ont été découvertes
au domicile de Runolfur. Des drogues dont se servent certains violeurs.
Les yeux de Loa étaient rivés sur elle.
— Et qu’il utilisait ? demanda-t-elle.
— Probablement.
— Ils la versent dans l’alcool, n’est-ce pas ?
— Oui, l’alcool décuple les effets. Ainsi, elle agit
également sur la mémoire, les gens perdent parfois jusqu’à tout souvenir des
événements.
Loa commença à relier ces éléments que constituaient ce
technicien passé chez elle et qu’elle avait ensuite rencontré par hasard dans
un bar du centre-ville, les informations où il était question d’une drogue que
certains violeurs mélangeaient aux verres des femmes, la dépendance contre
laquelle elle luttait depuis des années, les boissons sans alcool qu’elle
prenait à chaque fois qu’elle sortait, la manière subite dont l’intérêt de
Runolfur s’était tari et la mort violente qu’il avait connue. Tout à coup, elle
eut l’impression de se retrouver dans un univers étrange, glacé et terrifiant.
— Je ne vous crois pas, dit-elle en regardant Elinborg,
sous le coup de l’étonnement. Vous plaisantez, non ?
Elinborg garda le silence.
— Avait-il l’intention de s’en prendre à moi ?!
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.
— Nom de Dieu ! s’emporta Loa. Il n’a pas retrouvé
son tournevis quand il est revenu ici. Il m’a raconté qu’il l’avait oublié, il
l’a cherché partout en discutant avec moi comme un vieux copain. Peut-être
qu’il n’avait même pas oublié cet outil. Peut-être que c’était tout bonnement
de la comédie ?
Elinborg haussa les épaules, comme si elle ne disposait pas
de la réponse à ces questions.
— Cette espèce de porc ! s’exclama Loa, les yeux
fixés sur la policière. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez ces fichus
bonshommes ?
— Ils sont détraqués, observa Elinborg.
— Je l’aurais tué, ce sale porc ! Putain oui, je
l’aurais zigouillé !
Celle que tout le monde appelait Binna Geirs portait
l’imposant nom de Brynhildur Geirhardsdottir[1].
Elinborg trouvait qu’il lui seyait à merveille. Elle était de haute taille et
presque aussi impressionnante qu’une ogresse sortie d’un conte. Ses cheveux
raides poussaient comme du chiendent et lui tombaient dans le dos, elle avait
un visage aux traits grossiers, un nez rouge hérissé de poils, un cou épais et
des bras interminables. Ses jambes faisaient penser aux piliers d’un pont.
À côté d’elle, Fridbert ressemblait à un elfe : petit et maigrelet,
complètement chauve avec de grandes oreilles décollées et de petits yeux surmontés
de très épais sourcils.
Solla ne s’était pas trompée : Berti, qu’on surnommait
parfois Berti le raccourci à cause de sa petite taille, avait emménagé chez
Binna. Ils vivaient dans une petite maison en bois peu ragoûtante située sur la
rue Njalsgata. Binna l’avait héritée de ses parents et était parvenue à la
conserver contre vents et marées. La maison était habillée de tôle ondulée
qu’elle laissait rouiller en paix, le toit fuyait, les fenêtres béaient. Binna
était plus douée pour nombre d’autres choses que pour la valorisation de son
patrimoine.
Tous deux étaient présents la seconde fois qu’Elinborg se
rendit à Njalsgata. La première, personne n’avait répondu quand elle avait
frappé et elle n’avait décelé aucun signe de vie en regardant par la fenêtre.
Cette fois-ci, la porte s’ouvrit brutalement et, dans l’embrasure, Brynhildur
Geirhardsdottir n’avait pas l’air enchantée du dérangement. Elle portait un
vieux chandail islandais en laine de pays, un jeans râpé et tenait à la main
une cuiller en bois.
— Bonjour Binna, salua Elinborg, sans être certaine que
Brynhildur soit en état de la reconnaître. Je suis à la recherche de Berti.
— Berti ? répondit sèchement Brynhildur. Qu’est-ce
que vous lui voulez ?
— J’ai besoin de lui parler. Il est ici ?
— Il dort, observa Brynhildur en pointant un doigt vers
la pénombre de l’intérieur. Il a fait des conneries ?
Elinborg comprit qu’elle l’avait reconnue. Tout comme avec
Solla, elle et Brynhildur s’étaient parfois croisées quand elle avait eu
affaire à la police. Forte et imposante, elle était régulièrement impliquée
dans des rixes. De caractère difficile, elle buvait beaucoup, ce qui
n’arrangeait pas son humeur. Brynhildur s’en était plus d’une fois violemment
prise à des policiers alors qu’elle se trouvait dans son pire état et qu’ils
lui passaient les menottes pour l’emmener au commissariat de Hverfisgata où la
nuit lui porterait conseil et dégrisement. Elle avait fréquenté divers types au
cours de sa vie et eu un fils avec l’un d’eux, il y avait maintenant bien
longtemps. Elinborg se sentait presque intimidée face à Binna Geirs, même si
les choses n’avaient jamais dégénéré entre elles. Elle avait voulu que Sigurdur
Oli l’accompagne au cas où, mais n’avait pas réussi à mettre la main sur lui.
— Autant que je sache, non, répondit Elinborg. Vous me
permettez d’entrer pour lui parler un moment ?
Brynhildur la toisa comme pour la peser et la mesurer avant
d’ouvrir un peu plus grand sa porte et de l’autoriser à franchir le seuil. La
puanteur d’un plat familier lui emplit immédiatement les narines. Brynhildur
faisait cuire de l’aiglefin faisandé. L’après-midi touchait à sa fin et le jour
déclinait. Aucune lampe n’étant allumée, l’unique source de lumière était la
clarté qui provenait de la rue. Il faisait froid, on aurait dit que l’eau
chaude leur avait été coupée[2].
Allongé sur le canapé, Berti dormait. Brynhildur lui asséna une pichenette avec
sa cuiller et lui ordonna de se lever. Voyant qu’il ne réagissait pas, elle lui
attrapa les pieds pour les ôter des coussins, ce qui le fit tomber à terre.
Réveillé en sursaut, il se releva d’un bond et se réinstalla
sur le canapé.
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-il, perdu,
encore à moitié endormi.
— Tu as de la visite et nous n’allons plus tarder à
bouffer, informa Brynhildur avant de disparaître à la cuisine.
Les yeux d’Elinborg s’habituaient graduellement à la
pénombre. Elle distingua des traces d’humidité sur les antiques tapisseries des
murs, des meubles usés et vieux comme Hérode, des tapis crasseux sur le parquet
brut.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Je voulais vous poser quelques questions, annonça
Elinborg.
— Quelques questions… qu’est-ce que… qui
êtes-vous ? s’enquit Berti qui ne la voyait pas très bien dans cette
obscurité.
— Je m’appelle Elinborg et je suis de la police.
— Vous êtes flic ?
— Je ne vous dérangerai pas longtemps. Nous essayons de
découvrir comment du Rohypnol a pu atterrir entre les mains d’un homme qui a récemment
été assassiné. Vous en avez peut-être entendu parler aux informations.
— En quoi est-ce que ça me regarde ?
rétorqua-t-il.
La voix encore rauque de sommeil, il ne comprenait pas bien
la raison de cette visite inattendue.
— Nous savons qu’il vous arrive parfois de vendre ce
type de produits qu’on n’obtient que sur ordonnance, observa Elinborg.
— Moi ? Je ne vends pas de ces trucs-là. Je ne
vends rien du tout.
— Allons, allons. Votre nom figure dans nos fichiers et
vous avez été condamné pour trafic.
Elinborg sortit de sa poche une photo de la victime qu’elle
tendit à Berti.
— Connaissiez-vous Runolfur ?
Berti attrapa le cliché. Il s’approcha d’une lampe de bureau
et l’alluma. Au pied de la lampe reposait une paire de lunettes qu’il chaussa.
Puis il observa longuement le visage de Runolfur.
— C’est celle qui était dans les journaux, non ?
— En effet, c’est la même, répondit Elinborg.
— Je n’avais jamais vu cet homme avant qu’ils ne le
montrent à la télé, observa Berti en reposant la photo sur la table. Pourquoi
a-t-il été assassiné ?
— C’est justement ce que nous essayons de découvrir. Il
avait sur lui du Rohypnol qu’aucun médecin ne lui avait prescrit. Nous pensons
qu’il l’avait acheté auprès de quelqu’un comme vous. Il est possible qu’il se
soit servi de ce produit et qu’il l’ait versé dans les verres des femmes qu’il
rencontrait.
Berti fixa longuement Elinborg. Elle savait qu’il pesait
mentalement le pour et le contre afin de décider s’il devait coopérer ou la
fermer. On entendit les assiettes cliqueter dans la cuisine où Brynhildur était
toujours à ses fourneaux. Berti avait fait quelques séjours à la prison de
Hraunid pour divers délits, vols avec effraction, faux et usage de faux, vente
et trafic de stupéfiants, mais cela ne faisait pas de lui un criminel endurci.
— Je ne vends pas à ce genre de types, déclara-t-il
enfin.
— Ce genre de types ?
— Ceux qui s’en servent de cette façon.
— Comment savez-vous l’usage qu’ils en font ?
— Je le sais, point. Je ne vends pas aux pervers. Je ne
vends pas aux types comme ça. D’ailleurs, je n’ai jamais rencontré ce gars-là.
Je ne lui ai jamais rien vendu. Je sais à qui je vends et à qui je ne vends
pas.
Brynhildur apparut dans l’embrasure et lança un regard
malveillant à son compagnon. Elle avait toujours sa cuiller à la main. L’odeur
nauséabonde de l’aiglefin faisandé la suivait depuis la cuisine.
— Où aurait-il pu se procurer ce truc-là ?
interrogea Elinborg.
— Je l’ignore, répondit Berti.
— Qui est-ce qui vend du Rohypnol ?
— Inutile de me demander ça à moi ! Je ne sais
rien. Et même si je savais quelque chose, je ne vous le dirais pas.
Un sourire discret, mais satisfait, montait aux lèvres de
Berti.
— Est-ce que c’est lié à cette histoire de pervers qui
a été saigné ? s’enquit Brynhildur.
Elle lança un regard acéré à Elinborg qui lui répondit d’un
hochement de tête.
— Nous essayons de découvrir où il s’est procuré ce
produit.
— C’est toi qui le lui as vendu ? interrogea
Brynhildur, posant ses yeux sur Berti qui jetait vers elle des regards fuyants.
— Non, je ne lui ai rien vendu, répondit-il. Je viens
de lui dire que je n’ai jamais vu cet homme.
— Eh bien, voilà ! conclut Brynhildur.
— Mais Berti pourrait m’indiquer une personne
susceptible de lui avoir fourni cette saleté, plaida Elinborg.
Brynhildur la toisa longuement, pensive.
— Ce pervers, c’était un violeur ? s’enquit-elle.
— Certains indices le laissent croire, confirma
Elinborg.
— Viens bouffer, Berti, commanda Brynhildur.
Raconte-lui ce que tu sais et rapplique.
Berti se leva.
— Je ne peux quand même pas lui raconter ce que je ne
sais pas, observa-t-il.
Brynhildur repartit vers ses fourneaux, mais s’arrêta à la
porte. Elle fit volte-face, agita sa cuiller en direction de son homme et
l’enjoignit d’un air menaçant.
— Dis-lui tout !
Berti regarda Elinborg avec un visage secoué de convulsions.
Brynhildur entra dans sa cuisine et cria d’une voix forte
par-dessus son épaule.
— Ensuite, à table !
11
Elinborg fixait le réveil sur sa table de nuit.
00 h 17.
Elle se remit à compter mentalement en partant de
10 000.
9 999, 9 998, 9 997, 9 996…
Elle essayait de vider son esprit de toute pensée jusqu’à ce
qu’il n’abrite plus qu’une série de nombres dénués de toute signification.
C’était sa manière à elle d’atteindre la sérénité et de trouver le sommeil.
Il arrivait parfois, lorsqu’elle ne parvenait pas à
s’endormir, que son esprit la ramène à une période de sa vie sur laquelle elle
n’avait pas spécialement envie de s’attarder, celle qu’elle avait passée avec
son premier époux. Elinborg, qui ne faisait jamais les choses à moitié ou dans
la précipitation, avait contracté un premier mariage qui s’était révélé
désastreux.
Au cours de ses années d’études en géologie, elle avait
rencontré un garçon originaire des fjords de l’Ouest qui suivait la même
filière qu’elle et s’appelait Bergsteinn. Son prénom donnait lieu parmi ses
camarades à d’innocentes plaisanteries de potaches qu’il n’appréciait guère[3].
Pas très doué pour l’autodérision, c’était un jeune homme plutôt discret, mais
sympathique. Lors du voyage annuel organisé par la faculté de géologie,
Elinborg s’était rapprochée de lui et ils avaient commencé à se fréquenter. Ils
avaient loué un appartement et vécu sur leurs prêts étudiants dont les
conditions étaient, à l’époque, plutôt avantageuses. Ils étaient allés voir le
juge municipal au bout de deux ans pour convoler en justes noces. Ensuite, ils
avaient organisé une grande et belle fête pour les amis et la famille. Ce jour-là,
Elinborg s’était dit que désormais, ils vivraient heureux pour toujours. Elle
s’était lourdement trompée.
Quand le couple s’était mis à battre de l’aile, elle avait
déjà abandonné la géologie et commencé à travailler dans la police. Bergsteinn
avait poursuivi sa spécialisation et s’était mis à fréquenter des colloques ici
et là, d’abord en tant qu’employé, puis comme directeur des Forages nationaux.
Elinborg sentait depuis un certain temps que les choses se gâtaient : les
longues absences de son mari en étaient le signe, de même que son manque
d’intérêt pour tout ce qui la concernait et la manière dont il envisageait
l’avenir ou ses opinions quant à la paternité, lesquelles avaient changé de
façon brutale. Extrêmement embarrassé, il avait fini par reconnaître un beau
jour qu’il avait rencontré une femme lors d’un colloque en Norvège ; une
Islandaise, spécialisée dans le domaine de la géothermie. Depuis lors, ils se
voyaient régulièrement, cela durait depuis environ six mois et c’était avec
elle qu’il envisageait son avenir. Elinborg avait trouvé presque comique de le
voir souligner particulièrement que la femme en question était spécialiste en
géothermie. Peut-être cela avait-il été une réaction nerveuse à l’annonce de
cette nouvelle inattendue. Ensuite, une violente colère s’était emparée d’elle.
Elle n’avait eu aucune envie d’écouter ses justifications et autres excuses –
et encore moins de se le disputer avec une autre femme. Elle lui avait
simplement dit de déguerpir.
Elle ignorait ce qui l’avait détourné d’elle et l’avait
conduit à aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte, mais pensait que
c’était son problème à lui et que cela n’avait rien à voir avec elle. Elle
n’avait pas eu envie d’entendre ses considérations quant à leur couple,
maintenant qu’ils en étaient arrivés à ce point. Pour sa part, elle avait fait
preuve d’honnêteté et de respect, elle l’avait aimé d’un amour qu’elle croyait
réciproque. Sa plus grande douleur avait été de savoir que ce n’était pas le
cas, la blessure la plus amère avait été de se sentir rejetée, sans qu’elle
l’avoue toutefois à quiconque. Elinborg considérait qu’il portait l’entière
responsabilité de ce qui était arrivé à leur couple et c’était son problème à
lui s’il voulait divorcer. Elle n’allait pas le ménager. Le divorce s’était
déroulé sans grandes difficultés. Bergsteinn avait détruit leur mariage, il
reprenait son baluchon. C’était aussi simple que ça.
Sa mère lui avait avoué devant un morceau de foie insipide
nappé de sauce brune aux oignons que cet homme ne lui avait jamais vraiment
plu, qu’elle le trouvait aussi crétin que girouette.
— Enfin quand même, avait observé Elinborg tandis
qu’elle chipotait sur le foie.
— Allons, ce type a toujours été un âne bâté, avait
rétorqué sa mère.
Elle savait parfaitement que celle-ci tenait ces propos afin
de la réconforter, car connaissant bien sa fille elle sentait la blessure plus
profonde qu’Elinborg ne voulait bien l’avouer. Elle était plus déprimée, plus
solitaire que jamais et préférait aborder aussi peu que possible le sujet de
Bergsteinn et de ce divorce. Elle avait choisi de prendre la chose comme une
fatalité même si, intérieurement, elle bouillonnait de colère, d’impuissance et
de regrets qu’elle s’efforçait d’étouffer.
Sa mère avait nettement plus apprécié Teddi et ne se lassait
pas de dire à quel point Elinborg avait trouvé là un homme digne de confiance.
— Il est tellement fiable, ce cher Theodor,
affirmait-elle à l’envi.
Et c’était vrai. Elinborg avait rencontré Teddi, ce jeune
homme heureux de vivre et sympathique, au bal annuel de la police. Il y était
venu avec l’un de ses amis qui avait ensuite démissionné. À ce moment-là,
Elinborg ne souhaitait pas une nouvelle relation. Teddi, qui avait vingt-huit
ans tout comme elle, était plus entreprenant et avait mis en place toute une
stratégie de séduction : il l’avait raccompagnée chez elle après le bal,
l’avait rappelée deux jours plus tard, et, deux jours après, l’avait invitée au
cinéma puis au restaurant. Elle lui avait parlé de son mariage raté. Il lui avait
confié n’avoir jamais vécu avec personne. Elle avait découvert que sa sœur
était gravement malade et qu’elle luttait depuis longtemps contre le cancer.
Elle l’avait appris de ce collègue qui était l’ami de Teddi. À leur rencontre
suivante, elle avait posé quelques questions prudentes sur cette sœur. Il lui
avait alors dit qu’elle était mère célibataire d’un petit garçon qui lui était
très attaché, qu’elle se battait depuis des années contre cette maladie et
qu’il semblait que ce ne serait pas elle qui aurait le dessus. Teddi avait
hésité à en parler à Elinborg car il n’était pas certain que leur relation
durerait. Il était apparu que la sœur en question s’intéressait beaucoup à leur
histoire et qu’elle l’avait pressé de lui présenter sa nouvelle amie. Il lui avait
donc rendu visite en compagnie d’Elinborg un jour et les deux jeunes femmes
avaient longuement conversé tandis que le petit garçon était parti avec son
oncle pour faire une promenade en voiture et acheter une glace. La tendresse
pleine de respect et la douceur dont Teddi faisait preuve à l’égard de sa sœur
étaient touchantes. Elinborg découvrait chaque jour de nouvelles facettes chez
cet homme.
Au bout de six mois, elle avait emménagé chez Teddi qui
possédait un petit appartement de célibataire sur le boulevard Haaleiti ainsi
que des parts dans un garage qu’il dirigeait avec l’un de ses amis. Un an plus
tard, la sœur de Teddi décéda du cancer et ils héritèrent d’un fils adoptif. Le
père du petit garçon connaissait à peine la mère, il n’avait jamais vécu avec
elle et ne s’était jamais occupé de son fils. L’enfant, prénommé Birkir, avait
sept ans ; sa mère avait souhaité que Teddi et Elinborg prennent soin de
lui. Ils avaient acheté un appartement plus grand et adopté Birkir qui pleurait
beaucoup sa mère. Elinborg s’occupait de lui comme s’il avait été son propre
enfant. Elle s’était efforcée de consoler son chagrin et avait pris un congé
afin de veiller à ce qu’il s’adapte correctement dans sa nouvelle école. Dès le
début, les parents d’Elinborg l’avaient également accueilli comme leur
petit-fils.
Elle ne s’était pas remariée. Elinborg et Teddi s’étaient
passés de la bénédiction de l’Église. Valthor était venu au monde, suivi d’Aron
et finalement de Theodora. Tous vouaient à Birkir une grande admiration, spécialement
Valthor qui l’avait pris comme modèle dès son plus jeune âge. Il avait
d’ailleurs reproché à sa mère le fait que Birkir ait quitté le foyer familial,
ce qui n’avait en rien arrangé leurs relations.
Elinborg regarda à nouveau le réveil. 3 h 08.
Il lui restait tout au plus quatre heures de sommeil. Elle
savait que la journée du lendemain serait grimaçante et bancale à cause de la
fatigue. À côté d’elle, Teddi dormait du sommeil du juste et elle enviait la
sérénité qui le caractérisait depuis toujours. Elle envisagea d’aller faire un
tour dans la cuisine pour lire quelques recettes, mais n’en eut pas le courage
et entreprit une fois encore de compter à rebours en partant de 10 000.
9 999, 9 998, 9 997, 9 996…
La salle de sport Firma était semblable à celle qu’elle
avait visitée précédemment, bien que beaucoup plus importante et mieux située.
Elle tombait de sommeil quand elle y arriva le lendemain, c’était le samedi,
une semaine tout juste après le meurtre de Runolfur. Les lieux étaient bondés :
les gens peinaient et suaient tout ce qu’ils savaient. Certains étaient
accompagnés de leurs enfants. Firma proposait en effet un service de garderie
où il y avait foule. Elinborg fut un peu consternée en passant devant cet
endroit qui n’était guère plus qu’un parking où les gamins étaient entreposés,
les yeux écarquillés devant un écran plat où passaient en boucle des programmes
pour enfants. Il lui arrivait parfois de s’interroger sur les relations que les
parents entretenaient avec leur progéniture. Les petits passaient toute la
semaine à l’école maternelle des premières heures du jour jusqu’à la fin de
l’après-midi, moment auquel les parents les confiaient peut-être à cette
garderie pendant qu’ils se démenaient sur les tapis de course. Ces gamins se
couchaient évidemment vers neuf heures du soir en semaine. Sur l’ensemble de la
journée, ils avaient alors passé avec leurs parents en tout et pour tout deux
heures, lesquelles avaient été principalement consacrées au repas et au
coucher. Elinborg secoua la tête. À l’époque où ses enfants étaient en bas âge,
elle et Teddi avaient réduit leur temps de travail afin de mieux les éduquer.
Ils n’avaient pas considéré qu’il se soit agi là d’un sacrifice, mais d’une
heureuse nécessité.
On orienta Elinborg vers le directeur, occupé à recevoir
deux grands écrans plats qui seraient installés dans la salle principale. Il y
avait un problème avec la commande car il refusait l’un des deux écrans et ne
mâchait pas ses mots au téléphone. Quand il eut raccroché, il lança à Elinborg
un regard bovin et lui demanda quel était le problème.
— Le problème ? Il n’y a aucun problème,
répondit-elle.
— Ah bon ? fit le directeur. Dans ce cas, que
voulez-vous ?
— Je voulais vous poser quelques questions au sujet
d’un homme qui fréquentait ce lieu et qui a cessé d’y venir il y a environ deux
ans. Je suis officier de police. Vous avez sans doute entendu parler de lui aux
informations.
— Non.
— Il habitait dans le quartier de Thingholt.
— Le gars qui a été tué ? demanda le directeur.
Elinborg hocha la tête.
— Vous souvenez-vous de lui ?
— Très bien, oui. Nous n’étions pas aussi à la mode à
l’époque et on connaissait pratiquement chacun des clients. Aujourd’hui, c’est
de la folie furieuse. Alors, cet homme ? Il a un rapport avec nous ?
Une adolescente apparut à la porte du bureau.
— Il y a l’un des petits qui a tout vomi à la garderie,
annonça-t-elle.
— Et ?
— Nous ne trouvons pas ses parents.
Le directeur lança un regard embarrassé à Elinborg.
— Vois ça avec Silla, conseilla-t-il à la jeune fille.
Elle va s’en occuper.
— Oui, mais, enfin, je ne la trouve pas.
— Eh bien, trouve-la ! Tu vois bien que je suis en
rendez-vous, ma petite.
— Ce gamin est malade comme un chien, s’agaça la jeune
fille. Je commence à en avoir jusque-là de tout ça, marmonna-t-elle avant de
disparaître.
— Vous me parliez de Runolfur, n’est-ce pas ?
demanda le directeur de la salle de sport, vêtu d’un survêtement bleu marqué au
logo d’un fabricant aussi à la mode qu’hors de prix.
— Le connaissiez-vous ?
— Uniquement comme client. Il venait ici régulièrement,
en fait, depuis que nous avons ouvert, il y a quatre ans. C’était l’un de nos
premiers membres, voilà pourquoi il est sans doute plus facile de se souvenir
de lui que de bien d’autres. Puis un jour, il n’est plus venu. C’était un type
bien, il se maintenait en forme.
— Savez-vous pourquoi il a cessé de venir ici ?
— Aucune idée. Je ne l’ai plus croisé, c’est tout.
Ensuite, j’ai vu ça au journal télévisé. J’ai eu peine à le croire. Pourquoi
venez-vous nous poser des questions sur lui ? Lui aurions-nous fait
quelque chose ?
— Non, pas à ma connaissance. C’est juste la routine de
l’enquête : nous savons qu’il fréquentait cette salle de sport, voilà
tout.
— Ah, je vois.
— Y a-t-il eu d’autres personnes qui auraient arrêté de
venir en même temps que lui ?
Le directeur s’accorda quelques instants de réflexion.
— Je ne m’en souviens pas très bien…
— Une femme, peut-être ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous souvenez-vous s’il était apprécié en tant que
client ?
— Absolument, très apprécié. En fait, il y a…
— Oui ?
— Vous me parlez de femmes qui auraient arrêté.
— En effet.
— Il y en avait une qui travaillait ici, maintenant que
vous en parlez, remarqua le directeur. Je ne me souviens pas s’ils ont quitté
les lieux exactement au même moment, mais c’était à peu près à la même époque.
Elle s’appelle Frida, j’ai oublié son deuxième nom, le prénom de son père.
Enfin, c’était une fille bien. Elle était entraîneur personnel. Je pourrais
retrouver ses coordonnées sans problème si cela peut vous être utile. Ils
faisaient je ne sais quoi ensemble.
— Ils étaient ensemble ?
— Non, je ne pense pas que cela soit allé si loin. Mais
ils s’entendaient bien et je crois me rappeler qu’ils sortaient s’amuser tous
les deux le week-end, enfin, ce genre de choses.
La jeune femme était entrée d’un pas hésitant dans
l’appartement que Runolfur avait loué dans le quartier de Thingholt. Elle
jetait autour d’elle des regards angoissés comme si elle s’attendait au pire.
Elinborg la suivait de près. Son père et sa mère l’accompagnaient,
ainsi que le psychiatre qui s’occupait d’elle. Elinborg avait dû insister pour
qu’elle et ses parents acceptent d’y venir. Sa mère avait fini par se ranger
aux côtés de l’enquêtrice et par inciter vigoureusement sa fille à collaborer
avec la police.
L’appartement avait été laissé en l’état depuis qu’on avait
enlevé le corps de Runolfur. Les traces du meurtre étaient visibles et la jeune
femme avait hésité en voyant le sang séché qui avait noirci sur le sol.
— Je ne veux pas entrer ici, avait-elle dit en
suppliant Elinborg du regard.
— Je sais, Unnur, lui avait-elle répondu, d’un ton
encourageant. Cela ne prendra qu’un instant. Ensuite, vous pourrez retourner
chez vous.
Unnur s’était lentement avancée dans le vestibule puis dans
le salon en évitant soigneusement de regarder tout le sang. Elle avait examiné
les affiches de super-héros, le canapé, la table basse du salon et la
télévision. Elle avait levé les yeux vers le plafond. La soirée était bien
avancée.
— Je crois que je ne suis jamais venue ici, murmura
Unnur.
Elle quitta le salon pour se rendre à la cuisine tandis
qu’Elinborg la suivait comme une ombre. Auparavant, elles étaient allées voir
la voiture de Runolfur qui se trouvait dans les locaux de la police, mais la
jeune femme avait affirmé ne pas reconnaître le véhicule.
Il était également possible qu’elle ne veuille pas se
rappeler.
Elles arrivèrent à la porte de la chambre à coucher. Unnur
baissa les yeux sur le grand lit. La couette gisait à terre, mais les deux
oreillers étaient à leur place. Le sol était parqueté, comme celui du salon.
Deux tables de nuit étaient disposées de chaque côté. Elinborg se dit que ce
devait être par souci de symétrie : Runolfur n’en avait sans doute besoin
que d’une seule. Une liseuse était posée sur chacune d’elles. Cela attestait du
goût du propriétaire, comme le reste de l’appartement, dont Elinborg avait
immédiatement remarqué qu’il était agencé avec un certain soin. De chaque côté
du lit se trouvaient de petits tapis. Les vêtements étaient accrochés sur des
cintres dans le placard, les chemises soigneusement pliées, les chaussettes et
sous-vêtements bien rangés dans les tiroirs. Ce domicile suggérait que Runolfur
avait le contrôle total de son existence et qu’il se plaisait à prendre soin de
ce qu’il possédait.
— Je ne suis jamais venue ici, assura Unnur.
Elinborg nota chez elle une forme de soulagement. Elle se
tenait debout à la porte de la chambre, comme si elle n’osait pas y entrer.
— Vous êtes certaine ? insista Elinborg.
— Je ne ressens rien, observa Unnur. Je ne me souviens
absolument pas de cet endroit.
— Nous avons tout notre temps.
— Non, je ne me souviens pas être venue ici. Ni ici, ni
ailleurs. Est-ce qu’on peut s’en aller ? Je ne peux pas vous aider, je
suis désolée. On peut partir ?
La mère d’Unnur lança à Elinborg un regard implorant.
— Cela va de soi, merci d’avoir accepté de vous prêter
à cela, répondit Elinborg.
— Cette femme ? Elle est venue ici ?
Unnur s’avança d’un pas dans la chambre.
— Nous pensons qu’il était accompagné le soir du meurtre,
répondit Elinborg. Il a eu des rapports sexuels très peu de temps avant sa
mort.
— La pauvre, observa Unnur. Elle est venue ici contre
sa volonté.
— Tout porte à le croire.
— Mais s’il lui a fait avaler cette drogue du viol,
comment a-t-elle pu ensuite s’en prendre à lui ?
— Nous l’ignorons. Nous ne comprenons pas ce qui s’est
passé.
— Je peux rentrer chez moi, maintenant ?
— Bien sûr. Quand vous voulez. Merci beaucoup d’avoir
fait ça pour nous, je sais à quel point c’est difficile.
Elinborg les raccompagna et prit congé d’eux devant la
maison de Thingholt. Elle regarda la famille s’éloigner jusqu’à disparaître au
bout de la rue. Ils formaient un bien triste cortège. Elle se fit la réflexion
qu’ils avaient tous les trois été victimes de la pire des violences et des
profanations. La paix de cette famille avait volé en éclats : il ne leur
restait plus qu’à pleurer en silence.
Elinborg resserra son manteau au plus près de son corps en
retournant vers sa voiture et se demanda si elle ne s’apprêtait pas à passer
une nouvelle nuit à lutter contre les insomnies.
12
Frida présentait avec Loa des ressemblances frappantes.
C’était une brune du même âge et un peu plus ronde dont les jolis yeux marron
pétillaient derrière d’élégantes lunettes. Elle n’était nullement étonnée de
voir la police lui rendre visite. Elle avait expliqué qu’elle envisageait plus
ou moins de se manifester depuis qu’elle avait appris qu’on avait trouvé ce
produit sur la scène de crime. Ouverte et pleine d’entrain, elle était disposée
à confier à Elinborg tout ce qu’elle savait.
— C’est affreux de lire ça dans les journaux,
commença-t-elle. Je ne savais pas quoi faire, j’étais tellement choquée. Et
dire que j’aurais pu aller chez cet homme. Il aurait pu me faire avaler ce
truc-là.
— Vous êtes allée chez lui ? demanda Elinborg.
— Non, c’est lui qui est venu ici. Enfin, ce n’est
arrivé qu’une seule fois. D’ailleurs, ça m’a amplement suffi.
— Que s’est-il passé ?
— C’est quelque peu embarrassant, précisa Frida. Je ne
sais pas exactement comment vous expliquer. Je commençais à le connaître assez
bien, mais nous n’étions pas ensemble. Et ce n’est pas mon habitude de me
conduire ainsi. Vraiment pas. Je… il y avait quand même chez lui quelque chose
de…
— De vous conduire ainsi ? interrompit Elinborg.
— De coucher, répondit Frida avec un sourire gêné.
À moins que je ne sois tout à fait certaine.
— Certaine de quoi ?
— Que ce sont des hommes corrects.
Elinborg hocha la tête comme si elle savait ce que Frida
voulait dire, ce dont elle n’était pourtant pas certaine. Elle observa
l’appartement. La jeune femme lui avait raconté qu’elle vivait avec ses deux
chats, lesquels passaient et repassaient entre les jambes d’Elinborg avec le
plus total irrespect. L’un d’eux lui sauta subitement sur les genoux. L’appartement
était situé au deuxième étage d’un immeuble dans un quartier arboré de
Reykjavik. On apercevait le massif montagneux de Blafjöll par la fenêtre du
salon, entre deux autres immeubles.
— Enfin, vous voyez, je suis allée sur ces sites de
rencontres, Players et ce genre de choses, ajouta Frida en guise d’explication,
de plus en plus gênée. On s’efforce de faire de son mieux. Le problème est que
le marché… aucun de ces types n’est le prince charmant.
— Le marché ?
— Oui.
— Avez-vous cessé de fréquenter la salle de sport à
cause de Runolfur ? interrogea Elinborg.
— On peut dire ça. Je n’avais aucune envie de le
revoir. Ensuite, j’ai appris qu’il s’était inscrit dans un autre club. Et je
n’ai plus jamais entendu parler de lui, jusqu’à maintenant, aux informations.
— Dois-je comprendre qu’il n’a pas été correct, comme
vous dites ? interrogea Elinborg tout en repoussant le chat qui sauta sur
le sol avec un miaulement avant de filer dans la cuisine.
Le deuxième animal voulut imiter son congénère et sauta
également sur ses genoux. Elle n’aimait pas particulièrement les chats. Tout
portait à croire qu’ils le sentaient et la sollicitaient d’autant plus afin de
se la mettre dans la poche. Pour eux, la partie était loin d’être gagnée.
— Je n’aurais jamais dû l’inviter ici, expliqua Frida.
Il voulait qu’on aille chez lui, mais j’ai refusé. Il s’est vexé, même s’il
s’est efforcé de le cacher.
— Pensez-vous qu’il avait l’habitude qu’on se plie à
ses quatre volontés ? Était-ce le problème ?
— Je l’ignore. En savez-vous beaucoup à son
sujet ?
— Pas vraiment, répondit Elinborg. Vous parlait-il de
lui ?
— Très peu.
— Nous savons qu’il était originaire de la province.
— Il ne m’en a rien dit. Je le croyais de Reykjavik.
— Vous a-t-il parlé de ses amis ou de sa famille ?
— Non, mais je ne le connaissais pas beaucoup. Nous
discutions de cinéma, de sport, de tout et de rien. Il ne m’a jamais rien dit
de lui ou de sa famille. Je sais qu’il avait un ami qu’il appelait par son
petit nom : Eddi. Mais je ne l’ai jamais vu.
— Quelle impression Runolfur vous a-t-il laissée au
cours de la brève période où vous l’avez connu ?
— Il se vénérait, répondit Frida en réajustant ses
lunettes sur son nez. J’en suis certaine. Il se vouait un véritable culte. Cela
crevait les yeux quand il venait à Firma. Il était plutôt joli garçon et
n’hésitait pas à le montrer. Il se pavanait droit comme un piquet et faisait le
beau dès qu’il y avait une jupe dans les parages. On avait l’impression qu’il
était constamment en représentation.
— Par conséquent…
— De plus, il était à coup sûr un peu détraqué, coupa
Frida.
— Détraqué ?
— Vous voyez… dans ses rapports avec les femmes.
— Nous ne sommes pas certains qu’il se soit servi de ce
produit, même si on en a trouvé à son domicile, objecta Elinborg sans préciser
qu’on en avait également décelé dans son organisme.
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit
Frida. Quand j’ai lu ce truc sur le Rohypnol, cela ne m’a pas du tout étonnée.
— Ah bon ?
— Il s’est comporté de façon très étrange la seule fois
où nous avons… enfin, vous voyez…
— Justement, je ne vois pas vraiment…
— Ce n’est pas le genre de choses très drôles à
raconter, soupira Frida.
— Dans ce cas, vous le connaissiez finalement assez
bien, n’est-ce pas ? observa Elinborg en s’efforçant de comprendre vers où
s’orientait leur conversation.
— En réalité, non, répondit Frida. Pas bien. C’est
simplement qu’on connaît ce genre de types qui fréquentent les salles de sport
et se prennent pour les maîtres des lieux. Il s’est toujours montré très poli
quand il me parlait. Nous discutions parfois ensemble et un jour, il m’a
demandé si nous ne pouvions pas aller au restaurant tous les deux. J’étais
plutôt partante. Il était sympa, je ne dis pas le contraire. Il avait de la
conversation et de l’humour. J’avais quand même l’impression qu’il… qu’il
n’allait pas très bien.
— Vous en a-t-il parlé ? Vous a-t-il confié qu’il
avait des problèmes ?
— Non, pas du tout. En tout cas, pas à moi. Mais c’est
qu’il s’est montré tellement maladroit et qu’il a pris si peu d’initiative le moment
venu, voyez-vous. Ensuite, il m’a simplement fichu les jetons.
— Ah bon ?
— Oui. Il voulait que je…
— Que vous ?
— Enfin, je ne sais pas comment le dire.
— Que voulait-il ?
— Que je fasse la morte.
— La morte ? renvoya Elinborg.
Frida la dévisagea.
— Vous voulez dire… ?
Elinborg n’était pas entièrement certaine de ce que Frida
lui décrivait.
— Je ne devais pas bouger, si vous voyez ce que je veux
dire. Il voulait que je reste allongée, immobile et je devais à peine respirer.
Ensuite, il s’est mis à me frapper et à me réprimander pour des choses
auxquelles je ne comprenais rien. Il m’a insultée. On aurait dit qu’il était
dans un état second.
Frida frissonna.
— Un vrai pervers ! s’exclama-t-elle.
— Mais il ne vous a pas violée ?
— Non, d’ailleurs, il ne m’a pas fait mal, il ne m’a
pas frappée bien fort.
— Comment avez-vous réagi ?
— J’étais tétanisée. Il semblait que c’était sa manière
à lui de s’exciter, puis, plus rien. Après, il avait l’air d’une vraie loque.
Il est parti sans dire un mot. Je suis restée allongée, immobile, sans
comprendre ce qui m’était arrivé. Je n’ai jamais raconté ça à personne, je
trouvais cela vraiment trop… enfin, j’avais honte. Ce n’était pas un viol, mais
j’avais quand même l’impression qu’il m’avait souillée. Aujourd’hui, je crois
qu’il voulait simplement que les choses se passent comme ça. Il me semble que
c’était là le problème.
— Et vous ne l’avez pas revu après ?
— Non. Je me suis arrangée pour ne pas le croiser et il
ne m’a jamais rappelée. Encore heureux. J’avais l’impression qu’il s’était
servi de moi et je n’aurais jamais accepté de le revoir. Jamais.
— Ensuite, vous avez cessé de fréquenter cette salle de
sport ?
— Oui. Je… je me sens salie du simple fait de vous en
parler. Surtout maintenant que j’ai lu tout ça sur lui, toutes ces choses qui
sont arrivées.
— Connaissez-vous ou connaissiez-vous d’autres femmes
qu’il a eues dans sa vie ?
— Non, répondit Frida. Je ne sais rien de lui et je ne
veux rien savoir.
— Il ne vous a jamais parlé d’aucune de ses amies ou
de… ?
— Non, absolument pas.
Elinborg frappa à la porte. Le dealer dont Berti avait fini
par cracher le nom après bien des difficultés s’appelait Valur et occupait un
appartement dans la banlieue de Breidholt, à Fellsmuli, avec sa compagne et ses
deux enfants. L’enquête piétinait. Elinborg n’avançait pas avec cette histoire
de châle et les boutiques de vêtements de la région de Reykjavik affirmaient ne
pas vendre ce type de t-shirt portant l’inscription « San Francisco ».
Un homme d’une bonne trentaine d’années ouvrit la porte. Un
bébé sur le bras, il regarda Elinborg et Sigurdur Oli à tour de rôle d’un air
buté. Elinborg avait préféré venir accompagnée de son collègue. Elle ne savait
pas grand-chose de ce Valur. Il était parfois venu s’échouer sur les rivages de
la brigade des stupéfiants, aussi bien comme consommateur que comme vendeur,
mais on ne pouvait pas dire qu’il s’agissait d’une bien belle prise. Une fois,
il avait été pincé pour un menu trafic de hasch et avait écopé d’une petite
peine avec sursis. Il n’était pas exclu que Berti ait pu mentir à Elinborg. On
pouvait imaginer que Valur était un gars à qui le Raccourci avait envie
d’attirer des ennuis, peut-être voulait-il se venger de lui pour une raison
quelconque, peut-être avait-il donné son nom pour calmer sa chère Binna.
— Vous voulez quoi ? demanda l’homme avec l’enfant
sur le bras.
— Vous êtes bien Valur ? renvoya Elinborg.
— En quoi ça vous regarde ?
— En quoi ça nous regarde ? s’agaça Elinborg.
— Ouais.
— Nous aurions besoin…
— De lui parler, coupa brutalement Sigurdur Oli. Quelle
question !
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Valur.
— Je vous conseille d’être correct, mon vieux, avertit
Sigurdur Oli.
— Vous êtes Valur ? interrogea à nouveau Elinborg
qui se demandait si elle n’avait pas commis une erreur en emmenant son
collègue.
— Oui, c’est moi, répondit l’homme. Et vous, qui
êtes-vous ?
Il prit l’enfant sur son autre bras et les toisa à nouveau.
— Nous enquêtons sur un certain Runolfur, précisa
Elinborg après avoir décliné son identité et celle de son collègue. Nous
pourrions peut-être entrer pour discuter un peu avec vous ?
— Hors de question, répondit Valur.
— Très bien, observa Elinborg. Alors, ce Runolfur, ça
vous dit quelque chose ?
— Je ne connais personne qui s’appelle comme ça.
L’enfant tenait un petit hochet qu’il rongeait constamment.
Il était mignon, adorable et en parfaite sécurité sur la poitrine de son père.
Elinborg avait presque envie de demander si elle ne pouvait pas le prendre un
peu dans ses bras.
— Il a été égorgé à son domicile, informa Sigurdur Oli.
Valur lui lança un regard. Il avait de la peine à dissimuler
le mépris que son visiteur lui inspirait.
— Je ne le connais pas plus pour autant, ironisa-t-il.
— Pouvez-vous nous dire où vous étiez à ce moment
là ? poursuivit Sigurdur.
— Nous pensons que vous avez…
Elinborg n’eut pas le temps de terminer sa phrase.
— Je suis obligé de vous parler ? coupa Valur.
— Nous ne faisons que rassembler des informations,
plaida-t-elle. Cela s’arrête là.
— Dans ce cas, vous pouvez aller au diable, lança
Valur.
— Soit vous répondez à nos questions ici, chez vous,
soit vous pouvez nous accompagner… chez nous, précisa Elinborg. C’est à vous de
voir.
Le regard de Valur passait d’Elinborg à Sigurdur Oli.
— Je n’ai aucune envie de vous parler.
Il s’apprêta à leur fermer la porte au nez, mais Sigurdur
Oli s’énerva et la bloqua de tout son poids.
— Dans ce cas, vous venez avec nous, s’emporta-t-il.
Valur les fixait du regard par la porte entrouverte. Il
voyait qu’ils étaient sérieux et ne le laisseraient pas en paix, même s’il leur
interdisait d’entrer cette fois-ci.
— Crétin, lança-t-il en lâchant la porte.
— Pauvre type, renvoya Sigurdur Oli qui se précipita à
l’intérieur.
— Super, commenta Elinborg.
Elle suivit son collègue dans l’appartement en
pagaille : linge sale, journaux, restes de nourriture, le tout accompagné
d’une désagréable odeur aigre qui planait dans l’air. Valur était seul avec la
petite dernière qu’il posa par terre. Tranquillement assise, l’enfant
n’accordait aucune attention à cette visite et continuait à mâchouiller son
hochet et à baver tout ce qu’elle pouvait.
— Que voulez-vous ? demanda Valur à Elinborg. Vous
m’accusez de l’avoir zigouillé ?
— C’est le cas ? renvoya-t-elle.
— Non, répondit Valur, je ne connaissais pas ce type.
— Nous pensons au contraire que vous le connaissiez
très bien, rétorqua Sigurdur Oli. Et vous feriez pas mal de mettre un peu
d’ordre ici, ajouta-t-il en balayant la pièce des yeux.
— Qui vous a dit ça ?
— Eh bien, regardez un peu autour de vous, c’est une
vraie porcherie, observa Sigurdur Oli.
— Vous êtes con ou quoi ?! s’agaça Valur. Qui vous
a dit que je le connaissais bien ?
— Nous avons nos sources, précisa Elinborg.
— Elles mentent.
— Elles sont parfaitement fiables, au contraire,
objecta Elinborg.
Elle s’efforçait de chasser de son esprit l’image de Berti
le Raccourci.
— Qui ? Qui est allé vous raconter ça ?
— Cela ne vous regarde aucunement, observa Sigurdur
Oli. Quelqu’un nous a informés que vous connaissiez Runolfur, que vous lui
aviez vendu des produits et procuré un certain nombre de choses.
— Peut-être qu’il vous devait de l’argent, suggéra
Elinborg. Peut-être que vous avez poussé le bouchon un peu loin quand vous êtes
allé récupérer le fric.
Valur la regardait avec de grands yeux.
— Non mais, minute, qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est
que ces histoires à dormir debout ? Qui vous a raconté ça ? Je ne
connaissais pas ce type, je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Quelqu’un
vous a menti pour me coller ce truc sur le dos. Que je l’ai tué ?!
Vous déraillez ! Je n’ai pas fait ça, je ne l’ai même pas approché.
N’essayez pas de me faire porter le chapeau !
L’enfant leva les yeux vers son père et cessa de mordiller
son hochet.
— Nous pouvons parfaitement vous emmener au
commissariat, menaça Elinborg. Nous pouvons vous mettre dans une cellule. Nous
pouvons vous placer en garde à vue. Nous n’avons que peu d’autres choix étant
donné la situation. Il nous faut vraiment trouver quelque chose. Nous pouvons
vous garder pendant quelques jours. Vous aurez un avocat : cela se paie.
Les journaux et la télé diront qu’un suspect a été arrêté dans le cadre de
l’enquête. Ils sortiront de leurs archives quelques photos de vous. Il y aura
quelques fuites d’informations dans nos services. Vous savez ce que c’est. Et
la presse à scandale publiera en première page une interview de votre petite
amie dans son édition du week-end. La petite fille assise là sera en photo avec
elle. J’imagine déjà le gros titre : « Mon Valur n’est pas un
assassin ! »
— Que… Qu’est-ce qui vous fait croire que je sais
quelque chose ?
— Arrêtez de nous prendre pour des crétins, s’agaça
Elinborg en prenant la fillette dans ses bras. Vous vous débrouillez pour que
divers médecins vous prescrivent toutes sortes de médicaments que vous revendez
ensuite à prix d’or. Des drogues sur ordonnances, comme par exemple le
Rohypnol. Ce sont sans doute les accros à la cocaïne qui sont vos meilleurs
clients quand ils sont à sec et qu’ils craignent les effets de la descente.
Nous savons que vous les fournissez d’ailleurs aussi en cocaïne, en d’autres
termes, vous leur assurez un service complet. Vous êtes peut-être bien, vous
aussi, consommateur ; vous m’en avez tout l’air. Et ça coûte du
fric ! Il faut bien que vous le trouviez quelque part, non ?
— Qu’est-ce que vous faites à ma fille ?
interrogea Valur.
— Et parmi vos clients, il y en a un ou deux qui se
servent du Rohypnol afin de…
— Laissez-la tranquille, commanda Valur en lui
arrachant l’enfant des bras.
— Veuillez m’excuser. Je disais que parmi vos clients,
il y en a un ou deux qui se servent du Rohypnol pour le verser dans les verres
de femmes avant d’abuser d’elles. On appelle ces types-là des violeurs. Notre
question est la suivante : vendez-vous du Rohypnol à des violeurs ?
— Non, répondit Valur.
— Vous en êtes bien sûr ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui vous permet de l’être ? Vous
n’avez aucune idée de l’usage que vos clients en font.
— Je le sais, c’est tout. Et je ne connaissais pas ce
Runolfur.
— Et vous, utilisez-vous ce produit sur des
femmes ?
— Non, mais qu’est-ce que… ?!
— Cet écran plat, il est à vous ? coupa Sigurdur
Oli, un doigt pointé vers le plasma 42 pouces flambant neuf qui trônait
dans le salon.
— Oui, il est à moi, répondit Valur.
— Pouvez-vous me montrer la facture ?
— La facture ?
— Vous l’avez sans doute conservée, cet appareil coûte
les yeux de la tête, nota Sigurdur Oli.
— Je… c’est bon, j’en ai vendu autrefois, vous le
savez, vous m’avez dans vos fichiers, mais j’ai arrêté. Je n’ai jamais beaucoup
vendu de drogue sur prescription. La dernière fois qu’on m’a acheté du
Rohypnol, c’était il y a six mois. Un crétin que je ne connaissais pas et que
je n’ai jamais revu après.
— Et ce n’était pas Runolfur ? demanda Elinborg,
profitant de ce que Valur voulait parler de tout sauf de cet écran plasma.
— Il était super stressé et m’a dit qu’il s’appelait
Runolfur. Il voulait même me serrer la main, comme dans un rendez-vous
d’affaires. Il m’a raconté que c’était son cousin qui lui avait parlé de moi,
mais le nom qu’il m’a donné ne me disait rien. J’avais l’impression que c’était
la première fois de sa vie qu’il faisait ce genre de truc.
— Il s’est souvent adressé à vous ?
— Non, il n’y a eu que cette unique fois. Je ne le
connaissais pas. En général, je les connais, mes clients. Il ne m’a pas fallu
longtemps pour avoir une clientèle régulière. Enfin, lui, c’était un vrai
tordu.
— Et que voulait-il faire avec ce Rohypnol ?
— Il m’a expliqué qu’il l’achetait pour un de ses
copains. Tous ceux qui n’ont pas l’habitude racontent ce bobard, ils ne voient
même pas à quel point ils sont minables.
— Et il s’agissait bien de Rohypnol ?
— Oui.
— Il vous en a pris beaucoup ?
— Un flacon. Dix pilules.
— Il est venu ici, chez vous ?
— Oui.
— Seul ?
— Oui.
— Et c’était Runolfur ?
— Oui, enfin, non. Il m’a dit qu’il s’appelait
Runolfur, mais ce n’était pas lui.
— C’est-à-dire, pas le Runolfur qui a été
assassiné ?
— Non, ce n’était pas le type des photos diffusées dans
les journaux.
— Il voulait se faire passer pour Runolfur ?
— Ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’il portait aussi
ce prénom. C’est peut-être une simple coïncidence. Pensez-vous vraiment que ce
soit le genre de truc qui m’intéresse ?
— De quoi avait-il l’air ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Faites un effort.
— Euh, environ ma taille, la trentaine, le visage
bouffi et bien dégarni. Un peu de barbe. Je ne me rappelle pas très bien.
Elinborg regardait Valur. Elle vit tout à coup apparaître
dans son esprit l’image de l’homme qui était venu la voir dans son bureau et
qui était l’ami de Runolfur. Edvard. Eddi. La description correspondait plutôt
bien : à moitié chauve, une barbe clairsemée.
— Autre chose ? demanda-t-elle.
— Non, je ne peux rien vous dire de plus.
— Merci beaucoup.
— Oui, c’est ça. Et maintenant, dehors !
— En tout cas, Valur s’occupe bien de son enfant,
observa Elinborg quand elle eut prit place dans le véhicule avec son collègue.
La petite avait une couche propre et elle venait de manger, elle était ravie
d’être avec son papa.
— C’est une ordure.
— Certes.
— Dis donc, tu as des nouvelles d’Erlendur ?
interrogea Sigurdur Oli.
— Non, aucune. Il n’avait pas prévu de partir en voyage
dans les fjords de l’Est pour quelques jours ?
— Il y a combien de temps ?
— Cela doit faire une bonne semaine.
— Combien de temps avait-il prévu de rester
là-bas ?
— Je n’en sais rien.
— Qu’allait-il y faire ?
— Revoir les lieux de son enfance.
— Tu as des nouvelles de cette femme qu’il voit
régulièrement ?
— Valgerdur ? Non. Je devrais peut-être l’appeler
pour lui demander s’il s’est manifesté.
13
La nuit était tombée quand ils arrivèrent au domicile
d’Edvard. Célibataire et sans enfant, il vivait dans une bicoque en bas de la
rue Vesturgata. Son véhicule, un break de marque japonaise assez ancien, était
garé le long de la maison. Les policiers ne virent aucune sonnette. Elinborg
frappa à la porte. Ils entendirent du mouvement à l’intérieur, mais personne ne
venait leur ouvrir. Deux des fenêtres étaient éclairées et ils avaient vu la
lueur bleutée de la télévision disparaître subitement. Ils frappèrent une
deuxième, puis une troisième fois. Sigurdur Oli tambourina à la porte. Edvard
arriva enfin et reconnut immédiatement Elinborg.
— Nous ne vous dérangeons pas, j’espère, dit-elle.
— Si, enfin, non, c’est que… il y a un problème ?
— Nous aurions encore quelques questions à vous poser à
propos de Runolfur, annonça-t-elle. Vous nous permettez d’entrer ?
— Vous ne pouviez pas tomber plus mal, répondit Edvard,
je… je m’apprêtais justement à sortir.
— Cela ne prendra que très peu de temps, rassura
Sigurdur Oli.
Les deux équipiers se tenaient sur le pas de la porte dont
Edvard semblait déterminé à leur interdire l’entrée.
— C’est que je n’ai vraiment pas le temps de recevoir
de visite en ce moment, s’excusa-t-il. Je préférerais vraiment que vous
puissiez repasser disons dans la journée de demain.
— Je comprends, mais ce n’est hélas pas possible,
répondit Elinborg. C’est à propos de Runolfur et, comme je viens de vous le
dire, nous devons en discuter avec vous sans attendre.
— De Runolfur, comment ça ? s’inquiéta Edvard.
— Cela nous gêne un peu de rester à parler là, sur le
pas de la porte.
Edvard jeta quelques regards dans la rue. L’obscurité
régnait aux abords de la maison que la clarté des lampadaires n’atteignait pas
et il n’avait pas installé d’éclairage extérieur. Il n’y avait pas de jardin
mais, collé à l’un des murs, un arbre solitaire, un aulne mort étendait ses
branches tordues et dénudées comme une main griffue au-dessus du toit.
— Eh bien, dans ce cas, entrez, je me demande bien ce
que vous me voulez, marmonna-t-il d’une voix très basse. Nous n’étions que des
amis.
— Il n’y en a pas pour longtemps, répondit Elinborg.
Ils pénétrèrent dans un salon exigu dont les meubles de bric
et de broc semblaient tous en bout de course. Un imposant écran plat des plus
récents était fixé à l’un des murs et un ordinateur dernier cri muni du plus
grand écran disponible sur le marché était installé sur le bureau. Des jeux
vidéo de toutes sortes étaient éparpillés un peu partout ou rangés sur les
étagères, aux côtés d’une foule de DVD et de cassettes. On notait aussi de
nombreux dossiers et livres scolaires disséminés sur les tables et les chaises.
— Vous corrigez des copies ? interrogea Elinborg.
— Faites-moi rire, renvoya Edvard en regardant le tas
de feuilles qu’il avait à côté de lui. Un peu, et il va falloir que je les leur
rende bientôt. Ça s’entasse sans fin.
— Vous collectionnez les films ?
— Non, pas spécialement. Je ne suis pas du genre à
collectionner, mais j’en possède quand même un certain nombre, comme vous
voyez. J’en achète parfois aux vidéoclubs qui mettent la clef sous la porte.
Ils les vendent pour presque rien, souvent pas plus de cent couronnes[4]
pièce.
— Vous avez regardé tout ça ? demanda Sigurdur
Oli.
— Non, enfin, disons quand même la plupart.
— Lors de notre première rencontre, vous m’avez dit que
vous connaissiez très bien Runolfur, observa Elinborg.
— En effet. Nous nous entendions bien.
— Vous aviez une passion commune pour le cinéma, si ma
mémoire est bonne.
— Oui, nous allions parfois voir des films ensemble.
Elinborg remarqua qu’Edvard était moins détendu qu’au cours
de leur premier entretien, comme s’il se sentait gêné de recevoir des gens à
son domicile. Il évitait de croiser leur regard et ne savait pas quoi faire de
ses mains qu’il promenait de droite à gauche sur le bureau. Il finit par les
plonger dans ses poches, mais les ressortit presque aussitôt pour se gratter la
tête, les coudes ou pour tripoter les étuis de DVD. Elinborg décida de couper
court à l’incertitude qui devait être la cause de son malaise. Elle attrapa un
film sur une chaise. C’était un vieux Hitchcock, The Lodger. Bien
préparée mentalement, elle s’apprêtait à lui poser sa première question, mais
Sigurdur Oli commençait à bouillir d’impatience, comme plus tôt dans la
journée. Il se montrait spécialement venimeux quand il sentait que son
adversaire était faible ou qu’il n’avait que peu d’estime de soi. C’était le
genre de choses qu’il percevait.
— Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous aviez acheté
de la drogue du viol ? lui demanda-t-il.
— Quoi ? s’alarma Edvard.
— En vous faisant passer pour Runolfur ? C’est
pour lui que vous avez acheté ce produit ?
Elinborg lança un regard aussi hébété que consterné à son
collègue. Elle lui avait clairement précisé qu’elle entendait mener la
discussion et qu’il ne l’accompagnait que par mesure de précaution.
— Alors, pourquoi ? s’entêta Sigurdur Oli tandis
qu’il soutenait le regard d’Elinborg. Il n’était pas certain de la manière dont
il fallait interpréter l’expression furieuse de son équipière, mais se disait
qu’il s’en tirait plutôt bien. Alors, pourquoi vous être fait passer pour
Runolfur ?
— Je ne sais pas… qu’est-ce que… ? bredouilla
Edvard en plongeant ses mains dans ses poches.
— Nous avons interrogé un homme qui vous a vendu du
Rohypnol il y a six mois, poursuivit Sigurdur Oli.
— La description qu’il nous a faite correspond, glissa
Elinborg. Il nous a dit que vous vous étiez présenté à lui sous le nom de
Runolfur.
— La description ? s’étonna Edvard.
— Il vous a décrit trait pour trait, répondit Elinborg.
— Eh bien ? s’impatienta Sigurdur Oli.
— Eh bien quoi ? rétorqua Edvard.
— Est-ce vrai ? interrogea le policier.
— Qui vous a raconté ça ?
— Votre dealer ! s’exclama Sigurdur Oli. Et si
vous nous écoutiez un peu !
— Est-ce que tu pourrais me laisser lui poser mes
questions ? s’agaça Elinborg.
— Dans ce cas, préviens-le que s’il fait le con, nous
l’emmènerons revoir ce dealer pour qu’il nous dise la vérité.
— J’ai fait ça pour rendre service à Runolfur, plaida
Edvard dès qu’il eut entendu la menace. C’est lui qui me l’a demandé.
— Pourquoi en avait-il besoin ? interrogea
Elinborg.
— Il m’a dit qu’il avait des problèmes de sommeil.
— Pourquoi n’est-il pas allé consulter un médecin qui
aurait pu lui en prescrire ?
— Je n’ai appris ce qu’était exactement le Rohypnol
qu’après son assassinat. Je n’en avais aucune idée.
— Vous vous figurez peut-être qu’on va vous
croire ? rétorqua Elinborg.
— N’allez pas vous imaginer que nous sommes si stupides !
éructa Sigurdur Oli.
— Non, sérieusement, je n’y connais rien en drogues.
— Comment Runolfur connaissait-il cet homme ?
reprit Elinborg.
— Il ne me l’a pas dit.
— Cet informateur nous a affirmé que vous lui aviez
parlé d’un cousin.
Edvard s’accorda un instant de réflexion.
— Oui, il m’a demandé ça. Ce gars qui vendait la
drogue. Il était super stressé. Il voulait connaître mon nom et savoir qui
m’envoyait. C’est le genre de type qui vous met sacrément mal à l’aise. C’est
Runolfur qui m’avait envoyé, alors j’ai donné son nom. Et pour ce qui est de
mon cousin, j’ai menti, c’est tout.
— Pourquoi Runolfur n’est-il pas allé acheter ce
produit lui-même, pourquoi s’est-il servi de vous ? demanda Elinborg.
— Nous étions amis et il m’a dit…
— Oui ?
— Qu’il ne faisait pas confiance aux médecins et à
leurs diagnostics. Il m’a également avoué qu’il buvait pas mal et que le
Rohypnol l’aiderait à faire passer ses gueules de bois. Il m’a expliqué qu’il
ne voulait pas attirer inutilement l’attention sur lui simplement parce qu’il
prenait un peu de Rohypnol. Ce médicament était problématique, m’a-t-il dit et
ça l’embarrassait d’aller en demander à un médecin. À ce moment-là, je n’ai pas
compris ce qu’il entendait par là.
— Mais pour quelle raison vous a-t-il demandé d’aller
voir cet homme ?
Edvard hésita.
— C’était juste pour lui rendre service, répéta-t-il.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien. Il était gêné d’aller le voir
lui-même et…
— Et ?
— Je n’ai pas tant d’amis que ça. Je m’entendais bien
avec Runolfur. J’ai voulu l’aider. Il m’a soumis ce problème et je lui ai dit
que j’allais m’en occuper. C’était aussi simple que ça. Je voulais lui rendre
service.
— Quelle quantité en avez-vous acheté ?
— Un flacon.
— Auprès de qui d’autre vous êtes-vous fourni ?
— Qui d’autre ? Personne. Je ne l’ai fait qu’une
seule fois.
— Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit quand vous êtes
venu me voir ?
Edvard haussa les épaules.
— J’avais l’impression que je risquais d’être entraîné
dans un truc qui ne me concerne pas.
— Vous pensez que cela ne vous concerne pas alors que
vous avez procuré du Rohypnol à un homme qui était probablement un
violeur ?
— J’ignorais l’usage qu’il allait en faire.
— Où étiez-vous quand Runolfur a été agressé ?
— Ici. Chez moi.
— Avez-vous quelqu’un pour le confirmer ?
— Non. En général, je passe mes soirées tout seul à la
maison. Vous ne croyez pas sérieusement que j’aurais pu faire ça ?
— Nous ne croyons rien du tout, répondit Elinborg,
merci mille fois de votre aide, ajouta-t-elle d’un ton sec.
Furieuse contre Sigurdur Oli, elle laissa éclater sa colère
dès qu’ils se furent installés dans la voiture.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? interrogea-t-elle en
démarrant le véhicule.
— Comment ça ?
— Tu as tout fait capoter, espèce d’imbécile. Je n’ai
jamais vu un truc pareil. Tu lui as montré toutes nos cartes. Nous ne savons
même pas s’il a vraiment acheté ce produit pour Runolfur ! Hein, tu es
capable de le dire ? Comment tu as pu te permettre de tout lui dévoiler
comme ça ? Pourquoi lui as-tu montré toutes nos cartes ?
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Maintenant, Edvard a l’excuse idéale.
— L’excuse ? Tu ne crois quand même pas qu’il
aurait acheté ce produit pour lui-même ?
— Et pourquoi pas ? rétorqua Elinborg. Peut-être
qu’il possédait la drogue dont Runolfur s’est servi. Peut-être est-il complice
avec lui d’une manière ou d’une autre. Peut-être est-ce lui qui a tué Runolfur.
— Quoi ! Ce pauvre type ?
— Et voilà, c’est reparti ! Tu ne pourrais pas
faire preuve d’un minimum de respect envers les gens ?
— Il n’a pas attendu mon aide pour inventer ce genre de
mensonge. S’il nous a effectivement menti, il y a sûrement longtemps qu’il
avait tout préparé.
— Et si pour une fois, tu essayais de reconnaître tes
erreurs, répondit Elinborg. Tu as tout bousillé et de façon radicale.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu ne trouves pas
que tu y vas un peu fort ?
— Il a saisi l’occasion au vol et je suis sûre que tout
ce qu’il nous a raconté ensuite n’est qu’un tissu de mensonges.
Elinborg poussa un profond soupir.
— C’est bien la première fois que je suis confrontée à
un truc pareil.
— À quoi donc ?
— J’ai l’impression que tous ceux que j’interroge
auraient eu des raisons d’assassiner cet homme.
14
Son père s’était allongé dans la chambre à coucher. C’était
lundi : la soirée serait consacrée au bridge chez l’un de ses camarades.
Du plus loin qu’Elinborg s’en souvienne, il se retrouvait avec ces mêmes
compagnons de jeu tous les lundis soirs. Les années s’étaient écoulées,
routinières, ponctuées de doubles et de schelems. Ils avaient vieilli honorablement
autour de la table de jeu, ces jeunes hommes qui autrefois lui avaient posé la
main sur la tête, l’avaient taquinée tandis qu’ils jouaient et prenaient les
rafraîchissements que sa mère leur apportait. Il émanait d’eux une dignité
silencieuse et une grande gentillesse, ainsi qu’une inextinguible curiosité
pour les arcanes du bridge. Elinborg n’avait jamais appris à jouer et son père
n’avait pas manifesté la moindre volonté de le lui enseigner. C’était un bon
joueur, il avait participé à des compétitions et remporté quelques menues
récompenses qu’il conservait au fond d’un tiroir. L’âge se faisant sentir, il
devait maintenant s’offrir une sieste afin d’être bien éveillé au moment où il
irait jouer.
— C’est toi, ma chérie ? demanda sa mère quand Elinborg
ouvrit la porte.
Elle avait un double de la clef et n’avait donc pas besoin
de frapper.
— J’ai eu envie de passer vous voir un moment.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Pas du tout, et toi, quelles nouvelles ? demanda
Elinborg.
— Tout va bien. Je pense que je vais me mettre à la
reliure, annonça sa mère, assise à la table du salon où elle regardait une
publicité dans un journal. Mon amie Anna s’est mise à ça et m’a conseillé de me
joindre à elle.
— C’est une bonne idée, non ? Tu pourrais même y
emmener papa.
— Il ne veut jamais rien faire. Comment va Teddi ?
— Bien.
— Et toi ?
— Bien, mais je suis débordée.
— Ça se voit, tu m’as l’air fatiguée. J’ai suivi cette
affreuse histoire de meurtre à Thingholt dans les journaux. J’espère bien que
ce n’est pas toi qui t’en occupes. C’est le genre de choses qui ne convient pas
aux honnêtes gens.
Elinborg connaissait la chanson. Sa mère n’était pas
satisfaite de la voir, comme elle disait, s’éterniser dans la police. Elle
pensait que ce n’était pas un travail pour sa fille. Non parce qu’elle le
trouvait dénué d’intérêt, loin de là, mais parce qu’elle n’arrivait pas à
s’imaginer Elinborg confrontée à d’odieux criminels. C’étaient d’autres gens,
des gens qui ne lui ressemblaient pas, qui poursuivaient les malfrats, les
arrêtaient, les interrogeaient et les plaçaient en détention. Ce n’était tout
simplement pas le genre de sa fille. Elinborg avait renoncé à discuter avec
elle de sa profession. Elle savait qu’elle déplaisait à sa mère surtout parce
qu’elle avait peur pour sa sécurité, car elle était cernée par tous ces
individus coupables des pires horreurs. Elinborg n’avait pas tardé à la
caresser dans le sens du poil en s’efforçant de minimiser sa participation à la
poursuite des grands criminels et en enjolivant un peu les choses pour calmer
ses inquiétudes. Peut-être était-elle d’ailleurs allée un peu loin en la
matière. Elle avait parfois l’impression que sa mère était dans un véritable
déni quant à la profession qu’elle exerçait.
— On se demande souvent ce qu’on fait là-dedans,
observa-t-elle.
— Évidemment, convint sa mère. Tu veux un chocolat
chaud ?
— Non, merci, je passais juste vous faire une petite
visite pour vérifier que tout allait bien. Je dois rentrer à la maison.
— Allons, ma chérie, je n’en ai pas pour longtemps.
Tous ceux qui t’attendent chez toi sont assez grands. Tu pourrais quand même
t’accorder une petite pause.
Elle avait déjà sorti une casserole où elle avait versé un
peu d’eau et placé une tablette de chocolat qui commençait à fondre. Elinborg
s’installa à la table de la cuisine. Le sac à main de sa mère était accroché à
l’une des chaises et elle se rappela comment, plus jeune, elle avait apprécié
l’odeur qui s’en dégageait. Elle aimait venir dans la maison de son enfance
quand la pression se faisait trop forte. Elle ressentait alors le besoin de
s’abstraire un moment de l’agitation de la journée pour retrouver son ancienne
place au sein de l’existence.
— Finalement, ce n’est pas si mal, observa Elinborg. Il
arrive qu’on parvienne à arranger les choses, à arrêter les coupables, à couper
court à la violence, voire à aider les victimes.
— Évidemment, répondit sa mère. Mais je ne vois
vraiment pas pourquoi il faut que ce soit toi qui t’en occupes. Je n’imaginais
pas que tu resterais aussi longtemps dans la police.
— Non, convint Elinborg, je sais bien. C’est juste que
c’est comme ça.
— Enfin, je n’ai jamais compris non plus que tu aies
étudié la géologie. Ni pourquoi tu étais avec ce Bergsveinn.
— Bergsteinn, maman, il s’appelle Bergsteinn.
— Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouvais. Pour
Teddi, c’est une autre affaire. Il est fiable. Jamais il n’irait te trahir. Et
Valthor, comment va-t-il ?
— Bien, enfin, je suppose. Nous ne discutons pas
beaucoup ces temps-ci.
— C’est toujours à cause de Birkir ?
— Je n’en sais rien. Peut-être qu’il est simplement à
un âge difficile.
— Oui, évidemment, il est en pleine croissance. Il
reviendra vers toi, crois-moi. C’est un gentil jeune homme, ce cher Valthor. Et
diablement intelligent.
Et Theodora n’est pas en reste de ce côté-là non plus, pensa
Elinborg sans toutefois en faire part à sa mère. Valthor avait toujours été le
chouchou de la grand-mère, parfois au détriment de ses autres petits-enfants.
Elinborg lui en avait d’ailleurs touché mot un jour. N’importe quoi, avait-elle
alors répondu.
— Vous avez eu des nouvelles de Birkir ?
— Il nous en donne parfois, assez rarement.
— Il ne contacte pas Teddi ?
— Pas plus qu’il ne me contacte moi, répondit Elinborg.
— Je sais bien qu’il manque à Valthor. Il m’a dit qu’il
n’aurait pas dû s’en aller.
— Birkir a choisi de partir. Je ne comprends pas
pourquoi Valthor passe son temps à parler de ça. J’ai l’impression que tout le
monde s’en est remis. Birkir entretient avec nous de bonnes relations, même si
elles sont épisodiques. Il va bien. Il discute aussi parfois avec Valthor, même
s’il ne me le dit pas. Valthor ne me dit jamais rien, mais je le sais par
Teddi.
— Je reconnais qu’il est parfois un peu difficile,
mais…
— Birkir a choisi de vivre chez son père, interrompit
Elinborg. Je n’ai rien eu à dire. Il a retrouvé cet homme qui ne lui avait
jamais accordé la moindre attention et qui n’avait pas pris de ses nouvelles
pendant toutes ces années. Pas une seule fois. Tout à coup, il a occupé un rôle
de premier plan dans la vie de Birkir.
— C’est quand même son père.
— Et nous ? Nous étions quoi ? Des parents
intérimaires ?
— Les gamins de cet âge veulent suivre leur propre
voie. Je me rappelle bien à quel point il te tardait de quitter la maison.
— Oui, mais ce n’est pas la même chose. On dirait
presque que nous n’avons jamais été ses parents. Qu’il était juste chez nous en
tant qu’invité. Nous l’avons toujours traité comme un membre de la famille à
part entière. Il t’appelait grand-mère. Quant à Teddi et moi, nous étions son
papa et sa maman. Et puis un jour, voilà que tout est terminé. Je me suis mise
en colère, Teddi aussi. Nous ne voyions rien à redire au fait qu’il veuille
connaître son père, nous le comprenions parfaitement, mais la manière dont il
nous a complètement tourné le dos était insupportable. D’ailleurs, je ne me
suis pas privée pour le lui dire. Il ne m’a pas écouté. J’ai du mal à
comprendre ce qui n’allait pas.
— Peut-être que tout allait très bien. Les choses
évoluent comme elles évoluent, c’est tout.
— Peut-être que nous n’en avons pas assez fait. Que
nous n’avons pas consacré assez de temps à nos enfants. Un beau jour, on les
retrouve transformés en de parfaits inconnus parce qu’on n’a pas passé
suffisamment de temps avec eux. On ne représente plus rien pour eux. Ils
apprennent à se débrouiller tout seuls et à n’avoir besoin de personne. Puis
ils quittent la maison, ils disparaissent et ne nous adressent plus jamais la
parole.
— C’est d’ailleurs le cours normal des choses, observa
sa mère. Ils doivent être capables de s’occuper d’eux-mêmes. Ils doivent se
débrouiller seuls, sans être dépendants de qui que ce soit. Imagine-toi un peu
la situation si tu vivais encore avec nous ! Ce serait terrifiant. C’est
déjà assez difficile de supporter ton père et de l’avoir constamment sur le dos
à la maison tous les jours.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que je me reproche
constamment de ne pas être assez présente ?
— Je crois au contraire que tu t’en tires très
honorablement. Ne t’inquiète pas.
La porte de la chambre s’ouvrit et son père apparut.
— Ah, c’est toi, ma chérie ? dit-il en passant sa
main sur ses cheveux en bataille. Alors, cet assassin, tu l’as attrapé ?
— Enfin, arrête un peu, s’offusqua sa mère. Elle a
autre chose à faire que de courir après les assassins !
Après sa visite chez ses parents, Elinborg retourna à son
bureau et travailla jusque tard dans la soirée. Elle ne rentra chez elle
qu’après vingt-deux heures. Teddi avait emmené les enfants dans un restaurant
de hamburgers puis chez un glacier : ils étaient ravis. Elle fit un tour
dans la chambre de Valthor pour lui demander s’il avait passé une bonne
journée. Il semblait très occupé à naviguer entre le programme diffusé à la
télé et son ordinateur connecté sur Internet. Assis les yeux rivés sur l’écran,
Aron avait tout juste dit bonsoir à sa mère. Les deux garçons lui avaient
toutefois dit que Teddi était parti à une réunion.
Theodora était déjà au lit. Elinborg entra doucement dans sa
chambre. Sa petite lampe de chevet était encore allumée, mais elle était
endormie. Le livre qu’elle lisait était tombé par terre, grand ouvert. Elinborg
s’approcha sans bruit afin d’éteindre la lumière. Theodora était très autonome.
Jamais il ne fallait lui rappeler de mettre de l’ordre dans sa chambre,
contrairement aux garçons. Elle la rangeait tous les jours et faisait même son
lit chaque matin avant de partir à l’école. Elle possédait une bonne quantité
de livres qu’elle classait soigneusement sur une belle bibliothèque et jamais
rien ne traînait sur son bureau.
Elinborg ramassa l’ouvrage. C’était l’un de ceux qu’elle
avait eus dans son enfance et qu’elle avait offerts à sa fille, un roman
d’aventures pour adolescents, écrit par un auteur britannique, traduit dans un
islandais particulièrement riche et soigné qui devait poser des problèmes de
compréhension à un certain nombre d’adolescents d’aujourd’hui. Le volume en
question faisait partie de toute une série qui passionnait Theodora. Elinborg
se rappelait avoir passé des heures à la lire et à attendre avec impatience la
parution de chaque nouveau titre. Elle ne put s’empêcher de sourire en tournant
les épaisses pages jaunies. La tranche de l’ouvrage était tout usée et la
couverture maculée de traces de petits doigts sales. Sur la page de titre, elle
vit son nom maladroitement tracé en écriture cursive. Elinborg 3. G.
Le récit était illustré de dessins représentant les événements les plus
effrayants de l’histoire. Elinborg s’arrêta sur l’un d’eux.
Quelque chose y attirait irrésistiblement son regard.
Elle scruta l’illustration jusqu’à comprendre ce qui la
troublait et la regarda longuement, pensive.
Puis, elle réveilla sa fille.
— Excuse-moi, ma chérie, dit-elle dès que Theodora
ouvrit les yeux. Tu as le bonjour de ta grand-mère. Je voulais juste te
demander une petite chose.
— Quoi ? Pourquoi est-ce que tu me
réveilles ? interrogea Theodora.
— Il y a si longtemps que j’ai lu ce livre que j’ai
oublié… Tu vois, l’homme sur cette image, celui-là, qui est-ce ?
L’enfant fronça les sourcils et examina le dessin.
— Pourquoi veux-tu savoir ça ? demanda-t-elle.
— Comme ça.
— Et tu avais besoin de me réveiller ?
— Oui, pardonne-moi, je suis sûre que tu te rendormiras
tout de suite. Alors, qui est cet homme ?
— Tu es passée voir grand-mère ?
— Oui.
Theodora regarda à nouveau l’image.
— Tu ne t’en souviens pas ?
— Non, répondit sa mère.
— C’est Robert, précisa Theodora. C’est le méchant.
— Pourquoi a-t-il cette chose-là sur la jambe ?
demanda Elinborg.
— C’est de naissance. Il porte cette attelle parce
qu’il est né avec un pied tordu.
— Ah, tout à fait, convint Elinborg, c’est une
déformation de naissance.
— Exactement.
— Dis, je peux t’emprunter ce livre pour demain ?
Je promets de te le rapporter dans la soirée.
— Pour quoi faire ?
— Je voudrais le montrer à une femme qui s’appelle
Petrina. Je crois qu’elle a aperçu un homme qui avait une jambe un peu comme
celle-là dans la rue en bas de chez elle. Au fait, quel est le rôle de cet
homme dans l’histoire ?
— Il est terrifiant, répondit Theodora en étouffant un
bâillement. Tout le monde a peur de lui. Robert essaie de tuer les enfants.
C’est le méchant.
15
Au début, Petrina eut quelques difficultés à se souvenir
d’Elinborg. Debout derrière la porte entrouverte de son appartement, elle la
toisait d’un air soupçonneux tandis que l’enquêtrice essayait de lui rafraîchir
la mémoire. Elle lui rappela être passée quelques jours plus tôt pour lui poser
des questions à propos d’un homme qu’elle était censée avoir aperçu dans la rue
en bas de sa maison.
— Un homme ? demanda Petrina. De la Compagnie de distribution
d’énergie ? Non, ils ne m’ont envoyé personne.
— Ils ne sont toujours pas passés ?
— Non, ils ne se sont pas manifestés, répondit Petrina
avec une profonde inspiration. Ils ne m’écoutent pas, ajouta-t-elle d’un air
triste.
— Je vais les appeler. Me permettez-vous d’entrer afin
que nous puissions discuter un peu de l’homme dont vous m’avez parlé l’autre
jour ?
Petrina la fixa du regard.
— Soit.
Elinborg la suivit et referma la porte derrière elle. Elle
fut accueillie par la même odeur de tabac que lors de sa précédente visite.
Elle jeta un œil en direction de la pièce entièrement tapissée d’aluminium,
mais celle-ci était fermée. Les deux aiguilles dont Petrina se servait pour
mesurer la puissance des champs magnétiques gisaient sur le sol du salon. Elle
les avait sans doute jetées là dans un mouvement d’humeur. Elinborg regrettait
de ne pas lui avoir prêté un peu plus d’attention. Plusieurs journées s’étaient
écoulées en pure perte depuis le début de cette enquête où les indices étaient
des plus minces. Le boiteux que Petrina avait aperçu depuis sa fenêtre pouvait
être un témoin capital. Peut-être avait-il vu ou entendu quelque chose
d’important, peut-être avait-il croisé quelqu’un. Le pansement qui lui
enveloppait la jambe était sans doute tout à fait banal et le résultat d’un
accident ou d’une infirmité, ce pansement que Petrina avait décrété être une
antenne, dans son obsession pour les ondes électromagnétiques massives et pour
l’uranium.
Elle semblait plus fatiguée qu’à leur première rencontre. On
aurait dit qu’elle avait perdu de sa hargne, comme si cette dernière s’était
émoussée au cours des quelques jours qui avaient passé et que la bataille
contre les ondes était perdue. Sans doute était-elle épuisée d’attendre les
hommes de la Compagnie de distribution d’énergie dont Elinborg craignait qu’ils
ne pointent jamais leur nez chez la pauvre femme. Elle se souvint qu’elle avait
eu l’intention de contacter les services sociaux pour se renseigner sur
Petrina, mais elle n’en avait rien fait. Cette femme semblait n’avoir personne
à qui se confier ni aucun endroit où se protéger de ces ondes mortelles.
Elinborg remarqua qu’elle avait également habillé la télévision de papier d’alu
et elle vit sur la table de la cuisine un objet empaqueté d’aluminium dont elle
supposa que c’était un poste de radio.
— Je voulais vous montrer une image, dit Elinborg en
sortant le livre qu’elle avait emprunté à sa fille.
— Une image ?
— Oui.
— Et vous allez me l’offrir, ce livre ?
— C’est hélas impossible, regretta Elinborg.
— Oui, bien sûr, vous ne le pouvez pas, évidemment,
lança Petrina, vexée. Il est évident que vous ne pouvez absolument pas me
l’offrir. Où avais-je la tête !
— Malheureusement, ma fille…
— Vous êtes cette femme de la police, n’est-ce
pas ?
— Tout à fait, répondit Elinborg, je vois que vous ne
m’avez pas oubliée.
— Vous m’aviez juré de les secouer un peu, à la
Compagnie d’énergie.
— Je vais le faire, promit Elinborg. C’était un oubli,
ajouta-t-elle, honteuse d’avoir ainsi trahi la pauvre femme. Je les appellerai
dès que nous aurons terminé notre conversation.
Elinborg sortit le livre de son sac et chercha la page où se
trouvait le méchant Robert dont l’une des jambes était cerclée d’une étrange
attelle qui partait de sa cheville et lui montait au genou. Elle était
constituée de deux tiges d’acier fixées à ses chaussures et maintenues à l’aide
de lanières de cuir.
— Vous m’avez parlé d’un homme que vous avez vu passer
devant cette maison, la nuit où un terrible meurtre a été commis dans la rue un
peu plus bas. Vous étiez à la fenêtre et vous attendiez les employés de la
Compagnie de distribution d’énergie.
— Ils ne sont jamais venus.
— Je sais. Vous m’avez dit que cet homme-là boitait et
qu’il portait quelque chose autour d’une de ses jambes. Vous m’avez décrit cela
comme une antenne d’où il sortait des ondes massives.
— Ah ça, vous l’avez dit, des ondes massives !
s’exclama Petrina avec un sourire qui dévoila ses petites dents jaunies.
— Est-ce que cela ressemblait à ça ? demanda
Elinborg en lui tendant l’ouvrage.
Petrina posa sa cigarette à demi consumée pour prendre le
livre et le regarder avec attention.
— De quelle sorte de livre s’agit-il ?
demanda-t-elle au terme d’un examen long et difficile.
— C’est un roman d’aventures que ma fille lit en ce
moment, répondit Elinborg qui parvenait à peine à respirer à cause de la fumée.
Voilà pourquoi je ne peux pas vous le donner, malheureusement. Est-ce que cela
ressemble à l’antenne que vous avez aperçue autour de la jambe de cet
homme ?
Petrina s’accorda un long moment de réflexion.
— Eh bien, il ne s’agit pas exactement de la même
chose, déclara-t-elle enfin. L’homme que j’ai vu avait une sorte de tige à cet
endroit et cette tige lui montait au genou.
— Vous l’avez vue clairement ?
— Oui.
— Donc il n’y avait pas d’antenne ? interrogea
Elinborg.
— Si, cela ressemblait bien à une antenne. Ce livre, il
est ancien ?
— Est-ce qu’il avait la jambe plâtrée ?
— Plâtrée, non, non. Qui est allé vous raconter une
chose pareille ?
— Avez-vous eu l’impression que c’était peut-être un
pied bot ?
— Un pied bot ? N’importe quoi !
— Ou peut-être qu’il avait eu un accident récemment et
qu’on lui avait mis cela autour de la jambe ?
— Ce pied-là était beaucoup plus gros, répondit
Petrina. Sans doute pour mieux capter les émissions. Je les ai entendues.
— Vous avez entendu des émissions ?
— Oui, confirma Petrina sans hésitation avant d’aspirer
une bouffée de sa cigarette.
— Vous ne m’avez pas dit ça la première fois que je
suis passée vous voir.
— Eh bien, vous ne me l’avez pas demandé !
— Qu’avez-vous entendu ?
— Ce ne sont pas vos affaires. Vous me prenez pour une
toquée.
— Je ne crois rien. Je n’ai pas dit ça. Je ne vous
trouve pas toquée du tout, assura Elinborg en s’efforçant de ne pas laisser le
ton de sa voix trahir qu’elle était convaincue du contraire.
— Vous n’avez pas appelé la Compagnie de distribution
d’énergie. Vous m’aviez promis de le faire. Vous pensez que je suis vieille,
que je suis une vieille bonne femme givrée qui radote Dieu sait quoi à propos
d’ondes électromagnétiques.
— Je vous ai toujours parlé avec le plus grand respect.
Il ne me viendrait pas à l’esprit qu’il en aille autrement. Il y a des tas de
gens qui s’inquiètent à cause des ondes électromagnétiques, des micro-ondes, de
celles émises par les téléphones portables, j’en passe et des meilleures.
— Les portables vous cuisent le cerveau, ils le font
bouillir comme des œufs de poule jusqu’à le rendre tout dur et inutilisable,
confirma Petrina en frappant son poing fermé sur sa tête. Ils vous chuchotent
n’importe quoi à l’oreille, vous susurrent toutes sortes de diableries.
— Oh oui, ce sont eux qui sont les pires, ajouta bien
vite Elinborg.
Elle se permit d’attraper la main de Petrina afin qu’elle
cesse de se frapper ainsi la tête.
— Enfin, je n’ai pas bien entendu puisque cet homme
était pressé même s’il n’allait pas aussi vite qu’il l’aurait voulu. Mais il
est quand même passé là en boitillant sur son antenne, rapide comme l’éclair.
On aurait dit que…
— Oui ?
— Qu’il courait pour sauver sa peau, le pauvre.
— Et qu’avez-vous entendu ?
— Ce que j’ai entendu ? Je n’ai pas entendu ce
qu’il disait.
— Vous venez de me dire que vous avez entendu une
émission qu’il captait ?
— C’est bien possible, mais je n’ai pas entendu ce
qu’il racontait au téléphone. Ce n’étaient que des grésillements. Les ondes,
comprenez-vous. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait. Il était tellement pressé.
Il courait comme un lapin, je n’ai rien entendu.
Elinborg dévisageait la femme et s’efforçait de décrypter
ses propos.
— Quoi ?! s’agaça Petrina une fois qu’Elinborg
l’eut longuement regardée sans dire un mot. Vous ne me croyez pas ? Je
vous dis que je n’ai rien entendu de ce qu’il disait.
— Il avait un téléphone portable ?
— Oui.
— Et il discutait ?
— Oui.
— Savez-vous quelle heure il était ?
— C’était la nuit.
— Pourriez-vous être un peu plus précise ?
— Et pourquoi donc ?
— Il avait l’air bouleversé et parlait au
téléphone ? demanda Elinborg, s’efforçant de choisir ses mots avec soin.
— Oui, c’était visible. Cet homme était extrêmement
pressé, c’était manifeste. Mais il n’avançait sans doute pas aussi vite qu’il
l’aurait voulu à cause de sa jambe.
— Savez-vous précisément à quel endroit le meurtre a
été commis ? Savez-vous à quel numéro ?
— Évidemment, cela s’est passé au 18. C’est dans les
journaux.
— L’homme en question marchait-il dans cette
direction ?
— Oui. Oui, parfaitement. Avec sa jambe et son
téléphone portable.
— L’avez-vous vu descendre d’une voiture ?
L’avez-vous vu revenir par le même chemin ? L’avez-vous revu ?
— Non, non et non. Et ce livre que lit votre fille, il
est intéressant ?
Elinborg n’entendit pas la question. Elle pensait aux divers
itinéraires permettant de repartir depuis le numéro 18 et se rappela
soudain le sentier qui menait jusqu’au jardin d’à-côté puis, de là, jusqu’à la
rue en contrebas de l’appartement de Petrina.
— Avez-vous une idée de l’âge que cet homme aurait pu
avoir ? demanda-t-elle.
— Non, je n’en sais rien. Je ne le connaissais pas.
Vous pensez peut-être que je le connaissais ? Eh bien, non, je ne le
connais pas et je ne sais pas non plus quel âge il a.
— Vous m’avez dit qu’il portait un bonnet sur la tête.
— Alors, il est intéressant ? répéta Petrina sans
répondre à la question d’Elinborg, mais en lui tendant le livre.
Elle en avait apparemment assez de toutes ces bêtises à
propos de l’homme qu’elle avait aperçu alors qu’elle attendait à sa fenêtre
l’arrivée des employés de la Compagnie de distribution d’énergie. Elle voulait
parler d’autre chose, s’occuper d’autre chose.
— Oui, passionnant, répondit Elinborg.
— Vous ne voulez pas m’en lire un petit passage ?
demanda Petrina en la suppliant du regard.
— Vous en lire… ?
— Vous auriez le courage ? Juste quelques pages.
Rien qu’un petit passage.
Elinborg hésita. Elle avait été confrontée à bien des
expériences au cours de ses années de service dans la police, mais jamais on ne
lui avait adressé plus humble prière.
— Je vais vous lire quelques pages, consentit-elle.
Cela va de soi.
— Merci beaucoup, ma petite.
Elinborg ouvrit le livre au premier chapitre. Elle se mit à
lire le roman retraçant les aventures des enfants ainsi que leurs démêlés avec
Robert l’infirme qui marchait avec une attelle, cachait un terrible secret et
voulait tous les exterminer. Au bout d’à peine dix minutes, Petrina s’était
assoupie dans son fauteuil, apparemment paisible et libérée de toute inquiétude
quant aux ondes ou à l’uranium.
Dès qu’Elinborg eut prit place dans son véhicule, elle
téléphona à la Compagnie de distribution d’énergie et fut mise en relation avec
une spécialiste des installations électriques et des champs électromagnétiques
que celles-ci pouvaient générer. Il n’était pas rare que cette femme reçoive
des coups de fil de la part d’usagers craignant que leur maison ou leur
appartement soit en proie à ces phénomènes. Elle connaissait très bien Petrina
et s’était penchée sur son problème. Elle répondit à Elinborg qu’elle était
plusieurs fois passée chez elle et qu’elle lui avait conseillé de refaire
l’installation. La spécialiste reconnut toutefois que les mesures qu’elle avait
effectuées n’avaient révélé qu’une faible quantité de ces ondes chez Petrina
qu’elle décrivit comme atteinte d’un sympathique grain de folie. Les services
sociaux informèrent Elinborg que Petrina était l’une des nombreuses
célibataires sur lesquelles ils gardaient un œil attentif et qu’une assistante
sociale lui rendait régulièrement visite : c’était en effet une originale,
mais elle avait sa tête et se débrouillait seule pour la plupart des choses
ayant trait au quotidien.
Elinborg s’apprêtait à passer un troisième appel à son
domicile quand son portable se mit à sonner au creux de sa main. C’était
Sigurdur Oli.
— Ce détraqué d’Edvard me plaît de moins en moins,
annonça-t-il. Aurais-tu le temps de passer en vitesse au commissariat ?
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— À tout de suite.
16
Il ne fallut à Elinborg que quelques minutes pour quitter le
quartier de Thingholt et arriver au commissariat de la rue Hverfisgata où
l’attendait Sigurdur Oli en compagnie d’un de leurs collègues de la Criminelle,
un certain Finnur, qui servait depuis longtemps dans la police. Alors qu’ils
étaient assis à la cafétéria, les deux hommes avaient parlé de l’enquête en
cours, ils avaient mentionné Edvard et la manière dont ce dernier avait procuré
du Rohypnol à son ami Runolfur.
— Alors ? s’enquit Elinborg en prenant place à
leur table et en les regardant tour à tour. Cet Edvard ?
— Nous ne savions pas qu’il avait acheté du Rohypnol,
c’est pour nous un nouvel élément, annonça Finnur, que ce soit pour sa
consommation personnelle ou pour quelqu’un d’autre.
— Comment ça ? Vous avez d’autres informations sur
cet Edvard ?
— Tu connais bien cette affaire, tu as mené l’enquête
avec nous au début, répondit Finnur. Erlendur s’y est intéressé de près. Nous
ne sommes jamais parvenus à retrouver cette jeune fille. Elle avait dix-neuf
ans. Elle a disparu de son domicile, à Akranes. Les flics de là-bas nous ont
demandé de leur prêter main forte.
— À Akranes ?
— Tout à fait.
Elinborg les regarda à tour de rôle.
— Attends un peu… tu veux parler de Lilja ? Cette
jeune fille d’Akranes ?
Finnur hocha la tête.
— Il apparaît maintenant qu’Edvard la connaissait,
précisa Sigurdur Oli. Il enseignait là-bas, au lycée polyvalent au moment de sa
disparition. Il a été entendu par Finnur à l’époque. Finnur s’est immédiatement
souvenu de lui quand j’ai mentionné son nom, mais il ignorait que cet Edvard
avait acheté du Rohypnol de façon illégale.
— Et puisqu’il connaît l’existence de Valur, il doit
être rudement bien renseigné : ce Valur est un véritable sous-marin,
précisa Finnur. Il est aussi prudent que soupçonneux. On raconte qu’il a
décroché, mais nous suspectons qu’il traficote encore avec des produits volés
et qu’il vend toutes sortes de drogues. Je doute fort que le premier venu aille
le voir pour s’approvisionner, qu’il s’agisse de drogues sur prescription ou
d’autres choses. Il y a derrière cela toute une histoire, tout un passé.
— Valur nous a affirmé qu’il ne l’avait jamais vu,
observa Elinborg.
— Rien de ce qui sort de la bouche de cet homme n’est
nécessairement vrai, objecta Finnur. Ils pourraient tout aussi bien s’être vus
chaque jour de leur existence.
— Mais la description correspondait. Il nous a décrit
Edvard correctement.
— C’est peut-être parce qu’il aimerait bien qu’on le
retire de la circulation. Sans doute a-t-il peur de cet Edvard. Vous devriez
retourner interroger Valur et voir s’ils ne se connaissent pas mieux qu’il ne
veut bien l’avouer. Arrangez-vous pour qu’il l’identifie formellement et qu’il
vous en raconte un peu plus sur la nature de leurs échanges.
— J’ai du mal à m’imaginer que qui que ce soit puisse
avoir peur d’Edvard, observa Sigurdur Oli. Il a tellement l’air d’un pauvre
type.
— Tu crois qu’Edvard aurait pu jouer un rôle dans la
disparition de Lilja ? demanda Elinborg.
Finnur haussa les épaules.
— Il est l’une des nombreuses personnes que nous avons
entendues, nous avons interrogé pratiquement tout le monde là-bas.
— Il l’a eue comme élève ?
— Pas l’année de sa disparition, mais elle a eu cours
avec lui l’année d’avant, répondit Finnur. Par ailleurs, rien ne prouve que
quiconque soit responsable de sa disparition, je n’ai jamais dit ça. L’enquête
n’a pas réussi à établir s’il s’agit d’un acte criminel ou d’un suicide
inexpliqué. À moins qu’elle n’ait été victime d’un accident dont nous n’avons
aucune trace.
— Cela remonte à combien d’années ? Six ou sept,
n’est-ce pas ?
— Six, confirma Finnur. C’est arrivé en 1999. Je me
suis souvenu de cet Edvard dès que Siggi a prononcé son nom et qu’il me l’a
décrit. Je me rappelle qu’il vivait à Reykjavik et qu’il faisait le trajet
matin et soir. Siggi m’a dit qu’il enseignait aujourd’hui à Breidholt.
— Il a quitté le lycée d’Akranes depuis quatre ans,
précisa Sigurdur Oli. Et je te prie de ne pas m’appeler Siggi[5].
— Lui et Runolfur étaient amis, observa Elinborg. Aux
dires d’Edvard, ils étaient les meilleurs copains du monde.
Elle se replongea mentalement dans l’histoire de la lycéenne
d’Akranes. La police de là-bas avait été contactée par la mère qui s’inquiétait
de ne pas voir rentrer sa fille, dont elle était sans nouvelles depuis plus de
vingt-quatre heures. Lilja vivait au domicile de ses parents. Elle avait quitté
la maison pour se rendre chez l’une de ses amies en disant qu’elles prévoyaient
d’aller au cinéma et qu’ensuite, elle passerait probablement la nuit chez cette
dernière, chose parfaitement habituelle. C’était un vendredi. Lilja ne
possédait pas de téléphone portable. Sa mère avait donc appelé l’autre jeune
fille dans l’après-midi du samedi. Celle-ci avait reconnu qu’elle et Lilja
avaient projeté d’aller voir un film ensemble, mais comme cette dernière ne
s’était pas manifestée, la soirée était tombée à l’eau. Elle avait donc pensé
qu’elle était partie voir ses grands-parents à la campagne.
Comme Lilja n’avait toujours donné aucune nouvelle dans la
journée du dimanche, on avait lancé un avis de recherche et communiqué sa photo
à tous les médias : sans résultat. Les recherches de grande envergure qui
avaient été entreprises et, ensuite, l’enquête menée par la police n’avaient
pas révélé grand-chose. Lilja était une jeune lycéenne qui menait une existence
des plus banales, allait en cours et s’amusait en compagnie de ses amies le
week-end quand elle ne le passait pas chez ses grands-parents maternels,
éleveurs de chevaux dans le fjord de Hvalfjördur. Passionnée par ces animaux,
elle travaillait dans leur ferme tous les étés et rêvait de pouvoir un jour
reprendre leur exploitation. Personne n’avait mentionné qu’elle ait eu des
problèmes liés à l’alcool ou à la consommation de stupéfiants. Elle n’avait pas
de petit ami, mais une bonne bande de copines qui avaient été abasourdies par
la nouvelle de sa disparition. Les brigades de sauveteurs avaient lancé des
recherches auxquelles les habitants avaient participé partout autour de la
bourgade.
— Et aucune de ses amies ne savait rien ? demanda
Elinborg.
— Non, répondit Finnur, à l’exception d’une
chose : elles n’envisageaient pas une seconde que Lilja ait pu mettre fin
à ses jours. C’était une éventualité qu’elles excluaient catégoriquement. Elles
auraient parié qu’elle avait été victime d’un accident ou que quelqu’un l’avait
assassinée. Nous n’avons jamais pu apporter de réponse à cette question.
— Tu as naturellement oublié ce qu’Edvard a déclaré à
cette époque, n’est-ce pas ? interrogea Elinborg.
— Tu peux retrouver sa déposition sans difficultés,
tout cela est consigné dans nos rapports. Évidemment, cela ne différait sans
doute pas de ce qu’ont dit les autres enseignants : c’était une élève
douée et consciencieuse et ils n’avaient aucune idée de ce qui avait bien pu
lui arriver.
— Or, il apparaît aujourd’hui qu’Edvard s’est procuré
cette satanée drogue, n’est-ce pas ?
— Je voulais simplement t’en informer, répondit Finnur.
Je trouve assez suspect de voir qu’il est lié à Runolfur de cette manière. Cet
homme travaillait à Akranes quand Lilja a disparu. Et voilà qu’il achète du
Rohypnol. Je pense qu’on devrait creuser un peu plus dans cette direction.
— Évidemment, répondit Elinborg. Merci beaucoup, nous
ne manquerons pas de te recontacter.
— Tiens-moi au courant, conclut Finnur.
Sur quoi, il salua ses deux collègues.
— Je trouve tout d’un coup que… commença Elinborg avant
d’être happée par ses pensées au beau milieu de sa phrase.
— Quoi donc ? s’enquit Sigurdur Oli.
— Cela donne une tournure nouvelle à cette enquête,
remarqua-t-elle. Nous avons ces deux hommes : Edvard et Runolfur. Et cette
jeune fille d’Akranes. Imaginons que ces deux affaires soient liées d’une
manière ou d’une autre.
— De quelle façon ?
— Je l’ignore. Serait-il possible que Runolfur ait su
certaines choses au sujet d’Edvard et qu’elles lui soient revenues à la
figure ? Qu’Edvard ait dû se débarrasser de lui ? Est-il possible
qu’Edvard ait, en réalité, été le propriétaire de la drogue trouvée sur
Runolfur et que Runolfur la lui ait prise ? Qu’il la lui ait prise sans
intention de l’utiliser lui-même ?
— Ce qui impliquerait qu’aucune femme ne se serait
trouvée chez lui la nuit où il a été égorgé, n’est-ce pas ?
— Et s’il s’agissait simplement d’un règlement de
comptes entre vieux amis ?
— Entre Edvard et Runolfur ?
— Peut-être que Runolfur l’a menacé de raconter une
chose qu’il savait. Qu’il a fait chanter Edvard. Peut-être que Runolfur a
découvert une chose peu ragoûtante sur le compte de son ami et qu’il l’a menacé
de la révéler ?
— Edvard peut évidemment nous raconter tous les
mensonges qu’il veut, observa Sigurdur Oli. Il sait qu’on a découvert du
Rohypnol chez Runolfur. Tous les médias l’ont dit. Rien n’est plus facile pour
lui que d’affirmer qu’il a acheté ce produit pour lui rendre service.
— En effet, tu l’as d’ailleurs un peu aidé dans ce
sens, fit remarquer Elinborg, qui ne pouvait s’empêcher de succomber à la
tentation.
— Non, je te l’ai déjà dit, il avait monté son
témoignage en détail bien longtemps avant notre visite. Tu veux qu’on l’amène
ici ?
— Non, pas pour l’instant, répondit Elinborg. Nous
devons nous préparer mieux que ça. Interroger Valur une seconde fois. Je vais
également consulter le dossier sur la jeune fille d’Akranes. Ensuite, nous
retournerons l’interroger.
Elinborg ressortit les rapports concernant la disparition de
Lilja. On pouvait y lire qu’Edvard avait enseigné les matières scientifiques au
lycée polyvalent d’Akranes. Sa déposition était des plus laconiques et
n’apportait rien de capital. Il affirmait ne rien savoir des allées et venues
de Lilja le vendredi où elle avait disparu. Il se souvenait bien d’elle comme
élève. Il l’avait eue en cours l’année précédente, précisait qu’elle n’était
pas exceptionnelle en termes de compétences, mais qu’elle était calme et
agréable. Il affirmait qu’il avait terminé ses cours assez tôt ce jour-là et
qu’il était directement reparti à Reykjavik où il demeurait.
C’était tout.
17
Les recherches entreprises pour retrouver le boiteux que
Petrina avait vu se presser en direction du numéro 18 d’une des rues du
quartier de Thingholt n’avaient donné aucun résultat ; du reste, le témoin
n’était pas des plus fiables et la description qu’il avait fournie était assez
vague. Elinborg eut l’idée de contacter un médecin orthopédiste pour lui
soumettre la description de l’homme en question. Ce qu’il portait autour de la
jambe pouvait n’être que la conséquence d’un banal accident, mais il était également
possible qu’il s’agisse d’autre chose.
Le médecin, une femme prénommée Hildigunnur, reçut Elinborg
à son cabinet. Âgée d’une quarantaine d’années, cette blonde musclée
ressemblait à une publicité ambulante pour la promotion d’une bonne hygiène de
vie. Elle avait montré un certain intérêt pour la requête d’Elinborg qui la lui
avait brièvement exposée au téléphone.
— Quel type d’équipement orthopédique recherchez-vous
précisément ? interrogea Hildigunnur dès qu’elles se furent assises.
— Nous ne le savons pas exactement, répondit Elinborg.
La description que nous en avons est sujette à caution et la déposition assez
peu fiable, pour ne rien vous cacher. Hélas.
— Le témoin a bien aperçu des tiges d’acier, n’est-ce
pas ?
— En réalité, cette femme affirme avoir vu une antenne,
mais je suppose qu’il s’agit plutôt d’une sorte d’attelle, probablement en fer
et destinée à maintenir la jambe. L’homme portait un pantalon de jogging dont
le bas était ouvert ou peut-être simplement relevé jusqu’au genou.
— Portait-il aussi des chaussures orthopédiques ?
La manière dont il boitait le suggérait-elle ?
— C’est possible, mais nous n’avons aucune certitude.
— Si cet individu est atteint d’une infirmité, la
première chose qui me vient à l’esprit est le pied bot. Des équipements précis
lui sont associés. Ensuite, la seconde possibilité est une maladie
dégénérative, voire une atrophie musculaire ou peut-être a-t-il subi une
opération, dans ce cas, probablement une arthrodèse.
Elinborg buta sur le dernier mot.
— Vous parlez peut-être d’attelles munies d’un système
de blocage pour permettre la marche ? Elinborg haussa les sourcils. Cela
me plaît bien, poursuivit-elle.
— Il peut également s’agir d’une simple fracture, nota
Hildigunnur avec un sourire.
— Nous avons vérifié ce détail, assura Elinborg et nous
avons fini par écarter cette hypothèse.
La police avait en effet épluché les rapports pour fractures
des membres inférieurs en remontant à quelques semaines dans le temps, mais sa
peine avait été maigrement récompensée.
— Bon, pour continuer à conjecturer sur tout cela, il
se trouve que les déformations des membres inférieurs dues à des maladies ne
sont pas un phénomène inconnu en Islande. Seule l’une des deux jambes était
équipée, n’est-ce pas ?
— Oui, d’après nos informations.
— Connaissez-vous l’âge de cet homme ?
— Pas avec précision, désolée.
— La dernière épidémie de poliomyélite remonte à 1955.
On a commencé à vacciner en 56, ce qui l’a éradiquée.
— Cet homme aurait donc plus de cinquante ans si son
infirmité est liée à ce genre de pathologie ?
— En effet, mais on peut également penser à ce qu’on a
baptisé du nom de maladie d’Akureyri.
— Maladie d’Akureyri, dites-vous ?
— C’était une infection qui présentait un certain
nombre de symptômes communs avec la poliomyélite dont on la considérait proche.
Le premier cas a été signalé en 1948 dans les environs d’Akureyri. Si je me
souviens bien, sept pour cent de la population de la ville l’a contractée et
elle a beaucoup touché le lycée local, notamment l’internat. Mais je ne crois
pas qu’elle ait causé d’infirmités durables. Enfin, je peux me tromper.
— Existe-t-il des dossiers où se trouveraient les noms
de ceux qui ont contracté la polio ?
— Sans doute, ils doivent exister quelque part. De
nombreux patients ont été envoyés à Farsott ou Farsottarhus Reykjavikur, la
clinique des maladies contagieuses de Reykjavik. Vous pourriez vous renseigner
auprès du ministère de la Santé. Peut-être les ont-ils conservés.
Elinborg ne rentra pas chez elle pour le repas du soir. Elle
appela Teddi pour le prévenir qu’elle était occupée et ne savait pas à quel
moment elle en aurait terminé. Habitué à ce genre de coups de fil, Teddi lui
avait répondu de faire attention à elle. Ils avaient discuté un bref moment.
Elinborg lui avait demandé de veiller à ce que Theodora prépare son nécessaire
à tricot pour les cours du lendemain : d’ici là, elle devait avoir tricoté
quinze rangs. Theodora faisait preuve d’une exceptionnelle paresse pour toutes
les activités manuelles, que ce soit la menuiserie ou les travaux d’aiguille.
C’était Elinborg qui avait tricoté la majeure partie du bonnet qu’aurait dû
faire sa fille.
Elle termina sa conversation, remit le portable dans sa
poche et appuya sur la sonnette. Elle retentit à l’intérieur de l’appartement.
Un certain temps s’écoula sans que rien ne se produise. Elle sonna à nouveau et
entendit du bruit derrière la porte qui s’ouvrit finalement, laissant
apparaître une femme aux cheveux ébouriffés, vêtue d’un peignoir blanc. Elle la
salua.
— Est-ce que Valur est ici ? demanda-t-elle.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis de la police, je m’appelle Elinborg et je
l’ai interrogé il y a peu.
La femme la regarda un long moment puis appela Valur en
disant que quelqu’un demandait à lui parler.
— Est-ce que son domicile lui sert aussi de boutique ?
demanda Elinborg sans ambages.
La femme la dévisagea comme si elle ne comprenait pas la
question.
— Encore vous ? s’étonna Valur.
— Pourriez-vous m’accompagner pour une petite promenade
en voiture ?
— Qui est-ce ? demanda la femme en peignoir.
— Ce n’est rien, rentre, je m’en occupe, répondit
Valur.
— Ouais, c’est ça, tu t’occupes de tout ! lui
lança sa compagne d’un ton méprisant en retournant à l’intérieur de
l’appartement où on entendait les pleurs d’un enfant.
— Vous ne pourriez pas me laisser tranquille ?
Vous êtes seule ? Où est le crétin qui vous accompagnait l’autre
jour ? s’agaça Valur.
— Nous n’en avons pas pour longtemps, poursuivit
Elinborg qui espérait ne pas avoir réveillé la petite avec la sonnette. Un
petit tour en voiture et voilà, ce sera terminé, ajouta-t-elle.
— Où ça ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries de
balade en bagnole ?
— Vous verrez bien. Cela peut vous rapporter quelques
points auprès de la police. Et je suppose que les gens comme vous en ont bien
besoin.
— Je ne bosse pas pour vous, précisa Valur.
— Ah bon ? On m’a justement raconté le contraire.
On m’a affirmé que vous étiez très coopératif même si vous receviez les gens
bien mal. Mon ami de la brigade des stups m’a confié que vous lui aviez
chuchoté ceci-cela à propos de vos petits camarades. Il m’a assuré qu’il me
suffirait de citer ce détail pour qu’ensuite, vous soyez doux comme un agneau.
Je peux aussi aller le chercher pour qu’on s’offre cette promenade tous les
trois, mais je ne veux le déranger qu’en cas d’absolue nécessité. C’est un bon
père de famille tout comme vous.
Valur s’accorda un instant de réflexion.
— Que me voulez-vous exactement ? demanda-t-il.
Elinborg descendit l’attendre dans la voiture et quand il
arriva finalement, elle partit avec lui jusqu’à la petite maison en retrait de
la rue Vesturgata où vivait Edvard. En route, elle expliqua à Valur en quoi
consistait sa mission, qui était d’une simplicité enfantine : il lui
suffisait de dire la vérité. Elle voulait éviter de convoquer Edvard au commissariat
et de demander à Valur d’identifier l’homme qui lui avait acheté du Rohypnol
sous le nom de Runolfur. Elle désirait ne pas trop troubler son calme et ne pas
le rendre nerveux. En tout cas pour l’instant. En revanche, elle avait besoin
qu’on lui confirme qu’il était bien l’homme qui avait traité avec Valur. Elle
avait eu une deuxième conversation avec son collègue des Stupéfiants qui avait
fini par reconnaître sous une certaine pression que la brigade et Valur avaient
parfois des intérêts communs. Les deux parties souhaitaient voir diminuer le
nombre de dealers présents dans les rues de la ville, même si leurs raisons
différaient considérablement. Le collègue d’Elinborg avait toutefois
catégoriquement nié le fait que Valur puisse travailler en toute tranquillité
sous l’aile protectrice de la brigade. La chose était absolument exclue.
— Vous savez quand même bien qu’il vend du Rohypnol,
avait accusé Elinborg.
— Cela constitue pour nous un nouvel élément, avait-il
répondu.
— Arrête ton char ! Vous connaissez tout de cet
homme.
— Il ne vend plus rien, nous en sommes sûrs. En
revanche, il entretient encore de nombreux liens avec le milieu de la drogue.
Il nous faut ménager la chèvre et le chou. Il n’y a pas de méthode miracle. Tu
devrais le savoir aussi bien que moi.
Elle gara le véhicule à proximité du domicile d’Edvard et
éteignit le moteur. Valur était assis à l’avant, à côté d’elle.
— Êtes-vous déjà venu ici ? demanda-t-elle.
— Non. On ne pourrait pas régler ça en vitesse ?
— L’homme qui s’est présenté à vous sous le prénom de
Runolfur habite ici. Vous devrez me confirmer que nous parlons bien de la même
personne. Je vais le faire sortir à sa porte. Il devrait vous être facile de
l’identifier.
— Et ensuite, on se tire, ok ?
Elle se dirigea jusqu’à la maison et frappa. La lueur de la
télévision filtrait à travers les rideaux peu épais qu’Elinborg avait remarqués
lors de sa première visite avec Sigurdur Oli. Ils avaient autrefois été blancs,
mais étaient maintenant noircis de crasse. Elle frappa une nouvelle fois, plus
fort, et attendit patiemment. Le tacot d’Edvard était toujours garé sur le
côté.
Il apparut dans l’embrasure de la porte qui s’ouvrit enfin.
— Bonsoir, annonça Elinborg, veuillez m’excuser de vous
déranger, mais je ne sais pas où j’ai la tête. Est-il possible que j’aie oublié
mon sac à main quand je suis passée hier, c’est un sac en cuir marron, cela
vous dit quelque chose ?
— Votre sac à main ? s’étonna Edvard.
— Soit je l’ai perdu, soit on me l’a volé, je n’y
comprends rien. Votre domicile est le dernier endroit qui me reste à vérifier,
mon dernier espoir. Vous ne l’auriez pas vu ?
— Non, désolé, il n’est pas ici, répondit Edvard.
— Vous êtes bien sûr ?
— Votre sac à main n’est pas chez moi.
— Seriez-vous… pourriez-vous aller vérifier ? Je
vous attends.
Edvard la dévisagea longuement.
— C’est inutile. Je vous dis qu’il n’est pas chez moi.
Il y avait autre chose ?
— Non, répondit Elinborg d’un ton triste. Excusez-moi
du dérangement. Ce n’est pas qu’il contenait beaucoup d’argent, mais il va
falloir que je fasse refaire toutes mes cartes et mes papiers, permis de
conduire et…
— Oui… je suis désolé, répondit Edvard.
— Merci quand même.
— Au revoir.
Valur l’attendait dans la voiture.
— Vous croyez qu’il vous a vu ? demanda Elinborg
quand elle s’installa au volant pour repartir.
— Non, il ne m’a pas vu.
— C’était lui ?
— Oui, c’est bien le même homme.
— Celui qui vous a acheté du Rohypnol en se présentant
comme Runolfur ?
— Exact.
— Vous dites qu’il n’est venu vous voir qu’une seule
fois, il y a six mois. Vous nous avez affirmé ne pas le connaître et ne jamais
l’avoir rencontré avant cela. Vous avez également déclaré qu’il vous a raconté
que c’était son cousin qui l’envoyait. Tout cela est-il bien vrai ?
— C’est la vérité.
— Il est de la plus haute importance que votre
témoignage soit fiable dans le cadre de cette enquête.
— Lâchez-moi la grappe. Je n’ai rien d’autre à dire
là-dessus. Et je me fiche de votre enquête. Je me tape complètement de ce qui
est important à vos yeux ou non. Contentez-vous de me ramener chez moi.
Ils gardèrent le silence jusqu’à destination. Valur
descendit du véhicule sans un mot et claqua la portière derrière lui. Elinborg
prit le chemin qui la ramenait chez elle, l’esprit tout empli de sombres
pensées. Une chanson de variétés étrangère qui avait longtemps figuré parmi ses
préférées passait à la radio. … Je murmure ton nom, mais tu ne me
réponds pas… Elle pensait à Edvard et à cette lycéenne d’Akranes en se
demandant s’il était possible que cet homme sache quelque chose de la disparition
qui remontait maintenant à six ans. Elle avait vérifié un point plus tôt dans
la journée : Edvard n’avait jamais enfreint la loi. Les relations qu’il
entretenait avec Runolfur étaient peut-être la clef de ce qui s’était produit
dans l’appartement de Thingholt, même s’il fallait se garder de déduire trop de
choses du fait qu’il avait acheté le Rohypnol sous le nom de son ami six mois
plus tôt. Il était probable qu’Edvard avait approvisionné Runolfur en drogues
sur ordonnances. Quand cela avait-il commencé ? Dans quel but ?
Edvard les utilisait-il lui-même ? Qui était l’homme que Petrina avait vu
se presser en direction du numéro 18 de cette rue du quartier de
Thingholt ? Elinborg croyait ce que lui avait dit cette femme, même si
certains détails étaient sujets à caution. Pourquoi l’homme était-il tellement
pressé ? Avait-il vu quelque chose ? Avait-il un rapport avec la
femme-tandoori, dont la police était pratiquement certaine qu’elle s’était à un
moment ou à un autre trouvée dans l’appartement de Runolfur ? N’était-il
qu’un simple témoin ou un peu plus que cela ? Était-ce lui qui s’en était
pris à Runolfur ?
Elle gara le véhicule devant sa maison et resta longuement
immobile à l’intérieur tandis qu’elle réfléchissait à toutes ces questions
auxquelles elle ne trouvait aucune réponse. Elle éprouvait une certaine
mauvaise conscience d’avoir délaissé sa famille ces jours-ci. Non seulement
elle n’était jamais à la maison, mais le peu de temps qu’elle passait avec les
siens, son esprit était tout entier concentré sur l’enquête. C’était
insupportable, mais elle n’y pouvait rien. C’est comme ça avec les affaires
complexes. Elles ne vous laissaient aucun répit. Plus les années passaient,
plus elle appréciait la tranquillité d’esprit que lui procurait cette vie de famille
qu’elle avait réussi à créer avec Teddi. Elle aurait voulu s’asseoir à côté de
Theodora pour l’aider à tricoter ses rangs. Elle aurait voulu pouvoir mieux
connaître Valthor et tenter de comprendre les changements qui s’opéraient en
lui et le transformeraient bientôt en un jeune homme qui ne tarderait plus à
quitter le foyer de ses parents. Probablement disparaîtrait-il plus ou moins de
son existence en dehors de quelques coups de fil où ni lui ni elle n’auraient
grand-chose à se dire. Quelques visites espacées aussi. Peut-être l’avait-elle
négligé à une époque importante de son développement parce que, finalement,
elle avait donné la priorité à son travail, qu’elle s’y était intéressée du
matin au soir, peut-être beaucoup plus, beaucoup mieux qu’à sa famille. Elle
savait qu’il n’y avait pas de retour possible, mais qu’elle pouvait encore
tenter d’arranger les choses. Peut-être était-il déjà trop tard. Peut-être
n’aurait-elle bientôt plus de nouvelles de lui que par le biais de son
blog ? Elle ne savait plus comment s’y prendre.
Elle avait jeté un œil rapide au blog de son fils plus tôt
dans la journée. Il y racontait un match de foot qu’il avait regardé à la télé.
Il y parlait d’une émission politique où il était question de protection de
l’environnement et prenait franchement parti pour l’homme qui représentait le
capital, s’était dit Elinborg. Il parlait d’un enseignant qu’il n’aimait pas
beaucoup et pour finir, de sa mère qui ne pouvait jamais le laisser tranquille
pas plus qu’elle n’avait fichu la paix à son frère aîné, lequel avait
maintenant fui le pays pour aller vivre chez son vrai père, en Suède. Je
l’envie terriblement, avait écrit Valthor. J’envisage de me louer un appart,
avait-il continué. Je n’en peux plus de tout ça.
Tout ça quoi ? s’était offusquée Elinborg. Il y a des
semaines et des semaines que nous ne nous sommes pas adressé la parole.
Elle avait cliqué sur le lien indiquant Commentaires (1)
et elle avait lu ces quatre mots :
Les mères sont nulles.
18
L’homme dévisageait Elinborg, plantée sur le pas de sa
porte. La scène se passait dans un immeuble de Kopavogur et, comme il n’avait
pas voulu la laisser entrer, elle avait dû lui exposer la raison de sa visite
dans le couloir, ce qui n’était pas allé sans mal. Elle s’était procuré une liste
où figurait une vingtaine de noms de personnes ayant séjourné à Farsott, comme
on appelait à Reykjavik la clinique des maladies contagieuses. Il s’agissait
des derniers patients ayant contracté la poliomyélite avant qu’on n’entreprenne
la vaccination systématique au milieu du siècle dernier.
Son interlocuteur s’était montré extrêmement soupçonneux.
Une partie de son corps étant cachée derrière la porte entrouverte, Elinborg
n’avait pas pu voir immédiatement s’il avait une attelle. Elle lui avait
expliqué que la police cherchait à interroger des personnes admises à Farsott
dans leur jeunesse. C’était en rapport avec un crime commis en ville, à dire
vrai, dans le quartier de Thingholt.
Il l’avait écoutée puis lui avait posé quelques questions
sur ce qu’elle cherchait exactement. Elle lui avait répondu : un homme
qui, aujourd’hui encore, portait une attelle.
— Dans ce cas, il est inutile de m’interroger, lui
avait-il répondu en ouvrant plus grand la porte afin de dévoiler ses deux
jambes.
— Vous souviendriez-vous d’un garçon qui aurait
séjourné là-bas avec vous et qui a dû porter ce genre d’appareillage, je veux
dire, plus tard ?
— Cela ne vous regarde pas, ma chère. Alors, bien le
bonjour.
Ainsi s’était achevée la conversation. C’était le troisième
ancien pensionnaire de Farsott qu’Elinborg allait interroger. Jusque-là, on lui
avait réservé un accueil chaleureux, mais elle n’avait pas pour autant été
payée de sa peine.
Le nom suivant sur sa liste était celui d’un homme qui
résidait dans une maison jumelée du quartier des Vogar et qui se montra
nettement plus coopératif une fois qu’il eut entendu les explications
d’Elinborg. Il la reçut avec gentillesse et l’invita à entrer. Il n’avait pas
d’attelle à la jambe, mais elle ne tarda pas à remarquer qu’il ne se servait
pas de son bras gauche.
— Il y a des gens qui ont été contaminés par cette
poliomyélite un peu partout au cours de la dernière épidémie qui a sévi chez
nous, précisa l’homme, prénommé Lukas. Il était âgé d’une bonne soixantaine
d’années. Svelte, ses mouvements étaient vifs. J’avais quatorze ans et
j’habitais à Selfoss. Je n’oublierai jamais à quel point j’ai été malade, ça,
je peux vous le dire. J’avais des courbatures dans tout le corps comme quand on
attrape une mauvaise grippe et je me suis retrouvé paralysé de la tête aux
pieds, je ne pouvais plus faire le moindre mouvement. Je ne me suis jamais
senti aussi mal de toute ma vie.
— C’était une maladie terrible, commenta Elinborg.
— Personne ne s’imaginait qu’il s’agissait de la polio,
précisa Lukas. Ça ne venait tout bonnement pas à l’esprit. Les gens pensaient
que c’était une banale épidémie de grippe, mais ils se trompaient lourdement.
— Et on vous a envoyé à Farsott ?
— Oui, on m’a placé en quarantaine dès qu’on a compris
ce qui se passait réellement et j’ai été envoyé à Reykjavik, dans cette
clinique des maladies contagieuses. Les patients venaient d’un peu
partout ; c’étaient principalement des enfants et des adolescents. Je
considère que j’ai eu de la chance. Je me suis pratiquement remis, j’ai fait de
la rééducation à la rue Sjafnargata avec assiduité, mais bon, je n’ai plus
aucune force dans le bras gauche.
— Vous souvenez-vous d’hommes ou de garçons de Farsott
qui auraient eu des attelles aux jambes ou ce genre de choses ? Je ne suis
pas experte dans le domaine.
— Je ne sais pas vraiment comment ont évolué ceux que
j’ai connus là-bas. On perd bien vite le contact. Je suppose que je ne vous
serai pas d’un grand secours. En revanche, je peux vous dire que tous ceux qui
étaient à Farsott, les gamins qui sont passés par là, n’étaient pas prêts à se
laisser abattre par cette saleté.
— Les gens ont évidemment réagi de manière plus ou
moins positive face à leur destin, observa Elinborg.
— Je dis souvent qu’à cette époque, notre avenir a été
mis en suspens, nous voulions le rattraper et nous nous y sommes employés. Je
crois que la philosophie de chacun consistait à se dire que cette chose ne
devait pas avoir le dessus. Il ne nous venait même pas à l’esprit de jeter
l’éponge. Cela ne nous venait tout bonnement pas à l’idée.
Elinborg traversa le tunnel du Hvalfjördur pour rejoindre la
bourgade d’Akranes sous un vent du nord insistant. Elle avait pris rendez-vous
avec les parents de Lilja et s’était entretenue au téléphone avec la mère de la
jeune fille disparue, laquelle appelait parfois le commissariat afin de savoir
s’il y avait du nouveau dans l’enquête. Elle s’était presque réjouie en
apprenant que la police désirait lui parler de la disparition de sa fille, mais
Elinborg n’avait pas tardé à lui dire qu’il n’y avait rien de neuf, hélas. La
raison de son appel tenait simplement en ce qu’elle désirait se remettre les
faits en mémoire et savoir si les parents pouvaient lui communiquer de nouveaux
éléments susceptibles d’être utiles à l’enquête.
— Je la croyais pourtant classée, lui avait dit la
mère.
— Certes, il n’y a rien de nouveau et nous n’avons pas
progressé.
— Dans ce cas, que voulez-vous ? avait demandé la
femme, prénommée Hallgerdur. Pour quelle raison m’appelez-vous ?
— On m’a dit que vous téléphoniez parfois ici pour nous
demander où nous en sommes, avait répondu Elinborg. Mon collègue m’a parlé de
Lilja l’autre jour, j’ai un peu participé à l’enquête à l’époque et je me suis
demandé si vous seriez d’accord pour me rafraîchir la mémoire. Revoir avec moi
l’ensemble des faits. Nous nous efforçons de tirer autant d’enseignements que
possible de ce genre d’affaires. Nous avons toujours des choses à apprendre.
— On n’a rien à perdre, avait répondu Hallgerdur.
Elle attendait sa visite et avait déjà ouvert sa porte au
moment où Elinborg descendit de la voiture. Elles se saluèrent dans le froid
glacial sur le seuil de la maison et son hôtesse l’invita à entrer. Elle était
nettement plus âgée qu’elle. Très maigre, son visage était tendu, comme en
alerte, à cause de cette visite de la police. Elle déclara être seule chez
elle : son mari était mécanicien sur un bateau et il était sorti en mer
dans la matinée. Le couple vivait dans un vieux pavillon entouré d’un grand
jardin marqué par l’automne. Dans le salon trônait un grand portrait de Lilja,
pris deux ans avant sa disparition. Elinborg se souvint que c’était cette
photo-là qui avait été diffusée dans les journaux au moment où les recherches
avaient battu leur plein. Le cliché montrait le visage heureux d’une jeune
fille brune aux jolis yeux marron. Il était encadré de noir et posé sur une
élégante commode. Devant le portrait, la petite flamme d’une bougie vacillait
sans répit.
— C’était une enfant tout à fait normale, commença
Hallgerdur une fois qu’elles se furent assises. Une petite adorable, vraiment.
Elle s’intéressait à quantité de choses et aimait beaucoup aller chez ses
grands-parents dans le fjord de Hvalfjördur où elle passait son temps à
s’occuper des chevaux. Elle avait beaucoup d’amies en ville. Vous pourriez en
discuter avec Aslaug. Elles étaient très souvent ensemble, et ce dès la
maternelle. Aslaug travaille maintenant à la boulangerie, elle est mère de deux
enfants. Elle a épousé un gentil garçon de Borgarnes. C’est une jeune femme
exceptionnelle. Elle garde toujours le contact, elle passe nous voir pour
discuter un peu. Elle vient avec ses deux petites filles, elles sont si belles.
Ses propos laissaient transparaître des regrets si ténus
qu’ils auraient pu passer inaperçus, mais qui n’échappèrent pas à Elinborg.
— Que croyez-vous qu’il lui soit arrivé ?
demanda-t-elle.
— Je me suis torturée avec cela toutes ces années et la
seule chose dont je sois persuadée désormais, c’est que c’était la volonté
divine. Je sais maintenant qu’elle est morte, je l’ai accepté et je sais
qu’elle est aux côtés de Dieu. Ce qui lui est arrivé, je suis bien incapable de
le dire, tout comme vous, d’ailleurs.
— Elle devait passer la nuit chez son amie, n’est-ce
pas ?
— Oui, chez Aslaug. Elles avaient parlé de se voir dans
la soirée pour aller au cinéma. Il était fréquent qu’elles dorment l’une chez
l’autre, disons à l’improviste. Parfois, Lilja nous appelait pour nous dire
qu’elle était chez Aslaug et qu’elle restait dormir là-bas. Il en allait de
même pour Aslaug quand elle venait à la maison. Ce n’était pas forcément décidé
longtemps à l’avance. Enfin, cette fois-ci, Lilja avait tout de même précisé
qu’elle passerait la soirée chez son amie.
— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière
fois ?
— C’était le vendredi de sa disparition. À plus tard,
m’a-t-elle dit. Ce sont les derniers mots qu’elle m’a adressés. À plus tard.
C’était d’une banalité déconcertante, comme le sont toutes les conversations
quand il n’y a pas grand-chose à dire. Elle avait simplement voulu m’informer qu’elle
ne rentrerait pas le soir. C’était tout. Je crois lui avoir répondu
correctement. Au revoir, ma chérie. Cela m’a aidée le moment venu. C’était
aussi plat et banal que ça. Au revoir, ma chérie. Et rien de plus.
— Vous ne l’aviez pas sentie déprimée les jours
précédents ? Il n’y avait rien qui l’avait chagrinée ?
— Absolument pas. Lilja n’était jamais déprimée. Elle
était toujours de bonne humeur, optimiste et prête à donner de sa personne.
Elle n’avait peur de rien ; il y avait chez elle cette forme d’innocence
qui caractérise les gens bien. Elle était gentille avec tout le monde et
c’était réciproque. C’était comme ça. Elle avait confiance. Elle ne croyait pas
que le mal puisse exister chez quiconque, d’ailleurs elle n’en avait jamais
fait l’expérience. Elle n’avait toujours connu que de braves gens.
— On parle beaucoup de harcèlement ou de racket dans
les écoles et on essaie de juguler le phénomène, observa Elinborg.
— Elle n’a jamais été confrontée à ce genre de choses,
répondit Hallgerdur.
— Elle aimait l’école ?
— Oui, Lilja apprenait bien. Les mathématiques étaient
sa matière favorite et elle parlait d’aller étudier les sciences à
l’université, la physique et les maths. Elle voulait partir à l’étranger, aux
États-Unis. Elle affirmait que c’était là-bas que se trouvaient les meilleures
facultés.
— L’enseignement dispensé au lycée dans ces matières
était de bonne qualité ?
— Je suppose que oui. Je ne l’ai jamais entendue se
plaindre.
— Lui arrivait-il parfois de parler des cours ?
Des professeurs ?
— Non.
— Elle n’a jamais mentionné un enseignant qui portait
le prénom d’Edvard ?
— Edvard ?
— Il lui a enseigné les matières scientifiques, précisa
Elinborg.
— Pourquoi me parlez-vous de lui ?
— Je…
— Connaissait-il ma fille en particulier ?
— Il l’a eue en cours l’année qui a précédé sa
disparition. Je le connais un peu, voilà tout. Et je sais qu’il enseignait ici
à l’époque.
— Elle ne m’a jamais parlé d’aucun Edvard. Il est
originaire d’Akranes ? Je ne me souviens pas l’avoir entendue mentionner
spécialement le nom de cet homme. Ni d’aucun autre de ses professeurs.
— Non, évidemment. Je ne vous ai posé cette question
que parce que je le connais. Edvard habite à Reykjavik et il faisait le trajet
tous les jours. Il était assez jeune à l’époque où il travaillait ici. Il a un
ami qui s’appelle Runolfur. Vous n’avez pas souvenir que Lilja vous ait parlé
de ces deux hommes, n’est-ce pas ?
— Runolfur ? Est-il également de vos amis ?
— Non, répondit Elinborg.
Elle comprenait bien qu’elle s’était mise en mauvaise posture,
mais ne trouvait pas le courage de raconter toute la vérité à Hallgerdur et de
lui parler des soupçons très probablement sans fondement sur les éventuels
liens qui avaient pu exister entre Lilja et un violeur présumé de Reykjavik.
Elle voulait autant que possible épargner cette femme. Du reste, elle n’avait
que trop peu de choses en main pour confirmer ce qui n’était que de très vagues
soupçons. En revanche, elle tenait à mentionner ces deux noms au cas où ils
auraient dit quelque chose à Hallgerdur.
— Pourquoi venez-vous me poser ces questions sur Lilja
en me parlant de ces hommes ? Auriez-vous découvert de nouveaux éléments
que nous ne voulez pas me communiquer ? Qu’avez-vous exactement en
tête ?
— Malheureusement, ces hommes n’ont rien à voir avec la
disparition de Lilja, répondit Elinborg. J’aurais peut-être dû m’abstenir de
mentionner leurs noms.
— Je ne les connais absolument pas.
— Non, d’ailleurs je ne m’attendais pas à ce qu’il en
aille autrement.
— Runolfur, n’est-ce pas le prénom de l’homme récemment
assassiné à Reykjavik ?
— En effet.
— Est-ce cet homme-là ? Est-ce l’un de ceux dont
vous me parlez ?
Elinborg hésita.
— Il se trouve que cet Edvard connaissait Runolfur,
consentit-elle.
— Connaissait Runolfur ? Est-ce la raison pour
laquelle vous êtes venue jusqu’ici ? Ce Runolfur aurait-il quelque chose à
voir avec ma Lilja ?
— Non, aucun élément nouveau n’est apparu dans
l’enquête concernant votre fille. Tout ce que nous savons, c’est que Runolfur
et Edvard étaient amis.
— Je ne les connais pas. Je n’ai jamais entendu aucun
de ces prénoms.
— Non, je me répète, mais je ne m’attendais pas à ce
qu’il en soit autrement.
— Qu’ont-ils à voir avec Lilja ?
— Rien du tout.
— N’est-ce pas pour me poser cette question que vous
êtes venue me voir ?
— Je voulais simplement savoir si vous aviez entendu
ces prénoms dans le passé. Cela ne va pas plus loin.
— Je suis heureuse de constater que vous n’avez pas
oublié ma fille.
— Nous faisons de notre mieux.
Elinborg s’empressa de changer de conversation. Elle posa
d’autres questions sur le quotidien de Lilja et persuada sa mère que la police
était toujours en veille au cas où de nouveaux indices viendraient à apparaître
malgré les années qui avaient passé. Elle resta un bon moment chez la femme et
ne prit congé d’elle qu’à la tombée de la nuit. Hallgerdur la raccompagna
jusqu’à son véhicule et s’attarda dans la bise glaciale qui soufflait du nord
sans en percevoir la morsure.
— Avez-vous déjà perdu l’un de vos proches de cette
façon ? demanda-t-elle à Elinborg.
— Non, pas de cette façon, si vous entendez par là…
— C’est comme si le temps s’était arrêté. Il ne se
remettra en route que lorsque nous saurons ce qui est arrivé.
— C’est évidemment terrifiant de voir de telles choses
se produire.
— Le plus triste, c’est que cela ne prend jamais fin,
nous ne pouvons pas faire notre deuil correctement car nous ne savons rien,
observa Hallgerdur avec un demi-sourire, les bras croisés sur sa poitrine. Une
chose que nous ne retrouverons jamais a disparu avec Lilja.
Elle passa sa main dans ses cheveux.
— Et cette chose, c’est peut-être nous-mêmes.
C’était le calme dans la boulangerie où travaillait Aslaug.
La clochette suspendue à la porte sonna désagréablement quand Elinborg entra
dans la boutique avant de quitter la petite ville. Le vent du nord avait forci
et l’avait presque projetée à l’intérieur du magasin. Une délicieuse odeur de
pain frais et de gâteaux lui caressait les narines. Une jeune femme qui portait
un tablier assurait le service et rendait la monnaie à un client. Elle referma
le tiroir-caisse et adressa un sourire à Elinborg.
— Avez-vous de la ciabatta ? demanda l’enquêtrice.
La jeune femme vérifia sur les étagères.
— Oui, il nous en reste deux.
— Je les prends et donnez-moi aussi un pain complet
tranché, s’il vous plaît.
La vendeuse plaça les pains aux olives dans un sachet et
attrapa le pain complet. À son tablier était accroché un badge où on lisait son
prénom : Aslaug. Elles étaient maintenant seules dans la boulangerie.
— Je vous en prie, dit la vendeuse.
Elinborg lui tendit sa carte de crédit.
— Je crois savoir que vous étiez très amie avec la
regrettée Lilja, observa-t-elle. Vous êtes bien Aslaug ?
La jeune femme la regarda et sembla tout de suite voir où
elle voulait en venir.
— En effet, confirma-t-elle en tapotant son badge de
son index. Je m’appelle Aslaug. Connaissiez-vous Lilja ?
— Non, je travaille à la police du district de
Reykjavik et je passais par là, répondit Elinborg. Je viens de discuter avec
mes collègues d’ici : notre conversation est partie sur Lilja et la
manière dont elle a disparu sans qu’on parvienne jamais à trouver une
explication. Ils m’ont assuré que vous étiez sa meilleure amie.
— En effet, convint Aslaug, je l’étais. Nous étions…
c’était une fille super. Alors comme ça, vous avez parlé de nous ?
— La disparition de Lilja est venue dans notre
discussion, répéta Elinborg en reprenant sa carte. Elle avait l’intention de
passer la nuit chez vous, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est ce qu’elle avait dit à sa mère. J’ai cru
qu’elle était tout simplement partie à la campagne. Elle y allait tellement
souvent. Je ne me suis même pas posé de questions. Je l’ai croisée dans la
matinée. Nous avions plus ou moins prévu d’aller au cinéma ce soir-là et nous
nous étions dit qu’ensuite, nous irions chez moi. Nous étions en train
d’organiser un voyage au Danemark. Nous devions y aller rien que toutes les
deux. Puis… puis cette chose est arrivée.
— Comme si la terre l’avait engloutie, observa
Elinborg.
— C’était tellement incroyable, répondit Aslaug.
Tellement absurde. Il est incompréhensible que de telles choses puissent se
produire. Tout ce que je sais, c’est qu’elle ne s’est pas suicidée. Elle a dû
être victime d’un accident idiot… Elle allait souvent marcher sur l’estran. La
seule chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’elle est tombée, qu’elle s’est
assommée et noyée dans la mer.
— Vous excluez l’hypothèse d’un suicide ?
— Absolument. Je la trouve complètement ridicule. Elle
cherchait un cadeau d’anniversaire pour son grand-père. C’est ce qu’elle m’a
dit le matin même. Le dernier endroit où elle a été vue était un magasin de
sport qui vend du matériel d’équitation. Son grand-père est un grand passionné
de chevaux. On l’a aperçue dans cette boutique, puis elle a disparu. Et
personne ne sait rien.
— Le magasin de sport n’avait pas ce qu’elle cherchait,
précisa Elinborg qui avait gardé en tête les dépositions des personnes
entendues par la police.
— Non.
— Ensuite, fin de l’histoire.
— Et comme je dis toujours, c’est incompréhensible. Je
n’ai contacté personne, cela ne m’a pas inquiétée de voir qu’elle ne se
manifestait pas dans la soirée. Nous n’avions rien décidé de définitif et elle
allait souvent chez ses grands-parents sans prévenir qui que ce soit. Je la
croyais partie là-bas.
La clochette retentit et un nouveau client apparut à la
porte. Aslaug lui donna la viennoiserie et le petit pain rond qu’il lui
demandait. Un autre client arriva. Elinborg attendit patiemment.
— Et ses parents, comment vont-ils ?
demanda-t-elle une fois qu’elle se retrouva à nouveau seule avec la vendeuse
dans la boutique.
— Disons qu’il y a des hauts et des bas. Cet événement
a durement éprouvé leur couple. Hallgerdur est devenue très croyante, elle est
entrée dans une sorte de secte religieuse. Aki, son père, est différent. Il se
tait, tout simplement.
— Vous étiez avec elle à l’école, n’est-ce pas ?
— Depuis notre plus tendre enfance.
— Et également au lycée ?
— Tout à fait.
— S’y plaisait-elle ?
— Énormément, tout comme moi. C’était un vrai génie des
maths. La physique et les matières scientifiques étaient celles qui
l’attiraient le plus. Je préférais les langues étrangères. Nous envisagions
même de partir étudier ensemble au Danemark, rien que nous deux. Cela aurait
été vraiment…
— Elle parlait également de partir aux États-Unis, me
semble-t-il.
— Oui, elle voulait quitter l’Islande pour aller vivre
à l’étranger.
La porte s’ouvrit à nouveau. Aslaug servit quatre clients à
la suite avant qu’Elinborg puisse lui poser des questions sur Edvard. Elle
était reconnaissante à la jeune fille de ne pas poursuivre la discussion en
présence d’oreilles étrangères.
— Y avait-il un enseignant qu’elle appréciait
particulièrement ? reprit-elle. Je veux dire, au lycée ?
— Non, je ne pense pas. C’est qu’ils étaient tous très
sympas.
— Vous rappelez-vous un certain Edvard ? Je crois
qu’il enseignait justement les matières scientifiques.
— Oui. Je me souviens de lui. Il y a longtemps qu’il
est parti. Je ne l’ai jamais eu en cours, mais Lilja l’a eu comme prof. Je m’en
souviens.
— Elle ne vous a jamais spécialement parlé de
lui ?
— Non, en tout cas, cela ne me revient pas.
— Mais vous vous souvenez de lui ?
— Oui, un jour, il m’a même déposé en ville.
— Vous voulez dire ici, au centre-ville ?
Aslaug afficha un sourire pour la première fois depuis le
début de leur conversation.
— Non. Edvard vivait à Reykjavik et un jour, il m’a
déposé là-bas.
— Attendez un peu, c’est récent ?
— Récent ? Non, ça remonte à des années. À
l’époque où il travaillait ici. C’était même avant la disparition de
Lilja : je me souviens que je lui en avais parlé. Il avait été très sympa.
Pourquoi me posez-vous ces questions sur lui ?
— Et ensuite ? Vous a-t-il simplement laissée à
Reykjavik ?
— Oui. En fait, j’attendais l’autocar quand il s’est
arrêté pour me proposer de m’emmener. J’allais faire des achats en ville et il
m’a déposée au centre commercial de Kringlan.
— C’était dans ses habitudes de prendre des
passagers ?
— Je n’en sais rien, répondit Aslaug. Il était agréable
et sympathique. Il m’a même proposé de passer le voir chez lui si j’en avais
envie.
— Chez lui ?
— Oui. Qu’y a-t-il ? Pourquoi toutes ces questions
à son sujet ?
— Et vous y êtes allée ?
— Non.
— Et Lilja, lui est-il arrivé de monter dans sa
voiture ?
— Je l’ignore.
La porte s’ouvrit et un nouveau client entra, suivi d’un
autre. La boutique se retrouva bientôt pleine à craquer. Elinborg prit ses
pains et salua Aslaug. Puis elle quitta le magasin. Le tintement de la
clochette résonnait dans ses oreilles.
Elle reprit la route de Reykjavik et arriva au magasin de
produits orientaux juste avant la fermeture. Johanna était absente. Quand elle
demanda à lui parler, la jeune femme présente sur les lieux lui expliqua qu’il
lui arrivait de la remplacer en cas de besoin. Elinborg ne se rappelait pas
avoir déjà vu cette demoiselle. Elle précisa qu’elle connaissait bien Johanna
et qu’elle aurait souhaité lui parler. La remplaçante était l’une des nièces de
la propriétaire. Âgée d’environ vingt-cinq ans, souriante et serviable, elle
lui avoua qu’elle travaillait de plus en plus fréquemment à la boutique depuis
que la santé de sa tante s’était détériorée, il y avait maintenant environ une
année. Il était impossible de dire ce dont elle souffrait, probablement
était-ce le surmenage, expliqua-t-elle sans la moindre timidité en ajoutant que
sa tante était une femme très courageuse, qu’elle travaillait constamment et
qu’elle ne surveillait pas sa santé comme il se devait. Elinborg eut
l’impression qu’il n’y avait pas eu foule au magasin depuis le début de la
journée : cette jeune femme semblait toute heureuse d’avoir trouvé
quelqu’un avec qui discuter.
— Vous pouvez peut-être m’aider puisque que vous êtes
souvent ici, déclara-t-elle. J’ai déjà expliqué tout cela à Johanna. Elle sait
que je suis de la police et que j’essaie de retrouver une jeune femme brune qui
vient sans doute vous acheter des épices pour les plats tandooris, peut-être
même des terres cuites.
La jeune femme secoua la tête, pensive.
— Elle porte certainement un châle, ajouta Elinborg. Je
pourrais vous le montrer, mais je ne l’ai pas emporté avec moi.
— Un châle ? répéta la jeune femme. Et Johanna n’a
pas pu vous aider ?
— Elle m’a dit qu’elle allait s’en occuper.
— Je n’ai vendu qu’une seule terre cuite à tandoori cet
automne. Et ce n’était pas à une fille qui portait un châle, mais à un homme.
— Et parmi vos clients réguliers, vous ne vous
souviendriez pas d’une jeune brune qui en aurait aussi acheté ? Une femme
qui s’intéresserait à la cuisine indienne ou orientale, à des plats épicés de
manière exotique, et qui aurait peut-être même voyagé en Extrême-Orient ?
La vendeuse secoua la tête.
— Je serais pourtant heureuse de pouvoir vous aider,
observa-t-elle.
— Oui, je suppose. L’homme qui vous a acheté ce plat en
terre cuite, est-il venu seul, vous rappelez-vous ce détail ?
— Oui. Aucune femme ne l’accompagnait. Je me souviens
de lui parce que je l’ai aidé à porter ses paquets jusqu’à sa voiture.
— Ah bon ?
— Oui, il ne voulait pas me déranger, mais je lui ai
dit que cela ne posait aucun problème.
— Il avait besoin de votre aide ?
— Il boitait, répondit la jeune femme. Il avait une
jambe plutôt bizarre. Il était vraiment adorable. Il m’a remerciée je ne sais
combien de fois.
19
Elinborg avait l’impression que ces gens s’étaient fait une
place au soleil. Elle savait que l’homme, économiste de formation, était
directeur de cabinet au ministère de l’Agriculture et que sa femme travaillait
dans une banque. Ils habitaient un pavillon dans un quartier chic. À
l’intérieur, on découvrait un salon en cuir, une table de salle à manger en
chêne, une cuisine aménagée récente, du parquet sur le sol, deux belles
peintures à l’huile et des dessins accrochés aux murs. Un peu partout étaient
disposées des photos de famille qui montraient le couple à des âges divers et
leurs trois enfants, depuis le jour de leur naissance jusqu’à celui de leur
baccalauréat. Tout cela avait brièvement défilé devant ses yeux quand l’homme
l’avait invitée à entrer. Ils s’étaient installés au salon.
Elle avait choisi de venir seule afin de ne pas le mettre
mal à l’aise s’il était bien celui qu’elle recherchait. L’aide de Johanna dans
la boutique de produits orientaux avait retrouvé le reçu de carte bancaire
correspondant au plat en terre cuite qu’elle lui avait vendu à la fin de l’été.
Il l’avait signé d’une belle écriture, nette et lisible qui n’avait rien d’un
gribouillis. Certains se contentaient de tracer leurs initiales, d’une manière
parfois indéchiffrable. La signature de cet homme était soignée, mesurée,
rassurante.
Elinborg l’avait contacté par téléphone et ils avaient convenu
d’un rendez-vous. Elle avait d’abord appelé deux personnes qui portaient
exactement le même nom que lui et qui n’avaient pas du tout compris pourquoi
ils recevaient un coup de fil de la police. Puis, elle était tombée sur le bon.
Il lui avait demandé si elle souhaitait qu’il passe la voir au commissariat,
mais elle avait préféré le rencontrer chez lui. Elle avait cru percevoir un
certain soulagement de sa part, même au téléphone. Elle lui avait expliqué être
à la recherche d’un témoin en relation avec le meurtre de Thingholt.
— Un homme a été aperçu, il portait une attelle autour
d’une de ses jambes comme s’il souffrait d’un handicap ou d’une fracture,
avait-elle dit.
— Ah bon ?
— Oui, l’une de ses jambes avait une attelle. Nous
essayons de le retrouver depuis quelques jours et nous nous demandons s’il est
possible qu’il s’agisse de vous.
Il y avait eu un silence à l’autre bout de la ligne. Puis
son correspondant avait reconnu que cela lui disait quelque chose, il était
effectivement passé dans le quartier de Thingholt à ce moment-là.
— Que… En quoi puis-je vous être utile ?
Il semblait incertain de la manière dont il devait
s’adresser à la police, n’en ayant jamais fait l’expérience.
— Nous nous efforçons de trouver des témoins, ils sont
très peu nombreux, avait expliqué Elinborg. Je souhaitais seulement voir avec
vous si vous aviez remarqué quelque chose de suspect ou d’inhabituel quand vous
avez traversé le quartier.
— Cela va de soi, avait poliment répondu l’homme, mais
je ne suis pas sûr de pouvoir vous être très utile.
— Non, je comprends. Enfin, nous verrons bien, avait
répondu Elinborg.
Et maintenant, ils étaient installés dans son salon. Son
épouse n’était pas encore rentrée du travail et les enfants avaient quitté le
foyer familial, confia-t-il à Elinborg sans qu’elle lui pose la moindre
question.
— Il s’agit d’une simple vérification, j’espère que
vous nous excuserez pour le dérangement, plaida Elinborg.
— Vous m’avez dit que les témoins étaient très peu
nombreux, répondit l’homme, prénommé Konrad.
Il avait une bonne soixantaine d’années. Il était plutôt
petit, mais bien charpenté. Ses cheveux drus et coupés court commençaient à
grisonner sérieusement, il avait un visage carré, marqué de rides d’expression,
des épaules larges et des mains imposantes. Il se déplaçait lentement à cause
de l’attelle qu’il portait à une jambe. Elinborg pensa aux divagations de
Petrina. La tige d’acier qu’elle avait aperçue aurait tout aussi bien pu
ressembler à une antenne depuis sa fenêtre bombardée d’ondes. Konrad portait un
confortable pantalon de jogging au bas duquel la fermeture éclair ouverte
laissait apparaître l’appareillage à chacun de ses pas.
— Avez-vous essayé de me contacter au bureau ?
s’enquit-il.
— Non, je n’ai appelé qu’ici, répondit Elinborg.
— C’est aussi bien, je trimballe une espèce de crève
depuis quelque temps. Alors, vous avez eu du fil à retordre pour me
trouver ?
— Eh oui, convint Elinborg. Un homme a été aperçu non
loin de la scène de crime. Il portait une attelle et nous avons pensé qu’il
souffrait peut-être d’une infirmité. Nous avons donc contacté un médecin
orthopédiste qui nous a parlé de poliomyélite et de la clinique des maladies
contagieuses de Farsott. Ensuite, on nous a communiqué une liste de noms où
figurait le vôtre.
Elinborg préférait pour l’instant s’abstenir le mentionner
le tandoori.
— J’ai séjourné à Farsott, c’est vrai. J’ai contracté
cette maladie lors de la dernière épidémie qui a sévi chez nous en 1955 et elle
m’a pris cela, observa Konrad en tapotant son attelle. Je n’ai jamais vraiment
récupéré de forces dans cette jambe-là depuis. Mais bon, vous savez tout cela
puisque vous connaissez l’existence de Farsott.
— Il s’en est fallu de peu, observa Elinborg. Ils ont
commencé à vacciner l’année suivante.
— En effet.
— Vous êtes donc resté dans cet établissement un
certain temps ?
Elinborg avait l’impression que son interlocuteur n’était
pas tout à fait à l’aise.
— Oui, un certain temps.
— Il y a plus amusant pour un jeune garçon.
— Oui, répondit posément Konrad. C’est une rude épreuve
d’être confronté à cette maladie. C’est très dur, mais vous n’êtes pas venue
jusqu’ici pour parler de ça.
— Il va de soi que, comme tout le monde, vous savez ce
qui est arrivé dans le quartier de Thingholt. Nous essayons de rassembler des
informations par tous les moyens. Vous y êtes passé ce soir-là, n’est-ce
pas ?
— Oui, mais ce n’était pas aux abords immédiats de la
maison qu’on a vue en photo aux nouvelles. Je m’étais garé dans le quartier un
peu plus tôt dans la soirée et je ne voulais pas stationner à cet endroit pour
la nuit. C’était samedi soir. Avec mon épouse, nous avions décidé de sortir un
peu nous distraire. Ensuite, je suis allé récupérer ma voiture pendant que ma
femme m’attendait. J’avais peut-être un peu bu. Nous avions fait quelques bars
et d’autres boîtes. Je sais bien qu’il est interdit de conduire dans cet état,
mais je ne pouvais pas me résoudre à laisser ma voiture.
— Cela fait un petit bout de chemin si on se gare dans
le quartier de Thingholt pour descendre en ville, vous ne trouvez pas ?
— L’important c’est surtout de se préserver des actes
de vandalisme. Le centre-ville est parfois, comment dire, un peu difficile
voire sauvage en la matière. On pourrait croire que tout ce qui reste immobile
assez longtemps fini par être endommagé.
— C’est vrai, ce ne sont pas les imbéciles qui
manquent, convint Elinborg. Donc, vous étiez sortis vous amuser ?
— Je suppose qu’on peut dire ça.
— Puis, vous êtes retourné chercher votre
voiture ?
— Oui.
— Votre femme n’a pas voulu s’en occuper ? Étant
donné l’état de votre jambe ?
— Elle… Elle avait bu plus d’alcool que moi, répondit
Konrad avec un sourire. Je pensais qu’il était plus sûr d’y aller moi-même.
N’allez pas vous imaginer que c’est le genre de choses que nous faisons tous
les week-ends. D’ailleurs, nous n’étions pas garés si loin que ça et nous
sommes restés dans les rues Laugavegur et Bankastraeti.
— Mais vous êtes allé la chercher tout seul ?
— Oui. Et quelqu’un m’a vu lui courir derrière avec ma
patte folle, n’est-ce pas ?
Konrad sourit comme s’il avait dit quelque chose de drôle.
Elinborg se fit la réflexion que c’était un homme extrêmement souriant. Elle se
demanda si c’était une façade illusoire et si elle ne devait pas lui parler de
la boutique de produits orientaux, de la terre cuite à tandoori ainsi que du
châle trouvé chez Runolfur, et qui fleurait si bon la cuisine indienne. Elle
décida d’attendre encore un peu. Les interrogatoires n’étaient pas sa tasse de
thé. Cela l’ennuyait de voir les gens s’enferrer dans un tissu de mensonges.
Elle était persuadée que la majeure partie de ce que cet homme lui avait
raconté jusque-là était une comédie parfaitement répétée et qu’elle allait
devoir user de ruse si elle avait l’intention de l’amener à dire ce que,
justement, il voulait se garder de raconter. En lui posant des questions
anodines et périphériques, elle le déstabiliserait et il finirait peut-être par
laisser échapper des choses qui l’aideraient à mieux comprendre cette affaire.
Dans ce sens, elle considérait la méthode de l’interrogatoire comme proche du
jeu de la dame de Hambourg[6],
très prisé des enfants. Si son intuition ne la trompait pas, cet homme savait
tout comme elle qu’il devait faire attention à ne pas dire certaines choses et
que, plus le jeu avancerait, plus il lui serait difficile de rester concentré.
— Eh oui, le monde est petit, observa Elinborg sans
réellement lui répondre. Vous n’avez pas jugé bon de vous manifester auprès de
nos services étant donné que vous étiez dans les parages la nuit du
meurtre ?
— Cela ne m’est simplement pas venu à l’esprit,
répondit Konrad. Je n’aurais pas hésité si j’avais pensé pouvoir vous être de
quelque secours, mais je crains hélas que ce ne soit pas le cas.
— Donc, vous êtes tranquillement allé reprendre votre
véhicule ?
— Oui, enfin, plus ou moins. J’ignore ce qu’a vu votre
homme, il serait instructif de le savoir. J’essayais de me dépêcher à cause de
ma femme. Elle m’a téléphoné alors que j’étais en chemin.
— Donc vous discutiez avec elle au téléphone ?
— Oui, je lui parlais. Y a-t-il quelque chose de précis
que vous aimeriez savoir à ce sujet, des questions que vous souhaiteriez me
poser ? Je n’imaginais pas que je prendrais une telle importance dans
cette histoire.
— Veuillez m’excuser, plaida Elinborg. Nous essayons
autant que possible de vérifier la fiabilité de nos témoins. Cela fait partie
du jeu.
— Je le comprends parfaitement, répondit Konrad.
— Et rappelez-vous que tout a son importance, même les
détails les plus insignifiants. Vers quelle heure êtes-vous passé là-bas ?
— Je ne l’ai pas vraiment noté avec précision, mais il
devait être environ deux heures du matin quand nous sommes rentrés à la maison.
— Avez-vous remarqué la présence d’autres personnes
dans les parages, des gens que nous pourrions retrouver ?
— Je ne peux pas dire. Je n’ai vu personne. D’abord, un
certain nombre de rues ne sont pas très bien éclairées et ensuite, je n’étais
pas garé à proximité de la maison du meurtre. Ma voiture stationnait même à une
certaine distance, pour tout vous dire.
— Dans le cadre de cette enquête, nous sommes à la
recherche d’une jeune femme.
— Oui, j’ai lu cela dans les journaux.
— Vous n’avez aperçu aucune jeune femme dans le
quartier ?
— Aucune.
— Même accompagnée d’un homme ?
— Non plus.
— Nous supposons qu’elle était seule. Nous ne sommes
pas tout à fait certains de l’heure du décès, mais l’agression a dû être
commise aux alentours de deux heures du matin.
— Tout ce que j’ai vu c’était cette rue calme sur
laquelle j’avançais à vive allure. Malheureusement, je n’ai rien remarqué de
particulier. J’aurais un peu mieux ouvert l’œil si j’avais su que je
deviendrais témoin dans cette affaire.
— À quel endroit de la rue votre voiture se trouvait-elle
exactement ?
— Eh bien, elle n’était pas dans cette rue-là, je l’ai
prise parce que c’était un raccourci. Elle était garée un peu plus haut. Voilà
pourquoi ce que je pourrai vous dire ne vous apportera pas grand-chose :
je ne suis à aucun moment passé par l’endroit où le crime a été commis.
— Avez-vous entendu des bruits dans les parages,
quelque chose qui vous aurait semblé suspect ?
— Non, je ne peux pas dire.
— Ce sont vos enfants ? demanda Elinborg,
changeant brusquement de conversation. Trois photos de bacheliers frais émoulus
trônaient sur un petit guéridon. Deux adolescents et une jeune fille souriaient
à l’appareil.
— Oui, ce sont mes fils et ma fille, confirma Konrad
comme s’il était soulagé de voir la discussion s’orienter vers un autre sujet.
Elle est la benjamine. Elle est toujours en compétition avec ses frères. L’aîné
est en médecine et le cadet a choisi l’économie, comme moi ; quant à elle,
elle est dans une école d’ingénieurs.
— Un médecin, un économiste et un ingénieur ?
— Oui, ce sont de braves petits.
— Pour ma part, j’ai quatre enfants, dont un garçon en
section commerciale, précisa Elinborg.
— La petite dans une école d’ingénieurs à l’université.
Notre médecin achève sa spécialisation à San Francisco. Il rentre au pays l’an
prochain et il sera cardiologue.
— À San Francisco ? renvoya Elinborg.
— Il est là-bas depuis trois ans, il s’y plaît
énormément. Nous…
Konrad s’interrompit brusquement.
— Oui ? encouragea Elinborg.
— Non, rien du tout.
Elinborg afficha un sourire.
— Tout le monde affirme que San Francisco est une ville
superbe, je n’y suis, hélas, jamais allée, reprit-elle.
— Et c’est vrai, confirma Konrad. C’est un lieu
vraiment fascinant.
— Et votre fille ?
— Comment ça, ma fille ?
— Elle y est allée avec vous ? demanda Elinborg.
— Oui, elle nous a accompagnés lors de notre second
voyage, répondit Konrad. Elle est venue avec nous et elle est tombée amoureuse
de cette ville, tout comme nous.
Elinborg sortait de chez Konrad et s’installait au volant de
sa voiture quand son portable se mit à sonner. C’était Sigurdur Oli.
— Tu avais raison, annonça-t-il.
— Runolfur est passé chez elle ? interrogea
Elinborg.
— D’après cette liste, il s’est rendu à son domicile il
y a environ deux mois. Deux jours de suite.
20
Elinborg ne voyait aucune raison de céder à la
précipitation. Elle laissa passer la soirée et la nuit avant de demander une
nouvelle entrevue à Konrad. C’était lui qui avait répondu au téléphone et il
lui avait dit qu’elle pouvait sans problème passer aux alentours de midi. Il
n’avait pas prévu de s’absenter. Il avait cherché à savoir pour quelle raison
elle souhaitait le revoir, mais elle s’était contentée de lui répondre qu’elle
avait encore quelques petites questions à lui poser. Konrad lui avait semblé
très détendu au téléphone. Elle avait eu l’impression qu’il devinait ce qui
n’allait pas manquer de se produire.
Elle ne lui avait pas dit qu’elle avait mis en place un
dispositif de surveillance afin que ni lui ni aucun membre de sa famille proche
ne puissent quitter le pays. Elle ne considérait pas la chose comme
spécialement nécessaire, mais ne voulait pas que la situation lui échappe à
cause d’une banale négligence. Elle s’était également arrangée pour qu’Edvard
soit arrêté à la frontière au cas où il aurait tenté de quitter l’Islande.
Elle resta longtemps allongée sans trouver le sommeil après
sa conversation avec son fils Valthor. Elinborg était allée le voir dans sa
chambre dès son retour à la maison. Teddi était endormi, de même que Theodora
et Aron. Comme à son habitude, Valthor était assis devant son ordinateur avec
la télévision allumée. Il ne lui avait rien répondu quand elle lui avait
demandé de discuter un moment avec lui.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, mon petit ?
l’avait-elle interrogé.
— Non, avait-il répondu d’un ton sec.
Elle n’était pas vraiment en forme après sa longue journée.
Elle savait que Valthor était un bon garçon, qu’il lui avait longtemps été très
attaché, même si ces années d’adolescence avaient fait naître en lui cette
terrible opposition et ce besoin d’indépendance dont elle faisait
principalement les frais.
Au bout de quelques tentatives pour établir le contact avec
son fils, elle avait fini par éteindre la télévision.
Valthor avait alors consenti à cesser ses activités.
— Je souhaiterais que nous ayons une petite discussion,
avait annoncé Elinborg. Au fait, j’aimerais bien que tu m’expliques comment tu
peux en même temps surfer sur le Net et regarder la télé ?
— C’est très facile, avait-il répondu. Comment avance
l’enquête ?
— Plutôt bien. Je préférerais que tu t’abstiennes de
publier des choses me concernant sur ton blog. Je ne veux pas que tu racontes
notre vie privée, la vie privée de cette famille.
— Dans ce cas, tu n’as qu’à pas le lire, avait répondu
Valthor.
— Ces réflexions sont sur Internet que je les lise ou
non. Et cela inquiète également Theodora. Valthor, ton blog est beaucoup trop
intime. Tu y racontes certains détails qui ne regardent personne. Pourquoi
fais-tu ça ? Pourquoi nous exposes-tu comme ça ? Et qui sont ces
filles dont tu parles constamment ? Crois-tu qu’elles seront ravies de
lire ce que tu dis sur elles ?
— Enfin, avait objecté Valthor. Tu ne comprends pas.
Tout le monde le fait. Cela n’a rien de gênant. Personne ne trouve que ça pose
un problème, c’est marrant, point, personne ne prend ces trucs-là au sérieux.
— Tu pourrais écrire sur bien d’autres sujets.
— J’envisage de déménager, avait-il alors annoncé,
changeant brusquement de conversation.
— De déménager ?
— On voudrait louer un appart tous les deux avec Kiddi.
Je viens d’en parler à papa.
— Et de quoi vivras-tu ?
— Je vais travailler et suivre les cours en même temps.
— Cela ne risque-t-il pas de nuire à tes études ?
— Je m’arrangerai pour que ce ne soit pas le cas. Je
sais que je trouverai un travail en moins de deux. Birkir a bien déménagé et
même… jusqu’en Suède.
— Tu n’es pas Birkir.
— Exact !
— Comment ça, exact ?
— Ah, laisse tomber. Tu n’as aucune envie d’entendre
ça.
— Quoi donc ?
— Rien du tout.
— J’ai dit à Birkir que s’il voulait voir son père,
cela ne posait évidemment aucun problème. Mais cela m’a semblé bizarre quand
j’ai tout à coup compris qu’il voulait aller habiter avec lui. Qui plus est en
Suède ! Je croyais que nous étions sa famille. Il ne partageait
manifestement pas mon opinion. Nous nous sommes un peu disputés, je te
l’accorde, mais ne me mets pas toute la responsabilité sur le dos. Ni sur celui
de ton père, d’ailleurs. Birkir a fait son choix, c’est tout.
— Tu l’as foutu à la porte !
— C’est entièrement faux.
— C’est lui qui me l’a dit. Et il a pratiquement rompu
le contact. C’est tout juste s’il nous donne quelques nouvelles. Il ne te parle
plus. Tu trouves ça normal ?
— Birkir était à un âge difficile quand il est parti.
Exactement comme toi en ce moment. Serais-tu en train de me dire que tout est
ma faute ? J’espère qu’il a pris un peu de plomb dans la tête en
grandissant.
— Il m’a expliqué qu’il n’avait jamais eu l’impression
de faire vraiment partie de la fratrie.
Elinborg était restée un instant sans voix.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Il le sentait parfaitement.
— Il sentait quoi ?
— Que tu ne le traitais pas comme nous. Il avait
toujours l’impression de gêner, d’être comme un étranger dans sa propre maison.
— Birkir t’a raconté ça ?! Il ne me l’a jamais dit
à moi !
— Tu crois vraiment qu’il aurait osé te sortir un truc
pareil ? Il me l’a avoué quand il a déménagé, en m’interdisant de te le
répéter.
— C’est le fruit de son imagination. Il n’a pas le
droit de parler comme ça.
— Il a le droit de dire ce qu’il veut.
— Valthor, tu sais très bien que Birkir a toujours fait
partie de cette famille. Je conçois que cela n’ait pas été facile pour lui de
perdre sa mère, cela n’a pas été facile non plus de venir vivre avec son oncle
et avec moi alors qu’il ne me connaissait pas du tout. Ensuite, vous êtes
arrivés, toi, ton frère et ta sœur. Je me suis toujours efforcée de comprendre
sa situation et de m’arranger pour qu’il se sente bien. Nous n’avons jamais
fait la moindre différence entre lui et vous, il était l’un de nos enfants. Tu
ne t’imagines pas à quel point cela me blesse qu’il ait pu dire ça.
— Je voudrais qu’il ne soit jamais parti, avait conclu
Valthor.
— Moi aussi ! avait convenu Elinborg.
Elle regarda le réveil. 2 h 47.
Elle reprit le compte à rebours : 9 999,
9 998…
Elle avait réellement besoin de sommeil.
Konrad l’avait invitée au salon tout comme la veille. Il
avançait en boitillant devant elle et semblait très calme, très posé. Elle
était venue seule, ne s’attendant pas à voir surgir la moindre difficulté. Elle
s’était attardée un moment au bureau quand les résultats des tests ADN
pratiqués sur les cheveux trouvés dans le châle et dans le lit de Runolfur lui
étaient parvenus.
— Je croyais pourtant vous avoir raconté tout ce que je
savais hier, observa Konrad une fois qu’ils se furent installés.
— On nous communique constamment de nouveaux éléments,
répondit Elinborg. Je me suis demandé si vous me permettriez de commencer par
vous parler d’un homme…
— Vous prendrez bien un café ?
— Non, merci.
— Vous êtes sûre ?
— Oui. Je voudrais vous parler de l’homme qui a été
assassiné dans le quartier de Thingholt, reprit-elle.
Konrad hocha la tête. Il posa sa jambe malade sur un
repose-pied et écouta ce qu’elle avait à lui dire.
Elle lui fit un exposé des informations que détenait la
police. Runolfur était né il y avait environ trente ans de cela dans un petit
village de pêcheurs en province. Sa mère, toujours en vie, habitait encore
là-bas et son père était décédé accidentellement. Le village était à l’agonie.
La jeune génération partait et Runolfur l’avait quitté à la première occasion.
Il n’entretenait avec sa mère que peu de relations. Cette femme semblait avoir
une sacrée force de caractère et l’avait élevé avec une discipline de
fer : c’était tout juste s’il daignait lui rendre visite quand il passait
dans les parages. Il s’était installé à Reykjavik, avait entrepris des études
qui lui plaisaient, les avait menées à terme puis avait commencé à travailler
comme technicien en téléphonie. Il n’avait pas fondé de famille, pas eu
d’enfants et ne s’était pas marié non plus. Il semblait qu’il n’ait connu de
femmes que par le biais de rencontres d’un soir. Il louait un appartement et ne
restait jamais très longtemps à la même adresse, semblait-il. Sa profession
impliquait un contact permanent avec la clientèle, qu’il s’agisse de
particuliers ou d’entreprises et partout, il était très apprécié, on le
décrivait comme travailleur et fiable. Il semblait se passionner pour les
super-héros de bandes dessinées et de films ; on ne lui connaissait pas
vraiment d’autres centres d’intérêt.
Konrad l’écoutait en silence. Elle se demandait s’il
comprenait où elle voulait en venir en lui racontant tous ces détails. Il
aurait fort bien pu objecter : en quoi cela me concerne-t-il ? Mais
il s’en abstenait. Il se taisait et l’écoutait d’un air grave tandis qu’elle
continuait à lui parler de Runolfur.
— Nous pensons, nous disposons d’ailleurs d’un exemple,
que ce technicien repérait des femmes chez lesquelles il se rendait dans le
cadre de son travail et qu’il s’arrangeait ensuite pour les croiser dans divers
bars et lieux de distraction. Elles avaient pour points communs d’être jeunes,
célibataires et brunes. Peut-être arrivait-il aussi qu’il les croise par
hasard, mais nous pensons qu’il parvenait à découvrir les endroits où les
intéressées allaient le plus souvent s’amuser, comme dans le cas relevé par nos
services.
Runolfur s’était procuré un médicament qui porte le nom de
Rohypnol, également connu comme drogue du viol, et il en avait sur lui au
moment où il avait été agressé, plus précisément égorgé à l’aide d’un couteau
acéré. On avait découvert ce produit dans sa poche. La police avait une idée
assez précise de la manière dont il était parvenu à l’obtenir. Il était très
probable que Runolfur ait été en compagnie d’une jeune femme brune au moment de
son décès. Celle-ci avait oublié son châle chez lui.
Les conclusions des tests ADN qu’attendait la police étaient
arrivées plus tôt dans la matinée. Elles montraient une correspondance entre
les cheveux trouvés dans le lit de Runolfur et ceux sur ce châle.
— Je l’ai apporté, poursuivit Elinborg en ouvrant son
sac d’où elle sortit le tissu pour le déplier. C’est une merveille. Il s’en
dégageait une forte odeur qui a maintenant tout à fait disparu. Une odeur de
cuisine indienne. De tandoori.
Konrad ne disait pas un mot.
— Nous pensons savoir qu’une jeune femme se trouvait à
son domicile au moment où il a été tué. Nous croyons qu’il l’a connue dans les
mêmes conditions que d’autres qu’il a pu croiser « par hasard » dans
divers bars et discothèques. Il serait venu chez elle pour installer une ligne
téléphonique, la télévision par câble, la fibre optique ou encore pour réparer
une connexion Internet, enfin bref, l’une de ces tâches dont s’occupent les
techniciens en téléphonie. Probablement est-il repassé quelque temps plus tard
prétextant qu’il avait oublié un objet très banal comme un tournevis ou une
lampe de poche. C’était un homme d’une compagnie très agréable, d’apparence
soignée et il lui était facile d’engager la conversation avec de parfaits
inconnus comme cette jeune femme. En outre, il n’y avait entre eux qu’une
petite différence d’âge. Ils ont discuté de tout et de rien. Il a orienté la
conversation de manière à ce qu’elle lui donne des informations bien précises.
Elle lui a parlé des endroits où elle sortait s’amuser. Il a également compris
que cette jeune femme n’était pas en couple, qu’elle vivait seule et qu’elle
étudiait à l’université. Ainsi, il lui serait plus facile d’établir le contact
avec elle quand il la croiserait dans le bar où elle se rendait régulièrement.
On pouvait presque dire qu’ils se connaissaient.
— Je ne comprends pas bien pourquoi vous me racontez
toute cette histoire, observa Konrad. Je ne vois pas en quoi elle me concerne.
— En effet, convint Elinborg. Je comprends
parfaitement, mais j’ai quand même envie de vous soumettre tout cela. Il se
trouve que nous disposons de divers petits indices sur lesquels j’aimerais
avoir votre opinion. Runolfur s’est arrangé pour que cette femme le suive. Il
avait ce produit dans sa poche et il est très probable qu’il l’ait versé dans
son verre alors qu’ils étaient encore au bar. On peut aussi imaginer qu’il ne
l’a fait qu’une fois tous les deux arrivés chez lui.
Elinborg regarda la photo qu’elle avait longuement observée
la veille, et où l’on voyait la fille de Konrad coiffée de sa casquette de
bachelière.
— Nous ignorons ce qui s’est passé au domicile de cet
homme, poursuivit-elle. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’il a été
assassiné et que la jeune femme qui était avec lui a disparu de l’appartement.
— Je comprends, observa Konrad.
— Est-ce que tout cela vous dit quelque chose ?
— Comme je vous l’ai déjà précisé, je n’ai rien
remarqué de particulier en traversant ce quartier. J’en suis désolé.
— Quel âge a votre fille ?
— Vingt-huit ans.
— Elle vit seule ?
— Elle loue un appartement pas très loin de
l’université. Pourquoi me posez-vous ces questions sur elle ?
— Elle est amatrice de cuisine indienne ?
— Il y a tant de choses qui l’intéressent, éluda
Konrad.
— Est-ce que vous reconnaissez ce châle ?
interrogea Elinborg. Vous pouvez le toucher, si vous voulez.
— C’est inutile, je ne l’ai jamais vu.
— Il s’en dégageait une très forte odeur que j’ai
immédiatement reconnue, celle du tandoori. Il se trouve que je suis amatrice de
cuisine orientale. Je possède même un de ces plats en terre cuite, je m’en sers
beaucoup, je ne pourrais pas m’en passer. Votre fille en posséderait-elle
un ?
— Je l’ignore.
— Nous savons pourtant que vous en avez acheté un au
début de l’automne. Je peux vous montrer la facture, si vous voulez. Il était
donc destiné à votre usage personnel ?
— Vous m’avez placé sous un microscope ?
interrogea Konrad.
— Je dois savoir ce qui s’est passé chez Runolfur quand
il a été assassiné, répondit Elinborg. Si vous pouvez me le dire, alors vous
êtes l’homme que je recherche.
Konrad regarda la photo de sa fille.
— Peu de gens le savent, mais Runolfur portait un
t-shirt quand on l’a égorgé, reprit-elle. Nous pensons qu’il appartenait à une
femme ; personnellement, je suis convaincue que c’était celui de votre
fille. Vous m’avez avoué qu’elle vous avait accompagnés lors de votre second
voyage à San Francisco. Je dirais qu’elle l’a acheté à ce moment-là. Ce t-shirt
porte une inscription : le nom de la ville.
Konrad ne quittait pas la photo des yeux.
— Vous avez été vu dans le quartier, poursuivit-elle.
Vous étiez extrêmement pressé et vous parliez au téléphone. Je crois que vous
avez eu le temps de lui porter secours. D’une manière ou d’une autre, elle est
parvenue à vous joindre et à vous communiquer l’adresse. Quand vous avez vu la
situation, quand vous avez compris ce qui se passait, quand vous avez vu votre
fille, vous avez perdu votre sang-froid, vous avez attrapé le couteau…
Konrad secouait la tête.
— … que vous aviez emporté avec vous et vous avez bondi
sur Runolfur.
Konrad regardait fixement Elinborg, droit dans les yeux.
— Runolfur s’est-il rendu chez votre fille par deux
fois il y a environ deux mois ? interrogea-t-elle.
Il ne lui répondit rien.
— Nous avons une liste des tâches dont il s’est
acquitté en tant que technicien. Elle nous donne le détail de ses visites dans
les entreprises et chez les particuliers. Nous y avons découvert qu’il est
passé deux fois en peu de temps chez une certaine Nina Konradsdottir. Je
suppose qu’il s’agit de votre fille.
— Je ne saurais dire en détail qui rend visite à ma
fille.
Elinborg avait l’impression qu’il avait perdu de son
assurance en entendant sa réponse.
— Peut-être vous a-t-elle parlé de lui ?
Konrad quitta des yeux la photo et dévisagea longuement
Elinborg.
— Qu’essayez-vous exactement d’insinuer ?
— Que vous avez assassiné Runolfur, répondit-elle à
voix basse.
Konrad était assis, silencieux, et la fixait comme s’il
réfléchissait à ce qu’il devait lui répondre, aux mots qu’il lui fallait
prononcer pour qu’Elinborg reparte satisfaite de chez lui afin que le problème
soit réglé une bonne fois pour toutes et que plus jamais personne ne vienne lui
poser aucune question embarrassante. Mais les mots ne venaient pas. Il ignorait
ce qu’il devait dire. Les secondes s’écoulaient et son visage indiqua bientôt
qu’il abandonnait la lutte, avouant son impuissance en un douloureux
soupir :
— Je… Je ne peux pas.
— Je sais que cela doit être très difficile.
— Vous ne comprenez pas, répondit-il. Vous ne pouvez
pas comprendre à quel point c’est affreux, à quel point tout cela a été un
cauchemar pour nous tous. Et je vous interdis d’essayer de le comprendre.
— Je ne voulais pas…
— Vous ne savez pas ce que c’était. Vous ignorez ce qui
s’est passé. Vous ne pouvez pas vous imaginer…
— Dans ce cas, racontez-moi.
— Il a eu ce qu’il voulait. Voilà ce qui est arrivé. Il
l’a violée ! Il a violé ma fille !
Konrad inspira profondément, au bord des larmes. Il évitait
maintenant de regarder Elinborg dans les yeux. Il tendit le bras vers la photo
de sa fille, la garda entre ses mains et se concentra sur son visage, ses
cheveux bruns, ses jolis yeux marron et l’expression heureuse qu’elle avait eue
en cette journée ensoleillée.
Puis il soupira lourdement.
— Je voudrais tellement que ce soit moi qui l’aie tué.
21
Jamais le coup de téléphone que lui avait passé sa fille
cette nuit-là ne s’effacerait de son souvenir. Il avait vu son nom s’afficher
sur l’écran. Nina. Accompagné de trois petits cœurs. Son portable était posé
sur sa table de nuit et il avait répondu dès la première sonnerie.
Il avait sursauté quand il avait remarqué l’heure.
Il s’était empli de terreur en entendant l’angoisse palpable
qui teintait la voix de sa fille.
— Mon Dieu, mon Dieu, soupira-t-il en levant les yeux
vers Elinborg. Il tenait encore la photo entre ses mains. Je… Je n’ai jamais
entendu un cri aussi déchirant de toute ma vie.
Ils ne s’inquiétaient pas beaucoup pour elle. En tout cas,
plus vraiment. Quand elle avait été plus jeune et qu’ils la savaient occupée à
traîner en ville avec ses amis, ils étaient toujours sur le qui-vive. De même
lorsqu’elle avait quitté le foyer familial pour louer un appartement. Ce qu’on
entendait sur les agressions sauvages en centre-ville, sur la violence
grandissante liée à l’usage de drogues et sur les viols ne contribuaient pas à
calmer leurs angoisses et ils lui répétaient constamment d’avoir son portable
sur elle au cas où quelque chose arriverait. Elle devait immédiatement appeler
à la maison. Ils avaient d’ailleurs eu pour ses frères le même genre
d’inquiétudes lorsque ces derniers avaient commencé à sortir le week-end.
Rien de bien grave ne leur était arrivé jusque-là. Un
portefeuille leur avait été volé lors d’un voyage au soleil. Deux ans plus tôt,
le fils cadet avait eu un accident de la circulation et s’était trouvé dans son
tort. Ils avaient mené l’existence paisible à laquelle ils aspiraient, toujours
soigné leur réputation, s’étaient comportés avec respect et bienveillance
envers autrui. Sa femme et lui s’entendaient bien, ils avaient de nombreux amis
et aimaient à voyager, aussi bien en Islande qu’à l’étranger.
Leur courage et leur persévérance leur avaient permis de
réussir plutôt bien dans la vie et ils étaient fiers de ce qu’ils avaient,
fiers de leurs enfants. Leurs deux fils étaient en couple. L’aîné s’était marié
à San Francisco avec une Américaine qui étudiait la médecine, tout comme lui,
et avec laquelle il avait eu un enfant, une petite fille, baptisée du prénom de
sa grand-mère islandaise. Le cadet avait emménagé deux ans plus tôt avec une
femme qui travaillait au service entreprises d’une grande banque. Nina, elle,
n’était pas pressée. Elle avait vécu avec un jeune informaticien pendant un an,
mais après cette expérience, elle était restée célibataire.
— Elle a toujours eu tendance à rester en retrait et à
se contenter de peu, précisa Konrad tout en reposant la photo sur le guéridon.
Elle n’a jamais posé de problèmes et, même si elle a beaucoup d’amis, je crois
que c’est lorsqu’elle est seule qu’elle se sent le mieux. C’est simplement sa
personnalité. Elle n’a jamais fait de mal à une mouche.
— Cela, les violeurs ne le demandent pas, observa
Elinborg.
— Non, convint Konrad, je suppose qu’ils s’en fichent
complètement.
— Que vous a-t-elle dit quand elle vous a appelé ?
— C’était complètement incompréhensible. Un hurlement
d’angoisse qu’elle tentait d’étouffer. C’était un mélange de pleurs et de peur
panique qui m’a terrifié. Elle ne parvenait pas à articuler un mot. Je savais
que c’était elle car son nom était apparu sur l’écran de mon portable. En fait,
j’ai d’abord cru que quelqu’un lui avait volé le sien. Je ne reconnaissais même
pas le son de sa voix. Puis je l’ai entendue dire : « papa » et
là, j’ai compris qu’une chose affreuse avait dû lui arriver. Une chose horrible
et indescriptible avait dû lui arriver.
— Papa… avait-il entendu entre deux lourds sanglots.
— Calme-toi, avait-il répondu. Essaie de te calmer, ma
chérie.
— Papa, pleurait sa fille… tu peux venir ? Il
faut… Il faut que… que tu viennes…
Sa voix s’était brisée. Il avait entendu sa fille pousser un
hurlement au téléphone. Il s’était levé et avait traversé le couloir pour aller
au salon. Sa femme l’avait suivi avec l’air inquiet.
— Que se passe-t-il ? s’était-elle alarmée.
— C’est Nina, avait-il répondu. Tu es là, ma
chérie ? Nina ? Dis-moi à quel endroit tu te trouves. Tu peux me le
dire ? Tu peux m’expliquer où tu es, comme ça je viendrai te chercher.
Il n’entendait rien que les pleurs de sa fille.
— Nina ! Dis-moi où tu es !
— Je suis… chez… chez lui.
— Chez qui ?
— Papa, il faut… il faut que… que tu viennes. Tu ne
dois… tu ne dois pas appeler la police.
— Où es-tu ? Tu es blessée ? Tu as eu un
accident ?
— Je… je ne sais pas… ce que j’ai fait. Papa, c’est
horrible… Ce… c’est horrible. Papa !
— Nina, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Que s’est-il
passé ? Tu as eu un accident de voiture ?
Sa fille s’était remise à sangloter et il n’entendait rien
d’autre que cette plainte angoissée qu’elle tentait d’étouffer.
— Parle-moi, ma petite. Dis-moi à quel endroit tu es.
Tu peux me dire ça ? Explique-moi où tu es et je viendrai te chercher tout
de suite. Je viendrai immédiatement.
— Il y a du sang partout et il est couché… il est
allongé par terre. Je… je n’ose pas sortir de la chambre…
— Tu es à quelle adresse, ma chérie ?
— Nous y sommes allés à pied. On est venus ici à pied.
Papa… tu ne dois pas venir… il ne faut pas… il ne faut pas qu’on te… qu’on te
voie. Qu’est-ce que je dois… Qu’est-ce que je dois faire ? Tu dois venir
seul. Rien que toi ! Je t’en supplie, il faut que tu m’aides !
— Je viens te chercher. Tu connais le nom de la
rue ?
Il avait commencé à enfiler ses vêtements, un pantalon de
jogging et une veste qu’il avait mise sur son haut de pyjama.
— Je t’accompagne, avait dit sa femme.
Il avait secoué la tête.
— Elle veut que je vienne seul, tu vas devoir
m’attendre ici. Il lui est arrivé quelque chose.
— Tu es toujours là, ma chérie ? avait-il dit au
téléphone.
— Je ne sais pas… je ne connais pas le nom de la rue.
— Comment s’appelle l’homme qui vit là où tu es, est-ce
qu’il est dans l’annuaire ?
— Il s’appelle Runolfur.
— Tu connais le prénom de son père ? De qui est-il
le fils ?
Sa fille ne lui répondit pas.
— Nina ?
— Je crois…
— Oui.
— Papa ? Tu es là ?
— Oui, ma chérie.
— Je crois… je crois qu’il est mort.
— D’accord. Essaie de garder ton calme et tout ira
bien. Je viens te chercher et tout ira bien. Mais il faut que tu me dises où tu
es. Quel chemin as-tu pris pour y aller ?
— Il y a du sang partout.
— Essaie de te calmer.
— Je ne me souviens plus de rien. Je ne me rappelle
rien. Rien du tout !
— D’accord.
— J’étais sortie en ville pour m’amuser.
— Oui.
— Et j’ai rencontré cet homme.
— Oui.
Il sentait que sa fille s’était légèrement calmée.
— Je suis passée à côté du lycée et ensuite, devant
l’ambassade des États-Unis, dit-elle. Il faut que tu viennes seul. Et personne
ne doit te voir.
— D’accord.
— J’ai tellement peur, papa. Je ne sais pas ce qui est
arrivé. Tout ce que je suis capable de dire, c’est que… je l’ai agressé.
— Par où êtes-vous passés ensuite, ma chérie ?
— Je ne me souviens de rien. Je n’étais pourtant pas
ivre. Je n’avais rien bu. Mais je ne me rappelle rien. Je ne sais pas ce qui
m’arrive…
— Est-ce que tu vois des factures sur une table ?
Quelque chose où il y aurait son nom ? Une adresse qui serait celle de
l’endroit où tu es ?
— Je ne… je ne sais pas ce qui se passe.
— Regarde autour de toi, ma petite.
Il avait ouvert la porte du garage, était monté en voiture
et avait démarré. Il avait reculé sur la rue et s’était éloigné. Sa femme avait
refusé de l’attendre seule à la maison. Assise, morte d’inquiétude sur le siège
du passager, elle écoutait la conversation.
— J’ai trouvé une facture. Il est écrit Runolfur et il
y a aussi l’adresse.
Elle la lui avait communiquée.
— C’est très bien, ma chérie. Je suis en route, je
serai là d’ici cinq minutes, tout au plus.
— Je veux que tu viennes seul.
— Ta mère est avec moi.
— Non, mon Dieu, non, elle ne doit pas entrer ici,
personne ne doit vous voir, ni maman ni toi, je ne veux pas qu’on vous voie. Je
veux que personne ne voie ça, je veux seulement rentrer à la maison, je t’en
supplie, please, ne viens pas avec maman…
Elle s’était mise à pleurer de façon incontrôlable.
— Je ne le supporterais pas, avait-elle sangloté.
— D’accord. Je vais venir seul. Je vais me garer dans
une rue voisine. Ça ira ? Calme-toi. Ta mère nous attendra dans la
voiture.
— Dépêche-toi, papa. Dépêche-toi.
Il avait quitté le boulevard Hringbraut, remonté la rue
Njardargata et tourné à gauche. Il avait garé le véhicule à une distance
respectable, demandé à sa femme de l’attendre comme le demandait sa fille et
s’était mis en route vers la maison qu’elle lui avait indiquée. Il se pressait
autant qu’il le pouvait, le téléphone collé à l’oreille, disant à Nina des
choses rassurantes tandis qu’il marchait. Les rues étaient désertes.
Apparemment, personne ne remarquait sa présence. En arrivant devant la maison,
il avait d’abord gravi l’escalier qui menait au premier étage, mais avait
constaté qu’aucun Runolfur n’habitait là. Il avait rebroussé chemin et trouvé
l’entrée qui donnait sur le jardin, à l’arrière. Le nom du locataire était
inscrit sur la boîte aux lettres.
— Je suis là, ma chérie, avait-il annoncé au téléphone.
Il avait poussé la porte très légèrement entrebâillée pour
entrer. Il avait vu un homme couché dans son sang sur le sol et sa fille,
enveloppée dans une couverture, assise contre un mur, les genoux repliés sous
le menton, et qui se balançait d’avant en arrière, le portable collé à
l’oreille.
Il avait éteint son téléphone, s’était avancé vers elle afin
de la relever doucement. Elle s’était effondrée dans ses bras, toute
tremblante.
— Mon enfant, qu’as-tu fait ? avait-il gémi.
Konrad acheva son récit. Il fixa longuement son attelle,
comme plongé dans un autre monde avant de lancer un regard à Elinborg.
— Pourquoi ne pas avoir appelé la police ?
demanda-t-elle.
— J’aurais évidemment dû vous contacter sur-le-champ,
répondit-il. Mais au lieu de ça, j’ai ramassé tous les vêtements de ma fille et
je me suis précipité dehors avec elle. Je ne suis pas reparti par le même
chemin, je suis passé par le jardin et ensuite, par la rue juste en dessous. De
là, nous avons rejoint la voiture pour rentrer à la maison. Je sais que j’ai
mal réagi. Je pensais protéger ma fille, nous protéger nous, notre vie privée,
mais je crains d’avoir plutôt empiré les choses.
— Il va falloir que j’aie une conversation avec votre
fille, observa Elinborg.
— Évidemment, répondit Konrad. Je leur ai parlé de
votre visite d’hier, à elle et à sa mère. Je crois que nous sommes tous
soulagés de voir cette partie de cache-cache enfin terminée.
— Des heures difficiles vous attendent, je le crains,
dit Elinborg en se levant.
— Nous n’avons pas encore eu le courage de l’annoncer à
ses frères. À nos fils. C’est… Nous ne savons pas quoi faire. Comment
allons-nous pouvoir leur expliquer que leur petite sœur a égorgé un
homme ? Un homme qui l’a violée.
— Je le comprends bien.
— La pauvre enfant. Quand je pense à ce qu’elle a dû
endurer.
— Il faudrait maintenant que nous allions chez elle.
— Nous tenons à ce qu’elle bénéficie d’un traitement
juste et honnête, observa Konrad. Cet homme lui a fait du mal et elle le lui a
rendu. Nous trouvons que c’est surtout sous cet angle que vous devriez
envisager les choses. C’était de la légitime défense. Elle a été forcée de se
défendre. C’est aussi simple que ça.
22
Nina louait un petit appartement dans la rue Falkagata.
Konrad appela chez elle en disant qu’il était en route, suivi par la police. Il
parla avec son épouse, qui se trouvait là-bas, et lui demanda d’en informer
leur fille. C’était fini. Il précéda Elinborg dans son véhicule jusqu’à
Falkagata et se gara devant un petit immeuble. Ils entrèrent ensemble dans la
cage d’escalier et montèrent au premier étage. Konrad appuya sur la sonnette et
une femme de son âge vint ouvrir. Le regard qu’elle lança à Elinborg était
terriblement inquiet.
— Vous êtes venue seule ? lui demanda-t-elle. Je
n’ai aperçu aucune voiture de police.
— Oui, répondit Elinborg. Je ne m’attends pas à ce que
vous me posiez de problèmes.
— Non, répondit la femme en lui serrant la main. Il n’y
en aura aucun. Entrez.
— Est-ce que Nina est ici ? demanda Elinborg.
— Oui, elle vous attend. Elle et moi sommes heureuses
que cela soit terminé, que cette partie de cache-cache soit terminée.
Les deux femmes entrèrent dans le salon, suivies de Konrad.
Nina se tenait là, debout, les bras croisés, les yeux gonflés de larmes.
— Bonjour Nina, salua Elinborg en lui tendant la main.
Je m’appelle Elinborg et je travaille dans la police.
Nina lui donna une poignée de main aussi molle qu’humide.
Elle n’essaya pas de sourire.
— D’accord, répondit-elle. Mon père vous a raconté tout
ce qui s’est passé ?
— Oui, il m’a donné sa version. Maintenant, nous devons
vous entendre.
— J’ignore ce qui est arrivé, je ne me rappelle plus
rien, répondit Nina.
— Je sais, ce n’est pas grave, nous avons tout notre
temps.
— Je crois qu’il m’a droguée, vous avez trouvé de la
drogue chez lui.
— En effet. Vos parents peuvent vous accompagner au
commissariat, mais ensuite, nous devrons nous entretenir seule à seule. Vous
comprenez ? C’est d’accord ?
Nina hocha la tête.
Elinborg jeta un regard vers la cuisine. L’odeur qui
imprégnait cet appartement n’était pas sans rappeler celle qui planait chez
elle : des senteurs épicées venues de mondes lointains, de plats tellement
étrangers dont elle était pourtant si familière. Elle remarqua une terre cuite
à tandoori posée sur le plan de travail à côté de l’évier.
— Moi aussi, j’aime beaucoup la cuisine indienne,
remarqua-t-elle avec un sourire.
— Ah bon ? J’avais justement préparé un repas pour
quelques invités le soir… le soir où… hésita Nina.
— Je vous ai rapporté votre châle, annonça Elinborg.
Celui que vous portiez ce soir-là. L’odeur qui s’en dégageait m’a dit que vous
étiez amatrice de plats indiens.
— Nous l’avons oublié, répondit Nina. Papa a pris ce
qu’il voyait, mais j’ai oublié mon châle.
— Et votre t-shirt.
— Oui, et mon t-shirt.
— Il faut que nous parlions aux garçons, observa
Konrad. Avant que tout ne se mette en branle, que tout ne soit révélé dans les
médias.
— Vous pouvez le faire au commissariat, si vous le
souhaitez, proposa Elinborg.
La famille se rendit en voiture jusqu’à le rue Hverfisgata.
Cette fois-ci, c’était Konrad qui suivait la voiture d’Elinborg. À leur
arrivée, Nina fut emmenée à la salle d’interrogatoire. Ses parents purent
patienter dans le bureau d’Elinborg. La nouvelle ne tarda pas à se répandre que
la police avait avancé dans l’enquête sur le meurtre de Thingholt, comme
l’avaient désormais baptisé les médias, et les journalistes commencèrent à
appeler. Une demande de placement en garde à vue fut envoyée à la cour de
justice régionale. Konrad engagea un avocat ; il avait anticipé les choses
et savait auprès de qui il souhaitait prendre conseil. L’avocat en question,
réputé pour ses excellents résultats dans les affaires criminelles, avait
laissé de côté ses autres obligations et était venu en même temps que le
procureur de la police quand la demande de placement en garde à vue avait été
envoyée. Le fils cadet du couple avait rencontré ses parents dans le bureau
d’Elinborg, abasourdi par la nouvelle que sa mère lui avait annoncée au
téléphone. Son incrédulité et sa surprise n’avaient pas tardé à laisser place à
une violente colère, d’abord contre ses parents qui lui avaient caché toute
cette histoire, puis envers Runolfur.
Elinborg plaignait terriblement Nina qui était assise,
prostrée, dans la salle d’interrogatoire en attendant l’inéluctable. Elle
n’avait franchement rien d’un assassin de sang-froid, mais ressemblait plutôt à
une victime qui avait vécu une expérience traumatisante et s’apprêtait à
connaître des heures difficiles.
Elle désirait ardemment s’exprimer, maintenant que la police
avait découvert qu’elle connaissait Runolfur et qu’elle était la femme présente
chez lui au moment de sa mort. Elle semblait soulagée de pouvoir enfin dire la
vérité, de vider son cœur pour commencer le long processus qui l’amènerait à
comprendre et à accepter.
— Connaissiez-vous Runolfur avant de le rencontrer ce
soir-là ? demanda Elinborg une fois que, s’étant acquittée des formalités
d’usage, elle put commencer l’interrogatoire.
— Non, répondit Nina.
— N’était-il pas venu à votre domicile deux mois plus
tôt ?
— Si, mais je ne le connaissais pas pour autant.
— Pouvez-vous me raconter ce qui s’est passé à ce
moment-là ?
— Il ne s’est rien passé du tout.
— Vous aviez besoin des services d’un technicien en
téléphonie, n’est-ce pas ?
Nina hocha la tête.
Elle souhaitait installer sa télévision dans sa chambre et
devait, pour ce faire, passer un nouveau câble d’antenne télé à travers le mur.
Elle changeait également de compagnie téléphonique et connaissait quelques
problèmes avec son Internet sans fil. Elle voulait se servir de son ordinateur portable
dans n’importe quelle pièce. Le service clients pouvait s’en occuper pour elle,
lui avait proposé une femme au bout du fil quand elle avait appelé pour obtenir
de l’assistance. Plus tard dans la journée, un technicien s’était présenté à sa
porte. C’était un lundi.
L’homme était avenant et loquace, il avait deux ou trois ans
de plus qu’elle et faisait son travail avec professionnalisme. Elle n’avait pas
vraiment suivi ce qu’il avait fait. Elle avait entendu le bruit d’une perceuse.
Il avait dû soulever une latte du parquet afin d’y dissimuler le câble télé.
Elle n’avait pas eu l’impression qu’il s’attardait anormalement dans la
chambre. Elle n’y avait réfléchi que plus tard, une fois que tout était
terminé.
Il l’avait également aidée à connecter l’Internet sans fil,
puis avait rédigé une facture qu’elle avait immédiatement réglée par carte. Il
avait discuté avec elle de tout et de rien, c’était une banale conversation
entre gens qui ne se connaissent pas. Ensuite, il était reparti.
Le lendemain, il était revenu poser ses filets. À la fin de
l’après-midi, il s’était retrouvé devant sa porte et lui avait demandé s’il
n’avait pas oublié la mèche spéciale béton dont il s’était servi pour pratiquer
le trou dans le mur entre le salon et la chambre. Non, elle n’avait rien
remarqué.
— Cela ne vous dérangerait pas que je jette un coup
d’œil ? lui avait-il demandé. J’ai fini ma tournée et je me suis dit
qu’elle était peut-être chez vous. Je n’arrive pas à remettre la main dessus et
elle m’est très utile.
Ils étaient allés ensemble jusqu’à la chambre à coucher où
elle l’avait aidé à chercher. Le câble de la télé passait à travers un placard
à vêtements qu’elle avait ouvert. Il avait regardé sur le rebord de la fenêtre
et sous le lit. Puis, il avait fini par renoncer.
— Excusez-moi du dérangement, avait-il dit. Je passe
mon temps à perdre des choses.
— Je contacterai votre compagnie si je la retrouve,
avait-elle proposé.
— D’accord, merci bien. Vous voyez, c’est que je suis
un peu fatigué de mon week-end. J’ai dû rester trop longtemps au Kaffi Victor
samedi soir.
— Je connais ça, avait-elle observé avec un sourire.
— Ah, vous y allez aussi ?
— Non, nous fréquentons plutôt Krain, la Taverne.
— Vous ?
— Mes copines et moi.
— Prévenez-moi si vous retrouvez cette fichue mèche,
avait-il dit en guise d’au revoir. Et peut-être à la prochaine.
Elle était connue pour ses talents de cuisinière et aimait
recevoir ses amies pour se livrer à quelques essais. Elle s’était intéressée à
la cuisine indienne après avoir travaillé comme serveuse dans un restaurant
exotique de Reykjavik où elle avait fait connaissance avec le chef qui lui
avait donné quelques bons conseils. Peu à peu, elle avait constitué son stock
d’épices et de recettes de porc ou de poulet. Tout comme Elinborg, elle avait
souvent tenté de préparer des plats à base d’agneau. Le soir où elle avait
croisé Runolfur, elle avait invité ses amies à manger de l’agneau qu’elle avait
fait cuire dans le plat à tandoori que son père lui avait offert en cadeau
d’anniversaire. Elles étaient restées chez elle jusque vers minuit avant de
sortir en ville où elles n’avaient pas tardé à se séparer. Au moment où
Runolfur était venu lui parler, elle était sur le point de rentrer.
Elle n’était pas vraiment ivre. Voilà pourquoi elle s’était
étonnée de se rappeler si peu de choses jusqu’au moment où elle avait lu dans
un journal qu’on avait découvert du Rohypnol au domicile de son agresseur. Elle
avait avalé un cocktail au martini en apéritif, puis un peu de vin rouge pour
accompagner le repas et ensuite, elle avait bu un peu de bière car ce plat
épicé lui avait donné soif.
Elle ne se rappelait presque rien des événements qui avaient
suivi sa rencontre au bar avec Runolfur. Elle se souvenait qu’il s’était
approché d’elle et qu’ils avaient parlé de San Francisco. Elle lui avait dit
être allée là-bas pour rendre visite à son frère. Elle avait fini son verre et
il lui avait demandé s’il ne pouvait pas lui en offrir un autre en réparation
de la facture ridiculement élevée pour le travail qu’il avait effectué chez
elle l’autre jour. Elle avait accepté en le remerciant. Pendant qu’il était
parti chercher leurs boissons, elle avait consulté sa montre. Elle ne voulait
pas s’attarder.
Elle n’avait gardé en mémoire que quelques bribes du trajet
à pied jusque chez lui, dans le quartier de Thingholt. Elle avait subitement eu
l’impression d’être complètement ivre, de ne parvenir que difficilement à
contrôler ses mouvements et de n’avoir plus aucune volonté.
Elle s’était réveillée progressivement, tard dans la nuit.
Spiderman la fixait du haut de son mur, prêt à bondir sur elle.
Elle ne savait plus du tout où elle était, elle se croyait
chez elle. Puis, elle avait compris que c’était impossible et s’était dit
qu’elle avait dû s’endormir dans le bar.
Mais cela ne collait pas non plus. Peu à peu, elle avait
compris qu’elle se trouvait dans un lit qu’elle ne connaissait pas, une chambre
où elle n’avait jamais mis les pieds. Elle était à moitié assommée et très
fatiguée, elle avait envie de vomir et ne parvenait pas à se rappeler ce qui
lui était arrivé. Elle ignorait combien de temps elle était restée allongée
dans ce lit et s’était brusquement rendu compte qu’elle était nue comme un ver.
Elle avait laissé son regard glisser le long de son corps et
trouvé la situation tout à fait ridicule. Elle n’avait même pas eu la présence
d’esprit de dissimuler sa nudité.
Spiderman la regardait. Elle s’était dit qu’il allait voler
à son secours. Cette pensée l’avait fait sourire. Elle et Spiderman.
Elle s’était à nouveau réveillée. Elle avait froid. Elle
s’était réveillée, toute tremblante. Elle était nue dans un lit étranger.
— Mon Dieu, avait-elle soupiré en attrapant la
couverture sur le sol pour s’en envelopper.
Elle ne connaissait pas cette chambre. Elle avait appelé
dans l’appartement : « Ohé ! » et n’avait obtenu pour toute
réponse qu’un profond silence. Elle était lentement sortie de la chambre pour
aller au salon où elle avait trouvé un interrupteur. Elle y avait vu un homme
couché sur le sol. Il était allongé sur le dos, elle se souvenait vaguement
l’avoir déjà croisé, mais était incapable de dire à quel endroit.
Ensuite, elle avait vu ce sang.
Et cette entaille en travers de sa gorge.
Elle avait été prise de nausée. Elle ne voyait plus que le
visage blafard de l’homme et cette entaille rouge, béante. Elle avait
l’impression qu’il la fixait de ses yeux mi-clos et qu’il l’accusait.
Comme s’il avait voulu lui dire : « C’est
toi ! »
— J’ai trouvé mon portable et j’ai appelé à la maison,
reprit Nina. Le chuintement de la bande magnétique résonnait dans la salle
d’interrogatoire. Elinborg la regardait. Son récit avait été quelque peu
erratique sur la fin, mais il était crédible. Elle n’avait perdu son sang-froid
qu’au moment où elle s’était mise à décrire ce qui s’était passé quand elle
s’était réveillée dans cette maison inconnue et qu’elle avait découvert le
cadavre de Runolfur.
— Vous n’avez pas voulu appeler la police ?
interrogea Elinborg.
— J’ai été prise de panique, répondit Nina. Je ne
savais pas quoi faire. Je ne réfléchissais plus logiquement. Je me sentais mal.
Je ne sais pas si c’étaient les effets du produit qui se dissipaient. J’étais…
j’étais certaine que c’était moi qui avais fait cela. J’en étais sûre. Et
j’avais terriblement peur. Il ne m’est rien venu d’autre à l’esprit que
d’appeler chez mes parents et d’essayer ensuite de cacher ça. De cacher cette
abjection. Je voulais que personne n’apprenne que j’étais venue dans cet
endroit. Que c’était moi qui avais fait ça. Je… je ne parvenais pas à supporter
cette idée. Je n’y arrivais pas. Mon père a pris fait et cause pour moi. Je me
suis arrangée pour qu’il cache tout. Il s’est occupé de moi. Vous devez
comprendre ça. Il n’a pas fait ça par malhonnêteté ; il a fait ça pour
moi.
— Vous êtes persuadée que Runolfur vous a administré
cette ignoble drogue ?
— Oui.
— Vous l’avez vu le faire ?
— Non, parce que dans ce cas, je n’aurais sans doute
pas bu ce verre.
— Effectivement.
— Je ne me drogue pas. Je ne prends pas de médicaments.
Et je sais que je n’avais pas bu à ce point. Il s’agissait d’autre chose.
— Si vous nous aviez contactés à ce moment-là, nous
aurions pu confirmer que vous aviez ingéré du Rohypnol. À l’heure qu’il
est, nous ne pouvons pas vérifier vos propos. Vous le comprenez ?
— Oui, répondit Nina. Je le sais.
— Avez-vous remarqué la présence d’une troisième
personne à l’intérieur de l’appartement ?
— Non.
— Avez-vous remarqué que quelqu’un accompagnait
Runolfur en ville ?
— Non plus.
— Vous êtes sûre ? Un autre homme ?
— Je ne me souviens d’aucun autre homme, répondit Nina.
— Vous n’avez vu personne avec Runolfur quand vous
étiez au bar ?
— Non. Qui est l’homme dont vous parlez ?
— Cela n’a aucune importance pour l’instant, répondit
Elinborg. Savez-vous ce que vous avez fait du couteau dont vous vous êtes
servie ?
— Non. J’ignore tout de ce couteau. J’ai fait défiler
cela dans tous les sens à l’intérieur de ma tête et je ne me souviens même pas
d’avoir attaqué ce… ce Runolfur.
— Il possédait quelques couteaux fixés sur un aimant
dans sa cuisine, vous souviendriez-vous les avoir touchés ?
— Non, je viens de vous dire tout ce dont je me
souviens. Je me suis réveillée dans une maison complètement inconnue avec un
homme tout aussi inconnu qui gisait sur le sol de son salon, la gorge tranchée.
Je sais qu’il est très probable que ce soit moi l’auteur de ce crime. Je
suppose qu’il n’y a pas d’autre suspect et je me retrouve donc dans de beaux
draps, mais je n’arrive simplement pas à me rappeler ce qui est arrivé.
— Avez-vous eu des relations sexuelles avec
Runolfur ?
— Non.
— Vous en êtes sûre ? C’est un autre élément que
nous ne sommes plus en mesure de vérifier à l’heure qu’il est.
— J’en suis parfaitement sûre, répondit Nina. La
manière dont vous exprimez les choses est déplacée. Votre question est
ridicule.
— Ah bon ?
— Nous n’avons pas eu de relations sexuelles. Il m’a
violée.
— Il est donc parvenu à ses fins ?
— Oui, mais on ne peut pas parler de relations
sexuelles.
— Vous en souvenez-vous ?
— Non, mais je le sais. Je ne veux pas entrer dans les
détails. Je sais qu’il m’a violée.
— Cela correspond aux éléments dont nous disposons.
Nous savons que Runolfur a eu des relations sexuelles peu de temps avant son
décès.
— Arrêtez de parler de relations sexuelles, cela
n’avait rien à voir. C’était un viol !
— Ensuite, que s’est-il passé ?
— Je n’en sais rien.
Elinborg ménagea une brève pause. Elle ne savait pas
jusqu’où elle pouvait se permettre d’aller avec Nina lors de ce premier
interrogatoire. Une foule de questions se faisaient jour dans son esprit, et
qui, pensait-elle, ne pouvaient pas attendre. Il fallait en passer par là, même
si elle devait bousculer la jeune femme.
— Êtes-vous en train de protéger quelqu’un ?
demanda Elinborg.
— De protéger ?
— Avez-vous appelé votre père plus tôt que vous ne le
dites ? Par exemple, dès le moment où vous avez compris que vous étiez
prisonnière dans l’appartement de Runolfur ?
— Non.
— L’avez-vous contacté en lui expliquant où vous étiez
et en lui disant que vous couriez un grand danger ?
— Non, pas du tout.
— Vous affirmez ne pas vous souvenir de grand-chose,
mais vous vous souvenez de ça, comment cela se fait-il ?
— Je… Je…
— Ne pensez-vous pas que votre père aurait pu
l’agresser ?
— Mon père ?
— Oui.
— Vous essayez de m’embrouiller.
— Nous verrons bien, répondit Elinborg, relâchant son
emprise. Pour l’instant, cela suffit.
Elle sortit dans le couloir et entra dans son bureau où les
parents de Nina l’attendaient.
— Est-ce qu’elle va bien ? s’enquit Konrad.
— N’auriez-vous pas oublié un petit détail ?
renvoya Elinborg sans répondre à sa question.
— Lequel ?
— Votre rôle dans toute cette affaire.
— Mon rôle ?
— Quelle raison aurais-je de croire l’histoire que vous
me racontez ? Vos versions me semblent un peu trop concertées. Pourquoi
devrais-je croire ce que vous me dites ?
— Et puis quoi encore ? Mon rôle ?
Qu’entendez-vous par là ?
— Et si c’était vous qui aviez égorgé Runolfur ?
— Vous êtes folle ou quoi ?
— Nous ne pouvons exclure cette hypothèse. Votre fille
vous a appelé, vous vous êtes précipité sur les lieux et vous avez égorgé cet
homme avant de vous enfuir avec elle.
— Vous pensez sérieusement que j’ai fait ça ?!
— Est-ce que vous le niez ?
— Évidemment que je le nie ! Vous êtes
cinglée !
— Votre fille avait-elle du sang sur elle quand vous
l’avez trouvée ?
— Non, je ne l’ai pas remarqué.
— N’aurait-elle pas dû être couverte de sang étant
donné la manière dont le meurtre a été commis ?
— Peut-être, je n’en sais rien.
— Je n’ai vu aucune trace de sang sur ma fille, glissa
la mère. Je m’en souviens.
— Et sur votre mari ? interrogea Elinborg.
— Non plus.
— Nous retrouverons les vêtements qu’il portait ce
soir-là. Vous les avez peut-être brûlés ?
— Brûlés ? rétorqua Konrad.
— Nina est en meilleure posture que vous, observa
Elinborg. Elle pourrait s’en tirer en plaidant la légitime défense. En ce qui
vous concerne, vous seriez jugé pour meurtre. Vous avez eu plus de temps qu’il
n’en faut pour accorder vos versions, pour vous mettre d’accord sur ce que vous
alliez nous dire.
Konrad la dévisageait comme s’il n’en croyait pas ses
oreilles.
— Je n’arrive pas à imaginer que vous puissiez affirmer
de telles inepties !
— Il y a une chose que j’ai apprise des jeux de
cache-cache comme celui auquel vous vous êtes livrés, répondit Elinborg. Ils
sont presque toujours bâtis sur des mensonges.
— Vous croyez que j’irais mettre un meurtre sur le dos
de ma fille ?!
— J’ai déjà vu pire !
23
Assise dans sa voiture à proximité du domicile d’Edvard,
Elinborg picorait un sandwich en sirotant un café refroidi. Elle écoutait à la
radio les nouvelles du soir, où il était question de l’arrestation du père et
de la fille. On y affirmait qu’ils étaient tous les deux suspectés d’être
impliqués dans le meurtre de Runolfur et qu’on les avait placés en garde à vue.
Plusieurs théories étaient avancées sur ce qui avait pu se produire dans
l’appartement, sur ce qui les avait conduits à causer la mort de la victime et
sur l’enchaînement des faits. Certaines étaient vraies, d’autres non. La radio
émettait l’hypothèse que la jeune femme avait été violée par Runolfur et
qu’elle s’était ensuite vengée. La police n’avait pas communiqué sur ce point
précis : elle avait laissé en suspens un certain nombre de questions
auxquelles les journalistes s’étaient empressés d’apporter une réponse.
Elinborg avait quitté le commissariat pour échapper à toute cette agitation.
Le sandwich était mauvais, le café froid et l’attente
mortellement ennuyeuse. Elle avait pourtant l’impression d’être parfaitement à
sa place. Bientôt, elle irait frapper à la porte d’Edvard pour l’interroger sur
Lilja, la jeune fille d’Akranes subitement disparue six ans auparavant. Il
faisait froid dans la voiture car elle n’avait pas voulu laisser le moteur
allumé, elle souhaitait rester discrète et préférait ne pas polluer
inutilement. Elle ne laissait jamais tourner le moteur à l’arrêt, c’était
presque la seule règle qu’elle s’imposait en tant qu’automobiliste.
Elle n’aimait pas les produits de restauration rapide, mais
comme elle avait faim, elle s’était arrêtée dans une sjoppa en se
rendant chez Edvard. Elle avait cherché quelque chose de sain dans les rayons,
mais le choix était des plus restreints. Elle s’était donc contentée d’un
sandwich au thon. Quant à ce café, il provenait d’une de ces cafetières sur
plaque chauffante et il avait recuit pendant des heures, ce qui le rendait
pratiquement imbuvable.
Elle pensait à Valthor qui l’avait accusée de faire des
différences entre ses enfants en précisant que Birkir en avait toujours été
persuadé. Birkir lui avait pourtant affirmé avant de quitter la maison qu’il
s’était toujours senti bien au sein de la famille, mais qu’il désirait vraiment
connaître son père. Elle lui avait demandé si c’était l’unique raison de son
départ et il avait répondu que oui. Sur le moment, elle avait cru ses paroles,
même si elle avait eu l’impression qu’il cherchait à l’épargner. Birkir était
toujours très calme et discret. Un peu comme un hôte timide qui se serait
comporté en invité poli au sein de sa propre vie. Il en avait toujours été
ainsi depuis qu’il était arrivé chez eux. Valthor demandait beaucoup plus
d’attention, de même qu’Aron. Puis était arrivée cette unique fille, Theodora,
à laquelle sa mère tenait comme à la prunelle de ses yeux. Avait-elle négligé
Birkir ? Il ne semblait pas s’en être plaint auprès de Teddi. Peut-être
les relations étaient-elles différentes entre hommes. Ils ne ressentaient pas
ce besoin de proximité tant qu’ils pouvaient discuter football ensemble.
Elinborg poussa un profond soupir et descendit du véhicule.
Elle ne disposait d’aucune réponse à ses questions.
Edvard avait cessé de s’étonner de ses visites.
— Qu’avez-vous oublié cette fois-ci ? ironisa-t-il
sur le pas de sa porte.
— Pardonnez-moi de vous importuner constamment comme
ça, répondit-elle. Me permettriez-vous d’entrer un moment ? Il s’agit de
Runolfur et de divers autres points de détail. Vous avez peut-être appris que
nous avions arrêté des suspects dans le cadre de l’enquête.
— J’ai vu ça aux informations, en effet. Dans ce cas,
l’affaire est close, n’est-ce pas ?
— Oui, je suppose, mais il reste quelques petites zones
d’ombre et je pense que vous pourriez nous aider à les éclaircir puisque vous
étiez celui qui connaissait le mieux Runolfur. Si je pouvais m’asseoir un
moment avec vous pour en discuter, ajouta-t-elle en prenant un air buté.
Edvard la regardait comme s’il avait eu devant lui un
insecte puis il consentit à la laisser entrer et elle le suivit au salon. Il
retira un paquet de copies d’un des fauteuils pour le poser sur un tas de vieux
films.
— Vous pouvez vous installer ici, si vous voulez, je
suppose que je ne peux pas m’opposer à votre visite, mais je ne vois vraiment
pas en quoi je pourrais vous être encore utile. Je ne sais rien du tout.
— Merci bien, répondit Elinborg en s’asseyant. Vous
savez que nous avons découvert l’identité de la personne qui se trouvait chez
lui.
— Oui, ils l’ont dit au journal télévisé. Et
apparemment, il l’aurait violée. C’est vrai ?
— Aviez-vous connaissance des activités de
Runolfur ? éluda-t-elle.
— Je me tue à vous le répéter : je ne sais rien,
répondit Edvard sans même tenter de dissimuler à quel point la visite
d’Elinborg lui déplaisait. Je ne comprends pas pourquoi vous passez votre temps
à venir ici.
— Par le mot activités, j’entends la manière dont il se
comportait avec les femmes, le fait qu’il leur administrait une drogue pour
profiter ensuite de leur état.
— Je ne savais pas ce qu’il faisait chez lui.
— Vous m’avez dit qu’il avait des problèmes de sommeil
et que c’était pour cette raison qu’il avait besoin de Rohypnol. Qu’il n’avait
pas voulu demander ce médicament à un médecin parce que c’était un produit qui
posait problème. Et vous l’avez aidé à se procurer cette drogue du viol. Pour
vous dire le fond de ma pensée, il me semble que vous n’avez pas défini assez
clairement les relations que vous entreteniez avec Runolfur. Voyez-vous où je
veux en venir ?
— J’ignorais que c’était un violeur, répondit Edvard.
— Et vous aviez simplement décidé de croire tout ce
qu’il vous racontait ?
— J’ignorais qu’il me mentait.
— Connaissez-vous quelques-unes de ses victimes ?
— Moi ?! Je me tue à vous dire que je ne sais rien
de plus.
— Lui est-il arrivé de vous parler d’autres victimes,
d’autres femmes qu’il aurait rencontrées, et qui seraient venues chez
lui ?
— Non.
— À combien de reprises avez-vous acheté du Rohypnol
pour lui ?
— Il n’y en a eu qu’une, cette unique fois.
— En avez-vous fait usage personnellement dans un but
peu avouable ?
Edvard la dévisagea.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il.
— Vous adonniez-vous tous les deux à des jeux spéciaux
avec les femmes ?
— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.
— Vous affirmez avoir passé la soirée tout seul chez
vous au moment où Runolfur a été assassiné, répondit Elinborg en sortant
discrètement son portable. Or, vous n’avez personne pour le confirmer. Vous
dites avoir regardé la télévision. Serait-il possible que vous vous soyez
trouvé au domicile de Runolfur ?
— Moi ? Non.
— Et que vous lui ayez tranché la gorge ?
— Moi ?! Vous êtes folle ?
— Et pourquoi pas ? renvoya Elinborg.
— Je n’ai rien à voir avec ça ! J’ai passé la
soirée chez moi et ensuite, j’ai appris sa mort aux informations. Vous avez
trouvé les coupables. Pourquoi revenez-vous m’interroger ? Je n’ai rien
fait. Quelle raison aurais-je eu de tuer Runolfur ?
— Je l’ignore, répondit Elinborg. C’est à vous de me le
dire. Peut-être partagiez-vous de petits secrets. Peut-être savait-il certaines
choses sur vous, des détails embarrassants que vous ne vouliez pas que les gens
apprennent.
— Quoi ? De quoi parlez-vous ?
— Gardez votre calme. J’ai encore des questions à vous
poser sur un sujet un peu différent.
Edvard hésita, puis il s’affaissa lentement sur son
fauteuil. Ses yeux étaient rivés sur Elinborg. Elle était parvenue à le rendre
aussi nerveux que désemparé. Il ne lui inspirait aucune peur. Elle avait
parfois été confrontée à des hommes qui l’avaient terrifiée. Il n’était pas de
ceux-là. Elle avait préféré lui rendre visite seule, ainsi, il se sentirait
moins menacé. Cependant, malgré son absence de peur, elle s’était armée de
quelques précautions. Elinborg n’avait aucune idée de celui qu’il était
vraiment ou des réactions qu’il pouvait avoir s’il se sentait acculé. Un
véhicule de police patrouillait aux abords de la maison. Elle faisait passer
son portable d’une main à l’autre ; il lui suffisait d’appuyer sur une
touche pour que ses collègues fassent irruption. Elle avait bien envie de
secouer cet Edvard, de le pousser à bout afin de voir comment il réagirait.
— Vous avez enseigné autrefois au lycée d’Akranes,
reprit-elle. Au lycée polyvalent. Les matières scientifiques, à ce qu’on m’a
dit. Je me trompe ?
Edvard la regarda, totalement déconcerté.
— Vous avez raison.
— Cela remonte à quelques années. Ensuite, vous avez
quitté ce poste pour venir à Reykjavik. Un événement étrange s’est produit à
l’époque où vous étiez là-bas : une jeune fille, une lycéenne, a disparu
sans laisser de traces. Vous vous en souvenez ?
— Je me souviens de sa disparition, répondit Edvard.
Pourquoi me posez-vous ces questions sur elle après tout ce temps ?
— Cette jeune fille s’appelait Lilja. Je crois savoir
que vous l’avez eue en cours l’année précédant les faits. Est-ce exact ?
— Oui, j’ai été son professeur pendant un semestre,
répondit Edvard. Que signifie tout cela ? Pourquoi me posez-vous des
questions sur elle ? En quoi cela me concerne-t-il ?
— Que pouvez-vous me dire à propos de cette jeune
fille, de Lilja ? Quel souvenir avez-vous conservé d’elle ?
— Aucun, hésita Edvard. Je ne la connaissais pas plus
que cela. Je l’ai eue comme élève et j’en ai eu des dizaines d’autres. J’ai
enseigné là-bas quelques années. Avez-vous posé ces questions à d’autres
personnes du lycée ou seulement à moi ?
— J’ai envisagé d’interroger d’autres gens, en fait,
j’ai déjà commencé, répondit Elinborg. J’ai bien envie de me replonger dans
cette affaire et j’ai eu l’idée de vous poser ces questions parce que votre nom
apparaît dans le dossier.
— Comment ça, mon nom ?
— La police vous a entendu à l’époque. J’ai lu les
rapports. Vous faisiez le trajet entre Akranes et Reykjavik tous les jours,
matin et soir. C’est consigné sur les procès-verbaux. Vous terminiez votre
journée assez tôt le vendredi si je me souviens bien. Ai-je raison ?
— Je suppose que oui, si c’est dans le rapport en
question. Je n’en ai plus aucun souvenir.
— Quel genre de jeune fille était Lilja ?
— Je ne la connaissais pas.
— Possédiez-vous une bonne voiture à l’époque ?
— J’avais la même que celle qui est garée le long de la
maison.
— Vous arrivait-il de déposer des élèves à
Reykjavik ? S’ils avaient des choses à y faire ou bien s’ils voulaient
venir s’y amuser pour le week-end ?
— Non.
— Vous n’avez jamais proposé à aucun d’entre eux de
l’emmener ?
— Non.
— Jamais ?
— Non, je ne l’ai jamais fait.
— Et si je vous disais que je connais une jeune fille
que vous avez un jour emmenée à Reykjavik pour la déposer au centre commercial
de Kringlan ?
Edvard s’accorda un instant de réflexion.
— Vous pensez que je vous mens ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.
— Si j’ai emmené quelqu’un en voiture à Reykjavik, il
s’est agi d’une exception. Probablement est-ce une personne qui m’a demandé de
lui rendre ce service. Un enseignant, peut-être. Je ne me souviens pas avoir
pris d’élèves dans ma voiture.
— Celle avec qui j’ai parlé n’a pas eu besoin de vous
demander quoi que ce soit. Vous l’avez ramassée à Akranes. Vous vous êtes
arrêté et lui avez proposé de l’emmener. Vous souvenez-vous de ça ?
Le visage d’Edvard était devenu rouge écarlate et ses mains,
qui avaient nerveusement tripoté les feuilles et les étuis de films qui
occupaient la table, reposaient maintenant immobiles sur le plateau. Des
gouttes de sueur perlaient à son front. Il avait chaud. Elinborg continuait de
faire passer son portable d’une main à l’autre.
— Non, répondit-il. Il y a sans doute quelqu’un qui
vous a menti.
— Elle attendait le car.
— Je n’ai aucun souvenir de cet événement.
— Elle ne tarit pas d’éloges à votre sujet, observa
Elinborg. Vous l’avez déposée à Kringlan. Elle se rendait en ville pour y
effectuer des achats. Je ne vois pas quelle raison elle aurait eu de me mentir.
— Je ne m’en souviens pas, c’est tout.
— C’était une élève du lycée.
Edvard garda le silence.
— Lilja a disparu un vendredi alors que vous terminiez
tôt et que vous repartiez vers Reykjavik. À ce que je sais, vous avez fini
votre journée de cours à midi. On ne vous a pas posé cette question à l’époque,
mais êtes-vous rentré directement à Reykjavik ? Dès midi ?
— Insinuez-vous que j’aurais tué à la fois cette jeune
fille et Runolfur ? Vous êtes folle ou quoi ?
— Je n’insinue rien du tout, répondit Elinborg.
Voulez-vous me répondre ?
— Je ne suis pas sûr d’être obligé de répondre à vos
questions ridicules, rétorqua Edvard.
On aurait dit qu’il prenait les choses en main et qu’il
voulait lui montrer qu’il n’avait pas l’intention de se laisser traiter de la
sorte.
— C’est à vous de voir. Mon rôle est de les poser. Soit
vous y répondez maintenant, soit vous y répondrez plus tard. Avez-vous croisé
Lilja ce vendredi-là avant de quitter Akranes et de repartir pour
Reykjavik ?
— Non.
— Lui avez-vous proposé de la déposer en ville ?
— Non plus.
— Savez-vous où elle était ce jour-là ?
— Non et vous feriez mieux de partir. Je n’ai plus rien
à vous dire. Je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez comme ça sur moi.
Il se trouve que je connaissais Runolfur, mais cela s’arrête là. C’était un bon
ami. Est-ce que cela me rend coupable de tous les crimes sur lesquels vous
enquêtez ?
— Vous avez pris contact avec un dealer notoire et vous
lui avez acheté de la drogue destinée à Runolfur.
— Et alors ? Est-ce que cela fait de moi un
assassin ?
— C’est vous qui le dites.
— C’est moi qui le dis ?! Pourquoi venez-vous
constamment ici ? Je n’ai jamais rien affirmé de tel !
— Je n’ai jamais non plus laissé entendre que vous leur
aviez fait du mal, observa Elinborg. C’est vous qui n’arrêtez pas de le
répéter. Je me suis contentée de vous demander si vous aviez pris Lilja dans
votre voiture pour l’emmener à Reykjavik le jour où elle a disparu. Je ne vous
ai pas posé d’autre question que celle-là. Vous possédiez une voiture, vous faisiez
le trajet. Vous connaissiez vaguement Lilja pour l’avoir eue comme élève.
Avez-vous réellement l’impression que je vous pose des questions
suspectes ?
Edvard ne lui répondit rien.
Elle se leva et plongea son portable dans la poche de son
manteau. Edvard ne ferait pas de difficultés. Il semblait abasourdi par ses
questions. Il était inquiet et nerveux. Elle ne parvenait pas à déterminer s’il
lui mentait ou non.
— Il est tout à fait possible qu’elle soit venue à
Reykjavik ce jour-là et qu’elle y ait disparu, observa Elinborg. C’est une
hypothèse comme une autre. Je me suis simplement dit que vous saviez peut-être
où elle était allée. Je n’ai à aucun moment insinué que vous étiez responsable
de sa disparition. C’est vous qui le faites.
— Vous essayez de m’embrouiller !
— Vous avez enseigné les matières scientifiques à Lilja
et vous avez déclaré qu’elle n’était pas une élève d’exception.
— Exact.
— Or, sa mère m’a confié qu’elle était très douée dans
ces domaines et qu’elle affectionnait particulièrement les maths.
— Je ne vois pas le rapport ?
— Il est possible que vous vous soyez intéressé à elle
si c’était une bonne élève.
Edvard se taisait.
— Mais vous n’avez pas voulu vous engager dans cette
voie lors de votre déposition, vous ne vouliez pas risquer d’attirer
l’attention sur vous.
— Fichez-moi la paix, commanda-t-il.
— Je vous remercie de votre coopération, renvoya
Elinborg.
— Fichez-moi la paix, répéta Edvard. Fichez-moi
simplement la paix !
24
Les interrogatoires croisés du père et de sa fille débutèrent
tôt le lendemain matin, dirigés par Elinborg. Elle commença par Nina, qui fut
conduite dans la pièce où elle l’attendait. Le père serait interrogé à la
suite. Nina semblait calme et posée au moment où elle salua Elinborg. Elle
avait subi un examen médical à l’accueil d’urgence pour les victimes de viol et
s’était vue proposer une aide psychologique.
— Avez-vous réussi à dormir ? demanda Elinborg.
— Oui, un peu, pour la première fois depuis des jours,
répondit Nina, assise à côté de son avocat, un homme d’une cinquantaine
d’années. Et vous, avez-vous bien dormi ? poursuivit-elle d’un ton
accusateur. Mon père n’a rien fait. Il s’est contenté de m’aider. Il est
innocent.
— Espérons-le.
Elinborg s’abstint de préciser qu’elle avait, pour sa part,
plutôt bien dormi après avoir avalé un somnifère, extrémité à laquelle elle ne
recourait qu’exceptionnellement parce qu’elle préférait éviter de prendre des
médicaments, quel que soit leur nom. Elle avait souffert d’insomnies ces
dernières nuits et s’était rendue au travail épuisée : cela ne pouvait pas
continuer ainsi. Elle avait donc placé une petite pilule sous sa langue au
coucher et avait dormi d’un sommeil de plomb jusqu’au matin.
Tout comme la veille, elle commença par reconstituer
l’emploi du temps de Nina avant sa rencontre avec Runolfur. La jeune femme ne
modifia rien de ce qu’elle avait déjà déclaré, elle se montrait claire et
résolue, comme si elle était bien décidée à se confronter à l’ensemble des
faits, à la nouvelle situation dans laquelle elle se trouvait et au procès qui
l’attendait. Elle semblait moins abattue que la veille. On aurait dit que le
cauchemar embrumé, le déni et la peur avaient enfin cédé leur place à une
réalité qu’elle ne pouvait fuir.
— Quand Konrad, votre père, est arrivé pour vous aider,
comme vous dites, comment est-il entré dans l’appartement ? demanda
Elinborg.
— Je n’en sais rien, je crois que la porte n’était pas
bien fermée ou, tout du moins, pas à clef. Tout à coup, il était là.
— Ce n’est pas vous qui êtes allée lui ouvrir ?
— Non, je ne pense pas. Je ne m’en souviens pas. Je
vivais un vrai cauchemar. Il a dû vous l’expliquer.
Elinborg opina de la tête. Konrad lui avait effectivement
précisé que la porte n’était pas correctement fermée à son arrivée sur les
lieux.
— Donc, vous n’êtes pas allée jusqu’à cette porte pour
lui ouvrir ?
— Je ne le pense pas.
— Peut-être avez-vous essayé de vous enfuir, mais
renoncé en arrivant devant cette porte ?
— Je ne m’en souviens pas, c’est possible. Je me
rappelle avoir trouvé mon téléphone et j’ai directement appelé papa.
— Pensez-vous que ce soit Runolfur qui aurait
ouvert ?
— Je n’en sais rien, répondit Nina en haussant le ton.
Je vous le jure, je ne me rappelle presque rien de ce qui s’est passé. Que
voulez-vous que je vous réponde ? Je ne m’en souviens pas. Je ne me
souviens de rien !
— Croyez-vous possible que vous soyez parvenue à
contacter votre père avant le décès de Runolfur ? Et qu’il vous ait porté
secours en s’en prenant à lui ?
— Non.
— Pouvez-vous en être sûre ?
— Je vous l’ai déjà expliqué. Je me suis réveillée
seule dans cet appartement, je suis allée dans le salon et là, j’ai vu Runolfur
étendu par terre. Ensuite, j’ai appelé mon père. Pourquoi refusez-vous de me
croire ? C’est la seule chose dont je me souvienne. Je suppose que j’ai
bondi sur Runolfur et qu’ensuite…
— Il n’y a que bien peu d’indices qui laissent à penser
qu’il y a eu lutte à l’intérieur de cet appartement, interrompit Elinborg. Ce
meurtre était, si j’ose dire, plutôt propre, pour peu qu’on exclue tout ce
sang. Cela impliquerait que vous soyez parvenue à le prendre par surprise et à
lui trancher la gorge d’une manière pour ainsi dire professionnelle.
Pensez-vous être capable de ce genre de chose ?
— Peut-être. Si je suis acculée. Si je dois me
défendre. Si je suis droguée.
— Pourtant, il n’y avait sur vous aucune tache de sang,
à ce qu’a déclaré votre mère.
— Je ne m’en souviens pas. J’ai pris une douche en
rentrant chez mes parents, même si j’en garde également un souvenir imprécis.
— Avez-vous vu Runolfur boire quelque chose ou absorber
un médicament quand vous êtes arrivés tous les deux chez lui ?
— J’ai l’impression de passer mon temps à vous répéter
la même chose. Je ne me rappelle plus rien de ces moments-là. Je garde un
souvenir très vague du chemin jusqu’à son domicile et ensuite, je me rappelle
seulement le moment où je me suis réveillée dans son lit.
— Lui avez-vous administré du Rohypnol avant sa
mort ? Afin de pouvoir lui trancher la gorge avec plus de facilité ?
Nina secoua la tête comme si elle ne comprenait pas
exactement où Elinborg voulait en venir. Comme si elle n’avait pas saisi la
question.
— Lui ai-je administré… ?
— Nous savons qu’avant sa mort, il avait pris la drogue
que vous l’accusez de vous avoir donnée. Ce produit l’a mis hors d’état de se
défendre. Il y a une chose que vous ne voulez pas nous dire, un détail que vous
continuez de nous dissimuler. Peut-être afin de protéger votre père, peut-être
à cause de quelqu’un d’autre. Toujours est-il que vous essayez de vous cacher
derrière vos parents. Vous continuez ce jeu de cache-cache. Je crois que vous
protégez votre père. Est-ce possible ?
— Je n’ai donné aucune drogue à cet homme et je ne
protège personne.
— Vous n’avez pas appelé la police quand vous êtes
sortie de la chambre et que vous avez trouvé le cadavre de Runolfur par terre.
Pourquoi ?
— Je vous l’ai déjà dit.
— C’était pour couvrir votre père ?
— Non, ce n’était pas pour couvrir qui que ce soit. Mon
père n’a joué aucun rôle dans cette histoire.
— Mais…
— Vous ne devez pas croire qu’il a tué cet homme, coupa
Nina, subitement alarmée. Papa ne ferait jamais une telle chose. Jamais. Vous
ne le connaissez pas et vous n’avez pas idée de tout ce qu’il a enduré depuis
qu’il était petit.
— Vous voulez parler de la poliomyélite ?
Nina hocha la tête. Elinborg demeura silencieuse.
— Je n’aurais jamais dû l’appeler, reprit Nina. Si
j’avais imaginé que vous alliez penser qu’il s’en était pris à lui, je ne lui
aurais jamais téléphoné.
— Pourriez-vous expliquer avec un peu plus de précision
pour quelle raison vous n’avez pas contacté la police ?
— Je…
— Oui ?
— J’avais honte. J’avais honte d’être à cet endroit.
D’y être arrivée sans me souvenir comment et d’être allongée nue dans cette
maison inconnue. J’avais honte d’avoir été violée. J’ai tout de suite compris
ce qu’il m’avait fait. Je trouvais… cela me faisait honte. Je voulais que
personne ne l’apprenne. Je ne voulais le dire à personne. Je trouvais cette
chose-là tellement abjecte et dégoûtante. J’ai vu le préservatif sur le sol. Je
me suis imaginée ce qu’allaient dire les gens. Et si c’était moi qui lui avais
fait des avances ? Et si je portais ma part de responsabilité ? Et si
c’était entièrement ma faute ? Était-ce moi qui avais appelé cette
chose-là sur nous ? Quand je l’ai vu couché par terre, je crois que j’ai
eu un moment de folie. Je ne sais pas comment je pourrais vous le décrire mieux
que ça. J’avais peur, ce que je voyais me terrifiait et j’étais tout autant
terrifiée par la honte. J’ai à peine été capable de dire à mon père ce que je
faisais là, seule et nue, en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. Et
je l’étais encore moins d’appeler la police.
— C’est le violeur sur qui retombe toute la honte,
observa Elinborg.
— Je les comprends mieux maintenant, murmura Nina. Mon
Dieu, comme je les comprends !
— Qui ça ?
— Les femmes qui tombent sur ces hommes-là. Je crois
que je comprends ce qu’elles traversent. On entend bien parler de ces viols,
mais il y a tellement d’horreurs dans l’actualité qu’on essaie de balayer tout
ça. Y compris les viols. Aujourd’hui, je sais que derrière chacune de ces
informations, il se cache des histoires affreuses de femmes qui, comme moi, ont
subi une violence insupportable. Et ces hommes ! Comment peuvent-ils donc
être aussi abjects ? Je…
— Quoi ?
— Je sais que je devrais m’abstenir de tenir ce genre
de propos, surtout à vous, surtout à l’intérieur de cette salle. Mais je m’en
fiche complètement. Je ressens une telle colère quand je pense à ce qu’il m’a
fait. Il m’a droguée, puis il m’a violée !
— Et qu’avez-vous envie de dire ?
— Quand on pense aux peines auxquelles on les
condamne ! Elles sont ridicules ! C’est une honte ! La justice
ne punit pas ces sales types, elle leur donne une petite tape sur la main.
Nina inspira profondément.
— Il m’arrive parfois de…
Elle tentait de réfréner ses larmes.
— Parfois, je voudrais tellement me rappeler le moment
où je l’ai égorgé.
Environ une heure plus tard, c’était le tour de Konrad.
Assis aux côtés de son avocat comme Nina, il semblait calme et posé au début de
l’interrogatoire. Il manquait de sommeil, il affirmait n’avoir pas fermé l’œil
de la nuit. Sa femme avait eu la tâche difficile d’expliquer à leur fils de San
Francisco la tragédie qui s’était abattue sur la famille et il était
terriblement inquiet pour sa fille.
— Comment va Nina ? furent les premiers mots qu’il
prononça.
— Elle ne va évidemment pas très bien, répondit
Elinborg. Nous allons essayer d’en finir aussi vite que possible.
— Je ne comprends pas comment vous pouvez imaginer que
j’aie quoi que ce soit à voir avec la mort de cet homme. Je sais bien que j’ai
dit que j’aurais préféré que ce soit moi qui l’aie tué plutôt que ma fille. Je
crois d’ailleurs que ce serait la réaction de n’importe quel père. Et je
suppose que vous diriez la même chose à ma place.
— Il ne s’agit pas de moi, fit remarquer Elinborg.
— J’espère que vous n’avez pas pris mes paroles comme
des aveux.
— Pourquoi n’avez-vous pas contacté la police quand
vous avez compris ce qui s’était passé chez Runolfur ?
— C’était une erreur, répondit Konrad. J’en ai
conscience. Jamais nous n’aurions pu vivre avec cela. Nous l’avons su dès le
début. Je sais qu’il vous est difficile de le comprendre, mais essayez de vous
mettre à notre place. Il me semblait que Nina en avait déjà assez subi et je me
disais que ce n’était pas si grave tant que vous, la police, n’aviez pas
connaissance de son existence dans cette affaire. Il n’y avait rien qui les
reliait. Ils s’étaient rencontrés dans un bar. Elle n’avait dit à personne où
elle était ni avec qui. J’ai essayé de ramasser tous ses vêtements. Je n’ai pas
vu ce châle.
— Pourrions-nous aborder la manière dont vous avez
pénétré dans l’appartement de Runolfur ? Je n’ai pas très bien saisi les
choses.
— Je suis simplement entré. La porte était
entrebâillée. Je suppose que Nina a dû l’entrouvrir parce qu’elle m’attendait.
Peut-être en avons-nous parlé au téléphone pendant que j’étais en route. Je ne
me souviens pas précisément.
— Elle ne s’en souvient pas non plus.
— Elle était dans un état pitoyable. Et je n’étais guère
mieux moi-même. J’ai eu l’impression qu’il avait fait brûler quelque chose, cet
homme. J’ai senti comme une odeur de brûlé.
— Une odeur de brûlé ?
— Ou peut-être… Avez-vous vérifié s’il y avait du
pétrole dans son appartement ?
— Du pétrole ?
— Vous n’avez pas découvert de pétrole à son
domicile ?
— Non, rien de tel.
— Et pas non plus d’odeur ? Une odeur qui
ressemblerait à ça ?
— Nous n’en avons pas trouvé la moindre trace, répondit
Elinborg. Il n’y en avait pas.
— En tout cas, cela sentait le pétrole au moment où je
suis entré, répéta Konrad.
— À notre connaissance, il n’a rien fait brûler. Il y
avait de petites bougies dans son appartement, mais c’est tout. Qu’avez-vous
fait du couteau ?
— Du couteau ?
— Celui dont votre fille s’est servie pour le tuer.
— Elle n’avait aucun couteau à la main quand je suis
arrivé. Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je suppose qu’elle s’en est
débarrassée d’une manière ou d’une autre.
— Comment vous rasez-vous ? Avec un rasoir
électrique, un rasoir mécanique ou un coupe-chou ?
— Un rasoir mécanique.
— Possédez-vous un coupe-chou ?
— Non.
— En avez-vous eu un ?
Konrad s’accorda un moment de réflexion.
— Nous avons obtenu un mandat de perquisition pour
fouiller votre domicile, précisa Elinborg. De même que celui de votre fille à
Falkagata.
— Je n’ai jamais possédé de coupe-chou, répondit
Konrad. Je ne sais pas m’en servir. Est-ce l’arme du crime ? Un
coupe-chou ?
— Il y a encore une chose qui représente pour nous un
casse-tête, poursuivit Elinborg sans lui répondre. Votre fille Nina affirme
s’en être prise à Runolfur, même si elle n’en garde aucun souvenir clair. Elle
n’envisage aucune autre hypothèse. Il n’y avait qu’eux dans l’appartement. Vous
semble-t-il envisageable qu’elle ait pu, toute seule, maîtriser un homme comme
lui ? Surtout s’il l’avait droguée et que sa perception de la réalité
était altérée ?
Konrad réfléchit à la question.
— Je ne me rends pas bien compte de l’état qui était le
sien à ce moment-là, répondit-il.
— Elle en aurait sans doute été capable si elle avait
été en pleine possession de ses moyens, si elle avait été rapide, silencieuse
et que Runolfur ne s’était pas tenu sur ses gardes, observa Elinborg. Mais il
fallait d’abord qu’elle se procure un couteau. Il fallait qu’elle se soit
préparée.
— Je suppose.
— Était-ce le cas ?
— Comment ça ?
— S’était-elle préparée avant d’aller chez
Runolfur ?
— Vous êtes folle ? Comment voudriez-vous qu’elle
se soit, comme vous dites, préparée ? Elle ne le connaissait même pas. De
quoi est-ce que vous parlez ?
— Je vous parle de meurtre, rétorqua Elinborg. Je dis
que votre fille a assassiné Runolfur avec préméditation. Et je voudrais
découvrir pourquoi. Quel mobile avait-elle et comment s’y est-elle prise pour
s’assurer votre complicité ?
— Je n’ai jamais entendu une telle ineptie, répondit
Konrad. Vous ne dites quand même pas cela sérieusement ?
— Runolfur n’est pas mort comme par enchantement,
poursuivit Elinborg. Nous pouvons également envisager les choses sous un autre
angle. L’une des données qui n’a pas été communiquée à la presse est qu’il a
lui-même ingéré du Rohypnol peu de temps avant son décès. Je doute qu’il l’ait
avalé de plein gré. Quelqu’un l’y a forcé ou bien l’a berné, tout comme il a
berné votre fille.
— A-t-il réellement absorbé cette drogue du viol ?
— Nous en avons trouvé des traces dans sa bouche. Il en
a ingéré une certaine quantité. Cela donne une allure quelque peu différente à
l’histoire que vous nous racontez avec votre fille, vous ne trouvez pas ?
— Comment ça ?
— Il a bien fallu que quelqu’un le force à avaler ce
produit.
— Ce n’est pas moi.
— Si votre fille nous dit la vérité, j’ai du mal à
imaginer qu’elle en ait été capable. Or il n’y a que peu d’autres possibilités.
Je pense que vous avez vengé votre fille. À mon avis, il s’agit d’un cas
typique. Voilà comment les choses se sont passées. Nina est parvenue à vous
téléphoner pour vous demander de la secourir. Vous vous êtes précipité à
Thingholt. Elle a réussi à vous ouvrir la porte. Peut-être Runolfur était-il
endormi. Vous avez perdu la tête quand vous avez compris ce qui était arrivé,
ce que Runolfur lui avait fait subir. Vous lui avez fait avaler sa propre
drogue avant de lui trancher la gorge sous les yeux de votre fille.
— C’est n’importe quoi, ce n’était pas moi, répondit
Konrad en haussant le ton.
— Alors qui ?
— Ce n’était pas moi et ce n’était pas Nina,
s’emporta-t-il. Je sais qu’elle ne ferait jamais de mal à personne. Elle n’est
pas comme ça, même s’il lui avait fait ingérer ce poison et qu’elle n’était
plus elle-même.
— Vous ne devriez pas sous-estimer les gens qui se
sentent menacés.
— Ce n’était pas elle.
— Quelqu’un lui a bien fait avaler cette drogue.
— Dans ce cas, c’était quelqu’un d’autre, ce n’est pas
moi, je le sais et donc, il n’y a qu’une autre solution possible. Une tierce
personne devait se trouver chez Runolfur. Quelqu’un d’autre que ma fille !
25
La théorie d’une tierce personne n’était pas nouvelle pour
la police. Elinborg avait à deux reprises interrogé Edvard sur son emploi du
temps dans la soirée du meurtre de Runolfur et reçu de sa part la même
réponse : il était resté chez lui à regarder la télévision. Personne
n’était à même de corroborer ses propos. Il n’était pas exclu qu’il mente, mais
la police ne lui connaissait aucune raison d’assassiner son ami. Quant à Elinborg,
elle ne pouvait pas se l’imaginer se livrant à ce genre de prouesse étant donné
la manière dont il lui apparaissait. L’idée de son implication dans la
disparition de Lilja ne tenait également qu’à un fil. C’était une pure
conjecture d’affirmer qu’il avait peut-être déposé la jeune fille en ville et,
quand bien même cela eût été le cas, cela ne prouvait rien. Il pouvait
parfaitement dire l’avoir laissée quelque part et elle aurait pu disparaître
ensuite.
Pourtant, Elinborg ne parvenait pas à se détacher de lui. La
journée fut consacrée aux interrogatoires du père et de la fille, dont le récit
ne dévia pas à un seul moment de leurs précédentes déclarations. Nina était de
plus en plus persuadée d’avoir tué Runolfur, elle allait même jusqu’à le
désirer. Konrad s’entêtait dans la direction opposée : il considérait sa
fille incapable d’avoir fait une telle chose et niait catégoriquement s’en être
personnellement pris à Runolfur. Il était désormais trop tard pour faire subir
à Nina un examen médical prouvant qu’elle aurait ingéré du Rohypnol, produit
qui l’aurait rendue incapable d’agresser cet homme. Peut-être avait-elle été
entièrement consciente du début à la fin de la soirée. Se posait ensuite la
question de Runolfur lui-même : ce dernier n’avait sans doute pas avalé ce
produit de son plein gré. Quelqu’un l’y avait évidemment forcé, quelqu’un qui
voulait qu’il ressente l’effet du traitement qu’il infligeait à ses victimes.
Était-il possible que ce soit Nina qui l’ait forcé à le faire ? Une foule
de questions demeuraient sans réponse. Dans l’esprit d’Elinborg, Konrad et Nina
étaient les assassins les plus probables de Runolfur. Nina n’avait pas avoué
l’acte à mots nus, mais Elinborg pensait que son passage aux aveux ne tarderait
plus et qu’elle ou son père lui indiqueraient bientôt l’endroit où se trouvait
l’arme. Elle ne s’en réjouissait nullement. Runolfur avait entraîné ces braves
gens avec lui dans la fange.
À la fin de l’après-midi, elle avait une nouvelle fois garé
son véhicule à distance respectable du domicile d’Edvard pour observer chaque
mouvement autour de la maison. Sa voiture était toujours stationnée au même
endroit. Elinborg était allée visiter le site Internet de l’école où il
enseignait et avait consulté son emploi du temps. Il terminait en général ses
journées vers trois heures de l’après-midi. Elle ignorait ce que cela lui
apporterait d’espionner ainsi cet homme. Probablement éprouvait-elle tant de
compassion à l’égard de Konrad et de sa fille qu’elle s’acharnait un peu trop à
trouver une autre solution à cette enquête.
Elle apercevait les chantiers navals depuis l’endroit où
elle était garée. Ce lieu où on réparait les bateaux céderait bientôt la place
à des immeubles d’habitation avec vue sur le port. Les vestiges de l’Histoire
s’évanouiraient comme la rosée au soleil. Elle pensa à Erlendur qui aurait
souhaité conserver tout ce qui rappelait le passé. Elle n’était pas toujours
d’accord avec lui. Il fallait laisser une place à l’évolution. Erlendur avait
été très agacé au moment où on avait déplacé la maison Gröndal de la rue
Vesturgata, là où Elinborg était garée en ce moment, pour l’emmener au musée de
l’habitat d’Arbaer. Il avait passé son temps à demander pourquoi on ne pouvait
pas laisser cette maison là où elle était, dans le Reykjavik du temps passé où
elle avait sa place, son histoire et sa raison d’être. Il affirmait que c’était
une construction remarquable, qui tirait son nom de Benedikt Gröndal, l’auteur
du XIXe qui y avait écrit
l’une de ses œuvres préférées : Daegradvöl, Passe-temps. La maison
Gröndal était l’un des rares bâtiments du XIXe
qu’avait conservé la ville. Et il faudrait l’arracher jusqu’à la racine ?
s’était irrité Erlendur, pour la balancer sur des tas d’immondices là-haut, à
Arbaer !
Elinborg était assise là depuis bien plus d’une heure quand
elle distingua enfin du mouvement chez Edvard. La porte s’ouvrit, il sortit et
s’avança vers sa voiture. Elle le prit en filature. Il fit une première halte
dans un magasin discount puis se rendit à une laverie. Ensuite, il s’arrêta à une
boutique de location de vidéos en faillite. Les mots Liquidation totale
étaient écrits dans la vitrine. Cessation d’activité. Edvard s’attarda
longuement à l’intérieur et ressortit les bras chargés de films qu’il déposa
dans le coffre de son véhicule. Il discuta un bon moment sur le parking avec
l’un des employés avant de prendre congé de lui. Il passa ensuite dans une
compagnie de téléphonie, celle où avait travaillé Runolfur. Elinborg vit par la
vitrine qu’il s’intéressait aux nouveaux téléphones portables. Un conseiller
vint lui proposer son assistance. Ils discutèrent longuement puis Edvard
choisit un appareil et l’acheta. Il reprit la direction du quartier ouest de la
ville, mais s’arrêta en chemin dans un restaurant à hamburgers pour manger. Il
consacra à cette activité un certain temps. Elinborg était sur le point de
laisser tomber sa filature. Elle ignorait ce qu’elle cherchait et pensa
brusquement que, sans doute, elle suivait un homme parfaitement innocent.
Elle appela chez elle. Ce fut Theodora qui décrocha. Elles
discutèrent un bref moment. Deux camarades de sa fille l’avaient raccompagnée
après l’école et Theodora avait autre chose à faire que de distraire sa mère de
son ennui. Teddi n’était pas encore rentré et la petite ne savait pas où ses frères
se trouvaient.
Edvard sortit du restaurant et se remit au volant de sa
voiture. Elinborg dit au revoir à Theodora et recommença à le suivre. Il était
sur le chemin du retour, il remonta la rue Tryggvagata vers l’ouest puis
s’engagea sur Myrargata, ralentit en passant à côté des chantiers navals et
s’arrêta, en se garant à cheval sur le trottoir. Il semblait regarder la cale
sèche et la montagne Esja, de l’autre côté de la baie. Elinborg était coincée.
Elle ne pouvait pas arrêter son véhicule à cet endroit, juste derrière celui
d’Edvard, et le dépassa pour aller sur le parking de Hédinshus. Elle attendit
là qu’Edvard se remette en route. Il rentra chez lui.
Elle s’immobilisa au même endroit qu’avant et éteignit le
moteur. Edvard emporta sa lessive et ses produits alimentaires jusqu’à chez lui
et referma sa porte. C’était le soir. Elinborg éprouvait de la mauvaise
conscience envers sa famille qui, ces temps-ci, se nourrissait principalement
de plats rapportés par Teddi. Elle se dit qu’elle devait passer plus de temps à
la maison, être plus disponible pour Theodora et pour ses fils, ainsi que pour
Teddi qui avait tendance à rester collé devant la télévision. Il affirmait
regarder principalement des documentaires scientifiques ou animaliers, mais
c’était un mensonge éhonté. Elle l’avait souvent pris la main dans le sac alors
qu’il avalait les pires programmes américains de divertissement ou de
téléréalité qui ne s’intéressaient qu’aux mariages, aux mannequins ou à des
individus naufragés sur quelque île déserte. Voilà les nouveaux documentaires
animaliers de Teddi.
Elle vit l’un des voisins d’Edvard sortir et ouvrir la porte
de son garage où se trouvait une vieille voiture que l’homme commença à
bichonner. Elle ne reconnaissait pas la marque, mais c’était un de ces anciens
tanks qu’on fabriquait dans les années 60. Bleu clair avec des pare-chocs
chromés dont dépassaient des ailerons qui lui conféraient une certaine allure.
Teddi les appelait tombereaux ou tonneaux : il les adorait. Surtout les
Cadillac. Il répétait que c’étaient les meilleures voitures jamais produites.
Elinborg ignorait si celle-là était une Cadillac, mais elle
savait comment engager la conversation avec cet homme. Elle descendit de son
véhicule et se dirigea vers lui.
— Bonsoir, lança-t-elle depuis la porte.
Le propriétaire leva les yeux de ses occupations et répondit
à son salut. Il devait avoir dans les cinquante ans et son visage rondouillard
respirait la bonhomie.
— Elle est à vous ? s’enquit Elinborg.
— Eh oui, répondit l’homme, c’est la mienne.
— C’est une Cadillac, n’est-ce pas ?
— Non, une Chrysler New Yorker, modèle 59. On me
l’a expédiée d’Amérique il y a quelques années.
— Ah, c’est une Chrysler ? Elle est en bon
état ?
— Oui, elle est très bien, répondit l’homme. Elle me
demande très peu d’entretien, je dois juste la lustrer de temps à autre. Vous
vous intéressez aux voitures de collection ? C’est assez rare de
rencontrer des femmes qui se passionnent pour ça.
— Non, je n’irai pas jusque-là. C’est plutôt mon
compagnon qui se passionne pour ces chars. Il est mécanicien et il avait
autrefois une de ces vieilles bagnoles. Il a fini par la vendre. Je me dis
qu’il aurait été tout heureux de voir celle-là.
— Ma chère, vous n’avez qu’à me l’envoyer, suggéra
l’homme. Je lui ferai faire un petit tour en ville.
— Il y a longtemps que vous habitez ici ? demanda
Elinborg.
— Depuis que nous sommes mariés, cela doit faire
vingt-cinq ans. J’avais envie d’être à côté de la mer. Nous allons souvent nous
promener vers les chantiers navals et jusqu’à l’île d’Örfirisey.
— Ils vont maintenant faire disparaître tout ça pour
construire à côté du port. Qu’en pensent les habitants du quartier ?
— Je n’en suis pas satisfait, répondit l’homme. Je ne
saurais me prononcer sur ce qu’en pensent les autres. Je trouve qu’on ne
devrait pas comme ça passer notre temps à évacuer l’Histoire et les métiers qui
ont fait cette ville à coups de pelleteuse. Voyez ce qu’on a fait de la rue
Skulagata. Qui se souvient encore de Völundur, de Kveldulfur ou des Abattoirs
de Slaturfélag ? Et voilà maintenant qu’ils vont aussi effacer les
chantiers navals.
— J’imagine bien que les riverains ne sautent pas de
joie.
— Non, je suppose.
— Vous connaissez bien vos voisins ?
— Plutôt, oui.
— Je passais par ici et j’ai eu l’impression de reconnaître
l’homme qui vit dans la maison jaune avec l’aulne dont les branches penchent
par-dessus le toit. Vous souvenez-vous de son nom ?
— Vous voulez parler d’Edvard ? demanda l’homme.
— Oui, Edvard, c’est bien ça, confirma Elinborg comme
si elle venait d’obtenir la réponse à une énigme qu’elle s’était employée à
résoudre depuis un certain temps. C’est bien lui. Nous avons travaillé ensemble
à une époque, précisa-t-elle.
— Ah.
— Il est toujours dans l’enseignement, ou… ?
— Oui, il est professeur dans un lycée, je ne me
rappelle plus lequel.
— Nous avons été collègues au lycée de Hamrahlid, dit
Elinborg, désolée de devoir mentir ainsi à ce brave homme.
Elle préférait ne pas dévoiler qu’elle était dans la police
et risquer de jeter ainsi tel ou tel soupçon sur la personne d’Edvard. La
nouvelle ne tarderait pas à se répandre dans le quartier et lui reviendrait
bientôt aux oreilles.
— Ah, je vois. Je ne le croise que peu. Il aime bien sa
solitude et il est plutôt discret.
— Cela ne m’étonne pas. Il est un peu secret. Il vit
ici depuis longtemps ?
— Je dirais qu’il a emménagé dans cette maison il doit
y avoir environ dix ans. Il était encore étudiant.
— Et il a eu les moyens d’acheter alors qu’il n’avait
pas terminé ses études ?
— Cela, je n’en sais rien, répondit l’homme. Je crois
me souvenir qu’il a loué une chambre à quelqu’un pendant un certain temps, cela
a dû l’aider à économiser.
— En effet, il m’en a parlé à l’époque, mentit
Elinborg. Je me souviens qu’il a aussi enseigné à Akranes.
— Tout à fait.
— Il y allait tous les matins et revenait tous les
soirs ?
— Exact. Il avait déjà cette voiture. Aujourd’hui,
c’est un vrai tacot. Mais comme je viens de vous le dire, je ne connais pas
très bien Edvard même si nous sommes voisins. Disons que nous nous connaissons
vaguement. Je ne peux pas vous dire grand-chose de lui.
— Il est toujours célibataire ? interrogea
Elinborg afin de s’approcher lentement du vif du sujet.
— Oui, on ne voit pas de femme. En tout cas, je n’ai
rien remarqué.
— Il ne sortait pas beaucoup à l’époque où nous
travaillions ensemble.
— Et ça n’a pas changé. Je ne remarque jamais le
moindre passage là-bas, même en fin de semaine, précisa l’homme avec un
sourire. Ni les autres jours, d’ailleurs. Il est très solitaire.
— Eh bien, bon courage avec votre Chrysler, conclut
Elinborg, c’est vraiment une belle voiture.
— Oh que oui, convint l’homme. Ça, c’est de la bagnole.
Le portable d’Elinborg sonna au moment où elle arrivait
devant chez elle. Elle éteignit le moteur et consulta l’écran. Le numéro du
correspondant lui était inconnu et elle n’avait pas envie de répondre. Sa
journée avait été longue. Elle souhaitait s’accorder quelques moments de
tranquillité avant que le jour ne touche à sa fin. Elle regarda le numéro et
s’efforça de se souvenir. Ses enfants se servaient parfois de son portable et
il arrivait que certains de leurs camarades l’appellent alors qu’elle était au
travail. Cette sonnerie était insupportable, mais elle se refusait à éteindre
l’appareil. Elle décida finalement de répondre.
— Bonsoir, dit une voix de femme à l’autre bout de la
ligne. Vous êtes bien Elinborg ?
— Oui, c’est moi, répondit-elle d’un ton un peu sec.
— Pardonnez-moi de vous appeler si tard.
— Ce n’est pas grave. Qui êtes-vous ?
— Nous ne nous sommes jamais rencontrées, précisa sa
correspondante. Je suis un peu inquiète même si je n’ai sans doute aucune
raison de l’être. Il est capable de se débrouiller seul, d’ailleurs, il aime
tellement sa solitude.
— Si vous me permettez, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Valgerdur. Il ne me semble pas que nous
ayons déjà parlé toutes les deux.
— Valgerdur ?
— Je suis l’amie d’Erlendur, votre collègue. J’ai
essayé de contacter Sigurdur Oli, mais il n’a pas répondu.
— Non, répondit Elinborg. S’il n’a pas reconnu le
numéro, je suppose qu’il n’a pas voulu répondre. Dites-moi, il y a quelque
chose qui ne va pas ?
— Non, tout va bien, merci. Je voulais simplement
savoir si Erlendur vous avait contactée. Il est parti dans les fjords de l’Est
l’autre jour et je n’ai aucune nouvelle de lui depuis.
— Il ne m’a pas donné de nouvelles non plus, répondit
Elinborg. Depuis combien de temps est-il parti là-bas ?
— Il y aura bientôt deux semaines. Il venait de
travailler sur une enquête qui l’a éprouvé et je suis un peu inquiète pour lui.
Erlendur n’avait pas dit au revoir à Elinborg ni à Sigurdur
Oli. Ils avaient appris au commissariat qu’il s’était offert quelques vacances.
Juste avant son départ, il avait trouvé les restes de deux personnes, un jeune
homme et une jeune femme, disparus depuis un quart de siècle. Ils savaient
qu’il avait également travaillé en solitaire sur une affaire dont il n’avait
pas pu arrêter les coupables.
— N’a-t-il pas tout simplement envie qu’on le laisse
tranquille ? suggéra Elinborg. Cela ne fait pas si longtemps qu’il est
parti, s’il comptait voyager un peu dans l’Est et je sais qu’il a beaucoup
travaillé ces derniers temps.
— Peut-être. Soit il a éteint son portable, soit il se
trouve en dehors de la zone de couverture.
— Il reviendra, observa Elinborg. Il lui est déjà
arrivé de prendre des vacances et de ne pas se manifester du tout.
— Bon, cela me rassure un peu. Vous pourriez peut-être
lui dire que j’ai cherché à prendre de ses nouvelles si jamais il vous appelle.
26
Theodora n’était pas encore endormie. Elle fit une place
dans son lit pour que sa mère s’installe à ses côtés. Elles restèrent un long
moment plongées dans un silence paisible. Elinborg pensait à Lilja qui avait
disparu d’Akranes sans que personne ne la revoie jamais. Elle pensait à la
jeune femme de Nybylavegur, emmurée dans son silence. Elle revit Nina fondre en
larmes face à elle dans la salle d’interrogatoire ; elle l’imagina avec un
couteau à la main en train de trancher la gorge de Runolfur.
Le calme régnait dans la maison. Les garçons n’étaient pas
rentrés et Teddi était resté au garage pour s’occuper de la comptabilité.
— Ne te fais pas trop de souci, dit Theodora qui
percevait combien sa mère était inquiète, fatiguée et absente. En tout cas, pas
pour nous, nous savons bien que tu dois parfois travailler beaucoup. Ne
t’inquiète pas pour nous.
Elinborg sourit.
— Je crois que personne au monde n’a de fille aussi
gentille que la mienne, observa-t-elle.
Puis ce fut à nouveau le silence. Le vent avait forci et
chantonnait à la fenêtre. L’automne cédait graduellement sa place à l’hiver qui
attendait son heure, froide et sombre.
— Quelle est la chose que tu ne dois jamais
faire ? demanda Elinborg. Absolument jamais.
— Monter dans la voiture d’un inconnu, répondit
Theodora.
— Exactement, confirma Elinborg.
— Sans aucune exception, reprit Theodora comme si elle
avait depuis longtemps appris par cœur la leçon de sa mère. Quoi qu’ils
puissent me dire, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Je ne dois jamais
monter en voiture avec un inconnu.
— Ce n’est pas très gentil de…
Theodora l’avait souvent entendue prononcer cette phrase et
elle la termina à sa place.
— … dire ce genre de chose parce que en général, les
inconnus sont de braves gens, mais il y en a toujours quelques-uns pour tout
gâcher. Voilà pourquoi tu ne dois jamais monter dans la voiture de gens que tu
ne connais pas. Et même s’ils t’affirment qu’ils sont de la police.
— Très bien, ma chérie, observa Elinborg.
— Tu enquêtes sur une histoire comme celle-là ?
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg. Peut-être.
— Quelqu’un est monté en voiture avec un inconnu ?
— Je n’ai pas trop envie de te raconter ce qui m’occupe
ces jours-ci. Parfois, ce n’est vraiment pas drôle de parler du travail quand
on rentre à la maison.
— J’ai lu dans le journal que deux personnes avaient
été mises en prison, un homme et sa fille.
— En effet.
— Comment tu les as trouvés ?
— Le flair, répondit Elinborg avec un sourire tandis
qu’elle pointait son index en direction de son nez. Je crois réellement qu’on
peut dire que c’est mon odorat qui a résolu cette enquête. La jeune femme aime
le tandoori, tout comme moi.
— Est-ce qu’il y a chez elle la même odeur de cuisine
qu’ici ?
— Oui, elle est très semblable.
— Tu as été en danger ?
— Non, Theodora, je n’ai couru aucun risque. Ce n’est
pas ce type de gens. Combien de fois faudra-t-il que je te répète que les
policiers se retrouvent rarement dans des situations dangereuses ?
— Mais ils sont souvent agressés, en ville.
— Ce n’est que par de pauvres types ou des épaves,
répondit Elinborg. Ne t’inquiète pas pour ça.
Theodora réfléchit longuement. Sa mère travaillait dans la
police bien avant sa naissance. Elle ne savait pourtant que peu de choses sur
sa profession car Elinborg préférait la préserver tant qu’elle était petite.
Les enfants de son âge savaient en général en quoi consistait le travail de
leurs parents. Ses connaissances dans ce domaine étaient plutôt limitées. Une
fois, elle avait accompagné sa mère au commissariat de la rue
Hverfisgata : Elinborg n’avait pas eu d’autre choix que de l’y emmener.
Elle était restée assise dans un petit bureau pendant que sa mère terminait à
la hâte diverses tâches. Des hommes et des femmes en uniforme ou en civil
avaient passé leur tête à la porte pour lui dire bonjour en lui souriant et en
s’étonnant de voir à quel point elle avait grandi à l’exception d’un bonhomme
avec un imperméable qui l’avait regardée d’un air sévère en demandant d’un ton
brutal à sa mère ce qu’il lui prenait d’emmener son enfant dans un endroit
pareil. Theodora n’avait pas oublié les mots de cet homme. Un endroit pareil.
Elle avait demandé à Elinborg qui c’était, mais sa mère s’était contentée de
secouer la tête et de lui répondre de ne pas y prêter attention : il avait
une vie difficile.
— Quel genre de travail tu fais, maman ?
l’avait-elle alors interrogée.
— Eh bien, c’est un peu comme du secrétariat, ma
chérie, lui avait-elle répondu. J’ai presque fini.
Theodora savait cependant qu’il ne s’agissait pas du tout de
banales tâches de bureau. Elle considérait connaître la plupart des missions dont
étaient chargés les policiers et savait bien que sa mère était flic. Elinborg
avait d’ailleurs à peine prononcé le mot qu’on avait entendu des éclats de voix
dans le couloir : deux fonctionnaires emmenaient un homme menotté qui
avait été pris d’un accès de folie. Il se débattait, donnait des coups de pieds
dans tous les sens et avait réussi à atteindre l’un des policiers en plein
visage, ce qui l’avait fait tomber à terre, la tête en sang. Elinborg avait
éloigné Theodora de l’embrasure de la porte qu’elle avait aussitôt fermée.
— Fichus cinglés, avait-elle marmonné en adressant un
sourire embarrassé à sa fille.
Theodora se rappelait ce que Valthor lui avait confié un
jour, alors que la soirée était bien avancée et que leur mère n’était toujours
pas rentrée à la maison. Il lui avait dit qu’elle était aux trousses des plus
grands criminels du pays. C’était l’une des rares fois où Theodora avait perçu
que son frère aîné était fier de sa mère.
La même question revenait maintenant aux lèvres de Theodora,
allongée sur son lit à côté d’Elinborg.
— Quel genre de travail tu fais, maman ?
Elinborg ne savait pas comment lui répondre. Cette enfant
s’était toujours intéressée à ses activités professionnelles, toujours montrée
curieuse des détails : ce qu’elle faisait, les gens qu’elle rencontrait,
ses collègues. Elinborg avait déjà tenté de lui répondre aussi bien qu’elle
l’avait pu sans lui parler de meurtres, de viols, de violences faites aux
femmes et aux enfants ou encore d’agressions physiques. Elle avait vu un certain
nombre de choses dont elle se serait bien passée et qu’elle ne pouvait se
résoudre à décrire à un enfant.
— Nous portons secours aux gens, répondit-elle
finalement. Aux gens qui ont besoin qu’on les aide. Nous essayons de veiller à
ce qu’ils puissent mener leur vie dans la paix de Dieu.
Elinborg se leva et couvrit sa fille avec la couette.
— Crois-tu que je n’aie pas été assez gentille avec
Birkir ? demanda-t-elle.
— Non.
— Alors, que s’est-il passé ?
— Birkir ne t’a jamais considérée comme sa mère, répondit
Theodora. C’est ce qu’il a raconté à Valthor. Ne lui répète pas que je te l’ai
dit.
— Valthor te confie un certain nombre de choses assez
bizarres.
— Il m’a aussi dit que Birkir en avait marre de sa
famille d’adoption.
— Tu crois que nous aurions pu nous y prendre
autrement ? s’inquiéta Elinborg.
— Sûrement pas, répondit Theodora.
Elinborg déposa un baiser sur le front de sa fille.
— Bonne nuit, ma chérie.
Les interrogatoires de Konrad et de Nina se poursuivaient,
même si elle ne les dirigeait plus. On les questionnait sans relâche sur leurs
emplois du temps au cours de la nuit où Runolfur avait été assassiné. Leurs
dépositions demeuraient pour l’instant inchangées. Leurs déclarations étaient
très semblables. On soulignait qu’ils avaient eu assez de temps pour accorder
leurs violons. L’homme qui s’était manifesté à la police en disant avoir vu une
femme assise à la place du passager dans le quartier de Thingholt alors qu’il
rentrait chez lui dans la rue Njardargata avait été contacté afin qu’il puisse
identifier l’épouse de Konrad. Il avait affirmé être certain que c’était bien
cette femme qu’il avait aperçue dans la voiture stationnée à proximité du
domicile de Runolfur cette nuit-là.
Elinborg était venue s’asseoir dans la salle
d’interrogatoire avec Konrad dans la fin de l’après-midi. Il était visiblement
fatigué par son isolement, ces perpétuelles questions et les inquiétudes qu’il
nourrissait pour sa famille, surtout pour Nina. Il lui demanda des nouvelles de
sa fille et elle le persuada qu’elle allait aussi bien que possible étant donné
les circonstances. Tout le monde s’employait à ce que cette affaire ne traîne
pas en longueur.
— Les vêtements qu’elle portait et ses mains
n’auraient-ils pas dû être couverts de sang ? observa-t-il quand les
questions s’orientèrent vers la participation de Nina au meurtre. Je n’ai pas
remarqué la moindre trace de sang. Ni sur ses vêtements, ni sur ses mains. Il
n’y avait pas de sang.
— Vous m’aviez dit ne pas vous être soucié de ce
détail.
— Cela me revient maintenant.
— Êtes-vous en mesure de le prouver ?
— Non, j’en suis incapable. Je sais que nous avons
commis une grave erreur en n’appelant pas immédiatement la police pour qu’elle
vienne sur les lieux et pour lui montrer que Nina n’avait pas pu tuer cet
homme. C’était également une erreur de ne pas envoyer Nina au service d’accueil
d’urgence des victimes de viols pour qu’elle reçoive une aide psychologique.
Évidemment, nous aurions dû faire tout cela. Nous n’aurions pas dû fuir.
C’était une erreur et nous la payons maintenant. Mais vous devez me croire.
Nina n’aurait jamais pu faire une telle chose. Jamais.
Elinborg lança un regard à ses collègues chargés de
l’interrogatoire qui lui firent signe qu’elle pouvait intervenir.
— Je crois que votre fille est prête à passer aux
aveux, glissa-t-elle. Nina m’a pratiquement dit qu’elle avait tué Runolfur.
Elle affirme que la seule chose qu’elle regrette, c’est de ne pas se rappeler
le moment où elle lui a tranché la gorge.
— Il l’a violée, répondit Konrad. Cette sale petite ordure
l’a violée.
C’était la première fois qu’Elinborg entendait Konrad se
permettre un écart de langage.
— C’est pourquoi il y a d’autant plus de chances
qu’elle soit brusquement sortie de son état, qu’elle lui ait fait avaler la
drogue qu’il lui avait donnée, qu’elle ait pris le dessus et qu’ensuite elle
l’ait égorgé. Elle est peut-être parvenue à le berner et à verser le produit à
son insu dans un verre qu’elle a ensuite rincé. Un certain nombre d’indices
vont dans ce sens.
— Ce genre de propos oiseux me dégoûte, observa Konrad.
— À moins que ce ne soit vous qui l’ayez fait, renvoya
Elinborg.
— Qui était ce Runolfur ? interrogea Konrad. Quel
genre d’homme était-il donc ?
— Je ne sais ce que je dois vous répondre. Il n’a
jamais eu affaire à la police de son vivant. Vous comprenez bien à quel point
vous nous compliquez la tâche. Même si votre fille affirme qu’elle a été
violée, en réalité, nous n’en avons aucune certitude. Pourquoi devrions-nous la
croire ? Quelle raison aurions-nous de vous croire vous ?
— Vous pouvez croire tout ce qu’elle vous dit.
— Je voudrais bien, observa Elinborg, mais il y a un
certain nombre de choses qui s’y opposent.
— Elle n’a jamais menti. Que ce soit à moi, à sa mère
ou à qui que ce soit. C’est terrifiant de la voir impliquée dans cette
tragédie, dans ce cauchemar. C’est tout bonnement terrifiant. Je ferais
n’importe quoi pour que tout cela s’arrête. N’importe quoi.
— Vous savez qu’il portait son t-shirt.
— Je ne m’en suis aperçu qu’ensuite. J’avais une veste
que j’ai immédiatement mise sur les épaules de Nina, j’ai ramassé ses
vêtements, j’aurais dû être plus minutieux. J’ai compris que vous étiez sur la
piste dès que vous m’avez posé des questions sur San Francisco. Votre venue
n’avait rien d’une visite de courtoisie chez un simple témoin.
— Vous avez alors déclaré que vous auriez souhaité que
ce soit vous qui l’ayez assassiné. Nina affirme qu’elle aimerait se souvenir du
moment où elle lui a tranché la gorge. Lequel de vous l’a fait ? Êtes-vous
disposé à me le dire ?
— Nina vous a-t-elle avoué que c’était elle ?
— Pratiquement.
— Je n’avouerai pas, conclut Konrad. Nous sommes
innocents. Vous devriez nous croire et arrêter ce cinéma.
27
Elinborg consacra ce qui restait de la journée à faire des
emplettes pour la famille. Comme d’habitude, elle choisit d’excellents
produits, des choses saines, qu’elle tentait péniblement d’amener ses deux fils
et leur père à avaler. Elle prit un petit filet de bœuf afin de tenir sa
promesse quant au steak, qui était le plat préféré de Valthor qui le consommait
presque cru. Pour sa part, elle n’aimait pas spécialement la viande saignante,
sauf quand c’était du renne. Elle apprécia de flâner un peu dans le magasin et
s’efforça de ne pas penser à toutes ces choses qui l’avaient si lourdement
affectée au cours des derniers jours. Un bocal de cœurs d’artichauts rejoignit
son panier. Du café de Colombie. Du yaourt islandais.
Dès son retour à la maison, elle alla s’allonger dans un
bain chaud où elle se détendit tellement qu’elle s’endormit. Elle n’avait pas
mesuré combien la pression qu’elle subissait depuis quelques jours l’avait
épuisée. Quand elle se réveilla, elle entendit du mouvement dans la cuisine,
c’était le signe que l’un des enfants était rentré. Elle essayait de ne pas
penser à son travail, ce qui n’allait pas sans peine. Edvard ne lui laissait
aucun répit. Sa petite maison miteuse dans le quartier ouest, son tacot garé à
côté et qui menaçait ruine, les branches toutes tordues de cet arbre qui
s’étendaient par-dessus le toit, comme des serres inquiétantes. Plus elle
réfléchissait à Lilja, plus cette maison lui semblait misérable, de même
qu’Edvard, l’enseignant qui l’occupait, avec son dos légèrement voûté, ses
cheveux en bataille, sa barbe clairsemée et son air mal à l’aise, gêné. Elle
n’arrivait certes pas à imaginer qu’il puisse faire du mal à une mouche, mais
cela ne signifiait rien en soi. L’apparence d’Edvard ne lui apprenait rien à
part ce qui était manifeste : cet homme était un crasseux.
Elle avait envie de retourner à Akranes pour y interroger
d’autres personnes qui avaient connu Edvard et Lilja. Peut-être ses anciens
collègues détenaient-ils des informations qui leur semblaient dénuées
d’importance, mais qui auraient pu lui être utiles. Elle souhaitait une
nouvelle entrevue avec la mère de Lilja qui avait trouvé refuge dans la foi.
Probablement devrait-elle également s’entretenir avec son père qui luttait
contre la douleur en s’enfermant dans un silence glacé. Il serait difficile de
parler à ces gens sans rien avoir de tangible entre les mains et Elinborg
ignorait jusqu’où elle pouvait aller. Elle ne voulait surtout pas réveiller en
eux le moindre espoir. Les chimères n’avaient jamais aidé personne.
Elle souhaitait également en apprendre plus sur le compte de
Runolfur. Konrad lui avait demandé qui était cet homme, ce que la police savait
de lui et les informations dont ils disposaient étaient en réalité bien
maigres. Peut-être devait-elle reprendre l’avion pour se rendre là-bas dans la
campagne et retourner dans ce village de pêcheurs afin d’y interroger à nouveau
les gens du cru.
Elle enfila de confortables vêtements d’intérieur et se
dirigea vers la cuisine. Theodora était rentrée de l’école, accompagnée par
deux camarades qu’elle avait emmenées dans sa chambre. Valthor était également
à la maison. Elle décida de le laisser tranquille, préférant éviter les
frictions pour le reste de la journée.
Avant de s’occuper du bœuf, elle sortit deux filets d’agneau
qu’elle s’était achetés pour les essais culinaires auxquels elle se livrait
pendant son temps libre. Elle alla dans le jardin à l’arrière de la maison et
alluma le gril afin qu’il soit bien chaud au moment où elle en aurait besoin.
Elle sortit son plat à tandoori où elle prépara une marinade à base d’herbes
islandaises. Elle débita l’agneau en morceaux assez gros qu’elle plongea dans
le liquide pour les laisser reposer une bonne demi-heure. Le gril était brûlant
au moment où elle posa son plat avec quelques pommes de terre destinées à
accompagner le steak de bœuf. Elle appela Teddi. Il lui répondit qu’il était en
route.
Un grand calme envahissait Elinborg à chaque fois qu’elle
s’accordait un peu de temps pour la cuisine. Elle s’autorisait à changer
d’attitude, à s’abstraire de l’agitation du quotidien, de son travail et à se
reposer sur sa famille. Elle se vidait l’esprit de tout ce qui ne concernait
pas les divers ingrédients et la manière dont elle pourrait se servir de son
intelligence et de son imagination fertile afin de créer une entité parfaite à
partir d’éléments chaotiques. La cuisine lui permettait de satisfaire ses
besoins créatifs, qui consistaient à transformer une matière brute pour lui
donner une autre nature, un autre goût, une autre odeur. Elle considérait les
trois stades de la cuisine comme une sorte de recette pour la vie : la
préparation, la réalisation et le repas autour de la table.
Elle consignait soigneusement tout ce qu’elle faisait en vue
d’un deuxième livre de recettes. Il suivrait celui qu’elle avait publié sous le
titre Des feuilles et des lys. Theodora avait trouvé ce titre assez
drôle. L’ouvrage avait reçu un bon accueil. Elinborg était même passée dans une
émission à la télé et elle avait répondu à des interviews de la presse écrite.
Elle avait déjà trouvé le titre de son prochain livre, pour peu qu’elle ait le
temps de le terminer : Autres feuilles et lys.
Elle entendit que Teddi rentrait. Elle reconnaissait les
membres de la famille aux habitudes qu’avait chacun en arrivant à la maison.
Valthor claquait généralement la porte derrière lui, se débarrassait de ses chaussures
d’un coup de pied, balançait son cartable par terre et disparaissait dans sa
chambre sans dire bonjour. Son frère cadet commençait à prendre les mêmes
habitudes ; déjà presque adolescent, il imitait beaucoup l’aîné. Il
mettait toujours son manteau par terre dans le vestibule, peu importe le nombre
de fois où on lui avait répété qu’il devait l’accrocher dans le placard.
Theodora était discrète : elle refermait doucement la porte, pendait son
manteau dans le placard avant d’aller s’asseoir à la cuisine pour discuter un
peu avec ses parents s’ils étaient à la maison. Teddi, quant à lui, passait
parfois par le garage en faisant un certain vacarme, généralement de bonne
humeur, fredonnant une chanson qu’il avait entendue en chemin à la radio. Il
remettait diverses choses en place sur son passage, s’occupait du manteau de
son fils, balançait les cartables dans le placard, rangeait les chaussures sur
l’étagère avant de venir embrasser Elinborg.
— Déjà rentrée ? s’étonna-t-il.
— Il y a longtemps que j’avais promis ces steaks,
répondit-elle. Et j’ai un petit tandoori pour nous sur le gril. Tu veux bien
mettre du riz à cuire ?
— Aurais-tu résolu cette affaire ? demanda Teddi
tout en attrapant un paquet de riz.
— Je n’en sais rien, nous le verrons bientôt.
— Tu es un vrai génie, observa-t-il, heureux de voir sa
femme rentrée à la maison à une heure convenable.
Depuis quelques jours, il était abonné à ces minables
restaurants qui vous vendaient des morceaux de poulet et son épouse lui
manquait cruellement, tout autant que sa cuisine.
— Que dirais-tu de fêter ça avec un petit vin
rouge ?
Elinborg entendit son portable sonner dans son manteau
qu’elle avait laissé dans le vestibule. Teddi la regarda et cessa de sourire.
Il avait reconnu la sonnerie de son numéro professionnel.
— Tu ne vas pas répondre ? s’étonna-t-il tandis
qu’il attrapait une bouteille dans le placard.
— Est-ce que cela m’est déjà arrivé ?
répondit-elle. Elinborg quitta la cuisine.
Elle avait bien envie d’éteindre cet appareil et
l’envisageait sérieusement tandis qu’elle le sortait de la poche de son
manteau.
Elle nota que Teddi avait posé sa veste sur une chaise dans
le vestibule. Il la laissait généralement au garage car elle était restée
pendue à la patère de l’atelier toute la journée et s’était imprégnée de
l’odeur.
— Tu es chez toi ? interrogea Sigurdur Oli.
— Oui, répondit-elle, agacée. Pourquoi
m’appelles-tu ? Que se passe-t-il encore ?
— Je voulais juste te féliciter, mais puisque j’ai
l’air de tomber comme un cheveu sur la soupe, je peux aussi bien…
— Me féliciter ? Pourquoi donc ?
— Il a avoué.
— Qui ça, il ?
— Eh bien, l’homme que tu as placé en garde à vue,
répondit Sigurdur Oli. Ton ami à la patte folle. Pied d’acier. Il a avoué le
meurtre de Runolfur.
— Konrad ? Quand ça ?
— Il y a quelques instants.
— Et alors, il a dit ça tout à coup ?
— Pas vraiment. Ils s’apprêtaient à arrêter pour
aujourd’hui et là, il leur a dit qu’il jetait l’éponge. Je n’étais pas présent,
mais il s’est exprimé grosso modo de cette manière. Il a avoué le meurtre. Il a
dit qu’en voyant ce qui s’était passé, il a été pris d’un moment de folie. Il
n’a pas avoué avoir forcé Runolfur à avaler quoi que ce soit, mais il a
expliqué qu’il était dans un drôle d’état. Ensuite, il est allé prendre l’un
des couteaux dans la cuisine. Il affirme l’avoir jeté à la mer sur le chemin du
retour. Il ne se rappelle pas exactement à quel endroit.
Elinborg accueillit la nouvelle avec circonspection.
— La dernière chose qu’il m’ait dite, c’est que lui et
sa fille étaient innocents.
— Il en a eu marre. Je ne suis pas dans sa tête.
— Et sa fille ? Et Nina ?
— Comment ça ?
— Elle sait qu’il est passé aux aveux ?
— Non, nous ne lui avons pas encore annoncé. Je suppose
que nous allons laisser passer la nuit.
— Merci, répondit Elinborg.
— Tu as réglé le truc, ma chère, observa Sigurdur Oli.
Je n’aurais jamais cru que ta tambouille indienne allait résoudre l’enquête.
— Bon, à demain.
Elinborg raccrocha. Elle ramassa d’un air absent la veste de
Teddi pour la remettre dans le garage. Une forte odeur s’y était imprégnée, qui
emplissait tout le vestibule, une odeur de pneus, d’huile et de carburant.
Teddi s’armait généralement de précautions afin de ne pas inviter ces
senteurs-là dans la maison, mais il n’y avait pas pensé cette fois-ci.
Peut-être avait-il simplement eu hâte de la voir. Elle l’avait souvent
réprimandé quand il avait oublié ce vêtement dans l’entrée parce que, comme
lui, elle tenait à ce que leur demeure soit propre et n’avait pas envie qu’elle
empeste le cambouis.
Elle accrocha le vêtement à la patère du garage puis
retourna à la cuisine.
— Qu’est-ce que c’était ? s’enquit Teddi.
— Nous avons des aveux, répondit Elinborg. Pour l’homme
de Thingholt.
— Eh bien, observa-t-il avec la bouteille de vin qu’il
n’avait pas encore ouverte à la main. Je commençais à me demander s’il fallait
la déboucher ou non.
— Tu n’as qu’à l’ouvrir, invita Elinborg d’une voix
dénuée de joie. Au fait, tu as oublié ta veste dans l’entrée.
— C’est que j’étais pressé. Pourquoi as-tu l’air
éteinte à ce point ? L’enquête est résolue, n’est-ce pas ?
Un bruit sourd et puissant se fit entendre au moment où le
bouchon sortit du goulot. Teddi servit deux verres et en offrit un à Elinborg.
— Santé ! lança-t-il.
Elle trinqua avec lui d’un air absent. Teddi avait
l’impression que quelque chose grondait en elle. Ses yeux fixaient le fond de
la casserole de riz. Il avala une gorgée en regardant sa femme, silencieux,
n’osant pas la déranger.
— Ce serait donc possible ? soupira Elinborg.
— Quoi ?
— Non, c’est n’importe quoi, poursuivit-elle.
— Euh… fit Teddi, qui ne comprenait rien. Il y a un
problème avec le riz ?
— Le riz ?
— J’ai pourtant mis la dose habituelle.
— Il pensait que c’était du pétrole, mais il s’agissait
d’autre chose, observa Elinborg.
— Qu’y a-t-il ?
Elle le dévisagea puis retourna dans le vestibule et, de là,
dans le garage où elle prit sa veste. À son retour, elle lui tendit le
vêtement.
— Qu’est-ce que c’est exactement que cette odeur ?
— Sur ma veste ?
— Oui, c’est une odeur de pétrole ?
— Non, pas tout à fait… répondit-il en reniflant le
tissu. C’est plutôt de l’huile de vidange et du cambouis.
— Qui était ce Runolfur ? murmura Elinborg. Quel
genre d’homme était-ce ? Konrad m’a posé cette question aujourd’hui et je
n’ai pas pu lui répondre parce que je n’en sais rien. Or… il faudrait que je le
sache.
— Que devrais-tu savoir ?
— Ce n’est pas une odeur de pétrole que Konrad a
sentie. Mon Dieu, nous aurions dû nous concentrer sur son histoire à lui. J’en
étais sûre. Nous aurions dû orienter cette enquête en creusant beaucoup plus
dans son passé.
28
Elinborg resta un bon moment assise dans sa voiture avant
d’entrer dans la station-service. Malgré la journée très chargée qui
l’attendait, elle s’accorda un peu de temps pour écouter une émission où il
était question d’anciennes variétés islandaises. Le programme touchait à sa
fin. Elle avait grandi avec cette musique-là qu’elle appréciait beaucoup, même
si elle s’était aperçue plus tard que la plupart de ces chansons étaient en
réalité des mélodies étrangères pour lesquelles on avait composé des paroles en
islandais. Les titres s’enchaînaient dans l’habitacle. Ils parlaient du
printemps dans la forêt de Vaglaskogur, de la Petite Loa du village de Bru et
de Sinbad le marin. Ils lui rappelaient un monde révolu ; ils lui rappelaient
Bergsteinn. Son ex-mari s’était toujours intéressé à ces vieux succès et
parlait souvent de la différence entre l’ancien temps et le monde moderne où
l’innocence et la simplicité de la musique destinée à la danse avaient été
remplacées par des chansons revendicatives, emplies de ressentiment et d’âpres
critiques. Cette musique lui rappelait également Erlendur qui était parti dans
l’Est, sur les lieux de son enfance où il voulait être tranquille : sans
doute n’avait-il pas emporté avec lui son téléphone portable. Il ne s’était
manifesté auprès de personne. Cela avait été comme cela les rares fois où il
s’était accordé quelques vacances là-bas. Elle s’était demandée ce qu’il était
allé y faire et s’était permise de contacter la pension d’Eskifjördur pour voir
s’il y avait pris une chambre, mais personne ne l’avait croisé. Elle avait
hésité à téléphoner car, connaissant Erlendur peut-être mieux qui quiconque,
elle savait qu’il ne supportait pas ce genre d’intrusion.
Elle descendit de sa voiture et entra dans la
station-service. Elle avait consulté les vieux procès-verbaux de l’accident
mortel qui avait coûté la vie au père de Runolfur sur la route nationale et
retrouvé le nom de l’homme qui conduisait le camion. À l’époque, il travaillait
pour un transporteur basé à Reykjavik. Elinborg s’était rendue aux bureaux de
l’entreprise afin de le rencontrer et elle avait discuté avec son ancien chef.
— Je voulais savoir si Ragnar Thor était en ville, je
n’ai que son numéro de portable et ça ne répond pas, avait-elle précisé après
s’être présentée.
— Ragnar Thor ? Il y a des lustres qu’il ne
travaille plus ici.
— Ah, pour quelle entreprise roule-t-il ?
— Pour qui il roule ? Eh bien, c’est qu’il ne
roule plus. Pas depuis l’accident.
— Vous voulez parler de cet accident mortel ?
— Oui, il a changé de métier après ça.
— C’était lié à cet événement ?
— Oui, répondit l’homme.
Assis dans son bureau où il feuilletait les fiches de
chargement, il avait à peine levé les yeux quand Elinborg était venue le
déranger.
— Savez-vous à quel endroit il travaille
maintenant ?
— Dans une station-service de Hafnarfjördur. Je l’ai
croisé là-bas il y a disons deux mois. Je suppose qu’il y est toujours.
— Cet accident l’a atteint à ce point ?
— Vous voyez bien, il a arrêté de rouler. Complètement.
Elinborg l’avait quitté pour se rendre directement à la
station-service qu’il lui avait indiquée. Les lieux étaient calmes, il n’y
avait que peu à faire. Un client se tenait à côté de son véhicule et se servait
en carburant, économisant ainsi quelques maigres couronnes. Deux employés
étaient assis à la caisse, une femme âgée d’une trentaine d’années et un homme
d’environ soixante ans. La caissière ne lui accorda aucune attention, mais son
collègue se leva, lui adressa un sourire et vint lui demander en quoi pouvait
lui être utile.
— Je suis à la recherche de Ragnar Thor,
déclara-t-elle.
— Eh bien, c’est moi, répondit l’homme.
— Votre portable ne fonctionne pas.
— En effet, vous avez essayé de me joindre ? Je
n’ai pas encore eu le temps de m’en acheter un autre.
— Pourrions-nous discuter tranquillement quelques
instants ? s’enquit Elinborg en regardant la caissière. Je voudrais vous
poser quelques questions, il n’y en a pas pour longtemps.
— Eh bien, nous pouvons allez dehors, proposa l’homme
en lançant également un regard à sa collègue. Que… Qui êtes-vous ?
Ils sortirent du bâtiment. Elinborg lui expliqua qu’elle
était de la police et qu’elle enquêtait sur une affaire compliquée. En résumé,
elle désirait l’interroger sur l’accident qu’il avait eu quelques années plus
tôt quand une voiture avait percuté son camion avec à son bord un homme qui
avait perdu la vie.
— L’accident ? renvoya Ragnar Thor, subitement
très méfiant.
— J’ai lu les procès-verbaux, précisa Elinborg, et je
sais parfaitement qu’ils ne sont pas toujours complets. Voilà pourquoi j’ai
souhaité vous rencontrer. Vous avez arrêté de rouler, n’est-ce pas ?
— Je… Je ne vois pas en quoi je peux vous être utile,
répondit Ragnar Thor en reculant d’un pas. Je n’ai jamais parlé de cet
événement à personne.
— Je le comprends parfaitement, ce n’est pas drôle de
se retrouver confronté à un tel drame.
— Avec tout le respect que je vous dois, je crois que,
justement, vous ne le comprendriez qu’en le vivant vous-même. Je ne vois pas en
quoi je peux vous aider et je serais heureux que vous me laissiez tranquille
avec cette histoire. Je n’ai jamais parlé de ça à quiconque et ce n’est pas
maintenant que je vais commencer. J’espère que vous m’en excuserez.
Il s’apprêta à retourner à l’intérieur de la station.
— L’enquête sur laquelle je travaille est le meurtre du
quartier de Thingholt, cela vous dit quelque chose ? interrogea Elinborg.
Ragnar Thor s’immobilisa. Une voiture se gara devant l’une
des pompes.
— Ce jeune homme qui a été assassiné, égorgé, était le
fils de celui qui est décédé dans cet accident de la route.
— Son fils ?
— Il s’appelait Runolfur et il a perdu son père à ce
moment-là.
L’homme qui s’était garé à côté de la pompe restait rivé sur
son siège où il attendait qu’on vienne le servir. La caissière demeurait
immobile.
— Je n’y étais pour rien, murmura Ragnar Thor. Je
n’avais aucun tort dans cet accident.
— Ragnar, il me semble que tout le monde est d’accord
sur ce point. L’homme a tourné d’un coup sec et vous a barré la route.
Le client dans sa voiture klaxonna. Ragnar Thor jeta un
regard dans sa direction. La femme assise à la caisse ne levait toujours pas le
petit doigt. Il s’approcha du véhicule et Elinborg le suivit. Le conducteur
abaissa sa vitre par laquelle il tendit au pompiste un billet de cinq mille
couronnes sans dire un mot. Puis, il remonta la vitre.
— Que voulez-vous savoir ? demanda Ragnar Thor
tandis qu’il commençait à servir l’automobiliste.
— Y avait-il quoi que ce soit d’étrange dans cet
accident ? Un détail que vous n’auriez pas mentionné dans votre
déposition, une chose qui expliquerait comment cela s’est passé avec
précision ? Tout ce qui est dit dans le procès-verbal, c’est qu’il semble
que le père de Runolfur ait perdu le contrôle de son véhicule.
— Je le sais.
— Sa femme affirme qu’il s’est endormi au volant.
Est-ce la vérité ou bien s’est-il passé autre chose ? A-t-il commis une
faute d’inattention ? Perdu sa cigarette sur son siège ? Qu’est-il
réellement arrivé ?
— C’était vraiment le père de ce gars assassiné à
Thingholt ?
— Oui.
— Je l’ignorais.
— Maintenant, vous le savez…
— Si je vous raconte ce qui n’est pas consigné sur le
procès-verbal, il faut absolument que cela reste entre nous.
— Je n’en dirai rien à personne. Vous pouvez me faire
confiance.
Ragnar Thor acheva de faire le plein de la voiture. Ils se
tenaient tous les deux à côté de la pompe. Il était presque midi, il faisait
froid.
— C’était tout bonnement un suicide, déclara-t-il.
— Un suicide ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Vous me promettez de ne le répéter à personne.
— C’est promis.
— Il m’a adressé un sourire.
— Un sourire ?
Ragnar hocha la tête.
— Il a souri au moment où nos deux véhicules se sont
percutés. Je crois qu’il m’a choisi. Il a choisi le camion que je conduisais
parce qu’il était très gros, très lourd et qu’il avait une remorque. Cet homme
a tourné tout à coup sous mon nez. Je n’ai rien pu faire. Je n’avais aucune
possibilité de réagir. Il a foncé droit sur moi et juste avant la collision, il
avait un grand sourire sur le visage.
L’avion décolla de l’aéroport de Reykjavik dans
l’après-midi. Seule la moitié des places étaient occupées. Il s’éleva
rapidement dans les airs. À moins que l’État ne mette encore un peu plus la
main à la poche, il était question d’abandonner cette ligne intérieure tant sa
fréquentation avait diminué. Le vol avait été retardé à cause du brouillard qui
bouchait la vue sur l’aéroport de destination et il était plus de deux heures
quand on avait enfin considéré pouvoir partir sans courir de risque.
Le commandant de bord avait salué les passagers dans les
haut-parleurs, il avait présenté ses excuses pour le retard, précisé le temps
de vol et exposé les conditions météo de la destination. Le temps y était très
couvert, il y faisait un froid piquant, moins quatre degrés. Ensuite, il avait
souhaité à tout le monde un agréable voyage. Elinborg avait attaché sa ceinture
en repensant au vol qu’elle avait pris quelques jours plus tôt. Il lui sembla
que c’était le même pilote que l’autre fois. Ils volèrent au-dessus des nuages
presque tout au long du trajet. Elinborg profitait du soleil qui brillait à sa
gauche. Il ne s’était pas beaucoup montré à Reykjavik pendant ces maussades
journées d’automne.
Elle avait emporté avec elle le dossier concernant le crime
du 101, comme les journaux l’appelaient désormais. L’appellation meurtre de
Thingholt était passée de mode. L’affaire était présentée par la presse comme
l’histoire d’un yuppie qui avait été tué dans le centre-ville, lequel portait
le code postal 101. Les journalistes n’avaient décidément pas tardé à apposer
sur le meurtre l’étiquette du quartier central. Elinborg relisait les aveux de
Konrad. Il continuait à s’y tenir et affirmait ne rien vouloir modifier. Elle
savait que la garde à vue produisait sur les intéressés des effets aussi
étranges qu’imprévisibles.
— Je veux voir ma fille, avait-il déclaré quelque part.
Je refuse de répondre à d’autres questions si on ne me permet pas de la
rencontrer.
— C’est exclu, avait répondu le policier.
Elinborg supposait qu’il s’agissait de Finnur, l’homme qui
leur avait indiqué le lien possible entre Edvard et Lilja.
— Comment va-t-elle ?
— Nous pensons qu’elle ne va pas tarder à s’effondrer.
Ce n’est qu’une question de temps.
Elinborg grimaça en lisant ces mots. Konrad passait son
temps à demander des nouvelles de sa fille et elle trouvait que son collègue
recourait là de façon inutile à une stratégie psychologique des plus puériles.
— Elle va bien ?
— Oui, pour le moment.
— Comment ça, pour le moment ?
— Je n’en sais rien. Évidemment, ce n’est pas très
drôle de mariner en garde à vue.
Un peu plus loin dans le document, Konrad semblait
abandonner la lutte. Les questions s’étaient orientées sur son arrivée à la
maison de Runolfur. On lui avait inlassablement demandé la même chose et il
s’était subitement armé de courage. Elinborg l’imaginait dans la salle
d’interrogatoire. Sans doute s’était-il redressé sur sa chaise en poussant un
profond soupir.
— Je suppose que cela ne me servira à rien de m’entêter
ainsi. Je ne sais pas comment j’ai pu m’imaginer que j’allais m’en tirer comme
ça. J’aurais dû me livrer juste après l’avoir agressé. Cela aurait épargné
d’inutiles souffrances à ma fille. C’était une erreur monumentale de ma part,
mais je continue d’affirmer que j’étais en état de légitime défense.
— Êtes-vous en train de… ?
— Oui, c’est moi qui l’ai tué. Laissez Nina tranquille.
C’est moi. Je regrette de l’avoir entraînée dans cette partie de cache-cache.
C’était ma faute. Tout est ma faute. J’ai été pris d’une colère noire quand
j’ai découvert ma fille dans cet état et que j’ai compris ce qui s’était
produit en entrant dans cet appartement. Elle m’avait expliqué où elle était,
où habitait cet homme. Elle m’a passé ce coup de fil terrifiant. Je me suis
précipité là-bas. Elle avait réussi à m’ouvrir la porte. Je suis entré, j’ai
tout de suite vu ce couteau sur la table. J’ai cru qu’il s’en était servi pour
la menacer. Je ne savais pas ce qui se passait. Nina était assise sur le sol et
il y avait cet homme à demi nu qui la surplombait. Je ne l’avais jamais vu. Il
me tournait le dos. J’ai cru qu’il allait faire du mal à ma fille, j’ai attrapé
le couteau et je l’ai égorgé. Il n’a même pas aperçu mon visage. Ensuite, j’ai
ramassé les vêtements que j’ai vus par terre, je l’ai emmenée hors de cette
maison, nous sommes passés par le jardin, nous avons rejoint la rue en
contrebas puis notre voiture. Je me suis arrêté en route pour balancer le
couteau à la mer. Je ne me souviens pas exactement à quel endroit. Voilà, c’est
comme ça que cela s’est passé, voilà la vérité.
Dans la matinée, la police avait interrogé l’épouse de
Konrad, qui était complice, à en croire ce qu’il racontait. Elle confirma qu’il
était revenu à la voiture accompagné de leur fille, mais ne se souvenait pas
qu’il se soit arrêté pour se débarrasser de l’arme du crime. Tous les trois
étaient complètement bouleversés et elle n’était pas certaine de se rappeler la
manière dont les événements s’étaient enchaînés, ni même tout ce qui s’était
passé. Pour l’instant, on ne jugeait pas nécessaire de demander à ce qu’elle
soit placée en garde à vue.
Elinborg sursauta violemment quand, traversant un trou
d’air, l’avion plongea et vibra de tous les côtés. Elle se cramponna au
fauteuil et les documents tombèrent par terre. Les secousses durèrent quelques
minutes, l’appareil cessa bientôt de trembler. Le pilote intervint dans les
haut-parleurs pour informer des turbulences et demander aux passagers de garder
leurs ceintures attachées. Elle ramassa ses feuilles pour les remettre dans
l’ordre. Elle n’aimait pas beaucoup les déplacements dans ces coucous à
hélices.
Elle se replongea dans l’interrogatoire. On questionnait
Konrad sur tel et tel point de détail et il y répondait avec précision. Il
n’apportait toutefois aucune réponse à la question qui agitait l’esprit d’Elinborg
et qui concernait le Rohypnol ingéré par Runolfur. Il ne l’avait aucunement
forcé à avaler ce produit et Nina ne se souvenait pour ainsi dire de rien.
Elinborg sentait que l’avion descendait. Une fine couche de
neige recouvrait toujours la terre et faisait ressortir les couleurs d’automne
dont s’était parée la végétation. Elle savait que deux policiers l’attendaient
à l’aéroport et qu’ils la conduiraient à destination, comme la première fois.
Elle repensa à la scène qui avait eu lieu dans sa cuisine la veille au soir.
Elle revit l’expression de Teddi alors qu’elle se creusait la tête sur les
propos de Konrad et sur cette odeur d’huile de vidange qu’elle avait sentie sur
la veste que son compagnon avait oubliée dans le vestibule.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de
pétrole ? avait interrogé Teddi.
— Konrad m’a raconté qu’il pensait que Runolfur avait
fait brûler quelque chose, avait-elle expliqué. Or ce n’était pas le cas.
D’ailleurs, l’odeur qu’il a sentie n’était sans doute pas celle du pétrole.
— Qu’est-ce que ça change ? avait demandé Teddi.
— Dès que nous l’avons interrogé, Konrad m’a confié
qu’il avait perçu chez Runolfur une odeur de pétrole. Nous n’avons trouvé
aucune trace de ce produit, du reste, la description de Konrad n’était pas des
plus précises. En tout cas, pour moi, elle ne l’était pas. Je crois que l’odeur
qu’il a sentie ressemblait à celle qui imprègne ta veste. Peut-être que cela a
suffi. Il suffit que tu la laisses traîner sur une chaise dans le vestibule
pour qu’il s’emplisse de son odeur.
— Et alors ?
— Eh bien, cela change tout, avait conclu Elinborg en
attrapant son portable pour rappeler Sigurdur Oli.
— Ces aveux ne valent rien, lui avait-elle annoncé.
— Hein ?
— Konrad est persuadé qu’il fait le meilleur choix en
endossant la responsabilité du crime. Je crois au contraire que ni lui ni sa
fille n’ont joué le moindre rôle dans le décès de Runolfur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Si ce n’est pas
eux, alors qui veux-tu que ce soit ?
— Il faut que je reprenne tout cela depuis le début,
avait répondu Elinborg. Il faut que je voie Konrad dès demain matin. Je crois
très sérieusement qu’il nous ment.
— Tu voudrais bien ne pas compliquer les choses,
s’était agacé Sigurdur Oli. Je viens de t’adresser mes félicitations pour avoir
bouclé cette enquête.
— Certes, mais il est encore beaucoup trop tôt,
malheureusement.
Elle avait raccroché et s’était tournée vers Teddi.
— Est-ce que je pourrais t’emprunter ta veste
demain ?
Tôt le lendemain matin, elle s’était installée avec Konrad
dans la salle d’interrogatoire du commissariat. L’air fatigué, il lui avait
confié n’avoir que peu dormi de la nuit. Les cheveux en bataille et le visage
froissé, il avait à peine répondu à la salutation qu’elle lui avait adressée,
mais avait, comme à chaque fois, demandé des nouvelles de Nina. Elinborg lui
avait répondu qu’elle était comme à son habitude.
— Je crois que vous nous mentez, avait-elle commencé.
En fait, vous nous disiez la vérité depuis le début et nous ne vous avons pas
cru. Il en va de même pour votre fille. Nous ne l’avons pas crue non plus. Vous
avez décidé de vous accuser de ce meurtre. Vous préférez être emprisonné un
certain temps afin de l’épargner. Vous êtes un homme âgé, elle est jeune et
elle a sa vie devant elle. Mais voilà, il y a deux choses qui ne collent pas et
je crois que vous n’y avez pas suffisamment réfléchi. La première c’est que
Nina ne souscrira sans doute jamais à votre version des faits. Elle n’acceptera
pas que vous endossiez la responsabilité du crime. La seconde c’est tout
simplement que vous nous mentez.
— Qu’en savez-vous ?
— Je le sais, c’est tout.
— Vous ne me croyez jamais, quoi que je puisse vous
dire.
— Si, partiellement, je crois la majeure partie de ce
que vous avez déclaré, jusqu’au moment où vous affirmez vous en être pris à
Runolfur.
— Nina ne l’a pas fait.
— J’ignore si vous avez gardé ce détail en mémoire,
mais vous m’avez affirmé avoir perçu comme une odeur de pétrole quand vous êtes
arrivé chez Runolfur. Vous pensiez qu’il avait fait brûler quelque chose. Avez-vous
aussi senti une odeur de brûlé ?
— Non, cela ne sentait pas le brûlé.
— Donc, il n’y avait que cette odeur de pétrole ?
— C’est exact.
— Savez-vous quelle odeur a le pétrole ?
— Pas plus que le commun des gens. Je me suis dit
qu’elle devait ressembler à ça.
— Était-elle très forte ?
— Non, pas réellement. Je la décrirais plutôt comme
légère.
Elinborg avait sorti un sac en plastique pour en tirer la
veste que Teddi avait oubliée la veille dans le vestibule. Elle la posa sur la
table de la salle d’interrogatoire.
— Je n’ai jamais vu ce vêtement, avait immédiatement
déclaré Konrad, comme s’il voulait se prémunir contre une nouvelle série
d’ennuis.
— Je le sais, avait répondu Elinborg. Je voudrais que
vous me disiez si vous sentez l’odeur qui s’en dégage, sans vous en approcher
et sans la renifler. La sentez-vous ?
— Non.
Elinborg avait pris la veste, l’avait secouée puis repliée
avant de la replonger dans le sac en plastique. Elle s’était levée pour aller
la déposer dans le couloir. Ensuite, elle était revenue s’asseoir face à
Konrad.
— Je reconnais que la méthode n’est pas très
scientifique, mais sentez-vous quelque chose maintenant ?
— Oui, je perçois bien une odeur, avait confirmé
Konrad.
— Est-ce la même que celle qui se trouvait chez
Runolfur ?
Konrad inspira profondément, deux fois de suite.
— Oui, c’est exactement la même que celle que j’ai
perçue en entrant chez cet homme, avait-il répondu. Peut-être un peu moins
présente, quand même.
— Vous êtes certain ?
— Oui, c’est bien cette odeur-là. À qui appartient
cette veste ?
— À mon compagnon, avait répondu Elinborg. Il est
mécanicien. Elle reste accrochée à longueur de journée dans son bureau et elle
est tout imprégnée d’huiles de vidange et de cambouis. On retrouve la même dans
tous les garages du pays. Elle est extrêmement tenace et s’accroche dans les
vêtements.
— Une odeur d’huile de vidange ?
— En effet.
— Et alors ?
— Eh bien, je ne sais pas, je ne suis absolument pas
certaine, mais je crois que vous feriez mieux d’attendre d’avoir de mes
nouvelles avant de vous livrer à de nouveaux aveux, avait-elle conclu.
Le pilote ne soigna pas franchement son atterrissage.
Elinborg fut arrachée à ses pensées au moment où l’avion se posa brutalement
sur la piste.
29
On lui redonna la même chambre à la pension du village et
elle s’installa tranquillement. Rien ne pressait, la nuit tombait. Sur la route
depuis l’aéroport, elle avait été en contact téléphonique avec Sigurdur Oli à
Reykjavik ainsi qu’avec d’autres collègues qui travaillaient sur l’enquête afin
de tenter de trouver des informations complémentaires sur la famille de
Runolfur, sa mère, ce père qui avait marché vers la mort le sourire aux lèvres,
les amis que Runolfur avait eus au village et leurs familles. Les informations
dont ils disposaient étaient minces, mais elle en obtiendrait d’autres au cours
des prochains jours si son intuition était bonne.
La femme qui dirigeait la pension l’avait immédiatement
reconnue et s’était beaucoup étonnée de la revoir aussi vite. Elle n’avait pas
pris la peine de dissimuler sa curiosité.
— Y a-t-il une raison spéciale qui vous amène à nouveau
chez nous ? lui avait-elle demandé en l’accompagnant à sa chambre pour lui
ouvrir la porte. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’un simple voyage d’agrément,
n’est-ce pas ?
— Je crois me rappeler que quelqu’un m’a dit qu’ici, il
ne se passait jamais rien, répondit Elinborg.
— Oui, c’est vrai, il ne se passe presque rien, convint
la femme.
— Dans ce cas, ma présence ne devrait pas vous
inquiéter, observa Elinborg.
Elle se rendit à l’unique restaurant du village pour y
dîner. Elle opta pour le plat de poisson qu’elle avait commandé lors de sa
première visite. Cette fois-ci, elle était seule. La femme qui s’appelait Lauga
et s’occupait de tout nota sa commande sans un mot puis disparut à la cuisine.
Soit elle ne se rappelait pas d’elle, soit elle n’avait pas envie d’engager une
conversation de convenance. Elle s’était montrée plus loquace la première fois.
Elle revint bientôt avec l’assiette qu’elle posa sur la table.
— Magnifique, commenta Elinborg. J’ignore si vous vous
souvenez de moi, mais je suis déjà venue il y a quelques jours et j’ai trouvé
votre poisson succulent.
— Il est toujours de la première fraîcheur, observa
Lauga sans lui dire si elle se souvenait d’elle. Merci bien.
Alors qu’elle s’apprêtait à retourner à la cuisine, Elinborg
la pria d’attendre un moment.
— Quand je suis passée ici l’autre jour, j’ai parlé à
une jeune fille qui regardait les vidéos, là-bas, dans le coin, dit-elle en
montrant le petit présentoir à côté de la porte. Où croyez-vous que je pourrais
la trouver ?
— Il y a encore un certain nombre de jeunes filles au
village, éluda Lauga. Je ne vois pas de qui vous parlez.
— Elle devait être âgée d’une vingtaine d’années,
blonde, le visage fin, assez jolie, plutôt svelte et elle portait une doudoune
bleue. Je me suis dit qu’elle devait passer régulièrement ici. J’imagine bien
que vous êtes le seul endroit à proposer des vidéos à la location dans ce
village.
Lauga ne lui répondit pas immédiatement.
— Je serais vraiment heureuse si vous pouviez… reprit
Elinborg.
Lauga lui coupa la parole :
— Vous savez comment elle s’appelle ?
— Non.
— Cela ne me dit rien, répondit Lauga en haussant les
épaules. Il se peut qu’elle vienne du village voisin.
— Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider, cela
ne va pas plus loin, observa Elinborg avant de se tourner vers son poisson.
Comme la première fois, il était délicieux, frit juste comme
il le fallait, frais et correctement assaisonné. Lauga s’y connaissait en
cuisine et Elinborg se demanda si elle ne gâchait pas son talent dans ce trou
perdu. Elle s’en excusa mentalement. Elle savait bien qu’elle avait tendance à
être emplie de préjugés à l’égard de la province. Elle aurait plutôt dû se
réjouir de voir que les gens du cru aient à leur disposition une aussi bonne
cuisinière.
Elle s’accorda un certain temps pour manger et prit en
dessert un gâteau au chocolat bien frais qu’elle accompagna d’une bonne tasse
de café.
Trois gamins, deux garçons et une fille, entrèrent pour
examiner les vidéos du présentoir. L’un d’eux alluma le grand poste de
télévision au-dessus du bar et sélectionna une chaîne sportive. Le volume étant
inutilement élevé, Lauga sortit de sa cuisine et le pria de bien vouloir
baisser le son. Il s’exécuta sur-le-champ.
— Tu diras à ta mère que je peux passer lui couper les
cheveux demain après-midi, lança-t-elle à l’autre adolescent qui lui répondit
d’un hochement de tête.
Il regarda Elinborg et celle-ci lui adressa un sourire qui
le laissa impassible. La gamine qui les accompagnait alla s’asseoir devant la
télé et, bientôt, les trois se retrouvèrent les yeux fixés sur l’écran.
Elinborg s’autorisa un sourire. Elle se demandait si elle ne devait pas
s’offrir un alcool, mais renonça. La journée du lendemain promettait d’être
éprouvante.
Elle finit par se lever et alla régler au comptoir. Lauga
encaissa sans un mot. Elinborg avait l’impression que les gamins suivaient
chacun de ses mouvements. Elle remercia la cuisinière pour l’excellent repas et
lança une salutation aux adolescents qui ne lui répondirent pas, à l’exception
de la jeune fille qui lui adressa un signe de la tête.
Elle reprit le chemin de la pension, plongée dans ses
pensées. Elle réfléchissait à la façon dont elle allait procéder le lendemain
quand elle aperçut brusquement du coin de l’œil la jeune fille blonde d’une
vingtaine d’années et vêtue de sa doudoune bleue qui marchait d’un pas pressé
sur le trottoir, de l’autre côté de la rue principale. Elle s’immobilisa et la
détailla, incertaine, mais fut bientôt persuadée que c’était elle. La jeune
fille ralentit son pas et lui lança un regard.
— Ohé ! cria Elinborg en lui adressant un signe de
la main.
Elles étaient chacune d’un côté de la rue.
— Vous vous souvenez de moi ? demanda Elinborg.
La jeune fille la dévisagea.
— Je viens juste de demander où je pouvais vous
trouver, précisa-t-elle en descendant du trottoir.
La jeune fille recula d’un pas et reprit sa marche sans
répondre. Elinborg allait la rejoindre lorsqu’elle se mit à courir à toutes
jambes. Elinborg lui emboîta le pas en lui criant de s’arrêter. Au lieu de lui
répondre, la jeune femme accéléra. Bien chaussée, Elinborg la poursuivit aussi
loin qu’elle le pouvait, mais comme elle n’était pas en excellente forme
physique, elle se retrouva rapidement distancée. Elle finit par ralentir
jusqu’à reprendre une allure de marche rapide et elle la vit disparaître entre
deux maisons.
Elle tourna les talons et reprit le chemin de la pension. La
réaction de cette jeune fille ne laissait pas de la surprendre. Pourquoi ne
voulait-elle plus lui parler maintenant alors qu’elle avait tenté de l’aider
l’autre jour ? Pourquoi avait-elle ainsi pris la fuite ? Elinborg
était également persuadée que Lauga savait parfaitement de qui elle lui parlait
quand elle lui avait décrit cette jeune fille en doudoune bleue. Que lui
cachaient-elles ? À moins que ce n’ait été son imagination qui l’ait
induite en erreur ? Étaient-ce ce village, ce silence et cette obscurité
qui produisaient cet effet sur elle ?
Elle avait sa propre clef pour entrer dans la pension, celle
de la porte extérieure et celle de sa chambre, ce qui lui évitait d’avoir à
déranger qui que ce soit. Elle appela Teddi qui lui affirma que tout était
tranquille à la maison et lui demanda à quel moment elle comptait rentrer. Elle
lui répondit qu’elle l’ignorait. Sur quoi, ils se souhaitèrent bonne nuit. Elle
se prépara à dormir en lisant un livre qui traitait de cuisine orientale et des
liens que cet art entretenait avec la philosophie.
Elle allait s’endormir l’ouvrage entre les mains quand elle
entendit qu’on frappait doucement à la vitre.
Elle se leva d’un bond en entendant qu’on frappait à
nouveau, cette fois d’une manière plus résolue.
Sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée. Elle s’approcha
de la fenêtre pour tirer doucement les rideaux et plonger son regard dans
l’obscurité. L’ouverture donnait sur l’arrière du bâtiment. Elle ne distingua
rien au premier abord, mais un être humain ne tarda pas à sortir de l’ombre et
elle se retrouva les yeux dans les yeux avec la jeune fille à la doudoune
bleue.
Celle-ci lui fit signe de la suivre avant de s’évanouir à
nouveau dans la nuit noire. Elinborg recula de la fenêtre, enfila des vêtements
à la hâte et sortit. Elle referma doucement la porte derrière elle afin de ne
pas déranger les propriétaires qui occupaient l’étage. Elle scruta la nuit avec
attention : on n’y voyait pas grand-chose. Elle se dirigea vers l’arrière
de la maison où donnait sa fenêtre, mais n’y vit aucune trace de la doudoune
bleue. Elle n’osait pas appeler. Le comportement de cette jeune fille laissait
à penser qu’elle ne voulait prendre aucun risque et se montrer aussi discrète
que possible. Il était manifeste qu’elle redoutait d’entrer en contact avec
Elinborg, cette femme-flic venue de la capitale et qu’elle ne voulait pas être
vue en sa compagnie.
Elinborg allait abandonner et retourner à sa chambre quand
elle remarqua du mouvement un peu plus bas sur la rue. L’éclairage public était
minimaliste et, en s’approchant, elle constata que la jeune fille l’attendait.
Elle se dépêcha de la rattraper, mais à ce moment-là, celle-ci se mit à courir
sur une brève distance avant de s’arrêter pour jeter un œil par-dessus son
épaule. Elinborg s’immobilisa. Elle n’avait pas envie d’une seconde
course-poursuite. La jeune fille s’approcha légèrement, Elinborg se remit en
marche et, à ce moment-là, l’autre recula et s’éloigna à nouveau. Elle comprit
enfin qu’elle voulait qu’elle la suive à distance respectable. Elle se conforma
à ses souhaits et se laissa guider tranquillement.
Il faisait froid. Un vent piquant s’était mis à souffler du
nord, qui s’infiltrait à travers les vêtements et forcissait constamment. Elles
avançaient contre la bise. Elinborg frissonna et resserra son manteau au plus
près de son corps. Elles longèrent la mer, dépassèrent le groupe de maisons qui
formaient le cœur du village en surplomb du port puis continuèrent vers le
nord. Elinborg se demandait combien de temps cette promenade allait durer et à
quel endroit son guide comptait l’emmener. Elles s’étaient à nouveau éloignées
de la côte. Elinborg avançait d’un pas ferme le long de la route qui sortait du
village et passa devant un grand bâtiment qu’elle supposait être la salle des
fêtes, laquelle était éclairée par une ampoule au-dessus de la porte. Elle
entendait le profond murmure de la rivière qui coulait dans l’obscurité et
perdait régulièrement de vue celle qu’elle suivait. La lune éclairait le ciel
nocturne. Elle s’était mise à trembler de froid ; la bise avait encore
forci pour se transformer en ce qui ressemblait de plus en plus à une tempête
qui venait vous hurler aux oreilles.
Tout à coup, elle aperçut un faisceau lumineux sur la route.
Elle s’approcha. La jeune fille se tenait immobile sur l’accotement, une lampe
de poche à la main.
— Avez-vous vraiment besoin de faire tout ce
cinéma ? interrogea Elinborg une fois qu’elle l’eut rejointe. Ne
pourriez-vous pas simplement me dire ce que vous souhaitez me confier ? Il
fait nuit et vous allez me faire mourir de froid.
Sans même la regarder, la jeune fille reprit sa marche
rapide pour descendre la route en direction de la mer. La policière la suivit.
Elles parvinrent à un mur en pierre qui arrivait à la taille d’Elinborg et
qu’elles longèrent jusqu’à atteindre une grille que la jeune fille ouvrit. La
barrière grinça.
— Où sommes-nous ? s’enquit Elinborg. Où
m’emmenez-vous ?
Elle ne tarda pas à obtenir la réponse. Elles s’engagèrent
sur une étroite allée et dépassèrent un grand arbre. Elinborg distinguait dans
le faisceau de la lampe un escalier de pierre qui montait vers un bâtiment dont
elle ignorait la nature. Le jeune fille tourna à droite et gravit une petite
pente. L’espace d’un instant, Elinborg aperçut une croix blanche dans le
faisceau de la lampe. Puis, elle distingua une pierre taillée, enfoncée dans la
terre, et qui portait une inscription.
— Nous sommes dans un cimetière ? murmura-t-elle.
Au lieu de lui répondre, la jeune femme continua d’avancer
jusqu’à se poster auprès d’une croix blanche toute simple. Au centre, on voyait
une plaque d’acier portant une inscription en lettres fines. Des fleurs
fraîches reposaient sur la tombe.
— Qui est-ce ? interrogea Elinborg en essayant de
déchiffrer l’inscription dans le vacillement de la lampe.
— C’était son anniversaire l’autre jour, murmura la
jeune femme.
Elinborg fixait la tombe. La lumière de la lampe s’éteignit,
elle entendit des pas s’éloigner et comprit qu’elle était seule dans le
cimetière.
30
Elle dormit tard d’un sommeil aussi bref qu’agité et se leva
tôt le lendemain matin. Le vent s’était calmé au cours de la nuit, elle était
retournée au village sous quelques flocons de neige après son expédition
nocturne. Elle ignorait si elle reverrait cette jeune fille et ne savait pas
non plus pourquoi elle l’avait conduite jusqu’à cette tombe. Elle était parvenue
à déchiffrer le nom gravé sur la croix, c’était celui d’une femme. Ensuite,
elle avait longuement réfléchi à celle qui reposait sous la terre, à ce bouquet
de fleurs que quelqu’un avait récemment déposé et à l’histoire enterrée sous la
croix, cette histoire qu’elle ne connaissait pas.
Elle resta tranquillement dans sa chambre toute la matinée,
passa quelques coups de fil à Reykjavik et organisa sa journée. Il était
largement plus de midi quand elle se dirigea vers le restaurant. Il y avait
encore un peu de monde, même si le coup de feu était passé. Lauga s’était
adjoint une aide à la cuisine. Elinborg commanda des œufs au bacon en guise de
déjeuner, accompagnés de café. Elle avait l’impression que les gens l’épiaient
comme un intrus, mais elle ne s’en souciait pas. Elle n’était pas
pressée ; elle termina son déjeuner en toute tranquillité et s’offrit une
seconde tasse de café tout en observant la clientèle.
Lauga vint débarrasser son assiette et essuyer sa table.
— Quand pensez-vous repartir en ville ? lui demanda-t-elle.
— Cela dépend, répondit Elinborg. Ce village a quelques
petites choses à offrir même s’il ne s’y passe jamais rien.
— En effet, confirma Lauga. J’ai cru comprendre que
vous aviez passé la nuit dehors.
— Vous m’en direz tant.
— Simples commérages, observa Lauga. Et ce n’est pas ce
qui manque. Il faut se garder de croire tout ce qu’on vous raconte dans ce
genre de village. J’espère que vous n’allez pas vous mettre à collecter tous
les ragots qui traînent.
— Ils ne m’intéressent pas du tout, répondit Elinborg.
On a annoncé de la neige pour aujourd’hui ? interrogea-t-elle en jetant un
œil par la fenêtre.
Le ciel bas et lourd ne lui disait rien qui vaille.
— Ce sont les prévisions météo. Il y a un avis de
tempête pour ce soir et cette nuit.
Elinborg se leva de table. Il ne restait plus qu’elle dans
le restaurant.
— Il est inutile de remuer le passé, observa Lauga. Ce
qui est fait est fait et c’est terminé.
— En parlant du passé, vous avez dû connaître une jeune
fille qui vivait ici, une certaine Adalheidur. Elle est décédée il y a deux
ans.
Lauga hésita.
— Je la connaissais de vue, en effet, admit-elle
finalement.
— De quoi est-elle morte ?
— De quoi ? répéta Lauga. Je n’ai aucune envie
d’aborder le sujet.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que cela ne m’intéresse pas.
— Pourriez-vous me donner le nom de certains de ses
amis, de membres de sa famille, de personnes que je pourrais interroger ?
— Je ne peux rien pour vous dans ce domaine. Mon rôle
se limite à diriger ce restaurant et je ne suis pas là pour raconter des
histoires aux inconnus.
— Merci bien, conclut Elinborg tout en s’avançant vers
la porte.
Lauga restait plantée au centre de la pièce et la regardait
comme si elle avait encore quelque chose à lui dire.
— Je crois que vous nous rendriez à tous un immense
service en repartant à Reykjavik et en ne remettant jamais les pieds ici,
observa Lauga.
— À qui dites-vous que je rendrais service ?
— À nous tous, souligna Lauga. Vous ne trouverez rien
ici.
— Qui vivra verra, renvoya Elinborg. Merci beaucoup pour
ce repas, vous êtes une excellente cuisinière.
Elle avait l’intention de retourner au cimetière, mais
décida de s’accorder une halte en chemin. Elle monta vers la maison où vivait
la mère de Runolfur et appuya sur la sonnette. Elle entendit le son atténué
retentir à l’intérieur et la porte s’ouvrit. Kristjana se souvint immédiatement
d’elle et l’invita à entrer.
— Que revenez-vous faire ici ? interrogea-t-elle
en s’installant dans le fauteuil qu’elle avait occupé lors de sa première
visite. Pourquoi revenez-vous traîner au village ?
— Je m’efforce de trouver des réponses.
— Je doute que vous trouviez quoi que ce soit ici,
observa Kristjana. Ce village est un trou, un trou mortel et je l’aurais quitté
depuis belle lurette si j’en avais eu le courage.
— N’y fait-il pas bon vivre ?
— Bon vivre ? rétorqua Kristjana, une serviette en
papier à la main. Elle s’essuya la bouche avant de lisser et d’étirer le
papier. N’allez pas écouter les tissus de mensonges que racontent les gens.
— À propos de quoi iraient-ils me mentir ?
Elinborg se rappela la mise en garde de Lauga quant aux
ragots du village.
— De tout, répondit Kristjana. Il vit ici un certain
nombre de gens sans intérêt, je peux vous dire. Des gens qui vous traîneraient
plus bas que terre. Vous a-t-on parlé de moi ? Cela doit dégoiser sec sur
mon pauvre Runolfur. Ça leur plaît de salir mon garçon. N’allez pas croire tout
ce qu’ils vous racontent.
— Je ne suis pas ici depuis bien longtemps, fit
remarquer Elinborg.
L’accueil que lui réservait cette femme lui semblait
nettement plus froid et sec que lors de leur première rencontre. Elle n’avait
pas l’intention de lui parler du décès de son mari, elle ignorait si Kristjana
connaissait la vérité à ce sujet. Elle s’accorda un moment de réflexion avant
de poursuivre.
— Tout ce que j’ai entendu, annonça-t-elle, c’est que
votre fils a reçu une éducation assez rigide et que vous vous montriez plutôt
dure avec lui.
— Dure ? Avec Runolfur ? Ha ! Quel
ramassis de foutaises ! Comme si ces gamins n’avaient pas besoin d’une bonne
raclée de temps en temps ! Qui vous a raconté ça ?
— Je ne m’en souviens pas, répondit Elinborg.
— J’aurais été dure avec mon fils ?! Enfin, ce
n’est pas la peine de demander d’où ça vient, ça vient de ceux-là mêmes qui
élèvent les voyous. Les voyous ! Ils m’ont cassé une vitre l’autre jour.
Personne n’a voulu se dénoncer. Je pensais connaître les coupables, je suis
allée voir les parents, mais ils ont refusé de m’écouter. Voilà tout le respect
qu’on a pour les vieux !
— Mais… l’avez-vous été ? reprit Elinborg.
Kristjana lui lança un regard acerbe.
— Vous allez peut-être me reprocher le genre d’homme
qu’il était ?
— J’ignore le genre d’homme qu’était votre fils.
Pouvez-vous me le dire ? demanda Elinborg.
Assise dans son fauteuil, Kristjana se taisait. Elle
s’essuya les lèvres avec la serviette en papier avant de l’étirer et de la
lisser à nouveau.
— Vous ne devez pas croire tout ce qu’on vous raconte
au village, éluda-t-elle. Avez-vous trouvé celui qui l’a tué ?
— Non, hélas, répondit Elinborg.
— Des gens ont pourtant été arrêtés, j’ai vu ça aux
actualités.
— C’est vrai.
— C’est pour me dire ça que vous êtes revenue
ici ?
— Non, absolument pas. Je voulais savoir si vous
pensiez qu’un des habitants du village aurait pu vouloir du mal à votre fils.
— Vous m’avez déjà posé cette question l’autre fois,
vous m’avez demandé s’il avait des ennemis. Je ne le pense pas. Mais bon, je ne
peux pas en être sûre, surtout s’il était le genre de pauvre type que vous
imaginez.
— Je vous ai aussi posé des questions sur ses relations
avec les femmes, nota Elinborg en choisissant prudemment ses mots.
— Eh bien, je ne suis pas au courant de ça, répondit
Kristjana.
— Il y en a peut-être une sur laquelle j’aimerais avoir
quelques précisions. Une jeune fille du village qui s’appelait Adalheidur.
— Adalheidur ?
— Oui.
— Je me souviens d’elle, même si je ne l’ai pas connue.
C’était la sœur du type qui tient le garage.
— Le garage ?
— Oui.
— Vous voulez dire qu’elle était la sœur de
Valdimar ?
— Enfin, plutôt sa demi-sœur. Sa mère était une vraie
Marie-couche-toi-là. Elle traînait pas mal avec les marins dans le temps. Ils
l’avaient surnommée je ne sais plus trop comment. Enfin, ce n’était pas très
beau, comme sobriquet. Elle avait eu ces deux enfants. Hors mariage,
évidemment. Deux petits bâtards. Et elle buvait. Elle est morte dans la force
de l’âge, si on peut dire, mais complètement usée. Une femme courageuse, quand
même. J’ai travaillé avec elle dans le poisson. Une fille courageuse.
— Et votre fils, connaissait-il cette Adalheidur ?
— Runolfur ? Ils étaient du même âge, ils sont
allés à l’école ensemble. Je ne l’ai vue que le peu de fois où elle était dans
les jupes de sa mère à la conserverie, elle avait perpétuellement la morve au
nez. Ce n’était pas une enfant bien solide. Elle a toujours été un peu drôle et
maladive.
— Runolfur avait-il des relations avec elle ?
— Des relations ? Qu’entendez-vous par là ?
Elinborg hésita.
— Étaient-ils l’un pour l’autre plus que de simples
connaissances, y avait-il… existait-il une autre forme de relation entre
eux ?
— Non, rien de tel. Pourquoi cette question ?
Runolfur n’a jamais ramené aucune fille à la maison.
— Il n’en a pas connu quelques-unes au village ?
— Non, très peu.
— On m’a dit que cette Adalheidur était décédée il y a
environ deux ans.
— Elle s’est suicidée, annonça Kristjana sans ambages
en passant sa main dans ses cheveux gris.
Elinborg se demanda s’ils avaient autrefois été bruns, ce
que ses yeux marron tendaient à indiquer.
— Qui ça ? Adalheidur ?
— Oui, ils l’ont retrouvée sur le rivage en contrebas
du cimetière, précisa-t-elle, comme si elle parlait de la pluie et du beau
temps. Elle s’est jetée dans la mer.
— C’était réellement un suicide ?
— Oui, tout porte à le croire.
— Savez-vous pour quelle raison ?
— Pour quelle raison elle a mis fin à ses jours ?
Aucune idée. Elle devait avoir quelque chose qui ne tournait pas rond, la
pauvre. Elle était sans doute désespérée pour en arriver là.
31
La lumière du jour permettait à Elinborg de mieux distinguer
la configuration du cimetière. Il était situé au nord du village, tout près de
la mer et délimité par un muret de pierres qui semblait n’avoir pas été
entretenu depuis bien longtemps. Certains blocs étaient tombés à terre et, par
endroits, on apercevait à peine le tracé sous l’herbe jaunie. Une charmante
église de campagne surmontée d’un petit clocher se tenait à l’une des
extrémités. Elle était peinte en blanc et son toit recouvert de tôle ondulée de
couleur rouge. On entrait dans le cimetière par une petite grille, entrouverte.
Elinborg n’eut pas la moindre difficulté à retrouver la croix parmi les autres
sépultures. Ici et là, des pierres tombales couvertes de mousse reposaient à
même la terre glacée, leurs inscriptions rendues presque illisibles par le
temps. D’autres s’élevaient et sortaient de l’herbe, luttant éternellement
contre les vents et les tempêtes. Et entre tout cela, quelques pauvres croix
blanches, semblables à celles de la tombe d’Adalheidur.
Elle était d’une parfaite sobriété, ornée de l’habituelle
plaque noire portant l’épitaphe. Les mots Repose en paix étaient écrits
sous les dates de naissance et de mort. Elinborg remarqua que l’anniversaire
d’Adalheidur tombait le même jour que celui de l’assassinat de Runolfur. Elle
leva les yeux. Le ciel était menaçant, mais il n’y avait pas de vent et la mer
était calme. La vision du fjord et des montagnes aux couleurs d’automne qui
s’étendaient à perte de vue lui procuraient un calme apaisé que seul venait
perturber le pépiement d’un merle égaré qui s’était posé un instant sur le
clocher avant de reprendre sa route pour disparaître vers les sommets.
Elinborg eut l’impression qu’elle n’était plus seule. Elle
leva les yeux vers la route, où se tenait la jeune fille en doudoune bleue qui
la regardait. Elles restèrent silencieuses l’une face à l’autre un long moment
jusqu’à ce que la jeune fille se décide à prendre la direction du cimetière et
à enjamber l’entassement de pierres.
— C’est un bel endroit, observa Elinborg.
— Oui, c’est le plus beau de tout le village.
— Ils savaient ce qu’ils faisaient quand ils l’ont
choisi pour y installer le cimetière. Au fait, merci beaucoup de m’avoir
abandonnée toute seule ici en pleine nuit, reprocha Elinborg.
— Pardonnez-moi. Je ne sais pas ce que je fais. Je ne
savais pas ce que je ferais quand vous reviendriez au village.
— Vous saviez que j’allais revenir ? s’étonna
Elinborg.
— Cela ne m’a pas surprise. Je m’y attendais. Je
m’attendais à ce que vous reveniez.
— Dites-moi ce qui vous inquiète. Il est évident que
vous avez quelque chose à me dire.
— Je vous ai vue aller chez Kristjana.
— Décidément, peu de choses échappent à l’attention des
gens de ce village.
— Je ne vous espionnais pas, je vous ai vue, c’est
tout. Elle sait très bien ce qui s’est passé. Elle vous l’a raconté ?
— Et que s’est-il passé ?
— Tout le monde le sait.
— Quoi ? Et d’abord, qui êtes-vous ? Par
exemple, quel est votre prénom ?
— Je m’appelle Vala.
— Vala, pourquoi toutes ces cachotteries ?
— Je crois que la plupart des gens du village devinent
ce qui est arrivé, mais qu’ils ne le raconteront jamais. Et je ne veux pas non
plus vous le dire, je ne veux pas lui attirer de problèmes. Voilà pourquoi…
Enfin, je ne suis même pas sûre de bien agir en discutant avec vous. C’est
simplement que… ce silence est insupportable. Je n’en peux plus.
— Pourquoi ne pas me dire ce que vous avez sur le
cœur ? Ensuite, on avisera. De quoi avez-vous peur ?
— Personne n’aborde ce sujet au village, répondit Vala.
Et je ne veux pas lui attirer d’ennuis.
— Quel sujet ? Des ennuis à qui ?
— Tout le monde se tait et agit comme si rien n’était
arrivé, comme si jamais rien ne se produisait ici. Comme si tout était lisse,
normal et beau.
— Et ce n’est pas le cas ?
— Non, vraiment pas.
— Alors, racontez-moi. Pourquoi m’avez-vous conduite
ici la nuit dernière ?
La jeune fille ne lui répondit pas.
— Que voulez-vous que je fasse ? s’entêta
Elinborg.
— Je ne suis pas une rapporteuse, je ne veux pas médire
sur les autres. Surtout pas sur les défunts.
— Rien ne dit que les villageois apprendront de quoi
nous avons discuté, observa Elinborg.
Vala changea brusquement de conversation.
— Il y a longtemps que vous êtes dans la police ?
— Oui, assez.
— Ce doit être un travail plutôt ennuyeux.
— Non, il l’est parfois, c’est vrai. Par exemple, quand
on vous envoie dans un village aussi étrange que le vôtre. Mais cela s’arrange
toujours. Surtout quand on rencontre une jeune fille comme vous et qu’on se dit
qu’on peut sans doute l’aider. Alors, quels sont ces morts sur lesquels vous ne
voulez pas médire ?
— J’ai laissé tomber le lycée, observa la jeune fille,
qui hésitait encore à lui répondre. Peut-être que je passerai mon bac un jour
et qu’ensuite, j’irai à l’université. J’aimerais bien faire des études.
— Qui était cette Adalheidur qui repose ici ?
interrogea Elinborg, les yeux baissés sur la croix.
— J’étais encore petite quand c’est arrivé.
— Quoi donc ?
— Je devais avoir environ huit ans, mais je n’en ai
entendu parler que vers douze, peut-être treize ans. Toutes sortes d’histoires
bizarres traînaient dans le village, on les trouvait tristes, mais elles nous
intriguaient. On disait qu’elle avait déraillé. Qu’elle souffrait d’une maladie
mentale. Elle ne travaillait pas à plein temps, elle s’occupait de son frère,
elle était mystérieuse et très solitaire. Elle ne parlait à personne. Dans un
sens, elle s’isolait de ce qui constituait la vie au village, elle se tenait à
l’écart de tout et de tout le monde. Elle n’avait pratiquement de relation avec
personne, sauf avec son frère et il s’est drôlement bien occupé d’elle quand elle
est tombée malade. Voilà ce qu’on me disait quand j’étais gamine. Cette pauvre
Addy était bien malade. À mes yeux, elle était adulte, elle avait douze ans de
plus que moi. Notre anniversaire tombe le même mois, à cinq jours d’écart. Elle
avait l’âge que j’ai aujourd’hui quand c’est arrivé.
— Et vous l’avez un peu connue ?
— Oui, nous avons travaillé ensemble dans le poisson.
Nous avions évidemment cette différence d’âge et c’était très difficile de
communiquer avec elle. Elle ne laissait personne l’approcher de trop près. On
m’a dit qu’elle avait toujours été comme ça, toujours été un peu spéciale, une
solitaire qui ne s’occupait pas beaucoup des autres et dont les autres ne se
souciaient guère, d’un caractère effacé, mais plutôt sensible. Elle était toujours
très discrète. Une proie facile, je suppose.
Vala prit une profonde inspiration. Elinborg comprenait que
ces confidences lui étaient pénibles.
— Plus tard, j’ai entendu d’autres choses au sujet
d’Addy et de ce qui lui était arrivé. Certains le savaient, mais ils se
taisaient. Peut-être parce qu’ils trouvaient cela impensable. Peut-être qu’ils
trouvaient cela gênant, honteux, minable. Il a fallu des années pour que la
nouvelle se répande à tout le village. Je crois qu’aujourd’hui, tout le monde
est au courant. Je n’ai aucune idée de la manière dont la chose s’est sue
puisque Addy n’en a jamais parlé à personne. Elle n’a jamais porté plainte.
Peut-être que c’est lui qui en a parlé alors qu’il était ivre. Je suppose qu’il
s’est vanté de ce qu’il lui avait fait. Quelque chose me dit qu’il n’éprouvait
pas le moindre remords.
Vala s’interrompit. Elinborg attendait tranquillement
qu’elle reprenne son récit.
— Addy ne s’est jamais confiée à personne, sauf à son
frère, sans doute, peu avant la fin. Je pense qu’à cette époque-là, il devait
déjà être plus ou moins au courant, d’ailleurs. Elle vivait enfermée dans une
honte qu’elle s’était créée elle-même. J’ai lu beaucoup de choses où il est
question de femmes comme elle. La plupart doivent subir un traitement bien
précis. On affirme qu’elles se font des reproches, qu’elles vivent dans la
colère et qu’elles s’isolent.
— Que s’est-il passé ?
— Il a abusé d’elle.
Vala fixait la croix des yeux.
— Peu à peu, le village a su qu’elle avait été violée,
tout le monde savait par qui, mais elle n’a jamais rien dit. Elle n’a porté
plainte contre personne, personne n’a été inculpé. Et personne n’a jamais rien
fait pour l’aider, poursuivit Vala.
— Qui a fait ça ? demanda Elinborg. Qui l’a
violée ?
— Je suis certaine que Kristjana sait ce qu’il a fait.
Elle sait de quoi il est coupable. Elle vit dans un incroyable déni. Elle n’est
pas à la fête ici, croyez-moi. Les gamins la harcèlent. Ils cassent les vitres
de sa maison.
— Vous me parlez de Runolfur ?
— Oui, il a violé Addy et elle ne s’en est jamais
remise. Ils l’ont découverte là, au pied de l’église. Elle avait dérivé
jusqu’ici, jusqu’à trouver enfin le repos.
— Et Runolfur ?
— Ici, tout le monde sait qui l’a assassiné.
Elinborg regarda longuement Vala. Elle vit un homme d’âge mûr
tourner tranquillement le volant de sa voiture pour la mettre sur le mauvais
côté de la route avant d’adresser un large sourire à l’énorme camion qui
arrivait en sens inverse.
32
À son retour à la pension, Elinborg travailla quelques
heures dans sa chambre dont elle s’était fait un bureau de fortune. Elle passa
une autre série d’appels téléphoniques à Reykjavik pour rassembler des
renseignements complémentaires. Elle parla entre autres à Sigurdur Oli et ils
prirent les dispositions qui s’imposaient. Des policiers seraient envoyés au
village, mais le trajet leur demanderait un certain temps. Sigurdur Oli
l’encouragea à ne rien entreprendre avant leur arrivée. Elle le pria de ne pas
s’inquiéter pour elle. Konrad et Nina étaient toujours en garde à vue. Elinborg
ne s’étonna pas de constater que Konrad était revenu sur ses aveux et qu’il
déclarait désormais n’avoir joué aucun rôle dans le décès de Runolfur. Il
continuait par ailleurs à nier que Nina ait pu être impliquée.
Il commençait à faire sombre quand Elinborg quitta la
pension pour descendre au village. Elle traversa la rue et prit la direction du
port. Elle avait déjà effectué ce trajet à sa première visite. Le garage était
situé tout au nord du bourg. Tandis qu’elle marchait, elle pensait à cette tempête
de neige prévue à la météo et espérait bien ne pas se retrouver bloquée là.
Elle regarda le panneau installé au-dessus de la porte du bâtiment et savait
désormais qu’un jour, quelqu’un y avait tiré un coup de fusil. C’était Vala qui
le lui avait raconté. Le propriétaire, Valdimar, l’avait fait lui-même à
l’époque où il buvait. Depuis quelques années, il avait renoncé à l’alcool.
Elle se dirigea vers l’accueil où rien n’avait bougé.
Elinborg s’imaginait qu’il en avait été ainsi depuis l’ouverture de l’entreprise.
Un calendrier illustré d’une femme légèrement vêtue était accroché au mur
derrière le comptoir. Il datait de 1998. Ici, on aurait dit que les jours, les
semaines et les années n’avaient plus d’importance. On aurait dit que le temps
s’était arrêté. Sur l’ensemble de l’espace, le comptoir, le vieux fauteuil en
cuir, la calculette, le livre de commandes, reposait un léger voile de crasse,
semblable à ce noir qu’on trouve sur les moteurs, les pièces détachées, les
huiles et les jantes.
Elle appela dans l’atelier, mais ne reçut aucune réponse et
décida d’entrer. Le Ferguson était à sa place. Par ailleurs, l’atelier était
vide comme lors de sa première visite. Deux armoires à outils collées contre le
mur étaient ouvertes.
— J’ai appris que vous étiez revenue, annonça une voix
dans son dos.
Elle se tourna lentement.
— Je suppose que vous m’attendiez, observa-t-elle.
Valdimar se tenait derrière elle, vêtu d’une chemise à
carreaux et d’un jeans usé. Il avait son bleu de travail à la main et
commençait à l’enfiler.
— Vous êtes toute seule ? s’enquit-il.
Il savait sûrement qu’elle n’était pas venue accompagnée par
d’autres policiers. Il n’y avait aucune forme de menace dans sa question, aucun
sous-entendu. Il la posait plutôt afin de la mettre en confiance que de
l’effrayer.
— Oui, répondit-elle sans hésitation.
Elle tenait à être honnête avec lui. En le voyant enfiler sa
combinaison par les épaules, avec ses mains qui dépassaient des manches, elle
pensa à Teddi.
— J’habite au-dessus, informa-t-il, un doigt pointé
vers le plafond. Je n’avais pas grand-chose à faire, alors je suis monté
m’allonger un peu. Quelle heure est-il ?
Elinborg répondit à sa question. Elle n’avait pas
l’impression de courir le moindre risque. Valdimar était courtois et calme.
— Cela ne vous fait pas trop de route pour aller au
travail, observa-t-elle, un sourire aux lèvres.
— En effet, c’est très confortable, convint-il.
— Je suis passée au cimetière, annonça Elinborg. J’y ai
vu la tombe de votre sœur. J’ai cru comprendre qu’elle avait mis fin à ses
jours il y a deux ans.
— Avez-vous déjà vécu dans ce genre de village ?
demanda Valdimar qui s’était soudainement placé de manière à ce qu’elle se
retrouve collée contre l’une des armoires à outils.
— Non, je n’ai jamais vécu dans aucun village de ce
genre.
— Ce sont des lieux parfois bien étranges.
— Je me l’imagine sans peine.
— Ceux qui viennent d’ailleurs comme vous ne
parviennent jamais à vraiment les cerner.
— Je suppose que non.
— Il y a ici certaines choses que j’ai du mal à saisir,
même si j’y habite. J’aurais beau vous les expliquer pendant des heures, cela
ne vous donnerait qu’une partie de la vérité. Et cette part de vérité serait un
mensonge aux yeux de Haddi, le gars qui travaille à la station-service d’en
bas. Même si vous interrogiez tous ceux qui vivent ici et que vous y consacriez
vingt ans de votre vie, vous n’engrangeriez que quelques fragments de ce qui
fait cette communauté. Le mode de pensée des gens. La manière dont ils sont
intimement liés. Les liens de toute une année ou de toute une vie qui unissent
les uns et les autres ou qui les séparent. J’ai passé toute mon existence ici
et il me reste encore d’innombrables choses à comprendre. Et pourtant, c’est
ici que j’ai ma place. Vos amis sont susceptibles de se transformer en salauds
en l’espace d’un instant. Et les gens emportent les secrets jusque dans leur
tombe.
— Je ne suis pas sûre de…
— Vous ne voyez pas où je veux en venir, n’est-ce
pas ?
— Je crois connaître certains événements.
— Ils savent tous que vous êtes ici, au garage, en ce
moment, reprit Valdimar. Ils savent pour quelle raison vous êtes revenue. Ils
savent que vous êtes venue pour m’interroger. Tous savent ce que j’ai fait. Et
pourtant, ils se taisent. Personne ne dit rien. Vous ne trouvez pas cela
fascinant ?
Elinborg ne lui répondit rien.
— Addy était ma demi-sœur, poursuivit-il. Elle avait
quatre ans de plus que moi et nous étions très proches. Je n’ai jamais connu
mon père. J’ignore qui il est et je me fiche de le savoir. Celui de ma sœur
était un Norvégien, un marin qui avait fait une brève escale ici, juste le
temps de mettre ma mère enceinte. Maman n’était pas très estimée au village.
Cela fait partie de ces choses que tout le monde sait bien avant que vous ne
les appreniez. Peu à peu, on comprend parce qu’on essuie des moqueries. Sinon,
on ne le saurait jamais. Elle nous a élevés convenablement et nous n’avons
jamais eu à nous plaindre même s’il arrivait que l’assistant social passe à la
maison. C’était un drôle de visiteur, différent de tous les autres, qui avec
son attaché-case à la main, nous examinait tous les deux et nous posait des
questions d’un ridicule achevé. Il n’a jamais rien trouvé qui clochait. Ma mère
était quelqu’un de bien, pourtant elle se débattait avec un certain nombre de
difficultés. Elle a toujours été très courageuse, elle travaillait à la
conserverie et nous n’avons jamais manqué de quoi que ce soit, même si nous
étions pauvres. Avec nous, ses deux petits bâtards, elle était surnommée de
diverses manières par les autres villageois, mais je ne vous dirai pas comment.
Je me suis retrouvé impliqué dans trois grosses bagarres à cause de ça. Une
fois, je me suis même cassé un bras. Puis elle est morte dans la paix de Dieu.
Elle repose là-bas, au cimetière, à côté de sa fille.
— Il ne règne pas autour de votre sœur la même paix
divine, fit remarquer Elinborg.
— Qui avez-vous interrogé ?
— Cela n’a aucune importance.
— Il y a également ici de très braves gens, ne vous
méprenez pas sur mes propos.
— J’en ai rencontré, confirma Elinborg.
— Addy ne m’a raconté cela qu’au moment où il était
trop tard, reprit Valdimar.
Les traits de son visage se durcirent d’un coup. Il saisit
l’imposante clef à molette posée sur l’un des pneus avant du tracteur et la
soupesa au creux de sa main.
— Cela faisait partie d’une de ces choses qui sont
arrivées. Elle s’est complètement refermée sur elle-même. Elle était seule
quand il s’en est pris à elle. Nous avions besoin d’argent, je m’étais engagé
sur un bateau-usine et la campagne de pêche était longue. Je venais juste de
prendre la mer quand c’est arrivé.
Valdimar s’interrompit. Tête inclinée, il frappait doucement
la clef à molette aux creux de sa paume.
— Elle ne m’a rien dit. Elle n’a rien dit à personne,
mais elle n’était plus elle-même à mon retour à terre. Elle avait changé d’une
manière totalement incompréhensible. C’était tout juste si je pouvais
l’approcher. Je ne savais pas ce qui se passait, je n’étais qu’un adolescent,
j’avais seize ans. Elle osait à peine mettre le nez dehors. Elle s’enfermait
complètement. Je voulais qu’elle aille consulter un médecin, mais elle a refusé
catégoriquement. Elle m’a demandé de la laisser tranquille, elle se remettrait.
Elle a refusé de me dire de quoi. Et, d’une certaine manière, elle s’est
effectivement remise. Un an ou deux ont passé, mais elle n’est jamais redevenue
celle qu’elle avait été. Elle avait toujours peur. Parfois, elle entrait dans
des colères noires pour des raisons qui m’étaient inconnues. Parfois, elle
restait simplement assise à pleurer, dépressive et angoissée. Je me suis
documenté sur la question depuis cette époque. On peut dire qu’elle était un
cas d’école.
— Que lui était-il arrivé ?
— Elle avait été violée par un homme du village qui
l’avait souillée d’une terrible manière, d’une façon si affreuse qu’elle était
incapable de décrire l’événement en détail, ni à moi, ni à qui que ce soit
d’autre.
— Runolfur ?
— Oui. Il y avait un bal au village. Il l’a attirée
jusqu’à la rivière qui coule ici, au nord du bourg, pas très loin de la salle
des fêtes. Elle ne se doutait de rien, elle le connaissait bien. Ils avaient
fréquenté la même classe pendant toute l’école primaire. Il considérait sans
doute qu’elle serait une proie facile. Il est retourné au bal dès qu’il a eu
fait son affaire. Il a continué à s’amuser comme si de rien n’était et il a
raconté son exploit à l’un de ses camarades. Puis cette histoire s’est peu à
peu répandue dans tout le village, même si je n’en ai jamais entendu parler.
— C’est donc là que tout a commencé, observa Elinborg à
voix basse, comme en elle-même.
— Vous connaissez d’autres femmes qu’il aurait
violées ?
— Il y a celle que nous avons placée en garde à vue,
mais aucune autre ne s’est manifestée.
— Peut-être y en a-t-il plusieurs comme Addy, observa
Valdimar. Il a menacé de la tuer si elle parlait.
Il cessa de tapoter la paume de sa main avec la clef à
molette, il leva les yeux pour fixer ceux d’Elinborg.
— Toutes ces années durant, elle n’était plus qu’une
femme brisée et le temps qui passait n’y changeait rien.
— Je l’imagine bien.
— Quand elle a enfin été prête à me confier ce qui
s’était passé, il était trop tard.
Le frère et la sœur étaient restés un long moment silencieux
dans l’appartement au-dessus de l’atelier quand Addy eut achevé son récit.
Valdimar lui tenait la main et lui caressait les cheveux. Il s’était assis à
côté d’elle quand l’histoire qu’elle lui racontait avait pris une tournure de
plus en plus dure et oppressante.
— Tu n’imagines pas à quel point cela a été difficile,
avait-elle dit à voix basse. Plus d’une fois, j’ai failli abandonner la lutte.
— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? avait
interrogé Valdimar, assommé. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?
J’aurais pu te venir en aide.
— Qu’est-ce que tu aurais pu y faire, Valdi ? Tu
étais si jeune. Moi-même, j’étais presque encore une enfant. Qu’est-ce que je
pouvais faire ? Qui allait nous aider à nous battre contre ce
monstre ? Cela aurait-il servi à quoi que ce soit de le voir aller en
prison pour quelques mois ? Ces choses-là ne sont pas graves, Valdi. En
tout cas, elles ne le sont pas dans l’esprit de ceux qui nous gouvernent. Tu le
sais très bien.
— Comment as-tu pu garder cela au fond de toi pendant
tout ce temps ?
— Je me suis efforcée de vivre avec. Certains jours
sont meilleurs que d’autres. Tu m’y as aidé infiniment, Valdi. Je doute que
quiconque puisse avoir un frère aussi bon que toi.
— Runolfur, avait marmonné Valdi.
Sa sœur s’était alors tournée vers lui.
— Ne fais surtout pas de bêtise, Valdi. Je ne voudrais
pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Sinon, je ne t’aurais rien dit.
— Elle ne m’a confié tout cela qu’au moment où elle
avait renoncé à lutter, reprit Valdimar, les yeux levés vers Elinborg. Je lui
ai lâché la main l’espace d’un instant et cela a suffi. Je ne me suis pas rendu
compte à quel point elle en était arrivée, je n’ai pas mesuré la profondeur de
la blessure qu’il lui avait infligée. On l’a retrouvée le soir même sur le
rivage, en bas du cimetière. Runolfur a déménagé à Reykjavik très peu de temps
après et il n’est jamais revenu s’installer au village. Il ne s’arrêtait à
chaque fois que très brièvement.
— Vous avez besoin que quelqu’un vous assiste, il faut
que vous contactiez un avocat, informa Elinborg. Je vais vous demander de ne
pas m’en dire plus.
— Je n’ai besoin d’aucun avocat, répondit Valdimar. Ce
dont j’avais besoin, c’était de la justice. Je suis allé le voir chez lui et
j’ai compris qu’il continuait.
33
Les effets apparurent plus vite que Runolfur ne l’avait
escompté et il dut soutenir Nina alors qu’ils remontaient chez lui, dans le
quartier de Thingholt. Elle semblait extrêmement réceptive au produit.
Accrochée à son bras, il dut presque la porter sur les derniers mètres du
trajet. Il passa par le jardin plutôt que par la rue, ainsi, personne ne les
verrait. Il n’alluma pas la lumière quand ils entrèrent dans l’appartement et
il l’allongea doucement sur le canapé du salon.
Il ferma la porte, se rendit à la cuisine où il alluma une
bougie, en plaça quelques autres dans la chambre à coucher et deux au salon.
Ensuite, il retira sa veste. Les bougies projetaient une clarté inquiétante sur
les lieux. Il avait soif. Il vida un grand verre d’eau et mit la bande
originale d’un de ses films préférés. Il se pencha sur Nina, roula le châle en
boule, le balança dans la chambre et commença à lui enlever son t-shirt de San
Francisco. Elle n’avait pas de soutien-gorge.
Runolfur la porta jusqu’à la chambre où il acheva de la
dévêtir avant de se déshabiller. Elle était complètement inconsciente. Il
enfila le t-shirt de la jeune femme et regarda ce corps nu, inerte. Il sourit,
puis mordit le coin de l’emballage du préservatif.
À ce moment-là, il n’y avait de place dans son esprit que
pour cette jeune femme.
Il s’allongea sur elle, lui caressa la poitrine et lui
enfonça sa langue dans la bouche.
Une demi-heure plus tard, il sortit de la chambre pour
changer la musique. Il prit tout son temps. Il choisit la bande originale d’un
autre film et se permit d’augmenter légèrement le volume.
Il allait retourner à la chambre quand il entendit quelqu’un
frapper. Il jeta un regard en direction de la porte : il en croyait à
peine ses oreilles. Depuis qu’il avait emménagé dans le quartier, il ne lui
était arrivé que deux fois d’être dérangé par des gens descendus boire au
centre-ville et qui se rendaient dans des fêtes privées afin d’y poursuivre
leur nuit. Ils avaient oublié l’adresse ou s’étaient perdus et ne l’avaient
laissé tranquille qu’une fois qu’il était allé leur répondre. Debout dans le
salon, il regarda vers la chambre puis vers l’entrée. Il entendit de nouveaux
coups, plus forts encore. Son visiteur nocturne ne semblait pas disposé à
renoncer. La deuxième fois que quelqu’un était venu perturber sa tranquillité,
l’intéressé avait crié depuis la rue le prénom d’une certaine Sigga, persuadé
que celle-ci vivait à cette adresse.
Runolfur se dépêcha d’enfiler un pantalon, tira la porte de
la chambre et entrouvrit celle de l’entrée. Le perron n’était pas éclairé et il
ne distinguait que très vaguement la silhouette qui lui faisait face.
— Qu’est-ce que… ?
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Le visiteur
poussa violemment la porte, se précipita dans l’appartement et referma d’un
coup sec derrière lui.
Runolfur fut tellement pris au dépourvu qu’il n’eut même pas
le temps de réagir.
— Tu es seul ? interrogea Valdimar.
Il le reconnut immédiatement.
— Toi ? s’alarma Runolfur. Comment… ? Que…
Qu’est-ce que tu veux ?
— Il y a quelqu’un chez toi ? demanda Valdimar.
— Sors d’ici ! éructa Runolfur.
Il aperçut le manche d’un rasoir dans la main de Valdimar
et, l’instant d’après, la lame scintilla. Avant même qu’il n’ait le temps de
s’en rendre compte, Valdimar le saisit d’une main par la gorge et le plaqua
contre le mur du salon en plaçant la lame sur son cou. Il était nettement plus
grand et costaud que Runolfur, paralysé par la peur. Valdimar jeta un coup
d’œil rapide sur les lieux et aperçut les pieds de Nina par la porte
entrouverte de la chambre.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Mon amie, bredouilla Runolfur, peinant à articuler
tant l’autre le serrait fort. Il lui semblait que son cou était pris dans un
étau. Il parvenait à peine à respirer.
— Ton amie ? Dis-lui de déguerpir !
— Elle dort.
— Réveille-la !
— Je… je ne peux pas, répondit Runolfur.
— Toi, là-bas ! cria Valdimar en direction de la
chambre. Tu m’entends ?
Nina ne réagit pas.
— Pourquoi est-ce qu’elle ne répond pas ?
— Elle dort profondément, expliqua Runolfur.
— Elle dort ?
Valdimar changea sa prise et se retrouva brusquement dans le
dos de Runolfur, le coupe-chou posé sur sa gorge et l’autre main agrippée à ses
cheveux pour le pousser jusqu’à la chambre. Il ouvrit la porte d’un coup de
pied.
— Je peux enfoncer cette lame quand bon me semble,
murmura-t-il à l’oreille de Runolfur.
Il donna une petite tape du pied à Nina qui ne bougea pas.
— Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi ne se
réveille-t-elle pas ?
— Elle dort, c’est tout, répondit Runolfur.
Valdimar enfonça légèrement la lame dans son cou, cette
morsure le brûlait terriblement.
— Ne me fais pas de mal, plaida Runolfur.
— Personne ne dort aussi profondément que ça. Est-elle
droguée ? Tu lui as fait prendre quelque chose ?
— Ne me blesse pas, supplia Runolfur d’une voix
tremblante.
— Tu lui as fait avaler quelque chose ?
Runolfur ne lui répondit pas.
— C’est toi qui l’as droguée ?
— Elle…
— Où tu as mis ce truc ?
— Ne me coupe pas. Il est dans la poche de ma veste.
— Donne-le-moi.
Valdimar le fit avancer devant lui pour retourner au salon.
— Tu continues, observa-t-il.
— C’est elle qui veut qu’on fasse comme ça.
— Comme ma sœur, siffla Valdimar. N’est-ce pas elle qui
t’a demandé de lui faire ça ? N’est-ce pas elle qui t’a demandé de la
violer, espèce de sale petit connard ?!
— Je… je ne sais pas ce qu’elle t’a dit, couina
Runolfur. Je ne voulais pas… Pardonne-moi, je…
Runolfur sortit les pilules de la poche de sa veste pour les
lui tendre.
— C’est quoi ? demanda Valdimar.
— Je ne sais pas, répondit Runolfur, terrifié.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?
Il lui fit une nouvelle entaille sur le cou.
— Du… du Rohypnol, soupira Runolfur. Des somnifères.
— C’est la drogue du viol ?!
Runolfur ne lui répondit pas.
— Bouffe-moi ça !
— Non… s’il te…
— Bouffe-les, ordonna Valdimar, en lui infligeant une
nouvelle entaille.
Le sang commençait à couler le long de son cou.
Runolfur avala l’une des pilules.
— Une autre ! commanda Valdimar.
Runolfur s’était mis à pleurer.
— Que… qu’est-ce que tu vas me faire ?
interrogea-t-il en avalant le second cachet.
— Allez, encore une.
Runolfur renonça à protester et s’exécuta.
— Ne me fais pas de mal, supplia-t-il.
— Ta gueule.
— Si j’en prends trop, ça me tuera.
— Enlève ton pantalon.
— Valdi, tu…
— Enlève-le, répéta Valdimar en lui faisant une
nouvelle entaille.
Runolfur pleurait de douleur. Il déboutonna son pantalon et
le laissa tomber sur ses chevilles.
— Quelle impression est-ce que ça fait ?
interrogea Valdimar.
— Quelle impression ?
— Oui, qu’est-ce que ça fait ?
— Comment… ?
— Quelle impression ça fait d’être victime d’un
viol ?
— S’il te plaît, ne…
— Tu ne trouves pas ça… intéressant ?
— S’il te plaît, ne fais pas ça, supplia Runolfur.
— Quelle impression crois-tu qu’elle ait eue, ma
sœur ?
— S’il te plaît…
— Allez, dis-moi. Qu’est-ce que tu crois qu’elle a
ressenti pendant toutes ces années ?
— Ne me fais pas…
— Dis-le-moi ! Tu crois qu’elle a ressenti ce que
tu ressens maintenant ?
— Pardonne-moi, je ne savais pas… Je ne voulais pas…
— Espèce d’ordure, murmura Valdimar à son oreille.
Ce furent les derniers mots que Runolfur entendit.
D’un geste rapide, Valdimar lui entailla profondément toute
la largeur du cou en partant de l’oreille gauche. Puis il lâcha Runolfur qui
s’effondra à terre, avec une plaie béante d’où s’écoulait le sang. Il resta un
moment immobile au-dessus du cadavre avant de rejoindre la porte pour
disparaître dans l’obscurité.
Elinborg écouta sans rien dire le récit de Valdimar tout en
observant les expressions de son visage et les inflexions de sa voix : il
lui semblait qu’il n’éprouvait aucun remords. On aurait plutôt dit qu’il avait
accompli une tâche dont il devait s’acquitter afin de retrouver la paix en son
âme. Il lui avait fallu deux ans, mais désormais, c’était fait. Elinborg avait
même l’impression que la confidence qu’il lui avait livrée représentait pour
lui une forme de soulagement.
— Vous ne regrettez pas votre geste ? lui
demanda-t-elle.
— Runolfur a eu ce qu’il méritait, observa-t-il.
— Vous vous êtes posé à la fois en juge et en bourreau.
— Lui aussi, il était en même temps juge et bourreau
dans le procès de ma sœur, répondit-il immédiatement. Je ne vois aucune
différence entre ce que je lui ai fait et ce qu’il a fait à Addy. J’avais
simplement peur de me dégonfler. Je pensais que ce serait plus difficile et que
je n’arriverais pas à aller jusqu’au bout. Je m’attendais à plus de résistance
de sa part, mais Runolfur n’était qu’un pauvre type, un lâche. Je suppose que
les hommes de son genre sont tous comme lui.
— Il existe d’autres moyens d’obtenir que justice soit
faite.
— Lesquels ? Addy avait raison. Les individus de
ce genre sont condamnés à deux ou trois ans de taule. Si tant est qu’ils soient
traduits en justice. Addy… m’a avoué qu’il aurait tout aussi bien pu la tuer et
qu’à ses yeux cela ne faisait aucune différence. Je n’ai pas l’impression
d’avoir commis un crime si affreux. En fin de compte, les choses se retrouvent
entre vos mains et vous devez bien agir pour apaiser votre conscience.
Aurait-il mieux valu que je reste les bras croisés et que je le laisse
continuer à sévir ? Je me suis débattu avec cette question jusqu’à ne plus
pouvoir la supporter. Que peut-on faire quand le système est de mèche avec les
salauds ?
Elinborg pensa à Nina, à Konrad et à leur famille sous les
pieds desquels le sol s’était tout à coup dérobé. Elle se souvint du triste
cortège qu’elle avait vu à côté de la maison de Thingholt, la famille d’Unnur à
qui il ne restait plus qu’à souffrir en silence.
Pour Valdimar, cette tristesse muette n’avait pas suffi.
— Vous prépariez votre geste depuis longtemps ?
demanda-t-elle.
— Depuis le moment où Addy m’a raconté ça. Elle ne
voulait pas que je fasse quoi que ce soit, elle ne voulait pas que je m’attire
des ennuis. Elle s’est toujours beaucoup inquiétée pour moi, j’étais son petit
frère. Je ne suis pas sûr que vous compreniez très bien tout cela. Tout ce
qu’elle a traversé, aussi bien quand il l’a souillée qu’au cours des années qui
ont suivi. Ces interminables années. Ce n’était plus ma sœur, ce n’était plus
Addy, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, un être qui s’étiolait peu à
peu et qui a fini par mourir.
— Un père et sa fille innocents sont en garde à vue à
cause de vous, fit remarquer Elinborg.
— Je le sais et j’en suis désolé, répondit Valdimar.
J’ai suivi les informations et j’avais l’intention de me livrer. Je ne voulais
pas voir deux innocents payer pour mes actes. J’allais me livrer à la police.
J’étais en train de m’y préparer, je devais régler quelques petites choses ici
et c’est ce à quoi je me suis occupé ces derniers jours. Je suppose que je ne
reviendrai jamais au village.
Valdimar reposa la clef à molette.
— Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste ? Comment
avez-vous découvert que c’était moi ? demanda-t-il.
— Mon compagnon est garagiste, répondit Elinborg.
Valdimar la regarda hébété, comme s’il ne voyait absolument
pas le rapport.
— Le père de la jeune fille, l’homme qui est en garde à
vue, nous a affirmé avoir senti comme une odeur de pétrole chez Runolfur. La
jeune femme a dû se réveiller juste après votre départ et son père a perçu
l’odeur de vos vêtements dans l’appartement quand il est entré. Il pensait que
Runolfur avait fait brûler quelque chose avec du pétrole. Je me suis dit que
c’était une odeur qui m’était familière et j’ai à nouveau posé la question au
père de la jeune femme. Il pouvait s’agir d’huile de vidange, c’était une odeur
d’atelier de mécanique. J’ai tout de suite pensé à vous : un homme qui passe
son temps à travailler dans son garage. Je me suis penchée sur le passé de
Runolfur, sur ce village et j’ai vérifié des détails.
— J’ai quitté mon atelier sans même me changer pour
aller à Reykjavik, expliqua Valdimar. Addy aurait dû fêter son anniversaire ce
dimanche-là. Je me suis dit que c’était le moment idéal pour lui rendre
justice. Je crois que personne n’a remarqué mon absence. Je me suis mis en
route tôt dans la soirée et j’étais rentré à l’aube. Je ne m’étais pas vraiment
préparé, je n’avais rien décidé de précis, je savais à peine ce que j’allais
faire. Je suis parti en bleu de travail et j’ai emporté avec moi un de ces
vieux rasoirs, un coupe-chou.
— Mes collègues affirment que l’entaille était douce,
ils l’ont décrite comme presque féminine.
— J’ai gardé le coup de main pour égorger le bétail,
précisa Valdimar.
— Ah bon ?
— Je participais à l’abattage des moutons en automne, à
l’époque où on le pratiquait encore au village, précisa-t-il.
— Les gens n’ont pas dû tarder à faire le rapprochement
quand ils ont appris la nouvelle de l’assassinat de Runolfur.
— C’est bien possible, mais rien ne m’est revenu aux
oreilles. Peut-être se sont-ils simplement dit que, comme ça, les livres de
comptes étaient à jour.
— Croyez-vous que son père était au courant du viol
qu’il avait commis ?
— Il le savait, j’en suis certain.
— Vous m’avez dit l’autre fois que vous lui aviez rendu
visite, alors qu’il avait déjà déménagé à Reykjavik, déclara Elinborg. À cette
époque-là, vous ne saviez pas pour le viol ?
— Non, je l’ai croisé là-bas, au centre-ville et il m’a
invité chez lui. C’était le plus pur des hasards. Je ne suis pas resté bien
longtemps. Nous étions deux campagnards et je ne le connaissais pas très bien
mais… il m’était sympathique.
— Il louait un appartement ?
— Il habitait chez l’un de ses amis. Un certain Edvard.
— Edvard ?
— Oui, le gars en question s’appelait Edvard.
— À quand cela remonte-t-il ?
— Il y a cinq ou six ans.
— Pourriez-vous être un peu plus précis ? Combien
d’années cela fait-il exactement ?
Valdimar s’accorda un instant de réflexion.
— Il y a six ans : c’était en 1999. J’étais allé
là-bas pour m’acheter une voiture d’occasion.
— Runolfur vivait chez cet homme il y a six ans ?
interrogea Elinborg, se rappelant sa conversation avec un voisin d’Edvard qui
lui avait confié que ce dernier avait, un temps, loué une chambre à quelqu’un.
— Oui, c’est ce qu’il m’a dit.
— C’était au centre-ville ?
— Oui, pas très loin, juste à côté des chantiers
navals. Runolfur y travaillait.
— Il travaillait où, dites-vous ?
— Aux chantiers navals.
— Runolfur travaillait là-bas ?
— Oui, il m’a dit qu’il le faisait parallèlement à ses
études.
— Et vous avez vu cet Edvard ?
— Non, il m’en a simplement parlé. D’ailleurs, pour
s’en moquer. Je m’en souviens parfaitement parce que j’ai été frappé par la
méchanceté de ses propos. Il m’a dit que ce n’était qu’un pauvre type. Mais
Runolfur était évidemment…
Valdimar n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Elinborg
avait sorti son téléphone portable et, au même moment, une voiture de police
arriva devant le garage. Deux policiers descendirent du véhicule et elle leva
les yeux vers Valdimar.
Il hésita un instant, parcourut l’atelier du regard, passa
sa main calleuse sur le siège du tracteur et scruta l’armoire à outils entrouverte.
— Ce sera long ? demanda-t-il.
— Je l’ignore.
— Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je ne le
regretterai jamais, déclara Valdimar.
— Venez, nous devons en finir.
34
Edvard passa sept heures dans la salle d’interrogatoire
tandis qu’une vaine perquisition avait lieu à son domicile. Elinborg lui posa
des questions répétées sur l’époque où Runolfur avait habité chez lui. Il ne
tarda pas à reconnaître qu’il avait, pendant une brève période, loué une
chambre à son ami, le temps que celui-ci trouve un appartement. Cela remontait
à l’époque de la disparition de Lilja. Il confirma également que Runolfur avait
travaillé aux chantiers navals, situés à deux pas, mais affirma ne pas savoir
si Lilja était venue à son domicile et si elle y avait rencontré son locataire.
Il était incapable de dire si Runolfur lui avait fait du mal. Pour sa part, il
ne s’était rendu coupable de rien envers cette jeune fille.
— Avez-vous emmené Lilja à Reykjavik ?
— Non.
— L’avez-vous déposée au centre commercial de
Kringlan ?
— Non, je n’ai rien fait de tel.
— De quoi avez-vous discuté en chemin ?
— Je ne l’ai pas emmenée à Reykjavik.
— Elle cherchait un cadeau pour son grand-père, vous en
a-t-elle parlé ?
Edvard ne lui répondit pas.
— Reprenons depuis le début ! Vous a-t-elle confié
qu’elle avait envie de vous rendre une petite visite ?
Edvard secoua la tête.
— Lui avez-vous proposé de la ramener à Akranes ?
— Non.
— Pourquoi proposiez-vous à certaines lycéennes de les
déposer en ville ? Qu’aviez-vous en tête ?
— Je ne l’ai jamais fait.
— Nous connaissons une personne qui affirme le
contraire.
— C’est un mensonge. On vous a menti.
— C’était à la demande de Runolfur que vous avez
proposé à Lilja de l’emmener en ville ?
— Non, je ne lui ai jamais fait ce genre de
proposition.
— Est-il arrivé que Runolfur vous parle de Lilja ?
— Non, répondit Edvard, jamais.
— Et vous, lui avez-vous parlé d’elle ?
— Non plus.
— Avez-vous assassiné Lilja à votre domicile ?
— Non, elle n’a jamais mis les pieds chez moi.
— Runolfur avait-il un comportement étrange à cette
époque ?
— Non, il était égal à lui-même.
— Avez-vous invité Lilja chez vous après qu’elle a fini
ses achats ?
Edvard garda le silence.
— Avait-elle une raison quelconque de vous rendre
visite ?
Il continuait de se taire.
— Savait-elle à quel endroit vous habitiez ?
— Elle a très bien pu consulter l’annuaire, mais je
n’ai aucun moyen de le savoir.
— Runolfur a-t-il assassiné Lilja à votre
domicile ?
— Non.
— A-t-il caché son corps dans les chantiers
navals ?
— Dans les chantiers navals ?
— Il y travaillait.
— Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez.
— L’avez-vous aidé à se débarrasser du corps ?
— Non.
— Avez-vous soupçonné que Lilja puisse être tombée
entre ses griffes ? Ou vous en êtes-vous peut-être inquiété plus
tard ?
Edvard hésita.
— Avez-vous soupçonné que…
— J’ignore parfaitement ce qui a pu arriver à Lilja. Je
n’en ai pas la moindre idée.
Elinborg continua ainsi pendant des heures et des heures
sans parvenir à tirer quoi que ce soit de lui. Elle n’avait en main aucune
preuve ni rien qui puisse venir confirmer ses soupçons sur le fait que Lilja
avait croisé son destin en la personne de Runolfur, six ans plus tôt. Même si
tel avait été le cas, il était du reste incertain qu’Edvard ait pu être au
courant. Peut-être mentait-il, mais la chose serait extrêmement difficile à
prouver.
Une journée s’était écoulée depuis qu’Elinborg était revenue
du village de pêcheurs avec Valdimar. On l’avait emmené à Reykjavik pour le
mettre en détention provisoire. Konrad et Nina avaient été libérés ; ils
avaient retrouvé leur famille dans le bureau d’Elinborg, au commissariat de
Hverfisgata. Le fils aîné était rentré de San Francisco pour les soutenir. Ils
ne montraient aucune joie. Nina était encore en état de choc après avoir cru
qu’elle avait tué un homme et, même si elle était sans doute soulagée de savoir
qu’elle et son père étaient innocentés, il lui restait encore bien des épreuves
à affronter.
— Je connais une jeune femme avec laquelle cela
pourrait vous aider de parler, avait déclaré Elinborg. Elle se prénomme Unnur.
— De qui s’agit-il ?
— Elle comprendra ce que vous avez traversé et je suis
sûre qu’elle aimerait également vous connaître.
Les deux femmes s’étaient saluées d’une poignée de main.
— Vous n’avez qu’à me faire signe et je lui en parlerai,
avait conclu Elinborg.
Elle raccompagna Edvard devant le commissariat et monta dans
sa voiture, mais au lieu de rentrer retrouver sa famille, elle prit la
direction du quartier de Thingholt pour se rendre à l’appartement de Runolfur.
Elle avait gardé une clef. Les lieux seraient bientôt rendus au propriétaire et
d’ici peu, d’autres locataires emménageraient. En route, elle pensa à Erlendur.
Le coup de téléphone qu’elle avait reçu dans la matinée n’était pas sans
l’inquiéter.
— Vous êtes bien Elinborg ? avait demandé une voix
masculine fatiguée.
— Elle-même.
— On m’a conseillé de vous contacter à propos d’une
voiture de location qui stationne chez nous, à côté du cimetière.
— Chez vous ?
— Oui, je vous appelle d’Eskifjördur. Ce véhicule est
garé à côté du cimetière et semble abandonné.
— Et… ? En quoi cela me concerne-t-il ? avait
interrogé Elinborg.
— J’ai vérifié le numéro d’immatriculation et j’ai
découvert qu’il s’agissait d’une voiture de location.
— Oui, vous venez de me le dire. Vous êtes policier, là-bas,
dans l’Est ?
— Oh, pardonnez-moi, où avais-je la tête ? En tout
cas, cette voiture est enregistrée au nom d’un homme qui travaille avec vous.
— De qui s’agit-il ?
— L’emprunteur est un certain Erlendur Sveinsson.
— Erlendur ?
— Oui, le personnel de la compagnie de location m’a
affirmé que vous étiez collègues.
— C’est exact.
— Savez-vous précisément à quel endroit il s’est rendu
dans la région ?
— Non, avait répondu Elinborg. Il est parti en vacances
il y a deux semaines, il comptait aller dans les fjords de l’Est, mais je n’en
sais pas plus.
— Je vois. Cette voiture est garée ici, immobile depuis
plusieurs jours, elle est devant la grille du cimetière et il faudrait la
déplacer. Nous avons essayé de joindre cet homme, mais en vain. Ce n’est pas si
grave, mais j’ai quand même préféré me renseigner puisqu’elle a été laissée
comme ça, juste à côté du cimetière.
— Je ne peux hélas pas grand-chose pour vous.
— Eh bien, dans ce cas, je laisse tomber. Merci
beaucoup.
— Au revoir.
Elinborg alluma la lumière de la cuisine, du salon et de la
chambre à coucher tandis qu’elle pensait encore à ce coup de fil reçu
d’Eskifjördur auquel elle ne comprenait toujours rien. L’appartement de
Runolfur était toujours en l’état. Maintenant, elle connaissait le détail des faits
dont il avait été le théâtre : elle savait comment Nina y avait été
conduite, comment Valdimar était venu déranger Runolfur, mû par son désir de
vengeance, comment Konrad était arrivé sur les lieux du crime où il avait
trouvé sa fille complètement désorientée. Elle ne parvenait pas à décider si
Runolfur avait connu ou non le destin qu’il méritait. Elle ne croyait pas non
plus au jugement des puissances supérieures en la matière.
Elle n’avait qu’une vague idée de ce qu’elle cherchait et,
même si elle ne s’attendait pas à trouver quoi que ce soit, il lui semblait
devoir essayer. La Scientifique avait examiné avec soin l’ensemble de ce que
Runolfur possédait, mais la recherche qu’elle voulait faire concernait d’autres
indices.
Elle commença par la cuisine où elle ouvrit chaque tiroir,
chaque placard, regarda chaque casserole, chaque saladier, chaque récipient.
Elle chercha dans le réfrigérateur et dans le compartiment à glaçons, ouvrit
une vieille boîte de glace à la vanille, inspecta la petite penderie à côté de
la porte d’entrée, le tableau d’électricité, explora le parquet à la recherche
d’une cachette. Elle ne progressa qu’avec lenteur dans le salon. Elle tourna le
fauteuil, retira les coussins, sortit les livres des bibliothèques. Elle prit
les statues des super-héros pour les secouer.
Elle alla dans la chambre, souleva le matelas, inspecta le
contenu des tables de nuit disposées de part et d’autre du lit. Elle ouvrit le
placard, en sortit les vêtements pour les fouiller avant de les poser sur le
lit, déplaça les chaussures, entra dans la penderie, frappa sur les cloisons et
sur le sol. Elle pensait à Runolfur, à cette méchanceté qui l’habitait et qui
coulait au fond de sa conscience telle une rivière noire, profonde, froide et
tourmentée.
Elle procéda avec lenteur, explorant soigneusement chaque
recoin afin d’éliminer toute possibilité qu’un détail lui échappe et n’eut fini
que tard dans la nuit.
Elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait.
Il n’y avait en ces lieux rien qui pût expliquer le destin
de la jeune fille d’Akranes.
35
Elinborg s’allongea dans le lit à côté de Teddi et tenta de
trouver le sommeil. Son esprit aspirait à la paix, mais il était empli d’une
douloureuse angoisse et d’une profonde tristesse.
— Tu n’arrives pas à dormir ? demanda son compagnon
dans l’obscurité.
— Et toi, tu es encore éveillé ? s’étonna-t-elle.
Elinborg l’embrassa et vint se blottir tout contre lui. Elle
savait que sa nuit serait brève et agitée.
Elle pensa à Theodora.
Quel genre de travail fais-tu, maman ?
Derrière cette question, il y en avait une autre, plus
importante, plus pressante à propos d’un monde qui s’ouvrait peu à peu à sa
fille et qui générait chez Elinborg une certaine inquiétude.
Elle ferma les yeux.
Elle vit Addy quitter furtivement le lit de la rivière. La jeune
fille jetait des regards apeurés autour d’elle, craignant d’apercevoir son
agresseur. Et s’il revenait. Et s’il avait l’intention de recommencer. À la
salle des fêtes, le bal se poursuivait. La seule pensée qui se frayait un
chemin dans son cerveau était de rentrer à la maison sans croiser la route de
personne. Elle voulait n’être vue de personne, voulait que personne ne sache,
ne voulait dire à personne ce qui s’était passé. Elle barricadait les portes à
double tour et fermait les fenêtres, allait s’asseoir sur une chaise dans la
cuisine et se balançait d’avant en arrière en s’efforçant d’effacer cette
infamie de son esprit. Elle pleurait, tremblait, pleurait encore et encore.
Elinborg s’enfonça profondément le visage dans l’oreiller.
Elle entendit dans le lointain quelqu’un qui frappait
doucement à une porte, vit un petit poing s’élever en l’air pour frapper un peu
plus fort, vit Lilja sur le perron de la maison d’Edvard au moment où Runolfur
apparaissait.
— Oh, s’étonnait-elle, est-ce que… je suis bien chez
Edvard ?
Runolfur la toisait, souriant. Il regardait alentour pour
vérifier si personne ne l’accompagnait ou si quelqu’un avait remarqué qu’ils se
tenaient là.
— Si, il ne va pas tarder à rentrer, tu ne veux pas
l’attendre ?
Elle hésitait.
— Je voulais juste…
— Il sera là d’ici trois minutes.
Lilja regardait la mer ; on voyait jusqu’à Akranes.
Elle avait appris à faire confiance aux gens. Elle était polie.
— Je t’en prie, entre, disait Runolfur.
— D’accord, répondait-elle.
Elinborg vit le battant se refermer derrière eux et
s’endormit enfin, animée d’une unique certitude : cette porte était close
à jamais.
FIN
[1]
La traduction donnerait quelque chose comme : Bataille de cotte de mailles
(Brynhildur) Fille de Rigide comme une lance (Geirhardsdottir). (Toutes les
notes sont du traducteur.)
[2]
Il s’agit de l’eau chaude qui sert à chauffer les appartements et provient de
l’exploitation géothermique. Une bonne partie des foyers islandais est chauffée
de cette manière.
[3]
Steinn signifie « pierre » et Bergur signifie
« pic », « montagne ».
[4]
À l’époque, avant l’effondrement de la monnaie islandaise, cela équivalait à
environ 1,30 euro.
[5]
Siggi est le diminutif de Sigurdur Oli. Finnur se permet ici une familiarité
qui n’est pas du goût de son collègue dont on connaît le caractère quelque peu
rigide.
[6]
Ce jeu ressemble à celui du « Ni oui, ni non ». Il nécessite deux
participants : l’un dissimule au creux de sa paume un objet qu’il cache
dans son dos tandis que son partenaire l’interroge sur « ce qu’il a acheté
avec l’argent qu’il a reçu de la dame de Hambourg ». Les réponses ne
doivent pas contenir les mots « oui », « non »,
« noir » et « blanc ».
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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