Saga Cortès, #2
Katherine Pancol
La valse lente des tortues
ROMAN
Albin Michel
Éditions Albin Michel, 2008.
ISBN 978-2-253-12940-0
Pour
Roman
« C’est
horrible de vivre une époque où au mot sentiment, on vous répond
sentimentalisme. Il faudra bien pourtant qu’un jour vienne où l’affectivité
sera reconnue comme le plus grand des sentiments et rejettera l’intellect
dominateur. »
Romain
GARY
Première partie
— Je viens chercher un paquet, déclara
Joséphine Cortès en s’approchant du guichet de la poste, rue de Longchamp, dans
le seizième arrondissement de Paris.
— France ou étranger ?
— Je ne sais pas.
— À quel nom ?
— Joséphine Cortès… C.O.R.T.È.S…
— Vous avez l’avis de passage ?
Joséphine Cortès tendit l’imprimé jaune
« Vous avez reçu un colis ».
— Une pièce d’identité ? demanda,
d’un ton las, l’employée, une fausse blonde au teint brouillé qui clignait des
yeux dans le vide.
Joséphine sortit sa carte d’identité et la
posa sous les yeux de la préposée qui avait entamé une conversation sur un
nouveau régime chou rouge, radis noir avec une collègue. L’employée s’empara de
la carte, souleva une fesse puis une autre et descendit du tabouret en se
frottant les reins.
Elle se dandina vers un couloir et
disparut. L’aiguille noire des minutes progressait sur le cadran blanc de
l’horloge. Joséphine eut un sourire embarrassé pour la file d’attente qui
s’allongeait derrière elle.
C’est pas de ma faute si mon colis a été
remisé dans un endroit où on ne le trouve pas, semblait-elle s’excuser en
courbant l’échine. Pas de ma faute s’il est allé à Courbevoie avant d’être
entreposé ici. Et puis d’abord, d’où peut-il bien venir ? Peut-être
Shirley, d’Angleterre ? Elle connaît ma nouvelle adresse pourtant. Cela
ressemblerait à Shirley d’envoyer ce fameux thé qu’elle achète chez
Fortnum & Mason, un pudding et des chaussettes fourrées
pour que je puisse travailler sans avoir froid aux pieds. Shirley dit toujours
qu’il n’y a pas d’amour mais des détails d’amour. L’amour sans les détails,
ajoute-t-elle, c’est la mer sans le sel, le bulot sans la mayonnaise, le muguet
sans les clochettes. Shirley lui manquait. Elle était partie vivre à Londres
avec son fils, Gary.
La préposée revint en tenant un paquet de
la taille d’une boîte à chaussures.
— Vous faites collection de timbres ?
demanda-t-elle à Joséphine en se hissant sur la chaise haute qu’elle fit
couiner sous son poids.
— Non…
— Moi, oui. Et je peux vous dire
qu’ils sont magnifiques !
Elle les contemplait en clignant des yeux,
puis elle poussa le paquet vers Joséphine qui déchiffra son nom et son ancienne
adresse à Courbevoie sur le papier grossier qui servait d’emballage. La
ficelle, tout aussi grossière, s’effilochait à chaque bout formant une
guirlande de pompons sales à force d’avoir traîné sur les étagères de la poste.
— C’est parce que vous avez déménagé
que je le trouvais plus. Il vient de loin. Du Kenya. Il en a fait du
chemin ! Vous aussi…
Elle avait dit cela d’un ton sarcastique et
Joséphine rougit. Elle bafouilla une excuse inaudible. Si elle avait déménagé,
ce n’était pas qu’elle n’appréciait plus sa banlieue, oh ! la la !
non, elle aimait Courbevoie, son ancien quartier, son appartement, le balcon à
la balustrade rouillée et, pour tout dire, elle n’aimait pas du tout sa
nouvelle adresse, elle s’y sentait étrangère, déplacée. Non, si elle avait
déménagé, c’était parce que sa fille aînée, Hortense, ne supportait plus de
vivre en banlieue. Et quand Hortense avait une idée en tête, il ne restait plus
qu’à l’exécuter sinon elle vous foudroyait de son mépris. Grâce à l’argent que
Joséphine avait gagné avec les droits d’auteur de son roman, Une si humble
reine, et à un important emprunt à la banque, elle avait pu acheter un bel
appartement dans un beau quartier. Avenue Raphaël, près de la Muette. Au bout
de la rue de Passy et de ses boutiques de luxe, sur le bord du bois de
Boulogne. Moitié ville, moitié campagne, avait souligné, avec emphase, l’homme
de l’agence immobilière. Hortense s’était jetée au cou de Joséphine,
« merci, ma petite maman, grâce à toi, je vais revivre, je vais devenir
une vraie Parisienne ! ».
— S’il n’avait tenu qu’à moi, je
serais restée à Courbevoie, marmonna Joséphine, confuse, sentant le bout de ses
oreilles rougir et la brûler.
C’est nouveau ça, avant je ne rougissais
pas pour un oui, pour un non. Avant, j’étais à ma place, même si je ne m’y
sentais pas toujours bien, c’était ma place.
— Bon… Les timbres ? Vous les
gardez ?
— C’est que j’ai peur d’abîmer
l’emballage en les découpant…
— C’est pas grave, allez !
— Je vous les rapporterai si vous voulez…
— Puisque je vous dis que c’est pas
grave ! Je disais ça comme ça, parce que je les trouvais beaux sur le
moment… mais je les ai déjà oubliés !
Son regard se porta sur la personne
suivante dans la file d’attente et elle ignora ostensiblement Joséphine qui
remettait sa carte d’identité dans son sac, avant de laisser la place et de
quitter la poste.
Joséphine Cortès était timide, à la
différence de sa mère ou de sa sœur qui se faisaient obéir ou aimer d’un
regard, d’un sourire. Elle avait une manière de s’effacer, de s’excuser d’être
là qui allait jusqu’à la faire bégayer ou rougir. Elle avait cru, un moment,
que le succès allait l’aider à prendre confiance en elle. Son roman Une si
humble reine caracolait toujours en tête des meilleures ventes plus d’un an
après sa sortie. L’argent ne lui avait donné aucune assurance. Elle finissait
même par le prendre en horreur. Il avait changé sa vie, ses relations avec les
autres. La seule chose qu’il n’a pas changée, ce sont les rapports avec
moi-même, soupira-t-elle en cherchant des yeux un café pour se poser et ouvrir
ce mystérieux paquet.
Il doit bien exister des moyens pour
ignorer cet argent. L’argent supprime l’angoisse des lendemains qui grimacent,
mais dès qu’on en amasse, on croule sous les embarras. Où le placer ? À
quel taux ? Qui va s’en occuper ? Certainement pas moi, protesta
Joséphine en traversant dans un passage piéton et en évitant une moto de
justesse. Elle avait demandé à son banquier, monsieur Faugeron, de le garder
sur son compte, de lui en virer une certaine somme chaque mois, une somme
qu’elle jugeait suffisante pour vivre, payer les impôts, l’achat d’une nouvelle
voiture, les frais de scolarité et le quotidien d’Hortense à Londres. Hortense
savait comment utiliser l’argent. Ce n’est pas elle qui aurait eu le tournis
devant les relevés de banque. Joséphine s’était fait une raison : sa fille
aînée, à dix-sept ans et demi, se débrouillait mieux qu’elle, à quarante-trois.
On était fin novembre et la nuit tombait
sur la ville. Un vent vif soufflait, dépouillant les arbres de leurs dernières
feuilles qui tournoyaient en valse rousse jusqu’au sol. Les passants avançaient
en regardant leurs pieds de peur de se faire gifler par une bourrasque.
Joséphine releva le col de son manteau et consulta sa montre. Elle avait
rendez-vous à sept heures avec Luca place du Trocadéro à la brasserie Le Coq.
Elle regarda le paquet. Il n’y avait pas de
nom d’expéditeur. Un envoi de Mylène ? Ou de monsieur Wei ?
Elle remonta l’avenue Poincaré, atteignit
la place du Trocadéro et pénétra dans la brasserie. Elle avait une bonne heure
à attendre avant que Luca la rejoigne. Depuis qu’elle avait déménagé, ils se
donnaient toujours rendez-vous dans cette brasserie. C’était un vœu de
Joséphine. Une façon pour elle d’apprivoiser son nouveau quartier. Elle aimait
créer des habitudes. « Je trouve cet endroit trop bourgeois ou trop
touristique, disait Luca d’une voix sourde, il n’a pas d’âme, mais puisque vous
y tenez… » C’est toujours dans les yeux qu’on voit si les gens sont tristes
ou heureux. Le regard, on ne peut pas le maquiller. Luca avait les yeux
tristes. Même quand il souriait.
Elle poussa la porte en verre et chercha
une table libre. Elle en vit une et s’y installa. Personne ne la regardait et
elle se sentit soulagée. Peut-être était-elle en train de devenir une vraie
Parisienne ? Elle porta la main au chapeau en tricot vert amande qu’elle
avait acheté la semaine précédente, songea un instant à l’enlever puis choisit
de le garder. Si elle l’enlevait, elle serait décoiffée et n’oserait pas se
repeigner. Cela ne se faisait pas de se coiffer en public. C’était un principe
de sa mère. Elle sourit. Elle avait beau ne plus voir sa mère, elle la portait
toujours en elle. Le chapeau vert amande à soufflets en laine tricotée
ressemblait à trois pneus joufflus et se terminait par une galette plate en
velours côtelé, piquée d’une petite tige en flanelle rêche comme celle qui
termine le classique béret. Elle avait aperçu ce couvre-chef dans la vitrine
d’une boutique, rue des Francs-Bourgeois dans le Marais. Elle était entrée,
avait demandé le prix et l’avait essayé. Il lui donnait un air fripon de femme
désinvolte au nez retroussé. Il ombrait ses yeux marron d’une lueur dorée,
gommait ses joues rondes, allégeait sa silhouette. Avec ce chapeau, elle se
créait une personnalité. La veille, elle était allée voir le professeur
principal de Zoé, madame Berthier, pour parler de la scolarité de sa fille
cadette, de son changement d’établissement, de sa faculté d’adaptation. À la
fin de l’entretien, madame Berthier avait enfilé son manteau et posé sur sa
tête le chapeau vert amande à trois soufflets joufflus.
— J’ai le même, avait dit Joséphine.
Je ne l’ai pas mis parce que je n’osais pas.
— Vous devriez ! En plus, il
tient chaud et il ne ressemble à rien de ce qu’on voit d’habitude. On le repère
de loin !
— Vous l’avez acheté rue des
Francs-Bourgeois ?
— Oui. Dans une toute petite boutique.
— Moi aussi. Quelle coïncidence !
Le fait de partager le même couvre-chef les
avait plus rapprochées que leur longue conversation au sujet de Zoé. Elles
étaient sorties ensemble du collège, et, tout en parlant, avaient pris la même
direction.
— Vous venez de Courbevoie, m’a dit
Zoé ?
— J’y ai vécu presque quinze ans.
J’aimais bien. Même s’il y avait des problèmes…
— Ici, ce ne sont pas les enfants qui
posent problème, ce sont les parents !
Joséphine l’avait regardée, étonnée.
— Ils croient tous avoir enfanté un
génie et nous reprochent de ne pas détecter le Pythagore ou le Chateaubriand
qui dort en eux. Ils les abrutissent de leçons particulières, de cours de
piano, de tennis, de vacances à l’étranger dans des collèges huppés et les
gamins, épuisés, dorment en classe ou vous répondent comme si vous étiez leur
larbin…
— Vraiment ?
— Et quand vous tentez de rappeler aux
parents que ce ne sont encore que des enfants, ils vous prennent de haut et
vous affirment que les autres peut-être mais le leur, sûrement pas !
Mozart avait sept ans lorsqu’il écrivit sa Petite Musique de nuit – une
ritournelle assommante entre nous – et leur progéniture, c’est du
Mozart ! Pas plus tard qu’hier, j’ai eu une prise de bec avec un père, un
banquier bardé de diplômes et de décorations, qui se plaignait que son fils
n’ait que quatorze de moyenne. Tiens ! Il est dans le même groupe que Zoé…
Je lui ai fait remarquer que c’était déjà bien, il m’a regardée comme si je
l’avais insulté. Son fils ! La chair de sa chair ! Seulement quatorze
de moyenne ! J’ai senti le napalm dans son haleine. Vous savez, c’est
dangereux d’être prof aujourd’hui et ce n’est pas tant les enfants que je
redoute, que les parents !
Elle avait éclaté de rire en donnant une
claque sur son chapeau afin que le vent ne l’emporte pas.
Arrivées devant l’immeuble de Joséphine,
elles avaient dû se séparer.
— J’habite un peu plus loin, avait dit
madame Berthier en montrant une rue sur la gauche. Je veillerai sur Zoé,
promis !
Elle avait fait quelques pas puis s’était
retournée.
— Et demain, mettez votre
chapeau ! Comme ça, on se reconnaîtra, même de loin. On ne peut pas le
manquer !
C’est sûr, pensa Joséphine : il se
dressait tel un cobra en dehors de son panier ; elle s’attendait à ce que
le son d’une flûte résonne et qu’il se mette à onduler. Elle avait ri, avait
fait signe que promis, elle sortirait avec son bibi à soufflets dès le
lendemain. Elle verrait bien si Luca l’apprécierait.
Ils se voyaient régulièrement depuis un an
et se vouvoyaient toujours. Deux mois auparavant, à la rentrée de septembre,
ils avaient essayé de se tutoyer, mais c’était trop tard. C’était comme s’ils
avaient introduit deux inconnus dans leur intimité. Deux personnes qui se
disaient « tu » et qu’ils ne connaissaient pas. Ils avaient repris le
vouvoiement qui, s’il surprenait, leur convenait tout à fait. Leur manière de
vivre à deux leur convenait aussi : chacun chez soi, une indépendance
pointilleuse. Luca écrivait un ouvrage d’érudition pour un éditeur
universitaire : une histoire des larmes du Moyen Âge à nos jours. Il
passait la plupart de son temps en bibliothèque. À trente-neuf ans, il vivait
comme un étudiant, habitait un studio à Asnières, une bouteille de Coca et un
morceau de pâté se morfondaient dans son frigo, il ne possédait ni voiture ni
télévision et portait, quel que soit le temps, un duffle-coat bleu marine qui
lui servait de seconde maison. Il transportait dans ses larges poches tout ce
dont il avait besoin dans la journée. Il avait un frère jumeau, Vittorio, qui
le tourmentait. Joséphine n’avait qu’à observer la ride entre ses yeux pour
savoir si les nouvelles du frère étaient bonnes ou mauvaises. Quand le sillon
se creusait, l’orage s’annonçait. Elle ne posait pas de questions. Ces
jours-là, Luca restait muet, sombre. Il prenait sa main, la plaçait dans sa
poche de duffle-coat avec les clés, les stylos, les carnets, les bonbons pour
la gorge, les tickets de métro, le portable, les paquets de Kleenex, le
portefeuille en vieux cuir rouge. Elle avait appris à reconnaître chaque objet
du bout des doigts. Elle parvenait même à identifier la marque des sachets de
bonbons. Ils se voyaient le soir, quand Zoé dormait chez une amie ou en fin de semaine,
quand elle partait rejoindre son cousin Alexandre à Londres.
Un vendredi sur deux, Joséphine conduisait
Zoé à la gare du Nord. Philippe et Alexandre, son fils, venaient la chercher à
Saint Pancras. Philippe avait offert à Zoé un abonnement sur l’Eurostar et Zoé
partait, impatiente de retrouver sa chambre dans l’appartement de son oncle à
Notting Hill.
— Parce que tu as ta propre chambre
là-bas ? s’était exclamée Joséphine.
— J’ai même une penderie avec plein de
vêtements pour pas que je trimbale de valise ! Il pense à tout, il est
trop bien, Philippe, comme tonton !
Joséphine reconnaissait dans cette
attention la délicatesse et la générosité de son beau-frère. Chaque fois
qu’elle avait un problème, qu’elle hésitait devant une décision à prendre, elle
appelait Philippe.
Il répondait toujours je suis là, Jo, tu
peux tout me demander, tu le sais bien. Elle entendait son ton bienveillant,
elle était aussitôt rassurée. Elle se serait bien attardée dans la chaleur de
cette voix, dans la tendresse qu’elle devinait derrière le léger changement
d’intonation qui suivait son « Allô, Philippe, c’est Jo », mais un
avertissement montait en elle attention, danger ! C’est le mari de ta
sœur ! Garde tes distances, Joséphine !
Antoine, son mari, le père de ses deux
filles, était mort six mois auparavant. Au Kenya. Il y dirigeait un élevage de
crocodiles pour le compte d’un homme d’affaires chinois, monsieur Wei, avec
lequel il s’était associé. Ses affaires périclitaient, il s’était mis à boire,
avait entamé un étrange dialogue avec les reptiles qui le narguaient en
refusant de se reproduire, déchiquetaient leurs grillages de protection, et
dévoraient les employés. Il passait ses nuits à déchiffrer les yeux jaunes des
crocodiles qui flottaient sur les étangs. Il voulait leur parler, s’en faire
des amis. Une nuit, il s’était immergé dans l’eau et avait été happé par l’un
d’eux. C’est Mylène qui lui avait raconté la fin tragique d’Antoine. Mylène, la
maîtresse d’Antoine, celle qu’il avait choisie pour l’accompagner dans son
aventure au Kenya. Celle pour qui il l’avait quittée. Non ! Il ne m’a pas
quittée pour elle, il m’a quittée parce qu’il n’en pouvait plus de ne pas avoir
de travail, de traîner toute la journée, de dépendre de mon salaire pour vivre.
Mylène a été un prétexte. Un échafaudage pour se reconstruire.
Joséphine n’avait pas eu le courage de dire
à Zoé que son père était mort. Elle lui avait expliqué qu’il était parti
explorer d’autres parcs à crocodiles en pleine jungle, sans portable, qu’il ne
tarderait pas à donner des nouvelles. Zoé hochait la tête et répondait :
« Alors maintenant, je n’ai plus que toi, maman, faudrait pas qu’il
t’arrive quelque chose », et elle touchait du bois pour éloigner ce
malheur. « Mais non, il ne m’arrivera rien, je suis invincible comme la
reine Aliénor d’Aquitaine qui a vécu jusqu’à soixante-dix-huit ans sans faiblir
ni gémir ! » Zoé réfléchissait un instant et reprenait,
pratique : « Mais s’il t’arrivait quelque chose, maman, je ferais
quoi ? Je pourrai jamais retrouver papa toute seule, moi ! »
Joséphine avait songé à lui envoyer des cartes postales signées
« Papa », mais répugnait à devenir faussaire. Un jour ou l’autre, il
faudrait bien lui dire la vérité. Ce n’était jamais le bon moment. Et d’ailleurs,
y avait-il un moment idéal pour annoncer à une adolescente de treize ans et
demi que son père était mort dans la gueule d’un crocodile ? Hortense
l’avait appris. Elle avait pleuré, agressé Joséphine, puis avait décrété que
c’était mieux comme ça, son père souffrait trop de ne pas réussir sa vie.
Hortense n’aimait pas les émotions, elle trouvait que c’était une perte de
temps, d’énergie, une complaisance suspecte qui ne menait qu’à l’apitoiement.
Elle avait un seul but dans la vie : réussir, et personne, personne ne
pourrait l’en détourner. Elle aimait son père, certes, mais elle ne pouvait
rien pour lui. Chacun est responsable de son destin, il avait perdu la main, il
en avait payé le prix.
Déverser des torrents de larmes sur lui ne
l’aurait pas ressuscité.
C’était en juin dernier.
Il semblait à Joséphine qu’une éternité
était passée.
Son bac en poche, mention « Très
bien », Hortense était partie étudier en Angleterre. Parfois, elle
rejoignait Zoé chez Philippe et passait le samedi avec eux mais, la plupart du
temps, elle arrivait en coup de vent, embrassait sa petite sœur et repartait
aussitôt. Elle s’était inscrite au Saint Martins College à Londres et
travaillait d’arrache-pied. « C’est la meilleure école de stylisme du
monde, assurait-elle à sa mère. Je sais, ça coûte cher mais on a les moyens,
maintenant, non ? Tu verras, tu ne regretteras pas ton investissement. Je
vais devenir une styliste mondialement connue. » Hortense n’en doutait
pas. Joséphine non plus. Elle faisait toujours confiance à sa fille aînée.
Que d’événements en près d’un an ! En
quelques mois, ma vie a été bouleversée. J’étais seule, abandonnée par mon
mari, maltraitée par ma mère, poursuivie par mon banquier, assaillie par les
dettes, je venais de finir d’écrire un roman pour ma sœur, pour que ma chère
sœur, Iris Dupin, signe le livre et puisse briller en société.
Et aujourd’hui…
Aujourd’hui, les droits de mon roman ont
été achetés par Scorsese et on parle de Nicole Kidman pour incarner Florine,
mon héroïne. On ne compte plus les traductions étrangères et je viens de
recevoir mon premier contrat en chinois.
Aujourd’hui, Philippe vit à Londres avec
Alexandre. Iris dort dans une clinique de la région parisienne, soignée pour
une dépression.
Aujourd’hui, je cherche un sujet pour mon
deuxième roman car l’éditeur m’a convaincue d’en écrire un autre. Je cherche,
je cherche et je ne trouve pas.
Aujourd’hui, je suis veuve. Le décès
d’Antoine a été établi par la police locale, déclaré à l’ambassade de France de
Nairobi et reporté au ministère des Affaires étrangères en France. Je suis
Joséphine Plissonnier, veuve Cortès. Je peux, sans pleurer, penser à Antoine, à
sa mort affreuse.
Aujourd’hui, j’ai refait ma vie :
j’attends Luca pour aller au cinéma. Luca aura acheté Pariscope et on
choisira ensemble un film. C’est toujours Luca qui choisissait, mais il faisait
semblant de lui laisser l’initiative. Elle mettrait sa tête sur son épaule, sa
main dans sa poche et elle dirait : « Choisissez, vous. » Il
dirait : « D’accord, je choisis, mais vous ne vous plaindrez pas
ensuite ! »
Elle ne se plaignait jamais. Elle
s’étonnait toujours qu’il prenne du plaisir à être avec elle. Quand elle
dormait chez lui, qu’elle le sentait assoupi contre elle, elle s’amusait à
fermer les yeux longuement puis à les rouvrir pour découvrir, comme si elle ne
l’avait jamais vu, le décor austère de son studio, la lumière blanche qui
filtrait à travers les lamelles des stores, les piles de livres entassés à même
le sol. Au-dessus de chaque pile, une main distraite avait posé une assiette,
un verre, un couvercle de casserole, un journal qui menaçait de glisser. Un
appartement de vieux garçon. Elle savourait son état de maîtresse des lieux.
C’est chez lui, et c’est moi qui dors dans son lit. Elle se serrait contre lui,
embrassait furtivement la main, une main sèche comme un sarment de vigne noir,
passée sous sa taille. J’ai un amant. Moi, Joséphine Plissonnier, veuve Cortès,
j’ai un amant. Ses oreilles rougirent et elle glissa un regard circulaire dans
le café pour vérifier que personne ne l’observait. Pourvu qu’il aime mon
chapeau ! S’il fronce le nez, je l’écrase et j’en fais un béret. Ou je le
roule dans ma poche et ne le remets plus jamais.
Son regard revint sur le paquet. Elle défit
la ficelle grossière et relut l’adresse. MADAME JOSÉPHINE CORTÈS. Ils
n’avaient pas eu le temps de divorcer. En auraient-ils eu le courage ?
Mari et femme. On ne se marie pas que pour le meilleur, on se marie pour les
erreurs, les faiblesses, les mensonges, les dérobades. Elle n’était plus
amoureuse d’Antoine, mais il restait son mari, le père d’Hortense et de Zoé.
Elle ôta délicatement le papier, regarda
encore une fois les timbres – irait-elle les donner à l’employée de
la poste ? –, entrouvrit la boîte à chaussures. Une lettre était
posée sur le dessus.
Madame,
Voici ce que nous avons retrouvé d’Antoine
Cortès, votre mari, après ce malencontreux accident qui lui coûta la vie. Soyez
certaine que nous compatissons tous et que nous gardons un chaleureux souvenir
de ce compagnon et collègue toujours prêt à rendre service et à payer une
tournée. La vie ne sera plus jamais la même sans lui et sa place au bar restera
vide en gage de fidélité.
Ses amis et
collègues du Crocodile Café à Monbasa.
Suivaient les signatures, toutes
illisibles, d’anciennes connaissances d’Antoine. Même si elle avait pu les
déchiffrer, cela ne l’aurait guère avancée : elle n’en connaissait aucune.
Joséphine replia la lettre et écarta le
papier journal qui enveloppait les effets d’Antoine. Elle retira une montre de
plongée, une belle montre au large cadran noir entouré d’une rosace de chiffres
romains et arabes, une chaussure de sport orange taille 39 – il
souffrait d’avoir de petits pieds –, une médaille de baptême qui
représentait un angelot de profil, posant son menton sur le dos de sa
main ; au dos de la médaille était gravé son prénom suivi de sa date de
naissance, le 26 mai 1963. Enfin, scotchée sur un morceau de carton jauni,
une longue mèche de cheveux châtains accompagnée d’une légende gribouillée à la
main : « Cheveux d’Antoine Cortès, homme d’affaires français. »
Ce fut cette mèche de cheveux qui bouleversa Joséphine. Le contraste entre ces
cheveux fins, soyeux, et l’allure que voulait se donner Antoine. Il n’aimait
pas son prénom, il préférait Tonio. Tonio Cortès. Ça avait de l’allure. Une
allure de matamore, de grand chasseur de fauves, d’homme qui ne craint rien
alors qu’il était habité par la peur de ne pas y arriver, de ne pas être à la
hauteur.
Ses doigts effleurèrent la mèche de
cheveux. Mon pauvre Antoine, tu n’étais pas fait pour ce monde-là, mais pour un
monde feutré, léger, un monde d’opérette où l’on peut bomber le torse en toute
impunité, un monde où tes rodomontades auraient effrayé les crocodiles. Ils
n’ont fait qu’une bouchée de toi. Pas seulement les reptiles immergés dans les
marécages. Tous les crocodiles de la vie qui ouvrent leurs mâchoires pour nous
dévorer. Le monde est rempli de ces sales bêtes.
C’est tout ce qu’il restait d’Antoine
Cortès : une boîte en carton qu’elle tenait sur ses genoux. En fait, elle
avait toujours tenu son mari sur ses genoux. Elle lui avait donné l’illusion
d’être le chef, mais avait toujours été responsable.
— Et pour vous, ma petite dame, ce
sera quoi ?
Le garçon, planté devant elle, attendait.
— Un Coca light, s’il vous plaît.
Le garçon repartit d’un pas élastique. Il
fallait qu’elle fasse de l’exercice. Elle s’empâtait. Elle avait choisi cet
appartement pour aller courir dans les allées du bois de Boulogne. Elle se
redressa, rentra le ventre et se promit de rester droite pendant de longues
minutes afin de se muscler.
Des passants flânaient sur le trottoir.
D’autres les dépassaient en les bousculant. Ils ne s’excusaient pas. Un couple
de jeunes marchait, enlacés. Le garçon avait passé son bras sur l’épaule de la
fille qui tenait des livres contre sa poitrine. Il lui murmurait quelque chose
à l’oreille et elle l’écoutait.
Quel va être le sujet de mon prochain
roman ? Le situer aujourd’hui ou dans mon cher XIIe siècle ? Lui, au moins, je le connais. Je connais la
sensibilité de cette époque, les codes amoureux, les règles de la vie en
société. Qu’est-ce que je sais de la vie d’aujourd’hui ? Pas grand-chose.
J’apprends, en ce moment. J’apprends les rapports avec les autres, les rapports
avec l’argent, j’apprends tout. Hortense en sait plus que moi. Zoé est encore
une enfant même si elle change à vue d’œil. Elle rêve de ressembler à sa sœur.
Moi aussi, quand j’étais enfant, ma sœur était mon modèle.
J’idolâtrais Iris. Elle était mon maître à
penser. Aujourd’hui, elle dérive dans la pénombre d’une chambre de clinique.
Ses grands yeux bleus abritent un regard devenu désert. Elle m’effleure d’un
œil tandis que l’autre s’échappe dans un vague ennui. Elle m’écoute à peine.
Une fois, alors que je l’engageais à faire un effort avec le personnel, si
attentionné envers elle, elle m’a répondu : « Comment veux-tu que
j’arrive à vivre avec les autres quand je n’arrive pas à vivre avec
moi-même ? » – et sa main était retombée, inerte, sur la
couverture.
Philippe venait la voir. Il payait les
notes des médecins, il payait la note de la clinique, il payait le loyer de
leur appartement à Paris, il payait le salaire de Carmen. Chaque jour, Carmen,
duègne fidèle et entêtée, faisait des bouquets pour Iris qu’elle lui apportait
après une heure et demie de transports en commun et deux changements d’autobus.
Iris, incommodée par l’odeur des fleurs, les renvoyait et elles fanaient devant
sa porte. Carmen achetait des petits gâteaux au thé chez Mariage Frères,
installait la couverture en cachemire rose sur le lit blanc, disposait un livre
à portée de main, vaporisait un parfum d’intérieur léger et attendait. Iris
dormait. Carmen repartait vers dix-huit heures sur la pointe des pieds. Elle
revenait le lendemain, chargée de nouvelles offrandes. Joséphine souffrait du dévouement
silencieux de Carmen et du silence d’Iris.
— Fais-lui un signe, dis-lui quelques
mots… Elle vient chaque jour et tu ne la regardes pas. Ce n’est pas gentil.
— Je n’ai pas à être gentille,
Joséphine, je suis malade. Et puis elle me fatigue avec son amour. Laisse-moi
tranquille !
Quand elle n’était pas désabusée, quand
elle reprenait un peu de vie et de couleurs, elle pouvait se montrer très
méchante. La dernière fois que Joséphine était allée lui rendre visite, le ton,
au début neutre, anodin, était monté très vite.
— Je n’ai eu qu’un seul talent, avait
déclaré Iris en se contemplant dans un petit miroir de poche qui se trouvait en
permanence sur sa table de chevet, j’ai été jolie. Très jolie. Et même ça,
c’est en train de m’échapper ! Tu as vu cette ride, là ? Elle
n’existait pas hier soir. Et demain, il y en aura une autre et une autre et une
autre…
Elle avait reposé le miroir en le faisant
claquer sur le dessus de la table en Formica et avait lissé ses cheveux noirs
coupés en un carré net et court. Une coiffure qui la rajeunissait de dix ans.
— J’ai quarante-sept ans et j’ai tout
raté. Ma vie de femme, ma vie de mère, ma vie tout court… Et tu voudrais que
j’aie envie de me réveiller ? Pour quoi faire ? Je préfère dormir.
— Mais Alexandre ? avait soufflé
Joséphine, sans croire elle-même à l’argument qu’elle avançait.
— Ne te fais pas plus bête que tu ne
l’es, Jo, tu sais très bien que je n’ai jamais été une mère pour lui. J’ai été
une apparition, une connaissance, je ne pourrais même pas dire une copine :
je m’ennuyais en sa compagnie et je le soupçonne aussi de s’être ennuyé avec
moi. Il est plus proche de toi, sa tante, que de moi, sa mère, alors…
La question qui brûlait les lèvres de
Joséphine et qu’elle n’osait pas poser concernait Philippe. Tu n’as pas peur
qu’il refasse sa vie avec une autre ? Tu n’as pas peur de te retrouver
toute seule ? Cela aurait été trop brutal.
— Essaie alors de devenir un être
humain bien…, avait-elle conclu. Il n’est jamais trop tard pour devenir
quelqu’un de bien.
— Qu’est-ce que tu peux être chiante,
Joséphine ! On dirait une bonne sœur égarée dans un bordel qui essaie de
sauver les âmes perdues ! Tu viens jusqu’ici me donner des leçons. La
prochaine fois, épargne-toi le déplacement et reste chez toi. Il paraît que tu
as déménagé ? Dans un bel appartement, dans un beau quartier. C’est notre
chère mère qui me l’a appris. Entre parenthèses, elle meurt d’envie d’aller te
rendre visite, mais refuse de t’appeler la première.
Elle avait eu un faible sourire, un sourire
méprisant. Ses grands yeux bleus, qui prenaient toute la place dans son visage
depuis qu’elle était malade, s’étaient assombris d’une humeur jalouse,
méchante.
— Tu as de l’argent, maintenant.
Beaucoup d’argent. Grâce à moi. C’est moi qui ai fait le succès de ton livre,
ne l’oublie jamais. Sans moi, tu aurais été incapable de trouver un éditeur,
incapable de répondre à un journaliste, de te mettre en scène, de te faire
scalper en direct pour attirer l’attention sur toi ! Alors épargne-moi tes
sermons et profite de cet argent. Qu’il serve au moins à l’une de nous
deux !
— Tu es injuste, Iris.
Elle s’était redressée. Une mèche de
cheveux noirs échappés du carré parfait pendait devant ses yeux. Elle avait
crié, pointant son doigt vers Joséphine :
— On avait passé un pacte ! Je te
donnais tout l’argent et tu me laissais la gloire ! Moi, j’ai respecté
notre marché. Pas toi ! Toi, tu as voulu les deux : l’argent ET la gloire !
— Tu sais très bien que ce n’est pas
vrai. Je ne voulais rien du tout, Iris, rien du tout. Je ne voulais pas écrire
le livre, je ne voulais pas l’argent du livre, je voulais juste pouvoir élever
Hortense et Zoé de manière décente.
— Ose me dire que tu n’as pas
télécommandé cette petite peste d’Hortense pour aller me dénoncer en direct à
la télévision ! « Ce n’est pas ma tante qui a écrit le livre, c’est
ma mère… » Ose le dire ! Ah ! Ça t’a bien arrangée qu’elle
vienne tout déballer ! Tu t’es drapée dans ta dignité et tu as tout
récupéré, tu as même eu ma peau. Si je suis là, aujourd’hui, dans ce lit à
crever à petit feu, c’est de ta faute, Joséphine, de ta faute !
— Iris… Je t’en prie…
— Et ça te suffit pas ? Tu viens
me narguer ! Qu’est-ce qu’il te faut encore ? Mon mari ? Mon
fils ? Mais prends-les, Joséphine, prends-les !
— Tu ne peux pas penser ce que tu dis.
C’est impossible. On s’est tellement aimées toutes les deux, en tout cas, moi,
je t’ai aimée et je t’aime encore.
— Tu me dégoûtes, Jo. J’ai été ta plus
fidèle alliée. J’ai toujours été là, toujours payé pour toi, toujours veillé
sur toi. La seule fois où je te demande de faire quelque chose pour moi, tu me
trahis. Parce que tu t’es bien vengée ! Tu m’as déshonorée ! Pourquoi
crois-tu que je reste enfermée dans cette clinique à somnoler, abrutie de
somnifères ? Parce que je n’ai pas le choix ! Si je sors, tout le
monde me montrera du doigt. Je préfère crever ici. Et ce jour-là, tu auras ma
mort sur la conscience et on verra bien comment tu feras pour vivre. Parce que
je te lâcherai pas ! Je viendrai te tirer par les pieds la nuit, tes petits
pieds chauds enlacés aux grands pieds froids de mon mari que tu guignes en
secret. Tu crois que je le sais pas ? Tu crois que j’entends pas les
trémolos dans sa voix quand il parle de toi ? Je ne suis pas totalement
abrutie. J’entends son attirance. Je t’empêcherai de dormir, je t’empêcherai de
tremper tes lèvres dans les coupes de champagne qu’il te tendra et, quand il
posera ses lèvres sur ton épaule, je te mordrai, Joséphine !
Ses bras décharnés dépassaient de sa robe
de chambre, ses mâchoires crispées roulaient deux petites boules dures sous la
peau, ses yeux brûlaient de la haine la plus féroce que jamais femme jalouse
jeta sur une rivale. Ce fut cette jalousie, cette haine de fauve qui glaça
Joséphine. Elle murmura, comme si elle se faisait un aveu à elle-même :
— Mais tu me hais, Iris…
— Enfin, tu comprends ! Enfin, on
ne va plus être obligées de jouer la comédie des sœurs qui s’aiment !
Elle criait en secouant violemment la tête.
Puis baissant la voix, ses yeux brûlants plantés dans ceux de sa sœur, elle lui
fit signe de partir.
— Va-t’en !
— Mais Iris…
— Je ne veux plus te voir. Pas la
peine de revenir ! Bon débarras !
Elle appuya sur la sonnette pour appeler
l’infirmière et se laissa tomber sur ses oreillers, les mains plaquées sur les
oreilles, sourde à toute tentative de Joséphine pour relancer le dialogue et
faire la paix.
C’était trois semaines auparavant.
Elle n’en avait parlé à personne. Ni à
Luca, ni à Zoé, ni à Hortense, ni même à Shirley qui n’avait jamais aimé Iris.
Joséphine n’avait pas besoin qu’on fasse le procès de sa sœur dont elle
connaissait les qualités et les défauts.
Elle m’en veut, elle m’en veut d’avoir pris
la première place, celle qui lui revenait de droit. Ce n’est pas moi qui ai
poussé Hortense à tout révéler au grand jour, ce n’est pas moi qui ai rompu le
contrat. Mais comment faire accepter la vérité à Iris ? Elle était trop
meurtrie pour l’entendre. Elle accusait Joséphine d’avoir détruit sa vie. Il
est plus facile d’accuser les autres que de se remettre en cause. C’est Iris
qui avait eu l’idée de faire écrire un roman à Joséphine qu’elle signerait,
elle qui l’avait appâtée en lui donnant tout l’argent du livre – elle
avait tout manigancé. Joséphine s’était laissé manœuvrer. Elle était faible
face à sa sœur. Mais où réside précisément la limite entre la faiblesse et la
lâcheté ? La faiblesse et la duplicité ? N’avait-elle pas été
heureuse quand Hortense avait déclaré à la télévision que le vrai auteur d’Une
si humble reine était sa mère et non sa tante ? J’ai été bouleversée,
c’est vrai, mais plus par la démarche d’Hortense qui, à sa façon, me disait
qu’elle m’aimait, qu’elle m’estimait que par le fait d’être réhabilitée en tant
qu’écrivain. Je me fiche de ce roman. Je me fiche de cet argent. Je me fiche de
ce succès. Je voudrais que tout redevienne comme avant. Qu’Iris m’aime, qu’on
parte en vacances toutes les deux, qu’elle soit la plus jolie, la plus
brillante, la plus élégante, je voudrais qu’on s’écrie en chœur « Cric et
Croc croquèrent le Grand Cruc qui croyait les croquer », comme quand on
était petites. Je voudrais redevenir celle qui compte pour du beurre. Je ne
suis pas à l’aise dans mes nouveaux habits de femme qui réussit.
C’est alors qu’elle aperçut son reflet dans
la glace du café.
D’abord, elle ne se reconnut pas.
C’était Joséphine Cortès, cette
femme-là ?
Cette femme élégante, dans ce beau manteau
beige à larges revers de velours brun glacé ? Cette belle femme aux
cheveux de castor brillants, à la bouche bien dessinée, aux yeux remplis d’une
lumière étonnée ? C’était elle ? Le chapeau à soufflets joufflus
crânait et signait la nouvelle Joséphine. Elle lança un regard à cette parfaite
étrangère. Enchantée de faire votre connaissance. Que vous êtes jolie !
Que vous semblez belle et libre ! Je voudrais tellement vous ressembler,
je veux dire, être à l’intérieur aussi belle et lumineuse que le reflet qui
danse sur la glace. Là, à vous regarder, j’ai l’impression étrange d’être
double : vous et moi. Et pourtant nous ne faisons qu’une.
Elle regarda le verre de Coca posé devant
elle. Elle n’y avait pas touché. Les glaçons avaient fondu formant une buée sur
les parois du verre. Elle hésita à y imprimer la marque de ses doigts. Pourquoi
ai-je commandé un Coca ? Je déteste le Coca. Je déteste les bulles qui
remontent dans le nez en mille fourmis rouges. Je ne sais jamais quoi commander
dans un café, alors je dis Coca comme tout le monde ou café. Coca, café, Coca,
café.
Elle leva la tête vers l’horloge de la
brasserie : sept heures et demie ! Luca n’était pas venu. Elle sortit
son portable de son sac, composa son numéro, tomba sur son répondeur qui
énonçait « Giambelli » en détachant les syllabes et laissa un
message. Ils ne se verraient pas ce soir.
Cela valait peut-être mieux. Chaque fois
qu’elle revivait cette scène terrible avec sa sœur, elle sentait le désespoir
l’envahir et ses forces la déserter. Elle n’avait plus envie de rien. Envie
d’aller s’asseoir sur le trottoir et de regarder passer des inconnus, les
parfaits étrangers de la rue. Dès qu’on aime quelqu’un, faut-il obligatoirement
souffrir ? Est-ce la rançon à payer ? Elle ne savait qu’aimer. Elle
ne savait pas se faire aimer. C’était deux choses bien différentes.
— Vous ne buvez pas votre Coca, ma
petite dame ? demanda le garçon en faisant rebondir son plateau sur ses
cuisses. Il a mauvais goût ? C’est pas un bon cru ? Vous voulez que
je vous le change ?
Joséphine sourit faiblement et secoua la
tête.
Joséphine décida de ne plus attendre. Elle
irait rejoindre Zoé et dînerait avec elle. En partant, elle lui avait laissé un
repas froid sur la table de la cuisine, un blanc de poulet avec une salade de
haricots verts, un petit-suisse aux fruits, et un mot : « Je suis au
cinéma avec Luca, je serai de retour vers vingt-deux heures. Je viendrai te
faire un baiser avant que tu t’endormes, je t’aime, ma beauté, mon amour,
Maman. » Elle n’aimait pas la laisser seule le soir, mais Luca avait
insisté pour la voir. « Il faut que je vous parle, Joséphine, c’est
important. » Joséphine fronça les sourcils. Il avait prononcé ces mots-là,
elle avait oublié.
Elle composa le numéro de la maison.
Annonça à Zoé que finalement, elle rentrait dîner, puis fit signe au garçon de
lui apporter la note.
— Elle est sous la soucoupe, ma petite
dame. Décidément vous n’avez pas l’air dans votre assiette !
Elle lui laissa un généreux pourboire et
sortit.
— Hé ! vous oubliez votre
paquet !
Elle se retourna, le vit qui brandissait le
colis d’Antoine. Elle l’avait laissé sur la chaise. Et si j’étais une
sans-cœur ? J’oublie les restes d’Antoine, je trahis ma sœur, j’abandonne
ma fille pour aller au cinéma avec mon amant et quoi encore ?
Elle prit le paquet et le plaça contre son
cœur, sous son manteau.
— J’voulais vous dire… J’aime beaucoup
votre galure ! lui lança le garçon.
Elle sentit ses oreilles rougir sous le chapeau.
Joséphine chercha un taxi, mais n’en vit
aucun. C’était la mauvaise heure. L’heure à laquelle les gens regagnent leur
domicile ou vont au restaurant, au cinéma, au théâtre. Elle décida de rentrer
chez elle à pied. Il tombait une pluie fine et glacée. Elle referma ses bras
sur le colis qu’elle tenait toujours sous son manteau. Qu’est-ce que je vais en
faire ? Je ne peux pas le garder dans l’appartement. Si jamais Zoé le
trouvait… J’irai le mettre à la cave.
Il faisait nuit noire. L’avenue Paul-Doumer
était déserte. Elle longea le mur du cimetière d’un pas rapide. Aperçut la
station-service. Seules les vitrines des magasins étaient éclairées. Elle
déchiffrait les noms des rues qui traversaient l’avenue, essayait de les
mémoriser. Rue Schlœsing, rue Pétrarque, rue Scheffer, rue de la Tour… On lui
avait raconté que Brigitte Bardot avait accouché de son fils dans ce bel
immeuble, à l’angle de la rue de la Tour. Elle avait passé toute sa grossesse
enfermée chez elle, les rideaux tirés : il y avait des photographes sur
chaque branche d’arbre, sur chaque balcon. Les appartements voisins avaient été
loués à prix d’or. Elle était prisonnière chez elle. Et si d’aventure elle
sortait, une mégère la poursuivait dans l’ascenseur, la menaçait de lui crever
les yeux avec une fourchette, la traitait de salope. Pauvre femme, pensa
Joséphine, si c’est la rançon de la célébrité, autant rester inconnu. Après le
scandale provoqué par Hortense à la télévision, des journalistes avaient essayé
d’approcher Joséphine, de la photographier. Elle était partie rejoindre Shirley
à Londres et, de là, elles s’étaient enfuies à Moustique, dans la grande maison
blanche de Shirley. À son retour, elle avait déménagé et avait réussi à rester
anonyme. On connaissait son nom, mais aucune photo d’elle n’avait paru dans la
presse. Parfois, quand elle disait Joséphine Cortès, C.O.R.T.È.S., un visage se
relevait et la remerciait d’avoir écrit Une si humble reine. Elle ne
recevait que des témoignages bienveillants, affectueux. Personne ne l’avait encore
menacée avec une fourchette.
Au bout de l’avenue Paul-Doumer commençait
le boulevard Émile-Augier. Elle habitait un peu plus loin, dans les jardins du
Ranelagh. Elle aperçut un homme qui faisait des tractions, suspendu à une
branche. Un homme élégant, en imperméable blanc. C’était cocasse de le voir
ainsi, si élégant, accroché à une branche, montant et descendant en tirant sur
ses bras. Elle ne voyait pas son visage : il lui tournait le dos.
Ce pourrait être le début d’un roman. Un
homme accroché à une branche. Il ferait nuit noire comme ce soir. Il aurait
gardé son imperméable et se hisserait en comptant chaque effort. Les femmes se
retourneraient sur lui en se dépêchant de regagner leur logis. Allait-il se
pendre ou se jeter à l’assaut d’un passant ? Un désespéré ou un
meurtrier ? C’est alors que l’histoire commencerait. Elle faisait
confiance à la vie pour lui envoyer des indices, des idées, des détails qu’elle
convertirait en histoires. C’est comme ça qu’elle avait écrit son premier
livre. En ouvrant grands les yeux sur le monde. En écoutant, en observant, en
reniflant. C’est comme ça aussi qu’on ne vieillit pas. On vieillit quand on
s’enferme, quand on refuse de voir, d’entendre ou de respirer. La vie et
l’écriture, ça va souvent ensemble.
Elle avança au milieu du parc. C’était une
nuit sans lune, une nuit sans lumière aucune. Elle se sentit perdue dans une
forêt hostile. La pluie brouillait les lumières des feux arrière des voitures,
faibles lueurs qui jetaient un éclat incertain sur le parc. Une branche poussée
par une rafale de vent vint lui frôler la main. Joséphine sursauta. Son cœur
s’emballa et se mit à battre fort. Elle haussa les épaules et allongea le pas.
Il ne peut rien se passer dans ces quartiers-là. Chacun est occupé chez soi à
goûter une bonne soupe aux légumes frais ou à regarder la télé en famille. Les
enfants ont pris leur bain, mis leur pyjama et coupent leur viande pendant que
leurs parents racontent leur journée. Il n’y a pas de forcené qui déambule pour
chercher querelle et sortir un couteau. Elle se força à penser à autre chose.
Cela ne ressemblait pas à Luca de ne pas
l’avoir prévenue. Il était arrivé quelque chose à son frère. Quelque chose de
grave pour qu’il oublie leur rendez-vous. « Il faut que je vous parle,
Joséphine, c’est important. » À cette heure-ci, il devait se trouver dans
un commissariat en train de tirer Vittorio d’un mauvais pas. Il laissait
toujours tout tomber pour aller le retrouver. Vittorio refusait de la
rencontrer, je n’aime pas cette fille, elle t’accapare, elle a l’air gourde, en
plus. Il est jaloux, avait commenté Luca, amusé. Vous ne m’avez pas défendue
quand il a dit que j’étais gourde ? Il avait souri et avait dit je suis
habitué, il voudrait que je ne m’occupe que de lui, il n’était pas comme ça
avant, il devient de plus en plus fragile, de plus en plus irritable, c’est
pour ça que je ne veux pas que vous le voyiez, il pourrait être très
désagréable et je tiens à vous, beaucoup. Elle n’avait retenu que la fin de la
phrase et avait glissé sa main dans sa poche.
Ainsi ma chère mère voudrait venir
inspecter mon nouvel appartement, mais refuse de l’avouer. Henriette
Plissonnier n’appelait jamais la première. On lui devait respect et allégeance.
Le soir où je lui ai tenu tête a été mon premier soir de liberté, mon premier
acte d’indépendance. Et si tout avait commencé ce soir-là ? La statue de
Grande Commandeuse avait été déboulonnée et Henriette Grobz avait chu, les
quatre fers en l’air. Cela avait été le début des malheurs d’Henriette.
Aujourd’hui, elle vivait seule dans le grand appartement que lui avait laissé,
généreusement, Marcel Grobz, son mari. Il avait fui vers une compagne plus
clémente à qui il avait fait un petit : Marcel Grobz junior. Il faudrait
que j’appelle Marcel, songea Joséphine, qui avait plus de tendresse pour son
beau-père que pour sa génitrice.
Les branches des arbres se balançaient,
mimant une chorégraphie menaçante. On aurait dit le ballet de la Mort : de
longues branches noires comme des haillons de sorcières. Elle frissonna. Un
paquet de pluie glacée vint lui piquer les yeux, des petites aiguilles lui
hachèrent le visage. Elle ne voyait plus rien. Il n’y avait qu’un seul
réverbère qui éclairait sur les trois qui bordaient l’allée. Un pinceau de
lumière blanche striée par la pluie montait vers le ciel. L’eau se dressait,
débordait, retombait en brume fine. Elle jaillissait, tournoyait, se dérobait,
se déchirait avant de réapparaître. Joséphine s’appliqua à suivre la traînée
lumineuse jusqu’à ce qu’elle se perde dans le noir, repartit chercher une autre
gerbe tremblante, attentive à suivre sa trajectoire de pluie.
Elle ne vit pas une silhouette se faufiler
derrière elle.
Elle n’entendit pas les pas précipités de
l’homme qui s’approchait.
Elle se sentit tirée en arrière, écrasée
par un bras, bâillonnée par une main, pendant que de l’autre, un homme la
frappait à plusieurs reprises en plein cœur. Elle pensa aussitôt qu’on voulait
lui dérober son paquet. Son bras gauche réussit à maintenir le colis d’Antoine,
elle se débattit, résista de toutes ses forces mais suffoqua. Elle étouffait,
crachait et finit par tout lâcher en se laissant tomber à terre. Elle eut juste
le temps d’apercevoir des semelles de chaussures de ville lisses, propres, qui
la frappaient sur tout le corps. Elle se protégea de ses bras, se roula en
boule. Le paquet glissa. L’homme sifflait des injures, salope, salope, enculée
de mes fesses, sale conne, tu la ramèneras plus, tu prendras plus tes grands
airs de pétasse, tu vas la fermer, connasse, tu vas la fermer ! Il martelait
des obscénités en redoublant ses coups. Joséphine ferma les yeux. Demeura
inerte, un filet de sang coulait de sa bouche, les semelles s’éloignèrent et
elle resta allongée sur le sol.
Elle attendit longtemps, puis elle se
redressa, s’appuya sur les mains, les genoux, se releva. Happa l’air. Aspira
profondément. Constata que du sang coulait de sa bouche, de sa main gauche.
Buta contre le colis resté à terre. Le ramassa. Le dessus du paquet était
lacéré. Sa première pensée fut : Antoine m’a sauvée. Si je n’avais pas
porté ce colis sur mon cœur, ce colis contenant les restes de mon mari, la
chaussure de jogging à la semelle épaisse, je serais morte. Elle songea au rôle
protecteur des reliques au Moyen Âge. On gardait sur soi, enfermés dans un
médaillon ou une bourse en cuir, un bout de robe de sainte Agnès, une lamelle
de semelle de saint Benoît et on était protégé. Elle posa ses lèvres sur le
papier d’emballage et remercia saint Antoine.
Elle palpa son ventre, sa poitrine, son
cou. Elle n’avait pas été blessée. Soudain, elle sentit une douleur cuisante
dans la main gauche : il lui avait entaillé le dessus de la main qui
saignait abondamment.
Elle avait si peur que ses jambes se
dérobaient. Elle alla se réfugier derrière un gros arbre qui la dissimulait et,
appuyée contre l’écorce humide et rêche, tenta de reprendre son souffle. Sa
première pensée fut pour Zoé. Surtout ne rien lui dire, ne rien lui dire. Elle
ne supporterait pas de savoir sa mère en danger. C’est un hasard, ce n’est pas
moi qui étais visée, c’est un fou, ce n’est pas moi qu’il voulait tuer, ce
n’est pas moi, c’est un fou, qui pourrait m’en vouloir au point de me tuer, ce
n’est pas moi, c’est un fou. Les mots se heurtaient dans sa tête. Elle appuya
sur ses genoux, vérifia qu’elle tenait debout et se dirigea vers la grande
porte en bois verni qui marquait l’entrée de son immeuble.
Sur la table de l’entrée, Zoé avait laissé
un mot : « Maman chérie, je suis à la cave avec Paul, un voisin. Je
crois bien que je me suis fait un copain. »
Joséphine alla dans sa chambre et referma
la porte. À bout de souffle. Elle enleva son manteau, le jeta sur le lit, ôta
son pull, sa jupe, découvrit une traînée de sang sur la manche du manteau, deux
longues déchirures verticales sur le pan gauche, le roula en boule, alla chercher
un grand sac-poubelle, y enfouit tous ses vêtements et jeta le sac au fond de
sa penderie. Elle s’en débarrasserait plus tard. Elle inspecta ses bras, ses
jambes, ses cuisses. Il n’y avait aucune trace de blessure. Elle alla prendre
une douche. En passant devant la grande glace fixée au-dessus du lavabo, elle
porta la main à son front et s’aperçut dans le miroir. Livide. En sueur. Les
yeux hagards. Elle toucha ses cheveux, chercha son chapeau. Elle l’avait perdu.
Il avait dû rouler à terre. Elle fut submergée par les larmes. Devait-elle
aller le rechercher afin de faire disparaître tout indice qui permettrait de
l’identifier ? Elle ne s’en sentit pas le courage.
Il l’avait frappée. En pleine poitrine.
Avec un couteau. Une lame fine. J’aurais pu mourir. Elle avait lu dans un
journal qu’il y avait une quarantaine de serial killers en liberté en Europe.
Elle s’était demandé combien il y en avait en France. Pourtant, les mots
orduriers qu’il avait prononcés semblaient démontrer qu’il avait un compte à régler.
« Tu la ramèneras plus, tu prendras plus tes grands airs de pétasse, tu
vas la fermer, connasse, tu vas la fermer ! » Ils résonnaient,
lancinants. Il a dû me prendre pour une autre. J’ai payé pour quelqu’un
d’autre. Il fallait absolument qu’elle se dise ça, sinon la vie deviendrait
impossible. Il lui faudrait se méfier de tout le monde. Elle aurait peur tout
le temps.
Elle prit une douche, se lava les cheveux,
les sécha, enfila un tee-shirt, un jean, se maquilla pour dissimuler
d’éventuelles marques, mit un soupçon de rouge à lèvres, s’examina dans la
glace en se forçant à sourire. Il ne s’est rien passé, Zoé ne doit rien savoir,
prendre l’air gai, faire comme si de rien n’était. Elle ne pourrait en parler à
personne. Obligée de vivre avec ce secret. Ou le dire à Shirley. Je peux tout
dire à Shirley. Cette pensée la rasséréna. Elle souffla bruyamment, expulsant
la tension, l’angoisse qui lui écrasait la poitrine. Avaler une dose d’arnica
pour ne pas avoir de bleus. Dans l’armoire à pharmacie, elle prit un petit
tube, le déboucha, versa la dose sous la langue, la laissa fondre. Peut-être
alerter la police ? Les prévenir qu’un meurtrier rôdait ? Oui mais…
Zoé le saurait. Ne rien dire à Zoé. Elle ouvrit la trappe de la baignoire, y
cacha le colis d’Antoine.
Personne n’irait fouiller là.
Dans le salon, elle se servit un grand
verre de whisky et partit rejoindre Zoé à la cave.
— Maman, je te présente Paul…
Un garçon de l’âge de Zoé, maigre comme un
héron, une huppe de cheveux blonds crêpelés, le torse moulé dans un tee-shirt
noir, s’inclina devant Joséphine. Zoé guettait le regard approbateur de sa
mère.
— Bonjour, Paul. Tu habites dans
l’immeuble ? demanda Joséphine d’une voix blanche.
— Au troisième. Je m’appelle Merson.
Paul Merson. J’ai un an de plus que Zoé.
Il semblait important, à ses yeux, de
préciser qu’il était plus âgé que cette gamine qui le contemplait, les yeux
mangés de dévotion.
— Et vous vous êtes rencontrés
comment ?
Elle faisait un effort pour parler comme si
elle n’entendait pas les coups secs et hachés de son cœur.
— J’ai entendu du bruit dans la cave,
ça faisait boum-boum, je suis descendue et j’ai trouvé Paul qui jouait de la
batterie. Regarde, maman, il a aménagé sa cave en studio de musique.
Zoé invita sa mère à jeter un œil dans le
studio de Paul. Il avait installé une batterie acoustique, une grosse caisse,
une caisse claire, trois toms, un Charleston et deux cymbales. Un tabouret à
vis noir complétait l’ensemble et des baguettes reposaient sur la caisse
claire. Sur une chaise, étaient rangées des partitions. Une ampoule se
balançait au plafond, dispersant une lumière hésitante.
— Très bien, commenta Joséphine en se
retenant pour ne pas éternuer, la poussière lui chatouillait les narines. Très
beau matériel. Du vrai professionnel.
Elle disait n’importe quoi. Elle n’y
connaissait rien.
— Normal. C’est une Tama Swingstar. Je
l’ai eue pour Noël dernier et à Noël prochain, je vais avoir une Ride Giantbeat
de chez Paiste.
Elle l’écoutait, impressionnée par la
précision de ses réponses.
— Et la cave, tu l’as
insonorisée ?
— Ben oui… Faut bien parce que ça fait
du boucan quand je joue. Je répète ici et je vais jouer chez un copain qui a
une maison à Colombes. Chez lui, on peut jouer sans gêner personne. Ici, les
gens y râlent… Surtout le type d’à côté.
Il montra du menton la cave jouxtant la
sienne.
— Peut-être que tu n’as pas assez
insonorisé…, suggéra Zoé en regardant les murs de la cave recouverts d’un épais
isolant blanc.
— Faut pas exagérer ! C’est une
cave. On vit pas dans sa cave. Papa dit qu’il a fait le maximum, mais que ce
mec est un râleur professionnel. Jamais content. D’ailleurs, à chaque réunion
de copropriétaires, il s’engueule avec quelqu’un.
— Il a peut-être de bonnes raisons…
— Papa dit que non. Que c’est un
emmerdeur. Il s’énerve pour un oui, pour un non. Si une voiture est garée sur
un passage piéton, il devient hystérique ! Nous, on le connaît bien, ça
fait dix ans qu’on habite ici, alors vous savez…
Il dodelina de la tête comme un adulte à
qui on ne la fait pas. Il était plus grand que Zoé, mais il restait encore des
traces d’enfance sur son visage et ses épaules étroites n’avaient pas encore
pris l’ampleur de celles d’un homme.
— Merde ! le voilà ! aux
abris ! murmura Paul.
Il referma la porte de la cave sur Zoé et
lui. Joséphine vit arriver un homme de grande taille, très bien habillé, qui
fendait l’air d’une allure de propriétaire comme si les couloirs de la cave lui
appartenaient.
— Bonsoir, parvint-elle à déglutir en
s’effaçant contre le mur.
— Bonsoir, fit l’homme qui passa à
côté d’elle sans la voir.
Il était vêtu d’un costume de ville gris
foncé et d’une chemise blanche. Le costume épousait chaque muscle d’un torse
puissant, le nœud de cravate brillait, épais, et les manchettes immaculées de la
chemise étaient fermées par deux perles grises. Il sortit des clés de sa poche,
ouvrit la porte de sa cave et la referma derrière lui.
Paul réapparut quand il fut sûr que l’homme
n’était plus là.
— Il a rien dit ?
— Non, répondit Joséphine. Il ne m’a
même pas vue, je crois.
— C’est pas un marrant. Il perd pas
son temps en bavardages.
— C’est ton père qui dit ça ?
demanda Joséphine, amusée par le sérieux du garçon.
— Non. C’est maman. Elle connaît tout
le monde dans l’immeuble. Il paraît qu’il a une cave vachement bien installée.
Avec un atelier et tous les outils possibles ! Et chez lui, il a un
aquarium. Très grand, avec des grottes, des plantes, des décors fluorescents,
des îles artificielles. Mais pas de poissons dedans !
— Elle en sait des choses, ta
maman ! déclara Joséphine, comprenant qu’elle en apprendrait beaucoup sur
les habitants de l’immeuble en parlant avec Paul.
— Et encore elle a jamais été invitée
chez lui ! Elle y est entrée une fois, quand ils étaient pas là, avec la
concierge, parce que leur alarme s’était déclenchée et qu’il fallait bien
l’arrêter. Il a été fou furieux quand il l’a appris. Personne va chez eux. Moi,
je connais les enfants, eh bien, jamais ils m’invitent. Leurs parents veulent
pas. Jamais ils descendent jouer dans la cour. Ils sortent quand les parents sont
pas là, sinon ils sont bouclés chez eux ! Alors qu’au second, chez les Van
den Brock, on est toujours invités et ils ont un grand écran qui fait tout le
mur du salon avec deux enceintes et le son Dolby stéréo. Madame Van den Brock,
quand il y a un anniversaire, elle fait des gâteaux et elle invite tout le
monde. Moi, je suis copain avec Fleur et Sébastien, je pourrais les présenter à
Zoé si elle veut.
— Ils sont sympas, eux ? demanda
Joséphine.
— Oui, hyper-sympas. Lui, il est
médecin. Et sa femme, elle chante dans les chœurs de l’Opéra. Elle a une
super-belle voix. Elle fait souvent des vocalises et on l’entend dans
l’escalier. Elle me demande toujours des nouvelles de ma musique. Elle m’a
proposé de venir jouer sur son piano si je voulais. Fleur joue du violon,
Sébastien du saxo…
— Moi aussi, je voudrais bien
apprendre à jouer de quelque chose…, dit Zoé qui devait se sentir délaissée.
Elle levait sur Paul une figure soumise de
petite fille défaillant à l’idée qu’on ne la regarde pas et ses yeux dorés, sous
son buisson de cheveux auburn, lançaient des appels au secours.
— Tu n’as jamais joué d’un
instrument ? demanda Paul, surpris.
— Ben non…, répondit Zoé, embarrassée.
— Moi, j’ai commencé par le piano, le
solfège et tout le bataclan, pis j’en ai eu marre, je suis passé à la batterie.
C’est plus fun pour faire un groupe…
— T’as un groupe ? Il s’appelle
comment ?
— « Les Vagabonds ». C’est
moi qui ai trouvé le nom… C’est bien, non ?
Joséphine assistait à l’échange entre les
deux gamins et sentait le calme revenir en elle. Paul, si sûr de lui, ayant un
avis sur tout, et Zoé, au bord du désespoir parce qu’elle n’arrivait pas à
attirer son attention. Son visage était tendu, ses sourcils froncés, ses lèvres
scellées en une moue désespérée. Joséphine l’entendait chercher dans sa tête
comme on racle un fond de moule à gâteau des détails alléchants pour se faire
mousser aux yeux du garçon. Elle avait beaucoup grandi pendant l’été, mais son
corps s’attardait encore dans les replis doux et moelleux de l’enfance.
— Tu veux pas nous montrer un tout
petit peu comment tu joues ? quémanda Zoé à bout d’arguments pour le
séduire.
— Ce n’est peut-être pas le bon
moment, intervint Joséphine. Elle montra des yeux la cave du voisin. Une autre
fois, peut-être…
— Ah ! lâcha Zoé, désappointée.
Elle avait renoncé et traçait des grands
cercles avec la pointe de sa chaussure.
— Maintenant c’est l’heure d’aller
dîner, continua Joséphine, et je suis sûre que Paul aussi va bientôt remonter…
— J’ai déjà dîné. Il retroussa ses
manches, s’empara des baguettes, ébouriffa ses cheveux et commença à ranger.
Vous pouvez refermer la porte derrière vous, s’il vous plaît ?
— Salut Paul ! cria Zoé. À
plus !
Elle lui fit un petit signe de la main à la
fois timide et hardi, qui signifiait je voudrais bien qu’on se revoie… si tu es
d’accord, bien sûr.
Il ne prit pas la peine de répondre. Il
n’avait que quinze ans et refusait de se laisser éblouir par une fille à
l’éclat indécis. Il était à cet âge délicat où on habite un corps qu’on ne
connaît pas très bien, et où, pour se donner une contenance, on peut se montrer
cruel sans le vouloir. La manière négligente dont il traitait Zoé démontrait
qu’il entendait être le plus fort et que, s’il devait y avoir une victime, ce
serait elle.
L’homme élégant au costume gris attendait
devant l’ascenseur. Il s’effaça pour les laisser entrer les premières. Leur
demanda à quel étage elles allaient et appuya sur le bouton du chiffre 5.
Puis enfonça le bouton 4.
— Ainsi vous êtes les nouvelles
venues…
Joséphine approuva.
— Bienvenue dans l’immeuble. Je me
présente : Hervé Lefloc-Pignel. J’habite au quatrième.
— Joséphine Cortès et Zoé, ma fille.
Nous habitons au cinquième. J’ai une autre fille, Hortense, qui vit à Londres.
— Je voulais habiter au cinquième,
mais l’appartement n’était pas libre quand on s’est installés. Il était occupé
par un couple de personnes âgées, monsieur et madame Legrattier. Ils sont morts
tous les deux dans un accident de voiture. C’est un bel appartement. Vous avez
de la chance.
On peut dire ça comme ça, pensa Joséphine,
gênée par le ton expéditif de l’homme pour évoquer le décès des précédents
propriétaires.
— Je l’ai visité quand il a été mis en
vente, poursuivit-il, mais nous avons hésité à déménager. Aujourd’hui, je le
regrette…
Il eut un sourire rapide puis se reprit. Il
était très grand, austère. Le visage taillé à la serpe, tout en angles, en
anfractuosités. Ses cheveux noirs, raides, séparés par une raie nette sur le
côté retombaient en une mèche sur le front, ses yeux bruns étaient très écartés,
ses sourcils dessinaient deux larges traits noirs, et son nez, un peu épaté,
était cabossé sur le dessus. Ses dents très blanches révélaient un émail
impeccable et les soins d’un excellent dentiste. Il est vraiment immense, se
dit Joséphine, essayant de le jauger d’un œil discret, il doit mesurer plus
d’un mètre quatre-vingt-dix. Large d’épaules, droit, le ventre plat. Elle
l’imagina une raquette de tennis dans les bras, recevant un trophée. Un très
bel homme. Il tenait un sac en tissu blanc qu’il portait bien à plat sur ses
paumes de mains ouvertes.
— On a emménagé en septembre, juste au
moment de la rentrée des classes. Ça a été un peu bousculé, mais maintenant ça
va.
— Vous verrez, l’immeuble est très
agréable, les gens plutôt accueillants et le quartier sans problème.
Joséphine fit une légère grimace.
— Vous ne trouvez pas ?
— Si, si, s’empressa de répondre
Joséphine. Mais les allées ne sont pas très éclairées, le soir.
Elle eut soudain les tempes moites et
sentit ses genoux trembler.
— C’est un détail. Le quartier est
beau, paisible et nous ne sommes envahis ni par des bandes de jeunes
désagréables, ni par ces graffitis qui défigurent les immeubles. J’aime tant la
pierre blonde des immeubles parisiens, je ne supporte pas de la voir dégradée.
Sa voix s’était teintée de colère.
— Et puis il y a des arbres, des
fleurs, des pelouses, on entend chanter les oiseaux tôt le matin, parfois on
aperçoit un écureuil qui détale, c’est important pour les enfants de rester en
contact avec la nature. Tu aimes les animaux ? demanda-t-il à Zoé.
Celle-ci gardait les yeux fixés au sol.
Elle devait se souvenir de ce que lui avait dit Paul sur son voisin de cave et
gardait ses distances, voulant rester solidaire de son nouveau copain.
— Tu as donné ta langue au chat ?
demanda l’homme en se penchant vers elle avec un grand sourire.
Zoé secoua la tête négativement.
— Elle est timide, s’excusa Joséphine.
— Je suis pas timide, protesta Zoé. Je
suis réservée.
— Oh ! s’exclama-t-il. Votre
fille a du vocabulaire et le sens de la nuance !
— C’est normal, je suis en troisième.
— Comme mon fils Gaétan… Et tu vas à
quelle école ?
— Rue de la Pompe.
— Comme mes enfants.
— Vous en êtes content ? demanda
Joséphine qui craignait que le mutisme poli de Zoé ne devienne embarrassant.
— Certains professeurs sont
excellents, d’autres incapables. Il faut alors que les parents comblent les
manques des enseignants. Je vais à toutes les réunions de parents d’élèves. Je
vous y verrai sûrement.
L’ascenseur était arrivé au quatrième et il
sortit, portant son sac blanc avec soin, les bras tendus en avant. Il se
retourna, s’inclina et leur fit un grand sourire.
— T’as vu, dit Zoé, ça bougeait dans
le sac !
— Mais non ! Il a dû remonter un
confit ou une cuisse de chevreau. Il doit avoir un congélateur dans sa cave.
Cet homme est sûrement un chasseur. Tu as entendu comment il parlait de la
nature ?
Zoé n’avait pas l’air convaincu.
— Je te dis que ça bougeait !
— Zoé, arrête d’inventer des histoires
tout le temps !
— J’aime bien me raconter des
histoires, moi. Ça rend la vie moins triste. Quand je serai grande, je serai
écrivain, j’écrirai Les Misérables…
Elles dînèrent rapidement. Joséphine
réussit à dissimuler les égratignures de sa main droite. Zoé bâilla à plusieurs
reprises en finissant son petit-suisse.
— Tu as sommeil, mon bébé… Va vite te
coucher.
Zoé partit en titubant vers sa chambre.
Quand Joséphine vint l’embrasser, elle dormait à moitié. Posé sur l’oreiller,
usé par les nombreux passages en machine à laver, gisait son doudou. Zoé
dormait toujours avec lui. Elle poussait même la ferveur jusqu’à demander à sa
mère n’est-ce pas qu’il est beau, Nestor, maman ? Hortense dit qu’il est
moche comme un pou boiteux ! Joséphine avait du mal à ne pas être d’accord
avec Hortense, mais elle mentait héroïquement, essayant de traquer une once de
beauté dans le chiffon informe, borgne et délavé. À son âge, elle devrait
pouvoir s’en passer, se dit Joséphine, elle ne va jamais grandir sinon… Ses
boucles auburn s’emmêlaient sur le drap blanc du lit, sa main reposait toute molle
et, de son petit doigt, elle caressait ce qui était autrefois la jambe de
Nestor et ressemblait à une grosse figue molle. Une couille, affirmait
Hortense, ce qui arrachait des cris de dégoût à Zoé. Maman, maman, elle dit que
Nestor a deux grosses couilles à la place des jambes !
Joséphine souleva la main de Zoé et joua
avec les doigts en déposant un baiser sur chacun d’eux. Papa baiser, maman
baiser, Hortense baiser, Zoé baiser, mais qui est donc le petit dernier ?
c’était le rituel du coucher. Combien de temps encore sa fille lui
accorderait-elle sa main pour réciter la ritournelle magique qui rendait les
nuits douces et heureuses ? Elle sentit une triste tendresse l’étreindre.
Zoé ressemblait encore à un bébé : joues rondes et rouges, petit nez, yeux
étirés de chatte gourmande, fossettes et plis aux poignets. L’âge qu’on dit
ingrat n’avait pas encore déformé son corps. Joséphine s’en était étonnée
auprès de la pédiatre qui l’avait rassurée, ça va venir d’un coup, c’est une
lente, votre petite fille. Elle prend son temps. Un matin, elle se réveillera
et vous ne la reconnaîtrez plus. Elle aura des seins, elle tombera amoureuse,
elle ne vous parlera plus. Profitez au lieu de vous inquiéter ! Et puis,
elle n’a peut-être pas envie de grandir. J’en vois de plus en plus qui se
raccrochent à l’enfance comme à une bassine de confiture.
Hortense, barbare affûtée, avait longtemps
toisé cette petite sœur si fragile. L’une soumise, mendiant l’affection et la
reconnaissance, l’autre intraitable, se taillant son chemin à coups de sabre.
Zoé, limpide, tendre. Hortense, obscure, inflexible, dure. Avec mes deux
filles, je ferais une huître parfaite. Hortense pour la carapace et Zoé à
l’intérieur.
— Tu te sens bien dans ta nouvelle
chambre, mon amour ?
— J’aime bien l’appartement, mais
j’aime pas les gens, ici. J’aimerais bien retourner à Courbevoie. Les gens dans
cet immeuble, ils sont bizarres…
— Ils sont pas bizarres, chérie, ils
sont différents.
— Pourquoi ils sont différents ?
— À Courbevoie, tu connaissais tout le
monde, tu avais des amis à chaque étage, c’était facile de se parler, de se
rencontrer. On passait d’un appartement à l’autre. Sans cérémonial. Ici, ils
sont plus…
Elle cherchait ses mots. La fatigue pesait
sur ses paupières et l’engourdissait.
— Plus guindés, plus chics… Moins
familiers.
— Tu veux dire qu’ils sont raides et
froids ? Comme des cadavres.
— Je n’aurais pas employé ces mots-là,
mais tu n’as pas tort, chérie.
— Le monsieur qu’on a vu dans
l’ascenseur, je le sens tout froid à l’intérieur. On dirait qu’il a des
écailles sur tout le corps pour pas qu’on l’approche et qu’il vit tout seul
dans sa tête…
— Et Paul ? Tu trouves aussi
qu’il est raide et froid ?
— Oh, non ! Paul…
Elle s’arrêta puis murmura dans un
souffle :
— Paul, il a le zazazou, maman. J’aimerais
bien être son amie.
— Mais tu vas devenir son amie,
chérie…
— Tu crois que lui, il trouve que j’ai
le zazazou ?
— En tout cas, il t’a parlé, il t’a
proposé de te présenter les Van den Brock. Ça veut dire qu’il veut te revoir et
qu’il te trouve plutôt mignonne.
— T’es sûre ? Moi, je trouve
qu’il avait pas l’air si intéressé que ça. Les garçons, ils s’intéressent pas à
moi. Hortense, elle, elle a le zazazou.
— Hortense a quatre ans de plus que
toi. Attends d’avoir son âge et tu verras !
Zoé observa sa mère, pensive, comme si elle
avait envie de la croire, mais que c’était trop difficile, pour elle,
d’imaginer qu’elle pourrait un jour égaler sa sœur en séduction et en beauté.
Elle préféra renoncer, soupira. Ferma les yeux et cala son visage contre l’oreiller
en roulant la jambe de son doudou entre ses doigts.
— Maman, je veux pas devenir une
grande personne. Parfois, si tu savais, j’ai tellement peur…
— De quoi ?
— Je ne sais pas. C’est ça qui me fait
encore plus peur.
Sa réflexion était tellement juste que
Joséphine en fut effrayée.
— Maman… comment on sait qu’on est
grande ?
— Quand on peut prendre une décision
très importante toute seule, sans rien demander à personne.
— Toi, t’es grande… T’es même très
très grande !
Joséphine aurait aimé lui dire que souvent,
elle doutait, souvent elle s’en remettait à la chance, au hasard, au lendemain.
Elle décidait en suivant son instinct, tentait de corriger le tir si elle
s’était trompée ou soufflait de soulagement si elle avait eu raison. Mais elle
attribuait toujours sa réussite au hasard. Et si on ne devenait jamais
définitivement grand ? se dit-elle en caressant le nez, les joues, le
front, les cheveux de Zoé, en écoutant son souffle qui s’apaisait. Elle resta à
son chevet le temps qu’elle s’endorme, puisant dans la présence rassurante de
sa fille la force de ne plus penser à ce qui s’était passé, puis regagna sa
chambre.
Elle ferma les yeux et essaya de
dormir ; chaque fois qu’elle allait basculer dans le sommeil, elle
entendait les insultes de l’homme et sentait les coups de pied redoubler sur
son corps. Elle avait mal partout. Elle se leva, alla fouiller dans un sac en
plastique que lui avait donné Philippe. Ce sont des somnifères trouvés dans la
table de nuit d’Iris. Je ne veux pas qu’elle les garde à portée de main. On ne
sait jamais. Prends-les, Jo, range-les chez toi.
Elle prit un Stilnox, considéra le petit
bâtonnet blanc, se demanda quelle était la dose recommandée. Décida d’en
prendre une moitié. L’avala avec un verre d’eau. Elle ne voulait plus penser à
rien. Dormir, dormir, dormir.
Demain, samedi, elle appellerait Shirley.
Parler à Shirley l’apaiserait. Shirley
remettait tout en place.
Est-ce un délit de ne pas prévenir la
police ? Je devrais peut-être aller les voir et demander l’anonymat.
Est-ce qu’ils pourraient m’accuser de complicité plus tard si le type
recommençait ? Elle hésita, voulut se relever, mais sombra dans le
sommeil.
Le lendemain matin, elle fut réveillée par
Zoé qui sautait sur son lit en brandissant le courrier. Elle leva les bras pour
se protéger de la lumière.
— Mais, chérie, quelle heure
est-il ?
— Onze heures et demie, maman, onze
heures et demie !
— Mon Dieu, j’ai dormi jusqu’à
maintenant ! Tu es levée depuis longtemps ?
— Lalalilalaire ! Je viens juste
de me réveiller, je suis allée voir sur le paillasson s’il y avait du courrier
et devine ce que j’ai trouvé ?
Joséphine se redressa, porta la main à la
tête. Zoé brandissait une liasse d’enveloppes.
— Un catalogue pour Noël ? Des
idées de cadeaux ?
— Pas du tout, m’man, pas du
tout ! Bien mieux encore…
Dieu que sa tête était lourde ! Un
régiment défilait avec des bottes cloutées. Chaque membre lui faisait mal quand
elle bougeait.
— Une lettre d’Hortense ?
Hortense n’écrivait jamais. Elle
téléphonait. Zoé secoua la tête.
— T’es froide, maman, mais
froide ! Tu brûles pas du tout !
— Je donne ma langue au chat.
— Du sensationnel de chez
sensationnel ! Du super-hyper-ultra-costaud-démentiel ! Une nouvelle
que tu appuies dessus et que tu décroches la lune et toutes les galaxies du
monde ! Kisses and love and peace all around
the world ! Que la force soit avec toi, ma
sœur. Yo ! brother !
Elle ponctuait chaque cri d’un vigoureux
coup de pied qui la faisait rebondir sur le matelas tel un Sioux en transe
célébrant sa victoire et faisant tournoyer un scalp.
— Arrête de sauter, chérie. J’ai la
tête qui va éclater !
Zoé jeta les pieds en l’air et se laissa
tomber de tout son poids sur le lit. Ébouriffée, triomphante, le visage fendu
d’un sourire de gagnante au Loto, elle claironna :
— Une carte postale de papa ! Une
carte de mon papounet ! Il va bien, il est toujours au Kenya, il dit qu’il
a pas pu nous joindre parce qu’il était perdu dans la jungle avec plein de
crocodiles autour, mais que pas une minute, maman, tu m’entends ? pas une
minute, il a arrêté de penser à nous ! Et il m’embrasse de toutes ses
forces de papounet chéri ! Lalalilalaire ! J’ai retrouvé mon
papounet !
En une dernière galipette de joie, elle se
jeta contre sa mère qui grimaça de douleur : Zoé lui avait écrasé la main.
— Je suis heureuse, maman, je suis
heureuse, t’as pas idée ! Je peux te le dire maintenant, je croyais qu’il
était mort. Qu’il avait été mangé par un crocodile. Tu te rappelles comme
j’avais peur quand j’allais le voir là-bas avec toutes ces sales bêtes autour ?
Eh bien, j’étais sûre qu’un jour ou l’autre, il se ferait manger tout
cru !
Elle ouvrit une large bouche et croqua
l’air en faisant Groumph, Groumph voulant imiter le bruit des mâchoires d’un
crocodile mastiquant sa proie.
— Il est vivant, maman, il est vivant !
Il va venir sonner à la porte bientôt…
Elle se redressa, alarmée.
— Au secours ! Il a pas notre
nouvelle adresse ! Il va jamais nous retrouver !
Joséphine tendit la main pour attraper la
carte postale. Elle provenait bien du Kenya. La date sur les timbres indiquait
qu’elle avait été postée, un mois auparavant, de Mombasa, et l’adresse était,
bien sûr, celle de Courbevoie. Elle reconnut l’écriture d’Antoine, son style
fanfaron.
Mes petites
chéries,
Juste un mot pour vous dire que je vais
bien et que je suis revenu à la civilisation après un long séjour dans la
jungle hostile. J’ai triomphé de tout, des bêtes féroces, des fièvres, des
marécages, des moustiques et surtout jamais, jamais je n’ai cessé de penser à
vous. Je vous aime de toutes mes forces. À très vite.
Papa.
À soixante-sept ans, Marcel Grobz était,
enfin, un homme heureux et ne s’en lassait pas. Il récitait oraisons, prières,
grâces et neuvaines dès potron-minet afin que perdure sa félicité. Merci, mon
Dieu, merci de me baigner de vos faveurs, de m’asperger de bonheur, de me
saupoudrer de délices, de me picoter le train de ravissements, de me gaver de
volupté, de me tortillonner de bien-être, de me renverser de béatitude, de me
tsunamiser d’euphorie. Merci, merci, merci !
Il se le disait le matin en posant le pied
à terre. Se le répétait devant la glace en se rasant. Le psalmodiait en
enfilant son pantalon. Invoquait Dieu et ses Saints en faisant son nœud de
cravate, promettait de donner dix euros au premier mendiant dans la rue,
s’aspergeait d’« Eau de Cologne Impériale » Guerlain, augmentait son
obole en bouclant sa ceinture, puis se traitait de rat musqué et, battant sa
coulpe, ajoutait deux autres mendiants à régaler. C’est que j’aurais pu finir à
la rue, moi aussi, si je n’avais pas été sauvé des griffes d’Henriette et
recueilli sur le sein généreux de Choupette. Combien de pauvres hères
trébuchent parce qu’une main secourable ne s’est pas tendue vers eux au moment
où ils sombraient ?
Enfin, douché, rasé, sanglé, fleurant bon
la lavande et le génépi, il pénétrait dans la cuisine pour rendre hommage à la
cause de tant de ravissement, le chou à la crème de la féminité, l’Everest de
la sensualité : Josiane Lambert, sa compagne, dûment rebaptisée Choupette.
Devant sa cuisinière Aga en fonte recouverte
de trois couches d’émail vitrifié, Choupette s’affairait. Elle préparait les
œufs au plat de son homme. Revêtue d’un déshabillé rose, qui la parait de
voiles vaporeux, elle veillait, le sourcil froncé, la mine grave, à
l’excellence de ses gestes. Elle savait mieux que personne jeter l’œuf dans la
poêle chaude, saisir l’albumine visqueuse, dorer le jaune puis le crever,
retourner l’ensemble, saisir à nouveau puis, enfin, à la dernière minute, d’une
délicate virgule du poignet, lâcher une giclée de vinaigre balsamique et servir
en faisant glisser dans l’assiette préalablement tiédie par ses soins. Pendant
ce temps, de larges tranches de pain complet aux graines de lin grillaient dans
un toaster Magimix à quatre gueules chromées. Le bon beurre salé normand
baignait dans le beurrier à l’ancienne, des tranches de jambon à l’os et des
œufs de saumon reposaient dans un plat blanc à liseré doré.
Tout ceci demandait une extrême
concentration que Marcel Grobz avait du mal à respecter. Séparé depuis vingt
minutes à peine de Choupette, il la cherchait comme le chien lancé sur la trace
du cerf fouille de la truffe les feuilles mortes et marque l’arrêt dès qu’il
sent le cervidé à portée de babines. L’arrêt chez Marcel Grobz se traduisait
par un lancer de bras sur l’épaule de Choupette, un pincement à la taille et un
gros baiser claqué sur le bout de chair satinée qui dépassait de la nuisette.
— Laisse-moi, Marcel, marmonna
Josiane, le regard rivé sur la dernière étape de la cuisson des œufs.
Il recula à regret, alla s’asseoir devant
son couvert dressé sur un set de table en lin blanc. Un verre de jus d’orange
fraîchement pressé, un flacon de vitamines « 60 ans et plus »,
une soucoupe en laque de Chine contenant une cuillerée de pollen de châtaignier
complétaient l’ensemble. Son œil se mouilla.
— Que de soins, que d’attentions, que
de raffinement ! Tu sais, Choupette, le meilleur de tout, c’est l’amour
que tu me donnes. Je ne serais rien qu’une calebasse vide sans lui. Le monde
entier ne serait rien sans l’amour. C’est une force de frappe insensée que la
plupart des humains négligent. Ils préfèrent se consacrer au pognon, les
imbéciles ! Alors qu’en cultivant l’amour, l’amour humble de tous les
jours, l’amour que tu distribues à tout le monde sans faire de chichis, tu t’enrichis,
tu t’agrandis, tu resplendis, tu te bonifies !
— Tu parles en faisant des rimes
maintenant ? demanda Josiane en posant une large assiette sur le set en
lin blanc. À quand l’alexandrin, Racine ?
— C’est le bonheur, Choupette. Il me
rend lyrique, heureux, beau même. Tu trouves pas que je suis devenu beau ?
Les femmes se retournent sur moi dans la rue et me goûtent de l’œil. Je fais le
badin, je ne dis rien, mais je biche, je biche…
— C’est parce que tu parles tout seul
qu’elles te reluquent !
— Non, Choupette, non ! C’est
tout l’amour que je reçois qui me transforme en astre solaire. Elles veulent se
frotter à moi pour se réchauffer. Regarde-moi : depuis que nous vivons
ensemble, j’embellis, je rajeunis, je rayonne, je me muscle même !
Il se frappa le ventre qu’il avait rentré
et se maintenait plaqué contre le dos de la chaise en grimaçant.
— Tutt ! Tutt ! Marcel
Grobz… Ne deviens pas bêtement sentimental et commence par avaler ton jus
d’orange sinon les vitamines vont s’évaporer et il faudra que tu happes l’air.
— Choupette ! Je suis sérieux. Et
heureux, si heureux… Je pourrais m’envoler si je ne me retenais pas !
Nouant sa large serviette autour du cou
pour épargner la chemise blanche, il enchaîna aussitôt, la bouche pleine :
— Comment va l’héritier ? A-t-il
bien dormi ?
— Il s’est réveillé vers huit heures,
je l’ai changé, je l’ai nourri et hop ! au lit. Il dort encore et il est
hors de question que tu ailles le réveiller !
— Juste un petit baiser léger sur le
bout de son pied droit…, supplia Marcel.
— Je te connais. Tu vas ouvrir toute
grande ta gueule et le dévorer !
— Il adore ça. Il roucoule de plaisir
sur la table à langer. Je l’ai changé trois fois, hier. Je l’ai badigeonné de
Mytosil. Il a une de ces paires de couilles ! Féroces ! Mon fils sera
un loup affamé, une lance de Bengali, une arbalète à ailerons profilés qui ira
se planter dans le cœur des filles et ailleurs !
Il éclata de rire, se frotta les mains à
l’idée de tant de truculence à venir.
— Pour le moment, il dort et toi, tu
as rendez-vous au bureau.
— Un samedi, tu te rends compte !
Me donner rendez-vous un samedi matin à l’aube !
— Il est midi ! Tu parles d’une
aube !
— On a dormi tout ce temps ?
— Tu as dormi tout ce temps !
— N’empêche qu’on a bien fait la fête,
hier, avec René et Ginette ! Qu’est-ce qu’on a picolé ! Et Junior qui
dormait comme une bûche de Noël ! Allez… Choupette, laisse-moi le manger
de baisers avant que je file…
Le visage de Marcel Grobz se plissa en une
supplique tremblante, il joignit les mains, mima le communiant fervent, mais
Josiane Lambert demeura inflexible.
— Les bébés, faut que ça dorme.
Surtout à sept mois !
— Mais il en fait douze de plus !
T’as vu : il a déjà quatre dents et quand je lui parle, il comprend tout.
Tiens, l’autre jour, je me demandais si je devais installer une nouvelle usine
en Chine, je parlais tout haut, croyant qu’il était occupé à jouer avec ses
pieds – t’as vu comme il triture ses pieds, je suis sûr qu’il apprend
à compter ! – eh bien, il a relevé sa petite gueule d’amour et
il a fait oui. Deux fois de suite ! Je te jure, Choupette, il m’a dit oui,
vas-y, fonce ! J’ai cru que j’avais la berlue.
— Mais tu as la berlue, Marcel Grobz.
Tu perds complètement la boule.
— Je crois même qu’il m’a dit go,
daddy, go ! Parce qu’il parle anglais aussi. Tu le sais ça ?
— À sept mois !
— Parfaitement !
— Parce que tu l’endors avec des
méthodes Assimil ? Tu ne crois quand même pas que ça marche ? Tu
m’inquiètes, Marcel, tu m’inquiètes.
Chaque soir, en couchant son fils, Marcel
Grobz enclenchait un CD pour apprendre l’anglais. Il l’avait acheté au rayon
« enfants » chez WH Smith, rue de Rivoli. Il se couchait sur la moquette, près du
berceau, ôtait ses chaussures, glissait un oreiller sous sa nuque, et répétait
dans le noir les phrases de la leçon numéro 1. My
name is Marcel, what’s your name ? I live in Paris, where do you
live ? I have a wife… Enfin a nearly wife, rectifiait-il dans le noir. La voix
anglaise, féminine et douce, le berçait. Il s’endormait et n’avait jamais
dépassé la première leçon.
— Il parle pas couramment, je te
l’accorde, mais il balbutie quelques mots. Moi, j’ai entendu go-Da-ddy-go
en tout cas. J’en mettrais ma main au feu !
— Eh bien, retire-la tout de suite ou
tu vas finir manchot ! Marcel, reprends-toi. Ton fils est normal, juste normal,
ce qui ne l’empêche pas d’être un bébé très beau, très vif, très futé… Mais ne
va pas m’en faire un empereur de Chine polyglotte et biznessman ! À quand
ses premiers jetons à ton conseil d’administration ?
— Moi, je te dis simplement ce que je
vois et ce que j’entends. J’invente rien. Tu me crois pas, c’est ton droit,
mais le jour où il va te dire hello mummy, how are you ? ou la même
chose en chinois, parce que j’entends bien lui faire apprendre le chinois dès
qu’il aura fini l’anglais, ne le laisse pas choir de stupeur ! Je te
préviens, c’est tout.
Et il enfonça une mouillette beurrée dans
ses œufs frits, la fit racler dans son assiette jusqu’à en barbouiller les
bords.
Josiane lui tournait le dos, mais le
surveillait dans le reflet de la vitre. Il mangeait, gaillard, avalait ses
mouillettes en moulinant des bras comme un Tarzan de répertoire. Il souriait
dans le vide, s’arrêtait de mastiquer pour tendre l’oreille et guetter le
gazouillis de son fils. Puis, dépité, il reprenait sa mastication. Elle ne put
s’empêcher de sourire. Marcel senior et Marcel junior, ils allaient faire une
sacrée paire de rusés compères. C’est vrai, reconnut-elle, que Junior a la tête
farcie de matière grise et la comprenette rapide. À sept mois, il se tenait
droit dans sa chaise de bébé et tendait un doigt impérieux vers l’objet de son
désir. Si elle refusait de s’exécuter, il fronçait les yeux et lui balançait un
regard Scud. Quand elle parlait au téléphone, il écoutait, la tête penchée et
opinait. Parfois il semblait vouloir dire quelque chose, mais s’énervait comme
s’il ne trouvait pas ses mots. Un jour, il avait même claqué des doigts !
Elle n’était pas très au courant du comportement habituel des bébés, mais force
lui était de constater que Junior était très en avance. De là à lui prêter une
compétence pour les affaires de son père, il n’y avait qu’un pas qu’elle se
refusait à franchir. Junior grandira à la vitesse normale. Je refuse qu’il
devienne un prix d’excellence, un crâne d’œuf prétentieux. Je le veux
barbouillé de bouillie, en barboteuse, les fesses à l’air, afin que je puisse
le dorloter à satiété. Je l’ai attendu trop longtemps pour le lâcher dans la
cour des grands en Pampers.
La vie avait donné deux hommes à Josiane,
un grand et un petit, deux hommes qui brodaient son bonheur à petits points
serrés. Il était hors de question qu’elle les lui reprenne. Elle n’avait jamais
été très généreuse avec elle, la vie. Pour une fois qu’elle lui servait un bon
jeu, elle ne laisserait personne lui voler le moindre grain de bonheur, elle
moudrait le plus petit ergot pour en extraire la pulpe. J’ai mes créances de
bonheur à faire valoir, moi. À mon tour d’avoir le cul cousu de
médailles ! Faut me rembourser, allez-y et n’essayez pas de me carotter.
Fini le temps où je gobais du malheur ! Fini le temps où, petite
secrétaire famélique, je servais d’odalisque à Marcel, mon patron, propriétaire
de la chaîne de meubles Casamia, milliardaire en bois divers, en accessoires de
maison, tapis, luminaires, babioles bariolées. Marcel l’avait élevée au rang de
femme qui partageait sa vie et avait répudié sa revêche épouse, Henriette au
long nez ! Fin de l’histoire, début de mon bonheur.
Elle avait repéré Henriette rôdant autour
de leur immeuble, s’effaçant à l’angle de la rue pour passer inaperçue. Avec sa
galette sur la tête, on ne voyait qu’elle. Pour jouer les privés, faut prendre
le risque d’être décoiffé sinon on a vite fait d’être démasqué. Et pas la peine
de prétendre qu’elle allait chez Hédiard se remplir le ventre de delicatessen.
Une fois peut-être, mais pas trois. Ça ne lui disait rien qui vaille, ce grand
échalas qui tricotait des genoux pour espionner leur bonheur. Elle frissonna.
Elle rôde, elle rôde, elle cherche quelque chose. Guette une occasion. Elle
embouteille le divorce avec ses prétentions. Refuse de céder le moindre pouce
de terrain. Menace par-ci, menace par-là. Danger, danger, chiffon rouge, rumina
Josiane. Elle s’était toujours empêtrée dans des bras qui lui versaient du
malheur sur la tête, maintenant qu’elle était arrivée à bon port, elle n’allait
pas se laisser dépouiller ou embrouiller. Méfiance, chanta une voix ancienne
qu’elle connaissait trop bien. Méfiance et l’œil ouvert sur tout ce qui bouge
et fleure le fumier.
La sonnerie du téléphone la tira de sa
rêverie. Elle étendit le bras pour décrocher.
— Bonjour, dit-elle, encore empreinte
du flux sombre de ses pensées.
C’était Joséphine, la fille cadette
d’Henriette Grobz.
— Vous voulez parler à Marcel ?
répliqua-t-elle, d’une voix sèche.
Elle tendit l’appareil à son homme.
Quand on se marie avec un homme de cet
âge-là, faut le prendre avec tous ses bagages. Et Marcel, il avait la
collection complète : de la boîte à pilules à la malle postale. Henriette,
Iris, Joséphine, Hortense, Zoé lui avaient servi de famille si longtemps
qu’elle ne pouvait les effacer d’un coup de chamoisine. Ce n’était pas l’envie
qui lui en manquait.
Marcel s’essuya la bouche et se leva pour
prendre le téléphone. Josiane préféra quitter la pièce. Elle alla dans la
buanderie chercher le linge dans le panier. Se mit à trier le blanc et la
couleur. Se concentrer sur cette tâche ménagère lui faisait du bien. Henriette,
Joséphine. Quelle allait être la prochaine revenante ? La petite
Hortense ? Celle qui faisait marcher les hommes sur les mains ?
— C’est Jo, dit Marcel sur le pas de
la porte. Il lui arrive un truc pas commun : son mari, Antoine…
— Celui qui s’est fait bouffer par un
crocodile ?
— Celui-là même… Figure-toi que Zoé,
sa fille, a reçu une carte postale de lui, postée il y a un mois du Kenya. Il
est vivant !
— Et quel rapport avec toi ?
— J’avais reçu la maîtresse d’Antoine,
une dénommée Mylène, au mois de juin pour lui donner des tuyaux sur le monde
des affaires en Chine. Elle voulait se lancer dans les cosmétiques, elle avait
un financier chinois et désirait des renseignements pratiques. On a parlé
pendant une heure, et puis je ne l’ai jamais revue.
— T’es sûr de ça ?
L’œil de Marcel s’alluma. Il aimait
éveiller la jalousie de Josiane. Ça lui rendait de la jeunesse, de l’éclat dans
les branches.
— Sûr et certain…
— Et Joséphine voudrait que tu lui
donnes les coordonnées de cette fille…
— Exact. Je les ai quelque part au
bureau.
Il marqua une pause en grattant le cadre de
la porte.
— On pourrait l’inviter à dîner un de
ces soirs, je l’ai toujours bien aimée, cette gamine…
— Elle est plus vieille que moi !
— Oh ! t’exagères ! Un an ou
deux de plus.
— Un an ou deux de plus, c’est plus
vieux ! À moins que tu comptes à l’envers, répliqua Josiane, piquée.
— Mais je l’ai connue toute petite,
Choupette ! Elle avait encore des couettes et jouait au Diabolo ! Je
l’ai vue grandir cette mouflette.
— T’as raison ! J’ai les nerfs
qui frisent aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi… On est trop bien, Marcel, on
est trop bien, il va nous arriver un vieux corbeau, un truc tout noir, plein de
malheur qui pue et qui croasse.
— Mais non ! Mais non ! On
l’a pas volé notre bonheur. C’est à notre tour de faire péter les cotillons.
— Et depuis quand elle est morale, la
vie ? Depuis quand elle est juste ? T’as vu ça où, toi ?
Elle posa la main sur la tête de Marcel et
lui frictionna le crâne. Il se laissa faire en s’ébrouant sous la caresse.
— Encore de l’amour, Choupette,
encore… Je t’aime si fort, je donnerais mon testicule gauche pour toi.
— Pas le droit ?
— Le gauche pour toi, le droit pour
Junior…
Iris tendit le bras pour attraper son
miroir. Sa main tâtonna sur le dessus de la table de nuit et ne le trouva pas.
Elle se redressa, enragée. On le lui avait volé. On avait eu peur qu’elle le
brise et s’ouvre les veines. Mais pour qui me prennent-ils ? Pour une
folle dingo qui se découpe en morceaux. Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de
mettre fin à mes jours ? Pourquoi me refuseraient-ils cette dernière
liberté ? Pour ce qu’elle me réserve la vie ! Elle est finie, à
quarante-sept ans et demi. Les rides se creusent, l’élastine s’évapore, les
corps adipeux s’agglutinent dans les recoins. Ils se cachent, au début, pour
accomplir leurs outrages. Puis, quand ils vous ont bien grignotée, quand vous
n’êtes plus qu’une masse molle et flasque, ils prennent leurs aises et
poursuivent leur œuvre de démolition sans se gêner. Je peux le constater chaque
jour. Avec mon petit miroir, j’inspecte la peau derrière le genou, j’espionne
l’amas de graisse qui profite tel un glouton. Et ce n’est pas en restant
allongée toute la journée que je vais le chasser. Je dépéris dans ce lit. Mon
teint devient cireux comme une coulée de bougie de sacristie. Je le lis dans
l’œil des médecins. Me regardent pas. Me parlent comme à un verre gradué qu’on
remplit de médicaments. Je ne suis plus une femme, je suis devenue une cornue
de laboratoire.
Elle s’empara d’un verre et le fracassa
contre le mur.
— Je veux me voir ! hurla-t-elle,
je veux me voir ! Rendez-moi mon miroir.
C’était son meilleur ami et son pire ennemi.
Il réfléchissait l’éclat liquide, profond, changeant de ses yeux bleus ou
signalait la ride. Parfois, en le tournant vers la fenêtre, il l’enluminait et
elle rajeunissait. En le tournant vers le mur, il lui infligeait dix ans de
plus.
— Mon miroir ! rugit-elle en
frappant le drap de ses poignets. Mon miroir ou je me tranche la gorge. Je ne
suis pas malade, je ne suis pas folle, j’ai été trahie par ma sœur. C’est une
maladie que vous ne pouvez pas soigner.
Elle attrapa une cuillère à soupe avec
laquelle elle buvait son sirop, la nettoya avec le haut du drap et la retourna
pour apercevoir son reflet. Elle n’aperçut qu’un visage déformé comme s’il
avait été mangé par un essaim d’abeilles. Elle la jeta contre le mur.
Mais qu’est-ce qui m’est arrivé pour que je
me retrouve seule, sans amis, sans mari, sans enfant, coupée du reste du
monde ?
Et d’ailleurs est-ce que j’existe
encore ?
On n’est plus personne quand on est seule.
Le souvenir de Carmen vint lui porter la contradiction, mais elle le repoussa
en pensant elle, elle ne compte pas, elle m’a toujours aimée et elle m’aimera
toujours. Et d’ailleurs, elle m’ennuie, Carmen. La fidélité m’ennuie, la vertu
me pèse, le silence m’arrache les oreilles. Je veux du bruit, des éclats de
rire, du champagne, des abat-jour roses, des regards d’hommes qui me désirent,
des calomnies d’amies. Bérengère n’est pas venue me voir. Elle a mauvaise
conscience, alors elle se tait quand on dit du mal de moi dans les dîners
parisiens, elle se tait jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et rejoigne la
meute en s’écriant : « vous êtes méchantes, cette pauvre Iris n’a pas
mérité de croupir dans une clinique, elle a juste été imprudente », et les
autres de s’exclamer en staccato aigu « imprudente ? Comme tu es bonne !
Malhonnête, tu veux dire ! Carrément malhonnête ! » Ainsi,
libérée de sa fidélité d’amie, elle reprend, gourmande, dégustant chaque mot,
se laissant glisser dans le marécage du ragot : « C’est vrai que
c’est pas bien ce qu’elle a fait. Pas bien du tout ! » et rejoint,
affriolée, le cercle des médisantes qui, chacune à sa façon, ajoute une tare à
l’absente. « Et c’est bien fait pour elle, conclut la plus acerbe, elle ne
pourra plus nous écraser de son mépris, elle n’est plus personne. » Fin de
l’oraison funèbre et choix d’une nouvelle proie.
Elles n’ont pas tort, reconnut Iris, en
contemplant la chambre blanche, les draps blancs, les stores blancs. Qui
suis-je en réalité ? Personne. Je n’ai aucune consistance. J’ai tout raté,
je peux servir de définition au mot « échec » dans le dictionnaire.
Échec, nom commun, masculin singulier, voir Iris Dupin. Je ferais mieux de
reprendre mon nom de jeune fille, je ne vais pas rester longtemps mariée.
Joséphine va tout me prendre. Mon livre, mon mari, mon fils, mon argent.
Est-ce qu’on peut vivre coupée de sa
famille, de ses amis, de son mari, de son enfant ? Coupée de soi, aussi.
Je vais devenir un pur esprit. Me fondre dans le néant, m’apercevoir que je
n’ai jamais eu aucune consistance. Que je n’ai toujours été qu’une apparence.
Avant, j’existais parce que les autres me
regardaient, me prêtaient des pensées, des talents, un style, une élégance.
Avant, j’existais parce que j’étais la femme de Philippe Dupin, que j’avais la
Carte Bleue de Philippe Dupin, le carnet d’adresses de Philippe Dupin. On me
craignait, on me respectait, on m’encensait de louanges mensongères. Je pouvais
moucher Bérengère, impressionner ma mère. J’avais réussi.
Elle renversa la tête en arrière et éclata
d’un rire furieux. Quelle pauvre réussite que celle qui ne vous appartient pas,
celle qu’on ne se forge pas, qu’on ne construit pas pierre à pierre !
Quand on la perd, on peut aller s’accroupir dans la rue et tendre la main.
Il n’y a pas si longtemps, quand Iris
n’était pas malade, un soir qu’elle rentrait d’avoir fait des courses les bras
chargés de paquets, qu’elle courait pour attraper un taxi, elle avait croisé un
mendiant calé sur ses genoux, le regard baissé, la nuque ployée. Il disait
merci monsieur, merci madame, à voix étouffée, à chaque pièce qui tombait dans
son gobelet. Ce n’était pas le premier qu’elle rencontrait mais celui-là, elle
ne savait pas pourquoi, il lui avait sauté aux yeux. Elle avait pressé le pas,
détourné le regard. Pas le temps de lui faire la charité, le taxi allait
s’éloigner, ce soir, ils sortaient, il lui fallait se mettre en beauté, prendre
un bain, choisir la robe parmi les dizaines de tenues pendues sur les cintres,
se coiffer, se maquiller. En rentrant, elle avait dit à Carmen, je ne vais pas
ressembler à ce mendiant dans la rue, dis ? je ne veux pas devenir pauvre.
Carmen lui avait promis que jamais ça ne lui arriverait, qu’elle s’userait les
doigts à faire des ménages pour qu’elle continue à briller. Elle l’avait crue.
Elle avait étalé le masque de beauté à la cire d’abeille, s’était laissée
glisser dans l’eau chaude du bain et avait fermé les yeux.
Et pourtant, je ne suis pas loin de
ressembler à une mendiante, songea-t-elle en soulevant le drap pour chercher le
miroir. Il a peut-être glissé. J’ai oublié de le remettre à sa place, il se cache
dans un pli.
Mon miroir, rendez-moi mon miroir, je veux
me voir, m’assurer que j’existe, que je ne me suis pas évaporée. Que je peux
plaire encore.
Les médicaments qu’on lui donnait le soir
commençaient à faire leur effet, elle délira encore un moment, vit son père qui
lisait le journal au pied de son lit, sa mère qui vérifiait si les épingles de
son chapeau étaient bien enfoncées, Philippe qui la conduisait en robe blanche
le long de l’allée centrale de l’église. Je ne l’ai jamais aimé. Je n’ai jamais
aimé personne et je voudrais qu’on m’aime. Ma pauvre fille ! Tu es
pitoyable. Un jour, mon prince viendra, un jour mon prince viendra… Gabor. Il
était mon prince charmant. Gabor Minar. Le metteur en scène que tout le monde
adule, dont le nom jette tant de lumière qu’on veut se blottir sous son
projecteur. J’étais prête à tout quitter pour lui : mari, enfant, Paris.
Gabor Minar. Elle cracha son nom comme un reproche. Je ne l’ai pas aimé,
pauvre, inconnu, je me suis jetée à sa tête quand il a été célèbre. Il me faut
toujours la signature des autres. Même pour aimer. Quelle dérisoire amante je
fais !
Iris était lucide, ce qui amplifiait son
malheur. Elle pouvait être injuste le temps d’un accès de colère, mais
retrouvait vite la raison et se maudissait. Maudissait sa lâcheté, sa
frivolité. La vie m’a tout donné à la naissance et je n’en ai rien fait. Je me
suis laissée flotter sur l’écume de la facilité.
Si elle avait eu un peu d’estime pour
elle-même, elle aurait pu alors, grâce à cette lucidité impitoyable qui,
parfois, la faisait plus noire qu’elle n’était, se corriger et commencer à
s’aimer. L’estime de soi, on ne l’obtient pas en la décrétant. Cela demande un
effort, du travail et, rien qu’à cette idée, elle plissa le nez de dégoût. Et
puis, je n’ai plus le temps, constata-t-elle, pratique. On ne recommence pas sa
vie à quarante-sept ans et demi. On la rapièce, on la colmate, mais on ne fait
pas de neuf.
Non, se dit-elle, sentant le sommeil
l’envahir, luttant pour trouver une solution, il me faut vite, vite un nouveau
mari. Plus riche, plus fort, plus important que Philippe. Un mari immense. Qui
m’émerveille, qui me subjugue, devant lequel je m’agenouille comme une petite
fille. Qui prenne ma vie en main, qui me replace dans la marche du monde. Avec
de l’argent, des relations, des dîners en ville. Je suis encore jolie. Dès que
je sortirai d’ici, je redeviendrai la belle et magnifique Iris.
Ma première pensée positive depuis que je
suis enfermée ici, marmonna-t-elle en remontant le drap sous son menton,
peut-être suis-je en train de guérir ?
Le dimanche matin, Luca appela. La veille,
Joséphine avait laissé trois messages sur son portable. Sans réponse. Ce n’est
pas bon signe, s’était-elle dit en tapotant l’émail de ses dents. La veille
aussi, elle avait appelé Marcel Grobz pour obtenir les coordonnées de Mylène.
Il fallait qu’elle lui parle. Savoir si elle avait, elle aussi, reçu une carte
d’Antoine. Si elle savait où il se trouvait, ce qu’il faisait et si, enfin, il
était vraiment vivant. Je ne peux pas le croire, je ne peux pas le
croire, répétait Joséphine. La lettre dans le paquet parlait de sa mort
horrible. C’était bien une lettre de condoléances, pas un faire-part de
naissance.
Cette nouvelle la perturbait. Elle en avait
presque oublié l’agression dont elle avait été victime. En fait, les deux
incidents se heurtaient dans sa tête et la rendaient à la fois tremblante et
perplexe. Elle avait beaucoup de mal à répondre à Zoé qui, euphorique à l’idée
que son père allait bientôt réapparaître, posait mille questions, esquissait
des projets, des retrouvailles, des baisers et ne tenait pas en place. On
aurait dit une danseuse de cancan frénétique, couronnée de boucles enfantines.
Elles étaient en train de prendre leur
petit déjeuner quand le téléphone sonna.
— Joséphine, c’est Luca.
— Luca ! mais où
étiez-vous ? Je vous ai appelé toute la journée, hier.
— Je ne pouvais pas vous parler.
Êtes-vous libre cet après-midi, on pourrait aller se promener autour du
lac ?
Joséphine réfléchit rapidement. Zoé allait
au cinéma avec une fille de sa classe, elle avait trois heures de libres.
— À quinze heures près des
barques ? proposa Joséphine.
— J’y serai.
Il raccrocha sans un mot. Joséphine garda
le téléphone en l’air et se surprit à être triste. Il avait été lapidaire. Pas
une once de tendresse dans sa voix. Les larmes montèrent, elle les bloqua en
plissant les yeux.
— Ça va pas, maman ?
Zoé levait vers elle un regard inquiet.
— C’est Luca. J’ai peur qu’il ne soit
arrivé quelque chose à son frère, tu sais, Vittorio.
— Ah…, fit Zoé, soulagée que l’air
soucieux de sa mère concerne un étranger.
— Tu veux d’autres tartines ?
— Oh oui ! S’il te plaît, m’man.
Joséphine se leva, alla couper du pain et
le fit griller.
— Avec du miel ? demanda-t-elle.
Elle prenait soin de parler avec entrain
pour que Zoé ne décèle pas la tristesse dans sa voix. Elle se sentait le cœur
vidé. Avec Luca, je suis heureuse par intermittence. Je lui vole mon bonheur,
le grappille. J’entre en lui par effraction. Il ferme les yeux, fait semblant
de ne pas me voir, me laisse le dévaliser. Je l’aime à son corps défendant.
— Le bon miel d’Hortense ?
Joséphine acquiesça.
— Elle ne serait pas contente de
savoir qu’on y goûte quand elle est pas là.
— Mais tu ne vas pas finir le
pot !
— On sait jamais, dit Zoé dans un sourire
glouton. C’est un pot tout neuf. Tu l’as acheté où ?
— Sur le marché. Le marchand m’a dit
qu’avant de l’ouvrir il fallait le faire tiédir au bain-marie à feu doux pour
qu’il soit bien liquide et ne se gélifie pas quand il aura refroidi.
À l’idée qu’elle allait préparer cette
cérémonie du miel pour le plaisir de Zoé, le souvenir de Luca s’effaça et elle
se détendit.
— Tu es trop mignonne, sourit
Joséphine en ébouriffant les cheveux de Zoé. Tu devrais te démêler les cheveux,
tu vas avoir des nœuds.
— Je voudrais être un koala… J’aurais
pas besoin de me coiffer.
— Tiens-toi droite !
— La vie est dure quand on n’est pas
un koala ! soupira Zoé en se redressant. Elle revient quand Hortense,
m’man ?
— Je ne sais pas…
— Et Gary, il vient quand ?
— Aucune idée, chérie.
— Et Shirley ? t’as des
nouvelles ?
— J’ai essayé de l’appeler hier, mais
ça ne répondait pas. Elle a dû partir en week-end.
— Ils me manquent… Dis, m’man, on n’a
pas beaucoup de famille, nous ?
— C’est vrai. On est assez pauvres en
famille, répondit Jo sur le ton de la plaisanterie.
— Et Henriette ? Tu pourrais pas
te réconcilier avec elle ? Ça ferait au moins une grand-mère. Même
si elle veut pas qu’on l’appelle comme ça !
Tout le monde appelait Henriette par son
prénom, elle refusait qu’on la nomme « Mamie » ou
« Grand-mère ».
Zoé avait insisté sur le une.
Antoine n’avait pas de famille, non plus. Fils unique, ses parents étaient
décédés depuis longtemps, il s’était disputé avec ses oncles, tantes, cousins
et ne les avait jamais revus.
— Tu as un oncle et un
cousin, c’est déjà ça.
— C’est peu. Les filles dans ma
classe, elles ont des vraies familles…
— Elle te manque vraiment,
Henriette ?
— Des fois, oui.
— On dit pas « des fois »,
mais « parfois », chérie amour…
Zoé hocha la tête, mais ne se reprit pas. À
quoi pense-t-elle, se dit Joséphine en contemplant sa fille. Sa mine s’était
assombrie. Elle réfléchissait. Toute sa figure s’était arrêtée sur une pensée
qu’elle creusait en silence, le menton dans les mains, le front têtu. Joséphine
suivait sur le visage de sa fille la progression de sa réflexion, respectant ce
tête-à-tête avec elle-même. Ses yeux fonçaient, s’éclaircissaient et ses
sourcils se tordaient, se relâchaient. Enfin, Zoé lança son regard dans celui
de sa mère et, la mine anxieuse, demanda :
— Dis, m’man, tu trouves que je
ressemble à un homme ?
— Pas du tout ! Pourquoi dis-tu
ça ?
— Je ne suis pas carrée
d’épaules ?
— Mais non ! Quelle drôle
d’idée !
— Parce que j’ai acheté Elle.
Toutes les filles, dans ma classe, elles le lisent…
— Et alors…
— On ne devrait jamais lire Elle.
Elles sont trop belles, les filles dans ce journal… Je serai jamais comme
elles.
Elle avait la bouche pleine et
engloutissait sa quatrième tartine.
— Moi, en tous les cas, je te trouve
jolie et pas carrée d’épaules.
— Mais toi, c’est normal, t’es ma
mère. Les mères trouvent toujours leur fille belle. Elle te disait pas ça,
Henriette ?
— Pas vraiment, non ! Elle me
disait que j’étais pas jolie, mais qu’en se concentrant bien, on pouvait me
trouver intéressante.
— Comment t’étais, petite ?
— Moche comme un pou qui louche !
— T’avais le zazazou ?
— Pas vraiment.
— Alors comment t’as fait pour plaire
à papa ?
— On va dire qu’il a vu ma beauté
« intéressante ».
— Il a l’œil, papa, hein maman ?
Tu crois qu’il va revenir quand ?
— Aucune idée, mon amour… Tu as du
travail à faire pour lundi ?
Zoé fit oui de la tête.
— Tu le fais avant d’aller au cinéma
parce que après, tu n’auras pas la tête à travailler.
— Et on pourra se regarder un film
toutes les deux ce soir ?
— Deux films dans la même
journée ?
— Oui, mais si on regarde un
chef-d’œuvre, ce n’est pas pareil, c’est de la culture générale. Plus tard,
moi, je serai metteur en scène. Je filmerai Les Misérables…
— Mais qu’est-ce que tu as avec Les
Misérables, en ce moment, Zoé ?
— Je trouve ça trop beau, maman.
Cosette, elle me fait pleurer avec son seau et sa poupée… et puis après, elle
vit une belle histoire d’amour avec Marius et tout s’arrange. Elle n’a plus
jamais de trous dans le cœur.
Et qu’est-ce qu’on fait quand l’amour creuse
un trou dans le cœur, un trou tellement gros qu’on dirait un trou d’obus,
tellement énorme qu’on pourrait voir le ciel à travers ? se demandait
Joséphine en allant retrouver Luca. Qui pourra me dire ce qu’il ressent pour
moi ? Je n’ose pas lui dire « je vous aime », j’ai peur que ce
ne soit un trop grand mot. Je sais bien que dans mes « je vous
aime », il y a un « m’aimez-vous ? », que je n’ose pas
prononcer de peur qu’il ne s’éloigne les mains dans les poches de son
duffle-coat. Une femme amoureuse est-elle forcément une femme inquiète,
douloureuse ?
Il attendait près des barques. Assis sur un
banc, les mains dans les poches, les jambes allongées, son grand nez
l’entraînant vers le sol, une mèche de cheveux bruns barrant son visage. Elle
s’arrêta et le regarda avant de l’aborder. Le malheur, c’est que je ne sais pas
être légère en amour. Je voudrais me jeter au cou de celui que j’aime, mais
j’ai si peur de l’effrayer que je tends un visage humble pour recevoir son
baiser. Je l’aime à la dérobée. Quand il lève les yeux sur moi, quand il
attrape mon regard, je me mets à l’unisson de son humeur. Je deviens
l’amoureuse qu’il veut que je sois. Je m’enflamme à distance, me contrôle dès
qu’il s’approche. Vous ne savez pas ça, Luca Giambelli, vous me croyez souris
apeurée, mais si vous pouviez poser la main sur l’amour qui bout en moi vous
seriez brûlé au troisième degré. Je me plais à ce rôle : vous faire
sourire, vous apaiser, vous enchanter, je me travestis en douce et patiente
infirmière et prends les miettes que vous voulez bien me donner pour les
transformer en tartines épaisses. Un an qu’on se voit et je n’en sais pas plus
sur vous que ce que vous m’avez murmuré lors d’un premier rendez-vous. En
amour, vous ressemblez à un homme qui n’a pas d’appétit.
Il l’avait aperçue. Il se leva. L’embrassa
sur la joue en un léger baiser presque fraternel. Joséphine se rétracta,
sentant déjà la douleur floue que ce baiser faisait naître. Je vais lui parler,
aujourd’hui, décida-t-elle avec la hardiesse des grands timides. Je vais lui
raconter mes malheurs. Ça sert à quoi un amoureux si on doit lui cacher ses
peines et ses angoisses ?
— Ça va, Joséphine ?
— Ça pourrait aller mieux…
Allez, se dit-elle, courage, sois-toi même,
parle-lui, parle de l’agression, parle de la carte postale.
— J’ai passé deux jours épouvantables,
enchaîna-t-il. Mon frère a disparu vendredi après-midi, le jour où je devais
vous retrouver dans cette brasserie que je n’aime pas et que vous aimez tant.
Il se tourna vers elle et esquissa un
sourire moqueur.
— Il avait rendez-vous chez le médecin
qui le soigne pour ses accès de violence et il n’est pas venu. On l’a cherché
partout, il n’a réapparu que ce matin. Il était dans un sale état. J’ai craint
le pire. Je suis désolé de vous avoir posé un lapin.
Il avait pris la main de Joséphine et le
contact de sa longue main, chaude et sèche, la troubla. Elle posa la joue sur
la manche de son duffle-coat. Elle s’y frotta comme pour dire ce n’est pas
grave, je vous pardonne.
— Je vous ai attendu et puis je suis
allée dîner avec Zoé. Je me suis dit que vous aviez dû avoir un ennui avec…
euh… avec Vittorio.
Cela lui semblait drôle d’appeler par son
prénom un homme qu’elle ne connaissait pas et qui la détestait. Cela lui
procurait le sentiment d’une intimité truquée. Pourquoi me déteste-t-il ?
Je ne lui ai rien fait.
— Quand il est revenu chez lui, ce
matin, je l’attendais. J’ai passé toute la journée d’hier et toute la nuit à
l’attendre, assis sur son canapé. Il m’a regardé comme s’il ne me connaissait
pas. Il était hagard. Il a foncé sous la douche et n’a pas desserré les dents.
Je l’ai convaincu de prendre un somnifère et de dormir, il ne tenait pas
debout.
Sa main étreignit la main de Joséphine
comme pour lui faire passer la détresse de ses deux jours à attendre, à craindre
le pire.
— Vittorio m’inquiète, je ne sais plus
quoi faire.
Deux femmes jeunes, minces, qui faisaient
leur jogging, s’arrêtèrent à leur hauteur. Essoufflées, elles se tenaient les
côtes et consultaient leur montre pour calculer le temps qu’il leur restait à
cavaler. L’une d’elles déclara d’un ton saccadé :
— Alors je lui ai dit : mais
qu’est-ce que tu veux exactement ? Et il m’a dit, tu sais ce qu’il a osé
me dire, que tu arrêtes de me harceler ! Le harceler, moi ? Je vais
te dire un truc, je crois bien que je vais arrêter. Je ne le supporte plus. Et
puis quoi encore ? Lui servir de geisha ? M’écraser ? Lui faire
de bons petits plats et ouvrir les jambes quand il l’ordonne ? Plutôt
vivre seule. Au moins, j’aurai la paix et j’aurai moins de boulot !
La jeune femme serra les bras sur sa
poitrine en signe de résolution furieuse, ses longs yeux bruns exaspérés
grinçaient de colère. Sa copine acquiesça en reniflant. Puis donna le signal de
reprise de la course.
Luca les regarda s’éloigner.
— Je ne suis pas le seul à avoir des
problèmes !
C’est le moment de narrer tes infortunes,
vas-y, s’exhorta Joséphine.
— Moi aussi… J’ai des problèmes.
Luca leva un sourcil étonné.
— Il m’est arrivé une chose très
désagréable et une chose surprenante, déclara Jo d’un ton qu’elle voulait
badin. Je commence par laquelle ?
Un labrador noir se précipita devant eux et
se jeta à l’eau. Luca détourna son attention pour le regarder plonger dans
l’eau verdâtre du lac. L’eau était si grasse qu’à la surface se dessinaient des
cercles irisés. La gueule ouverte, le chien haletait en nageant. Son maître lui
avait jeté une balle et il pédalait pour l’attraper. Son pelage noir et luisant
accrochait des perles liquides, des gerbes d’eau éclaboussaient son
sillage ; les canards faisaient de brusques écarts et se posaient un peu
plus loin, méfiants.
— Ces chiens sont incroyables !
s’exclama Luca. Regardez !
L’animal revenait. Il s’ébroua en faisant
gicler l’eau et alla déposer la balle aux pieds de son maître. Il agita la
queue et aboya pour que le jeu reprenne. Et comment j’enchaîne, moi ? se
demanda Joséphine, suivant des yeux la balle qui repartait et le chien qui se
jetait à l’eau.
— Vous me disiez, Joséphine ?
— Je disais qu’il m’est arrivé deux
choses, une violente et l’autre étrange.
Elle se forçait à sourire pour rendre sa
narration légère.
— J’ai reçu une carte d’Antoine… euh…
vous savez, mon mari…
— Mais je croyais qu’il était…
Il n’osait pas prononcer le mot et
Joséphine le lui souffla :
— Mort ?
— Oui. Vous m’aviez dit que…
— Je le croyais aussi.
— C’est étrange, en effet.
Joséphine attendit qu’il pose une question,
émette une hypothèse, crie son étonnement, n’importe quoi qui permette de
commenter cette nouvelle, mais il se contenta de froncer les sourcils et
poursuivit :
— Et l’autre nouvelle, la
violente ?
Quoi ? se dit Joséphine, je lui dis
qu’un mort rédige des cartes postales, achète un timbre, le colle sur la carte,
la glisse dans une boîte aux lettres et il me dit : « Quoi
d’autre ? » Ça lui paraît normal. Les morts se relèvent la nuit pour
rédiger leur courrier. D’ailleurs, les morts ne sont pas morts et font la queue
à la poste, c’est pour cela qu’il faut toujours attendre. Elle déglutit et
lâcha tout à trac :
— Et j’ai failli être
assassinée !
— Assassinée, vous ?
Joséphine ? C’est impossible !
Et pourquoi pas ? Je ne ferais pas un
beau cadavre, peut-être ? Je n’ai pas la tête de l’emploi ?
— Vendredi soir, en rentrant de notre
rendez-vous manqué, j’ai été poignardée en plein cœur. Là !
Elle se frappa la poitrine pour accentuer
le tragique de sa phrase et se trouva ridicule. Elle n’était pas crédible en
victime de fait divers. Il pense que je fais mon intéressante pour rivaliser
avec son frère.
— Ça ne tient pas debout, votre
histoire ! Si vous aviez été poignardée, vous seriez morte…
— J’ai été sauvée par une chaussure.
La chaussure d’Antoine…
Elle lui expliqua calmement ce qui s’était
passé. Il l’écouta en suivant un vol de pigeons.
— Vous l’avez dit à la police ?
— Non. Je ne voulais pas que Zoé
l’apprenne.
Il la regarda, dubitatif.
— Enfin, Joséphine ! Si vous avez
été agressée, vous devez aller trouver la police !
— Comment ça « si » ?
J’ai été agressée.
— Imaginez que cet homme s’en prenne à
quelqu’un d’autre, vous serez responsable ! Vous aurez une mort sur la
conscience.
Non seulement il ne la prenait pas dans ses
bras pour la rassurer, non seulement il ne lui disait pas je suis là, je vais
vous protéger, mais il la culpabilisait et pensait à la prochaine victime. Elle
lui lança un regard désarmé, mais que fallait-il pour l’émouvoir, cet
homme-là ?
— Vous ne me croyez pas ?
— Mais si… Je vous crois. Je vous
conseille simplement d’aller déposer plainte contre X.
— Vous avez l’air bien
renseigné !
— Avec mon frère, j’ai l’habitude des
commissariats. Je connais presque tous ceux de Paris.
Elle le dévisagea, stupéfaite. Il était
revenu à son histoire à lui. Il avait effectué un petit détour pour l’écouter
puis avait refermé la boucle sur son propre malheur. C’est lui, mon amoureux,
mon homme magnifique ? L’homme qui écrit un livre sur les larmes, cite
Jules Michelet : « larmes précieuses, elles ont coulé en limpides
légendes, en merveilleux poèmes, et s’amoncelant vers le ciel, se sont
cristallisées en gigantesques cathédrales qui montent vers le Seigneur ».
Un cœur sec, oui. Un raisin de Corinthe. Il lui passa le bras sur l’épaule,
l’attira vers lui et, d’une voix douce et lasse, lui murmura :
— Joséphine, je ne peux pas gérer les
problèmes de tout le monde. Restons légers, voulez-vous ? Je suis bien
avec vous. Vous êtes mon seul espace de gaieté, de rire, de tendresse. Ne le
saccageons pas. S’il vous plaît…
Joséphine opina d’un hochement de tête
résigné.
Ils poursuivirent leur promenade autour du
lac, croisant d’autres joggers, d’autres chiens nageurs, des enfants à
bicyclette, des pères qui les suivaient, le dos en équerre pour les maintenir
en selle, un géant noir au torse majestueux et trempé de sueur qui courait à
moitié nu. Elle songea à lui demander : « Et de quoi vouliez-vous me
parler l’autre soir quand on avait rendez-vous à la brasserie ? Ça avait
l’air important », mais renonça.
La main de Luca, sur son épaule, la
caressait avec, lui semblait-il, l’envie de s’échapper.
Ce jour-là, un petit morceau de son cœur se
détacha de Luca.
Le soir, Joséphine alla se réfugier sur son
balcon.
Quand elle s’était mise en quête d’un
nouvel appartement, sa première question à l’agent immobilier, avant de
connaître le prix, l’ensoleillement, l’étage, le quartier, la station de métro,
l’état du toit et des gouttières, était toujours : « Y a-t-il un
balcon ? un vrai balcon où je peux m’asseoir, allonger mes jambes et
regarder les étoiles. »
Son nouvel appartement possédait un balcon.
Un grand et beau balcon, avec une balustrade noire, ventrue, cossue, qui
dessinait des motifs en fer forgé enchaînés comme les lettres d’une maîtresse
d’école au tableau.
Joséphine voulait un balcon pour parler aux
étoiles.
Parler à son père, Lucien Plissonnier, mort
un 13 juillet alors qu’elle avait dix ans, que les pétards éclataient que
les gens dansaient sur des estrades de bal, que les feux d’artifice
éclaboussaient le ciel et faisaient hurler les chiens à la mort. Sa mère
s’était remariée avec Marcel Grobz qui s’était révélé un beau-père bon,
généreux, mais ne savait pas très bien comment se placer entre sa femme revêche
et les deux fillettes. Alors il ne se plaçait pas. Il les aimait de loin comme
un touriste qui a son billet de retour dans la poche.
C’est une habitude qu’elle avait prise
quand elle avait du vague à l’âme. Elle attendait qu’il fasse nuit, s’enveloppait
dans une couette, s’installait sur le balcon et parlait aux étoiles.
Tout ce qu’ils ne s’étaient pas dit de son
vivant, ils se le disaient maintenant en passant par la Voie lactée. Bien sûr,
reconnaissait Joséphine, ce n’est pas très rationnel, bien sûr on pourrait dire
que je suis folle, m’enfermer, me poser des pinces sur la tête et envoyer de
l’électricité, mais je m’en fiche. Je sais qu’il est là, qu’il m’écoute et
d’ailleurs, il me fait des signes. On se met d’accord sur une étoile, la toute
petite au bout de la Grande Ourse, et il la fait briller plus fort. Ou il
l’éteint. Ça ne marche pas à chaque fois, ce serait trop facile. Il lui arrive
de ne pas me donner de réponse. Mais, quand je suis naufragée, il me lance une
bouée. Parfois aussi, il fait clignoter une ampoule dans la salle de bains, un
phare de vélo dans la rue ou un réverbère. Il aime les luminaires.
Elle suivait toujours le même rituel. Elle
se posait dans un coin du balcon, pliait les jambes, posait ses coudes sur les
genoux, levait la tête vers le ciel. D’abord, elle repérait la Grande Ourse,
puis la petite étoile au bout et se mettait à parler. Chaque fois qu’elle
prononçait ce tout petit mot « papa », les yeux lui piquaient et
quand elle disait : « Papa ! Mon petit papa chéri », à tous
les coups, elle pleurait.
Ce soir-là, elle s’installa sur le balcon,
scruta le ciel, repéra la Grande Ourse, lui envoya un baiser, chuchota papa,
papa… j’ai du chagrin, un gros chagrin qui m’empêche de respirer. D’abord
l’agression dans le parc, ensuite la carte postale d’Antoine et puis tout à
l’heure, la réaction de Luca, sa froideur, son indifférence polie. Comment
fait-on avec les sentiments qui débordent ? Si on les exprime mal, on fait
tout à l’envers. Quand on a des fleurs à offrir, on ne les donne pas la tête en
bas, les tiges en l’air, sinon l’autre ne voit que les épines et se pique. Moi,
je fais ça avec les sentiments, je les offre à l’envers.
Elle fixait la petite étoile. Il lui
semblait qu’elle s’allumait, s’éteignait, s’allumait encore comme pour dire
vas-y, ma chérie, je t’écoute, parle.
Papa, ma vie est devenue un tourbillon. Et
je me noie.
Tu te souviens quand, petite, j’ai failli
me noyer, que tu me regardais sur le rivage sans pouvoir rien faire parce que
la mer était déchaînée et que tu ne savais pas nager… Tu te souviens ?
La mer était calme quand on est parties,
maman, Iris et moi. Maman nageait en tête de son crawl puissant, Iris suivait
et moi, plus loin derrière, j’essayais de ne pas me faire semer. Je devais
avoir sept ans. Et puis, d’un seul coup, le vent s’est levé, des vagues de plus
en plus fortes ont déferlé, les courants nous ont entraînées, on dérivait et tu
n’étais plus qu’un tout petit point sur la plage qui agitait les bras et
s’affolait. On allait mourir. C’est alors que maman a choisi de sauver Iris.
Elle ne pouvait pas nous sauver toutes les deux, peut-être, mais elle a choisi
Iris. Elle l’a calée sous son bras, l’a remorquée jusqu’à la plage, me laissant
seule, buvant des bols et des bols d’eau salée, me cognant aux vagues,
rebondissant comme un galet. Quand j’ai compris qu’elle m’avait abandonnée,
j’ai essayé de nager jusqu’à elle, de l’agripper, elle s’est retournée en
criant laisse-moi, laisse-moi et elle m’a rejetée. D’un coup d’épaule. Je ne
sais plus comment j’ai fait pour reprendre pied, pour me poser sur le rivage,
je ne sais plus, j’ai eu l’impression qu’une main m’empoignait, me prenait par
les cheveux et me ramenait à terre.
Je sais que j’ai failli me noyer.
Aujourd’hui, c’est pareil. Les courants
sont trop forts, ils m’entraînent trop loin. Trop loin, trop vite. Trop seule.
Je suis triste, papa. Triste de subir la colère d’Iris, la violence d’un
inconnu, le retour improbable de mon mari, l’indifférence de Luca. C’est trop.
Je ne suis pas assez costaud.
La petite étoile s’était éteinte.
Tu veux dire que je me plains pour rien,
que ce n’est pas grave ? Ce n’est pas juste. Tu le sais bien.
Et comme si son père là-haut reconnaissait
la vertu accusée et se souvenait du crime ancien déguisé, la petite étoile se
remit à briller.
Ah ! tu te souviens. Tu n’as pas
oublié. J’ai survécu une fois, est-ce que je survivrai cette fois ?
C’est la vie.
Elle a bon dos, la vie. Jamais, elle ne
vous octroie une longue période de repos, toujours elle vous remet à l’ouvrage.
On n’est pas sur terre pour se tourner les
pouces.
Mais moi, je n’arrête pas. Je me démène
comme une enragée. Tout tient debout sur mes seules épaules.
La vie m’a gâtée aussi ? Tu as raison.
La vie me gâtera encore ? Tu sais très
bien que je me fiche de l’argent, que je me fiche du succès, que je préférerais
un bel amour, un homme que je vénérerais, que je chérirais, tu le sais. Toute
seule, je ne peux rien.
Il va arriver, il est là, pas loin.
Quand ? Quand ? Papa,
dis-moi !
La petite étoile ne répondait plus.
Joséphine enfonça la tête entre ses genoux.
Elle écouta le vent, elle écouta la nuit. Un silence de cloître l’enveloppa,
elle s’y abrita. Elle imagina un long couloir de couvent, des dalles inégales,
des piliers ronds en pierre blanche, un jardin enserré comme une tache verte,
une voûte cintrée qui en appelle une autre et une autre et une autre. Elle
entendit les cloches légères qui sonnaient au lointain, lançant leurs notes
claires à intervalles réguliers. Elle égrena dans sa main un rosaire, récita des
grâces et des prières qu’elle ne connaissait pas. Les complies, les vêpres et
les matines, une liturgie qu’elle inventait et qui remplaçait le bréviaire.
Elle lâcha sa peur, ses questions et ne pensa plus. Elle s’en remit au vent,
écouta la chanson que lui soufflait le bruissement des branches, composa
quelques notes, chantonna en sourdine.
Une pensée traversa son esprit : si
Luca n’a pas trouvé ça grave, c’est peut-être parce que je ne trouve pas ça
grave, moi non plus.
Si Luca ne m’accorde pas plus d’attention,
c’est parce que je ne m’accorde pas d’attention.
Luca me traite comme je me traite moi-même.
Il n’a pas entendu le danger dans mes mots,
ni la peur dans ma voix, il n’a pas senti les coups de couteau parce que je ne
les ai pas sentis.
Je sais que ça m’est arrivé, mais je ne
ressens rien. On me poignarde, mais je ne cours pas porter plainte, réclamer
protection, vengeance ou assistance. On me poignarde et je ne dis rien.
Ça glisse sur moi.
J’énonce un fait, les mots sont là, je les
articule à haute voix, mais l’émotion ne les colore pas. Mes mots sont muets.
Il ne les entend pas. Il ne peut pas les
entendre. Ce sont les mots d’une morte, disparue depuis longtemps.
Je suis cette morte qui décolore ses mots.
Qui décolore sa vie.
Depuis ce jour où ma mère a choisi de
sauver Iris.
Ce jour-là, elle m’a barrée de sa vie, elle
m’a barrée de la vie. C’était comme si elle me disait, tu ne vaux pas la peine
d’exister donc tu n’existes plus.
Et moi, petite fille de sept ans,
grelottant dans l’eau glacée, je reste interloquée. Frappée de stupeur par ce
geste, le coude qui se relève et me rejette dans la vague.
Je suis morte, ce jour-là. Je suis devenue
une morte qui porte le masque d’une vivante. J’agis, sans jamais établir de
lien entre ce que je fais et moi. Je ne suis plus réelle. Je deviens virtuelle.
Tout glisse.
Quand je réussis à sortir de l’eau, que
papa m’emporte dans ses bras en traitant ma mère de criminelle, je me dis elle
ne pouvait pas faire autrement, elle ne pouvait pas nous sauver toutes les
deux, elle a choisi Iris. Je ne me révolte pas. Je trouve ça normal.
Tout glisse sur moi. Je ne revendique rien.
Je ne m’approprie rien.
Je suis reçue à l’agrégation de lettres, ah
bon…
Je suis recrutée au CNRS, trois élus
sur cent vingt-trois candidats, ah bon…
Je me marie, je deviens une femme
appliquée, douce sur laquelle s’évapore l’amour distrait de son mari.
Il me trompe ? C’est normal, il va
mal. Mylène l’apaise, le réconforte.
Je n’ai aucun droit, rien ne m’appartient
puisque je n’existe pas.
Mais je continue à faire comme si j’étais
vivante. Une, deux, une, deux. J’écris des articles, je fais des conférences,
je publie, je prépare une thèse, je vais bientôt finir comme directeur de
recherche, j’aurai alors atteint le sommet de ma carrière. Ah bon…
Ça ne résonne pas en moi, ça ne m’apporte
aucune joie.
Je deviens mère. Je mets au monde une
fille, puis une autre.
Alors je m’anime. Je retrouve l’enfant en
moi. La petite fille grelottante sur la plage. Je la prends dans mes bras, je
la berce, je lui baise le bout des doigts, je lui raconte des histoires pour
l’endormir, je lui réchauffe son miel, je lui donne tout mon temps, tout mon
amour, toutes mes économies. Je l’aime. Rien n’est assez beau pour la petite
fille morte à sept ans, que je réanime avec des soins, des compresses, des
baisers.
Ma sœur me demande d’écrire un livre
qu’elle signera. J’accepte.
Le livre devient un immense succès. Ah bon…
Je souffre d’en être dépossédée, mais je ne
proteste pas.
Quand ma fille Hortense va dire la vérité à
la télé, qu’elle me projette en pleine lumière, je disparais, je ne veux pas
qu’on me voie, je ne veux pas qu’on me connaisse. Il n’y a rien à voir, rien à
connaître : je suis morte.
Rien ne peut me toucher puisque depuis ce
jour-là, dans la mer furieuse des Landes, j’ai cessé d’exister.
Depuis ce jour-là, les choses m’arrivent,
mais ne s’impriment pas en moi.
Je suis morte. Je fais de la figuration
dans ma propre vie.
Elle releva la tête vers les étoiles. Il
lui sembla que la Voie lactée était illuminée, elle clignotait de mille éclats
nacrés.
Elle se dit qu’elle irait acheter des
camélias blancs. Elle aimait beaucoup les camélias blancs.
— Shirley ?
— Joséphine !
Dans la bouche de Shirley, son prénom
résonnait telle une sonnerie de clairon. Elle prenait appui sur la première
syllabe, s’élevait dans les airs et dessinait des arabesques de sons :
Joooséphiiine ! Il fallait alors se mettre à l’unisson de peur de subir un
interrogatoire en règle : « Qu’est-ce que tu as ? Ça va
pas ? tu n’as pas le moral ? Tu me caches quelque chose… »
— Shiiiirley ! Tu me
manques ! Reviens vivre à Paris, je t’en supplie. J’ai un grand
appartement maintenant, je peux te loger, toi et ta suite.
— Je n’ai pas de page enamouré, en ce
moment. J’ai bouclé la ceinture de chasteté. Abstinence est ma volupté !
— Alors viens…
— Il n’est pas impossible, en effet,
que je débarque un de ces jours, que je fasse un petit tour chez les arrogantes
grenouilles.
— Pas un tour, une occupation, une
bonne guerre de Cent Ans !
Shirley éclata de rire. Le rire de Shirley !
Il posait du papier peint sur les murs, accrochait des rideaux, des tableaux,
emplissait toute la pièce.
— Tu viens quand ? demanda
Joséphine.
— À Noël… Avec Hortense et Gary.
— Mais tu resteras un peu ? La
vie n’est plus pareille sans toi.
— Dis donc, c’est une déclaration
d’amour ça.
— Les déclarations d’amour et d’amitié
se ressemblent.
— Alors… comment tu te débrouilles
dans ton nouvel appartement ?
— J’ai l’impression d’être invitée
chez moi. Je m’assieds du bout des fesses sur les canapés, je frappe avant
d’entrer dans le salon et je reste dans la cuisine, c’est la pièce où je me
sens le mieux.
— Ça ne m’étonne pas de toi !
— J’ai choisi cet appartement pour
faire plaisir à Hortense et elle est partie vivre à Londres…
Elle lâcha un gros soupir qui signifiait,
c’est toujours comme ça avec Hortense. On dépose son offrande devant une porte
close.
— Zoé est comme moi. On se sent
étrangères, ici. C’est comme si on avait changé de pays. Les gens sont froids,
distants, pincés. Ils portent des costumes croisés et des noms composés. Il n’y
a que la concierge qui a l’air vivante. Elle s’appelle Iphigénie, elle change
de couleur de cheveux tous les mois, passe du rouge iroquois au bleu glacier,
je ne la reconnais jamais, mais son sourire est vrai quand elle m’apporte le
courrier.
— Iphigénie ! Elle va mal finir,
celle-là ! Immolée par son père ou son mari…
— Elle vit dans la loge avec ses deux
enfants, un garçon de cinq ans et une fille de sept ans. Elle sort les
poubelles tous les matins à six heures et demie.
— Laisse-moi deviner : elle va
devenir ta copine… Je te connais.
Ce n’est pas impossible, se dit Joséphine.
Elle chante en faisant le ménage dans les escaliers, danse avec le tuyau de
l’aspirateur, fait éclater des bulles géantes de Malabar qui lui recouvrent le
visage. La seule fois où Joséphine avait frappé à la porte de la loge,
Iphigénie lui avait ouvert, déguisée en cow-boy.
— J’ai essayé de t’appeler samedi et
dimanche, ça ne répondait pas.
— J’étais partie à la campagne, dans
le Sussex, chez des amis. De toute façon, j’allais t’appeler. Comment va la
vie ?
Joséphine murmura ça pourrait aller mieux…
puis elle raconta tout en détail. Shirley lâcha plusieurs « oh !
shit ! Joooséphiiine ! » pour marquer sa stupeur, son
effroi, demanda des détails, réfléchit, puis décida de prendre les problèmes un
par un.
— Commençons par le mystérieux tueur.
Luca a raison, tu dois aller parler aux flics. C’est vrai qu’il peut
recommencer ! Imagine qu’il tue une femme sous tes fenêtres…
Joséphine opina.
— Essaie de te souvenir de tout quand
tu feras ta déposition. Parfois, c’est un détail qui les met sur la piste.
— Il avait des semelles lisses.
— Ses semelles de chaussures ? Tu
les as vues ?
— Oui. Des semelles lisses et propres
comme si les chaussures sortaient de la boîte. Des belles chaussures, tu sais,
genre Weston ou Church.
— Ah…, fit Shirley. Ce n’est pas un
voyou de banlieue s’il roule en Church. Et puis, c’est pas bon pour l’enquête.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on n’apprend rien de
semelles lisses. Ni le poids ni la taille de la personne. Ni ses derniers
trajets. Alors qu’une bonne semelle usée livre des renseignements précieux. Tu
as une idée de son âge ?
— Non. Il était vigoureux, ça, c’est
sûr. Ah si ! Il avait une voix nasillarde quand il débitait ses
obscénités. Une voix qui partait du nez. Je me souviens très bien. Il parlait
comme ça…
Elle se mit à nasiller en répétant les
propos de l’homme.
— Et puis il sentait bon. Je veux
dire, il ne sentait pas la sueur ou les pieds.
— Ce qui indique qu’il a fait ça de
sang-froid, sans paniquer. Il a préparé son acte, l’a pensé. L’a mis en scène.
Il doit éprouver un sentiment de revanche, de vengeance. Il répare un tort qui
lui a été fait. J’ai appris ça quand j’étais dans le renseignement. Tu dis donc
qu’il n’y a pas eu de décharge d’humeur aqueuse ?
Le terme, s’il étonna Joséphine, ne la
surprit pas. Le passé de Shirley, sa connaissance d’un univers de violence
revenait dans ces simples mots « décharge d’humeur aqueuse ».
Shirley, pour cacher le secret de sa naissance, avait été, un temps, engagée
dans les services secrets de Sa Gracieuse Majesté. Elle avait suivi une
formation de garde du corps, avait appris à se battre, à se défendre, à lire
sur les visages les moindres intentions, les moindres pulsions. Elle avait
fréquenté des hommes prêts à tout, déjoué des complots, appris à pénétrer des
esprits criminels. Joséphine admirait son sang-froid. Chacun de nous peut
basculer dans le crime, l’étonnant, ce n’est pas que ça arrive, c’est plutôt
que ça n’arrive pas plus souvent, avait-elle l’habitude de répondre quand
Joséphine l’interrogeait.
— Ça ne peut donc pas être Antoine,
conclut Jo.
— Tu y as pensé ?
— Après… après avoir reçu la carte
postale. Je n’ai pas beaucoup dormi et je me suis dit que c’était peut-être
lui… J’ai honte, mais oui…
— Antoine transpirait abondamment si
j’ai bonne mémoire, n’est-ce pas ?
— Oui. Il ruisselait de peur à
l’approche de l’épreuve. Il avait l’air d’être passé sous un jet.
— Donc ce n’est pas lui. À moins qu’il
ait changé… Mais tu y as pensé, tout de même.
— Oh ! j’ai honte…
— Je te comprends, sa réapparition, en
effet, est bizarre. Soit il a écrit cette carte et a demandé qu’on la poste
après sa mort, soit il est vivant et rôde près de chez toi. Connaissant ton
mari et son sens de la mise en scène, on peut tout imaginer. Il se racontait
tellement d’histoires. Il se voulait tellement grand, tellement
important ! Il a peut-être voulu prolonger sa mort comme ces acteurs
cabots qui mettent des heures à mourir sur scène, rallongeant leur tirade pour
voler la vedette aux autres.
— Tu es méchante, Shirley.
— Pour les gens comme lui c’est vexant
de mourir, d’une seconde à l’autre tu trépasses, on t’oublie, on te met dans un
trou et tu n’es plus personne.
Elle était lancée et Joséphine ne pouvait
plus l’arrêter.
— En envoyant cette carte, Antoine se
paie une tranche de vie supplémentaire, il vous empêche de l’oublier et on
parle de lui.
— C’est sûr que ça m’a fait un choc…
mais c’est cruel pour Zoé. Elle y croit dur comme fer, elle.
— Il s’en fiche pas mal ! Il est
trop égoïste. Je n’ai jamais eu beaucoup d’estime pour ton mari.
— Arrête ! Il est mort !
— J’espère bien. Manquerait plus qu’il
vienne faire le planton devant votre porte !
Joséphine entendit le bruit d’une
bouilloire qui sifflait. Shirley dut couper le gaz car le sifflement mourut
dans un soupir aigu. Tea time. Joséphine imagina Shirley, dans sa
cuisine, le combiné coincé sur l’épaule, versant l’eau presque bouillante sur
les feuilles odorantes. Elle possédait un assortiment de thés enfermés dans des
boîtes en métal coloré qui, lorsqu’on en soulevait le couvercle, délivraient
des odeurs enivrantes. Thé vert, thé rouge, thé noir, thé blanc, Prince Igor,
Tsar Alexandre, Marco Polo. Trois minutes et demie d’infusion, puis Shirley
enlevait les feuilles de la théière. Elle surveillait le temps de pause avec
minutie.
— Quant à l’indifférence de Luca, que
veux-tu que je te dise ? poursuivit Shirley passant d’un sujet à l’autre
sans se laisser distraire. Il est comme ça depuis le début et tu l’entretiens
dans cette distance affectueuse. Tu l’as posé sur un piédestal, tu lui balances
myrrhe et encens et te prosternes à ses pieds. Tu as toujours fait ça avec les
hommes, tu t’excuses de respirer, tu les remercies de baisser les yeux sur toi.
— Je crois que j’aime pas qu’on
m’aime…
— … et pourtant ? Allez, Jo,
allez…
— … et pourtant j’ai l’impression
d’être en permanence la gueule grande ouverte, affamée d’amour.
— Il faudrait te soigner !
— Justement… J’ai décidé de me
soigner.
Joséphine raconta ce qu’elle venait de
comprendre en regardant les étoiles et en parlant à la Grande Ourse.
— Parce que tu parles toujours aux
étoiles !
— Oui.
— Remarque, ça vaut une thérapie et
c’est gratuit.
— Je suis sûre que de là-haut, il
m’entend et il me répond.
— Si tu le crois… Moi, je n’ai pas
besoin de me hisser dans les étoiles pour t’affirmer que ta mère est une
criminelle et toi, une pauvre pomme qui se laisse marcher dessus depuis sa
naissance.
— Je sais, je viens juste de le
comprendre. À quarante-trois ans… Je vais aller au commissariat. Tu as raison.
C’est si bon de te parler, Shirley. Tout s’éclaire quand je te parle.
— C’est toujours plus simple de voir
les choses de l’extérieur, quand on n’est pas concernée. Et l’écriture, ça
avance ?
— Pas vraiment. Je tourne en rond. Je
cherche un sujet pour un roman et je ne trouve pas. Je commence mille histoires
le jour qui s’évanouissent la nuit. J’ai eu l’idée d’Une si humble reine
en parlant avec toi, tu te souviens ? On était dans ma cuisine à
Courbevoie. Il faudrait que tu reviennes me tenir la main…
— Fais-toi confiance.
— C’est pas mon fort, la confiance en
moi…
— Tu n’es pas pressée.
— Je n’aime pas ne rien faire de mes
journées.
— Va au cinéma, promène-toi, regarde
les gens aux terrasses des cafés. Laisse ton imagination vagabonder et, un
jour, sans que tu saches pourquoi, tu auras l’idée d’une histoire.
— L’histoire d’un homme qui poignarde
les femmes seules dans les parcs, la nuit, et d’un mari qu’on croyait mort et
qui envoie des cartes postales !
— Pourquoi pas ?
— Non ! J’ai envie d’oublier tout
ça. Je vais me remettre à mon HDR.
— À ton quoi ?
— HDR, habilitation à diriger
les recherches.
— Et ça consiste en quoi, cette…
chose ?
— C’est un ensemble de publications
comprenant une thèse, et tous les travaux réalisés sous forme d’articles, de
conférences que tu présentes devant un jury. Ça constitue un gros pavé. J’en ai
déjà à peu près dix-sept kilos !
— Et ça sert à quoi ?
— À être intégré à l’école doctorale
d’une université. À avoir une chaire…
— Et gagner plein de sous !
— Non ! Les universitaires ne
sont pas attirés par l’argent. Ils le méprisent. C’est le couronnement d’une
carrière. On devient une sommité, on vous parle avec respect, on vient vous
consulter du monde entier. Tout ce dont j’ai besoin pour restaurer mon image.
— Joséphine, tu es épatante !
— Attends, je n’en suis pas là !
J’ai encore deux, trois ans de dur labeur avant de pouvoir me présenter à la
soutenance.
Et ça, c’est une autre paire de manches. Il
s’agit de défendre son travail devant un jury, des hommes grognons et machistes
la plupart du temps. Le dossier est épluché en détail et, à la première faute,
ils vous éjectent. Ce jour-là, il est recommandé de porter une jupe qui
godaille, des sandales, d’avoir les jambes tressées de poils et le dessous de bras
en barbe de poireau.
Comme si elle avait suivi le cours secret
de ses pensées, Shirley s’exclama :
— Jo, tu es maso !
— Je sais, j’ai aussi décidé de
travailler là-dessus et d’apprendre à me défendre ! J’ai pris plein de
bonnes résolutions en parlant aux étoiles !
— La Voie lactée t’a tapé sur le
ciboulot ! Et ta vie amoureuse, dans ce tumulte de matière grise, tu la
mets où ?
Joséphine s’empourpra.
— Quand j’ai fini de compulser mes
grimoires et que j’ai couché Zoé…
— C’est bien ce que je pensais :
mince comme du papier à cigarettes !
— Tout le monde ne peut pas s’envoyer
en l’air avec un homme en noir !
— Touché !
— Qu’est-ce qu’il devient l’homme en
noir ?
— Je n’arrive pas à l’oublier. C’est
terrible. J’ai décidé de ne plus le voir, mon cœur ne veut plus, ma tête
refuse, mais chaque pore de ma peau hurle au manque. Jo, tu sais quoi ?
L’amour ça naît dans le cœur mais ça vit sous la peau. Et lui, il est tapi sous
ma peau. En embuscade. Oh, Jo ! Si tu savais comme il me manque…
Parfois, se souvint Shirley, il me pinçait
l’intérieur de la cuisse, ça me faisait un bleu, j’aimais cette douleur,
j’aimais cette couleur que je gardais comme une trace de lui, une preuve de ces
instants où j’aurais pu accepter de mourir parce que je savais que ce qui
suivrait ne pourrait être que du fade, du rien du tout, de la respiration
artificielle. Je pensais à lui en regardant le bleu, je le caressais, je le
chérissais, je ne te dirai pas tout ça, petite Jo…
— Et tu fais quoi pour ne plus y
penser ? demanda Joséphine.
— Je serre les dents… Et j’ai monté
une association qui lutte contre l’obésité. Je vais dans les écoles et
j’apprends aux enfants à se nourrir. On est en train de fabriquer une société
d’obèses.
— Aucune de mes deux filles n’est
concernée.
— Forcément… tu leur concoctes des
bons petits plats équilibrés depuis qu’elles sont bébés. À ce propos, ta fille
et mon fils ne se quittent plus.
— Hortense et Gary ? Tu veux dire
qu’ils sont amoureux ?
— Je ne sais pas, mais ils se voient
beaucoup.
— On les interrogera quand ils
viendront à Paris.
— J’ai vu Philippe aussi. L’autre
jour, à la Tate. Il était en arrêt devant un tableau rouge et noir de Rothko.
— Seul ? demanda Joséphine,
étonnée de sentir son cœur s’emballer.
— Euh… Non. Il était avec une jeune
femme blonde. Il me l’a présentée comme une experte en tableaux qui l’aide à
acheter des œuvres d’art. Il se constitue une collection. Il a beaucoup de
temps libre depuis qu’il s’est éloigné du monde des affaires…
— Elle est comment l’experte ?
— Pas mal.
— Si tu n’étais pas mon amie, tu irais
jusqu’à dire qu’elle est même…
— Pas mal du tout. Tu devrais venir à
Londres, Jo. Il est séduisant, riche, beau, oisif. Pour le moment, il vit seul
avec son fils, c’est une proie parfaite pour les louves affamées.
— Je ne peux pas, tu le sais bien.
— Iris ?
Joséphine se mordit les lèvres sans
répondre.
— Tu sais, l’homme en noir… Quand on
se retrouvait à l’hôtel, quand il m’attendait dans la chambre au sixième étage,
allongé sur le lit… Je ne pouvais pas attendre l’ascenseur. J’avalais les
escaliers à toute allure, j’enfonçais la porte, je me jetais contre lui.
— Moi, tu sais, je suis plutôt tortue
dans mes transports.
Shirley soupira bruyamment.
— Faudrait peut-être changer, Jo.
— Me transformer en Amazone ? Je
tomberais de cheval au premier temps de trot !
— Tu tomberais une fois et puis tu
remonterais en selle.
— Tu crois que je n’ai jamais été
amoureuse, vraiment amoureuse ?
— Je crois que tu as encore beaucoup
de choses à découvrir et c’est tant mieux. La vie n’a pas fini de t’étonner !
Joséphine songea, si je mettais autant de
soin à apprendre la vie que j’en mets à travailler sur ma thèse, je serais
peut-être plus délurée.
Son regard fit le tour de sa cuisine. On
dirait un laboratoire tellement elle est propre et blanche. Je vais aller au
marché acheter des guirlandes d’ail et d’oignons, des poivrons verts et rouges,
des pommes jaunes, des paniers, des ustensiles en bois, des torchons, des
serviettes, coller des photos et des calendriers, inonder les murs de vie.
Parler avec Shirley l’apaisait, lui donnait envie d’accrocher des lampions
partout. Shirley était plus que sa meilleure amie. C’était celle à qui elle
pouvait tout dire sans que ça porte à conséquence ni être prise en otage.
— Viens vite, souffla-t-elle dans
l’appareil avant de raccrocher. J’ai besoin de toi.
Le lendemain matin, Joséphine se rendit au
commissariat de police de son quartier. Après une longue attente dans un
couloir qui sentait le produit de nettoyage à la cerise, elle fut introduite
dans un bureau étroit, sans fenêtre, éclairé par un plafonnier jaunâtre qui
donnait un air d’aquarium à la pièce.
Elle exposa les faits à l’officier de
police. C’était une femme, jeune, les cheveux châtains tirés en arrière, les
lèvres minces, le nez aquilin. Elle portait un chemisier bleu pâle, un treillis
bleu marine, une petite boucle dorée à l’oreille gauche. La plaque sur son
bureau donnait son nom : GALLOIS. Elle lui fit décliner ses nom, prénom, adresse. La raison de sa
présence dans les locaux de la police. Elle l’écouta sans qu’un muscle de son
visage bouge. S’étonna que Joséphine ait attendu tout ce temps pour déclarer
l’agression. Elle avait l’air de trouver cela louche. Proposa à Joséphine de
voir un médecin. Joséphine déclina. Elle lui demanda une description de l’individu,
si elle avait noté un détail qui pourrait aider l’enquête. Joséphine mentionna
les semelles lisses et propres, la voix nasillarde, l’absence de sudation.
L’officier de police leva un sourcil, surprise par ce détail, puis continua à
taper sa déposition. Elle lui fit préciser si quelqu’un avait une raison de lui
en vouloir, s’il y avait eu vol ou viol. Elle parlait d’une voix mécanique,
sans aucune émotion. Elle énonçait des faits.
Joséphine eut envie de pleurer.
C’est quoi ce monde où la violence est devenue
si banale qu’on ne relève plus la tête de son clavier pour s’émouvoir,
partager ? se demanda-t-elle en retrouvant le bruit de la rue et la
lumière du jour.
Elle resta immobile à contempler les
voitures qui s’alignaient en une longue file impatiente. Un camion bloquait la
rue. Le chauffeur prenait tout son temps pour décharger sa cargaison, portant
les cartons un à un sans se presser, considérant la rue embouteillée d’un air
satisfait. Une femme aux lèvres hurlantes de rouge passa la tête par la vitre de
sa voiture et explosa : « C’est quoi ce bordel ? Merde ! Ça
va durer longtemps ? » Elle cracha sa cigarette et enfonça le klaxon
de ses deux paumes de main.
Joséphine sourit tristement et repartit en
se bouchant les oreilles pour ne pas entendre le concert de protestations.
Hortense enjamba la pile de vêtements posés
à même le sol du salon de l’appartement qu’elle partageait avec sa colocataire,
une Française anémique et blafarde qui écrasait ses cigarettes au hasard,
multipliant les trous partout sans le moindre regret. Jean, string, collant,
tee-shirt, col roulé, veste, elle s’était déshabillée sur place et avait tout
laissé choir.
Elle s’appelait Agathe, suivait des cours
dans la même école qu’Hortense, mais ne montrait pas le même entrain à
travailler ou à ranger l’appartement. Elle se levait quand elle entendait le
réveil, sinon elle restait au lit et attrapait le cours suivant. La vaisselle
s’empilait dans l’évier du coin cuisine, le linge sale de plusieurs jours
recouvrait ce qui, autrefois, avait dû ressembler à des canapés, la télé
restait allumée en permanence et des cadavres de bouteilles vides jonchaient la
table basse en verre au milieu des magazines découpés, des croûtes de pizzas
sèches et des vieux mégots de joints brunâtres qui débordaient des cendriers.
— Agathe ! hurla Hortense.
Et comme Agathe demeurait enfouie sous les
draps, dans sa chambre, Hortense entama un réquisitoire violent contre le
laisser-aller de sa colocataire, le ponctuant de coups de pied dans la porte de
sa chambre.
— Ça peut plus durer ! T’es
dégueulasse ! Tu fous le bordel dans ta chambre, mais pas dans les
parties communes ! Je viens de passer une heure à nettoyer la salle de
bains, y a des touffes de cheveux partout, tout est bouché, les tubes de
dentifrice coulent, un vieux Tampax traîne dans le lavabo, mais t’as été élevée
où ? Tu vis pas seule ici ! Je te préviens, je vais chercher un autre
appartement. J’en peux plus !
Le pire, songea Hortense, c’est que je ne
peux pas partir. Le bail est à nos deux noms, deux mois de loyer versés à
l’avance et puis j’irais où ? Elle le sait pertinemment cette bordélique,
bonne à rien qu’à s’affamer pour rentrer dans ses jeans et tortiller du cul
devant des vieux qui bavent en regardant danser son arrière-train.
Elle contempla le dessus de la table basse,
dégoûtée, alla chercher un sac-poubelle et y enfouit tout ce qui traînait sur
et sous la table. Elle se boucha le nez, referma le sac et le balança sur le
palier en attendant de le descendre. Ça la ferait peut-être réagir de devoir repêcher
son jean parmi les ordures. Même pas sûr, maugréa-t-elle, elle s’en achètera un
autre avec l’argent d’un de ses vieux baveux à tête de mafieux qui fument le
cigare dans le salon pendant que l’anémique colle ses faux cils dans la salle
de bains. Mais où va-t-elle les chercher ? Rien qu’à les voir se pointer
dans leur manteau en poil de chameau au col relevé, on a envie de prendre ses
jambes à son cou et de se réfugier dans un terrier. Ils me collent l’angoisse
tous ces types qui défilent, le soir. Elle va finir dans un bordel au Caire, si
ça continue.
— Tu m’entends, pétasse ?
Elle tendit l’oreille. Agathe ne broncha
pas.
Elle enfila des gants en caoutchouc, prit
une éponge, du Domestos, un produit qui se vantait de tuer tous les
germes, d’effacer toutes les taches, entreprit de récurer l’appartement.
Gary passait la chercher dans une heure, il était hors de question qu’il mette
un pied dans cette porcherie.
Les longs poils emmêlés de la moquette
retenaient des morceaux de chips, des Bics, des pinces à cheveux, des vieux
Kleenex, des Smarties. L’aspirateur eut un hoquet, mais avala un peigne sans
s’étrangler. Hortense eut une moue satisfaite : au moins un truc qui
marchait. Quand j’aurai de l’argent, je prendrai un appartement toute seule,
marmonna-t-elle en essayant de décoller un vieux chewing-gum pris dans les
poils de la moquette. Quand j’aurai de l’argent, j’aurai une femme de ménage,
quand j’aurai de l’argent…
Tu n’as pas d’argent, alors ferme-la et
nettoie, gronda-t-elle tout bas.
C’est sa mère qui payait l’appartement,
l’école, le gaz, l’électricité, la council tax, les fringues, le
téléphone et le sandwich de midi dans le parc. En fait, sa mère payait tout. Et
rien n’était gratuit à Londres. Deux livres le Tropicana du matin, dix livres
le sandwich du déjeuner, mille deux cents livres pour un appartement de deux
chambres avec salon. Dans un beau quartier, certes.
Notting Hill, Royal Borough of Chelsea & Kensington. Les parents d’Agathe devaient avoir de l’argent ou alors c’était les
vieux en poil de chameau qui l’entretenaient. Elle n’arrivait pas à savoir.
Elle sentit l’odeur du produit de nettoyage et grimaça. Je vais puer le
Domestos. Ce truc-là, ça passe à travers les gants.
Elle se retourna vers la chambre d’Agathe
et balança un nouveau coup de pied dans la porte.
— Suis pas ta boniche ! Va
falloir que tu te mettes ça dans la tête !
— Too bad ! répondit
l’autre. Et trop tard. J’ai été élevée avec des boniches, j’en avais deux à la
maison, ça te cloue le bec, pauvresse !
Hortense contempla la porte close,
stupéfaite. Pauvresse ! Elle avait osé l’appeler pauvresse !
Mais qu’est-ce qui m’a pris de la choisir,
elle, entre toutes les autres ? J’avais de la colle dans les yeux, ce
jour-là. C’est à cause de son air. Elle avait l’air d’avoir l’air. Hautaine,
sûre d’elle, pressée, ripolinée Prada-Vuitton-Hermès. Elle visait les beaux
quartiers et l’appartement vaste. Affichait les moyens et l’assurance d’une
fille délurée. Lui avait juste demandé : « T’habites où à
Paris ? » pour savoir si elle était fréquentable. Hortense avait
répondu « La Muette », l’autre avait laissé tomber : « OK, tu feras
l’affaire. » Comme si elle lui faisait l’aumône. Bingo, j’ai ferré le
turbot ! avait pensé Hortense. Elle s’était dit qu’en se mettant dans son
sillage, elle profiterait de son argent, de ses relations. Le seul truc qu’elle
m’a apporté, c’est de pouvoir entrer au Cuckoo Club sans faire la queue. Tu
parles d’un avantage ! Quelle gourde j’ai été ! Je me suis laissé
bluffer comme une provinciale qui débarque dans la capitale avec deux nattes
dans le dos et un tablier à carreaux.
Gary vivait dans un grand appartement, sur
Green Park, juste derrière Buckingham Palace, mais il avait été clair : il
ne voulait pas le partager. « Cent cinquante mètres carrés, rien que pour
toi, c’est injuste », rageait Hortense. – Peut-être, mais c’est
comme ça. J’ai besoin de silence, d’espace, besoin de lire, d’écouter ma
musique, de penser, de marcher en long, en large et en paix, je ne veux pas que
tu me houspilles et, que tu le veuilles ou non, Hortense, tu prends de la
place. – Mais je me ferai toute petite, je resterai dans ma
chambre ! – Non, avait conclu Gary. N’insiste pas ou tu vas
ressembler à ces filles que je déteste, qui geignent et qui harcèlent. »
Hortense s’était arrêtée net. Il était hors
de question qu’elle ressemblât à qui que ce soit, elle était unique et
travaillait dur pour le rester. Il était hors de question aussi qu’elle perde
l’amitié de Gary. Ce garçon était sûrement le célibataire de son âge le plus
convoité de Londres. Du sang royal coulait dans ses veines, personne n’était
censé le savoir, mais elle, elle le savait. Elle avait entendu sa mère parler
avec Shirley. Et patati et patata, to make a long story short, Gary
était le petit-fils de la reine. Sa mamie habitait Buckingham. Il y entrait les
mains dans les poches et ne s’y perdait jamais. Il recevait des invitations
pour des soirées, des ouvertures de boîtes, des expositions, des brunches, des
lunches, des dîners. Les cartons s’entassaient sur la table de l’entrée, il les
brassait, distrait. Il portait toujours le même col roulé noir, la même veste
informe, le même pantalon qui godaillait sur des pompes infâmes. Il se moquait
de son look. Il se moquait de ses cheveux noirs, de ses grands yeux verts, de
tous les détails qu’elle soulignait pour le mettre en valeur. Il détestait
sortir pour se montrer. Elle devait le supplier pour qu’il accepte et l’emmène
avec lui.
— C’est pour mes relations, Gary, on
n’est personne sans relations et toi, tu connais tout le monde à Londres.
— Erreur, grossière erreur ! Ma
mère connaît tout le monde, pas moi. Moi, je dois faire mes preuves et vois-tu,
j’ai aucune envie de faire mes preuves. J’ai dix-neuf ans, je suis ce que je
suis, j’essaie de m’améliorer, c’est du boulot. Je vis comme je l’entends et
j’aime ça. Et c’est pas toi qui vas me faire changer, sorry !
— Mais tu n’as qu’à apparaître et les
preuves sont faites, trépignait Hortense, énervée par le manque de frivolité de
Gary. Ça te coûte rien et ça peut me rapporter gros ! Ne sois pas égoïste.
Pense à moi !
— No way.
Il n’en démordait pas. Elle avait beau le
tancer, le relancer, il l’ignorait et remettait ses écouteurs sur les oreilles.
Il voulait être musicien, poète ou philosophe. Prenait des cours de piano, de
philo, de théâtre, de littérature. Regardait des vieux films en mangeant des
chips écologiques, écrivait ses pensées sur des cahiers quadrillés et
s’entraînait à imiter la démarche saccadée des écureuils dans Hyde Park. Il lui
arrivait parfois de bondir dans le grand salon, les bras en crochets et les
dents en avant.
— Gary ! T’es ridicule !
— Je suis un écureuil
magnifique ! Le roi des écureuils au pelage étincelant !
Il imitait l’écureuil, récitait des tirades
d’Oscar Wilde ou de Chateaubriand, des dialogues de Scarface ou des Enfants
du paradis. « Si les riches souhaitaient tous être aimés, que
resterait-il aux pauvres ? » Il se renversait dans un fauteuil qui
avait appartenu à George V et méditait la beauté de la phrase en se tenant
le menton.
Il était, elle devait le reconnaître,
charmant, brillant, original.
Il refusait la société de consommation.
Tolérait le portable, mais ignorait les gadgets à la mode. Quand il s’achetait
des vêtements, il les prenait à la pièce. Même si les chemises étaient en
promotion, deux pour le prix d’une.
— Mais prends la deuxième, c’est
gratos ! insistait Hortense.
— Je n’ai qu’un torse, Hortense !
En plus, rumina-t-elle en reniflant ses
gants, il est beau. Grand, beau, riche, royal, le tout dans cent cinquante
mètres carrés sur Green Park. Aucun effort à faire. C’est injuste.
Elle passa l’aspirateur sur les accoudoirs
d’un vieux fauteuil club en cuir et songea, bien sûr, il y en a d’autres qui me
courent après, mais ils sont moches. Ou petits. Je déteste les hommes petits.
C’est la race la plus méchante, la plus aigrie, la plus rancunière qui existe.
Un homme petit est un homme méchant. Il ne pardonne pas au monde sa petite
taille. Gary peut être flegmatique, insouciant : il est magnifique. Et il
n’a pas à se soucier de la triste réalité. Il en est dispensé. C’est ce que
j’aime dans l’argent, d’ailleurs : il vous dispense de la réalité.
Quand j’aurai de l’argent, je serai
dispensée de réalité.
Elle se pencha par-dessus l’aspirateur et
n’en crut pas ses yeux. Il y avait des bêtes dans les poils de la moquette. Une
colonie grouillante de cafards. Elle écarta les poils, plaqua le tuyau de
l’aspirateur sur les insectes et imagina leur mort horrible. Bien fait !
Et après, je foutrai le feu au sac pour être sûre qu’ils sont crevés. Elle les imagina
crépitant dans les flammes, leurs pattes tordues, leur carapace fondue, leurs
poumons asphyxiés. Cette pensée lui arracha un sourire et elle poursuivit son
nettoyage avec délectation. J’aspirerais bien Agathe avec les cafards. Ou je
l’étranglerais lentement avec les collants qu’elle laisse traîner. Elle
suffoquerait, sa langue sortirait, grotesque et démesurée, elle deviendrait
violette, elle se tordrait, elle supplierait…
— Ma chère Hortense, lui avait dit
Gary un jour qu’ils descendaient Oxford Street, tu devrais aller te faire
psychanalyser, tu es un monstre.
— Parce que je dis ce que je
pense ?
— Parce que tu oses penser ce que tu
penses !
— Hors de question, je perdrais ma
créativité. Je ne veux pas devenir normale, je veux être une névrosée géniale
comme Mademoiselle Chanel ! Tu crois qu’elle s’est fait psychanalyser,
elle !
— Je n’en sais rien, mais je vais me
renseigner.
— J’ai des défauts, je les connais, je
les comprends et je me pardonne. Un point, c’est tout. Quand tu ne triches pas
avec toi-même, tu as des réponses à tout. Ce sont les gens qui se racontent des
histoires qui vont s’allonger chez les psy, moi, je m’assume. Je m’aime. Je
trouve que je suis une fille formidable, belle, intelligente, douée. Pas la
peine de faire des efforts pour plaire aux autres.
— C’est bien ce que je disais :
tu es un monstre.
— Je peux te dire un truc, Gary, j’ai
tellement vu ma mère se faire entuber que je me suis juré d’entuber le monde
entier avant qu’on ne touche à un seul de mes cheveux.
— Ta mère est une sainte qui ne mérite
pas d’avoir une fille comme toi.
— Une sainte qui m’a fait prendre en
horreur la bonté et la charité ! Elle m’a servi de psy à l’envers :
elle m’a confortée dans toutes mes névroses. Je l’en remercie d’ailleurs, ce
n’est qu’en s’affirmant différente, résolument différente et débarrassée de
tous les bons sentiments, qu’on réussit.
— On réussit quoi, Hortense ?
— On avance, on ne perd pas de temps,
on s’affranchit, on règne, on fait ce qu’on veut en gagnant plein d’argent.
Comme Mademoiselle Chanel, je te dis. Quand j’aurai réussi, je deviendrai
humaine. Ça deviendra un hobby, une occupation délicieuse.
— Ce sera trop tard. Tu seras seule,
sans amis.
— C’est facile pour toi de dire ça. Tu
es né avec un service de petites cuillères en or dans la bouche. Moi, il me
faut ramer, ramer, ramer…
— T’as pas les mains très calleuses
pour une rameuse !
— Les cals, je les ai à l’âme.
— Parce que t’as une âme ? Ravi
de l’apprendre.
Elle s’était tue, mortifiée. Bien sûr que
j’ai une âme. Je ne l’exhibe pas, c’est tout. Quand Zoé l’avait appelée pour
lui annoncer que son père avait envoyé une carte postale, elle avait eu un
pincement au cœur. Et quand Zoé lui avait demandé d’une petite voix tremblante
la prochaine fois que je viens à Londres, dis, je pourrais rester dormir chez
toi ? elle avait dit oui, Zoétounette. C’est bien le signe qu’elle avait
une âme, non ?
Les émotions sont une perte de temps. On
n’apprend rien en pleurant. Aujourd’hui, tout le monde pleure à la télé pour un
oui, pour un non. C’est dégoûtant. Ça produit des générations d’assistés, de
chômeurs, d’aigris. Ça fait un pays comme la France où tout le monde gémit et
joue les victimes. Elle avait les victimes en horreur. Avec Gary, elle pouvait
parler. Elle n’avait pas besoin de faire semblant d’être une succursale de la
Croix-Rouge. Il n’était pas souvent d’accord avec elle, mais il écoutait et lui
donnait la réplique.
Son regard fit le tour du salon. Ordre
parfait, bonne odeur de propreté, Gary pourrait entrer sans glisser sur un
string ou un reste de guacamole.
Elle se regarda dans la glace :
parfaite aussi.
Elle allongea ses longues jambes, les
contempla, satisfaite, prit le dernier numéro de Harper’s Bazaar.
« 100 astuces beauté à piquer aux stars, aux pros, aux
copines ». Elle le parcourut, en déduisit qu’elle n’avait rien à
apprendre, passa à l’article suivant : le jean, oui mais lequel ?
Elle bâilla. C’était le trois centième qu’elle lisait sur le même sujet.
Faudrait leur ramoner la tête aux rédactrices de mode. Un jour, c’est elle
qu’on viendrait interviewer. Un jour, je créerai ma marque. Dimanche dernier,
aux Puces de Camden Market, elle avait acheté un jean Karl Lagerfeld. Une
occasion que le vendeur lui avait certifiée authentique. Presque neuf,
s’était-il vanté, c’est le modèle préféré de Linda Evangelista. Dorénavant ce
sera le mien ! avait-elle claironné en divisant par deux le prix. Garde
ton baratin pour les demi-portions que ça impressionne, avec moi, ça ne marche
pas ! Il faudrait bien sûr le customiser, le transformer en événement :
elle ajouterait des jambières, une veste cintrée, une grosse écharpe qui
dégouline.
C’est alors qu’Agathe émergea de sa chambre
brandissant une bouteille de Marie Brizard qu’elle tétait à même le goulot.
Elle avança en somnambule, rota, se laissa tomber sur le canapé, chercha ses
vêtements, se frotta les yeux et s’envoya une nouvelle rasade de liqueur pour
se réveiller. Elle n’avait pas pris la peine de se démaquiller et le rimmel
coulait sur ses joues blafardes.
— Ouaou ! C’est propre !
T’as passé l’appartement au jet ?
— Je préfère ne pas aborder ce sujet
ou je vais te ratatiner.
— Et je peux savoir où t’as mis mes
affaires ?
— Tu veux dire le tas de chiffons par
terre ?
La blonde famélique hocha la tête.
— À la poubelle. Sur le palier. Avec
les vieux mégots, des poils de moquette et les restes de pizza.
La famélique hurla :
— T’as fait ça ?
— Et je recommencerai tant que tu ne
rangeras pas.
— C’était mon jean préféré ! Un
jean de couturier, deux cent trente-cinq pounds !
— Et tu as trouvé cet argent où,
boudin anémique ?
— Je t’interdis de me parler comme
ça !
— Je dis ce que je pense, et encore je
me retiens. Tu m’inspires des adjectifs bien plus violents que je bannis par
bonne éducation.
— Tu vas me le payer ! Je vais
t’envoyer Carlos au cul, tu vas voir !
— Ton loufiat basané ?
Excuse-moi, mais il m’arrive au menton et en montant sur une chaise
encore !
— Rigole, rigole… Tu rigoleras moins
quand il te déchirera les seins à la tenaille !
— Mon Dieu, j’ai peur ! Je
tremble de peur.
Agathe tituba jusqu’à la porte, sa
bouteille à la main, pour récupérer son bien. Gary se tenait sur le seuil et
s’apprêtait à sonner. Il entra, fit quelques pas, attrapa le Harper’s Bazaar
et le glissa dans sa poche.
— Tu lis des journaux de gonzesses,
maintenant ? cria Hortense.
— Je cultive mon côté féminin…
Hortense jeta un dernier regard sur sa
colocataire à quatre pattes qui extirpait son jean du sac à ordures en poussant
des cris de goret effrayé.
— Viens, on se casse…, lança-t-elle en
empoignant son sac à main.
Dans l’escalier, ils croisèrent le fameux
Carlos, un mètre cinquante-huit, soixante-dix kilos, les cheveux teints en noir
corbeau, la peau trouée par une vieille acné rebelle. Il les dévisagea.
— Qu’est-ce qu’il a ? Il veut ma
photo ? demanda Gary en se retournant.
Les deux hommes s’affrontèrent du regard.
Hortense attrapa Gary par le bras et
l’entraîna.
— T’occupe ! C’est un des baveux
qui lui tournent autour.
— Vous vous êtes encore
disputées ?
Elle s’arrêta, se tourna vers lui, dessina
la moue la plus suppliante, la plus émouvante qu’elle avait dans son répertoire
et demanda, câline :
— Dis, tu ne voudrais pas que je
vienne ha…
— Non ! Hortense ! Il n’en
est pas question ! Tu te débrouilles avec ta coloc, mais je reste chez
moi, tranquille et seul !
— Elle m’a menacée de m’arracher les
seins avec une tenaille !
— On dirait que tu es tombée sur une
plus coriace que toi. Ça va être un match intéressant à suivre ! Tu me
gardes une place au premier rang ?
— Avec ou sans pop-corn ?
Gary gloussa. Cette fille avait vraiment de
la repartie. Il n’était pas né celui qui la bâillonnerait ou lui ferait baisser
les yeux. Il faillit dire allez, d’accord, viens habiter chez moi, mais se
reprit.
— Avec pop-corn, mais sucré ! Et
plein de sucre dessus !
Autour du lit, gisaient les vêtements dont
ils s’étaient débarrassés à la hâte avant de plonger dans le lit king size qui
occupait la moitié de la chambre. Il y avait des cœurs rouges imprimés sur les
rideaux, de la moquette rose acrylique au sol et une gaze transparente surplombait
le lit, dessinant une sorte de dais médiéval.
Où suis-je ? se demanda Philippe Dupin
en faisant le tour de la chambre des yeux. Un ours brun en peluche à qui il
manquait un œil de verre, ce qui lui donnait l’air sincèrement désolé, un
méli-mélo de petits coussins en tapisserie dont un qui proclamait WON’T YOU BE MY SWEETHEART ? I’M SO
LONELY, des cartes postales représentant des
chatons dans des positions acrobatiques, un poster de Robbie William en bad-boy
tirant la langue, un éventail de photos de filles éclatant de rire et
s’envoyant des baisers.
Mon Dieu ! quel âge a-t-elle ? La
veille, dans le pub, il lui avait donné vingt-huit, trente ans. En contemplant
les murs, il n’en était plus si sûr. Il ne se rappelait plus très bien comment
il l’avait abordée. Des bouts de dialogue lui revenaient. Toujours les mêmes.
Seul le pub ou la fille changeait.
— Can I buy you a beer ?
— Sure.
Ils en avaient bu une, deux, trois, debout
au bar, levant et baissant le coude en regardant d’un œil l’écran de la télé
qui retransmettait un match de foot. Manchester-Liverpool. Les supporters
hurlaient et tapaient le cul des verres sur le bar. Ils portaient des
tee-shirts de leur équipe et se donnaient des coups dans les côtes à chaque
action d’éclat. Derrière le bar, un garçon en chemise blanche se démenait et
criait les commandes à un autre dont le bras semblait soudé au percolateur.
Elle avait des cheveux blonds très fins, la
peau pâle, un rouge à lèvres foncé qui laissait des marques sur son verre. Ça
faisait un feston de baisers rouge sang. Elle avalait les bières. Enchaînait
les cigarettes. Dans le journal, il avait lu un article qui s’alarmait du
nombre de femmes enceintes qui fumaient pour avoir un bébé tout petit qui ne
leur fasse pas mal à la naissance. Il avait regardé son ventre : creux,
très creux. Elle n’était pas enceinte.
Puis il avait chuchoté :
— Fancy a shag ?
— Sure. My place or your place ?
Il préférait aller chez elle. Chez lui, il
y avait Alexandre et Annie, la nounou.
En ce moment, je passe mon temps à me réveiller
dans des chambres que je ne connais pas avec des corps inconnus. J’ai
l’impression d’être un pilote de ligne qui change d’hôtel et de partenaire tous
les soirs. En étant plus sévère, on pourrait dire aussi que je suis retombé en
pleine puberté. Bientôt je vais regarder Bob l’Éponge avec Alexandre, on
apprendra par cœur les dialogues de Carlo le Calamar.
Il eut envie de rentrer chez lui pour voir
dormir son fils. Alexandre était en train de changer, de s’affirmer. Il s’était
mis très vite au système anglais. Buvait du lait, mangeait des muffins, avait
appris à traverser sans se faire écraser, prenait le métro ou le bus tout seul.
Il allait au lycée français, mais était devenu un vrai petit Britannique. En
quelques mois. Philippe avait dû imposer l’usage du français à la maison pour
qu’Alexandre n’oublie pas sa langue maternelle. Il avait engagé une nounou
française. Annie était bretonne. De Brest. Trapue, la cinquantaine. Alexandre
semblait bien s’entendre avec elle. Son fils l’accompagnait dans les musées,
posait des questions quand il ne comprenait pas, demandait quand est-ce qu’on
sait avant tout le monde si ça va être beau ou laid ? Parce que Picasso,
quand il a commencé à tout peindre de travers, plein de gens ont trouvé ça
laid. Maintenant on trouve ça beau… Alors ? Parfois, ses questions étaient
plus philosophiques : faut-il aimer pour vivre ou vivre pour aimer ?
Ou ornithologiques : les pingouins, papa, ils attrapent le sida ou
pas ?
Le seul sujet qu’il n’abordait jamais était
sa mère. Quand ils allaient la voir dans sa chambre à la clinique, il restait
assis sur une chaise, les mains posées sur les genoux, les yeux dans le vague.
Une seule fois, Philippe les avait laissés seuls, pensant que sa présence les
empêchait de se parler.
Dans la voiture, au retour, Alexandre
l’avait averti : « Plus jamais, tu me laisses seul avec maman, papa.
Elle me fait peur. Vraiment peur. Elle est là, mais elle est pas là, ses yeux
sont vides. » Puis sur un ton savant de médecin, tout en bouclant sa ceinture,
il avait ajouté : « Elle a beaucoup maigri, tu ne trouves
pas ? »
Il avait tout son temps pour s’occuper de
son fils et il ne s’en privait pas. Il avait gardé la présidence de son cabinet
d’avocats à Paris, mais sa fonction se limitait à un rôle de surveillance. Il
encaissait les dividendes, qui n’étaient pas négligeables, loin de là, mais
n’était plus soumis à aucune des obligations qui le forçaient, il y a un an
encore, à faire de la présence quotidienne et harassante. Il lui arrivait de
travailler sur des dossiers difficiles quand on lui demandait son avis. Il
trouvait parfois des clients, un travail de rabatteur qui ne lui déplaisait
pas, il suivait le début des dossiers. Après, il passait la main. Un jour, il
retrouverait l’envie de se battre, de travailler.
Pour le moment, il n’avait pas de désir
particulier. C’était comme une gueule de bois qui ne passait pas. La rupture
avec Iris avait été à la fois violente et progressive. Il s’était détaché
d’elle peu à peu, avait dérivé, apprivoisant l’idée de ne plus vivre avec elle,
et lorsque avait eu lieu la confrontation entre Iris et Gabor Minar au Waldorf
Astoria, à New York, cela avait été comme un sparadrap qu’on arrache d’un coup.
Douloureux, mais satisfaisant. Il avait vu sa femme se jeter dans les bras d’un
autre, sous ses yeux, comme s’il n’existait pas. Cela lui avait fait mal. Et,
en même temps, il s’était senti libéré. Un autre sentiment, un mélange de
mépris et de pitié, avait remplacé l’amour qu’il avait éprouvé pour Iris
pendant de longues années. J’ai aimé une image, une très belle image, mais
j’étais moi aussi une illustration. L’illustration de la réussite. Un homme
plein d’assurance, de morgue, de certitudes. Un homme fier d’aller vite, fier
de réussir. Un homme qui reposait sur du vide.
Sous le sparadrap, un autre homme avait
poussé, débarrassé des apparences, des faux-semblants, des mondanités. Un homme
qu’il apprenait à connaître, qui le déconcertait parfois. Quel avait été le
rôle de Joséphine dans l’émergence de cet homme-là ? Il s’interrogeait.
Elle avait joué un rôle, il en était sûr. À sa manière à elle, discrète et
effacée. Joséphine est comme une brume bienfaisante qui vous enveloppe et vous
donne envie de déplier vos poumons. Il se souvenait de leur premier baiser volé
dans son bureau à Paris. Il lui avait pris le poignet, l’avait attirée vers lui
et…
Il avait choisi de s’installer à Londres.
Quitter ses habitudes parisiennes pour faire le point dans une ville étrangère.
Il y avait des amis, ou plutôt des relations, appartenait à un club. Ses parents
habitaient près de lui. Paris n’était qu’à trois heures. Il y allait souvent.
Il emmenait Alexandre voir Iris. Il n’appelait jamais Joséphine. Ce n’était pas
encore le moment. C’est une drôle de période que je traverse. Je suis en
attente. Au point mort. Je ne sais plus rien. Je dois tout réapprendre.
Il dégagea un bras et se redressa. Chercha
sa montre qu’il avait posée sur la moquette. Sept heures et demie. Il fallait
qu’il rentre.
Comment s’appelle-t-elle déjà ?
Debbie, Dottie, Dolly, Daisy ?
Il enfila son caleçon, sa chemise, se
préparait à mettre son pantalon lorsque la fille se retourna, cligna des yeux,
leva le bras pour se protéger de la lumière.
— Il est quelle heure ?
— Six heures.
— Mais c’est le milieu de la
nuit !
Il pouvait sentir les relents de bière dans
son haleine et s’écarta.
— Il faut que je rentre, j’ai… euh…
j’ai un enfant qui m’attend et…
— Et une femme ?
— Euh… oui.
Elle se retourna d’un coup et serra son
oreiller dans ses bras.
— Debbie…
— Dottie.
— Dottie… Ne sois pas triste.
— Je ne suis pas triste.
— Si. Je lis sur ton dos que tu es
triste.
— Même pas…
— Il faut vraiment que je rentre.
— Est-ce que tu traites toutes les
femmes de la même façon, Eddy ?
— Philippe.
— Est-ce que tu les achètes avec cinq
bières, les baises et puis au revoir et même pas merci !
— On va dire qu’en ce moment, je ne
suis pas très élégant, tu as raison. Mais je ne veux surtout pas te faire de
peine.
— C’est raté.
— Debbie, tu sais…
— Dottie !
— On était d’accord tous les deux, je
ne t’ai pas violée.
— N’empêche. On part pas comme un
voleur après avoir pris son pied. C’est désobligeant pour celle qui reste.
— Je dois vraiment partir.
— Comment veux-tu que j’aie une belle
image de moi après ça ? Hein ? Ça va me foutre le cafard pour toute
la journée ! Et, avec un peu de chance, je vais être triste demain
aussi !
Elle lui tournait toujours le dos et
parlait en mordant son oreiller.
— Je peux faire quelque chose pour
toi ? Tu as besoin d’argent, de conseils, d’une oreille attentive ?
— Va te faire foutre, connard !
Je ne suis ni une pute ni une paumée ! Je suis comptable chez
Harvey & Fridley.
— OK. J’aurai au moins essayé.
— Essayé quoi ? hurla la fille
dont il n’arrivait pas à se rappeler le prénom. Essayé d’être humain deux
minutes et demie ? C’est raté.
— Écoute, euh…
— Dottie.
— On a partagé un taxi et un lit, une
nuit, on ne va pas en faire un drame. Ce n’est pas la première fois que tu
ramasses un homme dans un pub…
— MAIS C’EST MON ANNIVERSAIRE AUJOURD’HUI ! ET JE
VAIS ME RETROUVER TOUTE SEULE COMME D’HABITUDE !
Il la prit dans ses bras. Elle le repoussa.
Il la serra contre lui. Elle résista de toutes ses forces.
— Bon anniversaire…, chuchota-t-il.
— Dottie. Bon anniversaire, Dottie.
— Bon anniversaire, Dottie.
Il hésita à lui demander son âge, mais eut peur
de la réponse. Il la berça un instant sans rien dire. Elle se laissa aller
contre lui.
— Je m’excuse, dit-il, OK ? Je
m’excuse vraiment.
Elle se retourna et le dévisagea,
dubitative. Il avait l’air sincère. Et triste. Elle haussa les épaules, et se
dégagea. Il lui caressa les cheveux.
— J’ai soif, dit-il. Pas toi ? On
a trop bu hier…
Elle ne répondit pas. Elle fixait les cœurs
rouges de ses rideaux. Il disparut dans la cuisine. Revint avec une tranche de
pain de mie tartinée de marmelade sur laquelle il avait planté cinq allumettes.
Il les alluma l’une après l’autre et entonna : « Happy birthday… »
— Dottie, murmura-t-elle, les yeux
brillants de larmes en fixant les allumettes.
— Happy birthday, happy birthday sweet
Dottie, happy birthday to you…
Elle souffla, il détacha la montre Cartier,
qu’Iris lui avait achetée pour Noël, l’attacha au poignet de Dottie qui le
laissa faire, émerveillée.
— Pour sûr, t’es différent…
Ne pas lui demander son numéro. Ne pas dire
je t’appelle, on se revoit. Ce serait lâche. Il ne la reverrait pas. Elle avait
raison : l’espoir est un poison violent. Il en savait quelque chose, lui
qui n’arrêtait pas d’espérer.
Il prit sa veste, son écharpe. Elle le
regarda partir sans rien dire.
Il claqua la porte et se retrouva dans la
rue. Cligna des yeux en regardant le ciel. Est-ce le même ciel gris qui va
jusqu’à Paris ? Elle doit dormir, à cette heure-ci. Est-ce qu’elle a reçu
mon camélia blanc ? Est-ce qu’elle l’a mis sur son balcon ?
Ce n’est pas comme ça qu’il l’oublierait.
Il arrêtait d’y penser pendant quelques jours, puis le manque revenait le
tenailler. Il suffisait d’un rien. D’un nuage gris, d’un camélia blanc.
Un camion s’arrêta à sa hauteur. Il
commençait à bruiner. Une brume légère qui ne mouillait pas. Il releva son col
et décida de rentrer à pied.
Blaise Pascal, un jour, écrivit :
« Il y a des passions qui resserrent l’âme et la rendent immobile, et il y
en a qui la grandissent et la font se répandre au-dehors. » Henriette
Grobz, depuis que Marcel Grobz l’avait quittée pour se mettre en ménage avec sa
secrétaire, Josiane Lambert, s’était découvert une passion qui lui étouffait
l’âme : la vengeance. Elle ne pensait plus qu’à une chose : rendre à
Marcel, au centuple, la monnaie de l’humiliation qu’il lui avait infligée. Elle
voulait pouvoir lui dire un jour, tu m’as pris ma situation, tu m’as volé mon
confort, tu as saccagé mon sanctuaire, je te châtie, Marcel, je te traîne dans
la boue, toi et ta gourgandine. Il ne vous restera que les yeux écorchés de
douleur pour pleurer et vous verrez votre fils chéri grandir en guenilles,
privé de toutes les espérances dont vous le parez pendant que je caracolerai
sur un tas d’or et vous écraserai de mon mépris.
Elle éprouvait le besoin de blesser Marcel
Grobz, de le marquer au fer rouge comme une marchandise qui lui avait autrefois
appartenu et qu’on lui avait reprise. Il a osé ! s’étranglait-elle, il a
osé ! Il l’avait dépouillée de ses droits, de ses privilèges, de cette
rente à vie qu’elle s’était assurée en l’épousant, lui, ce porc répugnant dont
le seul attrait consistait en une belle et ronde fortune. Il l’avait grugée par
un habile tour de passe-passe administratif, elle qui croyait s’être tricoté un
contrat en béton armé qui la mettait à vie à l’abri du besoin. Il lui avait
volé son or. Son gros tas d’or sur lequel elle veillait avec les yeux d’une
mère éperdue.
Elle avait oublié sa bonté, sa générosité,
l’enfer qu’elle lui avait fait vivre en le traitant comme un pauvre intrus de
respirer son air, de manger à sa table. Elle oubliait que, pour l’humilier,
elle lui infligeait l’usage de trois fourchettes à table, le port de pantalons
serrés, le respect scrupuleux d’une syntaxe impossible. Elle oubliait qu’elle
l’avait proscrit du lit conjugal, remisé dans un cagibi à peine assez grand pour
contenir un lit et une table de chevet, elle ne retenait qu’une seule
chose : ce misérable avait eu l’outrecuidance de se rebeller et de prendre
la fuite avec son argent.
Vengeance, vengeance ! criait tout son
être dès le réveil. Et de parcourir son appartement désolé, privé des énormes
bouquets de fleurs que lui livrait autrefois le fleuriste Veyrat, de constater
qu’il n’y avait plus de maître d’hôtel pour établir les menus, plus de lingère
pour soigner sa garde-robe, plus de domestique pour lui apporter son petit
déjeuner au lit, plus de chauffeur pour la promener dans Paris, plus de
rendez-vous quotidiens chez le couturier, le pédicure, le masseur, le coiffeur,
la manucure. Ruinée. La veille, place Vendôme, au moment de payer le nouveau
bracelet de sa montre Cartier, elle avait dû s’asseoir en voyant le montant de
la note. Elle n’achetait plus ses produits de beauté en parfumerie, mais en
pharmacie, s’habillait chez Zara, avait renoncé à l’agenda Hermès et au
champagne blanc de blanc de Ruinart. Chaque journée amenait un nouveau
sacrifice.
Marcel Grobz payait le loyer de
l’appartement et lui versait une pension, mais cela ne suffisait pas à la
voracité d’Henriette qui avait connu des jours de magnificence où il lui
suffisait d’ouvrir son chéquier pour obtenir ce qu’elle voulait. Le doux bruit
de la plume de son stylo en or sur le chèque blanc… Le dernier sac Vuitton, des
châles en cachemire comme s’il en pleuvait, des aquarelles douces à ses yeux
usés, des truffes blanches de chez Hédiard ou deux places au premier rang salle
Pleyel, une pour son sac à main, l’autre pour elle. Elle ne supportait pas la
promiscuité. L’argent de Marcel Grobz était un sésame dont elle avait abusé et
qui lui avait été retiré brusquement comme on confisque sa tétine au bébé qui suçote,
heureux.
Elle n’avait plus d’argent, elle n’était
plus rien. L’autre avait tout.
L’autre. Elle en faisait des cauchemars
chaque nuit, se réveillait, la chemise trempée. La colère la suffoquait. Il
fallait qu’elle boive un grand verre d’eau pour dénouer la rage qui lui
écrasait la poitrine. Elle finissait ses nuits aux lueurs tremblantes de l’aube
à remâcher une revanche qu’elle ne finissait pas d’enluminer. Josiane Lambert,
j’aurai ta peau et celle de ton fils, sifflait-elle, enfoncée dans le moelleux
de ses oreillers. Encore heureux qu’il n’ait pas emporté la literie ! Elle
aurait été obligée de dormir sur des oreillers Monoprix.
Il fallait que prenne fin cette infamie.
Cela ne viendrait pas d’une nouvelle union, ce n’est pas à soixante-huit ans
qu’on appâte les hommes avec ce qu’il nous reste de charmes, cela ne pouvait
provenir que d’une action qu’elle allait entreprendre pour rentrer dans ses
droits. D’une vengeance mûrie, préméditée.
Laquelle ? Elle ne savait pas encore.
Pour passer ses nerfs, elle tournait autour
du domicile de sa rivale, la filait, promenant l’héritier dans un landau
anglais, moussant de dentelles et de couvertures en laine peignée, suivie par
la voiture au volant de laquelle se tenait Gilles, le chauffeur, au cas où
l’usurpatrice viendrait à se fatiguer. Elle suffoquait de rage, mais cavalait
derrière l’attelage de la mère et du fils en tricotant de ses longues jambes
maigres, protégée, croyait-elle, par le large couvre-chef qu’elle ne quittait
jamais.
Elle avait songé au vitriol. Asperger la
mère et l’enfant, les défigurer, les aveugler, inscrire sur leur visage une
lèpre éternelle. Ce projet la transfigurait, un large sourire illuminait sa
face sèche, plâtrée de poudre blanche, elle jubilait. Elle se renseigna sur les
moyens de se procurer ce concentré d’acide sulfurique, fit une enquête, en
étudia les effets ; cette idée la charma quelque temps, puis elle se
ravisa. Marcel Grobz l’accuserait et son courroux serait terrible.
Sa vengeance devait être secrète, anonyme,
silencieuse.
Elle décida alors d’étudier le terrain de
sa rivale. Elle tenta de soudoyer la petite bonne qui travaillait chez Marcel,
de la faire parler des amis, des relations, de la famille de sa patronne. Elle
savait s’adresser aux subalternes, se mettre à leur niveau, épouser leurs
points de vue, renchérir sur leurs peurs imaginaires, elle en rajoutait, les
flattait, caressait leurs rêves, se montrait bonne amie, bonne fille pour
soutirer le renseignement dont elle avait besoin : cette Josiane,
n’avait-elle pas un amant ?
— Oh, non… Madame ne ferait pas ça,
rougissait la domestique. Elle est trop bonne. Et puis trop franche aussi.
Quand elle a quelque chose sur le cœur, elle le dit. Elle est pas du genre à
dissimuler…
Une sœur, un frère indigne qui viendrait la
ponctionner quand le gros plein de soupe avait le dos tourné ? La petite
bonne, après avoir placé les billets pliés en quatre dans la poche de sa veste,
disait, je ne crois pas, Madame Josiane a l’air bien éprise et Monsieur aussi,
ils se mangent de baisers et, s’il n’y avait pas Junior pour les surveiller,
ils se culbuteraient toute la journée dans la cuisine, dans l’entrée, dans le
salon, c’est sûr que pour s’aimer, ils s’aiment. Ils sont comme deux berlingots
collés.
Henriette tapait du pied de colère.
— Parce qu’ils se frottent encore l’un
contre l’autre ? C’est répugnant !
— Oh non, madame, c’est
charmant ! Si vous les voyiez. Ça vous donne de l’espérance, on croit fort
à l’amour quand on travaille pour eux.
Henriette s’éloignait en se bouchant le
nez.
Alors, elle tenta d’amadouer la concierge
de l’immeuble pour obtenir des renseignements qui, judicieusement utilisés,
auraient pu lui servir mais elle renonça. Elle ne se voyait pas enlever
l’enfant ni payer un homme de main pour supprimer la mère.
Elle et Marcel n’étaient pas encore
divorcés, elle faisait mille difficultés, inventait mille obstacles, repoussait
la date fatidique où il reprendrait sa liberté et pourrait convoler en justes
noces. C’était son seul atout : elle était encore mariée, et pas près de
divorcer. La loi la protégeait.
Il lui fallait battre le fer de manière
sûre et subtile. Marcel n’était pas niais. Il pouvait se révéler impitoyable.
Elle l’avait vu à l’ouvrage. Il ratatinait des ennemis redoutables avec son
sourire d’enfant de chœur. Il emberlificotait l’adversaire en trois coups de
pelote.
Je vais trouver, je vais trouver, se
disait-elle chaque jour en tricotant des jambes avenue des Ternes, avenue Niel,
avenue de Wagram, avenue Foch, suivant le carrosse de cet enfant qu’elle
abominait. Ces parcours l’épuisaient. Sa rivale, plus jeune et plus vive,
menait son landau avec entrain. Elle rentrait chez elle, les pieds en sang, et
méditait, les orteils déployés dans une bassine d’eau salée. Je m’en suis
toujours sortie, ce n’est pas aujourd’hui que je vais laisser ce vieux
dégoûtant saisi par la débauche me réduire à néant.
Il lui arrivait parfois, au petit matin,
quand le jour pointait à travers les rideaux, de s’offrir un luxe qu’elle
goûtait fort du fait de sa rareté : des larmes. Elle versait de chiches
larmes froides en réfléchissant à sa vie qui aurait dû être lumineuse, douce si
l’infortune ne s’était pas acharnée sur elle. Acharnée, répétait-elle, en
délivrant un sanglot rageur. Je n’ai vraiment pas eu de chance, la vie est une
loterie et j’ai été mal servie. Sans parler de mes filles, ricanait-elle,
droite dans son lit. L’une, ingrate et commune, ne veut plus me voir, l’autre,
frivole et gâtée, a laissé passer la chance de sa vie en voulant devenir madame
de Sévigné. Quelle drôle d’idée ! Avait-elle besoin de se travestir en
auteur à succès ? Elle avait tout. Un mari riche, un appartement
magnifique, une maison à Deauville, de l’argent à jeter par les fenêtres. Et je
vous prie de croire, ajoutait-elle comme si elle s’adressait à une amie
imaginaire assise au pied de son lit, qu’elle ne les fermait jamais les
fenêtres ! Il a fallu qu’elle se prenne pour une autre, qu’elle se livre à
des rêveries stériles, se donne l’air d’être un écrivain. Aujourd’hui, elle
dépérit dans une clinique. Je ne vais pas la voir : elle me déprime. Et
puis, c’est si loin et les transports en commun, mon Dieu ! comment font
les gens pour s’entasser chaque jour dans ces wagons à bétail humain. Non
merci !
Un jour qu’elle questionnait la petite
bonne sur les relations de Marcel et de sa putain – c’est ainsi
qu’elle appelait Josiane quand elle soliloquait –, elle apprit que
Joséphine était attendue à dîner, prochainement. Ils en parlaient. Joséphine
chez l’ennemi ! Elle pourrait être son cheval de Troie. Il lui fallait
absolument se réconcilier avec elle. Elle était si sotte, si naïve, elle n’y
verrait que du feu.
Sa détermination fut renforcée lorsqu’un
jour où elle attendait que le feu passe au rouge et qu’elle puisse continuer sa
filature, elle eut la surprise de voir la voiture de Marcel se garer à sa
hauteur.
— Alors la vieille, claironna Gilles,
le chauffeur, on gambade, on s’aère ? On redécouvre les plaisirs de la
marche à pied ?
Elle avait détourné la tête, fixant le
sommet des arbres, se concentrant sur les marrons qui éclataient dans leur
coque brune. Les marrons, elle les aimait glacés. Elle les achetait chez
Fauchon. Elle avait oublié que ça poussait sur des arbres.
Il avait klaxonné pour qu’elle revienne à
lui et avait enchaîné :
— On chercherait pas plutôt des noises
au patron en filant le train de sa belle et de son fils ? Vous croyez que
je vous ai pas repérée depuis le temps que vous galopez derrière eux ?
Heureusement il n’y avait personne pour
s’étonner de ce dialogue déplacé. Elle baissa les yeux jusqu’à lui et le
fusilla du regard. Il en profita pour porter la touche finale :
— Je vous conseille de déguerpir et
vite fait, sinon j’en parle au patron. Et votre chèque de fin de mois pourrait
bien y passer !
Ce jour-là, Henriette abandonna ses
filatures. Il fallait absolument qu’elle trouve un moyen de nuire, un moyen
invisible, anonyme. Une vengeance à distance, où elle n’apparaisse pas.
Elle n’allait pas se laisser tuer par le
chagrin, elle allait tuer son chagrin.
Joséphine vérifia qu’elle portait bien le
médaillon, claqua la porte et sortit. Elle s’était souvenue des règles de
prudence édictées par Hildegarde de Bingen afin d’écarter le danger :
porter en sachet sous le cou les reliques d’un saint protecteur ou des
fragments de cheveux, d’ongles, de peau du chef de famille mort. Elle avait
placé la mèche de cheveux d’Antoine dans un médaillon et le portait autour du
cou. Elle était persuadée qu’Antoine l’avait sauvée en s’interposant, sous
forme de colis postal, entre le meurtrier et elle ; il pouvait donc la
protéger d’un nouvel assaut si l’assassin récidivait. Qu’importe qu’on la
prenne pour une timbrée !
Après tout, la croyance en des reliques
protectrices avait perduré suffisamment longtemps dans l’histoire de France
pour y apporter un peu de crédit. Ce n’est pas parce que je vis à une époque
qui se veut scientifique et rationnelle que je n’ai pas le droit de croire au
surnaturel. Les miracles, les saints, les manifestations de l’au-delà faisaient
partie de la vie de tous les jours au Moyen Âge. On était même allé jusqu’à
prêter des dons de guérisseur à un chien. Au XIIe siècle, dans la paroisse de Châtillon-sur-Chalaronne. Il
s’appelait Guignefort. Il avait été martyrisé par son maître et enterré à la
sauvette par une paysanne, qui avait pris l’habitude de poser des fleurs sur la
tombe du pauvre cabot chaque fois qu’elle passait dans la clairière. Un jour
qu’elle y avait emmené son fils de quinze mois qui avait une forte fièvre et
des pustules sur le visage, elle avait posé l’enfant sur la tombe, le temps
d’aller cueillir, comme d’habitude, des fleurs dans les champs. Quand elle
revint, l’enfant, le visage lisse comme lavé, gazouillait et tapait des mains
pour célébrer la délivrance du mal qui le tourmentait. La paysanne narra à tous
cette aventure qu’on baptisa miracle. Les femmes du village prirent l’habitude
de se rendre en pèlerinage sur la tombe du chien dès qu’un enfant était malade.
Elles revenaient en chantant, louant le chien et ses pouvoirs surnaturels.
Bientôt on vint de partout déposer les enfants malades sur la tombe de
Guignefort. On en fit un saint. Saint Guignefort, aboyez pour nous. On lui
récitait des prières, on lui édifiait un autel, on déposait des offrandes. Cela
fit tant de bruit qu’en 1250, un dominicain, Étienne de Bourbon, interdit
ces pratiques superstitieuses, mais les pèlerinages continuèrent jusqu’au XXe siècle.
Elle avait prévu de travailler en
bibliothèque puis de se rendre à l’école de Zoé à dix-huit heures trente pour
la traditionnelle réunion parents-professeurs. Tu n’oublies pas, maman ?
Tu ne restes pas coincée dans un donjon à respirer un lys ? Elle avait
souri et promis d’être à l’heure.
Elle était donc assise dans le métro, dans
le sens de la marche, le nez contre la vitre. Elle réfléchissait à
l’organisation de son travail, les livres qu’il allait falloir retenir, les
fiches à remplir, le sandwich et le café qu’elle prendrait sur un zinc. Elle
avait une étude à faire sur la toilette des jeunes filles. Le costume changeait
selon les régions et on pouvait dire d’où venait une femme d’après son habit.
La jeune fille du peuple portait une robe et un chaperon avec une ceinture et
des petites bourses accrochées à la ceinture car, au Moyen Âge, il n’y avait
pas de poches. Par-dessus la robe, on mettait un surcot, une sorte de manteau
souvent fourré de ventre d’écureuil qu’on appelait le vair. Aujourd’hui, on se
ferait arracher les yeux et les oreilles si on portait de la fourrure de ventre
d’écureuil !
Elle tourna la tête et jeta un coup d’œil
sur son voisin qui étudiait un cours d’électricité. Un exposé sur le triphasé.
Tenta de lire ses notes. C’était un enchevêtrement de flèches rouges et de
ronds bleus, de racines carrées et de divisions. Un titre souligné à l’encre
rouge disait : « Qu’est-ce qu’un transformateur parfait ? »
Joséphine sourit. Elle avait lu : « Qu’est-ce qu’un homme
parfait ? » Son histoire avec Luca languissait. Elle n’allait plus
dormir chez lui : il avait recueilli son frère. Vittorio était de plus en
plus agité. Luca s’inquiétait de son état mental. J’hésite à le laisser seul et
je ne veux pas le faire enfermer. Il fait une vraie fixation sur vous. Je dois
lui prouver que lui seul compte pour moi. D’autre part, l’éditeur avait avancé
la date de parution de son livre sur les larmes, et il devait corriger ses épreuves.
Il l’appelait, parlait de films, d’expositions où ils se rendraient ensemble,
mais ne lui donnait pas rendez-vous. Il me fuit. Une question la
taraudait : qu’avait-il voulu lui dire ce fameux soir où il n’était pas
venu à leur rendez-vous ? « Il faut absolument que je vous parle,
c’est important… » Faisait-il allusion à la violence de son frère ?
Vittorio avait-il menacé de s’en prendre à elle ? Ou l’avait-il agressé,
lui, Luca ?
Une gêne s’était installée entre eux après
qu’elle lui eut raconté l’agression dont elle avait été victime. Elle en venait
à penser qu’elle aurait dû se taire. Ne pas l’importuner avec ses problèmes.
Puis elle se reprenait et s’invectivait, mais non ! enfin Jo, arrête de te
prendre pour quantité négligeable ! Tu es une personne formidable !
Il faut que je m’entraîne à le penser. Je suis une personne formidable, je vaux
la peine d’exister. Je ne suis pas une motte de beurre.
Luca était un mystère comme l’exposé sur le
courant triphasé de son voisin. Il me faudrait un circuit fléché pour que je le
comprenne et l’atteigne en plein cœur.
En face d’elle, deux étudiants examinaient
les petites annonces à la recherche d’un appartement et s’exclamaient devant la
cherté des loyers.
Ils avaient de bonnes têtes. Joséphine eut
envie de les inviter à s’installer chez elle, elle possédait une chambre de
service au sixième étage, mais elle se retint. La dernière fois qu’elle avait
cédé à un élan de générosité, elle avait dû supporter la présence de madame
Barthillet et de son fils Max chez elle : elle n’arrivait plus à les
mettre à la porte. Elle n’avait plus de nouvelles des Barthillet. À la station
Passy, le métro devenait aérien. C’était le passage qu’elle préférait :
quand la rame sortait du ventre de la terre et s’élançait dans le ciel. Elle se
tourna vers la fenêtre, guettant la lumière. D’un seul coup, les quais
apparurent, éclaboussés de soleil. Elle cligna des yeux. Cela la surprenait
toujours.
Un métro, venant en direction opposée,
s’arrêta contre le sien. Elle détailla les gens assis dans la voiture. Elle les
observait, leur inventait des vies, des amours, des regrets. Essayait de
deviner ceux qui étaient en couple, tentait d’attraper sur les lèvres des bouts
de dialogue. Son regard caressa une première dame, forte, enveloppée dans un
manteau à gros carreaux, qui fronçait les sourcils. Pas très heureux les
carreaux quand on est gros, et ces sourcils ! je la déclare acariâtre et
vieille fille. Son fiancé a fui, un jour, et elle l’attend pour lui dire son
fait, un rouleau à pâtisserie caché derrière son dos. Puis une autre femme,
toute mince, avec un trait d’eye-liner vert pistache sur chaque paupière. Elle
devait faire des mots croisés parce qu’elle suçait un crayon, penchée sur un
journal. Elle ne portait pas d’alliance, avait les ongles rouges, Joséphine
décida qu’elle était informaticienne, célibataire, qu’elle n’avait pas d’enfant
et ne faisait jamais la vaisselle. Le samedi soir, elle sortait dans des
boîtes, dansait jusqu’à trois heures du matin et rentrait toute seule. À côté d’elle,
un homme, les épaules basses, un col roulé rouge, une veste grise, trop grande,
un peu râpée, lui tournait le dos. Une femme voulut s’asseoir et il se déplaça
pour la laisser passer. Elle vit son visage et resta figée sur place.
Antoine ! C’était Antoine. Il ne regardait pas dans sa direction, ses yeux
flottaient dans le vague, mais c’était lui. Elle frappa de toutes ses forces
contre la vitre, cria Antoine ! Antoine ! se dressa, martela le
verre, l’homme tourna la tête, la regarda, étonné, et lui fit un petit signe de
la main. Comme s’il était embarrassé et lui demandait de se calmer.
Antoine !
Il avait une large balafre sur la joue
droite et son œil droit était fermé.
Antoine ?
Elle n’en était plus sûre du tout.
Antoine ?
Il n’avait pas l’air de la connaître.
Les portes se refermèrent. Le métro
s’ébranla. Joséphine se laissa retomber sur le siège, la tête dévissée en
arrière pour tenter d’apercevoir encore une fois l’homme qui ressemblait à
Antoine.
Ce n’est pas possible. S’il était vivant,
il serait venu nous voir. Il n’a pas notre adresse, chuchota la petite voix de
Zoé. Mais ça se trouve une adresse ! J’ai bien reçu son colis, moi !
Il va la demander à Henriette !
Mais elle ne pouvait pas le sacquer,
répliqua la petite voix de Zoé.
Le garçon tournait la page de son cours
d’électricité triphasée. Les étudiants encerclaient au feutre rouge un
appartement rue de la Glacière. Deux pièces, sept cent cinquante euros. Un
homme, monté à la station Passy, feuilletait une revue sur les résidences
secondaires. Financement et fiscalité. Il portait une chemise blanche, un
costume gris à rayures bleu ciel et une cravate à pois bleus. L’homme qu’elle
avait pris pour Antoine portait un col roulé rouge. Antoine détestait les cols
roulés. Antoine détestait le rouge. C’est une couleur pour camionneur,
affirmait-il.
Elle passa l’après-midi à la bibliothèque,
mais eut beaucoup de mal à travailler. Elle n’arrivait pas à se concentrer.
Revoyait le wagon et ses occupants, la grosse femme à carreaux, la femme menue
aux deux traits d’eye-liner vert et… Antoine en col roulé rouge. Elle secouait
la tête et reprenait l’étude de ses textes. Sainte Hildegarde de Bingen,
protégez-moi, dites-moi que je ne suis pas folle. Pourquoi revient-il me
torturer ?
À six heures moins le quart, elle rangea
ses dossiers, ses livres et reprit le métro en sens inverse. À la station
Passy, elle chercha des yeux un homme en col roulé rouge. Il est peut-être
devenu clochard. Il vit dans une rame de métro. Il a choisi la ligne 6
parce qu’elle est aérienne, qu’on y voit Paris comme sur une carte postale,
qu’il peut admirer la tour Eiffel qui scintille. La nuit, il dort dans un vieux
manteau sous une arche du métro aérien. Ils sont nombreux à se réfugier sous le
métropolitain. Il ne sait pas où j’habite. Il erre tel un ermite. Il a perdu la
mémoire.
À dix-huit heures trente, elle pénétra dans
le collège de Zoé. Chaque professeur recevait dans une salle d’étude. Les
parents faisaient la queue dans le couloir, attendant que leur tour vienne pour
parler des problèmes ou des exploits de leur enfant.
Elle inscrivit sur une feuille le nom des
professeurs, le numéro de leur salle et l’heure à laquelle elle était attendue.
Alla faire la queue devant son premier rendez-vous, le professeur d’anglais,
miss Pentell.
La porte était ouverte et miss Pentell,
assise derrière son bureau. Elle avait sous les yeux les notes de l’élève et
des commentaires sur sa conduite en classe. Chaque entretien était censé durer
cinq minutes, mais il n’était pas rare que des parents anxieux prolongent
l’entrevue dans l’espoir de faire remonter la cote de leur progéniture. Les
autres parents, qui patientaient sur le seuil de la salle de classe,
soupiraient en regardant leur montre. Il y avait souvent des échanges acerbes,
parfois même des altercations. Elle avait déjà assisté à des prises de bec
mémorables où des pères solennels se transformaient en vociférateurs violents.
Certains lisaient le journal en attendant,
des mères papotaient, échangeaient des adresses de cours particuliers, de
stages de vacances, des téléphones de filles au pair. D’autres avaient
l’oreille collée à leur portable, d’autres enfin tentaient de resquiller en
passant devant tout le monde, soulevant des concerts de protestations.
Elle entrevit son voisin, monsieur
Lefloc-Pignel, qui sortait d’une salle de cours. Il lui fit un petit signe de
main amical. Elle lui sourit. Il était seul, sans sa femme. Puis ce fut son
tour de s’entretenir avec le professeur d’anglais. Miss Pentell lui assura que
tout allait bien, Zoé avait un très bon niveau, un accent parfait, une aisance
remarquable dans la langue de Shakespeare, un très bon comportement en classe.
Elle n’avait rien à signaler de particulier. Joséphine rougit devant tant de
compliments et renversa sa chaise en se levant.
Il en fut de même pour les professeurs de
maths, d’espagnol, de SVT, d’histoire, de géographie, elle cheminait de salle en salle,
recueillant louanges et lauriers. Tous la félicitaient d’avoir une fille
brillante, drôle, consciencieuse. Très bonne camarade aussi. On l’a nommée
tutrice d’un élève en difficulté. Joséphine recevait ces compliments comme
autant de satisfecit qu’elle se décernait. Elle aussi aimait l’effort, la
perfection, la précision. Elle rayonnait de bonheur et marchait allégrement
vers son dernier rendez-vous, madame Berthier.
Monsieur Lefloc-Pignel attendait à la porte
de la classe. Son salut fut moins chaleureux qu’auparavant. Il se tenait appuyé
contre le chambranle de la porte ouverte, en frappait le panneau de son index,
faisant un bruit régulier et irritant qui dut importuner madame Berthier car
elle leva la tête et demanda d’un ton las : « Pouvez-vous arrêter ce
bruit, s’il vous plaît ? »
Sur une chaise, à côté d’elle, posé bien à
plat et toujours aussi joufflu, reposait son chapeau vert à soufflets.
— Vous ne gagnerez pas de temps et
vous m’empêchez de me concentrer, souligna madame Berthier.
Monsieur Lefloc-Pignel tapota le cadran de
sa montre pour lui indiquer qu’elle était en retard. Elle hocha la tête, écarta
les mains en signe d’impuissance et se pencha vers une mère qui avait l’air
désespérée, les épaules voûtées, les pieds en dedans, ses longues manches de
manteau couvrant ses doigts. Monsieur Lefloc-Pignel se contint un moment, puis
reprit son martèlement, l’index replié, comme s’il cognait à la porte.
— Monsieur Lefloc-Pignel, dit madame
Berthier en lisant son nom sur la liste des parents, je vous serais
reconnaissante d’attendre votre tour patiemment.
— Je vous serais reconnaissant de
respecter vos horaires. Vous avez déjà trente-cinq minutes de retard !
C’est inadmissible.
— Je prendrai le temps nécessaire.
— Quel genre de professeur êtes-vous
si vous ne savez pas que l’exactitude est une politesse qu’il convient
d’enseigner aux élèves ?
— Quel genre de parent êtes-vous si
vous êtes incapable d’écouter les autres et de vous adapter ? répliqua
madame Berthier. Nous ne sommes pas dans une banque, ici, nous nous occupons
d’enfants.
— Vous n’avez pas de leçons à me
donner !
— C’est dommage, sourit madame
Berthier, je vous aurais bien pris comme élève et vous auriez été obligé de
filer doux !
Il se cabra comme piqué au sang.
— C’est toujours comme ça, dit-il,
prenant Joséphine à partie. Les premiers rendez-vous, ça va, et ensuite, les
retards s’enchaînent. Aucune discipline ! Et elle, à chaque fois, elle
fait exprès de me faire attendre ! Elle croit que je ne m’en aperçois pas,
mais je ne suis pas dupe !
Il avait élevé la voix de façon à ce que
madame Berthier l’entende.
— Savez-vous qu’elle a traîné les
enfants à la Comédie-Française, le soir, en pleine semaine, vous êtes au
courant, n’est-ce pas ?
Madame Berthier avait emmené sa classe voir
Le Cid. Zoé avait été enchantée. Elle avait troqué Les Misérables
contre les stances du Cid et déambulait, tragique, dans le couloir en
récitant : « Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse
ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie… ? »
Joséphine avait beaucoup de mal à ne pas
éclater de rire devant ce don Diègue imberbe en pyjama rose.
— Et ils se sont couchés à minuit.
C’est un scandale. Un enfant a besoin de sommeil. Son équilibre, le
développement de son cerveau en dépendent.
Il parlait de plus en plus fort. Il avait
été rejoint par une mère d’élève qui alimentait sa colère en renchérissant.
— En plus, elle nous a demandé huit
euros par enfant ! glapit-elle.
— Quand on pense à l’argent qu’on
verse avec nos impôts ! s’exclama un autre père.
— C’est un théâtre subventionné,
grogna la mère. Il pourrait offrir les places aux enfants des collèges et des
lycées.
— Absolument ! renchérit une
autre qui grossit le groupe de mécontents. Faut être pauvre pour qu’on s’occupe
de vous dans ce fichu pays !
— Vous ne dites rien ? lança
Lefloc-Pignel, outré que Joséphine reste coite.
Ses pommettes s’enflammèrent, elle rabattit
ses cheveux pour qu’on ne voie pas la pointe de ses oreilles s’empourprer.
Madame Berthier se leva et vint fermer la porte d’un coup sec. Les parents
restèrent interdits.
— Elle m’a claqué la porte au
nez ! s’exclama Lefloc-Pignel.
Il fixait la porte, livide.
— Quand je vous disais que les professeurs,
ils les recrutent en banlieue maintenant ! dit une mère en pinçant les
lèvres.
— Quand les élites se délitent, on ne
répond plus de rien ! grogna un père. Pauvre France !
Joséphine aurait donné n’importe quoi pour
se trouver ailleurs. Elle décida d’organiser sa fuite.
— Je crois qu’en attendant, je vais
aller voir… euh… le professeur d’EPS !
Une mère la jaugea et, dans son regard,
Joséphine perçut le mépris d’un général devant le soldat qui déserte. Elle
s’éloigna. Devant chaque salle, il y avait un père ou une mère qui trépignait,
invoquait Jules Ferry. Un père menaçait d’en parler au ministre dont il était
proche. Elle eut un élan de solidarité envers les professeurs et décida
d’alléger leur peine en séchant ses deux derniers rendez-vous.
Elle fit un compte rendu à Zoé. Souligna la
bonne opinion qu’avaient d’elle ses professeurs, lui raconta les scènes
d’émeute auxquelles elle avait failli assister.
— Toi, tu es restée zen, parce que tu
étais contente, fit remarquer Zoé. Peut-être que les autres parents, ils ont
plein de problèmes avec leurs enfants et ils s’énervent…
— Ils mélangent tout. Ce n’est pas la
faute des professeurs.
Elle commença à débarrasser. Zoé vint lui
entourer la taille de ses bras.
— Je suis très fière de toi, mon
amour, murmura Joséphine.
Zoé lui rendit son câlin et resta blottie
contre elle.
— Il va revenir quand papa, tu
crois ? soupira-t-elle au bout d’un moment.
Joséphine sursauta. Elle avait oublié
l’homme du métro.
Elle resserra son étreinte. Revit le col
roulé rouge. La joue balafrée, l’œil fermé. Murmura, je ne sais pas, je ne sais
pas.
Le lendemain matin, Iphigénie, en lui
apportant le courrier, l’informa qu’une femme avait été poignardée, la veille,
sous les frondaisons de Passy. À côté du corps, on avait retrouvé un chapeau,
un drôle de chapeau à soufflets, vert amande… Exactement comme le vôtre, madame
Cortès !
Deuxième partie
La recette disait : « Facile,
raisonnable, temps de préparation et de cuisson : 3 h. » Ce
soir, c’était Noël. Joséphine préparait une dinde. Une dinde farcie de vrais
marrons, et non une de ces purées congelées insipides qui collent au palais. Le
marron est moelleux, parfumé lorsqu’il est frais, fade et pâteux, cryogénisé.
Elle préparait aussi des purées de céleri, carottes, navets pour accompagner la
dinde. Des entrées, une salade, un plateau de fromages qu’elle était allée
choisir chez Barthélemy, rue de Grenelle, et une bûche de Noël avec des nains
et des champignons en meringue.
Qu’est-ce que j’ai ? Tout me pèse et
m’ennuie. J’aime préparer la dinde de Noël, d’habitude ; chaque ingrédient
m’apporte son lot de souvenirs, je remonte jusqu’à mon enfance ; debout
sur un tabouret, je regardais officier mon père dans son grand tablier blanc,
où était brodé en lettres bleues : JE SUIS LE CHEF ET ON M’OBÉIT.
J’ai gardé ce tablier, il me ceint la taille, je passe les doigts sur les
lettres en relief et relis mon passé en braille.
Son regard tomba sur la dinde pâle et
flasque qui reposait sur le papier gras du boucher. Plumée, les ailes repliées,
le ventre gonflé, la chair rougie, piquée de points noirs, elle offrait crûment
sa misère de dinde faite aux pattes. À côté était posé un long couteau à lame
étincelante.
Madame Berthier avait été poignardée.
Quarante-six coups de couteau en plein cœur. On l’avait retrouvée, inerte,
cuisses ouvertes, couchée sur le dos. Joséphine avait été convoquée au
commissariat. L’officier de police avait rapproché les deux agressions. Mêmes
circonstances, même mode opératoire. Elle avait dû expliquer à nouveau comment la
chaussure d’Antoine placée sur son cœur l’avait sauvée. Le capitaine Gallois,
qui l’avait reçue la première fois, l’écoutait, les lèvres pincées. Joséphine
pouvait lire dans ses pensées « elle a été sauvée par une pompe ».
— Vous êtes un miracle vivant, avait
dit la femme policier en secouant la tête comme si elle n’arrivait pas à y
croire. Madame Berthier a reçu des coups extrêmement violents. La profondeur
des entailles est évaluée entre dix et douze centimètres. L’homme est
fort ; il sait manier l’arme blanche, ce n’est pas un amateur.
En entendant ces chiffres macabres,
Joséphine avait serré ses mains entre ses cuisses pour réprimer le tremblement
qui la secouait.
— La semelle de la chaussure devait
être drôlement épaisse, énonça le capitaine comme si elle essayait de se
convaincre. Il a frappé à l’emplacement du cœur. Comme pour vous.
Elle lui avait demandé d’apporter le colis
d’Antoine afin de l’analyser.
— Vous connaissiez madame
Berthier ?
— Elle était le professeur principal
de ma fille. Nous étions rentrées un soir ensemble de l’école. J’étais allée la
voir au sujet de Zoé.
— Vous n’aviez parlé de rien qui vous
ait marquée ?
Joséphine sourit. Elle allait rapporter un
détail cocasse. Le capitaine croirait qu’elle le faisait exprès ou qu’elle ne
la prenait pas au sérieux.
— Si. Nous avions le même chapeau. Un
drôle de chapeau à trois étages, un peu extravagant, que je n’osais pas porter
et qu’elle m’a encouragée à mettre… J’avais peur de me faire remarquer.
La femme s’était penchée, avait pris une
photo.
— Celui-là ?
— Oui. Le soir où je me suis fait
agresser, je le portais, avait murmuré Joséphine en regardant la photo du bibi
crâneur. Je l’ai perdu dans le parc… Pas eu le courage d’aller le rechercher.
— Rien d’autre qui vous aurait
intriguée ?
Joséphine avait hésité, un autre détail
cocasse… puis elle avait ajouté :
— Elle n’aimait pas la Petite
Musique de nuit de Mozart, elle trouvait que c’était une ritournelle
assommante. Il y a peu de gens qui osent dire ça. C’est vrai que c’est assez
répétitif comme mélodie.
Le lieutenant de police lui avait jeté un
regard mi-agacé, mi-dédaigneux.
— Bien, avait-elle conclu. Restez à
notre disposition, nous vous appellerons si nous avons besoin de vous.
Tirer des lignes, dessiner des hypothèses,
tracer des frontières entre le possible et l’impossible, le travail de
l’enquêteur commençait. Joséphine ne pouvait plus les aider. C’était aux hommes
et aux femmes de la brigade criminelle de travailler. Un détail : un
chapeau vert à trois étages, dénominateur commun aux deux agressions.
L’assassin n’avait laissé aucune trace, aucune empreinte.
Tirer des lignes, établir une limite à ne
pas franchir, ne plus penser à madame Berthier, à l’assassin. Peut-être
habite-t-il le quartier ? Peut-être voulait-il me poignarder en s’acharnant
sur madame Berthier ? Il avait échoué, il a voulu recommencer et s’est
trompé de proie. Il a vu le chapeau, il a cru que c’était moi, même taille,
même allure… Stop ! cria Joséphine. Stop ! Tu vas gâcher la soirée.
Shirley, Gary et Hortense étaient arrivés la veille de Londres et ce soir,
Philippe et Alexandre les rejoindraient pour le dîner.
Me créer une bulle. Comme lorsque je fais
mes conférences. Le travail m’apaise. Il fixe mon esprit, l’empêche de
vagabonder dans des pensées moroses. La cuisine, aussi, la ramenait à ses
chères études. On n’a rien inventé, ruminait Joséphine en s’écorchant les
doigts sur les marrons. Les fast-foods existaient au Moyen Âge. Tout le monde
ne possédait pas sa propre cuisine, les logements en ville étant trop petits.
Les célibataires et les veufs mangeaient dehors. Il existait des traiteurs, des
professionnels de l’alimentation ou « chair cuitiers », qui
installaient des tables dehors et vendaient des saucisses, des petits pâtés ou
des tourtes à emporter. L’ancêtre des hot-dogs ou des MacDos. La cuisine
représentait un secteur très important de la vie quotidienne. Les marchés
étaient bien approvisionnés, huile d’olive de Majorque, écrevisses et carpes de
la Marne, pain de Corbeil, beurre de Normandie, lard du Ventoux, tout arrivait
aux halles de Paris. Dans les bonnes maisons, il y avait un « maître
queux », qui, du haut de sa chaire, agitait sa louche pour indiquer à
chacun son travail. Il surveillait les « happe-lopins » ou galopins,
les enfants de cuisine qui arrachaient des morceaux de nourriture pour les
avaler en cachette. Les cuisiniers s’appelaient « Poire molle »,
« Goulu », « Rince-pot », « Taillevent ». Les
recettes s’écrivaient en mesures religieuses. On faisait cuire « de
l’heure des vêpres jusqu’au soir », bouillir les raviolis de viande le
temps de deux Pater Noster, les noix pendant trois Ave Maria.
Dans les cuisines, les marmitons récitaient des prières, surveillaient la
cuisson, goûtaient, priaient à nouveau en reprenant leur chapelet. La haute
noblesse utilisait la feuille d’or pour décorer les plats. Le repas donnait
lieu à une vraie cérémonie. Les cuisiniers s’efforçaient de préparer des plats
en couleur, le civet rosé, la tarte blanche, la sauce cameline pour accompagner
le poisson frit. La couleur aiguisait l’appétit, les aliments blancs étant
réservés aux malades qu’il convenait de ne pas exciter. Chaque plat changeait
de couleur selon la saison : le potage de tripes était brun en automne,
jaune en été. Le comble du raffinement étant la sauce italienne « bleu
céleste ». Et, pour plaire aux convives, le cuisinier peignait les
armoiries sur les plats en gelée, déposait des grains de grenade ou des fleurs
de violette. Inventait des « mets déguisés » dignes de figurer dans
des films d’épouvante. Il fabriquait des animaux fantastiques ou des scènes
humoristiques en assemblant des moitiés d’animaux différents. Le coq heaumé
représentait un chevalier à tête de coq enfourchant un cochon de lait. Il y
avait aussi les entremets-surprises : on plaçait des oiseaux dans une
tourte en pain, on soulevait le couvercle au moment de servir et les oiseaux
s’envolaient, effrayant l’assistance ravie. Je devrais essayer un jour, se dit
Jo en retrouvant le sourire.
Ses tourments s’éloignaient quand elle
repartait au XIIe siècle. Au temps de Hildegarde
de Bingen. Difficile de l’éviter, Hildegarde s’intéressait à tout : aux
plantes, aux aliments, à la musique, à la médecine, aux humeurs de l’âme qui
agissent sur le corps, le rendant faible ou fort, selon qu’on rit ou qu’on
rumine ! « Si l’homme qui agit suit le désir de l’âme, ses œuvres
sont bonnes, mauvaises s’il agit selon la chair. »
« Chair à saucisse. Mélangez les
marrons avec de la chair à saucisse, le foie et le cœur hachés, du thym
effeuillé, du sel, du poivre. » Revenir à mon HDR. Je n’ai pas d’idée pour
me remettre à un roman. Pas d’idée et pas d’appétit. Je dois avoir
confiance : un jour, un début d’histoire s’imposera, me prendra par la
main et me fera écrire.
J’ai le temps, se dit-elle en commençant à
ôter la peau dure des marrons, attentive à ne pas se couper les doigts.
Pourquoi dit-on « dinde aux marrons » alors qu’on la farcit de
châtaignes ? Le détail est important. Le détail ancre, incarne, dégage une
odeur, une couleur, une atmosphère. En additionnant les détails, on reconstitue
une histoire, voire l’Histoire. On a découvert des pans entiers de la vie
quotidienne du Moyen Âge en fouillant les humbles maisons des paysans. On en a
plus appris qu’en cherchant dans les châteaux. Elle pensa à ces vieux pots en
terre au fond desquels on avait trouvé des traces de caramel. Au monastère de
Cluny, on avait mis au jour des systèmes d’arrivée d’eau, des latrines, des
pièces pour la toilette ressemblant à nos salles de bains.
Monsieur et madame Van den Brock étaient
venus lui rendre visite après avoir appris la mort de madame Berthier. Ils
avaient sonné à sa porte, plus solennels que des candélabres. Elle,
fantaisiste, ronde, primesautière, lui, sérieux et maigre. Elle avait les yeux
qui roulaient dans tous les sens et tentait obstinément de les ramener à un
point fixe ; il fronçait les sourcils et agitait de longs doigts de moine
apothicaire comme de gigantesques paires de ciseaux. Leur couple ressemblait à
l’union de Dracula et de Blanche-Neige. C’était un couple désincarné. Elle
s’était demandé comment ils avaient réussi à faire des enfants. Un moment
d’inattention et il s’était posé sur elle en repliant ses longs doigts coupants
pour ne pas l’égratigner. Deux libellules maladroites s’accouplant dans l’azur.
Il faut protéger nos enfants, affirmait-elle, s’il s’en prend aux femmes, il
peut s’attaquer aux plus petits. Oui, mais que faire ? Que faire ?
Elle agitait sa tête ronde et un chignon maigre piqué de deux grandes aiguilles
fines. Ils avaient proposé une ronde effectuée par les pères de famille dès que
la nuit tomberait. Joséphine avait souri, elle n’avait pas cet article sous la
main, et, comme ils semblaient ne pas comprendre, elle avait ajouté : je
veux dire le père de famille, je n’ai pas de mari. Ils avaient marqué un petit
temps d’arrêt pour gober son trait d’esprit, et avaient poursuivi, on ne peut
rien attendre de la police, ce ne sera pas une priorité pour eux, les banlieues
brûlent alors les beaux quartiers… Une légère acrimonie avait coloré la fin de
la phrase, brisant le ton jusque-là responsable et grave.
Joséphine s’était excusée de ne pas pouvoir
participer à l’effort de guerre, mais avait ajouté qu’elle refusait de se
laisser gouverner par la peur. Dorénavant, elle serait sur ses gardes, irait
chercher Zoé à la sortie des cours, le soir, mais ne céderait pas à la panique.
Elle avait émis l’idée d’organiser un tour pour ramener les enfants de
l’école – ils étaient tous, les Van den Brock, Lefloc-Pignel et Zoé,
dans le même collège. Ils avaient décidé d’en reparler après les fêtes.
— Je vais dire à Hervé Lefloc-Pignel
de passer vous voir, il est très inquiet, assura monsieur Van den Brock d’une
voix mâle. Sa femme n’ose plus sortir. Elle n’ouvre même plus la porte à la
concierge.
— Dites, vous ne trouvez pas ça bizarre
cette concierge qui change de couleur de cheveux toutes les trois
semaines ? Elle n’aurait pas un petit copain qui… ? s’était inquiétée
madame Van den Brock.
— Qui sortirait de prison et cacherait
un grand couteau derrière son dos ? avait demandé Joséphine. Non, je ne
crois pas qu’Iphigénie soit mêlée à ça !
— J’ai entendu dire que son compagnon
avait eu affaire à la justice…
Ils étaient repartis en promettant de lui
envoyer Hervé Lefloc-Pignel dès qu’ils le verraient.
Je vais finir par réconforter tout
l’immeuble, avait soupiré Jo en refermant la porte, ce soir-là. C’est ironique,
j’ai été agressée et c’est moi qui les rassure ! J’ai bien fait de n’en
parler à personne, je serais devenue une curiosité, on viendrait me lancer des
cacahuètes sur le paillasson.
Au premier étage de son immeuble vivaient
un fils et sa mère, les Pinarelli. Il devait avoir cinquante ans, elle
quatre-vingts. Il était grand, mince, les cheveux teints en noir. Il
ressemblait, en plus âgé, à Anthony Perkins dans Psychose. Il avait un
drôle de sourire quand il vous croisait, un sourire qui retroussait un coin de
sa bouche comme s’il se méfiait de vous et vous demandait de vous écarter. Il
ne travaillait pas, devait servir de dame de compagnie à sa mère. Ils sortaient
chaque matin faire leurs courses. Ils avançaient à petits pas et se tenaient la
main. Lui tirait le Caddie tel un lévrier tenu en laisse, elle serrait dans ses
doigts la liste des commissions. La vieille était pète-sec. Elle ne mâchait pas
ses mots et lançait des remarques acerbes comme ces vieilles personnes qui se
croient dispensées de toute civilité à cause de leur grand âge. Joséphine leur
tenait la porte grande ouverte. Ils ne la remerciaient jamais, passaient sans
la saluer, s’engageaient telles deux altesses royales à qui on ouvre une haie,
sabre au clair.
Elle ne connaissait pas les autres
habitants, ceux de l’immeuble B au fond de la cour. Ils étaient plus nombreux
que ceux de l’immeuble A qui ne comptait qu’un appartement par étage.
L’immeuble B en comportait trois. Iphigénie lui avait rapporté que les
occupants de l’immeuble A étant plus riches, ceux du B les détestaient et que
les réunions de copropriétaires donnaient souvent lieu à des règlements de
comptes violents. Ils ergotaient, se traitaient de tous les noms. Les A
l’emportaient toujours au grand dam des B, qui se voyaient infliger de
nouvelles charges, de nouveaux travaux et rechignaient à payer.
Son regard accrocha la grande pendule
Ikea : six heures et demie ! Hortense, Gary et Shirley allaient
rentrer. Ils étaient sortis faire les derniers achats. Zoé était enfermée dans
sa chambre. Elle préparait ses cadeaux. Depuis l’arrivée des Anglais, la maison
résonnait de bruits et de rires. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Ils
avaient débarqué la veille. Joséphine leur avait montré l’appartement, fière de
cet espace qu’elle mettait à leur disposition. Hortense avait ouvert la porte
de sa chambre et s’était jetée sur son lit, les bras en croix, home sweet
home ! Joséphine n’avait pu s’empêcher d’être émue par son
exclamation. Shirley avait réclamé un whisky pendant que Gary, assis sur le
canapé, ses écouteurs sur les oreilles, demandait « on mange quoi, ce
soir, Jo ? qu’as-tu fait de succulent ? ». Des portes
claquaient, des voix fusaient, des musiques sortaient de chaque chambre.
Joséphine comprit que ce qu’elle n’aimait pas dans cet appartement, c’était
qu’il était trop grand pour Zoé et elle. Encombré de rires, de cris, de valises
ouvertes, il devenait chaleureux.
La grande casserole d’eau salée attendait sur
le feu qu’elle y jette les marrons déshabillés. Vaquer dans sa cuisine lui
donnait toujours des idées. Comme courir autour du lac. Les mains s’agitent,
les jambes s’agitent, la tête, libérée des soucis dont on l’emplit, délivre
mille idées.
Chaque matin, elle enfilait un jogging,
chaussait ses baskets et partait courir autour du lac du bois de Boulogne.
Avant d’atteindre le lac, elle trottinait en observant les boulistes, les
cyclistes, les autres joggers, évitant les crottes de chien, sautant dans les flaques
d’eau. Elle aimait par-dessus tout s’élancer dans les ornières remplies d’eau
de pluie. Elle le faisait quand elle était seule, que personne ne pouvait lui
jeter un regard réprobateur. Elle aimait le bruit que faisaient ses chaussures
en frappant l’eau, les gerbes qui giclaient. Dès qu’elle atteignait ce qu’elle
appelait pompeusement « son circuit », elle accélérait. Elle bouclait
un tour de lac en vingt-cinq minutes. Puis s’arrêtait, essoufflée, allait faire
des élongations pour ne pas avoir de courbatures le lendemain. Elle partait,
chaque matin, à dix heures de chez elle et, chaque matin, à dix heures vingt,
elle croisait un homme qui, lui aussi, tournait autour du lac. En marchant. Les
mains dans les poches, le nez dans un caban bleu marine, un bonnet de laine
enfoncé jusqu’aux sourcils, des lunettes noires, une écharpe qui
l’emmaillotait. Il semblait entouré de bandes Velpeau. Elle l’avait baptisé
« l’homme invisible ». Il marchait avec application, d’un pas
mécanique. Comme s’il suivait les prescriptions d’une ordonnance : un à
deux tours de lac par jour, le matin de préférence, le dos droit, en respirant
profondément. Il leur arrivait de se croiser deux fois, s’il avait accéléré le
pas ou si elle ajoutait un tour de lac à celui déjà effectué. Cela doit bien
faire quinze jours que je cours, quinze jours que je le vois et il m’ignore.
Même pas un signe de tête qui signifierait qu’il a repéré ma présence. Il est
pâle, maigre. Il doit sortir d’une cure de désintoxication. Ou d’un chagrin
d’amour. Il a eu un accident de voiture, il est brûlé au troisième degré. C’est
un dangereux repris de justice qui s’est évadé. Elle se racontait mille
histoires. Pourquoi un homme, seul et obstiné, marche-t-il au bord d’un lac
tous les jours entre dix heures et onze heures ? Il y avait dans sa
démarche une détermination presque féroce, comme si, en bandant ses muscles, il
s’accrochait à la vie ou réglait un compte.
Une goutte d’eau gicla de la casserole.
Elle poussa un cri et baissa le feu. Versa la première portion de marrons et
continua à éplucher les autres.
« Laissez bouillir trente minutes et
retirez la deuxième peau au fur et à mesure que vous les sortez de
l’eau. »
Papa faisait une croix sur les châtaignes
pour qu’elles s’épluchent facilement. C’est toujours lui qui cuisinait la dinde
de Noël. Peu de temps avant de mourir, il avait recopié sa recette sur une
feuille de papier blanc. Il avait signé en bas de la feuille :
« L’homme qui aime sa fille et la cuisine. » Il avait écrit sa fille.
Et non ses filles. C’est la première fois que ce détail lui sautait aux yeux.
Et pourtant chaque année, le jour de Noël, elle sortait la feuille manuscrite.
J’étais sa fille de cœur. Iris devait l’intimider. C’est moi qu’il prenait sur
ses genoux pour écouter ses disques, Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens.
Iris nous regardait en passant dans le couloir et haussait les épaules.
Est-ce que Philippe sait faire la
cuisine ? Elle chercha des yeux un Kleenex et se gratta le bout du nez
avec la pointe de l’éplucheur. Philippe. Son cœur s’emportait chaque fois
qu’elle pensait à lui. Forget me not. Ses derniers mots, sur le quai
d’une gare au mois de juin. Depuis, ils ne s’étaient pas revus. Quand elle
avait appris qu’il serait seul avec Alexandre, le soir de Noël, elle les avait
invités.
Tirer des lignes, tracer des frontières
entre le possible et l’impossible, créer une distance qu’elle s’interdirait de
franchir. Ce sera plus simple si j’établis des règles. J’aime les règles, je
suis une femme qui s’incline devant les lois. Comme on s’arrête à un feu rouge.
Il faut se fixer des limites dans la vie. Des distances entre nous et les
autres. Pour survivre. Pour apprendre à se connaître. À connaître le sentiment
trouble qui m’attire vers lui et le maîtriser. Quand il n’est pas là, je ne pense
pas à lui. C’est quand il s’approche que tout se trouble, tout s’enflamme.
« Allumez le bas du four. Le
préchauffez thermostat à 7 pendant vingt minutes. » Nos rapports ont
évolué sans que je m’en rende compte. D’invisible, je suis devenue aimable, différente,
spéciale, précieuse, convoitée, interdite. Quant à moi, cet homme qui me
glaçait s’est révélé abordable, familier, attentif, attirant, dangereux.
L’admirable graduation des sentiments nous a conduits, sans qu’on s’en
aperçoive, au bord d’un précipice. Le camélia blanc, sur le balcon, est la
dernière borne franchie. Quand je l’arrose, je pense à lui. Lui souffle un
baiser. Il ne le sait pas, je ne le lui dirai jamais.
Il me trouverait gourde.
Je dois être gourde, c’est sûr. Vittorio le
répète sans arrêt à Luca. Tu vois ta gourde aujourd’hui ? Elle fait quoi
la gourdasse pour Noël ? Elle va baiser les pieds du pape au
Vatican ? Elle bénit le pain avant de le manger ? Elle s’asperge
d’eau bénite avant de baiser ? Luca ne devrait pas me répéter ces propos.
Cela me blesse. Il dit que Vittorio est de plus en plus incohérent, que le
temps qui passe accentue son angoisse. Il parle d’un lifting, mais n’a pas
assez d’argent. Tape ta gourde, il dit, elle est pleine aux as avec son roman
de gare. Une gourde, ça a le cœur sur la main. Et t’appelles ça un
écrivain ? Luca soupirait, si je vous vois moins, ce n’est pas ma faute,
il a besoin de moi.
Dans trois casseroles en cuivre cuisaient
les carottes, les navets, le céleri qu’elle allait réduire en purée. Bientôt
les châtaignes seraient cuites et épluchées. Elle avait prévu du foie gras en
entrée. Et des tranches de saumon sauvage. Zoé raffolait du saumon sauvage.
Elle avait le goût très développé et pouvait dire, rien qu’en étudiant la
pâleur ou la brillance de la chair, si le poisson était succulent, bon ou
mauvais. Devant l’étalage du poissonnier, elle plissait le nez. C’était le
signal qui avertissait « pas bon, celui-là, maman. Du saumon d’élevage
gueule contre cul à bouffer les crottes des autres ». Zoé aimait les
goûts, les odeurs, elle butait sur une couleur à préciser, un son à imiter,
elle fermait les yeux et créait des palais de saveurs en faisant claquer sa
langue. Elle aimait quand venait l’hiver avec son cortège de froids qu’elle
déclinait. Froid coupant, froid mouillé, froid gris et bas qui annonce la
neige, froid feutré qui vous pousse près de la cheminée. « J’aime le
froid, maman, il me fait chaud au cœur. » Elle avait dû confectionner ses
cadeaux avec des cartons, des bouts de laine, de tissu, des agrafes, de la
colle, des trombones, des paillettes. Elle fabriquait des magnifiques poupées,
des tableaux, des mobiles. Elle n’aimait pas acheter, contrairement à Hortense.
C’est une adolescente d’autrefois, ma fille. Elle n’aime pas les changements,
elle aime que se répète chaque année le même menu de fête, qu’on décore le
sapin avec les mêmes boules, les mêmes guirlandes, qu’on écoute les mêmes
chants de Noël. C’est pour elle que je respecte l’étiquette. L’enfant n’aime
pas qu’on bouscule ses habitudes. Par sentimentalité, par désir d’être rassuré.
Dans la bûche de Noël qu’elle goûte de la langue avant d’y planter les dents,
Zoé recherche le goût de toutes les autres bûches, et peut-être aussi la saveur
de celles qu’elle dégustait avec son père. Où passera-t-il cette soirée de
Noël, l’homme entrevu dans le métro ? Est-il possible qu’il s’agisse
d’Antoine ? Il aurait une balafre, l’œil à moitié fermé. S’il est vivant
et qu’il nous recherche, il doit tourner autour de l’immeuble de Courbevoie. La
concierge a changé. La nouvelle ne nous connaît pas. Mon nom ne figure pas dans
l’annuaire.
Zoé avait demandé qu’on laisse une place
libre à table le soir de Noël.
— Tu verras, maman, ce sera une
surprise, une surprise de Noël.
— Elle va nous ramener un SDF ! avait pronostiqué
Hortense. Si elle fait ça, je dégage, moi !
Les yeux de Shirley riaient en silence.
— Si Zoé ne le fait pas, c’est ta mère
qui le fera ! avait-elle répliqué.
— Ça me rend malade de festoyer quand
dehors il y a tant de…
— Arrête, maman, arrête ! avait
crié Hortense. J’avais oublié que j’allais retrouver Mère Teresa !
Pourquoi pas un orphelinat de petits Noirs craquants pendant que tu y es ?
« Ajoutez le fromage blanc et les
pruneaux à la farce. Mélangez. Farcissez l’intérieur de la dinde. » C’est
ce que je préférais, petite. Je bourrais la dinde de farce épaisse, odorante.
Le ventre de la dinde enflait, je demandais à papa, tu crois qu’elle va
éclater ? Iris et maman faisaient une grimace, papa riait aux éclats. Iris
ne sera pas là, ce soir. Ni Henriette. Je n’aurai pas le goût des Noëls passés,
le brin de houx accroché à la porte, le collier de perles à trois rangs
d’Henriette sur sa robe noire, le ruban de velours violet qui retenait les
cheveux d’Iris et provoquait la même exclamation de la part d’Henriette :
« Je ne devrais pas le dire devant cette petite mais je n’ai jamais vu des
yeux de ce bleu-là ! Et ses dents ! Et sa peau ! » Elle
s’esclaffait comme si elle découvrait une rivière de saphirs dans du papier de
soie. Moi ? Moi, je me sentais laide, avec la certitude que personne,
jamais, ne me regarderait. Cette blessure-là ne s’est jamais refermée.
« Recousez l’ouverture avec du gros
fil. Tartinez la volaille de beurre ou de margarine. Salez, poivrez. Mettez la
volaille sur la plaque du four bien chaud. Au bout de quarante-cinq minutes
environ, modérez la chaleur du four. Laissez cuire une heure. Arrosez très
souvent au cours de la cuisson. »
Après la mort de Lucien Plissonnier, il y
avait eu les Noëls tristes où la place du chef de famille restait vide et puis
Marcel était arrivé avec ses vestes écossaises et ses cravates en Lurex. Les
cadeaux s’entassaient dans leurs assiettes. Iris les recevait avec
condescendance comme si elle daignait lui pardonner d’être assis à la place de
son père, Joséphine hésitait à lui sauter au cou devant les mines réprobatrices
de sa mère et de sa sœur. Ce soir, Marcel Grobz doit fêter son premier Noël
avec Josiane et son fils. Elle irait le voir bientôt. Elle aurait l’impression
de trahir sa mère, de passer dans le camp ennemi, ça lui était égal.
On sonna à la porte. Un coup bref et
précis. Joséphine regarda sa montre, sept heures. Ils avaient dû oublier leur
clé.
C’était monsieur Lefloc-Pignel. Il venait
s’excuser du bruit qu’il risquait de faire dans la soirée : sa femme et
lui recevaient de la famille. Il portait un smoking, un nœud papillon, une
chemise blanche à petits plis, une large ceinture noire en satin. Ses cheveux
étaient lissés et partagés tels les massifs d’un jardin à la française.
— Ne vous excusez pas ! sourit
Joséphine filant la métaphore dans sa tête et concluant qu’elle préférait le
charme flou des parterres anglais, nous aussi, nous risquons de faire du bruit…
Elle se dit qu’elle devrait peut-être lui
offrir une coupe de champagne. Elle hésita, puis, comme il ne faisait pas mine
de partir, elle l’invita à entrer.
— Je ne voudrais pas abuser de votre
temps…, s’excusa-t-il en s’engageant franchement dans l’entrée.
Elle s’essuya avec son torchon et lui
tendit une main un peu grasse.
— Ça vous ennuierait de me suivre à la
cuisine ? Je dois surveiller la cuisson de la dinde.
Il lui emboîta le pas et ajouta d’un ton
guilleret :
— Ainsi je pénètre dans votre
sanctuaire ! C’est un grand honneur…
Il sembla sur le point d’ajouter quelque
chose, mais se tut. Elle sortit une bouteille de champagne du Frigidaire et la
lui tendit pour qu’il l’ouvrît. Ils se souhaitèrent un joyeux Noël et une très
bonne année à venir. Il est quand même très séduisant malgré ses tifs en
massifs, pensa-t-elle. À quoi ressemble sa femme ? Je ne la vois jamais.
— Je voulais vous demander,
commença-t-il d’une voix sourde, votre fille… euh… Comment a-t-elle réagi à ce
qui est arrivé à madame Berthier ?
— Ça a été un choc. On en a beaucoup
parlé.
— Parce que Gaétan, lui, n’en parle
pas.
Il avait l’air préoccupé.
— Et vos autres enfants ?
s’enquit Joséphine.
— Charles-Henri, l’aîné, ne la
connaissait pas, il est au lycée, Domitille ne l’avait pas comme professeur…
C’est Gaétan qui me soucie. Et comme il est dans la classe de votre fille… Ils auraient
pu se parler.
— Elle ne m’a rien dit.
— J’ai entendu dire que vous aviez été
convoquée par les policiers.
— Oui. J’ai été agressée, il n’y a pas
longtemps.
— De la même manière ?
— Oh, non ! Ce n’était rien du
tout comparé à la pauvre madame Berthier…
— Ce n’est pas ce que m’a dit le
commissaire. J’ai demandé à le rencontrer et il m’a reçu.
— Vous savez, on exagère beaucoup dans
les commissariats.
— Je ne crois pas.
Il avait prononcé ces mots d’un ton sévère
comme s’il voulait dire : « Je crois que vous mentez. »
— De toute façon, ce n’est pas
important, je ne suis pas morte ! Je suis là, en train de boire du
champagne avec vous !
— Je ne voudrais pas qu’il s’en prenne
à nos enfants, poursuivit monsieur Lefloc-Pignel. Il faudrait demander une
protection devant l’immeuble, un policier en faction.
— Nuit et jour ?
— Je ne sais pas. C’est pour cela que
je suis venu vous parler.
— Pourquoi le ferait-on rien que pour
notre immeuble ?
— Parce que vous avez été agressée.
Pourquoi le nier ?
— Je ne suis pas sûre que ce soit par
le même homme. Je me méfie des amalgames, de la précipitation…
— Enfin, madame Cortès…
— Vous pouvez m’appeler Joséphine.
— Je… non… je préfère madame Cortès.
— Comme vous voulez…
Ils furent interrompus par l’arrivée de
Shirley, suivie de Gary et Hortense, les bras chargés de paquets, le nez et les
pommettes rougis par le froid. Ils tapaient dans leurs gants, soufflaient sur
leurs mains, réclamèrent en chahutant une coupe de champagne. Joséphine fit les
présentations. Hervé Lefloc-Pignel s’inclina devant Shirley et Hortense.
« Ravi de faire votre connaissance, dit-il à Hortense. Votre mère m’a
souvent parlé de vous. » Première nouvelle, pensa Joséphine, on n’a jamais
évoqué Hortense. Hortense lui dédia son plus beau sourire. Joséphine sut alors
qu’Hervé Lefloc-Pignel avait saisi la vraie nature de sa fille : Hortense
était flattée et le parerait de toutes les qualités.
— Vous étudiez la mode,
paraît-il ?
Comment le sait-il ? se demanda
Joséphine.
— Oui. À Londres.
— Si jamais je peux vous aider,
dites-le-moi, je connais beaucoup de gens dans ce milieu. À Paris, à Londres, à
New York.
— Merci beaucoup. Je n’oublierai pas.
Comptez sur moi ! Justement, il faudrait que je trouve un stage bientôt.
Vous avez un numéro où je peux vous joindre ?
Joséphine, médusée, assistait au ballet
d’araignée d’Hortense qui tissait sa toile autour de Lefloc-Pignel, babillait,
acquiesçait, notait le numéro de portable et remerciait déjà de l’aide qu’il
lui apporterait. Ils parlèrent encore de la vie à Londres, de l’enseignement,
de l’avantage d’être bilingue. Hortense expliqua comment elle travaillait, alla
chercher le grand cahier où elle agrafait les échantillons de tissu qui lui
plaisaient, montra les croquis qu’elle dessinait à partir de couleurs, de
matières, de silhouettes croisées dans la rue. « Tout ce qu’on dessine, on
doit savoir le faire, c’est le principe numéro un de l’école. » Hervé
Lefloc-Pignel posait des questions auxquelles Hortense répondait en prenant son
temps. Shirley et Joséphine avaient été reléguées au rang de figurantes. À
peine était-il parti qu’Hortense s’écria : « Voilà un homme pour toi,
maman ! »
— Il est marié et père de trois
enfants !
— Et alors ? Tu peux t’envoyer en
l’air sans que sa femme le sache, non ? Ni en parler à ton directeur de
conscience ?
— Hortense ! gronda Joséphine.
— Délicieux, ce champagne ! Quel
millésime ? demanda Shirley, tentant de faire diversion.
— Je ne sais pas ! Ce doit être
écrit sur l’étiquette.
Joséphine avait répondu, distraitement. Les
répliques d’Hortense au sujet de son voisin ne lui plaisaient pas. Je ne dois
pas laisser passer, il faut qu’elle comprenne que l’engagement en amour est
important, qu’on ne se laisse pas aller avec le premier bellâtre qui passe.
— Et toi, chérie, demanda-t-elle, tu
es… amoureuse, en ce moment ?
Hortense but une gorgée de champagne et
soupira :
— Ça y est ! Back home !
retour aux grands mots ! Tu veux savoir si j’ai rencontré un homme beau,
riche, intelligent dont je suis follement éprise ?
Joséphine hocha la tête, pleine d’espoir.
— Non, lâcha Hortense en ménageant un
petit temps de suspense avant sa réponse. En revanche…
Elle tendit son verre pour que sa mère le
remplisse et elle ajouta :
— En revanche… J’ai rencontré un mec.
Beau… Mais beau !
— Ah ! dit Joséphine d’une petite
voix.
Shirley suivait l’échange entre la mère et
la fille et priait tout bas : « Ne rêve pas, ma Jo, tu vas droit dans
le mur avec ta fille ! » Gary souriait et attendait la chute qu’il
savait inéluctablement terrible pour la mère sentimentale qu’était Joséphine.
— Ça a duré combien de temps ?
— Deux semaines. Tous les deux,
enroulés dans une passion gluante…
— Et après ? espéra Joséphine.
— Après, plus de zazazou ! Plus
rien ! Zappé total. Un jour, imagine-toi, il a relevé le bas de son
pantalon et j’ai aperçu une socquette blanche. Une socquette blanche sur une
cheville poilue… deux doigts dans la bouche !
— Mon Dieu ! Quelle idée tu as de
l’amour ! soupira Joséphine.
— Mais ce n’est pas de l’amour,
maman !
— Aujourd’hui, expliqua Shirley, ils
baisent d’abord et puis, ils tombent amoureux.
Hortense bâilla.
— Les hommes amoureux sont si
ennuyeux !
— Je ne vivrai pas de passion gluante
avec Hervé Lefloc-Pignel, marmonna Joséphine qui avait l’impression qu’on se
moquait d’elle.
— J’en mettrais pas ma main au feu,
claironna Hortense. C’est tout à fait ton genre et il te regardait avec
beaucoup d’attention. Ses yeux brillaient. Il avait une manière de te palper
sans te toucher, c’était… envoûtant !
Shirley sentit la gêne de Joséphine. Elle
décida d’arrêter de plaisanter sur un sujet que son amie, à l’évidence, prenait
au sérieux. Que se passe-t-il pour qu’elle perde ainsi tout sens de
l’humour ? Peut-être éprouve-t-elle un réel attrait pour cet homme, qui, my
God, is really good looking.
— Je ne sais pas comment maman se
débrouille, mais elle est toujours entourée d’hommes séduisants, conclut
Hortense, cherchant l’apaisement en décernant un compliment.
— Merci, chérie, dit Joséphine, se
forçant à sourire devant cet armistice improvisé. Et toi, Gary ? Tu es un
sentimental ou un consommateur comme Hortense ?
— Je vais te décevoir, Jo, mais moi,
en ce moment, je chasse la grosse cochonne. J’approfondis ma science de gros
cochon, donc…
— J’ai compris. Je dois être la seule
grosse nunuche, ce n’est pas nouveau.
— Mais non ! T’es pas la
seule ! grogna Hortense. Y a le beau Luca, non ? Au fait, pourquoi il
n’est pas là, ce soir ? Tu l’as pas invité ?
— Il passe Noël avec son frère.
— Fallait inviter le frère ! J’ai
vu sa photo sur Internet. Agence Saphir, passage Vivienne. Il est vachement
beau, Vittorio Giambelli ! Brun, vénéneux, mystérieux. J’en ferais qu’une
bouchée !
Un nouveau coup de sonnette interrompit
leur échange. Philippe, un carton de bouteilles de champagne dans les bras,
entra en compagnie d’Alexandre, sombre, muet, le regard chaviré.
— Champagne pour tout le monde !
s’écria Philippe.
Hortense sauta de joie. Du Roederer rosé,
mon champagne adoré ! Philippe fit un signe à Joséphine et l’attira dans
l’entrée sous prétexte de ranger son manteau et celui d’Alexandre.
— Faut enchaîner avec les cadeaux très
vite ! On sort de la clinique et ça a été sinistre !
— La table est mise. La dinde presque
cuite, on peut passer à table dans vingt minutes. Et après, on ouvre les
cadeaux.
— Non ! Les cadeaux d’abord. Ça
lui changera les idées. On dînera après.
— D’accord, dit-elle, surprise par son
ton autoritaire.
— Zoé n’est pas là ?
— Elle est dans sa chambre, je vais la
chercher…
— Ça va, toi ?
Il l’avait attrapée par le bras, l’avait
attirée contre lui.
Elle sentit la chaleur de son corps sous la
laine humide de la veste, le bout de ses oreilles s’empourpra. Elle répondit
précipitamment oui, oui, ça t’ennuierait de t’occuper du feu dans la cheminée
pendant que j’enfile une robe, me donne un coup de brosse. Elle parlait à toute
vitesse pour oublier son trouble. Il posa un doigt sur ses lèvres, la contempla
un moment qui lui parut infini et la relâcha avec regret.
Le feu crépitait dans la cheminée. Les
cadeaux de Noël brillaient, entassés sur le parquet en point de Hongrie. Deux
clans se formaient : celui des anciens qui n’attendaient que la joie de
distribuer, l’espérance secrète d’avoir fait mouche, et la jeune génération qui
guettait la réalisation des rêves échafaudés dans le secret des vœux nocturnes.
À la légère anxiété des uns répondait l’attente crispée des autres qui se
demandaient s’il allait falloir déguiser leur déception ou s’ils pourraient
laisser éclater leur joie sans avoir à se forcer.
Joséphine n’aimait pas ce rituel des
cadeaux. Elle ressentait, chaque fois, un désespoir inexplicable, comme s’il
lui était démontré l’impossibilité d’aimer juste et bien, et l’assurance d’être
toujours insatisfaite dans l’expression de son amour. Elle aurait voulu
accoucher d’une montagne et se retrouvait presque toujours devant une souris.
Je suis sûre que Gary comprend ce que je ressens, se dit Joséphine en croisant
son regard attentif qui disait en souriant : « Come on, Jo,
souris, c’est Noël, tu es en train de nous plomber la soirée avec tes mines de
crucifiée. » « À ce point ? » demanda Joséphine qui marqua
son étonnement en haussant les sourcils. Gary hocha la tête, affirmatif.
« Okay, je fais un effort », répondit-elle d’un signe de tête.
Elle se tourna vers Shirley qui expliquait
à Philippe en quoi consistait son action contre l’obésité dans les écoles
anglaises.
— Huit mille sept cents morts par jour
dans le monde à cause de ces marchands de sucre ! Et quatre cent mille
enfants obèses de plus chaque année rien qu’en Europe ! Après avoir fait
mourir des esclaves pour cultiver la canne à sucre, ils s’en prennent à nos
enfants en les saupoudrant !
Philippe l’arrêta de la main.
— Tu n’exagères pas un peu ?
— Ils en mettent partout ! Ils
placent des distributeurs de sodas et de barres chocolatées dans les écoles,
ils leur pourrissent les dents, les goinfrent de gras ! Tout ça pour une
histoire de gros sous, bien sûr. Tu ne trouves pas ça scandaleux ? Tu
devrais t’investir dans cette cause. Après tout, tu as un fils que le problème
concerne.
— Tu crois vraiment ? demanda
Philippe, en posant les yeux sur Alexandre.
Mon fils risque plutôt de se faire dévorer
par l’angoisse que par le sucre, pensa-t-il.
C’était le premier Noël d’Alexandre sans sa
mère.
C’était son premier Noël d’homme marié sans
Iris.
Leur premier Noël de célibataires.
Deux hommes privés de l’image de la femme
qui avait longtemps régné sur eux. Ils avaient quitté la clinique en silence.
Avaient remonté la petite allée en gravier, les mains dans les poches, chacun
regardant la marque de ses pieds sur le givre blanc. Deux orphelins dans les
rangs d’un pensionnat. Il s’en serait fallu d’un rien pour que leurs mains
s’accrochent l’une à l’autre, mais ils avaient tenu bon. Droits et dignes sous
leur manteau de chagrin.
— Six morts minute, Philippe !
C’est tout l’effet que ça te fait ? Le regard de Shirley tomba sur la
silhouette dégingandée d’Alexandre. Tu as raison : il a de la marge !
Bon, je me calme ! On n’avait pas dit qu’on allait ouvrir les
cadeaux ?
Alexandre paraissait ignorer l’étincelant
amoncellement de paquets à ses pieds. Son regard restait perdu dans le vide,
dans une autre pièce, lugubre et vide, où se tenait une mère muette, décharnée,
les bras serrés sur la poitrine, bras qu’elle n’avait pas dénoués au moment de
lui dire au revoir. « Amusez-vous bien », avait-elle sifflé entre ses
lèvres pincées. « Vous penserez à moi si on vous en laisse le temps et
l’occasion. » Alexandre était reparti en gardant pour lui le baiser
qu’elle n’avait pas réclamé. Il cherchait à comprendre, en regardant danser le
feu, la raison de la froideur de sa mère. Peut-être ne m’a-t-elle jamais
aimé ? Peut-être n’est-on pas obligé d’aimer son enfant ? Cette
pensée creusa un abîme en lui qui lui donna le vertige.
— Joséphine, cria Shirley, qu’est-ce
qu’on attend pour ouvrir les cadeaux ?
Joséphine frappa dans ses mains et déclara
qu’exceptionnellement, on allait offrir les cadeaux avant minuit. Zoé et
Alexandre joueraient les Pères Noël à tour de rôle en plongeant une main
innocente dans le grand tas enrubanné. Un chant de Noël s’éleva, déposant un
voile sacré sur la tristesse fardée de la soirée. « Ô douce nuit, ô sainte
nuit, dans les cieux l’astre luit… » Zoé ferma les yeux et tendit la main
au hasard.
— Pour Hortense, de la part de maman,
énonça-t-elle en retirant une longue enveloppe. Elle lut le petit mot écrit
dessus : « Joyeux Noël, ma petite fille chérie que j’aime. »
Hortense se précipita sur l’enveloppe
qu’elle ouvrit avec appréhension. Une carte de vœux ? Une petite lettre
moralisatrice qui expliquait que la vie à Londres, les études coûtaient cher,
que c’était déjà un bel effort de la part d’une mère et que le cadeau de Noël
ne pouvait être que symbolique ? Le visage crispé d’Hortense se détendit
comme regonflé par une bouffée de plaisir : « Bon pour une journée de
shopping toutes les deux, mon amour chéri. » Elle se jeta au cou de sa
mère.
— Oh ! Merci, maman !
Comment as-tu deviné ?
Je te connais si bien, eut envie de dire
Joséphine. Je sais que la seule chose qui peut nous réunir sans heurts ni
malice est une course éperdue dans une avalanche de dépenses. Elle ne dit rien
et reçut, émue, le baiser de sa fille.
— On ira où je voudrai ? Toute
une journée ? demanda Hortense, étonnée.
Joséphine hocha la tête. Elle avait vu
juste, même si cette prescience la rendait un peu triste. Comment transmettre
autrement son amour à sa fille ? Qui l’avait faite si avide, si blasée
pour que seul l’espoir d’une journée à dépenser de l’argent puisse lui arracher
un élan de tendresse ? L’existence que je lui ai imposée ou l’âpre temps
que l’on vit ? Il ne faut pas tout rejeter sur l’époque et les autres. Moi
aussi, je suis responsable. Ma culpabilité date de ma première négligence, de
ma première impuissance à la consoler, à la comprendre, impuissance que j’ai
escamotée par une promesse de cadeau, de shopping à deux, moi émerveillée
devant l’aplomb élégant d’une robe sur sa taille élancée, l’ajustement exquis
d’un petit haut, les épousailles d’un jean sur ses longues jambes, elle,
heureuse de recevoir ce que je déposais à ses pieds. Mon éblouissement devant
sa beauté que je veux parer afin de maquiller les blessures de la vie. C’est
plus facile de faire naître ce mirage-là que de donner le conseil, la présence,
l’assistance de l’âme que je ne sais pas offrir, empêtrée dans mes maladresses.
Nous payons toutes les deux ma négligence, ma chérie, ma beauté, mon amour que
j’aime à la folie.
Elle la retint un instant dans ses bras et
lui répéta à l’oreille ces derniers mots :
— Ma chérie, ma beauté, mon amour que
j’aime à la folie.
— Moi aussi, je t’aime, maman,
balbutia Hortense dans un souffle.
Joséphine ne fut pas sûre qu’elle mentît.
Elle éprouva un vrai mouvement de joie qui la redressa, lui redonna désir et
appétit. La vie devenait belle si Hortense l’aimait et elle aurait encore écrit
vingt mille chèques pour recevoir au creux de l’oreille une déclaration d’amour
de sa fille.
La distribution des cadeaux continuait,
scandée par les annonces de Zoé et d’Alexandre. Les papiers volaient dans le
salon avant de mourir dans le feu, les ficelles bouclaient sur le sol, les
étiquettes déchirées allaient se coller au hasard de la feuille qui traînait.
Gary jetait des bûches dans la cheminée, Hortense déchirait les nœuds des
paquets de ses dents, Zoé ouvrait en tremblant les pochettes-surprises. Shirley
reçut une belle paire de bottes et les œuvres complètes d’Oscar Wilde en
anglais, Philippe, une longue écharpe en cachemire bleu ciel et une boîte de
cigares, Joséphine la collection entière des disques de Glenn Gould et un iPod,
« oh, mais je ne sais pas faire marcher ces machins-là – Je te
montrerai ! » promit Philippe en passant son bras autour de ses
épaules. Zoé n’avait plus assez de place dans les bras pour tout emporter dans
sa chambre, Alexandre souriait, émerveillé, devant ses cadeaux et retrouvant
son sens pointilleux de l’observation demanda à la cantonade « pourquoi
les piverts n’ont-ils jamais de maux de tête » ?
Tout le monde partit d’un éclat de rire et
Zoé ne voulant pas rester muette se lança :
— Est-ce que vous croyez que si on
parle longtemps, longtemps avec quelqu’un, à la fin, il oublie que vous avez un
gros nez ?
— Pourquoi demandes-tu ça ? dit
Joséphine.
— Parce que j’ai tellement saoulé Paul
Merson hier après-midi dans la cave qu’il m’a invitée à aller écouter son
groupe dimanche à Colombes !
Elle fit une pirouette et plongea en une
profonde révérence pour recueillir les hommages.
La mélancolie de l’après-midi s’était
évanouie. Philippe déboucha une bouteille de champagne et demanda où en était
la dinde.
— Mon Dieu ! La dinde !
sursauta Joséphine en détachant son regard des bonnes joues enflammées de sa
ballerine de fille.
Zoé avait l’air si heureuse ! Elle
savait à quel point elle tenait à être au mieux avec Paul Merson. Joséphine
avait découvert une photo de lui dans l’agenda de Zoé. C’était la première fois
que Zoé cachait une photo de garçon. Elle courut à la cuisine, ouvrit le four,
inspecta le degré de cuisson du volatile. Encore très rosé, fut le diagnostic.
Elle décida de remonter le thermostat.
Elle se tenait devant le four, ceinte du
grand tablier blanc, les yeux plissés dans un effort pour arroser la dinde sans
faire gicler la sauce sur la plaque brûlante, lorsqu’elle sentit une présence
derrière elle. Elle se retourna, la cuillère à la main, et se retrouva dans les
bras de Philippe.
— C’est bon de te revoir, Jo. Ça fait
si longtemps…
Elle leva la tête vers lui et rougit. Il la
serra contre lui.
— La dernière fois, se souvint-il, tu
accompagnais Zoé que j’emmenais avec Alexandre à Évian…
— Tu les avais inscrits à un stage de
cheval…
— On s’est retrouvés, tous les deux,
sur le quai…
— Il faisait un temps de mois de juin,
avec une petite brise sous la grande verrière de la gare.
— C’étaient les premiers départs en
vacances. Je me disais encore une année scolaire finie…
— Et moi, je me disais et si je
demandais à Joséphine de partir avec nous ?
— Les enfants sont allés acheter des
boissons…
— Tu portais une veste en daim, un
tee-shirt blanc, un foulard à carreaux, des boucles d’oreilles dorées et des
yeux noisette.
— Tu m’as dit « ça va »,
j’ai dit « oui » !
— Et j’ai eu très envie de
t’embrasser.
Elle releva la tête et le regarda dans les
yeux.
— Mais on ne s’est pas…,
commença-t-il.
— Non.
— On s’est dit qu’on ne pouvait pas.
— …
— Que c’était interdit.
Elle hocha la tête, affirmative.
— Et on avait raison.
— Oui, chuchota-t-elle en tentant de
s’écarter.
— C’est interdit.
— Complètement interdit.
Il la reprit contre lui et lui caressant
les cheveux, il murmura :
— Merci, Jo, pour cette fête de
famille.
Sa bouche effleura la sienne. Elle vacilla,
détourna la tête.
— Philippe, tu sais… je crois que… il
ne faudrait pas que…
Il se redressa, la regarda comme s’il ne
comprenait pas ce qu’elle disait, plissa le nez et s’exclama :
— Est-ce que tu sens ce que je sens,
Joséphine ? La farce ne serait-elle pas en train de se répandre dans le
plat ? Ce serait fâcheux de manger des entrailles sèches et vides !
Joséphine se retourna et ouvrit le four. Il
avait raison : la dinde se vidait lentement. Cela faisait un éboulis
marron dont les bords caramélisaient. Elle se demandait comment arrêter
l’hémorragie lorsque la main de Philippe vint se poser sur la sienne et tous
les deux, maniant la cuillère avec précaution, ils refoulèrent le trop-plein de
farce qui s’écoulait du ventre de la dinde.
— C’est bon ? Tu as goûté ?
demanda Philippe dans le cou de Joséphine.
Elle secoua la tête.
— Et les pruneaux, tu les as laissés
tremper ?
— Oui.
— Dans de l’eau avec un peu
d’armagnac ?
— Oui.
— C’est bien.
Il murmurait dans son cou, elle sentait les
mots s’imprimer sur sa peau. Sa main toujours posée sur la sienne, la guidant
vers la farce odorante, il préleva un peu de chair à saucisse, de marrons, de
pruneaux, de fromage blanc et lentement, lentement, monta la cuillère pleine et
fumante vers leurs lèvres qui se rejoignirent. Ils goûtèrent en fermant les
yeux la délicate farce de pruneaux ramollis qui fondit dans leur bouche. Ils
laissèrent échapper un soupir et leurs bouches s’emmêlèrent en un long baiser
goûteux, tendre.
— Peut-être pas assez salé, commenta
Philippe.
— Philippe…, supplia Joséphine, le
repoussant. On ne devrait pas…
Il l’arrima contre lui et sourit. Un peu de
sauce grasse coulait de la commissure de ses lèvres, elle eut envie d’y goûter.
— Tu me fais rire !
— Pourquoi ?
— Tu es la femme la plus drôle que
j’aie jamais rencontrée !
— Moi ?
— Oui, si incroyablement sérieuse
qu’on a envie de rire et de te faire rire…
Et toujours ces mots qui se déposaient sur
ses lèvres comme une buée.
— Philippe !
— Elle est très bonne cette farce
d’ailleurs, Joséphine…
Et il repartit en chercher avec la
cuillère, en porta le contenu aux lèvres de Joséphine, se pencha comme pour
dire : « Je peux goûter ? » Ses lèvres se mélangèrent à
celles de Joséphine, les effleurèrent, ses lèvres douces, pleines, parfumées au
coulis de pruneaux avec une pointe d’armagnac, et elle comprit, traversée par
un fulgurant pressentiment de bonheur, qu’elle ne décidait plus rien, qu’elle
avait franchi ces limites mêmes qu’elle s’était promis de ne jamais dépasser. À
un moment, se dit-elle, on doit comprendre que les limites ne tiennent pas les
autres à distance, elles ne vous protègent pas des problèmes, des tentations,
elles ne font que vous enfermer, vous couper de la vie. Alors, soit vous
décidez de vous dessécher et de rester dans les limites, soit vous vous
farcissez de mille plaisirs en franchissant ces mêmes limites.
— Je t’entends penser, Jo. Arrête de
faire ton examen de conscience !
— Mais…
— Arrête, sinon je vais avoir
l’impression d’embrasser une bonne sœur !
Mais il y a certaines limites qui sont beaucoup
trop dangereuses à franchir, certaines limites qu’il ne faut en aucun cas
dépasser et c’est précisément ce que je suis en train de faire et mon Dieu, mon
Dieu que c’est bon, les bras de cet homme autour de moi !
— C’est que…, essaya-t-elle encore d’articuler.
J’ai la sensation de…
— Joséphine ! Embrasse-moi !
Il la serra étroitement contre lui, lui
bâillonnant la bouche comme s’il voulait la mordre. Son baiser devint brutal,
impérieux, il la poussa contre la porte brûlante du four, elle eut un mouvement
pour se dégager, il la plaqua, força sa bouche, la fouilla comme s’il cherchait
encore un peu de farce, un peu de cette farce qu’elle avait pétrie de ses
doigts, comme s’il léchait le bout de ses doigts malaxant la pâte, le goût des
pruneaux lui remplissait la bouche, il salivait, Philippe, gémit-elle, oh,
Philippe ! elle s’accrocha à lui, enfonça sa bouche dans sa bouche. Depuis
le temps, Jo, depuis le temps… et il se jetait sur le tablier blanc, le
froissait, le retroussait, la repoussait contre la porte vitrée du four,
entrait dans sa bouche, entrait dans son cou, écartait le chemisier blanc,
caressait la peau chaude, descendait ses doigts sur ses seins, appuyait sa
bouche sur le moindre morceau de peau arraché au chemisier, au tablier, mettait
fin à des jours et des jours d’attente torturante.
Un éclat de rire provenant du salon les fit
sursauter.
— Attends ! chuchota Joséphine en
se dégageant. Philippe, il ne faut pas qu’ils…
— Je m’en fous, si tu savais ce que je
m’en fous !
— Il ne faut pas recommencer…
— Pas recommencer ? cria-t-il.
— Je veux dire…
— Joséphine ! Remets tes bras
autour de moi, je n’ai pas dit que c’était fini…
C’était une autre voix, un autre homme.
Elle ne le connaissait pas celui-là. Elle s’abandonna, emportée par une
insouciance nouvelle. Il avait raison. Elle s’en moquait. Avait juste envie de
recommencer. C’était donc ça un baiser ? C’était comme dans les livres
quand la terre s’ouvre en deux, que les montagnes dégringolent, qu’on signe
pour mourir la fleur aux lèvres, cette force qui la soulevait de terre et lui
faisait oublier sa sœur, ses deux filles dans le salon, le vagabond balafré
dans le métro, l’œil triste de Luca, pour la jeter dans les bras d’un homme. Et
quel homme ! Le mari d’Iris ! Elle se rétracta, il la reprit, l’enferma
contre lui, la cala de la pointe des pieds jusqu’à la ligne du cou comme s’il
prenait un appui ferme et définitif, un appui pour l’éternité, et
chuchota : « Et maintenant, on ne parle plus ou en
silence ! »
Sur le seuil de la cuisine, les bras chargés
des paquets qu’elle avait décidé de ranger dans sa chambre, Zoé les observait.
Elle resta là, à contempler sa mère dans les bras de son oncle, puis baissa la
tête et repartit en glissant vers sa chambre.
— On attend qui maintenant ?
demanda Shirley. C’est une soirée de magiciens, vous disparaissez chacun à
votre tour !
Philippe et Joséphine étaient revenus de la
cuisine en racontant avoir sauvé la dinde de la sécheresse. Leur excitation
tranchait avec la réserve du début de soirée et Shirley leur jeta un regard
intrigué.
— On attend Zoé et son mystérieux
visiteur ! soupira Hortense. On ne sait toujours pas qui c’est.
Elle vérifia son reflet dans la glace
au-dessus de la commode, tira sur une mèche pour la placer derrière l’oreille,
fit la moue, la remit devant. Elle avait bien fait de ne pas se couper les
cheveux. Ils étaient épais, brillants, lançaient des reflets cuivrés qui
soulignaient le vert de ses yeux. Encore une idée de cette larve d’Agathe qui
suit à la lettre les oukases des magazines ! Où passe-t-elle Noël, cette
abrutie ? À Val-d’Isère avec ses parents ou à Londres dans une boîte avec
ses copains à la mine patibulaire ? Je vais leur interdire de mettre les
pieds dans l’appartement. Je ne supporte plus leurs regards glauques. Même
Gary, ils le matent.
— C’est peut-être quelqu’un de
l’immeuble ? dit Shirley. Elle a repéré un homme ou une femme seule, ce
soir, et l’a invité.
— Je ne vois pas qui ça peut être,
réfléchit Joséphine. Les Van den Brock sont en famille, les Lefloc-Pignel
aussi, les Merson…
— Lefloc-Pignel ? reprit
Philippe. Je connais un Lefloc-Pignel, un banquier. Hervé, je crois.
— Très bel homme, souligna Hortense,
il mange maman des yeux !
— Ah bon…, dit Philippe, dévisageant
Joséphine qui devint toute rouge. Il t’a fait des avances ?
— Non ! Hortense raconte
n’importe quoi !
— Cet homme aurait juste très bon
goût ! dit Philippe en souriant. Mais si c’est celui que je connais, il
n’est pas du genre à batifoler.
— Il me vouvoie, refuse de m’appeler
par mon prénom, me dit madame Cortès ! On est loin des privautés et des
jeux de séduction !
— Ce doit être le même, dit Philippe.
Banquier, bel homme, austère, marié à une jeune femme d’excellente famille dont
le père possède une banque d’affaires à la tête de laquelle il a placé son
gendre…
— Elle, je ne l’ai jamais vue, dit
Joséphine.
— Elle est blonde, effacée, discrète,
elle parle à peine, lui laisse toute la place. Ils ont trois enfants, je crois.
Si je me souviens bien, ils en ont perdu un, leur premier, qui est mort,
écrasé. Il avait neuf mois. Sa mère l’avait posé par terre, dans sa chaise à
bébé, sur un parking pendant qu’elle cherchait ses clés et il a été fauché par
une voiture.
— Mon Dieu ! s’écria Joséphine.
Je comprendrais qu’elle soit complètement anéantie. Pauvre femme !
— C’était terrible. Aucun de ses
collaborateurs n’osait en parler, il les foudroyait du regard dès qu’ils
tentaient de formuler de vagues condoléances !
— Vous auriez pu vous croiser, il est
passé me voir juste avant que tu n’arrives.
— J’ai été en affaires avec lui
autrefois. Un homme susceptible, pas facile et en même temps beaucoup de
charme, d’entregent, de culture. Entre nous on l’appelait Double Face.
— Comme le scotch ? demanda
Joséphine, amusée.
— C’est une tête, tu sais. ENA, Polytechnique,
les Mines. Je crois qu’il a tous les diplômes. Il a enseigné quatre ans à
Harvard. A eu des propositions du MIT. On s’inclinait avec respect quand il
parlait…
— Eh bien ! C’est notre voisin et
il louche sur maman ! Un nouveau feuilleton à suivre, claironna Hortense.
— Mais que fait Zoé ? J’ai faim,
moi, dit Gary. Ça sent bon, Jo !
— Elle est allée ranger ses cadeaux
dans sa chambre, dit Shirley.
— Je vais préparer le saumon et le
foie gras, ça la fera venir, décida Joséphine. Vous n’avez qu’à vous installer
à table, j’ai mis un nom sur un petit carton à chaque place.
— Je viens avec toi, à mon tour de
disparaître ! dit Shirley.
Elles se retrouvèrent dans la cuisine.
Shirley referma la porte et, pointant un doigt sur Joséphine, ordonna :
— Et maintenant, tu me racontes tout !
Parce qu’elle a bon dos, la dinde du Sahel !
Joséphine rougit, attrapa un plat pour
disposer le foie gras frais.
— Il m’a embrassée !
— Ah, enfin ! Je finissais par me
demander ce qu’il attendait !
— Mais c’est mon beau-frère ! Tu
as oublié ?
— Et c’était bon ? En tout cas,
vous avez pris votre temps. On se demandait ce que vous faisiez.
— C’était bon, Shirley, mais
bon ! Comme je ne pouvais même pas l’imaginer ! C’est donc ça, un
baiser ! J’ai frissonné. De la tête aux pieds ! Avec la barre
brûlante du four dans le dos !
— Il était temps, non ?
— Moque-toi !
— Pas du tout ! Maximum respect
pour le baiser torride, le vrai.
Joséphine démoula le foie gras avec la
pointe d’un couteau trempé dans l’eau bouillante, le disposa sur un plat,
l’entoura de gelée, de feuilles de laitue et ajouta :
— Et maintenant, je fais quoi ?
— Tu le sers avec des toasts…
— Non, idiote ! Avec
Philippe ?
— Tu es dans la merde ! Deep,
deep shit ! Welcome au club des amours impossibles !
— Je préférerais appartenir à un autre
club ! Shirley, sérieusement… qu’est-ce que je vais faire ?
— Mettre le saumon sur un plat, faire
griller des toasts, ouvrir une bonne bouteille de vin, mettre le beurre dans un
joli beurrier, couper des tranches de citron pour le saumon… Tu n’es pas sortie
de l’auberge !
— Merci beaucoup, tu m’es d’un grand
secours ! J’ai le cerveau en feu, c’est la lutte entre mes deux
hémisphères, celui de droite me dit bravo, tu t’es laissée aller, tu as connu
la volupté, celui de gauche crie attention danger ! reprends-toi !
— Je connais par cœur.
Les joues de Joséphine flambèrent.
— J’aime quand il m’embrasse, j’ai
envie qu’il recommence. Oh, Shirley ! C’est si bon ! Je n’ai pas
envie que ça s’arrête.
— Aïe ! Le danger se précise.
— Tu crois que je vais souffrir ?
— La grande volupté s’accompagne
souvent d’une grande souffrance.
— Et tu es une spécialiste…
— Et je suis une spécialiste.
Joséphine réfléchit un long moment, son
regard tomba sur la barre du four, elle la caressa des yeux, soupira.
— Je suis si heureuse, Shirley, si
heureuse ! Même si ce grand bonheur ne doit durer que ces dix minutes et
demie. Y a des gens, je suis sûre, qui n’ont pas dix minutes et demie de grand
bonheur dans toute leur vie !
— Tu parles de veinards !
Montre-les-moi que je les évite !
— Moi, je suis riche de dix minutes et
demie de grand, grand bonheur ! Je me passerai le film de ce baiser en
boucle et ça me suffira. Je ferai lecture, arrêt, rembobinage, baiser au
ralenti, arrêt, rembobinage, baiser au ralenti…
— Tes soirées vont être passionnantes !
pouffa Shirley.
Joséphine s’était appuyée contre le four et
rêvassait, les bras enroulés autour d’elle comme si elle berçait un rêve.
Shirley la secoua.
— Et si on festoyait ? Ils vont
vraiment se demander ce qu’on fait.
Dans le salon, ils attendaient Zoé.
Hortense feuilletait les œuvres complètes
d’Oscar Wilde et lisait des passages à voix haute, Gary actionnait le soufflet
sur les bûches. Alexandre reniflait les cigares de son père, la mine
réprobatrice.
— « La beauté est dans les yeux
de celui qui regarde », déclama Hortense.
— Very thoughtfull indeed, commenta
Gary.
— « Les femmes se divisent en
deux catégories : les laides et les maquillées, les mères étant à
part » !
— Il a oublié les grosses
cochonnes ! rugit Gary.
— « Quand j’étais jeune, je croyais
que, dans la vie, l’argent était ce qu’il y a de plus important. Maintenant que
je suis vieux, je le sais. »
Gary se moqua d’Hortense :
— Pas mal… pour toi !
Elle fit semblant de ne pas avoir entendu
et reprit :
— « Il n’y a que deux tragédies
dans la vie : l’une est de ne pas avoir ce que l’on désire, l’autre est de
l’obtenir. »
— Faux ! s’exclama Philippe.
— Archivrai ! renchérit Shirley.
Le désir ne reste vivace que si on lui court après. Il se nourrit de distance.
— Moi, je sais ce qui nourrit mon
désir, chuchota Philippe.
Joséphine et Philippe étaient assis sur le
canapé, près du feu. Il s’empara de la main de Jo dans son dos. Elle devint
cramoisie et le supplia du regard de lâcher sa main. Il n’en fit rien et la
caressa doucement, ouvrant la paume, la retournant, passant et repassant dans
l’intervalle entre chaque doigt. Joséphine ne pouvait se dégager sans faire de
geste brusque et attirer l’attention sur eux, aussi resta-t-elle, sans bouger,
la main brûlante dans sa main à lui, écoutant sans les entendre les citations
d’Oscar Wilde, essayant de rire quand les autres riaient mais toujours avec un
léger temps de retard, ce qui finit par attirer l’attention.
— Mais, maman, t’as bu ou quoi ?
s’exclama Hortense.
C’est ce moment que choisit Zoé pour avancer
dans la pièce et décréter, solennelle :
— Tout le monde à sa place ! Et
j’éteins les lumières…
Ils se dirigèrent vers la table, cherchant
leur nom près de l’assiette. S’assirent. Déplièrent leurs serviettes. Se
tournèrent vers Zoé qui les surveillait, les bras derrière le dos.
— Et maintenant, tout le monde ferme
les yeux et personne triche.
Ils s’exécutèrent. Hortense tenta
d’apercevoir ce qui se tramait, mais Zoé avait éteint les lumières, et elle ne
distingua qu’une forme raide, carrée qui se glissait à table, soutenue par Zoé.
C’est quoi ce machin-là ? Ce doit être un vieux gâteux et il ne tient pas
debout. Elle nous refile un grabataire comme invité mystère. Tu parles d’une
surprise ! Il va nous vomir dessus ou se faire péter un vaisseau au premier
rot. On va appeler le Samu, les pompiers, joyeux Noël à tous !
— Hortense ! Tu triches !
Ferme les yeux !
Elle obéit, tendit l’oreille. L’homme, en
se déplaçant, faisait un bruit de papier kraft. À tous les coups, il n’a pas de
chaussures, il a les pieds enveloppés dans du papier journal. Un
clochard ! Elle nous a ramené un clochard ! Elle se pinça le nez. Les
pauvres, ça pue. Relâcha la pression pour détecter l’odeur putride. Ne flaira
rien de suspect. Zoé a dû lui faire prendre une douche ; c’est pour ça
qu’on a attendu si longtemps. Puis une légère odeur de colle fraîche vint
chatouiller ses narines. Et encore ce frôlement dans le noir. Comme un chat qui
se frotte aux meubles. Elle lâcha un soupir exaspéré et attendit.
Elle a ramené un clodo, pensait Philippe,
un de ces pauvres vieux qui passent Noël sous un carton dans la rue. Ça ne me
dérangerait pas. Ça peut nous arriver à tous. Pas plus tard qu’hier, en
attendant son taxi dans la cour de la gare du Nord, il avait croisé un ancien
collègue qui marchait appuyé sur une canne. Le cartilage de son genou droit
s’émiettait et il ne tenait plus sur ses jambes. Il refusait de se laisser
opérer. Tu sais ce que c’est, Philippe, tu t’arrêtes un mois, deux mois, et tu
n’es plus dans la course, moi, ça fait six mois que je ne fais plus rien, lui
avait répondu Philippe, et ça m’est complètement égal. Je profite de la vie et
j’aime ça, avait pensé Philippe en le regardant partir en claudiquant. J’achète
des œuvres d’art et je suis heureux. Et j’embrasse la seule femme au monde que
je n’ai pas le droit d’embrasser. Il retrouva sur ses lèvres le goût du baiser,
qui se prolongeait, se développait. Il chercha du bout de la langue un morceau
de pruneau, suça un peu d’armagnac. Il souriait béatement dans la pénombre. La
prochaine fois que je vais à New York, je l’emmène avec moi. On vivra heureux,
cachés, en se remplissant les yeux de beauté, on assistera ensemble aux ventes
aux enchères. Le chiffre d’affaires des deux dernières semaines de ventes à New
York avait culminé à un milliard trois cent mille dollars, soit à peu près
l’équivalent de deux cent cinquante ans de budget d’acquisitions du Centre
Pompidou. Je me verrais bien à la tête d’un musée privé où j’exposerais mes
acquisitions. J’apprendrais à Alexandre à acheter des tableaux. Chez
Christie’s, l’autre jour, l’heureux acheteur du Cape Codder Troll, une
sculpture de Jeff Koons, était un bambin de dix ans, assis entre son père, un
magnat de l’immobilier, et sa mère, une psychiatre renommée. Le caprice de
l’enfant leur avait coûté trois cent cinquante-deux mille dollars, mais ils
semblaient très fiers ! Alexandre, Joséphine, New York, des œuvres d’art à
la pelle, le bonheur émergeait comme une petite chose qui n’existait pas juste
avant le baiser à la dinde et occupait toute la place.
— Je rallume les lumières et vous
pourrez ouvrir les yeux, annonça Zoé.
Ils poussèrent un cri de surprise. À la
place de la chaise vide était installé… Antoine. Une photo d’Antoine grandeur
nature collée sur un panneau de polystyrène.
— Je vous présente papa, déclara Zoé,
les yeux brillants.
Ils fixaient, embarrassés, la silhouette
d’Antoine et leurs regards revenaient vers Zoé. Pour repartir ensuite vers
Antoine comme s’il allait s’animer.
— Il croyait qu’il pourrait être là
pour Noël, mais il a eu un empêchement. Alors j’ai pensé que ce serait bien
qu’il soit avec nous, ce soir, parce que Noël sans papa, ce n’est pas Noël.
Personne peut remplacer un papa. Personne. Alors je voudrais qu’on lève tous un
verre à sa santé, qu’on lui dise qu’on l’attend et qu’on a hâte qu’il soit avec
nous.
Elle avait dû apprendre son petit discours
par cœur parce qu’elle le débita d’un trait. Les yeux fixés sur l’effigie de
son père en costume de chasseur.
— J’oubliais ! Il n’est pas
habillé très chic pour un soir de Noël, mais il a dit que vous comprendriez…
qu’après tout ce qu’il avait vécu, l’élégance était le cadet de ses soucis.
Parce qu’il en a connu des aventures !
Antoine portait une chemise de sport beige,
un foulard blanc, un pantalon de treillis kaki. Ses manches étaient remontées
sur des avant-bras blonds, bronzés. Il souriait. Ses cheveux châtain clair,
coupés court, son teint hâlé, une lueur de fierté dans l’œil lui donnaient
l’audace d’un chasseur de grands fauves. Il avait le pied droit posé sur une
antilope, mais on ne le voyait pas, le pied et l’antilope étant cachés sous la
nappe. Joséphine reconnut la photo : elle avait été prise juste avant son
départ de chez Gunman quand l’avenir lui souriait encore, qu’on ne parlait pas
de fusion ni de licenciement. L’effet était saisissant ; ils eurent, tous,
l’impression qu’Antoine était attablé avec eux.
Alexandre eut un mouvement d’effroi et se
renversa sur sa chaise, ce qui eut pour effet de faire vaciller puis tomber
Antoine.
— Tu ne lui fais pas un baiser,
maman ? demanda Zoé en ramassant l’effigie de son père qu’elle remit
d’aplomb devant son assiette.
Joséphine secoua la tête, pétrifiée. Ce
n’est pas possible. Serait-il vraiment vivant ? A-t-il revu Zoé sans que
je le sache ? Est-ce lui qui a eu l’idée de cette mise en scène grotesque
ou elle, toute seule ? Elle restait immobile, face à Antoine en
carton-pâte, essayant de comprendre.
Philippe et Shirley se regardaient, pris
par une terrible envie de rire qu’ils tentaient de réprimer en se mordant
l’intérieur des joues. Ça lui ressemble bien à ce chasseur d’opérette de venir
nous gâcher la fête, persiflait Shirley dans sa tête, lui qui dégoulinait de
trouille dès qu’il fallait prendre la parole en public !
— Ce n’est pas très hospitalier,
maman. On doit faire un baiser à son mari, le soir de Noël. Après tout, vous
êtes toujours mariés.
— Zoé… s’il te plaît, balbutia
Joséphine.
Hortense contemplait le portrait de son
père en tirant sur une mèche de cheveux.
— Tu joues à quoi, Zoé ? Tu nous
fais un remake des Envahisseurs ou de « Papounet, le
retour » ?
— Papa ne peut pas encore être avec
nous, alors j’ai eu l’idée de lui faire une place à table et je voudrais qu’on
boive tous à sa santé !
— Papaplat, tu veux dire ! lança
Hortense. C’est le nom qu’on donne à ce genre de collage aux États-Unis et tu
le sais très bien, Zoé !
Zoé ne cilla pas.
— Elle n’a pas trouvé ça toute seule,
elle l’a lu dans les journaux anglais, continua Hortense. Flat Daddy !
Ça vient d’Amérique. Ça a commencé quand une femme de militaire basé en Irak a
constaté que sa petite fille de quatre ans ne reconnaissait plus son père lors
d’une permission, puis les familles de la Garde nationale l’ont imitée et ça a
fait école. Maintenant chaque famille de militaire américain basé à l’étranger
reçoit son Flat Daddy par la poste si elle en fait la demande. Zoé n’a
rien inventé ! Elle a juste décidé de nous flinguer la soirée.
— Pas du tout ! J’avais envie
qu’il soit là, avec nous.
Hortense se dressa comme un ressort jailli
de sa boîte.
— Tu veux quoi : nous
culpabiliser ? Montrer qu’il n’y a que toi qui l’oublies pas. Que toi qui
l’aimes vraiment ? C’est raté. Parce qu’il est mort, papa. Ça fait six
mois ! Bouffé par un crocodile ! On te l’a pas dit pour te ménager,
mais c’est la vérité !
— C’est faux, hurla Zoé en plaquant
ses mains sur ses oreilles. Il a pas été bouffé par un crocodile puisqu’il nous
a envoyé une carte postale !
— Mais c’était une vieille carte
moisie oubliée par la poste !
— Faux ! Archifaux ! C’était
papa vivant qui donnait des nouvelles ! Tu n’es qu’une sale punaise qui
pue et qui voudrait que tout le monde soit mort et qu’il n’y ait plus qu’elle
sur terre ! Oh, la punaise ! oh, la punaise ! se mit-elle à
crier à tue-tête en sanglotant.
Hortense se laissa tomber sur sa chaise,
eut un geste de la main qui signifiait « c’est trop pour moi !
j’abandonne ». Joséphine éclata en larmes, jeta sa serviette et sortit de
table.
— Génial, Zoé ! hurla Hortense.
T’as pas une autre surprise en réserve qu’on se marre encore ? Parce qu’on
est morts de rire !
Gary, Shirley et Philippe attendaient,
gênés. Le regard d’Alexandre allait d’une cousine à l’autre, essayant de
comprendre. Il était mort, Antoine ? Mangé par un crocodile ? Comme
au cinéma ? Le foie gras rosissait dans le plat, les toasts racornissaient,
le saumon transpirait. Une odeur de brûlé parvint de la cuisine.
— La dinde ! cria Philippe. On a
oublié d’éteindre le four tout à l’heure !
Au même instant, Joséphine réapparut,
ceinte du grand tablier blanc.
— La dinde a brûlé, annonça-t-elle en
grimaçant.
Gary poussa un soupir dépité.
— Il est onze heures et on n’a
toujours pas dîné. Vous faites chier avec vos psychodrames, les Cortès !
Plus jamais je passerai Noël avec vous !
— Mais que se passe-t-il ? C’est
la guerre ? s’exclama Shirley.
— Gagné ! glapit Zoé, s’emparant
de Papaplat et retournant dans sa chambre d’un pas militaire.
Gary prit le plat de saumon, en glissa deux
tranches dans son assiette, fit de même avec le foie gras.
— Désolé, commenta-t-il la bouche
pleine, je commence avant qu’un nouveau numéro s’enchaîne. J’apprécierai mieux,
le ventre plein !
Alexandre l’imita et plongea les mains dans
les plats. Philippe détourna la tête. Ce n’était pas le moment de donner une
leçon de savoir-vivre à son fils. Joséphine, affalée sur sa chaise, considérait
la table d’un œil morne et caressait les lettres brodées du tablier. C’EST MOI LE CHEF ET ON M’OBÉIT.
Philippe proposa d’oublier la dinde
calcinée et de passer directement aux fromages et à la bûche.
— Commencez sans moi. Je vais voir
Zoé, dit Joséphine, en se levant.
— Ça y est ! On reprend le jeu
des gens qui disparaissent ! dit Shirley. Je goûterais bien au foie gras
avant de devenir fantôme !
Mylène Corbier jeta son sac
Hermès – un vrai, acheté à Paris, pas une imitation comme on en trouvait
à tous les coins de rue – sur le gros fauteuil en cuir rouge de
l’entrée et contempla son intérieur avec satisfaction. Elle murmura, que c’est
beau ! Mais que c’est beau ! Et c’est chez moi ! C’est moi qui
ai payé tout ça avec MES sous !
Six mois qu’elle était à Shanghai, elle
n’avait pas traîné. L’appartement était là pour en témoigner. Vaste, avec de
grandes baies vitrées, d’amples rideaux en toile écrue, des boiseries sur les
murs qui lui rappelaient la maison de son enfance, quand elle était apprentie
coiffeuse et vivait chez sa grand-mère à Lons-le-Saunier. Lons-le-Saunier, dont
le titre de gloire était d’avoir été la ville natale de Rouget de Lisle.
Lons-le-Saunier, deux minutes d’arrêt. Lons-le-Saunier, une éternité d’ennui.
L’appartement s’étendait tel un long loft,
divisé par de hauts claustras équipés de persiennes. Sur les murs, une patine
couleur coquille d’œuf. « Le comble du chic ! » prononça-t-elle
à voix haute en faisant claquer sa langue contre son palais. Elle était bien
obligée de parler toute seule, elle n’avait personne avec qui partager sa
satisfaction. C’était déjà suffisamment pénible de vivre seule, alors seule et
muette ! Surtout à cette époque de fêtes. Noël, le jour de l’an, elle
allait les célébrer en tête à tête avec son sapin en plastique, commandé sur
Internet. Et une petite crèche au pied du sapin. Sa grand-mère la lui avait
donnée avant de partir pour la Chine. « Et n’oublie pas de faire tes
prières au petit Jésus chaque soir ! Il te protégera. »
Pour le moment, il avait rempli son contrat
nickel chrome, le petit Jésus. Elle n’avait rien à lui reprocher. Elle aurait
bien aimé un peu de compagnie, un petit câlin de temps en temps, mais ce ne
semblait pas être sa priorité. Elle soupira, on ne peut pas tout avoir, je
sais. Elle avait choisi de vivre à Shanghai et de réussir, les célébrations
haut les cœurs, ce serait pour plus tard. Quand elle serait riche. Très riche.
Pour le moment, elle était OK riche. Elle avait un bel appartement, un chauffeur à plein temps
(cinquante euros par mois !), mais hésitait encore à investir dans un
animal de compagnie. Cinq mille euros par an d’impôts si on dépassait la taille
du chihuahua. Elle voulait un vrai chien, tout en poils et en babines qui
dégoulinent, pas un modèle réduit qu’on glisse dans son sac avec son poudrier.
Dans ce pays, dès qu’on ajoutait un habitant au mètre carré, il fallait payer.
Cinq ans de salaire si on désirait un deuxième enfant ! Pour le moment,
elle se contentait de parler toute seule ou de regarder la télé. Si la solitude
me pèse trop, j’investirai dans un poisson rouge. C’est autorisé. C’est même un
porte-bonheur. Je commence par le poisson rouge, je fais fortune et après… Ou
je m’achète une tortue. Ça porte bonheur aussi, les tortues. Une belle tortue
et son conjoint. Ils me regarderont avec leurs yeux globuleux et leur éperon
sur le nez. Il paraît que c’est très affectueux… oui, mais quand elles ont la
trouille, elles émettent des gaz nauséabonds !
Dans la crèche, il y avait le bœuf et
l’âne, les moutons, les bergers, des villageois portant des fagots sur
l’épaule. Jésus et ses parents n’étaient pas encore arrivés. Ce soir, à minuit
pile, elle déposerait le petit Jésus en pagne dans son lit de paille, elle
dirait sa prière, se choisirait une bonne bouteille de champagne et irait se
coucher devant la télé.
De l’entrée, elle apercevait sa chambre, le
grand lit à baldaquin en fer forgé habillé de drap blanc, le parquet en larges
lattes blondes, des meubles bien cirés, de grandes lampes en laque de Chine.
Elle avait appris le goût, le bon goût de ceux qui naissent avec le sens des
matières, des couleurs, des proportions. Elle avait étudié des revues de
décoration. Pour le reste, il suffisait de payer les factures. Tout était
possible. Et quand je dis « tout », c’est bien TOUT. On leur donne
le truc le plus tordu et ils le copient au détail près. Hop là boum ! Ils
reproduisent même des traces de vers dans le bois des meubles pour imiter la
patine du temps.
Elle en avait fait du chemin depuis qu’elle
avait quitté son studio minable de Courbevoie. « Oui, minable, ma
fille ! N’ayons pas peur des mots ! » clama-t-elle en envoyant
valser ses escarpins qui lui cambraient le dos tel un torero face à la bête.
Des meubles de récupération, une kitchenette étroite, mal aérée, donnant sur
une pièce unique qui servait de salon-salle à manger-chambre-placard. Un
dessus-de-lit en piqué blanc, des coussins jetés en vrac, des miettes de pain
qui s’incrustaient dans les plis et lui grattaient les reins quand elle se
couchait. Et le soir, quand elle dépliait la planche à repasser, elle pouvait
toucher le nez du présentateur du journal télévisé avec la pointe du fer. Salut
Patrick ! lançait-elle en aplatissant son col blanc. Elle en avait fait
une plaisanterie : « PPDA, je le connais très bien, je lui lisse la pomme d’Adam tous les
soirs ! » Elle restait coquette et repassait soigneusement sa tenue
du lendemain. Ce n’est pas parce qu’on n’a rien qu’il faut se comporter comme
une moins-que-rien, confiait-elle au journaliste qui débitait d’une voix morne
tous les malheurs de la planète.
Sale époque ! Elle guettait les
pourboires pour finir le mois et réanimer son misérable salaire. Sautait le
repas du soir pour garder la ligne et celle de son porte-monnaie. Ne décrochait
pas le téléphone quand apparaissait le numéro du banquier et tournait de l’œil
à la vue d’une enveloppe imprimée. Tu parles d’une existence ! Elle en
était arrivée à envisager sérieusement de faire des passes, une ou deux par
semaine, histoire de subsister. Elle avait des copines qui racolaient sur
Internet. Elle s’y était préparée, au moins c’est toi qui décides, qui choisis
le client, les gâteries, la durée de l’entrevue, le tarif. T’es le patron. T’as
ta petite entreprise. Personne pour te harceler. Hop là boum, ni vu ni connu. Le
moyen de faire autrement ? Comment je paie le loyer, les impôts, les taxes
locales, les assurances, la redevance, le gaz, l’électricité, le téléphone avec
mes trois sous et demi ? Elle sentait le regard des mâles sur son
décolleté. Ils bavaient. Elle les appelait ses Rantanplan. Elle était sur le
point de céder aux chaleurs d’un Rantanplan friqué lorsque Antoine Cortès était
arrivé.
Un sauveur. Antoine Cortès, le chevalier
sans peur ni reproche qui lui parlait d’Afrique, de grands fauves, de bivouacs,
de coups de fusil dans la nuit, de profits, de réussite en mordant dans la
quiche congelée qu’elle lui réchauffait au micro-ondes avant de l’étreindre
sous le dessus-de-lit en piqué blanc.
Puis ça avait été l’Afrique. Le Croco Park
à Kilifi. Entre Monbasa et Malindi. Le grand frisson. Les plages de sable
blanc. Les cocotiers. Les crocodiles. Les projets mirifiques. La maison avec
des domestiques. Rien à faire qu’à glisser les pieds sous la table ! Les
filles d’Antoine leur rendaient visite. Elles étaient mignonnes. Surtout Zoé,
la petite. Elle lui confectionnait une garde-robe, l’habillait comme une
poupée, lui faisait des boucles. L’aînée l’avait toisée au début, mais elle
avait fini par se la mettre dans la poche. Quand elles étaient là, ça allait.
Ça allait même très bien. Elle était folle de ces petites. Devait se retenir
pour ne pas les manger de baisers. Surtout Hortense, qui n’aimait pas qu’on la
colle. Elle les emmenait à la plage avec un panier de pique-nique rempli de
leurs sandwichs préférés, de jus de fruits frais, de mangues et d’ananas. Elles
jouaient aux cartes, cuisinaient en braillant à tue-tête. Elle se souvenait
d’un wapiti aux patates douces qui avait fini caramélisé au fond de la marmite,
impossible de le décoller, un bloc de béton ! Hortense l’avait baptisé What
a pity. On remange quand du What a pity ? elle claironnait dans
la maison. Ne le dis surtout pas à ton père, il prétend que je suis nulle en
cuisine, avait supplié Mylène, ce sera notre secret, notre petit secret,
d’accord ? D’accord, mais tu me donnes quoi en échange ? avait
riposté Hortense. Je t’apprends à te faire des yeux de biche avec des faux cils
et je te fais une french manucure. Hortense avait tendu les mains.
Mais sinon… Des journées à ne rien faire si
ce n’est lire des revues et se soigner les ongles. Attendre Antoine, lovée dans
le hamac. Antoine qui travaillait, Antoine qui se décourageait, Antoine qui
déchantait. Les difficultés à cause de ces sales bêtes qui refusaient de se
reproduire et bouffaient les employés. Monsieur Wei qui menaçait Antoine.
Antoine qui ne travaillait plus. Antoine qui s’était mis à boire. Elle
s’ennuyait dans son hamac. Je vais avoir des moignons à force de me limer les
ongles ! Suis pas habituée à l’oisiveté, moi ! Envie de travailler, de
gagner des sous. Il ricanait, il buvait. Elle avait pris les choses en main.
Elle s’était assise derrière son bureau, avait tenu la comptabilité, noté des
chiffres sur le grand cahier, étudié les revenus, les amortissements, les
bénéfices, avait appris comment marchaient les affaires. Elle imitait
l’écriture d’Antoine, les jambes des « m » étroites et maigres, les
« o » étranglés, le brusque piqué du « s » qui s’écrase en
fin de mot. Elle imitait sa signature. Hop là boum ! Monsieur Wei n’y
avait vu que du feu. Jusqu’au jour tragique où…
Elle s’éventa de la main pour chasser
l’horrible souvenir. Atroce, atroce, oublier ça, pauvre chou. Elle frissonna,
secoua la tête. Sa main tâtonna sur la table basse, attrapa une cigarette.
L’alluma. Tira une bouffée. C’était nouveau. Pas bon pour le teint. Elle avait
baptisé sa ligne de maquillage « Belle de Paris » et son fond de
teint « Lys de France » avec un beau dessin en relief de lys blanc
sur la boîte.
Mon best-seller ! Le produit qui
blanchit, lisse, unifie et maquille en même temps. Quand elle était au Croco
Park, qu’elle se grattait la tête pour savoir comment s’occuper, elle avait
pensé aux produits de beauté. C’était son rayon, la beauté. Elle était coquette
et appréciait la peinture. Surtout Renoir et ses femmes grasses, roses. Elles
faisaient impression, ces femmes-là, c’est pas un hasard si elles avaient
déclenché l’impressionnisme, on en parlait encore. Elle s’était confiée à
Antoine, il avait haussé les épaules. Elle en avait parlé à monsieur Wei, il
lui avait demandé un « projet d’exploitation ». Bigre !
s’était-elle dit, ça veut dire quoi ?
Elle avait commencé par faire une enquête
en parlant avec les Chinoises qui vivaient au Croco Park. Elle avait lu, sur
Internet, que c’était ainsi que procédaient de nombreuses entreprises
étrangères avant de lancer un produit en Chine. Passer du temps avec le client
pour comprendre ses habitudes de consommation. Des concepteurs de General
Motors avaient visité la province de Guangxi et rencontré des acheteurs de
camionnettes chez eux, dans leur ferme. Ils s’étaient assis sur le trottoir en
discutant de ce que ces derniers aimaient ou reprochaient à leur véhicule. Elle
avait fait comme General Motors. Avait bavardé avec les Chinoises en mauvais
anglais et avait compris que le seul produit de beauté qui les faisait rêver
était celui qui blanchissait la peau. White, white, répétaient-elles en
lui touchant les joues. Elles étaient prêtes à échanger leur paie contre un pot
de blanc. Elle avait eu une idée géniale : elle avait conçu un produit qui
faisait fond de teint ET blanchisseur. Avec un peu d’ammoniaque dedans. Juste un peu. Elle
n’était pas sûre que ce soit très bon pour la peau, mais ça marchait. Et
monsieur Wei avait accepté d’être son partenaire.
Ici, tout était si facile. On pouvait
produire ce qu’on voulait, il suffisait de bien expliquer ce qu’on désirait et
hop là boum ! la chaîne de fabrication se mettait en marche. Prix de
revient, prix de vente, bénéfice, combien, how much, le calcul était
vite fait. Pas besoin de contrat. Ils ne faisaient pas de tests, ne se
souciaient pas de savoir si c’était bon ou pas pour la peau. Un essai et, si ça
marchait, ils lançaient la production.
Monsieur Wei avait testé le produit sur des
ouvrières dans une usine. Le stock avait été dévalisé en quelques minutes. Il
avait décidé de vendre en zone rurale et ensuite, par Internet. Il lui avait
expliqué, plissant les yeux en fentes de tirelire, que sept cent cinquante
millions de Chinois habitaient la campagne, que leur revenu par habitant ne cessait
de grimper, que c’était là leur cible. Puis il avait cité l’exemple de Wahaha,
le premier fabricant de boissons du pays, qui s’était développé en partant des
campagnes. Le marketing de Wahaha consistait à badigeonner son logo sur les
murs des villages. Mylène avait fermé les yeux, imaginé des murs entiers de
maisons en torchis ornés de lys royaux et avait eu une pensée émue pour
Louis XVI. Comme si elle le rétablissait sur le trône.
— Les multinationales font face à un
défi immense en matière de distribution dans la Chine rurale, avait insisté
monsieur Wei. Il ne faut pas faire comme les Occidentaux et ne penser qu’aux
villes.
Elle lui faisait confiance. Il s’occupait
de la production, elle de la création. Trente-cinq pour cent chacun et le reste
pour les intermédiaires. Pour qu’ils mettent notre produit en vedette. Faut
graisser les pattes. C’est comme ça que ça se passe chez nous, disait-il de sa
voix nasillarde. Parfois, elle avait envie de poser une question. Il toussait
alors, de manière forte, réprobatrice, comme s’il lui interdisait de pénétrer
sur son domaine. Faut que je me méfie, se disait-elle, ne pas mettre tous mes
œufs dans le même panier. Marcel Grobz l’avait aidée. Je vais le relancer, on
n’est jamais assez prudent. En même temps, il ne faut pas que je me fâche avec
Wei, il me fait faire des placements financiers juteux. Il m’a fait acheter des
actions de l’assureur China Life qui ont plus que doublé à l’issue du premier
jour de cotation ! J’aurais jamais eu l’idée toute seule.
Et pourtant des idées, elle en avait à la
pelle. Ce matin, en se levant, hop là, boum ! elle avait eu un
flash : un téléphone portable qui ferait fond de teint et rouge à lèvres.
D’un côté, le clavier du téléphone, dans la coquille, un boîtier de maquillage.
C’est pas une idée géniale, ça ? Faudrait que je la dépose. Penser à
téléphoner à l’avocat de Grobz. Bonjour, c’est moi, la fille d’Einstein et
d’Estée Lauder ! Restait plus qu’à en souffler trois mots au Mandarin
Rusé.
Il partait le lendemain pour Kilifi. Elle
lui en parlerait à son retour. Il avait trouvé un nouveau régisseur pour
diriger le Croco Park. Un Hollandais brutal qui se fichait pas mal que les
crocodiles bouffent les employés. Les crocodiles s’étaient remis à copuler. Il
les avait affamés afin que le naturel reprenne le dessus et qu’ils se jettent
les uns sur les autres. Il y avait eu un bain de sang puis les plus forts
l’avaient emporté et avaient rétabli leur suprématie sur la colonie. Les
femelles se laissaient engrosser sans se rebiffer. « Ils sentent le maître
et s’inclinent », se vantait-il au téléphone à monsieur Wei qui se
caressait les couilles, les jambes écartées. Lui aussi veut me montrer qui est
le maître, avait pensé Mylène en lui adressant un sourire un peu forcé.
Il fallait qu’elle lui donne une lettre à
poster. Elle se leva, alla s’asseoir à son secrétaire en bois flotté sur lequel
trônaient les photos d’Hortense et de Zoé, ouvrit un tiroir, sortit son
dossier. Elle faisait un double de chaque courrier pour ne pas se répéter. Elle
soupira. Mordilla le capuchon du stylo. Il fallait faire attention aux fautes
d’orthographe. C’est pour cette raison qu’elle n’écrivait pas de textes trop
longs.
— Ils viennent à quelle heure ?
demanda Josiane qui sortait de la salle de bains en se massant les reins.
Elle dormait mal depuis deux semaines. Elle
avait la nuque prise dans le plâtre et le dos lardé de petits couteaux comme
ceux qu’on lance dans les cirques sur des cibles vivantes.
— Midi trente ! Philippe sera là
aussi. Avec Alexandre. Et une dénommée Shirley et son fils, Gary. Ils viennent
tous ! J’ai le gosier qui roucoule de bonheur. Je vais pouvoir te
présenter, ma petite reine. C’est un grand jour, ce premier janvier !
— Tu es sûr que c’est une bonne
idée ?
— Arrête de faire ta raclette !
C’est Joséphine qui a proposé ce déjeuner. Elle nous avait invités chez elle,
mais j’ai pensé que tu te sentirais mieux si on les recevait chez nous. Pense à
Junior. Il a besoin d’une famille.
— C’est pas sa famille !
— Mais puisque qu’on n’en a pas, on
emprunte celle des autres !
Josiane tournait autour du lit dans son
déshabillé en étirant le cou telle une girafe arthritique.
— C’est plus à la mode les familles,
plus personne n’en a…, maugréa-t-elle.
Il ne l’écoutait pas, il refaisait le
monde, son Nouveau Monde.
— Ils m’ont connu rabroué, rapetissé,
humilié par le Cure-Dents. Je vais la jouer Roi-Soleil, galerie des
Glaces ! Holà manants, voici mon palais, mes laquais, mon Petit
Prince ! Femme, apporte-moi ma perruque poudrée et mes mocassins à boucles !
Il se renversa sur le lit, les bras en
croix, ses cuisses de géant roux à peine couvertes par les pans de sa chemise
blanche. Marcel Grobz. Une grosse pelote de poils blonds, de bourrelets
moelleux, de chair rose tavelée, illuminée par deux yeux myosotis, vifs comme
des lames d’épée.
Josiane se laissa tomber sur le lit à côté
de lui. Il était frais rasé, parfumé. Sur une chaise étaient disposés un
costume en alpaga gris, une cravate bleue, des boutons de manchettes assortis.
— Tu te fais beau…
— Je me sens beau, Choupette. C’est
différent !
Elle posa la tête contre son épaule et
sourit.
— Avant, tu ne te sentais pas
beau ?
— Avant, j’étais un vilain crapaud.
Tiens ! Je me demande même comment tu as pu me regarder…
C’est vrai qu’il n’était pas un dieu grec,
son Marcel. Au début, elle devait le reconnaître, elle avait été plus attirée
par sa galette que par son charme, mais, très vite, sa vitalité, sa générosité
l’avaient émue et elle avait fini par devenir sa maîtresse attitrée avant
d’être consacrée seule femme de sa vie et mère de son petit.
— J’ai pas regardé le détail, j’ai
acheté l’ensemble !
— C’est ce qu’on dit des moches !
Le fameux charme des vilains ! Mais je m’en fiche, aujourd’hui, je suis le
grand mamamouchi.
— Encore plus sexy que le grand
mamamouchi…
— Arrête, Choupette, tu
m’excites ! Vise mon slip ! Droit comme un mât de bateau dans la
tempête ! Si on se recouche, on est pas levés de sitôt !
Il avait toujours le même appétit au lit.
Cet homme était fait pour manger, boire, rire, jouir, gravir des montagnes,
planter des baobabs, empocher des tonnerres, étreindre des éclairs. Et dire que
cette vipère d’Henriette avait voulu en faire un caniche poudré ! Elle
avait encore rêvé d’elle. Qu’est-ce qu’elle fout à traîner dans mes nuits,
celle-là ?
— T’as des nouvelles du
Cure-Dents ? demanda-t-elle, prudente.
— Veut toujours pas divorcer. Ses
conditions sont exorbitantes et je lâcherai pas ! Tu dis ça pour me faire
débander ?
— Je dis ça parce qu’elle hante mes
nuits !
— Ah ! Voilà pourquoi tu manques
d’entrain, ces derniers temps…
— Je me sens triste comme un bas qui
sèche tout seul. J’ai plus envie de rien…
— Même pas de moi ?
— Même pas de toi, mon gros
loup !
Le bateau démâta d’un seul coup.
— T’es sérieuse ?
— Je me traîne, j’ai pas faim, je
mange plus…
— Ça doit être grave !
— J’ai mal au dos. Comme si je
recevais des coups de couteau.
— T’as une sciatique. C’est la
grossesse, elle t’a ruiné les osselets.
— J’ai qu’une envie : m’asseoir
et pleurer. Même Junior me laisse de glace.
— C’est pour ça qu’il grimace. Je le
trouve maussade en ce moment.
— Il doit s’ennuyer. Avant j’assurais.
Je lui faisais le grand huit, le rodéo sur la banquise, le french-cancan avec
jetés de mousselines…
— Et là t’es en rade avec ton cabas à
Vierzon ! T’as vu un toubib ?
— Non.
— Et madame Suzanne ?
— Non plus !
Marcel Grobz se redressa, inquiet. La
situation était grave si madame Suzanne n’était pas désirée. Madame Suzanne
avait prédit la signature du contrat avec les Chinois, l’emménagement dans le
grand appartement, la naissance de Junior, la chute d’Henriette et même la mort
d’un proche dans la gueule tranchante d’un monstre. Madame Suzanne fermait les
yeux et voyait. L’œil est menteur, affirmait-elle, on voit mieux les yeux clos,
la vraie vision est intérieure. Elle ne se trompait jamais et quand elle ne
voyait rien, elle le disait. Pour être sûre de garder son don intact, elle ne
demandait jamais d’argent.
Pour gagner sa vie, elle était pédicure.
Elle épluchait les doigts de pieds, ponçait les peaux mortes, rabotait les
oignons, auscultait les organes en pressant des points précis et, pendant que
ses doigts couraient, agiles, le long des métatarses et des phalanges, elle
s’engouffrait dans les âmes et déchiffrait le Destin. D’une simple pression sur
la voûte plantaire, elle remontait jusqu’aux organes vitaux, découvrait la
bonté ou la vilenie de celui dont elle tenait le pied. Elle débusquait le
fluide blanc du grand cœur, le charbon sale du conspirateur, la bile acide du
méchant, l’humeur jaunâtre du jaloux, le calcul bleu de l’avaricieux, le
caillot rouge du libidineux. Penchée sur les trois cunéiformes, elle pénétrait
l’âme et lisait l’avenir. Ses doigts allaient et venaient, elle marmonnait des
phrases décousues. Il fallait tendre l’oreille pour recueillir l’oracle. Quand
le message était important, elle se balançait de droite à gauche et répétait
crescendo les injonctions qu’une voix venue de là-haut lui murmurait à
l’oreille. C’est ainsi que Josiane avait appris qu’elle aurait un fils,
« un beau garçon bien membré, à la tête de feu, aux paroles d’argent, au
cerveau de platine, l’or coulera de sa bouche et ses bras puissants feront
vaciller les colonnes du temple. Il ne faudra pas le contrarier car l’homme se
lèvera tôt dans les langes de l’enfant ».
Il lui arrivait aussi, après avoir rangé
ses pinces coupantes, ses limes, ses polissoirs, ses onguents et ses huiles, de
se relever et de dire, « je ne crois pas que je reviendrai, votre âme est
trop vilaine, ça pue le souffre et le pourri en vous, un macchabée n’y
retrouverait pas ses petits ». Le client, ramolli de délices sur sa
couche, protestait de sa blancheur immaculée. « N’insistez pas, ajoutait
madame Suzanne, repentez-vous, amendez-vous et peut-être alors reviendrai-je
vous taquiner la plante. »
Une fois par mois, madame Suzanne
débarquait avec sa mallette et sa mine pointue de sourcière des âmes. Il
arrivait à Marcel, après avoir commis une indélicatesse financière ou un coup
fourré, de dérober sa voûte plantaire à l’extralucide car il tenait plus que
tout à conserver son estime. Madame Suzanne lui expliquait alors qu’il fallait
parfois, dans le monde impitoyable où il évoluait, employer les mêmes armes que
ses rivaux et qu’à condition de ne pas nuire à plus faible que lui,
l’escroquerie lui serait pardonnée.
— C’est comme si on m’avait vidangée,
poursuivait Josiane. Je marche à côté de mes pompes. Je suis dédoublée. Tu me
vois là, mais je suis pas là.
Marcel Grobz écoutait, incrédule. Jamais
Choupette ne lui avait tenu de tels propos.
— Tu ne ferais pas une dépression
nerveuse ?
— C’est possible. J’ai jamais connu
cette maladie. Ça ne se faisait pas chez nous.
Il était perplexe. Il posa la main sur le
front de Josiane et secoua la tête. Elle n’avait pas de fièvre.
— Peut-être un peu d’anémie ? Tu
as fait des analyses ?
Josiane fit une moue négative.
— Ben, va falloir commencer par ça…
Josiane sourit. Il était inquiet, son bon
gros. Sa mine soucieuse lui rappelait qu’elle était sa neige éternelle. Il lui
suffisait de l’observer pour se rassurer.
— Dis, Marcel, tu m’aimes toujours comme
la Sainte Vierge que tu mettrais au lit ?
— Tu en doutes, Choupette ? Tu en
doutes encore ?
— Non. Mais j’aime te l’entendre dire…
À force de se frotter le cuir, on oublie de le polir.
— Tu veux que je te dise, Choupette,
il n’y a pas un jour, tu m’entends, pas un jour que je ne commence sans
remercier là-haut pour le bonheur immense qui m’a été donné en te rencontrant.
Ils étaient assis sur le lit, appuyés l’un
contre l’autre. À méditer sur ce mal étrange qui frappait Josiane, cette
langueur qui l’enveloppait et lui coupait l’envie, l’appétit, le désir, toutes
ces vertus qui la maintenaient en vie depuis qu’elle était enfant.
Le déjeuner fut un succès. Junior, placé en
tête de table, dans sa chaise de bébé, trônait tel le seigneur du château. Il
tenait son biberon à la main et le frappait sur l’armature de son siège pour
indiquer ses volontés. Il aimait que la table soit bien dressée, que verres,
couteaux et fourchettes soient à leur place, et si, par hasard, un convive se
trompait d’alignement, il frappait son siège de son biberon jusqu’à ce que le
coupable ait rectifié son erreur. On sentait, à ses sourcils froncés, qu’il
essayait de suivre la conversation. Il se concentrait tant qu’il en était
congestionné.
— Je crois qu’il est en train de faire
caca, glissa Zoé à Hortense.
Marcel avait placé un cadeau dans chaque
assiette. Un billet de deux cents euros pour chaque enfant. Hortense, Gary et
Zoé eurent un hoquet en découvrant le grand billet jaune plié en deux dans une
enveloppe. Zoé faillit demander : « C’est un vrai ? »,
Hortense déglutit et se leva pour embrasser Marcel et Josiane. Gary, gêné,
regardait sa mère, se demandant s’il fallait protester. Shirley lui fit signe
de ne rien dire, il risquait de fâcher Marcel.
Philippe reçut une bouteille de château-cheval-blanc,
premier grand cru, classé A, Saint-Émilion 1947. Il tournait doucement la
bouteille entre ses mains, pendant que Marcel récitait le boniment du caviste
chez qui il achetait son vin : « Belle robe rouge, fin, élégant,
souple, structuré. Fruit d’un terroir sablo-graveleux, les graviers captant le
soleil le jour, et réchauffant la vigne, la nuit. » Philippe, amusé,
s’inclina et lui promit qu’ils le boiraient ensemble pour les dix ans de
Junior.
Junior acquiesça d’un rot sonore.
Dans l’assiette de Joséphine et Shirley,
Marcel avait placé un bracelet en or gris, décoré de trente diamants
brillantés, et dans celle de Josiane une paire de clips d’oreilles ornés d’une
grosse perle de culture grise de Tahiti piquée de diamants. Shirley protesta, elle
ne pouvait accepter. En aucun cas. Marcel la prévint qu’il quitterait la table
si elle refusait son cadeau. Il se considérerait offensé. Elle insista, il
renchérit, elle s’obstina, il tint bon, elle s’entêta, il ne voulut pas en
démordre.
— J’adore jouer les Pères Noël, j’ai
une hotte à cadeaux qui déborde, faut bien que je la vide de temps en
temps !
Josiane, pensive, caressait ses boucles
d’oreilles.
— C’est trop, mon loup ! Je vais
ressembler à un gros caillou !
Joséphine murmura :
— Marcel, tu es fou !
— Fou de bonheur, Jo. Tu ne sais pas
le cadeau que vous me faites en venant déjeuner chez nous. Jamais j’aurais pu
imaginer que… Tiens, ma petite Jo, j’ai bien envie de pleurer !
Sa voix tremblait, ses yeux clignaient, il
tordait le nez pour enrayer l’émotion qui le submergeait. Joséphine eut la
gorge nouée à son tour et Josiane renifla en se détournant pour que personne ne
la voie.
C’est le moment que choisit Junior pour
chasser la mélancolie en donnant un grand coup de biberon sur sa chaise qui
signifiait assez de simagrées, je m’ennuie, moi, action !
Ils se tournèrent vers lui, surpris. Il
leur fit un grand sourire en tendant la tête en avant comme pour les encourager
à lui faire la conversation.
— On dirait qu’il a envie de parler,
dit Gary, étonné.
— T’as vu comme il tend le cou !
remarqua Hortense, se faisant la remarque qu’il était vraiment laid quand il
avançait la tête, le cou long et flexible, la bouche fendue, les yeux
exorbités.
— Il faut lui parler tout le temps ou
il s’ennuie…, soupira Josiane.
— Ce doit être épuisant, remarqua
Shirley.
— En plus, on ne peut pas lui dire
n’importe quoi, sinon il se met en colère ! Il faut le faire rire,
l’étonner ou lui apprendre quelque chose.
— Vous êtes sûre ? demanda Gary.
Il est trop petit pour comprendre.
— C’est ce qu’on se dit à chaque fois,
mais à chaque fois on est surpris !
— Je comprends que vous soyez
fatigués, compatit Joséphine.
— Attendez…, dit Gary, je vais lui
dire quelque chose qu’il ne pourra pas comprendre. C’est impossible.
— Vas-y, le provoqua Marcel, sûr de la
science infuse de son rejeton.
Gary se concentra un long moment, cherchant
ce qu’il pourrait trouver de spirituel pour tester le garnement. Quelle drôle
de bouille il a ! ne pouvait-il s’empêcher de penser en constatant que
Junior ne le lâchait pas des yeux et poussait des petits cris signalant son
impatience.
— J’ai trouvé ! s’exclama-t-il,
triomphant. Et là, mon petit vieux, tu peux toujours essayer, tu ne comprendras
rien de rien !
Junior releva le menton tel un gladiateur
outragé et tendit son biberon comme un bouclier pour prendre la mesure de son
adversaire.
— « L’eunuque décapité raconte
des histoires sans queue ni tête », énonça Gary, articulant chaque mot
comme s’il les dictait à un analphabète.
Junior écouta, la tête et les épaules
penchées en avant, le cou se balançant, le corps raide, les bras le long du
corps. Il resta un instant dans cette position, ses sourcils se froncèrent,
dessinant de petits festons, ses joues se marbrèrent de plaques écarlates, il
grogna, gronda, puis son corps se détendit, il jeta la tête en arrière, éclata
d’un rire tonitruant, battit des mains, des pieds pour montrer qu’il
comprenait, et fit le geste de se couper la tête et le bas du ventre du plat de
la main.
— Il a vraiment compris ce que j’ai dit ?
demanda Gary.
— Apparemment oui, dit Marcel Grobz en
dépliant sa serviette d’un air enchanté. Et il a raison de rire, c’est très
drôle !
Gary observait, médusé, le bébé roux et
rose dans sa grenouillère bleue qui le considérait en rigolant et dont le regard
disait encore, encore des histoires, fais-moi rire, les trucs de bébé, ça
m’ennuie, mais ça m’ennuie.
— C’est dingue ! déglutit Gary. This
baby is crazy !
— Craizzzzy ! répéta Junior en
bavant sur sa grenouillère.
— Il est génial, le nain !
s’écria Hortense.
En entendant le mot « génial »,
Junior roucoula et, pour lui montrer à quel point elle avait raison, il tendit
son biberon vers un spot du plafond et énonça clairement :
— Lampe…
Devant leurs mines stupéfaites, il se
gargarisa d’un grand rire de gorge, puis ajouta, une lueur espiègle dans
l’œil :
— Light !
— Mais c’est…
— Incroyable ! c’est ce que je
vous disais, dit Marcel, et personne ne me croyait !
— Luz…, continua Junior, le
doigt toujours tendu vers la lumière du spot.
— En espagnol aussi ! Cet enfant
me…
— Deng !
— Ah, là, c’est n’importe quoi !
dit Shirley, rassurée.
— Non, rectifia Marcel, c’est
« soleil » en chinois !
— Au secours ! s’écria Hortense,
le nain est polyglotte !
Junior caressa Hortense du regard. Il la
remerciait de reconnaître ses mérites.
— Ce n’est pas un nain, c’est un
géant ! T’as vu la taille de ses mains ! Et ses pieds !
Gary siffla, impressionné.
— Chouchou…, hurla Junior en
crachant l’eau de son biberon en direction de Gary.
— Ça veut dire quoi ? demanda ce
dernier.
— Tonton. En chinois. Il t’a choisi
comme oncle !
— Je peux le prendre dans mes
bras ? demanda Joséphine en se levant, ça fait longtemps que je n’ai plus
tenu un bébé… et un bébé comme ça, je veux le regarder de plus près !
— Tant que ça ne te donne pas d’idées !
marmonna Zoé.
— Tu n’aimerais pas avoir un petit
frère ? demanda Marcel, goguenard.
— Et qui serait le père si je peux
poser une question indiscrète ? répondit Zoé en foudroyant sa mère du
regard.
— Zoé…, bredouilla Joséphine,
décontenancée par la véhémence de sa fille.
Elle s’était approchée de Josiane qui avait
pris Junior dans ses bras et se penchait sur lui, prête à déposer un baiser sur
ses boucles rousses. Junior la fixa, son visage se plissa et il émit un rot
abondant de purée de carottes qui alla maculer le chemisier de Jo et la blouse
en soie de Josiane.
— Junior ! gronda Josiane en le
tapotant dans le dos. Je suis désolée…
— Ce n’est pas grave, dit Joséphine,
essuyant son chemisier. Ça veut juste dire qu’il a bien digéré.
— Choupette, tu en as partout, toi
aussi ! dit Marcel, s’emparant de Junior.
— Comme s’il vous avait visées toutes
les deux ! dit Zoé en riant. Je le comprends, tous ces gens qui veulent
l’embrasser, le toucher, il doit en avoir ras le bol. On devrait respecter les
bébés, leur demander la permission avant de leur sucer la pomme !
— Vous ne voulez pas venir vous
nettoyer dans la salle de bains ? proposa Josiane à Joséphine.
— Surtout que ça commence à puer
grave ! dit Hortense en se bouchant le nez. J’aurai jamais d’enfant, ça
pue trop.
Junior lui lança un regard meurtri, qui
semblait dire : « Moi qui croyais que tu étais mon amie ! »
Dans la chambre, Josiane proposa à
Joséphine de lui prêter un chemisier propre. Joséphine accepta et commença à se
déshabiller. Joséphine rit :
— C’est pas un rot, c’est une
éruption. Vous auriez dû l’appeler Stromboli, votre petit !
Josiane ouvrit la porte de sa penderie et
en sortit deux chemisiers blancs à jabots de dentelle. Elle en tendit un à
Joséphine qui la remercia.
— Vous voulez prendre une
douche ? proposa Josiane, gênée.
Elle venait de comprendre que le jabot
blanc n’était pas du goût de Joséphine.
— Non merci… il est étonnant votre
fils !
— Parfois, je me demande s’il est
normal… Il est trop en avance pour son âge !
— Il me rappelle une histoire… Un bébé
qui a défendu sa mère lors d’un procès au Moyen Âge. La mère était accusée
d’avoir conçu son enfant dans le péché, en livrant son corps à un homme qui
n’était pas son mari. Elle allait être brûlée vive lorsqu’elle parut devant le
juge, tenant son bébé dans les bras.
— Il avait quel âge ?
— Le même âge que Junior… Alors la
mère s’adressa à l’enfant en l’élevant en l’air et lui dit : « Beau
fils, je vais recevoir la mort à cause de vous et pourtant, je ne l’ai pas
méritée, mais qui voudrait croire la vérité ? »
— Et alors ?
— « Tu ne mourras pas de mon
fait, clama l’enfant. Moi, je sais qui est mon père et je sais que tu n’as pas
péché. » À ces mots, les commères qui assistaient au procès furent
émerveillées et le juge, craignant d’avoir mal entendu, demanda à l’enfant de
s’expliquer. « Ce n’est pas de sitôt qu’elle sera brûlée !
tonna-t-il, car si l’on condamnait au feu tous ceux et celles qui se sont
abandonnés à d’autres que leurs femmes et leurs maris, il ne serait guère de gens
ici qui ne dussent y aller ! »
— Il parlait si bien ?
— C’est ce que raconte le livre… Et il
finit en ajoutant : « Et je connais mieux mon père que vous le
vôtre ! » – ce qui cloua le bec au juge qui acquitta la
mère.
— Vous avez inventé cette histoire
pour me rassurer ?
— Mais non ! C’est dans les
romans de La Table ronde.
— C’est bien d’être savante. Moi, je
suis pas allée loin dans mes études.
— Mais vous avez appris la vie. Et
c’est plus utile que n’importe quel diplôme !
— Vous êtes gentille. Ça me manque
parfois de ne pas avoir de culture. Mais ça se rattrape pas, ça !
— Bien sûr que si ! Aussi sûr que
deux et deux font quatre !
— Ça, je le sais…
Et Josiane, soulagée, donna une bourrade
dans les côtes de Joséphine qui, surprise, marqua un temps d’arrêt puis la lui
rendit.
C’est ainsi qu’elles devinrent amies.
Assises sur le lit, boutonnant leur
chemisier à jabot, elles se mirent à parler. Des enfants petits et des enfants
grands, des hommes qu’on croit grands et qui se révèlent petits, et du
contraire aussi. De ces bavardages pour ne rien dire où l’on apprend l’autre,
où l’on guette la phrase qui favorisera la confidence ou l’arrêtera net, où
l’on épie l’œil derrière la mèche de cheveux, le sourire qui s’économise ou
s’épanouit. Josiane rectifia le jabot du chemisier de Joséphine qui se laissa
faire. Il régnait une atmosphère douce, tendre dans la chambre.
— On se sent bien chez vous…
— Merci, dit Josiane. Vous savez,
j’appréhendais votre venue. Je n’avais pas envie de vous rencontrer. Je ne vous
imaginais pas comme ça…
— Vous m’imaginiez plutôt comme ma
mère ? demanda Joséphine dans un sourire.
— Je l’aime pas beaucoup votre mère.
Joséphine soupira. Elle ne voulait pas dire
du mal d’Henriette, mais elle comprenait ce que pouvait ressentir Josiane.
— Elle me traitait comme une
boniche !
— Vous l’aimez Marcel, n’est-ce
pas ? demanda Joséphine à voix basse.
— Oh, oui ! Au début, j’ai eu du
mal. Il était trop doux, j’étais habituée aux méchants, aux durs. La
gentillesse, je trouvais ça suspect. Et puis… il est si pur dans son cœur que,
quand il me regarde, je me sens lavée. Il a épongé ma misère. L’amour m’a
rendue meilleure.
Joséphine songea à Philippe. Quand il me
regarde, je me sens géante, belle, intrépide. Je n’ai plus peur. Dix minutes et
demie de pur bonheur, elle n’arrêtait pas de se passer le film du baiser à la
dinde. Elle rougit et ses pensées revinrent vers Marcel.
— Longtemps, il a été malheureux avec
ma mère. Elle le traitait mal. Je souffrais pour lui. Depuis que je ne la vois
plus, je me sens beaucoup mieux.
— Ça fait longtemps ?
— Trois ans, environ. Quand Antoine
est parti…
Joséphine se souvint de la scène chez Iris
où sa mère l’avait écrasée de son mépris. Ma pauvre fille, incapable de garder
un homme même le plus minable, incapable de gagner de l’argent, incapable de
réussir, comment vas-tu t’en sortir seule, avec deux enfants ? Ce jour-là,
elle s’était révoltée. Elle avait craché tout ce qu’elle avait sur le cœur.
Elles ne s’étaient plus jamais revues.
— Moi, ma mère est morte. Si on peut
appeler ça une mère… Jamais une caresse, jamais un baiser, des coups et des
engueulades ! Quand on l’a enterrée, j’ai pleuré. Le chagrin, c’est comme
l’amour, c’est pas des choses qu’on contrôle. Devant le trou au cimetière, je
me disais que c’était ma mère, qu’un homme l’avait aimée, lui avait fait des
enfants, qu’elle avait ri, chanté, pleuré, espéré… Elle devenait humaine tout à
coup.
— Je sais, je me dis parfois la même
chose. Qu’on devrait se réconcilier avant qu’il soit trop tard.
— Faut faire gaffe avec elle ! Ne
soyez pas trop bonne, et bonne ça ne s’écrit pas avec un « c » !
— Moi, je suis les deux : bonne
et conne !
— Oh non ! protesta Josiane. Pas
conne… Je l’ai lu, votre livre, et c’est pas écrit par une conne !
Joséphine sourit :
— Merci. Pourquoi n’est-on jamais sûre
de soi ? C’est une maladie de femme, n’est-ce pas ?
— Je connais peu d’hommes qui doutent
ou alors ils cachent bien leur jeu !
— Je peux vous poser une question
indiscrète ? demanda Joséphine en regardant Josiane dans les yeux.
Josiane hocha la tête.
— Vous allez vous marier avec
Marcel ?
Josiane eut l’air surpris, puis secoua la
tête vigoureusement.
— Pourquoi se mettre la bague au
doigt ? On n’est pas des pigeons !
Joséphine éclata de rire.
— À mon tour de poser une question
indiscrète ! déclara Josiane en tapotant le dessus-de-lit. Si ça vous
ébouriffe, vous répondez pas.
— Allez-y, dit Joséphine.
Josiane prit une profonde inspiration et se
lança :
— Vous l’aimez, Philippe ? Et il
vous aime aussi, ça crève les yeux.
Joséphine sursauta.
— Ça se voit ?
— D’abord, vous êtes devenue très
jolie… Et ça, ça cache toujours un homme ! Femme en beauté, homme
embusqué !
Joséphine rougit.
— Ensuite… Vous faites tellement
attention à ne pas vous regarder, à ne pas vous adresser l’un à l’autre que ça
en devient criant ! Essayez d’être naturelle, ça se verra moins. Je dis ça
pour vos filles, parce que moi, il me plaît, il sent bon la confiance. Et puis,
il est beau ! C’est de la confiture, cet homme-là !
— C’est le mari de ma sœur, balbutia
Joséphine.
Je n’en finis pas de répéter ces mots quand
je parle de lui. Je pourrais trouver autre chose ! Je vais finir par le
réduire à cette seule définition, « le mari de ma sœur ».
— Vous n’y pouvez rien ! L’amour,
ça ne klaxonne pas avant d’entrer ! ça se pointe, ça s’impose, ça force
les barrages et puis, telle que je vous connais, vous vous êtes pas jetée à son
cou !
— Ça non !
— Vous avez même pédalé en arrière de
toutes vos forces !
— Et je pédale encore !
— Faites gaffe quand même. Parce quand
ça s’éparpille, ça ne se récupère pas au ramasse-miettes !
— C’est moi qui vais être éparpillée,
si ça continue.
— Allez ! C’est plutôt une
embellie, ce genre de choses, ne le transformez pas en mélasse ! Je
demanderai pour vous à madame Suzanne. Laissez-moi une mèche de cheveux et,
rien qu’en la palpant, elle vous dira si ça marchera, vous deux.
Et Josiane d’expliquer le don et les vertus
de madame Suzanne. Et Joséphine de froncer le nez, non, non, j’aime pas trop
ça, les voyantes.
— Oh ! Elle serait vexée de
s’entendre traiter de voyante ! C’est une liseuse d’âmes.
— Et puis, je n’ai pas envie de
savoir. Je préfère la beauté du vague…
— Vous habitez pas la terre,
vous ! Allez ! je vous comprends. Faites juste gaffe à vos
filles ! Surtout à la petite, elle me semble prête à mordre !
— C’est ce qu’on appelle l’âge ingrat.
Elle est en plein dedans. Il faut juste que je prenne ce mal-là en
patience ! J’ai déjà connu ça avec Hortense. Un soir, elles s’endorment en
petits anges joufflus et se réveillent, le lendemain, en démons crochus !
— Si vous le dites !
Josiane semblait penser à autre chose.
— C’est dommage que vous vouliez pas
voir madame Suzanne. Elle avait prédit la mort de votre mari. « Un animal
à gueule tranchante… » Il est bien mort croqué par un crocodile ?
— Je croyais mais l’autre jour, dans
le métro…
Et Joséphine raconta. L’homme au col roulé
rouge, l’œil fermé, la cicatrice, la carte postale du Kenya. Elle se livrait
sans réticence. Elle sentait une écoute bienveillante de la part de Josiane qui
la contemplait de son regard chaud et attentif en lissant son jabot blanc.
— Vous croyez que j’ai des
visions ?
— Non… mais madame Suzanne l’a vu dans
la gueule d’un crocodile et elle se trompe rarement. C’est pas commun comme
mort, tout de même !
— Non ! C’est même la seule chose
originale qui lui soit arrivée.
Joséphine eut un drôle de rire, un rire
nerveux, puis s’arrêta, gênée.
— Peut-être qu’elle l’a vu, en effet,
dans la gueule d’un crocodile mais qu’il n’en est pas mort ? suggéra
Josiane.
— Vous croyez qu’il aurait pu s’en sortir ?
— Ça expliquerait l’œil fermé et la
cicatrice…
Josiane réfléchit un moment puis, comme si
elle venait de comprendre quelque chose, s’exclama :
— C’est pour ça que vous vouliez les
coordonnées de cette femme, Mylène… Pour savoir si elle aussi avait des
nouvelles !
— Elle a été la maîtresse de mon mari.
S’il nous a écrit, il lui a sûrement écrit aussi. Ou téléphoné…
— Je sais qu’elle a appelé Marcel
récemment. Elle parle souvent de vos filles. Elle demande de leurs nouvelles.
Elle lui a réclamé votre adresse pour vous envoyer une carte de vœux.
— Elle a le sens des traditions. J’ai
remarqué qu’on fait plus attention à ces choses-là quand on vit à l’étranger.
En France, on a tendance à oublier. Marcel a donc son adresse…
— Il l’a notée sur un papier qu’il m’a
montré ce matin. Il voulait pas oublier de vous la donner.
Elle se leva, chercha sur une table de
chevet, aperçut une feuille de papier qui traînait, la lut et la lui tendit.
— C’est ça, je crois… En tout cas, ce
sont les derniers renseignements qu’il a eus d’elle. Elle le contacte parfois,
quand elle a des problèmes…
— Et vous n’aimez pas ça ?
Josiane sourit en haussant les épaules.
— Elle est maligne, cette fille. Donc
je me méfie… Vous savez, le pognon, ça cintre les mirettes ! Mon gros
nounours devient un bel Apollon, paré de tous ses beaux billets qui lui gomment
les bourrelets !
Sur le chemin du retour, alors que Philippe
les raccompagnait en voiture, Joséphine se dit qu’elle aimait beaucoup Josiane.
Les rares fois où elle s’était rendue dans l’entrepôt de Marcel, avenue Niel,
elle n’avait eu d’elle qu’une image tronquée : celle d’une secrétaire
derrière son bureau qui mâchait son chewing-gum. Les mots de sa mère avaient
fait le reste, « cette saleté de secrétaire », disait Henriette en
vomissant chaque syllabe. Sur l’image de la femme-tronc s’était superposée une
autre image, celle d’une femme facile, commune, vénale, maquillée comme un
masque de carnaval. C’est tout le contraire, soupira-t-elle. Elle est bonne,
douce, attentive. Moelleuse.
Shirley et Gary étaient partis se promener
dans le Marais. Elle rentrait chez elle avec Philippe, les filles et Alexandre.
Philippe conduisait la grosse berline en silence. Un concerto de Bach passait à
la radio. Alexandre et Zoé babillaient à l’arrière. Hortense caressait du bout
des doigts l’enveloppe qui renfermait les deux cents euros. La pluie mêlée de
neige molle dessinait sur le pare-brise des ronds hésitants que les
essuie-glaces effaçaient dans un ballet régulier.
Au-dehors, sur des arbres grelottants habillés
de lampions lumineux, elle apercevait les décorations de Noël des
Champs-Élysées et de l’avenue Montaigne. Noël ! La nouvelle année !
Le premier janvier ! Que de rituels pour donner une raison aux arbres
grelottants de se parer de guirlandes ! On serait une famille qui rentre à
la maison, c’est dimanche après-midi, les enfants vont s’amuser pendant qu’on
préparera le dîner. On sort de table, on n’a pas faim, mais on va se forcer à
manger. Joséphine ferma les yeux et sourit. Je rêve toujours « conjugal »,
je ne rêve jamais « canaille ». Je suis une femme ennuyeuse. Je n’ai
aucune fantaisie. Bientôt, Philippe repartira à Londres. Demain ou
après-demain, il ira voir Iris à la clinique. Que lui disait-il lors de ces
visites ? Était-il tendre ? La prenait-il dans ses bras ? Et
elle ? Comment se conduisait-elle ? Alexandre était-il toujours
présent ?
La main chaude et douce de Philippe vint
envelopper la sienne, la caressa. Elle lui rendit sa pression, mais eut peur
que les enfants les surprennent et se dégagea.
Dans le hall de l’immeuble, ils se
heurtèrent à Hervé Lefloc-Pignel qui courait derrière son fils Gaétan en
hurlant « reviens, reviens im-mé-dia-te-ment, j’ai dit
immédiatement ». Il les croisa sans s’arrêter, ouvrit la porte et se
précipita sur l’avenue.
Ils traversèrent le hall, se dirigèrent
vers l’ascenseur.
— T’as vu ? Il était tout
décoiffé ! chuchota Zoé. Lui d’habitude si clean !
— Il avait l’air fou furieux, je
voudrais pas être à la place de son fils ! souffla Alexandre.
— Taisez-vous, ils reviennent !
murmura Hortense.
Hervé Lefloc-Pignel traversait le large
hall de l’immeuble en tenant son fils par le col de son blouson. Il s’arrêta
face à la grande glace et hurla :
— Tu t’es regardé, petit con ? Je
t’avais interdit d’y toucher !
— Mais je voulais juste lui faire
prendre l’air ! Elle s’ennuie, elle aussi ! On s’ennuie tous à la
maison ! On n’a le droit de rien faire ! J’en ai marre des couleurs
obligées, je veux de l’écossais ! De l’écossais !
Il avait prononcé ces derniers mots en
criant. Son père le secoua violemment pour le faire taire. L’enfant eut peur
et, levant les bras pour se protéger, laissa choir un objet rond et marron qui
rebondit sur le sol. Hervé Lefloc-Pignel poussa un hurlement.
— Regarde ce que tu as fait !
Ramasse, ramasse !
Gaétan se baissa, prit la chose entre ses
doigts et, se tenant à distance de peur de prendre un coup, la tendit à son
père. Hervé Lefloc-Pignel s’en empara, la posa délicatement dans la paume de sa
main et la caressa.
— Elle ne bouge plus ! Tu l’as
tuée ! Tu l’as tuée !
Il se pencha sur la chose en lui parlant
doucement.
Grâce à un jeu de miroirs, ils assistaient
à la scène sans se montrer et n’en perdaient pas une miette. Philippe leur fit
signe de ne pas faire de bruit. Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur.
— En tout cas, c’est bien le
Lefloc-Pignel que je connais… Il n’a pas changé. Dans quel état peuvent se
mettre les gens parfois ! dit Philippe en refermant la porte de
l’appartement.
— Ils sont à bout, en ce moment,
soupira Joséphine. La violence est partout. Je la sens chaque jour dans la rue,
dans le métro, c’est comme si les gens ne se supportaient plus. Comme si la vie
leur roulait dessus et qu’ils étaient prêts à écraser leur prochain pour être
épargnés. Ils s’agressent pour un rien, sont prêts à se sauter à la gorge. Ça
fait peur. Avant, je n’avais pas peur comme ça…
— Je n’ose penser à ce que ce pauvre
gamin doit subir ! dit Philippe.
Ils étaient dans la cuisine, les filles et
Alexandre, dans le salon, allumaient la télévision.
— La haine qu’il y avait dans sa voix…
J’ai cru qu’il allait le massacrer.
— N’en rajoute pas tout de même !
— Si, je t’assure. Je sens la haine,
le ressentiment dans l’air. Ça infiltre tout.
— Allez ! On va déboucher une
bonne bouteille, faire un gros plat de pâtes et tout oublier ! proposa
Philippe en l’enlaçant.
— Je ne sais pas si ça va suffire,
soupira Joséphine, se raidissant.
Le malaise s’épaississait, l’envahissait,
la recouvrait d’un lourd manteau noir. Elle perdait l’équilibre. Elle n’était
plus sûre de rien. N’avait plus envie de s’abandonner contre lui.
— N’exagère pas ! Il a juste pété
les plombs. Je ne t’emmènerai jamais à un match de foot. Tu serais
terrorisée !
— Je pleure quand je vois une pub pour
l’ami Ricoré à la télé ! Je voudrais faire partie de la famille Ricoré…
Elle se retourna vers lui, eut un sourire
tremblant qu’elle lui offrit dans un effort pour partager la détresse qui la
paralysait.
— Je suis là, je te défendrai… avec
moi, tu ne crains rien, dit-il en la prenant dans ses bras.
Joséphine sourit distraitement. Son
attention était ailleurs. Il y avait eu quelque chose de familier dans la scène
à laquelle elle venait d’assister. Une violence, un éclat de voix, un geste qui
traînait comme une longue écharpe. Elle fouillait dans sa mémoire pour se rappeler.
Elle ne trouvait pas, mais se sentait menacée. Un autre mystère de son enfance
qui allait se révéler ? L’emmener dans un autre drame ? Combien de
drames occulte-t-on, enfant, afin de ne plus souffrir ? Elle avait bien
oublié pendant trente ans que sa mère avait failli la noyer. Ce soir, dans le
hall de l’immeuble, devant la glace et les plantes vertes, un autre danger
s’était faufilé. Une ombre menaçante, fuyante, qui ne tenait qu’à une note et
l’avait glacée. Une seule note. Elle frissonna. Personne ne peut comprendre la
violence muette qui me menace. Comment expliquer cette peur fantôme qui n’a pas
de nom, mais glisse et m’enveloppe ? Je suis seule. Personne ne peut
m’aider. Personne ne peut comprendre. On est toujours seul. Il faut que j’arrête
de me raconter des histoires à l’eau de rose pour me rassurer, que je cesse de
me réfugier dans des bras d’hommes charmants. Ce n’est pas une solution.
— Joséphine, que se passe-t-il ?
demanda Philippe, une lueur inquiète dans les yeux.
— Je ne sais pas…
— Tu peux tout me dire, tu le sais.
Elle secoua la tête. Elle recevait, tel un
coup de poignard, la double certitude qu’elle était seule et en danger. Elle ne
savait pas d’où venait cette assurance. Elle le regarda et lui en voulut.
Comment peut-il être si sûr de lui ? Si sûr de moi ? Si sûr de
suffire à mon bonheur ? Comme si la vie était aussi simple ! Elle
ressentit son besoin de protection comme une intrusion, sa déclaration de
protection comme une intolérable arrogance.
— Tu te trompes, Philippe. Tu n’es pas
une solution. Tu es un problème pour moi.
Il la regarda, stupéfait.
— Qu’est-ce qui te prend ?
Elle parlait en fixant le vide, les yeux
grands ouverts comme si elle lisait un grand livre, le grand livre des vérités.
— Tu es marié. Avec ma sœur. Bientôt,
tu vas repartir à Londres ; auparavant, tu iras voir Iris, c’est ta femme,
c’est normal, mais c’est aussi ma sœur, et ça, c’est pas normal.
— Joséphine ! Arrête !
Elle lui fit signe de se taire et
continua :
— Rien ne sera jamais possible entre
nous. On s’est raconté des histoires. On a vécu un conte, un conte de Noël,
mais… Je viens de redescendre sur terre. Ne me demande pas comment, je ne sais
pas.
— Mais… ces derniers jours, tu avais
l’air…
— Ces derniers jours, j’ai rêvé… Je
viens de le comprendre… maintenant.
C’était ça alors, ce malheur qu’elle avait
senti s’abattre sur elle d’un coup de ciseaux noirs ? Il fallait qu’elle
renonce à lui et chaque mot qui la coupait de lui était un coup de couteau en
plein cœur. Elle recula d’un pas, puis d’un autre et déclara :
— Ose me dire le contraire ! Même
toi, tu ne peux pas changer ça. Iris sera toujours entre nous.
Il la dévisageait comme s’il ne l’avait
jamais vue, qu’il n’avait jamais vu cette Joséphine-là, dure, déterminée.
— Je ne sais pas quoi dire. Peut-être
as-tu raison… Peut-être as-tu tort…
— J’ai bien peur d’avoir raison.
Elle s’était écartée et le contemplait, les
bras croisés sur la poitrine.
— Je préfère souffrir tout de suite.
D’un seul coup… plutôt que de dépérir à petit feu.
— Si c’est ce que tu veux…
Elle hocha la tête en silence, resserra les
bras autour de sa poitrine pour qu’ils ne se tendent pas vers lui. Recula
encore, encore. En même temps, elle suppliait, il va protester, me faire taire,
me bâillonner, me traiter de folle, ma folle chérie, ma folle que j’aime, ma
folle qui s’envole, ma folle pourquoi tu dis ça, ma folle souviens-toi. Il la
fixait, immobile, le regard noir et, dans ce regard, passaient leurs derniers
jours ensemble, les doigts qui s’effleurent sous une table, les mains qui se
nouent dans la pénombre d’un couloir, les caresses volées en prenant un
manteau, en tenant une porte, en ramassant des clés, des baisers murmurés du
bout des lèvres et le long, long baiser contre la barre du four, le goût du
pruneau noir, de la farce, de l’armagnac… Les images passaient tel un film muet
dans son regard en noir et blanc et elle pouvait lire leur histoire dans ses
yeux. Puis il cilla, le film s’arrêta, il passa les mains dans ses cheveux
comme pour s’interdire de les poser sur elle, et, sans rien dire, il sortit. Il
s’arrêta un instant sur le seuil, prêt à ajouter quelque chose, mais se ravisa
et referma la porte derrière lui.
Elle l’entendit appeler son fils :
— Alex, changement de programme, on
rentre à la maison.
— Mais on n’a pas fini Les Simpson,
p’pa ! Plus que dix minutes !
— Non ! Tout de suite !
Prends ton manteau…
— Dix minutes, p’pa !
— Alexandre…
— T’es pas marrant !
— Alexandre !
Sa voix était montée d’un ton. Impérieuse,
rude. Joséphine frissonna. Elle ne connaissait pas cette voix-là. Elle ne
connaissait pas cet homme qui donnait des ordres et entendait se faire obéir.
Elle écouta le silence qui suivit, tendit l’oreille, espéra que la porte allait
s’ouvrir, qu’il allait revenir, dire, Joséphine…
La porte de la cuisine s’entrebâilla.
Joséphine se projeta en avant.
Alexandre passa la tête.
— R’voir, Jo ! lâcha-t-il sans la
regarder.
— Au revoir, mon chéri.
Elle entendit claquer la porte d’entrée. La
voix de Zoé crier : « mais pourquoi ils partent ? On n’a pas
fini Les Simpson ».
Joséphine mordit son poing pour ne pas
hurler son chagrin.
Le lendemain matin, au courrier, il y avait
une carte d’Antoine. Postée de Monbasa. Écrite au feutre noir à pointe épaisse.
Joyeux Noël,
mes petites chéries. Je pense à vous fort comme je vous aime. Je vais mieux,
mais il est encore trop tôt pour que je voyage et vienne vous retrouver. Je
vous souhaite une nouvelle année pleine de surprises, d’amour, de réussites.
Embrassez votre maman pour moi. À très vite.
Votre petit
papa d’amour.
Joséphine scruta l’écriture : c’était
bien celle d’Antoine. Il dessinait toujours ces barres de « J » en
milieu de lettre au lieu de les poser au faîte, comme si c’était trop fatigant
de hisser la barre jusqu’au sommet et recroquevillait ses « s » tels
des moignons de Chinoises aux pieds bandés.
Puis elle jeta un coup d’œil au cachet de
la poste : 26 décembre. Cette fois-ci, on ne pouvait prétendre que
c’était une vieille lettre écrite avant qu’il périsse. Elle relut la carte
plusieurs fois. Seule face à l’écriture d’Antoine. Shirley et Gary étaient
rentrés tard, la veille, les filles dormaient encore. Elle posa la carte sur la
table de l’entrée, bien en évidence, et alla se faire une tasse de thé. C’est
en attendant que l’eau boue, accoudée près de la bouilloire électrique vert
amande à guetter les premiers frémissements, qu’il lui vint une question :
pourquoi Antoine ne donnait-il pas d’adresse ni de téléphone où le
joindre ?
C’était son deuxième courrier sans qu’il
indique le moindre point de chute. N’importe quoi : une adresse e-mail,
une boîte postale, un numéro de téléphone, un hôtel. Avait-il peur qu’on le
retrouve et qu’on lui demande des comptes ? Était-il si défiguré qu’il
craignait de provoquer le dégoût ? Vivait-il dans le métro à Paris ?
S’il vivait à Paris, adressait-il ses lettres à ses copains du Crocodile Café
de Monbasa afin qu’ils les postent et que les filles croient qu’il était encore
là-bas ? Ou tout cela n’était-il qu’une supercherie et il était mort, bien
mort ? Mais alors… qui avait intérêt à faire croire qu’il était
vivant ? Et pour quelle raison ?
Pour lui faire peur ? Lui extorquer de
l’argent ? Elle était riche maintenant. C’est ce que soulignaient les
journaux qui, lorsqu’ils évoquaient le succès du livre, ne se privaient jamais
de parler des millions que l’auteur avait gagnés.
Avait-il appris qu’elle était le véritable
auteur d’Une si humble reine ? S’il n’était pas mort, il lisait les
journaux. Ou il les avait lus au moment du scandale provoqué par Hortense à la
télévision. Et, dans ce cas-là, y avait-il un lien entre l’agression dont elle
avait été victime et la réapparition d’Antoine ? Parce que, s’il lui
arrivait quelque chose, ce seraient les filles qui hériteraient. Les filles et
Antoine.
Je délire, se dit-elle en regardant le
niveau d’eau de la bouilloire bondir sous les bulles. Antoine était incapable
de tirer sur un lapin de garenne ! Oui, mais le doux, le sensible rêve
toujours de rudesse, de virilité comme un moyen d’échapper à la réalité, à la
pression qu’il subit, à l’inéluctable constatation de son impuissance. La
société actuelle pousse les gens à la violence comme seule affirmation de soi.
S’il a eu vent de mon succès, comment ne pas penser qu’il n’ait pas vécu cela
comme un affront personnel ? Moi, Joséphine, l’attardée du Moyen Âge,
qu’il a toujours maintenue en tutelle, je réussis et je deviens une provocation
vivante qu’il oppose à ses échecs répétés. Cela développe en lui un sentiment
d’infériorité et de frustration qu’il ne peut supprimer qu’en me supprimant.
Équation vite faite dans l’esprit d’un homme aux abois.
Antoine croyait au succès, au succès
facile. Il ne croyait ni en Dieu ni en l’Homme, il croyait en lui. Tonio
Cortès, le flamboyant. Un fusil à la hanche, un godillot sur le fauve sacrifié,
un éclair de flash qui l’immortalise. Combien de fois lui ai-je dit de se
construire patiemment ? De ne pas brûler les étapes. Le succès se bâtit de
l’intérieur. Il n’arrive pas par magie. Ce sont mes années d’études et de
recherches qui ont rendu mon roman vivant, vibrant de mille détails qui ont
résonné dans l’esprit des lecteurs. L’âme y a sa part. L’âme de la chercheuse
humble, érudite, patiente. La société, aujourd’hui, ne croit plus à l’âme. Elle
ne croit plus en Dieu. Elle ne croit plus en l’Homme. Elle a aboli les
majuscules, met des minuscules sur tout, engendre le désespoir et l’amertume
chez les faibles, l’envie de déserter chez les autres. Impuissants et inquiets,
les sages s’écartent, laissant le champ libre aux fous avides.
Oui mais… pourquoi aurait-il supprimé
madame Berthier ? Parce qu’elle portait le même chapeau et qu’il a cru que
c’était moi dans l’obscurité ? Cela n’est possible que s’il est en France
depuis quelque temps déjà. Qu’il m’épie, qu’il me suit, qu’il connaît mes
habitudes.
Elle écouta le chant des bulles dans la
bouilloire, le lent crescendo de l’eau qui gronde jusqu’au déclic, versa l’eau
bouillante sur les feuilles de thé noir. Trois minutes et demie d’infusion,
insistait Shirley. Plus de trois minutes et demie, c’est âcre, moins, c’est
fade. Le détail a son importance, tous les détails ont toujours leur
importance, rappelle-toi, Jo.
Il y a un détail qui cloche, un tout petit
détail qui ne va pas. Un détail que j’ai vu sans le voir. Elle récapitula.
Antoine. Mon mari. Mort à quarante-trois ans, cheveux châtains, taille moyenne,
Français moyen, pointure trente-neuf, victime de suées abondantes en société,
fan de Julien Lepers et de « Questions pour un champion », de
manucures blondes, de bivouacs africains et de fauves en descentes de lit. Mon mari
qui vendait des carabines à condition de ne pas y introduire de cartouches.
Chez Gunman, on le gardait pour sa douceur, ses bonnes manières, sa
conversation. Je déraisonne. Depuis hier soir, je pense de travers.
Elle resta un moment à ruminer, entourant
la théière brûlante de ses mains, pensant à Antoine, puis à l’homme au col
roulé rouge, à l’œil fermé, à la cicatrice…
Antoine n’est pas un assassin. Antoine est
faible, c’est sûr, mais il ne me veut pas de mal. Je ne suis pas dans un roman
policier, je suis dans ma vie. Il faut que je me calme. Il est à Paris,
peut-être, il me suit, c’est possible, il veut m’approcher, mais n’ose pas. Il
ne veut pas sonner à la porte et dire « voilà, c’est moi ». Il veut
que ce soit moi qui aille à lui, l’accoste, lui propose de l’héberger, de le
nourrir, de l’aider. Comme je l’ai toujours fait.
Sur un quai de métro…
Deux rames qui se croisent.
Pourquoi sur ce trajet, la ligne n°6,
qu’elle prenait tout le temps ? Elle aimait cette ligne qui traversait
Paris en survolant les toits. Qui rebondissait sur les chiens-assis, volait des
bouts de vie. Un baiser par-ci, un menton de barbe banche par-là, une femme qui
brosse ses cheveux, un enfant qui trempe sa tartine dans le café au lait. Ligne
qui joue à saute-mouton, un coup au-dessus des immeubles, un coup en dessous,
un coup je te vois, un coup je ne te vois pas, grand serpent de terre, monstre
du Loch Ness parisien. Elle aimait s’engouffrer dans les stations Trocadéro,
Passy ou, quand il faisait beau, marcher jusqu’à Bir-Hakeim en passant par le
pont. Par le petit square où les amoureux s’embrassent, où la Seine reflète
leurs baisers dans le miroir de ses eaux fauves.
Elle courut chercher la carte qu’elle avait
posée dans l’entrée et lut l’adresse. C’était bien leur adresse. Leur adresse
actuelle. Écrite de sa main à lui. Pas raturée par une gracieuse dame de la
poste.
Il savait où elles habitaient.
L’homme au pull col roulé rouge dans le
métro n’était pas sur la ligne n°6 par hasard. Il l’avait choisie parce qu’il
était sûr de la rencontrer, un jour.
Il avait tout son temps.
Elle trempa les lèvres dans sa tasse et fit
la grimace. Âcre, si âcre ! Elle avait laissé le thé infuser trop
longtemps.
Le téléphone de la cuisine sonna. Elle
hésita à décrocher. Et si c’était Antoine ? S’il avait leur adresse, il
devait aussi connaître le numéro de téléphone. Mais non ! Je suis sur
liste rouge ! Elle décrocha, rassurée.
— Vous vous souvenez de moi,
Joséphine, ou vous m’avez oublié ?
Luca ! Elle prit un air enjoué.
— Bonjour Luca ! Vous allez
bien ?
— Comme vous êtes polie !
— Vous avez passé de bonnes
fêtes ?
— Je déteste cette période où les gens
se croient obligés de s’embrasser, de cuire des dindes infectes…
Le goût de la dinde lui revint en bouche,
elle ferma les yeux. Dix minutes et demie de terre qui s’ouvre en deux, de
bonheur fugace.
— J’ai passé Noël avec une mandarine
et une boîte de sardines.
— Tout seul ?
— Oui. C’est une habitude chez moi. Je
déteste Noël.
— Parfois, on change ses habitudes…
Quand on est heureux.
— Quel mot vulgaire !
— Si vous le dites…
— Et vous, Joséphine, Noël fut gai à
ce qu’on dirait…
Il parlait d’une voix sinistre.
— Pourquoi dites-vous cela si vous
n’en pensez pas un mot ?
— Mais je le pense, Joséphine, je vous
connais. Un rien vous enchante. Et vous aimez les traditions.
Elle entendit la condescendance dans sa
dernière phrase, mais l’ignora. Elle ne voulait pas faire la guerre, elle
voulait comprendre ce qui était en train de se passer en elle. Quelque chose se
défaisait à son insu. Se détachait. Un vieux lambeau de cœur desséché. Elle
parla du feu dans la cheminée, des yeux brillants des enfants, des cadeaux, de
la dinde brûlée, elle alla même jusqu’à évoquer la farce au fromage blanc et
aux pruneaux comme un savoureux danger qu’elle osait affronter et ne ressentit
qu’une délicieuse duplicité, une nouvelle liberté qui gonflait en elle. Elle
comprit alors qu’elle n’éprouvait plus rien pour lui. Plus elle parlait, plus
il s’effaçait. Le beau Luca qui la faisait trembler en s’emparant de sa main,
en la glissant dans la poche de son duffle-coat disparaissait comme une
silhouette dans la brume. On tombe amoureuse et, un jour, on se relève et on
n’est plus amoureuse. Quand avait commencé ce désamour ? Elle se souvenait
très bien : leur promenade autour du lac, la conversation des filles qui
couraient, le labrador qui s’ébrouait, Luca qui ne l’écoutait pas. Leur amour
s’était effrité, ce jour-là. Le baiser de Philippe contre la barre du four
avait fait le reste. Sans qu’elle s’en aperçoive, elle avait glissé d’un homme
à l’autre. Avait déshabillé Luca de ses beaux atours pour en habiller Philippe.
L’amour s’était évaporé. Hortense avait raison : on se détourne un
instant, on saisit un détail et le zazazou disparaît. Ce n’est qu’une illusion,
alors ?
— Vous voulez qu’on aille au
cinéma ? Vous êtes libre, ce soir ?
— Euh… c’est-à-dire qu’Hortense est là
et j’aimerais en profiter tant que…
Il y eut un silence. Elle l’avait offensé.
— Bon. Vous me rappellerez quand vous
serez libre… que vous n’avez rien de mieux à faire.
— Luca, s’il vous plaît, je suis
désolée, mais elle ne vient pas souvent et…
— J’ai compris : le tendre cœur
d’une mère !
Son ton moqueur énerva Joséphine.
— Votre frère va mieux ?
— État stationnaire…
— Ah…
— Ne vous sentez pas obligée de
prendre de ses nouvelles. Vous êtes trop polie, Joséphine. Trop polie pour être
sincère…
Elle sentit la colère monter en elle. Il
devenait un intrus à qui elle n’avait plus envie de parler. Elle observait ce
sentiment nouveau avec étonnement et une certaine assurance. Il lui suffirait
d’appuyer sur cette colère pour qu’elle fasse levier et le jette par-dessus
bord. Un homme à la mer de son indifférence. Elle hésita.
— Joséphine ? Vous êtes toujours
là ?
Le ton était railleur, léger. Elle prit son
courage à deux mains et appuya sur le levier.
— Vous avez raison, Luca, je me moque
complètement de votre frère qui passe son temps à me traiter de gourdasse sans
que vous y voyiez aucun mal !
— Il souffre, il n’arrive pas à
s’adapter à la vie…
— Ça ne vous interdit pas de me
défendre ! Ça me fait de la peine que vous ne me défendiez jamais. Et que
vous me le rapportiez en plus. Comme si vous étiez ravi de m’humilier. Je
n’aime pas votre attitude, Luca, autant que je sois claire.
Les mots se précipitaient comme si elle les
avait retenus trop longtemps. Elle sentait son cœur cogner et l’émotion brûler
ses oreilles.
— Ah ! Ah ! La bonne sœur se
rebiffe !
Il se mettait à parler comme son
frère !
— Au revoir, Luca…, dit-elle à bout de
mots.
— Je vous ai blessée ?
— Luca, je crois que ce n’est pas la
peine qu’on se rappelle.
Elle sentit qu’elle prenait de la hauteur.
Puis répéta avec une sorte d’indifférence étudiée, une lenteur calculée qui
l’enivrèrent :
— Au revoir.
Raccrocha. Regarda le téléphone comme si
c’était l’arme d’un crime, étonnée par sa témérité, saisie d’un vague respect
envers cette nouvelle Joséphine qui raccrochait au nez d’un homme. C’est
moi ? C’est moi qui ai fait ça ? Elle éclata de rire. J’ai
rompu ! Pour la première fois de ma vie, j’ai rompu avec un homme !
J’ai osé. Moi, l’empotée, celle qui a le nez bêtement au milieu de la figure,
celle qu’on désigne comme noyée d’office, qu’on largue pour une manucure, qu’on
crible de dettes, qu’on accable, qu’on manipule, je l’ai fait.
Elle releva la tête. C’était trop tôt pour
parler aux étoiles, mais ce soir, elle leur raconterait. Elle raconterait
comment elle avait tenu sa promesse : plus personne ne la traiterait comme
une quantité négligeable, plus personne ne l’écraserait de son mépris, plus
personne ne l’offenserait sans qu’elle se défende. Elle avait tenu parole.
Elle courut réveiller Shirley pour lui
annoncer la bonne nouvelle.
Henriette Grobz sortit du taxi en
défroissant sa robe de soie grège et, se penchant vers la portière, demanda au
chauffeur de l’attendre. L’homme marmonna qu’il n’avait pas que ça à faire.
Henriette lui promit d’un ton sec un bon pourboire ; il acquiesça tout en
réglant la fréquence de sa station de radio. « Je lui propose de l’argent
pour rester assis derrière son volant sans bouger, et il râle ! »
gronda Henriette en écrasant sous ses talons carrés les graviers de l’allée.
« Peste soit de ces paresseux ! »
Elle venait chercher sa fille. « Ça
suffit comme ça, tu t’es assez reposée, tu ne vas pas moisir dans une chambre
de clinique, c’est de la complaisance, rien de plus ; fais ta valise,
prépare-toi à partir », l’avait-elle prévenue au téléphone.
Les médecins avaient donné leur accord,
Philippe avait payé la note, Carmen l’attendait à la maison.
— Qu’est-ce que je vais faire
maintenant ? demanda Iris, une fois assise dans le taxi, les mains posées
sur ses genoux. À part une bonne manucure…
Elle glissa ses mains sous son sac pour
dissimuler ses ongles abîmés.
— J’étais bien dans ma petite chambre.
Personne ne venait me déranger.
— Tu vas te battre. Reprendre ton
mari, retrouver ton rang et ta beauté que tu as tendance à négliger. Une
poignée d’arêtes ! Voilà ce que tu es devenue ! On se coupe en
t’embrassant. Une femme qui se laisse aller est une femme sans avenir. Tu es
trop jeune pour te cloîtrer.
— Je suis foutue, dit Iris d’une voix
calme comme si elle constatait un fait.
— Taratata ! Tu fais un peu de
gym, tu te remplumes, tu te maquilles et tu récupères ton mari. Un homme, ça se
harponne avec une bonne danse du ventre. Apprends à te déhancher !
— Philippe…, soupira Iris. Il vient me
voir par charité.
Je le gêne, se dit-elle. Il ne sait pas
quoi faire de moi. Il ne faut pas gêner quand on ne vous aime plus. Il faut se
faire oublier, devenir toute petite pour ne pas précipiter la chute. Attendre
que l’autre vous oublie, oublie les griefs qu’il a contre vous. Espérer qu’il
vous reprenne, une fois l’orage passé.
— Fais un effort !
— J’ai plus envie…
— Tu vas la retrouver, l’envie, sinon
tu finiras comme moi : vêtue de chandails qui grattent, à manger du thon à
l’huile de vidange et des petits pois de chez Ed l’épicier !
Iris se redressa, une lueur amusée dans les
yeux.
— C’est pour ça que tu me sors de
là ? Parce que tu n’as plus d’argent, que tu comptes sur Philippe pour te
remplumer ?
— Ah ! Je vois que tu vas mieux,
tu reprends du poil de la bête !
— Tu n’es pas venue souvent durant ces
semaines à la clinique. Ton absence fut remarquable.
— Ça me déprimait.
— Et soudain, tu viens parce que tu as
besoin de moi ou plutôt de l’argent de Philippe. C’est désespérant !
— Ce qui est désespérant, c’est que tu
renonces alors que Joséphine, elle, parade. Elle est allée déjeuner chez ce
porc de Marcel. Au bras de ton mari !
— Je sais, il me l’a dit… Il ne se
cache pas, tu sais. Il ne fait même pas cet effort… Je préférerais qu’il me
mente, ça me laisserait un espoir. Je pourrais me dire qu’il me ménage, qu’il
tient encore à moi.
— Et tu laisses faire ?
— Que veux-tu que je fasse ? que
je pleure ? que je m’accroche à ses basques ? C’était bon de ton
temps. Aujourd’hui, la pitié, ça ne marche plus. C’est la compétition partout,
même en amour. Il faut du nerf, toujours plus de nerf, de l’assurance, de
l’aplomb et j’en manque cruellement.
— Ce n’est pas grave. Tu vas
réapprendre…
— En plus, je ne suis même pas sûre de
l’aimer. Je n’aime personne. Même mon fils m’indiffère. Je ne l’ai pas embrassé
pour Noël. Pas eu envie de me baisser vers lui pour lui donner un baiser !
Je suis un monstre. Alors mon mari…
Elle avait prononcé ces derniers mots d’un
ton léger comme si cette observation l’amusait plus qu’elle ne la navrait.
— Qui te demande de l’aimer ?
C’est toi qui dates, ma pauvre chérie !
Iris se tourna vers sa mère et décida que
la conversation devenait intéressante.
— Tu ne l’as jamais aimé, papa ?
— Quelle remarque idiote ! C’était
un mari, on ne se posait pas toutes ces questions. On se mariait, on vivait
ensemble, parfois on riait, d’autres fois on ne riait pas, mais on ne souffrait
pas pour autant.
Iris ne se souvenait pas d’avoir entendu
son père et sa mère rire ensemble. Il riait tout seul des bons mots qu’il
inventait. Quel drôle d’homme ! Il ne prenait pas de place, il parlait
peu, il est mort comme il a vécu : sans faire de bruit.
— De toute façon, poursuivait
Henriette, l’amour, c’est un attrape-couillon qu’on a inventé pour vendre des
livres, des journaux, des crèmes de beauté, des places de cinéma. En réalité,
c’est tout sauf romantique.
Iris bâilla :
— Tu aurais peut-être dû réfléchir
avant de nous mettre au monde… C’est un peu tard, non ?
— Quant au sexe dont vous faites si
grand cas aujourd’hui, n’en parlons pas… C’est un pensum répugnant qu’on se
force à accomplir pour satisfaire l’homme qui s’agite au-dessus de vous.
— De mieux en mieux. Tu voudrais me
donner envie de retourner dans ma chambre de malade, que tu ne t’y prendrais
pas autrement !
— Mais tu n’es pas sortie pour tomber
amoureuse ! Tu es sortie pour reprendre ton rang, ton appartement, ton
mari, ton fils…
— Mon compte en banque et le partager
avec toi ! J’ai compris. Mais j’ai peur de te décevoir.
— Je ne te laisserai pas glisser sur
la pente du désespoir. C’est trop facile ! Je vais te reprendre en main,
ma petite fille. Compte sur moi !
Iris sourit avec une sorte de
désenchantement calme et tourna son beau visage mélancolique vers la vitre.
Qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir qu’elle s’agite ? Le médecin qui
la soignait lui avait trouvé un professeur de gymnastique qui allait venir chez
elle la « reconnecter avec son corps ». Quel jargon horrible !
Comme si j’étais une rallonge qu’on branche sur une prise électrique. C’était
un jeune médecin. Grand, doux, les cheveux châtains, les yeux bruns ronds comme
des billes, une barbe de barde mélancolique. Un homme précis et sans mystère,
avec lequel on est sûre de ne jamais souffrir. Un homme qui doit toujours être
à l’heure. Il l’appelait madame Dupin, elle l’appelait docteur Dupuy. Elle
pouvait lire, dans ses yeux, le diagnostic précis qu’il était en train
d’établir. Elle pouvait presque déchiffrer le nom des médicaments qu’il allait
lui prescrire. Elle n’éveillait aucun trouble en lui. Avant d’entrer dans cette
clinique feutrée, je plaisais encore. Les regards des hommes ne glissaient pas
sur moi comme ceux du docteur Dupuy. Ma mère a raison, je dois me reprendre. Je
n’ai qu’à mentir, prétendre que j’ai cinq ans de moins et remplir mon mensonge
de Botox.
Elle chercha à tâtons son poudrier dans son
sac et l’ouvrit afin de se contempler dans la glace. Elle aperçut deux taches
bleues immenses et graves qui la regardaient. Mes yeux ! Il me reste mes
yeux ! Tant que j’ai mes yeux, je suis sauvée ! Ça ne vieillit pas,
des yeux.
— C’est bon d’être dehors ! dit
Iris, rassurée d’avoir retrouvé sa beauté.
Puis, revenant au spectacle de la rue sous
la pluie, elle s’exclama :
— Que c’est laid ! Comment font
les gens pour vivre dans ces cages ? Je comprends qu’ils y mettent le feu.
On entasse les gens dans des clapiers et on s’étonne qu’ils soient en colère…
— Réfléchis bien. Si tu ne veux pas
finir dans une de ces tours, tu as intérêt à te remplumer et à récupérer ton
mari. Sinon, tu seras bien obligée de découvrir les charmes cachés de la
banlieue…
Iris eut un sourire las. Elle ne prononça
plus un mot et se laissa aller contre la vitre.
Elle n’a pas beaucoup apprécié ma remarque,
pensa Henriette, observant à la dérobée le profil buté de sa fille aînée.
Chaque fois qu’Iris est confrontée à une réalité déplaisante, elle tente de la
contourner. Jamais elle ne l’affronte. Toujours à se rêver ailleurs.
Transportée dans un monde idéal d’un coup de baguette magique qui efface tous
les problèmes, résout toutes les difficultés. Un monde feutré, doux, où elle
n’a qu’à apparaître. Elle serait prête à écouter n’importe quel charlatan qui
lui vendrait du bonheur plus blanc que blanc et sans le moindre effort. Prête à
se donner au maître qui la comblera : Botox ou Dieu. Elle pourrait devenir
bonne sœur, s’enfermer dans un couvent, rien que pour ne pas avoir à se battre.
Elle qu’on croit si forte ne tient que sur du rêve de pacotille. Tout plutôt
que de tremper ses mains dans le cambouis de la réalité. Pourtant, il va bien
falloir qu’elle s’élance. Philippe ne se laissera pas reprendre facilement.
C’est une drôle de fille. Elle vous balaie de son sourire éblouissant, vous
effleure de son regard bleu intense sans vous voir. Ni le sourire ni le regard
ne transmettent la moindre chaleur, le moindre intérêt. Au contraire, elle les
déplie comme deux paravents qui la protègent. Tous succombent pourtant :
elle est si belle. Et dire que je parle de ma fille ! On pourrait croire
que je suis amoureuse d’elle. Comme cette Carmen qui l’attend à la maison. En
tous les cas, je ne paierai pas ce taxi. Cette course est une ruine !
Quelle va être ma vie ? se demandait
Iris en essuyant du bout du doigt la buée sur la vitre. Il va bien falloir que
je sorte, que j’affronte les autres. Ces bouches assoiffées de calomnies qui se
sont gargarisées en évoquant mon cas, ces derniers mois. Elle entendait leurs
chuchotis malveillants, leurs sifflements de commères : la belle Iris
Dupin se meurt dans une clinique de la région parisienne. Elle poussa un
soupir. Il faudrait que je trouve une parade. Un cheval de Troie qui me fasse
réintégrer cette bonne société cruelle et fétide. Bérengère ? Trop légère.
Elle ne fait pas le poids. Un homme ? Un homme riche et puissant. Un homme
en vue qui me voie. Elle eut un petit rire. Dans mon état ! Je suis
devenue invisible. Il ne me reste plus qu’à séduire mon mari. Ma mère a raison.
Cette femme a souvent raison. C’est une avisée, une coriace. Il ne reste donc
que Philippe. Je n’ai pas le choix. C’est ma seule carte à jouer. Il est épris
de cette dinde de Joséphine. Un éléphant dans un magasin de tasses de thé. Elle
renverserait les tables sur son passage si je l’emmenais déjeuner et serait
capable de remercier chaudement la fille du vestiaire d’avoir bien rangé son
manteau. Soudain, elle se redressa et frappa du plat de ses deux mains sur son
sac.
Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus
tôt ?
Ce serait Joséphine, son cheval de
Troie ! Mais bien sûr ! C’est avec elle qu’elle s’afficherait. Qui
mieux qu’elle pourrait signifier au monde parisien que l’histoire du livre
n’était qu’une affaire injustement exagérée. Un de ces ragots enflés jusqu’à la
démesure qu’une piqûre d’épingle fait éclater. Leur faire croire à ces bouches
d’égout que cette histoire n’était qu’un terrible malentendu, un arrangement
entre les deux sœurs. L’une voulait écrire, mais refusait de signer,
d’apparaître en public, l’autre, que la plaisanterie amusait, consentit à jouer
un rôle. Elles voulaient juste s’amuser. Comme lorsqu’elles étaient petites et
inventaient des jeux de rôle. Ce qui aurait dû être un divertissement était
devenu un scandale. Et si elles devaient être coupables, c’est de ne pas avoir
prévu le succès.
Comment n’y avait-elle pas pensé plus
tôt ? C’est à force de ruminer dans cette clinique. Je perdais toute
créativité, abrutie par des petites pilules de toutes les couleurs. Ce n’est
pas mon mari que je dois reconquérir en premier, c’est Joséphine. Elle sera mon
sésame, la clé de mon retour au monde. Elle ne doit pas supporter d’être fâchée
avec moi et doit rougir de honte à l’idée d’avoir séduit mon mari. Les flammes
de l’Enfer lui lèchent les doigts de pieds et chauffent à blanc sa conscience.
Je l’inviterai à déjeuner dans un restaurant connu. J’aurai réservé une table
bien en vue. M’afficher avec celle qu’on prétend ma victime suffira à museler
les langues des vipères. Elle imaginait déjà les dialogues aux tables
voisines : ne sont-ce pas les sœurs ennemies, attablées là-bas ? Mais
oui ! Je croyais qu’elles étaient fâchées ? Ce n’était pas si
terrible alors, puisqu’elles déjeunent ensemble ? L’oubli descendrait sur
ce monde à la mémoire trouée comme une passoire. Trop de vilenies à mémoriser
pour se permettre le luxe de se souvenir de toutes. Et ainsi, sans m’abaisser,
sans m’expliquer, sans m’excuser, je reprendrai ma place et effacerai la bave
des ragots. Lumineux. Enfantin. Efficace. Elle eut envie de s’applaudir. Et
après, décida-t-elle, en tapotant son sac Chanel, enchantée et légère, je
n’aurai plus qu’à reprendre mon mari.
Elle sortit un tube de rouge à lèvres et
retoucha son sourire.
Il me faudra racheter un tube de ce rouge à
lèvres.
Remettre ma garde-robe à jour.
Prendre rendez-vous chez le coiffeur.
Me faire poser des extensions pour
retrouver mes cheveux longs.
Beauté des mains, beauté des pieds.
Botox.
Vitamines bonne mine.
Maillot brésilien.
Puis danse du ventre, puisqu’il le faut
bien !
Le paysage avait changé. Elle apercevait
les tours de la Défense, et plus loin, les arbres du bois de Boulogne. Les
immeubles en pierre de taille remplaceraient bientôt les barres en béton et les
réverbères se feraient plus gracieux. Elle avait toujours su se sortir des
pires situations par un tour de passe-passe. Il fallait lui reconnaître cette
qualité. Je ne sais peut-être pas faire grand-chose, mais je camoufle mes
crimes en beauté.
Elle s’étira et étendit les bras.
— Ça a l’air d’aller déjà mieux,
remarqua Henriette. Est-ce de reconnaître le chemin de l’écurie qui fouette ton
humeur ?
— Il faut se méfier de l’eau qui dort,
ma chère mère. Les pires desseins fermentent sous l’apparente quiétude. Mais tu
le sais, n’est-ce pas ? On n’est jamais tout à fait celle que les autres
croient.
Elle se pencha vers le chauffeur et lui
demanda de s’arrêter.
— Je crois que je vais finir à pied.
Cela me fera du bien et achèvera de me donner ce coup de fouet dont tu
parlais !
Henriette lança un regard affolé au
compteur. Iris surprit son regard.
— Je te laisse payer… Je n’ai pas
d’argent sur moi. Désolée.
— Si j’avais su, on serait rentrées en
bus ! bougonna Henriette.
— Ne présume pas de tes forces… Tu
hais les transports en commun.
— Ça sent l’oignon vert et les
pieds !
Iris lui dédia son fameux sourire. Celui
qui ignorait les compteurs de taxi et les embûches de la vie. Un rire malicieux
traversa ses yeux. Henriette fut rassurée. Elle paierait la course, mais serait
bientôt remboursée au centuple. Elle avait eu des frais importants ces derniers
temps, des frais imprévus. Mais si tout marchait comme elle en avait été
assurée, cette saleté de secrétaire ne l’emporterait pas au paradis.
D’ailleurs, à l’heure qu’il était, elle devait déjà moins faire son
intéressante.
À l’heure qu’il était, elle ne devait même
plus être intéressante du tout.
De retour chez elle, debout dans la salle
de bains, dans sa longue chemise de nuit, Henriette Grobz réfléchissait. Si le
plan A ne donnait pas satisfaction, le plan B, avec Iris, était en route. Sa
journée avait été, malgré le compteur du chauffeur de
taxi – quatre-vingt-quinze euros sans le pourboire ! –,
positive.
On ne l’aurait plus comme ça. Avec Marcel,
elle avait péché par négligence. Elle s’était laissée aller, avait cru que sa
vie était toute tracée. Grossière erreur. Mais elle avait appris une
leçon : ne jamais se laisser bercer par l’apparente sécurité, prévoir,
anticiper. Une vie de femme au foyer se règle comme une entreprise. La
concurrence est partout, prête à vous débarquer ! Elle l’avait oublié, et
le réveil avait été brutal.
Plan A, plan B. Tout était en place.
Elle contempla avec tendresse la trace
ancienne d’une brûlure sur sa cuisse. Un pâle rectangle de chair rose, lisse et
doux.
Et dire que tout était parti de là !
Un simple accident domestique et elle avait repris du poil de la bête !
Quelle bonne idée elle avait eue, ce jour-là, c’était au début du mois de
décembre, de décider de faire son chignon, toute seule ! Elle s’en
félicitait chaudement en caressant le rectangle rose.
Ce jour-là, elle se souvenait très bien,
elle était allée chercher son fer à défriser dans le placard de la salle de
bains. Un siècle qu’elle ne l’avait plus utilisé ! L’avait branché. Avait
démêlé ses longues mèches qui accrochaient le peigne comme du foin sec, les
avait séparées en paquets égaux et attendait patiemment que le fer chauffât
pour les lisser une par une et les monter ensuite en chignon sur le sommet du
crâne. Il fallait qu’elle apprenne à se coiffer sans l’aide de Clochette, sa
petite coiffeuse. Avant, au temps béni où Marcel Grobz remplissait sa bourse,
Clochette venait la coiffer chaque matin, avant de filer à son salon parisien.
Elle l’avait baptisée Clochette parce qu’elle accomplissait des merveilles avec
ses doigts de fée. Et qu’elle oubliait toujours son nom. Et puis ça avait un
petit air affectueux, qui valorisait cette pauvre fille au demeurant assez
ingrate et diminuait le montant des pourboires.
Elle n’avait plus les moyens de s’offrir
les services de Clochette. Un sou était un sou, elle devait veiller à faire des
économies. La nuit, quand elle se relevait pour aller aux toilettes, elle se
servait d’une lampe de poche et ne tirait la chasse d’eau qu’une fois sur
trois. Au début, cette traque des dépenses superflues l’avait irritée,
humiliée. Mais là elle s’était prise au jeu et reconnaissait volontiers que
cela mettait un peu de piment dans son quotidien. Par exemple, le matin, elle
se fixait une somme à ne pas dépasser de toute la journée. Aujourd’hui, pas
plus de huit euros ! Il lui fallait parfois des trésors d’imagination pour
remplir son contrat. Mais la nécessité rend ingénieux. Un matin, prise d’une
soudaine audace, elle avait décidé : zéro euro ! Elle avait eu un
petit hoquet de surprise. Zéro euro ! Qu’avait-elle dit là ? Il lui
restait quelques biscuits, du jambon, de l’Orangina, du pain de mie, mais pour
la baguette tiède du matin, le tube de rouge Bourjois à Monoprix, il lui
faudrait trouver un stratagème. Elle était restée dans son lit jusqu’à ce que
midi sonne. Elle se tortillait, supputait, imaginait des chemins détournés pour
ramasser une monnaie égarée, un tube de rouge qui roule du présentoir et
qu’elle pousserait du pied jusqu’à la sortie à la barbe du vigile, elle
roucoulait d’aise, plissait un nez redevenu féminin, d’exquises fossettes de
plaisir creusaient ses joues rêches et plissées, elle gloussait, oh ! la la !
quelle aventure ! Puis, n’y tenant plus, elle s’était levée, avait roulé
ses mèches sous le chapeau, enfilé une blouse, une jupe, un manteau et avait
posé le pied en conquérante dans la rue. Courage, s’était-elle dit, alors que
le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes. Le froid lui
mordait les doigts, et elle n’avait pas assez de ses deux mains pour maintenir
en place la large galette qui menaçait de s’envoler de son crâne. Elle sentit
de la boulangerie voisine s’exhaler une douce odeur de baguette chaude. Elle
regarda tout autour d’elle, cherchant un moyen de parvenir à ses fins, et
regretta soudain de s’être laissée aller à cette extrémité : zéro euro
tout de même ! Elle avait serré les dents, relevé le menton. Était restée
un long moment, immobile, cherchant des yeux une solution qu’elle ne trouvait
pas. Partir sans payer ? Faire une dette ? C’était tricher. Des
larmes de froid lui brûlaient les pommettes, elle secouait la tête, découragée,
quand soudain, jetant les yeux à terre, elle avait aperçu un mendiant. Un
pauvre hère à canne blanche qui avait placé à portée de main sa sébile. Une
sébile, ma foi, bien garnie. Sauvée ! Dans le paroxysme de sa convoitise,
elle avait cherché dans les cimes ce qu’elle avait à ses pieds. Un soupir de bonheur
s’était échappé de ses lèvres. Elle avait tressailli de joie ; son esprit
s’était rasséréné aussitôt. Elle avait essuyé la sueur de son front, étudié
calmement la situation, les passants sur l’avenue, sa position. L’aveugle avait
allongé ses jambes maigres sur le macadam et tapait du bout de sa canne blanche
afin d’attirer l’attention. Elle avait regardé à droite, regardé à gauche et
avait vidé la sébile d’un rapide tour de poignet. Neuf pièces d’un euro, six de
cinquante centimes, trois de vingt et huit de dix ! Elle était riche. Elle
en aurait presque embrassé l’aveugle et était remontée en courant chez elle. Le
rire habitait ses grandes rides et elle avait refermé la porte, laissant
éclater sa joie. Pourvu qu’il soit là le lendemain ! S’il revient, s’il ne
s’aperçoit de rien, je redouble mon pari de zéro euro quotidien !
L’aventure lui chatouillait le ventre, elle
n’avait plus faim.
Il était revenu. Assis sur le trottoir, un
bonnet sur les yeux, des lunettes fumées, un lambeau d’écharpe autour du cou et
des mains atrocement mutilées. Elle prenait bien soin de ne pas le regarder
afin de ne pas ressentir, au lieu du délicieux frisson du danger couru, les
tourments d’une conscience peu habituée à commettre des larcins.
Cette quête de la dépense zéro rendait ses
journées passionnantes. On oublie souvent de mentionner cette volupté hors la
loi des nécessiteux obligés de chaparder, pensait Henriette. Ce plaisir
interdit qui transforme chaque instant de la vie en aventure. Parce que si, par
malchance, le mendiant changeait de lieu, il lui faudrait trouver une autre
victime. C’est pour cette raison qu’elle avait décidé de ne lui voler chaque
fois que quelques pièces, lui laissant de quoi subsister. Et pour qu’on ne
pense pas qu’elle le dévalisait, elle faisait tinter les pièces dérobées afin
qu’on croie qu’elle les déposait au lieu de les prélever.
Ce fameux jour donc, ce matin où elle
attendait que le fer chauffât, elle s’était demandé soudain si l’aveugle était
bien à sa place et, prise d’angoisse, voulant vérifier sur-le-champ si sa
pitance journalière serait assurée, elle s’était levée brusquement et avait
renversé le fer chauffé à blanc sur sa cuisse, la brûlant atrocement. Des
lambeaux entiers de peau s’arrachèrent quand elle retira le fer rouge. Le sang coulait
de la peau écorchée. Elle poussa un cri affreux, courut chez sa concierge, lui
montra sa blessure, la suppliant d’aller chercher une pommade ou demander
conseil à la pharmacienne au coin de la rue. C’est alors que cette brave femme,
qu’elle avait autrefois accablée des cadeaux dont elle ne voulait plus, la fit
entrer dans sa loge, décrocha le téléphone et composa, d’un air mystérieux, un
numéro.
— Dans quelques minutes, vous n’aurez
plus le feu et, dans une semaine, la peau sera rose et belle ! lui assura-t-elle,
tapant sur le cadran avec des airs de conspiratrice.
Puis elle lui avait passé son
interlocutrice.
Il en fut ainsi. Le feu disparut puis la
chair boursouflée se lissa comme par enchantement. Chaque matin, Henriette,
éberluée, constatait la guérison éclair.
Il lui en avait quand même coûté cinquante
euros et elle avait eu beau grimacer, la guérisseuse au bout du fil n’en
démordait pas. C’était son prix. Sinon elle soufflait sur le téléphone et la
douleur revenait. Henriette avait promis de payer. Plus tard, en possession du
précieux numéro, elle avait appelé celle qu’elle avait déjà baptisée la
sorcière. Elle l’avait remerciée, avait demandé à quelle adresse envoyer le
chèque puis, sur le point de raccrocher, s’était entendu proposer :
— Si vous avez besoin d’autres
services…
— Qu’est-ce que vous faites à part
guérir les brûlures ?
— Les foulures, les piqûres
d’insectes, les venins, les zonas…
Elle débitait sur un ton mécanique un
catalogue de services à la carte.
— Les inflammations diverses, pertes
blanches, eczéma, asthme…
Henriette l’avait interrompue. Une idée lui
était venue, fulgurante :
— Et les âmes ? Vous travaillez
les âmes ?
— Oui mais c’est plus cher… Retour
d’affection, dépression, chasse aux esprits, désenvoûtement…
— Et vous envoûtez aussi ?
— Oui, et c’est encore plus cher.
Parce qu’il faut que je me protège si je ne veux pas prendre de choc en retour…
Henriette avait réfléchi. Et pris
rendez-vous.
Un beau jour, donc, juste avant les fêtes
de Noël qui allaient consacrer sa solitude et son impécuniosité, elle s’était
rendue chez Chérubine. Dans un immeuble défraîchi du vingtième arrondissement.
Rue des Vignoles. Pas d’ascenseur, une moquette verte constellée de taches et
de trous, une odeur de chou rance, un appartement au troisième étage où, sur la
sonnette, une pancarte disait : « SONNEZ ICI SI VOUS ÊTES PERDU ».
Une grosse femme lui ouvrit. Elle entra dans un appartement minuscule qui avait
du mal à contenir le tour de taille de sa propriétaire.
Tout était rose chez Chérubine. Rose et en
forme de cœur. Les coussins, les chaises, les cadres aux murs, les plats, les
miroirs et les fleurs en papier crépon. Même le front bombé et luisant de
Chérubine était orné d’accroche-cœurs pommadés. Ses bras gras et flasques comme
du fromage blanc sortaient d’une djellaba en foulards roses. Elle se sentait en
visite dans la roulotte d’une romanichelle obèse.
— Elle m’apporté une photo ?
demanda Chérubine en allumant des bougies roses sur une table de bridge
recouverte d’une nappe rose.
Henriette sortit de son sac une photo en
pied de Josiane et la posa devant la forte femme dont la poitrine se soulevait
en sifflant. Elle avait le teint blafard, les cheveux rares. Elle devait
manquer de chlorophylle. Henriette se demanda s’il lui arrivait de sortir de chez
elle. Peut-être y est-elle entrée un jour et ne pouvait plus en sortir vu son
embonpoint et l’étroitesse du logis ?
Levant les yeux, pendant que Chérubine
tirait une boîte à ouvrage de sous la table, Henriette aperçut, posée sur un
coin de commode, une grande statue de la Vierge Marie qui, les mains jointes,
une couronne dorée sur son voile blanc, se penchait vers elles. Elle fut
rassurée.
— Qu’est-ce qu’elle veut
exactement ? demanda alors Chérubine en prenant le même air dévot et
penché que la Vierge.
Henriette eut une seconde d’hésitation, se
demandant si Chérubine s’adressait à elle ou à la Vierge. Puis elle se reprit.
— Je ne veux pas vraiment un retour
d’affection, expliqua Henriette, je veux que ma rivale, la femme sur la photo,
tombe dans une profonde dépression, que tout ce qu’elle touche tourne vinaigre
et que mon mari revienne.
— Je vois, je vois…, dit Chérubine en
fermant les yeux et en croisant les doigts sur son ample poitrine. C’est une
demande très chrétienne. Le mari doit rester avec la femme qu’il s’est choisie
comme compagne pour la vie. Ce sont les liens sacrés du mariage. Celui qui les
défait encourt le courroux divin. Nous allons donc demander un envoûtement
premier degré. Elle ne veut pas sa mort ?
Henriette hésita. L’usage du pronom
personnel troisième personne du singulier la troublait. Elle avait du mal à
savoir à qui parlait Chérubine.
— Je ne veux pas sa mort physique, je
veux qu’elle disparaisse de ma vie.
— Je vois, je vois…, psalmodia
Chérubine, les yeux toujours fermés, passant et repassant ses mains sur sa
poitrine comme si elle la massait.
— Euh…, demanda Henriette, qu’est-ce
exactement un envoûtement premier degré ?
— Voilà, cette femme va se sentir très
fatiguée, n’aura plus de goût à rien, plus de goût à l’acte sexuel, aux
tartelettes aux fraises, aux bavardages, aux jeux avec ses enfants. Elle va
faner sur pied comme une fleur coupée. Perdre sa beauté, son rire, son entrain.
En un mot : dépérir lentement, avoir des pensées sombres et même
suicidaires. Une fleur coupée, je peux pas dire mieux…
Henriette se demanda si c’était pour cette
raison que l’appartement était rempli de fleurs en papier crépon. Une fleur par
victime.
— Et mon mari reviendra ?
— L’ennui et le dégoût s’étendront à
tout ce que touchera cette femme et, à moins qu’il soit animé d’un amour
extraordinaire, plus fort que le sort, il se détournera d’elle.
— Parfait, dit Henriette en se
rengorgeant sous son chapeau. J’ai besoin qu’il reste en forme pour faire
tourner sa boîte et gagner de l’argent.
— On le protégera donc… Il faudra
qu’elle m’apporte une photo de lui.
Ah ! Il allait falloir revenir !
La bouche d’Henriette se pinça en une grimace de dégoût.
— A-t-il des enfants avec cette
femme ?
— Oui. Un fils.
— Elle veut qu’on le travaille lui
aussi ?
Henriette hésita. Un bébé tout de même…
— Non. Je veux être débarrassée
d’elle, d’abord…
— Parfait. Elle peut partir
maintenant, je vais me concentrer sur la photo. Les effets seront immédiats. Le
sujet va être englué dans une langueur, un malaise perpétuels, un mal de vivre,
et perdra le goût à tout.
— Vous êtes sûre ? Bien
sûre ?
— Elle pourra vérifier si elle en a
les moyens… Chérubine n’échoue jamais.
Elle se retourna vers la statue en plâtre
et joignit les mains en signe d’allégeance à la Vierge.
— L’homme marié ne doit pas quitter
son épouse. Le sacrement du mariage est sacré. Elle verra, ajouta-t-elle en
revenant vers Henriette. Elle saura me le dire… Elle a un moyen de vérifier
l’efficacité du sort ?
Henriette pensa à la petite bonne qu’elle
rencontrait au parc quand cette dernière promenait l’enfant et qu’elle
soudoyait depuis plusieurs mois pour avoir des nouvelles du couple honni.
— Oui. Je pourrai, en effet, suivre
les progrès de votre…
Elle voulait prononcer le mot
« travail », mais n’y parvint pas. Elle se sentait oppressée dans
cette atmosphère surchauffée où les meubles semblaient peu à peu se rapprocher
et l’encercler.
— Ça fera six cents euros. En liquide.
J’accepte les chèques pour les petites sommes, pour les grosses, je veux du
liquide. Elle a compris ?
Henriette s’étrangla. Elle avait escompté
que la sorcière lui prendrait deux cents, voire trois cents euros.
— C’est que je n’ai que trois cents
euros sur moi…
— Pas de problème, elle me les donne
et elle reviendra avec le reste quand elle apportera la photo du mari. Mais il
faut revenir vite…, ajouta-t-elle avec une nuance de menace dans la voix. Parce
que si je commence le travail…
Sa respiration se fit plus sifflante. Elle
posa la main sur la poitrine, poussa un long soupir qui finit en un mugissement.
Henriette tremblait. Elle se demandait si elle n’avait pas commis une grosse
erreur en s’adressant à cette femme. Mais l’image de Marcel et de Josiane
confits d’amour, béats dans leur grand appartement, balaya ses scrupules.
Elle avait sorti les billets placés dans
son soutien-gorge et les avait déposés sur la table.
Ce jour-là, elle s’était retrouvée dans la
rue, étourdie. Sans un sou. Elle avait dû faire un effort pour s’engager dans
une bouche de métro et était rentrée chez elle, soucieuse. Il allait falloir
qu’elle multiplie les journées à zéro euro pour payer Chérubine.
Trois semaines plus tard, elle s’était
rendue au parc Monceau, à la recherche de la petite bonne qu’elle trouva sur un
banc en train de lire une revue pendant que le marmot dans sa poussette était
plongé dans la contemplation d’un papier tout collant de caramel.
— Bonjour…, avait-elle dit en
s’asseyant à côté de la fille.
— Jour, avait répondu la fille levant
les yeux de sa revue.
— Vous avez passé de bonnes
fêtes ?
— Comme ci, comme ça…
— Tous mes vœux de bonne année, ajouta
Henriette qui trouvait que la fille ne faisait pas beaucoup d’efforts pour
engager la conversation.
— Merci. À vous aussi…
— Il fait quoi, là ? avait
demandé Henriette en montrant le gamin du bout de son escarpin.
— C’est le papier de son Carambar,
avait dit la fille, se penchant pour essuyer les joues du bébé maculées de
caramel. Il adore les Carambar. Il se fait les dents avec…
— Il le dévore, on dirait !
s’exclama Henriette. Le caramel et le papier !
— Il essaie de lire la blague écrite
dessus !
— Parce qu’il lit ?
— Ah ça ! Il en fait des
merveilles, ce gosse-là ! J’en reviens pas. Sais pas à quoi ils pensaient
quand ils l’ont fabriqué, mais ils devaient pas se raconter des fadaises !
Elle laissa la petite bonne parler de
l’enfant, des progrès étonnants qu’il faisait chaque jour, de ses mines
enjouées ou courroucées, de l’état de ses dents, de ses pieds, de ses selles
bien moulées.
— Lui manque que la parole ! Et
si vous voulez mon avis, ça va pas tarder !
Henriette essayait de paraître intéressée,
écouta encore quelques anecdotes surprenantes de la part d’un enfant de cet
âge, puis la coupa.
Elle n’allait pas commencer à s’attendrir
devant un rejeton qui bavait sur un papier de Carambar.
— Et la mère ? Elle va bien ?
Je ne la vois plus au parc…
— Ne m’en parlez pas ! Elle a le
mal de vivre.
— Et ça se traduit comment ?
— Une langueur terrible.
— Comment ça ? Avec tout le
bonheur qui vient d’entrer dans sa vie ?
— C’est à y rien comprendre ! dit
la fille en secouant la tête. Elle passe ses journées au lit. Elle pleure tout
le temps. Ça lui a pris un matin. Elle s’est réveillée, s’est assise sur son
lit, a mis un pied à terre, m’a dit je crois bien que j’ai la grippe, je me
sens faible, je vois tout tourner et elle s’est recouchée… et depuis, elle n’en
finit pas de se traîner. Le pauvre monsieur sait plus quoi faire ! Il a
des croûtes sur le crâne à force de se gratter la tête. Même le petit, il
gazouille plus. Il est plongé dans ses lectures, il attrape tout ce qui lui
tombe sous la main et je vous le dis, bientôt il lira tout seul !
Forcément, y a plus personne pour l’amuser, il s’ennuie, alors il lit !
Henriette écoutait, émerveillée. Elle en
aurait baisé l’air qu’elle respirait. Ainsi ça marchait ! C’était comme la
brûlure : Josiane allait disparaître par enchantement.
— Mon Dieu ! Mais c’est
terrible ! fit-elle d’une voix qu’elle voulait pleine de compassion, mais
qui hennissait de bonheur. Pauvre monsieur !
La fille opina et enchaîna :
— Il tourne en rond comme une
bourrique. Elle reste couchée toute la journée, veut voir personne, veut même
pas qu’on ouvre les rideaux, la lumière lui fait mal aux yeux. Jusqu’à Noël, ça
allait encore. À Noël, elle s’est levée, elle a même reçu du monde, mais depuis
c’est terrible !
Henriette lisait sur les lèvres de la fille
son bulletin de victoire.
— Je dois tout faire. Le ménage, la
cuisine, le linge et le gosse ! J’ai pas une minute à moi ! Sauf
quand je sors le promener… là, je respire un peu, je peux lire un bouquin.
— Ça arrive parfois, vous savez, ces
dépressions. On appelle ça le retour de couches. Enfin, de mon temps, on
appelait ça comme ça.
— Elle refuse d’aller au docteur. Elle
refuse tout ! Elle dit qu’elle a des papillons noirs qui volent dans sa
tête. J’vous jure, c’est ses propres mots. Des papillons noirs !
— Mon Dieu ! soupira Henriette. À
ce point-là !
— Puisque je vous le dis ! Ça
m’arrange pas, moi. Et impossible de lui faire entendre raison ! Elle dit
que ça va bien finir par passer. Ce qui va se passer, c’est qu’on va tous
partir !
— Oh ! Pas lui quand même !
Il l’aime sa Josiane ! avait protesté Henriette qui avait du mal à
contenir sa joie.
— Vous en connaissez beaucoup d’hommes
qui endurent la maladie ? Quinze jours, oui, mais pas plus ! Là, ça
fait des semaines que ça dure ! J’en donne pas cher de ce ménage. C’est
dommage pour l’enfant. C’est toujours eux qui trinquent dans ces cas-là…
Ses yeux s’étaient abaissés sur le bébé qui
les regardait intensément comme s’il essayait de comprendre ce qui se disait
au-dessus de sa tête.
— Pauvre biquet, avait chuchoté
Henriette. Il est si mignon ! Avec ses boucles rouges et ses gencives à
vif.
Elle s’était baissée vers le marmot, avait
voulu poser la main sur sa tête. Il avait poussé un cri strident, s’était raidi
et avait reculé au fond de la poussette afin d’échapper à sa caresse.
Pire : il avait joint ses pouces et ses deux index et avait brandi vers
elle une sorte de losange menaçant en hurlant pour qu’elle s’éloigne.
— Oh, ben ça ! On dirait que vous
êtes le diable ! Dans L’Exorciste, c’est comme ça qu’on éloigne le
Malin !
— Mais non, c’est mon chapeau !
Il lui fait peur. Ça fait souvent ça avec les enfants.
— C’est sûr qu’il est bizarre. On
dirait une soucoupe volante. Ça doit pas être pratique dans le métro !
Henriette se retint de la rembarrer. Est-ce
que j’ai une tête à prendre le métro ? Sa bouche se tordit pour empêcher
une réplique cinglante de s’échapper. Elle avait besoin de cette gamine.
— Allez, avait-elle dit en se levant,
je vous laisse à votre lecture…
Elle avait glissé un billet dans le sac
entrouvert de la fille.
— Oh ! Faut pas. Je me plains
comme ça, mais ils sont bons pour moi…
Henriette s’en était allée, un sourire aux
lèvres. Chérubine avait bien travaillé.
Tout cela coûtait de l’argent, c’est sûr,
calculait Henriette en chemise de nuit, caressant sur sa cuisse sa brûlure rose
et lisse, mais c’était aussi un investissement. Bientôt Josiane ne serait plus
qu’une loque. Avec un peu de chance, elle deviendrait amère, agressive. Elle
repousserait le père Grobz, le chasserait de son lit. Marcel, désemparé,
reviendrait vers elle. Il pouvait être si benêt. Elle avait toujours été
étonnée qu’un homme aussi redoutable en affaires puisse être aussi naïf en
amour. Et puis, la petite bonne avait raison, les hommes n’aiment guère les
malades. Ils les supportent un moment, puis se détournent.
Peut-être maintenant, se dit-elle en se
glissant dans son lit, serait-il temps de passer à l’étape suivante de mon
plan : me rapprocher de Grobz, faire semblant de discuter des termes du
divorce, me montrer douce, compréhensive, faire preuve de repentir. Battre ma
coulpe. L’endormir et le ferrer. Et cette fois-ci, il ne s’échapperait plus.
Et si ça ne marchait pas, il y aurait
toujours le plan B. Iris était revenue à la vie, semblait-il. Elle avait eu un
beau sourire triomphant quand elle était descendue du taxi. Plan A, plan B…
Elle serait sauvée !
Gary et Hortense, dans un Starbucks café,
savouraient un cappuccino. Gary était venu retrouver Hortense pendant sa
pause-déjeuner ; ils regardaient à travers la vitrine passer les gens sur
le trottoir en trempant leurs lèvres dans la mousse blanche et épaisse. C’était
un de ces jours d’hiver que les Anglais appellent « glorieux ». What
a glorious day ! se lancent-ils, le matin, en se saluant d’un large
sourire satisfait comme s’ils en étaient personnellement responsables. Ciel
bleu, froid vif, lumière éclatante.
Hortense aperçut un homme qui marchait tout
en finissant de s’habiller d’une main et de manger un donut de l’autre.
En retard ! En retard ! chantonna-t-elle en étudiant sa démarche de
pingouin pressé. Il était si occupé qu’il ne vit pas la paroi transparente d’un
abri de bus et la heurta de plein fouet. Sous le choc, il se plia en deux et
lâcha tout ; Hortense éclata de rire et reposa la tasse qu’elle tétait
doucement.
— Ben… On dirait que t’as la
pêche ! déclara Gary d’un ton sinistre.
— Pourquoi ? Tu l’as pas,
toi ? répondit Hortense sans quitter l’homme des yeux.
Il était maintenant à quatre pattes et
tentait de rattraper le contenu de son attaché-case renversé sur le trottoir.
Le flot des passants s’ouvrait pour l’éviter et se reformait aussitôt après
l’obstacle franchi.
— Hier soir, j’ai été convoqué par ma
grand-mère…
— Au Palais ?
Gary acquiesça. Le cappuccino avait dessiné
une fine moustache blanche au-dessus de ses lèvres. Hortense l’effaça du doigt.
— Y avait une raison ?
demanda-t-elle en suivant de l’œil l’homme agenouillé qui répondait au
téléphone tout en essayant de refermer son attaché-case.
— Oui, elle dit que j’ai assez traîné,
que je dois décider ce que je vais faire l’année prochaine. On est en janvier…
C’est maintenant qu’on doit s’inscrire dans les universités…
— Et tu as répondu quoi ?
L’homme avait raccroché, il se préparait à
se remettre debout quand il se mit à taper de toutes ses forces sur ses
cuisses, sa poitrine avec un air de panique, les yeux roulant de tous côtés.
— Ben, rien justement. Tu sais, elle
est impressionnante ! Tu te tiens à carreau devant elle…
Hortense se retint de rire. Qu’est-ce qu’il
avait à présent ?
— Elle m’a donné le choix entre une
académie militaire ou une université de droit, quelque chose comme ça. Elle m’a
précisé que tous les hommes de la famille faisaient un passage dans l’armée,
même ce vieux pacifiste de Charlie !
— Ils vont te raser la tête !
s’exclama Hortense, sans détacher les yeux du spectacle de la rue. Et tu vas
porter un uniforme !
L’homme semblait avoir perdu son téléphone
et était reparti à quatre pattes dans la foule le chercher.
— Je n’irai pas dans une académie
militaire, je ne ferai pas l’armée et je n’étudierai pas le droit, le business
ou quoi que ce soit d’autre !
— Ben, c’est clair au moins… Alors où
est le problème ?
— Le problème, c’est la pression
qu’elle va me mettre ! Elle lâche pas comme ça, tu sais.
— C’est à toi de décider, c’est ta
vie ! Il faut que tu lui dises ce que toi, tu as envie de faire.
— De la musique… Mais je ne sais pas
encore sous quelle forme. Pianiste. C’est un métier, pianiste ?
— Si tu es doué et travailles comme un
enragé !
— Mon prof dit que j’ai l’oreille
absolue, que je dois continuer, mais… Je sais pas, Hortense. Je sais pas. Ça ne
fait que huit mois que je fais du piano. C’est angoissant de décider à mon âge
de ce qu’on va faire toute une vie…
L’homme avait retrouvé son portable et,
toujours accroupi, essayait de remettre le boîtier en place, tout en maintenant
sa serviette coincée sous le bras, ce qui ne lui facilitait pas la tâche.
— Va te coucher, mon pauvre vieux,
soupira Hortense, c’est pas ton jour !
— Merci beaucoup ! s’exclama
Gary. On peut dire que tu trouves vite des solutions, toi !
— C’est pas à toi que je
m’adressais ! Je parlais au mec dans la rue qui vient de tomber. T’as rien
vu ?
— Je croyais que tu m’écoutais !
T’es vraiment incroyable, Hortense ! Tu te fous des gens !
— Mais non… J’ai juste commencé le
feuilleton du mec dans la rue avant que tu ne te mettes à parler ! Bon, je
ne le regarde plus, promis…
Juste un dernier coup d’œil : l’homme
s’était redressé et cherchait quelque chose par terre. Il ne va pas ramasser
son donut quand même ! Elle se hissa légèrement sur les fesses pour
le suivre. L’homme scrutait le trottoir, aperçut le beignet un peu plus loin,
contre un pied de l’abribus, se baissa, le ramassa, l’épousseta et le porta à
sa bouche.
— Oh ! Le gros dégueulasse !
— Merci beaucoup, lâcha Gary en se
levant. Tu fais chier Hortense !
Il ouvrit la porte du café et sortit, en la
claquant.
— Gary ! cria Hortense, reviens…
Elle n’avait pas fini son cappuccino et
hésitait à le laisser sur la table. C’était son déjeuner.
Elle se précipita dans la rue et chercha
des yeux quelle direction Gary avait pris. Elle aperçut son large dos, sa haute
taille qui tournait au coin de d’Oxford Street d’une pirouette furieuse. Elle
le rattrapa et s’accrocha à son bras.
— Gary ! Please !
C’est pas de toi que je parlais quand j’ai dit « gros
dégueulasse ! »
Il ne répondit pas. Il avançait à grandes
enjambées et elle avait du mal à le suivre.
— Étant donné que tu fais dix-huit
centimètres de plus que moi, tes enjambées sont donc dix-huit pour cent plus
grandes que les miennes. Si tu continues à ce train-là, tu vas vite me semer et
on ne pourra plus parler…
— Qui a dit que j’avais envie de
parler ? maugréa-t-il.
— Toi, tout à l’heure.
Il resta muet et continua ses amples
foulées, la traînant à son bras droit.
— Faut que je me roule par
terre ? demanda-t-elle, essoufflée.
— Fais chier.
— L’argument est mince ! Elle a
raison ta grand-mère, faudrait que tu reprennes des études, tu es en train de
perdre ton vocabulaire.
— Tu m’emmerdes !
— C’est pas mieux !
Ils continuèrent à marcher. What a
glorious day ! What a glorious day ! chantonnait Hortense dans sa
tête. Ce matin, elle avait eu la meilleure note en classe de style et avait
dessiné une boutonnière de belle allure pour le cours de cet après-midi. Les
autres élèves allaient la détester. Si elle appréciait le style, elle ne
négligeait pas la technique et se souvenait d’une phrase lue dans un
journal : « Un styliste qui ne connaît pas la technique n’est qu’un
illustrateur. »
— Je te donne jusqu’au coin de la rue
pour changer d’humeur parce que au coin de la rue, nos chemins se séparent. Mon
temps est précieux.
Il s’arrêta si brusquement qu’elle lui
rentra dedans.
— Je veux faire de la musique, c’est
la seule chose dont je sois sûr. Je ne fume pas, je ne bois pas, je ne me
drogue pas, je ne pille pas les magasins à la recherche d’un look, je n’écoute
pas mes cheveux pousser en attendant Dieu, je n’ai pas de goûts de luxe, mais
je veux faire de la musique…
— Ben alors, dis-lui tout ça.
Il haussa les épaules et la regarda du haut
de sa grande taille. Ses yeux s’arrêtèrent au-dessus d’elle et dessinèrent un
toit de colère.
— Je sors le paratonnerre ou tu me
foudroies tout de suite ? demanda-t-elle.
— Comme si c’était si simple !
dit-il en levant les yeux au ciel.
— Et ta mère, elle dit quoi ?
— Que je fais ce que je veux, que j’ai
encore le temps…
— Et elle a bien raison !
Il s’était assis sur un muret et avait
relevé le col de son caban. Il était émouvant, réfugié dans son grand col, avec
des boucles de cheveux noirs qui tombaient sur ses yeux égarés. Elle vint
s’asseoir à côté de lui.
— Écoute Gary, tu as le luxe de
pouvoir faire ce que tu veux. Tu n’as pas de problèmes d’argent. Si toi, tu
n’essaies pas de faire ce qui te passionne dans la vie, qui peut le
faire ?
— Elle comprendra pas.
— Depuis quand laisses-tu quelqu’un
d’autre décider de ta vie !
— Tu la connais pas. Elle lâche pas
facile. Elle va faire pression sur maman qui va culpabiliser de ne pas
s’occuper de moi « sérieusement » – il dessina des
guillemets dans l’air – et va intervenir.
— Demande-lui de te faire confiance
pendant un an…
— Mais un an, ça ne suffira pas !
Il faut bien plus de temps pour faire vraiment de la musique… Je vais pas
suivre des cours de cuisine !
— Inscris-toi dans une école de
musique. Une bonne école de musique. Une qui en impose.
— Elle ne voudra pas en entendre
parler…
— Tu passeras outre !
— Plus facile à dire qu’à faire !
— C’est bizarre, jusqu’à aujourd’hui,
je ne t’avais jamais imaginé en looser !
— Ah ! ah ! ah ! Très
drôle !
Il inclina la tête comme pour dire vas-y
piétine l’homme à terre, écrase-moi de ton mépris, tu es très forte à ce
jeu-là.
— Tu renonces avant même d’avoir
essayé. Puisque tu dis que c’est ta passion, prouve-lui que c’est sérieux et elle
te fera confiance. Sinon c’est comme si tu jetais l’éponge avant même d’être
monté sur le ring !
Leurs regards se croisèrent et se
questionnèrent en silence.
— C’est comme ça que tu fais,
toi ? demanda-t-il en ne la lâchant pas des yeux comme si sa réponse
pouvait changer sa vie.
— Oui.
— Et ça marche ?
Elle en avait la chair de poule tellement
il la regardait sérieusement.
— Pour tout. Mais faut bosser. Je
voulais mon bac avec mention, je l’ai eu, je voulais venir à Londres, je suis
venue à Londres, je voulais faire cette école, j’ai été prise et je vais
devenir une grande styliste, peut-être même une grande couturière. Personne ne
m’a fait dévier de ma route d’un centimètre parce que j’ai décidé que personne
ne le ferait. Je me suis fixé un but, c’est assez simple, tu sais. Quand tu
décides sérieusement quelque chose, tu réussis toujours à l’avoir. Suffit d’en
être convaincu et tu convaincs tous les autres. Même une reine !
— Y a d’autre chose que tu t’es juré
d’avoir ? demanda-t-il sentant que le moment était précieux, qu’elle avait
baissé la garde.
— Oui, répondit-elle sans trembler,
sachant exactement ce à quoi il faisait allusion mais refusant de répondre.
Ils ne se quittaient pas des yeux.
— Comme quoi ?
— Not your business !
— Si. Dis-moi…
Elle secoua la tête.
— Je te le dirai quand j’aurai atteint
mon but !
— Parce que tu l’atteindras, bien sûr.
— Bien sûr…
Il eut un petit sourire énigmatique comme
s’il concédait qu’elle pouvait avoir raison, mais que l’affaire n’était pas
encore réglée. Loin de là. Il y avait encore quelques formalités à remplir. Il
y eut ensuite une minute de grande solennité qui les entraîna dans un domaine
où ils n’étaient encore jamais entrés : celui de l’abandon. Ils se
mangeaient l’intérieur de l’âme, le velouté du cœur et pouvaient dire, sauf
qu’ils ne prononçaient pas les mots, exactement ce à quoi ils pensaient. Ils se
le dirent dans les yeux. Comme si ça n’existait pas ou que ça ne devait pas
exister encore. Ils dansèrent deux pas de tango avec ce velouté du cœur, s’embrassèrent
doucement sur la bouche de leurs âmes, puis retombèrent dans les klaxons de la
rue et les passants qui perdaient leur donut en courant.
— Bon, récapitulons, dit Hortense
étourdie par ces confidences muettes. Tu vas d’abord te trouver une bonne école
de musique. Tu feras ce qu’il faut pour te faire accepter. Tu vas travailler,
travailler…
Il la suivait des yeux et écoutait son
avenir.
— Après, tu affrontes ta grand-mère et
tu emportes le morceau… Tu auras des arguments, tu te seras bougé le cul pour lui
prouver que c’est une passion. Pas un passe-temps. Ça l’impressionnera, elle
t’écoutera. Tu es trop nonchalant, Gary.
— C’est ce qui fait mon charme !
plaisanta-t-il en ouvrant ses grands bras, en les faisant planer au-dessus
d’elle pour poursuivre leur tango muet.
Elle s’écarta, reprit sérieuse :
— À dix-neuf ans, oui. Mais dans dix
ans, tu seras un vieux charmeur inutile et désabusé. Alors prends-toi en main,
prouve aux autres qu’ils ont raison de te faire confiance…
— Y a des fois où j’ai envie de rien.
Juste d’être un écureuil qui sautille dans Hyde Park…
Un petit vent froid s’était levé et il
avait le bout du nez qui rougissait. Il enfonça ses mains dans ses poches comme
s’il voulait les crever, racla le sol du bout de ses chaussures, poursuivit un moment
ce qui semblait être un long monologue intérieur. Elle l’observait, amusée. Ils
se connaissaient depuis si longtemps ; il n’y avait personne dont elle
était aussi proche. Elle se rapprocha, passa une main sous son bras, posa la
tête sur son épaule.
— Tu ne lâches jamais, toi !
grogna-t-il.
Elle releva la tête vers lui et lui sourit.
— Jamais ! Et tu sais
pourquoi ?
— …
— Parce que j’ai pas peur. Toi, tu
meurs de trouille. Tu te dis que dans la musique, il y a beaucoup d’appelés et
peu d’élus et tu as peur de ne pas être élu…
— Pas faux…
— Ta peur t’empêche de passer à
l’action. Et elle empêchera ton rêve de se transformer en réalité.
Il l’écoutait, ému, presque effrayé par la
justesse de ses propos.
— Tu veux qu’on aille au cinéma, ce
soir ? demanda-t-il pour retrouver la légèreté de l’air.
— Non. Faut que je bosse. J’ai un
travail à rendre demain.
— Tu bosses toute la soirée ?
— Oui. Mais en fin de semaine, si tu
veux, je serai plus libre.
— Je te dois combien pour la
consultation ?
— Tu me paieras ma place de ciné.
— D’accord.
Hortense regarda sa montre et poussa un
cri.
— Zut ! Je vais être en
retard !
— Tu es comme ta mère, tu dis jamais
merde !
— Merci du compliment !
— Mais c’est un beau compliment.
J’aime bien ta mère !
Elle ne répondit pas. Chaque fois qu’on lui
parlait de sa mère, elle se refermait. Il la raccompagna jusqu’à l’entrée de
son école.
— Tu sais ce qu’elle a dit d’autre ma
grand-mère ?
— Elle t’a donné ton rang d’accession
au trône ?
— No way. Je veux être
musicien, je te dis !
Hortense eut un petit sourire qui semblait
dire « bonne réplique » et accéléra le pas.
— Elle m’a parlé de mes conquêtes
sentimentales, c’est comme ça qu’elle appelle les grosses cochonnes que je me
tape, et elle m’a dit avec son air de royale délicatesse… « Mon cher Gary,
quand on donne son corps, on donne son âme. »
— Impressionnante !
— Réfrigérante, oui ! Tu baises
plus jamais, après une réplique comme ça !
— Arrête de te plaindre ! T’es un
privilégié. L’oublie jamais. Y a pas beaucoup de mecs qui sont les petits-fils
de la reine ! En plus, tu as tous les avantages : tu es royal et
personne ne le sait. Alors shut up !
— Heureusement qu’on le sait
pas ! T’imagines ma vie, traqué par les paparazzi ?
— Moi, ça m’irait très bien. Je serais
sur toutes les photos et je deviendrais célèbre ! Je lancerais ma marque
en un clin d’œil !
— Compte pas là-dessus ! Je
partirais sur une île déserte et tu me verrais plus jamais !
Ils étaient arrivés devant l’école
d’Hortense à Piccadilly Circus. Elle lui plaqua un rapide baiser sur la joue et
le quitta.
Gary la regarda disparaître dans le flot
d’étudiants qui s’engouffraient à l’intérieur du bâtiment. Cette fille avait
l’art de régler les problèmes. Elle ne s’encombrait pas d’états d’âme. Des
faits, des faits, rien que des faits ! Elle avait raison. Il allait se
mettre en quête d’une école. Il apprendrait le solfège et ferait des gammes.
Hortense lui avait donné un coup de pied dans le derrière et un coup de pied
dans le derrière vous fait toujours avancer. Et gomme les idées noires. Il
n’avait plus l’impression de porter sa vie comme un fardeau mais de l’avoir
posée sur le trottoir et de la considérer d’un œil détaché. Comme une chose à
laquelle il allait imprimer une direction, nord, sud, est, ouest. Il n’avait
plus qu’à choisir. Une vague d’allégresse l’emporta et il se sentit voler après
Hortense pour l’embrasser. Il cria « Hortense, Hortense », mais elle
avait disparu.
Il se retourna vers la rue, les passants,
les feux rouges, les voitures, les motos et les bicyclettes et eut envie de les
prendre à partie.
« What a glorious day ! »
lança-t-il en apercevant un bus rouge à deux étages qui se détachait,
majestueux sur le ciel bleu. Bientôt il serait remplacé par un bus à un seul
étage, mais ce n’était pas grave, la vie continuerait parce que la vie était
belle, qu’il allait la prendre en main et décharger tout ce barda noir qu’il
trimballait parfois sur le dos.
En première heure, c’était un cours
d’histoire de l’art.
Le professeur, un homme tout gris au teint
ivoire, avait un débit lent, traînant et un petit ventre rond qui pointait sous
un gilet bordeaux. Son col de chemise était un col de radin. Il faudrait mettre
de l’ampleur dans le col, dans les manches, dans les basques, observait
Hortense en dessinant des croquis sur sa feuille blanche. Souffler sur lui le
vent du grand large. Il expliquait comment l’art et la politique parfois
marchaient main dans la main et parfois tiraient à hue et à dia. Il demanda à
la classe somnolente quand étaient nés les premiers partis politiques.
— Dans le monde ? demanda
Hortense en relevant la tête de son cahier.
— Oui, mademoiselle Cortès. Mais plus
précisément en Angleterre, car les premiers partis ne vous en déplaise sont nés
en Angleterre. Vous n’avez pas l’apanage de la démocratie, malgré votre
Révolution française.
Hortense n’en avait aucune idée.
— En Angleterre, reprit-il en tirant
sur les pointes de son gilet. Au XVIIe siècle. Il y eut d’abord ce
qu’on appelait des « agitateurs » qui haranguaient les hommes dans
les armées, puis, en 1679, une querelle opposa les parlementaires et les grands
du royaume. Les débats devinrent vifs, ils s’insultaient en se traitant de
« tories », voleurs de bétail, et de « whigs », bandits de
grand chemin. Ces insultes restèrent et c’est ainsi que naquirent les noms des
deux grandes formations politiques anglaises. Plus tard, en 1830, le premier
parti politique fut fondé, il s’agit du parti conservateur, le premier parti
européen et, on peut le dire, du monde…
Il s’arrêta, satisfait. Sa main tapota son
petit ventre rond. Hortense prit un crayon et entreprit de le rhabiller avec
panache. Un homme si cultivé se devait d’être élégant. Elle se mit à dessiner
une chemise pour homme : le col, les manches, les boutons, la coupe, la
forme longue, avec pans réguliers, irréguliers.
Elle pensa au torse de Gary et gribouilla
un torse juvénile dans un col de caban. Gary royal. Gary poursuivi par des
paparazzi. Elle dessina des chemises de voyou dans des blousons étroits, y
ajouta en souriant des lunettes noires. Gary à Buckingham, dans une réception,
face à la reine ? Elle esquissa une chemise de smoking romantique avec de
multiples plis. Pas trop larges, les plis. La pointe de son crayon cassa,
faisant un pâté sur la feuille blanche. « Mince ! » laissa-t-elle
échapper. « Tu es comme ta mère, tu dis jamais merde ! » Elle
avait du mal avec sa mère. Son amour pesait des tonnes. Le désir de vouloir
tout donner à l’enfant qu’on aime empoisonne l’amour. Enferme l’enfant dans une
gratitude obligée, une reconnaissance mièvre. Ce n’était pas de la faute de sa
mère, mais c’était lourd à porter.
L’émotion était un luxe qu’elle ne pouvait
s’offrir. À chaque fois qu’elle était sur le point de succomber, elle bloquait
tout. Clic, clac, elle fermait les écoutilles. Et ainsi, elle continuait à être
de bon conseil pour elle-même. Elle restait sa meilleure amie. C’est le
problème avec les émotions, elles vous torpillent. Vous éparpillent en mille
morceaux. Vous tombez amoureuse et, tout à coup vous vous trouvez trop grosse,
trop maigre, trop petits seins, trop gros seins, trop basse sur pattes, trop
haute sur pattes, trop grand nez, trop petite bouche, dents jaunes, cheveux
gras, stupide, ricanante, collante, ignare, moulin à paroles, muette. Vous
n’êtes plus votre meilleure amie.
En revenant de faire des courses avec sa
mère, alors qu’elles tendaient le bras pour héler un taxi, elles avaient aperçu
un escargot réfugié sur le bord de l’avenue, rétracté sous sa coquille, tentant
de passer inaperçu sous une feuille morte. Sa mère s’était penchée, l’avait
ramassé et lui avait fait traverser l’avenue. Hortense s’était aussitôt murée
dans une réprobation muette.
— Mais qu’est-ce que tu as ?
avait demandé Joséphine, à l’affût de la moindre humeur passant sur le visage
de sa fille. Tu n’es pas contente ? Je croyais te faire plaisir en
t’offrant une journée de shopping…
Hortense avait secoué la tête, exaspérée.
— T’es obligée de t’occuper de tous
les escargots que tu rencontres ?
— Mais il se serait fait écraser en
traversant !
— Qu’est-ce que t’en sais ? Peut-être
qu’il a mis trois semaines pour franchir la chaussée, qu’il se reposait,
soulagé, avant d’aller retrouver sa copine et toi, en dix secondes, tu le
ramènes à son point de départ !
Sa mère l’avait regardée, interdite. Des
larmes étaient montées dans ses yeux paniqués. Elle avait couru rechercher
l’escargot, manquant se faire écraser. Hortense l’avait rattrapée par la manche
et poussée dans un taxi. C’était le problème avec sa mère. L’émotion lui
brouillait la vue. Son père, aussi. Il avait tout pour réussir, mais se
liquéfiait dès qu’il était confronté à un soupçon d’adversité, à un nuage
d’hostilité. Il suait à grosses gouttes. Elle souffrait, petite fille, lors des
déjeuners chez Iris ou chez Henriette, quand elle voyait apparaître les
premiers signes d’angoisse. Elle joignait les mains sous la table pour que
l’inondation s’arrête, souriait, inerte. Les yeux tournés vers l’intérieur pour
ne pas voir.
Alors elle avait appris. À bloquer sa
transpiration, à bloquer ses larmes, à bloquer le carré de chocolat qui allait
lui faire prendre un gramme, à bloquer la glande sébacée qui se transformerait
en bouton, le sucre du bonbon qui deviendrait carie. Elle bloquait toutes les
entrées de l’émotion. La fille qui voulait devenir sa meilleure copine, le
garçon qui la raccompagnait et essayait de l’embrasser. Elle ne voulait courir
aucun danger. Chaque fois qu’elle risquait de se laisser aller, elle pensait au
front dégoulinant de son père et l’émotion s’arrêtait net.
Alors qu’on ne lui dise surtout pas qu’elle
ressemblait à sa mère ! C’était le travail de toute sa vie qu’on remettait
en cause.
Elle ne se maîtrisait pas uniquement par
dégoût de l’émotion, elle le faisait aussi pour l’honneur. L’honneur perdu de
son père. Elle voulait croire à l’honneur. Et l’honneur, elle en était sûre,
n’avait rien à voir avec les émotions. À l’école, quand elle avait étudié Le
Cid, elle s’était jetée à corps perdu dans les tourments de Rodrigue et de
Chimène. Il l’aime, elle l’aime, c’est de l’émotion, ça les rend flageolants et
pleutres. Mais il a tué son père, elle doit se venger, leur honneur est en jeu
et ils se redressent. Corneille était bien clair là-dessus : l’honneur
grandit l’homme. L’émotion le courbe. Le contraire de Racine. Racine
l’insupportait. Bérénice lui tapait sur les nerfs.
L’honneur était une denrée rare. La
compassion avait remplacé l’honneur. On avait interdit les duels. Elle aurait
adoré se battre en duel. Provoquer celui ou celle qui lui manquait de respect.
Trucider d’un coup de lame l’offenseur. Avec qui, dans cette classe endormie,
aimerais-je croiser l’épée ? se demanda-t-elle en survolant l’assistance.
Elle aperçut, sur sa gauche, le profil de
sa colocataire. Agathe avait enfoui sa tête dans son bras comme si elle prenait
des notes, mais elle somnolait. De face, on pouvait la croire absorbée par le
cours professoral, mais de côté, on voyait bien qu’elle dormait. Elle était
rentrée à quatre heures du matin. Hortense l’avait entendue vomir dans la salle
de bains. Elle ne se battrait jamais, celle-là. Elle rampait. Laissait des
nains rastaquouères lui dicter leur loi. Presque chaque soir, ils venaient la
chercher. Ils n’appelaient même plus pour la prévenir. Ils arrivaient,
aboyaient « allez ! Habille-toi, on sort ! » et elle les
suivait. Je ne peux pas croire qu’elle soit amoureuse de l’un d’eux. Ce sont
des gnomes vulgaires, brutaux, suffisants. Ils ont une drôle de voix avec des
charbons ardents, une voix qui vous prend à la gorge, vous brûle le visage,
vous fait courir des frissons dans tout le corps. Elle les évitait, mais
s’entraînait aussi à ne pas laisser la peur l’envahir quand elle les croisait.
Elle les maintenait à distance, imaginait un kilomètre entre elle et eux.
C’était un exercice difficile car ils étaient terrifiants malgré leurs sourires
forcés.
Pourtant cette fille était douée. C’était
une modéliste très inspirée, une styliste qui ne dessinait pas, mais trouvait
d’instinct la ligne du vêtement, ses découpes. Ajoutait le petit détail qui
allait affiner la taille, allonger la silhouette. Elle savait travailler une
toile. Elle ne savait pas le goût de l’effort et du travail. Elles avaient été
retenues toutes les deux, sur cent cinquante candidates, pour un stage chez
Vivienne Westwood. Une seule serait prise. Hortense comptait bien que ce soit elle.
Il y avait encore un entretien à passer. Elle s’était documentée sur l’histoire
de la marque, afin de saupoudrer l’entretien de ces petits détails qui lui
donneraient l’avantage. Agathe n’y avait sûrement pas pensé. Elle était trop
occupée à sortir, danser, boire, fumer, se déhancher. Et vomir.
Story of her life, pensa Hortense en dessinant le dernier bouton de la chemise
blanche de smoking de Gary dînant à Buckingham Palace.
— Tu ne veux pas aller à
Londres ?
Zoé secoua la tête, en baissant les yeux.
— Tu ne veux plus jamais aller à
Londres ?
Zoé émit un long soupir qui disait non.
— Tu t’es disputée avec
Alexandre ?
Le regard de Zoé glissa sur le côté. Aucun
indice sur son visage ne permettait de savoir si elle était en colère,
malheureuse ou menacée par un danger.
— Mais parle, Zoé ! Comment
veux-tu que je devine ? s’énerva Joséphine. Avant, tu faisais des bonds de
joie quand tu partais pour Londres, maintenant tu ne veux plus y aller !
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Zoé lança un regard furieux à sa mère.
— Il est huit heures moins cinq. Je
vais être en retard à l’école.
Elle prit son cartable, l’installa sur son
dos, serra les courroies, ouvrit la porte d’entrée. Avant de sortir, elle se
retourna et menaça :
— Et tu rentres pas dans ma
chambre ! Interdit !
— Zoé ! Tu ne m’as même pas fait
un baiser ! continua Joséphine en regardant disparaître le dos de sa
fille.
Elle courut dans l’escalier, descendit les
marches quatre à quatre, rattrapa Zoé dans le hall de l’immeuble. Elle se vit
dans la glace : en pyjama avec un sweat-shirt que lui avait offert Shirley
et qui disait : MORT AUX
GLUCIDES. Elle eut honte quand elle croisa le regard de
Gaétan Lefloc-Pignel qui avait rejoint Zoé. Elle tourna les talons et
s’engouffra dans l’ascenseur. Elle heurta une jeune femme blonde qui n’avait
pas l’air en meilleure forme qu’elle.
— Vous êtes la maman de Gaétan ?
demanda-t-elle, heureuse de faire la connaissance de madame Lefloc-Pignel.
— Il avait oublié sa banane pour la
récréation. Il a des baisses de tension parfois, il lui faut du sucre. Alors je
me suis dépêchée pour le rattraper et… J’ai pas eu le temps de m’habiller, je
suis sortie comme ça.
Elle avait posé un imperméable sur sa
chemise de nuit et était pieds nus.
Elle se frottait les bras, évitant le
regard de Joséphine.
— Je suis contente de vous connaître.
Je ne vous rencontre jamais…
— Oh ! c’est mon mari, il n’aime
pas que je…
Elle s’arrêta comme si on pouvait
l’entendre.
— Il serait furieux de me voir pas
habillée, dans l’ascenseur !
— Je ne vaux pas mieux que vous,
s’exclama Joséphine. J’ai couru après Zoé. Elle est partie sans
m’embrasser ; j’aime pas commencer ma journée sans un baiser de ma fille…
— Moi non plus ! soupira madame
Lefloc-Pignel. C’est doux, les baisers d’enfants.
Elle ressemblait à une enfant. Chétive,
pâle, deux grands yeux bruns peureux. Elle baissait le regard et tremblait en
serrant les pans de son imperméable. L’ascenseur s’arrêta et elle sortit de
l’ascenseur en disant plusieurs fois au revoir, en retenant la lourde porte.
Joséphine se demanda si elle voulait lui confier quelque chose. Des mèches
blondes s’échappaient de ses cheveux tressés en deux nattes fines. Elle jetait
des regards inquiets à droite et à gauche.
— Vous voulez monter prendre un café
chez moi ? demanda Joséphine.
— Oh, non ! Ce ne serait pas…
— On pourrait faire connaissance,
parler des enfants… On vit dans le même immeuble et on ne se connaît pas.
Madame Lefloc-Pignel avait recommencé à se
frotter les bras.
— J’ai ma liste de choses à faire. Il
ne faut pas que je sois en retard…
Elle parlait comme si elle était terrorisée
à l’idée d’oublier quelque chose.
— Vous êtes très gentille. Une autre
fois, peut-être…
Elle retenait toujours la porte de
l’ascenseur de son bras maigre.
— Si vous voyez mon mari, ne lui dites
pas que vous m’avez aperçue comme ça, en négligé… Il est trop… Il est très à
cheval sur l’étiquette !
Elle eut un petit rire gêné, se frotta le
nez contre son coude, cachant son visage dans la manche de l’imperméable.
— Gaétan est très mignon. Il vient
parfois sonner à la maison…, tenta Joséphine.
Madame Lefloc-Pignel la regarda, effrayée.
— Vous ne le saviez pas ?
— Parfois je fais des siestes
l’après-midi…
— Je ne connais pas bien vos deux
autres enfants, Domitille et…
Madame Lefloc-Pignel haussa les sourcils,
hésita comme si elle cherchait elle aussi le nom de son fils aîné. Joséphine
répéta :
— Mais Gaétan est très mignon…
Elle ne savait plus quoi dire. Elle aurait
bien aimé qu’elle relâchât la porte de l’ascenseur. Il faisait froid et le
sweat-shirt MORT AUX GLUCIDES n’était pas très épais.
Finalement, comme à regret, madame
Lefloc-Pignel laissa la porte se refermer. Joséphine lui fit un petit geste
amical de la main. Elle doit prendre des tranquillisants. Elle tremble comme
une feuille, sursaute au moindre bruit. Ce ne doit pas être une compagne très
agréable, ni une mère très présente. Elle ne l’apercevait jamais à l’école, ni
à la supérette du quartier. Où va-t-elle faire ses courses ? Puis elle se
ravisa. Elle fait peut-être comme moi qui retourne à l’Intermarché de
Courbevoie. Une habitude que j’ai gardée de mon ancienne vie. Elle avait
toujours sa carte de fidélité. Antoine aussi en avait une. Deux cartes sur un
seul compte. C’était encore un lien qu’elle gardait avec lui.
Elle rentra chez elle et décida d’aller
courir. Elle passa devant la chambre de Zoé et poussa la porte. Elle n’entra
pas. Une promesse est une promesse. Une nouvelle lettre était arrivée. Avec
l’écriture d’Antoine. Elle l’avait tendue à Zoé qui s’était enfermée dans sa
chambre pour la lire. Elle avait entendu le double tour de clé qui signifiait
qu’il ne fallait pas la déranger. Joséphine n’avait posé aucune question.
Zoé restait enfermée dans sa chambre avec
Papaplat. Joséphine collait l’oreille à la porte et entendait Zoé lui demander
son avis sur une règle de grammaire ou un problème de maths, une jupe, un
pantalon. Elle faisait les questions et les réponses. Disait « mais oui,
que je suis bête, tu as raison ! » et elle éclatait de rire. D’un
rire forcé, qui bouleversait Joséphine.
Le soir, Zoé dînait en silence, fuyant son
regard, ses questions.
« Mais qu’est-ce que je peux
faire ? » se demandait Joséphine en courant autour du lac, ce
matin-là. Elle avait parlé aux professeurs de Zoé, mais non, lui avait-on
répliqué, tout va bien, elle participe, joue dans la cour, rend ses devoirs
propres et bien faits, apprend ses leçons. Madame Berthier lui manquait. Elle
aurait aimé se confier à elle.
L’enquête sur sa mort n’avançait pas.
Joséphine était retournée voir le capitaine Gallois. Aimable comme une
circulaire administrative.
— Nous avons très peu d’éléments. Je
vous mentirais si je prétendais le contraire…
Cette femme avait une manière très
désagréable de s’adresser à elle.
Elle boucla un premier tour de lac et en
entama un second. Elle aperçut l’inconnu qui venait à sa rencontre, les mains
dans les poches, son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils. Il la croisa sans la
regarder.
Il fallait qu’elle se souvienne exactement
quand avait commencé la métamorphose de Zoé. Le soir de Noël. Pendant les
cadeaux, elle était encore gaie, elle faisait le clown. C’est l’entrée en scène
de l’effigie de son père qui avait tout déclenché. À partir de ce moment-là, à
partir du moment où Antoine a été assis parmi nous, Zoé s’est désolidarisée.
Comme si elle prenait le parti de son père contre moi… Mais pourquoi ?
Mince ! pesta Joséphine, c’est quand même lui qui est parti avec sa
manucure ! Il faudrait qu’elle appelle Mylène. Elle n’avait pas eu le
temps. Pas le temps ou pas envie ? Elle hésitait à se confier à Mylène. Ne
savait pas pourquoi. Je ne suis pas de ces femmes qui tapent sur les cuisses de
leur rivale et deviennent leur meilleure copine. Elle s’arrêta. Elle avait trop
forcé dans la petite côte avant l’embarcadère pour l’île.
Elle s’étira, lança les bras en l’air,
plongea la tête en bas, tira sur les bras, sur les jambes. Il lui manquait. Il
lui manquait. Il revenait tout le temps. Il se glissait dans sa tête, prenait
toute la place. Reviens, supplia-t-elle tout bas, reviens, on vivra en
clandestins, on se cachera, on volera des instants de bonheur en attendant que
le temps passe, qu’Iris guérisse, que les filles grandissent. Les filles !
Peut-être que Zoé savait. Les enfants savent de nous des choses que nous
ignorons, nous-mêmes. On ne peut pas leur mentir. Peut-être que Zoé sait que
j’ai embrassé Philippe ? Elle sent le goût de ses baisers quand je me
penche vers elle.
Elle se redressa. Se massa les jambes, les
mollets. S’étira encore une fois. Il faut que je lui parle. Que je la confesse.
Elle fit quelques pas. Réfléchit en
trottinant. Elle avançait, absorbée par sa réflexion, quand elle entendit crier
son nom :
— Joséphine ! Joséphine !
Elle se retourna. Luca venait vers elle.
Les bras ouverts, un grand sourire sur le visage.
— Luca ! s’écria-t-elle.
— Je savais que je vous trouverais là.
Je connais vos habitudes !
Elle le dévisagea comme pour s’assurer que
c’était bien lui.
— Vous allez bien, Joséphine ?
— Oui. Et vous, vous allez
mieux ?
Il la regarda en souriant.
— Joséphine ! Il faut qu’on
parle. On ne peut pas rester sur ce malentendu.
— Luca…
— Je suis désolé pour l’autre fois.
J’ai dû vous blesser, mais je ne voulais pas vous faire du mal ni me moquer.
Elle secouait la tête, essuyait la sueur
qui coulait sur son front, écartait ses cheveux collés sur son visage.
— Vous permettez que je vous offre un
café ?
Elle rougit et refusa son bras.
— C’est que je suis toute collante,
j’ai couru et…
Joséphine n’en revenait pas : Luca,
l’homme le plus indifférent du monde, lui courait après ! Elle sentit ses
genoux flageoler. Elle n’était pas habituée à susciter des passions. Ne savait
pas comment se comporter. D’un côté, elle lui était reconnaissante. Elle se
sentait importante, séduisante. D’un autre côté, elle le regardait et se disait
qu’il était beau comme un bout de bois mort. Ils se dirigèrent vers la buvette
près du lac. Luca commanda deux cafés et les posa devant elle. Elle serra les
genoux, ramena les pieds sous sa chaise et se prépara.
— Vous allez bien, Joséphine ?
— Oui, ça va…
Elle n’était pas très douée pour tenir les
hommes à distance. Elle n’en avait pas l’habitude. Elle préférait le laisser
parler.
— Joséphine, j’ai été injuste envers
vous…
Elle fit un geste de la main pour
l’excuser.
— Je me suis mal conduit.
Elle le regarda en pensant que beaucoup de
gens se conduisaient mal avec ceux qui les aimaient. Il n’était pas le seul.
— Je voudrais qu’on oublie tout ça…
Il leva vers elle un regard sincère.
— C’est que…, bafouilla-t-elle.
Elle ne savait pas quoi dire. C’est que
c’est trop tard, c’est que c’est fini, c’est que depuis il y en a eu un autre
qui…
— Je ne suis pas très habituée aux
choses de l’amour. Je suis un peu cruche…
Elle ajouta, à voix basse :
— Vous le savez bien, d’ailleurs…
— Vous me manquez, Joséphine. Je
m’étais habitué à vous, à votre présence, à votre attention délicate,
généreuse…
— Oh ! s’exclama-t-elle,
surprise.
Pourquoi ne lui avait-il pas dit ces mots,
avant ? Quand il était encore temps. Quand elle désespérait de les
entendre. Elle le regarda, désemparée. Il lut la désolation dans son regard.
— Vous n’éprouvez plus rien pour
moi ? C’est ça ?
— C’est que j’ai tellement attendu un
signe de vous que… je crois que je me suis…
— Que vous vous êtes lassée ?
— Oui, en quelque sorte…
— Ne dites pas que c’est trop
tard ! déclara-t-il, enjoué. Je suis prêt à tout… pour que vous me
pardonniez !
Joséphine était à la torture. Elle essaya
d’attraper un bout d’amour, un fil qu’elle pourrait tirer, pincer, froncer,
ourler, broder pour en faire un gros pompon. Elle plongea dans le regard de
Luca, plongea les yeux grands ouverts, chercha, chercha. Ça ne pouvait pas
s’évanouir comme ça ! Elle guetta un bout de fil dans ses yeux, sur sa
bouche, dans l’échancrure de sa manche, j’aimais m’y blottir quand on dormait
ensemble, j’apercevais son bras qui me retenait, j’étais émue, je fermais les
yeux pour retenir cette image. Elle chercha, chercha, mais ne trouva pas le
début d’un fil. Elle remonta à la surface, bredouille.
— Vous avez raison, Joséphine. Ce
n’est pas un hasard si je me retrouve tout seul à mon âge. Je n’ai jamais été
capable de garder quelqu’un ! Vous, au moins, vous avez vos filles…
Joséphine se remit à penser à Zoé. Elle
ferait comme Luca. Elle se mettrait à nu devant elle et lui dirait parle-moi,
je suis nulle en expression d’amour, mais je t’aime tant que si tu ne
m’embrasses plus le matin, je ne peux plus respirer, je ne sais plus mon nom,
je perds le goût de la première tartine, le goût de mes recherches, le goût de
tout.
— Mais vous avez votre frère. Il a
besoin de vous…
Il la regarda comme s’il ne comprenait pas.
Fronça les sourcils. Chercha à qui elle faisait allusion, puis se reprit et
ricana :
— Vittorio !
— Oui, Vittorio… Vous êtes son frère,
vous êtes aussi la seule personne vers qui il peut se tourner !
— Oubliez Vittorio !
— Luca, je ne peux pas oublier
Vittorio. Il a toujours été entre nous.
— Oubliez-le, je vous dis !
Sa voix était pleine d’ordres et de colère.
Elle recula, surprise par son changement de ton.
— Il fait partie de notre histoire. Je
ne peux pas l’oublier. J’ai vécu avec lui puisque je vous ai…
— Puisque vous m’avez aimé… C’est ça,
Joséphine ? Autrefois. Il y a longtemps…
Elle baissa la tête, gênée. Ce n’était pas
de l’amour, ça s’était enfui si vite.
— Joséphine… S’il vous plaît…
Elle se détourna. Il n’allait pas la supplier.
C’était embarrassant.
Ils restèrent un long moment, silencieux.
Il jouait avec le sachet de sucre, l’écrasait de ses longs doigts, le pressait,
le roulait, l’aplatissait.
— Vous avez raison, Joséphine. Je suis
un boulet. J’entraîne tout le monde vers le bas.
— Non, Luca. Ce n’est pas ça.
— Si, c’est exactement ça.
Leurs cafés étaient froids. Joséphine
grimaça.
— Vous en voulez un autre ? Ou
autre chose ? Un jus d’orange ? Un verre d’eau ?
Elle refusa d’un geste de la main. Arrêtez,
Luca, supplia-t-elle en silence, arrêtez. Je ne veux pas que vous deveniez cet
homme suppliant, servile.
Il tourna son regard vers le lac. Aperçut
un chien qui s’ébrouait et sourit.
— C’est ce jour-là que tout a
commencé… N’est-ce pas ? Ce jour où je ne vous ai pas écoutée…
Elle ne répondit pas et suivit le chien des
yeux. Son maître lui avait renvoyé sa balle dans le lac et il plongeait pour la
chercher. Le maître attendait, fier de sa science de dresseur, fier de pouvoir
claquer des doigts et que l’animal lui obéisse. Il cherchait dans le regard des
gens autour de lui la reconnaissance de ce pouvoir-là.
— Vous savez ce qu’on va faire,
Joséphine ?
Il s’était redressé, l’air déterminé.
— Je vais vous laisser une clé de chez
moi et…
— Non ! protesta Joséphine,
effrayée de la responsabilité qu’il allait lui donner.
— Je vais vous laisser une clé de chez
moi et quand vous m’aurez pardonné mon indifférence, ma muflerie, vous viendrez
et je vous attendrai…
— Luca, il ne faut pas…
— Si. Je n’ai jamais fait ça. C’est
une preuve d’a…
Elle écouta le mot qu’il faillit dire. Mais
il ne le prononça pas.
— Une preuve d’attachement…
Il se leva, chercha une clé dans sa poche.
La posa sur la table à côté du café froid. Déposa un baiser sur les cheveux de
Joséphine et répéta :
— Au revoir, Joséphine.
Elle le regarda partir, prit la clé. Elle
était encore chaude. L’enferma dans sa main comme la preuve inutile d’un amour
défunt.
Zoé ne voulut pas parler.
Joséphine l’attendait à son retour de
l’école. Elle dit à sa fille, ma chérie, il faut qu’on s’explique. Je suis
prête à tout entendre. Si tu as fait quelque chose que tu regrettes ou dont tu
as honte, dis-le-moi, on en parlera et je ne me mettrai pas en colère parce que
je t’aime plus que tout.
Zoé posa son cartable dans l’entrée. Enleva
son manteau. Alla à la cuisine. Se lava les mains. Prit un torchon. S’essuya
les mains. Coupa trois tartines de pain. Les beurra. Rangea le beurre dans le
Frigidaire. Le couteau dans le lave-vaisselle. Préleva deux barres de chocolat
noir aux amandes. Plaça le tout sur une assiette. Revint chercher son cartable
dans l’entrée et, sans écouter Joséphine qui insistait « il faut qu’on
parle Zoé, ça ne peut plus durer comme ça », referma la porte de sa
chambre et s’enferma jusqu’à l’heure du dîner.
Joséphine fit réchauffer le poulet
basquaise qu’elle avait préparé. Zoé aimait le poulet basquaise.
Elles dînèrent en tête à tête. Joséphine
ravalait les larmes dans sa gorge. Zoé sauçait la sauce du poulet sans un
regard pour sa mère. La pluie frappait les carreaux de la cuisine et s’écrasait
en grosses gouttes molles. Quand les gouttes sont épaisses, lourdes, elles
s’accrochent sur la vitre et on peut les compter.
— Mais qu’est-ce que je t’ai
fait ? hurla Joséphine, à bout de mots, à bout de nerfs, à bout
d’arguments.
— Tu le sais très bien, lâcha Zoé,
imperturbable.
Elle débarrassa son assiette, son verre et
ses couverts. Les plaça dans le lave-vaisselle. Passa l’éponge sur la table,
délimitant précisément son emplacement, prenant bien soin de ne pas ramasser
les miettes de sa mère, plia sa serviette, se lava les mains et se retira.
Joséphine bondit de sa chaise, lui courut
après. Zoé referma la porte de sa chambre. Elle entendit deux tours de clé.
— Je ne suis pas ta bonne ! cria
Joséphine. Tu dis merci pour le dîner.
Zoé ouvrit la porte et dit :
— Merci. Le poulet était délicieux.
Puis elle referma, laissant Joséphine sans
voix.
Elle revint dans la cuisine. S’assit devant
l’assiette à laquelle elle n’avait pas touché. Regarda le poulet froid figé
dans sa sauce. Les tomates fripées, les poivrons racornis.
Elle attendit un long moment, étalée sur la
table, la tête dans ses bras.
Une chanson des Beatles éclata dans la
chambre de Zoé. Don’t pass me by, don’t make me cry,
don’t make me blue, cause you know, darling, I love only you. C’est inutile. Cela ne sert à rien de
forcer les confidences. On ne se bat pas contre un mort. Encore moins contre un
mort vivant. Elle eut un rire amer. Elle n’avait jamais entendu ce rire dans sa
bouche. Elle ne l’aimait pas. Il faut que je travaille. Que je trouve un
directeur de recherches. Que je soutienne ma thèse. Étudier m’a toujours sauvée
des pires situations. Chaque fois que la vie me joue des tours, le Moyen Âge
vient à mon secours. Je récitais le symbolisme des couleurs aux filles pour
dissimuler l’angoisse du lendemain ou le chagrin de la veille. Bleu, couleur de
deuil, violet associé à la mort, vert, l’espérance et la sève qui monte, jaune,
la maladie, le péché, rouge, à la fois feu et sang, rouge comme la croix du
croisé sur sa poitrine ou la robe du bourreau, noir, couleur des Enfers et des
ténèbres. Elles arrondissaient la bouche, effrayées, et j’oubliais mes
problèmes.
Le téléphone vint interrompre ses pensées.
Elle le laissa sonner, sonner puis se leva.
— Joséphine ?
La voix était enjouée. Le timbre insouciant
et gai.
— Oui, déglutit Joséphine, les mains
crispées sur le combiné.
— Tu es devenue muette ?
Joséphine eut un rire gêné.
— C’est que je ne m’attendais vraiment
pas…
— Eh oui ! C’est moi. Retour à la
vie active… et je précise, sans rancune aucune. Ça fait longtemps, hein,
Jo ?
— …
— Ça va, Jo ? Parce qu’on dirait
que ça ne va pas du tout…
— Si, si. Ça va. Et toi ?
— En pleine forme.
— Tu es où ? demanda Joséphine,
cherchant un point où accrocher la robe de ce fantôme.
— Pourquoi ?
— Pour rien…
— Si, Joséphine. Je te connais, tu as
une idée derrière la tête.
— Non. Je t’assure… C’est juste que…
— La dernière fois, c’est vrai, ça a
été un peu violent entre nous. Et je m’en excuse. Je le regrette vraiment… Et
je vais te le prouver : je t’invite à déjeuner.
— J’aimerais tant qu’on ne se dispute
plus.
— Prends un crayon et écris l’adresse
du restaurant.
Elle écrivit l’adresse. Hôtel Costes, 239,
rue Saint-Honoré.
— Tu es libre après-demain,
jeudi ? demanda Iris.
— Oui.
— Alors, jeudi à treize heures… Je
compte sur toi, Jo, c’est très important pour moi qu’on se retrouve.
— Pour moi aussi, tu sais.
Et puis elle ajouta à voix basse :
— Tu m’as manqué…
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda
Iris. Je n’entends plus…
— Rien. À jeudi.
Elle prit son édredon et alla s’installer
sur le balcon. Elle leva la tête vers le ciel et accrocha son regard aux
étoiles. Un beau ciel étoilé éclairé par une lune pleine et brillante comme un
soleil froid. Elle chercha sa petite étoile au bout de la Grande Ourse. Tordit la
tête pour la repérer. Elle l’aperçut. En bout de trajectoire. Elle joignit les
mains. Merci de m’avoir rendu Iris. Merci. C’est comme si je rentrais à la
maison. Faites que Zoé revienne. Je ne veux pas la guerre, vous le savez, je
suis une piètre guerrière. Faites qu’on se parle à nouveau. Ce soir, je
m’engage devant vous… si vous me rendez l’amour de ma petite fille, je vous
promets, vous m’entendez, je vous promets de renoncer à Philippe.
Étoiles ? Vous m’entendez ?
Je sais que vous m’entendez. Vous ne
répondez pas toujours tout de suite, mais vous prenez note.
Elle regarda la petite étoile. Elle avait
posé son problème là-haut, tout là-haut, à des millions de kilomètres. Il faut
toujours poser ses problèmes loin, loin, parce qu’on les regarde différemment.
On voit ce qu’il y a derrière. Quand on les a sous le nez, on ne voit plus
rien. On ne voit plus la beauté, le bonheur qui demeurent malgré tout, tout
autour. Derrière le silence buté de Zoé, il y avait l’amour de sa petite fille
pour elle. Elle en était sûre. Mais elle ne le voyait plus. Et Zoé non plus. La
beauté et le bonheur reviendraient…
Il suffisait d’attendre, d’être patiente…
Il était devenu un homme oisif. Un homme
qui traînait dans les bars d’hôtel avec des livres et des catalogues d’art. Il
aimait les bars des grands hôtels. Il goûtait l’éclairage, l’ambiance feutrée,
le fond de musique de jazz, les langues étrangères qu’on y parlait, les
serveurs qui passaient avec leur plateau et leur démarche fluide. Il pouvait
s’imaginer à Paris, à New York, à Tokyo, à Singapour, à Shanghai. Il était
nulle part, il était partout. Ça lui allait très bien. Il était en
convalescence d’amour. Ce n’est pas très viril comme état d’âme, se disait-il.
Il prenait un air rébarbatif, un air
d’homme d’affaires occupé à lire des ouvrages sérieux. En fait, il lisait
Auden, il lisait Shakespeare, il lisait Pouchkine, il lisait Sacha Guitry. Tous
ces types qu’il n’avait jamais lus dans sa vie précédente. Il voulait
comprendre l’émotion, les sentiments. Les grandes affaires du monde, il les
laissait aux autres. Aux autres comme lui, avant. Quand il était sérieux,
pressé, qu’il avait sa raie sur le côté, son col de chemise bien fermé, sa
cravate bien rayée, deux portables. Un homme bourré de chiffres et de
certitudes.
Il n’avait plus aucune certitude. Il
avançait à tâtons. Et c’était tant mieux ! Les certitudes vous bouchent la
vue. Il était en train de lire Eugène Onéguine de Pouchkine. L’histoire
d’un jeune oisif qui se retire à la campagne, fatigué de vivre, en proie au spleen.
Eugène lui plaisait infiniment.
Le matin, il passait à son bureau sur
Regent Street et suivait quelques affaires en cours. Il téléphonait à Paris. À
celui qui l’avait remplacé. Si tout s’était bien passé, au début, il sentait
maintenant chez ce dernier une invitation à peine voilée. Il ne supporte plus
mon oisiveté. Il ne supporte plus que je continue à toucher des dividendes sans
suer à grosses gouttes. Ensuite, il appelait Magda, son ancienne secrétaire
devenue la secrétaire du Crapaud. C’était le nom de code de son
remplaçant : le Crapaud. Elle parlait tout bas de peur que le Crapaud ne
l’entende et lui racontait les derniers potins du bureau. Le Crapaud était un
obsédé sexuel.
— L’autre jour, gloussa Magda, j’ai
failli le passer par la fenêtre tellement il a les mains baladeuses !
Le Crapaud restait au bureau jusqu’à onze
heures le soir, était d’une laideur parfaite, sournois, odieux, prétentieux.
— Il est remarquable en
affaires ! Il a doublé le chiffre depuis qu’il est aux commandes…, disait
Philippe.
— Oui mais il peut exploser n’importe
quand ! En tout cas, faites attention, il vous hait ! Il a les
boutons du gilet qui pètent après vous avoir parlé !
Philippe avait augmenté le salaire de ses
deux avocats pour être sûr d’être protégé. Il faut se garder dans ce monde de
requins marteaux ! Le Crapaud était marteau, requin, mais brillant.
Il avait souvent des déjeuners de
prospection. Avec des clients qu’il choisissait fortunés, agréables, cultivés.
Afin de ne pas perdre son temps. Il entamait les premières négociations, puis
les dirigeait sur le Crapaud, à Paris. L’après-midi, il choisissait le bar d’un
palace, un bon livre et lisait. Vers dix-sept heures trente, il allait chercher
Alexandre au lycée et ils rentraient ensemble en devisant. Souvent, ils
s’arrêtaient dans un musée ou une galerie. Ou allaient au cinéma. Cela
dépendait du travail d’Alexandre.
Parfois, alors qu’il était occupé à lire,
une fille venait s’asseoir à côté de lui. Une professionnelle déguisée en
touriste qui draguait l’homme d’affaires esseulé. Il la regardait s’approcher.
Se tortiller. Faire semblant de lire une revue. Il ne bougeait pas, continuait
à lire. Au bout d’un moment, elle se lassait. Il arrivait qu’une fille plus
entreprenante lui demande un renseignement, une adresse. Il répondait toujours
par la même phrase :
— Désolé, mademoiselle, j’attends ma
femme !
Lors de son dernier séjour à Paris,
Bérengère, la meilleure amie d’Iris, l’avait appelé pour prendre un verre. Sous
prétexte d’obtenir des renseignements sur des écoles anglaises pour son fils
aîné. Elle avait commencé, maternelle et préoccupée, puis s’était rapprochée.
La gorge tendue sous le chemisier entrouvert, la main qui passe et repasse
derrière le cou, soulevant la masse de cheveux, ployant la nuque dans une position
de soumission lascive, le sourire accrocheur.
— Bérengère, ne me dis pas que tu
espères que l’on devienne… comment dire, intimes ?
— Et pourquoi pas ? On se connaît
depuis longtemps. Tu n’éprouves plus rien pour Iris, je suppose, après ce
qu’elle t’a fait, et je m’ennuie à mourir avec mon mari…
— Mais Bérengère, Iris est ta
meilleure amie !
— Était, Philippe, était ! Je ne
la vois plus. J’ai coupé les ponts. Je n’ai pas aimé du tout la façon dont elle
s’est comportée avec toi ! Dégueulasse !
Il avait eu un petit sourire :
— Désolé. Si tu veux, nous resterons…
Il ne trouvait pas le mot.
— Nous en resterons là.
Il avait demandé l’addition et était parti.
Il ne voulait plus perdre son temps. Il
avait décidé de travailler moins pour gagner du temps. Réfléchir, apprendre. Il
n’allait pas dilapider ce temps avec Bérengère ou ses semblables. Il avait
laissé tomber sa conseillère en achat d’œuvres d’art. Un jour qu’ils étaient
tous les deux dans une galerie et que le propriétaire leur montrait les œuvres
d’un jeune peintre prometteur, il avait aperçu un clou. Un clou planté dans un
mur blanc qui attendait l’accroche d’un tableau. Il lui avait fait remarquer
combien ce clou semblait ridicule. Elle l’avait écouté, réprobatrice, et avait
dit : Ne vous méprenez pas, Philippe, ce clou en lui-même est le début
d’une œuvre d’art. Ce clou participe à la beauté de l’œuvre qu’il va recevoir,
ce clou… Il l’avait interrompue : Ce clou est un pauvre clou, sans
intérêt, ce clou va juste servir à supporter le poids d’un tableau. Ah
non ! Philippe ! Je ne suis pas d’accord avec vous, ce clou est, ce
clou existe, ce clou vous interpelle. Il avait marqué un temps d’arrêt et avait
dit, ma chère Elizabeth, dorénavant, je me passerai de vos services. Je veux
bien m’incliner, m’interroger devant Damien Hirst, David Hammons, Raymond
Pettibon, la danseuse de Mike Kelley, les autoportraits de Sarah Lucas, mais
pas devant un clou !
Il faisait le vide autour de lui. Il
s’allégeait. C’est peut-être pour cela que Joséphine s’est dérobée. Elle me
trouvait trop lourd, trop encombré. Elle a de l’avance sur moi, elle a appris à
se dépouiller. J’apprendrai. J’ai tout mon temps.
Zoé lui manquait. Les week-ends avec Zoé.
Les longs conciliabules entre Zoé et Alexandre quand il les surveillait du coin
de l’œil. Alexandre ne réclamait pas sa cousine, mais il pouvait dire à son
regard triste du vendredi soir qu’elle lui manquait. Elle reviendrait. Il en
était certain. Ils avaient brûlé les étapes en s’embrassant le soir de Noël. Il
y avait encore trop de choses irrésolues entre eux. Et il y avait Iris… Il
pensa à sa dernière soirée à Paris. Iris était sortie de clinique. Ils avaient
dîné « à la maison ». On pourrait faire une dînette, tous les
trois ? Ce serait ballot d’aller au restaurant ! Elle avait fait la
cuisine. C’était un peu raté, mais elle s’était donné du mal.
Il posa son livre. En prit un autre. Le
théâtre de Sacha Guitry. Ferma les yeux et se dit, je l’ouvre au hasard et je
médite la phrase que je trouve. Il se concentra, ouvrit le livre, ses yeux
tombèrent sur cette phrase : « On peut faire baisser les yeux aux
gens qui vous aiment, mais on ne peut pas faire baisser les yeux aux gens qui
vous désirent. »
Je ne baisserai pas les yeux. J’attendrai,
mais je ne renoncerai pas.
La seule femme dont il supportait la
présence était Dottie. Ils s’étaient retrouvés, par hasard, un soir de
réception à la New Tate.
— Que faites-vous là ? avait-il
demandé en l’apercevant.
Il ne se rappelait plus son prénom.
— Dottie. Vous vous souvenez ?
Vous m’avez offert une montre, une très belle montre que je porte toujours
d’ailleurs…
Elle avait relevé sa manche et lui avait
montré la montre Cartier.
— Elle vaut du pognon, non ? J’ai
tout le temps peur de la perdre. Je la quitte pas des yeux…
— Ça tombe bien : c’est une
montre, elle sert à ça !
Elle avait éclaté de rire, en ouvrant grand
la bouche, révélant trois plombages en mauvais état.
— Que faites-vous là, Dottie ?
avait-il répété avec un petit air supérieur comme si ce n’était pas sa place.
Il avait aussitôt regretté son ton arrogant
et s’était mordu les lèvres.
Elle avait répondu, piquée :
— Pourquoi ? Je n’ai pas le droit
de m’intéresser à l’art ? Je ne suis pas assez intelligente, pas assez
chic, pas assez…
— Touché ! avait reconnu
Philippe. Je suis un imbécile, prétentieux et…
— Snob. Con. Arrogant. Froid.
— N’en jetez plus ! Je vais
rougir…
— J’ai compris. Je suis une pauvre
comptable nulle à chier qui ne PEUT pas s’intéresser à l’art. Juste une fille qu’on baise et qu’on ne
revoit plus !
Il avait eu l’air si contrit qu’elle avait
éclaté de rire à nouveau.
— En fait, vous avez raison. Je trouve
tout ça nul et bidon, mais c’est une copine qui m’a traînée ici… Je m’emmerde,
vous avez pas idée ! Je comprends rien à l’art moderne. Je me suis arrêtée
à Turner et encore ! On va se boire une bière ?
Il l’avait emmenée dîner dans un petit
restaurant.
— Ah ! Ah ! Je monte en
grade. J’ai droit au resto, à la nappe blanche…
— C’est juste pour ce soir. Et parce
que j’ai faim.
— J’oubliais que monsieur était marié
et ne voulait pas s’engager.
— C’est toujours d’actualité…
Elle avait baissé les yeux. S’était
absorbée dans la lecture de la carte.
— Alors… Quoi de nouveau depuis votre
anniversaire raté ? avait demandé Philippe en essayant de ne pas paraître
trop ironique.
— Une rencontre et une rupture…
— Oh !
— Par SMS, la rupture. Et
vous ?
— À peu près la même chose. Une
rencontre et une rupture. Mais pas par SMS. En silence. Sans un mot
d’explication. Ce n’est pas mieux.
Elle n’avait pas posé de question sur le
rôle de sa supposée femme dans l’histoire de son amour raté. Il lui en avait
été reconnaissant.
Il s’était retrouvé chez elle. Sans trop
bien savoir comment.
Elle avait débouché une bouteille de
chardonnay. L’ours brun en peluche, à qui il manquait un œil de verre, était toujours
là ainsi que les petits coussins en tapisserie qui réclamaient de l’amour et le
poster de Robbie William tirant la langue.
Ils avaient fini la nuit ensemble. Il
n’avait pas été brillant. Elle n’avait pas fait de commentaire.
Le lendemain matin, il s’était levé tôt. Il
ne voulait pas la réveiller, mais elle avait ouvert l’œil et avait posé la main
sur son dos.
— Tu prends la fuite tout de suite ou
tu as le temps pour un café ?
— Je crois que je vais prendre la
fuite…
Elle s’était appuyée sur son coude et
l’avait considéré comme on contemple une mouette engluée de mazout.
— Tu es amoureux, c’est ça ? Je
le sais bien. Tu n’étais pas vraiment avec moi, cette nuit…
— Je suis désolé.
— Non ! C’est moi qui suis
désolée pour toi. Alors…
Elle avait attrapé un coussin et l’avait
bloqué sur ses seins.
— Elle est comment ?
— Tu veux vraiment me faire parler…
— Tu n’es pas obligé, mais ce serait
mieux. Comme on n’est pas destinés à vivre une grande passion physique autant
se lancer dans l’amitié ! Alors comment elle est ?
— De plus en plus jolie…
— C’est important ?
— Non… Avec elle, je découvre une
autre manière de voir la vie et ça me rend heureux. Elle vit parmi des livres
et saute dans les flaques d’eau à pieds joints…
— Elle a quel âge ? Douze ans et
demi ?
— Elle a douze ans et demi et tout le
monde profite d’elle. Son ancien mari, sa sœur, ses filles. Personne ne la
traite comme elle le mérite et moi, je voudrais la protéger, la faire rire, la
faire s’envoler…
— T’es drôlement pincé…
— Et pas plus avancé ! Tu me fais
un café ?
Dottie s’était levée et préparait un café.
— Elle habite Londres ?
— Non. Paris.
— Et qu’est-ce qui vous empêche de
vivre votre belle histoire d’amour ?
Il se redressa et attrapa sa chemise.
— Fin des confidences. Et merci pour
cette nuit où j’ai été particulièrement minable !
— Ça arrive, tu sais ! On va pas
en faire un drame !
Elle buvait son café et ajoutait des sucres
au fur et à mesure que le niveau dans la tasse baissait. Il fit la grimace.
— C’est comme ça que je l’aime !
dit-elle en voyant son air dégoûté. Je peux manger une tablette de chocolat
sans prendre un gramme !
— Tu sais quoi ? Je crois qu’on
va se revoir… Tu veux bien ?
— Même si tu n’es pas Tarzan, le roi
du frisson ?
— Ça, c’est à toi de décider !
Elle fit mine de réfléchir et posa sa
tasse.
— D’accord, dit-elle. Mais à une
condition… Tu m’apprends la peinture moderne, tu m’emmènes au théâtre, au
cinéma, bref tu m’instruis… Puisqu’elle est à Paris, ce n’est pas gênant.
— J’ai un fils, Alexandre. Il passe
avant tout le monde.
— Tu ne sors pas avec lui, le
soir ?
— Non.
— It’s a deal ?
— It’s a deal.
Ils s’étaient serré la main en copains.
Il l’appelait. L’emmenait écouter des
opéras. Lui expliquait l’art moderne. Elle écoutait, sage comme une image.
Marquait des noms, des dates. Avec un sérieux qui ne se démentait pas. Il la
raccompagnait chez elle. Parfois, il montait et s’endormait dans ses bras.
Parfois, ému par son abandon, son innocence, sa simplicité, il l’embrassait et
ils tombaient dans le lit king size qui prenait toute la place.
Il ne la rendait pas malheureuse. Il
faisait très attention. Il surveillait le tremblement de la lèvre qui retient
un sanglot ou le froncement d’un sourcil qui bloque une douleur. Il apprenait
l’émotion avec elle. Elle ne savait pas mentir, faire semblant. Il lui disait
tu es folle ! Apprends à dissimuler, on lit en toi comme dans un livre
ouvert.
Elle haussait les épaules.
Il se demandait si cela pourrait durer
longtemps.
Elle avait arrêté de chercher des hommes
sur Internet.
Il lui avait dit qu’il ne fallait pas
qu’elle interrompe sa quête à cause de lui. Qu’il n’était pas cet homme-là.
L’homme qui la prendrait sous son bras. Elle soupirait je sais, je sais. Et
imaginait le chagrin à venir. Parce que ça finissait toujours par un chagrin, elle
le savait bien.
Il avait fini par lui demander son âge.
Vingt-neuf ans.
— Tu vois ! Je ne suis plus un
bébé !
Comme si elle sous-entendait, je peux me
défendre et j’y trouve mon compte aussi dans notre drôle de relation.
Il lui en était infiniment reconnaissant.
Depuis qu’elles attendaient la réponse de
Vivienne Westwood, pour savoir laquelle de leurs deux candidatures serait
retenue pour le stage, l’atmosphère entre Agathe et Hortense était électrique.
Elles ne se parlaient presque plus. Se cognaient l’une à l’autre dans
l’appartement. Cachaient leurs cours, leurs cahiers. Agathe se levait tôt,
allait en classe, ne sortait plus. Elle s’était mise à travailler et il régnait
un calme inhabituel dans l’appartement. Hortense s’en félicitait. Elle pouvait
travailler sans boules Quiès dans les oreilles, c’était un grand progrès.
Un soir, Agathe rentra avec un dîner acheté
chez le Chinois et proposa à Hortense de partager sa pitance. Hortense se
méfia.
— Tu goûtes les plats d’abord…,
déclara-t-elle.
Agathe éclata d’un rire d’enfant et roula
sur le canapé en se tenant le ventre.
— Tu crois vraiment que je vais
t’empoisonner ?
— Avec toi, je m’attends à tout !
grogna Hortense qui se trouvait un peu ridicule, mais se méfiait quand même.
— Écoute. Si ça te rassure, je mange
d’abord et je te passe le plat après… Tu ne me fais vraiment pas confiance…
— Pas confiance du tout, si tu veux
savoir.
Elles avaient dîné, assises sur le tapis à
longs poils. Agathe n’avait rien renversé. Elle n’avait pas bu outre mesure.
Avait débarrassé. Rangé. Était revenue s’asseoir en tailleur sur le tapis.
— J’ai autant le trac que toi, tu
sais.
— J’ai pas le trac, avait répliqué
Hortense. Je suis sereine. C’est moi qui l’aurai. J’espère que tu seras bonne
perdante !
— Demain soir, y a une soirée au
Cuckoo’s. Une soirée où il y aura toute l’école des Français, tu sais, Esmod…
Il n’y avait pas que Saint Martins ou la
Parsons School à New York, il y avait aussi Esmod, à Paris. Si Hortense n’avait
pas choisi d’y aller, c’était parce qu’elle voulait quitter Paris et sa mère.
Vanina Vesperini, Fifi Chachnil, Franck Sorbier ou encore Catherine Malandrino
étaient sortis de cette école. Si, il y a cinq ans, on ne parlait que de
Londres, Paris était revenu au centre de la planète mode. Avec une spécialité
française : le modélisme. À Esmod, on apprenait à maîtriser les techniques
de moulage à la toile, le travail de coupe, de patron. Un savoir-faire précieux
qu’Hortense avait très envie d’apprendre. Elle hésita.
— Y aura tes potes ?
Agathe fit une moue qui disait « bien
obligé ».
— C’est sûr que c’est pas un cadeau,
ces mecs-là ! Ce sont de gros porcs…
— Mais ils sont gentils, aussi, tu
sais !
— Gentils ?
Hortense éclata de rire.
— Parfois, ils m’aident, ils
m’encouragent, ils me donnent des ailes…
— Ça se saurait si les cochons avaient
des ailes ! Ils se racleraient pas le cul dans la gadoue, ils
voleraient ! Et eux, ils sont pas près de décoller !
Elle avait fini par accepter d’aller à la
soirée avec Agathe.
Elles avaient pris un taxi. Agathe avait
donné une adresse qui n’était pas celle de la boîte.
— Ça t’embête si on passe chez eux
d’abord ?
— Chez eux ! avait hurlé
Hortense. Je monte pas chez ces mecs-là, moi.
— S’il te plaît, avait supplié Agathe.
Avec toi, j’aurai moins peur… Ils me foutent la trouille, quand je suis seule.
Elle avait vraiment l’air effrayé.
Hortense était montée en pestant.
Ils étaient assis dans le salon. Un décor
qui brillait de mauvais goût. Que du marbre, de l’or, des candélabres, des
rideaux à glands dorés, des bergères clinquantes, des fauteuils obèses. Cinq
hommes en noir. Posés sur leurs gros culs de cochons. Elle n’avait pas aimé
quand ils s’étaient tous levés et s’étaient rapprochés d’elle. Pas aimé du tout
quand Agathe s’était éloignée sous prétexte d’aller aux toilettes.
— Alors… On se la joue moins grande
gueule, soudain ? C’est une idée, Carlos, ou la gamine, elle fait dans sa
culotte ? avait demandé un petit costaud.
Elle n’avait pas répondu, guettant la
sortie d’Agathe des toilettes.
— Dis donc, ma poule, tu sais pourquoi
on t’a fait venir ici ?
Elle était tombée dans un piège. Comme une
novice. Il n’y avait pas plus de soirée au Cuckoo’s que de bon goût dans ce
salon !
— Aucune idée. Mais vous allez
sûrement m’expliquer…
— On voulait te parler d’un truc…
Après, on te laisse tranquille.
Ils vont me demander de faire des passes.
De tapiner pour leurs sales tronches de cochons qui ne volent pas. Qui
s’engraissent pendant que les filles triment. Voilà d’où viennent le pognon
d’Agathe, ses jeans à trois cents euros, ses petites vestes
Dolce & Gabbana.
— Je crois que j’ai une petite idée et
vous pouvez toujours vous brosser le pantalon…
— Je crois que t’as pas d’idée du
tout, dit celui qui devait être le patron puisqu’il mesurait au moins un mètre
soixante-quinze et leur mangeait à tous la soupe sur la tête.
— Ça m’étonnerait. Je ne suis pas née
de la dernière pluie, vous savez…
De nombreuses étudiantes faisaient des
passes. Pour payer leurs études ou pour aller skier à Val-d’Isère. Il y avait
des agences spécialisées qui les louaient au week-end. Elles partaient dans les
pays de l’Est passer une nuit avec un poussah et revenaient, les poches
pleines.
— C’est un service un peu spécial
qu’on va te demander… Que tu as intérêt à nous accorder. Parce que sinon, on va
se mettre en colère. Très fort. Tu vois là-bas, la porte de la salle de bains…
Hortense s’interdit de regarder et fixa
celui qui devait passer pour un géant au nez des nains qui l’entouraient. Il a
le poil dru et le menton bleu, se dit-elle en le repoussant du regard et une
petite tache jaune dans l’œil, comme un éclat de mayonnaise.
— Derrière la porte de cette salle de
bains, tu risques de dérouiller. Et de dérouiller salement…
— Ah, oui ? dit Hortense essayant
de prendre de l’altitude, mais sentant la peur la remplir d’un blanc cotonneux
qui lui faisait trembler les jambes.
— Alors voilà ce que tu vas faire… tu
vas très gentiment te retirer de la compétition avec Agathe. Lui laisser la
place chez Vivienne Westwood.
— Jamais ! lâcha Hortense qui
comprenait le repas chinois, la propreté soudaine de sa colocataire, l’ambiance
studieuse de l’appartement.
— Réfléchis. Ça me fait mal de penser
à ce que tu vas endurer derrière la porte de la salle de bains…
— C’est tout vu. C’est non.
Agathe ne réapparaissait pas. La salope, pensa
Hortense. Et moi qui pensais qu’elle était en train de s’amender ! J’avais
bien raison de me méfier des bons sentiments.
Il ne fallait pas qu’elle s’écroule face à
ces rastaquouères. Tous habillés en noir avec des pompes pointues. C’est une
colonie de vacances ou quoi ?
— T’as deux minutes pour réfléchir. Ce
s’rait con que tu te fasses amocher !
Et ce serait con de vous priver d’une
entrée gratuite dans ce monde-là, pensa Hortense qui réfléchissait vite. Vous
utilisez cette gourde d’Agathe et vous pénétrez ni vu ni connu dans le temple
de la mode. Comptez pas sur moi, les mecs. Comptez pas sur moi.
Cinq minutes passèrent. Hortense inspectait
les lieux avec l’application d’une touriste à Versailles : les dorures des
commodes, les tiroirs renflés, l’argenterie étalée sur le
dessus – pour faire croire qu’ils prennent le thé,
peut-être ? –, le balancier de la pendule qui battait l’air en
silence, les miroirs biseautés, le parquet bien ciré. Elle était faite aux
pieds.
— Le temps est passé, précisa-t-elle
en regardant sa montre. Je vais vous laisser. Enchantée d’avoir fait votre
connaissance et j’espère bien ne jamais vous revoir…
Elle tourna les talons et se dirigea vers
la porte.
Un des rastaquouères se leva et vint
bloquer la sortie, la ramenant à son point de départ. Un autre choisit un CD, l’ouverture de La
Pie voleuse de Rossini, et tourna le volume à fond. Ils allaient lui taper
dessus, c’était sûr. Je ne crierai pas. Je ne leur donnerai pas ce plaisir-là.
Ils n’allaient pas la trucider. Seraient bien embêtés avec un cadavre sur les
bras !
— Tu t’en charges, Carlos, dit le plus
grand avec son air de chef.
— OK, répondit l’interpellé.
Il la poussa vers la salle de bains, la
jeta par terre. Ressortit. Elle se releva, resta un moment, debout, les bras
croisés. Il me laisse là pour que je réfléchisse. C’est tout vu. Je ne vais pas
moisir ici.
Elle ressortit de la salle de bains, les
rejoignit dans le salon et demanda :
— Alors ? On se dégonfle ?
Le grand qui se prenait pour le chef vit
rouge. Il fonça sur elle, la traîna jusqu’à la salle de bains et la précipita
sur le sol carrelé en gueulant espèce de putain ! Claqua la porte. Je l’ai
vexé, se dit Hortense. Un bon point pour moi. Ça ne va pas adoucir les coups,
mais au moins, ils sont prévenus. Je ne vais pas me laisser faire.
Elle ajusta sa veste, remit sa jupe en
place, brossa ses épaules. Rester digne et droite. C’est tout ce qui lui
restait. L’air était toujours aussi blanc, cotonneux et elle avait envie de
vomir.
Il ne fallait surtout pas qu’elle se laisse
dominer par la peur. Il fallait qu’elle la garde à distance. Qu’elle mette des
détails entre la peur et elle. Du pratique. Pas de l’abstrait qui affole,
brouille la tête. Pas des grandes idées du genre c’est pas juste, c’est pas
bien ce que vous faites, je me plaindrai à qui de droit… Ça, c’était se mettre
à genoux devant eux.
Elle entendit le dénommé Carlos. Il fallait
toujours qu’il fasse du bruit, qu’il gueule pour s’annoncer. Il était là. Dans
la salle de bains. Du blanc partout. Pas un détail de couleur auquel se
raccrocher, démarrer un bout de résistance. Cet homme était un cube. Un mètre
cinquante-cinq sur un mètre cinquante-cinq. Un cube chauve et gras. Un vrai
gnome. Lui manquait que les poils sur le nez, la glotte en goutte d’huile et
les oreilles pointues. Encore que les poils sur le nez, à y regarder de plus
près, on pouvait les compter.
Sa large silhouette masqua la lumière du
plafonnier en verre opaque. Il faisait de l’ombre partout. Devant la violence
qu’il avait en lui, elle oublia tout. Elle ne pouvait même pas regarder ses
yeux tant ils brillaient de colère. Si elle voulait garder un peu de
sang-froid, il valait mieux qu’elle fixe le rideau de la douche. Blanc, tout
blanc, comme le blanc cotonneux qui montait en elle et l’étouffait. Les murs
aussi étaient blancs. La glace, la petite fenêtre, le meuble au-dessus du
lavabo. Blanc le lavabo. La baignoire, blanche. Le tapis de bain, blanc aussi.
Il tendit son bras, décrocha sa ceinture,
lui demanda de baisser son jean.
— Même pas en rêve ! lâcha Hortense,
les dents serrées pour repousser tout le blanc qui l’étouffait.
— Baisse ton jean, ou je sors le
rasoir…
Elle réfléchit rapidement. Si elle baissait
son pantalon, il sortirait le rasoir après. Elle serait vite effacée.
— Même pas en rêve, elle répéta, en
cherchant un détail de couleur dans la salle de bains.
Il posa la ceinture sur le rebord de la
baignoire, ouvrit l’armoire à pharmacie et prit un rasoir. Un rasoir noir à
longue lame qui se replie. Le rasoir de pépé mafieux dont se sert Marlon Brando
dans Le Parrain. Elle s’accrocha à la scène, se la passa dans sa tête.
Il a le menton tout blanc et il glisse la lame en faisant la moue, une moue
veule et cruelle. Pouvait pas se raccrocher à Marlon Brando pour s’en sortir.
Pas fiable.
— Même pas peur…, elle dit en repérant
une serviette jaune roulée dans la baignoire.
« Du rouge au vert, tout le jaune se
meurt. » Apollinaire. C’est sa mère qui leur avait appris ce vers quand
elles étaient petites. Sa mère qui leur racontait l’histoire des couleurs. Bleu,
vert, jaune, rouge, noir, violet… Elle s’en était servie dans un devoir sur le
thème « Harmonie et couleurs », il n’y avait pas longtemps. Elle
avait eu la meilleure note. Belle culture, avait dit le prof. Références
intéressantes qui approfondissent le propos. Elle avait mentalement remercié sa
mère, le XIIe siècle, Apollinaire et avait fait
amende honorable pour s’être si souvent moquée de tout ça.
La peur recula de dix bons centimètres. Si
elle trouvait un autre détail de couleur, elle serait sauvée.
— Agathe, viens voir ici…, gueula le
cube.
Agathe entra, les épaules enroulées, le
regard collé au sol. Gluante de peur. Hortense chercha son regard, mais l’autre
se déroba comme une anguille.
— Montre-lui ton doigt de pied !
aboya le cube.
Agathe s’appuya au mur blanc de la salle de
bains, défit la boucle de son escarpin et exhiba le moignon d’un petit doigt de
pied. Un truc minuscule, ratatiné, qui avait dû être sectionné à la racine.
C’était dégoûtant à voir : un bout de chair tout violet avec du rouge.
Plus d’ongle, mais du rouge. Du rouge vinasse, du rouge tordu, mais du
rouge !
— Tu peux remballer !
Casse-toi !
Agathe sortit comme elle était venue :
en glissant le long du mur.
Hortense l’entendit gémir de l’autre côté
de la porte.
— T’as compris comment ça obéit les
filles ?
— Je ne suis pas une fille. Je suis
Hortense. Hortense Cortès. Et je vous emmerde !
— T’as compris ou je te fais un
dessin ?
— Allez-y. Je vous dénoncerai. J’irai
voir les flics. Vous avez même pas idée dans quel pétrin vous vous mettez !
— Moi aussi, je connais du monde, ma
petite. Peut-être pas du propre, mais du haut placé aussi !
Il avait posé le rasoir, repris la
ceinture.
Le premier coup partit. En plein visage.
Elle ne l’avait pas vu venir. Elle ne bougea pas. Fallait pas qu’elle lui
montre qu’elle avait mal ou qu’elle avait peur. Le second coup, elle le laissa
venir, ne se baissa pas et serra les dents pour ne pas crier. C’était comme des
décharges de feu dans tout le corps. Des pointes qui partaient d’en haut et
descendaient jusqu’au ventre.
— Allez-y… je m’en fous, je changerai
pas d’idée. Vous perdez votre temps.
Un autre coup sur les seins. Puis un autre
encore sur le visage. Il frappait de toutes ses forces. Elle pouvait le voir
qui reculait, s’élançait. Il avait un air sérieux, appliqué. Il était ridicule.
— J’ai prévenu mon copain, haleta
Hortense, la bouche pleine de salive, si je ne suis pas rentrée à minuit, il
appelle les flics. J’ai donné votre nom, celui d’Agathe, celui de la boîte. Ils
vous retrouveront…
Elle ne sentait plus les coups. Elle
pensait juste au mot qu’elle devait ajouter après chaque mot prononcé. Elle
prenait l’excuse de parler pour se placer de biais et ne plus tout prendre en
pleine face.
— Vous le connaissez, cracha-t-elle
entre deux coups. C’est le grand brun qui vient tout le temps chez moi. Sa mère
travaille dans les services spéciaux. Vous pouvez vérifier. Elle fait partie de
la police secrète de la reine. Ce sont pas des tendres. Vous allez pas vous
marrer avec eux…
Il devait écouter car il frappait moins
fort. Il y avait comme une légère hésitation dans son bras. Elle essayait de ne
pas hurler parce que, si elle se mettait à hurler, il se dirait qu’il était
presque rendu au but et se déchaînerait. Elle avait l’impression que sa peau
partait en lambeaux, que le sang giclait, que ses dents allaient sauter. Elle
entendait les coups résonner dans sa mâchoire, sur ses joues, sur son cou. Les
larmes coulaient de ses yeux, mais il ne devait pas les voir. Il faisait trop
sombre et puis il bouchait toute la lumière avec son torse de brute, ses bras
de brute, ses ahanements de brute.
Au bout d’un moment, elle ne ressentit plus
rien qu’un grand tourbillon où seuls les mots qu’elle tentait de prononcer en
restant au plus près de sa pensée, en la gardant le plus précise, le plus
déterminée possible, l’empêchaient de sombrer et de se laisser tomber à terre.
Tant qu’elle était debout, elle pouvait discuter. D’égale à égal. Encore que le
gnome, elle le dominait de deux bonnes têtes. Ça devait l’énerver aussi de devoir
se mettre sur la pointe des pieds pour la frapper !
— Vous me croyez peut-être pas ?
Mais si j’étais pas si sûre de moi, je me serais déjà traînée à vos pieds…
Elle voyait sa bedaine monter et descendre
à chaque respiration. Il avait mis un pied en avant comme s’il voulait
reprendre l’équilibre. Reprendre des forces. Il n’est pas en bonne santé,
eut-elle le temps de penser avant qu’il se rétablisse. Ça la fit rire, elle
l’imagina s’écroulant, victime d’un infarctus parce qu’il avait frappé trop
fort.
— Vous êtes pitoyable, mon pauvre
vieux ! Vous devriez faire un peu de sport, vous êtes en mauvais état.
Elle lui cracha au visage.
Le coup lui arriva dessus, lui déchirant la
lèvre supérieure. Elle eut un hoquet de surprise et les larmes jaillirent sans
qu’elle pût les ravaler. Le cuir s’abattit une deuxième fois. Il devenait fou.
— Il s’appelle Weston. Paul Weston.
Vous pouvez vérifier. Et sa mère, c’est Harriet Weston, garde du corps de la
reine. Son dernier amant a été expédié en Australie parce que sinon il
disparaissait les pieds plombés…
Elle avait la voix remplie de sang et de
larmes, mais elle ne lâchait pas.
— Et le patron… Son patron, c’est
Zachary Gorjiack… Il a une fille, Nicole, qui est handicapée et ça le rend très
énervé contre les mecs de votre espèce. Parce que si elle est dans cet état-là,
Nicole, c’est à cause d’un mec comme vous. Alors il peut pas les blairer les
mecs comme vous. Il les écrase avec son pouce. Et il écoute le bruit que ça
fait. Il paraît que ça fait un bruit de bouillie craquante. Vous connaissez ce
bruit ? Faudrait vous y intéresser, vous risquez de l’entendre bientôt…
C’était la vérité. Shirley leur avait
raconté comment ce Zachary était une fine lame, comment il trucidait ceux qui
tentaient de l’intimider ou de le truander. Il zigouillait sans état d’âme. Et
les hommes tombaient, transpercés. Elle leur avait raconté aussi, à Gary et à
elle, comment un de ces hommes s’était vengé en écrasant sa fille en lui
roulant dessus. La fille était clouée dans un fauteuil. Zachary était devenu
encore plus fou, encore plus violent, encore plus acharné dans sa traque des
hommes à découper.
Le cube flageolait. Ses coups étaient moins
précis. Elle pouvait les supporter à présent.
— Et Diana, ça vous dit quelque chose,
Diana ? Le tunnel du pont de l’Alma ? Vous finirez comme ça. Parce
que, moi, je les connais vos noms. Je les ai donnés à mon pote au cas où… Ça
fait un moment que je peux pas vous sacquer. Suis une fille d’accord, mais pas
conne. Parce qu’il y en a, vous savez. Des coriaces et des pas connes !
Vous êtes tombés sur le mauvais numéro. Mauvaise pioche ! Et par Agathe,
on pourra toujours vous retrouver… Vous avez été filmés dans des boîtes avec
elle. Il me l’a dit, mon pote. Il m’avait dit aussi de me méfier de vous. Il
avait raison. Drôlement raison ! Et ce soir, plus le temps passe, plus il
se demande où je suis, pourquoi j’appelle pas. J’aimerais pas être à votre
place…
Elle ne pouvait plus s’arrêter de parler.
Ça la maintenait debout. Elle fixait la serviette jaune, elle s’y accrochait
pour gommer le blanc. Elle n’avait plus peur. Ce qu’il y a de bien avec la
douleur, c’est qu’au bout d’un moment, on ne la sent plus. Ça fait un écho de
plus, un petit écho, puis ça se dissout dans la masse. Une grosse masse qui se
soulève à chaque coup, mais qu’on ne sent plus.
Elle éclata de rire et lui cracha à nouveau
dessus.
Il posa la ceinture et sortit.
Elle regarda autour d’elle. Elle avait un
œil si enflé qu’elle ne voyait rien, ne pouvait pas cligner sans grimacer, mais
l’autre était en état de marche. Elle eut l’impression d’être enfermée dans une
boîte. Une boîte blanche et humide. Elle resta debout. Si jamais il revenait.
Toucha son visage gluant de sang, de larmes, de sueur. Se lécha avec sa langue,
c’était épais et visqueux. Ravala l’eau salée dans sa gorge. Ils devaient
délibérer dans la pièce d’à côté. Le cube répétait tout ce qu’elle avait lâché.
Les services secrets de Sa Majesté ? Zachary Gorjiack, ils devaient
connaître son nom.
Elle s’en moquait d’être abîmée. Pouvaient
même lui couper le doigt de pied s’ils voulaient. Ça repousse pas ce
truc-là ? Elle avait lu que le foie repoussait, alors le doigt de pied, ça
devait bien repousser aussi.
Elle se déplaça jusqu’au lavabo. Ouvrit les
robinets. Se ravisa. Ils pourraient rentrer, ça leur donnerait des idées. Du
genre la tête sous l’eau et je t’étouffe. Là, elle était moins sûre de
résister. Elle regarda autour d’elle. Aperçut un verrou sur la porte. Le
poussa. Se pencha sur le lavabo, se rinça le visage. L’eau était glacée. Ça lui
fit si mal qu’elle faillit hurler.
Et puis, elle aperçut la fenêtre au-dessus
de la baignoire. Une petite lucarne blanche. Elle l’ouvrit doucement. Elle
donnait sur une terrasse. Ces cochons habitaient les beaux quartiers, avec des
terrasses fleuries.
Elle se hissa jusqu’à la fenêtre, passa une
jambe, une autre, se faufila, atterrit en douceur, glissa dans la nuit jusqu’à
la terrasse voisine, puis jusqu’à une autre et une autre, et se retrouva dans
la rue.
Elle se retourna, nota l’adresse.
Elle héla un taxi. Se couvrit le visage
pour que le chauffeur n’ait pas peur en la voyant. Devait être un vrai Picasso
période déglingue.
Le taxi s’arrêta. Elle lui lança l’adresse
de Gary en grimaçant de douleur : elle avait la lèvre supérieure
sérieusement entaillée. Pouvait presque passer un doigt entre les deux bouts de
lèvre éclatée.
Mince ! gémit-elle, et si je me
retrouvais avec un bec-de-lièvre ?
Elle s’effondra sur la banquette du taxi et
éclata en sanglots.
Troisième partie
Paul Merson ne faisait pas que de la
batterie. Paul Merson avait un groupe et Paul Merson animait des soirées
dansantes, le samedi soir.
Paul Merson avait une mère à la silhouette
ondulante qui en bouleversait plus d’un. Elle travaillait aux relations
publiques d’une société de spiritueux. Monsieur Merson n’étant pas un farouche
défenseur de la fidélité conjugale, madame Merson avait toute liberté pour
onduler et faisait profiter ses clients de ses ondulations d’abord verticales,
puis horizontales. Elle en retirait des avantages, certains sonnants et
trébuchants, d’autres plus subtils qui lui permettaient de se maintenir à un
poste convoité par nombre de ses collègues.
Paul Merson avait vite compris le profit
qu’il pourrait tirer des ondulations de sa mère. Quand un quidam venait la
chercher, le soir, qu’il la cernait d’un peu trop près, Paul Merson
s’intercalait et demandait innocemment à l’homme s’il n’avait pas en tête une
petite fête, où lui et son orchestre pourraient mettre de l’ambiance moyennant
finance. On est bons, on est même très bons, on peut jouer à la commande, du
ringard ou du branché, on ne demande pas grand-chose, pas de grands galas, mais
des réunions dansantes, des animations à la noix, ça nous va très bien. Têtes
de gondoles, queues de soirées, on prend tout. La vie de collégien est dure,
soupirait-il, on n’a pas l’âge pour décrocher de vrais emplois, mais l’envie
furieuse de changer de matériel ou d’aller boire une bière. Avec toutes vos
relations, vous devez bien avoir quelques ouvertures… Le client, dont les yeux
humides suivaient les ondulations de madame Merson, disait « oui, oui,
pourquoi pas ? » et se retrouvait lié par son acquiescement distrait.
Sinon les ondulations cessaient.
C’est ainsi que Paul Merson et « Les
Vagabonds » se mirent à animer des fêtes promotionnelles pour les
tracteurs VDirix, les chips Clin d’œil, les saucissons Roches Claires. Fort de
ses premiers contrats, Paul Merson était devenu un gamin hardi, insolent,
pressé qui découvrait le monde et entendait bien en profiter. Un soir où
Joséphine avait un groupe de travail et rentrait tard, Paul vint frapper à la
porte de Zoé.
— Tu veux pas descendre à la
cave ? Y aura Domitille et Gaétan. Leurs parents sont de sortie. À
l’Opéra. Robe longue et tralala. Rentrent pas avant une plombe du mat… Fleur et
Seb peuvent pas : leurs parents reçoivent de la famille.
— J’ai du boulot…
— Arrête de faire ta bonne
élève ! Tu vas finir par avoir des problèmes !
Il n’avait pas tort : on commençait à
la regarder de travers au collège. On lui avait déjà piqué deux fois sa trousse,
on la bousculait dans les escaliers, et personne ne voulait rentrer avec elle
le soir.
— Bon. D’accord.
— Génial. On t’attend.
Il avait tourné les talons en chaloupant,
reproduisant les pas d’une démarche soigneusement étudiée devant la glace.
S’était arrêté net, était revenu en arrière, les pouces dans les poches, les
hanches en avant.
— T’as pas de la bière dans ton
frigo ?
— Non. Pourquoi ?
— Pas grave… Apporte des glaçons.
Zoé n’était pas rassurée. Si elle aimait
bien Gaétan, Paul Merson l’impressionnait et Domitille Lefloc-Pignel la mettait
mal à l’aise. Elle ne pouvait pas vraiment dire pourquoi, mais cette fille
coulissait. On ne savait jamais à qui on avait affaire. À la fille impeccable,
tirée à quatre épingles, jupe plissée, petit col blanc, ou à celle qui,
parfois, avait une lueur sale dans l’œil. Les garçons en parlaient en gloussant
et quand Zoé demandait pourquoi, ils gloussaient de plus belle en mouillant
leurs lèvres.
Elle descendit vers neuf heures et demie.
S’assit dans le noir de la cave éclairée à la bougie et déclara tout de
suite :
— Je pourrai pas rester longtemps…
— T’as les glaçons ? demanda Paul
Merson.
— C’est tout ce que j’ai trouvé…,
dit-elle en ouvrant un récipient en plastique. Et faut pas que j’oublie de
remonter la boîte…
— Oh ! la bonne ménagère, ricana
Domitille en suçant son index.
Paul Merson sortit une bouteille de whisky,
quatre verres à moutarde, et les remplit à moitié.
— Désolé, j’ai pas de Perrier, dit-il
en rebouchant la bouteille qu’il cacha derrière un gros tuyau recouvert de
scotch noir épais.
Zoé prit son verre et contempla le liquide
ambré avec appréhension. Un soir, pour fêter le succès du livre, sa mère avait
ouvert une bouteille de champagne, elle avait goûté et couru à la salle de
bains tout recracher.
— Me dis pas que t’as jamais bu !
s’esclaffa Paul Merson.
— Laisse-la, protesta Gaétan, c’est
pas une tare de pas boire !
— C’est que c’est juste délicieux, dit
Domitille en allongeant les jambes sur le sol en béton. Moi, je pourrais pas
vivre sans alcool !
Oh ! la poseuse ! pensa Zoé. Elle
se la joue fatale et voluptueuse alors qu’elle a un an de moins que moi.
— Hé ! vous savez à quoi sert une
moitié de chien ? lança Gaétan.
Ils attendaient la réponse en suçotant
leurs glaçons. Zoé avait le trac. Si elle ne buvait pas, elle passerait pour
une gourde. Elle pensa à renverser discrètement le contenu du verre derrière
son dos. Il faisait noir, ils ne verraient rien. Elle s’approcha du tuyau, s’y
adossa, écarta son bras, le fit glisser sur le sol et versa lentement le verre.
— À guider un borgne !
Zoé rit de bon cœur et se sentit rassurée
de s’entendre rire.
— Et tu sais qu’elle est la différence
entre un Pastis 51 et un 69 ? demanda Paul Merson, irrité de
voir que Gaétan lui volait la vedette.
À nouveau, ils plongèrent le nez dans leur
verre, cherchant la réponse. Paul Merson jubilait.
— Ce doit être un truc bien
dégueulasse, dit Gaétan.
— Tu vas pas être déçu ! Vous
trouvez ou pas ?
Ils secouèrent la tête tous les trois.
— Y en a un qui sent l’anis et l’autre
l’anus !
Ils hurlèrent de rire. Zoé enfouit son
visage dans son coude et fit semblant de contenir un fou rire. Paul Merson
reprit la bouteille de whisky et demanda à la ronde :
— Encore un p’tit coup ?
Domitille tendit son verre. Gaétan dit non,
merci, pas pour le moment et Zoé répéta la même formule.
— Euh… Y a pas de Coca ?
demanda-t-elle, prudente.
— Non…
— C’est dommage…
— La prochaine fois, t’en
apporteras ! La prochaine fois, vous apportez tous quelque chose et on
fait une vraie teuf. On peut même installer une chaîne en la branchant sur le
compteur de la cave… Moi, je m’occupe de la sono, Zoé, de la bouffe, et Gaétan
et Domitille, de l’alcool.
— On pourra jamais ! On n’a pas
d’argent de poche ! s’exclama Gaétan.
— Bon alors, Zoé, tu t’occupes de la
bouffe et des boissons et moi, je te donnerai un coup de main pour l’alcool…
— Mais moi, je…
— Vous, vous êtes pleines aux
as ! C’est ma mère qui me l’a dit, le bouquin de ta mère il a
cartonné !
— Mais, c’est pas juste.
— Faut savoir ce que tu veux. Tu veux faire
partie de la bande ou pas ?
Zoé n’était pas sûre d’avoir envie de faire
partie de la bande. Ça puait le moisi dans la cave. Il faisait froid. Des
graviers lui piquaient les fesses. Elle trouvait ça nul d’être assise par terre
à ricaner de blagues douteuses en buvant un liquide amer. Elle entendait de
drôles de bruits, imaginait des rats, des chauves-souris, des pythons
abandonnés. Elle avait sommeil, elle ne savait pas quoi dire. Elle n’avait
jamais embrassé un garçon. Mais, si elle disait non, elle serait complètement
isolée. Elle finit par faire une moue qui disait oui.
— Allez, tope là !
Paul Merson lui tendit la paume de la main
et elle la frappa sans conviction. Et comment elle trouverait l’argent pour
faire les courses ?
— Et eux, ils font quoi ? demanda
Zoé en montrant Gaétan et Domitille.
— Nous, on peut rien faire, on n’a que
dalle ! maugréa Gaétan. Avec notre père, on se marre pas. S’il savait
qu’on était là, il nous tuerait !
— Y a quand même des soirs où ils
sortent, soupira Domitille en suçant le bord de son verre. On peut se
débrouiller pour le savoir à l’avance…
— Et votre frère, il va pas
cafter ? interrogea Paul Merson.
— Charles-Henri ? Non. Il est
solidaire.
— Et pourquoi il est pas
descendu ?
— Il a du boulot, et il nous couvre
s’ils rentrent plus tôt… Il dira qu’on est descendus dans la cour parce qu’on
avait entendu du bruit et il viendra nous chercher. Il vaut mieux qu’il fasse
le guet parce que si on se fait piquer, on est mal, mais mal !
— Moi, ma mère, elle est plus que
cool, dit Paul Merson qui ne supportait pas de ne pas être le centre de la
conversation. Elle me raconte tout, je suis son confident…
— Elle est drôlement bien foutue ta
mère, dit Gaétan. Comment ça se fait qu’il y ait des gonzesses super-bien
roulées et d’autres qui sont des tas ?
— C’est parce que quand on baise
convenablement, bien allongé, bien concentré, on trace de belles lignes fluides
qui font de beaux corps de femme. Quand on baise couilles par-dessus tête, en
se tortillant de plaisir, on loupe des lignes et on fait de gros boudins mal
foutus…
Ils éclatèrent de rire. Sauf Zoé qui pensa
à son père et à sa mère. Ils avaient dû baiser bien droit pour Hortense et tout
tortillé pour elle.
— Si tu baises en t’agitant sur un sac
de noix, par exemple, t’es sûr de faire un petit boudin plein de
cellulite ! continua Paul Merson, fier de sa démonstration et entendant
exploiter son capital comique.
— Moi, je peux même pas imaginer les
miens en train de baiser, grogna Gaétan, ou alors sous la menace ! Mon
père, il doit lui braquer un pistolet sur la tempe… Mon père, je peux pas le
sacquer. Il nous fout la terreur.
— Arrête de t’énerver ! Il est
facile à berner, lâcha Domitille. Tu baisses les yeux et tu files droit, il y
voit que du feu ! Tu peux faire tout ce que tu veux dans son dos. Toi,
faut toujours que tu l’affrontes !
— Ma mère, je l’ai matée une fois en
train de baiser, raconta Paul. C’est dingue ! Elle s’économise pas. Elle
en parcourt des kilomètres ! J’ai pas tout vu parce qu’à un moment, ils se
sont enfermés dans la salle de bains mais après, elle m’a raconté que le type,
il lui avait fait pipi dessus !
— Beurk ! c’est dégueu !
s’exclamèrent Gaétan, Domitille et Zoé ensemble.
— Elle s’est vraiment laissé pisser
dessus ? insista Domitille.
— Ouais. Et il lui a filé cent
euros !
— Elle te l’a dit ? interrogea
Zoé en écarquillant les yeux.
— J’t’ai déjà dit qu’elle me dit tout…
— Il a bu son pipi ? demanda
Domitille, toujours intéressée.
— Ah, non ! Il prenait juste son
pied en lui pissant dessus.
— Elle l’a revu ?
— Ouais. Mais elle a fait monter ses
prix ! Elle est pas con !
Zoé était sur le point de vomir. Elle
serrait les dents pour retenir la bile qui montait. Son estomac se retournait
comme un gant, à l’endroit, à l’envers, à l’endroit, à l’envers. Elle ne pourrait
plus jamais croiser madame Merson sans se boucher le nez.
— Et ton père, il est où quand on lui
pisse dessus ? s’enquit Domitille, intriguée par la vie de ce drôle de
couple.
— Mon père, il va dans les clubs à
partouzes. Il préfère y aller tout seul. Il dit qu’il a pas envie de sortir
bobonne… Mais ils s’entendent bien. Ils se disputent jamais, ils se marrent
toujours !
— Mais alors, personne s’occupe de
toi ? dit Zoé qui n’était pas sûre de tout comprendre.
— Je m’occupe tout seul. Allez bois,
Zoé, tu bois rien…
Zoé, le cœur au bord des lèvres, montra son
verre vide.
— Ben, dis donc, t’as la descente
facile ! fit Paul en lui remplissant à nouveau son verre. T’es cap de
faire cul sec ?
Zoé le regarda, terrifiée. C’était un
nouveau jeu, cul sec ?
— C’est pas un truc de filles,
répondit-elle pour retrouver un peu d’aplomb.
— Ça dépend lesquelles ! dit
Paul.
— Moi, si tu veux je fais cul
sec ! fanfaronna Domitille.
— Cul sec et touffe humide !
Domitille se tortilla et eut un petit rire
idiot.
Mais de quoi ils parlent ? se demanda
Zoé. Ils semblaient tous être au courant d’un truc qu’elle ignorait
complètement. C’est comme si j’avais été malade et avais sauté des cours. Je ne
reviendrai jamais dans cette cave. Je préfère rester seule à la maison. Avec Papaplat.
Elle eut envie de remonter chez elle. Elle chercha dans le noir la boîte à
glaçons, tâtonna jusqu’à ce qu’elle la trouve, prépara une excuse pour
expliquer son départ. Elle ne voulait pas passer pour une idiote ou une poule
mouillée.
C’est ce moment-là que choisit Gaétan pour
passer son bras sur les épaules de Zoé et l’attirer à lui. Il déposa un baiser
sur ses cheveux, frotta son nez contre son front.
Elle se sentit toute molle, toute faible,
ses seins gonflèrent, ses jambes s’allongèrent, elle eut un rire étranglé de
femme heureuse et posa sa tête sur l’épaule du garçon.
Hortense raconta tout à Gary.
Elle avait sonné chez lui, à deux heures du
matin, couverte de sang. Il avait lâché, très sobre, un Oh ! My
God ! et l’avait fait entrer.
Pendant qu’il lui désinfectait le visage
avec de l’eau oxygénée et un bout de torchon – Je suis désolé, ma
chère, je n’ai ni Kleenex ni coton, je ne suis qu’un garçon –, elle lui
raconta le piège dans lequel elle était tombée.
— … Et ne me dis pas, « je te
l’avais bien dit » parce que c’est trop tard, que ça me ferait hurler de
rage et accentuerait la douleur !
Il la soignait avec des gestes précis et
doux, millimètre par millimètre, elle le contemplait, rassurée et émue.
— T’es de plus en plus beau, Gary.
— Bouge pas !
Elle poussa un long soupir, étouffa un cri
de douleur. Il avait appuyé sur la lèvre supérieure.
— Tu crois que je vais être
défigurée ?
— Non. C’est superficiel. Ça va se
voir pendant quelques jours, puis ça va dégonfler et cicatriser… Les blessures
sont pas profondes.
— Depuis quand t’es médecin ?
— J’ai suivi des cours de secourisme,
en France. Souviens-toi… et ma mère a insisté pour que je les poursuive, ici.
— Moi, j’avais séché ces cours.
— J’oubliais : t’occuper des
autres n’est pas ton destin !
— Très juste ! Je me concentre
sur moi… et j’ai du boulot : la preuve !
Elle montra son visage du doigt et se
rembrunit. Sourire lui faisait mal.
Il l’avait installée sur une chaise dans le
grand salon. Elle apercevait le piano, des partitions ouvertes, un métronome,
un crayon, un cahier de solfège. Il y avait des livres partout, posés à
l’envers, ouverts, sur une table, un rebord de fenêtre, un canapé.
— Faut que je parle à ta mère et
qu’elle m’aide. S’il y a pas de représailles, ils vont recommencer. En tout
cas, je mets plus les pieds chez moi !
Elle lui lança un regard suppliant qui
l’implorait de bien vouloir l’héberger et il acquiesça, impuissant.
— Tu peux rester ici… et demain, on
parle à ma mère…
— Je peux dormir avec toi, ce
soir ?
— Hortense ! T’exagères…
— Non. Je vais faire des cauchemars
sinon…
— Bon, mais rien que pour ce soir… et
tu restes dans ton coin de lit !
— Promis ! Je te viole pas !
— Tu sais très bien que c’est pas ça…
— D’accord, d’accord !
Il se redressa. Considéra son visage avec
sérieux. Porta encore quelques retouches à son travail. Elle grimaça.
— Les seins, j’y touche pas. Tu peux
le faire toute seule…
Il lui tendit le flacon et le torchon. Elle
se leva, alla se planter devant la glace au-dessus de la cheminée et désinfecta
ses blessures, une à une.
— Demain, je vais porter des lunettes
noires et un col roulé !
— T’as qu’à dire que tu t’es fait
taper dessus dans le métro…
— Et je coincerai cette petite salope
pour lui dire deux mots.
— À mon avis, elle ne viendra plus à
l’école…
— Tu crois ?
Ils allèrent se coucher. Hortense
s’installa dans un coin du lit. Gary, à l’opposé. Elle gardait les yeux ouverts
et attendait que le sommeil lui tombe dessus. Si elle les fermait, elle
revivrait toute la scène et elle n’y tenait pas. Elle écoutait la respiration
irrégulière de Gary. Ils restèrent un long moment à s’épier, puis Hortense
sentit un long bras se poser sur elle et entendit Gary lui dire :
— T’en fais pas. Je suis là.
Elle ferma les yeux et s’endormit aussitôt.
Le lendemain, Shirley vint les voir. Elle
poussa un cri en voyant le visage tuméfié d’Hortense.
— C’est impressionnant… Tu devrais
aller porte plainte.
— Ça ne servira à rien. Il faut leur
faire peur.
— Raconte-moi tout, dit Shirley en
prenant la main d’Hortense.
C’est la première fois que j’ai un geste de
tendresse envers elle, se dit-elle.
— J’ai pas donné ton nom, Shirley.
J’ai inventé un nom pour toi et pour Gary, mais j’ai donné le nom de ton
patron : Zachary Gorjiack… et ça l’a calmé ! En tout cas,
suffisamment pour qu’il sorte de la salle de bains et aille en parler aux
autres nains.
— Tu es sûre que tu n’as pas fait
allusion à Gary ? s’enquit Shirley.
Elle pensait à l’homme en noir. Elle se
demandait s’il avait joué un rôle dans l’agression d’Hortense. Si ce n’était
pas un moyen déguisé pour approcher Gary. Elle tremblait toujours pour son
fils.
— Sûre de sûre. J’ai juste prononcé le
nom de Zachary Gorjiack… et c’est tout. Ah, si ! J’ai raconté l’accident
arrivé à sa fille, Nicole…
— Bon, réfléchit Shirley. Je vais en
parler à Zachary. À mon avis, ils ne bougeront plus une oreille après… En
attendant, fais attention. Tu comptes retourner dans ton école ?
— Je vais pas lui laisser le champ
libre, en plus, à cette pétasse ! J’y retourne cet après-midi… Et on va
s’expliquer !
— Et tu vas habiter où, en
attendant ?
Hortense se tourna vers Gary.
— Avec moi, dit Gary, mais il faut
qu’elle se trouve un autre appart…
— Tu veux pas qu’elle reste ici ?
C’est très grand.
— J’ai besoin d’être seul, m’man.
— Gary…, insista Shirley. C’est pas le
moment d’être égoïste !
— C’est pas ça ! C’est juste que
j’ai plein de choses à décider dans ma tête et il faut que je sois seul.
Hortense ne disait rien. Elle semblait lui
donner raison. C’est étonnant la complicité qui existe entre ces deux-là, se
dit Shirley.
— Ou alors, je lui laisse l’appart et
je vais habiter ailleurs… Ça m’est égal.
— C’est hors de question, dit
Hortense. Je vais me trouver un appart. Tu me laisses juste le temps de me
retourner…
— D’accord.
— Merci, dit Hortense. T’es vraiment
sympa. Et toi aussi, Shirley.
Shirley ne pouvait s’empêcher d’être
admirative devant cette fille qui tenait tête à cinq truands, s’échappait par
une fenêtre en pleine nuit, se retrouvait le visage et les seins lacérés, et ne
se plaignait pas. Je l’ai peut-être mal jugée…
— Ah ! Une dernière chose,
Shirley, ajouta Hortense. Il est hors de question, tu m’entends bien, hors de
question d’en parler à ma mère…
— Mais pourquoi ? s’étrangla
Shirley. Il faut qu’elle sache…
— Non, la coupa Hortense. Elle ne
vivra plus si elle sait. Elle se fera du souci pour tout, elle ne dormira plus,
elle tremblera comme une feuille et, accessoirement, elle me cassera les pieds…
Et je suis polie !
— À une condition, alors…, concéda
Shirley. Tu me dis tout à moi. Mais absolument tout ! Promis ?
— Promis, répondit Hortense.
Gary avait vu juste : Agathe n’était
pas à l’école. Hortense provoqua un attroupement, questions et exclamations
horrifiées fusèrent. Elle dut répondre à chaque élève qui la dévisageait et
prenait un air dégoûté ou compatissant. On lui demanda de soulever ses lunettes
pour constater l’étendue de ses blessures. Elle refusa en décrétant qu’elle
n’était pas un phénomène de foire, que l’incident était clos.
Elle alla placarder une petite annonce sur
le tableau d’annonces de l’école.
Elle précisa qu’elle cherchait une
colocataire qui ne fumait ni ne buvait et si possible vierge, pensa-t-elle en
punaisant l’annonce.
Quand elle rentra chez Gary, il était au
piano. Elle traversa l’entrée sur la pointe des pieds, et alla jusqu’à sa
chambre. C’était un morceau qu’elle connaissait, joué par Bill Evans, Time
Remembered. Elle s’allongea sur le lit, ôta ses chaussures. La mélodie
était si triste qu’elle ne fut pas étonnée de sentir des larmes sur ses joues.
Je ne suis pas en acier trempé, je suis une personne avec des émotions, des
sentiments, se dit-elle avec le sérieux étonné de ceux qui se sont toujours
crus invincibles et perçoivent soudain une faille dans l’armure. Je me laisse
dix minutes de répit et je reprends les armes. Elle était toujours d’accord
avec elle-même pour affirmer que les émotions nuisaient gravement à la santé.
Une semaine passa avant qu’elle reçoive un
appel d’une fille qui cherchait une colocataire. Elle s’appelait Li May, était
chinoise de Hong Kong et semblait très à cheval sur les principes : elle
avait renvoyé sa dernière partenaire parce qu’elle avait fumé une cigarette au
balcon de sa chambre. L’appartement était bien situé, juste derrière Piccadilly
Circus. Le loyer raisonnable, l’étage élevé. Hortense accepta.
Elle invita Gary au restaurant. Il étudia
le menu avec le sérieux d’un comptable devant un bilan de fin d’année. Hésita
entre un melba de coquilles Saint-Jacques et un perdreau aux légumes de saison
relevé aux épices. Opta pour le perdreau et attendit son plat, silencieux,
derrière sa mèche de cheveux noirs. Dégusta chaque bouchée comme s’il mangeait
un bout d’hostie.
— J’aimais bien notre vie commune. Tu
vas me manquer, soupira Hortense au dessert.
Il ne répondit pas.
— Tu pourrais être poli et dire
« toi aussi, tu vas me manquer », fit-elle remarquer.
— J’ai besoin d’être seul…
— Je sais, je sais…
— On peut pas faire attention à DEUX
personnes : soi et l’autre. C’est déjà tellement de boulot de savoir ce
qu’on veut soi…
— Oh ! Gary !
soupira-t-elle.
— T’en es le meilleur exemple,
Hortense.
Elle leva les yeux au ciel et changea
brusquement de sujet :
— T’as remarqué que j’avais ôté mes
lunettes noires ? Je me suis maquillée à la truelle pour dissimuler mes
bleus !
— Je remarque tout de toi…
Toujours ! dit-il d’une voix égale.
Elle se troubla et baissa les yeux devant
son regard appuyé. Elle joua avec sa fourchette, traçant des lignes parallèles
sur la nappe.
— Et Agathe ? t’as eu des
nouvelles ?
— Je t’ai pas dit ? Elle a quitté
l’école ! En pleine année ! C’est un prof qui nous l’a annoncé en
début de cours : « Agathe Nathier nous a quittés. Pour des raisons de
santé. Elle est retournée à Paris. »
Il ferma les yeux pour déguster la dernière
bouchée de sa pomme confite au miel accompagnée d’un sorbet au Calvados.
— J’ai appelé chez elle et sa mère m’a
répondu qu’elle était malade, qu’ils ne savaient pas ce qu’elle avait… J’ai dit
que je voulais lui parler, elle m’a demandé mon nom, est allée voir si sa fille
était réveillée – il paraît qu’elle dort tout le temps. Quand elle
est revenue, elle m’a dit qu’Agathe ne pouvait pas me parler. Trop fatiguée. Tu
parles, morte de trouille, plutôt ! Je ne perds pas espoir. Un jour,
j’irai l’attendre en bas de chez elle avec un parapluie ! Ça marque bien, un
parapluie ?
— Moins bien qu’une ceinture !
— Ah… Et l’acide sulfurique ?
— Parfait !
— Et ça se trouve où ?
— Aucune idée !
— Tu finis pas ton dessert ?
T’aimes pas ? C’est pas bon ?
— Mais si ! Je savoure… C’est
délicieux, Hortense. Je te remercie.
— Tu as l’air ailleurs…
— Je pensais à ma mère et à ce
Zachary.
Hortense n’en avait plus reparlé avec
Shirley, mais cette dernière lui avait assuré que Zachary Gorjiack avait fait
le nécessaire. Si ça se trouve, ils gisent tous les cinq, lestés de parpaings,
au fond de la Tamise. Cinq nains basanés en chemise noire et pieds plombés. Si
ça se trouve aussi, juste avant d’être envoyés dans les bas-fonds, ils ont eu
le temps de demander à Zachary pour quelle raison ils étaient si durement
traités et j’espère bien qu’il leur a mentionné mon nom.
Elle sortit une liasse de billets et
entonna un « ta-ta-ta » triomphant en la posant sur la note que
venait d’apporter le garçon.
— Première fois que j’invite un garçon
à dîner ! Oh, mon Dieu ! Je suis sur la mauvaise pente !
Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous,
en parlant de la biographie de Glenn Gould que Gary venait d’acheter. Ils
traversèrent le parc. Gary chercha des yeux un écureuil ou deux, mais ils
devaient dormir. La nuit était belle, le ciel troué d’étoiles. S’il me demande
si je connais le nom des étoiles, ce n’est pas un mec pour moi, pensa Hortense.
Je hais les gens qui veulent vous apprendre le nom des étoiles, des capitales,
des monnaies étrangères, des sommets enneigés, tout ce savoir de bazar qu’on
trouve au dos des paquets de corn-flakes.
— Il y a des gens qui sont allergiques
à Glenn Gould, expliquait Gary. Des gens qui disent qu’il joue tout le temps
pareil…, et puis il y en a d’autres qui sont fous de lui et vénèrent jusqu’à sa
chaise déglinguée.
— C’est pas bon de vénérer… Chaque
humain a ses failles.
— C’est son père qui lui avait bricolé
cette chaise en 1953. Il ne s’en est jamais séparé, même lorsqu’elle tombait en
morceaux. C’était comme un doudou, pour lui…
Il avait prononcé ces derniers mots d’une
voix mal assurée. Il attrapa son regard et lui demanda brusquement :
— Pourquoi tu me regardes comme
ça ?
— Je ne sais pas. Tu m’as paru troublé
tout à coup…
— Moi ? Et pourquoi ?
Hortense n’aurait pas pu dire pourquoi. Ils
continuèrent à avancer en silence. Je le connais depuis combien de temps, se
demanda Hortense, huit ans, neuf ans ? On a grandi ensemble et pourtant,
je ne le considère pas comme mon frère. Ce serait plus pratique, je n’aurais
pas peur qu’il tombe amoureux, vraiment amoureux, d’une autre. C’est que j’ai
tant à faire avant de m’abandonner.
— Tu connais le nom des étoiles ?
demanda Gary, levant le nez vers le ciel.
Hortense s’arrêta net et se boucha les
oreilles.
— Qu’est-ce que tu as ?
demanda-t-il, inquiet.
Il l’auscultait des yeux.
— Non. Ça va. Ce n’est pas grave,
dit-elle.
Il y avait tant d’inquiétude dans ses yeux,
tant de tendresse dans sa voix qu’elle s’en trouva désarçonnée. Il était temps
qu’elle déménage. Elle était en train de devenir terriblement sentimentale.
Des échos de conversations, des éclats de
voix surexcitées partaient de plusieurs petits salons adjacents et Joséphine
marqua un temps d’arrêt à l’entrée du restaurant. Le décor ressemblait à
l’antre des Mille et Une Nuits : canapés profonds, coussins
joufflus, statues de femmes aux seins nus, plantes vertes en virgule, orchidées
sauvages d’un blanc de velours neigeux, tapis chamarrés, fauteuils aux jambes
ouvertes, enchevêtrement de meubles biscornus. Les serveuses semblaient sortir
d’un catalogue de mannequins, louées à l’heure pour faire de la figuration, et
si elles portaient un menu, un bloc ou un crayon, c’était, à n’en pas douter,
des accessoires de mode. Longilignes, indifférentes, elles lâchaient leur
sourire comme on tend une carte de visite, frôlaient Joséphine de leurs hanches
menues, l’air de dire : « Que faites-vous là, femme de peu
d’éclat ? »
Joséphine avait le trac. Iris avait
repoussé plusieurs fois la date de leur déjeuner. Chaque fois qu’Iris s’était
décommandée, prétextant une épilation au caramel, une séance chez le coiffeur,
un détartrage de dents, Joséphine s’était sentie rabaissée. Tout le plaisir
qu’elle avait ressenti la première fois qu’Iris l’avait appelée avait disparu.
Elle n’éprouvait plus qu’une sourde angoisse à l’idée de revoir sa sœur.
— J’ai rendez-vous avec madame Dupin,
bredouilla Joséphine à la fille qui plaçait les gens à l’entrée.
— Suivez-moi, dit la créature de rêve
en allongeant ses jambes de rêve. Vous êtes la première…
Joséphine lui emboîta le pas, faisant
attention à ne rien renverser sur son passage. Elle suivait la course de la
minijupe à travers les tables et se sentait lourde, maladroite. Elle avait
passé deux heures à interroger sa penderie, égarée au milieu de cintres
hostiles, avait sorti sa plus belle tenue, mais se fit la réflexion qu’elle
aurait mieux fait d’enfiler un vieux jean.
— Vous ne donnez pas votre manteau au
vestiaire ? demanda la créature, étonnée, comme si Joséphine venait de
commettre une faute de protocole.
— C’est que…
— Je vous l’envoie, conclut la fille
en détournant son regard, pressée de passer à une actualité plus brillante.
Un acteur de cinéma venait de faire son
entrée. Elle ne comptait pas s’attarder sur un cas social.
Joséphine se laissa tomber sur un petit
fauteuil crapaud rouge si bas qu’elle faillit verser. Elle se rattrapa à la
table ronde, la nappe glissa, menaçant d’entraîner dans sa chute assiettes,
verres et couverts. Elle reprit contenance et tendit son manteau à la fille du
vestiaire, qui avait suivi sa chute, impassible. Elle souffla, paniquée. Elle
était en sueur. Elle ne bougerait plus, même pour aller aux toilettes. C’était
trop risqué. Elle attendrait sagement à sa place qu’Iris fasse son entrée. Ses
sens étaient si tendus que le moindre regard accroché, la moindre intonation
moqueuse, pouvait la blesser.
Elle demeura assise, priant que les gens
l’oublient. Les couples, autour d’elle, buvaient du champagne et éclataient de
rire. Tout chez eux était grâce et légèreté. Où donc avaient-ils appris à être
si à l’aise ? Et pourtant, se dit Joséphine, ce n’est pas aussi simple,
derrière ces belles façades se cachent des mensonges, des indélicatesses, des
félonies, des secrets. Certains, qui se sourient, tiennent la dague prête dans
leur manche. Mais ils possèdent cette science dont j’ignore tout : celle des
apparences.
Elle ramena les pieds sous la
table – elle n’aurait pas dû choisir ces chaussures –, cacha ses
mains dans la serviette blanche – ses ongles pleuraient pour une
manucure – et attendit Iris. Elle ne pourrait pas la manquer. Leur
table était le point de mire du restaurant.
Ainsi, elle allait revoir sa sœur…
Elle vivait, depuis quelque temps, parmi
des bourrasques de pensées. Iris. Philippe. Iris, Philippe. Philippe… Il
s’exhalait de son prénom une félicité tranquille, un plaisir trouble qu’elle
savourait comme un bonbon pour le recracher aussitôt au bord de l’écœurement.
Impossible, sifflait la bourrasque dans sa tête, oublie-le, oublie-le. Bien sûr
qu’il faut que je l’oublie. Et je l’oublierai. Ce ne devrait pas être si dur.
On ne lie pas un lien d’amour en dix minutes et demie debout contre la barre
d’un four. C’est ridicule. Désuet. Affligeant. C’était une sorte de jeu où elle
s’entraînait à dire des choses qu’elle ne pensait pas pour s’en convaincre.
Cela marchait un moment, elle relevait la tête, souriait, trouvait une paire de
chaussures jolie dans une vitrine, chantonnait l’air d’un film, puis la tempête
se levait à nouveau, sifflant toujours le même mot : Philippe, Philippe.
Elle s’accrochait à ce mot. Le reprenait, têtue, attendrie, Philippe, Philippe.
Que fait-il ? Que pense-t-il ? Qu’éprouve-t-il ? Elle tournait
comme une chèvre attachée à un piquet autour de ces points d’interrogation.
Ajoutait d’autres piquets : il me déteste ? il ne veut plus jamais me
voir ? il m’a oubliée ? Avec Iris ? Ce n’était plus une pensée,
c’était une ritournelle, un refrain à l’étourdir pour de bon.
C’est alors qu’Iris fit son entrée.
Joséphine assista, émerveillée, à l’arrivée
de sa sœur. La tempête se tut, une petite voix s’éleva : « Qu’elle
est belle ! Dieu qu’elle est belle ! »
Elle entra sans hâte, d’un pas nonchalant,
fendant l’air comme si elle avançait en territoire conquis. Long manteau en
cachemire beige, hautes bottes en daim, long gilet aubergine qui faisait office
de robe, large ceinture tombant sur les hanches. Des colliers, des bracelets,
de longs cheveux noirs épais, des yeux bleus qui découpent l’espace de leurs
arêtes glacées. Elle tendit son manteau à la fille du vestiaire qui l’enveloppa
d’un regard flatteur, balaya les tables voisines d’un sourire absent, puis,
après avoir ramassé tous les regards en une gerbe d’offrandes, s’achemina
jusqu’à la table où gisait, effondrée, Joséphine.
Sûre d’elle et s’amusant de voir sa sœur
assise si bas, elle lui lança un regard radieux.
— Je t’ai fait attendre ?
demanda-t-elle, faisant mine de s’apercevoir qu’elle avait vingt minutes de
retard.
— Oh ! Non ! C’est moi qui
étais en avance !
Iris sourit encore, immensément,
mystérieusement, magnanimement. Elle étendit son sourire comme on déroule une
étoffe des comptoirs de Chine. Se retourna vers les tables voisines pour
s’assurer qu’on l’avait bien vue, qu’on avait bien identifié la femme qu’elle
était et la femme avec qui elle allait déjeuner, agita la main, fit un sourire
à l’un, un signe à une autre. Joséphine la voyait tel un portrait : une
femme séduisante, élégante, aux traits réguliers, aux yeux lourds de beauté,
avec, dans la ligne du cou et des épaules, quelque chose de fier, d’obstiné, de
cruel même, et puis l’instant d’après, quand cette même femme posait les yeux
sur elle, elle la découvrait attentive, émue, presque tendre. Les yeux levés
vers Iris, elle regardait sur le visage de sa sœur passer toutes les nuances de
l’affection.
— Je suis si heureuse de te voir, dit
Iris, s’asseyant délicatement sur le même siège bas, posant son sac sans qu’il
se renverse. Si tu savais…
Elle lui avait pris la main et la serrait.
Puis elle se rapprocha et déposa un baiser sur la joue de Joséphine.
— Moi aussi, murmura Joséphine d’une
voix étouffée par l’émotion.
— Tu m’en veux pas de ces rendez-vous
remis ? J’avais tellement à faire ! Tu as vu ? J’ai les cheveux
longs, maintenant. Des extensions. C’est beau, non ?
Elle l’emprisonnait dans son regard bleu
profond.
— Je suis désolée. Je me suis conduite
de manière inqualifiable à la clinique. Ce sont ces médicaments qu’on me
donnait qui me rendaient misérable…
Elle soupira, releva sa masse de cheveux
noirs. La dernière fois que je l’ai vue, il y a trois mois, elle avait les
cheveux courts, très courts. Et le visage pointu comme une lame de couteau.
— Je détestais tout le monde. J’étais
odieuse. Ce jour-là, je t’ai détestée, toi aussi. J’ai dû te dire des choses
horribles… Mais tu sais, je me conduisais ainsi avec tout le monde. J’ai
beaucoup à me faire pardonner.
Sa bouche dessinait une moue horrifiée, ses
sourcils se haussaient en deux traits parallèles et droits, soulignant
l’horreur que lui inspirait sa conduite, et ses yeux d’un bleu tremblotant se
fondaient dans ceux de Joséphine pour lui soutirer un pardon.
— Je t’en prie, n’en parlons plus,
murmura Joséphine, embarrassée.
— Je tiens absolument à m’excuser,
insista Iris en reculant dans son siège.
Elle la considérait avec une ingénuité
grave comme si son sort dépendait de la mansuétude de Joséphine et guettait un
geste de sa sœur qui signifierait qu’elle avait pardonné.
Joséphine tendit les bras vers Iris, se
souleva et la serra contre elle. Elle devait avoir l’air grotesque dans cette
position, les fesses en arrière, en équilibre sur ses jambes fléchies, mais
l’émotion la portait et elle étreignit Iris, cherchant un repos, une absolution
dans l’étau de leurs bras enlacés.
— On oublie tout ? On tourne la
page ? On ne parle plus jamais du passé ? suggéra Iris. Cric et Croc,
à nouveau ? Cric et Croc pour toujours ?
Joséphine opina.
— Alors dis-moi ce que tu deviens,
ordonna Iris en prenant le menu que lui tendait une créature devenue soudain
transparente face à elle.
— Non ! Toi d’abord, insista
Joséphine. Moi, je n’ai rien de très nouveau à t’apprendre. J’ai repris mon HDR, Hortense est à
Londres, Zoé…
— Je sais tout ça par Philippe,
l’interrompit Iris en lançant à la serveuse :
— Je prendrai comme d’habitude.
— Moi aussi, comme ma sœur, s’empressa
de dire Joséphine qui paniquait à l’idée de devoir lire le menu et choisir un
plat. Comment vas-tu ?
— Ça va, ça va. Je reprends goût tout
doucement à la vie. J’ai compris beaucoup de choses quand j’étais à la clinique
et je vais essayer de les mettre en pratique. J’ai été stupide, légère,
incroyablement superficielle et égoïste. Je n’ai pensé qu’à moi, j’ai été
emportée par un tourbillon de vanité. J’ai tout détruit, je ne suis pas fière,
tu sais. J’ai même honte. J’ai été une épouse infecte, une mère infecte, une
sœur infecte…
Elle continua à battre sa coulpe. À
énumérer ses manquements, ses trahisons, ses rêves de fausse gloire. On déposa
une salade de haricots verts sur la table, puis un blanc de poulet. Iris
grignota quelques haricots et déchira le blanc. Joséphine n’osait pas manger de
peur de paraître grossière, insensible au flot de confidences qui s’échappait
de la bouche de sa sœur. Chaque fois qu’elle était en compagnie d’Iris, elle
reprenait sa place de servante. Elle ramassa la serviette qu’Iris avait fait
tomber, lui servit un verre de vin rouge puis un peu de Badoit, rompit un
minuscule morceau de pain, mais surtout, surtout elle l’écouta parler en disant
« oui, mais oui, tu as raison, oh, non ! oh, non ! tu n’es pas
comme ça au fond ». Iris récoltait les compliments et les ponctuait d’un
« tu es gentille, Jo » que cette dernière recevait avec
reconnaissance. Elles n’étaient plus fâchées.
Elles évoquèrent leur mère, sa vie rendue
difficile par le départ de Marcel, ses difficultés financières.
— Tu sais, soupira Iris, quand on a
été habitué au luxe, c’est dur de s’en défaire. Si tu compares la vie de notre
mère à celle de millions de gens, elle n’est pas à plaindre, bien sûr, mais
pour elle, à son âge, c’est difficile…
Elle eut un sourire compatissant puis
enchaîna :
— Moi aussi, j’ai failli perdre mon
mari et je sais ce qu’elle éprouve…
Joséphine se redressa, le souffle coupé.
Elle attendit qu’Iris poursuive son récit, mais celle-ci fit une pause et
demanda :
— On peut parler de Philippe, ça ne te
gêne pas ?
Joséphine bafouilla :
— Oh, non ! Pourquoi ?
— Parce que tu ne me croiras jamais,
mais j’ai été jalouse de toi ! Oui, oui… J’ai cru à un moment qu’il était
amoureux de toi. Tu vois à quel point les médicaments ont pu m’abrutir !
Il parlait tout le temps de toi, c’est normal, il te voyait beaucoup à cause de
Zoé et d’Alexandre, mais moi, j’ai tout mélangé et j’en ai fait un drame… C’est
ballot, non ?
Joséphine sentit le sang monter dans ses
oreilles et battre comme sur une enclume. Faire un boucan de fou. Taper
partout. Elle n’entendait plus qu’un mot sur deux. Elle était obligée de tendre
l’oreille, d’allonger le cou jusqu’à la bouche d’Iris pour saisir les mots, le
sens des mots.
— J’étais folle. Folle à lier !
Mais lors de son dernier passage à Paris…
Elle marqua un temps de suspens comme pour
annoncer une grande nouvelle. Ses lèvres s’arrondirent en une moue gourmande,
la nouvelle promettait d’être succulente. Elle la gardait en bouche avant de
l’articuler.
— Il était à Paris ? articula
Joséphine d’une voix blanche.
— Oui, et on s’est revus. Et tout a
été comme autrefois. Je suis si heureuse, Jo, si heureuse !
Elle battit des mains pour applaudir
l’immensité de sa joie. Se reprit, superstitieuse :
— J’avance tout doucement, je ne veux
pas le brusquer, j’ai beaucoup à me faire pardonner, mais je crois que nous
sommes sur la bonne voie. C’est l’avantage d’être un vieux couple… On se
comprend à demi-mots, on se pardonne d’un regard, on s’étreint et tout est dit.
— Il va bien ? parvint à
articuler Joséphine qui avait reçu les mots « vieux couple »,
« étreint » comme des bouts de ferraille qui restaient coincés au
fond de sa gorge.
— Oui et non, je me fais du souci pour
lui…
— Du souci, murmura Joséphine, mais
pourquoi ?
— Je te le dis, mais tu n’en parles à
personne, promis ?
Iris prit un air de conspiratrice inquiète.
Préleva un haricot qu’elle grignota, pensive, ramassant ses pensées pour ne pas
dire n’importe quoi.
— La dernière fois qu’il est venu à
Paris, et qu’on s’est… comment te dire ça, qu’on s’est réconciliés, enfin tu
vois…
Elle eut un petit sourire gêné, rougit légèrement.
— J’ai aperçu une vilaine tache à
l’aine. À l’intérieur de sa cuisse gauche, tout en haut…
Elle écarta les jambes, pointa son doigt
sur l’intérieur de sa cuisse. Joséphine regarda ce doigt qui signalait
l’intimité retrouvée entre mari et femme, entre amant et amante. Ce doigt la
rappelait à l’ordre, disait tu n’es qu’une intruse, qu’est-ce que tu
crois ?
— Je lui ai dit d’aller voir un
dermato, j’ai insisté mais il n’a pas voulu m’écouter. Il prétend qu’il l’a
toujours eue, qu’il s’est déjà fait examiner et que ce n’est rien…
Joséphine n’entendait plus. Elle luttait
pour rester droite, muette, alors qu’elle avait envie de se tordre et de
hurler. Ils avaient dormi ensemble. Philippe et Iris, dans les bras l’un de
l’autre. Sa bouche sur sa bouche, sa bouche dans sa bouche, leurs corps
emmêlés, les draps défaits, les mots qu’on murmure, étourdis de plaisir, les
lourds cheveux noirs répandus sur l’oreiller, Iris qui gémit, Philippe qui… Les
images défilaient. Elle porta la main à sa bouche pour arrêter sa plainte.
— Ça va pas, Jo ?
— Non. C’est juste que tu parles d’une
manière si…
— Si quoi, Jo ?
— Comme s’il avait vraiment…
— Mais non ! Je me fais du souci,
c’est tout. Si ça se trouve, c’est lui qui a raison et il n’a rien du
tout ! Je n’aurais jamais dû te raconter ça, j’avais oublié à quel point
tu étais sensible ! Ma petite chérie…
Il ne faut surtout pas qu’elle se mette à
pleurer, s’énerva Iris. Tous mes effets seraient ruinés ! Il m’a fallu
trois tentatives pour avoir la bonne table, insister, supplier, faire une
longue enquête pour être sûre que Bérengère et Nadia seraient là, aujourd’hui,
juste derrière cette plante verte, l’oreille tendue, les sens aiguisés afin de
ne rien perdre de notre conversation, et de pouvoir la rapporter comme un
tam-tam de brousse affolé. Des jours d’efforts méticuleux pour tout ordonner et
elle va saboter mon plan en pleurant !
Elle déplaça son fauteuil, prit sa sœur
dans ses bras et la berça.
— Là… Là…, chuchota-t-elle. Doucement,
Jo, doucement. Je me fais sûrement du souci pour rien…
Ainsi j’avais raison, il y a quelque chose
entre eux. Un sentiment naissant, un trouble, une attirance. Rien de charnel
sinon elle ne serait pas venue à ce déjeuner. Elle est trop honnête, elle ne
sait pas mentir, pas tricher. Elle n’aurait pas pu soutenir mon regard. Mais
elle est amoureuse, j’en suis sûre. Je tiens ma preuve. Mais lui ?
L’aime-t-il ? Elle a du charme, c’est incontestable. Elle est même devenue
jolie. Elle a appris à s’habiller, à se coiffer, à se maquiller. Elle a maigri.
Elle a un petit air suranné attachant. Il va falloir que je me méfie. Ma petite
sœur, si malhabile, si godiche ! Il ne faudrait jamais qu’elles
grandissent, les petites sœurs.
Joséphine se reprit, se dégagea de
l’étreinte d’Iris et s’excusa :
— Je suis désolée… Excuse-moi.
Elle ne savait plus quoi dire. Excuse-moi
d’être tombée amoureuse de ton mari. Excuse-moi de l’avoir embrassé. Excuse-moi
d’avoir toujours de pauvres rêves de midinette. La midinette en moi est une
mauvaise herbe aux racines profondes.
— T’excuser ? Mais de quoi, ma
chérie ?
— Oh, Iris !…, commença Joséphine
en se tordant les mains.
Elle allait tout lui raconter.
— Iris, dit-elle en prenant une grande
aspiration… Il faut que je te dise…
— Joséphine ! Je croyais qu’on
avait tourné la page ?
— Oui mais…
Les deux sœurs s’attardèrent dans le regard
l’une de l’autre, l’une prête à déposer son secret, l’autre répugnant à le
recevoir, chacune avertie du danger tapi sous les mots. Une lourde porte se
fermerait. Une porte blindée. Elles attendaient, hésitantes, un signal qui
rendrait la confidence possible ou impossible, utile ou superflue. Si je lui
parle, se disait Joséphine, je ne la vois plus. Je le choisis, lui. Lui, qui
est retourné avec elle… Si je parle, je les perds tous les deux. Je perds un amour,
un ami, je perds ma sœur, je perds ma famille, je perds mes souvenirs, je perds
mon enfance, je perds même le souvenir du baiser contre la barre du four.
Iris suivait l’hésitation dans les yeux de
Joséphine. Si elle me livre son secret, je suis obligée de paraître offensée,
de la traiter en ennemie, de l’éloigner. C’est la rupture. On se sépare. Je lui
laisse le champ libre. Elle est libre de le revoir. Il ne faut pas qu’elle
parle, il ne le faut pas !
Elle rompit brusquement le silence :
— Je vais te faire une confidence,
Jo : je suis si heureuse d’être revenue dans la vie que rien, tu m’entends
bien, rien ne pourra gâcher mon plaisir. Alors tournons la page, veux-tu, mais
tournons-la vraiment…
Oui, se dit Joséphine. Que faire
d’autre ? Que s’était-il passé d’autre ? Des pressions de la main,
des yeux qui se mélangent, une voix qui se casse, un sourire qui prolonge celui
de l’autre, un bout de peau qu’on caresse sous la manche d’un manteau. Piteux
indices d’une passion évaporée.
— Et toi, tu as repris ta thèse ?
Quel sujet as-tu choisi pour ton HDR ? Je veux tout savoir… C’est vrai, je parle, je parle et toi,
tu ne dis rien ! Ça va changer, tout ça Jo, ça va changer. Parce que j’ai
pris des résolutions, tu sais, dont celle de m’intéresser vraiment aux autres,
de sortir de mon nombril… Dis, tu trouves que j’ai vieilli ?
Joséphine n’entendait plus. Elle regardait
son amour s’enfuir à tire-d’aile entre les seins des statues et les palmiers en
éventail. Elle eut un sourire de vaincue. Elle ne parlerait pas. Elle ne
reverrait plus Philippe.
Elle ne goûterait plus jamais au baiser à
l’armagnac.
Et d’ailleurs n’en avait-elle pas fait la
promesse aux étoiles ?
Joséphine décida de marcher. Remonta la rue
Saint-Honoré, soupira de bonheur devant la beauté parfaite de la place Vendôme,
parcourut la rue de Rivoli et ses arcades, longea les quais de la Seine, tourna
le dos aux chars ailés du pont Alexandre-III pour gagner le Trocadéro.
Elle avait besoin de reprendre consistance.
La présence d’Iris l’avait suffoquée. Comme si sa sœur avait absorbé tout l’air
du restaurant. Face à Iris, elle s’asphyxiait. « Assez !
gronda-t-elle en frappant du pied le coin d’un pavé. Je me compare à elle et je
m’anéantis. Je m’aventure sur son terrain, celui de la beauté, de l’aisance, du
dernier potin parisien, du manteau élégant, de l’extension du cheveu, de
l’anéantissement de la ride et je ne peux pas lutter. Mais si je l’attirais de
mon côté, si je lui parlais de l’intime, de l’invisible, du regard posé sur
l’autre, de l’amour qu’on verse, des émotions qui submergent, de la vanité des
apparences, de la force qu’il faut déployer pour savoir qui on est, peut-être
alors arriverais-je à me grandir un peu au lieu de me ratatiner comme une
chaussette. »
Elle regarda le ciel, aperçut le dessin
d’un œil dans le pli d’un nuage. Lui trouva une certaine ressemblance avec le
regard de Philippe. « Tu m’as vite oubliée », lança-t-elle au nuage
qui se décomposa et se recomposa, effaçant l’œil. « L’amour, un peu de
miel qu’on cueille sur des ronces », chantaient les troubadours à la cour
d’Aliénor. Je bouffe les ronces maintenant. À pleines dents. C’est de ma
faute : je l’ai renvoyé et il est retourné, docile, vers Iris. Il n’aura
pas attendu longtemps. La colère la submergea. Elle reprit espoir : elle
se rebellait !
Elle traversa le parc en se voûtant
d’instinct. Elle ne pouvait s’en empêcher. Madame Berthier avait été retrouvée
un peu plus loin…
Elle poussa la porte de l’immeuble et
entendit des cris dans la loge d’Iphigénie.
— C’est un scandale, hurlait une voix
d’homme. C’est vous la responsable ! C’est infect ! Vous devez
nettoyer ce local tous les jours ! Il y a des cannettes de bière, des
bouteilles vides, des Kleenex par terre ! On trébuche dans les
immondices !
L’homme sortit de la loge en vociférant.
Joséphine reconnut le fils Pinarelli. Iphigénie, derrière la porte vitrée
tendue d’un rideau, était livide. La pancarte affichant ses heures de présence
se balançait au bout de la chaîne. Il revint vers elle, leva le bras pour la
frapper, elle tourna le loquet. Joséphine se précipita vers lui et lui attrapa
le bras. L’homme se dégagea et l’envoya à terre avec une force étonnante. La
tête de Joséphine heurta violemment le mur.
— Mais vous êtes fou !
cria-t-elle, bouleversée.
— Je vous interdis de prendre sa
défense ! Elle est payée pour ça ! Elle doit nettoyer !
Connasse !
Un filet de salive coulait sur son menton
qui tremblait, sa peau était marquée de plaques rouges et sa pomme d’Adam
s’agitait comme un bouchon fou.
Il tourna les talons et remonta chez lui en
avalant les marches.
— Ça va, madame Cortès ?
Joséphine tremblait et se frottait le front
pour effacer la douleur. Iphigénie lui fit signe de la rejoindre dans la loge.
— Vous voulez boire quelque
chose ? Vous avez l’air toute remuée…
Elle lui tendit un verre de Coca et la fit
asseoir.
— Qu’est-ce que vous avez fait pour le
mettre dans cet état ? demanda Joséphine, reprenant ses esprits.
— Je le nettoie, le local à poubelles.
Je vous assure. Je fais de mon mieux. Mais sans arrêt, il y a des gens qui
déposent des cochonneries que j’ose même pas vous dire ! Alors si j’oublie
d’y aller un jour ou deux, c’est vite sale ! Mais l’immeuble est grand et
je ne peux pas être partout…
— Vous savez qui fait ça ?
— Mais non ! Je dors la nuit,
moi. Je suis fatiguée. C’est du boulot, cet immeuble. Et quand la journée est
finie, j’ai les enfants à m’occuper !
Joséphine parcourut la loge du regard. Une
table, quatre chaises, un canapé défraîchi, un vieux buffet, une télé, une
kitchenette en Formica qui s’écaillait, un vieux lino jaune au sol et, au fond,
séparée par un rideau bordeaux, une pièce sombre.
— C’est la chambre des enfants ?
demanda Joséphine.
— Oui, et moi, je dors sur le canapé.
C’est comme si je dormais dans le hall. J’entends la porte d’entrée qui claque
toute la nuit quand les gens rentrent tard. Je fais des bonds dans mon lit…
— Faudrait donner un coup de peinture
et acheter des meubles… C’est un peu triste.
— C’est pour ça que je me teins les
cheveux dans toutes les couleurs ! dit Iphigénie en souriant. Ça fait du
soleil dans la maison…
— Vous savez ce qu’on va faire,
Iphigénie ? On va aller demain chez Ikea à l’heure de votre pause et on va
tout acheter : des lits pour les enfants, une table, des chaises, des
rideaux, des commodes, un canapé, un buffet, des tapis, une cuisine, des
coussins… et après, on ira chez Bricorama, on choisira de belles peintures et
on repeindra tout ! Vous n’aurez plus besoin de vous teindre les cheveux.
— Et avec quel argent, madame
Cortès ? Vous voulez que je vous montre mes fiches de salaire ? Vous
allez pleurer !
— C’est moi qui paierai.
— Je vous le dis tout de suite, c’est
non !
— Et moi, je vous dis, c’est
oui ! L’argent, on ne l’emporte pas dans la tombe. Moi, j’ai tout ce qu’il
faut, vous, vous n’avez rien. Ça sert à ça, l’argent : à remplir les
vides.
— Ah ben non, madame Cortès !
— Je m’en fiche, j’irai toute seule et
je ferai livrer devant votre porte. Vous ne me connaissez pas, je suis têtue.
Les deux femmes s’affrontèrent en silence.
— Le seul truc bien, si vous venez
avec moi, c’est que vous pourrez choisir, on n’a pas forcément les mêmes goûts.
Iphigénie avait croisé les bras sur sa
poitrine et fronçait les sourcils. Ce jour-là sa chevelure avait une couleur
mandarine qui virait au jaune par endroits. Sous la lumière du vieux
lampadaire, on aurait dit que des flammèches s’échappaient de sa tête.
— C’est vrai que ce serait bien que
les couleurs, vous les mettiez sur les murs, et pas sur la tête, dit Joséphine
en faisant la moue.
Iphigénie passa la main dans ses cheveux.
— Je sais, je l’ai ratée cette
fois-ci, ma couleur… mais c’est pas pratique, la douche est dans la cour, y a
pas de lumière et je ne peux pas toujours respecter le temps de pause. Et puis,
l’hiver, je fais vite parce que sinon, je m’enrhume !
— La douche est dans la cour !
s’exclama Joséphine.
— Ben oui… À côté du local à
poubelles…
— C’est pas possible !
— Mais si, madame Cortès, mais si…
— Bon, décida Joséphine. On y va
demain !
— N’insistez pas, madame Cortès !
Joséphine aperçut la petite Clara qui se
tenait dans l’embrasure de la chambre. C’était une fillette étonnamment
sérieuse dont les yeux tombaient, tristes et résignés. Son frère Léo l’avait
rejointe ; chaque fois que Joséphine lui souriait, il se cachait derrière
sa sœur.
— Je vous trouve un peu égoïste,
Iphigénie. Il me semble que vos enfants aimeraient bien vivre dans un
arc-en-ciel…
Iphigénie posa les yeux sur ses enfants et
haussa les épaules.
— Ils sont habitués comme ça.
— Moi, j’aimerais bien qu’on repeigne
la chambre en rose… et j’aurais une couette vert pomme, dit Clara en mâchonnant
une mèche de cheveux.
— Oh, non ! Rose, c’est pour les
filles, s’écria Léo. Moi je veux du zaune coin-coin et une couette rouge avec
des vampires !
— Ils ne sont pas à l’école ?
demanda Joséphine qui répugnait à crier victoire et préférait laisser le temps
à Iphigénie de se rendre sans perdre la face.
— C’est mercredi. Le mercredi, y a pas
école ! répondit Léo.
— Tu as raison. J’avais oublié !
— T’as la tête à l’envers, on dirait…
— Je l’avais, mais depuis que je suis
avec vous, ça va beaucoup mieux, dit Joséphine en l’attirant sur ses genoux.
— Et puis, maman, on pourrait avoir
des lits qui s’empilent ? continua Clara. Comme ça, moi, je pourrais
dormir au premier étage et je croirais que je suis dans le ciel… Et un bureau
aussi ?
— Et moi, un cheval à bascule !
T’es le Père Noël ? demanda Léo à Joséphine.
— Que tu es bête ! Je n’ai pas de
barbe !
Il eut un rire-gazouillis qui lui rinça la
gorge.
— Je crois bien que vous avez perdu,
Iphigénie. Rendez-vous demain à midi. Vous avez intérêt à être à l’heure parce
qu’on aura juste le temps de faire l’aller-retour…
Les deux enfants encerclèrent leur mère en
criant leur joie.
— Dis oui, m’man, dis oui…
Iphigénie frappa la table de la main et
demanda le silence :
— Alors, en échange, je vous fais le
ménage. Deux heures par jour. C’est à prendre ou à laisser.
— Une heure suffira. On n’est que
deux. Vous n’aurez pas beaucoup de travail et je vous paierai.
— C’est gratuit ou j’y vais pas chez
Ikea !
Le lendemain, Joséphine attendait dans le
hall à midi. Elles montèrent dans la voiture de Joséphine. Iphigénie tenait un
cabas sur ses genoux et avait noué un foulard sur ses cheveux.
— Vous êtes musulmane,
Iphigénie ?
— Non, mais je m’enrhume des oreilles.
Après, j’ai des otites, les oreilles qui brûlent dedans et dehors…
— Comme moi. À la moindre émotion,
elles s’enflamment…
Elles traversèrent le bois de Boulogne et
prirent la direction de La Défense. Elles se garèrent devant Ikea. S’emparèrent
d’un mètre en papier, d’un petit bloc et d’un crayon et pénétrèrent dans les
dédales du magasin. Joséphine marquait, Iphigénie pestait. Joséphine
remplissait le carnet de commandes, Iphigénie criait à la gabegie :
— Mais c’est trop, madame
Cortès ! Beaucoup trop !
— Vous ne voulez pas m’appeler
Joséphine, je vous appelle bien Iphigénie !
— Non, pour moi, vous êtes madame
Cortès. Faut pas mélanger les torchons et les serviettes.
Chez Bricorama, elles choisirent une
peinture jaune canari pour la chambre des enfants, rose framboise pour la pièce
principale, bleu criard pour le coin cuisine. Joséphine aperçut Iphigénie qui
contemplait des lattes de parquet, la bouche arrondie de plaisir. Elle commanda
du parquet. Une douche. Du carrelage.
— Mais qui va poser tout ça ?
— On trouvera un carreleur et un
plombier.
Joséphine donna l’adresse de la loge afin
que tout soit livré. Elles regagnèrent la voiture et s’assirent en soufflant.
— Vous êtes complètement zinzin,
madame Cortès ! Je peux vous dire que je vais le briquer votre
appartement, vous pourrez manger par terre !
Joséphine lui sourit et déboîta en tournant
son volant d’un doigt.
— Et puis vous conduisez drôlement
bien !
— Merci, Iphigénie. Je me sens
valorisée avec vous. Je devrais vous voir plus souvent !
— Oh non, madame Cortès ! Vous
avez d’autres choses à faire…
Elle laissa tomber sa tête sur l’appui-tête
et murmura, heureuse :
— C’est la première fois que quelqu’un
est gentil avec moi. Je veux dire gentil sans arrière-pensée. Parce qu’il y en
a eu des prétendus gentils, mais ils cherchaient tous à me piquer quelque
chose… Tandis que vous…
Elle fit un bruit de pétard mouillé avec sa
bouche pour exprimer sa surprise. Le foulard encadrait un visage de madone
juvénile qui se maquille d’une toilette vite faite au coin de l’évier. Elle
sentait le savon de Marseille qu’on frotte sous la douche froide et qu’on n’a
pas le temps de bien rincer. Long nez fin, yeux noirs, teint mat, dents
éclatantes, une ride profonde entre les sourcils qui prouvait, si Joséphine en
doutait encore, qu’elle avait du caractère. Un corps un peu lourd, une poitrine
de vamp italienne et partout, en surimpression, le sérieux enfantin de celle
qui lutte pour boucler sa fin de mois et s’émerveille d’y parvenir.
— Le pire, ça a été mon mari… Enfin,
je dis, mon mari, mais on n’a pas officialisé. Il tapait sur tout ce qui lui
résistait. Moi, en premier. J’ai perdu deux dents avec lui. J’ai travaillé dur
pour les remplacer. Il était en éruption tout le temps. Un jour, il a tabassé
un flic qui lui demandait ses papiers. Six ans de prison ferme. J’étais
enceinte de Léo. J’ai été bien contente qu’on l’envoie en prison. Il va sortir
bientôt, il aura jamais l’idée de venir me chercher ici. Les beaux quartiers,
ça l’intimide. Il dit que ça grouille de flics…
— Les enfants ne le réclament
pas ?
Elle refit son petit bruit de trompette
pétaradante qui, cette fois, marquait son mépris.
— Ils l’ont pas connu et c’est tant
mieux. Quand ils me demandent où il est, ce qu’il fait, je dis explorateur, je
dis le pôle Sud, le pôle Nord, la cordillère des Andes, j’invente des voyages
avec des aigles, des ours et des pingouins. Le jour où ils le verront, si ce
jour maudit arrive, il aura intérêt à porter un casque et une barbe !
Il s’était mis à pleuvoir et Joséphine
actionna les essuie-glaces en essuyant la buée du revers de la main.
— Dites, madame Cortès, je voulais
vous dire merci. Vraiment merci. Ça me touche terriblement ce que vous faites
pour moi. Ça me pénètre.
Elle replaça une mèche de cheveux qui
s’était échappée du foulard.
— Vous leur direz pas aux gens de
l’immeuble que c’est vous qui avez payé pour tout ça, hein ?
— Non, mais de toute façon, vous
n’avez pas à vous justifier !
— À la prochaine réunion des
copropriétaires, vous n’avez qu’à lancer à la ronde que j’ai gagné au Loto. Ça
les étonnera pas. Au Loto, y a que les pauvres qui gagnent, les riches, ils y
ont pas droit !
Elles passèrent devant l’Intermarché où
Joséphine faisait ses courses quand elle habitait Courbevoie. Iphigénie demanda
si elles pouvaient s’arrêter : elle avait besoin de Canard W-C et d’un
balai-brosse. Elles se présentèrent à la caisse avec deux Caddie pleins. La
caissière leur demanda si elles avaient une carte de fidélité. Joséphine sortit
la sienne et en profita pour payer les emplettes d’Iphigénie. Celle-ci vit rouge.
— Ah, non ! Ça suffit, madame
Cortès ! On va plus être copines !
— Comme ça, je vais avoir encore plus
de points !
— Je parie que vous les utilisez
jamais vos points !
— Jamais, avoua Joséphine.
— La prochaine fois, je viendrai avec
vous et vous les utiliserez ! Vous ferez des économies.
— Ah ! dit Joséphine, malicieuse.
Il y aura donc une prochaine fois. Vous n’êtes pas complètement fâchée…
— Si. Je suis fâchée, mais je suis
faible !
Elles repartirent en courant sous la pluie
battante, veillant à ne rien renverser.
Joséphine déposa Iphigénie devant
l’immeuble et alla garer sa voiture au parking en priant le ciel de ne pas
faire de mauvaise rencontre. Depuis qu’elle avait été agressée, elle avait peur
dans le parking.
Ginette était en train de préparer le café
du matin quand on frappa à la porte. Elle hésita, se demandant si elle
suspendait l’opération, resta un moment le coude en l’air et décida de faire
passer le café avant le mystérieux visiteur. René serait de mauvaise humeur
toute la journée si son café était mauvais. Il ne parlait pas avant d’en avoir
bu deux bols et d’avoir avalé trois tartines de la baguette fraîche que le fils
de la boulangère déposait sur le palier en allant à l’école. En échange,
Ginette lui donnait une pièce.
— Tu sais, grondait René, combien elle
coûtait la baguette quand on s’est installés ici en 1970 ? Un franc. Et
aujourd’hui, un euro dix ! Plus la commission du petit, on doit manger le
pain le plus cher du monde !
Les jours où le gamin n’avait pas école,
elle enfilait un manteau sur sa chemise de nuit et descendait faire la queue à
la boulangerie. René, c’était son homme. Son homme de chair et de convoitise.
Elle l’avait rencontré à vingt ans ; elle était choriste de Patricia
Carli, il montait et démontait la scène. Taillé en V majuscule, chauve
comme une patinoire à poux, il parlait peu, mais ses yeux récitaient l’Iliade
et l’Odyssée. Aussi prompt à gueuler qu’à sourire, doté de la sérénité
des gens qui savent en naissant ce qu’ils veulent et qui ils sont, il l’avait
attrapée un soir par la taille et ne l’avait plus lâchée. Trente ans d’hymen et
elle tremblait encore quand il posait les mains sur elle. Que du bonheur, son
René ! À l’horizontale, il travaillait la volupté, à la verticale, le
respect. Tendre, prévenant, bourru, tout ce qu’elle aimait. Près de trente ans
qu’ils habitaient le petit logis au-dessus de l’entrepôt que leur avait
gracieusement attribué Marcel, le jour où il avait embauché René comme…
« on verra votre titre plus tard ». C’était tout vu : ils n’en
avaient plus jamais parlé, mais Marcel augmentait la paie en même temps que les
responsabilités et le prix de la baguette. C’est là que les enfants avaient
grandi : Johnny, Eddy, Sylvie. Une fois les enfants dégourdis, Marcel
avait embauché Ginette à l’entrepôt. Responsable des entrées et des sorties de
marchandise. Et les années s’étaient enchaînées sans que Ginette ait le temps
de les compter.
On se remit à frapper à la porte.
— Un moment ! cria-t-elle en
surveillant l’eau frémissante sur la poudre noire.
— Prends ton temps ! Ce n’est que
moi ! répondit une voix qui était celle de Marcel.
Marcel ? Que faisait-il ici à
l’aube ?
— T’as un problème ? T’as oublié
les clés du bureau ?
— Faut que je te parle !
— J’arrive, répéta Ginette, j’en ai
pour une minute.
Elle finit de verser l’eau, posa la
bouilloire, prit un torchon, s’essuya les mains.
— Je te préviens, je suis encore en
robe de chambre ! annonça-t-elle avant d’ouvrir.
— Je m’en fous ! Tu serais en
string que j’y verrais que du feu !
Ginette ouvrit et Marcel entra, portant
Junior sur le ventre.
— Pour de la visite, c’est de la
visite ! Deux Grobz sur le paillasson ! s’exclama Ginette en faisant
signe à Marcel d’entrer.
— Oh ! Ma pauvre Ginette !
grommela Marcel. C’est terrible ce qui nous arrive… Ça nous est tombé sur les
bretelles ! On n’a rien vu venir !
— Si tu commençais par le début ?
Je vais rien comprendre sinon !
Marcel s’assit, ôta Junior du porte-bébé,
le cala sur ses genoux et prit un morceau de pain qu’il plaça dans la bouche de
l’enfant.
— Allez, mon gars, fais-toi les dents
pendant que je cause à Ginette…
— Ça lui fait quel âge à ce petit
amour ?
— Il va sur son premier
anniversaire !
— Dis donc, il fait beaucoup plus
vieux ! Qu’est-ce qu’il est costaud ! Mais comment ça se fait que tu
l’emmènes au travail ?
— Oh ! M’en parle pas ! M’en
parle pas !
Il dodelinait de la tête, catastrophé. Il
n’était pas rasé et sa veste affichait une tache de gras sur le revers.
— Si, parle-moi justement.
Il attaqua, le regard en berne :
— Tu te souviens dans quel état de
bonheur j’étais la dernière fois qu’on a dîné chez vous avec Josiane ?
— Juste avant Noël ? Tu nous as
saoulés. On n’en pouvait plus !
— J’exultais, j’enflais de joie, je
pétais de bonheur ! Quand j’arrivais au bureau le matin, je demandais à
René de me mordre l’oreille, juste pour voir si tout ça était vrai.
— Tu voulais installer un fauteuil de
bébé dans ton bureau pour initier le gamin !
— C’était le bon temps, on était
heureux. Maintenant…
— Maintenant, on vous voit plus. Vous
êtes habillés en fantômes !
Il ouvrit les bras en signe d’impuissance.
Ferma les yeux. Soupira. Le bébé bascula, il le rattrapa et, de ses deux mains
fortes aux poils roux, se mit à le pétrir. Il enfonçait ses phalanges dans le
petit ventre rond de Junior qui se laissait tripoter avec un rictus douloureux.
— Arrête, Marcel, ce n’est pas de la
pâte à modeler, ton môme !
Marcel relâcha la pression. Junior respira
d’aise et tendit la main à Ginette pour la remercier de son intervention.
— T’as vu ? s’exclama Ginette,
abasourdie.
— Je sais, c’est un génie ! Mais,
bientôt, il ne sera plus qu’un pauvre orphelin.
— C’est Josiane ? Elle est
malade ?
— La pire des maladies : elle
broie du noir. Et ça, ma pauvre belle, on n’y peut rien !
— Allons ! Allons ! le
bouscula Ginette. C’est la déprime post-natale. Ça arrive à toutes les
femmes ! On s’en remet.
— C’est pire ! Bien pire !
Il se pencha et chuchota :
— Il est où, René ?
— En train de s’habiller.
Pourquoi ?
— Parce que… ce que je vais te dire
est totalement secret. Il est hors de question que tu lui en parles.
— Cacher un truc à René ?
s’offusqua Ginette. Je ne pourrais jamais ! Garde ton secret, je garde mon
mari !
Marcel se rembrunit. Reprit Junior contre
lui et se remit à le pétrir. Ginette arracha l’enfant des mains de son père.
— Donne-le-moi, tu vas finir par
l’éviscérer !
Marcel s’effondra, les deux coudes sur la
table.
— Je suis à bout ! J’en peux
plus ! On était si heureux ! Si heureux !
Il s’agitait, se passait la main sur le
crâne, se mordait le poing. Son poids faisait gémir la chaise. Ginette
arpentait la pièce, Junior contre son épaule. Cela faisait longtemps qu’elle
n’avait plus tenu un bébé dans les bras et elle était émue. La tendresse
qu’elle éprouvait pour Junior rejaillit sur Marcel, ce bon Marcel qui se
mangeait les doigts et suait à grosses gouttes.
— Mais tu es malade, ma parole !
dit Ginette en le voyant cramoisi.
— Oh ! moi, c’est juste de
l’angoisse, mais Josiane… Si tu la voyais ! Un voile blanc ! Une
apparition ! Elle va finir par monter au ciel.
Il s’effondra sur lui-même et se laissa
pleurer.
— J’en peux plus, j’ai les circuits en
berne. J’erre dans l’appartement comme un vieux cerf auquel on a limé les bois.
Je brame plus, je suis chiffonnette et torchon mouillé. Je sais plus ce que je
signe, je sais plus mon nom, je dors plus, je mange plus, je perds mes eaux et
mes entrailles. Je pue le malheur. CAR LE MALHEUR EST ENTRÉ DANS LA MAISON !
Il s’était appuyé sur les coudes et
rugissait. René entra dans la cuisine et lâcha un juron.
— Putain ! Qu’est-ce qui lui arrive
à ce pauvre Mohican ? Il en fait un de ces boucans !
Ginette comprit qu’il fallait qu’elle
prenne la situation en main. Elle installa Junior sur le canapé, l’entoura de
coussins pour qu’il ne tombe pas, posa devant Marcel et René le pot de café
odorant, coupa les tartines, les beurra, leur tendit le sucrier.
— D’abord, vous prenez le petit
déjeuner, ensuite je reste avec Marcel et je le confesse…
— Tu veux pas me parler ? demanda
René, suspicieux.
— C’est spécial, expliqua Marcel,
gêné, je peux en parler qu’à ta femme.
— J’ai pas le droit de savoir ?
s’étonna René. Je suis ton plus vieux pote, ton homme de confiance, ton bras
droit, ton bras gauche et même ta cervelle parfois !
Marcel piqua du nez, confus.
— C’est intime, dit-il en se curant
les ongles.
René se caressa le menton puis laissa
tomber :
— Allez ! Confesse-le !
Sinon il va étouffer…
— Mange d’abord. On parlera après…
Ils prirent leur petit déjeuner tous les
trois. En silence. René s’empara de sa casquette et sortit.
— Il va faire la tête ?
— Il est vexé, c’est sûr. Mais je
préférais qu’il me donne l’autorisation. Je suis pas bonne pour les
cachotteries…
Elle jeta un œil sur Junior qui se tenait
assis au milieu des coussins et écoutait.
— Faudrait peut-être l’occuper…
— Donne-lui un truc à lire. Il adore
ça.
— Mais j’ai pas de livres pour bébés,
moi !
— N’importe quoi ! Il lit tout. Y
compris le Bottin…
Ginette alla chercher l’annuaire
téléphonique et le tendit à Junior.
— Je n’ai que les Pages jaunes…
Marcel leva la main, à bout d’arguments. Junior
prit l’annuaire, l’ouvrit, posa un doigt sur une page et commença à baver
dessus.
— Il est étrange quand même ton
gamin ! Tu l’as montré à un docteur ?
— Si y avait que ça d’étrange dans ma
vie, je serais le plus heureux des hommes…
— Parle et arrête de pleurer, tu vas
prendre froid aux yeux !
Il renifla, se moucha dans la serviette en
papier que lui tendait Ginette. La regarda avec un air craintif et lâcha :
— C’est Choupette. Elle a été
maraboutée.
— Maraboutée ! Mais ça n’existe
pas ces choses-là !
— Si, si, je te le dis : elle a
été travaillée avec des aiguilles.
— Mon pauvre Marcel ! T’as
renversé la mayonnaise !
— Écoute… Au début, j’étais comme toi,
je voulais pas y croire. Et puis j’ai bien été forcé de constater…
— Quoi ? Il lui a poussé des cornes ?
— T’es bête ! C’est plus
subtil !
— Tellement subtil que j’y crois pas.
— Écoute-moi, j’te dis !
— Je t’écoute, la timbale !
— Elle n’a plus de goût à rien, elle
se sent vide comme une baignoire, se cloue au lit toute la journée et ne
gazouille plus avec le petit. C’est pour ça qu’il grandit si vite… Il veut
sortir de ses langes et l’aider.
— Vous êtes tous timbrés !
— Elle parle par monosyllabes. Pour la
lever, c’est toute une affaire, elle dit qu’elle a des poignards dans le dos,
qu’elle a cent deux ans, que ça grince de partout… Et ça dure depuis trois
mois !
— C’est vrai que ça ne lui ressemble
pas…
— J’ai fini par faire venir madame
Suzanne, tu sais notre…
— Celle que tu appelles la guérisseuse
d’âmes et moi, la rebouteuse ?
— Oui. Elle a été formelle :
Choupette est travaillée. On veut sa mort par lent éteignement. Depuis elle
essaie de la dégager, mais chaque fois que ça va mieux, elle a deux jours de
bons, elle mange un peu, elle sourit, elle pose la tête sur mon épaule, je
retiens mon souffle… et elle rechute. Elle dit qu’elle sent qu’on la débranche.
Qu’on la retire de la vie. Madame Suzanne sait plus quoi faire. Elle assure que
c’est un envoûtement puissant. Que ça va être long. En attendant, nous, on
dépérit. La petite qui s’occupait du bébé a pour mission de ne pas lâcher
Choupette d’une semelle. J’ai peur qu’elle fasse une bêtise. Et moi, je
m’occupe de Junior…
— Vous êtes tous les deux surmenés,
c’est tout. C’est pas un âge aussi pour faire un bébé !
Marcel la regarda comme si elle lui retirait
sa raison de vivre. Tout le bleu de son regard disparut et il eut en une
seconde les yeux complètement délavés.
— C’est pas une chose à dire, ça,
Ginette ! Tu me déçois grandement.
— Excuse-moi. T’as raison. Vous êtes
forts comme deux chênes. Deux chênes qui ont un pet au casque !
Elle s’approcha de Marcel, passa la main
sur son cou de taureau. Le caressa doucement. Il s’affala sur ses bras repliés
et gémit :
— Aide-nous, Ginette, aide-nous… Je
sais plus quoi faire.
Elle continua à lui masser le cou, les
épaules. Lui parla doucement de sa force, de sa puissance en affaires, de sa
ténacité, de sa ruse, de l’empire industriel qu’il avait créé, tout seul,
n’écoutant que son instinct. Elle ne choisissait à escient que des mots musclés
pour lui tonifier l’âme.
— Tu en as parlé à qui d’autre ?
Il lui jeta un regard éperdu.
— À qui veux-tu que j’en parle ?
On va penser que je suis fou !
— C’est sûr.
— J’ai réagi comme toi quand madame
Suzanne m’a parlé. Je l’ai envoyée au fond du bocal. Et puis, je me suis renseigné.
J’ai fait une vraie enquête. Ces choses-là existent, Ginette. On n’en parle pas
parce qu’on a des racines carrées dans la tête, mais elles existent.
— Dans les pays à vaudou, à Haïti ou à
Ouagadougou !
— Non. Partout. On jette un sort, un
mauvais sort, et la victime est ligotée de malheur. Engluée dans une toile
d’araignée. Elle peut plus bouger, elle peut plus rien faire sans déclencher
l’adversité. L’autre jour, Choupette a voulu sortir le petit au parc, et tu
sais pas quoi ? elle s’est foulé la cheville et on lui a volé son
sac ! Quand elle a essayé de repasser une de mes chemises, la planche a
brûlé et, y a deux jours, elle a pris un taxi pour aller chez le coiffeur, il a
été embouti au premier carrefour…
— Mais qui pourrait lui en vouloir au
point de souhaiter sa mort, votre mort à tous les deux ?
— Sais pas. Je ne savais même pas que
ce genre de choses existait. Alors…
Il éleva le bras et le laissa retomber
lourdement.
— C’est ça qu’il faut trouver… Tu as
été un peu dur en affaires dernièrement ?
Marcel secoua la tête.
— Pas plus que d’habitude. Je ne fais
jamais de crasses, tu le sais bien.
— Tu t’es engueulé avec
quelqu’un ?
— Non. Je suis même plutôt affable. Je
suis si heureux, j’ai envie que tout le monde soit heureux autour de moi. Mon
personnel est le mieux payé du monde, les primes attendriraient le plus rigide
des syndicalistes, je répartis scrupuleusement tous les bénéfices, et tu as vu,
j’ai fait installer une garderie pour les enfants des employés, un terrain de
boules dans la cour pour la pause du déjeuner… Manque plus que la buvette et la
plage, et c’est le Club Med, ma boîte ! Pas vrai ?
Ginette s’assit à côté de lui et demeura
pensive.
— C’est pour ça qu’elle ne vient plus
nous voir, dit-elle à voix haute.
— Comment veux-tu qu’elle
t’explique ? Elle a honte, en plus. On a fait le tour de tous les
spécialistes, des tonnes de scanners, de radios, de bilans. Ils trouvent rien.
Rien !
Sur le canapé, Junior se crevait les yeux à
tenter de déchiffrer son annuaire. Ginette resta un long moment à l’observer.
C’est un drôle d’enfant, quand même. À son âge, un bébé, ça joue avec ses
mains, ses doigts de pieds, une peluche, ça ne bouquine pas des
annuaires !
Il leva le regard et la dévisagea. Il avait
les mêmes yeux bleus que son père.
— Ma-ra-bou ! balbutia-t-il,
couvert de bave. Ma-ra-bou.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda
Ginette.
Marcel se redressa, hébété. Junior répéta.
Il avait les cordes vocales tendues à se rompre et ça faisait des traînées
rouges sur son cou. Un triangle de veines violettes s’était allumé entre ses
yeux. Il mettait toute son énergie de bébé à tenter de se faire entendre.
— Marabout, traduisit Marcel.
— C’est ce que je me disais !
Mais comment…
— Vérifie. Il a dû voir un encart de
pub pour un de ces sorciers à la noix !
Mon Dieu ! se dit Ginette. C’est moi
qui vais devenir folle !
Mylène était dégoûtée : les carreaux
de sa salle de bains se décollaient et la poignée de la porte lui était restée
dans la main. « Bordel de merde ! s’exclama-t-elle, neuf mois que je
vis dans cet appartement et il commence déjà à se déglinguer ! » Sans
parler de l’étagère au-dessus de son lit qui lui était tombée dessus, des
plombs qui provoquaient des courts-circuits, allumant des feux d’artifice dans
la nuit, et du Frigidaire qui tournait à l’envers et ventilait de la canicule.
Quand elle faisait venir quelqu’un pour
réparer, l’homme était à peine reparti que tout dégringolait à nouveau. Je n’en
peux plus de vivre ici. Marre de parler avec mes mains ou de baragouiner un
mauvais anglais, de passer mes soirées à regarder des karaokés stridents à la
télé, de voir les gens cracher, roter, péter dans la rue, marcher dans la
bouffe jetée par terre. D’accord, ils passent leur temps à rire et débordent
d’énergie, d’accord y a qu’à se baisser pour ramasser des profits, mais je
fatigue. Je voudrais les rives de la Loire, un mari qui rentre le soir, des
enfants que j’aiderais à faire leurs devoirs et la trogne de PPDA sur mon écran.
Ce n’est pas ici que je vais trouver tout ça ! La Loire ne fait pas de crochets
par Shanghai, que je sache ! Une petite maison à Blois avec un mari chez
Gaz de France, des enfants que je promènerais dans les jardins de l’Évêché, à
qui je ferais des gâteaux et réciterais l’histoire des Plantagenêts. Elle avait
affiché un plan de la ville sur le mur de sa cuisine et vaticinait debout en le
détaillant. Elle avait de plus en plus souvent des crises de Blois. Rêvait de
toits en ardoise, de rives sablonneuses, de ponts en vieilles pierres, de
feuilles de Sécu à remplir et de baguettes moulées pas trop cuites sorties du
four de la boulangère. Mais surtout, surtout, elle voulait des enfants.
Longtemps, elle avait choisi d’ignorer ses penchants maternels, remettant à
plus tard une tâche qui signerait la fin de sa carrière, mais elle ne pouvait
plus se le cacher, son ventre réclamait des habitants.
En plus, comme par un fait exprès, Shanghai
débordait d’enfants. Ils gambadaient, jouaient et dansaient, le soir, dans la
ville. Quand elle marchait dans les ruelles du centre, elle pouvait presque
passer la main sur les crânes ronds de bébés magnifiques qui lui souriaient et
lui rappelaient que l’horloge biologique tournait inexorablement. Bientôt
trente-cinq ans, ma vieille ! Si tu ne veux pas accoucher d’un raisin de
Corinthe, va falloir trouver un ensemenceur. Elle ne voulait pas de fiancé aux
yeux bridés. Elle n’avait pas le mode d’emploi des Chinois. Ne comprenait pas
pourquoi ils riaient, se taisaient, semblaient en colère ou grimaçaient. Un
vrai mystère. L’autre jour, elle avait dit à Elvis, le secrétaire de Wei, qu’on
appelait ainsi à cause de ses rouflaquettes, qu’il avait l’air fatigué,
avait-il bien dormi ? était-il grippé ? Il avait été secoué d’un fou
rire que rien ne semblait pouvoir arrêter. On ne voyait plus ses yeux, il hoquetait,
pleurait, se tordait. Sa solitude lui était apparue définitive et tragique.
C’est juste après les fêtes que la
nostalgie du pays natal et d’une vie ménagère l’avait empoignée. Elle
soupçonnait le sapin en plastique commandé sur Internet de lui avoir chamboulé
les hormones. Jusqu’à Noël, elle trottinait légère, calculant ses profits,
inventant de nouvelles formules, de nouveaux gadgets. Le téléphone
portable-maquillage était sorti : un triomphe ! L’argent faisait du
gras à la banque, Wei acquiesçait à chaque idée nouvelle, les contrats se
signaient, les chaînes de fabrication se mettaient en branle et crachaient un
produit nouveau qui envahissait les campagnes et transformait chaque Chinoise
en délicieuse Barbie Bridée. Tout allait très vite.
Trop vite… Elle avait à peine le temps de
souffler que c’était empaqueté, prêt à être vendu, les marges de bénéfice
calculées. Il fallait inventer tout le temps. Faire chauffer les calculettes.
Elle avait besoin de lenteur, de répit, d’attente, de douceur angevine, de soufflé
qui gonfle dans le four.
Elle tentait d’expliquer ses états d’âme à
la directrice commerciale de Wei et la longue liane brune la regardait avec un
intérêt mêlé d’inquiétude. « Pourquoi tu penses à tout ça ? elle lui
disait. Moi, je ne réfléchis pas, ne lis jamais de journaux et quand on se
réunit avec mes amis, on ne parle jamais politique. Je crois qu’on n’a jamais
dû ensemble prononcer le nom de Hu Jintao ! » C’était le président de
la République. Mylène la contemplait, les yeux écarquillés. « Nous, en
France, on ne fait que ça : parler de politique ! » La longue
liane brune haussait les épaules et disait : « Pendant les événements
de Tian’anmen, en 1989, je suis sortie dans la rue, j’étais passionnée par tout
ce qui se passait et puis la tragédie est arrivée, la répression… Aujourd’hui,
je me dis que tout va trop vite en Chine. Je suis excitée et, en même temps, je
suis effrayée : notre pays va-t-il accoucher d’un monstre ? Est-ce
que nos enfants vont devenir ces monstres ? » Elle restait pensive un
moment et replongeait dans ses dossiers.
Mylène frissonnait. Et elle, était-elle en
train de devenir ce monstre ? Elle n’avait même plus le temps de dépenser
son argent. Juchée sur de hauts talons, cambrée dans ses tailleurs de femme
d’affaires, elle travaillait du matin au soir. À quoi sert d’avoir tant
d’argent ? Et avec qui le dépenser ? Avec mon reflet dans la
glace ? Elle était rassasiée, repue, et guettait, avec angoisse, le moment
où viendrait le dégoût.
Elle n’était pas habituée à l’abondance. De
son enfance à Lons-le-Saunier, elle avait retenu le rythme lent des saisons, la
neige qui fond et perle dans la gouttière, l’oiseau étonné qui lance son
premier cri de printemps, la fleur qui s’ouvre, la truie qui s’ébroue dans la
bauge, le papillon qui émerge, gluant, de son cocon, la châtaigne qui éclate
dans la poêle trouée. Une petite voix hurlait en elle : trop vite, trop
vide, trop n’importe quoi. Et puis, il lui fallait bien se l’avouer : la
solitude lui pesait.
Elle était trop âgée pour intéresser les jeunes
milliardaires chinois et les étrangers qu’elle rencontrait portaient tous une
alliance. Elle avait cru en Louis Montbazier, fabricant de petit matériel
électrique. Elle était sortie trois soirs de suite avec lui, trois soirs à
échanger des rires, des pressions de mains, elle se voyait déjà en train
d’organiser son déménagement à Blois, de partager la redevance télé avec lui,
mais, le quatrième soir, il lui avait collé sous le nez un dépliant de photos
de sa femme et de ses fils. Ça va, j’ai compris, s’était-elle dit. Elle avait
refusé de l’embrasser quand il l’avait raccompagnée.
L’alarme se déclencha véritablement le jour
où monsieur Wei lui refusa un déplacement à Kilifi. Elle avait envie de
remettre ses pas dans ceux de la jeune Mylène échappée de Courbevoie, de humer
l’air paresseux d’Afrique, de fouler le sable blanc des plages, de revoir les
yeux jaunes des crocodiles.
— Hors de question, avait-il piaillé.
Vous restez ici et vous travaillez.
— Mais, c’est juste pour m’aérer…
— Pas bon, avait-il répondu. Pas bon
du tout. Vous pas bouger. Vous être instable. Vous être dangereuse pour vous.
Moi surveiller vous pour votre bien. Moi avoir votre passeport dans mon coffre.
Et il avait toussé très fort pour lui
signifier que la discussion était terminée. C’était sa manière à lui de lui
claquer la porte au nez. Elle était prisonnière de ce vieux Chinois avide qui
comptait ses sous sur son boulier et se grattait les couilles, les jambes
écartées.
— What a pity ! elle avait
répondu.
« Wapiti ! Wapiti ! »
avaient entonné deux fillettes adorables en brandissant une casserole de wapiti
cramé. Hortense et Zoé avaient jailli comme deux diables hors de leurs boîtes.
Comme elles me manquent ! Parfois, elle s’adressait à elles en
s’endormant. Jouait à la maman. Refaisait un ourlet, repassait un pantalon,
arrangeait une boucle sur le front. Elles ont dû changer. Je ne les
reconnaîtrais plus. Elles me dévisageront de loin comme on bat froid à une
étrangère. Je suis devenue une émigrée, une déracinée…
Dans un journal français, vieux de
plusieurs semaines, elle avait lu un reportage sur des soulèvements dans les
campagnes chinoises. Des paysans refusaient qu’on prenne leurs terres pour y
construire des usines. L’armée avait calmé les séditieux, mais cela
recommencerait. Les belles affiches de fleurs de lys qui recouvraient les murs
en torchis seraient arrachées. Ce serait le début de la fin.
Le matin suivant, en se levant, Mylène
Corbier décida de passer à la phase suivante de son existence : le retour
en France.
Pour cela, elle allait avoir besoin de
Marcel Grobz.
Henriette exultait : elle venait de
croiser au parc Monceau la petite bonne et Josiane. Dans quel état, la
Josiane ! Un spectre. Manquait plus que les toiles d’araignées aux
ossements des poignets. Elle avançait, courbée, posée sur d’épaisses semelles
de crêpe. Elle gîtait à droite, elle gîtait à gauche, flottait dans son manteau
de gabardine bleu marine et ses cheveux voletaient en mèches plates et pauvres.
La petite bonne ne la quittait pas des yeux et la guidait. Elles faisaient
étape sur chaque banc public.
Ça marchait ! Les ensorcellements de
Chérubine faisaient merveille. Dire que j’ai ignoré si longtemps ces pouvoirs
magiques ! Que de malins complots j’aurais pu ourdir ! De combien
d’ennemis j’aurais pu me débarrasser ! Et quelle fortune, j’aurais
amassée ! Elle en avait le tournis. Si j’avais su, si j’avais su…, se
dit-elle en ôtant son grand chapeau. Elle tapota sa chevelure pour effacer le
pli que le poids de son horrible galette y avait imprimé et s’adressa, dans la
glace, un sourire radieux. Elle venait de découvrir une nouvelle
dimension : la toute-puissance. Désormais, les lois qui régissaient le
commun des mortels ne s’appliqueraient plus à elle. Désormais, elle irait droit
au but, Chérubine dans sa manche pour les basses besognes, et retrouverait son
lustre d’antan. À moi, l’agenda Hermès, les savonnettes Guerlain, les
cachemires douze fils, mon eau de linge à la lavande, les cartes de visite
Cassegrain, ma thalasso à l’hôtel Royal et le compte en banque qui moutonne.
Pour un peu, elle aurait valsé sous les
lambris de son salon. Elle hésita, pinça le bas de sa jupe, s’élança et se mit
à tourner, tourner, prise d’une joie frénétique. Le monde lui appartenait. Elle
allait régner en souveraine impitoyable. Et quand je serai riche à millions, je
m’achèterai des amis. Ils seront toujours d’accord avec moi, ils m’emmèneront
au cinéma, ils paieront ma place, paieront le taxi, paieront le restaurant. Il
suffira que je fasse miroiter quelques faveurs, une clause sur un testament, un
plan d’épargne-logement et mon antichambre sera remplie d’amis. Les valses de
Strauss bourdonnaient dans sa tête, elle se mit à chantonner. C’est le son de
sa voix éraillée qui brisa le rêve. Elle s’arrêta net et s’adjura : ne pas
m’étourdir en vaines songeries, reprendre mes esprits, poursuivre mon plan de
bataille. Elle n’avait pas encore relancé le père Grobz, mais le temps
approchait où elle décrocherait le téléphone et susurrerait « allô,
Marcel, c’est Henriette et si on parlait tous les deux, sans avocats ni
intermédiaires ? ». Il ne serait plus en état de lui résister, elle
obtiendrait ce qu’elle voudrait. Elle n’aurait plus besoin de dévaliser
l’aveugle au pied de son immeuble.
Quoique…
Elle n’en était pas si sûre.
Détrousser chaque jour ce pauvre homme sans
se faire prendre, récolter quelques piécettes chaudes dans le creux de la main
donnait du frisson à sa vie. C’était un plaisir qu’elle n’aurait jamais
soupçonné. Car il faut bien l’avouer, en prenant de l’âge, les plaisirs diminuent.
Que reste-t-il comme menues jouissances ? Les sucreries, les médisances et
la télé. Elle n’aimait ni le sucre ni la lucarne. Les médisances lui plaisaient
bien, mais c’est une distraction qui exige des partenaires et elle n’avait pas
d’amies. Alors que la cupidité est une activité solitaire. Elle ordonne même
que l’on soit seul, concentré, âpre, intraitable. Ce matin même, ne
s’était-elle pas réveillée en murmurant : « Moins de dix
euros ! » Elle avait fait un bond dans son lit. Non seulement il lui
faudrait passer la journée sans rien dépenser, mais elle devrait, en plus,
grappiller quelques pièces par-ci, par-là pour respecter son contrat. Comment
faire ? Elle n’en avait pas la moindre idée. L’ingéniosité viendrait en
larcinant. Elle commençait à être habile. L’autre jour, par exemple, elle
s’était dit, au petit matin – c’était le moment où elle se lançait
des défis – : « Aujourd’hui, une bouteille de champagne
gratuite ! » Son corps s’était aussitôt rétracté, irradié d’un
plaisir douloureux. Elle avait bien réfléchi et avait mis au point un plan
astucieux.
Vêtue modestement, sans chapeau ni signe
extérieur de richesse, la mine humble, les pieds à plat dans une vieille paire
d’espadrilles, elle était entrée dans une boutique Nicolas Feuillatte, avait joint
les deux mains et demandé, la larme à l’œil : « Vous n’auriez pas une
petite bouteille de champagne, au prix le plus bas, pour deux petits vieux qui
fêtent leurs cinquante ans de mariage ? Avec notre retraite, on est un peu
juste, vous savez… » Elle se tenait digne avec un faux air de gamine prise
en faute de mendicité. Le vendeur avait secoué la tête, embarrassé.
— C’est que nous n’avons pas
d’échantillons, ma pauvre dame… Nous avons bien des quarts de bouteille, à cinq
euros, mais nous les vendons…
Elle avait baissé les yeux sur la pointe de
ses espadrilles, encastré ses hanches dans le comptoir en bois, et avait
attendu qu’il fléchisse. Il ne fléchissait pas. S’était retourné vers un client
qui commandait une caisse de millésimes réputés. Henriette, alors, avait pris
son « air », un air souffreteux et las. Elle jouissait à composer ce
rôle. Elle l’enrichissait de nouveaux soupirs, de nouvelles mines. Elle
inclinait la tête, baissait les épaules, geignait faiblement. Ce jour-là, chez
Nicolas Feuillatte, le vendeur ne cédait pas. Elle s’apprêtait donc à partir
lorsqu’une dame fort bien mise s’était approchée.
— Madame, excusez-moi, mais je n’ai pu
m’empêcher de surprendre votre conversation avec le vendeur. Ce serait un
honneur et un plaisir pour moi de vous offrir une bouteille de ce merveilleux
champagne… que vous boirez avec votre mari.
Henriette s’était abîmée en remerciements,
des larmes de gratitude, perlant au bord des yeux. Elle avait appris à pleurer
sans ruiner son maquillage. Elle était repartie, la bouteille bien calée sous
le bras. Ils ne savaient pas ce qu’ils perdaient ceux qui dépensaient sans
compter. La vie se révélait palpitante. Chaque jour apportait son lot de
hasards, d’aventures, de peurs délicieuses. Chaque jour, elle triomphait. Elle
n’était même plus sûre de vouloir récupérer Marcel. Son argent, oui, mais, une
fois seul et ruiné, elle le mettrait dans une maison de retraite. Elle ne le
garderait pas chez elle.
Ses filles ne lui manquaient pas. Ses
petits-enfants, non plus. La seule qu’elle regrettait peut-être était Hortense.
Elle se reconnaissait dans cette gamine qui allait de l’avant sans états d’âme.
C’était bien la seule.
Elle mourait d’envie d’appeler Chérubine.
Non pour la féliciter ni la remercier, la gueuse pourrait s’en trouver flattée
et enflerait d’importance, mais pour s’assurer de son allégeance. Cette femme
pourrait se révéler une précieuse alliée. Elle composa son numéro, reconnut la
voix lente et traînante de Chérubine.
— Chérubine, c’est madame Grobz,
Henriette Grobz. Comment allez-vous, ma chère Chérubine ?
Henriette n’attendit pas que Chérubine
répondît. Elle enchaîna aussitôt :
— Vous ne devinerez jamais à quel
point je suis comblée. Je viens de croiser ma rivale dans la rue, vous savez
cette femme immonde qui m’a volé mon mari et…
— Madame Grobz ?
Henriette, surprise de ne pas être
identifiée tout de suite, se présenta à nouveau et continua :
— Elle est dans un état
lamentable ! Lamentable ! Ce n’est pas difficile, j’ai failli ne pas
la reconnaître ! À votre avis quel est le prochain stade de sa
décrépitude ? Va-t-elle mettre fin à…
— Il me semble qu’elle me doit de
l’argent…
— Mais, Chérubine, je vous ai réglé ma
dette ! protesta Henriette.
Elle avait porté, elle-même, la somme
réclamée. En petites coupures. Elle avait souffert le martyre dans le métro,
pressée par des corps transpirants et informes, son sac et son chapeau coincés
sous le bras.
— Elle me doit de l’argent… Si elle
veut que je poursuive, elle devra me payer. Elle est contente de mes offices,
il me semble…
— Mais, enfin, je croyais qu’on était…
que nous étions… Que je vous avais…
— Six cents euros… Avant samedi.
Il y eut un bruit sec dans l’oreille
d’Henriette.
Chérubine avait raccroché.
Le matin, quand Zoé était partie en classe,
Joséphine pénétrait dans l’antre de sa fille et s’asseyait sur le lit. Du bout
des fesses pour ne pas laisser de marque. Elle n’aimait pas entrer ainsi en
intruse chez Zoé. Elle n’aurait jamais déplié une lettre, déchiffré une note
sur un cahier de textes, elle aurait eu l’impression de la cambrioler. Elle
voulait juste goûter un peu de son intimité.
Elle étudiait le désordre, remarquait un
tee-shirt déplié, une jupe tachée, des chaussettes dépareillées, mais n’y
touchait pas. Interdiction de faire le ménage. Seule, Iphigénie avait le droit
d’entrer dans la chambre de Zoé.
Elle humait l’odeur de sa crème Nivea, les
effluves boisés de son eau de toilette, la tiède transpiration qui s’échappait
des draps. Elle lisait, sur les murs, les pages de journaux que Zoé découpait
et affichait. Des gros titres de faits divers : « Après son double
parricide, il a hérité de ses victimes », « Le prof se poignarde en
pleine classe », des photocopies de courriers de lecteurs soulignés au
Stabilo : « Je m’inquiète pour l’avenir du monde… », « Je redouble
ma troisième », « Trop jeune pour rouler des pelles. »
Et, solennel dans un coin de la chambre,
droit dans son short beige, le pied cambré sur le fauve écroulé, Papaplat
souriait. Joséphine avait envie de le bousculer. Elle l’apostrophait : un
peu de courage ! Sors de l’ombre et viens m’affronter au lieu de me
pourrir la vie de loin ! C’est facile d’enflammer l’imagination d’une
adolescente en lui envoyant des messages mystérieux. Et puis elle imaginait un
cadavre déchiqueté et elle avait honte.
Plus de nouvelles de lui.
Demain, ce serait le printemps. Le premier
jour du printemps. Il a peut-être trouvé un logis… Il s’installe dans ses
meubles.
Elle réfléchissait, toujours assise sur le
lit. Elle était triste, vide, comme chaque fois qu’elle se sentait impuissante.
Impuissante à abolir la barrière installée par Zoé qui ne lui laissait aucun
interstice pour se faufiler. Zoé rentrait de l’école et s’enfermait dans sa
chambre. Zoé sortait de table et filait à la cave écouter la batterie de Paul
Merson. Zoé lançait « Bonne nuit, m’man » et retournait dans sa
chambre. Elle avait grandi d’un seul coup, des petits seins poussaient sous son
pull, ses fesses se cambraient. Elle se mettait du gloss sur les lèvres, du
noir sur les cils. Bientôt, elle aurait quatorze ans, bientôt elle serait aussi
jolie qu’Hortense.
Joséphine se forçait à garder l’espoir. On
peut tout perdre, les deux bras, les deux jambes, les deux yeux, les deux
oreilles, si on garde deux sous d’espoir, on est sauvé. Chaque matin, elle se
réveillait et se disait aujourd’hui, elle va me parler. L’espoir est plus fort
que tout. Il empêche les gens de se tuer en arrivant sur terre quand ils se
voient attribuer un bidonville ou un désert. Il leur donne la force de
penser : la pluie va tomber, un bananier va pousser, je vais gagner à la
loterie, un homme magnifique va me déclarer qu’il m’aime à la folie. C’est un
truc qui ne coûte pas cher et qui peut changer la vie. On peut espérer jusqu’à
la fin. Il y a des gens qui, à deux minutes de mourir, font encore des projets.
Quand elle était à court d’espoir, qu’elle
avait travaillé à ne plus pouvoir déchiffrer un seul mot, elle refermait son
ordinateur et se réfugiait dans la loge d’Iphigénie où elle retrouvait monsieur
Sandoz. Les meubles d’Ikea allaient être livrés, il fallait que les peintures
soient sèches et le parquet posé. Monsieur Sandoz était peintre. C’est l’ANPE de Nanterre
qui l’avait envoyé. Joséphine lui avait expliqué le chantier, il avait
répondu : « Pas de problème, je peux tout faire : peintre,
électricien, plombier, menuisier ! »
Parfois, elle lui donnait un coup de main.
Clara et Léo les rejoignaient en sortant de l’école. Monsieur Sandoz leur
prêtait un pinceau et les regardait en souriant tristement, répétant :
« Le passé, le présent, le futur, le présent et le passé, le futur et le
présent, le futur et le passé. » Il secouait la tête comme si les mots
l’envoyaient au fond d’une mare. Il arrivait chaque matin dans la loge en
costume-cravate, enfilait sa salopette de peintre et, à l’heure du déjeuner,
remettait son costume, sa cravate, se nettoyait les mains et allait dans un
bistrot. Il tenait beaucoup à sa dignité. Il avait failli la perdre, quelques
années auparavant, l’avait retrouvée in extremis et veillait
scrupuleusement à ne pas l’égarer. Il n’expliquait pas comment il avait failli
la perdre. Joséphine ne posait pas de questions. Elle sentait la douleur, le
malheur prêts à bondir. Elle ne voulait pas remuer la vase de la mare pour
satisfaire sa curiosité.
Il avait de très beaux yeux bleus, très
tristes, mais très bleus. Il était précis, travailleur, sujet à des crises de
mélancolie. Il posait son pinceau et attendait, muet, que la mélancolie
s’éloigne. Il ressemblait alors à Buster Keaton perdu dans la tempête de
mariées. Ils avaient de longues conversations qui partaient souvent d’un
détail.
— Vous avez quel âge, monsieur
Sandoz ?
— L’âge où on ne veut plus de vous.
— Soyez précis.
— Cinquante-neuf ans et demi… Bon à
jeter aux orties !
— Pourquoi vous dites ça ?
— Parce que jusqu’à maintenant, je
n’avais pas compris qu’on pouvait être vieux et avoir vingt ans.
— C’est formidable !
— Non, pas du tout ! Quand je
rencontre une femme plaisante, j’ai vingt ans, je sifflote, je m’asperge d’eau
de toilette, je mets un foulard autour du cou et quand je veux l’embrasser,
qu’elle refuse, j’ai soixante ans ! Je me regarde dans la glace, je vois
des rides, des poils dans les narines, des cheveux blancs, des dents jaunies,
je tire la langue, elle est blanche, je sens mauvais… vingt ans et soixante ans,
ça ne va pas ensemble.
— Et vous vous sentez l’âme d’un
ancêtre…
— Je me sens l’âme d’un égaré. J’ai un
fils de vingt-cinq ans et je veux avoir vingt-cinq ans. Je tombe amoureux de
ses petites amies, je cours en short, je bouffe des vitamines, je lève des
poids. Je suis pitoyable. Mais je ne vois pas de solution parce que
aujourd’hui, être jeune, ce n’est pas seulement un moment de la vie, c’est une
condition de survie. Ce n’était pas comme ça, avant !
— Vous vous trompez, affirmait
Joséphine. Au XIIe siècle, on jetait les vieux à
la rue.
Il s’arrêtait de peindre, guettant
l’explication. Joséphine se lançait :
— Je connais un fabliau qui raconte
l’histoire d’un fils qui met son père à la porte, il vient de se marier et veut
vivre seul avec sa jeune épouse. Ça s’appelle La Housse partie ou en
français moderne, « la couverture partagée ». C’est le fils qui parle
au vieux père qui le supplie de ne pas le jeter à la rue :
Vous vous en irez par la ville
Il y en a bien encore dix mille
Qui trouvent leurs moyens d’existence
Ce serait vraiment malchance
Si vous n’y trouviez votre pitance
Chacun y guette sa chance !
Vous voyez, ce n’était pas le paradis
d’être vieux à l’époque ! Ils vivaient en bandes, rejetés par tous,
contraints à mendier ou à voler.
— Mais comment vous savez ça ?
— J’étudie le Moyen Âge. Je m’amuse à
chercher les similitudes entre hier et aujourd’hui. Et il y en a bien plus
qu’on ne croit ! La violence des jeunes, leur désarroi devant un avenir
bouché, les soirées de beuverie, le viol des filles en bandes, le piercing, les
tatouages, on trouve tous ces thèmes dans les fabliaux.
— Alors, c’est toujours le même
malheur…
— … et la même peur. La peur devant un
monde qui change et qu’on ne reconnaît pas. Le monde n’a jamais autant changé
qu’au Moyen Âge. Chaos puis renouveau. Il faut toujours en passer par là…
Il prenait une cigarette, l’allumait et se
mettait de la peinture rose sur le nez. Il souriait, piteux.
— Et comment sait-on qu’ils avaient
peur ?
— Par les textes et l’archéologie, les
objets qu’on retrouve dans les fouilles. Ils étaient obsédés par leur sécurité.
Ils construisaient des murs pour se protéger du voisin, des châteaux et des
tours pour décourager d’éventuels assaillants. Il s’agissait de faire peur à
tout prix. Beaucoup de fossés, d’enceintes, de meurtrières étaient des
protections symboliques et ne servaient jamais. Les verrous, les cadenas et les
clés sont des objets qu’on retrouve très souvent lors des fouilles. Tout était
bouclé par des serrures : les coffres, les portes, les fenêtres et la
porte du jardin. C’était la femme qui détenait les clés. Elle était le maître
de la maison.
— Le pouvoir était déjà entre les
mains des femmes !
— On s’effrayait devant les
changements climatiques, les inondations, le réchauffement de la planète. Sauf
qu’on ne disait pas planète…
— On disait le village dans la vallée
de l’Ubaye ou de la Durance…
— Exact. En l’an mil, il y a eu de
gros écarts de température et un réchauffement qui a fait monter le niveau des
lacs alpins de deux mètres ! De nombreux villages se sont retrouvés sous
l’eau. Les habitants fuyaient ; le chroniqueur Raoul Glaber, moine de
Cluny, écrivit qu’il plut tellement pendant trois ans, qu’« on ne put
ouvrir de sillon capable de recevoir la semence. Il s’ensuivit une famine ;
une faim enragée poussa les hommes à dévorer de la chair humaine ».
Elle parlait, parlait. C’est drôle, en
discutant avec lui, j’élabore ma thèse, j’expose mes arguments, je les teste,
je les développe.
Elle prit l’habitude de venir à la loge
avec un petit cahier où elle griffonnait l’enchaînement de ses idées. Il lui
venait des pensées en maniant le pinceau, le rouleau, le grattoir, la râpe, le
ciseau à bois, en s’usant les doigts sur un morceau de parquet à encoller. Bien
plus qu’en restant assise devant son ordinateur. À trop penser assis, on finit
par s’avachir. Le cerveau repose sur le corps et le corps donne de l’énergie au
cerveau en s’agitant. Comme lorsqu’elle courait le matin. C’est peut-être pour
cette même raison que l’inconnu du lac tourne en rond. Il cherche des mots pour
un roman, une chanson, une tragédie moderne ?
Monsieur Sandoz finissait toujours par
dire :
— Vous êtes une drôle de femme. Je me
demande ce que les hommes pensent de vous quand ils vous rencontrent…
Elle avait envie de lui demander :
« Et vous ? que pensez-vous de moi ? » mais n’osait pas. Il
aurait pu croire qu’elle attendait un compliment. Ou qu’elle désirait qu’il
l’emmène déjeuner pendant sa pause, qu’il lui prenne la main, qu’il lui parle à
l’oreille et l’embrasse. Elle ne voulait embrasser qu’un seul homme. Un homme
qu’il était interdit d’embrasser.
Ils se remettaient au travail. Ils
ponçaient, ils peignaient, ils enduisaient, ils remuaient des gravats, des
plâtres, des staffs, des stucs et des vernis.
Ils étaient souvent interrompus par
Iphigénie :
— Vous savez ce qu’on pourrait faire,
madame Cortès, une fois que tout sera fini ? On inviterait les gens de
l’immeuble. Ce serait simpatico, non ?
— Oui, Iphigénie, muy simpatico…
Iphigénie attendait ses meubles avec
impatience. Dormait dans les vapeurs de peinture, les fenêtres grandes ouvertes
sur la cour. Surveillait l’évolution de sa douche que monsieur Sandoz
transformait en salle de bains. Il avait récupéré une vieille baignoire et
avait réussi à l’encastrer. Il lui laissait des dépliants pour qu’elle
choisisse les robinets. Elle hésitait entre un mitigeur à bille creuse ou un
autre à cartouche.
— Ils vont être jaloux, les gens de
l’immeuble, ils vont me sermonner ! s’inquiétait-elle.
— Parce que vous avez fait d’un taudis
un petit palais ? Au contraire, ils devraient vous rembourser vos
frais ! tonnait monsieur Sandoz.
— C’est pas moi qui paie, c’est elle,
chuchotait Iphigénie en montrant Joséphine qui déclouait une plinthe mangée par
l’usure.
— Vous avez tiré le gros lot le jour où
vous vous êtes installée ici !
— On peut pas avoir tout le temps du
malheur sinon c’est lassant, disait Iphigénie qui repartait en faisant son
bruit de trompette.
Un matin, Iphigénie sonna à la porte de
Joséphine pour apporter le courrier. Il y avait des lettres, des imprimés et un
petit paquet.
— Les meubles ne sont toujours pas
arrivés ? demanda Joséphine en jetant un œil distrait sur le courrier.
— Non. Dites, madame Cortès, la
semaine prochaine, c’est la réunion des copropriétaires, vous n’avez pas oublié ?
Joséphine secoua la tête.
— Vous me raconterez ce qu’ils disent,
hein ? Au sujet de la petite fête… Ça ferait du bien à tout l’immeuble. Il
y a des gens qui vivent ici depuis dix ans et ne se parlent pas. Vous pouvez
inviter de la famille, si vous voulez.
— Je vais dire à ma sœur de venir.
Comme ça, elle verra mon appartement en même temps.
— Et pour la fête, on ira faire un
plein chez Intermarché ?
— D’accord.
— Bonne lecture, madame Cortès, je
crois que c’est un livre ! ajouta Iphigénie en désignant le paquet.
Celui-ci venait de Londres. Elle ne
reconnaissait pas l’écriture.
Hortense ? Elle avait déménagé. Elle
ne supportait plus sa colocataire. Elle appelait de temps en temps. Tout va
bien. Je poursuis mon stage chez Vivienne Westwood, j’ai travaillé trois jours
dans son atelier et c’était trop bien. J’ai suivi le début de la prochaine
collection, mais je n’ai pas le droit d’en parler. J’apprends à tordre des
armatures, à monter des corsets en gaze fine, des chapeaux de géant, des
guimpes en dentelle. J’ai les doigts en sang. Je pense déjà au prochain stage
que je dois faire. Peux-tu demander à Lefloc-Pignel s’il a une idée ou
préfères-tu que je l’appelle ?
Joséphine ouvrit le paquet avec précaution.
Un patron de robe dessiné par Hortense ? Un petit livre sur les ravages du
sucre dans les écoles anglaises, préfacé par Shirley ? Des photos
d’écureuils bondissants prises par Gary ?
C’était un livre. Les Neuf Célibataires
de Sacha Guitry. Une édition rare en veau cerise. Elle ouvrit la page de garde.
Une haute écriture à l’encre noire jaillit de la feuille blanche :
« On peut faire baisser les yeux de quelqu’un qui vous aime, mais on ne
peut pas faire baisser les yeux de quelqu’un qui vous désire. Je t’aime et je
te désire. Philippe. »
Elle serra le livre sur sa poitrine et
cueillit un rayon de bonheur. Il l’aimait ! Il l’aimait !
Elle déposa un baiser sur la couverture.
Ferma les yeux. Elle avait promis aux étoiles… Elle deviendrait carmélite et
disparaîtrait derrière les grilles dans un silence éternel.
La serveuse portait des tennis blancs, une
minijupe noire, un tee-shirt blanc et un petit tablier noué sur les hanches.
Elle voltigeait dans le café, ses cheveux blonds attachés sur la nuque,
dessinait des ronds autour des tables, glissait en se déhanchant entre deux
clients et semblait avoir deux paires d’oreilles pour entendre les demandes
qu’on lui criait à chaque table et quatre bras pour porter les plats sans les
renverser. C’était l’heure du déjeuner et tout le monde était pressé. Dans la
poche arrière de sa minijupe était glissé un bloc au bout duquel se balançait
un bic. Un large sourire errait sur ses lèvres comme si elle servait les
clients en pensant à autre chose. À quoi peut-elle bien songer qui la rende si
heureuse ? se demanda monsieur Sandoz en consultant le menu. Il prendrait
le plat du jour, saucisses-purée. C’est rare les gens qui sourient en silence.
Comme s’ils cachaient un secret. Est-ce que tous les individus ont un secret
qui les rend heureux ou malheureux ? Est-ce que je voudrais connaître le
secret de cette fille ? Oui sûrement…
— Et pour vous, ce sera quoi ?
demanda la fille en abaissant son regard gris pâle vers lui.
— Un plat du jour. Et de l’eau du
robinet.
— Pas de vin ?
Il secoua la tête. Plus de vin. L’alcool
l’avait envoyé au fond de la mare. Lui avait fait perdre son boulot
d’ingénieur, sa femme et son fils. Il venait de retrouver son fils. Il ne
boirait plus jamais une goutte d’alcool. Chaque matin, il se levait en se
disant je tiendrai jusqu’au soir et chaque soir, il se couchait en se répétant
encore une journée de gagnée. Cela faisait dix ans qu’il ne buvait plus, mais
il savait que l’envie de tendre le bras vers un verre était toujours présente.
Il pouvait presque la sentir comme une main mécanique.
— Valérie ! cria une voix
derrière le comptoir. Deux cafés et l’addition pour la 6 !
La fille blonde était repartie en criant
une saucisse, une !
Ainsi elle s’appelait Valérie. Valérie qui
sourit, Valérie qui a un mot aimable pour chacun, Valérie qui ne semble pas
avoir plus de vingt ans. Valérie qui se penche au-dessus de deux hommes qui
finissent de déjeuner. Si l’un portait beau et semblait sorti d’une page du Figaro
Économie, l’autre ressemblait à une libellule affolée. Il s’agitait,
tressaillait, battait des paupières tel un aveuglé. Il tenait ses couverts de
ses doigts longs et effilés comme des lames de ciseaux et inclinait un torse
raide et maigre au-dessus de son assiette. La peau semblait s’être posée sur
son visage en un film transparent, laissant voir les veines et les artères et
quand il pliait le coude, on pouvait craindre qu’il ne casse.
Quel drôle de personnage, pensa monsieur
Sandoz. Un vrai coléoptère. Il a l’air sombre, presque sinistre. Il parlait à
voix basse au bel homme élégant et semblait mécontent. Ces deux hommes-là, eux
aussi, ont un secret, peut-être partagent-ils le même ? Ils avaient un air
de connivence et semblaient se comprendre sans avoir besoin de se parler.
— Vous avez oublié mon café !
lança l’homme élégant à Valérie qui revenait avec la saucisse-purée et un café
posé sur le même bras.
— Une minute ! J’arrive !
répondit-elle en posant le plat devant monsieur Sandoz, rattrapant de justesse
le café qui menaçait de glisser.
Monsieur Sandoz lui sourit, ébloui par son
adresse.
— Vous êtes très forte ! dit-il.
— Ça s’appelle avoir du métier, dit la
fille en tournant la tête vers l’homme qui s’impatientait et réclamait son
café.
— En tous les cas, moi, je suis
bluffé !
— Ah ! s’ils pouvaient tous être
comme vous ! Y en a, ce sont de vrais emmerdeurs ! Suivez mon
regard ! répondit-elle en découvrant une rangée de dents blanches qui
riaient.
— Vous êtes toujours aussi gaie ?
poursuivit monsieur Sandoz, ne la lâchant pas des yeux.
Elle lui sourit gentiment, presque
maternellement. Une mèche de cheveux tomba sur ses yeux clairs et elle secoua
la tête pour la remettre en place.
— Je vais vous dire mon secret :
je suis amoureuse !
— Mais enfin !
Mademoiselle ! C’est inadmissible ! s’écria l’homme élégant en
agitant le bras.
— Voilà ! Voilà ! J’arrive…,
dit la serveuse en se redressant, le café en équilibre à la main. Et quand on
est amoureuse, on voit la vie en rose, n’est-ce pas ?
— Ça, c’est sûr, répondit monsieur
Sandoz. Mais il faut être deux…
Iphigénie ne semblait pas sensible aux
regards ardents qu’il posait sur elle. Quand il aurait eu envie de parler de
lui, d’elle, elle lui répondait clous et tournevis, colle à bois et pinceau.
S’il avait la tentation de poser un index sur la ride du front d’Iphigénie pour
la lisser, elle pivotait sur elle-même et partait ranger les poubelles ou faire
ses carreaux. Il tentait de timides échappées qu’elle ne remarquait pas. Il
étala la serviette en papier sur sa chemise blanche, coupa un bout de saucisse,
porta la fourchette à sa bouche et suivit des yeux Valérie qui s’approchait de
la table de l’homme élégant et de la libellule, le café à la main.
Au même instant, une femme repoussa sa
chaise et heurta la serveuse qui, déséquilibrée, trébucha. Le café se renversa,
éclaboussant l’imperméable blanc de l’homme élégant qui fit un bond sur sa
chaise.
— Je suis désolée, dit Valérie, en
attrapant un torchon posé sur son épaule, j’ai pas vu la dame qui se levait et…
Elle tentait d’effacer les traces de café
sur la manche de l’imperméable. Frottait, frottait, le nez baissé.
— Mais vous m’avez ébouillanté !
hurla l’homme en se dressant, furieux.
— N’exagérez pas tout de même !
Puisque je vous dis que je suis désolée…
— Et vous m’insultez en plus !
— Je vous insulte pas ! Je vous
présente mes excuses…
— De bien piètres excuses !
— Vous allez pas en faire tout un
plat ! Je vous dis que j’ai pas vu la dame !
— Et moi je vous dis que vous m’avez
insulté !
— Oh ! la, la ! Pauvre
mec ! C’est pas la peine de vous mettre dans cet état ! Vous avez pas
d’autres problèmes dans la vie ? Votre imper, vous le portez au pressing
et ça vous coûtera pas un rond ! On a des assurances pour ça !
L’homme élégant bafouillait d’indignation.
Prenait à partie la libellule qui considérait Valérie avec, semblait-il, une
étincelle d’appétit dans sa face de parchemin. Il doit la trouver belle en
femme indignée. Elle s’était échauffée et ses joues pâles rosissaient. C’est
vrai qu’elle est encore plus belle quand elle s’anime. À vingt ans, que
pouvait-elle connaître de la vie ? Elle savait se défendre, c’est sûr,
mais avec l’impétuosité de la jeunesse. Et l’homme élégant en paraissait
offusqué.
Il s’était levé, avait mis son imperméable
sous son bras et s’apprêtait à quitter la brasserie, laissant à la libellule le
soin de régler l’addition.
— Ben… vous êtes con ! Puisque je
vous dis qu’on a une assurance ! répéta encore Valérie en le regardant
partir. Il est con, ç’lui-là !
Monsieur Sandoz crut alors que l’homme
élégant allait la frapper. Il en esquissa le geste puis se reprit et sortit en
crachant sa colère.
La libellule était restée à table et
attendait que la serveuse lui apporte l’addition. Il tendit la main vers elle
quand elle la posa sur la table et lui caressa la main de ses longs doigts
squelettiques.
— Dis donc, espèce de vieux Dracula
pervers ! Tu vas pas t’y mettre, toi aussi ! s’écria-t-elle en le
foudroyant du regard.
Il baissa le nez, faussement contrit, et se
retira tel un courant d’air.
— Oh ! la, la ! Tous les
mêmes ! Cherchent toujours à se créer des ouvertures ! Vous demandent
même pas votre avis…
Monsieur Sandoz la regarda, amusé. Ils
devaient être nombreux à chercher des « ouvertures » avec elle.
Il resta un moment à la contempler. Elle
portait des bagues argentées à chaque doigt et cela faisait comme un
coup-de-poing américain. Pour se défendre ? Pour repousser les clients
entreprenants ? Deux hommes accoudés au bar la suivaient des yeux et,
quand elle revint vers eux, ils la félicitèrent. Monsieur Sandoz goûta la
purée, elle était presque froide, il se dépêcha de la finir avant qu’elle ne le
soit tout à fait. C’était de la purée chimique, de la purée en flocons vite
faite et cette purée-là, il le savait, virait vite au plâtre.
Quand il leva la main à son tour pour
demander un café et l’addition, la salle s’était vidée et la serveuse revint en
faisant attention à ne rien renverser.
— Ça vous arrive souvent ce genre
d’incident ? demanda-t-il en cherchant dans sa poche s’il avait la
monnaie.
— Sais pas ce qu’ils ont les gens à
Paris, mais ils vivent sur le bout des nerfs !
— Vous n’êtes pas d’ici ?
— Non ! s’exclama-t-elle en
retrouvant son sourire. Moi, je viens de la province et, en province, je peux
vous dire qu’on s’énerve pas comme ça ! On prend son temps.
— Et qu’est-ce que vous êtes venue
faire chez les énervés ?
— Je veux être comédienne, je travaille
pour payer mes cours de théâtre… Ces deux-là, je les ai repérés depuis
longtemps, toujours pressés, toujours désagréables et pas un rond de
pourboire ! Comme si j’étais une boniche !
Elle frissonna et son sourire heureux
s’évanouit à nouveau.
— Allez ! C’est pas grave…, dit
monsieur Sandoz.
— Vous avez raison ! dit-elle.
C’est quand même une belle ville, Paris, si vous oubliez les gens !
Monsieur Sandoz se leva. Il avait laissé un
billet de cinq euros sur la table. Elle le remercia d’un grand sourire.
— Ben, vous alors… Vous me réconciliez
avec les hommes ! Parce que je peux vous dire un autre secret, moi, j’aime
pas les hommes…
— Et alors ? Elle t’a
répondu ? demanda Dottie.
Ce soir, ils allaient à l’Opéra.
Avant de retrouver Dottie, il avait dîné
avec Alexandre. « Maman a téléphoné, elle veut venir vendredi, elle
demande que tu la rappelles », avait dit son fils les yeux sur son bifteck
bien cuit, écartant les frites qu’il gardait pour plus tard. Il mangeait le
steak par devoir, les frites par gourmandise.
— Ah…, avait dit Philippe, pris au
dépourvu. On avait des projets pour ce week-end ?
— Pas que je sache…, avait répondu
Alexandre en mastiquant sa viande.
— Parce que si tu veux la voir, elle
peut venir. On n’est pas fâchés, tu sais.
— Vous êtes juste pas d’accord sur la
manière de voir la vie…
— C’est ça. Tu as tout compris.
— Elle peut amener Zoé ?
J’aimerais bien voir Zoé. Elle me manque…
Il avait appuyé sur le « elle »
comme s’il ne retenait pas la proposition de sa mère.
— Je vais y réfléchir, avait dit
Philippe en se disant que la vie devenait très compliquée.
— En cours de français, on nous a
demandé de raconter une histoire en un maximum de dix mots… Tu veux savoir
comment je m’en suis sorti ?
— Bien sûr…
— « Ses parents étaient postiers,
il finit timbré… »
— Génial !
— J’ai eu la meilleure note. Tu sors
ce soir ?
— Je vais à l’Opéra avec une amie.
Dottie Doolittle.
— Ah… Quand je serai plus grand, tu
m’emmèneras ?
— Promis.
Il avait embrassé son fils, avait marché
jusqu’à l’appartement de Dottie, espérant qu’une solution s’imposerait à lui au
fil des pas. Il n’avait pas envie de revoir Iris, mais il ne voulait pas non
plus l’empêcher de voir son fils, ni la brusquer en parlant séparation,
divorce. Dès qu’elle ira mieux, j’aborderai le sujet, s’était-il dit avant de
sonner à l’appartement de Dottie Doolittle. Il remettait toujours à plus tard.
Il était assis sur le rebord de la
baignoire, un verre de whisky à la main, et regardait Dottie se maquiller.
Chaque fois qu’il levait son verre, son coude heurtait le rideau de douche en
plastique où une Marilyn éclatante se déhanchait en envoyant des baisers.
Devant lui, en collant et soutien-gorge noirs, Dottie s’agitait dans un
désordre coloré de poudres, de pinceaux, de houppettes. Quand elle manquait un
trait ou un aplat de peinture, elle jurait comme une mal embouchée et
reprenait :
— Alors ? Elle t’a répondu ou
pas ?
— Non.
— Rien du tout ? Même pas un cil
glissé dans une enveloppe ?
— Rien…
— Moi, quand je serai très amoureuse
d’un garçon, je lui enverrai un cil par la poste. C’est une preuve d’amour, tu
sais, parce que les cils, ça ne repousse pas. On naît avec un capital et il ne
faut pas le dilapider…
Elle avait repoussé ses cheveux en arrière,
les avait écrasés avec deux larges pinces ; elle ressemblait à une
adolescente qui se maquille en cachette. Elle sortit une petite boîte de boue
noire, une petite brosse aux poils rêches, cracha, frotta la brosse sur la boue
noire. Philippe grimaça. Les yeux plantés dans la glace, elle déposait sur ses
cils un épais crachat noir. Elle crachait, frottait, visait, posait, et
recommençait. Quatre temps cadencés qui racontaient l’habitude, l’habileté, la
féminité entraînée.
— C’est pour une phrase comme ça qu’un
jour, un garçon tombera amoureux de toi, dit-il pour lui rappeler que,
justement, il n’était pas ce garçon-là.
— Les beaux garçons amoureux des mots,
ça n’existe plus. Ils grandissent en parlant à leur game-boy.
Une goutte d’eau tomba du pommeau de la
douche sur son col et il se déplaça.
— Ta douche fuit…
— Elle ne fuit pas. J’ai dû mal
refermer le robinet.
La bouche grande ouverte, les yeux au ciel,
le coude en équerre, elle s’enduisait les cils en faisant bien attention à ce
que la pâte noire ne coule pas. Elle reculait d’un pas, s’examinait dans la
glace, faisait une grimace et recommençait.
— Elle n’a pas succombé à l’esprit de
Sacha Guitry, reprit Philippe, pensif. La phrase était belle, pourtant…
— Tu vas trouver autre chose. Je vais
t’aider. Rien de mieux qu’une femme pour séduire une autre femme ! Vous
avez perdu la main, vous !
Elle mordilla ses lèvres, apprécia son
reflet dans la glace. Faufila son index dans un Kleenex pour effacer la
minuscule ride qui se remplissait de noir. Souleva une paupière d’un geste sec
de chirurgien pour y glisser un bâton de khôl gris, ferma l’œil, laissa filer
le bâton et rouvrit un œil de Néfertiti éblouie. Se retourna vers lui d’un
mouvement rapide de reins qui quêtait le compliment.
— Très joli ! fit-il dans un
sourire rapide.
— C’est intéressant, dit-elle en
répétant l’opération sur l’autre œil, tu ne trouves pas ? On va se mettre
à deux pour séduire une femme !
Il la dévisageait, fasciné par le ballet
des mains, du bâtonnet, du flacon de khôl qu’elle maniait en experte sans
renverser la poudre.
— Toi, Christian, moi, Cyrano. À cette
époque, un homme engageait un homme pour parler à sa place.
— C’est que les hommes ne savent plus
parler aux femmes… Moi, en tout cas, j’échoue. Je crois bien que je n’ai jamais
su.
Une nouvelle goutte tomba sur sa main et il
choisit d’aller s’asseoir sur le couvercle des toilettes.
— Tu as fini Cyrano ?
demanda-t-il en s’essuyant le dos de la main sur la première serviette qu’il
trouva.
Il lui avait offert Cyrano de Bergerac
en anglais.
— J’ai adoré… So french !
Elle brandit sa brosse de rimmel, l’agita
en récitant les vers en anglais :
Philosopher and scientist,
Poet, musician, duellist –
He flew high, and fell back again !
A pretty wit – whose like we lack –
A lover… not like other men…
C’est si beau que j’ai cru mourir !
Grâce à toi, je palpite. Je m’endors avec la sonate de Scarlatti, je lis des
pièces de théâtre. Avant, je palpitais en rêvant qu’on m’offrait des manteaux
de fourrure, des voitures, des parures, aujourd’hui, j’attends un livre, un
opéra ! Je ne coûte pas cher comme maîtresse !
Le mot « maîtresse » sonna comme
un contre-ut poussé par une diva qui s’écroule dans la fosse d’orchestre. Elle
l’avait prononcé exprès, pour voir s’il réagirait, si le gros mot glisserait,
invisible, consolidant la place qu’elle prenait chaque jour dans sa vie ;
il l’entendit comme un premier tour de clé qui l’enfermait. Elle attendit,
suspendue à l’image de la truqueuse dans la glace, priant pour que le mot passe
et qu’elle puisse le répéter plus tard et plus tard encore pour mieux
l’enfoncer. Il se demanda comment le jeter par-dessus bord sans la blesser. Ne
pas le laisser s’incruster, le décoller doucement, le balancer dans la petite
corbeille qui débordait d’emballages en carton et de cotons. Un silence
tremblant d’attente et de réticence s’installa. Il réfléchit et se dit qu’il
n’y avait pas plusieurs manières de retirer ce mot qui l’entravait.
— Dottie ! Tu n’es pas ma
maîtresse, tu es mon amie.
— Une amie avec laquelle on dort est
une maîtresse, assura-t-elle, forte de son abandon de la nuit précédente. Il
n’avait pas parlé, mais avait crié son nom comme s’il découvrait un nouveau
monde. Dottie ! Dottie ! Ce n’était pas un cri de copain, c’était un
cri d’amant qui se soumet au joug du plaisir. Elle connaissait ce cri-là, elle
pouvait en tirer des conclusions. Cette nuit, se dit-elle, cette nuit, dans le
lit, il y a eu reddition.
— Dottie !
— Oui…, marmonna-t-elle en rectifiant
un cil qui s’incurvait à l’envers.
— Dottie, tu m’entends ?
— D’accord, soupira Dottie, qui ne
voulait pas entendre. Tu m’emmènes où, ce soir ?
— Voir La Gioconda.
— De…
— Ponchielli.
— Super ! Bientôt je serai prête
pour Wagner. Encore quelques soirées et j’entendrai la Tétralogie sans
broncher !
— Dottie…
Elle baissa les bras, devant la glace, et
aperçut la vaincue, en face, qui faisait la grimace. Elle n’avait plus l’air
aussi enjoué et une trace de rimmel descendait sur sa joue en une piste noire.
Il l’attrapa par la main, l’attira vers
lui.
— Tu veux qu’on arrête de se
voir ? Je le comprendrais très bien, tu sais.
Elle se raidit et détourna les yeux. Parce
que ça lui serait égal qu’on ne se voie plus ? Je suis superflue. Vas-y,
mon vieux, vas-y, tue-moi, enfonce plus profond le couteau dans la plaie, je
respire encore. Je hais les hommes, je me hais d’avoir besoin d’eux, je hais
les sentiments, je voudrais être une femme bionique qui donne des coups de pied
quand on veut l’embrasser et ne laisse personne l’approcher.
Elle renifla, détournant les yeux, le corps
comme une marionnette.
— Je ne veux pas te rendre
malheureuse… Mais je ne veux pas non plus que tu croies que…
— Assez ! hurla-t-elle en
plaquant ses mains sur les oreilles. Vous êtes tous les mêmes ! J’en ai
marre d’être la bonne copine. Je veux qu’on m’aime !
— Dottie…
— Marre d’être seule ! Je veux
des phrases de Sacha Guitry, je m’arracherais les cils un par un et je les
enverrais couchés dans du papier de soie ! Je ferais pas la fine bouche,
moi !
— Je comprends très bien… Je suis
désolé.
— Arrête, Philippe, arrête ou je vais
te tuer !
On dit qu’un homme se sent impuissant
devant les larmes d’une femme. Philippe regardait pleurer Dottie, étonné. On
avait passé un contrat, pensait-il en homme d’affaires courtois, je ne fais que
lui en rappeler les termes.
— Mouche-toi, dit-il en attrapant un
Kleenex.
— C’est ça ! Pour ruiner le fond
de teint à un milliard d’Yves Saint Laurent !
Il roula le mouchoir en boule et le jeta.
L’orage annoncé éclatait, le rimmel
dégoulinait sur des joues balafrées de noir et de beige. Il regarda sa montre.
Ils allaient être en retard.
— Vous êtes tous pareils ! Des
lâches ! Des salauds de lâches ! Voilà ce que vous êtes ! Y en a
pas un pour racheter l’autre !
Elle rugissait comme si elle provoquait en
duel tous les mâles qui avaient abusé d’elle, l’avaient roulée sous eux une
nuit puis congédiée par SMS.
Pourquoi, si tu as une si mauvaise idée des
hommes, parais-tu étonnée ? pensait Philippe. Pourquoi espères-tu à chaque
fois ? Ce devrait être le contraire : moi qui les connais bien, je
sais qu’il ne faut rien attendre d’eux. Je les prends et je les jette.
Puisqu’ils ne dépassent pas l’épaisseur d’un Kleenex.
Ils restaient silencieux, chacun buté dans
ses questions, sa solitude, sa colère. Je veux une peau contre laquelle me
frotter, mais une peau qui me parle et qui m’aime, trépignait Dottie. Je
voudrais que Joséphine bondisse dans un train et me rejoigne, qu’elle me fasse
la grâce d’une nuit. Philippe, please ! love me ! implorait
Dottie, Merde ! Joséphine, une nuit, une seule nuit ! ordonnait
Philippe.
Les fantômes auxquels ils s’adressaient ne
répondaient pas et ils étaient face à face, embarrassés, chacun, d’un amour
qu’ils ne pouvaient troquer.
Philippe ne savait que faire de ses bras.
Il les ramena le long du corps, prit son manteau, son écharpe et sortit. Il
irait voir La Gioconda sans fille pendue à son bras.
Dottie lança une dernière plainte avant de
se jeter sur son lit, au milieu des petits coussins WON’T YOU BE MY SWEETHEART ? I’M SO LONELY qu’elle envoya
valser à travers la pièce dans une violente bourrasque. Elle ne serait plus
jamais la chérie d’un homme. Elle en avait fini avec eux. Elle serait comme
Marilyn : « I’M
THROUGH WITH LOVE… »
— Va-t’en ! Bon débarras !
hurla-t-elle une dernière fois en se retournant vers la porte.
Elle se leva en titubant, glissa le DVD de Certains
l’aiment chaud dans le lecteur, s’enroula dans les couvertures. Au moins,
cette histoire-là finissait bien. À la dernière minute, alors que tout semblait
perdu, que Marilyn, moulée dans une mousseline fine, pleurait sa chanson sur
scène, Tony Curtis se jetait sur elle, lui roulait un patin et l’enlevait.
À la toute dernière minute ?
Un soupçon d’espoir se leva en elle.
Elle se précipita à la fenêtre, souleva le
rideau, scruta la rue.
Et s’insulta.
« La vie est belle. La vie est
belle », chantonnait Zoé en sortant de la boulangerie. Elle avait envie de
danser dans la rue, de dire aux passants : Hé ! Vous savez
quoi ? Je suis amoureuse ! Pour de vrai ! Comment je le
sais ? Parce que je rigole toute seule, que j’ai l’impression que mon cœur
va exploser quand on s’embrasse.
Quand est-ce qu’on s’embrasse ?
Juste après les cours, on va dans un café,
on se met dans le fond de la salle, là où on est sûrs que personne nous verra,
et on s’embrasse. Au début, je ne savais pas comment on faisait, c’était la
première fois, mais lui non plus, il savait pas. C’était la première fois,
aussi. J’ouvrais toute grande la bouche et il disait, t’es pas chez le
dentiste. Alors on a fait comme dans les films.
Hé ! Vous savez quoi ? Il
s’appelle Gaétan. C’est le plus beau prénom du monde. D’abord il y a deux
« a » et moi, j’aime les « a » et puis il y a un
« G ». J’aime les « G ». Et par-dessus tout, quand ça fait
« Ga… »
Comment il est ?
Plus grand que moi, blond, des yeux pas
grands et très sérieux. Il aime le soleil et les chats. Il déteste les tortues.
Il est pas baraqué, mais quand il me serre dans ses bras, c’est comme s’il
avait trois millions de muscles. Il a une odeur, pas de parfum, il sent bon,
j’adore. Il préfère marcher que prendre le métro et sa petite copine, c’est ZOÉ CORTÈS.
Je ne savais pas que ça me ferait ça, j’ai
envie de le hurler au monde entier dans la rue ! En fait non, j’ai envie
de le chuchoter à tout le monde comme un secret qu’on peut pas s’empêcher de
raconter. Je m’embrouille. Bon, ça fait comme un secret. Un secret
hyper-important que j’aurais pas le droit de raconter, mais que je brûlerais de
crier. De toute manière apparemment, il se dévoile tout seul mon secret. Je le
dis sans parler. Ça se mélange grave dans ma tête. Y a un drôle de truc en
plus, c’est que j’ai l’impression de rayonner. C’est comme si j’étais plus
grande, plus haute et puis aussi, tout à coup, je suis devenue belle. Je crains
plus personne ! Même les filles dans Elle, je m’en fiche.
En sortant du collège, ce soir, on a décidé
d’aller au cinéma. Il a trouvé une excuse pour ses parents. Moi, j’ai pas
besoin. Ma mère, en ce moment, je lui parle plus. Elle m’a trop déçue. Quand je
suis en face d’elle, je vois celle qui embrasse Philippe sur la bouche, et
j’aime pas. Pas du tout.
Mais finalement, c’est pas grave parce que…
Je suis heureuse, heureuse.
Je suis plus la même. Et pourtant, je suis
la même. Ça fait comme si j’avais un grand ballon dans la gorge, comme si
j’avalais plein d’air. Ça fait le cœur qui s’envole, qui bat comme une
casserole, juste avant de le voir tellement j’ai peur de ne pas être assez
jolie, qu’il ne m’aime déjà plus ou quoi. J’ai peur tout le temps. Je vais aux
rendez-vous sur la pointe des pieds de peur qu’il change d’avis.
Quand on s’embrasse, j’ai envie de rire et
je sens ses lèvres sourire. Je ne ferme pas les yeux, juste pour voir ses
paupières baissées.
Quand on marche dans la rue, il me prend
par les épaules et on se serre tellement fort que nos copains râlent parce
qu’on avance pas assez vite.
Oui parce que maintenant, grâce à lui, j’ai
plein de copains !
Hier, j’avais un pull sur les épaules, il
m’a prise dans ses bras et je me suis rendu compte que le pull était tombé
seulement quand c’était trop tard… C’était un pull d’Hortense, elle va être
furieuse ! Je m’en fiche.
Hier, il a dit « Zoé Cortès est ma
petite copine » avec des yeux très sérieux et puis il m’a serrée fort, et
j’ai cru mourir dans le ciel.
Quand on s’embrasse en marchant, on perd
tout le temps l’équilibre, on pourrait en faire une chanson. Il se moque de moi
parce que je rougis. Il dit « tu es la seule fille qui rougit et qui
marche en même temps ».
Hier, j’ai eu envie de l’embrasser, tout à
coup, comme ça, au milieu d’une phrase, comme si une abeille m’avait piquée. Il
a ri quand je l’ai embrassé, et puis comme je faisais la tête, il a dit en
s’excusant « c’est parce que je suis content », et j’avais encore
plus envie de l’embrasser.
J’ai tout le temps envie qu’il me serre
dans ses bras. J’ai pas envie de faire l’amour avec lui, juste d’être avec lui.
D’ailleurs, on n’a pas fait l’amour. On n’en parle pas. On se serre très fort.
Et on s’envole.
Moi, ça me suffit d’être dans ses bras. Je
pourrais y rester des heures. On ferme les yeux et on décolle. On se dit
« demain, on va à Rome, dimanche à Naples ». Il a un faible pour
l’Italie. Il se moque de moi parce que je lui dis que mon dernier amour,
c’était Marius dans Les Misérables. Il préfère les actrices, les
blondes. Il dit que moi, je suis presque blonde. J’ai des reflets dans les
cheveux et sous une certaine lumière, on dirait que je suis blonde. Le mieux,
c’est bête, mais c’est quand on se sépare. J’ai l’impression que quelque chose
va sortir de ma poitrine et de mon ventre tellement je suis heureuse. Quelque
chose va exploser et montrer mes entrailles à tout le monde.
En ce moment, j’ai un sourire qui
s’accroche tout seul sur mes lèvres et j’ai de la musique cool dans la tête. Et
en même temps j’ai comme une impression d’irréel, comme si c’était juste pas
vrai. J’ai fait un vœu, le vœu qu’il m’aime encore demain matin et le matin
d’après, parce que j’ai toujours peur que ça s’arrête.
J’ai rien dit à ma mère. Ça me tue quand
j’y pense. Je me demande si, elle aussi, elle a les entrailles qui explosent
quand elle pense à Philippe. Je me demande si l’amour, c’est pareil à tous les
âges…
Joséphine poussa la porte de la salle où
avait lieu la réunion des copropriétaires au moment même où on votait pour
désigner le président de séance. Elle était en retard. Shirley l’avait appelée
alors qu’elle partait. Puis, elle avait attendu l’autobus en pestant, avec tout
l’argent que j’ai gagné je pourrais quand même prendre un taxi ! L’argent,
ça s’apprend. On apprend à en gagner et on apprend à le dépenser. Elle avait
toujours mauvaise conscience à le dilapider en petits conforts, douceurs,
sucreries de la vie. Elle ne concevait encore les dépenses que pour des choses
« importantes » : l’appartement, la voiture, les études
d’Hortense, les charges, les impôts. Pour le futile, elle répugnait à dépenser.
Elle regardait trois fois le prix d’un manteau et reposait le parfum à
quatre-vingt-dix-neuf euros.
On aurait dit une salle d’examen. Une
quarantaine de personnes étaient assises devant des papiers posés sur la
tablette de leurs sièges. Elle alla s’asseoir au fond de la salle, à côté d’un
homme au visage rond, aux cheveux mal aplatis, avachi sur sa chaise comme sur
un transat. Il ne lui manquait plus que la crème solaire et le parasol. Il
battait la mesure de ses jambes croisées, en fixant la pointe de ses
chaussures. Il avait dû rater un accord parce qu’il s’interrompit, marmonna
« merde ! merde ! » avant de reprendre le battement de
pied.
— Bonjour, dit Joséphine en se
laissant tomber sur le siège voisin. Je suis madame Cortès, cinquième étage…
— Et moi, monsieur Merson, le père de
Paul… et le mari de madame Merson, répondit-il, et toutes ses rides remontèrent
vers le haut en un joyeux sourire.
— Enchantée, dit Joséphine en
rougissant.
Il avait un regard perçant qui tentait de
voir à travers ses vêtements. Comme s’il voulait lire la marque de son
soutien-gorge.
— Y a-t-il un monsieur Cortès ?
demanda-t-il en faisant pencher le poids de son corps vers elle.
Joséphine, troublée, fit celle qui n’avait
pas entendu.
Le fils Pinarelli leva la main pour se
proposer comme président de séance.
— Tiens ! Il est venu sans sa
maman ! Quelle audace ! lâcha monsieur Merson.
Une dame d’une cinquantaine d’années au
visage sévère, assise devant lui, se retourna et le foudroya du regard. Maigre,
presque émaciée, les cheveux en casque noir, les sourcils charbon noués en une
broussaille épaisse, elle ressemblait à ces épouvantails qu’on plante dans les
champs pour faire peur aux oiseaux.
— Un peu de décence, s’il vous
plaît ! croassa-t-elle.
— Je plaisantais, mademoiselle de
Bassonnière, je plaisantais…, lui répondit-il avec un large sourire.
Elle haussa les épaules et fit volte-face.
Cela fit le bruit d’une lame qui déchire l’air. Monsieur Merson eut une moue
d’enfant.
— Ils ont très peu le sens de
l’humour, vous allez vite vous en apercevoir !
— J’ai raté quelque chose
d’important ?
— J’ai peur que non ! Les
empoignades commenceront plus tard. Pour le moment, nous en sommes aux
hors-d’œuvre. Les lances ne sont pas encore sorties… C’est votre première
fois ?
— Oui. J’ai emménagé en septembre.
— Alors, bienvenue à Massacre à la
tronçonneuse… Vous n’allez pas être déçue. Le sang va couler !
Le regard de Joséphine fit le tour de la
pièce. Au premier rang, elle reconnut Hervé Lefloc-Pignel, assis à côté de
monsieur Van den Brock. Les deux hommes s’échangeaient des papiers. Un peu plus
loin, sur le même rang, monsieur Pinarelli. Ils avaient pris le soin de laisser
trois chaises vides entre eux.
Le syndic, un homme en costume gris, au
regard flou, au sourire doux et conciliant, décréta que monsieur Pinarelli serait
donc président de séance. Puis il fallut choisir un secrétaire, deux
scrutateurs. Les mains se levaient, avides d’être retenues.
— C’est leur moment de gloire !
chuchota monsieur Merson. Vous allez comprendre la griserie du pouvoir.
L’ordre du jour comportait vingt-six
articles et Joséphine se demanda combien de temps durerait l’assemblée
générale. Chaque point soulevé était soumis au vote. Le premier sujet de
discorde fut le sapin de Noël qu’Iphigénie avait dressé dans le hall de
l’immeuble pendant les fêtes.
— Quatre-vingt-cinq euros le sapin,
glapit monsieur Pinarelli. Ces frais devraient être à la charge de la gardienne
étant donné que ce sapin est là, c’est évident, pour forcer les étrennes. Or,
il ne semble pas que nous touchions, en tant que copropriété, un centime de cet
argent récolté. Donc je propose que, dorénavant, elle paie le sapin et les
décorations de Noël. Et qu’elle rembourse les frais occasionnés, cette année.
— Je suis d’accord avec monsieur
Pinarelli, se rengorgea en soulevant sa poitrine creuse mademoiselle de
Bassonnière. Et j’émets des réserves sur cette gardienne qu’on nous a, une fois
de plus, imposée.
— Enfin, s’exclama Hervé
Lefloc-Pignel, qu’est-ce que quatre-vingt-cinq euros partagés en quarante
lots !
— Il est facile de se montrer généreux
avec l’argent des autres ! persifla mademoiselle de Bassonnière d’une voix
aiguë.
— Ah ! Ah ! commenta en
aparté monsieur Merson, première passe d’armes ! Ils sont en jambes, ce
soir. D’habitude, ils s’échauffent plus longtemps.
— Qu’insinuez-vous par cette
phrase ? demanda Hervé Lefloc-Pignel en se dressant face à l’adversaire.
— J’entends qu’on dépense facilement
l’argent quand on n’a pas à le gagner à la sueur de son front !
Joséphine crut que Lefloc-Pignel allait
défaillir. Il eut un haut-le-corps et devint livide.
— Madame ! Je vous somme de
retirer vos insinuations ! s’exclama-t-il, étranglé dans son col de
chemise.
— Bien, monsieur le Gendre !
ricana mademoiselle de Bassonnière en piquant du nez comme pour picorer son
succès.
Joséphine se pencha vers monsieur Merson et
demanda :
— Mais de quoi parlent-ils ?
— Elle lui reproche d’être le gendre
de son beau-père qui possède la banque dont il est P-DG ! Une banque privée
d’affaires. Mais c’est la première fois qu’elle est aussi explicite. Ce doit
être en votre honneur. C’est une sorte d’initiation… et un avertissement à ne
pas vous frotter à elle, sinon elle ira fouiller dans votre passé. Elle a un
oncle aux Renseignements généraux et possède des fiches sur tous les habitants
de l’immeuble.
— Je ne continuerai pas cette réunion
si mademoiselle de Bassonnière ne me présente pas des excuses ! rugit
Lefloc-Pignel en s’adressant au syndic, dont le regard embarrassé flottait sur
l’assemblée.
— C’est hors de question, grommela
l’ennemie frissonnante sur ses ergots.
— C’est de la routine. Ils
s’asticotent, ils s’évaluent, commenta monsieur Merson. Vous savez que vous
avez de jolies jambes ?
Joséphine rougit et étala son imperméable
sur ses genoux.
— Madame, monsieur, je vous demande de
revenir à la raison, intervint le syndic qui s’essuyait le front, ébranlé par
cette première joute verbale.
— J’attends des excuses ! insista
Hervé Lefloc-Pignel.
— Je n’en ferai pas !
— Mademoiselle, je ne me retirerai pas
à cause du dix-huitième point qui requiert ma présence, mais sachez que si vous
n’étiez pas une femme, on irait s’expliquer !
— Oh ! Je n’ai pas peur !
Quand on sait d’où vient ce monsieur ! Un péquenot… Ah ! Elle est
belle, la copropriété !
Hervé Lefloc-Pignel tremblait. Les veines
de son front gonflaient, sur le point d’éclater. Il se balançait sur ses
longues jambes, prêt à massacrer la malotrue qui, enchantée, en rajoutait,
vomissant son fiel :
— Sa femme divague dans les couloirs
et sa fille se dandine en roulant des hanches ! Bravo !
Lefloc-Pignel fit un pas vers la duègne.
Joséphine crut un instant qu’il allait la gifler, mais monsieur Van den Brock
intervint. Il se leva, lui parla à l’oreille et Lefloc-Pignel finit par se
rasseoir, non sans avoir jeté un regard noir à la vipère. Il se dégageait de
cette scène une violence étrange. Comme si c’était la répétition d’une pièce
dont chaque participant connaissait la fin, mais où chacun tenait à jouer son
rôle sans faiblir.
— Oh ! mais c’est violent !
s’exclama Joséphine, horrifiée. Je n’aurais jamais cru que…
— C’est tout le temps comme ça,
soupira monsieur Merson. Lefloc-Pignel pousse la copropriété à des dépenses qui
ulcèrent la radine Bassonnière. Il entend tenir son rang et que l’immeuble
brille. Elle lâche les biffetons avec l’arthrose de l’usurier. En plus, il
semblerait qu’elle sache des choses sur son origine qu’il aimerait mieux qu’on
tût. Ah ! Ah ! Vous avez remarqué : quand je suis entouré de ce
beau monde, je me mets à l’imparfait du subjonctif ! Sinon, je parle comme
un charretier…
Il la considéra avec un grand sourire en se
tapotant la poitrine.
— N’empêche que vous avez de fines
attaches ! Très fines, très belles, une invitation à la caresse…
— Monsieur Merson !
— J’aime les jolies femmes. Je crois
même que j’aime toutes les femmes. Je les vénère. Particulièrement lorsqu’elles
s’abandonnent. Alors là… La beauté féminine atteint une perfection quasi
mystique ! C’est, à mes yeux, une preuve que Dieu existe. Une femme dans
le plaisir est toujours jolie.
Il siffla d’excitation, croisa, décroisa
ses jambes et jeta un regard carnivore sur Joséphine qui ne put s’empêcher
d’étouffer un rire.
Il fit une pause et reprit :
— Comment croyez-vous qu’elle soit,
dans le plaisir, la Bassonnière ? Renversée serrée ou renversée ouverte et
molle ? Je parierais pour renversée serrée à double tour ! Et sèche
comme un coing ! Pas de velouté ni de charnu. Dommage !
Et comme Joséphine ne répondait pas, il
entreprit de lui raconter les riches heures de la famille Bassonnière, en
chuchotant caché derrière la paume de la main, ce qui donnait une impression
d’intimité qui ne passa pas inaperçue.
Mademoiselle de Bassonnière était issue
d’une famille noble et ruinée qui, à l’origine, possédait tout l’immeuble, plus
deux ou trois autres dans le quartier. Elle n’avait que neuf ans quand elle
surprit, l’oreille collée à la porte du bureau de son père, les sombres
gémissements d’un homme acculé à la faillite. Il annonçait à sa femme dans quel
piteux état se trouvaient leurs finances et comment il faudrait se résoudre à
vendre, un par un, leurs biens immobiliers. « Encore heureux si nous
réussissons à en conserver un, de bon aloi, en façade noble ! »
avait-il dit, effondré à l’idée de se dépouiller de ce patrimoine qui lui
permettait d’entretenir chevaux de polo, maîtresses et de s’adonner au poker,
le mercredi soir. La famille habitait alors au quatrième étage de l’immeuble A,
dans l’appartement occupé par les Lefloc-Pignel.
Ce fut le premier coup que reçut Sibylle de
Bassonnière. Les dettes de son père allèrent grandissant ; elle avait
dix-huit ans quand ils durent quitter l’immeuble A pour se réfugier dans le
sombre trois pièces sur cour de l’immeuble B, où logeait autrefois leur vieille
bonne, Mélanie Biffoit, et son époux, chauffeur de monsieur de Bassonnière.
Elle en avait entendu des quolibets au sujet de cette pauvre Mélanie qui se
contentait de si peu ! « C’est ça, les pauvres, disait sa mère, on
leur donne un quignon de pain et ils vous baisent la main. C’est ne pas leur
faire du bien que de trop les gâter ! Rassasiez un pauvre, il devient
enragé. »
Désargentée, mademoiselle de Bassonnière
avait choisi d’ériger sa misère en sacerdoce. Elle se vantait de n’avoir jamais
cédé aux sirènes de l’argent, de la gloire ou du pouvoir, oubliant simplement
qu’elle n’avait les moyens d’aucune de ces trois tentations. Elle était donc
restée vieille fille et amère. Comme elle en voulait à son père de les avoir
ruinés, elle en voulut aux hommes d’être des créatures faibles, pleutres,
dépensières. Après une longue carrière comme dactylo au ministère de la Marine,
elle avait pris sa retraite. Elle crachait son venin à chaque réunion de
copropriété. C’était son seul exutoire. Le reste de l’année, elle épargnait
pour payer les folles dépenses imposées par les A.
Après avoir provoqué Lefloc-Pignel, elle
s’en prit à monsieur Merson au sujet d’un scooter mal garé, fit une allusion à
sa sexualité débridée, ce qui le fit ronronner d’aise, et, voyant que ses
propos le chatouillaient plutôt que de l’offenser, elle se retourna contre
monsieur Van den Brock et le piano de sa femme.
— Et je voudrais que cessât ce vacarme
provenant à toute heure de votre étage !
— Ce n’est pas du vacarme, madame,
c’est Mozart ! répliqua monsieur Van den Brock.
— Je ne vois pas la différence quand
votre femme joue ! siffla la vipère.
— Changez votre sonotone ! Il
sature !
— Retournez dans votre pays !
C’est nous qui saturons !
— Mais je suis français, madame, et
fier de l’être…
— Van den Brock ? C’est
français ?
— Oui, madame.
— Un métèque blond qui se pousse du
col et sème des petits bâtards dans le ventre de ses patientes abusées !
— Madame ! s’écria monsieur Van
den Brock, le souffle coupé par l’énormité de l’accusation.
Le syndic, épuisé, avait jeté l’éponge. Son
stylo faisait des ronds et des carrés sur la première page de l’ordre du jour
et son coude ne semblait plus pouvoir soutenir longtemps le poids de sa tête.
Il y avait encore treize points à examiner et il était sept heures du soir. À
chaque réunion, il assistait aux mêmes scènes et se demandait comment ces gens
réussissaient à cohabiter le restant de l’année.
Chacun y alla de son couplet sur le
racisme, la tolérance, l’exorbitance des propos, mais mademoiselle de
Bassonnière n’en démordit pas, soutenue dans ses flots de bile par monsieur
Pinarelli qui ponctuait toutes ses interventions par un « cela fait du
bien de le dire ! » qui la relançait si, d’aventure, elle avait la
tentation de se calmer.
— Les Bassonnière et les Pinarelli
habitent l’immeuble depuis toujours et c’est comme si on avait envahi leurs
terres ! Nous sommes leurs immigrés ! expliqua monsieur Merson.
— Cette femme est dangereuse, dit
Joséphine. Elle respire la haine !
— Elle s’est déjà fait casser la
gueule deux fois. Une fois par un Arabe qu’elle avait traité de parasite social
à la poste, la fois suivante par un Polonais qu’elle avait accusé d’être
nazi ! Elle l’avait pris pour un Allemand. Au lieu de la calmer, ces
agressions renforcent son amertume ; elle se prend pour une victime et
crie à l’injustice, au complot mondial. On change de concierge tous les deux
ans à cause d’elle. Elle les martyrise, les harcèle et le syndic cède. Mais
Pinarelli n’est pas mal, non plus ! Vous saviez qu’il ne supporte pas
Iphigénie qu’il accuse d’être fille mère ! « Fille mère ! »
C’est une appellation de l’autre siècle !
— Mais elle a un mari ! Le
problème, c’est qu’il est en prison…, pouffa Joséphine.
— Comment le savez-vous ?
— Elle me l’a dit…
— Vous êtes copine avec elle ?
— Oui. Je l’aime beaucoup. Et je sais
qu’elle veut organiser une petite fête dans sa loge à la fin des travaux… Ça va
être difficile ! soupira Joséphine en considérant l’assemblée.
Monsieur Merson éclata de rire, ce qui fit
l’effet d’un coup de tonnerre dans la salle. Tout le monde se retourna vers
lui.
— C’est nerveux, s’excusa-t-il avec un
grand sourire. Mais au moins, ça va calmer le jeu ! Mademoiselle de
Bassonnière, vous êtes indigne d’appartenir à notre communauté.
Au mot de « communauté », elle
faillit s’étrangler et se tassa sur sa chaise en maugréant que, de toute façon,
c’était trop tard, la France foutait le camp, le mal était fait, le vice et
l’étranger régnaient dans le pays.
Il y eut un murmure désapprobateur dans la
salle et le syndic, profitant de l’accalmie relative, reprit l’ordre du jour. À
chaque proposition, les B votaient non, les A, oui et l’atmosphère redevenait
électrique. Réfection des portes des parties communes situées dans la
cour ? Oui. Travaux de réfection des bandeaux en zinc ? Oui. Travaux
d’assainissement du local à poubelles avec création de bacs appropriés ?
Oui.
Joséphine décida de s’envoler à tire-d’aile
vers un océan bleu, des palmiers, une plage de sable blanc. Elle imagina des
vaguelettes lui léchant les chevilles, le soleil sur son dos, le sable en
plaques sur le ventre, et se détendit. Elle entendait, de loin en loin, des
bouts de phrases, des termes barbares, « constitution de provisions
spéciales », « modalités de consultation », « couverture et
charpente » qui troublaient son paradis, mais poursuivit sa rêverie. Elle
avait raconté à Shirley la phrase écrite par Philippe en page de garde du
livre.
— Alors, tu conclus quand, Jo ?
— Tu es bête !
— Saute dans l’Eurostar et viens le
voir. Personne ne le saura. Je vous prête mon appart, si tu veux ! Vous
n’aurez même pas besoin de sortir.
— Je te le répète, Shirley, c’est
impossible ! Je ne peux pas.
— À cause de ta sœur ?
— À cause d’un truc qui s’appelle la
conscience. Tu connais ?
— C’est quand on a peur du châtiment
de Dieu ?
— Si tu veux…
— Oh ! by the way, j’en ai
une bien bonne à te raconter…
— Pas trop crue ? Tu sais que ça
me gêne toujours.
— Si, justement… Écoute. L’autre jour,
dans un cocktail, je rencontre un homme très bien, très beau, très charmant. On
se regarde, il me plaît, je lui plais, on s’interroge, on se dit oui, on
s’esquive, on va dîner, on se plaît encore, on se dévore des yeux, on se goûte,
on se soupèse et on se retrouve au lit… Chez lui. Je vais toujours chez
l’adversaire pour pouvoir lever le camp quand je le désire. C’est plus
pratique.
— Shirley…, gémit Joséphine qui voyait
se préciser la confidence abrupte.
— Donc on se couche, on s’entreprend
et je suis en train de lui faire mille gâteries que je ne te détaillerai pas vu
ton faible niveau en volupté lorsque l’homme se répand en gémissements et
marmonne : « Oh ! My God ! Oh ! my God ! »
en battant de la tête sur l’oreiller. Alors, outrée, je m’interromps, je
m’appuie sur un coude et rectifie : « It’s not God ! It’s
Shirley ! »
Joséphine avait soupiré, découragée :
— J’ai peur d’être une vraie gourde,
au lit…
— C’est pour ça que tu recules devant
la nuit d’amour avec Philippe ?
— Non ! Pas du tout !
— Mais si, mais si…
— C’est vrai que parfois, je me dis
qu’il a dû connaître des femmes plus délurées que moi…
— De là tant de vertu ! J’ai
toujours pensé que les gens étaient vertueux par paresse ou par peur. Merci,
Jo, tu viens de me donner raison…
Joséphine avait dû expliquer qu’il fallait
qu’elle écourte leur conversation, elle allait être en retard à la réunion.
— Y aura le beau voisin aux yeux de
braise ? avait demandé Shirley.
— Oui, sûrement…
— Et vous rentrerez ensemble bras
dessus, bras dessous en devisant…
— Tu es vraiment une obsédée !
Shirley ne nia point. On reste si peu de
temps sur terre, Jo, profitons, profitons. Moi, se disait Joséphine en
entendant les derniers mots de la réunion et les premiers participants se
lever, j’ai besoin de me regarder dans la glace, le soir, de dire, les yeux
dans les yeux, à la fille dans la glace « ça va pour aujourd’hui, je suis
fière de toi ».
— Vous comptez dormir ici ?
l’interrogea monsieur Merson. Parce qu’on lève le camp…
— Excusez-moi ! Je rêvassais…
— Je m’en suis aperçu, on ne vous a
pas entendue !
— Oups ! fit Joséphine, gênée.
— Ce n’est pas grave. Ce n’était pas
les budgets du Pharaon !
Son téléphone sonna, il décrocha et
Joséphine l’entendit dire « oui, ma beauté… ».
Elle se détourna et gagna la sortie.
Hervé Lefloc-Pignel la rattrapa et lui
proposa de la raccompagner.
— Ça vous ennuierait de rentrer en
marchant ? J’aime Paris, la nuit. Je me promène souvent. C’est ma façon à
moi de faire de l’exercice.
Joséphine pensa à l’homme qui faisait des
tractions, accroché à la branche d’un arbre, le soir de l’agression. Elle
frissonna et s’écarta de lui.
— Vous avez froid ? demanda-t-il,
d’un ton plein de sollicitude.
Elle sourit et se tut. Le souvenir de
l’agression revenait souvent en petits rappels douloureux. Elle y pensait sans
y penser vraiment. Tant qu’on ne l’aurait pas arrêté, l’homme aux semelles
lisses demeurerait embusqué dans son esprit comme un danger.
Ils prirent le boulevard Émile-Augier,
longèrent l’ancienne voie ferrée et se dirigèrent vers le parc de la Muette. Il
faisait un temps de printemps, frais, piquant et Joséphine remonta le col de
son imperméable.
— Alors, s’enquit-il, comment
avez-vous trouvé cette première réunion ?
— Détestable ! Je ne pensais pas
que ça pouvait être aussi violent…
— Mademoiselle de Bassonnière dépasse
souvent les bornes, concéda-t-il d’un ton mesuré.
— Je vous trouve gentil. Elle insulte
carrément les gens !
— Je devrais apprendre à me maîtriser.
Chaque fois, je tombe dans le panneau. Et pourtant, je la connais ! Mais
je me laisse avoir…
Il paraissait furieux contre lui-même et
secouait la tête comme un cheval étranglé par son licol.
— Monsieur Van den Brock a été servi,
lui aussi, reprit Joséphine. Et monsieur Merson ! Ces allusions à sa
sexualité !
— Personne n’y échappe. Elle a frappé
fort cette fois-ci ! Sûrement pour vous impressionner.
— C’est ce que m’a dit monsieur
Merson ! Il m’a expliqué qu’elle avait des fiches sur tout le monde…
— J’ai vu que vous vous étiez assise à
côté de lui, vous aviez l’air de beaucoup vous amuser.
Il avait prononcé ces mots avec un soupçon
de réprobation.
— Je le trouve drôle et plutôt
sympathique, dit Joséphine pour se justifier.
Il commençait à se faire tard et le ciel
s’assombrissait d’ombres mauves et sombres. Les marronniers avides des
premières chaleurs de printemps tendaient leurs branches vert tendre comme
autant d’appels à la douceur. Joséphine les imaginait en géants bottés
s’ébrouant après l’hiver. Des fenêtres des appartements s’échappaient des
bruits de conversation et l’animation derrière les vitres entrouvertes jurait
avec les rues désertes où résonnait l’écho de leurs pas.
Un grand chien noir traversa et s’arrêta
sous un réverbère. Il les considéra un instant, se demandant s’il devait
s’approcher ou les éviter. Joséphine posa sa main sur le bras d’Hervé
Lefloc-Pignel.
— Vous avez vu comme il nous
regarde ?
— Qu’il est laid ! s’exclama
Lefloc-Pignel.
C’était un grand dogue noir, au poil ras,
haut de garrot, au regard jaune, oblique. Son oreille gauche, cassée, pendait
et l’autre, mal taillée, était réduite à un moignon. On apercevait, sur son
flanc droit, une large estafilade où la peau affleurait, rose et boursouflée.
Il émit un grognement sourd comme pour les avertir de ne pas bouger.
— Vous croyez qu’il est
abandonné ? dit Joséphine. Il n’a pas de collier.
Elle le détaillait avec tendresse. Il lui
semblait qu’il s’adressait à elle, que son regard l’isolait d’Hervé
Lefloc-Pignel, comme s’il regrettait qu’elle soit accompagnée.
— Le dogue noir de Brocéliande.
C’était le surnom de Du Guesclin. Il était si laid que son père ne voulait pas
le voir. Il se vengea en devenant le plus belliqueux de sa génération ! À
quinze ans, il triomphait dans les tournois et combattait masqué, pour cacher
sa laideur…
Elle tendit la main vers le chien qui
recula l’amble puis vira et s’enfuit en trottinant vers le parc de la Muette.
Sa haute silhouette noire se fondit dans la nuit.
— Il a peut-être un maître qui
l’attend sous les arbres, dit Hervé Lefloc-Pignel. Un vagabond. Ils ont souvent
des gros chiens comme compagnons, vous avez remarqué ?
— On devrait le déposer sur le
paillasson de mademoiselle de Bassonnière ! suggéra Joséphine. Elle serait
bien embêtée.
— Elle irait le livrer à la
police !
— Ça, c’est sûr ! Il n’est pas
assez chic pour elle.
Il eut un sourire triste, puis enchaîna
comme s’il n’avait cessé de penser aux propos de la Bassonnière :
— Ça ne vous ennuie pas d’être en
compagnie d’un péquenot ?
Joséphine sourit.
— Vous savez, je ne viens pas de très
haut non plus… On est deux sur la même balançoire !
— Vous êtes gentille…
— Et puis ce n’est pas une tare de ne
pas sortir de la cuisse de Jupiter !
Il baissa la voix et prit le ton de la
confidence.
— Elle a raison, vous savez : je
suis un petit gars de la campagne. Abandonné par ses parents, recueilli par un
imprimeur dans un patelin normand. Elle a des fiches sur tout le monde grâce à
son oncle. Bientôt, elle saura tout de vous si ce n’est déjà fait !
— Ça m’est complètement égal. Je n’ai
rien à cacher.
— On a tous un petit secret.
Réfléchissez bien…
— C’est tout réfléchi !
Puis elle pensa à Philippe et rougit dans
l’obscurité.
— Si votre secret est d’avoir grandi
dans un petit village du fond de la campagne, d’avoir été abandonné puis
recueilli par un homme généreux, ce n’est pas honteux ! Ce pourrait même
être le début d’un roman à la Dickens… J’aime Dickens. On ne le lit plus
beaucoup.
— Vous aimez raconter des histoires,
les écrire…
— Oui. En ce moment, je suis en panne
romanesque, mais un rien pourrait me faire repartir ! Je vois des débuts
d’histoire partout. C’est une manie.
— On m’a dit que vous aviez écrit un
livre qui avait très bien marché…
— C’était une idée de ma sœur, Iris.
C’est le contraire de moi : belle, vive, élégante, à l’aise partout !
— Vous étiez jalouse d’elle quand vous
étiez petite ?
— Non. Je l’adorais.
— Ah ! Vous avez employé le
passé !
— Je l’aime toujours, mais je ne la
vénère plus comme avant. Il m’arrive même de me rebeller.
Elle eut un petit rire modeste et
ajouta :
— Je fais des progrès chaque
jour !
— Pourquoi ? Elle vous
tyrannisait ?
— Elle n’aimerait pas que je dise
cela, mais oui… Elle imposait sa loi. Maintenant, ça va mieux, j’essaie de
m’affranchir. Je ne réussis pas à chaque fois… C’est du boulot de changer un
pli qui est pris !
Elle eut un petit rire pour masquer son
embarras. Cet homme l’intimidait. Il avait belle allure, belle figure, haute
taille, et une prévenance qui la touchait. Elle se sentait flattée de marcher à
ses côtés et s’en voulait, en même temps, d’avoir besoin d’être mise en valeur.
Elle avait la fâcheuse habitude de se précipiter dans des confidences afin
d’accaparer l’attention de ceux qui l’impressionnaient. Comme si elle ne
s’estimait pas assez intéressante pour rester silencieuse, comme s’il fallait
qu’elle se « vende », qu’elle livre un kilo de chair fraîche pour
charmer l’autre. Elle se remit à babiller. C’était plus fort qu’elle.
— Quand on va chez ma sœur, elle a une
maison à Deauville, on prend l’autoroute et je regarde les villages au loin,
dans la campagne. Je vois des petites fermes enfermées dans des bosquets, des
toits de chaume, des granges et j’entends les histoires de Flaubert et de
Maupassant…
— Je viens d’un de ces petits
villages… et ma vie ferait un roman !
— Racontez-moi !
— Ce n’est pas très intéressant, vous
savez…
— Si ! j’aime les histoires.
Ils marchaient du même pas. Ni trop lent ni
trop rapide. Elle eut envie de lui prendre le bras, mais se retint. Ce n’était
pas un homme qui autorisait les épanchements.
— À l’époque, mon village était
vivant, animé. Il y avait une grand-rue avec des boutiques de chaque côté. Un
bazar, une épicerie, un coiffeur, un bureau de poste, une boulangerie, deux
bouchers, un marchand de fleurs, un café. Je n’y suis jamais retourné, mais il
ne doit pas rester grand-chose du monde que j’ai connu. C’était il y a…
Il chercha dans ses souvenirs.
— Plus de quarante ans… j’étais un
enfant.
— Vous aviez quel âge quand vous avez
été…
Elle hésita à dire « abandonné »
et ne finit pas sa phrase.
— Je devais avoir… Je ne me souviens
pas, vous savez… Je me souviens de certaines choses, très précises, mais pas de
l’âge que j’avais.
— Vous êtes resté longtemps chez
lui ?
— J’ai grandi avec lui. Sa petite
entreprise s’appelait IMPRIMERIE
MODERNE. Les lettres étaient peintes en vert sur un
bandeau de bois blanc. Il s’appelait Graphin. Benoît Graphin… Il disait qu’il
avait un nom prédestiné. Graphin, graphie, graphique. Il travaillait jour et
nuit. Il n’était pas marié, il n’avait pas d’enfants. J’ai tout appris de lui.
Le sens du travail bien fait, la ponctualité, l’ardeur à l’ouvrage…
Il semblait reparti dans un autre monde.
Même ses mots étaient désuets. Ils s’écaillaient sur le bandeau en peinture
blanche. Il se frottait l’intérieur du majeur comme pour en effacer des traces
d’encre imaginaires.
— J’ai grandi au milieu des machines.
L’imprimerie à cette époque, c’était artisanal. Il composait ses textes à la
main. Avec des caractères en plomb qu’il alignait dans un compositeur. C’était
souvent du Didot ou du Bodoni. Ensuite, il tirait une épreuve, il corrigeait
les erreurs. Il mettait les caractères dans un châssis, il imprimait. Il avait
une machine OFMI qui sortait deux mille exemplaires à l’heure. Il surveillait
l’encrage et pendant tout ce temps-là, tout ce temps où il travaillait, il
m’expliquait ce qu’il faisait. Il me récitait les termes techniques comme on
récite à un enfant les tables de multiplication. Je devais connaître deux cents
types de polices, ainsi que toutes les mesures typographiques, le point et le
cicéro. Je me souviens de tout. De tous les termes techniques, de ses gestes,
des odeurs, des rames de papier qu’il massicotait, qu’il mouillait, qu’il
faisait sécher… Il y avait une grosse machine au fond de l’atelier, une
Marinoni qui faisait un bruit infernal. Il restait là, à la surveiller, et il
me prenait la main… Ce sont des souvenirs merveilleux. Les souvenirs d’un
péquenot !
Il avait prononcé ces derniers mots d’un
air mauvais.
— C’est une mauvaise femme, dit Joséphine.
Il ne faut pas prêter attention à ce qu’elle dit !
— Je sais, mais c’est mon passé. Il ne
faut pas y toucher. C’est interdit. J’avais une amie, aussi. Elle s’appelait
Sophie. Je dansais avec elle, une, deux, trois, une, deux, trois… Elle tendait
sa petite tête vers moi, une, deux, trois, une, deux, trois, et je me sentais
grand, protecteur, important. C’étaient des moments de grand bonheur. J’aimais
cet homme. À dix ans, à l’entrée en sixième, il m’a mis en pension à Rouen. Il
disait que je devais étudier dans de bonnes conditions. Je revenais le voir le
week-end et pendant les vacances. Je grandissais. Je m’ennuyais dans l’atelier.
J’étais jeune. Ce qu’il m’apprenait ne m’intéressait plus. Je frimais avec mon
nouveau savoir, il me regardait en se caressant le menton d’un air à la fois
mélancolique et douloureux. Je crois que je le méprisais d’être resté un
artisan. Quel idiot j’étais ! Je croyais prendre le pouvoir en affirmant
mon savoir. Je voulais lui en imposer…
— Vous devriez entendre comment me parlent
mes filles quand elles m’apprennent à me servir d’Internet : comme à une
débile !
— Quand les enfants en savent plus que
les parents, cela pose le problème de l’autorité…
— Oh ! moi, ça m’est égal, je
m’en fiche pas mal qu’elles pensent que je suis une attardée mentale !
— Il ne faut pas. Vous devez être
respectée, en tant que mère et éducatrice. Vous savez, dans le futur, les
problèmes d’autorité vont devenir centraux. La carence du père dans les
sociétés actuelles pose un énorme problème pour l’éducation des enfants. Moi,
je veux restaurer l’image du pater familias.
— On peut aussi apprendre la douceur,
la tendresse, d’un père, suggéra Joséphine qui leva les yeux vers le ciel.
— Ça, c’est le rôle de la mère,
rectifia Hervé Lefroc-Pinel.
— À la maison, c’était
l’inverse ! dit Joséphine en souriant.
Il lui lança un regard brusque, vite
dérobé. Il y avait en lui quelque chose de farouche, de secret. Elle avait
l’impression qu’il hésitait à se livrer, mais que, lorsqu’il le faisait, il
était capable de grands abandons.
— Iphigénie, la gardienne, voudrait
donner une petite fête dans sa loge pour la fin des travaux… Avec tous les gens
de l’immeuble.
Ils entraient dans le square et Joséphine
frissonna à nouveau. Elle se rapprocha de lui comme si le meurtrier pouvait
surgir, derrière son dos.
— Ce n’est pas une bonne idée.
Personne ne se parle dans l’immeuble.
— Ma sœur Iris viendra…
Elle avait dit cela pour le convaincre de
venir. Iris demeurait son sésame, sa clé magique. Celle qui ouvrait toutes les
portes. Elle se souvint, petite, quand elle désirait inviter des amis chez elle
et qu’ils se montraient réticents, elle ajoutait, honteuse de ne pas emporter
l’adhésion, « ma sœur sera là ». Et ils venaient. Et elle se sentait
encore plus misérable.
— Je passerai, alors. Pour vous faire
plaisir.
Elle ne put s’empêcher de penser qu’il
serait attiré par Iris. Et qu’Iris serait surprise qu’elle connaisse un homme
aussi séduisant. Arrête de te comparer à elle, ma pauvre fille, arrête !
Ou tu seras malheureuse pour l’éternité. On perd toujours à se comparer.
Ils se quittèrent dans l’ascenseur avec un
petit salut de la tête. Il avait repris ses distances et elle se demanda si
c’était le même homme qui venait de lui ouvrir son cœur.
Zoé n’était pas dans sa chambre : elle
avait dû filer dans la cave de Paul Merson. Elle ne lui demandait plus
l’autorisation.
— Ça suffit comme ça, déclara-t-elle
aux étoiles, les coudes posés sur la rambarde du balcon. Aidez-moi !
Faites qu’elle me parle. C’est insupportable, ce silence.
Elle resta un long moment à fixer la nuit
sombre et mauve. Son cou devenait douloureux à force de le tendre vers le ciel.
Elle attendrait jusqu’à ce que les étoiles lui répondent et si elle devait
devenir un bout de bois, qu’importe, elle deviendrait un bout de bois !
Elle attendit, au garde-à-vous, la tête
droite. Elle promit de réparer si elle avait blessé Zoé, promit de comprendre,
promit de se remettre en question, de ne pas fuir lâchement s’il y avait un
problème à affronter. Elle fit le vide en elle et resta dressée vers le ciel.
Les grands arbres du parc remuaient doucement comme s’ils accompagnaient son
attente. Elle se glissa dans les branches pour y poser sa demande, qu’elle
monte vers le ciel et soit entendue.
Bientôt, elle aperçut la petite étoile au bout
de la Grande Ourse qui scintillait. Elle envoya un, deux, trois éclairs comme
un langage en morse qui lui transmettait un message. Elle poussa un cri.
Elle referma la fenêtre et, remplie d’un
bonheur qui chantait à tue-tête, alla se coucher, impatiente d’être au
lendemain. Ou au jour d’après. Ou d’après… Elle n’était plus pressée.
Sibylle de Bassonnière ouvrit le couvercle
de sa poubelle et grimaça. Une odeur rance de poisson gras monta des détritus.
Elle décida de la descendre sans plus attendre. Elle avait mangé du saumon, ce
soir, et la poubelle empestait. C’est fini, je n’en reprends plus jamais.
D’abord ça coûte cher, ensuite ça rissole et ça colle, enfin ça empeste. Ça
empeste dans la poêle, ça empeste dans la poubelle, ça empeste jusque dans mes doubles
rideaux. On renifle le gras grésillant du saumon pendant plusieurs jours. À
chaque fois, je me laisse berner par ce poissonnier, par son refrain sur les
oméga 3, le bon et le mauvais cholestérol ! Désormais, je prendrai du
flétan. C’est moins cher et ça n’empeste pas. Maman faisait toujours du flétan,
le vendredi.
Elle passa sa robe de chambre achetée par
correspondance chez Damart, chaussa ses pantoufles, mit une paire de gants en
caoutchouc et s’empara de la poubelle. Elle sortait sa poubelle chaque soir, à
vingt-deux heures trente, c’était un rite, mais ce soir-là, elle s’était dit
qu’elle attendrait le lendemain.
Elle n’attendrait pas. Un rite était un
rite, il convenait de le respecter pour conserver l’estime de soi.
Elle eut une petite moue de femme gourmande
et se dit qu’en fin de compte elle ne regrettait pas le saumon. C’était sa
douceur hebdomadaire. Il en fallait bien ! Elle les avait bien mouchés
encore, ce soir. Elle s’était fait la brochette complète : Lefloc-Pignel,
Van den Brock et Merson. Trois impudents qui habitaient dans ses meubles. Le
premier avait réussi à faire oublier ses origines grâce à son mariage, le
deuxième était un dangereux imposteur et le troisième un dévergondé fier de
l’être. Elle savait sur eux des choses qu’elle était seule à connaître. Grâce à
son oncle, le frère de sa mère. Il avait travaillé dans la police. Au ministère
de l’Intérieur. Il avait des fiches sur tout le monde. Quand elle était petite,
elle prenait un journal, montait sur ses genoux, pointait un fait divers du
doigt et disait raconte-moi comment il a été arrêté celui-là. Il chuchotait
dans son oreille tu ne le diras à personne, hein ? c’est un secret, elle
hochait la tête et il racontait les filatures, les embuscades, les indics, les
longues heures d’attente avant que l’homme ne tombe dans les filets de la
police. Mort ou vif. Il y avait des trahisons, des imprudences, des sommations,
des fusillades et toujours, toujours du drame et du sang. C’était bien plus
intéressant que les livres de la Bibliothèque verte ou rose que sa mère
l’obligeait à lire.
Elle avait pris goût aux secrets.
Il avait pris goût aux fiches et même s’il
n’était plus en poste, il avait toujours ses dossiers. Mis à jour. Parce qu’il
rendait des services. Qu’il était muet comme un tombeau, souple dans ses
alliances, tolérant pour les excès d’autorité des uns ou les faiblesses des
autres.
Elle avait ainsi appris l’origine de
Lefloc-Pignel, sa longue errance d’enfant adopté et rejeté par tous, les foyers
d’accueil plus minables les uns que les autres, son mariage inespéré avec la
petite Mangeain-Dupuy et son ascension dans la bonne société. Elle savait
pourquoi Van den Brock avait quitté Anvers et était venu exercer en France,
« erreur médicale ? crime parfait, plutôt », s’amusait-elle à lui
murmurer quand elle sortait de ces réunions annuelles où elle était confrontée
à ses trois victimes. Et le libidineux Merson ? N’allait-il pas fricoter
dans des boîtes à partouzes ? Ne s’emmêlait-il pas le corps dans des nœuds
infâmes ? Cela ferait mauvais effet si ça se savait… L’oncle avait des
photos. Merson avait l’air de s’en moquer, mais il rirait moins si elles
atterrissaient sur le bureau de son PDG, le très austère monsieur Lampalle des
Maisons Lampalle, « les maisons du bonheur et de la famille » !
Adieu veaux, vaches, promotion ! Il ne tenait qu’à elle que ce bel avenir
s’évanouisse.
Elle les tenait. Une fois par an, elle leur
lançait des avertissements. C’était son grand soir. Elle s’y préparait des
semaines à l’avance. Le Van den Brock avait failli rendre l’âme, cette fois.
Elle avait le dossier complet de son « erreur » médicale. Elle rit
toute seule et imagina l’ouverture d’un nouveau procès. Avec toutes les
maîtresses, présentes et passées. Cela ferait du beau linge à laver !
C’était un fameux pouvoir qu’elle avait là. Cela ne suffisait pas à lui rendre
son immeuble et le bel appartement de façade, mais c’étaient de délicieuses
piqûres de rappel du temps où elle était quelqu’un, où les locataires lui
faisaient des sourires, lui demandaient comment elle allait. Aujourd’hui, on
lui claquait les portes au nez. Elle était une vieille fille inutile.
Elle prit l’ascenseur, tenant à distance la
poubelle qui puait le saumon. Appuya sur le bouton du rez-de-chaussée. La
petite nouvelle avec ses yeux de biche égarée l’avait galvanisée. Son dossier
était vide. Le livre écrit par sa sœur ? Secret éventé. Mais son mari, en
revanche… L’homme n’était pas clair. La sainte-nitouche ne savait pas tout. Ou
feignait d’ignorer. Elle ne désespérait pas d’apprendre quelque chose sur elle.
C’était la devise de son oncle : chaque homme a son secret, sa petite
vilenie qui, bien exploitée, en fait un serviteur ou un allié.
Elle traversa la cour et se dirigea vers le
local à poubelles.
Elle ouvrit la porte. Une odeur de moisi
humide, de déchets putrides la saisit à la gorge. Elle porta la main à sa
bouche et se pinça le nez. Quelle porcherie ! Et cette concierge qui ne
faisait rien ! Trop occupée à repeindre sa loge ! Mais ça allait
changer, elle en parlerait au syndic. Elle savait comment lui parler.
Elle se félicita d’avoir mis des gants en
caoutchouc et souleva le lourd couvercle de la première poubelle, en reculant
pour ne pas recevoir les effluves nauséabonds en plein nez. C’est
ignoble ! Du temps de mes parents, on n’aurait pas supporté cette crasse.
Demain, j’adresse un courrier au syndic et réclame le départ de cette fille. Il
connaît la procédure par cœur, maintenant, je n’ai plus besoin d’insister, je
n’aurai même pas besoin de mentionner le nom de son concubin qui est en prison.
Quand je pense qu’il a engagé cette fille sans enquêter sur ses
relations ! Le père de ses enfants, un criminel ! Quelle
négligence ! Je lui mettrai le dossier sous le nez.
Elle n’entendit pas la porte du local
s’ouvrir derrière elle.
Penchée au-dessus de la grande poubelle
grise, pestant au sujet d’Iphigénie, sa robe de chambre Damart ouverte sur sa
chemise de nuit rose, elle se sentit attirée violemment en arrière, reçut un
premier coup dans la poitrine, puis un autre, et un autre.
Elle n’eut pas le temps de crier, d’appeler
à l’aide. Elle tomba en avant, sur la poubelle. Son long corps de vierge sèche
s’affala sur le couvercle puis heurta une autre poubelle avant de s’effondrer
sur le sol. Elle pivota sur elle-même, se laissa tomber comme une chiffe molle.
Elle pensa qu’elle n’avait pas encore tout dit, qu’il y avait encore beaucoup
de gens dont elle connaissait les secrets honteux, beaucoup de gens qui
pourraient la détester, et elle aimait tellement qu’on la déteste car on ne
déteste pas les faibles, n’est-ce pas, on ne hait que les puissants.
Couchée sur le sol, elle aperçut les
chaussures de l’homme qui s’acharnait sur elle, de belles chaussures d’homme
riche, des chaussures anglaises, arrondies au bout, des chaussures neuves, aux
semelles lisses qui lançaient des éclairs blancs dans la nuit. Il s’était
baissé et la poignardait en cadence, elle pouvait compter les coups et cela
faisait comme une danse, elle les comptait pendant qu’ils s’abattaient sur
elle, ils se mélangeaient dans son esprit avec le sang dans sa bouche, le sang
sur ses doigts, le sang sur ses bras, le sang partout. Une vengeance ? Se
pourrait-il qu’elle ait vu juste : tous empêtrés dans des secrets trop
lourds pour eux ?
Elle se répandait lentement sur le sol, les
yeux fermés, se disant oui, oui, je le savais, tous quelque chose à cacher, et
même cet homme si beau qui pose en slip sur les panneaux publicitaires. Un bel
homme brun à la mèche romantique. Qu’il lui plaisait ! Fort et fragile,
proche et distant, magnifique et absent. Avec une fêlure qui le mettait à sa
merci. L’oncle lui avait raconté la fêlure. Il connaissait tous les moyens de
posséder les gens. Tout le monde a un prix, disait-il, tout le monde a une
blessure. Bien sûr, il était plus jeune qu’elle, bien sûr il ne la regarderait
pas, mais cela ne l’empêchait pas de s’endormir en rêvant qu’il devenait son
obligé, qu’elle devenait sa confidente, qu’il l’écoutait et que, peu à peu, des
liens se tissaient entre eux, le mannequin et la vieille fille. L’oncle possédait
des fiches sur lui : plusieurs arrestations en état d’ivresse ou sous
l’emprise de stupéfiants. Insultes à agent, troubles sur la voie publique. Il a
une gueule d’ange, mais se conduit comme un voyou, ton ami. Oh, si seulement,
il pouvait être mon ami ! s’était-elle dit, la confidence au bord des
lèvres.
Elle avait appris son nom, son adresse,
l’agence, galerie Vivienne, pour laquelle il travaillait. Mais surtout, elle
avait appris son secret. Le secret de sa vie, sa double vie. Elle n’aurait
peut-être pas dû lui envoyer cette lettre anonyme. Elle avait été imprudente.
Elle était sortie de son univers. Son oncle lui disait toujours de choisir sa
cible avec discernement, de se garder du danger.
Savoir se garder. Elle avait oublié.
Elle se laissa glisser lentement dans la
douleur, puis une douce inconscience, une mare de sang chaude, gluante. Elle
aurait aimé se retourner pour voir le visage de son agresseur, mais elle n’en
eut pas la force. Elle remua un doigt de la main gauche, sentit le sang
visqueux, épais, son sang à elle. Elle se demanda se peut-il qu’il m’ait
identifiée après avoir reçu la lettre ? Quelle faute ai-je commise pour
qu’il me retrouve ? J’avais pris soin de ne pas laisser d’empreinte,
d’aller la poster à l’autre bout de Paris, j’avais acheté des journaux que je
ne lis jamais pour découper les mots. Je ne poserai plus jamais mes lèvres sur
ses photos. J’aurais dû avouer cette ferveur à mon oncle. Il m’aurait mise en
garde : « Sibylle, garde ton calme, c’est ton problème, tu ne sais
pas te maîtriser. Les menaces se distillent en douceur. Plus tu restes modérée,
plus l’impact est fort. Si tu t’emportes, tu ne fais plus peur à personne, tu
révèles ta faiblesse. » C’était une autre de ses devises. Elle aurait dû
écouter son oncle. Il parlait comme la Bible.
Alors, s’étonna-t-elle, on peut continuer à
penser si près de mourir ? Le cerveau marche encore alors que le corps se
vide, que le cœur hésite à battre, que le souffle s’épuise…
Elle sentit l’agresseur la pousser du pied,
rouler son corps inerte, derrière la grosse poubelle, celle du fond qu’on ne
sortait qu’une fois la semaine. Il la poussait et la tassait au fond du local
pour la cacher, l’enroulait dans un bout de moquette sale pour qu’on ne la
découvre pas tout de suite. Elle se demanda qui avait déposé cette moquette,
pourquoi elle traînait là. Encore une négligence de cette incapable de
concierge ! Les gens ne font plus leur métier, ils veulent les primes et
les vacances, mais ils ne veulent plus se salir les mains. Elle se demanda au
bout de combien de temps on la retrouverait. Pourrait-on déterminer l’heure
exacte de la mort ? L’oncle lui avait expliqué comment on faisait. La
tache noire sur le ventre. Elle aurait une tache noire sur le ventre. Elle
heurta une cannette qui roula contre son bras, respira un sachet vide de
cacahuètes, s’étonna encore de rester consciente même si toute sa force se
vidait avec son sang. Elle n’avait plus le courage de résister.
Étonnée, étonnée et si faible.
Elle entendit la porte du local à poubelles
se refermer. Ça fit un crissement rouillé dans le silence de la nuit. Elle
compta encore trois battements de cœur avant de pousser un petit soupir et de
mourir.
Quatrième partie
Iris sortit le poudrier Shisheido de son
sac Birkin. Saint Pancras approchait, elle voulait être la plus belle pour
descendre sur le quai.
Elle avait attaché ses longs cheveux noirs,
posé un fard gris-violet sur ses paupières, une couche de rimmel sur ses cils,
ah ! ses yeux ! elle ne se lassait pas de les contempler, c’est
incroyable ce que leur couleur peut changer, ils virent à l’encre quand je suis
triste, s’éclairent d’une lueur dorée lorsque je suis enjouée, qui saurait
décrire mes yeux ? Elle releva le col de son chemisier Jean-Paul Gaultier,
se félicita d’avoir choisi ce tailleur-pantalon en jersey parme qui mettait sa
silhouette en valeur. Le but de son voyage était simple : reconquérir
Philippe, reprendre sa place dans sa famille.
Elle eut un élan de tendresse pour
Alexandre qu’elle n’avait pas vu depuis six semaines. Elle avait été très
occupée à Paris. Bérengère avait été la première à l’appeler.
— Tu étais resplendissante,
avant-hier, au Costes. Je n’ai pas voulu te déranger, tu déjeunais avec ta
sœur…
Elles avaient babillé comme si de rien
n’était. Le temps efface tout, pensa Iris en faisant un raccord de poudre. Le
temps et l’indifférence. Bérengère avait « oublié » parce que
Berengère n’avait jamais accordé son attention. Elle avait reçu l’écume des
bavardages parisiens, s’en était pourléchée, l’écume s’était envolée, elle ne
se souvenait plus de rien. Mortelle légèreté, tu me sers bien ! pensa
Iris. Sur la joue gauche, elle aperçut une fine ride, elle rapprocha le miroir,
pesta et se promit de demander à Bérengère l’adresse de son dermatologue.
L’homme en face d’elle ne la quittait pas
des yeux. Il devait avoir quarante-cinq ans, un visage résolu, de larges
épaules. Philippe reviendrait. Ou elle en séduirait un autre ! Il fallait
être réaliste, elle jouait ses dernières cartouches, et un général se doit
d’être lucide dans la bataille finale. Il jette toutes ses forces pour
l’emporter, mais se prépare aussi une solution de retrait.
Elle rangea son poudrier et rentra le
ventre. Elle avait engagé un « coach », monsieur Kowalski, qui la
manipulait comme de la pâte à modeler. Il la roulait, la déroulait, la pliait,
l’étirait, la ramassait, la faisait rebondir, l’aplatissait. Il égrenait le
nombre d’abdos sans sourciller, n’avait aucune pitié et quand elle le suppliait
de modérer ses exigences, il comptait et un, et deux, et trois, et quatre, faut
savoir ce que vous voulez, madame Dupin, à votre âge, vous devez en faire deux
fois plus. Elle le détestait, mais il était efficace. Il venait chez elle trois
fois par semaine. Il arrivait en sifflotant, un bâton dont il se servait pour ses
exercices à l’épaule. Les cheveux coupés au bol, des petits yeux marron
enfoncés, un nez en bouton de bottine et un torse de marin pêcheur. Il portait
toujours le même survêtement bleu ciel avec des bandes orange et violettes et
un petit sac en bandoulière. Il entraînait des femmes d’affaires, des avocates,
des actrices, des journalistes, des oisives. Il égrenait leurs noms et leurs
performances pendant qu’elle transpirait. Elle l’avait rencontré chez Bérengère
qui, elle, avait renoncé au bout de six séances.
Elle se laissa aller contre le siège. Elle
avait eu raison d’annoncer son arrivée à Alexandre avant d’en parler à
Philippe. Il n’avait pas pu refuser de la recevoir. Tout allait se jouer durant
ce séjour. Un frisson lui parcourut l’échine.
Et si elle échouait ?
Son regard se posa sur les faubourgs gris
de Londres, les petites maisons encastrées l’une dans l’autre, les maigres
jardinets, le linge qui séchait, les chaises de jardin fracassées, les murs
taggués. Elle se souvint des barres de la banlieue parisienne.
Et si elle échouait ?
Elle fit rouler ses bagues entre ses
doigts, caressa le sac Hermès, la large étole en cachemire.
Et si elle échouait ?
Elle ne voulait pas y penser.
Elle inclina la tête quand l’homme en face
d’elle lui proposa de descendre son sac de voyage. Elle le remercia d’un
sourire poli. L’odeur d’eau de Cologne bon marché qui se dégagea quand il
haussa les bras pour atteindre son bagage la renseigna : il ne valait pas
la peine qu’elle s’attarde.
Philippe et Alexandre l’attendaient sur le
quai. Qu’ils étaient beaux ! Elle fut fière d’eux et ne se retourna pas
vers l’homme qui lui emboîtait le pas puis ralentit quand il vit qu’elle était
attendue.
Ils dînèrent dans un pub au coin de Holland
et Clarendon Street. Alexandre raconta comment il avait eu la meilleure note en
histoire, Philippe applaudit, Iris l’imita. Elle se demanda s’ils allaient
partager la même chambre ou s’il avait pris des dispositions pour dormir de son
côté. Elle se rappela combien il avait été amoureux d’elle et se convainquit
que cela ne pouvait pas s’arrêter ainsi. Après tout, un petit accroc dans une
longue vie conjugale, cela arrive à tout le monde, le principal, c’est ce qu’on
a construit ensemble… Mais qu’ai-je construit avec lui ? se demanda-t-elle
aussitôt, maudissant la lucidité qui l’empêchait de se montrer complaisante. Il
a tenté de construire, mais moi ?
Elle entendit Alexandre qui détaillait
l’emploi du temps de leur week-end.
— On va arriver à tout faire ?
demanda-t-elle, amusée.
— Si tu te lèves tôt, oui. Mais faudra
pas traîner…
Comme il paraissait sérieux ! Elle fit
un effort pour se rappeler quel âge il avait. Quatorze ans, bientôt. Il parlait
un anglais sans accent quand il s’adressait au serveur ou évoquait le titre
d’un film. Philippe s’adressait à lui pour éviter d’avoir affaire à elle. Il
disait : « Crois-tu que ça intéresserait maman d’aller voir la
rétrospective Matisse ou préférerait-elle aller à l’exposition
Miró ? » Et Alexandre répondait qu’à son avis maman voudrait voir les
deux. Je suis un volant de badminton qu’ils se renvoient allégrement à coups de
questions auxquelles je ne dois pas donner de réponse. Cette légèreté ne lui
inspira pas confiance.
L’appartement de Philippe ressemblait à
celui de Paris. Ce n’était pas surprenant : il avait meublé les deux. Elle
l’avait regardé faire. La décoration ne l’intéressait pas. Elle appréciait les
beaux décors, mais n’aimait pas courir les antiquaires, les ventes aux
enchères. Tout ce qui suppose un effort prolongé me déplaît, j’aime flâner,
rêvasser, lire de longues heures, allongée. Je suis une contemplative. Comme
madame Récamier. Une paresseuse, oui ! murmura une petite voix qu’elle fit
taire.
Philippe avait posé son sac de voyage dans
l’entrée. Alexandre alla se coucher après avoir réclamé poliment un baiser et
ils se retrouvèrent seuls, dans le grand salon. Il avait fait poser de la
moquette blanche, il ne devait pas recevoir beaucoup. Elle s’assit en prenant
soin de s’étaler sur un grand canapé. Elle le regarda allumer la chaîne,
choisir un CD. Il paraissait si hermétique qu’elle se demanda si elle n’avait pas
fait une erreur en venant. Elle n’était plus sûre d’avoir les yeux bleus, la
taille fine, l’épaule ronde. Elle tritura le bout de ses cheveux, replia ses
longues jambes après s’être débarrassée de ses chaussures, dans une posture de
défense et d’attente. Elle se sentait étrangère dans cet appartement. Pas un
instant, elle n’avait perçu de l’abandon chez Philippe. Il était affectueux,
poli, mais la maintenait à distance. Comment en est-on arrivé là ? Elle
décida d’arrêter de penser. Elle ne pouvait imaginer la vie sans lui. L’eau de
Cologne de l’homme dans le train lui revint en bouffée et elle eut une moue de
dégoût.
— Il semble aller bien, Alexandre…
Philippe sourit et secoua la tête comme s’il
se parlait à lui-même.
— Je suis heureux avec lui. Je ne
savais pas qu’il pouvait me rendre si heureux.
— Il a beaucoup changé. Je ne le
reconnais presque plus.
Il pensa, tu ne l’as jamais connu !
mais ne dit rien. Il ne voulait pas ouvrir les hostilités en parlant
d’Alexandre. Le problème n’était pas Alexandre, le problème était ce mariage
qui n’en finissait pas de mourir, qui faisait semblant de durer. Il la
regardait, assise en face de lui. La plus jolie de toutes, ses doigts taquinant
le collier de perles fines qu’il lui avait offert pour leurs dix ans de
mariage, le regard bleu-mauve fixant le vide, s’interrogeant sur l’avenir de
leur relation, sur son avenir à elle, comptant les années qu’il lui restait à
être séduisante, évaluant les moyens qu’elle devrait mettre en œuvre pour
rester sa femme ou devenir la femme d’un autre, essoufflée devant la difficulté
de devoir tout recommencer avec un étranger alors qu’il était là, à portée de
main, une proie si facile et si longtemps ferrée.
Il détailla le bras mince, le cou élancé,
la bouche charnue, il la découpa en morceaux et chaque morceau remporta le prix
d’excellence du plus beau morceau. Il la vit avec ses amies, parlant de son
week-end à Londres, ou bien n’en parlant pas, elle ne doit plus avoir beaucoup
d’amies. Il l’imagina, dans le train, calculant ses chances, scrutant son
visage dans la glace… Il s’était perdu si longtemps dans le mirage de son
amour. Là où je voyais une oasis, des palmiers, une source d’eau vive, il n’y
avait qu’aridité et calcul. A-t-elle eu du plaisir avec moi ? Je ne sais
rien de cette femme que j’ai tenue dans mes bras. Ce n’est plus mon problème.
Mon problème, ce soir, est de mettre un terme à ses illusions. Elle a cherché
des yeux où j’avais posé son sac de voyage. Elle se demande où elle va dormir.
Nous ne dormirons pas ensemble, Iris.
Il ouvrit la bouche pour énoncer tout haut
sa pensée, mais elle se pencha en avant et sa main partit à la recherche d’une
boucle d’oreille qui était tombée. Tiens, se dit Philippe, je ne la connais
pas, celle-là ! Se peut-il que quelqu’un d’autre que moi lui offre des
bijoux ? Ou est-ce une boucle de pacotille aperçue dans une vitrine ?
Iris avait retrouvé la boucle d’oreille,
elle l’avait remise en place. Elle lui lança un sourire éblouissant. « Son
cœur est un cactus hérissé de sourires. » Où avait-il lu cette
phrase ? Il avait dû la noter en pensant à elle. Il esquissa un sourire
rapide. Je te connais, tu survivras à notre séparation. Parce que tu ne m’aimes
pas. Parce que tu n’aimes personne. Parce que tu n’as pas d’émotions. Les
nuages survolent ton cœur, mais ne s’impriment pas. Comme une enfant gâtée à
qui on offre un jouet. Elle bat des mains, s’amuse un moment puis le laisse
tomber. Pour passer à un autre. Encore plus grand, encore plus beau, encore
plus décevant. Rien ne peut combler le vide de ton cœur. Tu ne sais plus quoi
rechercher pour te faire trembler… Il te faut des orages, des ouragans pour que
tu éprouves une petite, une toute petite émotion. Tu en deviens dangereuse,
Iris, dangereuse pour toi. Prends garde, tu vas te fracasser. Je devrais te
protéger, mais je n’en ai plus le désir, plus l’envie. Je t’ai protégée
longtemps, longtemps, mais ce temps est fini.
— Je t’ai apporté des cadeaux, finit
par dire Iris pour rompre le silence.
— C’est gentil…
— Où as-tu mis mon sac ?
demanda-t-elle d’un ton badin.
Tu le sais très bien, faillit-il dire.
— Dans l’entrée…
— Dans l’entrée ? reprit-elle,
étonnée.
— Oui.
— Ah…
Elle se leva, alla chercher son sac. Sortit
un pull en cachemire bleu, une boîte de calissons. Les lui tendit avec le
sourire d’un éclaireur yankee qui négocie avec le Sioux rusé.
— Des calissons ? s’étonna
Philippe en recevant la boîte blanche en forme de losange.
— Tu te souviens ? Notre week-end
à Aix-en-Provence… Tu en avais acheté dix boîtes pour en avoir partout :
dans la voiture, au bureau, à la maison ! Moi, je trouvais ça trop sucré…
Sa voix chantonnait, heureuse ; il
entendit le refrain qu’elle n’osait pas entonner. Nous étions si heureux,
alors, tu m’aimais tant !
— C’était il y a longtemps…, dit
Philippe, faisant un effort de mémoire.
Il reposa la boîte sur la table basse comme
s’il refusait de repartir en arrière dans un bonheur inventé.
— Oh ! Philippe ! Ce n’est
pas si loin que ça !
Elle s’était assise à ses pieds et lui
enserrait les genoux. Elle était si belle qu’il la plaignit. Livrée à
elle-même, sans la protection d’un homme qui l’aime, ses faiblesses feraient
d’elle une proie si facile. Qui la protégera quand je ne serai plus là ?
— On dirait que tu as oublié qu’on
s’est aimés…
— Je t’ai aimée ! corrigea-t-il
d’une voix douce.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que c’était à sens unique… et que
c’est fini.
Elle s’était redressée et le dévisageait,
incrédule.
— Fini ? Mais ce n’est pas
possible !
— Si, on va se quitter, divorcer…
— Oh, non ! Je t’aime, Philippe,
je t’aime. J’ai pensé à toi, à nous, tout le temps dans le train, je me disais,
on va recommencer de zéro, on va tout recommencer. Mon chéri…
Elle lui avait pris la main et la serrait
fort.
— Je t’en prie, Iris, ne rends pas les
choses plus compliquées, tu sais très bien ce qu’il en est !
— J’ai commis des erreurs. Je le sais…
Mais j’ai compris aussi que je t’aimais. Que je t’aimais vraiment… Je me suis
comportée comme une petite fille gâtée, mais maintenant, je sais, je sais…
— Tu sais quoi ? demanda-t-il,
lassé à l’avance de ses explications.
— Je sais que je t’aime, que je ne te
mérite pas, mais que je t’aime…
— Comme tu aimais Gabor Minar…
— Je ne l’ai jamais aimé !
— En tous les cas, tu faisais bien semblant.
— Je me suis trompée !
— Tu m’as trompé ! Ce n’est pas
pareil. Et puis à quoi bon ? C’est du passé. J’ai tourné la page. J’ai
changé, je ne suis plus le même homme, et cet homme nouveau n’a plus rien de
commun avec toi…
— Ne dis pas ça ! Je changerai
aussi. Ça ne me fait pas peur, rien ne me fait peur avec toi !
Il la regarda, ironique.
— Tu crois que parce que tu dis que tu
vas changer, tu changeras, et parce que tu dis que tu es désolée, j’oublierai
tout et on repartira ! La vie n’est pas aussi simple, ma chérie !
Elle reprit espoir en entendant ce terme
d’affection. Elle posa sa tête sur ses genoux et caressa sa jambe.
— Je te demande pardon pour
tout !
— Iris ! Je t’en prie ! Tu
m’embarrasses…
Il secoua sa jambe comme s’il se dépêtrait
d’un chien envahissant.
— Mais je ne pourrai pas vivre sans
toi ! Qu’est-ce que je vais faire ?
— Ce n’est pas mon problème, mais
sache que, matériellement, je ne te laisserai pas tomber…
— Et toi, qu’est-ce que tu vas
faire ?
— Je ne sais pas encore. J’ai envie de
paix, de tendresse, de partage… J’ai envie de changer de vie. Longtemps, tu as
été ma raison de vivre, puis il y a eu mon métier qui m’a passionné, mon fils
que j’ai découvert, il n’y a pas si longtemps. Je me suis lassé de mon métier,
tu as tout fait pour que je me lasse de toi, il me reste Alexandre et l’envie
de vivre différemment. J’ai cinquante et un ans, Iris. Je me suis beaucoup
amusé, j’ai gagné beaucoup d’argent, mais je me suis aussi beaucoup gaspillé.
Je ne veux plus des belles manières, des mondanités, des fausses déclarations
d’amour et d’amitié, des concours d’ego priapiques ! Ton amie Bérengère
m’a fait des avances la dernière fois que je l’ai vue…
— Bérengère !
Elle eut l’air étonné et amusé.
— Je sais comment je veux être heureux
maintenant et ce nouveau bonheur n’a rien à voir avec toi. Tu en es même
l’opposé. Alors je te regarde, je te reconnais, mais je ne t’aime plus. Cela a
mis du temps, le temps d’un sablier de dix-huit ans, le temps que les
minuscules grains de sable glissent d’un côté à l’autre du sablier. Tu as
épuisé ton stock de sable et moi, je suis passé sur le tas d’à côté. C’est très
simple, au fond…
Elle levait vers lui un visage adorable et
crispé où se lisait l’incrédulité.
— Mais ce n’est pas possible !
cria-t-elle de nouveau en lisant la détermination dans son regard.
— C’est devenu possible. Iris, tu le
sais très bien, nous n’éprouvons plus rien l’un pour l’autre. Pourquoi faire
semblant ?
— Mais je t’aime, moi !
— S’il te plaît ! Ne deviens pas
indécente !
Il eut un sourire indulgent. Lui caressa
les cheveux comme on caresse la tête d’un enfant pour l’apaiser.
— Garde-moi avec toi ici. Je serai à
ma place.
— Non, Iris, non… J’ai espéré
longtemps, mais c’est fini. Je t’aime beaucoup, mais je ne t’aime plus. Et ça,
ma chère, je n’y peux rien.
Elle se rétracta comme piquée par un
serpent.
— Tu as une femme dans ta vie ?
— Ça ne te regarde pas.
— Tu as une femme dans ta vie !
C’est qui ? Elle vit à Londres ? C’est pour ça que tu es venu
ici ! Tu me trompes depuis longtemps ?
— C’est ridicule. Épargnons-nous ça.
— Tu en aimes une autre. Je l’ai senti
dès que je suis arrivée. Une femme sait quand elle n’est plus désirée parce
qu’elle devient transparente. Je suis devenue transparente. C’est
insupportable !
— Il me semble que tu es assez mal
placée pour me faire une scène, non ?
Il leva sur elle un visage moqueur et elle
éclata en exclamations de colère.
— Je ne t’ai même pas trompé avec
lui ! Il ne s’est rien passé ! Rien du tout !
— C’est possible, mais cela ne change
rien. C’est fini et ce n’est pas la peine de se demander comment et pourquoi.
Ou plutôt tu devrais te demander comment et pourquoi… Pour ne pas recommencer
les mêmes erreurs avec un autre !
— Et qu’est-ce que tu fais de mon
amour à moi ?
— Ce n’est pas de l’amour, c’est de
l’amour-propre ; tu guériras vite. Tu trouveras un autre homme, je te fais
confiance !
— Fallait pas me dire de venir
alors !
— Comme si tu m’avais demandé mon
avis ! Tu t’es imposée, je n’ai rien dit par égard pour Alexandre, mais je
ne t’ai jamais invitée.
— Parlons-en d’Alexandre ! Je le
ramène avec moi puisque c’est comme ça. Je ne le laisserai pas ici avec ta…
maîtresse !
Elle avait craché ce mot qui lui salissait
la bouche.
Il l’attrapa par les cheveux, les tira
jusqu’à lui faire mal, colla sa bouche contre son oreille et murmura :
— Alexandre reste ici avec moi et on
n’en discute même pas !
— Lâche-moi !
— Tu m’entends ? On se battra
s’il le faut mais tu ne toucheras pas à lui. Tu me diras combien je te dois
pour solde de tout compte, je te donnerai l’argent, mais tu n’auras pas la
garde d’Alexandre.
— C’est ce qu’on verra ! C’est
mon fils !
— Tu ne t’en es jamais occupée, jamais
souciée et je refuse que tu t’en serves comme d’un instrument pour me faire
chanter. Tu as compris ?
Elle baissa la tête et ne répondit pas.
— Quant à ce soir, tu vas aller dormir
à l’hôtel. Il y a un très bel hôtel, juste à côté. Tu y passeras la nuit et
demain, tu repartiras sans faire de drame. J’expliquerai à Alexandre que tu as
été malade, que tu es rentrée à Paris et dorénavant, tu viendras le voir ici.
On décidera ensemble des dates, des aménagements et tant que tu te conduiras
convenablement, tu le verras autant que tu voudras. À une condition, que ce
soit bien clair entre nous, que tu le laisses en dehors de tout ça.
Elle se dégagea et se releva. Se rajusta.
Et sans le regarder, elle ajouta :
— J’ai compris. Je vais réfléchir et
je te parlerai. Ou plutôt je prendrai un avocat pour te parler. Tu veux la
guerre, eh bien tu auras la guerre !
Il éclata de rire.
— Mais comment feras-tu la guerre,
Iris ?
— Comme toutes les mères qui se
battent pour garder leur enfant ! On ne retire jamais la garde d’un enfant
à sa mère. Ou alors, c’est une traînée, une alcoolique, une droguée !
— Qui, je te signale, peuvent être de
très bonnes mères. En tout cas, de meilleures mères que toi ! Ne te bats
pas contre moi, Iris, tu pourrais tout perdre…
— C’est ce qu’on verra !
— J’ai des photos de toi dans un
journal en train d’embrasser un adolescent, j’ai des témoins de ton inconduite
à New York, j’avais même engagé un détective privé pour connaître les détails
de ton histoire avec Gabor Minar, j’ai payé ton long séjour en clinique, je
paie tes notes de coiffeur, de masseur, de couturier, de restaurant, les
milliers d’euros que tu dépenses sans compter, sans même pouvoir les
additionner ! Tu ne seras pas crédible une seconde en mère affligée. Le
juge rira de toi. Surtout si c’est une femme et qu’elle gagne sa vie ! Tu
ne sais pas ce qu’est la vie, Iris. Tu n’en as aucune idée. Tu seras la risée
d’un tribunal.
Elle était pâle, défaite, le bleu de ses
yeux avait perdu son éclat, les coins de sa bouche retombaient, dessinant la
moue d’une vieille joueuse de casino ruinée, ses longues mèches de cheveux
pendaient en rideaux noirs, elle n’était plus la splendide, la magnifique Iris
Dupin, mais une femme défaite qui voyait s’enfuir son pouvoir, sa beauté, sa
cassette.
— Ai-je été assez clair ? demanda
Philippe.
Elle ne répondit pas. Sembla chercher une
réplique cinglante, mais ne la trouva pas. Elle s’empara de son châle, de son
sac Birkin, de son sac de voyage. Et s’enfuit en claquant la porte.
Elle n’avait pas envie de pleurer. Pour le
moment, elle était stupéfaite. Elle avançait dans un long corridor blanc et au
bout du couloir, elle le savait, le ciel lui tomberait sur la tête. Alors, elle
souffrirait et sa vie ne serait plus qu’un amas de décombres. Elle ignorait
quand ce moment arriverait, elle voulait juste repousser le plus loin possible
le bout du couloir. Elle le détestait. Elle ne supportait pas qu’il lui
échappe. Il est à moi ! Personne n’a le droit de me le prendre. Il
m’appartient.
Elle avait repéré l’hôtel en rentrant à
pied du restaurant.
Elle irait toute seule. Elle n’avait pas
besoin qu’on lui retienne une chambre. Elle avait juste besoin de sa carte de
crédit. Et ça, jusqu’à plus ample informé, elle l’avait toujours. Et elle
entendait bien ne pas s’en laisser déposséder.
N’empêche, se dit-elle, en marchant d’un
pas furieux, il n’a jamais été aussi séduisant que ce soir et je n’ai jamais été
aussi près de me jeter dans ses bras. Pourquoi aime-t-on toujours les hommes
qui vous repoussent, qui vous traitent mal, pourquoi n’est-on pas émue par un
homme qui se traîne à nos pieds ?
J’y réfléchirai demain.
Elle poussa la porte de l’hôtel, tendit sa
Carte bleue et demanda la plus belle suite.
Le lendemain de la réunion des
copropriétaires, Joséphine décida de chausser ses baskets et d’aller courir. Et
je ferai deux tours de lac pour chasser les miasmes de cette réunion fétide.
Sur la table de la cuisine, elle laissa un
mot à Zoé qui dormait encore. C’était samedi, elle n’avait pas cours. Bientôt,
elles se parleraient, les étoiles l’avaient promis.
Dans l’ascenseur, elle croisa monsieur
Merson qui partait faire du vélo. Il portait un caleçon noir collant, une
banane et un casque.
— Un petit footing, madame
Cortès ?
— Un petit pédaling, monsieur
Merson ?
— Vous êtes très spirituelle, madame
Cortès !
— Merci beaucoup, monsieur
Merson !
— Il y avait encore fiesta dans la
cave, hier soir, il me semble…
— Je ne sais pas ce qu’ils font, mais
ils ont l’air de s’y plaire !
— Faut bien que jeunesse se passe… On
a tous traîné dans des caves, n’est-ce pas, madame Cortès ?
— Parlez pour vous, monsieur
Merson !
— Voilà que vous jouez à nouveau les
vierges effarouchées, madame Cortès !
— Vous venez à la fête d’Iphigénie, ce
soir, monsieur Merson ?
— C’est ce soir ? Ça va être
sanglant ! Je crains le pire.
— Non. Ceux qui viendront sauront se
tenir.
— Si vous le dites ! Je passerai
donc, madame Cortès. Rien que pour vos beaux yeux !
— Venez avec votre femme. Je ferai sa
connaissance.
— Touché, madame Cortès !
— Et puis ça fera plaisir à Iphigénie,
monsieur Merson.
— C’est à vous que j’aimerais faire
plaisir, madame Cortès ! J’ai une envie folle de vous embrasser. Je pourrais
bloquer cet ascenseur, vous savez… et vous faire subir les derniers outrages.
Je suis excellent pour les derniers outrages.
— Vous ne renoncez jamais, monsieur
Merson !
— C’est ce qui fait mon charme !
Je suis très tenace sous mes dehors légers… Allez, bonne journée, madame
Cortès !
— Bonne journée, monsieur
Merson ! Et n’oubliez pas, ce soir, dix-neuf heures dans la loge. Avec
votre femme !
Ils se séparèrent et Joséphine s’éloigna au
petit trot, sourire aux lèvres. Cet homme était né pour badiner. Une bulle de
champagne. Il semblait plus juvénile, plus léger que son fils. Que fait Zoé
dans la cave ? Elle s’arrêta au croisement, attendant le feu rouge et
continua à courir sur place. Ne pas ralentir l’allure sinon le métabolisme
cessait de brûler les graisses.
Elle était en train de sautiller quand elle
aperçut sur le grand panneau d’affichage face à elle une publicité où elle
reconnut Vittorio Giambelli, le frère jumeau de Luca. Il posait en slip, les
bras croisés sur la poitrine, les sourcils froncés. Il avait l’air maussade.
Viril, mais maussade. Le slogan s’étalait au-dessus de sa tête en frise
colorée : SOYEZ UN HOMME,
PORTEZ EXCELLENCE. Pas étonnant qu’il soit
déprimé ! Se voir en slip moulant sur les murs de Paris ne doit pas
incliner à une haute estime de soi.
Le feu passa au rouge. Elle traversa en
pensant qu’il faudrait qu’elle rende sa clé à Luca. Je passerai chez lui tout à
l’heure en allant faire les courses avec Iphigénie. Et si je le rencontre, je
dirai que je ne peux pas rester, qu’Iphigénie m’attend dans la voiture.
Elle sauta par-dessus un petit parapet.
Gagna la grande allée qui menait au lac, reconnut les joueurs de boules du
samedi matin. Le samedi, ils jouaient en couple. Les femmes apportaient le
pique-nique. Le rosé, les œufs durs, le poulet froid et la mayonnaise dans la
glacière.
Elle entama son premier tour de lac. Elle
allait à son train. Elle avait ses repères : la cabane rouge et ocre du
loueur de barques, les bancs publics qui jalonnaient le parcours, la haie de
bambous qui empiétait sur le chemin et forçait à serrer à gauche, l’arbre sec
et droit qu’elle avait baptisé l’Indien et qui signalait la moitié du trajet.
Elle croisait les habitués du samedi : le vieux monsieur qui courait
courbé en soufflant très fort, un gros labrador noir, rêveur, qui faisait pipi
en s’affaissant, oubliant qu’il était un garçon, un bouvier berlinois qui se
jetait à l’eau toujours au même endroit et en ressortait aussitôt, comme s’il
avait accompli une corvée, des hommes qui couraient deux par deux en parlant du
bureau, des filles qui se plaignaient des hommes qui ne parlaient que de leur
boulot. Il était encore un peu tôt pour croiser le marcheur mystérieux. Il
apparaissait vers midi, le samedi. Il faisait beau, elle se demanda s’il
n’aurait pas enlevé une écharpe ou son bonnet. Elle pourrait apercevoir ses
traits, le déclarer aimable ou revêche. C’est peut-être une célébrité qui ne
veut pas être importunée. Un matin, elle avait croisé Albert de Monaco, une
autre fois, Amélie Mauresmo. Elle s’était écartée pour la laisser passer et
l’avait applaudie.
Au loin, sur l’île, elle entendit le cri
strident des paons « meou-meou ». Elle remarqua, amusée, un canard
qui plongeait la tête dans l’eau pour chercher sa pitance et offrait le
spectacle de son derrière flottant à la surface comme un bouchon de ligne. À
côté de lui, une cane attendait en affichant un air satisfait de femme
endimanchée. Certains joggers sentaient le savon, d’autres la sueur. Les uns
dévisageaient les femmes, les autres les ignoraient. C’était un ballet
d’habitués qui tournaient, transpiraient, souffraient et tournaient encore.
Elle aimait faire partie de ce monde de derviches tourneurs. Sa tête se vidait
peu à peu, elle se sentait flotter. Les problèmes se détachaient tels des
morceaux de peau morte.
La sonnerie de son portable la rappela à
l’ordre. Elle déchiffra le nom d’Iris et décrocha.
— Jo ?
— Oui, dit Joséphine en s’arrêtant,
essoufflée.
— Je te dérange ?
— J’étais en train de courir.
— Je peux te voir, ce soir ?
— Mais on se voit, ce soir ! Tu
as oublié ? Le pot chez ma concierge ? Et après, on a dit qu’on
dînait ensemble… Ne me dis pas que tu avais oublié ?
— Ah ! oui, c’est vrai.
— Tu avais oublié…, constata
Joséphine, meurtrie.
— Non, c’est pas ça mais… Il faut
absolument que je te parle ! En fait, je suis à Londres et c’est terrible,
Jo, c’est terrible…
Sa voix s’était cassée et Joséphine
s’alarma.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Il veut divorcer ! Il m’a dit
que c’était fini, qu’il ne m’aimait plus. Jo, je crois que je vais mourir. Tu
m’entends ?
— Oui, oui, murmura Joséphine.
— Il a une autre femme dans sa vie.
— Tu en es sûre ?
— Oui. D’abord, je m’en suis doutée à
la façon dont il me parlait. Il ne me voit plus, Jo, je suis devenue
transparente. C’est horrible !
— Mais non… Tu te fais des
idées !
— Je t’assure que non. Il m’a dit que
c’était fini, que nous allions divorcer. Il m’a envoyée dormir à l’hôtel.
Oh ! Jo, tu te rends compte ! Et ce matin, quand je suis revenue le
voir, il était sorti boire un café, tu sais comme il aime lire le journal, tout
seul, le matin, à une terrasse de café, alors j’ai parlé à Alexandre et il m’a
tout dit !
— Il t’a dit quoi ? demanda
Joséphine, le cœur battant.
— Il m’a dit que son père voyait une
femme, qu’il allait avec elle au théâtre et à l’opéra, qu’il dormait souvent la
nuit chez elle, qu’il s’arrangeait pour rentrer au petit matin pour
qu’Alexandre ne s’aperçoive de rien, qu’il se mettait en pyjama et faisait
semblant de se lever, il bâillait, il se frottait les cheveux… que lui, il ne disait
rien pour rassurer son père parce que attends, là j’ai cru mourir, il dit que
depuis qu’il voit cette femme, il semble plus léger, il a changé. Il sait tout,
je te dis ! Il connaît même son nom… Dottie Doolittle. Oh, Jo ! Je
crois que je vais mourir…
Moi aussi, je vais mourir, se dit Joséphine
en s’appuyant contre le tronc d’un arbre.
— Je suis si malheureuse, Jo !
Qu’est-ce que je vais devenir ?
— Peut-être qu’Alexandre a tout
inventé ? suggéra Joséphine en se raccrochant à cet espoir.
— Il avait l’air très sûr de lui. Il a
dit tout ça sur un ton de petit prof, calme, détaché. Comme s’il voulait me
dire, c’est pas grave, maman, n’en fais pas un drame… Il a même employé un
drôle de mot, il m’a dit que cette fille était sans doute « transitoire ».
Il est gentil, non ? il a dit ça pour me faire plaisir… Oh !
Jo !
— Mais tu es où ?
— À la gare Saint Pancras. Je serai à
Paris dans trois heures. Je peux venir chez toi, dis ?
— Je dois aller avec Iphigénie faire
des courses…
— C’est qui, celle-là ?
— Ma concierge. Je lui ai promis de
l’emmener faire des courses pour son pot…
— Je viens quand même. Je ne veux pas
rester seule.
— Je voulais lui donner un coup de
main pour préparer la fête…, hasarda Joséphine qui avait promis à Iphigénie de
l’aider.
— Tu n’es jamais là pour moi, tu
t’occupes de tout le monde sauf de moi !
Sa voix tremblait, elle était au bord des
larmes.
— Je suis finie, foutue, bonne à jeter
à la poubelle. Je suis vieille !
— Mais non ! Arrête !
— Je peux venir chez toi
directement ? J’ai mon sac avec moi. Je ne veux pas rester toute seule. Je
deviens folle…
— D’accord. On se retrouve à la
maison.
— Je ne mérite vraiment pas ça, tu
sais. Oh, si tu savais comment il m’a regardée ! Ses yeux ne me voyaient
pas, c’était horrible !
Joséphine raccrocha, abasourdie. « On
peut faire baisser les yeux de quelqu’un qui vous aime, mais on ne peut pas
faire baisser les yeux de quelqu’un qui vous désire. Je t’aime et je te
désire. » Elle l’avait cru. Elle avait saisi ces mots d’amour, en avait
fait une bannière dans laquelle elle s’était drapée. Je ne connais rien aux
méandres de l’amour. Je suis si naïve. Si gourde… Ses jambes ne la portaient
plus, elle se laissa choir sur un banc public.
Elle ferma les yeux et prononça les
mots : « Dottie Doolittle ». Elle est jeune, elle est jolie,
elle porte des petites boucles d’oreilles, elle a les dents de la chance, elle
le fait rire aux éclats, elle n’est la sœur de personne, elle danse le rock et
chante La Traviata, elle connaît les Sonnets de Shakespeare et le
Kama-sutra. Elle m’a écartée comme on balaie une feuille morte. Et je
vais me recroqueviller sur le sol comme une feuille morte. Je vais reprendre ma
vie de femme seule. Je sais vivre seule. Ou plutôt, je sais survivre seule.
L’oreiller voisin qui reste froid et lisse, le lit où l’on se couche en
n’ouvrant qu’un seul côté, en laissant toute la place à l’autre qui ne vient
pas, qu’on attend parfois le front bas et buté et les bras familiers et froids
de la tristesse qui se referment sur cette attente qu’on devine infinie. Seule,
seule, seule. Même plus un bout de rêve à caresser, un bout de film à regarder.
Et pourtant avec quelle force je me suis jetée contre lui, le soir de
Noël ! Mon innocence de petite fille quand il m’a embrassée et mes rêves
de premier amour que je lui offrais. Pour lui, je retombais en enfance. J’étais
prête à tout. À l’attendre, à le respirer de loin, à ne boire de son amour que
des mots griffonnés sur une page de garde. Cela aurait suffi à me faire
patienter des mois et des années.
Elle sentit un souffle sur son bras et
ouvrit les yeux, effrayée.
Un chien noir la regardait, la tête penchée
sur le côté.
— Du Guesclin ! articula-t-elle
en reconnaissant le chien noir vagabond de la veille. Qu’est-ce que tu fais
là ?
Un filet de salive pendait de ses babines.
Il avait l’air désolé de la voir si triste.
— J’ai du chagrin, Du Guesclin. J’ai
un gros chagrin…
Il pencha la tête de l’autre côté comme
pour signifier qu’il écoutait.
— J’aime un homme, je croyais qu’il
m’aimait et je me suis trompée. C’est mon problème, tu sais, je fais toujours
confiance aux gens…
Il avait l’air de comprendre et d’attendre
la suite de l’histoire.
— On s’est embrassés un soir, un vrai
baiser d’amoureux, et on a vécu… Une semaine d’amour fou. On ne se disait rien,
on s’effleurait à peine, mais on se mangeait des yeux. C’était beau, Du
Guesclin, c’était fort, c’était violent, c’était doux… Et puis, je ne sais pas
ce qui m’a pris, je lui ai demandé de partir. Et il est parti.
Elle lui sourit, lui caressa le museau.
— Et maintenant, je pleure sur un banc
parce que je viens d’apprendre qu’il voit une autre fille et ça fait mal, Du
Guesclin, ça fait très mal.
Il secoua la tête et le filet de salive
vint se coller dans les poils de ses babines. Cela faisait un filament gluant
qui brillait au soleil.
— Tu es un drôle de chien, toi… Tu as
toujours pas de maître ?
Il inclina la tête comme pour dire
« c’est ça, j’ai pas de maître ». Et resta ainsi la tête coincée dans
une drôle de position avec son filet de salive gluante en collier.
— Qu’est-ce que tu attends de
moi ? Je ne peux pas te garder.
Elle caressa de la main la large cicatrice
boursouflée sur le flanc droit. Son poil rêche était collé en croûtes par
endroits.
— C’est vrai que tu es laid. Il a
raison, Lefloc-Pignel. Tu as de l’eczéma… Tu n’as pas de queue. On te l’a
coupée à ras. Tu as une oreille qui pend… et l’autre, c’est un moignon. Tu n’es
pas un prix de beauté, tu sais !
Il leva vers elle un regard jaune vitreux
et elle remarqua qu’il avait l’œil droit proéminent et laiteux.
— On t’a crevé un œil ! Mon
pauvre vieux !
Elle lui parlait en le caressant, il se
laissait faire. Il ne grognait ni ne reculait. Il ployait le col sous la
caresse et plissait les yeux.
— Tu aimes bien qu’on te
caresse ? Je parie que tu es plus habitué aux coups de pied !
Il gémit doucement comme pour acquiescer et
elle sourit à nouveau.
Elle chercha la trace d’un tatouage dans
l’oreille, inspecta l’intérieur des cuisses. Elle n’en trouva aucun. Il se
coucha à ses pieds et attendit en haletant. Elle comprit qu’il avait soif. Lui
montra du doigt l’eau sale du lac, puis eut honte. Ce qu’il voulait, c’était
une belle gamelle d’eau claire. Elle regarda l’heure. Elle allait être en
retard. Elle se leva brusquement et il la suivit. Il trottinait à ses côtés.
Haut et noir. Les vers de Cuvelier lui revinrent en mémoire :
Je crois qu’il n’y eut si laid de Rennes à Dinan
Il était camus et noir, mal bâti et massif
Le père et la mère le détestaient tant
Que souvent en leur cœur ils désiraient
Qu’il fût mort ou noyé dans l’eau courante.
Les gens s’écartaient pour les laisser
passer. Elle eut envie de rire.
— T’as vu, Du Guesclin ? Tu fais
peur aux gens !
Elle s’arrêta, le regarda et gémit :
— Qu’est-ce que je vais faire de
toi ?
Il se balançait sur ses hanches comme pour lui
dire allez, arrête de réfléchir, emmène-moi. Il la suppliait de son bel œil
couleur de vieux rhum et semblait guetter son assentiment. Œil dans l’œil, ils
se mesuraient. Il attendait, confiant, elle calculait, hésitante.
— Qui te gardera quand j’irai travailler
en bibliothèque ? Et si tu aboies ou hurles à la mort ? Que dira
mademoiselle de Bassonnière ?
Son museau habile vint se nicher dans sa
main.
— Du Guesclin ! gémit Joséphine.
Ce n’est pas raisonnable.
Elle avait repris sa course, il la suivait,
la truffe sur ses semelles. S’arrêtait quand elle s’arrêtait. Trottinait quand
elle repartait. Se figea au premier feu rouge, redémarra quand elle repartit,
respectant sa foulée, ne se jetant pas dans ses pieds. Il la suivit jusqu’à son
immeuble. Se glissa derrière elle quand elle ouvrit la porte. Attendit que
l’ascenseur arrive. S’y engouffra avec l’agilité d’un contrebandier fier de
tromper l’ennemi.
— Tu crois que je ne te vois pas,
peut-être ? dit Joséphine en appuyant sur le bouton de son étage.
Et toujours ce même regard qui remettait
son sort entre ses mains.
— Écoute, on va passer un contrat. Je
te garde une semaine et si tu te tiens bien, je prolonge d’une autre semaine,
ainsi de suite… Sinon je te conduis à la SPA.
Il émit un large bâillement qui signifiait
sûrement qu’il était d’accord.
Ils gagnèrent la cuisine. Zoé prenait son
petit déjeuner. Elle leva la tête et s’exclama :
— Ouaouh ! Maman ! Ça, c’est
un chien, ce n’est pas un manchon !
— Je l’ai trouvé autour du lac et il
ne m’a pas lâchée.
— Il est sûrement abandonné. T’as vu
comme il nous regarde ? On peut le garder, dis-maman ? Dis oui !
Dis oui !
Elle avait retrouvé la parole et ses bonnes
joues d’enfant colorées par l’excitation. Joséphine fit mine d’hésiter. Zoé
supplia :
— J’ai toujours rêvé d’avoir un gros
chien. Tu le sais bien.
Le regard de Du Guesclin allait de l’une à
l’autre. De l’anxiété suppliante de Zoé au calme apparent de Joséphine qui
retrouvait sa complicité avec sa fille et la goûtait en silence.
— Il me fait penser à Chien Bleu, tu
te souviens l’histoire que tu nous lisais, le soir, pour nous endormir et on
avait tellement peur qu’on faisait des cauchemars…
Joséphine prenait une grosse voix menaçante
quand Chien Bleu était attaqué par l’Esprit des Bois et Zoé disparaissait sous
les draps.
Elle ouvrit les bras. Zoé se jeta contre
elle.
— Tu veux vraiment qu’on le
garde ?
— Oh, oui ! Si on le garde pas,
personne n’en voudra. Il va rester tout seul.
— Tu t’en occuperas ? Tu le
sortiras ?
— Promis ! Promis ! Allez,
dis oui !
Joséphine reçut le regard suppliant de sa
fille. Une question lui brûlait les lèvres, mais elle ne la posa pas. Elle
attendrait que Zoé veuille bien lui parler. Elle serra sa fille contre elle et
soupira oui.
— Oh ! M’man, je suis si
contente. On va l’appeler comment ?
— Du Guesclin. Le dogue noir de
Brocéliande.
— Du Guesclin, répéta Zoé en caressant
le chien. Je crois qu’il a besoin d’un bon bain. Et d’un bon repas…
Du Guesclin remua sa croupe sans queue et
suivit Zoé jusqu’à la salle de bains.
— Iris va arriver. Tu lui
ouvriras ? cria Joséphine dans le couloir. Je pars faire des courses avec
Iphigénie.
Elle entendit la voix de Zoé qui répondait
« oui m’man » tout en parlant au chien et partit retrouver Iphigénie,
heureuse.
Il faudrait qu’elle achète des boîtes pour
Du Guesclin.
— Et maintenant, j’ai un chien !
annonça Joséphine à Iphigénie.
— Ben vous voilà bien, madame
Cortès ! Faudra le sortir le soir et pas avoir peur du noir !
— Il me défendra. Avec lui, personne
n’osera m’agresser.
— C’est pour ça que vous l’avez
pris ?
— Je n’y ai même pas pensé. J’étais
assise sur un banc et…
— Il est arrivé et vous a plus
lâchée ! Ben vous alors ! Vous ramasseriez n’importe qui ! Bon,
j’ai ma liste, mes sacs, parce qu’ils vous donnent plus de sacs gratuits
maintenant, faut payer pour tout ! Allez zou ! On y va…
Joséphine vérifia qu’elle avait bien pris
la clé de Luca.
— Faudra juste que je m’arrête deux
minutes chez un ami déposer une clé.
— Je vous attendrai dans la voiture.
Elle posa la main sur sa poche et songea
qu’il n’y a pas longtemps, elle aurait été folle de joie de posséder cette clé.
Elle se gara devant l’immeuble de Luca,
leva la tête vers son appartement. Les volets étaient fermés. Il n’était pas
là. Elle respira, soulagée. Chercha dans son vide-poche une enveloppe. En
trouva une vieille. Déchira la feuille d’un bloc et écrivit à la hâte :
« Luca, je vous rends votre clé. Ce n’était pas une bonne idée. Bonne
chance pour tout. Joséphine. » Elle se relut pendant qu’Iphigénie
regardait délibérément de l’autre côté. Biffa « ce n’était pas une bonne
idée ». Recopia le message au propre sur une autre feuille qu’elle glissa
dans l’enveloppe. Elle n’aurait plus qu’à la laisser chez la gardienne.
Elle était en train de passer l’aspirateur
dans sa loge. Elle vint lui ouvrir, le tuyau de l’aspirateur enroulé autour de
l’épaule tel un boa métallique. Joséphine se présenta. Elle demanda si elle
pouvait laisser une enveloppe pour monsieur Luca Giambelli.
— Vous voulez dire Vittorio
Giambelli ?
— Non. Luca, son frère.
Il ne manquerait plus que Vittorio tombe
sur un mot de « la gourde » !
— Y a pas de Luca Giambelli ici !
— Mais si ! sourit Joséphine. Un
grand brun avec une mèche dans les yeux et qui porte toujours un
duffle-coat !
— Vittorio, répéta la femme, prenant
appui sur le tube de l’aspirateur.
— Non ! Luca. Son jumeau.
La gardienne secoua la tête en desserrant
le nœud du boa.
— Connais pas.
— Il habite au cinquième.
— Vittorio Giambelli. Mais pas Luca…
— Mais enfin ! s’énerva
Joséphine. Je suis déjà venue chez lui. Je peux vous décrire son studio. Et je
sais aussi qu’il a un frère jumeau qui s’appelle Vittorio, qui est mannequin,
mais qui ne vit pas ici.
— Ben justement, c’est celui qui
habite ici. L’autre, je l’ai jamais vu ! Et d’ailleurs, je savais même pas
qu’il avait un jumeau. M’en a jamais parlé ! Suis pas folle quand
même !
Elle s’était vexée et menaçait de refermer
la porte.
— Je peux vous voir une minute ?
demanda Joséphine.
— C’est que j’ai pas que ça à faire.
Elle lui fit signe d’entrer de mauvaise
grâce. Elle repoussa l’aspirateur et posa le nœud du boa.
— Celui que je connais s’appelle Luca,
récapitula Joséphine en serrant l’enveloppe entre ses mains. Il écrit une thèse
sur l’histoire des larmes pour un éditeur italien. Il passe beaucoup de temps
en bibliothèque, a l’air d’un étudiant attardé. Il est sombre, mélancolique, il
ne rit pas souvent…
— Ça pour sûr ! Il a pas bon
caractère ! Il s’irrite pour un oui, pour un non. C’est parce qu’il a des
aigreurs d’estomac. Il se nourrit mal. C’est normal, un homme seul, ça ne se
cuisine pas des petits plats !
— Ah ! Vous voyez, on parle bien
du même.
— Oui, oui. Les gens qui digèrent mal
sont imprévisibles, ils sont soumis à leurs sucs gastriques. Et lui, il est
comme ça, un jour, il vous sourit, l’autre, il fait la bobine. Vittorio, je
vous dis. Un très bel homme. Modèle dans les journaux…
— Non ! Son frère Luca !
— Mais puisque je vous dis qu’il y a
pas de Luca. Y a un Vittorio qui ne digère pas bien ! Je suis bien placée
tout de même, c’est moi qui lui monte le courrier ! Et sur les enveloppes,
c’est pas Luca d’écrit, c’est Vittorio. Et les contraventions, Vittorio. Et les
rappels de factures, Vittorio ! Y a pas plus de Luca que de fontaine
d’écus au coin de la rue ! Vous me croyez pas ? Vous avez la
clé ? Montez vérifier vous-même…
— Mais je suis déjà venue ici et je
sais que c’est chez Luca Giambelli.
— Moi, je vous dis qu’il n’y en a
qu’un, et que c’est Vittorio Giambelli, mannequin de son état, homme difficile
aux intestins fragiles. Qui perd ses papiers, perd ses clés, perd la tête et
passe la nuit chez les flics ! Alors faut pas m’en conter et me faire
croire qu’ils sont deux quand il n’y en a qu’un ! Et c’est bien mieux
comme ça parce que avec deux comme lui, je deviendrais folle !
— Ce n’est pas possible, murmura Joséphine.
C’est Luca.
— Vittorio. Vittorio Giambelli. Je connais sa mère. J’ai parlé avec elle. Elle a bien des misères
avec lui… C’est son fils unique et elle méritait pas ça. Je l’ai vue comme je
vous vois. Assise sur cette chaise…
Elle montra une chaise où dormait un gros
chat gris.
— Elle pleurait et me racontait les
horreurs qu’il lui faisait. Elle habite pas loin. À Gennevilliers. Je peux vous
donner son adresse si vous voulez…
— Ce n’est pas possible, dit Joséphine
en secouant la tête. Je n’ai pas rêvé…
— J’ai bien peur qu’il vous ait
raconté des craqueries, ma petite dame. C’est dommage qu’il soit pas là. Il est
parti en Italie. À Milan. Faire un défilé. Il rentre après-demain. Vittorio
Giambelli. Ça pour paraître, il paraît. Il assure à lui seul le décor et les
mandolines…
La gardienne ruminait comme si elle
revenait d’une déception amoureuse.
— Luca, il a dû l’inventer pour faire
l’intéressant. Il déteste quand on dit qu’il pose pour des magazines. Ça le
rend fou furieux ! N’empêche, c’est de ça qu’il vit. Vous croyez que ça
m’amuse, moi, de faire le ménage pour les autres ? Mais c’est de ça que je
vis ! À son âge tout de même ! Il serait temps qu’il devienne
raisonnable…
— Mais c’est insensé !
— Il ment comme il respire, mais un
jour ça va mal finir, c’est moi qui vous le dis ! Parce que dès qu’on le
contrarie, il devient enragé… Il y a même eu des gens dans l’immeuble pour
demander son départ, c’est vous dire. Il s’en est pris à une pauvre dame qui
voulait lui faire signer une de ses photos, il l’a menacée, fallait voir
comment ! Il lui a balancé un tiroir en pleine gueule ! Y a des gens
en liberté qu’on se dit qu’on ferait mieux de les enfermer.
— J’aurais jamais cru…, balbutia
Joséphine.
— Vous êtes pas la première à qui ça
arrive ! Ni la dernière, hélas !
— Vous ne lui direz pas que je suis
venue… Dites ? dit Joséphine. Je ne veux pas qu’il sache que je sais. S’il
vous plaît, c’est important…
— C’est comme vous voulez. Ça me
coûtera pas, je recherche pas sa compagnie. Alors la clé ? Vous la gardez ?
Joséphine reprit l’enveloppe. Elle la lui
renverrait par courrier.
Elle fit semblant de s’éloigner, attendit
que la concierge ait refermé la porte et revint s’asseoir sur les marches de
l’escalier. Elle entendit l’aspirateur ronfler dans la loge. Elle avait besoin
d’un répit avant de rejoindre Iphigénie. Luca était l’homme en slip qui
fronçait les sourcils sur l’affiche. Elle se souvint qu’au début de leur
histoire, il disparaissait tout le temps. Puis il réapparaissait. Elle n’osait
pas poser de questions.
Qui était-il ? Vittorio et Luca ?
Vittorio qui rêvait d’être Luca ? Ou Luca, empêtré de Vittorio ? Plus
elle réfléchissait, plus le mensonge devenait un abîme profond et mystérieux
qui s’ouvrait sur un autre abîme où elle dégringolait.
Il a une double vie. Mannequin, qu’il
méprise, chercheur et érudit qu’il respecte… Cela expliquait pourquoi il était
si distant, pourquoi il la vouvoyait. Il ne pouvait pas se rapprocher de peur
d’être démasqué. Il ne pouvait pas s’abandonner de peur de tout avouer.
Et quand il lui avait dit, en novembre,
juste avant qu’elle se fasse agresser : « Joséphine, il faut que je
vous parle, j’ai un truc important à vous dire… », il avait peut-être eu
envie de se confesser, de se libérer de ce mensonge. Et, à la dernière minute,
il n’en avait pas eu le courage. Il n’était pas venu. Pas étonnant qu’il ne
fasse pas attention à moi ! Il était occupé ailleurs. Tel un jongleur
concentré sur ses balles, il surveillait chaque mensonge. C’est du boulot de
mentir, cela demande une sacrée organisation. Une attention constante. Et
beaucoup d’énergie.
Elle se dirigea vers la voiture où
l’attendait Iphigénie. Se laissa tomber lourdement sur son siège. Mit le
contact, les yeux perdus dans le vide.
— Ça va pas, madame Cortès ? Vous
avez l’air chamboulé…
— Ça va passer, Iphigénie.
— Vous êtes toute blanche ! Vous
avez reçu une révélation ?
— On peut appeler ça comme ça.
— Mais y a pas de casse ?
— Un peu… quand même, soupira
Joséphine en essayant de retrouver la route d’Intermarché.
— C’est la vie, madame Cortès !
C’est la vie !
Et elle remit une mèche sortie de son
foulard comme si elle faisait de l’ordre dans sa vie, justement.
— Vous savez, Iphigénie, expliqua
Joséphine un peu vexée d’être si vite rangée dans la catégorie « accidents
de la vie », ma vie à moi, elle a été longtemps morne et monotone. Je ne
suis pas habituée.
— Ben va falloir vous y faire, madame
Cortès. La vie, c’est souvent un chemin de plaies et de bosses. C’est rarement
une promenade tranquille. Ou alors c’est qu’elle s’est endormie et quand elle
se réveille, elle n’arrête plus de vous secouer !
— Moi, justement, j’aimerais bien
qu’elle s’arrête un peu !
— C’est pas vous qui décidez…
— Je sais, mais je peux émettre un
souhait, non ?
Iphigénie siffla son petit bruit de flûte
bouchée de ses lèvres pincées, l’air de dire faut pas trop y compter et
Joséphine reconnut au bout de la rue, la grande avenue qui menait à
Intermarché.
Elles remplirent deux Caddie de victuailles
et de boissons. Iphigénie voyait grand. Joséphine la modérait. Elle n’était pas
sûre qu’il y aurait foule. Monsieur et madame Merson, monsieur et madame Van
den Brock, monsieur Lefloc-Pignel avaient promis de passer, deux couples de
l’immeuble B et une dame qui vivait seule avec son caniche blanc avaient dit
oui aussi. Iris. Zoé. Mais les autres ? Iphigénie avait affiché son
invitation dans le hall et prétendait que l’immeuble B viendrait en légion. Ils
ne se mouchent pas du pied, eux, c’est pas comme ceux de l’immeuble A qui ont
dit oui pour vous faire plaisir à vous, pas à moi.
— Dites, Iphigénie, vous nous refaites
la lutte des classes ?
— Je dis ce que je pense. Les riches,
ça reste avec les riches. Les pauvres, ça se mélange. Ou en tout cas, ça
aimerait bien se mélanger, mais on leur permet pas tout le temps !
Joséphine faillit lui dire que, depuis le
début, elle pensait que ce n’était pas très judicieux de réunir des gens qui
s’ignoraient toute l’année. Puis elle se dit à quoi bon ? Restons positive
et pleine d’entrain. Elle avait du mal à rester positive et pleine d’entrain :
la trahison de Philippe, le mensonge de Luca et maintenant la lutte des
classes !
Iphigénie énumérait les canapés et les
sandwichs, les verres de soda et de vin, les serviettes en papier, les gobelets
en plastique, les olives, les cacahuètes, les tranches de rosbeef et de
cervelas. Consultait sa liste. Ajoutait une bouteille de Coca pour les enfants,
une bouteille de whisky pour les hommes. Joséphine prit des croquettes pour
chiens. Un grand sac pour chien senior. Quel âge Du Guesclin pouvait-il bien
avoir ?
À la caisse, Iphigénie sortit ses sous,
fièrement. Joséphine la laissa faire. La caissière leur demanda si elles
avaient une carte de fidélité et Iphigénie se tourna vers Joséphine.
— C’est le moment de sortir votre
carte et que je vous la remplisse !
Elle moussait de joie à l’idée de renflouer
le crédit de Joséphine, se balançait en brassant l’air de ses billets.
Joséphine tendit sa carte.
— Elle a combien de points ?
demanda Iphigénie, impatiente.
La caissière haussa un sourcil, laissa
tomber son regard sur le cadran de la caisse.
— Zéro.
— C’est pas possible ! s’exclama
Joséphine. Je ne l’ai jamais utilisée !
— Peut-être, mais le compte est à
zéro…
— Ah, ben ça, madame Cortès !
Iphigénie la contemplait, bouche bée.
— Je n’y comprends rien…, marmonna
Joséphine, gênée. Je ne m’en suis jamais servie !
Et aussitôt elle pensa qu’elle n’y avait
jamais cru à cette carte de fidélité. Elle reniflait l’arnaque, les ristournes
sur du pâté périmé ou sur du fromage moisi, les stocks de collants filés à écouler
ou le dentifrice qui file des caries.
— Vous devez vous tromper. Allez
chercher la responsable des caisses, exigea Iphigénie, se dressant face à
l’adversité.
— Laissez tomber, Iphigénie, on perd
notre temps…
— Non, madame Cortès. Vous avez
cotisé, vous avez droit. Si ça se trouve, c’est une erreur de machine…
La caissière, fatiguée d’avoir vingt ans et
d’être derrière une caisse enregistreuse, trouva la force d’appuyer sur une
sonnette. Une dame grisonnante et fringante se présenta : elle était
comptable et supervisait les caisses. Elle les écouta en déployant un large
sourire commercial. Leur demanda de bien vouloir patienter, qu’elle allait
faire une enquête.
Elles se rangèrent sur le côté et
attendirent. Iphigénie bougonnait. Joséphine pensait que ça lui était bien égal
qu’on lui sucre ses points de fidélité. C’était une journée fantôme, une
journée où tout disparaissait : les points de fidélité et les hommes.
La comptable revint en se trémoussant. Elle
marchait comme si elle écrasait des mégots de cigarettes de la pointe des
pieds. Cela lui donnait l’allure d’une jument hésitante.
— C’est tout à fait normal, madame
Cortès. Il y a eu une série d’achats effectués avec votre carte, ces trois
derniers mois dans divers Intermarché…
— Mais… ce n’est pas possible !
— Si, si, madame Cortès ! J’ai
bien vérifié et…
— Mais puisque je vous dis…
— Vous êtes sûre d’être la seule carte
sur votre compte ?
Antoine ! Antoine avait une
carte !
— Mon mari…, parvint à articuler
Joséphine. Il…
— Il a dû s’en servir et a oublié de
vous prévenir. Parce que j’ai vérifié, des achats ont bien été effectués, je
pourrais vous en donner le détail et les dates précises, si vous le désirez…
— Non. Ce n’est pas la peine, dit
Joséphine. Merci beaucoup.
La comptable décocha un ultime sourire
commercial et, satisfaite d’avoir réglé un problème, s’éloigna de sa démarche
de jument éteigneuse d’incendies.
— Il est gonflé, votre mari, madame
Cortès ! Il habite plus avec vous et il vous siphonne vos points ! Ça
m’étonne pas ! Ils sont tous comme ça, à profiter de nous. J’espère que
vous allez lui faire un shampoing complet la prochaine fois que vous le
verrez !
Iphigénie ne décolérait pas et déversait
des flots de bile contre la gent masculine. Elle claqua la porte de la voiture
et continua à marmonner longtemps après que Joséphine eut démarré.
— Je sais pas comment vous faites pour
rester calme, madame Cortès !
— Il y a des jours où il ne faudrait
pas se lever, pas poser un pied à terre !
— Vous avez remarqué que ça arrive
toujours en rafale les mauvaises nouvelles ? Si ça se trouve, vous êtes
pas au bout de vos peines !
— Vous dites ça pour
m’encourager ?
— Vous devriez regarder votre
horoscope d’aujourd’hui.
— Je n’ai pas vraiment envie ! Et
puis je crois que j’ai fait le tour. Je ne vois pas ce qui pourrait m’arriver
encore !
— La journée n’est pas finie !
ricana Iphigénie en faisant son bruit de trompette mal embouchée.
La fête, dans la loge, battait son plein.
Jusqu’à la dernière minute, Joséphine et Iphigénie avaient disposé des chaises,
écrasé de la purée d’anchois sur du pain de mie, débouché des bouteilles de
vin, de Coca, de champagne. Le champagne était offert par l’immeuble B.
Iphigénie avait vu juste : l’immeuble
B était représenté en force et de l’immeuble A, il n’y avait, pour le moment,
que monsieur et madame Merson et leur fils, Paul, Joséphine, Iris et Zoé.
— Il est en train de bouffer tous les
canapés, maman ! remarqua la petite Clara en désignant Paul Merson qui
s’empiffrait sans vergogne.
— Dites donc, madame Merson, vous le
nourrissez pas votre fils ? s’écria Iphigénie en tapant sur les doigts de
Paul Merson.
— Paul ! Tiens-toi bien !
mélodia madame Merson d’une voix molle.
— Ça fait des enfants et ça les élève
même pas ! pesta Iphigénie en foudroyant Paul Merson du regard.
Il lui fit une grimace, s’essuya les mains
sur son jean et se jeta sur un pilon de poulet en gelée.
La dame au caniche blanc semblait très
intéressée par la conversation de Zoé qui racontait le bain de Du Guesclin et
sa première gamelle de croquettes.
— Il s’est jeté dessus comme s’il
n’avait pas mangé depuis des années et après, il est venu se coucher à mes
pieds en signe d’allégeance !
Elle félicita Zoé pour son vocabulaire et
lui conseilla le nom de son vétérinaire.
— Mais pourquoi ? Il est pas
malade. Il avait juste faim.
— Mais il faudra lui faire ses
vaccins… Chaque année.
— Ah, bon…, répondit Zoé qui louchait
vers la porte. Chaque année ?
— La rage, c’est obligatoire, affirma
la dame en serrant son caniche sous le bras. Arthur, lui, est à jour ! Et
il faudra le faire toiletter régulièrement sinon il aura des puces et se
grattera…
— Pffft ! fit Zoé. Du Guesclin
vient de la rue, pas d’un salon de coiffure !
Un couple, lui les dents gâtées, elle,
boudinée dans un tailleur bon marché, parlait de l’envolée des prix de
l’immobilier dans le quartier à une vieille dame plâtrée de poudre blanche
pendant qu’un autre félicitait Iphigénie et louait le Ciel qui l’avait
récompensée en l’honorant au Loto.
— Ce n’est pas toujours moral, ces
jeux de hasard, mais vous, on peut dire que vous le méritez ! Avec tout le
mal que vous vous donnez pour entretenir cet immeuble !
— Dites ça à mademoiselle de
Bassonnière ! riposta Iphigénie. Elle arrête pas de me faire des remarques
et cherche à me faire renvoyer ! Mais je ne quitterai pas ma loge
maintenant que c’est un palais !
Monsieur Sandoz bomba le torse. Le mot
« palais » lui était allé droit au cœur. Il eut un élan vers
Iphigénie. Elle s’était fait un shampoing colorant rose bonbon avec des pointes
bleu marine et portait une robe à carreaux rouges. Quelle maîtresse
femme ! La veille, au moment de poser le dernier meuble, il lui avait
murmuré « Iphigénie, vous êtes belle comme une Walkyrie », elle avait
compris « Vache qui rit » et avait fait son bruit de trompette. Il la
caressa des yeux, soupira et décida de s’éclipser. Personne ne s’apercevrait de
son absence. Personne ne s’apercevait jamais de sa présence ou de son absence.
— Allez ! Elle est pas si
terrible que ça, mademoiselle de Bassonnière ! Elle défend au mieux nos
intérêts, dit un monsieur qui portait un béret et le ruban de la Légion
d’honneur.
— C’est une vieille sorcière !
s’exclama monsieur Merson. Vous n’étiez pas là, hier soir, à la réunion. J’ai
bien noté votre absence, d’ailleurs…
— Je lui avais donné mon pouvoir, dit
l’homme en lui tournant le dos.
— Au temps pour moi ! gloussa
monsieur Merson. En tout cas, on est sûrs de ne pas la voir, ce soir !
— Et monsieur Pinarelli, il est pas
venu ? demanda la dame au caniche.
— Sa mère ne lui a pas donné
l’autorisation de sortir ! Elle le visse, elle le visse. Elle croit qu’il
a encore douze ans. Il essaie bien de faire des bêtises derrière son dos, mais
elle le punit ! C’est lui qui me l’a dit. Vous saviez qu’il n’a pas le
droit de sortir le soir ? Je suis sûre qu’il est puceau !
Dans un coin, assise sur une chaise Ikea,
Iris contemplait la scène et se disait qu’elle était tombée bien bas. À cette
heure, elle aurait dû être à Londres dans le bel appartement de Philippe à
déplacer un bibelot pour marquer sa présence ou à ranger ses cachemires, et
elle se retrouvait dans une loge de concierge à écouter des bavardages sans
intérêt, à refuser des canapés insipides et du champagne bon marché. Pas un
seul homme intéressant, à part ce monsieur Merson qui la léchait des yeux. Cela
ressemblait bien à Joséphine de s’acoquiner avec des gens si ordinaires. Mon
Dieu ! Quelle va être ma vie ? Il lui semblait qu’elle marchait
encore dans le long couloir blanc. Elle cherchait une sortie.
— Elle est ravissante, votre sœur,
soupira monsieur Merson à l’oreille de Joséphine. Un peu froide, peut-être,
mais je la décongélerais bien, moi !
— Monsieur Merson, réfrénez vos
ardeurs !
— J’aime les cas difficiles, les tours
imprenables qu’on renverse en les faisant fondre dans la volupté… Une petite
partie à trois, madame Cortès, ça vous dirait ?
Joséphine perdit contenance et devint toute
rouge.
— Ah ! J’ai touché un point
sensible, on dirait ! Vous avez déjà essayé ?
— Monsieur Merson !
— Vous devriez. L’amour sans
sentiment, sans possession, c’est délicieux… On se donne sans s’enchaîner.
L’âme et le cœur se reposent pendant que le corps s’agite… Vous êtes trop
sérieuse !
— Et vous, pas assez ! répliqua
Joséphine en se précipitant vers Zoé qui fixait la porte de la loge
désespérément.
— Tu t’ennuies, ma chérie ? Tu
veux remonter ? Retrouver Du Guesclin ?
— Non, non…
Zoé lui sourit avec une tendre indulgence.
— Tu attends quelqu’un ?
— Non. Pourquoi ?
Elle attend quelqu’un, se dit Joséphine,
lisant une maturité nouvelle sur le visage de sa fille. Ce matin, au petit
déjeuner, elle était mon bébé, ce soir, elle est presque femme. Se peut-il
qu’elle soit amoureuse ? Le premier amour. Je croyais qu’elle était
attirée par Paul Merson, mais elle ne le regarde pas. Ma petite fille,
amoureuse ! Son cœur se serra. Elle se demanda si elle serait comme
Hortense ou comme elle. Cœur guimauve ou nougat noir ? Elle ne savait que
lui souhaiter.
Iphigénie ouvrait ses placards, montrait
les différents agencements, soulignait les couleurs, les affiches encadrées et
ponctuait chaque phrase d’un froncement de sourcils, attentive à la moindre
critique, au moindre commentaire. Léo et Clara circulaient, portant les plats,
distribuant à chacun des serviettes en papier. Une musique s’éleva. C’était
Paul Merson qui cherchait une station de radio.
— On danse ? demanda madame
Merson en s’étirant, les seins pointés en avant. Une crémaillère sans musique,
c’est du champagne sans bulles !
C’est ce moment que choisirent Hervé
Lefloc-Pignel, Gaétan et Domitille pour faire leur entrée. Suivis des Van den
Brock et de leurs deux enfants. Hervé Lefloc-Pignel, élancé, souriant. Les Van
den Brock, toujours aussi dépareillés, l’un blafard, agitant ses longues pinces
de coléoptère, l’autre, souriante et brave fille, roulant ses yeux de billes
affolées. L’atmosphère changea subtilement. Ils semblèrent tous se mettre au
garde-à-vous, sauf madame Merson qui continuait à onduler.
Joséphine surprit le regard anxieux de Zoé
sur Gaétan. Ainsi, c’était lui. Il s’approcha d’elle, lui murmura quelque chose
à l’oreille qui la fit rougir et baisser les yeux. Cœur guimauve, conclut
Joséphine, bouleversée.
L’arrivée en force de l’immeuble A jeta un
froid. Iphigénie le sentit et se précipita en proposant du champagne aux
nouveaux arrivants. Elle était tout sourire et Joséphine comprit qu’elle aussi
était embarrassée. Elle avait beau lever le poing et entonner l’Internationale
dans les allées d’Intermarché, elle était intimidée.
Madame Lefloc-Pignel n’était pas descendue.
Hervé Lefloc-Pignel félicita Iphigénie, les Van den Brock aussi. Bientôt, les
gens se pressèrent autour d’eux comme autant d’Altesses Royales. Joséphine en
fut étonnée. Le pouvoir de l’argent, le prestige du bel appartement, la bonne
facture des vêtements imposaient, malgré tous les persiflages, le respect. On
ironisait de loin, on s’inclinait de près.
Monsieur Van den Brock transpirait à
grosses gouttes et ne cessait de tirer sur le col de sa chemise. Iphigénie
ouvrit la fenêtre sur la cour. Il la referma d’un geste brusque.
— Il a peur des microbes, c’est un
comble pour un médecin ! dit une dame accorte de l’immeuble B. Quand il
vous examine, il met des gants ! Ça fait drôle d’avoir des mains en
caoutchouc qui se promènent sur vous… Vous êtes déjà allée dans son
cabinet ? Tout est propre et lisse… On dirait qu’il vous prend avec des
pincettes !
— Moi, j’y suis allée une fois et j’y
suis jamais retournée. Je l’avais trouvé un peu trop… comment dire… pressant,
dit une autre en enfournant un canapé au saumon. Il a une manière d’agiter ses
doigts en vous regardant fixement ! Comme s’il allait vous piquer et vous
épingler dans son album à papillons. C’est dommage, c’était pratique. Un gynéco
dans l’immeuble !
— Moi, y a deux choses que j’aime pas
faire chez les médecins : ouvrir les jambes et la bouche ! Je fuis
les dentistes et les gynécos !
Elles éclatèrent de rire et s’emparèrent
d’une coupe de champagne. Aperçurent madame Van den Brock qui les observait,
l’œil tournicotant, et se demandèrent si elle les avait entendues.
— Celle-là, elle a un œil à Valparaiso
et l’autre à Toronto ! dit l’une.
— Vous l’entendez chanter ? Ils
sont tous barges dans l’immeuble A ! Que pensez-vous de la nouvelle
arrivée ? Toujours fourrée dans la loge de la concierge… C’est pas normal,
ça.
Iris attendait, dans son coin, que Joséphine
fasse les présentations. Comme sa sœur n’esquissait pas le moindre geste, elle
s’avança vers Lefloc-Pignel.
— Iris Dupin. Je suis la sœur de
Joséphine, déclara-t-elle, ravissante de timidité et d’élégance.
Hervé Lefloc-Pignel s’inclina en un
baisemain courtois. Iris remarqua le costume en alpaga anthracite, la chemise
rayée, bleu et blanc, la cravate au nœud épais et chatoyant, la pochette
discrète, le torse d’athlète, l’élégance subtile, l’aisance du bel homme
habitué aux salons. Elle respira l’eau de toilette Armani, une légère odeur
d’« Aramis » sur les cheveux noirs plaqués. Et quand il releva les
yeux sur elle, elle fut transportée par une vague de bonheur. Il lui sourit et
ce sourire était comme une invitation à entrer dans la danse. Joséphine les observait,
médusée. Il se penchait sur elle comme on respire une fleur rare, elle
s’abandonnait avec une réserve calculée. Ils ne prononcèrent pas un mot, mais
chacun semblait aimanté par l’autre. Silencieux, étonnés, souriants. Ils ne se
quittaient pas des yeux, malgré les conversations qui les bousculaient. Ils
tanguaient vers les uns, vers les autres et revenaient s’effleurer en
tremblant.
Quand Josephine était rentrée des courses,
Iris lui avait demandé qui assisterait au pot d’Iphigénie et si elle était
vraiment obligée d’y aller.
— Tu fais comme tu veux.
— Non ! Dis-moi…
— C’est un pot de voisinage. Il n’y
aura ni Poutine ni Bush ! avait-elle dit pour couper court aux questions
de sa sœur.
Iris s’était renfrognée.
— Tu t’en fiches que je souffre !
Tu t’en fiches que Philippe me jette comme une vieille chaussette !
Finalement, sous des dehors de dame patronnesse, tu n’es qu’une égoïste !
Joséphine l’avait dévisagée, stupéfaite.
— Je suis une égoïste parce que je ne
m’intéresse pas qu’à toi ? C’est ça ?
— J’ai du chagrin. Je suis sur le
point de mourir et toi, tu pars faire des courses avec une…
— Mais toi, tu m’as demandé comment
j’allais ? Non. Comment allait Zoé ? Hortense ? Non. Tu m’as dit
un mot sur mon nouvel appartement ? Sur ma nouvelle vie ? Non. La
seule chose qui te soucie, c’est toi, toi et toi ! Tes cheveux, tes mains,
tes pieds, tes fringues, tes rides, tes états d’âme, tes humeurs, tes…
Elle étouffait. Ne maîtrisait plus ses
mots. Les crachait comme un volcan crache la lave qui obstruait son cratère et
le maintenait endormi.
— La dernière fois qu’on a déjeuné
ensemble, après m’avoir décommandée trois fois pour des raisons si futiles que
j’en aurais pleuré, tu n’as parlé que de toi. Tu ramènes tout à toi. Tout le
temps. Et moi, je suis là pour t’écouter, te servir. Je suis désolée, Iris, je
suis fatiguée de te passer les plats. Je t’avais prévenue qu’il y aurait cette
fête pour Iphigénie… J’avais prévu qu’on dînerait ensemble après, je m’en
faisais une joie et tu es partie à Londres ! Oubliant que j’étais là, que
je t’attendais, que je me réjouissais de te montrer mon appartement ! Et
maintenant, tu cries à l’injustice parce que ton mari, dont tu te souciais
comme d’un meuble mal ciré, s’est lassé et est allé voir ailleurs… Tu veux que
je te dise : il a eu bien raison et j’espère que ça te servira de
leçon ! Et que, dorénavant, tu feras un peu plus attention aux gens. Parce
que à force de ne rien donner, de tout prendre, tu vas te retrouver toute seule
et tu n’auras plus que tes yeux magnifiques pour pleurer.
Iris l’avait écoutée, éberluée.
— Mais tu m’as jamais parlé comme
ça !
— Je suis fatiguée… Lasse de ton
besoin irritant d’être toujours le centre d’attraction. Fais un peu de place
aux autres, écoute-les respirer et tu seras moins malheureuse !
Elles étaient descendues dans la loge sans
se parler. Zoé bavardait pour trois. Racontait les progrès stupéfiants de Du
Guesclin qui avait reçu son premier bain sans broncher et même pas pleuré quand
elles étaient parties. Elles avaient préparé la fête, Iris ruminant dans son
coin, aidant du bout des doigts, hostile et silencieuse. Boudant les premiers
invités, boudant les suivants.
Jusqu’à ce qu’Hervé Lefloc-Pignel
apparaisse.
Joséphine vint se mettre à la hauteur
d’Iphigénie et lui souffla à l’oreille :
— Dites, elle ne sort jamais, madame
Lefloc-Pignel ?
— Vous savez que je la vois
jamais ! Elle m’ouvre même pas quand j’apporte le courrier ! Je le
pose sur le paillasson.
— Elle est malade ?
Iphigénie posa son doigt sur la tempe et
lâcha :
— Malade dans la tête… Le pauvre
homme ! C’est lui qui s’occupe des enfants. Elle, y paraît qu’elle est
toute la journée en robe de chambre. On l’a retrouvée un jour, dans la rue.
Elle délirait, appelait à l’aide, disait qu’elle était persécutée… Y a des
femmes qui connaissent pas leur bonheur. Moi, j’aurais un mari beau comme lui,
un appart grand comme le leur et trois têtes blondes, je vous assure que je me
baladerais pas en robe de chambre ! Je me régalerais de chez
Régalad !
— J’ai appris qu’elle avait perdu un
enfant en bas âge, un horrible accident. Elle ne s’en remet pas, peut-être…
Iphigénie renifla, prise de compassion. Un
malheur si grand expliquait sûrement la robe de chambre.
— C’est réussi, votre petite
fête ! Vous êtes contente ?
Iphigénie lui tendit une coupe de champagne
et leva son verre.
— À la santé de ma bonne fée !
Elles burent en silence, observant le
ballet des gens autour d’elles.
— Il est parti très vite, monsieur
Sandoz… Je crois qu’il a le cœur qui gîte vers vous, Iphigénie…
— Vous rêvez ! Pas plus tard
qu’hier, il m’a traitée de Vache qui rit ! Comme déclaration d’amour, on
fait mieux ! N’empêche, demain, va falloir tout nettoyer et remplir les
poubelles !
— Je vous aiderai si vous voulez…
— Pas question. Demain, c’est dimanche
et vous dormez.
— Va falloir tout bien ranger pour que
la Bassonnière ne se plaigne pas !
— Oh ! Celle-là, qu’elle reste où
elle est ! Elle est trop méchante ! Y a des gens, on se demande
vraiment pourquoi Dieu leur garde vie !
— Iphigénie ! Ne dites pas
ça ! Vous allez lui porter malheur !
— Oh ! Elle est robuste comme un
cafard…
Monsieur Merson, qui passait derrière elle,
leva son verre et chuchota :
— Alors, mesdames… À la santé du
cafard !
Zoé ne descendit pas à la cave, ce soir-là.
Elle resta avec sa mère et sa tante. Elle avait envie de chanter, de hurler. Ce
soir, pendant la fête chez Iphigénie, Gaétan avait murmuré : « Zoé
Cortès, je suis amoureux de toi. » Elle s’était transformée en bâton
brûlant. Il avait continué à lui parler à l’oreille en faisant semblant de boire
dans son verre. Il avait dit des trucs de dingue comme « je suis tellement
amoureux de toi que je suis jaloux de tes oreillers ! ». Et puis, il
s’était écarté pour ne pas se faire remarquer et elle l’avait trouvé grand,
très grand. Se pouvait-il qu’il ait grandi depuis la veille ? Et puis
après, il était revenu et il avait dit : « Ce soir, je pourrai pas
descendre à la cave, alors je laisserai mon pull sous ton paillasson comme ça
tu t’endormiras en pensant à moi. » Alors là, le bouchon dans sa gorge avait
sauté, elle lui avait dit : « Moi aussi, je suis amoureuse de
toi » et il l’avait regardée avec tellement de sérieux qu’elle avait
failli pleurer. Avant de se coucher, elle irait prendre le pull sous le
paillasson et elle dormirait avec.
— Tu penses à quoi, ma petite
chérie ? demanda Joséphine.
— À Du Guesclin. Il peut dormir dans
ma chambre ?
Iris finit la bouteille de bordeaux et leva
les yeux au ciel.
— Un chien, c’est ballot, il faut s’en
occuper ! Qui va le sortir, ce soir, par exemple ?
— Moi ! s’écria Zoé.
— Non ! répondit Joséphine. Tu ne
vas pas sortir à cette heure, j’irai…
— Tu vois, ça commence, soupira Iris.
Zoé bâilla, déclara qu’elle était fatiguée.
Elle embrassa sa mère et sa tante et partit se coucher.
— Comment il s’appelle déjà, ton beau
voisin ?
— Hervé Lefloc-Pignel.
Iris porta le verre à ses lèvres et
murmura :
— Bel homme ! Très bel
homme !
— Il est marié, Iris.
— N’empêche qu’il est séduisant… Tu
connais sa femme ? Elle est comment ?
— Blonde, fragile, un peu perturbée…
— Ah ? Ce ne doit pas être un
couple très uni. Il est venu sans elle, ce soir.
Joséphine commença à débarrasser. Iris
demanda s’il ne restait pas un peu de vin. Joséphine proposa d’ouvrir une
bouteille.
— J’aime bien boire un peu le soir… Ça
m’apaise.
— Tu ne devrais pas boire avec toutes
les pilules que tu prends encore…
Iris lâcha un long soupir.
— Dis, Jo, je pourrais rester chez
toi ? J’ai pas envie de retourner à la maison… Carmen me fout le cafard.
Joséphine, penchée au-dessus de la
poubelle, raclait les assiettes avant de les mettre dans le lave-vaisselle.
Elle pensa si Iris reste, finie mon intimité avec Zoé. Je venais à peine de la
retrouver.
— Cache ta joie, petite sœur !
ricana Iris.
— Non… C’est pas ça, mais…
— Tu préférerais pas ?
Joséphine se reprit. Iris l’avait si
souvent accueillie chez elle. Elle se tourna vers sa sœur et mentit :
— On a une vie si tranquille. J’ai
peur que tu t’ennuies.
— T’en fais pas ! Je m’occuperai.
À moins que tu ne veuilles vraiment pas de moi.
Joséphine protesta, mais non, mais non. Si
mollement qu’Iris en fut vexée.
— Quand je pense au nombre de fois où
je vous ai recueillies, toi et les filles. Et toi, au premier service que je te
demande, tu te butes…
Elle s’était servi un autre verre de vin et
discourait. Étourdie par l’alcool, elle ne surprit pas le regard furieux, mais
blessé de Joséphine. Tu ne nous as pas « recueillies », Iris, tu nous
as « accueillies », c’est différent.
— Toute ma vie, j’ai été là pour
toi ! Je t’ai aidée financièrement, je t’ai aidée moralement. Tiens, même
le livre, tu ne l’aurais pas écrit sans moi ! J’ai été ton souffle, ton
ambition.
Elle fut secouée par un petit rire
ironique.
— Ta muse ! On peut le
dire ! Tu tremblais à l’idée d’exister. Je t’ai forcée à sortir ce qu’il y
avait de meilleur en toi, j’ai fait ton succès et voilà comment tu me
remercies !
— Iris, tu devrais arrêter de boire…,
suggéra Joséphine, les mains crispées sur une assiette. Tu dis n’importe quoi.
— Ce n’est pas vrai, peut-être ?
— Ça t’arrangeait bien que je sois là.
Les filles étaient une compagnie pour Alexandre et, moi, je servais de tampon
entre Philippe et toi !
— Parlons-en de celui-là ! À
l’heure qu’il est, il doit s’envoyer en l’air avec Miss Doolittle ! Dottie
Doolittle ! Quel drôle de nom ! Elle doit s’habiller en rose bonbon
et avoir des bouclettes !
Elle est brune ou blonde, Miss
Doolittle ? se demanda Joséphine en versant de la poudre dans le
lave-vaisselle. « Transitoire », avait dit Alexandre. Ça voulait dire
qu’il n’était pas amoureux. Qu’il s’amusait. Qu’il en trouverait une autre et
une autre et une autre. Joséphine avait fait partie de la ribambelle. Une
guirlande, le soir de Noël.
— Je me demande s’il m’a trompée quand
on vivait ensemble, continuait Iris en vidant son verre. Je ne crois pas. Il
m’aimait trop. Qu’est-ce qu’il m’a aimée ! Tu te rappelles ?
Elle souriait dans le vide.
— Et puis un jour, ça s’arrête et tu
sais pas pourquoi. Un grand amour, ça devrait être éternel, non ?
Joséphine courba brusquement la tête. Iris
éclata de rire.
— Tu prends tout au tragique, Jo. Ce
sont les aléas de la vie. Mais tu ne peux pas savoir, toi, tu n’as rien vécu…
Elle regarda son verre vide et se
resservit.
— En même temps, à quoi sert d’avoir
tellement vécu ? À émousser les sentiments ?
Elle soupira :
— Mais la douleur, elle, ne s’émousse
pas. C’est étrange d’ailleurs : l’amour s’use, mais la douleur reste
vivace. Elle change de masque, mais demeure. On ne finit jamais de souffrir
alors qu’on finit, un jour, d’aimer. La vie est mal faite !
Pas si sûr, se dit Joséphine, la vie
précipite des événements que l’imagination n’oserait pas enchaîner. Elle se
souviendrait longtemps de cette journée. Qu’avait-elle voulu lui dire, la
vie ? Réveille-toi, Joséphine, tu t’endors. Réveille-toi ou
rebelle-toi ?
— Je n’ai plus rien. Je ne suis plus
rien. Ma vie est finie, Jo. Détruite. Pliée. Poubelle.
Joséphine lut l’effroi dans les yeux de sa
sœur et sa colère tomba. Iris tremblait et ses bras enserraient son torse en
une étreinte désespérée.
— J’ai peur, Jo. Si tu savais comme
j’ai peur… Il m’a dit qu’il me donnerait de l’argent, mais ça ne remplace pas
tout, l’argent. L’argent ne m’a jamais rendue heureuse. C’est étrange quand tu
y penses. Tout le monde se bat pour avoir toujours plus d’argent et est-ce que
le monde est meilleur ? Est-ce que les gens vont mieux ? Est-ce
qu’ils sifflent dans la rue ? Non. Avec l’argent, on n’est jamais
satisfait. On trouve toujours quelqu’un qui en a plus que soi. Peut-être que
t’as raison et qu’il n’y a que l’amour qui remplit vraiment. Mais comment on
apprend à aimer ? Tu le sais, toi ? Tout le monde en parle, mais
personne ne sait ce que c’est. Tu répètes tout le temps qu’il faut aimer,
aimer, mais où ça s’apprend ? Dis-moi.
— En s’oubliant, murmura Joséphine,
terrifiée par l’état de sa sœur qui divaguait en vidant et en remplissant son
verre.
Iris éclata d’un rire sarcastique.
— Encore une réponse que je ne
comprends pas ! On dirait que tu le fais exprès. Tu pourrais pas parler
clairement ?
Elle dodelinait de la tête, jouait avec ses
cheveux, tapotait une mèche, la roulait, la déroulait, s’en cachait le visage.
— De toute façon, c’est trop tard pour
apprendre. C’est trop tard pour tout ! Je suis foutue. Je sais rien faire.
Et je vais finir seule… Une vieille femme comme celles qu’on voit dans la rue.
Je t’ai raconté ce mendiant que j’avais croisé, il y a des années ?
J’étais jeune à l’époque et je m’étais pas arrêtée parce que j’avais des
paquets dans les bras. Il était resté là, sur le trottoir, sous la pluie. On
lui marchait dessus et il se poussait pour ne pas gêner…
Elle se frappa le front du poing.
— Pourquoi j’y pense tout le temps à
ce mendiant ? Tout le temps, il revient et je prends sa place dans la rue,
je tends la main aux passants qui me regardent pas. Tu crois que je vais finir
comme ça ?
Joséphine lui lança un long regard, tâchant
de percevoir ce qu’il y avait de sincère dans cette terreur. Du Guesclin, à ses
pieds, bâilla à s’en décrocher la mâchoire et lui lança un long regard. Il
s’ennuyait. Il trouvait Iris pitoyable. Elle repensa à la devise du vrai Du
Guesclin : « Le courage donne ce que la beauté refuse. » En
fait, se dit Joséphine, elle manque simplement de courage. Elle rêve d’une
solution toute faite. D’un bonheur qu’elle n’aurait plus qu’à enfiler comme une
robe de soirée. Elle s’imagine princesse et attend son prince. Il prendra sa
vie en main et elle n’aura aucun effort à faire. Elle est lâche et paresseuse.
— Allez, viens, tu as besoin de te
reposer…
— Tu seras là, Jo, tu me laisseras
pas ? On vieillira ensemble comme deux petites pommes fripées… Dis oui,
Jo. Dis oui.
— Je ne te laisserai pas, Iris.
— T’es gentille. Tu as toujours été
gentille. C’était ta carte à toi, la gentillesse. Et le sérieux aussi. On
disait toujours « Jo, c’est une travailleuse, une fille sérieuse » et
moi, j’avais le reste, tout le reste. Mais si on n’y fait pas attention au
reste, il part en fumée… Tu vois la vie, au fond, c’est un capital. Un capital
que tu fais fructifier ou pas… Moi, j’ai rien fait fructifier. J’ai tout
dilapidé !
Sa voix était pâteuse. Elle s’effondrait
sur la table de la cuisine et sa main molle et hésitante cherchait le verre à
tâtons.
Joséphine la prit par le bras, la releva,
la dirigea doucement vers la chambre d’Hortense. Elle l’allongea sur le lit, la
déshabilla, lui ôta ses chaussures et la fit glisser sous les draps.
— Tu laisseras la lumière dans le
couloir, Jo ?
— Je laisserai le couloir allumé…
— Tu sais ce que je voudrais ? Je
voudrais quelque chose d’immense. Un immense amour, un homme comme dans ton
Moyen Âge, un preux chevalier qui m’emmènerait, qui me protégerait… La vie est
trop dure, trop dure. Elle me fait peur…
Elle délira encore un moment, se tourna sur
le côté et s’endormit aussitôt d’un sommeil lourd. Bientôt, Joséphine
l’entendit ronfler.
Elle alla se réfugier dans le salon.
S’allongea sur un canapé. Cala un coussin contre son dos. Les événements se
bousculaient dans sa tête. Il faudrait que je les reprenne un par un. Philippe,
Luca, Antoine. Elle eut un petit sourire triste. Trois hommes, trois mensonges.
Trois fantômes qui hantaient sa vie en robe blanche. Pelotonnée sur elle-même,
elle ferma les yeux et vit les trois fantômes danser sous ses paupières. La
ronde s’arrêta et la silhouette de Philippe émergea. Ses yeux noirs brillaient
dans son songe, elle aperçut la pointe rougeoyante de son cigare, respira la
fumée, compta un rond, deux ronds qu’il laissait échapper en arrondissant la
bouche. Elle le vit au bras de Dottie Doolittle, il l’attirait par le col de
son manteau, la plaquait contre la porte d’un four dans sa cuisine et
l’embrassait en posant ses lèvres chaudes et douces sur ses lèvres à elle. Ça
lui faisait un creux dans le ventre, un creux de douleur froide qui
grandissait, grandissait. Elle plaqua les mains sur son corps pour empêcher le
creux de grandir.
Elle se sentit très seule, très
malheureuse, elle posa la tête sur l’accoudoir et pleura doucement, à petits
sanglots comptés, avec le soin parcimonieux de la comptable qui ne veut pas
perdre un sou. C’était sa manière de refuser de se laisser entraîner dans le
flot du chagrin. Elle pleura, le nez dans sa manche, jusqu’à ce qu’elle entende
en écho d’autres sanglots. De longs gémissements, une lente mélopée en réponse
à sa plainte.
Elle releva la tête et aperçut Du Guesclin.
Les pattes jointes, le cou allongé, il lançait sa plainte vers le plafond, la
modulait comme une scie musicale, l’amplifiait, l’atténuait, la reprenait, les
yeux clos en un chant de sirène désespéré. Elle se jeta vers lui. L’enlaça, le
couvrit de baisers, répéta à s’en saouler « Du Guesclin ! Du
Guesclin ! » jusqu’à ce qu’elle se calme, jusqu’à ce qu’il se taise
et qu’ils se regardent tous deux, étonnés par ce jaillissement de larmes.
— Mais qui es-tu, toi ? Qui
es-tu ? Tu n’es pas un chien ! Tu es un humain.
Elle le caressait. Il était chaud sous ses
doigts et plus dur qu’un mur en béton. Il reposait sur ses pattes fortes et
musclées et la contemplait avec l’attention d’un enfant qui apprend à parler.
Elle eut l’impression qu’il l’imitait pour mieux la comprendre, pour mieux
l’aimer. Il ne la quittait pas des yeux. Rien ne l’intéressait qu’elle. Elle
reçut son amour comme une boule chaude et sourit à travers ses larmes. Il
semblait lui dire « mais pourquoi tu pleures ? Tu ne vois pas que je
suis là ? Tu ne vois pas tout l’amour que j’ai pour toi ! ».
— Et tu n’es pas encore sorti !
Tu es vraiment un chien remarquable ! On y va ?
Il remua de la croupe. Elle sourit en
pensant qu’il ne pourrait jamais remuer de la queue, qu’on ne verrait jamais
s’il était content ou pas. Elle pensa qu’il faudrait acheter une laisse et
puis, elle se dit qu’elle ne servirait à rien. Il ne la quitterait jamais.
C’était écrit dans son regard.
— Tu ne me trahiras pas, toi,
dis ?
Il attendait en dansant de l’arrière-train
qu’elle se décide à sortir.
Quand elle remonta, elle entrouvrit la
porte de la chambre de Zoé et Du Guesclin alla se coucher au pied du lit. Il
tourna en rond sur le coussin, le renifla avant de se laisser tomber lourdement
dans un profond soupir.
Zoé dormait enroulée dans un lainage.
Joséphine s’approcha, reconnut un pull-over, le toucha des doigts. Elle regarda
le visage heureux de sa fille, le sourire sur ses lèvres et comprit que c’était
le pull de Gaétan.
— Fais pas comme moi, murmura-t-elle à
Zoé. Ne passe pas à côté de l’amour sous prétexte que tu y es si peu habituée
que tu ne le reconnais pas.
Elle souffla sur le front chaud de Zoé,
souffla sur ses joues, sur les mèches de cheveux collées dans son cou.
— Je serai là, je veillerai à ce que
tu n’en perdes pas une miette, je mettrai toutes les chances de ton côté…
Zoé soupira dans son sommeil et marmonna
« Maman ? ». Joséphine prit le bout de ses doigts et les
baisa :
— Dors ma beauté, mon amour. Maman est
là qui t’aime et qui te protège…
— Maman, balbutia Zoé. Je suis si
heureuse… Il a dit qu’il était amoureux de moi, maman, amoureux de moi…
Joséphine se pencha pour recueillir ses
paroles dans l’agitation du rêve.
— Et il m’a donné son pull… Je crois
bien que j’ai le zazazou.
Elle eut un petit tressaillement et retomba
dans un profond sommeil. Joséphine remonta le drap, arrangea le pull et quitta
la chambre en refermant doucement la porte. Elle s’adossa au mur et pensa,
c’est ça le bonheur, retrouver l’amour de ma petite fille, emmêler mes doigts,
mon souffle à ses doigts, à son souffle, immobiliser ce moment, le faire durer,
m’y enfouir, le déguster, lentement, lentement, sinon le bonheur s’éloignera
avant que j’aie pu le goûter.
Junior avait un an. Il avait décidé qu’il
était temps de s’affranchir. Ça suffit comme ça. J’ai assez joué au bébé pour
les amuser. À moi de prendre les manettes parce que en ce moment, le monde, il
fait la toupie dingo.
Il s’était dressé, avait fait quelques pas
mal assurés, était retombé sur son paquet de couches – celles-là, il
les garderait pas longtemps, tarderait pas à les balancer, a-t-on idée de
laisser un paquet de caca entre les jambes d’un petit ange ? –, il
s’était relevé et avait recommencé. Jusqu’à ce qu’il traverse sa chambre sans
encombre. Ça n’était pas si difficile de mettre un pied devant l’autre et ça
facilitait grandement la vie. Il commençait à avoir des irritations aux coudes
et aux genoux à force de ramper.
Puis il avait levé les yeux sur la poignée
de la porte de sa chambre. Quelle idée de l’avoir enfermé ! On ne lui
facilitait vraiment pas la tâche. Ce devait être une manie de cette gamine mal
dégrossie qu’on lui avait imposée comme nounou. Une niaise sournoise occupée à
lire des magazines débiles et à encaisser les billets que lui donnait la
Soucoupe Volante pour acheter ses confidences. Tout allait à vau-l’eau dans la
maison. Sa mère gisait, prostrée, au lit. Son père pleurait misère en se
grattant le crâne et avait de l’eczéma partout : sur le cou, les coudes,
les sourcils, les bras, les jambes, le torse et même sur le testicule gauche,
celui du cœur. On entendait une mouche voler et plus une seule cascade de
rires ! Plus de visiteurs, plus de déjeuners bien arrosés, plus d’odeurs
de cigare qui lui piquaient le nez, plus les mains baladeuses de papa pelotant
maman qui se laissait aller avec le rire de gorge qu’il aimait tant. Oh !
Marceeel ! Marceeel ! Ça roulait dans sa poitrine comme un chaud
gargarisme et ça chantait la mélodie du bonheur. Plus rien. Un grand silence,
des mines de trépassés et des pleurs enterrés au fond des gorges étranglées. Ma
pauvre maman, on t’a jeté un sort, je le sais bien. Y a que les médecins pour
parler de dépression. Les imbéciles ! Ils ont oublié d’où on vient, ils
ont oublié qu’on est reliés au Ciel et qu’on est touristes sur Terre. Comme la
plupart des gens, d’ailleurs ! Ils se croient très importants et pensent
qu’ils maîtrisent tout : le ciel et la terre, le feu et le vent, la mer et
les étoiles. Ils se la pètent. À les entendre, ils ont même créé le
monde ! Ils ont tellement oublié d’où ils venaient qu’ils se vantent d’être
plus forts que le Bien et le Mal, les anges et les diables, Dieu et Satan. Ils
pérorent du haut de leur petite cervelle d’humains. Invoquent la Raison, le Un + Un,
le Pas-vu-Pas-cru et croisent les mains sur leur bedaine en se moquant du naïf
qui accorde foi à ces billevesées. Moi qui, il y a encore peu, étais assis
auprès des anges et me la coulais douce, je sais. Je sais qu’on vient de
Là-Haut et qu’on y retournera. Je sais qu’il faut choisir son camp, je sais
qu’il faut se battre contre l’autre camp et je sais que les méchants d’en face
ont rapté Josiane et qu’ils en veulent à sa binette. Pour qu’Henriette récupère
ses pépettes. Je le sais. J’ai beau faire mes premiers pas, je n’ai pas oublié
d’où je viens.
Quand ils m’ont demandé Là-Haut si je voulais
reprendre du service sur Terre, chez un petit couple charmant qui se lamentait
de ne pas avoir d’enfant et qui faisait des neuvaines pour en obtenir un tout
beau, tout chaud, tout doré, je les ai considérés longuement, la Josiane et le
Marcel, et je les ai trouvés attendrissants. Généreux, méritants, crémeux, pas
cons. Alors j’ai dit, oui, je veux bien. Mais c’est ma dernière mission. Parce
qu’on est bien plus peinard Là-Haut, parce que j’ai plein de choses à y faire,
de livres à lire, de films à voir, de trucs à inventer, de formules à trouver
et c’est bien connu, sur Terre, c’est pas une partie de plaisir. C’est
quasiment l’Enfer. On vous met sans arrêt des bâtons dans les pieds. On appelle
ça la jalousie, l’envie, la méchanceté, la sournoiserie, l’appât du gain, ça a
plein de noms comme les Sept Péchés capitaux et ça vous ralentit. Si vous
arrivez à mener à bout une ou deux idées, vous êtes vernis ! Prenez
l’exemple de Mozart. Je le connais bien. C’était mon voisin Là-Haut. Regardez
comment il a fini sur Terre : jalousé, copié, ridiculisé, dans la misère.
Et pourtant il n’y a pas plus charmant et rieur que lui ! Un vrai
bonheur ! Une symphonie !
Mais bon…
Il avait discuté de son départ avec Mozart
qui lui avait dit, pourquoi pas, ce sont des braves gens… Moi, si je n’avais
pas ma Marche turque à reprendre parce que je me suis laissé aller à
quelques facilités, à une série d’arpèges un peu vantards, je descendrais bien
leur jouer un air au piano, une petite Sonate pour Deux vieux heureux en
si majeur. Il pouvait faire confiance à Mozart. C’était un type bien.
Modeste et enjoué. Ils venaient tous lui rendre visite, Bach, Beethoven,
Schumann et Schubert, Mendelssohn, Satie et plein d’autres encore, et il
causait avec eux sans se pousser du col. Ils causaient surtout boutique, croche
et double croche, tout un bazar auquel il ne connaissait rien. Lui, c’était
plutôt les équations, la craie, le tableau noir. Il avait fini par dire
« oui » et il était descendu chez Josiane et Marcel. Une brave petite
mère, un brave petit père. Deux amours d’humains longtemps empêtrés dans du
malheur, mais que le Ciel avait décidé de récompenser en fin de vie pour
services rendus à l’humanité.
La joie des deux petits vieux quand il
était arrivé ! Ils criaient au miracle. Ils allumaient des cierges. Ils
s’élevaient en prières, bredouillaient de félicité. Surtout lui. Il en claquait
des dents ! Il brandissait son enfant comme un trophée, l’exhibait,
l’installait au bout de son bureau et lui expliquait ses affaires. Passionnant,
d’ailleurs. Le Vieux était vraiment affûté. Malin, mais malin ! Il vendait
sa camelote dans le monde entier. Fallait l’entendre barguigner ! Il se
régalait quand Marcel l’emmenait au bureau. Il ne pouvait pas vraiment
participer parce qu’il était prisonnier de ce corps de bébé balbutiant et
titubant, mais il se démenait comme un beau diable dans sa chaise pour lui
envoyer des signes. Parfois, Marcel comprenait. Il clignait des yeux, se
demandait s’il n’avait pas la berlue, mais l’écoutait. Il lui parlait chinois, anglais,
lui faisait lire des bilans, des analyses de financiers, des comptes rendus
d’études. Il ne fallait pas qu’il se plaigne : avec le Vieux, il était
gâté. Il avait de l’intuition céleste. La corvée, c’étaient les autres :
ceux qui lui bavaient dessus et faisaient des grimaces de pitres !
Au-dessus de son berceau, les bouches devenaient des gargouilles terrifiantes.
Ils lui offraient des jouets débiles. Des peluches muettes, des livres en tissu
avec une lettre par page, des mobiles qui l’empêchaient de dormir. La prochaine
fois qu’il redescendrait – s’il devait y avoir une prochaine
fois ! – il s’incarnerait directement en Mathusalem. Sauterait
l’enfance et ses déboires. D’après Mozart, ce n’était pas possible. Fallait
passer par les bavoirs ! Il en connaissait un bout, Mozart, sur les vies
antérieures : il les cumulait. Sinon, comment crois-tu que j’aurais écrit
la Petite Musique de nuit, à six ans et demi ? Hein ? Parce
qu’il y avait du vécu derrière. Des vies et des vies de compositeurs ignorés
que j’ai vengés d’un seul coup de plume sur la portée ! D’ailleurs, si je
réfléchis un peu, celle-là aussi faudrait que je la réécrive, elle est un peu
ritournelle, non ? Qu’est-ce que t’en penses, Albert ?
Et là-dessus, pas le temps de répondre, on
l’avait expédié sur terre, dans une clinique ravissante du seizième
arrondissement de Paris, France. On se battait Là-Haut pour descendre dans
cette clinique. Quatre étoiles. Du personnel réputé. De l’attention
sourcilleuse. Un bain chaud et des caresses dès l’arrivée. Sa vie avait bien
commencé. Félicité, confort, petites fesses au chaud et deux bons gros amours
joufflus penchés sur la grenouillère bleue. C’est quand la Soucoupe Volante
s’était pointée que les choses s’étaient gâtées. La première fois qu’il l’avait
vue, il avait eu un geste réflexe : il avait fait le signe de défense
qu’on apprend Là-Haut pour se défendre du Malin, les pouces et index en losange
tendu vers l’adversaire et les chevilles croisées. Il avait verrouillé
l’entrée. Elle n’avait pas pu l’atteindre. Mais il avait échoué à protéger sa
mère. C’est elle qui avait tout pris.
Il était temps qu’il reprenne les choses en
main.
Qu’il neutralise la Soucoupe Volante. C’est
d’elle que venaient tous leurs ennuis. Selon le vieil adage policier : à
qui profite le crime ? lu dans un papier de Carambar. Pas mal, les blagues
Carambar. Ça permettait de vous remettre d’équerre quand on tombait sur Terre.
Ça vous mettait vite au courant des grandes tendances du monde. Et puis c’était
un des rares trucs qu’on pouvait lire, bébé, hormis les livres en tissu avec
une voyelle par page. Tu parles d’une lecture ! Fallait se taper les
rideaux pour avoir une phrase entière !
Il avait bien réfléchi en mâchonnant son
Carambar et en avait déduit que la Soucoupe Volante leur avait jeté un sort.
Elle avait fait un pacte avec les forces du Mal et ni vu ni connu Abracadabra
je t’embrouille ! Ensuite, un jour où la Petite Niaise l’avait laissé
devant la télé – il passait tout son temps devant la télé à regarder
des spectacles débiles, attendrisseurs de cervelle –, il avait vu un truc
qui lui avait rappelé quelque chose. Une sorcière qui jetait des sorts en
plissant le nez. C’était bizarre d’ailleurs parce que ce programme-là avait
obtenu un grand succès. Tout le monde le regardait, enchanté, mais personne n’y
croyait. Ils appelaient ça du divertissement. Les pauvres ! S’ils
savaient… Le divertissement, il pouvait avoir deux ailes dans le dos ou deux
cornes au front et c’était pas la même tambouille ! Une autre fois, il
avait vu un film, assis sur son tas de caca que la Niaise Sournoise changeait
quand l’envie l’en prenait, qui s’appelait Ghost. Ils disaient que ça
avait été un blockbuster. Ça voulait dire qu’il avait eu un succès fou.
Et au lieu d’écouter l’enseignement du film, qui expliquait exactement comment
ça se passait Là-Haut, ils n’avaient retenu que l’histoire d’amour ! La
belle Demi Moore qui pleurait en tournant sa glaise. Ce jour-là, il avait tapé
comme un fou sur son Lego pour rameuter la population et leur faire comprendre
que c’était ça. Exactement ça ! Le Bien et le Mal. La Lumière et le Noir.
Les démons qui se faufilent partout et la Lumière qui lutte contre le Diable.
Que dalle ! Ils avaient vu que dalle. Il devenait fou à taper sur tout ce
qu’il trouvait. Il avait mordu son poing jusqu’au sang avec sa seule dent et on
l’avait chapitré. « Il est violent, tout de même », disait Josiane en
écarquillant les yeux. Pas violent ! bavait-il en éructant :
clairvoyant !
Il n’avait jamais vu la fin du film. On
l’avait couché. Ce soir-là, dans son petit lit, il était devenu fou furieux. Il
en aurait mangé les barreaux. On vous livre le mode d’emploi, on vous mâche la
comprenette et vous restez aveugle !
Ah, si je pouvais parler !
Si je pouvais vous raconter ! Comme
vous vivriez autrement ! Comme vous gagneriez votre paradis sur terre au
lieu de vous mitonner l’Enfer en donnant libre cours à vos plus vils
appétits ! La Soucoupe Volante, elle va finir cramée, à poil, défigurée si
elle continue de jouer avec le Diable.
Ce jour-là, on était dimanche. Dimanche
24 mai. Ça faisait quinze jours qu’il marchait et ça le démangeait de
sortir de sa chambre. Or, il avait beau guetter les bruits dans l’appartement,
il n’entendait rien et ce silence ne lui disait rien qui vaille. Où était son
père ? Que faisait sa mère ? La Sournoise avait-elle pris un jour de
congé ? Pourquoi ne venait-on pas le chercher ? Son estomac criait
famine et l’idée d’un bon petit déjeuner n’était pas pour lui déplaire.
Ce jour-là donc, dans sa chambre, après
avoir poussé une chaise pour atteindre la poignée de la porte et pouvoir
s’enfuir, il avait décidé de passer à l’action. De combattre le malheur. Il
savait qu’il avait une alliée : la fameuse madame Suzanne qui n’avait pas
les yeux dans sa poche de mécréante, elle. Elle ne venait plus, elle avait
perdu goût à l’affaire, mais on ne sait jamais, le Ciel pourrait se mettre de
son côté et pousser l’amabilité jusqu’à la faire arriver. Il avait demandé un
coup de main Là-Haut, au réveil, à l’heure où le Ciel et la Terre se mélangent,
où l’on rêve, éveillé, à l’adresse des anges.
Il ouvrit la porte, s’engagea dans le
couloir, jeta un œil au salon, dans la buanderie, ne vit personne, se propulsa,
sans tomber, jusqu’à la chambre de sa mère et là, ce qu’il vit le fit hurler.
Un long cri strident éclata dans sa poitrine et rebondit jusqu’à l’intéressée
qui parut émerger d’un songe.
Josiane avait placé une chaise sur le
balcon de sa chambre – ils habitaient au sixième
étage – et, vêtue d’une longue chemise de nuit blanche qui recouvrait
ses pieds, elle vacillait, irrésistiblement attirée par le vide. Elle tenait
contre son cœur une photo de son homme et de son fils et oscillait, les yeux
fermés, les lèvres blanches.
Comme arrachée brusquement à sa léthargie,
elle ouvrit les yeux et vit, à ses pieds, son enfant qui la regardait en
hurlant et tendait sa petite main vers elle.
— Arrgh ! hurla-t-il en se
plaçant entre elle et le vide.
— Junior…, balbutia-t-elle en le
reconnaissant. Tu marches ? Et je ne le savais pas.
— Groumphgroumph…, articula-t-il,
maudissant son enveloppe de bébé.
— Mais que se passe-t-il ?
s’interrogea-t-elle en passant la main sur son front. Qu’est-ce que je fais,
là ?
Elle regardait la chaise, ses pieds, le
vide devant elle. Manqua défaillir. Tangua debout, les bras tendus vers le
vide. Junior se redressa, offrit l’appui de ses bras pour amortir le choc et
reçut sa mère en pleine poitrine.
Ils roulèrent sur le parquet,
s’effondrèrent en faisant un bruit sourd, le bruit terrible de deux corps qui
chutent, qui fit sursauter la petite bonne occupée à noircir la grille de mots
croisés de Télé 7 Jeux dans la cuisine. Il y eut une cavalcade
de pas, des cris, des « Mon Dieu ! Ce n’est pas
possible ! ». La Niaise les releva, s’assura qu’ils n’avaient rien de
cassé, répéta à l’envi qu’elle n’avait rien entendu, qu’elle était dans la
cuisine en train de préparer le petit déjeuner… Bientôt ce fut Marcel qui
arriva, rouge et délabré. Sa femme, son petit ! Tout contusionnés, tout
livides ! Il se tordait les mains. Le sachet de croissants chauds qu’il
était allé chercher pour les régaler roula à terre.
Junior en attrapa un et le fourra dans sa
bouche. Il avait faim. Le ventre plein, il réfléchirait mieux. Il allait
falloir agir vite. Cette nuit, il irait faire un tour Là-Haut, il parlerait à
Mozart, lui, lui dirait comment s’y prendre.
Rassuré, il attaqua un deuxième croissant.
En ce même dimanche, Hortense prenait un
brunch chez Fortnum & Mason en compagnie de Nicholas Bergson,
directeur artistique chez Liberty. Elle aimait Liberty, ce grand magasin au
style à la fois désuet et avant-gardiste dont l’entrée sur Regent Street
ressemblait à celle d’une vieille maison alsacienne. Elle y traînait souvent.
C’est en flânant dans les rayons, en prenant des notes et des photos de détails
pertinents qu’elle avait rencontré Nicholas Bergson. L’homme était séduisant, à
condition d’oublier sa petite taille. Elle n’avait jamais aimé les nains, mais
assis, ça ne se voyait pas. Il était drôle, avait une idée à la minute et cette
délicieuse attitude anglaise qui consiste à toujours mettre de la distance
entre soi et les autres.
Ils étaient en train de parler de son
dossier de fin d’année. Du portfolio qu’elle présenterait et qui déciderait de
son passage dans l’année supérieure. Sur mille étudiants, seuls soixante-dix
seraient retenus. Elle avait choisi comme thème Sex is about to be slow.
C’était original, mais pas évident. Elle était sûre que personne n’aurait la
même idée, mais pas sûre d’arriver à l’illustrer. En plus du sketch-book à
présenter, il lui fallait organiser un défilé avec six modèles. Six modèles à
dessiner, réaliser, et un quart d’heure pour convaincre. Donc elle chassait le
détail. Le détail qui infiltrerait la séduction dans la minutie, la mise en
scène du lent épanouissement du désir sexuel. Une robe noire, toute noire,
fermée par un nœud élaboré, un dos-nu fendu en trompe-l’œil, une ombre dessinée
sur une joue, une voilette cachant un œil charbonneux, une boucle de chaussure
sur une cheville cambrée… Nicholas pouvait lui donner un coup de main. Et puis,
il n’était pas si petit que ça, décida-t-elle, il avait juste un long torse. Un
très long torse.
Il l’avait invitée au quatrième étage de
Fortnum & Mason, dans son salon de thé préféré. Cela faisait
trois fois de suite que Gary déclinait ses propositions dominicales de brunch.
Ce n’était pas tellement qu’il ait refusé qui la souciait, c’était le ton poli
qu’il avait employé. Qui dit « politesse » dit réserve, gêne, secret
embusqué. C’était un rite entre eux, le brunch du dimanche. Il fallait qu’il
ait quelque chose de drôlement important pour se dérober. Quelque chose ou
quelqu’un. Et c’était cette seconde proposition qu’elle n’aimait pas du tout.
Elle fronça le nez et Nicholas crut qu’elle
n’était pas d’accord avec lui.
— Mais si, je peux te l’assurer, le
noir et le désir vont si bien ensemble que tu dois faire un modèle entièrement
noir de la tête aux pieds. Et là, je parle aussi du mannequin. La fille devra
être plus noire que le charbon avec juste le sourire en dents blanches pour suggérer
la fente, la fente béante du désir, l’abîme du temps dans la fente du désir,
l’abîme du désir mâle dans la fente du désir féminin…
— Tu as peut-être raison, dit Hortense
en reprenant un bout de scone et une gorgée de lapsang-souchong délicieusement
imprégné des odeurs du bois de cèdre sur lequel il avait séché. Oui, c’était
bien du cèdre, bien qu’il y eût une pointe de cyprès qui se découvrait en fin
de dégustation.
— Bien sûr que j’ai raison et
d’ailleurs…
Et d’ailleurs, depuis quand ne
s’étaient-ils plus vus tous les deux, en tête à tête ? Depuis ce fameux
dîner où elle l’avait invité au restaurant, depuis cette promenade dans la nuit
de Londres, depuis qu’elle habitait avec Li May. Elle avait été très occupée
par son déménagement, les cours, la fin de l’année qui approchait, le défilé à
organiser, elle avait sauté un dimanche, deux, trois, peut-être quatre, et
quand elle l’avait rappelé, la bouche en accroche-cœur, prête à rattraper le
temps perdu, il avait eu ce ton poli. Cet horrible ton poli. Depuis quand
étaient-ils polis, tous les deux ? C’était ce qu’elle aimait avec
lui : dire tout haut ce qu’elle pensait tout bas sans avoir honte, sans
rougir et voilà qu’il devenait poli ! Flou, fuyant. Sinueux. Oui, sinueux.
Chaque nouvel adjectif était un coup de poignard dans le cœur et elle se
poignardait allégrement. Elle mordit le bord de sa tasse de thé. Nicholas,
entraîné dans sa péroraison, ne remarqua rien. Il y a une fille là-dessous, se
dit-elle en reposant sa tasse de lapsang-souchong, et du cyprès dans le thé,
j’en suis sûre. J’en suis sûre. D’accord, ce que j’aime chez Gary, parmi
beaucoup d’autres choses, c’est son indépendance et le fait qu’il marche
tranquille vers son destin, mais je n’aime pas quand il m’échappe. Je n’aime
pas quand les hommes m’échappent. Et j’aime pas quand ils me collent.
Pfffft ! Trop compliqué ! trop compliqué !
— Et pour les mannequins, ne t’en fais
pas, je t’en trouverai six délicieusement lentes et troublantes. J’ai déjà
trois noms en tête…
— Je n’ai pas de budget pour les
payer, répliqua Hortense, soulagée qu’il interrompe ses rêveries stériles par
cette offre généreuse.
— Et qui a parlé de les payer ?
Elles le feront gracieusement. Saint Martins est une école prestigieuse, il y
aura ce jour-là tout ce qui compte dans la mode, les médias, on se précipite,
ma chère, et elles vont courir…
Ça devait arriver. Il est beau comme un
prince des Mille et Une Nuits, intelligent, drôle, riche, cultivé. Il a
une allure de pur-sang, n’importe quelle femme rêverait de l’attraper… Et il
m’a échappé ! Et il n’ose pas me le dire. Comment ça fait d’être
amoureux ? se demanda-t-elle. Est-ce que je pourrais tomber amoureuse de
Nicholas en me forçant un peu ? Il était pas mal, Nicholas. Et il pourrait
lui servir. Elle fronça le nez. Ça n’allait pas ensemble « être
amoureux » et « servir ». JE NE VEUX PAS QUE GARY SOIT AMOUREUX D’UNE AUTRE. Oui mais… ça lui était peut-être tombé dessus sans crier gare.
C’est pour ça qu’il était courtois et fuyant. Il ne savait pas comment le lui
dire.
Elle sentit tout le malheur du
monde – ou ce qu’elle imaginait comme tout le malheur du
monde – recouvrir ses épaules. Non, se reprit-elle, pas Gary. Il
était sur la piste d’une grosse cochonne qui lui prenait tout son temps ou il
avait décidé de relire d’un seul trait Guerre et Paix. Il le lisait une
fois par an et se retirait dans ses appartements. « Sex
is about to be slow but nobody is slow today because if you want to survive you
have to be quick. » C’était son argument
final. Elle pourrait terminer son défilé sur une fille qui s’écroule, feignant
la mort, et les cinq autres qui se mettent à marcher à toute allure, renvoyant
le lent désir au rang d’accessoire de mauvais roman. Ce n’était pas une
mauvaise idée.
— Ça ferait comme un film qui
s’accélérerait pour finir en tourbillon éblouissant, expliqua-t-elle à Nicholas
qui parut enchanté.
— Ma chère, tu as tellement d’idées
que je t’engagerais bien chez Liberty…
— C’est vrai ? interrogea
Hortense, alléchée.
— Quand tu auras terminé tes trois
années d’études…
— Ah, fit-elle, déçue.
— Mais souviens-toi, ce qui est lent
est exquis… C’est toi qui l’affirmes.
Elle lui sourit. Ses grands yeux verts se
voilèrent d’un intérêt que l’homme remarqua. Il leva la main pour demander
l’addition, régla sans regarder la note et ajouta : « On lève
l’ancre, camarade ? » Elle prit le sac Miu Miu qu’il lui avait offert
avant de commander le thé et les scones et le suivit.
C’est en quittant le quatrième étage, alors
qu’ils attendaient l’ascenseur, que la chose horrible se produisit.
Elle attendait sur le côté en balançant son
nouveau sac, estimant son prix entre six cents et sept cents livres au bas
mot – il le lui avait offert avec une telle désinvolture qu’elle se
demanda s’il ne l’avait pas sorti d’un container et glissé sous le bras avant
de quitter le magasin –, Nicholas parlait au téléphone, disait « mais
non, mais non » d’un ton impatient, elle s’entraînait à passer le sac
d’une main à l’autre, le plaçait sous son bras droit, sous son bras gauche,
examinait son reflet dans la porte de l’ascenseur, tournait, virevolait,
lorsque la porte s’ouvrit laissant passer une femme magnifique. Une de ces
créatures si élégantes qu’on s’arrête pour les étudier dans la rue, pour tenter
de comprendre comment elles ont réussi ce miracle : être unique et
éblouissante sans un milligramme de banalité. Elle portait une étroite robe
noire, un collier de chien en faux diamants gros comme des carrés de chocolat,
des ballerines, de longs gants noirs et une énorme paire de lunettes noires qui
soulignaient un délicieux petit nez retroussé et une bouche rouge délicate
comme une cerise qu’on viendrait de mordre. Une énigme de beauté. Une émanation
de féminité enivrante. Que du noir, un noir qui brillait de mille couleurs
tellement il était autre chose que noir. Hortense eut la mâchoire qui se
décrocha. Elle était prête à suivre la ravissante créature jusqu’au bout du
monde pour lui voler ses secrets. Elle tourna sur elle-même pour suivre
l’apparition et quand elle revint aux portes ouvertes de l’ascenseur, elle aperçut
un homme occupé à ramasser le contenu d’un sac qui s’était renversé. Nicholas
empêchait la porte de l’ascenseur de se refermer et elle entendit l’homme qui
disait : « Excusez-moi… Merci beaucoup. » À quoi ressemblait
l’homme qui accompagnait cette femme magnifique ? se demanda Hortense,
retenant son souffle, attendant que l’homme accroupi se relève.
Il ressemblait à Gary.
Il aperçut Hortense et recula comme
ébouillanté à l’huile de poix.
— Gary ? appela la créature
magnifique. Tu viens, love ?
Hortense ferma les yeux pour ne plus voir.
— J’arrive…, dit Gary, en embrassant
Hortense sur la joue. On s’appelle ?
Elle rouvrit et referma les yeux. C’était
un cauchemar.
— Hmm… Hmm, fit Nicholas qui avait
terminé sa conversation. On y va ?
La ravissante créature s’était installée à
une table et faisait signe à Gary de la rejoindre en soulevant l’épaisse
monture de ses lunettes, découvrant deux longs yeux noirs de biche aux aguets,
étonnés de ne pas apercevoir la horde de paparazzi lancés à ses trousses.
— On y va ? répéta Nicholas en
maintenant la porte de l’ascenseur ouverte. Je n’ai pas l’intention de devenir
liftier !
Hortense hocha la tête, salua Gary comme si
elle ne le reconnaissait pas.
Elle pénétra dans l’ascenseur, se laissa
aller contre la paroi. Je vais m’écraser jusqu’au sous-sol. Descente aux enfers
garantie.
— On va faire un tour à Camden ?
demanda Nicholas. La dernière fois, j’ai trouvé deux cardigans Dior pour dix pounds !
A real bargain !
Elle le regarda. Torse vraiment trop long,
pensa-t-elle en se rapprochant, mais de beaux yeux, une belle bouche, un petit
air de corsaire… en me concentrant sur le corsaire, peut-être que…
— Je t’aime, dit-elle en se penchant
vers lui.
Il sursauta, surpris, l’embrassa doucement.
Il embrassait bien. Il prenait son temps.
— Tu le penses vraiment ?
— Non. Je voulais juste savoir ce que
ça faisait de le dire. Je ne l’ai jamais dit à personne.
— Ah…, fit-il, déçu. Je me disais
aussi que c’était…
— Un peu précipité… Tu as raison.
Elle lui prit le bras et ils marchèrent vers
Regent Street.
Soudain Hortense se figea sur place.
— Mais c’est une vieille !
— Qui ça ?
— La créature dans l’ascenseur, c’est
une vieille !
— Tu exagères… Charlotte Bradsburry,
fille de lord Bradsburry, avoue vingt-six ans, pour ne pas en reconnaître vingt-neuf !
— Une vieille !
— Une icône, ma chère, une icône de la
scène londonienne ! Diplômée de Cambridge, fine littéraire et érudite,
attentive à tout ce qui se fait en art, en musique, mécène à ses heures, et
généreuse, en plus : elle a la réputation d’une dénicheuse de
talents ! Elle met son temps, ses relations au service de jeunes inconnus
qui, très vite, deviennent célèbres.
— Vingt-neuf ans ! Il est temps
qu’elle trépasse !
— Ravissante et rédactrice en chef de The
Nerve, tu sais, ce journal qui…
— The Nerve ! gémit
Hortense. C’est elle ? Je suis foutue !
— Mais pourquoi, chère,
pourquoi ?
Il avait hélé un taxi qui vint se garer
devant eux.
— Parce que j’ai bien l’intention de
prendre sa place !
En ce dimanche 24 mai, Mylène Corbier
était à son poste. Elle avait remplacé la télévision par une grosse paire de
jumelles et espionnait ses voisins. Elle avait hâte de rentrer du bureau pour
se glisser dans la vie des autres. Elle tirait la langue, mouillait ses lèvres,
poussait des petits cris ou condamnait d’un claquement de langue. Quand elle
les croisait, elle gloussait en les regardant. Je sais tout de vous,
pensait-elle, je pourrais vous dénoncer si je voulais…
Ce matin-là, il y avait eu une descente de
police au cinquième et un couple avait été arrêté. Deux pauvres hères qui
étaient repartis, encadrés par un escadron d’hommes qui frappaient le sol du
talon de leurs bottes pour avertir les voisins de ne pas enfreindre la loi.
Monsieur et madame Wang ne payaient pas l’impôt pour l’enfant supplémentaire.
On avait découvert qu’ils avaient deux enfants, dont un qu’ils cachaient quand
ils avaient des visiteurs. Il ne sortait jamais ou se glissait dehors, en
cachette de ses parents, en empruntant les vêtements de sa grande sœur. C’est
ce qui l’avait trahi. Il était tout menu alors que sa sœur était forte. Il
flottait dans ses vêtements tel un hanneton dans l’habit de Casimir. Mylène
avait repéré les deux enfants depuis longtemps. Elle priait pour que le petit
ne soit pas découvert. Il avait de grands yeux noirs effrayés et des épis plein
la tête. Elle n’arrêtait pas de prier. Elle avait peur. Monsieur Wei la faisait
suivre, elle en était sûre. Elle avait essayé de joindre Marcel Grobz, mais il
ne répondait pas à ses appels.
Elle voulait rentrer en France. Je n’en
peux plus d’être seule, je n’en peux plus de passer mon temps à travailler, je
n’en peux plus qu’on me touche le nez parce que je suis étrangère, je n’en peux
plus de leurs karaokés à la télé ! Je veux la douceur angevine.
Les dimanches étaient terribles. Elle
restait au lit le plus longtemps possible. Faisait durer l’heure du petit
déjeuner, prenait un bain, lisait les journaux, soulignait une adresse,
étudiait un maquillage, une coiffure, cherchait des idées à copier. Puis elle
faisait un peu de gymnastique. Elle s’était acheté le programme Fitness de
Cindy Crawford. Elle n’aurait pas moisi en Chine, elle. Elle serait repartie
très vite.
Oui mais qu’est-ce que je fais ? Je
repars en laissant mon argent ?
Pas question.
Je vais me réfugier au consulat de
France ? Je raconte tout et demande un nouveau passeport ? Wei
l’apprendra et me punira. Je peux me retrouver scellée dans un cercueil. Et je
n’ai pas de famille en France qui s’alarmera.
J’essaie d’endormir la méfiance de Wei…
Qu’il me rende mon passeport. L’idéal serait que je partage mon temps entre la
France et la Chine.
Ça ne résoudrait rien. Je ne pourrais pas
vivre écartelée entre Blois et Shanghai. Wei le sait très bien, c’est pour ça
qu’il ne veut pas que je parte.
Il n’arrêtait pas de lui dire qu’elle était
fragile, déséquilibrée. C’est sûr que ça la déséquilibrait qu’il répète ça à
tout bout de champ. Elle finirait par le croire. Et ce jour-là, elle serait
perdue. Définitivement perdue.
Il concluait en disant qu’elle devait lui
faire confiance, s’en remettre à lui, lui qui avait fait sa fortune, lui sans
qui elle ne serait rien. Travaillez, travaillez, c’est bon pour votre santé, si
vous arrêtez le travail, vous… Et il plaquait ses deux mains dans le dos en
mimant une camisole de force. Deux claques qui perforaient ses tympans. Elle
frissonnait et se taisait.
C’est vers sept heures du soir que le
chagrin la noyait. C’était l’heure terrible. Le soleil se couchait au milieu
des gratte-ciel en verre et en acier, tremblotant dans une couche de pollution
rose et grise. Dix mois qu’elle n’avait plus vu de ciel bleu ! Elle se
souvenait très bien de la dernière fois qu’il y avait eu du bleu dans le
ciel : on annonçait la venue d’un typhon et le vent avait soufflé,
chassant les nappes grises ! Elle étouffait, elle n’en pouvait plus.
Ce dimanche 24 mai était comme tous
les autres dimanches.
Un de plus, soupira-t-elle.
Elle allait écrire une lettre. Ça ne
l’amusait plus. Avant, elle jouait à la maman, elle se racontait toute une
histoire, elle s’était exilée pour payer les études des enfants, de beaux
vêtements. Maintenant, elle ne savait plus. À quoi ça servait si elle devait
rester prisonnière ici ?
Lundi soir, elle dînait avec un Français
qui faisait fabriquer en Chine des jouets qu’il vendait ensuite aux hypermarchés
en France. Il repartait jeudi pour Paris. Elle voulait des nouvelles fraîches,
pas des nouvelles pêchées sur Internet. Elle lui demanderait comment étaient
les rues, quelle était la chanson qu’on fredonnait, et La Nouvelle Star ?
qui était le favori, cette saison ? et le dernier disque de Raphaël ?
et les jeans, toujours cigarettes ou pattes d’ef ? Et la baguette, elle
avait augmenté ? C’était sa vie, des tranches de vie qu’on lui offrait
au-dessus d’un plat dans un restaurant. Une vie par procuration. Les hommes,
elle les rencontrait par Internet. Elle n’avait que l’embarras du choix. Ils
étaient impressionnés par sa réussite, son appartement. Elle n’attendait rien
d’eux, rien qu’un soulagement immédiat, et ils repartaient… qu’est-ce qu’elle
chantait déjà sa grand-mère ? Trois petits tours et puis s’en vont ?
Trois petits tours et ils s’en allaient.
Et moi, je reste.
Quand la nuit tombait, elle reprenait ses
jumelles et épiait la vie de ses voisins. Ça l’occupait jusqu’à ce qu’il soit
l’heure d’aller au lit. Elle se couchait en se disant demain ça ira mieux,
demain je rappellerai Marcel Grobz, il finira bien par me répondre, il trouvera
une solution pour sortir mon argent.
Marcel Grobz… C’était son dernier et son
seul recours.
En ce dimanche, en fin d’après-midi,
Joséphine, qui avait travaillé toute la journée pour son HDR sur l’histoire
des rayures des frères Carmes, décida de faire une pause et d’aller promener Du
Guesclin.
Iris avait passé l’après-midi, allongée sur
un canapé du salon. Elle regardait la télévision et bavardait au téléphone tout
en se massant les pieds et les mains avec une crème, le combiné coincé entre
l’épaule et le menton. Elle va mettre du gras sur mon canapé, avait bougonné
Joséphine en passant une première fois devant sa sœur pour aller se faire une
tasse de thé dans la cuisine. Au deuxième passage, Iris était toujours au
téléphone et toujours devant la télévision. Michel Drucker recevait Céline
Dion. Iris massait ses avant-bras. Au dernier passage, elle avait changé de position
et faisait trois choses à la fois : regarder la télé, parler au téléphone
et, coincée en arc de cercle, raffermir ses fessiers.
— Non… C’est pas mal chez ma sœur.
C’est pas meublé avec beaucoup de recherche, mais bon… Je préfère être ici qu’à
la maison, avec Carmen qui se demande comment monter sur la Croix et s’enfoncer
des clous, pour me sauver ! Je ne la supporte plus. Elle est collante,
mais collante…
Joséphine avait tassé le thé avec rage dans
le filtre et versé la moitié de l’eau de la bouilloire à côté de la théière.
Zoé lui avait demandé la permission d’aller
au cinéma, je serai rentrée pour le dîner, promis, j’ai fait tout mon travail,
tout pour lundi, mardi et mercredi. Et quand prendras-tu le temps de
m’expliquer pourquoi tu m’as fait la tête, pourquoi tu m’as détestée tout ce
temps ? songea Joséphine. Zoé avait changé six fois de tenue, faisant
irruption dans la chambre de sa mère, demandant : « Ça va comme
ça ? Ça me fait pas un gros cul ? » « Et comme ça, on voit
pas mes grosses cuisses ? » « Et dis maman, c’est mieux avec des
bottes ou des ballerines ? » « Et mes cheveux, je les attache ou
pas ? » Elle entrait et sortait, commençait la question dans le
couloir, la finissait en se plantant devant sa mère, revenait avec une nouvelle
tenue, une nouvelle question, Joséphine avait du mal à se concentrer sur son
travail. La discrimination par les rayures. Une belle histoire pour illustrer
son chapitre sur les couleurs.
À la fin de l’été 1250, les frères Carmes,
de l’ordre du Carmel, débarquent à Paris portant une robe brune et, par-dessus
un manteau rayé blanc et brun ou blanc et noir. Scandale ! Les rayures sont
très mal vues au Moyen Âge. Elles sont réservées aux gens malveillants, Caïn,
Judas, aux félons, aux condamnés, aux bâtards. Alors, quand ces pauvres frères
se baladent dans Paris, on se moque d’eux. On les appelle les « frères
barrés », ils sont victimes de violences verbales et physiques. Ils sont
assimilés au diable. On leur fait les cornes, on se voile la face sur leur
passage. Ils logent près du couvent des Béguines, cherchent refuge chez les
sœurs, mais elles refusent d’ouvrir leur porte.
Le conflit durera trente-sept ans. En 1287,
le jour de la fête de Marie Madeleine, ils renoncent enfin au manteau
« barré » et adoptent une chape blanche.
— Mets un tee-shirt blanc, avait
conseillé Joséphine, tiraillée entre le XIIIe et le XXIe siècle. C’est flatteur pour le
teint, et c’est passe-partout.
— Ah…, avait répondu Zoé, pas
convaincue.
Et elle était repartie essayer une nouvelle
tenue.
Du Guesclin, enroulé à ses pieds,
somnolait. Joséphine avait refermé ses livres, frotté les ailes de son nez,
signe de grande fatigue, et avait décidé qu’un peu d’air frais lui ferait du
bien. Elle n’était pas allée courir le matin. Iris n’avait cessé de se plaindre,
de répéter les mêmes questions sur son avenir incertain.
Elle se leva, enfila une veste, passa dans
le salon en faisant signe à Iris qu’elle sortait. Iris répondit en écartant le
téléphone et reprit sa conversation.
Joséphine claqua la porte et descendit les
escaliers quatre à quatre.
La colère se dilatait en elle, plus noire
qu’une vapeur de charbon. Elle était au bord de l’asphyxie. Est-ce que je vais
devoir m’enfermer dans ma chambre pour avoir la paix ? Aller me faire mon
thé en glissant sur le parquet pour ne pas troubler ses bavardages ? La
colère grondait et la vapeur noire embrumait son cerveau. Iris n’avait pas levé
un doigt pour mettre ou débarrasser la table du petit déjeuner. Elle avait
demandé à ce qu’on lui fasse griller ses tartines, griller doré, pas griller
calciné s’il te plaît, et avait ajouté vous n’avez pas du bon miel de chez
Hédiard, par hasard ?
Elle traversa le boulevard, atteignit le
Bois. Tiens ! remarqua-t-elle, je n’ai pas vu l’affiche de Luca. Cela lui
sembla étrange de dire « Luca » et non « Vittorio ». J’ai
dû passer à côté sans la remarquer… Elle accéléra le pas, lança un coup de pied
dans une vieille balle de tennis. Du Guesclin lui jeta un regard étonné. Pour
se calmer, elle repensa à son travail sur les couleurs. Au symbolisme des
couleurs. Ce serait son premier chapitre, une exposition avant d’approfondir
son propos. Appâter le professeur grognon pour susciter son intérêt. Lui faire
engloutir les cinq mille pages qui suivraient… Le bleu était, au Moyen Âge,
l’expression de la mélancolie. Cela pouvait être une couleur de deuil. Les
mères ayant perdu un enfant portaient la cerula vestis, une robe bleue,
pendant dix-huit mois. Dans l’iconographie, la Vierge, habillée de bleu, porte
le deuil de son fils. Le jaune était la couleur de la maladie et du péché. Le
mot latin galbinus avait donné le français jaune, mot construit sur une
racine germanique qui évoque le foie et la bile. Elle s’arrêta et porta la main
à sa hanche : elle avait un point de côté. Elle se faisait de la bile,
elle fabriquait du jaune ! Le jaune, couleur des envieux, des avares, des
hypocrites, des menteurs et des traîtres. Maladie du corps et maladie de l’âme
se rejoignent dans cette couleur. Judas est toujours habillé en jaune. Il a
transmis sa couleur symbolique à l’ensemble des communautés juives dans la
société médiévale. Les juifs furent persécutés, relégués dans des quartiers
isolés, « le ghetto » à Rome. Les conciles se prononcèrent contre le
mariage entre chrétiens et juifs et demandèrent à ce que les juifs portent un
signe distinctif, une étoile qui deviendra la sinistre étoile jaune ordonnée
par les nazis qui ont puisé cette idée dans les symboles médiévaux.
Alors que le vert… pense au vert, s’exhorta
Joséphine en regardant les arbres, les pelouses, les bancs publics. Hume la
chlorophylle qui tombe en brume des feuilles tendres. Remplis tes yeux d’herbe
verte, d’aile de canard lissée au vert de l’eau, de la couleur du seau du petit
enfant qui parsème son pâté de gazon. Le vert, associé à la vie, à l’espérance,
symbolise souvent le paradis, mais s’il est un peu noirâtre, il évoque le mal
et il faut s’en méfier. Me méfier du noir qui envahit ma tête. Ne pas suffoquer
sous la suie de la colère. C’est ma sœur, c’est ma sœur. Elle souffre. Je dois
l’aider. La recouvrir d’un manteau blanc. De lumière. Qu’est-ce qu’il
m’arrive ? Je ne m’énervais pas auparavant, quand elle me menait par le
bout du nez. Je ne broyais ni du jaune ni du noir. J’obéissais. Je baissais les
yeux. Je rougissais. Rouge, couleur de la mort et de la passion, les bourreaux
étaient habillés en rouge, les croisés portaient une croix rouge sur la
poitrine. Rouges aussi, les robes des putains, des femmes adultères. Rouge le
sang de la femme qui s’affranchit et se met en colère… Je change. Je grandis
telle une adolescente furieuse, enragée contre l’autorité. Elle se mit à rire.
Je me mets à mon compte, je fais l’inventaire de mes sentiments nouveaux, je
les évalue, je les pèse, j’éprouve du froid, du chaud et je me détache d’Iris,
je m’éloigne en rageant comme une enfant, mais je m’éloigne.
Du Guesclin allait et venait autour d’elle.
Il trottinait en poussant le museau en avant, au ras du sol, se remplissant
d’odeurs. La truffe collée aux traces d’autres quadrupèdes passés avant lui. Il
avançait en dessinant des cercles plus ou moins grands. Mais toujours, il
revenait vers elle. Elle était le centre de sa vie. En plein jour, on
distinguait sur ses flancs des zébrures de chair rose, de ce rose maladif qui
signale la peau des grands brûlés et sur la gueule, deux traces noires lui
faisaient un masque de Zorro. Il s’éloignait, vagabondait, allait renifler un
chien, arrosait un arbuste, une branche posée à terre, repartait, revenait se
jeter dans ses pieds, célébrant des retrouvailles après une longue séparation.
— Arrête, Du Guesclin, tu vas me faire
tomber !
Il la regardait avec dévotion, elle lui
frotta le museau en remontant de la truffe aux oreilles. Il fit trois pas collé
à elle, ses pattes dans ses jambes, ses larges épaules plaquées contre ses cuisses,
et repartit fureter, attrapant au vol une feuille qui tombait. Il démarrait
avec une rapidité, une brutalité qui l’effrayait puis s’arrêtait net, averti
d’une proie à débusquer.
Au loin, elle aperçut Hervé Lefloc-Pignel
et monsieur Van den Brock qui marchaient autour du lac. Ainsi, ils sont amis.
Ils se promènent ensemble le dimanche. Ils laissent leurs femmes et leurs
enfants à la maison pour parler entre hommes. Antoine ne parlait jamais
« entre hommes ». Il n’avait pas d’ami. C’était un solitaire. Elle
aurait aimé savoir de quoi ils parlaient. Ils portaient tous les deux un pull
rouge jeté sur les épaules. On aurait dit deux frères habillés par leur mère.
Ils secouaient la tête, préoccupés. Ils n’avaient pas l’air d’accord.
Bourse ? Placements ? Antoine n’avait jamais eu de chance en Bourse.
Chaque fois qu’il avait jeté son dévolu sur une valeur l’assurant de gains
rapides et confortables, la valeur « dévissait ». C’était le terme
qu’il employait. Il avait investi toutes ses économies sur Eurotunnel et cette
fois-là, il avait juste dit « ça a fortement dévissé ». Et
maintenant, il lui piquait ses points Intermarché ! Pauvre Tonio ! Un
vagabond qui vit dans le métro avec des sacs en plastique qu’il remplit de
victuailles volées. Un jour, il reviendra et sonnera à ma porte. Il demandera
le gîte et le couvert… et je le recueillerai. Elle évoquait cette possibilité
avec sérénité. Elle s’était habituée à son retour. Elle n’avait plus peur de
son fantôme. Elle avait presque hâte qu’il revienne. Hâte d’en finir avec le
doute. Il n’y a rien de pire que de ne pas savoir.
Est-ce qu’elle existe vraiment, Dottie
Doolitlle ou Iris l’a-t-elle inventée pour justifier sa séparation d’avec
Philippe ? Un doute naissait. Parfois Iris racontait n’importe quoi. C’est
terrible d’avouer que son mari vous quitte à cause de vous. C’est plus facile
de dire qu’il vous quitte pour une autre. Il faudrait que j’aille le voir. Je
n’aurais pas besoin de poser de questions, je m’assiérais en face de lui et
plongerais mon regard dans ses yeux.
Aller à Londres…
Mon éditeur anglais a demandé à me
rencontrer. Je pourrais saisir ce prétexte. C’était une idée. Marcher ou courir
lui donnait toujours des idées. Elle regarda l’heure et décida de rentrer.
Iphigénie était sur le point de vider ses
poubelles, Joséphine proposa de l’aider.
— On n’a qu’à tout laisser à l’entrée
du local, proposa Iphigénie.
— Si vous voulez… Du Guesclin, viens
ici ! Tout de suite !
Il avait filé comme un trait d’arbalète
dans la cour.
— Mon Dieu ! S’il fait pipi dans
la cour et qu’on le voit ! Je suis bonne pour le ramener à la SPA ! gloussa
Joséphine en étouffant un rire dans sa main.
Il était collé contre la porte du local à
poubelles et reniflait furieusement.
— Mais qu’est-ce qu’il a ? dit
Joséphine, étonnée.
Il grattait la porte de sa patte et
cherchait à l’ouvrir en la repoussant du museau.
— Il veut nous donner un coup de
main…, hasarda Iphigénie.
— C’est bizarre… on dirait qu’il est
sur une piste. Vous cachez de la drogue, Iphigénie ?
— Rigolez pas, madame Cortès, mon ex
serait tout à fait capable de faire ça ! Il est tombé une fois pour trafic
de drogue.
Joséphine empoigna un sac rempli
d’assiettes en carton et de gobelets en plastique et se dirigea vers le local.
Derrière elle, Iphigénie traînait deux gros sacs-poubelle en les faisant
glisser par terre.
— Je trierai le verre et le papier
demain, madame Cortès.
Elles ouvrirent la porte du local et Du
Guesclin bondit à l’intérieur, la truffe collée au sol, raclant le béton de ses
griffes. L’air était irrespirable, chaud, fétide. Joséphine se sentit prise à
la gorge par une odeur âcre et écœurante de viande faisandée.
— Mais qu’est-ce qu’il cherche ?
demanda-t-elle en se bouchant le nez, ça pue ici ! Je vais finir par
croire que la Bassonnière a raison !
Elle porta la main à sa bouche, prise d’une
soudaine envie de vomir.
— Du Guesclin…, marmonna-t-elle,
submergée de dégoût.
— Il a dû repérer une vieille
saucisse !
L’odeur insistait, s’incrustait. Du
Guesclin était allé chercher un vieux bout de moquette roulé contre le mur et
s’échinait à le rapprocher de la porte. Il l’avait saisi à pleine gueule et
tirait, arcbouté sur ses pattes arrière.
— Il veut nous montrer quelque chose,
dit Iphigénie.
— Je crois que je vais vomir…
— Si, si. Regardez ! Là…
derrière…
Elles s’approchèrent, déplacèrent trois
grosses poubelles, jetèrent les yeux à terre et ce qu’elles virent les
horrifia : un bras de femme, blafard, sortait de la moquette sale.
— Iphiiiiigénie ! hurla
Joséphine.
— Madame Cortès… Ne bougez pas !
C’est peut-être une revenante !
— Mais non, Iphigénie ! C’est un…
cadavre !
Elles fixaient le bras qui dépassait et
semblait appeler à l’aide.
— On devrait prévenir les flics !
Vous restez là, je vais dans la loge…
— Non ! dit Joséphine en claquant
des dents. Je viens avec vous…
Du Guesclin continuait de tirer la moquette
à lui et, la gueule barbouillée d’écume et de bave, finit par faire apparaître
une face blême marbrée de gris, cachée sous des cheveux collés, presque
gluants.
— La Bassonnière ! s’exclama
Iphigénie pendant que Joséphine s’appuyait au mur pour ne pas tomber. Elle a
été…
Elles se regardèrent, épouvantées,
incapables de bouger comme si la morte leur ordonnait de rester à ses côtés.
— Assassinée ? dit Joséphine.
— Ça m’en a tout l’air…
Elles restèrent immobiles, dévisageant la
face décomposée et grimaçante du cadavre. Iphigénie se reprit la première et
fit son bruit de trompette.
— En tous les cas, elle a toujours
l’air aussi peu aimable ! On peut pas dire qu’elle sourie aux anges…
La police fut vite sur les lieux. Deux
policiers en tenue et le capitaine Gallois. Elle établit un périmètre de
sécurité, disposa un cordon de ruban jaune autour du local à poubelles. Elle
s’approcha du corps, se baissa, le détailla et commenta à voix haute en
articulant chaque syllabe avec la précision d’une élève qui récite sa leçon.
« On peut constater que le processus de putréfaction a déjà commencé, le
meurtre doit remonter à quarante-huit heures », elle avait relevé la robe
de chambre de mademoiselle de Bassonnière et ses doigts effleuraient une tache
sombre sur le ventre. « Tache abdominale… provoquée par des gaz émis sous
le derme. La peau se noircit, mais reste souple, légèrement gonflée, le corps
devient jaunâtre. Elle a dû mourir vendredi soir ou samedi dans la nuit »,
conclut-elle en rabaissant la robe de chambre. Puis elle aperçut des mouches
au-dessus du corps et les chassa d’un geste doux. Elle appela le procureur et
le médecin légiste.
Elle demeurait imperturbable, les lèvres
serrées, considérant le corps qui gisait à ses pieds. Pas un muscle de son
visage ne trahissait l’horreur, le dégoût ou la surprise. Puis elle se tourna
vers Joséphine et Iphigénie et les interrogea.
Elles racontèrent comment elles avaient
découvert le corps. La fête dans la loge, l’absence de mademoiselle de
Bassonnière « mais ce n’est pas étonnant, tout le monde la détestait dans
l’immeuble », ne put s’empêcher de dire Iphigénie, les poubelles, le rôle
de Du Guesclin.
— Vous l’avez depuis longtemps ce
chien ? demanda le capitaine.
— Je l’ai ramassé dans la rue hier
matin…
Elle s’en voulut d’avoir dit
« ramassé », voulut reprendre son mot, bafouilla et se sentit
coupable. Elle n’aimait pas la façon dont le capitaine s’adressait à elle. Elle
devinait de sa part une sourde animosité qu’elle ne s’expliquait pas. Son
regard tomba sur une broche cachée sous le col de son chemisier qui
représentait un cœur percé d’une flèche.
— Vous avez une observation à me
faire ? demanda le capitaine avec rudesse.
— Non. Je regardais votre broche et…
— Pas de remarque personnelle.
Joséphine se dit que cette femme aimerait
bien lui mettre les menottes aux poignets.
Le médecin légiste arriva, suivi d’un
photographe de l’identité judiciaire. Il prit la température du corps, énonça
31°, constata les blessures extérieures, mesura les entailles des coups portés
et demanda une autopsie. Puis il s’entretint avec le capitaine. Joséphine
surprit des fragments de discussion, « usure au niveau des
chaussures ? résistance ? surprise par l’agresseur ? le corps
a-t-il été traîné ou a-t-elle été tuée sur place ? ». Le photographe
de l’identité judiciaire, accroupi aux pieds de la victime, prenait des photos
sous tous les angles.
— Il faudra faire une enquête de
voisinage, murmura le capitaine.
— Le crime, car il s’agit probablement
d’une agression, a eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi… à l’heure où les
braves gens dorment.
— L’immeuble possède un code. On n’y
entre pas comme dans un moulin, remarqua le capitaine.
— Vous savez, les codes… Il eut un
geste évasif. Ça ne rassure que les naïfs ! N’importe qui peut entrer,
hélas !
— Évidemment… ce serait plus simple de
se dire que le coupable habite dans l’immeuble.
Le médecin légiste poussa un long soupir
découragé et déclara que l’idéal serait que l’assassin se promenât avec un
écriteau dans le dos. Le capitaine ne sembla pas apprécier sa remarque et
retourna inspecter le local à poubelles.
Puis ce fut l’arrivée du procureur. Un
homme sec aux cheveux blonds coupés en brosse. Il se présenta. Serra la main de
ses collègues, écouta les conclusions des uns et des autres. Se pencha sur le
corps. Discuta avec le médecin légiste et demanda une autopsie.
— Taille de la lame, force des coups
portés, profondeur des entailles, traces d’hématomes, strangulation…
Il énumérait les divers points à étudier sans
fièvre ni précipitation avec la minutie de l’homme habitué à de telles scènes.
— Vous avez remarqué si la gomme de la
moquette était molle ou dure ? Si elle avait laissé des traces sur le
corps ou si elle portait des empreintes digitales ?
Le médecin répondit que la gomme était
molle et souple.
— Traces de doigts ?
— Pas sur la gomme. Il est encore trop
tôt pour le corps…
— Traces de pas dans le local ?
— L’agresseur devait porter des
semelles lisses ou il s’était enveloppé les pieds de sacs plastique. Aucune
trace, aucune empreinte…
— Pas de traces de doigts, vous êtes
sûr ?
— Non… Des gants en caoutchouc
peut-être ?
— Vous m’envoyez les photos dès que
vous les avez, conclut le procureur. On va commencer l’enquête de voisinage… et
faire un topo sur la victime. Si elle avait des ennemis, des problèmes de cœur…
— T’as vu sa tronche ? ricana un
des deux flics en tenue à l’oreille de son collègue. De quoi te vider le slip
d’un seul coup !
— Si elle avait déjà été agressée, si
elle était fichée… La routine, quoi !
Il fit signe au capitaine de le rejoindre
et ils s’isolèrent dans un coin de la cour. Le regard du procureur vint se
poser sur Joséphine. Le capitaine devait être en train de lui dire qu’elle
avait été agressée, six mois plus tôt et qu’elle avait attendu près d’une
semaine avant de se rendre au commissariat déposer une main courante.
— C’est la brigade criminelle qui va
être saisie du dossier, dit le procureur. Mais commencez les investigations,
faites les premiers interrogatoires, la Crim reprendra le dossier après… Je
vais en parler au juge d’instruction.
Le capitaine opina, le visage fermé.
— Il faudra sûrement l’interroger à
nouveau, ajouta le procureur en gardant les yeux rivés sur Joséphine.
Pourquoi me regardent-ils comme ça ?
Ils ne pensent pas que c’est moi ou que je suis complice, tout de même !
Elle se sentit à nouveau envahie par un terrible sentiment de culpabilité. Mais
je n’ai rien fait ! eut-elle envie de crier devant les yeux fixes du
procureur.
La présence des voitures de police devant l’immeuble
avait attiré des voisins qui cherchaient à apercevoir le corps et se battaient
les flancs en répétant « c’est incroyable ! c’est incroyable !
On est bien peu de chose, tout de même ! ». Un vieux monsieur poudré
de blanc assurait qu’il l’avait connue enfant, une femme accablée de Botox
bougonna qu’elle ne la regretterait pas, « quelle peau de
vache ! », et une troisième interrogeait : « Vous êtes sûre
qu’elle est morte ? » « Comme je suis sûr que vous êtes
vivante », rétorqua le fils Pinarelli. Joséphine pensa à Zoé et demanda si
elle pouvait remonter chez elle.
— Pas avant qu’on ne vous ait
interrogée ! intima le capitaine.
Ils commencèrent par Iphigénie, puis ce fut
son tour. Elle raconta la réunion de copropriétaires du vendredi, les
accrochages avec messieurs Merson, Lefloc-Pignel et Van den Brock. Le capitaine
prenait des notes. Joséphine ajouta ce que lui avait dit monsieur Merson sur
les deux agressions dont mademoiselle de Bassonnière avait été victime. Elle
précisa qu’elle n’avait pas assisté aux scènes, elle-même. Elle vit le
capitaine noter « demander à monsieur Merson » sur son carnet.
— Je peux remonter ? Ma petite
fille m’attend à la maison…
Le capitaine la laissa repartir non sans
lui avoir demandé dans quelle partie de l’immeuble et à quel étage elle
demeurait et l’enjoignit de passer au commissariat signer sa déposition.
— Ah ! J’oubliais, dit le
capitaine en haussant la voix, vous étiez où vendredi dans la nuit ?
— Chez moi… Pourquoi ?
— C’est moi qui pose les questions.
— Je suis rentrée de la réunion des
copropriétaires avec monsieur Lefloc-Pignel vers neuf heures et je suis restée
à la maison…
— Votre fille était avec vous ?
— Non. Elle était à la cave, avec
d’autres jeunes de l’immeuble. Dans la cave de Paul Merson. Elle a dû remonter
vers minuit.
— Vers minuit, vous dites… Vous n’en
êtes pas sûre ?
— Je n’ai pas regardé l’heure.
— Vous ne vous souvenez pas d’un film
que vous auriez regardé à la télé ou d’une émission de radio ? dit le
capitaine.
— Non… Ce sera tout ? demanda
Joséphine.
— Pour le moment !
Décidément, il y a quelque chose en moi
qu’elle ne supporte pas, se dit Joséphine en attendant l’ascenseur.
Zoé n’était pas rentrée et Iris gisait,
allongée sur le canapé, devant la télé, le téléphone coincé entre l’oreille et
l’épaule. Sur l’écran, Céline Dion, d’une voix nasillarde, parlait de son âme à
Michel Drucker.
Ce dimanche 24 mai, en rentrant du
cinéma, Gaétan et Zoé se séparèrent à l’entrée du square, devant l’immeuble.
« Mon père me tuerait s’il nous voyait ! Tu passes par-devant, moi
par-derrière. » Ils s’étaient embrassés une dernière fois, s’étaient
arrachés des bras l’un de l’autre et séparés à reculons pour s’apercevoir le
plus longtemps possible.
Je suis heureuse, si heureuse !
s’étonnait Zoé en marchant de travers sur la pelouse du square, en respirant,
réjouie, la terre molle et odorante. Tout est beau, tout sent bon. Y a rien de
mieux que l’amour.
Il m’est arrivé un drôle de truc, tout à
l’heure, devant le cinéma…
J’attendais Gaétan, j’avais son pull dans
mon sac et je l’ai sorti, je l’ai pris dans mes deux mains et l’odeur est venue
d’un coup. Son odeur. On a tous une odeur. On sait pas d’où elle vient, on sait
pas la définir, mais on la reconnaît. La sienne, je savais pas encore comment
elle était, j’y avais pas vraiment pensé. Et quand j’ai respiré l’odeur de son
pull, j’ai été emportée de bonheur. Je l’ai vite remis dans mon sac pour pas
que l’odeur s’évapore. Ça paraît bête, mais je me suis dit que l’amour, c’est
d’avoir le cœur tout enflé d’avoir respiré un vieux pull. Et ça donne envie de
gambader et d’embrasser tout le monde. Les choses belles deviennent très
belles, et les choses chiantes deviennent on s’en fout ! Je m’en fous pas
mal que maman ait embrassé Philippe ! Après tout, elle est peut-être
amoureuse, elle a peut-être, elle aussi, un ballon dans le cœur.
Je ne suis plus en colère parce que JE SUIS AMOUREUSE !
La vie, j’ai l’impression qu’elle va être un long chemin lumineux de rires et
de baisers, à renifler ses pulls et à faire des projets. On aura plein
d’enfants et on les laissera faire tout ce qu’ils voudront. Pas comme le père
de Gaétan. Il a l’air bizarre. Il leur interdit d’inviter des copains à la
maison. Interdiction de parler à table : ils doivent lever le doigt et
attendre qu’on leur donne la parole. Interdiction de regarder la télévision.
D’écouter la radio. Parfois, le soir, il veut que tout soit blanc : les
vêtements, la nourriture, la nappe et les serviettes, le pyjama des enfants.
D’autres fois, que tout soit vert. Ils mangent des épinards et des brocolis,
des lasagnes vertes et des kiwis. Sa mère se gratte les bras de désespoir. Ils
ont tout le temps peur que leur mère fasse une bêtise, qu’elle s’ouvre les
veines avec un couteau ou qu’elle saute dans le vide. Et il me dit pas tout… Il
a des mots qui sont sur le point de sortir et il les ravale. Gaétan a passé un
marché avec Domitille : elle dit rien pour nous et lui, il se tait pour le
reste… il m’a pas vraiment expliqué ce que c’est que le reste, mais c’est sûr
que ça doit être crade, parce que Domitille, elle est vraiment malsaine comme
fille. Et ce trafic qu’elle fait avec les garçons de l’école ! Faut
voir ! Elle s’isole avec eux dans les chiottes et ressort les joues rouges
et les cheveux en pétard. Elle doit faire des baisers avec la langue ou des
trucs comme ça. Elle et sa copine Inès, elles se la jouent ravageuses et sexy.
Elles s’échangent des petits mots pliés en quatre, des billets de cinq euros,
font des croix dans la marge de leurs cahiers et c’est à celle qui aura le plus
de croix ! Et le plus de sous.
N’empêche que c’est une drôle de
famille ! Toutes les familles, elles sont bizarres. Même la mienne. Un
papa qu’on ne sait pas où il est et une maman qui donne des baisers à son
beau-frère dans la cuisine, le soir de Noël ! Même ceux qu’on croit
hypersérieux, ils déconnent. On fait pipi sur madame Merson et monsieur Merson
rigole. Monsieur Van den Brock me frôle quand il me croise, je prends jamais
l’ascenseur avec lui, et madame Van den Brock louche si fort que parfois ça lui
fait un seul œil sur le front.
Il y avait trois voitures de police garées
devant l’immeuble et Zoé crut mourir. Il est arrivé quelque chose à maman. Elle
se mit à courir, courir et elle arriva à la porte de l’immeuble. Elle l’ouvrit
et se précipita vers l’escalier, pas le temps d’attendre l’ascenseur, maman est
en train de mourir et je ne lui ai pas vidé mon cœur, elle va partir sur un
malentendu sans savoir que je l’aime par-dessus tout !
Elle s’arrêta net. L’attroupement était
dans la cour. Et elle crut mourir une seconde fois : elle s’est jetée par
la fenêtre. Elle avait trop de chagrin que je lui explique pas tout, par le
détail. C’est une friande du détail, maman. Un mot mal choisi et les larmes lui
noient les yeux. Oh ! Ne plus jamais rien lui cacher, ne plus jamais lui
faire de peine, je fais la promesse de tout lui expliquer si elle se relève de
la cour et qu’elle ne meurt pas.
Elle aperçut, de dos, monsieur
Lefloc-Pignel qui s’entretenait avec un homme blond, les cheveux coupés en
brosse. Il y avait aussi monsieur Van den Brock qui parlait avec une dame de la
police, une petite brune au visage sévère, et monsieur Merson penché à
l’oreille d’Iphigénie.
— Ils l’ont trouvée quand ?
demandait monsieur Merson.
— Ben, je vous l’ai déjà dit deux
fois ! Vous écoutez pas ! C’est madame Cortès et moi qu’on l’a
trouvée tout enroulée dans la moquette ! Enfin, c’est plutôt le chien… Il
l’a reniflée…
— Et ils ont une idée de qui a bien pu
faire ça ?
— Je travaille pas dans la police,
moi ! Vous avez qu’à leur demander !
Zoé respira, soulagée. Maman n’était pas
morte. Elle chercha Gaétan du regard. Ne le vit pas. Il avait dû se faufiler et
monter chez lui.
Elle gravit quatre à quatre les escaliers,
fit voler la porte d’entrée, passa devant le salon où Iris était au téléphone
et fonça dans la chambre de sa mère.
— Maman ! T’es vivante !
Elle se précipita contre sa mère, se
frottant le nez contre sa poitrine à la recherche de son odeur.
— J’ai eu si peur ! J’ai cru que
la police, c’était pour toi !
— Pour moi ? chuchota Joséphine
en la berçant contre elle.
Et le doux refuge des bras de sa mère
rompit les dernières digues de Zoé. Elle raconta tout. Le baiser de Philippe,
les lettres de son père, Hortense affirmant que leur père était mort dans la
gueule d’un crocodile, le chagrin qui l’étouffait et la colère qui se
mélangeait au chagrin.
— J’étais toute seule pour le
défendre ! C’est quand même mon papa !
Joséphine, le menton posé sur les cheveux
de sa fille, l’écoutait en fermant les yeux de bonheur.
— Et moi, je peux pas tourner la
page ! Et je savais plus quoi faire contre vous deux qui aviez tourné la
page ! Alors je t’en ai voulu et je t’ai plus parlé. Et ce soir, en voyant
les voitures de la police, j’ai cru que tu n’en pouvais plus que je te parle
pas. Je sentais bien que tu attendais que je t’explique mais je pouvais pas, je
pouvais pas, ça n’arrivait pas à sortir, c’était comme bloqué…
— Je sais, je sais, disait Joséphine
en lui caressant les cheveux.
— Alors j’ai cru que tu…
— Que j’étais morte ?
— Oui… Maman ! Maman !
Et elles pleurèrent toutes les deux,
enlacées, se serrant à s’en étouffer.
— La vie, parfois, elle est si
compliquée et parfois, elle est si simple. C’est dur de s’y retrouver, soupira
Zoé en se mouchant contre l’épaule de sa mère.
— C’est pour ça qu’il faut se parler.
Toujours. Sinon on entasse les malentendus et on devient malentendants. On ne
s’écoute plus. Tu veux que je t’explique pour Philippe ?
— Je crois que je sais…
— À cause de Gaétan ?
Zoé devint rouge écarlate.
— On ne choisit pas, tu sais. L’amour,
parfois, ça vous tombe dessus et on se retrouve assommé. J’ai tout fait pour
l’éviter, Philippe.
Zoé prit une mèche de cheveux de sa mère
qu’elle enroula autour de ses doigts.
— Dans la cuisine, ce soir-là, je ne
m’attendais pas à… C’était la première fois, Zoé, je te promets. Et la dernière
d’ailleurs…
— T’as peur de faire de la peine à
Iris ?
Joséphine hocha la tête en silence.
— Et tu l’as plus revu ?
— Non.
— Et ça t’a fait mal ?
Joséphine soupira :
— Oui, ça fait encore mal.
— Et Iris, elle sait ?
— Je crois qu’elle s’en doute, mais
elle ne sait rien. Elle pense que je suis amoureuse de lui en secret, mais que
lui m’ignore. Elle ne peut pas imaginer qu’il puisse poser les yeux sur moi…
— De toute façon, avec Iris, y en a
toujours que pour elle !
— Chut, ma chérie ! C’est ta
tante et elle traverse une période difficile…
— Arrête, maman, arrête de toujours
tout lui pardonner ! T’es trop bonne… Et papa ? C’est vrai,
l’histoire du crocodile ?
— Je ne sais plus. Je ne comprends
plus…
— Je veux savoir, maman. Même si c’est
dur…
Elle la considérait gravement. Elle avait
franchi l’abîme qui sépare la petite fille de la femme. Elle réclamait la
vérité pour se construire. Joséphine ne pouvait pas lui mentir. Elle pouvait
amortir l’atroce réalité, mais pas la lui cacher.
Elle lui raconta l’annonce de la mort
d’Antoine par Mylène, un an auparavant, les recherches de l’ambassade de
France, la déclaration officielle de la mort d’Antoine, son statut de veuve, le
colis, la lettre des amis du Crocodile Café, tout ce qui poussait à croire
qu’il était mort. Elle évita de dire « dans la gueule d’un
crocodile », l’image s’imprimerait dans la mémoire de Zoé et reviendrait
la tourmenter, la nuit… Elle parla des lettres. Elle passa sous silence l’homme
croisé dans le métro – elle n’était pas sûre que ce soit
lui – et les points de fidélité dérobés à
Intermarché – elle ne voulait pas la meurtrir en accusant son père
d’être un voleur.
— C’est pour ça que je ne sais plus…
Son désarroi revenait et elle fixait un
point sur le sol avec l’entêtement de celle qui aimerait savoir, mais ne reçoit
pas de réponse.
— Tu sais, chérie, s’il sonnait à la
porte, je l’accueillerais, je ne le laisserais pas tomber. Je l’ai aimé, c’est
votre père.
Parfois elle repensait au départ d’Antoine.
Elle s’était demandé comment elle allait faire pour vivre sans lui. Qui
choisirait la route des vacances, le vin à boire, l’opérateur Internet ?
Il lui arrivait souvent d’avoir la nostalgie d’un mari. D’un homme sur lequel
se reposer. Et alors elle pensait qu’un mari ne devrait pas quitter sa femme…
Zoé lui prit la main et s’assit à côté
d’elle. Elles devaient ressembler à deux femmes de soldats qui attendent le
retour de leurs hommes partis au front et ne savent pas s’ils reviendront.
— Il faudra lire très attentivement la
prochaine lettre, déclara Zoé. Si c’est un de ses copains du Crocodile Café qui
fait ça pour s’amuser, on pourra le voir dans l’écriture…
— L’écriture est celle de ton père.
J’ai comparé… Ou alors elle est drôlement bien imitée ! Et pourquoi quelqu’un
s’amuserait à faire ça ? demanda Joséphine, accablée soudain de tous les
doutes qui encombraient ses pensées.
— Les gens, y sont de plus en plus
fous, maman, tu sais…
Les yeux bruns de Zoé se voilèrent de
sombre. Joséphine s’effraya. Est-ce la disparition de son père, le lent travail
de l’absence qui l’ont fait mûrir et rejeter d’un haussement d’épaules
dédaigneux l’innocence de l’enfance ? Ou les premières souffrances de
l’amour ?
— Et c’était pour qui tous ces gens
dans la cour ? reprit Zoé comme si elle revenait à la réalité.
— Mademoiselle de Bassonnière. On a
retrouvé son corps dans le local à poubelles.
— Ah ! dit Zoé. Elle a eu une
attaque ?
— Non. On pense qu’elle a été
assassinée…
— Ouaouh ! Un crime dans
l’immeuble ! On va être dans le journal !
— C’est tout l’effet que ça te
fait ?
— Je l’aimais pas, je vais pas me
forcer. Elle me regardait toujours comme si j’avais du persil dans les trous de
nez !
Le lendemain, Joséphine dut se rendre au
commissariat pour signer son audition. Tous les habitants de l’immeuble étaient
convoqués l’un après l’autre. Chacun devait donner son emploi du temps précis,
la nuit du crime. Le capitaine lui tendit sa déclaration de la veille.
Joséphine la lut et la signa. Pendant qu’elle lisait, le nez baissé sur sa
copie, le capitaine reçut un coup de téléphone. L’homme, ce devait être un
supérieur, parlait d’une voix forte. Joséphine ne put s’empêcher d’entendre ce
qu’il disait :
— Je suis au fin fond du 77. Je
vous envoie une équipe pour récupérer le dossier. Vous avez fini les auditions
de témoins ?
Le capitaine répondit en fronçant les
sourcils.
— On a du nouveau : la victime
est la nièce d’un ancien commissaire de police de Paris. C’est du lourd !
Pas d’erreur, surtout pas d’erreur. Respectez à la lettre la procédure et je
vous décharge dès que je peux…
Gallois raccrocha, préoccupée.
— Vous n’avez pas sorti le chien,
vendredi soir ? demanda-t-elle, au bout d’un long silence qu’elle occupa à
tordre et détordre des trombones.
Joséphine se troubla. C’est vrai :
elle avait dû sortir Du Guesclin, passer près du local à poubelles, croiser
l’assassin, peut-être. Elle resta quelques secondes, la bouche ouverte, ses
doigts tricotant un bout de laine imaginaire, tentant de se souvenir. Le regard
noir de l’officier de police ne la lâchait pas. Joséphine hésitait. Elle se
concentra et posa ses mains sur ses genoux afin qu’elles arrêtent d’avoir l’air
coupable.
— Faites un effort, madame Cortès,
c’est important. Le crime a été commis vendredi soir, le corps découvert
dimanche soir. Vous avez dû sortir votre chien, le soir du crime. Vous n’avez
rien entendu, rien remarqué de particulier ?
Elle immobilisa ses mains qui avaient
repris leur tricotage fiévreux, se concentra sur sa soirée du vendredi soir.
Elle était sortie de la réunion, était rentrée à pied avec Lefloc-Pignel. Ils
avaient devisé en marchant, il lui avait raconté son enfance, l’abandon sur la
route de Normandie, l’imprimerie et… elle se détendit et sourit.
— Mais non ! Ce n’est que le
samedi matin que j’ai adopté Du Guesclin ! Je suis bête !
lança-t-elle, soulagée d’avoir échappé à un péril en forme de barreaux de
prison.
Le capitaine eut l’air déçu. Elle lut une
dernière fois le rapport signé par Joséphine et déclara qu’elle pouvait partir.
On la convoquerait à nouveau si on avait besoin d’elle.
Dans le couloir attendaient monsieur et
madame Van den Brock.
— Bon courage, souffla Joséphine, elle
n’est pas facile !
— Je sais, soupira monsieur Van den
Brock, ils nous ont déjà interrogés ce matin et ont demandé à nous revoir !
— Je me demande bien pourquoi ils nous
font revenir, dit madame Van den Brock. C’est cette policière surtout !
Elle a une dent contre nous.
Joséphine sortit dans la rue, troublée. Je
ne suis coupable de rien et pourtant le capitaine me soupçonne. Je l’irrite.
Depuis le début. Parce que j’ai été agressée et que j’ai refusé de porter
plainte ? Elle me croit complice : j’ai attiré mademoiselle de
Bassonnière dans le local à poubelles, j’ai refermé la porte derrière elle, je
l’ai livrée à l’assassin. J’ai fait le guet pendant qu’il la poignardait et je
suis revenue deux jours plus tard sur le lieu du crime en feignant de découvrir
le corps roulé dans la moquette. Et pourquoi ? Parce que la Bassonnière
possédait un dossier sur moi. Ou sur Antoine. C’est cela : j’ai aidé
Antoine à se débarrasser de cette femme qui le menaçait… Elle avait appris par
son oncle qu’Antoine n’était pas mort, elle avait découvert qu’il se livrait à
un trafic, qu’il avait intérêt à ce qu’on pense qu’il était mort et que… Il n’est
pas mort puisqu’il me vole mes points de fidélité. Il n’est pas mort puisqu’il
envoie des lettres et des cartes postales. Il n’est pas mort puisqu’il porte
des cols roulés rouges dans le métro. Il n’est pas mort, il a mis en scène sa
disparition. Il est devenu fou sous le soleil d’Afrique. Il est devenu un
meurtrier et la Bassonnière l’avait deviné.
Ça ne tient pas debout, je délire, se
dit-elle en se laissant tomber sur une chaise à la terrasse d’un café. Son cœur
tapait dans sa poitrine, contre ses côtes, il enflait et frappait, frappait à
coups répétés. Elle avait les mains moites et les essuya sur ses cuisses. Trois
tables plus loin, Lefloc-Pignel, penché sur un carnet, prenait des notes. Il
lui fit signe de le rejoindre.
Il portait une belle veste en lin vert
bouteille et son nœud de cravate vert rayé de noir jaillissait rond et plein.
Il la regarda, amusé, et lâcha :
— Alors, vous êtes passée à la
question ?
— C’est pénible, souffla Joséphine, je
vais finir par penser que c’est moi qui l’ai tuée !
— Ah ! Vous aussi !
— Cette femme a une manière de vous
interroger qui me glace !
— Pas très aimable, en effet, dit
Hervé Lefloc-Pignel. Elle s’est adressée à moi d’une façon… disons abrupte.
C’est inadmissible.
— Elle doit tous nous soupçonner,
soupira Joséphine, soulagée d’apprendre qu’elle n’était pas la seule à être
maltraitée.
— Ce n’est pas parce qu’elle a été
tuée dans l’immeuble que le coupable doit forcément être l’un de nous !
Monsieur et madame Merson, qui sont passés juste avant moi, sont ressortis indignés.
Et j’attends la réaction des Van den Brock… Ils sont en train de se faire
cuisiner et je leur ai promis que je les attendrais. Il faut qu’on se concerte.
Il ne faut absolument pas se laisser traiter de la sorte. C’est un
scandale !
Ses mâchoires avaient blanchi et s’étaient
bloquées en une moue haineuse. Il était blessé et ne pouvait le cacher.
Joséphine le contempla, émue, et sans savoir pourquoi, la peur qui l’étreignait
en une lourde poche douloureuse se vida d’un seul coup. Elle se détendit, eut envie
de lui prendre le bras, de le remercier.
Le garçon de café s’approcha et leur
demanda ce qu’ils voulaient boire.
— Une menthe à l’eau, répondit Hervé
Lefloc-Pignel.
— Moi aussi, répondit Joséphine.
— Deux menthes à l’eau, deux !
déclara le garçon en repartant.
— Vous avez un alibi, vous ?
demanda Joséphine. Parce que moi, je n’en ai pas. J’étais seule à la maison. Ça
n’arrange pas mon cas…
— Quand on s’est quittés vendredi
soir, je suis passé chez les Van den Brock. La conduite de mademoiselle de
Bassonnière m’avait révolté. On a discuté jusque vers minuit de cette…
punaise ! De la manière ignoble dont elle nous agresse, à chaque réunion.
C’est de pire en pire… ou plutôt c’était de pire en pire parce que, Dieu merci,
c’est fini ! Mais ce soir-là, je me souviens que Hervé se demandait s’il
n’allait pas porter plainte…
— Hervé, c’est monsieur Van den
Brock ? Vous avez le même prénom ?
— Oui, dit Hervé Lefloc-Pignel, en
rougissant, comme pris en flagrant délit d’intimité.
Joséphine pensa c’est original, ce n’est
pas courant comme prénom. Avant je ne connaissais aucun Hervé et maintenant je
peux en citer deux ! Puis elle dit :
— Il faut dire qu’elle avait été
spécialement odieuse ce soir-là.
— Vous savez, c’est souvent comme ça
avec les anciens seigneurs. Vous devez savoir cela, vous qui êtes une
spécialiste du Moyen Âge… Pour elle, on était de pauvres paysans qui occupaient
le château de ses ancêtres. Elle ne pouvait pas nous bouter hors des murs,
alors elle nous invectivait. Mais il y a des limites, tout de même !
— On ne devait pas être les seuls à
subir ses foudres. Monsieur Merson m’a raconté qu’elle avait été agressée deux
fois déjà…
— Sans compter toutes les autres qu’on
ignore ! En fouillant chez elle, ils vont sûrement trouver des lettres
anonymes, c’est à ça qu’elle occupait son temps, à mon avis… Elle répandait la
haine, la calomnie.
Le garçon posa les deux menthes à l’eau
devant eux et Hervé Lefloc-Pignel régla les consommations. Joséphine le
remercia. Elle se sentait mieux depuis qu’elle lui avait parlé. Il avait pris
les choses en main. Il la défendrait. Elle faisait partie d’une nouvelle
famille et, pour la première fois, elle aima son quartier, son immeuble, les
habitants de l’immeuble.
— Merci, murmura-t-elle. Ça m’a fait
du bien de parler avec vous.
Et puis, comme entraînée sur la pente des
confidences, elle ajouta :
— C’est dur d’être une femme seule. Il
faut être solide, énergique, décidée et ce n’est pas vraiment mon cas. Je
serais plutôt une lente, si lente…
— Une petite tortue ?
suggéra-t-il en posant sur elle un regard bienveillant.
— Une petite tortue qui avance à deux
à l’heure et meurt de peur !
— J’aime beaucoup les tortues,
reprit-il d’une voix douce. Ce sont des animaux très affectueux, vous savez,
très fidèles… Elles valent vraiment qu’on s’intéresse à elles.
— Merci, sourit Joséphine, je le
prends comme un compliment !
— Quand j’étais enfant, on m’a donné
un jour une tortue, c’était ma meilleure amie, ma confidente. Je l’emmenais
partout avec moi. Elles vivent très longtemps, à moins d’un accident…
Il avait trébuché sur le mot
« accident ». Joséphine songea aux hérissons écrasés au bord des
routes. Chaque fois qu’elle apercevait un petit cadavre ensanglanté, elle
fermait les yeux d’impuissance et de tristesse.
Elle passa une langue altérée sur ses
lèvres et soupira « je meurs de soif ».
Il la regarda boire délicatement en levant
son verre d’une main gracieuse. Elle dégustait à petites gorgées, effaçant
d’imaginaires moustaches vertes aux commissures de ses lèvres.
— Vous êtes attendrissante, dit-il à
voix basse. On a envie de vous protéger.
Il avait parlé sans forfanterie. Sur un ton
tendre, affectueux où elle ne décela pas le moindre soupçon de séduction.
Elle releva la tête vers lui et lui sourit,
confiante :
— Alors, on pourrait peut-être
s’appeler par nos prénoms, maintenant ?
Il eut un léger mouvement de recul et
blêmit. Bredouilla : « Je ne crois pas, je ne crois pas. »
Tourna la tête. Chercha des yeux un interlocuteur qui ne vint pas. Plaça ses
deux mains sur la table puis les retira brusquement pour les poser sur ses
genoux. Elle se redressa, étonnée. Qu’avait-elle dit pour qu’il change si vite
d’attitude ? Elle s’excusa :
— Je ne voulais pas… Je ne voulais pas
vous forcer à… C’était juste pour qu’on devienne… enfin, qu’on devienne amis.
— Vous désirez boire autre
chose ? demanda-t-il avec des petits mouvements saccadés de la tête comme
le ferait un cheval qui se cabre devant l’obstacle.
— Non. Merci beaucoup. Je suis désolée
si je vous ai offensé, mais…
Ses yeux fuyaient à droite, à gauche et il
se tenait de biais pour éviter qu’elle ne s’approche, qu’elle pose sa main sur
son bras.
— Je suis si maladroite, parfois,
s’excusa encore Joséphine, mais vraiment, c’était sans intention de vous
blesser…
Elle s’agita sur sa chaise, cherchant
d’autres mots pour réparer ce qu’il avait pris comme une intrusion
insupportable et, ne sachant plus quoi dire, elle se leva, le remercia et le
quitta.
Quand elle se retourna, au coin de la rue,
elle aperçut les Van den Brock qui le rejoignaient à la terrasse du café. Van
den Brock posait sa main sur l’épaule de Lefloc-Pignel comme pour le rassurer.
Peut-être qu’ils se connaissent depuis longtemps… Il doit en falloir du temps
pour être ami avec cet homme, il paraît très sauvage.
La porte de la loge d’Iphigénie était
entrouverte. Joséphine frappa au carreau et entra. Iphigénie buvait un café en
compagnie de la dame au caniche, du vieux monsieur poudré de blanc et d’une
jeune fille en robe de mousseline qui habitait chez sa grand-mère au troisième
étage de l’immeuble B. Chacun racontait son interrogatoire avec force détails
et exclamations pendant qu’Iphigénie passait des gâteaux secs.
— Vous êtes au courant, madame
Cortès ? lança Iphigénie en faisant signe à Joséphine de venir s’asseoir à
table. Il paraît qu’il y a trois semaines, ils ont trouvé le corps d’une
serveuse de café, poignardée comme la Bassonnière !
— Ils vous l’ont pas dit ?
demanda la jeune fille en levant de grands yeux étonnés.
Joséphine secoua la tête, accablée.
— Ça fait donc une, deux, trois mortes
dans le quartier, dit la dame au caniche en comptant sur ses doigts. En six
mois !
— C’est un serial-killer qu’on appelle
ça ! conclut doctement Iphigénie.
— Et toutes les trois, pareil !
Couic ! Par-derrière, avec une lame fine, fine qu’il paraît qu’on la sent
pas entrer. Comme dans du beurre. De la précision chirurgicale. Clic !
Clac !
— Comment vous savez, ça, monsieur
Édouard ? demanda la dame au caniche. Vous inventez, là !
— J’invente pas, je reconstitue !
rectifia monsieur Édouard, vexé. C’est le commissaire qui m’a expliqué. Parce
qu’il a pris le temps de me parler à moi !
Il se brossa le torse du plat de la main
pour souligner son importance.
— C’est parce que vous êtes drôlement
important, monsieur Édouard !
— Moquez-vous ! Je ne peux que constater,
c’est tout…
— S’ils ont passé du temps avec vous,
c’est que peut-être, ils vous soupçonnent ! suggéra Iphigénie. Ils vous
endorment en vous flattant, ils vous confessent et hop ! ils vous
coffrent.
— Mais pas du tout ! C’est parce
que je la connaissais bien. Pensez-vous, on a grandi ensemble ! On jouait
dans la cour, quand on était enfants. C’était déjà une vicieuse, une sournoise.
Elle m’accusait de faire pipi dans le tas de sable et de l’obliger à faire des
pâtés avec le sable mouillé ! Ma mère me filait de ces raclées à cause
d’elle !
— Vous aussi, vous aviez des raisons
de lui en vouloir, rappela la dame au caniche. Elle ne vous aimait pas beaucoup
et c’est pour ça qu’on ne vous voyait plus aux réunions des copropriétaires.
— Je n’étais pas le seul, protesta le
vieux monsieur. Elle faisait peur à tout le monde !
— Il fallait être courageux pour y
aller, renchérit la dame au caniche. Elle savait tout, cette femme-là. Tout sur
tout le monde ! Elle me racontait des choses, parfois…
Elle avait pris un ton mystérieux.
— Sur certaines gens de
l’immeuble ! chuchota-t-elle, attendant qu’on la supplie de développer et
de donner des détails.
— Parce que vous étiez son amie ?
demanda la petite jeune fille, affriolée.
— Disons qu’elle m’avait à la bonne.
Vous savez, on ne peut pas vivre toute seule tout le temps. Faut parfois qu’on
s’abandonne ! Alors il m’arrivait de prendre un doigt de Noilly Prat, le
soir chez elle. Elle buvait deux p’tits verres et elle était pompette. Et
alors, elle racontait des trucs incroyables ! Un soir, elle m’avait montré
la photo d’un homme très beau dans le journal et elle m’avait confié qu’elle
lui avait écrit !
— Un homme ! La
Bassonnière ! pouffa Iphigénie.
— Je vais vous dire, je crois qu’elle
en était pincée…
— Ah, ça ! Vous allez me la
rendre sympathique ! s’exclama le vieux monsieur.
— Vous en pensez quoi de tout ça,
madame Cortès ? demanda Iphigénie en se levant pour refaire du café.
— J’écoute et je me demande qui
pouvait lui en vouloir au point de la tuer…
— Ça dépend de l’épaisseur du dossier
qu’elle avait sur son meurtrier, dit le vieux monsieur. On est prêt à tout pour
sauver sa tête ou sa carrière. Et elle ne cachait pas son pouvoir de nuisance,
elle en jouissait même !
— Ça, on peut le dire, elle vivait
dangereusement, c’est même étonnant qu’elle ait vécu si longtemps !
soupira Iphigénie. N’empêche qu’on n’est pas rassurés. Y a que monsieur
Pinarelli pour siffloter. Ça l’a tout revigoré cette histoire ! il
gambade, il furète, il passe son temps au commissariat pour arracher des
renseignements aux flics. L’autre soir, je l’ai trouvé qui rôdait près du local
à poubelles. Y en a tout de même, ils sont bizarres !
Tous les gens de cet immeuble sont
bizarres, se dit Joséphine. Même la dame au caniche ! Et moi ? Je ne
suis pas bizarre ? S’ils savaient, ces gens assis autour de cette table en
train de tremper leur gâteau sec dans leur café, que j’ai failli être
poignardée, il y a six mois, que mon ex-mari, déclaré mort dans la gueule d’un
crocodile, rôde dans le métro, que mon ancien amoureux est schizophrène et que
ma sœur est prête à se jeter à la tête d’Hervé Lefloc-Pignel, ils
s’étrangleraient de surprise…
Enfoncée dans les coussins profonds du
canapé, ses pieds nerveux et fins posés sur l’accoudoir comme sur un présentoir
de bijoutier, Iris lisait un journal lorsque Joséphine entra dans le salon et
se laissa tomber dans un gros fauteuil en gémissant.
— Quelle journée ! Mais quelle
journée ! Jamais rien vu de plus sinistre qu’un commissariat ! Et
toutes ces questions ! Et le capitaine Gallois !
Elle se massait les tempes tout en parlant,
la tête penchée en avant. La fatigue accrochait des poids à chaque membre,
chaque articulation. Iris abaissa un instant le journal pour considérer sa
sœur, puis reprit sa lecture en bourdonnant : « Ben, dis donc… t’as
pas l’air en forme. »
Piquée, Joséphine riposta :
— J’ai pris une menthe à l’eau avec
Hervé Lefloc-Pignel…
Iris claqua le journal sur ses genoux.
— Il t’a parlé de moi ?
— Pas un mot.
— Il n’a pas osé…
— Cet homme est étrange. On sait
jamais sur quel pied danser avec lui. Il passe du doux au dur, du sucré au
salé…
— Au salé ? reprit Iris le
sourcil arqué. Il t’a fait des avances ?
— Non. Mais c’est une vraie douche
écossaise ! Il te dit une douceur et l’instant d’après devient banquise…
— Tu as dû encore t’offrir en victime.
Joséphine ne s’attendait pas à cette
affirmation péremptoire. Elle se rebiffa :
— Comment ça, « m’offrir en
victime » ?
— Oui, tu ne t’en rends pas compte,
mais tu joues à la petite chose fragile pour donner aux hommes l’envie de te
protéger. Ça peut être très irritant. Je t’ai vue faire avec Philippe.
Joséphine écoutait, abasourdie. C’était
comme si on lui parlait de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.
— Tu m’as vue faire quoi avec
Philippe ?
— Jouer à la nunuche qui ne sait pas,
qui ne sait rien. Ce doit être ta manière de séduire…
Elle s’étira, bâilla, laissa tomber son
journal. Puis, se tournant vers Joséphine, elle annonça, sur un ton
anodin :
— Tiens, au fait… Notre chère mère a
appelé et ne va pas tarder à débarquer !
— Ici ? rugit Joséphine.
— Elle meurt d’envie de voir où tu
habites !
— Mais tu aurais pu me demander, tout
de même !
— Écoute, Jo, il serait temps que vous
vous réconciliiez ! Elle est âgée, elle vit seule. Elle n’a plus personne
dont s’occuper…
— Elle ne s’est jamais occupée que
d’elle !
— Et ça fait bien trop longtemps que
vous ne vous voyez plus !
— Trois ans et je m’en porte très
bien !
— C’est la grand-mère de tes filles…
— Et alors ?
— Je suis pour la paix des familles…
— Pourquoi l’as-tu invitée ?
Dis-moi ?
— Je ne sais pas. Elle m’a fait de la
peine. Elle avait l’air déprimée, triste.
— Iris, je suis chez moi, ici. C’est
moi qui décide qui j’invite !
— C’est ta mère, non ? Ce n’est
pas une étrangère !
Iris marqua une pause et ajouta en faisant
glisser son regard dans celui de Joséphine :
— De quoi tu as peur, Jo ?
— Je n’ai pas peur. Je ne veux pas la
voir. Et arrête de me regarder comme ça ! Ça ne marche plus ! Tu ne
m’hypnotises plus.
— Tu as peur… Tu meurs de peur…
— Je ne l’ai pas vue depuis trois ans
et je ne m’attendais pas à sa visite ce soir ! C’est tout. J’ai eu une
dure journée, et je n’avais pas besoin de ça.
Iris se redressa, lissa sa jupe droite qui
lui étranglait la taille comme un corset et annonça :
— Elle dîne avec nous, ce soir.
Joséphine répéta, abasourdie :
« Elle dîne avec nous ! »
— D’ailleurs, il est temps que j’aille
faire des courses. Ton Frigidaire est vide…
Elle soupira, déplia ses longues jambes,
regarda une dernière fois ses petits pieds mignons aux ongles peints en rouge
carmin et s’élança vers sa chambre prendre son sac. Joséphine la suivit des
yeux, partagée entre la colère et l’envie de décommander sa mère.
— Elle va arriver d’une minute à
l’autre, prépare-toi à lui ouvrir…, lança Iris.
— Et Zoé ? Elle est où ?
demanda Joséphine, affolée, cherchant une bouée à laquelle s’agripper.
— Elle est entrée et ressortie, sans
rien dire. Mais elle revient dîner… Enfin, si j’ai bien compris…
La porte claqua. Joséphine resta seule,
étourdie.
— Je ne comprends rien aux femmes…,
murmura Gary en suspendant en l’air le couteau qui lui servait à hacher menu le
persil, l’ail, le basilic, la sauge et le jambon qu’il placerait ensuite sur
les tomates coupées en deux avant de les passer au four. Il était le roi de la
tomate provençale.
Il avait invité sa mère à dîner, l’avait
assise d’autorité dans le large fauteuil qui lui servait d’observatoire quand
il regardait les écureuils dans le parc. Ils fêtaient l’anniversaire de
Shirley : quarante ans ronds et solennels. « C’est moi qui cuisine,
c’est toi qui souffles les bougies ! » avait-il lancé au téléphone à
sa mère.
— Plus ça va, moins je les comprends…
— Tu parles à la femme ou à la
mère ? demanda Shirley.
— Aux deux !
— Et qu’est-ce que tu ne comprends
pas ?
— Les femmes sont si…
pragmatiques ! Vous pensez aux détails, vous avancez mues par une logique
implacable, vous or-ga-ni-sez votre vie ! Pourquoi est-ce que je ne
rencontre que des filles qui savent exactement où elles veulent aller, ce
qu’elles veulent faire, comment elles vont le faire… Faire, faire, faire !
Elles n’ont que ce mot à la bouche !
— Peut-être parce qu’on est dans la
matière tout le temps. On pétrit, on lave, on repasse, on coud, on cuisine, on
récure ou on se défend contre les mains baladeuses des hommes ! On ne rêve
pas, on fait !
— Nous aussi, on fait…
— Pas pareil ! À quatorze ans, on
a nos règles et on n’a pas le choix. On « fait » avec. À dix-huit, on
comprend très vite qu’il va falloir se battre deux fois plus qu’un homme, faire
deux fois plus de choses si on veut exister. Ensuite, on « fait » des
bébés, on les porte pendant neuf mois, ils nous donnent le mal de mer, des
coups de pied, ils nous déchirent en arrivant au monde, encore des détails
pratiques ! Puis, il faut les laver, les nourrir, les habiller, les peser,
leur beurrer les fessiers. On « fait » sans se poser de questions et
on « fait » le reste en plus. Les heures de travail et la danse du
ventre pour l’Homme, le soir. On est sans arrêt en train de
« faire », rares sont les filles qui vivent dans les étoiles, le nez
en l’air ! Vous, vous faites une seule chose : vous faites
l’homme ! Le mode d’emploi est inscrit depuis des siècles dans vos gènes,
vous le faites sans effort. Nous, il faut nous battre tout le temps… on finit
par devenir pragmatique, comme tu dis !
— Je voudrais rencontrer une fille qui
ne sache pas « faire », qui n’ait pas de plan de carrière, qui ne
sache pas compter, pas conduire, même pas prendre le métro. Une fille qui vive
dans les livres en buvant des litres de thé, en caressant son vieux chat
enroulé sur son ventre !
Shirley était au courant de la liaison de
son fils avec Charlotte Bradsburry. Gary ne lui avait rien dit, mais la rumeur
londonienne bruissait de mille détails. Ils s’étaient connus à une fête chez
Malvina Edwards, la grande prêtresse de la mode. Charlotte venait de mettre fin
à une liaison de deux ans avec un homme marié qui avait rompu au téléphone, sa
femme lui soufflant les mots fatals à l’oreille. Tout Londres en avait parlé.
« Honneur et réparation », hurlait la bouche souriante de Charlotte
Bradsburry qui démentait l’anecdote d’une moue ennuyée, cherchant avec qui
s’afficher pour faire taire les mauvaises langues trop heureuses d’égratigner
la rédactrice en chef de The Nerve, ce magazine qui épinglait ses proies
avec une cruauté raffinée. Et elle avait rencontré Gary. Il était plus jeune
qu’elle, certes, mais il était surtout séduisant, mystérieux, inconnu du petit
monde de Charlotte Bradsburry. Avec lui, elle créait le mystère, les questions,
les supputations. Elle « faisait » du neuf. Il était beau, mais
l’ignorait. Il semblait avoir de l’argent, mais l’ignorait aussi. Il ne
travaillait pas, jouait du piano, marchait dans le parc, lisait à s’en
étourdir. On lui donnait entre dix-neuf et vingt-huit ans, cela dépendait du
sujet de conversation. Si on lui parlait de la vie quotidienne, du mauvais état
du métro, du prix des appartements, il affichait l’air étonné d’un adolescent.
Si on évoquait Goethe, Tennessee Williams, Nietzsche, Bach, Cole Porter ou
Satie, il vieillissait d’un coup et prenait des mines d’expert. On dirait un
ange, un ange qui donne une envie furieuse de forniquer, s’était dit Charlotte
Bradsburry en l’apercevant accoudé au piano, si je ne lui mets pas la main
dessus la première, on aura vite fait de me le subtiliser. Elle l’avait conquis
en lui laissant l’illusion qu’il l’enlevait à tous les prétendants patauds qui
faisaient vrombir leurs cylindres en bas de chez elle. « Quel ennui !
Quelle vulgarité ! Alors que je suis si bien chez moi à lire les Rêveries
du promeneur solitaire avec mon vieux chat et ma tasse de thé ! Je
prépare un numéro inspiré par Rousseau, ça vous amuserait d’y
participer ? » Gary avait été enchanté. Elle ne mentait pas :
elle avait étudié Rousseau et tous les encyclopédistes français à Cambridge.
Depuis, ils ne se quittaient plus. Elle dormait chez lui, il dormait chez elle,
elle menait tambour battant une éducation d’homme du monde qui ne tarderait pas
à faire de l’enfant, encore brouillon, un être exquis. Elle l’emmenait au
théâtre, au concert, dans des boîtes de jazz enfumées, dans des soirées de
charité amidonnées. Elle lui avait offert une veste, deux vestes, une cravate,
deux cravates, un pull, une écharpe, un smoking. Il n’était plus le grand
escogriffe qui étudiait la musique, enfermé chez lui ou observait les écureuils
dans le parc. « Tu savais que les écureuils meurent de la maladie
d’Alzheimer ? » avait murmuré un jour Gary à l’oreille de Charlotte,
abordant avec entrain un de ses sujets de prédilection. « Ils deviennent
gagas et oublient où ils ont enterré leur provision de noisettes pour l’hiver.
Ils se laissent mourir de faim en grelottant au pied même de l’arbre où est
caché leur butin. » « Ah… », avait laissé tomber Charlotte en
soulevant ses lunettes noires, laissant apparaître deux grands yeux dépourvus
de la moindre compassion pour les écureuils séniles. Gary s’était senti
atrocement juvénile et seul.
— Et Hortense ? Qu’est-ce qu’elle
dit ? demanda Shirley.
— De quoi ?
— De… Tu sais très bien de quoi je
parle… Ou plutôt de qui…
Il avait repris le hachage minutieux du
persil et du jambon, ajouté du poivre, du gros sel. Goûté d’un doigt sa farce,
rajouté une gousse d’ail, de la chapelure.
— Elle fait la tête. Elle attend que
je l’appelle. Et je ne l’appelle pas. Pour lui dire quoi ?
Il répartit sa farce sur les tomates,
ouvrit le four qu’il avait préchauffé, fronça le sourcil en réglant le temps de
cuisson.
— Que je suis émerveillé par cette
femme qui me traite comme un homme et non comme un copain ? Ça lui ferait
de la peine…
— Et pourtant, c’est la vérité.
— J’ai pas envie de raconter cette
vérité-là. Je la raconterais mal et puis…
— Ah ! sourit Shirley, la fuite
de l’homme devant l’explication : un grand classique !
— Écoute, si je parle à Hortense, je
vais me sentir coupable… Et pire encore, je vais me croire obligé de dénigrer
Charlotte ou de minorer la place qu’elle occupe dans ma vie…
— Coupable de quoi ?
— On s’est fait un serment muet avec
Hortense : ne tomber amoureux de personne d’autre… jusqu’à ce qu’on soit
assez grands tous les deux pour s’aimer… je veux dire pour s’aimer vraiment…
— Ce n’était pas un peu
téméraire ?
— Je ne connaissais pas Charlotte
alors… C’était avant.
Il lui semblait que c’était au siècle
dernier ! Sa vie était devenue un tourbillon. La chasse aux grosses
cochonnes était terminée. Place à l’enchanteresse au long cou, aux épaules
minces et musclées, aux bras plus nacrés qu’un collier de perles.
— Et maintenant…
— Je suis bien embêté. Hortense
n’appelle pas. Je n’appelle pas. Nous ne nous appelons pas. Et je peux
conjuguer au futur, si tu veux…
Il avait ouvert une bouteille de bordeaux
et reniflait le bouchon.
Shirley n’était pas à l’aise quand il
s’agissait de la vie sentimentale de son fils. Quand il était enfant, ils
parlaient de tout. Des filles, des Tampax, du désir, de l’amour, de la barbe
qui pousse, des livres-chefs-d’œuvre et des livres-gribouillis, des films qu’on
voit au ralenti et des films-hamburgers, des disques pour danser et des disques
pour se recueillir, des recettes de cuisine, de l’âge du vin, de la vie après
la mort et du rôle du père dans la vie d’un garçon qui n’avait pas connu le
sien. Ils avaient grandi ensemble, main dans la main, avaient partagé un lourd
secret, affronté périls et menaces sans jamais se désolidariser. Mais
maintenant… C’était un homme, avec des poils partout, des grands bras, des
grands pieds, une grosse voix. Elle était presque intimidée. Elle n’osait plus
poser de questions. Elle préférait quand il parlait de lui-même sans qu’elle
ait rien à demander.
— Tu tiens à Charlotte ?
finit-elle par dire en toussant un peu pour masquer son embarras.
— Elle m’émerveille…
Shirley pensa que le mot était grand, très
grand, qu’on pouvait y mettre beaucoup de choses, pouvait-il préciser sa
pensée ? Gary sourit, reconnaissant cette mimique maternelle, quand les
yeux de Shirley se tendaient en question muette, et il développa :
— Elle est belle, intelligente,
curieuse, cultivée, drôle… J’aime dormir avec elle, j’aime sa façon couleuvre
de se glisser dans mes bras, de s’abandonner, de faire de moi son amant
magnifique. C’est une femme. Et c’est une apparition ! Pas une grosse
cochonne !
Shirley eut un soupir triste. Et si elle
n’avait été qu’une grosse cochonne pour Jack, cet homme en noir qui avait
laissé des entailles dans son cœur et sur sa peau ?
— J’apprends avec elle… Elle
s’intéresse à tout, je me demande juste ce qu’elle me trouve !
— Elle trouve en toi ce qu’elle ne
trouve pas chez les autres hommes trop occupés à courir après leur ombre et
leur carrière : un amant et un complice. Elle a réussi, elle n’a pas
besoin de mentor. Elle a de l’argent, des relations, elle est belle, elle est
libre, elle s’affiche avec toi parce qu’elle y trouve du plaisir…
Gary bougonna quelque chose au sujet du vin
et termina en disant :
— En fait, c’est juste Hortense qui me
tarabuste…
— Ne t’en fais pas, Hortense survivra.
Hortense survit à tout, ce pourrait être sa devise !
Gary avait versé le vin dans deux beaux
verres en cristal Lalique ornés d’un feston de perles à la base, ce doit être
un cadeau de Charlotte, se dit Shirley en faisant tourner le verre dans sa
main.
— Et ce vieux bordeaux ? C’est
Charlotte ?
— Non. Je l’ai trouvé tout à l’heure
en cherchant le hachoir. Avant de partir, Hortense a caché plein de cadeaux
partout pour que je ne l’oublie pas. J’ouvre un placard et un pull tombe, je
pousse une pile d’assiettes et un paquet de mes biscuits favoris apparaît, je
prends mes vitamines dans le placard à pharmacie et trouve un mot :
« Je te manque déjà, je suppose… » Elle est drôle, non ?
Drôle ou amoureuse, pensa Shirley, pour la
première fois, la petite peste trouvait une résistance sur son chemin. Une
résistance qui s’appelait Charlotte Bradsburry et n’avait pas l’intention de se
laisser faire !
Hortense se réveilla en sueur. Elle voulait
hurler, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle avait encore fait ce
terrible cauchemar ! Elle était dans une salle carrelée, humide, remplie
de vapeur blanche, et devant elle se tenait un homme haut comme un tonneau de
bière rousse, avec des cicatrices partout sur un torse de poils noirs, qui
brandissait un long fouet aux pointes cloutées. Il faisait tourner le fouet en
grimaçant, découvrant des dents noires, qui se refermaient sur elle et la
mordaient sur tout le corps. Elle se recroquevillait dans un coin, hurlait, se
débattait, l’homme lançait le fouet, elle se relevait, fonçait contre une porte
qu’elle traversait sans savoir comment et se retrouvait en train de courir dans
une rue étroite, sale. Elle avait froid, elle était secouée de sanglots, mais
continuait de courir en s’écorchant les pieds sur les pavés. Elle n’avait plus
personne chez qui se réfugier, plus personne pour la protéger, elle entendait
les insultes des hommes lancés à sa poursuite, elle s’affalait sur le sol, une
grosse main la saisissait au collet… C’est alors qu’elle se redressait,
trempée, dans son lit.
Trois heures du matin !
Elle resta un long moment, grelottant de
peur. Et s’ils n’étaient pas morts, les pieds plombés au fond de la
Tamise ? Et s’ils savaient où elle habitait ? Elle était seule. Li
May était partie pour deux semaines à Hong Kong au chevet de sa mère malade.
Elle ne pourrait jamais se rendormir. Et
elle ne pouvait plus aller frapper à la porte de Gary. Ou l’appeler en pleine
nuit pour dire « j’ai peur ». Gary dormait avec Charlotte Bradsburry.
Gary ne l’appelait plus, ne lui parlait plus de livres ni de musique, elle ne
savait plus ce que devenaient les écureuils de Hyde Park et n’avait pas eu le
temps d’apprendre le nom des étoiles dans le ciel.
Elle prit un oreiller, le serra contre elle
pour étouffer les sanglots qui lui nouaient la gorge. Elle voulait les longs
bras de Gary. Il n’y avait que les longs bras de Gary pour effacer ses
terreurs.
Et c’était impossible !
À cause d’une femme.
C’est terrible d’avoir peur, la nuit. La
nuit, tout devient menaçant. La nuit, tout devient définitif. La nuit, ils la
rattrapaient et elle mourait.
Elle se leva, alla dans la cuisine, prit un
verre d’eau, un morceau de fromage dans le Frigidaire, deux tranches de pain de
mie, un peu de moutarde, de la mayonnaise et se fit un sandwich qu’elle
grignota en arpentant la cuisine immaculée. Je pourrais manger par terre !
Je suis passée d’une souillon bordélique à une tatillonne du ménage, se
dit-elle en mordant dans le sandwich. En tout cas, je l’appellerai pas !
Dussé-je en crever debout, paralysée de terreurs nocturnes. Heureusement pour
moi, j’ai encore des principes ! Une fille sans principes est une fille
perdue. C’est dans ces cas-là qu’il faut rester ferme sur ses principes. Ne
jamais appeler la première, ne jamais rappeler tout de
suite – attendre trois jours –, ne jamais faire pitié, ne jamais
pleurer pour un garçon, ne jamais attendre un garçon, ne jamais dépendre d’un
garçon, ne pas perdre de temps avec un plouc qui ignore Jean-Paul Gaultier,
Bill Evans ou Ernst Lubitsch, rayer celui qui recompte l’addition ou laisse le
prix sur un cadeau, porte des socquettes blanches, envoie des roses rouges ou
des œillets roses, celui qui appelle sa mère le dimanche matin ou parle de la
fortune de son papa, ne jamais coucher le premier soir, ne jamais même
embrasser le premier soir ! Ne jamais manger de choux de Bruxelles, ne
jamais porter de vêtements orange, on pourrait croire que vous travaillez sur
l’autoroute… Elle énumérait ses dix commandements et mordait dans le pain de
mie. Soupira, j’ai plein de principes, mais j’ai plus envie de les appliquer.
Je veux Gary. Il est à moi. J’ai mis une option sur lui. Il était d’accord.
Jusqu’à ce que cette fille arrive. Mais pour qui se prend-elle ?
Elle alla sur Google, tapa Charlotte
Bradsburry et pâlit en lisant le nombre de références :
132 457 ! Elle occupait toutes les rubriques : la famille
Bradsburry, le domaine Bradsburry, les Bradsburry à la Chambre des lords, les
Bradsburry et la famille royale, le journal de Charlotte Bradsburry, ses parties,
ses diktats sur la mode, ses reparties. Même muette, on la citait encore !
Tout semblait palpitant chez cette fille.
Comment s’habille Charlotte Bradsburry, comment vit Charlotte Bradsburry, elle
se lève chaque matin à six heures, va courir dans le parc, prend une douche
glacée, mange trois noisettes et une banane avec une tasse de thé et part au
bureau à pied. Elle lit les journaux du monde entier, reçoit des stylistes, des
auteurs, des créateurs, fait son sommaire, écrit son édito, mange une pomme et
une noix de cajou à midi et, le soir, quand elle sort, ne reste pas plus d’une
demi-heure à une soirée et rentre se coucher à vingt-deux heures. Parce que
Charlotte Bradsburry aime lire, écouter de la musique et rêver au lit. Très
important de rêver au lit, assurait Charlotte Bradsburry, c’est ainsi que me
viennent mes idées. Bullshit ! fulmina Hortense Cortès en rongeant
sa croûte de sandwich. Tu n’as pas d’idées, Charlotte Bradsburry, tu t’engraisses
avec celles des autres !
L’Amérique se roulait aux pieds de
Charlotte Bradsburry, Vanity Fair, le New Yorker, Harper’s
Bazaar la réclamaient, mais Charlotte Bradsburry restait délicieusement
anglaise. « Où vivre ailleurs ? les autres nations sont des
Pygmées ! » Un petit film la montrait de face, de profil, de trois
quarts, en robe longue, en tenue de cocktail, en jean, en short en train de
courir… Hortense faillit s’étouffer en découvrant une rubrique : la
dernière conquête de Charlotte Bradsburry. Un diaporama montrait Charlotte et
Gary à une exposition des derniers dessins de Francis Bacon. Lui, souriant,
élégant, en veste rayée vert et bleu, elle menue, suspendue à son bras,
arborant un large sourire derrière ses lunettes noires. La légende disait :
« Charlotte Bradsburry sourit. » Je me serais damnée pour y aller,
pesta Hortense. J’ai failli être piétinée à l’entrée. Impossible d’avoir un
carton d’invitation ! Et ils sont restés dix minutes, promettant de
revenir pour une visite privée !
Il n’y avait pas une seule photo où
Charlotte Bradsburry était moche ! Elle chercha « régime de Charlotte
Bradsburry » et ne trouva aucune mention de bourrelets ou de cellulite.
Aucune photo volée découvrant une tare physique. Tapa : « opinions
négatives sur Charlotte Bradsburry » et ne trouva que trois pauvres notes
de niaises jalouses qui affirmaient que Charlotte Bradsburry s’était fait
refaire le nez et liposucer les joues. Maigre butin, soupira Hortense, je ne
vais pas aller loin avec ces arguments pourris.
Elle tapa « Hortense Cortès ».
Zéro référence.
La vie était trop dure pour les débutantes.
Gary avait mis la barre trop haut, Charlotte Bradsburry se révélait coriace.
Elle racla sur l’assiette un dernier bout
de fromage, le rumina longuement. Puis se reprit et s’insulta : qu’est-ce
qui lui avait pris de dévorer un sandwich en pleine nuit ? Des centaines
de calories allaient s’amalgamer en tissus adipeux sur ses fesses et ses
hanches pendant son sommeil ! Charlotte Bradsburry allait la transformer
en boudin.
Elle courut aux toilettes, mit deux doigts
dans la gorge et vomit son sandwich. Elle détestait faire ça, ne le faisait
jamais, mais c’était un cas d’extrême urgence. Si elle voulait affronter sa
rivale Googlée à mort, elle devait éliminer le moindre gramme de graisse. Elle
tira la chasse et regarda les filaments de fromage tourner à la surface. Il
allait falloir récurer la cuvette si elle ne voulait pas que Li May la vire de
l’appartement en montrant du doigt une tache jaunâtre sur l’émail blanc.
Je vis avec une Chinetoque maniaque dans un
deux pièces sans ascenseur au milieu des meubles en plastique pendant que…
Elle s’interdit d’aller plus loin. Pensées
négatives. Très mauvais pour le mental. Penser positif : Charlotte
Bradsburry est vieille, elle flétrira. Charlotte Bradsburry est une icône, on
ne dort pas avec un poster. Charlotte Bradsburry a du vieux sang bleu dans les
veines, elle développera une maladie orpheline. Charlotte Bradsburry a un nom à
la con qui sonne comme une marque de mauvais chocolat. Gary n’aime que le
chocolat noir, à 71 % de cacao minimum. Charlotte Bradsburry est
commune : elle a 132 457 références sur le net. Bientôt une nouvelle
star pointera le bout de son nez et Charlotte Bradsburry sera mise au placard.
Et puis d’abord, c’était qui, Charlotte
Bradsburry ?
Elle s’allongea sur le sol, fit une série
d’abdominaux. Compta jusqu’à cent. Se releva, s’épongea le front. Comment
a-t-il pu tomber amoureux d’une Google Girl, lui si indépendant, si solitaire,
si dédaigneux de la pompe et du fatras de la mode ? Que s’est-il
passé ? Il change. Il se cherche. Il est encore jeune, soupira-t-elle en
se lavant les dents, oubliant qu’il avait un an de plus qu’elle.
Elle se recoucha, furieuse et triste.
Si étonnée d’être triste ! J’ai été
triste déjà ? Elle eut beau chercher, elle ne se souvint pas d’avoir
éprouvé ce sentiment-là, ce mélange tiédasse, légèrement écœurant, d’abandon,
d’impuissance, de mélancolie. Ni fureur ni tempête. Tristesse, tristesse, même
le son du mot n’est pas beau ! Une flaque d’eau tiède. Ça ne sert à rien,
en plus. On doit vite s’y complaire. Comme ma mère. Je ne veux pas ressembler à
ma mère !
Elle éteignit la lampe de chevet à
l’abat-jour rose bon marché qu’elle avait recouvert d’un foulard rouge tulipe
pour illuminer sa chambre et se força à penser au bon déroulement de son
défilé. Il fallait absolument qu’elle réussisse : ils en prennent 70 sur
1 000. Je dois faire partie du lot. Ne pas perdre le poteau des yeux. I’m
the best, I’m the best, I’m a fashion queen. Dans quinze jours, je serai,
moi, Hortense Cortès, sur le podium avec mes « créations » car cette
fille, Charlotte Bradsburry, ne crée pas, elle se nourrit de l’air du temps.
Elle rouvrit les yeux, enchantée. C’est vrai, ça ! Un jour, on ne parlera
plus d’elle, ce jour-là c’est moi qui aurai 132 457 références sur Google
et plus encore !
Elle frémit de joie, remonta le drap
jusqu’au menton, savourant sa revanche. Puis poussa un petit cri :
Charlotte Bradsburry ! Elle sera là, le jour du défilé ! Au premier
rang, avec ses tenues parfaites, ses jambes parfaites, son allure parfaite, sa
moue désabusée, ses grosses lunettes noires ! Le défilé de Saint Martins
était l’événement de l’année.
Et il l’accompagnera. Il sera assis à côté
d’elle au premier rang.
Le cauchemar recommençait.
Un autre cauchemar…
Dans l’Eurostar qui l’emmenait à Londres,
Joséphine ruminait. Elle avait pris la fuite, avait laissé, à Paris, sa sœur et
sa mère. Zoé était partie réviser son brevet chez une amie, « je veux
avoir une mention Très Bien ; avec Emma, je bosse ». L’idée de rester
avec Iris dans le grand appartement l’avait précipitée dans une agence SNCF pour acheter
un billet pour Londres. Elle avait confié Du Guesclin à Iphigénie et avait fait
son sac, prétextant un colloque à Lyon sur l’habitat seigneurial dans les
campagnes médiévales, présidé par une spécialiste du XIIe siècle, madame Élisabeth Sirot.
— Elle vient de sortir un livre
formidable, Noble et forte maison, chez Picard. Un véritable ouvrage de
référence.
— Ah ! avait marmonné Iris.
— Tu veux savoir de quoi ça
parle ?
Iris avait étouffé un petit bâillement.
— C’est vraiment original, tu sais,
parce que avant, on ne s’intéressait qu’aux châteaux forts et elle, elle a
retracé la vie quotidienne en partant des maisons ordinaires. On les a
longtemps négligées et, aujourd’hui, on se rend compte de leur potentiel
archéologique. Elles ont conservé des structures d’époque, des systèmes
d’arrivée d’eau, des latrines, des cheminées. C’est étonnant parce que, dans
une maison qui ne paie pas de mine, on enlève les faux plafonds, on sonde les
murs et on retrouve tous les éléments médiévaux, les décors, les plafonds
moulurés et peints, tout ce qui faisait la vie de l’homme du Moyen Âge. La
maison devient une sorte de poupée russe avec les différentes époques et tout
au centre, apparaît le noyau médiéval, c’est génial !
Elle était prête à lui résumer le livre
pour rendre son mensonge crédible.
Iris n’avait plus posé de questions.
De même qu’elle n’avait rien dit en lui
tendant le courrier. Il y avait une lettre d’Antoine. Postée de Lyon. Zoé avait
montré la lettre à sa mère. Toujours le même discours, je vais bien, je me
refais une santé, je pense à mes petites filles que j’aime et que je vais
bientôt retrouver, je travaille dur pour elles. « Il se rapproche, maman,
il est à Lyon », « Oui mais il n’en parle même pas dans sa
lettre… », « Il doit vouloir nous faire la surprise… ». Il a
donc quitté Paris. Quand, pourquoi ? Je devrais surveiller mes points
Intermarché et enquêter la prochaine fois que des achats sont effectués.
Quatre jours seule ! Incognito. Dans
trois heures, elle poserait le pied sur le quai de Saint Pancras. Trois
heures ! Au XIIe siècle, il fallait trois jours pour
traverser la Manche en bateau. Trois jours pour faire Paris-Avignon à bride
abattue sans s’arrêter, si ce n’est pour changer de monture. Sinon, il fallait
compter dix jours. Tout va si vite, aujourd’hui, j’ai la tête qui tourne.
Parfois, elle avait envie d’arrêter le temps, de crier pouce, de se réfugier
sous sa carapace. Elle n’avait prévenu personne de son arrivée. Ni Hortense, ni
Shirley, ni Philippe. Sur les conseils de son éditeur anglais, elle avait
retenu une chambre dans un hôtel de charme sur Holland Park, dans le quartier
de Kensington. Elle partait à l’aventure.
Seule, seule, seule, chantaient les
secousses du train. En paix, en paix, en paix, scandait-elle en leur répondant.
Anglais, anglais, anglais, reprenaient les roues du train. Français, français,
français, martelait Joséphine en regardant défiler les champs et les forêts
qu’avaient si souvent traversés les armées anglaises pendant la guerre de Cent
Ans. Les Anglais n’hésitaient pas à faire l’aller-retour entre les deux pays.
Ils étaient chez eux en France. Édouard III ne parlait que français.
Les lettres patentes royales, la correspondance des reines, des maisons
religieuses, de l’aristocratie, les actes de justice, les testaments étaient
rédigés en français ou en latin. Henri Grosmont, duc de Lancastre et
interlocuteur anglais de Du Guesclin, avait écrit un livre de piété en
français ! Quand il traitait avec lui, Du Guesclin n’avait pas besoin
d’interprète. La notion de patrie n’existait pas. On appartenait à un seigneur,
à un domaine. On se battait pour faire respecter les droits du seigneur, mais
on se moquait bien de porter les couleurs du roi de France ou de celui
d’Angleterre et certains soldats passaient de l’un à l’autre en fonction de la
solde. Du Guesclin, lui, resta fidèle toute sa vie au royaume de France et
aucun tonneau d’écu ne lui fit changer d’avis.
— Pourquoi me hais-tu,
Joséphine ? avait demandé sa mère ce soir-là en arrivant chez elle.
Henriette avait ôté son grand chapeau et
c’était comme si elle avait ôté sa perruque. Joséphine avait du mal à la
regarder en face : elle ressemblait à une poire blette. Iris n’était pas
rentrée des courses.
— Mais je ne te hais pas !
— Si. Tu me hais…
— Mais non…, avait balbutié Joséphine.
— Cela fait près de trois ans que tu
ne m’as pas vue. Tu trouves cela normal de la part d’une fille ?
— Nous n’avons jamais eu des relations
normales…
— La faute à qui ? avait jeté
Henriette en pinçant ses lèvres en un trait sec et amer.
Joséphine avait secoué la tête tristement.
— Tu sous-entends que c’est de ma
faute ? C’est ça ?
— Je me suis sacrifiée pour Iris et
toi, et me voilà bien récompensée !
— J’ai entendu ça toute ma vie…
— Mais c’est la vérité !
— Il y a une autre vérité dont on n’a
jamais parlé…
Ignorer est la pire des choses, s’était dit
Joséphine, ce soir-là, face au visage accusateur de sa mère. On ne peut pas ignorer
toute sa vie, il y a toujours un moment où la vérité nous rattrape et nous
force à la regarder en face. J’ai toujours esquivé cette explication avec ma
mère. La vie m’ordonne de parler en m’imposant ce tête-à-tête avec elle.
— Il y a un événement dont on n’a
jamais parlé… Un souvenir terrible qui m’est revenu, il n’y a pas longtemps, et
qui éclaire bien des choses…
Henriette s’était redressée dans un petit
mouvement brusque du torse.
— Un règlement de comptes ?
— Je ne te parle pas d’une dispute,
mais de quelque chose de plus grave.
— Je ne vois pas à quoi tu fais
allusion…
— Je peux te rafraîchir la mémoire, si
tu veux…
Henriette avait pris un air dédaigneux et
avait dit : « Vas-y, si ça te fait plaisir de me salir… »
— Je ne te salis pas. Je raconte un
fait, un simple fait, mais qui explique justement cette… – Elle
cherchait le mot juste. – Cette réticence de ma part… Ce besoin de me
tenir à l’écart. Tu ne vois pas de quoi je veux parler ?
Henriette ne se souvenait pas. Elle avait
oublié. Cet épisode a été si peu important pour elle qu’elle l’a effacé de sa
mémoire.
— Je ne vois pas en quoi j’aurais pu
te blesser…
— Tu ne te souviens pas de ce jour où
nous sommes allées nous baigner dans les Landes, Iris, toi et moi ? Papa
était resté sur le bord…
— Il ne savait pas nager, le pauvre
homme !
— On est parties toutes les trois,
loin, loin. Le vent s’est levé et les courants, soudain, sont devenus violents.
On ne pouvait plus regagner le rivage. Iris et moi, on buvait la tasse, toi,
comme d’habitude, tu fendais les vagues. Tu étais une très bonne nageuse…
— Une nageuse remarquable !
Championne de natation synchronisée !
— À un moment, quand a vu qu’on était
en difficulté et qu’on a voulu revenir, je me suis accrochée à toi, pour que tu
me prennes sur ton dos, que tu me remorques, mais tu m’as rejetée et tu as
choisi de sauver Iris.
— Je ne me souviens pas.
— Si, fais un effort… Un rouleau
s’était formé, nous rejetant plus loin chaque fois qu’on essayait de le
franchir, les courants nous entraînaient, je suffoquais, je criais à l’aide,
j’ai tendu la main vers toi et tu m’as repoussée pour empoigner Iris. Tu
voulais sauver Iris, pas moi…
— Tu inventes, ma pauvre fille !
Tu as toujours été jalouse de ta sœur !
— Je me souviens très bien. Papa était
sur la plage, il a tout vu, il t’a vue remorquer Iris, il t’a vue me laisser
sur place, il t’a vue franchir le rouleau avec Iris, la déposer sur la terre
ferme, la sécher, te sécher et tu n’es pas repartie me chercher ! J’aurais
dû mourir !
— C’est faux !
— C’est la vérité ! Et quand j’ai
réussi à atteindre le bord, quand je suis sortie de l’eau, papa m’a prise dans
ses bras, m’a enveloppée dans une grande serviette et t’a traitée de
criminelle ! Et à partir de ce jour-là, je le sais, vous n’avez plus
jamais partagé la même chambre !
— Fariboles ! Tu sais plus quoi
inventer pour te faire mousser !
— Il t’a traitée, toi, ma mère, de
criminelle parce que tu m’avais abandonnée. Tu m’as laissée mourir…
— Je ne pouvais pas en sauver
deux ! J’étais épuisée !
— Ah ! Tu vois, tu te
rappelles !
— Mais tu t’en es très bien
sortie ! Tu étais costaud. Tu as toujours été plus forte que ta sœur. La
suite l’a bien prouvé, tu es indépendante, tu gagnes ta vie, tu as un très bel
appartement…
— Je m’en fous de mon
appartement ! Je m’en fous de la femme que je suis devenue, je te parle de
la petite fille !
— Tu dramatises tout, Joséphine. Tu as
toujours traîné des tonnes de complexes vis-à-vis des autres et surtout de ta
sœur… Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs !
— Moi, je le sais très bien,
maman ! lança Joséphine, la voix roulant sur des larmes.
Elle avait appelé Henriette
« maman ». Cela faisait des années qu’elle n’avait plus dit
« maman » et les larmes devinrent torrent. Elle sanglotait comme une
enfant en se tenant au rebord de la table, debout, les yeux grands ouverts
comme si elle voyait sa mère, l’atroce indifférence de sa mère, pour la
première fois.
— Mais ça arrive à tout le monde de
manquer de se noyer ou de se faire mal en tombant ! répliqua sa mère en
haussant les épaules. Faut toujours que tu exagères !
— Je ne parle pas d’un bobo, maman, je
te parle du jour où j’ai failli mourir à cause de toi ! Et toutes ces
années, où je me suis dit que je ne valais rien parce que tu n’avais pas pris
la peine de me sauver, toutes ces années où je me suis appliquée à ne pas aimer
les gens qui pouvaient m’aimer, qui pouvaient me trouver formidable juste parce
que je pensais que je n’en valais pas la peine, toutes ces années perdues à
passer à côté de la vie, c’est à toi que je les dois !
— Ma pauvre chérie, en être encore à
radoter des souvenirs d’enfance à ton âge, c’est pitoyable !
— Peut-être, mais c’est dans l’enfance
qu’on se construit, qu’on se fait une image de soi et de la vie qui nous
attend.
— Oh ! la, la ! Quel sens du
tragique ! Tu fais un drame d’un petit événement. Tu as toujours été comme
ça. Butée, braquée, hargneuse…
— Hargneuse, moi ?
— Oui. Pas épanouie. Avec un petit
mari, un petit appartement dans une banlieue moyenne, un petit boulot, une vie
médiocre… Ta sœur t’a sortie de là en te donnant l’occasion d’écrire un livre,
de connaître le succès, et tu ne lui en es même pas reconnaissante !
— Parce que je devrais remercier
Iris ?
— Oui. Il me semble. Elle a changé ta
vie…
— C’est moi qui ai changé ma vie. Pas
elle. Avec le livre, elle m’a juste rendu ce qu’elle, ce que tu m’avais pris ce
jour-là. Je ne suis pas morte, en effet, je vous ai survécu ! Et ce qui a
failli me détruire il y a longtemps est ce qui fait ma force aujourd’hui. Il
m’a fallu des années et des années pour sortir des vagues, des années et des
années pour que je retrouve mon souffle, l’usage de mes bras, de mes jambes et
que je me remette à avancer et ça, je ne le dois à personne. Tu m’entends, à
personne d’autre qu’à moi ! Je ne te dois rien, je ne dois rien à Iris et
si je suis vivante, si j’ai pu m’offrir ce bel appartement et la vie que je
mène aujourd’hui, c’est grâce à moi. À moi, toute seule ! Et c’est pour ça
qu’on ne se voit plus, toutes les deux. On est quittes. Ce n’est pas de la
haine, vois-tu, la haine est un sentiment. Je n’éprouve plus le moindre
sentiment à ton égard.
— Eh bien ! C’est parfait !
Au moins, les choses seront claires maintenant. Tu as vidé ton sac de
calomnies, ton sac d’horreurs, tu as accusé de tous tes échecs passés celle-là
même qui t’a donné la vie, qui s’est battue pour que tu sois bien éduquée, que
tu ne manques de rien… Tu es satisfaite ?
Joséphine était épuisée. Elle pleurait à
gros bouillons. Elle avait huit ans et l’eau salée de ses larmes la rejetait à
la mer. Sa mère la regardait pleurer en haussant les épaules, en tordant son
long nez d’une grimace de dégoût pour ce qu’elle appelait sûrement un déballage
honteux de sentiments nauséabonds.
Elle avait pleuré longtemps, longtemps sans
que sa mère tende une main vers elle. Iris était rentrée, avait dit « ben
dis donc… vous en faites une drôle de tête ! ». Elles avaient dîné
sur la table de la cuisine, en parlant du laisser-aller général, de la
criminalité qui ne cessait d’augmenter, du climat qui se détériorait, de la
qualité qui se perdait et des cachemires de chez Bompard dont la qualité
baissait.
Le soir, en se couchant, Joséphine avait
toujours l’impression d’étouffer. Elle n’arrivait plus à respirer. Elle était
assise sur son lit. Elle cherchait l’air, elle suffoquait, elle était roulée
par des vagues d’angoisse. J’ai besoin que quelque chose arrive dans ma vie. Je
ne peux pas continuer comme ça. J’ai besoin de lumière, j’ai besoin d’espoir.
Elle était allée dans la salle de bains, avait versé de l’eau froide sur ses
paupières gonflées, avait regardé son visage bouffi dans la glace. Au fond du
regard, il y avait une étincelle de vie. Ce n’était pas le regard d’une
victime. Ni d’une morte. Elle avait longtemps cru qu’elle était morte. Elle
n’était pas morte. Les hommes croient toujours que ce qu’ils vivent est mortel.
Ils oublient simplement que ça fait partie de la vie.
Elle avait pris la fuite comme on sauve sa
peau. Elle avait appelé son éditeur anglais, elle était partie pour Londres.
Elle entendit l’annonce que le train allait
entrer dans le tunnel. Trois quarts d’heure de traversée sous la Manche. Trois
quarts d’heure dans le noir. Des passagers frissonnèrent et firent des
commentaires. Elle sourit en pensant qu’elle, elle était en train de sortir du
tunnel.
L’hôtel s’appelait le Julie’s et se
trouvait 135 Portland Road. Un petit hôtel « nice and cosy »,
avait souligné Edward Thundleford, son éditeur. « Il n’est pas hors de
prix, j’espère », avait murmuré Joséphine, un peu gênée de poser la
question. « Mais madame Cortès, vous êtes mon invitée, je suis heureux de
vous rencontrer, j’ai beaucoup apprécié votre roman et suis fier de le
publier. »
Il avait raison. Le Julie’s ressemblait à
une boîte de bonbons anglais. Au rez-de-chaussée, se trouvait un restaurant
acidulé et à l’étage une dizaine de chambres beiges et roses, avec une épaisse
moquette à fleurs et des rideaux douillets comme des moufles. Le livre d’hôtes
signalait le passage de Gwyneth Paltrow, Robbie Williams, Naomi Campbell, U2,
Colin Firth, Kate Moss, Val Kilmer, Sheryl Crow, Kylie Minogue et d’autres
encore que Joséphine ne connaissait pas. Elle s’allongea sur le lit à
courtepointe rouge et se dit que la vie était belle. Qu’elle allait rester
enfermée dans cette chambre luxueuse et ne plus en sortir. Commander du thé,
des toasts, de la marmelade, se glisser dans la baignoire ancienne aux pieds
sculptés en dos de dauphin et se prélasser. Profiter. Compter ses doigt de
pieds, tirer le dessus-de-lit sur sa tête, inventer des histoires en partant
des bruits filtrant des autres chambres, reconstituer des couples, des
querelles, des embrassades.
Philippe habite-t-il loin d’ici ?
C’est idiot : j’ai son téléphone, mais je n’ai pas son adresse. Londres
lui avait toujours semblé une ville si étendue qu’elle s’y sentait perdue. Elle
n’avait jamais fait l’effort d’en apprendre la géographie. Je pourrais demander
à Shirley où il habite et aller rôder dans son quartier. Elle étouffa un rire.
J’aurais l’air de quoi ? J’irai voir Hortense d’abord. Monsieur
Thundleford avait précisé qu’il y avait un autobus, le 94, qui la mènerait
tout droit à Piccadilly.
— Mais c’est là où se trouve l’école
de ma fille !
— Eh bien, vous ne serez pas loin et
le trajet est des plus agréables, vous longez le parc un long moment…
Le premier soir, elle demeura dans sa
chambre, prit son repas face à un jardin luxuriant, rempli de roses lourdes qui
s’inclinaient sur la croisée des fenêtres, marcha pieds nus sur le parquet
sombre de la salle de bains avant de se plonger dans une eau parfumée. Elle
essaya tous les savons, tous les shampoings, conditionneurs, crèmes pour le
corps, gommages et baumes nourrissants et, la peau rose et douce, ouvrit le
grand lit, glissa sous les couvertures et resta un long moment à contempler les
boiseries du plafond. J’ai bien fait de venir ici, je me sens comme inventée,
refaite à neuf. J’ai laissé la vieille Jo à Paris. Demain, je vais faire une
surprise à Hortense et l’attendre à la sortie de ses cours. Je me posterai dans
le hall et guetterai sa longue silhouette. Mon cœur bondira à chaque chevelure
cuivrée et je la laisserai passer devant moi sans l’aborder si elle est
accompagnée pour ne pas l’embarrasser. Les cours ont lieu le matin, je serai à
mon poste dès midi.
Ce n’est pas tout à fait comme cela que se
passèrent les retrouvailles. Joséphine fut en effet ponctuelle : à midi
trois, elle se trouvait dans le grand hall de Saint Martin’s. Des groupes
d’élèves sortaient, tenant de lourds dossiers dans les bras, échangeant des
bouts de phrases, se donnant des coups d’épaule pour se dire au revoir. Nulle
trace d’Hortense. Vers une heure, n’apercevant pas sa fille, Joséphine
s’approcha du bureau d’accueil et demanda à une forte femme noire si elle
connaissait Hortense Cortès et si elle savait, par hasard, à quelle heure elle
finissait ses cours.
— Vous êtes de la famille ?
demanda la femme en lui jetant un regard soupçonneux.
— Je suis sa mère, répondit fièrement
Joséphine.
— Ah…, fit la femme, surprise.
Et dans son regard, Joséphine reconnut le
même étonnement qu’elle lisait autrefois, lorsqu’elle promenait Hortense dans
le square, dans les yeux des autres mères qui la prenaient pour la nounou.
Comme s’il ne pouvait pas y avoir de lien de parenté entre sa fille et elle.
Elle recula, gênée, et répéta :
— Je suis sa mère, je viens de Paris
pour la voir et je voudrais lui faire une surprise.
— Elle ne devrait pas tarder, son
cours finit à une heure et quart…, répondit la femme en consultant un registre.
— Je vais l’attendre alors…
Elle alla s’asseoir sur une chaise en
plastique beige et se sentit beige. Elle avait le trac. Ce n’était peut-être
pas une bonne idée de surprendre Hortense. Le regard de la femme lui avait
rappelé des souvenirs anciens, des coups d’œil désapprobateurs d’Hortense sur
ses tenues quand elle venait la chercher à l’école, la légère distance qu’elle
maintenait entre sa mère et elle en marchant dans la rue, les soupirs exaspérés
de sa fille si Joséphine s’attardait avec une commerçante : « Quand
cesseras-tu d’être gentille avec TOUT le monde ! C’est exaspérant, cette façon de faire ! On
dirait que ces gens sont nos amis ! »
Elle était sur le point de s’en aller
lorsque Hortense arriva dans le hall. Seule. Les cheveux aplatis en arrière par
un large bandeau noir. Pâle. Le sourcil froncé. Cherchant manifestement une
réponse à un problème qu’elle se posait. Ignorant un garçon qui lui courait
après en lui tendant une feuille qu’elle avait laissée tomber.
— Chérie…, chuchota Joséphine en se
plaçant sur le chemin de sa fille.
— Maman ! Que je suis contente de
te voir !
Elle avait l’air contente, en effet, et
Joséphine se sentit soulevée de joie. Elle proposa de porter la pile de livres
qu’Hortense entourait de ses bras.
— Non ! Laisse ! Je ne suis
plus un bébé !
— Tu as laissé tomber ça ! glapit
le garçon en tendant une copie double.
— Merci, Geoffrey.
Il attendait qu’Hortense le présente.
Celle-ci laissa passer quelques secondes puis se résigna :
— Maman, je te présente Geoffrey. Il
est dans ma classe…
— Enchantée, Geoffrey…
— Enchanté, madame… Hortense et moi
sommes…
— Une autre fois, Geoffrey, une autre
fois ! On va pas s’éterniser, les cours reprennent dans une heure !
Elle lui tourna le dos et entraîna sa mère.
— Il a l’air charmant, dit Joséphine
en se dévissant la tête pour dire au revoir au garçon.
— Un affreux pot de colle ! Et
aucune créativité ! Je le supporte parce qu’il a un grand appartement et
que j’aimerais bien qu’il me loue une chambre à bas prix, l’année prochaine,
mais je dois le dresser d’abord, qu’il ne se fasse pas de fausses idées…
Elles allèrent dans un coffee-shop proche
de l’école et Joséphine s’accouda sur la table pour mieux observer sa fille.
Elle avait des cernes sous les yeux et une petite mine froissée, mais ses
cheveux avaient toujours leur belle couleur de réclame pour shampoing.
— Tout va bien, ma chérie ?
— Mieux serait insupportable ! Et
toi ? Que fais-tu à Londres ?
— Je suis venue voir mon éditeur
anglais… Et te faire une surprise. Tu n’es pas un peu fatiguée ?
— Je n’arrête pas ! Le défilé a
lieu à la fin de la semaine et je suis loin d’être prête. Je travaille nuit et
jour.
— Tu veux que je reste et assiste au
défilé ?
— Je préférerais pas. J’aurais trop le
trac.
Joséphine eut un pincement au cœur. Et une
mauvaise pensée. Je suis sa mère, c’est moi qui paie ses études et je n’ai pas
le droit d’être là ! Elle exagère ! Elle fut effrayée par la violence
de sa réaction et posa n’importe quelle question pour dissimuler son trouble.
— Et il sert à quoi, ce défilé ?
— À avoir le droit d’appartenir,
enfin, à cette prestigieuse école ! Rappelle-toi, la première année est
éliminatoire. Ils en prennent très peu, tu sais, et je veux faire partie des
rares élus…
Son regard s’était durci et transperçait
l’air comme si elle allait le dissoudre. Elle avait rentré les pouces dans la
paume de ses mains et serrait les poings. Joséphine la contempla avec
stupeur : tant de détermination, tant d’énergie ! Et elle avait tout
juste dix-huit ans ! La force irrésistible de son attachement à sa fille,
de son amour pour elle, vint balayer son ressentiment.
— Tu vas y arriver, souffla Joséphine,
la couvant d’un regard admiratif qu’elle éteignit aussitôt de peur d’énerver
Hortense.
— En tous les cas, je vais tout faire
pour.
— Et tu vois Shirley et Gary de temps
en temps ?
— Je ne vois personne. Je travaille
nuit et jour. J’ai pas une minute à moi…
— On pourra dîner un soir, quand
même ?
— Si tu veux… mais pas trop tard. Il
faut que je dorme, je suis crevée. Tu n’as pas choisi le bon moment pour venir…
Hortense semblait distraite. Joséphine
tenta de capter son attention en lui donnant des nouvelles de Zoé, en lui
racontant la mort de mademoiselle de Bassonnière, l’arrivée de Du Guesclin à la
maison. Hortense l’écoutait, mais son regard trahissait une absence polie qui
indiquait clairement qu’elle pensait à autre chose.
— Je suis contente de te voir, soupira
Joséphine en posant sa main sur celle de sa fille.
— Moi aussi, maman. Vraiment. C’est
juste que je suis crevée et obsédée par ce défilé… C’est terrifiant de devoir
jouer sa vie en quelques minutes ! Le Tout-Londres sera là, je ne veux pas
passer pour une quiche !
Elles se séparèrent en se promettant de
dîner ensemble, le lendemain. Hortense avait rendez-vous avec un éclairagiste
pour son défilé, le soir même, et devait effectuer des retouches sur deux
modèles.
— On pourrait se retrouver à l’Osteria
Basilico, c’est juste derrière ton hôtel dans Portobello. Dix-neuf
heures ? Je ne veux pas me coucher tard.
Tu n’en vaux pas la peine, entendit
Joséphine en se reprenant aussitôt. Mais qu’est-ce que j’ai ! Je me
rebelle contre tout le monde, maintenant ? Je ne vais plus supporter
personne !
— Parfait, dit-elle en attrapant au
vol le baiser de sa fille. À demain !
Elle regagna son hôtel à pied en regardant
les vitrines. Pensa à un cadeau pour Hortense. Petite, elle était si sérieuse qu’on
avait l’impression parfois, son père et moi, d’être des gamins face à elle.
Elle hésita devant un pull, elle a si bon goût, je ne voudrais pas faire
d’erreur, j’aimerais tant qu’elle réussisse, son père serait fier d’elle. Que
faisait-il à Lyon ? Y était-il parti avant ou après le meurtre de
mademoiselle de Bassonnière ? Elle n’avait pas eu de nouvelles du
capitaine Gallois, l’enquête tournait en rond. Elle pourrait dîner avec
Shirley, oui mais il faudrait parler, elle avait envie de calme, de silence, de
solitude, je ne suis jamais seule, profiter, profiter, observer les rues, les
gens, faire le vide dans ma tête. Elle aperçut une jeune fille qui cirait les
chaussures des passants, elle avait des mains délicates et un profil d’enfant,
une pancarte à ses pieds indiquait : 3 £ 50 LES CHAUSSURES,
5 £ LES BOTTES, elle riait en se frottant le bout du nez de son seul doigt propre.
Ce doit être une étudiante qui travaille pour payer sa chambre, c’est si cher
de se loger dans cette ville, Hortense a l’air de bien se débrouiller, elle
habite un beau quartier, et Philippe ?
Elle remonta Regent Street, les trottoirs
grouillaient de piétons, d’hommes-sandwichs qui portaient des pancartes
publicitaires, de touristes qui s’exclamaient et prenaient des photos. Par-dessus
les immeubles, elle apercevait des dizaines de grues. La ville était un
véritable chantier qui se préparait pour les Jeux olympiques. Des échafaudages
métalliques, des palissades, des bétonneuses et des ouvriers casqués barraient
les rues. Elle tourna à gauche sur Oxford Street, demain j’irai au British
Museum et à la National Gallery, demain, j’appellerai Shirley…
Profiter, profiter, entendre les nouveaux
bruits dans ma tête. Des bruits d’indignation, de colère. Pourquoi Hortense me
rejette-t-elle ? A-t-elle vraiment le trac ou honte de moi ?
« Le Tout-Londres sera là… »
Elle secoua la tête et entra dans une
librairie.
Elle dîna seule, avec un livre. Les Nouvelles
de Saki en édition Penguin. Elle adorait l’écriture de Saki, son phrasé
sarcastique et sec. « Reginald closed his eyes
with the elaborate weariness of one who has rather nice eyelashes and thinks
it’s useless to conceal the fact. » En
quelques mots, le personnage était posé. Pas besoin de détails psychologiques
ou de longue description. « One of these days,
he said, I shall write a really great drama. No one will understand the drift
of it, but everyone will go back to their homes with a vague feeling of
dissatisfaction with their lives and surroundings. Then they will put new
wall-papers and forget. »
Elle ferma les yeux et savoura la phrase et
son club-sandwich. Personne ne faisait attention à
elle. Elle aurait pu entrer avec une soupière sur la tête qu’on ne l’aurait pas
dévisagée. Ici, je n’aurais pas eu honte d’arborer mon bibi à trois étages, le
bibi de madame Berthier, pauvre madame Berthier ! Et la serveuse de
café ? Il ne s’en prend qu’aux femmes, ce lâche. Existait-il un lien entre
les deux victimes ? Un secret… Elle était rassurée de savoir Zoé chez son
amie, Emma. Au bout de combien de meurtres la police aura-t-elle assez
d’indices ? Saki aurait tiré un récit désopilant de la mort de la méchante
Bassonnière, il aurait décoré l’assassin pour service rendu à l’ordre public.
Elle lut plusieurs nouvelles en gloussant
de plaisir, referma le livre, demanda l’addition et rentra à l’hôtel. Il avait
plu et il traînait une vapeur humide dans l’air comme une écharpe. Elle étouffa
un bâillement de fatigue, demanda sa clé et monta se coucher.
On était vendredi, elle avait la permission
de vivre seule et libre jusqu’à mardi. La vie est belle ! Que la vie est
belle ! Que fait Philippe à cette heure-ci ? Il dîne avec Dottie
Doolittle, il la raccompagne chez elle, il monte l’escalier ? Demain ou
après-demain, j’irai m’asseoir en face de lui, je lirai au fond de ses yeux et
je saurai si c’est vrai ou pas, cette histoire de Dottie Doolittle. Demain, je
brosserai mes cheveux jusqu’à ce qu’ils crépitent, mettrai du noir sur mes cils
et les baisserai devant lui pour qu’il les admire… Je n’aurai même pas besoin de
lui parler. Rien qu’à le regarder, je saurai, je saurai, eut-elle encore le
temps de se dire avant de sombrer dans un sommeil paisible où elle rêva qu’elle
enfourchait des nuages et volait retrouver Philippe.
— Est-ce que tu crois aux
fantômes ? demanda Marcel à René, réfugié dans son petit bureau à l’entrée
de l’entrepôt.
— Je ne peux pas dire que je n’y crois
pas, répondit René, occupé à ranger des factures dans un classeur, mais ce
n’est pas ma tasse de thé.
— Est-ce que tu crois qu’on peut
marabouter quelqu’un et lui faire perdre la raison ?
René leva les yeux sur son ami et
l’observa, perplexe.
— Si je peux croire aux fantômes, je
peux croire aussi aux forces obscures, répliqua René en mâchonnant son
cure-dents.
Marcel eut un petit rire embarrassé et,
s’appuyant contre le chambranle de la porte, il énonça distinctement :
— Je crois que Josiane a été envoûtée…
— C’est de ça que tu parlais avec
Ginette, l’autre matin ?
— J’ai pas osé te le dire de peur que
tu me traites de maboul, mais comme Ginette ne m’aide pas à avancer, je reviens
vers toi.
— Deuxième choix ! Morceau de bas
étage ! Merci beaucoup !
— Je me suis dit que, peut-être,
t’avais connu des trucs semblables ou que t’en avais entendu parler.
— J’apprécie que tu te confies à moi,
après avoir choisi ma femme comme confessionnal… On est copains depuis combien
de temps, Marcel ?
Marcel étendit les bras comme s’il ne
pouvait pas embrasser toutes les années.
— C’est ça, tu l’as dit : une
éternité ! Et tu me prends pour un poney !
— Mais non ! C’est juste que
j’avais peur de passer pour un idiot. C’est spécial comme sujet, avoue… C’est
pas du tout-venant ! Les femmes, c’est plus intuitif, plus tolérant, toi
t’as pas la tête d’un mec à qui on raconte des effervescences du cerveau.
— Je suis un poney, tu le
répètes ! Un connard de poney qui tourne en rond et pige rien à
rien !
— Écoute, René, il faut que tu
m’aides. Je n’arrête pas de me prendre des enclumes sur la tête… L’autre jour,
je suis sorti acheter des croissants et quand je suis rentré, elle avait
dégringolé d’un tabouret posé près de la fenêtre parce qu’elle avait voulu
sauter !
— De quel côté ? Dehors ou
dedans ? demanda René, goguenard, en retirant le cure-dents mâchouillé
pour en prendre un nouveau.
— Tu crois que c’est drôle ? Je
suis au bord de l’abîme et tu galèjes !
— Je galèje pas, je souligne
l’affront. Je l’ai mal vécu, Marcel. Ça m’est resté là !
Il enfonçait son doigt dans son estomac et
grimaçait.
— Je te demande pardon, là ! T’es
content ? Je t’ai pris pour un poney et j’avais tort. Tu m’absous
maintenant ?
Marcel le suppliait de ses yeux inquiets et
désolés. René rangea son classeur sur l’étagère et fit traîner sa réponse.
Marcel donnait des coups de pied contre le bas de la porte en répétant
« Alors ? Alors ? Faut que je me roule par terre, que je mime la
moquette ? ». Il piaffait d’impatience que René l’absolve et René
prenait son temps. Son meilleur pote, tout de même ! Trente ans qu’ils
étaient ensemble, qu’ils faisaient tourner la maison tous les deux, qu’ils affrontaient
les Chinetoques et les Peaux-Rouges et Marcel allait pleurer ailleurs que dans
son giron. Il avait tourné vinaigre depuis ce matin-là. Même son café lui
restait sur l’estomac. Et Ginette ! Il lui parlait plus, il aboyait. Il
était blessé, jaloux. Sombre comme un veuf inconsolable enfermé dans sa tour.
Il se retourna et observa son vieux copain.
— Tout va de travers dans ma vie,
René. J’étais si heureux, si heureux ! Je buvais du petit-lait, je
touchais enfin le bonheur du doigt, d’un doigt si tremblant que j’avais peur
d’attraper Parkinson ! Et maintenant, quand je sors acheter le croissant
du dimanche, le croissant qui rassemble la famille, lance la gourmandise,
alimente l’émotion, eh bien… elle grimpe sur un tabouret pour faire le saut de
l’ange. J’en peux plus !
Marcel se laissa tomber de tout son poids
sur la chaise. Affalé comme une pile de linge sale. À bout de forces. Son
souffle faisait un bruit rauque qui trouait sa poitrine.
— Arrête ! lança René ! T’es
pas forgeron ! Et écoute-moi bien parce ce que ce que je vais te raconter,
je l’ai jamais dit à personne, tu m’entends ? Même pas à la Ginette. À
personne et je ne veux pas que tu me fasses cocu !
Marcel branla du chef et promit.
— Mieux que ça ! Jure sur la tête
du petit et de ta femme, qu’ils rôtissent dans les flammes de l’Enfer !
Marcel eut le dos parcouru d’un frisson et
imagina Junior et Josiane, embrochés, tournant au-dessus d’un feu de forge. Il
tendit une main tremblante et jura. René marqua un temps d’arrêt, sortit un
nouveau cure-dents et posa ses fesses sur le rebord de son bureau.
— Et tu m’interromps pas ! Déjà
que c’est dur à rassembler toutes ces diapositives ! Alors voilà… C’était
il y a longtemps, j’habitais avec mon père dans le vingtième, j’étais un
gniard, ma mère était morte et j’étais triste comme un piano sans touches. Je
pleurais pas devant le père, mais je serrais les dents tout le temps. J’avais
plus que des gencives à force de les serrer. On vivait avec pas grand-chose, il
était ramoneur, je sais c’est pas du propre, mais c’est comme ça qu’il gagnait
sa vie et je peux te dire qu’il était pas patron, il travaillait à la pièce. Il
fallait qu’il en ramone des cheminées pour qu’on ait un bout de viande à jeter
dans la soupe, le soir. Alors les caresses, c’était pas son truc, il avait tout
le temps peur de me salir. Ou de salir une femme. Il a toujours prétendu que
c’était pour ça qu’il s’était pas remarié mais moi, je sais qu’il était noir de
désespoir. Alors on était là, tous les deux, comme deux chagrins abandonnés à
chialer chacun de son côté, à couper le pain en silence et à manger la soupe
sans rien dire. C’est que c’était une de ces femmes, ma mère ! Une
mousseline, une fée des montagnes bleues et un cœur comme trois choux-fleurs.
Elle versait de l’amour à tout le monde, dans le quartier les gens la
vénéraient. Un jour, en rentrant de l’école, j’ai trouvé un corbeau. Là, sur ma
route, comment te dire, c’était comme s’il m’attendait. Je l’ai ramassé et je
l’ai apprivoisé. Il était pas beau, un peu mité, mais il avait un long bec bien
jaune, jaune comme si on l’avait colorié. Et puis au bout des plumes, il avait
des taches bleues et vertes qui faisaient un éventail.
— C’était pas un paon ?
— J’ai dit de pas m’interrompre sinon
je redémarre plus. C’est douloureux, les diapositives. Je l’ai apprivoisé et je
lui ai appris à dire « Éva ». Éva était le prénom de ma mère. Mon
père, il la trouvait si belle qu’il l’appelait Éva Gardner. Éva, Éva, Éva, je
lui répétais dès que j’étais seul avec lui. Il a fini par dire
« Éva » et j’ai été fou de bonheur. Je te jure, c’était comme si ma
mère était revenue. Il dormait, perché sur le montant de mon lit et le soir,
avant que je m’endorme, il croassait « Éva, Éva » et je souriais aux
anges. Je pionçais comme un bienheureux. Je n’étais plus jamais triste. Il
avait chassé le chagrin, il m’avait ramoné le cœur. Mon père, il en savait rien
de tout ça, mais lui aussi, il s’était remis à siffloter. Il partait le matin
avec sa perche, son seau et ses chiffons et il sifflotait. Il ne buvait plus
que de l’eau. Tu sais, les ramoneurs, il fait soif chez eux ! Ils mangent
du charbon toute la journée, alors ils ont besoin de se désaltérer. Lui, il
s’était mis à la flotte ! Limpide et clair, le pater ! Je mouftais
pas, je regardais le corbeau qui ne pipait mot devant lui et je te jure, il me
rendait mon regard d’un air… comment te dire… d’un air de dire je suis là, je
veille sur vous, tout va aller très bien. Ça a duré un bon bout de temps, on
sifflotait, on sifflotait et puis… Il est mort écrasé. Un aviné lui a roulé dessus.
Il était plat comme une tortilla, il restait que son long bec tout jaune
d’intact. J’ai pleuré, j’ai pleuré, l’Amazone à côté, c’est un robinet
tari ! Avec mon père, on l’a mis dans une boîte et on est allés
l’enterrer, en catimini, dans le petit square à côté de chez nous. Un peu de
temps a passé, et puis, une nuit noire, j’ai été réveillé par un bruit à ma
fenêtre. Comme si on frappait avec une clé. J’ai regardé : y avait mon
corbeau qui était là, le même bec tout jaune, les mêmes bouts de plumes verts
et bleus. Il croassait « Éva, Éva » et moi, j’avais les yeux agrandis
par des élastiques. « Éva, Éva », il répétait en frappant sur le
carreau. Je l’ai vu comme je te vois. Mon corbeau à moi. J’ai allumé la lumière
pour être sûr que je rêvais pas et je l’ai fait entrer. Il est revenu chaque
soir. À la nuit tombée. Jusqu’à ce que je devienne grand, que je culbute une
fille. Il a dû penser que j’avais plus besoin de lui et il est parti. Te dire
comme j’ai été triste, t’en as pas idée ! J’ai jamais revu la fille et
pendant longtemps j’en ai pas touché une autre en me disant qu’il allait
revenir. Il est jamais revenu. Voilà, c’était mon histoire de fantôme. Tout ça
pour te dire que si les corbeaux peuvent revenir et me donner la tendresse
d’une mère, la même chose peut se passer avec le diable et la malignité de
l’Enfer…
Marcel avait écouté, bouche bée. Le récit
de René l’avait tant remué qu’il avait du mal à ne pas pleurer. Il avait envie
de prendre son vieux pote dans ses bras et de l’étouffer. Il tendit la main et
effleura le visage de René en sentant les piquants de la barbe sous ses doigts.
— Oh ! René ! C’est
tellement beau ! dit-il avec des sanglots dans la voix.
— Je l’ai pas fait pour que tu
chiales ! Juste pour te dire qu’il y a des trucs qu’on comprend pas dans
la vie, des trucs qui tiennent pas sur leurs deux pieds et qui, pourtant, sont
arrivés. Alors que ta Josiane, elle soit empapaoutée par une embrouille
invisible, je veux bien le croire mais je ne veux plus jamais en parler…
— Ben, pourquoi ? Tu veux pas
m’aider ?
— C’est pas ça, mon pauvre
Esquimau ! Mais comment je fais pour t’aider, moi ? J’en ai pas la
moindre idée. À moins de rappeler le corbeau ou d’invoquer l’esprit de ma
mère ! Parce qu’elle, elle est jamais revenue. Elle m’a envoyé le corbeau
et après, elle m’a laissé en plan. Sans carte routière pour la retrouver !
— T’en sais rien… C’est peut-être elle
qui t’a envoyé Ginette… C’est quand même mieux qu’un vieux corbeau !
— Te moque pas de mon corbeau !
— Elle t’a envoyé Ginette… et les enfants.
Que du bonheur ! Elle t’a envoyé moi, aussi.
— T’as raison. C’est pas rien… Tu sais
quoi ? Faut qu’on arrête de parler de ça parce que sinon je vais me mettre
à chialer aussi ! Je vais avoir le cœur au court-bouillon.
— Et on aura l’air de deux couillons à
chialer à l’unisson, dit Marcel.
Son visage meurtri s’éclaira, pour la
première fois depuis longtemps, d’un vrai sourire.
— Mais tu vas m’aider à trouver une
solution, dis, René ? Je peux pas rester comme ça. Il y va de
l’entreprise, tu sais. Suis plus d’équerre du tout…
— J’ai bien vu que tu n’étais plus à
l’affaire, et ça me tourneboule aussi.
Il prit un nouveau cure-dents et balança le
vieux à la poubelle. Marcel se pencha et aperçut le sol de la corbeille tapissé
de petits bâtonnets en bois.
Il leva les yeux vers René qui
soupira :
— C’est depuis que j’ai arrêté de
fumer. Avant je me faisais un paquet de clopes par jour, maintenant je consomme
un tourniquet de cure-dents. Chacun son truc ! Y en a qui se les portent
en piercing, les cure-dents…
Aucun sourire ne plissa la face hébétée de
Marcel.
— T’es vraiment ralenti,
l’Esquimau ! Tu piges plus mes blagues ? Oh, ça va mal, ça va
vraiment mal ! En piercing, comme chez l’acupuncteur, les grandes
aiguilles qu’on fiche dans la plante des pieds et…
— La plante des pieds ! rugit
Marcel en se frappant le front. Mais c’est bien sûr. Je suis con ! Mais
qu’est-ce que je suis con ! J’aurais dû l’écouter, madame Suzanne… Elle,
elle va pouvoir nous aider !
— La rabouilleuse ? Celle qui
vous fait roucouler les arpions ?
— En personne. Elle m’a dit une fois
que Josiane était « travaillée ». Elle disait qu’il fallait
identifier l’origine du mal pour le neutraliser, elle disait plein de choses
que je comprends pas, mon pauvre René. Moi, je sais faire avec les chiffres,
les parts de marché, les taxes, les bénéfices et les frontières, pas avec les
sorcières…
— Alors, écoute-moi bien… Voilà ce
qu’on va faire…
Et ce jour-là, dans le petit bureau de
l’entrepôt, Marcel et René mirent sur pied un plan pour délivrer du mal l’âme
de Josiane.
Joséphine tournait, tournait, tournait.
Inlassablement. Depuis huit heures du matin. Elle jouait la touriste désinvolte
qui se promène nez au vent et découvre la ville, en parcourant assidûment le
même pâté de rues : Holland Park, Portland Road, Ladbroke Road, Clarendon
Road, retour sur Holland Park et un nouveau tour à pied.
Il avait plu pendant la nuit et la lumière
du jour tremblait dans l’humidité qui montait des trottoirs avant de se dorer
aux rayons du soleil matinal. Elle surveillait la terrasse du Ladbroke Arms.
C’était dans ce pub, d’après Shirley, que Philippe prenait son petit déjeuner
chaque matin. Enfin… la dernière fois qu’on s’est vus, je l’ai retrouvé là. Il
était installé avec son café, son jus d’orange, les journaux. Maintenant, te
dire qu’il est fidèle au poste chaque matin, je ne sais pas… Mais vas-y.
Arpente jusqu’à ce que tu l’aperçoives et présente-toi…
C’était bien ce qu’elle avait l’intention
de faire. Lire dans ses yeux. Le prendre par surprise avant qu’il n’ait le temps
d’y écrire un mensonge. Elle y pensait depuis plusieurs nuits et mettait au
point un stratagème. Elle avait retenu le plus simple : la
rencontre-surprise. Je suis à Londres, invitée par mon éditeur, mon hôtel est
juste à côté et comme il fait beau, je me suis levée tôt, suis allée me
promener et… quelle surprise ! quel hasard ! quelle heureuse
coïncidence ! je tombe sur toi. Comment vas-tu ?
L’étonnement. C’était la partie la plus
difficile à jouer. Surtout quand on a répété ses répliques jusqu’en à bafouiller !
Dur d’être naturelle. Je ferais une piètre actrice.
Elle tournait, elle tournait dans l’élégant
quartier. Des maisons blanches cossues aux hautes fenêtres, des pelouses devant
chaque perron, des rosiers, des glycines, des fleurs qui se tordaient le col
pour sortir des buissons et se faire admirer. Parfois, les façades étaient
peintes en bleu ciel, vert acide, jaune pinson, rose criard comme pour se
différencier de la voisine trop sage. L’atmosphère était à la fois guindée et
délurée, à l’image des Anglais. Un magasin Nicolas faisait l’angle d’une rue.
Plus loin, un marchand de fromages et une boulangerie Chez Paul. Philippe ne
devait pas se sentir dépaysé. Il avait sa bouteille, sa baguette, son
camembert, manquait plus que le béret !
L’avant-veille, elle avait dîné avec son
éditeur. Ils avaient parlé de la traduction, de la couverture, du titre
anglais : A Humble Queen, de la présentation à la presse, du
tirage. « Les Anglais sont friands de livres historiques et le XIIe siècle n’est pas une période très connue chez nous. Le pays était
peu peuplé, à l’époque. Saviez-vous qu’on aurait pu loger toute la population
de Londres dans deux gratte-ciel ? » Edward Thundleford avait le
teint et le nez couperosés des amateurs de bon vin, des cheveux blancs plaqués
sur le crâne qui rebiquaient de côté, un nœud papillon et des ongles bombés.
Raffiné, poli, attentif, il lui avait posé de nombreuses questions sur son
travail, la manière dont elle conduisait ses recherches pour son HDR et avait choisi
un excellent bordeaux qu’il avait goûté en connaisseur. Il l’avait reconduite à
son hôtel et lui avait proposé de visiter ses bureaux dans Peter Street, le
lendemain après-midi. Joséphine avait acquiescé, bien qu’elle n’en eût aucune
envie. Elle aurait préféré continuer à flâner.
— Je n’ai pas osé décliner son
invitation ! avait-elle confié plus tard à Shirley, assise en tailleur sur
le tapis face à l’immense cheminée en bois du salon de son amie.
— Tu sais qu’on peut gâcher sa vie en
étant polie…
— Il est charmant, il se donne
beaucoup de mal pour moi.
— Il va gagner plein de sous grâce à
toi. Laisse-le tomber et viens te promener avec moi. Je te ferai connaître le
Londres insolite.
— Je ne peux pas. Je me suis engagée.
— Joséphine ! Apprends à être une
bad girl !
— Tu me croiras pas, mais ça vient
doucement… Hier, j’ai eu de mauvaises pensées envers ma fille.
— Tu as encore de la marge avec
Hortense !
Dans le grand salon, elles avaient mis au
point une stratégie pour tomber sur Philippe « par hasard ». Tout
était pensé, minuté, préparé.
— Alors il habite là…, avait dit
Shirley, pointant sur un plan une rue près de Notting Hill.
— C’est celle de mon hôtel !
— Et il prend son petit déjeuner là…
Elle avait montré sur le plan l’emplacement
du pub autour duquel Joséphine tournait.
— Donc, tu te lèves tôt, tu te fais
belle, et tu commences la rotation dès huit heures. Parfois, il arrive avant,
parfois après. Dès huit heures, mine de rien, tu tournes.
— Et quand je le vois, je fais
quoi ?
— Tu t’exclames :
« Philippe, ça alors ! » Tu t’approches, tu l’embrasses
légèrement sur la joue, qu’il ne croie surtout pas que tu es disponible, prête
à être embarquée, tu t’assois négligemment…
— Comment s’assoit-on
« négligemment » ?
— Je veux dire que tu ne te casses pas
la figure comme tu en as l’habitude… et tu prends l’air de la fille qui passait
par là, qui n’a pas que ça à faire, tu regardes ta montre, tu écoutes ton
portable, et…
— Je n’y arriverai jamais.
— Si. On va répéter…
Elles avaient répété. Shirley jouait
Philippe, le nez dans les journaux, assis à sa table. Joséphine bafouillait.
Plus elle répétait, plus elle bafouillait.
— Je n’y vais pas. Je vais avoir l’air
stupide.
— Tu y vas et tu vas avoir l’air
intelligente.
Joséphine avait soupiré et levé le nez vers
un panneau de bois acajou coiffé d’une large frise, figurant des grappes de
raisin, des bouquets de pivoines, des tournesols, des épis de blé, des aigles
royaux, des cerfs en rut et des biches affolées.
— Ce ne serait pas un peu Tudor, chez
toi ?
— C’est surtout moi qui dors. Un seul
mec en un an et demi ! Je vais redevenir vierge !
— Je te tiendrai compagnie.
— Pas question. Toi, tu tournes et
tournes jusqu’à ce qu’il te renverse dans son lit !
Elle tournait, elle tournait. Huit heures
trente et pas d’homme en vue. C’était une folie. Il ne la croirait jamais. Elle
rougirait, renverserait la chaise, transpirerait à grosses gouttes et aurait
les cheveux gras. Il embrassait si bien. Lentement, doucement, puis pas
doucement… Et le ton de sa voix quand il parlait en l’embrassant ! C’était
troublant, ces mots mélangés aux baisers, ça faisait courir des frissons de
l’oreille à l’orteil. Antoine ne parlait pas en l’embrassant, Luca non plus.
Ils n’avaient jamais dit « Joséphine ! tais-toi ! » en lui
donnant un ordre qui l’avait pétrifiée au seuil d’un territoire inconnu. Elle
s’arrêta devant une vitrine pour vérifier sa tenue. Le col de son chemisier
blanc était aplati. Elle le redressa. Elle se frotta le nez et s’encouragea.
Vas-y, Jo, vas-y !
Elle recommença à tourner. Pourquoi est-ce
que je force le destin ? Je devrais laisser faire le hasard. Papa,
dis-moi, j’y vais ou j’y vais pas ? Fais-moi un signe. C’est le moment ou
jamais de te manifester. Descends de tes étoiles et viens me donner un coup de
main.
Elle s’arrêta devant une parfumerie.
Acheter un parfum ? « L’eau des merveilles » d’Hermès. Il
l’enivrait. Elle en vaporisait dans son cou, sur les ampoules des lampes, sur
ses poignets avant de s’endormir. Elle lut les heures d’ouverture sur la porte
du magasin : il n’ouvrait qu’à dix heures.
Elle reprit sa marche forcée.
C’est alors qu’elle entendit une voix dans
sa tête qui disait « laisse-moi faire, ma fille, je m’occupe de
tout ». Elle tressaillit. C’est sûr, elle devenait folle. « Continue
d’avancer, comme si de rien n’était ! » Elle fit un pas, deux pas,
regarda autour d’elle. Personne ne lui parlait. « Allez !
Allez ! Continue ton chemin de bourricot, je règle tout, fais-moi
confiance. La vie est un ballet. Il faut juste avoir un maître de danse. Comme
dans Le Bourgeois gentilhomme », « Tu aimais cette pièce,
papa ? », « Je l’adorais ! La critique drôlatique de la
bourgeoisie qui se pousse du col ! Je pensais à ta mère. C’était ma
revanche sur son esprit si petit, si conformiste. » « Je ne le savais
pas ! » « Je ne te disais pas tout, il y a des choses qu’on ne
dit pas aux enfants. Je ne sais pas pourquoi j’ai épousé ta mère. Je me le suis
toujours demandé. Un moment de distraction. Elle non plus, n’a pas compris, je
pense. L’union de la carpe et du lapin. Elle a dû penser que je deviendrais
riche. Il n’y a que ça qui l’intéresse. Avance, je te dis !
Avance… », « Tu crois que c’est une bonne idée ? J’ai
peur… », « Il est temps de t’enhardir, ma fille ! Cet homme est
fait pour toi » « Tu crois ? » « Lui non plus n’a pas
choisi la bonne femme. C’est toi qu’il aurait dû épouser ! »
« Papa ! Tu exagères ! » « Pas le moins du
monde ! Achète un journal, ça te donnera un air… » Elle s’arrêta au
kiosque près de la station de métro, prit un journal. « Tiens-toi droite,
tu es voûtée. » Elle se redressa et glissa le journal sous son bras.
« Là, là, doucement. Ralentis. Prépare-toi, il est là. » « J’ai
le trac ! » « Mais non… tout va bien se passer, mais quand tu
sortiras, mon ange, le cœur ivre de joie, fais attention dans l’ombre à la
perfide orange. » « C’est quoi ? une citation ? »
« Non. Un avertissement ! À multiples usages. »
Elle était revenue au dernier côté de son
quadrilatère. Les derniers mètres avant la terrasse.
Elle l’aperçut. De dos. Assis à une table.
Il dépliait ses journaux, posait son téléphone, hélait le garçon, passait sa
commande, croisait les jambes et se mettait à lire. C’était magique de le
contempler, sans qu’il le sache, de lire sur son dos la fin de sa nuit, le
début de la journée, la pause sous la douche, le baiser à l’enfant qui part à
l’école, l’appétit qui monte devant les œufs au bacon, l’espresso noir et
l’espoir d’une journée nouvelle. Il se livrait à elle, démuni. Elle déchiffrait
son dos. Elle lui prêtait ses rêves, le réchauffait de ses baisers, il s’offrait.
Elle tendit la main vers lui et dessina une caresse.
Elle savait maintenant qu’il n’appartenait
pas à une autre. Elle pouvait le lire au bras qui se tendait pour tourner la
page du journal, à la main qui saisissait la tasse, la portait à ses lèvres, à
la nonchalance qui se dégageait de chacun de ses mouvements.
Ce n’était pas les gestes d’un homme épris
d’une autre. Ni ceux du mari de sa sœur. C’était les gestes d’un homme libre…
Qui l’attendait.
C’était le dernier soir. Demain, Joséphine
rentrait. Demain, il serait trop tard.
Elle alla droit au placard où se trouvait
le tableau électrique, abaissa le disjoncteur et les lumières s’éteignirent. Le
Frigidaire s’arrêta dans un hoquet, la chaîne hi-fi du salon se tut. Silence.
Pénombre. Il ne lui restait plus qu’à agir.
Elle descendit sonner à la porte des
Lefloc-Pignel. Neuf heures et quart. Les enfants avaient dîné. Madame rangeait
sa cuisine. Monsieur était libre.
Ce fut lui qui ouvrit. Il s’encadra,
massif, dans l’embrasure, avec une mine sévère. Iris baissa les yeux et prit un
air de repentie.
— Je suis désolée de vous déranger,
mais je ne comprends pas ce qu’il s’est passé ; tout à coup, il n’y a plus
eu d’électricité… et je ne sais pas comment faire…
Il hésita, puis déclara qu’il monterait, le
temps de finir un travail.
— Vous avez un vieux tableau
électrique ou un récent ? ajouta-t-il.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas chez
moi, vous savez, répondit-elle en esquissant un sourire éblouissant.
— Je vous rejoins dans dix minutes…
Il referma la porte. Elle n’avait pas eu le
temps de jeter un coup d’œil dans l’appartement, mais il lui avait paru
étrangement silencieux pour abriter une famille avec trois enfants.
— Vos enfants sont déjà couchés ?
lui demanda-t-elle plus tard.
— Tous les soirs, à neuf heures. C’est
la règle.
— Et ils obéissent ?
— Bien sûr. Ils ont été élevés comme
ça. Il n’y a jamais de discussion.
— Ah…
— Vous savez où est le tableau
électrique ?
— Suivez-moi. C’est dans la cuisine…
Il ouvrit le placard où se trouvait le
compteur et sourit avec une indulgence amusée.
— Ce n’est rien du tout. C’est le
disjoncteur qui a sauté…
Il le remit en place et la lumière revint,
le Frigidaire redémarra et une lointaine musique se fit entendre dans le salon.
Iris applaudit.
— Vous êtes formidable.
— Ce n’était pas difficile…
— Sans vous, j’étais perdue… Une
femme, ce n’est pas fait pour vivre seule. Moi, en tout cas, je suis démunie
devant les petits avatars de la vie. Les grands aussi, je dois dire !
— Vous parlez juste. On a oublié la
répartition des rôles, aujourd’hui. Les femmes se conduisent en hommes et les
hommes deviennent irresponsables. Moi, je suis pour le pater familias
qui se charge de tout.
— Je suis tout à fait d’accord avec
vous. Je vous offre quelque chose ? Un whisky ou une petite tisane aux herbes
fraîches ? J’ai acheté de la menthe au marché, ce matin…
Elle sortit un bouquet de menthe d’un
papier aluminium et le lui fit humer. L’infusion, ce serait bien. Le temps de
la préparer, on ferait la conversation. Il se détendra, je trouverai bien le moyen
de me faufiler en lui, d’y faire une encoche.
— Je veux bien une infusion de menthe…
Iris mit l’eau à chauffer. Elle sentait son
regard peser sur elle, suivre tous ses gestes et se demandait comment alléger
l’atmosphère, quand il prit les devants :
— Vous avez des enfants ?
— Un fils. Il ne vit pas avec moi. Il
vit avec son père, à Londres. Je suis en instance de divorce, c’est pour ça que
j’habite chez Joséphine.
— Je vous demande pardon, je ne
voulais pas être si personnel…
— Au contraire, ça me fait du bien de
parler. Je me sens bien seule.
Elle prépara un plateau avec une théière et
deux tasses. Sortit deux petites serviettes blanches. Il serait sensible à ce
détail. Les plia avec soin comme si elle avait suivi des cours de parfaite
maîtresse de maison. Elle sentait, dans son dos, qu’il épiait tous ses gestes
et son regard la transperçait tel un tournevis acéré. Elle frissonna.
— Son père a demandé sa garde et…
— Vous n’allez pas l’abandonner ?
demanda-t-il brusquement.
— Oh, non ! Je vais tout faire
pour le récupérer. J’ai prévenu son père, je me battrai…
— Je vous aiderai, si vous voulez. Je
vous trouverai un bon avocat…
— Vous êtes gentil…
— C’est normal. On ne doit pas séparer
un enfant de sa mère. Jamais !
— Ce n’est pas ce que pense mon mari…
Elle versa l’eau sur les feuilles et
emporta le plateau dans le salon. Elle fit le service, lui tendit une tasse. Il
leva la tête vers elle :
— Vous avez les yeux très bleus, très
grands et très écartés…
— Quand j’étais petite, je détestais
avoir les yeux si écartés.
— J’imagine une très jolie petite
fille…
— Si peu sûre d’elle !
— Vous avez dû être vite rassurée…
— Une femme ne se sent rassurée que
lorsqu’elle est aimée. Je ne suis pas de ces femmes émancipées qui peuvent
vivre sans le regard d’un homme.
Iris n’avait plus ni amour-propre, ni
fierté, ni sens du ridicule, elle n’était que stratégie : il fallait
qu’Hervé Lefloc-Pignel tombe dans ses filets. Beau, riche, brillant, il était
une proie parfaite. Elle devait le séduire. Lucide et désespérée, elle jouait
ses dernières cartes et lançait ses harpons dans le cœur d’Hervé Lefloc-Pignel,
l’enjôlant d’une moue, d’une mine, d’un regard. Elle s’en moquait qu’il ait une
femme et trois enfants. La belle affaire ! Tout le monde divorce de nos
jours, il serait bien le seul à vouloir rester avec une épouse qui traîne toute
la journée en robe de chambre. Ce n’est pas comme si je brisais un couple
uni ! Elle était prête à recueillir les enfants. Elle était la femme qu’il
lui fallait. Tout juste si elle ne se disait pas qu’elle lui rendait service en
s’offrant à lui.
Il était face à elle et la regardait avec
une dévotion enfantine. Quel homme étrange ! Comme son regard change
vite ! De prédateur, il devient enfant tremblant. Il y avait dans son
attitude un abandon craintif, comme s’il ne pouvait la regarder que de loin et
qu’il lui était interdit de l’approcher. Sous le costume gris du banquier, elle
découvrait un autre homme tellement plus émouvant.
— Nous ne sommes pas très bavards,
dit-elle en souriant.
— Je parle toute la journée, c’est
reposant de ne rien dire. Je vous regarde et cela me suffit…
Iris soupira et imprima cette phrase dans
sa mémoire. Ils venaient de faire un pas ensemble, un entrechat dans une
intimité promise. Il lui sembla que tous les tourments qu’elle avait éprouvés
depuis un an allaient s’effacer, réparés par cet homme puissant et sensible.
Elle monta le son de la radio et lui
proposa encore un peu de menthe. Il tendit sa tasse. Elle le servit. Elle
laissa traîner sa main près de la sienne, espérant qu’il s’en emparerait,
effleura la manche de sa veste dans une imitation de caresse. Il n’esquissa
aucun geste.
Il avait un je-ne-sais-quoi d’impérieux
dans son attitude qui révélait l’habitude d’être obéi. Ce n’était pas pour
déplaire à Iris. Je n’ai besoin ni d’un bellâtre ni d’un séducteur qui chasse
le premier jupon. Il me faut un type sérieux et qui mieux que lui ? Il a
sûrement eu envie de quitter sa pâle épouse, mais le sens du devoir l’a
emporté. C’est le genre d’homme à qui il faut laisser l’initiative. Ne pas le
brusquer, le conduire doucement là où on veut le mener, la rêne lâche, mais
tenue.
Lui faire comprendre aussi qu’il ne peut
plus rester avec sa femme. C’est mauvais pour son image en société, sa
carrière. Je dois lui redonner confiance, l’aider à se remettre sur le devant
de la scène.
Et c’est ainsi que de femme voleuse de
mari, Iris devenait muse et égérie. Elle prenait déjà la pause et souriait à
l’avenir, confiante.
Ils entendirent les informations de onze
heures à la radio. Ils échangèrent un regard, s’étonnant de tout ce temps passé
sans qu’ils s’en rendent compte. Ils ne prononcèrent aucun mot. Comme si cela
allait de soi. Qu’ils étaient heureux, déjà. Ils avaient l’air d’attendre que
quelque chose se passe. Ils ne savaient pas quoi. Une rhapsodie hongroise de
Liszt s’achevait, « ce doit être Georges Cziffra, dit-il, je reconnais son
toucher ». Elle acquiesça de la tête.
Il ne portait pas d’alliance, c’était un
signe. Son cœur était libre. Un homme amoureux aime caresser son alliance, la
faire tourner entre ses doigts, il la cherche partout quand d’aventure il l’a
oubliée sur le rebord d’un lavabo ou sur une étagère. Il a peur de l’avoir
perdue. Elle ne se souvenait plus s’il portait une alliance quand elle l’avait
vu dans la loge de la concierge. Ou l’avait-il enlevée depuis ? Depuis
qu’il l’avait rencontrée…
Sur Radio Classique, une voix annonça une
série de valses de Strauss. Hervé Lefloc-Pignel eut l’air de sortir de son
songe. Ses paupières frémirent.
— Vous savez danser la valse ?
demanda-t-il à voix basse.
— Oui. Pourquoi ?
— Un, deux, trois, un deux,
trois. – Ses mains battaient l’air. – On oublie tout. On
tourne, on tourne. J’aurais voulu être danseur à Vienne.
— Vous n’auriez pas pu élever une
famille.
— Oui, c’est dommage, dit-il, triste.
Je la danse dans ma tête parfois…
— Vous voulez qu’on danse ?
murmura Iris.
— Ici ? Dans le salon ?
Elle l’encourageait du regard. Sans bouger.
Sans tendre les bras vers lui. Adoptant l’attitude réservée des jeunes filles
du siècle dernier dans les soirées organisées par leurs mères afin de les
marier. Ses yeux disaient « osez, osez », mais ses mains restaient
sagement posées sur ses genoux.
Il se leva gauchement, avec le déhanchement
d’un homme rouillé, vint se placer devant elle, se pencha en repoussant sa
mèche de cheveux, lui tendit un bras et la conduisit au milieu du salon. Ils
attendirent le début d’une nouvelle valse, puis s’élancèrent, les yeux dans les
yeux.
— Ce sera notre petit secret…,
chuchota Iris. Il ne faudra le dire à personne.
Philippe déplaça son bras ankylosé et
Joséphine protesta :
— Bouge pas… On est si bien.
Il fit une grimace émue. La tendresse qui
montait de leurs corps enlacés valait bien l’invasion d’une armée de fourmis.
Il la serra contre lui, respira ses cheveux et perçut un parfum qu’il
connaissait. Descendit sur le cou pour l’identifier, sur l’épaule, au creux des
poignets, elle frissonna et se plaqua contre lui, faisant renaître le désir un
instant assoupi.
— Encore, murmura-t-elle.
Et à nouveau, ils oublièrent tout.
Il y avait en elle une ferveur religieuse
dans sa manière de s’abandonner dans l’amour. Comme si elle luttait pour qu’au
milieu des décombres du monde, il reste cette lumière entre deux corps qui font
l’amour en s’aimant vraiment, pas en recopiant des gestes et des positions. Une
étincelle qui jaillit et transforme un simple frottement de peaux en brasier
ardent. Cette soif d’absolu aurait pu l’effrayer, mais il ne demandait qu’à se
désaltérer à sa source. L’avenir a un goût de lèvres de femme. Ce sont elles,
les conquérantes, elles qui repoussent les frontières. Nous sommes d’éphémères
éphèbes qui se glissent dans leur vie pour y faire de la figuration, mais le
rôle principal leur revient. Cela me va bien, se dit-il en respirant le parfum
de Joséphine, je veux apprendre à aimer comme elle. J’ai aimé autrefois un beau
livre d’images. J’ai faim d’autres lectures. Aimer comme on part à l’aventure.
Tout homme qui croit savoir ce qu’il se passe dans l’esprit d’une femme est un
fou et un ignorant. Ou un prétentieux. Il n’aurait jamais cru qu’elle viendrait
le chercher à une terrasse de pub anglais. Et pourtant… Elle s’était plantée
devant lui. Elle voulait savoir. Les femmes veulent toujours savoir.
— Joséphine ! Qu’est-ce que tu
fais ici ?
— Je suis venue voir mon éditeur, Une
si humble reine a été achetée par les Anglais et il y avait plein de
détails à régler. Des détails pratiques comme la jaquette, la quatrième de
couverture, les relations avec la presse, qu’on ne peut pas décider par mail ou
par téléphone et…
Elle semblait réciter une leçon. Il l’avait
interrompue :
— Joséphine… Assieds-toi et dis-moi la
vérité !
Elle avait repoussé la chaise qu’il lui
tendait. Avait trituré un journal roulé dans ses mains, baissé les yeux et
lâché dans un souffle :
— Je crois bien que je voulais te
voir… je voulais savoir si…
— Si je pensais encore à toi ou si je
t’avais complètement oubliée ?
— C’est ça ! avait-elle dit,
soulagée, en plantant son regard dans le sien pour lui arracher un aveu.
Il l’écoutait, ému. Elle ne savait pas
mentir. C’est un art de mentir, de faire semblant. Elle, elle savait rougir et
aller droit au but. Pas louvoyer.
— Tu aurais fait une piètre diplomate,
tu sais.
— C’est bien pour ça que je n’ai
jamais essayé et que je me suis réfugiée dans mes vieux grimoires…
Elle malaxait le journal et ses doigts se
maculaient de noir.
— Tu ne m’as pas répondu…,
insista-t-elle, restant debout, raide, face à lui.
— Je crois savoir pourquoi tu me
demandes ça…
— C’est important. Dis-moi.
S’il la faisait trop attendre, le journal
ne serait plus qu’un tas de confettis. Elle le déchirait méthodiquement.
— Tu veux un café ? Tu as pris un
petit déjeuner ?
— Je n’ai pas faim.
Il leva le bras vers le garçon, commanda un
thé et des toasts.
— Je suis content de te voir…
Elle essayait de lire dans son regard, mais
n’attrapait qu’une lueur moqueuse. Il avait l’air de s’amuser beaucoup de son
embarras.
— Tu aurais pu me prévenir… Je serais
allé te chercher à la gare, je t’aurai installée à la maison. Tu es arrivée
quand ?
— C’est vrai, tu sais, je suis venue
voir mon éditeur.
— Mais ce n’était pas l’unique but de
ton voyage…
Il lui parlait doucement comme s’il lui
soufflait ses répliques.
— Heu… Disons qu’il fallait que je le
voie, mais que je n’étais pas obligée de rester quatre jours.
Elle avait baissé les yeux avec
l’expression de l’ennemi vaincu qui se rend.
— Je ne sais pas mentir. C’est pas la
peine que je fasse semblant. Je voulais te voir. Je voulais savoir si tu avais
oublié le baiser à la dinde, si tu m’avais pardonné de t’avoir… disons,
rembarré comme je l’ai fait le dernier soir et je voulais te dire que, moi, je
pensais toujours à toi même si c’est toujours compliqué, qu’il y a Iris et que
je suis toujours sa sœur, mais c’est plus fort que moi, je pense à toi, je pense
à toi et je voulais en avoir le cœur net et savoir si toi aussi tu… ou si tu
m’avais complètement oubliée, parce que alors il faudrait me le dire pour que
je fasse tout pour t’oublier même si je dois être très malheureuse, mais je
sais très bien que tout est de ma faute et…
Elle le dévisageait, à bout de souffle.
— Tu comptes rester plantée devant
moi ? On dirait que tu es sur scène et que tu récites un rôle ! En
plus, ce n’est pas pratique, je suis obligé de lever la tête pour te parler.
Elle s’était laissée tomber sur la chaise
et avait murmuré, c’est pas du tout comme ça que ça devait se passer !
Elle avait regardé, dépitée, ses mains salies par l’encre d’imprimerie. Il
avait pris sa serviette, en avait trempé un bout dans le pot d’eau chaude et la
lui avait tendue pour qu’elle se nettoie. Il l’observait en silence et quand
elle laissa retomber ses mains de chaque côté de son corps en pensant qu’elle
avait échoué à mener à bien le plan élaboré avec Shirley, il lui avait pris la
main et l’avait gardée dans la sienne.
— Tu serais vraiment très malheureuse
si…
— Oh, oui ! avait crié Joséphine.
Mais je comprendrais, tu sais. J’ai été… je ne sais pas… Il s’était passé
quelque chose que je n’aimais pas ce soir-là, et tout s’est mélangé dans ma
tête, j’ai ressenti comme une angoisse et j’ai cru que c’était à cause de toi…
— Et tu n’en es plus sûre ?
— C’est-à-dire que je pense à toi,
beaucoup…
Il avait porté la main de Joséphine à ses
lèvres et avait chuchoté :
— Moi aussi, je pense à toi… beaucoup.
— Oh ! Philippe ! C’est
vrai ?
Il avait hoché la tête, l’air grave
soudain.
— Pourquoi c’est si compliqué ?
avait-elle demandé.
— Peut-être qu’on complique tout…
— Et il ne faudrait pas ?
— Tais-toi, avait-il ordonné, sinon
tout va recommencer… et ça ne servira à rien qu’à nous embrouiller davantage.
Alors elle avait eu ce geste insensé. Elle
s’était jetée contre lui et l’avait embrassé, embrassé comme si sa vie en
dépendait. Il avait à peine eu le temps de jeter de l’argent sur la table pour
payer, elle l’avait pris par la main et l’avait entraîné. À peine la porte de
la chambre d’hôtel refermée, il avait senti ses ongles dans sa nuque et elle
l’embrassait encore. Il lui avait tiré les cheveux en arrière pour se
déprendre.
— On a tout notre temps, Joséphine,
nous ne sommes pas des voleurs…
— Si…
— Tu n’es pas une voleuse et je ne
suis pas un voleur… Et ce qui va se passer n’est en aucun cas une mauvaise
action !
— Embrasse-moi, embrasse-moi…
Ils avaient remonté le temps en traversant
la chambre. Avaient respiré l’odeur de farce et de dinde, ressenti la brûlure
du four sur le dos, la paume de leurs mains, entendu le bruit des enfants dans
le salon et avaient arraché chaque vêtement comme s’ils ôtaient des pierres de
leur mémoire, se déshabillant sans se quitter des yeux pour ne pas perdre une
précieuse seconde car ils savaient que les minutes leur étaient comptées,
qu’ils s’engouffraient dans un espace-temps, un espace-innocence qu’ils
n’étaient pas près de retrouver et dont il ne fallait rien perdre. Ils avaient
titubé jusqu’au lit et seulement alors, comme s’ils avaient enfin atteint le
but de leur voyage, s’étaient regardés avec un sourire tremblant de vainqueurs
étonnés.
— Tu m’as tellement manqué, Joséphine,
tellement…
— Et toi ! Si tu savais…
Ils ne pouvaient répéter que ces mots-là,
ces seuls mots permis. Et puis la nuit était tombée en plein jour sur le grand
lit et ils n’avaient plus parlé.
Le soleil montait à travers les rideaux
roses et dessinait dans la chambre une aurore boréale. Quelle heure peut-il
bien être ? Il entendit les bruits du restaurant au rez-de-chaussée. Midi
et demi ? Le décor de la chambre le ramenait à la réalité, l’assurait
qu’il n’avait pas rêvé : il était bien dans cette chambre d’hôtel avec
Joséphine à ses côtés. Il se rappela son visage renversé dans le plaisir. Elle
était belle, d’une beauté nouvelle, comme si elle se l’était dessinée
elle-même. Une beauté ajoutée qui s’était posée sur son visage avec la
délicatesse d’une invitée de dernière minute qui apporte des cadeaux pour se
faire pardonner. Une bouche qui s’arrondit, des yeux qui s’étirent, un teint
dont le grain s’affine et des pommettes qui se placent hautes et fortes pour ne
plus jamais se laisser dominer.
— À quoi tu penses ? marmonna
Joséphine.
— « Eau des merveilles »
d’Hermès ! Ça y est, j’ai retrouvé le nom de ton parfum !
Elle s’étira en roulant contre lui et
ajouta :
— Je meurs de faim.
— On descend reprendre un petit
déjeuner ?
— Des œufs brouillés, des toasts et un
café ! Mmmm… J’aime bien qu’on ait déjà des habitudes.
— Des rites et du rut, c’est ce qui
fait un couple !
Ils prirent une douche, s’habillèrent,
laissèrent derrière eux la chambre en désordre, le grand lit ouvert, les
rideaux roses, l’austère pendule sur la cheminée, les serviettes de bain
blanches jetées sur le parquet sombre, s’engagèrent dans le couloir au milieu
des femmes de chambre qui faisaient le ménage. Une petite femme boulotte
ramassait les plateaux de petit déjeuner posés à terre en fredonnant un air de
Sinatra : « Strangers in the night, exchanging glances, lovers at
first sight, in love for ever. » Ils complétèrent la chanson dans leur
tête et se sourirent. « Doubidoubidou doudoudi… » Joséphine
ferma les yeux pour faire un vœu : Mon Dieu, faites que ce bonheur dure,
dure doudoudi. Elle ne vit pas le bord d’un plateau, buta dedans, perdit
l’équilibre, tenta de se rattraper, mais glissa sur une orange qui avait roulé
du plateau sur la moquette.
Elle poussa un cri et tomba, la tête en
avant, dans l’escalier. Roula, roula et se souvint de la voix de son père « mais
quand tu sortiras, mon ange, le cœur ivre de joie, fais attention dans l’ombre
à la perfide orange ». Ainsi c’est vraiment lui qui m’a parlé ! Je
n’ai pas rêvé. Elle ferma les yeux pour goûter l’étrange bonheur mêlé de paix,
de joie, d’infini qui l’emplissait. Les rouvrit, aperçut Philippe qui la
dévisageait, fou d’inquiétude.
— Ce n’est pas grave, dit-elle. Je
crois que je suis simplement ivre de bonheur…
Il l’emmena, le lendemain, à la gare. Ils
avaient passé la nuit ensemble. Ils avaient écrit sur leur peau les mots
d’amour qu’ils n’osaient encore dire. Il était rentré chez lui à l’aube pour
être présent au réveil d’Alexandre. Elle avait eu un drôle de pincement au cœur
en entendant la porte de la chambre se refermer. Il faisait pareil quand il dormait
chez Dottie ? Puis elle s’était reprise. Elle se moquait de Dottie
Doolittle.
Elle repartait pour Paris. Il partait en
Allemagne, à la Documenta de Kassel, l’une des plus grandes foires d’art
contemporain du monde.
Il lui tenait la main et portait son sac de
voyage. Il arborait une cravate jaune avec des petits Mickey en culotte rouge
et grands souliers noirs. Elle sourit en posant son doigt sur la cravate.
— C’est Alexandre. Il me l’a achetée
pour la fête des Pères… Il exige que je la porte quand je prends l’avion, il
dit que c’est un porte-bonheur…
Ils se séparèrent à l’entrée de la douane.
S’embrassèrent au milieu des passagers pressés qui tendaient leur passeport et
leur billet en les bousculant avec leurs valises à roulettes. Ils ne se
promirent rien, mais lurent dans les yeux de l’autre le même serment muet, la
même gravité.
Assise à sa place wagon 18,
siège 35, côté fenêtre, Joséphine caressa lentement les lèvres qu’il
venait d’embrasser. Une phrase tournait dans sa tête qui chantonnait Philippe,
Philippe. Elle fredonna « Strangers in the night, in love for ever »
en écrivant for ever de son index sur la vitre.
Elle écouta le bruit du train, les allées
et venues des passagers, les sonneries de portables, le signal d’ordinateurs
qui se mettaient en marche. Elle n’avait plus peur, plus peur du tout. Elle eut
le cœur serré en pensant au défilé d’Hortense auquel elle n’avait pas pu
assister, mais se reprit, c’est Hortense, elle est comme ça, je ne la changerai
pas, ça ne veut pas dire qu’elle ne m’aime pas…
À la gare du Nord, elle acheta Le
Parisien. Se mit dans la file des taxis et ouvrit le journal. « Une
femme policier assassinée dans un parking ». Elle eut un terrible
pressentiment, lut l’article, immobile, au milieu des gens qui la poussaient
pour qu’elle avance et gagne quelques mètres. Le capitaine Gallois, la femme
aux lèvres serrées, avait été poignardée, devant sa Clio blanche dans le
parking du commissariat.
« Le
corps de la jeune femme a été retrouvé hier à sept heures du matin gisant sur le
sol. Elle avait fini son service tard dans la nuit. Des caméras de surveillance
ont enregistré des images d’un homme cagoulé vêtu d’un imperméable blanc en
train de l’aborder puis de l’agresser à coups de couteau. C’est la quatrième
agression de ce type en quelques mois. “Toutes les hypothèses sont ouvertes”,
ont assuré des sources proches de l’enquête, confiée au Service départemental
de la police judiciaire. La PJ n’exclut pas que ce meurtre soit lié aux autres agressions. Les
enquêteurs jugent troublant qu’elle ait été attaquée alors qu’elle enquêtait
sur un des crimes commis récemment. Cela suscite une vive émotion parmi les
policiers. Prudence de la part du secrétaire du Syndicat général de la
police : « On se serait bien passé de ça en pleine période de malaise
policier. » Alliance et Synergie, autres syndicats de police, sont plus
tranchés : « Il y a beaucoup trop de policiers blessés et agressés,
on ne peut plus continuer sans réagir, la police n’est plus respectée. »
Cinquième partie
Hortense ouvrit les yeux et reconnut sa
chambre : elle était à Paris. En vacances. Elle poussa un soupir et
s’étira sous les draps. L’année était finie. Glorieusement finie ! Elle
faisait désormais partie des soixante-dix candidats retenus pour entrer dans le
prestigieux Saint Martin’s College ! Elle ! Hortense Cortès. Élevée à
Courbevoie par une mère qui s’habillait à Monoprix et croyait que Repetto était
une marque de spaghettis. Je suis la meilleure ! Je suis
exceptionnelle ! Je suis l’essence même de l’élégance française ! Son
défilé avait été le plus raffiné, le plus inventif, le plus impeccable de tous.
Pas de tape-à-l’œil, de structures en plastique, de crinolines en carton, de
masques goudronnés, de la ligne et un trait ! Elle ne cultivait pas la
rébellion toc, mais s’inscrivait dans la tradition d’une mademoiselle Chanel ou
d’un monsieur Yves Saint Laurent. Elle ferma les yeux et revit le déroulement
de son « Sex is about to be slow », le déhanchement des
mannequins, la fluidité des étoffes, leur tombé parfait, la bande-son préparée
par Nicholas, les photographes au pied du podium et la valse lente des six
modèles qui arrachaient des soupirs d’extase à ce public si blasé, si fatigué
de se remplir les yeux de beauté. Je vais faire partie de cette école qui a vu
éclore John Galliano, Alexander McQueen, Stella Mac Cartney, Luella Bartley, la
dernière coqueluche de New York. Moi, Hortense Cortès ! Mais d’où me vient
tant de génie ? se demandait-elle en caressant le bord du drap.
Elle avait réussi. Des nuits blanches et
des journées grises, des courses affolées pour obtenir la broderie, le galon,
le plissé qu’elle voulait et rien d’autre. Faire et défaire, remettre à plat,
recommencer. Les yeux rougis, la main qui tremble, j’y arriverai jamais, je
serai jamais prête, ce n’était pas une bonne idée de faire ce modèle-là, et
celui-là ? Il tient pas debout ! Et où je le place, en deuxième, en
troisième ? Et puis, tout s’était animé, était devenu rêve. Nicholas avait
obtenu que Kate Moss, la Kate Moss, défile, portant le dernier modèle
dans un brouillard de lumières blanches et noires, enfouie sous une perruque
pièce montée et un loup en satin noir qu’elle avait arraché, en bout de piste,
en se cambrant et en murmurant : Sexxx izzz about to be slooow. Ça
avait été un déchaînement ! Sex is about to be slow était devenu
une phrase-culte. Elle avait reçu une proposition d’un fabricant de tee-shirts
pour imprimer dans l’heure mille exemplaires qui avaient été distribués à la
party du soir à l’école et s’étaient arrachés.
Et maintenant à moi, Gucci, Yves Saint
Laurent, Chanel, Dior, Ungaro. Ils avaient envoyé des représentants à Saint
Martins, ils m’ont félicitée et promis de m’engager quand je sortirai de
l’école. Elle avait écouté les propositions d’un air ennuyé et avait déclaré
« parlez-en à mon agent… » en montrant Nicholas du menton. Et demain…
demain après-midi, j’ai rendez-vous avec Jean-Paul Gaultier en personne,
hurla-t-elle en battant des pieds sous le drap. Il va sûrement me proposer un
stage, cet été… Et je marmonnerai oui, peut-être, il faut que je réfléchisse.
Deux jours après, j’accepterai et j’irai me nourrir de toutes les merveilles
qu’invente cet homme qui a des étincelles de génie gourmand dans les yeux.
Je suis heureuse, je suis heureuse, je suis
heureuse !
Bien sûr, il y avait eu une fausse note,
une seule : cette punaise de Charlotte Bradsburry au pied du podium, qui
prenait des notes pour sa feuille de chou et faisait la moue quand tous les
autres applaudissaient. Irritée devant l’empressement de Gary à applaudir et à
se dresser, emporté par l’enthousiasme. Elle avait reçu un coup de poing au
plexus quand elle avait aperçu ce dernier, assis au premier rang, aux côtés de
la Bradsburry. Il avait laissé des messages sur son répondeur. Elle n’avait pas
répondu. L’ignorer. Sourire poli sur le podium quand elle s’était inclinée face
à l’assistance, mais aucun clin d’œil à Gary. Au contraire ! Elle avait
fait monter Nicholas, l’avait enlacé, avait murmuré : « Embrasse-moi,
embrasse-moi », « Là ? devant tout le monde ? »
« Là. Immédiatement. Un baiser d’amoureux. » « Et tu me donnes
quoi, en échange ? » « Ce que tu veux. » Et c’est ainsi
qu’elle lui avait promis de partir avec lui en croisière en Croatie. Après le
stage chez Gaultier, s’il devait avoir lieu.
Il l’avait embrassée. Gary avait baissé les
yeux. Touché, avait-elle grondé, les lèvres déguisées en un sourire factice.
Elle s’était lovée contre Nicholas, mimant l’abandon de la mariée heureuse.
Elle n’avait pas une minute à perdre en supputations douloureuses : il
fait quoi ? il est amoureux ? et pourquoi pas de moi ?
Niaiseries stériles ! Vive moi ! Soixante-dix sur mille ! I
am the best. La crème de la crème. Et à tout juste dix-huit ans !
Alors que la Bradsburry luttait contre les ravages du temps. Je suis sûre
qu’elle se pique au Botox, elle n’a pas une seule ride ! C’est louche, ça
sent le lent pourrissement.
Elle se retourna sur le ventre en écrasant
son oreiller et n’entendit pas Zoé entrer dans la chambre. Mon prochain défilé
s’intitulera La gloire est le deuil éclatant du bonheur et je rendrai
hommage à madame de Staël. Je dessinerai des robes de reines hautaines au cœur
ensanglanté. Je jouerai avec du rouge, du noir, du violet, de longs plis
tombant telles des larmes sèches, ce sera violent, majestueux, blessé. Je
pourrais même…
— Tu dors ? chuchota Zoé.
— Non. Je revis mon triomphe et suis
d’humeur délicieuse. Profites-en.
— Y a encore une lettre de papa !
— Zoé, arrête ! Je te l’ai dit,
il n’est plus de notre monde ! C’est infiniment triste, mais c’est comme
ça. Va falloir t’y faire.
— Mais si… lis-la.
Hortense remonta le drap sur sa poitrine,
ordonna à Zoé de lui passer un tee-shirt et s’empara de la lettre qu’elle lut à
voix haute :
Mes petites
chéries adorées,
Une petite
lettre pour vous dire que je vais de mieux en mieux et que je pense toujours à
vous. Que les jours heureux passés à Kifili me reviennent et me permettent de
reprendre goût à la vie…
— Quel style abominable ! siffla
Hortense.
— T’exagères, c’est mignon !
— Justement. Papa n’était pas mignon !
Un homme n’écrit pas ça !
Dans les
tourments que j’endure, ce sont toujours vos petites frimousses qui m’apportent
de la tendresse et la force de continuer… De reprendre pied dans ce monde
impitoyable.
— Oh ! la, la ! C’est
carrément lourd. Nos « petites frimousses » ! Il est devenu
gâteux ou quoi ?
— Il est fatigué, il ne trouve pas ses
mots…
Un souvenir
me revient toujours, celui du wapiti brûlé au fond de la casserole quand vous
aviez fait la cuisine, un soir, vous vous souvenez. On avait ri, mais ri !
Hortense lâcha la lettre et
s’exclama :
— C’est Mylène ! C’est elle qui
écrit ces lettres. Le wapiti, c’était un secret entre Mylène et nous. Elle
avait honte d’avoir cramé son plat et nous avait fait promettre de ne rien
dire. Souviens-toi, Zoé ! j’avais échangé mon silence contre des faux-cils
et une french manucure…
Zoé la regardait, désespérée, les yeux
cloués dans les siens.
— Wapiti, what a pity ! Tu
te rappelles ? insista Hortense.
Zoé déglutit, des larmes plein les yeux.
— Alors tu crois vraiment que…
— Tu as les autres lettres ?
Zoé hocha la tête.
— Va me les chercher !
Zoé courut dans sa chambre et Hortense
termina sa lecture.
Ces
moments-là me manquent. Je suis si seule. Désespérée. Aucune épaule sur
laquelle m’appuyer… Oh, mes chéries douces ! Mes belles chéries. Que je
voudrais être avec vous et vous serrer dans mes bras ! Que la vie est dure
sans vous ! Rien ne vaut la douceur de bras d’enfants autour de soi.
L’argent et le succès ne sont rien sans ça. Je vous embrasse fort comme je vous
aime et vous promets que bientôt, bientôt nous seront réunies…
Papa.
— Consternant ! s’exclama
Hortense en reposant la lettre.
Elle examina le timbre. La lettre avait été
postée à Strasbourg. Relut attentivement, scrutant chaque mot. Je suis sûre que
j’ai raison et que ce n’est pas lui. C’est Mylène. Elle veut nous faire croire
qu’il est vivant. Elle s’est trahie avec le wapiti. « Je suis si seule.
Désespérée. Réunies. » C’est elle ! Il ne faisait pas de fautes
d’orthographe. Il disait qu’on pouvait juger un homme à ses fautes de français.
Qu’est-ce qu’il a pu nous gonfler avec ses règles de grammaire et de bon
usage ! On ne dit pas « par contre », mais « en
revanche » et si, un jour, un garçon vous annonce qu’il conduit la voiture
« à » sa mère, plantez-le là, c’est un rustre. Elle cria :
« Zoé ! Qu’est-ce que tu fous ? »
Zoé revint, essoufflée, et tendit à
Hortense les autres lettres de leur père. Hortense observa les enveloppes. Les
premières provenaient bien de Monbasa, mais les autres de Paris, Bordeaux,
Lyon, Strasbourg.
— Tu trouves pas ça bizarre,
toi ? Il est à moitié dévoré par un crocodile et il joue les
globe-trotters…
— Il est peut-être soigné dans des
hôpitaux différents…
Zoé jouait avec ses doigts de pieds qu’elle
épluchait pour penser à autre chose et ne pas pleurer.
— Moi, j’ai pas envie qu’il soit mort…
— Mais moi non plus ! Juste que
j’étais là quand Mylène a annoncé sa mort à maman et que l’ambassade de France
a fait une enquête pour aboutir à la seule conclusion : il est mort. Point
barre. Mylène est en Chine. Elle donne ses lettres à des Français de passage,
des hommes d’affaires, qui les mettent à la poste quand ils arrivent chez eux…
— Tu es sûre ?
— Ce que je ne comprends pas, c’est
pourquoi elle fait ça… Parce que je suis sûre que c’est elle. Elle s’est
trahie. Avec le wapiti et les participes passés. Viens, on va parler à maman.
Elles retrouvèrent Joséphine qui mettait de
l’ordre dans le salon, Du Guesclin sur ses talons. Qu’est-ce qu’il est collant,
ce chien ! Je ne le supporterais pas une seconde, pensa Hortense. Il est
affreux, en plus ! Elle avait tout le temps envie de lui donner des coups
de pied.
— Les filles, vous êtes priées de ne
pas laisser traîner vos affaires partout ! Ce n’est plus un salon, c’est
un dépotoir ! Et vous avez vu à quelle heure vous vous levez ?
— Oh ! la, la ! Cool,
maman ! Laisse tomber le rangement, assieds-toi et écoute-moi…, ordonna
Hortense.
Joséphine s’assit, les épaules basses, les
yeux vides.
— Qu’est-ce que t’as ? demanda
Hortense, impressionnée par le manque d’entrain de sa mère. T’es toute fripée…
— Rien. Je suis fatiguée, c’est tout.
— Bon, écoute.
Hortense raconta. Les lettres, les cachets
de la poste, le wapiti, les fautes d’orthographe.
— C’est vrai, votre père était un
obsédé de l’accord des participes passés… Moi aussi, d’ailleurs.
— Donc, j’en conclus que c’est pas lui
qui les a écrites…
— Ah…, fit Joséphine, rêveuse.
— C’est tout l’effet que ça te
fait ?
Joséphine se redressa, croisa les bras sur
sa poitrine et secoua la tête, comme si elle cherchait à se faire une opinion.
— Maman, reprends-toi ! Je te
parle pas de la dernière minijupe de Victoria Beckham ou du crâne rasé de
Britney Spears, mais de ton mari…
— Tu dis que ce n’est pas lui qui
écrit les lettres ? dit Joséphine dans ce qui semblait être un effort
terrible pour s’intéresser à la conversation.
— Mais qu’est-ce que t’as,
m’man ? t’es malade ? s’inquiéta Zoé.
— Non. Juste fatiguée. Si fatiguée…
— Bon alors…, continua Hortense. C’est
pas lui qui écrit les lettres, c’est elle. Elle imitait son écriture. À la fin,
il était tellement à côté de ses pompes que c’était elle qui se rendait au
bureau, remplissait les registres, signait les bordereaux pour que le
Chinetoque ne le foute pas à la porte. Je le sais, parce que ça m’inquiétait.
Je me disais qu’il devait aller drôlement mal ! Un jour, je lui avais même
fait remarquer qu’elle était vraiment douée, qu’elle imitait son écriture à la
perfection et elle m’avait répondu que manucure, c’était un travail de
précision et que c’était comme ça qu’elle avait appris à imiter plein
d’écritures différentes, que ça l’avait plusieurs fois aidée dans la vie… Et
là, tu dis quoi ?
— Je dis que c’est compliqué…
Joséphine fit une pause et, triturant ses
doigts, elle ajouta, piteuse :
— Je ne vous ai pas tout dit. Il y a
eu d’autres signes de votre père.
Et elle évoqua l’homme au col roulé rouge
dans le métro.
— Mais c’est pareil ! C’est juste
pas possible ! Il détestait le rouge, s’énerva Hortense. Il disait que
c’était vulgaire. Il n’aurait jamais mis un pull rouge, il aurait préféré aller
tout nu. En plus un col roulé ! On dirait pas que t’as passé vingt ans
avec lui ! Il était pointilleux pour des trucs sans importance et se
laissait déborder par le reste. Mais souviens-toi, maman, réveille-toi, fais un
effort !
— Il y a encore un autre truc bizarre…
Joséphine raconta les points Intermarché.
— Et ça ? C’est pas une preuve
qu’il est vivant ? On était deux à avoir la carte Intermarché : lui
et moi.
— C’est peut-être quelqu’un qui l’a
volée…, suggéra Hortense.
Elles se regardèrent en silence.
— Et qui ne s’en serait pas servi tout
de suite ? Qui aurait attendu près de deux ans avant d’en profiter ?
Non, ça ne tient pas.
— Tu as peut-être raison, concéda
Hortense. N’empêche que c’est pas lui qui écrit les lettres, ça, j’en suis
sûre.
— Il est revenu, il n’ose pas se
montrer parce qu’il est tombé bien bas, alors, en attendant de se refaire comme
il en rêvait, il écrit les lettres et vit sur mes points Intermarché… Il a
toujours été comme ça, votre père : un doux rêveur broyé par la vie. Moi,
ça ne m’étonne pas tellement…
Du Guesclin s’était couché aux pieds de
Joséphine et son regard allait de l’une à l’autre comme s’il suivait les
arguments de chacune.
— Je suis d’accord pour l’homme dans
le métro, ajouta Joséphine. J’ai pensé la même chose que toi. Tu as peut-être
raison pour les lettres, tu connais Mylène, mais il y a les points volés, et
ça, je ne l’ai pas rêvé. Iphigénie était avec moi, elle pourra te raconter…
Alors elles entendirent la petite voix
tremblante de Zoé qui murmura :
— Les points Intermarché, c’est moi.
J’avais pris la carte dans le portefeuille de papa quand on était à Kilifi pour
jouer à la marchande et il m’avait dit que je pouvais la garder, il ne s’en
servait plus. Et puis, un jour, je l’ai utilisée pour de bon. J’ai commencé il
y a six mois environ…
— Mais pour quoi faire ? demanda
Joséphine, émergeant de sa torpeur.
— C’est Paul Merson. Quand on se
retrouvait dans la cave, il disait qu’il fallait que tout le monde participe et
j’ai pas osé te le dire parce que tu m’aurais posé plein de questions et…
— C’est qui Paul Merson ? demanda
Hortense, intriguée.
— C’est un garçon de l’immeuble. Zoé
va souvent le retrouver, lui et d’autres, dans sa cave, répondit Joséphine.
Continue, Zoé…
Zoé reprit son souffle et poursuivit :
— Et pis, Gaétan et Domitille, ils
avaient pas d’argent, parce que leur père est très sévère, qu’ils ont le droit
de rien du tout et que même parfois ils sont obligés de porter des couleurs
différentes pour chaque jour…
— Qu’est-ce que tu racontes ! J’y
comprends rien ! Va droit au but, Zoé ! dit Hortense.
— Alors moi, je faisais les courses
pour tout le monde grâce aux points sur la carte de papa…
— Ah ! murmura Joséphine, je
comprends maintenant…
— Et ça rend mon hypothèse encore plus
crédible ! reprit Hortense, les lettres sont écrites par Mylène, l’homme
dans le métro ressemblait à papa, mais ce n’était pas lui et les points
Intermarché étaient dépensés par Zoé ! Dis donc, il était temps que je
revienne, vous êtes dangereuses livrées à vous-mêmes ! Toi, maman, tu vois
des fantômes et Zoé fait des tournantes dans une cave ! Vous vous parlez
jamais ?
— J’ai pas osé vous le dire pour ne
pas vous donner de faux espoirs…, s’excusa Joséphine.
— Résultat des courses : l’embrouille
totale ! C’est pour ça que t’avais imaginé Papaplat, toi ?
— Ben oui… Je me disais qu’il
reviendrait bientôt et que comme ça l’attente serait moins longue.
— Tu m’as menti, Zoé, dit Joséphine.
Tu as volé et tu as menti…
Zoé rougit et bafouilla :
— C’est quand on se parlait plus…
J’allais pas te raconter ça. Tu faisais tes bêtises et moi, je faisais les
miennes !
Joséphine soupira : « Quel
gâchis ! » Hortense essayait de comprendre, mais devant les mines
défaites de sa mère et de sa sœur, elle renonça et reprit le fil de son
enquête :
— Bon… maintenant il va falloir
s’expliquer avec Mylène. Qu’elle arrête de tartiner de fausses lettres. Tu sais
où on peut la joindre ?
— Marcel le sait. Il a son numéro… Il
me l’a donné à Noël, mais je l’ai perdu. J’ai pensé à l’appeler après la
première lettre et puis… Je n’avais pas envie de parler à cette fille.
— T’as eu bien raison ! À mon
avis, elle est dingo… Elle doit se faire chier comme un rat castré en Chine et
joue les madame de Sévigné. Elle se raconte des histoires. Elle se sent seule,
le temps passe, elle n’a pas d’enfants, elle s’imagine qu’on est ses filles. Je
vais appeler Marcel.
— Ben alors, il est mort pour de vrai,
papa ? demanda Zoé, frémissante de chagrin.
— Y a pas trente-six façons d’être
mort, Zoé. On l’est ou on l’est pas et, à mon avis, il l’est et depuis
longtemps ! rétorqua Hortense.
Zoé regarda sa sœur comme si elle venait de
tuer son père pour de bon et éclata en sanglots. Joséphine la prit dans ses
bras. Du Guesclin se mit à l’unisson et gémit en balançant la tête telles les
pleureuses antiques sous leurs voiles noirs. Hortense lui balança un coup de
pied.
Dans la soirée, elle chercha à joindre
Marcel chez lui. Le numéro sonnait obstinément occupé.
— Mais qu’est-ce qu’il fout ? Je
parie qu’il s’envoie en l’air avec Josiane et qu’ils ont décroché le
téléphone ! À leur âge, on baise plus, on arrose ses géraniums et on joue
à la crapette !
Hortense avait raison. Et tort. Marcel
avait bien décroché le téléphone, mais il ne s’envoyait pas en l’air avec
Josiane. Bien au contraire, il tentait de la faire revenir sur terre.
Il avait convoqué dans son salon madame
Suzanne et René. Junior dans son Baby Relax rongeait une croûte de cantal en
salivant abondamment et en exhibant ses larges gencives rouges. Josiane gisait
dans un fauteuil, enveloppée dans un châle en mohair. Elle grelottait. Pourquoi
la regardaient-ils tous comme ça ? Elle avait des racines noires ? Et
pourquoi était-elle en peignoir à sept heures du soir ? Depuis quelque temps,
elle ne prenait plus grand soin d’elle, mais elle aurait dû s’apprêter tout de
même. Et pourquoi je frissonne ? On est en plein mois de juillet. Je ne
tourne vraiment pas rond en ce moment. Suis comme une poule derrière un
hors-bord.
Madame Suzanne s’était mise à ses pieds et
lui massait la cheville droite. Elle lui enveloppait le pied de ses mains
douces et pressait des points précis. Ses sourcils se rejoignaient comme les
anses d’un panier et elle respirait fort.
— Je sens bien qu’elle est prise, mais
je ne vois rien…, dit-elle au bout de quelques minutes.
René et Marcel se penchèrent vers elle pour
l’assurer de leur soutien. Josiane reconnut l’odeur qui se dégageait de la
chemise de son homme. Cela lui rappela des nuits sauvages à s’empoigner et elle
soupira en pensant que cela faisait une éternité qu’ils ne s’étaient plus
chevauchés. Elle n’avait plus de goût à rien. Madame Suzanne commença en
parlant lentement, doucement pour ne pas effrayer sa patiente :
— Josiane, écoutez-moi bien, vous
connaissez-vous des ennemis ?
Josiane secoua la tête faiblement.
— Avez-vous blessé sciemment ou sans
le vouloir quelqu’un qui pourrait avoir eu des idées de vengeance au point de
souhaiter votre mort ?
Josiane réfléchit et ne trouva personne
qu’elle aurait pu offenser. Dans sa famille, son union avec Marcel avait
provoqué des jalousies, elle avait reçu des demandes d’argent qu’elle n’avait
pas satisfaites, mais de là à la précipiter par la fenêtre, non ! Elle se
souvenait du jour où elle avait voulu enjamber le balcon, elle se rappelait la
chaise, la balustrade, l’appel du vide, l’envie d’en finir avec cette langueur
mortelle qui empoisonnait ses veines. Oublier. Tout oublier. Grimper sur une
chaise et sauter.
— J’ai peut-être commis des
indélicatesses, j’ai mon franc-parler, mais jamais je n’ai fait le mal
sciemment… Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Contentez-vous de répondre à mes
questions…
Madame Suzanne lui palpait le pied, la
jambe, fermait les yeux, les rouvrait. Marcel et René suivaient tous ses gestes
en opinant du bonnet.
— Elle est pas malade, tu es bien
sûr ? demanda René qui trouvait que Josiane avait une mine de lavabo.
Ce grand châle en plein juillet et ces
tremblements de tous les membres ne lui disaient rien qui vaille.
— J’ai fait faire tous les examens
possibles. Elle n’a rien…, répondit Marcel.
— Cela m’aiderait beaucoup d’avoir un
nom ou deux de personnes susceptibles de lui vouloir du mal. Cela me mettrait
sur le chemin… Dites-moi des noms au hasard, Josiane.
Josiane se concentra et resta muette.
— N’essayez pas de réfléchir. Lâchez
des noms de personnes comme ils vous viennent à l’esprit.
— Marcel, Junior, René, Ginette…
— Ah ! Ben non… ce ne peut pas
être nous ! s’écria Marcel.
— Cela vient peut-être de votre côté,
dit madame Suzanne en s’adressant à Marcel. Un rival ? Un employé
renvoyé ?
Ils se regardèrent, perplexes. Marcel
s’essuyait le front, René mâchouillait un cure-dents. Junior gigotait dans son
siège et poussait des cris furieux.
— Tiens-toi tranquille, Junior,
l’heure est grave ! gronda Marcel.
— Non… laissez-le, intervint madame
Suzanne. Il tente de nous dire quelque chose. Vas-y, mon ange. Parle…
C’est alors que Junior se mit à faire des
bonds dans son Baby Relax et à reproduire de drôles de gestes : il mimait
une hélice en train de tourner au-dessus de sa tête et faisait des bulles
sonores avec sa bouche.
— Il se tord les boyaux parce qu’il a
faim et il en a ras le bol qu’on ne s’occupe pas de lui, traduisit Marcel.
C’est égoïste, les mômes, et quand ça a les crocs, ça ne pense plus à rien
d’autre !
Madame Suzanne lui fit signe de se taire et
planta son regard dans celui de Junior.
— Cet enfant veut nous dire quelque
chose…
— Mais il ne parle pas, il a quinze
mois ! s’exclama René.
— À sa manière à lui, il tente de
communiquer.
Junior se calma aussitôt et eut un large
sourire. Il dressa le pouce en l’air comme pour dire « Chapeau, ma
vieille, vous êtes sur la bonne piste » et il reprit son mime
d’hélicoptère qui décolle.
— On se croirait en train de jouer au
Pictionnary ! dit René, stupéfait. C’est vrai qu’il veut parler, le
môme !
— Avez-vous eu une relation avec un
pilote de ligne ? demanda à Josiane madame Suzanne qui ne lâchait pas
l’enfant des yeux.
— Non, dit Josiane. Ni pilote, ni
marin, ni militaire. J’aime pas les uniformes. Moi, je faisais plutôt dans le
tout-venant…
— Charmant pour toi ! rigola
René.
— Tais-toi, tu vas brouiller les
ondes ! le rembarra Marcel.
— Ou quelqu’un qui portait une auréole
ou un grand chapeau ? tenta madame Suzanne en suivant les gestes
insistants de Junior.
— Un berger ? suggéra René.
Junior fit non de la tête.
— Un cow-boy ? dit Marcel.
Junior prit un air exaspéré.
— Un mariachi ? dit René qui fit
le geste de gratter une guitare imaginaire.
Junior le foudroya du regard.
— Madame de Fontenay ? tenta
Marcel qui se concentrait et passait en revue tous les couvre-chefs fameux de
l’Histoire.
Junior marqua un temps d’arrêt, agita les
mains en signe de couci-couça. Et comme ils ne trouvaient pas, l’enfant fit
signe qu’il effaçait tout et tentait autre chose. Ils ne le lâchaient plus des
yeux, Josiane se demandait si son fils n’était pas pris de convulsions.
Junior imitait maintenant un animal. Il se
mit à bêler, mima deux cornes et une barbichette. Madame Suzanne rougit
violemment.
— Ça ne peut pas être une chèvre, tout
de même…
Junior insistait. Pointait son doigt vers
elle pour lui montrer qu’elle était sur la bonne voie.
— Une bique ? dit alors madame
Suzanne.
Encore, encore, c’est pas mal, semblait
dire Junior en pédalant de ses petits pieds potelés. Maintenant il se plissait
le visage de ses deux mains et faisait une horrible grimace.
— Une vieille bique…
Il applaudit à tout rompre. Et l’encouragea
en refaisant son signe d’hélice au dessus de la tête.
— Une vieille bique avec une hélice ou
un grand chapeau sur la tête ?
Junior poussa un cri de joie, un cri de
délivrance, et se laissa retomber dans son siège, épuisé.
— Henriette ! lâcha René,
inspiré. C’est Henriette ! La vieille bique avec un chapeau sur la tête
comme une soucoupe volante.
Junior applaudit et faillit en avaler sa
croûte de fromage, mais Marcel veillait et la lui retira à temps de la bouche.
— Henriette ! s’exclamèrent
Marcel et René ensemble. C’est elle qui a marabouté Choupette !
Madame Suzanne, agenouillée, était enfin
entrée dans l’âme et le destin de Josiane. Elle réclama le plus grand
recueillement et un silence de cathédrale emplit le salon. Les deux hommes
coude à coude attendaient que le diagnostic de madame Suzanne tombe. Junior
aussi. Il tenait ses pieds à deux mains et les secouait pour accélérer le temps,
semblant dire « il faut agir vite, vite… ».
— En effet, c’est une dénommée
Henriette…, murmura madame Suzanne, penchée sur le pied de Josiane.
— Comment est-ce possible ? dit
Marcel, pâle comme l’homme qui voit un revenant.
— La jalousie et l’appât de l’argent…,
poursuivit madame Suzanne. Elle va voir une femme, une femme très grosse avec
des cœurs roses partout dans l’appartement, une femme qui a accès au mal et qui
a travaillé Josiane… Je les vois ensemble. La grosse femme sue et prie une
Vierge en plâtre. La dame au grand chapeau lui remet de l’argent, beaucoup
d’argent. Elle donne une photo de Josiane à la grosse femme qui la place sous
influence, elle la travaille, la travaille… Je vois des épingles ! Ça va
être pénible, ça va être dur, mais je devrais y arriver !
Elle se concentra sur les pieds, les
mollets de Josiane, prit ses mains dans les siennes et prononça des mots
incompréhensibles, des formules qui sonnaient comme du bas latin. Marcel et
René écoutaient, médusés. Junior hochait la tête, d’un air entendu. Ils
distinguèrent une phrase qui demandait « aux démons de sortir ».
Josiane eut un hoquet et vomit un peu de bile. Madame Suzanne l’essuya en lui
tenant la nuque. Josiane dodelinait de la tête, les yeux révulsés, la bave aux
lèvres. Junior souriait. Puis madame Suzanne se livra à un rituel de passes
autour du corps de Josiane. Cela dura environ dix minutes. Elle se mit en
colère et ordonna aux esprits mauvais de se rendre et de décamper.
Marcel et René reculèrent, effrayés.
— Je préférais ton histoire de
corbeau… C’était plus poétique.
— Moi aussi ! murmura René qui
n’en croyait pas ses yeux.
Junior les fit taire du regard. Ils
baissèrent les yeux, contrits.
Enfin, madame Suzanne se redressa, se
frotta les reins et déclara :
— Elle va s’en sortir. Mais elle va
être épuisée…
— Alléluia ! s’exclama Junior en
levant les bras au ciel.
— Alléluia ! reprirent René et
Marcel qui ne savaient plus sur quel pied danser.
Josiane, enfouie dans son châle en mohair,
se mit à trembler de tous ses membres et se laissa glisser à terre, inerte.
— Ça y est… Elle est dégagée, constata
madame Suzanne. Elle va dormir et, pendant son sommeil, je la nettoierai de
fond en comble… Priez pour moi, l’ennemie est coriace, je vais avoir besoin de
toutes les forces.
— J’ai oublié mes prières ! dit
René.
— Tu dis n’importe quoi et tu
commences par dire « merci »…, lui conseilla Marcel. Tu t’en fous des
mots, c’est le cœur qui parle.
René bougonna. Il n’était pas venu pour
réciter des bondieuseries !
— Je vous dois combien ? demanda
Marcel.
— Rien. C’est un don que j’ai reçu et
je ne dois pas le salir en prenant de l’argent. Sinon il me serait
immédiatement retiré. Si vous voulez donner, faites-le de votre côté.
Elle rangea ses huiles et ses crèmes, ses
bâtons d’encens et sa grosse bougie blanche et se retira, laissant les deux
hommes abasourdis, Junior ravi et Josiane endormie.
Et le téléphone toujours décroché.
— Mais qu’est-ce qu’elle a
maman ? s’exclama Hortense qui prenait son petit déjeuner dans la cuisine
avec Zoé. Elle est vraiment pas dans son assiette !
Il était midi et demi et les deux filles se
levaient. Joséphine leur avait préparé le petit déjeuner tel un fantôme
distrait. Elle avait mis du café dans la théière, le miel au micro-ondes et
avait laissé les tartines brûler dans le grille-pain.
— Les meurtres à répétition… ça tape
sur le ciboulot ! hasarda Zoé. Elle a encore été convoquée chez les flics
après la mort de la fliquette. Ils les ont tous rappelés pour les interroger,
tous les gens de l’immeuble…
— Quand je l’ai vue à Londres, elle
était normale. Frétillante, même.
— Tu l’as vue quand ? s’exclama
Zoé.
— Il y a quinze jours. Elle avait
rendez-vous avec son éditeur anglais.
— Elle était à Londres ? Elle
nous avait dit qu’elle partait pour une conférence à Lyon. Elle nous en a fait
toute une tartine ! Je trouvais même qu’elle en faisait un peu trop. Mais
bon… Elle est toujours too much quand elle parle du Moyen Âge…
— Non ! Elle était à Londres et
je l’ai vue comme je te vois…
— Tu vois, à force de jamais me donner
de nouvelles, je sais rien, moi !
— Je déteste donner des
nouvelles ! C’est gnangnan et puis on n’a pas toujours quelque chose à se
dire ! Pourquoi a-t-elle menti ? Ça lui ressemble pas…
Zoé et Hortense se regardaient, intriguées.
— Je crois que je sais, dit Zoé,
mystérieuse.
Elle se tut un moment comme pour rassembler
ses pensées.
— Accouche ! ordonna Hortense.
— Je pense qu’elle est allée voir
Philippe et qu’elle n’a rien dit à cause d’Iris.
— Philippe ? Et pourquoi elle
aurait menti pour le voir ?
— Parce qu’elle est amoureuse…
— De Philippe ! s’exclama
Hortense.
— Je les ai surpris le soir de Noël
dans la cuisine en train de se rouler une pelle.
— Maman et Philippe ? T’es
complètement ouf !
— Non, je ne suis pas folle et ça
explique tout… Elle a menti à Iris, elle lui a dit qu’elle allait à Lyon pour
un séminaire et elle est partie le retrouver… à Londres. Je sais parce que j’ai
essayé de l’appeler et j’ai eu un répondeur en anglais sur son portable !
Je comprends maintenant !
— Elle te l’avait pas dit à toi ?
— Elle a dû avoir peur que je me coupe
et le dise devant Iris. Elle m’a juste dit qu’elle m’appellerait, elle. Et puis
elle savait que j’étais chez Emma. Elle se faisait pas de souci.
— Ça alors ! la vie sentimentale
de maman me fascinera toujours ! Je croyais qu’elle sortait avec Luca, tu
sais, le beau mec de la bibliothèque !
— Elle l’a largué. Du jour au
lendemain. D’ailleurs, faudrait que je lui dise que je l’ai vu traîner
plusieurs fois dans le quartier, le beau Luca. Sais pas où ils en sont tous les
deux…
— Largué Luca ! dit Hortense,
stupéfaite. Mais pourquoi tu m’as rien dit ?
— T’étais pas là, j’avais pas envie
d’en parler et pis, j’étais en colère contre maman.
— En colère ? Il est canon,
Philippe !
— Elle trahissait papa…
— T’exagères ! C’est lui qui l’a
laissée tomber pour Mylène !
— N’empêche…
— Elle trahissait pas du tout !
T’as la mémoire courte, Zoé !
— Disons que je lui en voulais !
Ça fait un choc tout de même de voir ta mère rouler un patin à ton oncle !
Hortense balaya l’argument de la main et
demanda :
— Et Iris, elle se doute de
rien ?
— Ben non… puisqu’elle lui a dit
qu’elle allait à un séminaire à Lyon. Et puis Iris, depuis quelque temps, elle
est sur une autre planète. Elle a des visées sur Lefloc-Pignel. Elle déjeunait
avec lui aujourd’hui…
— C’est qui Lefloc-Pignel ?
— Un type de l’immeuble… Je l’aime
pas, mais il en jette !
— Le beau mec que j’ai vu à Noël et
que je voulais caser avec maman ?
— Exact. Je l’aime pas, je l’aime
pas ! Gaétan, c’est son fils…
— Celui que tu retrouves à la cave.
Zoé brûlait d’envie de dire à Hortense
« et moi, je suis amoureuse de Gaétan », mais elle se retenait.
Hortense n’étant pas une sentimentale, elle craignait qu’elle n’exécute son
amour d’une formule lapidaire. Si je lui parle du grand ballon qui gonfle dans
mon cœur, elle va hurler de rire.
— Dis donc, elle change, maman !
Elle roule des pelles à Philippe ! C’est croustillant !
— Oui, mais elle est triste aussi…
— Tu crois que ça n’a pas marché avec
Philippe ?
— Si ça avait marché, elle serait pas
triste !
Elle eut encore envie d’ajouter « Je
le sais, moi, parce que je suis amoureuse et que j’ai envie de danser tout le
temps ». Mais elle se retint. Des fois, il me dit que je suis sa Nicole
Kidman. Complètement con, mais j’adore. Déjà je suis pas blond platine, en plus
je fais pas deux mètres seize, j’ai des taches de rousseur et les oreilles
décollées. Mais bon, j’aime bien quand il me dit ça, je me trouve encore plus
belle. Grâce à toute cette beauté qu’il a dénichée en moi, j’ai eu ma mention
« Très Bien » au brevet ! Il part au mois d’août en vacances et
j’ai peur qu’il m’oublie. Il jure que non, mais j’ai la trouille.
Hortense fronçait les sourcils et
réfléchissait. Ce n’était sûrement pas le bon moment pour se confier. Le
problème avec Hortense, c’est que c’était rarement le bon moment.
— Tu me fais un câlin ? chuchota
Zoé.
— Je préférerais pas. Suis pas trop
forte pour ce genre de choses, mais je peux te donner une bourrade, si tu
veux !
Zoé éclata de rire. Non seulement Hortense
était hyperclasse, mais, en plus, elle était drôle.
— T’as un rendez-vous cet
après-midi ?
— Chez Jean-Paul Gaultier ? Non.
Il a été remis à demain…
— On pourrait regarder Thelma et
Louise…
— Mais on l’a déjà vu cent fois !
— J’aime trop ! Quand Brad Pitt
se déshabille et après, quand le camion explose ! Et la fin, quand elles
s’envolent toutes les deux !
Hortense hésitait.
— Dis oui ! Dis oui ! Ça
fait trop longtemps qu’on l’a pas regardé ensemble.
— OK, Zoétounette. Mais pas deux
fois !
Zoé poussa un cri de victoire et elles
allèrent s’enrouler l’une contre l’autre dans le canapé du salon face à la
télévision.
— Elle est où, maman ? demanda
Hortense avant d’appuyer sur « Play ».
— Dans sa chambre, elle bosse. Elle
arrête pas de bosser. C’est sûrement pour se changer les idées…
— Aucun homme ne mérite qu’on se mette
le cœur en lambeaux, décréta Hortense. Retiens bien ça, Zoé !
Elles regardèrent le film deux fois. Se
passèrent et repassèrent le moment où Brad Pitt enlève son tee-shirt, Hortense
pensa à Gary et s’insulta, Zoé eut envie de raconter Gaétan, mais se retint.
Elles applaudirent au camion qui explose et, à la fin, quand les deux femmes
s’envolent dans le vide, elles hurlèrent en se tenant les mains. Zoé se disait
qu’il y avait plein de moyens d’atteindre le bonheur, avec Gaétan et avec sa
sœur. C’était pas le même bonheur, mais ça lui faisait chaud pareil. Elle n’en
pouvait plus de garder son secret pour elle toute seule. Il fallait qu’elle
parle à Hortense. Tant pis si elle se moquait.
— Je vais te dire un secret…,
chuchota-t-elle. Te dire la plus belle merveille du monde qui…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.
Iris entrait dans le salon et se laissait tomber sur un fauteuil en lâchant des
sacs remplis de vêtements qui se renversèrent à ses pieds.
— Elle est pas là, votre mère ?
— Si, dans sa chambre, répondirent les
deux filles en chœur.
— Elle passe son temps dans sa
chambre. C’est ballot…
— Elle bosse son HDR, répondit Zoé.
C’est un sacré boulot, tu sais !
— Je l’ai toujours connue en train de
bosser ! C’est fou le temps qu’elle aura passé dans les livres…
— Toi, tu préfères le passer dans les
magasins, railla Hortense.
Iris ignora la pique et brandit ses sacs.
— Je crois bien qu’il est fou de
moi !
— C’est lui qui t’a payé tout
ça ? s’étrangla Hortense.
— Je te l’ai dit : il est fou de
moi…
— Mais il est marié, protesta Zoé. Et
il a trois enfants !
— Il m’a invitée à déjeuner, un resto
délicieux à l’hôtel Lancaster, tu t’évanouis de plaisir à chaque bouchée, et
puis après, on s’est promenés, Champs-Élysées, avenue Montaigne et, à chaque
boutique, il me couvrait de cadeaux ! Un vrai prince charmant !
— C’est du bidon, les princes
charmants ! déclara Hortense.
— Pas lui ! Il me traite comme
une princesse. Avec courtoisie, délicatesse, en me dévorant des yeux… Et puis
il est beau, mais beau !
— Il est marié et il a trois enfants,
répéta Zoé.
— Avec moi, il oublie tout !
— Belle mentalité, soupira Zoé.
— Je vais ranger mes affaires dans ma
chambre…
— C’est la mienne, pesta Zoé une fois
Iris partie. À cause d’elle, je dors dans le bureau de maman et maman travaille
dans sa chambre !
— Tu l’aimes pas ?
— Je trouve qu’elle traite pas bien
maman. On dirait qu’elle est ici chez elle ! Elle fait venir son prof de
gym, invite Henriette, parle des heures au téléphone avec ses copines… Bref,
elle est à l’hôtel et maman dit rien.
— Maman a revu Henriette ?
— Elles ont dîné toutes les trois et
depuis, on l’a plus revue.
— Dis donc, il s’en passe des choses
quand je suis pas là !
Iris sortit ses emplettes des sacs et les
posa sur le lit. À chaque vêtement, elle se souvenait du regard d’Hervé. Elle
gloussa en caressant le cuir souple et doux d’un sac Bottega Veneta. Un grand
cabas matelassé en cuir argenté. Elle en rêvait ! Elle avait choisi, en
outre, une robe ivoire en coton et des sandales assorties. La robe avait un col
châle décolleté, la taille resserrée, des plis qui s’évasaient en corolle
fluide. Elle lui allait à la perfection. Ce pourrait être une robe de mariée…
Ils avaient déjeuné, les yeux dans les
yeux. Il lui avait parlé de ses affaires. Lui avait expliqué comment le numéro
cinq des plastiques rachetait le numéro quatre pour devenir, peut-être, le
numéro un mondial. Puis il avait bafouillé : « Je dois vous ennuyer.
On ne devrait pas parler affaires avec une jolie femme ! On va aller faire
des courses pour vous récompenser de m’avoir si bien écouté… » Elle
n’avait pas dit non. Le comble de la virilité, pour elle, était un homme qui la
couvrait de cadeaux. Il l’avait quittée à une station de taxis, lui avait baisé
la main. « Il faut bien que je retourne travailler, hélas ! »
Quel homme exquis !
Ses premiers cadeaux. Il s’enhardissait.
Bientôt ce serait le premier baiser, la première nuit passée ensemble, un
week-end peut-être ! Pour finir sur une marche nuptiale et la bague au
doigt ! Tralalalalère ! Elle ne pourrait pas se marier en blanc, bien
sûr, mais la robe ivoire ferait l’affaire. S’ils se mariaient en été… Elle se
renversa sur le lit en froissant la robe contre elle.
Il lui faudrait simplement être patiente.
Ce n’était pas le genre d’homme à vous culbuter dans un coin ni à vous
harceler. Il lui téléphonait le matin, demandait si elle était libre pour
déjeuner, lui donnait rendez-vous dans un restaurant et se comportait si
galamment que personne n’aurait pu croire qu’ils étaient intimes. Mais nous ne
sommes pas encore intimes ! Il ne m’a toujours pas embrassée. Il lui avait
proposé d’aller déjeuner au parc de Saint-Cloud. C’est très agréable en été, on
pourra se promener dans les allées. Elle avait compris qu’alors il
l’embrasserait et avait piqué un fard. Avec lui, elle retrouvait ses émois
d’adolescente.
Parfois elle avait du mal à masquer ses
sentiments envers Joséphine. Son manque d’assurance, sa maladresse l’irritaient
au plus haut point. Et puis… elle ne parvenait pas tout à fait à lui pardonner
le scandale du livre. Si elle a un compte en banque bien rempli, aujourd’hui,
c’est quand même grâce à moi ! Elle éprouvait envers Jo une aversion
jalouse. Il lui arrivait d’être obligée de s’en aller brusquement quand
Joséphine se mettait à parler de ses recherches pour sa thèse, son HDR, DRH ou RHD, elle ne
retenait jamais l’ordre de ces initiales barbares et barbantes. Cependant,
étant donné les circonstances, la vie était plus agréable chez sa sœur que
seule, chez elle, avec cette Carmen collante comme du papier tue-mouches. Et
puis… Hervé n’était pas loin. Elle avait remarqué qu’il choisissait toujours
des lieux de rendez-vous où il n’était pas connu. Jamais elle ne le voyait le
week-end. Elle attendait, le lundi matin, que son portable sonne. Elle avait
choisi une sonnerie spéciale pour lui. Elle posait son téléphone sur
l’oreiller. Elle attendait trois, quatre sonneries puis décrochait. Elle devait
reconnaître qu’elle passait son temps à l’attendre. Je n’ai guère le choix, se
disait-elle, lucide. Le mois d’août approchait. Sa femme et ses enfants
partiraient en vacances dans la grande maison à Belle-Île.
Elle déplia une grande chemise blanche à
col haut. Pour cacher les rides du cou. Elle ôta les épingles, le carton,
l’étendit sur le lit. Se piqua un doigt à une épingle et constata, effondrée,
qu’elle avait mis une goutte de sang sur la belle robe Bottega Veneta.
Elle poussa un juron de colère. Comment
détachait-on le sang sur du coton ivoire ? Il faudrait qu’elle appelle
Carmen.
Henriette sortit de la station de métro
Buzenval et tourna à droite dans la rue des Vignoles. Elle s’arrêta devant
l’immeuble décrépit de Chérubine et reprit son souffle. Son orteil droit la
faisait souffrir et son nerf sciatique la lançait dans la hanche. Elle n’avait
plus l’âge de prendre le métro, descendre et monter des escaliers, se retrouver
pressée contre des anonymes aux aisselles malodorantes. Elle avait beau ôter
son chapeau et se vêtir de vêtements bon marché, elle avait toujours
l’impression qu’on la dévisageait. Qu’on savait qu’elle cachait des billets
dans les bonnets de son soutien-gorge. Elle serrait ses bras sur ses seins pour
prévenir l’assaut d’un malotru basané et affichait l’air méchant d’une vieille
mal lunée à qui il ne faut pas se frotter. Parfois, quand elle apercevait son
reflet dans la vitre du métro, elle se faisait peur ! Elle en riait, le
nez enfoncé dans son écharpe parfumée à « Jicky » de Guerlain. Elle
s’inondait de « Jicky » quand elle prenait le métro. C’était la seule
façon de ne pas défaillir. Elle n’avait jamais été agressée et, plus elle
prenait le métro, plus elle devenait grimaçante et hargneuse.
Elle entama la lente montée des escaliers
de l’immeuble de Chérubine, eut le cœur soulevé par l’odeur de vieux chou
rance, fit une pause à chaque palier et atteignit enfin le troisième étage.
Elle palpa son soutien-gorge et soupira. Qu’elle les aimait, ces billets !
Qu’ils étaient tendres à malaxer ! Ils faisaient un petit bruit doux,
attendrissant, un bruit d’oisillon qui ébouriffe ses plumes. Six cents euros,
tout de même ! Pour planter des aiguilles. Ce n’était pas donné. Et de
résultats, je n’en vois guère. J’ai beau traîner sous les fenêtres de Marcel,
je n’aperçois pas le moindre corps écrasé sur le trottoir. J’interroge la
maréchaussée, en vain. Ni accident ni suicide. À ce train-là, mon compte en
banque va se vider aussi sûrement qu’une baignoire d’eau sale ! J’en suis
à mon sixième versement. Six fois six, trente-six, soit trois mille six cents
euros dilapidés. C’est trop ! Beaucoup trop.
Elle aperçut l’écriteau posé au-dessus de
la sonnette : SONNEZ ICI
SI VOUS ÊTES PERDU. Je suis perdue, moi ? Je suis
une de ces pauvres femmes égarées, prêtes à tout pour retrouver leur
homme ? Pas le moins du monde. Je m’épanouis dans un célibat choisi et
suis à la tête d’une entreprise florissante avec mes économies de bouts de
chandelles. J’amasse, j’amasse et je ne me suis jamais autant amusée. Je
détrousse les mendiants, rapine, escroque et réussis à vivre sans débourser un
centime. Et, dans le même temps, je laisse une fortune dans les mains de cette
charlatane obèse ! Il y a quelque chose qui ne va pas, ma chère Henriette.
Reprends-toi ! Elle considéra un long moment l’écriteau et déclara tout
haut : « Eh bien, je ne sonnerai pas ! »
Et elle tourna les talons.
J’étais en train de m’égarer, pensa-t-elle
sur le trajet retour de la ligne 9, en tâtant ses bonnets, écoutant leur
doux bruissement. Qu’est-ce que cela m’importe que Josiane et Marcel se
gobergent ? Ne suis-je pas plus heureuse aujourd’hui ? Il m’a rendu
service en se carapatant. Il a donné un sens à ma vie qui n’en avait pas
beaucoup, il faut bien le reconnaître. Aujourd’hui, comme disent les jeunes
crétins, je m’éclate.
Pas plus tard qu’hier, elle avait volé chez
Hédiard. Oui, volé. Elle était entrée pour faire son habituel numéro de
pleureuse de vieille femme usée par la vie – elle avait chaussé ses
espadrilles trouées et avait mis son manteau de pauvresse car, c’est bien
connu, les pauvres s’habillent pareil été comme hiver – et attendait
de lancer sa longue plainte quand elle avait compris qu’elle était seule dans
la boutique. Les vendeuses étaient au sous-sol, occupées à cancaner ou à faire
semblant de travailler. Elle avait ouvert son grand cabas et l’avait
rempli : sancerre rouge, vinaigre balsamique (quatre-vingt-un euros le
petit flacon de cinquante centilitres), foie gras, pâtes de fruits, chocolats,
soupes au concombre, soupes au pistou, noix de cajou, pistaches, calissons,
nems, rouleaux de printemps, tranches de gigot, œufs en gelée, fromages divers.
Elle avait raflé tout ce qui était à portée de main. Le cabas pesait lourd,
très lourd. Elle s’était presque démis l’épaule. Mais quel plaisir ! Des
rigoles de sueur chaude coulaient le long de ses bras. Ce n’est que
justice : je volais aux pauvres et maintenant, je vole aux riches !
La vie est formidable.
Je devais avoir le cerveau à l’arrêt quand
je me suis remise entre les mains de l’obèse. J’avais déposé ma raison au
vestiaire. Je pourrais aller jusqu’à la dénoncer à la police, cette Chérubine.
Je suis sûre que c’est illégal, ses magouilles. Et elle ne doit pas déclarer un
seul centime ! Si elle me menace de ses petites aiguilles, je
l’avertis : je la livre à la police et au fisc. Elle y réfléchira à deux
fois.
Enfin ! Je viens de sauver six cents
euros. Six adorables billets de cent euros qui dorment heureux, blottis contre
mon sein. Mes petits chéris ! Maman est là qui veille, reposez
tranquilles !
Et puis, il était temps qu’elle cesse ses
prélèvements sauvages sur le compte commun. Marcel aurait fini par avoir une
puce à l’oreille. Il aurait été tenté de faire une enquête sur ses sorties
inopinées d’argent.
Elle l’avait échappé belle.
Elle bénissait ce jour de juillet où elle
retrouvait enfin son bon sens. Que les gens ont brave mine dans cette
rame ! Ce n’est pas de leur faute s’ils ne sourient pas. Ce sont de
pauvres hères. Obligés d’accomplir un travail ingrat pour subsister, on ne peut
pas leur demander, en plus, de sentir bon et de sourire. Même si le savon ne
coûte pas cher…
Et puis, se dit-elle, emportée par une
vague de bonheur, il faut savoir pardonner dans la vie et tiens ! je lui
pardonne d’être parti. Je lui pardonne et je vais donner à mon avocat l’ordre
de lancer la procédure de divorce. Je le saignerai à blanc et au couteau
tranchant, mais je lui rendrai sa liberté. Je garderai l’appartement et
doublerai la pension qu’il me propose. Avec tout l’argent que je gagne en le
dérobant aux pauvres et aux riches, je vais devenir millionnaire !
Elle sortit du métro, gaie comme un pinson,
grimpa les degrés d’un pas léger, tenant ses seins à deux mains, et laissa
tomber une pièce de vingt centimes dans la sébile d’un mendiant couché sur les
marches du métropolitain.
— Merci, ma bonne dame, dit le vieux
en soulevant sa casquette. Dieu vous le rendra au centuple ! Dieu
reconnaît toujours les siens.
Joséphine broyait du noir.
Joséphine vivait cloîtrée dans sa chambre.
Des piles de dossiers entouraient son lit. Elle les enjambait pour se coucher.
Elle n’avait plus envie de descendre dans
la belle loge bariolée d’Iphigénie. C’était devenu le dernier salon où l’on
cause et on y commentait sans relâche les meurtres récents. Les rumeurs les
plus folles couraient. C’est un curé qui, entravé par son vœu de chasteté, se
rebelle contre Rome. C’est le boucher, j’ai vu ça dans un film, y a que lui
pour avoir des couteaux tranchants toujours aiguisés. Non ! C’est un ado
en colère contre une mère trop rigide ; chaque fois qu’elle le punit, il
choisit une victime, une femme seule, la nuit. C’est un chômeur, un ancien
cadre, qui ne digère pas sa mise à l’écart et se venge. Et pourquoi les
recherches de la police s’étaient-elles concentrées sur l’immeuble A ?
Encore une fois, ce sont eux qui ont la vedette, soupirait la dame au caniche.
Chacun avait son coupable idéal et
renchérissait sur les détails suspects, les mines patibulaires, les
imperméables blancs. Quand Iphigénie apercevait Joséphine, elle lui faisait de
grands gestes pour qu’elle se joigne à eux. Joséphine était une source
intéressante : elle avait été convoquée plusieurs fois par l’inspecteur
Garibaldi. Elle devait avoir des renseignements inédits. Joséphine y allait à
contrecœur. Elle écoutait, hochait la tête, répondait je ne sais pas
grand-chose et ils finissaient par la regarder avec hostilité, l’air de dire,
on n’est pas assez bien pour vous, c’est ça ?
Seul dans son coin, réfugié dans un mutisme
douloureux, monsieur Sandoz dévorait Iphigénie des yeux. Il tentait de faire
entendre sa plainte amoureuse, mais Iphigénie avait d’autres chats à fouetter
et ne lui prêtait qu’une oreille distraite. Il se confiait à Joséphine à voix
basse en cachant ses ongles qu’il ne trouvait jamais assez propres :
— Elle n’ose pas me dire que je suis
trop vieux. Pourtant je fais tout pour lui être agréable…
— Vous en faites peut-être un peu
trop, répondait Joséphine qui trouvait un écho de sa peine dans la mélancolie
de monsieur Sandoz. L’amour ne rime pas avec empressement, bien au contraire…
C’est ce que me répète ma fille aînée qui, elle, est experte en séduction.
Monsieur Sandoz avait le col de sa chemise
qui rebiquait en deux petites pointes blanches et une cravate noire en tricot.
— Je n’arrive pas à feindre
l’indifférence. On lit en moi comme dans un livre ouvert…
Nous avons le même problème, se dit
Joséphine, moi aussi, je suis prévisible et transparente. Il lui a suffit de
vingt-quatre heures pour se lasser.
Monsieur Sandoz revenait à la loge.
Déposant des fleurs, des chocolats sur la petite console Ikea. Toujours vêtu de
son costume gris, de sa chemise blanche et de son imperméable blanc qu’il
portait par tous les temps. Il ressemblait à un promeneur endimanché.
— Sans vous offenser, ce n’est pas une
question d’âge, c’est que… vous êtes trop gris pour Iphigénie.
— Madame Cortès, moi, du gris, j’en ai
partout. J’ai le cœur plein de suie…
Elle aussi n’allait pas tarder à se couvrir
de suie.
Cela faisait seize jours qu’ils s’étaient
quittés sur le quai de Saint Pancras. Elle marquait les jours en petits
bâtons-soldats dans la marge d’un cahier. Elle avait commencé par compter les
heures, puis avait renoncé. Trop de petits bâtons lui noircissaient le moral.
Seize jours qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de Philippe. Chaque fois que
le téléphone sonnait, son cœur s’emballait, escaladait la montagne puis
retombait tel le rocher de Sisyphe dans ses talons. Ce n’était jamais lui. Mais
pourquoi n’appelle-t-il pas ? Elle s’était fait une liste de raisons et
argumentait chaque proposition.
Il a perdu son portable et mes
numéros ? Peu probable.
Il a eu un accident ? Elle l’aurait
su.
Il est débordé de travail ? Non
valable.
Il a revu Dottie Doolittle. Possible. Et
elle gribouillait une paire de ballerines et des boucles d’oreilles.
Il aime encore Iris. Possible. Elle
dessinait deux grands yeux bleus et cassait la mine de son crayon.
Il est mal à l’aise vis-à-vis d’Alexandre.
Ou de Zoé. Probable. N’ai-je pas, moi-même, caché aux filles que je l’avais vu
à Londres ?
Ou alors… et le crayon retombait sur la
feuille.
Il s’était lassé après l’avoir enlacée.
Il n’a pas aimé l’odeur de mon corps, la
petite veine éclatée sur ma hanche gauche, le goût de ma bouche, le pli léger
sur mon genou droit, l’ourlet de ma lèvre supérieure, la consistance de mes
gencives… j’ai ronflé, je me suis trop livrée, pas assez, j’ai été dinde,
niaise, je n’embrasse pas bien, je fais l’amour comme une garniture de jardin.
On ne rompt pas avec une femme parce que
l’espace entre son nez et sa bouche n’est pas assez grand ou que ses gencives
sont molles ! Et pourquoi pas ? Si, dans cet espace-là, on a déposé
son idéal de beauté, de perfection ? Elle se souvenait avoir éconduit, en
terminale, Jean-François Coutelier parce qu’il lui soutenait que le père Goriot
avait deux fils. « Non ! Deux filles, Anastasie de Restaud et Delphine
de Nuncigen. » « Tu es sûre ? Je croyais pourtant que c’était
deux fils. » Elle l’avait regardé et toute la beauté de Jean-François
Coutelier s’était évaporée.
Le désir. Ce parfum qu’on ne peut jamais
mettre en flacon. On a beau l’invectiver, le supplier, se tordre les mains, lui
offrir sa fortune, il demeure volatil et volage.
Elle appela son père. J’ai besoin de toi,
fais-moi un signe. Je suis en charpie. « … mais quand tu sortiras, mon
ange, le cœur ivre de joie, fais attention dans l’ombre à la perfide
orange. » « C’est quoi ? une citation ? » « Non.
Un avertissement ! À multiples usages. »
Elle avait dévalé l’escalier de l’hôtel
après avoir glissé sur une orange.
Elle allait perdre Philippe à cause d’une
« perfide orange » ?
Elle tapa « Orange » sur Google.
Orange, la compagnie de téléphone, Orange, le fruit, Orange, la ville, Orange
mécanique, les chorégies d’Orange, Orange généalogie. Elle cliqua sur
« Généalogie ». Remonta à Philibert de Chalon, Prince d’Orange, né à
Lons-le-Saunier, qui trahit le roi de France, François Ier, et se
rangea aux côtés de Charles Quint. Un traître. Philippe me trahit. Il est
retourné dans les bras de la perfide Albionne. Lons-le-Saunier, lut-elle sur
l’écran, la ville de naissance de Rouget de Lisle.
Elle se recroquevilla sur son fauteuil
préféré, le siège était rembourré, les accotoirs dodus et le plat du dos lui
tenait bien les reins. Mon amour s’effrite : un baiser contre le four, une
citation de Sacha Guitry, une escapade à Londres et une longue attente qui me laisse
haletante.
Elle se repliait sur son HDR et travaillait.
Elle feuilleta ses notes. Où en était-elle ? À l’aimant qu’on posait sur
le ventre pour garder l’enfant désiré ou entre les jambes pour avorter ? À
la chartre des artisans qui exigeait que le travail ne s’effectue qu’à la
lumière du jour ? Certains maîtres, pour augmenter le rendement de leurs
ouvriers, les faisaient travailler à la chandelle, une fois la nuit tombée, ce
qui était interdit. D’où l’expression « travailler au noir ». Ses
pensées vagabondaient dans le désordre.
Elle avait aperçu Luca, de loin, sous les
frondaisons du square. Il tournait autour de l’immeuble, les mains dans les
poches de son duffle-coat. Elle s’était réfugiée avec Du Guesclin derrière un
arbre et avait attendu qu’il s’éloigne. Que voulait-il ? Avait-il appris
par la concierge qu’elle était venue chez lui et connaissait sa double
identité ? Elle n’osait pas se l’avouer, mais elle avait peur. Et s’il
s’en prenait à elle ? Du Guesclin avait grogné en l’apercevant. Son poil
s’était hérissé.
Les enquêteurs de la brigade criminelle
semblaient penser que l’assassin habitait l’immeuble. Les investigations se
resserrent autour de vous tous, avait grimacé l’inspecteur Garibaldi.
« Pourquoi n’avez-vous pas porté tout de suite plainte lors de votre
agression en novembre ? Vous ménagiez le coupable ? Vous le
connaissez ? – Mais non ! balbutiait Joséphine, chaque fois
qu’il lui posait la question – ce devait être une technique
interrogatoire de poser cent fois la même question –, je ne voulais pas
inquiéter ma fille, Zoé. Son père est mort dévoré par un crocodile, je me
disais qu’elle n’avait pas besoin d’une autre tragédie… » Il la
contemplait en secouant la tête d’un air dubitatif. « On vous plante un
couteau dans le cœur et la première chose à laquelle vous pensez, c’est à
ménager votre fille ? – Bien sûr… – Ah… Ça s’appelle
du masochisme ou je m’y connais pas ! Et comment avez-vous échappé aux
coups de couteau répétés ? » Joséphine le dévisageait, incrédule.
Elle avait déjà répondu à cette question ! « Grâce à un paquet envoyé
par des amis de mon mari qui contenait une chaussure de sport. »
L’inspecteur souriait, d’un petit air amusé. « Une chaussure de
sport ! Tiens donc… C’est original ! On devrait toujours en avoir une
sur soi quand on sort le soir ! » Et il enchaînait avec une question
sur l’Angleterre. « Et comme par hasard, vous étiez à Londres lorsque le
capitaine Gallois a été tué… C’était pour vous fabriquer un alibi ? »
« J’étais allée voir mon éditeur anglais. Je peux le prouver… »
« Vous n’êtes pas sans savoir qu’elle ne vous appréciait pas. »
« Je l’avais remarqué. » « Elle avait rendez-vous avec vous le
lendemain du jour où… » « Je l’ignorais. » « Elle a laissé
une note d’ailleurs… Vous voulez la lire ? »
Il lui avait tendu une feuille blanche où
le capitaine avait écrit en gros, au feutre noir : CREUSER RV. CREUSER RV. CREUSER RV. « Elle devait vouloir vous poser d’autres questions lors de
ce rendez-vous. Vous aviez un différend toutes les deux ? »
« Non. Je m’étonnais de son animosité. Je me disais que ma tête ne lui
revenait pas. » « Ah ! avait-il ricané, c’est ainsi que vous
appelez le fait de vous interroger ! Va falloir trouver autre chose… Ou
alors un très bon avocat. Vous êtes mal barrée… » Elle avait éclaté en
sanglots. « Mais enfin ! Puisque je vous dis que je n’ai rien
fait ! » « Ça, madame, ils le disent tous ! Les pires
criminels nient toujours et jurent sur la tête de leur mère qu’ils n’ont rien
fait… » Il avait claqué le plateau de son bureau de ses index tendus dans
une imitation de solo de batterie. Avait interrompu son petit numéro quand un
collègue avait ouvert la porte de son bureau. « Dis donc… On a un nouveau
témoignage. Canon ! Une copine de la serveuse. Elle revient d’un voyage de
trois mois au Mexique et elle vient d’apprendre pour sa copine. Tu devrais
venir. » « Bon…, avait concédé l’inspecteur, j’arrive et vous, vous
pouvez y aller, mais c’est pas clair votre affaire. Si j’étais vous, je
réfléchirais ! »
Elle croisait ses voisins chaque fois
qu’elle sortait du bureau de l’inspecteur. Ils attendaient, assis sur des bancs
en bois, dans le couloir aux murs défraîchis. Ils n’osaient pas parler. Ils se
sentaient déjà coupables. Monsieur et madame Merson râlaient, le fils Pinarelli
souriait finement comme s’il détenait des secrets exclusifs et qu’il n’était là
que pour faire de la figuration, quant à Lefloc-Pignel et aux Van den Brock,
ils étaient ulcérés.
— On ne peut rien faire ! Si on
refuse de se présenter, ils vont nous coller en cabane, s’insurgeait madame Van
den Brock dont les yeux roulaient frénétiquement dans tous les sens.
— Mais non ! la tempérait son
mari. C’est insupportable, certes, mais nous devons nous plier à la procédure.
Cela ne sert à rien de nous énerver et nous devons, au contraire, leur opposer
le plus grand calme.
Madame Lefloc-Pignel s’était fait faire un
certificat médical pour se soustraire aux interrogatoires.
Et pourquoi serait-il parmi nous, le
meurtrier ? s’interrogeait Joséphine. Parce que l’oncle de la Bassonnière,
avec ses petites fiches, perpétue l’esprit de vengeance de la famille, furieuse
d’avoir été reléguée en fond de cour ? Mademoiselle de Bassonnière avait
des dossiers sur tout le monde. Pas que sur l’immeuble A ! Et même si je
connaissais trois des quatre victimes, ça ne fait pas de moi pour autant une
complice ! Et la serveuse, je ne sais même pas à quoi elle
ressemblait ! Cette histoire ne tient pas debout. C’est le capitaine qui
les a mis sur ma piste. Je l’ai énervée dès notre premier entretien. Je produis
cet effet-là sur certaines personnes : elles me trouvent d’emblée
mollassonne, inerte, voire stupide. Ou alors elle n’avait pas aimé mon
livre ? Elle aurait voulu être écrivain et on lui avait refusé trois
manuscrits. Elle se disait pourquoi elle et pas moi ? CREUSER RV, CREUSER RV. Ce n’est même pas français. On ne creuse pas un rendez-vous, on
creuse une idée.
Elle se leva et alla chercher le Littré. Le
consulta et marmonna j’avais raison, le verbe creuser : « Possède en
propre le sens abstrait d’approfondir, analyser en profondeur. » On ne
creuse pas un rendez-vous, on le propose, on le prépare, on l’aménage, on
l’organise, on l’annule, on le remet, on le repousse, on l’échelonne quand il y
en a plusieurs. Pourtant, le capitaine parlait sans faire de fautes de français,
cela m’avait frappée. Il y a très peu de gens qui parlent une langue
impeccable.
Elle écrivit les deux lettres sur son bloc.
RV, RV, RV… Rendez-vous,
mais aussi : Renseignement Vague, Raison Vacillante, Rapport Vaseux,
Rester Vigilant, Rien à Voir. Zoé passa la tête par la porte de la chambre et
lança un regard inquiet à sa mère.
— Qu’est-ce que tu fais, m’man ?
— Je travaille…
— Tu travailles vraiment ?
— Non, je fais des dessins…, reconnut
Joséphine, lasse de tourner en rond dans ses pensées.
— Tu me les montres ? demanda Zoé
d’une petite voix d’intruse.
— Ils ne sont pas terribles, tu sais…
Zoé était venue s’asseoir sur l’accotoir du
fauteuil. Joséphine lui tendit la feuille remplie de RV et prépara une réponse à la
curiosité de sa fille. Elle ne voulait pas lui parler de l’enquête.
— Ah…, fit Zoé, déçue, en laissant
retomber la feuille. Tu apprends à écrire des textos ?
— Non, dit Joséphine, surprise. Au
contraire, quand j’envoie un texto, je fais exprès d’écrire chaque mot en
entier et j’espère bien que tu en fais autant ! Sinon tu vas perdre ton
orthographe…
— Oh ! moi, je le fais. Mais les
autres, non. Tu sais ce qu’elle m’a envoyé Emma, l’autre jour ?
Zoé prit un crayon et écrivit à côté des RV de
Joséphine :
— Un message en cinq lettres, MHAUT…
— Ça ne veut rien dire !
s’exclama Jo en essayant de déchiffrer le sigle.
— Si… c’est pas évident. Cherche bien.
Joséphine relut les lettres, à l’endroit, à
l’envers, mais ne trouva pas. Zoé attendait, fière d’avoir déchiffré l’énigme
toute seule.
— Je donne ma langue au chat, dit
Joséphine.
— Prononce-les à voix haute. Il faut
toujours lire à voix haute pour comprendre.
— Aime hâche à u té ? Ça veut
toujours rien dire…
— Si. Cherche bien.
Joséphine reprit les cinq lettres, les
articula lentement et renonça.
— Je n’y arrive pas…
— Si, écoute : aime ache à u ter.
Et après, tu enchaînes en parlant vite… Elle m’a chahutée !
— Je n’aurais jamais trouvé !
— Ben moi, j’ai bien mis cinq
minutes ! Et je suis habituée !
— Alors que moi, je suis vieille et je
n’ai pas l’entraînement…
— J’ai pas dit ça, m’man.
Elle roula contre Joséphine et lui mit les
bras en collier autour du cou en tendant son petit ventre rond. Zoé était à
l’âge où l’on passe en un instant de la femme à l’enfant, où l’on réclame un
baiser à un garçon et un câlin à sa maman. Joséphine avait du mal à l’imaginer
dans les bras de Gaétan, même si leurs ébats devaient encore être innocents.
Elle glissa ses deux mains sous le tee-shirt de Zoé et la serra contre elle.
— T’es la plus jolie des mamans !
— Et toi, tu seras toujours mon
bébé !
— Je suis plus un bébé ! Je suis
grande…
— Je sais, mais pour moi, tu seras
toujours mon bébé…
Elle enfouit son visage dans les cheveux de
sa fille, ferma les yeux, respira une odeur de shampoing à la vanille et de
savon au thé vert.
— Tu sens bon. On a envie de te
manger…
— Dis, m’man, sais pas quoi faire…
— Elle est où, Hortense ?
— Elle est partie chez Marcel. Elle a
pas voulu que je vienne avec elle ! Elle dit qu’il faut qu’elle lui parle
de Mylène en tête à tête…
— Alors tu t’ennuies…
— Allez, m’man, laisse ton travail et
on va promener Du Guesclin…
Joséphine sentit le corps de Zoé s’alanguir
contre le sien et eut terriblement envie de lui faire plaisir. Elle repoussa
ses papiers et se leva.
— D’accord, mon amour.
— Mais rien que toutes les deux. On
n’emmène pas Iris !
Joséphine sourit.
— Tu crois vraiment qu’elle aurait
envie d’aller marcher autour d’un lac avec un chien bancal ?
— Oh, non ! Elle préfère minauder
avec le bel Hervé… Vous croyez, Hervé ? Vous savez, Hervé… Dites-moi,
Hervé, vous qui êtes un si bel Hervé… J’ai hâte d’être au prochain rendez-vous,
Hervé !
Joséphine se laissa retomber sur le
fauteuil, étourdie.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Ben… rien.
— Si. Répète ce que tu viens de me
dire ! ordonna Joséphine d’une voix tremblante.
— Elle préfère se pavaner avec le bel
Hervé ! Lefloc-Pignel, si tu préfères ! Elle pense qu’il va divorcer
et l’épouser. C’est pas bien, tu sais. Il est marié et il a trois enfants.
C’est pas que je sois folle de lui, mais quand même… C’est pas bien.
Zoé continua, mais Joséphine ne l’écoutait
plus. RV. Et si le capitaine Gallois avait voulu parler de Hervé
Lefloc-Pignel et de Hervé Van den Brock ?
Creuser la piste des deux Hervé. Elle avait
découvert quelque chose, ou était sur le point, quand elle avait été
poignardée. Elle se souvint alors du trouble de Lefloc-Pignel quand elle avait
voulu l’appeler par son prénom. À la terrasse du café, face au commissariat,
juste après son premier interrogatoire. Il était devenu hostile et glacial.
— Oh ! Mon Dieu ! Mon
Dieu ! murmura-t-elle, effondrée sur sa chaise.
— Qu’est-ce que t’as, m’man ?
Il fallait absolument qu’elle parle à
l’inspecteur Garibaldi.
Le lendemain, Joséphine se présenta
au 36, quai des Orfèvres.
Elle attendit une heure dans le long
couloir et regarda passer des hommes pressés qui s’interpellaient en claquant
des portes et en parlant fort. On entendait des rires qui sortaient par
bouffées des bureaux quand les portes s’ouvraient, des conversations qui
cessaient lorsque les portes se refermaient. Des exclamations, des téléphones
qui sonnaient, des départs précipités à deux ou trois, en bouclant le harnais
du pistolet sous le bras. « Allez, on booste ! Action, les gars, on
le tient ! Comme d’habitude, les gars, zen ! » Trapus, en jeans
et vestes en cuir, ils fonçaient d’un pas précipité. Au milieu de cette
agitation, elle attendait, pas aussi sûre que la veille de la pertinence de sa
visite. Le temps passait, elle regardait sa montre, tripotait la languette du
bracelet, raclait avec son ongle une rainure du banc et récoltait une boulette
noire qu’elle envoyait gicler.
Enfin l’inspecteur Garibaldi la fit entrer
dans son bureau et lui proposa de s’asseoir. Il portait une belle chemise rouge
et ses cheveux noirs étaient plaqués en arrière comme retenus par un élastique.
Il la regardait de manière soutenue et elle eut les oreilles qui chauffèrent.
Elle rabattit ses cheveux, les lissa et lui raconta tout : la scène au
café avec Lefloc-Pignel, son changement d’attitude quand elle avait voulu
l’appeler par son prénom et comment elle avait appris, alors, que Van den Brock
et lui s’appelaient tous deux Hervé.
— Vous savez, quand je pensais à eux,
je disais Lefloc-Pignel et Van den Brock. C’était devenu comme un prénom. En
plus, comme ce sont des noms composés, c’était déjà suffisamment long et…
Elle marqua une pause et il lui souffla
doucement :
— Je vous écoute, madame Cortès,
continuez…
— Et puis, hier, j’essayais de
travailler sur mon HDR, c’est un diplôme de fin d’études universitaires, une longue thèse
de milliers de pages qu’on présente devant un jury de professeurs d’université,
c’est ardu, à la moindre erreur, on est recalé. En plus, je suis très jeune
pour me présenter et on ne me laissera rien passer…
Elle releva la tête. Il ne paraissait pas
exaspéré par sa lenteur. Il la soutenait de son regard noir sous un parapluie
de gros sourcils. Elle reprit confiance et se détendit. Cet homme n’était pas
si terrible, finalement. Elle ne le trouvait même plus menaçant. Il devait
avoir une femme, des enfants, rentrer le soir à la maison, regarder la
télévision en faisant des commentaires sur sa journée. Sa femme l’écoutait en
repassant, il allait border ses enfants dans leur lit. Un homme comme les
autres, en somme.
— J’étais là, à penser à ce que vous
m’aviez dit au lieu de travailler. Je ne comprends pas qu’on me soupçonne.
Complice de quoi ? complice pourquoi ? Donc je réfléchissais. Et j’ai
repensé à votre histoire de « creuser RV »… J’ai écrit sur un
papier « creuser RV » et ça n’allait pas. Je suis très sensible au style, aux
mots, cela vient sûrement de ma formation littéraire, donc je tournais autour
de ces mots quand ma petite fille est entrée…
— Zoé ? fit l’inspecteur.
— Oui. Zoé.
Il avait retenu son prénom. C’était un bon
point. Il avait peut-être lui aussi une petite Zoé. Quand elle était née, ils
avaient hésité entre Zoé et Camille, mais Joséphine avait trouvé que Zoé
sonnait plus fort, c’était comme une chance supplémentaire qu’on lui donnait.
Et ça voulait dire « vie » en grec. Antoine avait fini par se ranger
à son avis.
— Zoé est entrée dans votre chambre
et…, reprit l’inspecteur, l’arrachant à sa rêverie.
Elle continua en essayant d’être claire et
précise. Elle sentait ses oreilles reprendre leur température normale. Il
écoutait, calé au fond de son fauteuil. Il manquait un bouton à sa chemise.
Quand elle arriva au MHAUT et au RV qui devenait Hervé, il s’exclama « Putain ! » en
traînant sur la première syllabe et en frappant son bureau du plat de la main.
Les objets posés sur la table sautèrent et Joséphine tressaillit.
— Excusez mon langage, reprit-il en se
maîtrisant, mais vous venez de nous donner un sérieux coup de main, madame
Cortès. Pourrais-je vous demander de ne souffler mot à personne de notre
conversation ? Personne. Vous m’entendez ? Il y va de votre sécurité.
— C’est si important ? murmura
Joséphine d’une petite voix inquiète.
— Vous allez passer dans la pièce à
côté, on prendra votre témoignage par écrit.
— Vous croyez que c’est utile que je
dépose ?
— Oui. Vous êtes mêlée à une drôle
d’histoire… On n’en a pas encore tous les tenants et les aboutissants, mais il
se peut que vous ayez soulevé un détail déterminant pour la suite de l’enquête.
— Vous croyez que ça a quelque chose à
voir avec les différents crimes…
— Je n’ai pas dit ça, non ! Et
nous en sommes loin, très loin. Mais c’est un détail et, dans ce genre
d’enquêtes, on n’avance que grâce à des détails… Un détail plus un autre détail
conduisent souvent à la résolution d’une affaire qui paraît bien embrouillée.
C’est comme un puzzle…
— Je peux vous demander pourquoi vous
m’avez soupçonnée ? demanda Joséphine, reprenant courage.
— C’est notre métier de soupçonner
l’entourage des victimes. Vous savez, l’assassin est souvent un proche. Ce qui
ne colle pas chez vous, c’est le silence que vous avez observé après votre
première agression. N’importe qui, dans votre cas, court se réfugier au
commissariat et déballe tout. Tout de suite. Vous, non seulement vous répugnez
à venir déclarer l’agression, mais vous attendez plusieurs jours et refusez de
porter plainte. Vous déposez juste une main courante… Comme si vous connaissiez
le coupable et vouliez le protéger.
— Je peux vous le dire maintenant…
J’ai pensé à Zoé d’abord, mais je crois aussi que c’est parce que j’ai
soupçonné mon mari.
— Antoine Cortès ?
L’inspecteur retira un dossier de la pile
et l’ouvrit. Il le feuilleta et lut à haute voix.
— Mort à quarante-trois ans, dans la
gueule d’un crocodile à Kilifi, Kenya, après avoir pendant deux ans développé
un élevage pour le compte d’un Chinois, monsieur Wei, domicilié à…
Et il déroula toute la vie d’Antoine. Date
et lieu de naissance, le nom de ses parents, sa rencontre avec Mylène Corbier,
son emploi chez Gunman, ses relations, ses études, ses emprunts bancaires, sa
pointure de chaussures. Il n’oublia pas son extrême sudation. Un résumé de la
vie d’Antoine Cortès. Joséphine l’écoutait, stupéfaite.
— Il est mort, madame. Vous le savez.
L’ambassade de France a enquêté et est arrivée à cette conclusion. Qu’est-ce
qui vous fait penser qu’il pourrait être vivant et qu’il aurait mis en scène sa
disparition ?
— J’ai cru le voir dans le métro, un
jour… en fait, je suis sûre de l’avoir vu. Mais il a fait comme s’il ne me
reconnaissait pas. Et puis ma fille, Zoé, a reçu des lettres de lui. Écrites de
sa main.
— Vous les avez, ces lettres ?
— C’est ma fille qui les a gardées…
— Vous pourriez me les apporter ?
— Il parlait de sa convalescence, de
comment il avait échappé au crocodile, et j’ai pensé qu’il n’était pas mort,
qu’il était revenu, qu’il avait voulu me faire peur…
— Ou vous supprimer… Et pour quelle
raison ?
— Je dis n’importe quoi, vous savez,
j’ai l’imagination galopante.
— Non. Répondez-moi.
Joséphine se tordit les mains et ses
oreilles recommencèrent à brûler.
— C’était en novembre, je crois. Je
cherchais un sujet de roman et je démarrais sur n’importe quoi… Je me suis dit
que ce pouvait être lui parce qu’il était faible, qu’il voulait réussir à tout
prix et qu’il aurait pu en vouloir à ceux qui réussissent. À moi, la première.
Je sais que c’est horrible ce que je dis, mais je l’ai pensé… Dans le monde
d’aujourd’hui, c’est terrible d’être un perdant. On vous écrase, on vous
méprise. Cela peut développer des haines, des colères, un besoin irrépressible
de vengeance…
Il prenait des notes tout en
l’interrogeant.
— Sur quelle ligne de métro
l’avez-vous vu la première fois ?
— Je ne l’ai vu qu’une fois. Sur la
ligne n°6, mais surtout ne vous méprenez pas. J’ai fantasmé. Ce n’était
peut-être pas lui. Il avait le rouge en horreur or, ce jour-là, il portait un
col roulé rouge et quand on connaît Antoine, c’est impossible.
— C’est là-dessus que vous vous
fondez ? Il détestait le rouge donc ce ne peut pas être lui… Vous êtes
déconcertante, madame Cortès !
— C’est un détail comme vous disiez et
le détail est important. Antoine était très à cheval sur certains principes…
— Pas sur tous, l’interrompit
Garibaldi. J’ai dans ce dossier plusieurs récits de rixes violentes qui l’ont
opposé à des collègues là-bas, à Monbasa. Des bastons de fin de soirée, dont
une qui a mal tourné et votre mari y a été mêlé… Un homme est resté sur le
carreau.
— C’est pas possible. Pas
Antoine ! Il n’aurait pas tué une fourmi !
— Ce n’était plus le même homme,
madame. Un homme dont tous les rêves s’écroulent peut devenir dangereux…
— Mais pas au point de…
— De chercher à vous éliminer ?
Réfléchissez : vous avez réussi, il a échoué. Vous avez gardé vos filles,
gagné beaucoup d’argent, vous vous êtes fait un nom et il s’est senti humilié,
sali. Il vous rend responsable, il fait une fixation sur vous. La prochaine
fois que vous cherchez l’idée d’un roman, venez me voir. Je vous en raconterai
des histoires !
— Ce n’est pas possible…
— Tout est possible et la réalité, en
ce domaine, dépasse souvent la fiction.
Une grosse mouche se promenait sur le
dossier d’Antoine. Mouche, mouchard, je suis devenue une moucharde, se dit
Joséphine en enfonçant ses ongles dans la chair de ses bras.
— On va lancer une recherche. Vous
disiez, vous-même, qu’il pouvait être assez aigri, amer pour s’en prendre à des
femmes qui l’avaient repoussé, offensé ou menacé comme cela semble être le cas
de mademoiselle de Bassonnière qui envoyait des courriers au vitriol à des tas
de gens…
— Oh, non ! s’écria Joséphine,
terrifiée. Je n’ai jamais dit ça !
— Madame Cortès, nous sommes sur une
grosse affaire. Un tueur en série qui élimine des femmes sans état d’âme. Et
toujours selon la même méthode. Pensez à la petite serveuse… Valérie Chignard,
vingt ans, elle était montée à Paris pour devenir comédienne et travaillait
pour payer ses cours de théâtre. Elle avait toute la vie devant elle et une
cargaison de rêves. Il ne faut négliger aucune piste… Nous avons un épais
dossier sur lui, que nous avons trouvé dans les notes de mademoiselle de
Bassonnière. En plus de tout, il semblerait que votre mari se soit livré à,
disons, quelques indélicatesses financières avant de disparaître… Ce serait
donc intéressant de savoir s’il a mis en scène sa mort ou s’il est vraiment
mort.
— Mais je n’étais pas venue pour
ça ! cria Joséphine au bord des larmes.
— Madame Cortès, calmez-vous. Je n’ai
en aucun cas affirmé que votre mari était un criminel, j’ai juste dit que nous
allions faire une enquête parmi les gens qui traînent dans le métro… afin
d’éliminer ou de confirmer une hypothèse. Comme ça, vous aurez l’esprit délivré
de cet horrible soupçon. Ce doit être terrible de soupçonner son mari. Car vous
l’avez pensé, n’est-ce pas ?
— Je ne l’ai pas pensé, ça m’est passé
par l’esprit. C’est différent tout de même ! Et je n’étais pas venue ici
pour accuser Antoine, ni pour accuser qui que ce soit d’ailleurs !
Plus jamais, plus jamais, je ne me mêle de
ce qui ne me regarde pas. Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Je me suis sentie
en confiance, j’ai cru que je pouvais lui parler librement, me délivrer de
cette idée qui, c’est vrai, me hante, mais de là à dénoncer Antoine !
— Vous avez eu d’autres soupçons,
madame Cortès ? demanda l’inspecteur d’une voix doucereuse.
Joséphine hésita, pensa à Luca, à sa
violence, au tiroir jeté sur la voisine, murmura « j’ai… » et se tut.
Plus jamais elle ne se confierait à un inspecteur de police.
— Non. Personne. Et je regrette bien
d’être venue vous voir !
— Vous avez aidé la police de votre
pays et qui sait, la justice aussi…
— Je ne dirai plus jamais rien. Même
si le meurtrier se confesse à moi et me donne tous les détails !
Il eut un petit sourire et se dressa de
toute sa stature.
— Alors je serais obligé de vous
poursuivre pour complicité. Comme je vous en ai soupçonnée depuis le départ de
l’enquête.
Joséphine le regarda, bouche bée. Il
n’allait pas recommencer !
— Je peux partir ?
demanda-t-elle, désemparée.
— Oui. Et souvenez-vous : pas un
mot à quiconque ! Et si vous apercevez votre mari, tâchez d’être un peu
plus précise dans votre témoignage. Notez la date, l’heure, le lieu, les
circonstances. Ça nous aidera.
Joséphine hocha la tête, tremblante, et
sortit sans lui tendre la main ni lui dire au revoir.
Dans la vieille cour pavée du 36, quai
des Orfèvres, elle aperçut le fils Pinarelli en train d’exécuter une série de
passes martiales avec un jeune inspecteur en jean et polo Lacoste. Il se
mouvait avec agilité et déclenchait des attaques cinglantes que le jeune
esquivait de justesse.
Il s’interrompit en la voyant et vint vers
elle.
— Alors ? Y a du nouveau ?
demanda-t-il, l’œil gourmand.
— La routine. Je ne sais même plus
pourquoi ils me convoquent. Ce doit être une manie chez eux !
— Détrompez-vous, ils savent très bien
ce qu’ils font. Ils sont forts, très forts ! Ils sont en train d’établir
un rideau de fumée, ils interrogent tout le monde, ils nous soutirent des
infos, font semblant de nous écouter mais nous dirigent tout doucement là où
ils veulent en venir !
Et je suis tombée dans leur piège, se dit
Joséphine. La tête la première. Garibaldi a écouté ma petite élucubration sur
les RV,
a fait semblant d’être intéressé puis a enchaîné sur Antoine. Ou plutôt c’est
moi qui lui ai apporté Antoine sur un plateau. Sans qu’il me demande rien.
— Bel homme, ce Garibaldi ! Il
paraît qu’il fait des ravages chez la gent féminine. Un petit malin ! Il
commence par vous mettre mal à l’aise, vous laisse entendre qu’il vous
soupçonne, vous déstabilise et hop ! il porte l’estocade. Comme au krav
maga ! Vous connaissez le krav maga ?
— Pas vraiment…
— J’étais en train de faire une démonstration
au jeune inspecteur. Ça a été mis au point par l’armée israélienne. Pour tuer
l’ennemi. Ce n’est ni un art, ni une discipline, c’est l’art de tuer en un
éclair. Tous les coups sont permis. On peut viser les parties génitales et
insulter l’ennemi…
Il eut une lueur de plaisir dans l’œil.
Elle se souvint de la manière dont il avait
agressé Iphigénie. De la violence du coup qu’il lui avait porté quand elle
avait voulu intervenir et de son agilité à monter les escaliers. Je pourrais
parler de lui à Garibaldi. Ça lui ferait une nouvelle piste. Il est temps que
je parte d’ici ! Je vois des assassins partout.
Dans la rue, elle leva le nez et aperçut
Notre-Dame de Paris. Elle resta un long moment à contempler la façade, grimaça
en apercevant les cars de touristes qui se déversaient dans la cathédrale. Ce
n’était plus un lieu de culte, c’était devenu le Lido ou le Moulin-Rouge.
Elle regarda sa montre. Elle avait passé
deux heures dans les locaux de la police. Pendant ces deux heures, elle n’avait
pas pensé à Philippe.
Le Crapaud était de passage à Londres et
déjeunait avec Philippe. Il avait choisi le restaurant du Claridge et griffait
la nappe blanche de ses ongles courts et carrés.
— Tu sais ce qu’elles veulent les
gonzesses aujourd’hui ? Du pognon. Point barre. Moi qui ne suis pas un
canon de beauté, je me les fais toutes ! Il y en a une dernièrement qui
m’avait envoyé bouler lors d’un cocktail et qui m’a rappelé. Si, si, mon
vieux ! Elle a dû apprendre combien je pesais et elle est revenue ramper à
mes pieds. Elle a payé cher ! Comme je l’ai humiliée ! Je te raconte
pas !
— C’est inutile, dit Philippe d’une
voix douce mais ferme.
— Je lui fais faire les trucs les plus
dégueulasses et elle avale ! Et quand je dis « avale », je…
Philippe lui fit signe de la main de ne pas
développer et le Crapaud eut l’air déçu. Ses petits doigts impatients
tapotèrent la nappe blanche.
— Toutes des salopes, je te dis.
D’ailleurs, je vais te faire une confidence, j’en suis arrivé au point où je
leur fous des branlées.
— Tu n’as pas honte ?
— Pas le moins du monde : je leur
rends la monnaie de leur pièce. Qu’est-ce qu’il fout, le larbin ? Il nous
a oubliés ?
Le Crapaud consulta sa montre, une grosse
Rolex en or, qu’il fit tourner ostensiblement.
— Très chic ! fit remarquer Philippe.
— C’est grisant le pognon. Tu n’as
même plus besoin de lever le petit doigt, elles s’allongent. Et toi, tu en es
où dans ta vie sexuelle ?
— Not your business.
— J’ai jamais compris comment tu
fonctionnais ! Tu pourrais toutes les avoir et tu n’en as jamais
profité ! Qu’est-ce que ça t’apporte de chercher midi à quatorze
heures ? Tu peux me le dire…
Le garçon déposait leur plat en détaillant
les ingrédients d’un air savant, les yeux mi-clos, les doigts joints. Le
Crapaud lui fit signe d’abréger. Il se retira, offusqué.
— Disons que c’est plus intéressant
que de le trouver toujours à midi pile…
— C’est comme pour les affaires, j’ai
jamais compris que tu te retires ! Avec tout le pognon que tu te faisais.
— Et que je continue à me faire, lui
fit remarquer Philippe en contemplant sa sole meunière.
Et là, pensa-t-il, il va m’annoncer qu’il
réduit ma participation ou qu’il proposera lors de la prochaine réunion du
conseil qu’on m’évince du poste de président. C’est pour cette raison qu’il
m’invite à déjeuner. Je n’en vois pas d’autre. Autant lui faciliter la tâche et
qu’on en finisse !
— T’es vraiment ouf ! Tu avais la
plus belle femme de Paris et tu la largues. Tu avais monté une affaire en or et
tu la largues aussi, tu cherches quoi ?
— Comme tu le disais : midi à
quatorze heures !
— Mais ça n’existe pas, mon
vieux ! Grandis, grandis un peu…
— Pour devenir comme toi ? Pas
vraiment envie.
— Ah ! Commence pas ! cracha
le Crapaud, la bouche pleine.
— Alors change de sujet. Tu me
dégoûtes à parler comme ça. Tu sais, quoi, Raoul ? Tu as le don de gommer
le beau, autour de toi. On te laisserait seul à côté d’un Rembrandt, au bout de
quatre heures, il n’y aurait plus qu’une toile blanche et des clous.
— Attention ! Je vais mal le
prendre ! s’exclama le Crapaud en pointant son couteau vers Philippe.
— Et ça changera quoi ? Tu ne me
fais pas peur. Je n’ai pas besoin de ton argent parce que ton argent, c’est moi
qui l’ai fait. Et c’est moi qui t’ai choisi pour que tu continues à le faire
fructifier. Je ne te savais pas si obscène, sinon je crois que j’aurais hésité…
Comme quoi, l’âme des gens sait se travestir et la tienne, tu l’as planquée
longtemps.
— Hé, oui ! Mon petit vieux, j’ai
pris de l’assurance ! Je ne suis plus ton caniche… Et d’ailleurs, je
voulais te dire…
Ça y est ! On approche du cœur de
l’affaire. Je lui fais de l’ombre. Il ne me supporte plus.
— J’ai l’intention d’attaquer ta
femme !
— Iris ? dit Philippe en
s’étranglant.
— Tu en as une autre ?
Philippe secoua la tête.
— Elle est sur le marché, non ?
— On peut dire ça comme ça.
— Elle est sur le marché, elle ne va
pas y rester longtemps. Alors je lance une OPA sur elle et je trouve plus
sport de te prévenir. Ça ne te gêne pas ?
— Tu fais ce que tu veux. Nous sommes
en instance de divorce.
Le Crapaud eut l’air une nouvelle fois
déçu. Comme si une grande partie du charme d’Iris résidait dans le fait que
Philippe l’aimait encore.
— Je l’ai appelée l’autre soir. Je
l’ai invitée à dîner et elle a accepté. On se voit la semaine prochaine. J’ai
réservé au Ritz.
— Elle doit être tombée bien bas…,
lâcha Philippe en décollant délicatement un filet de sa sole.
— Ou elle a besoin de pognon. Elle
n’est plus toute jeune, tu sais. Ses prétentions ont baissé. J’ai ma chance. De
toute façon, il faut que je me remarie. Ça pose pour les affaires, et dans le
genre, y a pas mieux qu’Iris.
— Parce que tu comptes
l’épouser ?
— Bague au doigt, contrat et tout…
Bon, on fera pas des petits, mais ça je m’en fous, j’en ai déjà deux. Vu les
emmerdes que ça apporte !
Il posa ses lèvres épaisses sur le bord de
son verre de vin rouge, suça quelques gorgées de château-pétrus, déglutit et
eut une grimace de connaisseur.
— Pas mal, pas mal. Vu le prix,
remarque, il peut… Bon, j’ai ton accord ? La voie est libre ?
— Tu as même une autoroute. Mais ça ne
m’étonnerait pas qu’elle s’éclipse à la première sortie…
— Qui ne tente rien n’a rien. Et elle,
je dois dire, ça en jetterait ! En épousant la belle Iris, je me redore le
blason.
Il eut un rire plein de glaires, recracha
un morceau, coincé dans la gorge. Puis il déchira un petit pain, le tartina de
beurre. Il avait déjà trois bouées autour de la taille et s’en préparait une
quatrième.
— Je peux te poser une question,
Raoul ?
Le Crapaud eut un sourire vantard et
lâcha :
— Vas-y, vieux, j’ai pas peur !
— Tu as déjà été amoureux, mais
vraiment amoureux ?
— Une fois, dit le Crapaud en
s’essuyant les doigts sur la nappe blanche.
Un voile de tristesse obscurcit son œil
droit et sa paupière fut agitée d’un tic nerveux. Philippe se remit à espérer.
Cet homme hideux a un cœur, cet homme hideux a souffert.
— Et tu as déjà connu un gros chagrin
d’amour ?
— La même fois. J’ai failli mourir
tellement j’étais mal. J’te jure, je me reconnaissais plus.
— Et ça a duré combien de temps, ton
chagrin ?
— Une éternité ! J’ai perdu six
kilos ! C’est te dire… Au bas mot : trois mois. Et puis, un soir, des
potes m’ont emmené dans une boîte un peu spéciale, tu vois ce que je veux dire,
je me suis fait quatre gonzesses à la file, quatre bonnes salopes qui m’ont
bien sucé et hop ! c’était fini, torché ! Mais ces trois mois-là, mon
vieux, ils sont restés gravés là…
Il posa la main sur son cœur en grimaçant
tel un clown blanc. Philippe eut envie d’éclater de rire.
— Fais attention avec Iris ! Ce
n’est pas un cœur qu’elle a, c’est une plaque de verglas !
Le Crapaud leva ses pieds à hauteur de la
table, des gros pieds boudinés dans une paire de Tod’s.
— T’inquiète ! J’ai appris à
patiner ! Alors, c’est sûr, j’ai ta bénédiction ? Ça foutra pas le
bordel dans nos affaires ?
— C’est une affaire classée, et bien
classée !
Et je ne mens pas, s’étonna Philippe qui
s’était surpris à parler comme le Crapaud.
Le déjeuner terminé, Philippe rentra chez
lui à pied. Il marchait beaucoup depuis qu’il habitait Londres. C’était la
seule façon d’apprendre la ville. « Il y a entre Londres et Paris cette
différence que Paris est faite pour l’étranger et Londres pour l’Anglais.
L’Angleterre a bâti Londres pour son propre usage, la France a bâti Paris pour
le monde entier », avait déclaré Ralph Emerson. Pour connaître la ville,
il fallait user ses semelles.
Dire que j’ai travaillé avec le
Crapaud ! Je l’ai choisi, embauché, j’ai passé des soirées entières avec
lui à préparer des dossiers, j’ai pris l’avion, bu, mangé, ricané devant la
robe trop courte d’une hôtesse ; un soir, à Rio, on a partagé une chambre,
l’hôtel était complet. Il portait des slips noirs qu’il achetait par chapelets
au tourniquet de la grande surface où il faisait ses courses de célibataire
quand sa femme l’avait quitté. Une jolie brune, aux cheveux longs, épais.
S’attaquer à Iris ! Il est gonflé.
Il s’arrêta à un kiosque, acheta Le
Monde et The Independent. Remonta Brook Street, longea les belles
maisons blanches de Grosvenor Square, pensa aux Forsythe, Upstairs, Downstairs,
tourna sur Park Lane et entra dans Hyde Park. Des couples dormaient, enlacés,
sur la pelouse. Des enfants jouaient au cricket. Des filles allongées dans des
chaises longues avaient retroussé leur jean et se faisaient bronzer. Un vieux
monsieur, tout de blanc vêtu, lisait son journal, debout, immobile sur la
pelouse. Des gamins accroupis sur leur skate doublaient des joggers en les
frôlant. Il irait jusqu’à la Serpentine et remonterait sur Bayswater. Ou il
s’allongerait dans l’herbe et finirait son livre. Clair de femme de
Romain Gary. J’aurais dû lire des mots de Gary au Crapaud. Lui dire qu’un
homme, un vrai, n’est pas celui qui claque les femmes ou se fait sucer par des
anonymes goulues, mais celui qui écrit : « Je ne sais pas ce que
c’est, la féminité. Peut-être est-ce seulement une façon d’être un
homme. » Il me fait horreur parce que l’homme que je fus et qui riait avec
lui me dégoûte. Et je ne connais pas encore l’homme que je suis en train de
devenir. Chaque journée me déleste d’une partie de mon ancien moi. Et je me
laisse dépouiller avec la grâce tranquille de celui qui espère que les
vêtements neufs seront suffisamment usés pour qu’il s’y sente bien.
Dix-huit jours qu’elle était repartie,
dix-huit jours qu’il demeurait silencieux. Que dire, au bout de dix-huit jours,
à une femme qui est venue vous prendre par la main et s’est offerte sans
calcul ? Qu’il reculait devant tant de prodigalité ? Qu’il était
pétrifié ? Il se disait qu’il n’aurait jamais les bras assez grands pour
recevoir tout l’amour que dispensait Joséphine. Il lui faudrait inventer des
mots, des phrases, des serments, des containers, des trains de marchandises,
des gares de triage. Elle était entrée en lui comme dans une pièce vide.
Il aurait fallu qu’elle ne reparte pas.
J’aurais meublé la pièce avec ses mots, ses gestes, ses abandons. Je lui aurais
dit tout bas de ne pas aller trop vite, que j’étais un débutant. On peut
improviser un baiser sur un quai de gare, le répéter contre un four sans
réfléchir, mais quand, soudain, tout devient possible, on ne sait plus.
Il avait laissé passer un jour, deux jours,
trois jours… dix-huit jours.
Et peut-être dix-neuf, vingt, vingt et un.
Un mois… Trois mois, six mois, un an.
Ce serait trop tard. On se sera changés en
statues de pierre, elle et moi. Comment lui expliquer que je ne sais plus qui
je suis ? J’ai changé d’adresse, de pays, de femme, d’occupation, il
faudrait peut-être que je change de nom. Je ne sais plus rien de moi.
Je sais, en revanche, ce que je ne veux
plus être, où je ne veux plus aller.
Au retour de la Documenta, assis dans
l’avion en première classe, il lisait un catalogue d’art, faisait le point sur
ses achats, se disait qu’il allait devoir déménager, il n’aurait jamais assez
de place pour entreposer toutes les pièces de sa collection. Déménager ? À
Paris, à Londres ? Avec elle, sans elle ? Une femme était venue
s’asseoir à côté de lui. Grande, belle, élégante, fluide. Un rayon de femme. De
longs cheveux châtains, des yeux de chat, un sourire de princesse certifiée,
deux lourds bracelets trois ors au poignet droit, la montre Chanel au poignet
gauche, un sac Dior, il avait pensé tiens, tiens ! il existe donc des
copies d’Iris. Elle lui avait souri, « nous ne sommes que deux. Nous
n’allons pas déjeuner chacun de notre côté, ce serait ballot ». Ballot !
Le mot avait résonné dans sa tête. C’était un mot d’Iris. C’est ballot tout de
même ! Cet homme, quel ballot ! Elle avait posé d’office son plateau
à côté de lui et se préparait à s’asseoir quand il s’était entendu
répondre : « Non, madame, je préfère déjeuner seul. » Il avait
ajouté, intérieurement, car je sais qui vous êtes : belle, élégante,
sûrement intelligente, sûrement divorcée, vous habitez un beau quartier,
comptez deux ou trois enfants qui font des études dans de bons établissements,
vous lisez leurs bulletins scolaires distraitement, passez des heures au
téléphone ou dans les magasins et recherchez un homme aux revenus confortables
pour remplacer les cartes de crédit de votre ex-mari. Je ne veux plus jamais
être une carte de crédit. Je veux être troubadour, alchimiste, guerrier,
bandit, ferronnier, moissonneur-batteur ! Je veux galoper, les cheveux en
bataille, les bottes crottées, je veux du lyrisme, des rêves, de la
poésie ! Et justement, je n’en ai pas l’air, mais je suis en train
d’écrire un poème à la femme que j’aime et que je vais perdre si je ne me hâte
pas. Elle n’est pas aussi élégante que vous, elle bondit à pieds joints dans
les flaques d’eau, dérape sur une orange et dévale l’escalier, mais elle a
ouvert une porte en moi que je ne veux plus jamais refermer.
À cet instant, il avait eu envie de sauter
en parachute aux pieds de Joséphine. La princesse l’avait regardé comme un
déchet nucléaire et s’en était allée se rasseoir à sa place.
À l’arrivée, elle portait de larges
lunettes noires et l’avait ignoré.
À l’arrivée, il n’avait pas ouvert son
parachute.
Un ballon de foot heurta ses pieds. Il le
renvoya de toutes ses forces vers le gamin hirsute qui lui faisait signe de
shooter. « Well done ! » fit le gamin en bloquant la
balle.
Well done,
mon vieux, se dit Philippe en ouvrant Le Monde et en se laissant tomber
dans l’herbe. J’aurais le cul vert, mais je m’en fous ! Il chercha les
pages de la fin pour lire un article sur la Documenta. On y parlait de l’œuvre
d’un Chinois, Ai Weiwei, qui avait fait venir mille Chinois de Chine afin
qu’ils photographient le monde occidental et qu’il puisse réaliser une œuvre à
partir de ces photos. Monsieur Wei. C’était le nom du patron chinois d’Antoine
Cortès au Kenya. Avant de disparaître, Antoine lui avait envoyé une lettre. Il
désirait s’exprimer « d’homme à homme ». Il y accusait Mylène. Il
disait qu’il fallait se méfier d’elle, qu’elle était double. Toutes les femmes
l’avaient trahi. Joséphine, Mylène, et même sa fille, Hortense. « Elles
nous réduisent en bouillie et nous nous laissons faire. » Les femmes
étaient trop fortes pour lui. La vie trop dure à vivre.
Il allait rentrer chez lui et travailler
sur le dossier des chaussettes Labonal. Il était fou de ces chaussettes. Elles
lui enrobaient le pied telles des pantoufles, douces, élastiques,
réconfortantes, ne se déformaient pas au lavage, ne grattaient pas, ne
serraient pas, je devrais en envoyer à Joséphine. Un beau bouquet de
chaussettes de première qualité. Ce serait un moyen original de lui dire je pense
à toi, mais je me prends les pieds dans mes émotions. Il sourit. Et pourquoi
pas ? Ça la ferait rire, peut-être. Elle enfilerait une paire de
chaussettes bleu ciel ou rose et se pavanerait dans l’appartement en se disant
« il ne m’a pas oubliée, il m’aime comme un pied, mais il
m’aime ! ». Le PDG des chaussettes Labonal était devenu un ami. Un de ces hommes qui
se battent pour la qualité, l’excellence. Philippe lui donnait un coup de main
pour survivre dans la féroce compétition mondiale. Dominique Malfait avait
effectué de nombreux voyages en Chine. Pékin, Canton, Shanghai… Il y avait
peut-être croisé Mylène. Il exportait ses chaussettes en Chine. Les nouveaux
riches chinois en étaient fous. En France, il avait eu l’excellente idée, pour
vendre ses chaussettes sans passer par les grandes surfaces, d’aller chercher
les gens à domicile. Dans des magasins ambulants, rouge éclatant, frappés d’une
panthère jaune prête à bondir. Les camions sillonnaient les routes,
s’arrêtaient dans les marchés, sur les places des villages. Cet homme-là sait
se battre. Il ne gémit pas comme Antoine. Il retrousse ses manches et établit
des stratégies. Je ferais bien de mettre au point un plan pour reconquérir
Joséphine.
Il referma Le Monde et sortit de sa
poche le roman de Romain Gary. Il l’ouvrit au hasard et lut cette phrase :
« Aimer est la seule richesse qui croît avec la prodigalité. Plus on en
donne et plus il vous en reste. »
— Dis, maman, on fait quoi pour les
vacances ? demanda Zoé en lançant un bâton à Du Guesclin qui courut le
chercher.
— C’est vrai que ce sont les
vacances ! s’exclama Joséphine, observant Du Guesclin qui revenait vers
elles, le bâton dans la gueule.
Elle avait complètement oublié. Elle
n’arrêtait pas de penser à son rendez-vous avec Garibaldi. Je me suis fait
berner. J’ai balancé Antoine. Encore heureux que je n’aie pas parlé de Luca.
Ç’eût été complet : Antoine, Luca, Lefloc-Pignel, Van den Brock !
Elle avait honte.
— T’es vraiment à côté de tes pompes,
en ce moment ! répondit Zoé en félicitant Du Guesclin qui déposait le
bâton à ses pieds. T’as vu comme je l’ai dressé ? La semaine dernière, il
m’aurait jamais rapporté ce bâton !
— Qu’est-ce que tu aurais envie de
faire ?
— Sais pas. Toutes mes copines sont
parties…
— Et Gaétan aussi ?
— Il part demain. À Belle-Île. En
famille…
— Il t’a pas invitée à aller chez
lui ?
— Son père, il sait même pas qu’on se
voit ! s’exclama Zoé. Gaétan, il fait tout en cachette ! Il sort, le
soir, par la cuisine, directo dans l’escalier de service jusqu’à la cave, il
dit que s’il se fait piquer, il est dead, total dead !
— Et sa mère ? Tu n’en parles
jamais…
— Elle est névrotique. Elle se gratte
les bras et se bourre de pilules. Gaétan, il dit que c’est à cause du bébé
qu’elle a perdu, tu sais, il est mort écrasé dans un parking. Il dit que ça a
foutu la vie de sa famille en l’air…
— Comment il sait ça ? Il n’était
pas né !
— C’est sa mamie qui lui raconte… Elle
dit qu’avant, c’était le bonheur total. Que son père et sa mère rigolaient,
qu’ils se tenaient par la main et se faisaient des bisous… et qu’après la mort
du bébé, son père, il a changé du jour au lendemain. Il est devenu fou. Tu
sais, je comprends. Moi, parfois la nuit, j’ouvre les yeux et j’ai envie de
hurler en imaginant papa avec le crocodile. Je deviens pas folle, mais c’est
tout juste…
Joséphine passa son bras autour des épaules
de Zoé.
— Faut pas que tu penses à ça…
— Hortense, elle dit qu’il faut
regarder les choses en face pour les exorciser.
— Ce qui est valable pour Hortense ne
l’est pas forcément pour toi.
— Tu crois vraiment ? Parce que
ça me fait peur quand j’exorcise…
— Au lieu de penser à sa mort, pense à
lui, quand il était vivant… et tu lui envoies plein d’amour, tu lui fais des
petites déclarations et tu vas voir, tu n’auras plus peur…
— Mais dis, m’man, pour les vacances…
Hortense partait en Croatie, après sa
semaine de stage chez Jean-Paul Gaultier, Zoé allait se retrouver toute seule.
Elle réfléchit.
— Tu veux qu’on aille à Deauville,
chez Iris ? On pourrait lui demander de nous prêter la maison. Elle, elle
reste à Paris.
Zoé fit la grimace.
— J’aime pas Deauville. C’est que des
riches qui se la pètent…
— Comment tu parles !
— Mais c’est vrai, m’man ! Y a
que des parkings, des boutiques et des gens pleins de tune !
Du Guesclin trottinait à côté d’elles, le
bâton dans la gueule, attendant que Zoé veuille bien jouer avec lui.
— Alexandre m’a envoyé un mail. Il
part faire un stage de poney en Irlande. Il dit qu’il reste des places. Ça me
plairait bien…
— Voilà une bonne idée ! Tu vas
lui répondre et dire que tu pars avec lui. Demande combien ça coûte, je ne veux
pas que Philippe paie pour toi…
Zoé s’était remise à jouer avec Du
Guesclin. Elle lançait le bâton sans joie, presque mécaniquement, et raclait le
sol de la pointe de ses chaussures.
— Qu’est-ce que t’as, Zoé ? J’ai
dit quelque chose qui ne te plaît pas ?
Zoé regarda ses pieds et bougonna :
— Et pourquoi tu l’appelles pas,
Philippe ? Je sais très bien que tu as été à Londres et que tu l’as vu…
Joséphine l’attrapa par les épaules et lui
dit :
— Tu penses que je te mens, n’est-ce
pas ?
— Oui, dit Zoé, les yeux baissés.
— Alors je vais te dire exactement ce
qu’il s’est passé, d’accord ?
— J’aime pas quand tu mens…
— Peut-être, mais on ne peut pas tout
dire à sa fille. Je suis ta mère, je ne suis pas ta copine…
Zoé haussa les épaules.
— Si, c’est important, insista
Joséphine. Et d’ailleurs, toi-même, tu ne me dis pas tout ce que tu fais avec
Gaétan. Et je ne te le demande pas. Je te fais confiance…
— Bon alors…, fit Zoé qui
s’impatientait.
— J’ai, en effet, vu Philippe à
Londres. On a dîné ensemble, on a beaucoup parlé et…
— C’est tout ? demanda Zoé, avec
un petit sourire.
— Ça ne te regarde pas, bafouilla
Joséphine.
— Parce que si vous voulez vous
marier, moi, je n’ai rien contre ! Je voulais te le dire. J’ai bien
réfléchi et je crois que je comprends.
Elle prit un air sérieux et ajouta :
— Avec Gaétan, y a plein de choses que
je comprends maintenant…
Joséphine sourit et se lança :
— Alors tu vas comprendre que la
situation est compliquée, que Philippe est toujours marié avec Iris et qu’on ne
peut pas l’oublier comme ça…
Elle claqua des doigts.
— Sauf qu’Iris, elle oublie…, dit Zoé.
— Oui, mais ça, c’est son problème.
Donc, pour revenir à tes vacances, ce serait mieux que tu voies les détails
avec Alexandre et que moi, je ne règle que les problèmes pratiques. Je paie ton
stage de poney et je te mets dans le train pour Londres…
— Et tu ne parles pas à
Philippe ! Vous êtes fâchés ?
— Non. Mais je préfère ne pas lui
parler en ce moment. Tu dis que tu es grande, que tu n’es plus un bébé, c’est
le moment de le prouver.
— D’accord, fit Zoé.
Joséphine lui tendit la main pour sceller
leur accord. Zoé hésita à lui prendre la main et Joséphine s’étonna.
— Tu ne veux pas me serrer la
main ?
— C’est pas ça…, dit Zoé, gênée.
— Zoé ! Qu’est-ce que tu
as ? Dis-moi. Tu peux tout me dire…
Zoé détourna la tête et ne répondit pas.
Joséphine imagina le pire : elle s’était scarifiée, elle avait tenté de
s’ouvrir les veines, elle voulait en finir pour oublier que son père était mort
dans la gueule d’un crocodile.
— Zoé ! Montre-moi tes
mains !
— J’ai pas envie. Ça te regarde pas.
Joséphine lui arracha les mains des poches
de son jean et les inspecta. Elle éclata de rire, soulagée. En bas du pouce
gauche de Zoé, Gaétan avait écrit au bic noir, en lettre majuscules : GAÉTAN AIME ZOÉ ET L’OUBLIERA JAMAIS.
— C’est trop mignon ! Pourquoi tu
le caches ?
— Parce que ça regarde personne…
— Tu devrais le montrer, au contraire…
ça va s’effacer vite.
— Non. J’ai décidé de plus me laver
partout où il a écrit.
— Parce qu’il a écrit ailleurs ?
— Ben oui…
Elle montra le creux de son bras gauche, sa
cheville droite et le bas de son ventre.
— Vous êtes trop mignons tous les
deux ! dit Joséphine en riant.
— Arrête, m’man, c’est
hypersérieux ! Quand je parle de lui, ça chante dans ma tête.
— Je sais, ma chérie. Il n’y a rien de
mieux que l’amour, c’est comme si on dansait une valse…
Elle regretta d’avoir prononcé ces mots.
Elle revit Philippe la prendre dans ses bras dans la chambre d’hôtel, la faire tourner,
tourner, une, deux, trois, une, deux, trois, vous dansez divinement,
mademoiselle, vous habitez chez vos parents ? l’allonger sur le lit, se
poser sur elle, l’embrasser lentement dans le cou, remonter jusqu’à sa bouche,
la goûter, s’attarder… Vous embrassez divinement, mademoiselle… Elle sentit une
douleur fulgurante la déchirer. Elle eut envie de plonger contre lui, de s’y
noyer, de mourir, renaître, repartir pleine de lui, sentir son odeur sur ses
mains, sa force au creux de son ventre, il est là, il est là, je vais le
toucher de mes doigts… Elle étouffa une plainte et se pencha vers Du Guesclin
afin que Zoé ne voie pas les larmes dans ses yeux.
Iris entendit le téléphone et ne reconnut
pas la sonnerie d’Hervé. Elle ouvrit un œil et tenta de lire l’heure à sa
montre. Dix heures du matin. Elle avait pris deux Stilnox avant de s’endormir.
Elle avait la bouche pleine de plâtre. Elle décrocha et entendit une voix
d’homme autoritaire, forte.
— Iris ? Iris Dupin ? aboya
la voix.
— Mmoui…, marmonna-t-elle en éloignant
le portable de son oreille.
— C’est moi, c’est Raoul !
Le Crapaud ! Le Crapaud à dix heures
du matin ! Elle se souvint vaguement qu’il l’avait invitée à dîner la
semaine dernière et qu’elle avait dit… Qu’avait-elle dit d’ailleurs ?
C’était un soir, elle avait un peu bu et n’avait qu’un souvenir confus.
— C’était pour confirmer notre dîner
au Ritz… Vous n’avez pas oublié ?
Elle avait dit oui !
— Nnnnon…, balbutia-t-elle.
— Alors vendredi, à vingt heures
trente. J’ai réservé à mon nom.
Comment s’appelait-il déjà ? Philippe
l’appelait toujours le Crapaud, mais il devait bien avoir un nom de famille.
— Ça vous plaît ou vous désirez un
endroit plus… comment dire… intime.
— Non, non, ça ira très bien.
— Pour une première rencontre, je me
suis dis que c’était parfait… On y mange très bien, le service est impeccable
et le cadre très agréable.
Il parle comme le guide Michelin !
Elle se renversa sur l’oreiller. Comment en était-elle arrivée là ? Il
fallait qu’elle arrête les comprimés. Il fallait qu’elle arrête de boire. Le
soir, c’était l’heure terrible. L’heure des regrets stériles et des angoisses
qui s’amoncellent. Elle n’avait plus une once d’espoir. Et le seul moyen
d’endormir la peur, de ne plus entendre sa petite voix intérieure qui la
cognait à la réalité, « tu es vieille, tu es seule et le temps passe à
toute allure », c’était de boire un verre. Ou deux. Ou trois. Elle
regardait les bouteilles vides s’aligner en régiments dérisoires près de la
poubelle dans la cuisine, les comptait, ahurie. Demain, j’arrête. Demain, je ne
bois que de l’eau. Ou alors un seul verre. Pour me donner du courage, mais rien
qu’un !
— Je me réjouis à l’idée de ce dîner.
En fin de semaine, je serai plus détendu, je ne me lèverai pas à l’aube, on
aura tout le temps de parler.
Mais je n’ai rien à lui dire ! se
lamenta Iris. Pourquoi ai-je accepté ?
— Tu me raconteras tes petites misères
et je te promets, je t’aiderai.
Elle se redressa, piquée au vif : il
l’avait tutoyée ?
— Une jolie femme n’est pas faite pour
rester seule. Tu verras… Mais je te dérange, peut-être ?
— Je dormais, maugréa Iris d’une voix
endormie.
— Alors, dors, ma beauté. Et à
vendredi !
Iris raccrocha. Écœurée. Mon Dieu ! se
dit-elle, je suis tombée si bas que le Crapaud pense pouvoir me tenir dans ses
bras ?
Elle rabattit le drap sur sa tête. Le
Crapaud l’invitait à dîner ! C’était le comble de la solitude et de la
misère. Des larmes lui vinrent aux yeux et elle se mit à sangloter de tout son
cœur. Elle aurait voulu ne jamais s’arrêter, s’épuiser en larmes et disparaître
dans un océan d’eau salée. La vie a été trop facile pour moi. Elle ne m’a rien
appris et maintenant, elle met les bouchées doubles et m’humilie. Je pose un
pied en enfer. Ah ! Si j’avais connu le malheur comme j’aurais apprécié
mon bonheur !
La veille, en se démaquillant, elle avait
trouvé des rides dans son décolleté.
Elle redoubla de sanglots. Quel homme
voudra de moi ? Bientôt je n’aurai plus que le Crapaud comme issue de
secours… Il fallait absolument qu’Hervé se décide. Qu’elle le bouscule et qu’il
se déclare.
Elle avait rendez-vous à dix-huit heures
avec lui, dans un bar, place de la Madeleine. Il partait le lendemain déposer
sa famille à Belle-Île et après… Après, il reviendrait et elle l’aurait pour
elle, toute seule. Plus de femme, plus d’enfants, plus de week-ends en famille.
Ils étaient allés déjeuner au parc de Saint-Cloud, s’étaient promenés dans les
allées, s’étaient abrités sous un arbre quand était tombée une petite pluie
fine, elle avait ri, secoué ses longs cheveux, renversé la tête, offert ses
lèvres… Il ne l’avait pas embrassée. À quoi jouait-il ? Cela faisait trois
mois qu’ils se voyaient presque chaque jour !
Elle arriva au rendez-vous à l’heure
précise. Hervé ne supportait pas le moindre retard. Au début, par coquetterie,
elle le laissait attendre dix, quinze minutes, mais elle avait toutes les
peines du monde ensuite à le dérider. Il boudait ; elle se moquait en
disant oh ! Hervé, qu’est-ce que dix petites minutes en regard de
l’éternité ? Elle se penchait vers lui, lui frôlait la joue de ses longs
cheveux et il reculait, blessé. « Je ne suis pas névrosé, je suis précis,
ordonné. Quand je rentre chez moi, j’aime que ma femme me serve un whisky avec
trois glaçons au fond du verre et que mes enfants me racontent leur journée. C’est
mon heure avec eux et j’entends en profiter. Ensuite, on dîne et à neuf heures,
ils sont couchés. Si le monde va si mal aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y a
plus d’ordre. Je veux remettre de l’ordre dans le monde. » La première
fois qu’il avait déclamé cette longue tirade, elle l’avait regardé, amusée,
mais s’était vite rendu compte qu’il ne plaisantait pas.
Il l’attendait, assis dans un large
fauteuil rouge en cuir, au fond du bar. Les bras croisés sur la poitrine. Elle
s’assit à ses côtés et lui sourit tendrement.
— Les valises sont faites ?
demanda-t-elle, enjouée.
— Oui. Il ne reste plus que la mienne,
mais je la ferai ce soir, en rentrant.
Il lui demanda ce qu’elle voulait boire,
elle répondit, distraite, une coupette. À quoi bon une valise, s’il ne devait
faire que l’aller-retour ?
— Mais, reprit-elle dans un sourire un
peu crispé, vous n’avez pas besoin d’une valise puisque vous ne restez
pas !
— Si, je passe quinze jours en
famille…
— Quinze jours ! s’exclama Iris,
mais vous m’aviez dit…
— Je ne vous avais rien dit, ma chère.
C’est vous qui avez interprété.
— C’est faux ! Vous mentez !
Vous m’aviez dit que…
— Je ne mens pas. Je vous ai dit que
je rentrais avant eux, mais pas que je faisais l’aller-retour…
Elle s’efforça de cacher sa déception, tenta
de maîtriser le tremblement dans sa voix, mais la déception était trop forte.
Elle but sa coupe de champagne d’un trait et en commanda une autre.
— Vous buvez trop, Iris…
— Je fais ce que je veux,
bougonna-t-elle, furieuse. Vous m’avez menti !
— Je ne vous ai pas menti, vous avez
affabulé !
Il eut un éclair de colère dans le regard
et la fixa avec fureur. Elle se retrouva comme l’enfant qui a fait une grosse
bêtise et est punie.
— Si ! Vous êtes un
menteur ! Un menteur ! cria-t-elle, hors d’elle.
Le garçon qui desservait la table voisine
leur jeta un regard surpris. Elle avait rompu la tranquillité feutrée des
lieux.
— Vous m’aviez promis…
— Je ne vous ai rien promis.
Maintenant si vous voulez le penser, libre à vous. Je ne rentrerai pas dans
cette polémique imbécile.
Sa voix était coupante, dure. Comme s’il
était déjà réfugié sur son île. Iris prit la coupe que le garçon venait
d’apporter et plongea son nez dans le verre.
— Qu’est-ce que je vais faire, moi
alors ?
Elle lui posait la question, mais, en fait,
elle se parlait à elle-même. Moi qui ai attendu ce mois d’août avec tellement
d’impatience, qui avait imaginé des nuits d’amour, des baisers, des dîners en
terrasse. Une lune de miel avant la vraie, l’officielle. Elle lui paraissait
bien compromise, leur lune de miel. Elle se tut et attendit qu’il parlât. Il la
regardait avec une moue légèrement méprisante.
— Vous êtes une enfant, une petite
fille gâtée…
Elle faillit lui répondre, j’ai 47 ans
et demi et des rides dans mon décolleté. Mais se reprit à temps.
— Vous m’attendrez, n’est-ce
pas ? ordonna-t-il.
Elle soupira oui, en vidant son verre.
Avait-elle vraiment le choix ?
Marcel avait emmené Josiane en
convalescence. Il avait choisi sur catalogue glacé un bel hôtel dans une belle
station balnéaire en Tunisie et reposait sur le sable, sous un parasol. Il
craignait le soleil et, pendant que Josiane s’exposait, il ruminait à l’ombre.
À ses côtés, couvert d’écran total et d’un bob jaune citron, Junior observait
la mer. Il cherchait à comprendre le mystère des vagues et des marées, de
l’attraction de la lune et du soleil. Lui non plus n’aimait pas les rayons
ardents et préférait rester à l’abri. Quand le soleil déclinait, il s’avançait
jusqu’au bord de mer et se jetait à l’eau à la vitesse d’un boulet de canon. Il
tournait sur lui-même, lançait ses bras, faisant gicler l’eau comme les roues
d’un moulin devenu fou, puis il revenait s’étendre sur sa serviette en
soufflant comme une baleine.
Josiane l’observait, émue.
— J’aime bien le voir dans l’eau… Au
moins quand il se baigne, il ressemble à un enfant de son âge. Parce que sinon…
je me pose des questions. Il est pas normal, Marcel, il est juste pas
normal !
— C’est un génie ! marmonnait
Marcel. On est pas habitués à vivre avec des génies. Va falloir t’y
faire ! Moi, je préfère ça à un âne bâté.
Il bougonnait, il bougonnait. Josiane
l’espionnait du coin de l’œil. Il semblait absent. Remué par de sombres
pensées. Il lui parlait mais sans fioritures, sans trémolos dans la voix, sans
les roucoulades, les chansons d’amour auxquelles elle était habituée.
— Qu’est-ce qui te turlupine, mon gros
loup ?
Il ne répondit pas et gifla le sable,
prouvant qu’il était, en effet, contrarié.
— T’as des soucis au bureau ? Tu
regrettes d’être parti ?
Il plissa les yeux et fit la grimace. Il
avait pris un coup de soleil sur le nez qui brillait de mille feux.
— C’est pas les regrets qui
m’étouffent, c’est la colère. Je voudrais pouvoir la passer sur quelqu’un,
éradiquer un cloporte à défaut de pouvoir supprimer la personne à laquelle je pense !
Si ça continue, je vais aller boxer le cocotier, je le déracinerai, en ferai
une catapulte et enverrai les noix de coco jusqu’à Paris sur la tronche de
celle que je ne veux pas nommer de peur que le mauvais sort revienne nous
ligoter !
— T’es colère contre…
— Ne prononce pas son nom ! Ne
prononce pas son nom ou le ciel nous tombera dessus avec des poignées
d’éclairs !
— Au contraire, il faut le prononcer
pour l’exorciser, la tenir à distance ! C’est en ayant peur d’elle que tu
risques de la faire revenir… Tu lui donnes de la force en la croyant si
puissante.
Marcel maugréa et reprit sa tronche à
bloquer les roues d’un corbillard.
— Je te reconnais plus, mon Loulou, on
dirait que t’as plus de moelle…
— J’ai failli te perdre et j’en
frissonne encore…
Josiane, c’est ma pharmacie à moi. Si elle
disparaît, je tombe en panne. Et elle a failli me la supprimer avec ses
manigances et ses aiguilles !
— Je vais te dire un truc qui va te
faire sauter le couvercle, dit Josiane en roulant sur le côté. Tu me promets
que tu n’entres pas en éruption…
Il la regarda, de l’air de dire vas-y
crache ta pastille, je verrai bien le goût qu’elle a.
— Ça m’a fait grandir cette histoire.
Ça m’a donné de l’altitude… Je ne suis plus la même depuis, je suis sereine, je
n’ai plus peur. Avant j’avais toujours peur que le ciel me tombe sur la tête et
maintenant je me balade en montgolfière au-dessus des nuages…
— Mais je veux pas que tu t’envoles,
moi ! Je veux que tu restes arrimée au sol avec Junior et moi !
— C’est une image, mon gros loup. Je
suis là. Je ne te quitterai plus jamais… même en pensée. Et plus personne ne
pourra me séparer de toi.
Elle étendit le bras jusqu’à l’ombre du
parasol et vint tapoter la main de Marcel qui se referma sur elle comme sur une
bouée de sauvetage.
— Tu vois ce qu’elle te fait, la peur.
Elle t’emprisonne, elle te ratatine…
— Je me vengerai, je me vengerai,
répétait Marcel, lâchant enfin la rage qui l’asphyxiait. Je la hais, cette
pustule ! Je lui crache au visage, je la roule sous les pieds, je lui arrache
les dents une par une…
— Mais non… Tu vas lui pardonner et
l’oublier !
— Jamais, jamais ! Elle ira cul
nu dans la rue et dormira sous les ponts !
— Tu fais exactement ce qu’il ne faut
pas faire. Tu la laisses entrer dans ta vie, tu lui donnes de la force.
Ignore-la, je te dis ! Ignorer, c’est la force suprême.
— Je peux pas. Ça m’étouffe, ça me
comprime, j’ai du lierre dans les poumons…
— Répète après moi, mon gros
loup : je n’ai pas peur d’Henriette et je l’écrase de mon mépris.
Marcel secoua la tête, buté.
— Marcel…
— Je vais lui couper les vivres au
Cure-dents ! Reprendre l’appartement, la réduire à la becquée…
— Mais non ! Ça la rendra enragée
et elle reviendra rôder autour de nous !
— Tiens, je me gênerai !
— Écoute-moi Marcel et répète :
je n’ai pas peur d’Henriette et je l’écrase de mon mépris… Allez, mon gros
loup ! Pour me faire plaisir ? Pour monter avec moi dans la
montgolfière…
Marcel refusait et creusait le sable de ses
poings fermés.
Josiane répéta d’une voix douce :
— Je n’ai pas peur d’Henriette et je
l’écrase de mon mépris.
Marcel ne desserrait pas les dents et
fixait la mer de l’air de vouloir la fendre en deux.
— Mon Loulou ? Tu as du sable
dans les portugaises ?
— Inutile d’insister…
— Je n’ai pas peur d’Henriette et je
l’écrase de mon mépris… Vas-y ! Tu verras comme tu seras dilaté
après !
— Jamais, jamais ! Je refuse de
me dilater !
— Tu vas tourner à l’aigre et au
vinaigre…
— Et je l’empoisonnerai !
C’est alors que la voix fluette de Junior
s’éleva :
— Ai pas eur Hiette, écase de mon
pipi !
Ils abaissèrent les yeux sur leur rejeton
rouge homard et restèrent bouche bée.
— Il a parlé ! Il a parlé !
Il a fait toute une phrase avec sujet, verbe, complément ! s’écria
Josiane.
— Ai pas eur Hiette, écase de mon
pipi ! répéta Junior, ravi de voir l’effet que produisaient ses mots sur
la face hilare et enfin épanouie de ses géniteurs.
— Oh ! Mes amours ! Mes deux
amours ! s’écria Marcel en se ruant sur sa femme et son fils et en les
écrasant sous lui. Que ferais-je sans vous ?
Le mois d’août commença. Il faisait chaud,
les commerces étaient fermés. Il fallait marcher un quart d’heure pour acheter
du pain, vingt minutes pour trouver une boucherie ouverte, une demi-heure pour
atteindre le rayon fruits et légumes de Monoprix et revenir les bras chargés
sous la canicule en suivant le pointillé de l’ombre des arbres immobiles sous
la chaleur moite de la ville. Joséphine demeurait enfermée dans sa chambre et
travaillait. Hortense était partie en Croatie, Zoé en Irlande, Iris, allongée
sur le canapé, face à un ventilateur, passait de la télécommande au portable où
elle pianotait des numéros qui ne répondaient pas. Paris était désert. Il ne
restait que le Crapaud, fidèle et fringant, qui l’appelait chaque soir et
l’invitait à dîner en terrasse. Iris prétextait une migraine et répondait,
lascive : « demain, peut-être… Si je me sens mieux ». Il
protestait, elle répétait « je suis fatiguée » et ajoutait
« Raoul » d’un ton plus doux qui matait le Crapaud. Il coassait « alors
à demain, ma belle ! » et raccrochait, heureux d’avoir entendu son
prénom dans la bouche d’Iris Dupin. Je progresse, je progresse, se disait-il,
en décollant d’un doigt agile le fond de son pantalon. La belle est rusée, elle
se fait prier, c’est normal, c’est la grande classe, elle se débat, elle
résiste, elle ne se donne pas comme ça, je ne suis pas un premier prix de
beauté et elle fait mine de mépriser mon argent, mais elle réfléchit, elle
calcule, la longueur de la longe se réduit chaque jour, elle se rapproche. Elle
y met une certaine lenteur qui donne encore plus de prix à sa capture. Je
finirai bien par la mettre dans mon lit et lui botter le cul jusqu’à la
mairie !
Iris n’avait guère envie de renouveler la
soirée au Ritz : elle l’avait regardé manger en s’efforçant d’ignorer le
bruit de ses mâchoires, les doigts qu’il essuyait sur la nappe et le fond de
pantalon qu’il décollait discrètement en soulevant ses fesses de la chaise. Il
parlait la bouche pleine, postillonnait, joignait ses lèvres luisantes pour
mimer un baiser qui la faisait reculer contre son siège, et lui lançait des
clins d’œil comme si « l’affaire était dans le sac ». Il ne
prononçait pas ces mots-là, mais elle pouvait les lire dans ses yeux brillants
et déterminés.
— Vous ne doutez jamais, Raoul ?
— Jamais, ma belle. Le doute, c’est
pour les faibles et les faibles, dans ce bas monde…
Et il avait aplati d’un coup de poing une
mie de pain jusqu’à la rendre fine galette, puis l’avait roulée, en avait fait
une bague qu’il avait déposée devant son assiette.
— Vous êtes romantique sous des
dehors, disons, un peu rugueux…
— C’est toi. Tu m’inspires… Tu veux
pas me tutoyer ? J’ai l’impression de sortir ma grand-mère ! Et
franchement, c’est pas une tranche d’âge qui m’affole !
Tu ne crois pas si bien dire, avait pensé
Iris en s’étouffant dans sa flûte de champagne, bientôt j’aurai l’âge de mon
premier dentier et c’est moi que tu aplatiras pour me jeter à la poubelle et en
prendre une plus jeune.
Elle hésitait à le rembarrer. Aucune
nouvelle d’Hervé. Elle l’imaginait, humant l’air frais, le soir, un pull noué
sur les épaules, parmi les genêts et les dunes, faisant du bateau dans la
journée avec ses fils, du badminton avec sa fille, se promenant avec sa femme.
Svelte, élégant, la mèche poisseuse d’air marin, le sourire énigmatique. Il
sait séduire, cet homme qui se veut austère. À force de jouer les intouchables,
il devient irrésistible. Le Crapaud ne pesait pas lourd face à lui, oui mais…
le Crapaud était arrimé au rocher, la besace pleine d’écus et l’annulaire qui
frétillait, réclamant une alliance. L’anneau en mie de pain le prouvait. Ainsi,
il ne veut pas simplement m’arborer comme trophée, il veut m’épouser…
Elle réfléchissait et se disait qu’il ne
fallait rien décider.
Elle reprenait la télécommande et cherchait
un film sur les chaînes cinéma. Parfois, elle criait « Joséphine !
Joséphine ! Qu’est-ce que tu fais ? », mais Joséphine ne
répondait pas, enfouie dans ses recherches et ses notes. Quel bas-bleu,
celle-là ! Elles ne parlaient jamais de Philippe. Ne mentionnaient même
plus son nom. Iris avait bien essayé, un soir qu’elles partageaient un plat de
pâtes à la cuisine…
— Tu as des nouvelles de mon
mari ? avait-elle demandé, amusée, la fourchette en l’air.
Joséphine avait rougi et répondu
« non, aucune ».
— Ça ne m’étonne pas ! Des filles
comme toi, y en a des milliers ! Tu n’es pas triste ?
— Non. Pourquoi serais-je
triste ? On s’entendait bien, c’est tout. Et tu en as fait toute une
histoire…
— Mais non ! Je vois simplement
avec quelle facilité il m’a larguée, pas un mot, pas un coup de fil, et j’en
déduis que l’homme est superficiel et léger. Ce doit être la crise de la
cinquantaine. Il papillonne… Mais quand même, vous étiez très proches,
non ?
— C’était surtout à cause des enfants…
Joséphine avait repoussé son assiettée de
pâtes.
— Tu as plus faim ?
— Il fait trop chaud.
— Mais d’après toi, il m’a aimée,
hein ?
— Oui, Iris. Il t’a aimée, il a été
fou de toi et à mon avis, il l’est encore…
— Tu crois vraiment ? avait
demandé Iris en écarquillant les yeux.
— Oui. Je crois que vous traversez une
crise, mais qu’il reviendra.
— Tu es vraiment gentille, Jo. Ça me
fait du bien d’entendre ça, même si ce n’est pas vrai. Excuse-moi pour tout à
l’heure…
— Pour quoi ?
— Quand j’ai dit que des filles comme
toi, y en avait des milliers…
— Je n’avais même pas relevé !
— Moi, je me serais vexée… Je ne
connais personne d’aussi gentil que toi.
Joséphine s’était levée, avait mis son
assiette dans le lave-vaisselle et avait lancé « je vais aller travailler
une heure et puis hop ! au lit ! ».
On avait sonné. C’était Iphigénie.
— Madame Cortès ! Vous voulez pas
venir avec moi ? Y a une fuite d’eau chez les Lefloc-Pignel, faut que
j’aille voir et j’ai pas envie d’y aller toute seule. Des fois qu’ils disent
que j’ai piqué quelque chose !
— J’arrive, Iphigénie !
— Je peux venir avec vous ?
demanda Iris.
— Non, madame Dupin, il aimerait pas
que je fasse visiter.
— Il ne le saura pas ! J’aimerais
tellement voir où il habite…
— Eh bien, vous le verrez pas !
J’ai pas envie d’avoir des ennuis, moi !
Iris s’était rassise et avait repoussé son
assiette de spaghettis.
— J’en ai marre de cette vie, mais
marre ! Vous m’emmerdez tous ! Et toutes ! Tirez-vous !
Iphigénie avait tourné les talons en
faisant son bruit de trompette et Joséphine l’avait suivie.
— Celle-là, alors ! Je me demande
comment vous pouvez être sœurs !
— Je ne la supporte plus, Iphigénie,
c’est horrible ! Je n’entends plus quand elle parle. Elle devient une
caricature d’elle-même. Comment peut-on changer aussi vite ? C’était la
femme la plus élégante, la plus sophistiquée, la plus distinguée du monde et
elle est devenue…
— Une pouffe aigrie. C’est tout ce
qu’elle est !
— Non. Là, vous exagérez ! Il ne
faut pas oublier qu’elle est malheureuse !
— Mais vous me cassez le cul avec
votre pitié, madame Cortès ! Elle est riche qu’elle en peut plus, elle a
un mari qui paie pour tout, pas besoin de travailler et elle pleurniche !
Les riches, c’est toujours comme ça, ils veulent tout. Comme ils ont de
l’argent, ils croient qu’ils peuvent tout acheter, y compris le bonheur, et ils
sont furieux quand ils sont malheureux !
L’appartement des Lefloc-Pignel était
plongé dans la pénombre et elles entrèrent sur la pointe des pieds. J’ai
l’impression d’être un cambrioleur, chuchota Joséphine. Et moi, un
plombier ! répondit Iphigénie qui fila à la cuisine couper l’eau.
Joséphine traîna dans l’appartement. Dans le salon, chaque meuble était
recouvert d’un drap blanc. On se serait cru dans une réunion de fantômes. Elle
identifia deux chauffeuses, une bergère, un canapé, un piano, et, au milieu de
la pièce, un grand meuble rectangulaire qui trônait tel un cercueil sur un
catafalque. Elle souleva un coin du drap et découvrit un immense aquarium, sans
eau, rempli de cailloux, de pierres plates, de branches d’arbres, de morceaux d’écorce,
de racines, de tessons de pots en terre cuite, de coupelles d’eau et de pousses
de roseau. Qu’est-ce qu’ils gardent là-dedans ? Des furets, des mygales,
des boas constrictors ? Mais où les mettent-ils quand ils partent en
vacances ?
Elle passa dans une chambre qui devait être
celle des parents. Les doubles rideaux étaient tirés, les volets baissés. Elle
alluma la lumière et un grand lustre en gouttes de verre blanc éclaira la
pièce. Au-dessus du lit, il y avait un crucifix avec un morceau de buis sec et
une image de sainte Thérèse de Lisieux. Joséphine s’approcha des cadres exposés
sur les murs pour regarder les photos de la famille. Elle y découvrit monsieur
et madame, le jour de leur mariage. Longue robe blanche de la mariée,
queue-de-pie et haut-de-forme pour le marié. Ils souriaient. Madame
Lefloc-Pignel posait, la tête abandonnée sur l’épaule de son mari. Elle avait
l’air d’une première communiante. Dans les autres cadres, on pouvait suivre le
baptême des trois enfants, les différentes étapes de leur éducation religieuse,
les Noëls en famille, les randonnées à cheval, les parties de tennis, les
goûters d’anniversaire. Juste à côté des photos, dans un cadre doré, Joséphine
aperçut un document écrit en lettres majuscules et grasses. Elle se pencha et
lut :
Extrait d’un manuel catholique
d’économie domestique pour
les femmes, publié en 1960
Vous vous êtes mariée devant Dieu et les
hommes.
Vous devez être à la hauteur de votre
mission.
LE SOIR QUAND IL RENTRE
Préparez les choses à l’avance afin qu’un
délicieux repas l’attende. C’est une façon de lui faire savoir que vous avez
pensé à lui et que vous vous souciez de ses besoins.
SOYEZ PRÊTE
Prenez quinze minutes pour vous reposer
afin d’être détendue. Retouchez votre maquillage, mettez un ruban dans vos
cheveux et soyez fraîche et avenante. Il a passé la journée en compagnie de
gens surchargés de soucis et de travail. Sa dure journée a besoin d’être
égayée, c’est un de vos devoirs de faire en sorte qu’elle le soit. Votre mari
aura le sentiment d’avoir atteint un havre de repos et d’ordre et cela vous
rendra également heureuse.
En définitive, veiller à son confort
vous procurera une immense satisfaction personnelle.
RÉDUISEZ TOUS LES BRUITS AU MAXIMUM
Au moment de son arrivée, éliminez tous
les bruits de machine à laver, séchoir à linge ou aspirateur. Encouragez les
enfants à être calmes. Accueillez-le avec un chaleureux sourire et montrez de
la sincérité dans votre désir de lui plaire.
ÉCOUTEZ-LE
Il se peut que vous ayez une douzaine de
choses importantes à lui dire, mais son arrivée à la maison n’est pas le moment
opportun. Laissez-le parler d’abord, souvenez-vous que ses sujets de
conversation sont plus importants que les vôtres.
NE VOUS PLAIGNEZ JAMAIS S’IL RENTRE TARD
Ou sort pour dîner ou pour aller dans
d’autres lieux de divertissement sans vous.
NE L’ACCUEILLEZ
PAS AVEC VOS PLAINTES ET VOS PROBLÈMES
Installez-le confortablement.
Proposez-lui de se détendre dans une chaise confortable ou d’aller s’étendre
dans la chambre à coucher. Parlez d’une voix douce, apaisante. Ne lui posez pas
de questions et ne remettez jamais en cause son jugement ou son intégrité.
Souvenez-vous qu’il est le maître du foyer et qu’en tant que tel, il exercera
toujours sa volonté avec justice et honnêteté.
LORSQU’IL A FINI DE SOUPER DÉBARRASSEZ LA TABLE ET
FAITES RAPIDEMENT LA VAISSELLE
Si votre mari propose de vous aider,
déclinez son offre car il risquerait de se sentir obligé de la répéter par la
suite et, après une longue journée de labeur, il n’a nul besoin de travail
supplémentaire. Encouragez-le à se livrer à ses passe-temps favoris et
montrez-vous intéressée sans toutefois donner l’impression d’empiéter sur son
domaine. Faites en sorte de ne pas l’ennuyer en lui parlant car les centres
d’intérêt des femmes sont souvent assez insignifiants comparés à ceux des
hommes.
Une fois que vous vous êtes tous les
deux retirés dans la chambre, préparez-vous à vous mettre au lit promptement.
ASSUREZ-VOUS D’ÊTRE À VOTRE MEILLEUR AVANTAGE EN ALLANT
VOUS COUCHER…
Essayez d’avoir une apparence qui soit
avenante sans être aguicheuse. Si vous devez vous appliquer de la crème ou
mettre des bigoudis, attendez son sommeil car cela pourrait le choquer de
s’endormir sur un tel spectacle.
EN CE QUI CONCERNE LES RELATIONS INTIMES AVEC VOTRE
MARI
Il est important de vous rappeler vos
vœux de mariage et en particulier votre obligation de lui obéir. S’il estime
qu’il a besoin de dormir immédiatement, qu’il en soit ainsi. En toute chose,
soyez guidée par ses désirs et ne faites en aucune façon pression sur lui pour
provoquer ou stimuler une relation intime.
SI VOTRE MARI SUGGÈRE L’ACCOUPLEMENT
Acceptez alors avec humilité tout en
gardant à l’esprit que le plaisir d’un homme est plus important que celui d’une
femme. Lorsqu’il atteint l’orgasme, un petit gémissement de votre part
l’encouragera et sera tout à fait suffisant pour indiquer toute forme de
plaisir que vous ayez pu avoir.
SI VOTRE MARI SUGGÈRE UNE QUELCONQUE DES PRATIQUES
MOINS COURANTES
Montrez-vous obéissante et résignée,
mais indiquez un éventuel manque d’enthousiasme en gardant le silence. Il est
probable que votre mari s’endormira alors rapidement : ajustez vos
vêtements, rafraîchissez-vous et appliquez votre crème de nuit et vos produits
de soin pour les cheveux.
VOUS POUVEZ ALORS REMONTER LE RÉVEIL
Afin d’être debout peu de temps avant
lui, le matin. Cela vous permettra de tenir sa tasse de thé du matin à sa
disposition lorsqu’il se réveillera.
Joséphine fut parcourue d’un frisson
d’horreur.
— Iphigénie ! Iphigénie !
— Qu’est-ce qu’il y a, madame
Cortès ?
— Venez vite !
Iphigénie accourut en s’essuyant les bras
avec un torchon. Elle avait trouvé la fuite et coupé l’eau. Elle passa la main
dans ses cheveux jaune citron et demanda, amusée :
— Vous avez vu une souris ?
Joséphine tendit le doigt vers le texte
encadré. Iphigénie se rapprocha et lut attentivement, la bouche arrondie de
stupeur.
— La pauvre ! Pas étonnant
qu’elle soit épuisée et qu’elle mette jamais le nez dehors ! Mais c’est
peut-être pour rire ? C’est une blague…
— Je ne crois pas, Iphigénie, je ne
crois pas.
— C’est dommage que votre sœur, elle
voie pas ça ! Elle qui ne fout rien de la journée, ça lui aurait donné des
idées !
— Pas un mot à Iris ! souffla
Joséphine en posant son doigt sur sa bouche. Elle lui en parlerait et ça ferait
tout un drame. Il me fait peur, cet homme.
— Et moi, il me fout le bourdon, cet
appartement ! Y a pas un gramme de vie. Elle doit passer son temps à tout
nettoyer et les enfants doivent pas se marrer, non plus ! Ce doit être un
vrai tyran domestique.
Elles refermèrent la porte de l’entrée à
clé et regagnèrent, Iphigénie sa loge bariolée et Joséphine, sa chambre
encombrée de livres.
Sur le pont du bateau amarré dans le port
de Korcula, Hortense rêvassait en regardant un scarabée arpenter une vieille
tranche de tomate. Plus qu’une semaine et elle sortirait de cette prison dorée.
Quel ennui, mais quel ennui ! Nicholas était charmant, mais les
autres ! Des raseurs, snobs, prétentieux, qui comparaient leurs montres
Breitling et Boucheron, pesaient les carats de leurs boucles d’oreilles,
lisaient Vogue dans toutes les langues, parlaient de leur charity,
de Sofia Coppola, de la clé USB Dior, et du dernier show de Cindy Sherman en se pâmant, les yeux
révulsés, une main sur la gorge. On ne l’y reprendrait plus à foncer la tête la
première dans une croisière de luxe. Comment ça vaaa, daaarling ?
était le salut du matin devant la table du petit déjeuner somptueusement
dressée par un équipage qui se levait à l’aube pour aller se ravitailler au
port. Je suis allé au village, hier, c’était charmant ! Vous avez vu cette
misèèère à teeerrre ? C’est pittorreeesque, n’est-ce paaas ? Dis-moi,
daaarling, on n’a pas trop bu, hier ? Je ne me souviens plus ! Et
Josh, où est Josh ? Tu sais que c’est le plus grand aaartiste vivaaant !
Son don pour la transformation de l’acte au second degré, de cette matière
devenue terrain de jeu de l’inconscient, lue par le je conscient, est le thème
de sa vie ; lui seul sait passer du trash à l’élégance infinie en
définissant une laideur universelle qu’il finit par sublimer en l’immortalisant
dans ses œuvres !
Stooop ! vociférait Hortense, les yeux
mitraillettes.
— Je n’en peux plus ! Je vais les
égorger ! hurlait-elle face à Nicholas, une fois dans la cabine. Et ne me
touche pas ou je crie au viol !
— Mais enfin, darling !
— Tu vas pas t’y mettre aussi !
Moi, c’est Hortense.
— C’est le monde des paillettes !
Va falloir t’y faire si tu veux progresser…
— Ils ne sont pas TOUS comme
ça ! Jean-Paul Gaultier, il est normal. Il ne met pas des accents circonflexes
partout et ne parle pas par concepts empruntés au monde des emplâtrés ! Et
ces tonnes de bijoux qu’elles se trimbalent partout ! Elles ont pas peur
de couler ?
Nicholas baissait la tête.
— Suis désolé. J’aurais pas dû
t’emmener, je croyais que tu allais t’amuser…
Elle se laissa tomber à côté de lui et
gratouilla le bouton de son blazer bleu marine.
— Ils t’ont même transformé en
clown ! Pourquoi tu portes un blazer ? Il est onze heures du matin…
— Je sais pas. T’as raison, ils sont
cons, vains, stériles.
— Merci ! Je me sens moins seule…
— Je peux te toucher maintenant ?
— C’était une ruse ?
Il cligna de l’œil, elle se mit à hurler
« au viol » et s’échappa sur le pont.
Ils étaient tous à table. Elle avait la
paix. Elle s’allongea sur un matelas et se força à trouver des points positifs.
Sinon je vais sauter à l’eau et regagner Marseille à la nage. Elle se dit que
beaucoup de gens devaient l’envier, que, de loin, on pouvait croire qu’elle
s’amusait, que chaque soir, leur hôtesse, Mrs Stefanie Neumann, déposait un
cadeau dans la serviette blanche pliée en deux et qu’elle aurait encore huit
surprises délicieuses si elle restait à bord. Mais surtout, surtout elle se
rappela que Charlotte Bradsburry rêvait de rejoindre cette compagnie frelatée,
mais que Mrs Neumann n’avait jamais voulu l’inviter !
Elle se sentit immédiatement de meilleure
humeur.
Quelqu’un avait oublié son portable. Une
coque en or avec un énorme diamant serti sur le dessus. Elle le prit et le
soupesa. Quelle vulgarité ! Elle l’ouvrit, l’heure s’afficha en gros. Midi
trente à Korcula. Onze heures trente à Londres. Gary jouait du piano ou
photographiait les écureuils du parc. Elle refusa l’image de Gary dans des
draps froissés aux côtés de Mademoiselle-qu’on-ne-nomme-pas. Six heures et demie
du matin à New York. Dix-huit heures trente à Pékin ou à Shanghai…
Shanghai ! Elle sortit de son cabas Prada (un cadeau de Mrs Neumann) son
petit carnet Hemingway, retrouva le numéro de Mylène Corbier et le composa.
Elle avait essayé plusieurs fois de l’appeler, Mylène ne répondait jamais.
Marcel avait dû faire une erreur en recopiant son numéro. Ça ne lui coûterait
rien de tenter une dernière fois.
Une sonnerie, deux sonneries, trois
sonneries, quatre sonneries… Elle allait raccrocher quand elle entendit la voix
de Mylène, avec son petit accent de Lons-le-Saunier qu’elle essayait de
corriger, en vain.
— Allô ?
— Mylène Corbier ?
— Oui.
— Hortense Cortès.
— Hortense ! Ma chérie, mon
amour, mon lapin bleu des îles… Comme je suis heureuse de t’entendre !
Oh ! Vous me manquez tellement, mes petits sucres d’orge…
— Mylène Corbier, le corbeau ?
Hortense entendit un petit couinement
étranglé suivi d’un long silence.
— Mylène Corbier, le corbeau, qui
envoie des lettres anonymes cucul la praline à deux orphelines en leur faisant
croire que leur père est vivant alors qu’il est mort et bien mort ?
Même petit couinement, redoublé cette fois.
— Mylène Corbier qui se fait tellement
chier en Chine qu’elle ne sait plus quel jeu pervers inventer ? Mylène
Corbier qui se fabrique une famille par correspondance ?
Le couinement se transforma en hoquet
étranglé.
— Tu vas arrêter d’envoyer ces lettres
dégueulasses ou je te dénonce à toutes les polices du monde et je révèle tes
petits trafics, tes faux en écriture, tes chèques falsifiés et tes comptes
truqués. Tu m’as bien comprise, Mylène Corbier de Lons-le-Saunier ?
— Mais… je n’ai jamais…, finit par
éructer Mylène Corbier en bramant comme une ânesse.
— Tu es une menteuse et une
manipulatrice. Et tu le sais ! Alors… Dis-moi juste « oui, j’ai
compris et j’arrête d’écrire ces lettres ignobles » et tu sauves ta sale
peau de bouffie…
— Je n’ai jamais…
— Veux-tu que je précise mes
menaces ? Que je demande à Marcel Grobz de te clouer le bec ?
Mylène Corbier hésita, puis répéta
docilement. Hortense approuva d’un claquement de langue.
— Un dernier conseil, Mylène
Corbier : inutile d’appeler Marcel Grobz et de te plaindre à lui. Je lui
ai tout raconté et il se chargera personnellement de te coller tous les flics
de la planète au cul !
Il y eut un dernier couinement entrecoupé
de sanglots réprimés. La perfide s’étrangla sans ajouter une plainte. Hortense
attendit d’être sûre qu’elle mordait la poussière et raccrocha. Elle laissa le
portable au diamant sur le matelas, à côté de la bouteille d’huile solaire et
d’une paire de lunettes Fendi.
La chaleur du mois d’août filtrait à
travers les volets fermés de la cuisine. Une chaleur lourde, immobile qui ne se
s’atténuait que quelques heures, la nuit, pour se réinstaller, écrasante, aux
premières lueurs du jour. Il n’était que dix heures du matin, mais le soleil
lançait ses rayons brûlants à l’assaut des volets métalliques blancs, les
chauffant au lance-flammes.
— Je ne comprends plus rien à la
météo, soupira Iris, vautrée sur sa chaise, il y a deux jours, on parlait de
rallumer le chauffage et ce matin, on rêve de glaciers…
Joséphine marmonna « y a plus de
saisons », consciente que c’était les mots qu’il convenait de dire et trop
paresseuse pour changer de réplique. La chaleur accablante la coupait de ses
mots chéris, du soin précieux qu’elle mettait d’habitude à choisir son
vocabulaire, à exprimer sa pensée, et elle reprenait les antiennes populaires,
y a plus de saisons, y a plus d’enfants, y a plus d’hommes, y a plus de femmes,
y a plus d’anchois, y a plus de gros homards rouges quand on soulève les
rochers… La canicule les rendait bêtes, abruties et les confinait comme deux
bestioles aplaties dans la pièce la plus fraîche de l’appartement, où les deux
sœurs se partageaient l’hélice d’un ventilateur et les gouttelettes d’une bombe
d’eau Caudalie. Elles se vaporisaient, puis tournaient vers les pales
vrombissantes de fiévreuses figures de femmes hébétées.
— Luca a téléphoné deux fois !
dit Iris en suivant le trajet du ventilateur de la tête. Il veut absolument te
parler. J’ai dit que tu le rappellerais…
— Mince ! J’ai oublié de lui
renvoyer sa clé ! Je vais le faire tout de suite…
Elle se leva lentement, alla chercher une
enveloppe timbrée, écrivit l’adresse de Luca et glissa la petite clé à
l’intérieur.
— Tu ne lui mets pas un mot ?
C’est un peu sec comme congé.
— Où avais-je la tête ? soupira
Joséphine. Il va falloir que je me relève !
— Courage ! sourit Iris.
Joséphine revint avec une feuille de papier
blanc et chercha ce qu’elle pourrait bien écrire.
— Dis-lui que tu pars en vacances…
avec moi, à Deauville. Il te laissera tranquille.
Joséphine écrivit. « Luca, voici vos
clés. Je pars à Deauville chez ma sœur. Passez une bonne fin d’été.
Joséphine. »
— Voilà, dit-elle, en collant
l’enveloppe. Et bon débarras !
— Plains-toi ! C’est un très bel
homme d’après tes filles…
— Peut-être mais je n’ai plus envie de
le voir…
La pointe de ses oreilles
s’empourpra : elle venait de penser « depuis que j’aime
Philippe ». Parce que je l’aime toujours, même s’il ne donne plus signe de
vie. J’ai cette assurance au fond de moi. Elle glissa la lettre dans son sac et
dit adieu à Luca.
— C’est bon…, soupira Iris en étendant
ses jambes sur la chaise voisine.
— Mmmm…, ronronna Joséphine en se
déplaçant de quelques millimètres sur son siège pour occuper une surface plus
fraîche.
— Tu veux que je te lise ton
horoscope ?
— Mmmoui…
— Alors… « climat général :
vous allez être prise dans une bourrasque à partir du 15 août… ».
— C’est aujourd’hui, remarqua
Joséphine en renversant la nuque pour offrir sa peau moite et chaude au vent
frais du ventilateur.
— « … et jusqu’à la fin du mois.
Accrochez-vous, cela risque d’être violent et vous n’en sortirez pas indemne.
Côté cœur : une vieille flamme se rallumera et vous en serez transportée.
Côté santé : attention aux palpitations cardiaques. »
— On dirait qu’il va y avoir du
mouvement, marmonna Joséphine, épuisée à l’idée d’être balayée par une
bourrasque. Et toi ?
Iris prit un glaçon dans la carafe de thé
glacé préparé par Joséphine et, le promenant sur ses tempes et ses joues
échauffées, se lança :
— Voyons, voyons… « climat
général : vous allez être confrontée à un obstacle de taille. Utilisez le
charme et la diplomatie. Si vous choisissez de riposter par la violence, vous
serez perdante. Côté cœur : un affrontement aura lieu, il ne tiendra qu’à
vous de gagner ou de perdre. Tout se jouera sur le fil du rasoir… » Brrr…
ce n’est guère encourageant !
— Et la santé ?
— Je ne lis jamais la santé ! dit
Iris en refermant le journal qu’elle plia en éventail pour se rafraîchir. Je
voudrais être un pingouin et glisser sur un toboggan de glace…
— On serait mieux à Deauville en train
de barboter…
— Ne m’en parle pas ! Tout à
l’heure, à la radio, ils disaient qu’il y avait eu une tempête terrible dans la
nuit, là-bas…
Elle étendit une main lasse vers le poste
pour écouter d’autres bulletins météo, monta le volume, mais soupira, c’était
une pause publicitaire. Elle baissa le son.
— Au moins, on goûterait un peu de
fraîcheur… Je n’en peux plus.
— Vas-y, si tu veux, je te file les
clés. Moi, je ne bouge pas d’ici.
Demain, il sera là. S’il tient sa promesse…
Il n’a toujours pas donné de nouvelles. Je l’ai traité de menteur ! Il
faut que j’apprenne… elle baissa les yeux sur son horoscope… à « utiliser
charme et diplomatie ». Je me ferai aussi rampante qu’une couleuvre
pleine, aussi timide qu’une débutante de harem. Et pourquoi pas ? Elle
découvrait avec stupeur qu’elle aspirait à lui obéir, à se soumettre. Aucun
homme n’a jamais fait naître ce sentiment en moi. Se pourrait-il que ce soit le
signe d’un véritable amour ? Ne plus avoir envie de jouer la comédie, mais
s’offrir l’âme nue à cet homme en lui murmurant « je vous aime, faites ce
que vous voulez de moi ». C’est étrange ce que l’absence peut amplifier
les sentiments. Ou est-ce lui, par son attitude, qui provoque cette
reddition ? Il a laissé derrière lui une femme en colère, il retrouvera
une amoureuse soumise. J’ai envie de me blottir contre lui, de remettre ma vie
entre ses mains, je ne protesterai pas, je murmurerai tout bas « vous êtes
mon maître ». Ce sont ces mots qu’il aurait voulu entendre la veille de
son départ. Je n’ai pas su les dire. Deux semaines d’absence douloureuse ont su
les faire éclore sur mes lèvres. Il revient demain, il revient demain… Il avait
dit « quinze jours ». Elle entendit, dans la cour, le vacarme
familier des poubelles qu’on range et le bruit d’un tourniquet d’arrosage qui
se mettait en route. Cela faisait clic-clic et la rafraîchissait. Cela faisait
clic-clic et égrenait des promesses. La concierge déplaçait des pots de fleurs
en les traînant sur sol et elle se souvint des jardinières remplies de rosiers
de la maison de Deauville. Un souvenir de paradis perdu qu’elle chassa
aussitôt. Hervé avait réussi à éloigner Philippe. Et le Crapaud. Elle avait mis
fin aux attentes de Raoul en lui avouant qu’elle était amoureuse d’un autre
homme. Il avait fait claquer sa carte Platine sur l’addition et affirmé
« ce n’est pas grave, mon heure viendra ». « Vous ne doutez
vraiment jamais, Raoul ! » « J’arrive toujours à mes fins.
Parfois, cela prend plus de temps que prévu car je ne suis pas magicien, mais
je n’ai jamais, jamais endossé les habits d’un vaincu. » Il s’était
redressé, fier et flamboyant tel un empereur romain drapé dans sa toge au
retour d’une campagne triomphale. Elle avait aimé son ton martial. Elle aimait
terriblement les hommes forts, déterminés, brutaux. Ils font naître un
frémissement en moi, mon corps se tord vers eux, je me sens dominée, possédée,
prise, emplie. J’aime la force brute chez un homme. C’est une qualité qu’une
femme évoque rarement, effrayée par la crudité de l’aveu. Elle l’avait regardé
différemment, avait eu un sourire errant. Il n’est pas si laid, finalement. Et
cet éclat dans l’œil qui luisait comme un défi… Mais il y avait Hervé.
L’intraitable Hervé. Pas un mot, pas un message en quinze jours. Elle trembla
sur sa chaise et souleva ses lourds cheveux pour dissimuler son trouble.
— Va à Deauville. La maison est
vide !
— Je ne sais pas si… Je pourrais gêner
en débarquant à l’improviste.
— Philippe n’y est pas. J’ai reçu une
carte d’Alexandre. Son père les a rejoints en Irlande et les emmène, Zoé et
lui, au lac du Connemara.
Tu es sûre ? eut envie de dire
Joséphine. Zoé ne m’a rien dit à moi. Mais elle ne voulut pas attirer
l’attention d’Iris.
— Tu vérifierais si la tempête n’a pas
fait de dégâts. Le journaliste à la radio parlait d’arbres abattus, de toits
envolés… Ça me rendrait service.
Et je ne l’aurais pas dans mes pieds quand
Hervé sera là. Elle pourrait tout gâcher. Elle haussa le volume de la radio.
— Cela me ferait du bien… Tu crois
vraiment que…, hésitait Joséphine.
Joséphine, avec l’amour, apprenait la ruse.
Elle leva sur Iris des yeux innocents, attendant qu’elle répète son invitation.
— Ce n’est que deux heures de route…
Tu ouvres la maison, tu inspectes le toit, comptes les ardoises qui manquent et
appelles le couvreur, s’il le faut, monsieur Fauvet, le téléphone est sur le
frigo.
— C’est une idée, soupira Joséphine
qui ne voulait pas laisser paraître sa joie.
— Une bonne idée, crois-moi…, répéta
Iris en agitant le journal comme une molle palme.
Les deux sœurs échangèrent un regard,
enchantées de leur duplicité. Et repartirent dans leur rêverie, laissant les
gouttes d’eau sécher sur leur peau en sillons sinueux, écoutant d’une oreille
absente les commentaires d’un animateur radio qui racontait la vie des grands
navigateurs. Demain, je le verrai ! pensait l’une, sera-t-il là-bas ?
pensait l’autre. Et je m’enroulerai à ses pieds, se disait l’une, et je me jetterai
contre lui en nouant mes bras dans son cou, imaginait l’autre. Et mon silence
parlera et réparera les éclats passés, se rassurait l’une, oui mais s’il avait
emmené une passagère, une Dottie Doolittle ? tressaillit l’autre.
Joséphine se leva, incapable de supporter
cette idée. Rangea les tasses, la confiture, les restes du petit déjeuner. Mais
bien sûr ! Il ne sera pas seul ! Quelle idée lui était passée par la
tête ? Comme s’il n’y avait que moi dans sa vie ! Elle cherchait à occuper
ses mains, son esprit, à le détourner de cette hypothèse terrible lorsqu’elle
entendit, d’abord en sourdine puis de plus en plus fort jusqu’à ce que la
chanson éclate en fanfare dans sa tête Strangers in the night qui
passait à la radio et claironnait mais oui, il est là-bas, mais oui, il est
tout seul, mais oui il t’attend… Elle étreignit la carafe de thé glacé contre
elle, fit deux pas de danse en cachant le trajet de ses pieds sous la table, exchanging
glances, lovers at first sight, in love for ever, doubidoubidou… et
enchaîna en baissant la tête :
— Et si je partais tout de
suite ? Ça ne t’ennuierait pas ?
— Maintenant ? demanda Iris,
surprise.
Elle leva la tête vers sa sœur et la vit,
résolue, impatiente, serrant la carafe de thé contre elle, la serrant à la
briser.
Iris fit mine d’hésiter puis acquiesça.
— Si tu veux. Mais fais attention sur
la route. Souviens-toi de la bourrasque de l’horoscope !
Joséphine fit son sac en dix minutes, le
remplit en y jetant tout ce qui lui tombait sous la main, pensant sera-t-il
là ? il sera là, sera-t-il là ? s’asseyant sur le lit pour calmer les
battements de son cœur affolé, soupirant, reprenant son travail de pelleteuse
de vêtements, effleurant l’ordinateur, hésitant à l’emporter, mais non, mais
non, il sera là-bas, j’en suis sûre, doubidoubidou… Se rua à la cuisine
pour embrasser Iris, heurta le mur de l’épaule, poussa un cri, lança en
grimaçant je t’appelle dès que je suis arrivée, prends bien soin de toi, je
devrais emporter d’autres chaussures pour marcher sur la plage, mes clés !
je n’ai pas mes clés ! appela l’ascenseur. Et le chien ? Du Guesclin,
où est sa gamelle, son coussin ? J’ai bien tout pris ? se dit-elle la
main sur la tête comme si elle allait s’envoler, trépigna pour accélérer la
course lente de l’ascenseur qui s’arrêta au deuxième étage. Le petit Van den
Brock, comment s’appelait-il déjà, Sébastien ? Oui, Sébastien, entra,
tirant un gros sac de voyage. Ses cheveux blonds se dressaient en bottes de
paille courtes et dorées, ses joues et ses bras brunis par le hâle ressemblaient
à des tranches de pain d’épice et la pointe de ses cils abritant des yeux
sérieux était décolorée par le soleil.
— Tu pars en vacances ? demanda
Joséphine prête à verser sur n’importe quel humain l’amour qui enflait dans son
cœur et menaçait de déborder.
— Je repars, corrigea le garçon sur le
ton pointilleux d’un chef de service.
— Ah ! bon… tu reviens
d’où ?
— De Belle-Île.
— Vous étiez chez les
Lefloc-Pignel ?
— Oui. On y a passé une semaine.
— Et tu t’es bien amusé ?
— On a pêché des bouquets…
— Gaétan va bien ?
— Lui, ça va, mais Domitille a été
punie. Enfermée dans sa chambre pendant une semaine, pas le droit de sortir, au
pain sec et à l’eau…
— Oh ! s’exclama Joséphine.
Qu’avait-elle fait de si terrible ?
— Son père l’a surprise en train d’embrasser
un garçon. Elle n’a pas treize ans, vous savez, expliqua-t-il d’un petit ton
réprobateur comme pour souligner l’audace de Domitille. Elle se vieillit
toujours mais moi, je le sais.
Il sortit au rez-de-chaussée en expulsant
le gros sac. Il soufflait, suait et ressemblait, enfin, à un enfant.
— La voiture est garée juste devant.
Maman est en train de fermer l’appartement et papa charge les bagages. Bonnes
vacances, madame.
Joséphine continua jusqu’au deuxième
sous-sol où se trouvait le parking. Ouvrit le coffre, lança le sac, fit monter
Du Guesclin et s’assit derrière le volant. Elle tourna le rétroviseur vers elle
et se regarda dans le bout de miroir. « Est-ce toi qui sur un
pressentiment cours retrouver un amant silencieux à Deauville ? Sur la foi
d’une chanson entendue à la radio ! Je ne te reconnais plus,
Joséphine. »
À la hauteur de Rouen, elle aperçut de gros
nuages noirs dans le ciel, si serrés qu’ils éteignaient la lumière du jour et
continua jusqu’à Deauville avec la menace d’un terrible orage au-dessus de la
tête. Une bourrasque ! La voilà donc. Elle se força à sourire. À force de
vivre avec Iris, je deviens comme elle et prête foi à ces sornettes. Bientôt
elle installera un chat sur son épaule et se tirera les cartes. Elle va voir des
voyantes et toutes lui prédisent le grand amour « à la vie, à la
mort ». Et elle l’attend, assise face au ventilateur, guettant le bruit
des clés à l’étage de Lefloc-Pignel. Je l’aurais gênée si j’étais restée.
Elle arriva en début d’après-midi. Entendit
le cri des mouettes qui tournaient au-dessus de la maison en rondes basses.
Respira l’odeur mouillée du vent salé. Guetta la maison du haut du chemin qui
descendait jusqu’au perron. Vit les volets fermés. Poussa un soupir. Il n’était
pas là.
Une rafale de vent brusque cueillit une
ardoise sur le toit et la jeta à ses pieds. Joséphine se protégea de la main,
puis releva la tête et découvrit que la moitié du toit s’était envolée. Il ne
restait, par endroits, que les chevrons dénudés et d’épaisses couches de laine de
verre comme des millefeuilles battant au vent. On aurait dit qu’un large râteau
était passé sur la maison, enlevant des rangées d’ardoises, en laissant
d’autres. Elle se tourna vers les arbres du parc. Certains se tenaient droits,
un peu tremblants, mais d’autres étaient ouverts en deux comme des poireaux
épluchés. Elle attendrait d’avoir parlé au couvreur pour informer Iris de
l’étendue de la catastrophe.
D’ailleurs, pensa-t-elle, elle se moque pas
mal, je suppose, de l’état de sa maison. Elle doit se peindre les orteils,
s’oindre de crème, se parfumer les cheveux, mettre du rimmel noir sur ses
grands yeux bleus. Elle lui envoya un texto pour lui dire qu’elle était bien
arrivée.
Iris se réveilla, étreinte par une anxiété
qui fourmillait dans tout son corps et la maintenait allongée, oppressée. On
était le 16 août. Il avait dit quinze jours. Elle installa le téléphone
sur l’oreiller et attendit.
Il n’appellerait pas tout de suite. Ce
temps-là était fini. Elle avait bien conscience qu’elle avait franchi une
limite impardonnable en le traitant de menteur. En public, en plus !
Oh ! Le regard étonné du garçon du bar quand elle avait crié
« menteur ! vous êtes un menteur ! ». Hervé ne lui
pardonnerait pas facilement. Il avait déjà imposé les quinze jours de silence.
Il y aurait d’autres brimades.
Que m’importe ? Cet homme m’apprend
l’amour. Il me dresse de loin, en silence. Un frisson de plaisir crépita entre
ses jambes et elle se recroquevilla pour qu’il continue de brûler au creux de
son ventre. C’est donc ça, l’amour ? Cette fulgurante blessure qui donne
envie de mourir… Cette attente délicieuse où l’on ne sait plus qui on est, où
l’on tend la nuque, docile pour se faire passer les rênes, bander les yeux,
conduire au poteau de l’abnégation. J’irai jusqu’au bout avec lui. Je lui
demanderai pardon de l’avoir insulté. Il tentait de me faire gravir le chemin
de l’amour et je trépignais comme une petite fille gâtée. Je réclamais un
serment, un baiser quand il me faisait entrer dans une enceinte sacrée. Je
n’avais rien compris.
Elle fixait le téléphone et suppliait qu’il
sonne. Je dirai… Je dois choisir mes mots afin de ne pas l’offenser et qu’il
comprenne que je me rends. Je dirai, Hervé, je vous ai attendu et j’ai compris.
Faites de moi ce que vous voulez. Je ne demande rien, rien que le poids de vos
mains sur mon corps qui me façonnent comme une motte d’argile. Et si c’est
encore trop, ordonnez-moi d’attendre et j’attendrai. Je resterai cloîtrée et je
baisserai les yeux lorsque vous paraîtrez. Je boirai si vous l’ordonnez, je
mangerai si vous le commandez, je me purifierai de mes colères futiles, de mes
caprices de petite fille.
Elle soupira d’une joie si intense qu’elle
crut défaillir.
Il m’a appris l’amour. Ce bonheur ineffable
que je recherchais en entassant, alors qu’il fallait au contraire que je
m’abandonne, que je donne, que je lâche tout… Il m’a placée dans ma vie. Je
vais me lever, passer ma robe ivoire, celle-là même qu’il m’a achetée, mettre
un ruban dans mes cheveux, et demeurer assise, près de la porte en attendant.
Il ne téléphonera pas. Il sonnera. J’ouvrirai, les yeux baissés, le visage pur
de tout apprêt, et je dirai…
L’heure de vérité approchait.
Elle passa toute la journée à guetter ses
pas, à soulever son téléphone, à vérifier s’il marchait bien.
Il ne vint pas ce soir-là.
Le lendemain matin, Iphigénie sonna.
— Elle est pas là, madame
Cortès ?
— Elle est partie se reposer.
— Ah ! fit Iphigénie, déçue.
— L’immeuble doit être vide, dit Iris
tentant de relancer le dialogue.
— Y a plus que vous et monsieur
Lefloc-Pignel qui est rentré hier soir.
Le cœur d’Iris bondit. Il était rentré. Il
allait l’appeler. Elle referma la porte et s’appuya contre le battant, épuisée
de joie. Me préparer, me préparer. Ne plus laisser personne s’immiscer entre
nous.
Elle rappela Iphigénie dans l’escalier et
lui annonça qu’elle partait quelques jours chez une copine, qu’elle garde
dorénavant le courrier dans la loge. Iphigénie haussa les épaules et lui
souhaita « bonnes vacances, ça vous fera du bien ».
Le Frigidaire était plein, elle n’aurait
pas besoin de sortir.
Elle prit une douche, enfila la robe
ivoire, attacha ses cheveux, ôta le vernis rouge de ses ongles et attendit.
Elle passa la journée à l’attendre. N’osa pas mettre le son de la télé trop
fort de peur de ne pas entendre la sonnerie du téléphone ou les trois coups
furtifs frappés à la porte. Il sait que je suis là. Il sait que je l’attends.
Il me fait attendre.
Le soir, elle ouvrit une boîte de raviolis.
Elle n’avait pas faim. Elle but un verre, deux verres pour se donner du
courage. Crut entendre de la musique dans la cour. Ouvrit la fenêtre, entendit
le son d’un opéra. Puis sa voix… Il parlait affaires au téléphone. Je suis en
train d’étudier le dossier de la fusion… Elle tressaillit, ferma les yeux. Il
va venir. Il va venir.
Elle l’attendit toute la nuit, assise près
de la fenêtre. L’opéra se tut, la lumière s’éteignit.
Il n’était pas venu.
Elle pleura, assise sur sa chaise dans sa
belle robe ivoire. Il ne faut pas que je la salisse. Ma belle robe de mariée.
Elle finit la bouteille de vin rouge, prit
deux Stilnox.
Alla se coucher.
Il lui avait fait savoir qu’il était rentré
en mettant la musique très fort.
Elle lui avait fait savoir qu’elle se
soumettait en ne descendant pas sonner à sa porte.
Le premier soir, Joséphine dormit dans l’un
des canapés du salon. La maison était dévastée et les chambres à coucher
n’avaient plus de toit. Quand on se couchait sur les lits, on apercevait le
ciel noir et chargé, des éclairs en bouche de fusil et des rayures de pluie.
Dans la nuit, elle fut réveillée par un éclat de tonnerre et Du Guesclin hurla
à la mort.
Elle compta un, deux, pour situer la
présence de l’orage et n’eut pas le temps d’aller jusqu’à trois, la foudre
illumina le parc. Il y eut un craquement terrible, le bruit d’un arbre qui
s’écroule. Elle courut à la fenêtre et vit le grand hêtre devant la maison
s’abattre sur sa voiture. La voiture se plia en deux dans un bruit terrible de
tôle écrasée. Ma voiture ! Elle se précipita sur l’interrupteur. Il n’y
avait plus d’électricité. Un autre éclair éclata dans le ciel noir et elle eut
le temps de vérifier que sa voiture était réduite à l’état de crêpe.
Le lendemain, elle appela monsieur Fauvet.
La femme du couvreur lui répondit que son mari était débordé.
— Toutes les maisons sont touchées
dans le pays. Y a pas que vous ! Il passera dans la matinée.
Elle attendrait. Elle disposa des bassines
pour recueillir l’eau qui tombait par endroits. Hortense appela. Maman, je vais
à Saint-Tropez, je suis invitée chez des amis. Je me suis fait chier à Korcula.
Maman, j’aime plus les riches ! Non je plaisante. J’aime les riches
intelligents, brillants, modestes, cultivés… Il en existe, tu crois ?
Zoé appela. La connexion était si mauvaise
qu’elle n’attrapait qu’une syllabe sur deux. Elle entendit tout va bien, il ne
me reste plus de batterie, je t’aime, on prolonge d’une semaine, Philippe est
d’acc…
D’accord, murmura-t-elle au silence qui
prolongea l’appel.
Elle alla dans la cuisine, ouvrit les
placards, sortit un paquet de biscottes, de la confiture. Songea au congélateur
et à tout ce qui allait être perdu. Je devrais appeler Iris, lui demander ce
que je dois faire…
Elle appela Iris. Lui fit un rapport le
moins alarmant possible, mais signala la panne d’électricité et du congélateur.
— Fais ce que tu veux, Jo. Si tu
savais ce que je m’en fiche…
— Tout va être perdu !
— C’est pas un drame, répondit Iris
d’une voix lasse.
— Tu as raison. Ne te fais pas de
souci, je vais m’en occuper. Toi, ça va ?
— Oui. Il est rentré… Je suis si
heureuse, Jo, si heureuse. Je crois que je découvre, enfin, ce que c’est que
l’amour. Toute ma vie, j’ai espéré ce moment-là et voilà, il arrive. Grâce à
lui. Je t’aime, Jo, je t’aime…
— Moi aussi, je t’aime, Iris.
— Je n’ai pas toujours été gentille
avec toi…
— Oh ! Iris ! Ce n’est pas
grave, tu sais !
— Je n’ai été gentille avec personne,
mais je crois que j’attendais quelque chose de grand, de très grand, et que je
l’ai enfin rencontré. J’apprends. Je me dépouille petit à petit. Tu sais que je
ne me maquille plus ? Un jour il m’avait dit qu’il n’aimait pas les
artifices et il avait effacé mon blush de son doigt. Je me prépare pour lui…
— Je suis heureuse que tu sois
heureuse.
— Oh ! Jo, si heureuse…
Elle avait la voix pâteuse, traînait sur
des syllabes, en escamotait d’autres. Elle a dû boire, hier soir, se dit
Joséphine, désolée.
— Je t’appellerai demain pour te tenir
au courant.
— Ce n’est pas la peine, Jo,
occupe-toi de tout, je te fais confiance. Laisse-moi vivre mon amour. J’ai
comme une vieille peau qui tombe… Il fallait que je sois seule, tu le
comprends ? Nous avons très peu de temps à être ensemble. Je veux en
profiter pleinement. Je vais peut-être aller m’installer chez lui…
Elle eut un petit rire de gamine. Joséphine
repensa à la chambre austère, au crucifix, à sainte Thérèse de Lisieux et aux
commandements de l’épouse parfaite. Il ne l’emmènerait pas chez lui.
— Je t’aime, ma petite sœur chérie.
Merci d’avoir été si bonne avec moi…
— Iris ! Arrête, tu vas me faire
pleurer !
— Réjouis-toi au contraire !
C’est nouveau pour moi, ce sentiment-là…
— Je comprends. Sois heureuse. Je vais
rester ici. J’ai du boulot par-dessus la tête ! Hortense et Zoé ne
rentrent pas avant dix jours. Profite ! Profite !
— Merci. Et surtout inutile de
m’appeler… Je ne répondrai plus.
Le lendemain soir, Iris entendit un opéra,
puis sa voix au téléphone. Elle reconnut Le Trouvère et fredonna un air,
assise sur sa chaise, dans sa belle robe ivoire. Ivoire, tour d’ivoire. Nous
sommes tous les deux dans notre tour d’ivoire. Mais, pensa-t-elle en bondissant
sur ses pieds, peut-être croit-il que je suis partie ? Ou que je boude
encore ? Oui, bien sûr ! Et puis, ce n’est pas à lui de venir à moi,
c’est à moi d’aller à lui. En repentante. Il ne sait pas que j’ai changé. Il ne
peut pas se douter.
Elle descendit. Frappa timidement. Il
ouvrit, froid et majestueux.
— Oui ? demanda-t-il comme s’il
ne la voyait pas.
— C’est moi…
— C’est qui, moi ?
— Iris…
— Ce n’est pas suffisant.
— Je viens vous demander pardon…
— C’est mieux…
— Pardon de vous avoir traité de
menteur…
Elle avança dans l’entrebâillement de la
porte. Il la repoussa du doigt.
— J’ai été frivole, égoïste,
coléreuse… Pendant ces quinze jours toute seule, j’ai compris tant de choses,
si vous saviez !
Elle tendit les bras vers lui en offrande.
Il recula.
— Vous m’obéirez désormais, en tout et
pour tout ?
— Oui.
Il lui fit signe d’entrer. L’arrêta
immédiatement quand elle fit mine d’aller jusqu’au salon. Referma la porte
derrière elle.
— J’ai passé de très mauvaises
vacances à cause de vous…, dit-il.
— Je vous demande pardon… J’ai appris
tant de choses !
— Et vous en avez encore beaucoup à
apprendre ! Vous n’êtes qu’une petite fille égoïste et froide. Sans cœur.
— Je veux tout apprendre de vous…
— Ne m’interrompez pas quand je
parle !
Elle se laissa tomber sur une chaise,
cinglée par son ton autoritaire.
— Debout ! Je ne vous ai pas dit
de vous asseoir.
Elle se releva.
— Vous allez obéir maintenant si vous
voulez continuer à me voir…
— Je le veux ! Je le veux !
J’ai tellement envie de vous !
Il fit un bond en arrière, effrayé.
— Ne me touchez pas ! C’est moi
qui décide, moi qui donne l’autorisation ! Vous voulez m’appartenir ?
— De toutes mes forces ! Je ne
vis plus que dans cet espoir. J’ai compris tant de…
— Taisez-vous ! Ce que vous avez
compris avec votre petit cerveau de femme futile ne m’intéresse pas. Vous
m’entendez ?
Le petit frisson de plaisir revint crépiter
entre ses jambes. Elle baissa les yeux, honteuse.
— Écoutez et répétez après moi…
Elle hocha la tête.
— Vous allez apprendre à m’attendre…
— Je vais apprendre à vous attendre.
— Vous allez m’obéir en tout et pour
tout.
— Je vous obéirai en tout et pour
tout.
— Sans poser de questions !
— Sans poser de questions…
— Sans jamais m’interrompre.
— Sans jamais vous interrompre.
— Je suis le maître.
— Vous êtes le maître.
— Vous êtes ma créature.
— Je suis votre créature.
— Vous ne ferez aucune objection.
— Je ne ferai aucune objection.
— Êtes-vous seule ou entourée ?
— Je suis seule. Je savais que vous
alliez rentrer et j’ai éloigné Joséphine. Et ses filles, aussi.
— C’est parfait… Êtes-vous prête à
recevoir ma loi ?
— Je suis prête à recevoir votre loi.
— Vous allez passer par une période de
purification afin de vous débarrasser de vos démons. Vous resterez chez vous en
respectant strictement mes consignes. Êtes-vous prête à les écouter ?
Faites un signe de la tête et désormais gardez les yeux baissés quand vous êtes
en ma présence, vous ne les lèverez que lorsque je vous en donnerai l’ordre…
— Vous êtes mon maître.
Il la gifla de toutes ses forces. La tête
d’Iris rebondit sur son épaule. Elle se toucha la joue, il lui prit le bras et
le tordit.
— Je ne vous ai pas dit de parler.
Taisez-vous ! C’est moi qui ordonne !
Elle acquiesça. Elle sentait sa joue
gonfler et la brûler. Elle eut envie de caresser la brûlure. Le frisson éclata
à nouveau entre ses jambes. Elle faillit vaciller de plaisir. Elle courba la
tête et chuchota :
— Oui, maître.
Il resta silencieux un moment comme s’il la
testait. Elle ne bougea pas, demeura les yeux baissés.
— Vous allez remonter chez vous et
vivre cloîtrée le temps que je le déciderai et suivant un emploi du temps que
je vous donnerai. Acceptez-vous ma loi ?
— Je l’accepte.
— Vous vous lèverez chaque matin à
huit heures, irez vous laver soigneusement, partout, partout, le moindre recoin
doit être propre, je vérifierai. Puis vous vous agenouillerez, vous passerez en
revue tous vos péchés, vous les écrirez sur un papier que je relèverai. Puis,
vous direz vos prières. Si vous n’avez pas de livre de prières, je vous en prêterai
un… répondez !
— Je n’ai pas de livre de prières,
dit-elle les yeux baissés.
— Je vous en prêterai un… Ensuite,
vous ferez le ménage, vous nettoierez tout parfaitement, vous ferez ça à
genoux, les mains dans la Javel, la bonne odeur de Javel qui élimine tous les
germes, vous frotterez le sol en offrant votre travail à la miséricorde de
Dieu, vous lui demanderez pardon de votre vie ancienne dissolue. Vous resterez
ainsi en ménage jusqu’à midi. Si je dois passer, je ne veux voir aucune saleté,
aucune poussière ou vous serez punie. À midi, vous aurez le droit de manger une
tranche de jambon et du riz blanc. Et vous boirez de l’eau. Je ne veux aucun
aliment de couleur, suis-je clair ? Dites oui si vous avez compris…
— Oui.
— L’après-midi, vous lirez votre livre
de prières, à genoux pendant une heure, puis vous laverez le linge, le
repasserez, ferez les vitres, laverez les tentures, les rideaux. Je veux que
vous soyez vêtue le plus simplement possible. En blanc. Vous avez une robe
blanche ?
— Oui.
— Parfait, vous la porterez tout le
temps. Le soir, vous la laverez et la mettrez à sécher sur un cintre dans la
baignoire afin qu’elle soit prête à être enfilée le matin. Je ne supporte pas
les odeurs corporelles. C’est entendu ? Dites oui.
— Oui.
— Oui, maître.
— Oui, maître.
— Les cheveux tirés en arrière, pas de
bijou, pas de maquillage, vous travaillerez les yeux baissés, tout le temps… Je
peux arriver à n’importe quelle heure de la journée et si je vous surprends en
pleine désobéissance, vous serez punie. Je vous infligerai une punition que je
choisirai soigneusement afin de vous guérir de vos vices. Le soir, vous
répéterez le même repas. Aucun alcool n’est toléré. Vous ne boirez que de
l’eau, de l’eau du robinet. Je vais monter faire l’inspection et jeter toutes
les bouteilles… car vous buvez. Vous êtes une alcoolique. En êtes-vous
consciente ? Répondez !
— Oui, maître.
— Le soir, vous attendrez sur une
chaise que je veuille bien venir passer une visite d’inspection. Dans le noir
le plus complet. Je ne veux aucune lumière artificielle. Vous vivrez à la
lumière du jour. Vous ne ferez aucun bruit. Pas de musique, pas de télé, pas de
chanson fredonnée, vous chuchoterez vos prières. Si je ne viens pas, vous ne
vous plaindrez pas. Vous resterez en silence sur votre chaise à méditer. Vous
avez beaucoup à vous faire pardonner. Vous avez mené une vie sans intérêt,
uniquement centrée sur vous. Vous êtes très belle, vous le savez… Vous avez
joué avec moi et je suis tombé dans vos artifices. Mais je me suis repris. Ce
temps-là est fini. Reculez. Je ne vous ai pas permis de vous approcher…
Elle recula d’un petit pas et, à nouveau,
un frisson électrique zébra le bas de son ventre. Elle s’abîma en avant afin
qu’il ne s’aperçoive pas qu’elle souriait de plaisir.
— À la moindre incartade, il y aura
des représailles. Je serai obligé de vous frapper, de vous punir et je
réfléchirai à la punition juste qui vous fera mal physiquement, il le faut, il
le faut, et moralement… Vous devez être rabaissée après vous être pavanée comme
une petite orgueilleuse.
Elle croisa les mains derrière le dos,
garda la tête baissée.
— Tenez-vous prête à mes visites
inopinées. J’ai oublié de vous dire, je vous enfermerai afin d’être sûr que
vous ne vous échapperez pas. Vous me donnerez votre trousseau de clés en me
jurant qu’il n’y en a pas d’autre disponible. Il est encore temps pour vous de
vous retirer de ce programme de purification. Je ne vous impose rien, vous
devez décider librement, réfléchissez et dites oui ou non…
— Oui, maître. Je me donne à vous.
Il la gifla du revers de la main comme s’il
la balayait.
— Vous n’avez pas réfléchi. Vous vous
êtes précipitée pour répondre. La vitesse est la forme moderne du démon. J’ai
dit : réfléchissez !
Elle baissa les yeux et resta silencieuse.
Puis murmura :
— Je suis prête à vous obéir en tout,
maître.
— C’est bien. Vous êtes amendable.
Vous êtes sur le chemin de la réhabilitation. Nous allons maintenant aller chez
vous. Vous monterez chaque marche, la tête baissée, les mains dans le dos,
lentement, comme si vous gravissiez la montagne de la repentance…
Il la fit passer devant lui, prit une
cravache accrochée au mur de l’entrée et lui en cingla les jambes pour la faire
avancer. Elle se cabra. Il la cingla à nouveau et lui ordonna de ne manifester
aucune peine, aucune douleur lorsqu’il la battrait. Dans l’appartement de
Joséphine, il vida toutes les bouteilles dans l’évier en ricanant. Il se
parlait à lui-même d’une voix nasillarde et répétait le vice, le vice est
partout dans le monde moderne, il n’y a plus de limites au vice, il faut
nettoyer le monde, le débarrasser de toutes les impuretés, cette femme impure
va se nettoyer.
— Répétez après moi, je ne boirai
plus.
— Je ne boirai plus.
— Je n’ai pas caché de bouteilles afin
de les boire en cachette.
— Je n’ai pas caché de bouteilles afin
de les boire en cachette.
— En tout, j’obéirai à mon maître.
— En tout, j’obéirai à mon maître.
— C’est assez pour ce soir. Vous
pouvez aller vous coucher…
Elle recula pour le laisser passer, lui
tendit son jeu de clés qu’il mit dans sa poche.
— Rappelez-vous, je peux surgir
n’importe quand et si le travail n’est pas fait…
— Je serai punie.
Il la gifla à nouveau de toutes ses forces
et elle laissa échapper une plainte. Il avait frappé si fort que son oreille en
résonnait.
— Vous n’avez pas le droit de parler
quand je ne vous y autorise pas !
Elle pleura. Il la frappa.
— Ce sont de fausses larmes. Bientôt,
vous verserez de vraies larmes, des larmes de joie… Embrassez la main qui vous
châtie.
Elle se pencha, embrassa délicatement sa
main, osant à peine l’effleurer.
— C’est bien. Je vais pouvoir faire
quelque chose de vous, je pense. Vous apprenez vite. Durant le temps de la
purification vous serez habillée en blanc. Je ne veux pas voir trace de
couleur. La couleur est débauche.
Il attrapa ses cheveux, les tira en
arrière.
— Baissez les yeux que je vous
inspecte…
Il passa un doigt sur son visage sans fard
et fut satisfait.
— On dirait que vous avez commencé à
comprendre !
Il ricana.
— Vous aimez la manière forte,
n’est-ce pas ?
Il se rapprocha d’elle. Lui retroussa les
lèvres afin de vérifier la propreté des dents. Glissa un ongle pour retirer un
reste de nourriture. Elle sentait son odeur d’homme fort, puissant. C’est bien,
pensa-t-elle, qu’il en soit ainsi. Lui appartenir. Lui appartenir.
— Si vous obéissez en tout, si vous
devenez pure comme chaque femme doit l’être, nous nous unirons…
Iris étouffa un petit cri de plaisir.
— Nous marcherons ensemble vers
l’amour, le seul, celui qui doit être sanctionné par le mariage. À l’heure où
je le déciderai… Et vous serez à moi. Dites, je le veux, je le désire et baisez
ma main.
— Je le veux, je le désire…
Et elle lui baisa la main. Il l’envoya se
coucher.
— Vous dormirez les jambes serrées
afin qu’aucune pensée impure ne vous pénètre. Parfois, si vous êtes mauvaise,
je vous attacherai. Ah ! j’oubliais, je déposerai à huit heures précises,
chaque matin, sur la table de votre cuisine, deux tranches de jambon blanc, du
riz blanc que vous ferez cuire. Vous ne mangerez que ça. C’est tout. Allez vous
coucher. Vos mains sont propres ? Vous vous êtes lavé les dents ?
Votre vêtement de nuit est-il prêt ?
Elle secoua la tête. Il lui pinça la joue
violemment, elle étouffa un cri.
— Répondez. Je n’admettrai aucune
entorse à la règle ou il vous en cuira.
— Non, maître !
— Vous allez le faire. J’attendrai.
Dépêchez-vous…
Elle s’exécuta. Il tourna le dos pour ne
pas la voir se déshabiller.
Elle glissa dans son lit.
— Vous avez une chemise blanche ?
— Oui, maître.
Il se rapprocha du lit et lui flatta la
tête.
— Dormez maintenant !
Iris ferma les yeux. Elle entendit la porte
claquer derrière lui. La clé tourner dans la serrure.
Elle était prisonnière. Prisonnière de
l’amour.
Deux fois par jour, Joséphine appelait
monsieur Fauvet et parlait à madame Fauvet. Elle insistait, disait qu’à chaque
bourrasque de nouvelles ardoises s’envolaient, que c’était dangereux, que la
maison prenait l’eau, que bientôt la batterie de son portable serait à plat et
qu’elle ne pourrait plus la joindre. Madame Fauvet disait « oui, oui, mon
mari va venir… », et elle raccrochait.
Il pleuvait sans discontinuer. Même Du
Guesclin ne voulait plus sortir. Il montait sur la terrasse dévastée, humait le
vent, levait la patte contre des pots en terre fracassés et redescendait en
soupirant. C’était vraiment un temps à ne pas mettre un chien dehors.
Joséphine dormait dans le salon. Prenait
des douches froides, dévalisait le congélateur. Mangeait toutes les glaces, des
Ben & Jerry, des Häagen-Dazs, des chocolate chocolate chips,
des pralines and cream. Ça lui était égal de grossir. Il ne viendrait
pas. Elle regardait son visage dans la cuillère, gonflait les joues, trouvait
qu’elle ressemblait à une jatte de crème fraîche, se barbouillait de chocolat.
Du Guesclin léchait le couvercle des pots. Il la regardait avec dévotion,
tortillait du train en attendant qu’elle dépose un nouveau couvercle. Tu as une
fiancée, Du Guesclin ? Tu lui parles ou tu te contentes de lui grimper
dessus ? C’est fatigant, tu sais, c’est fatigant les sentiments !
C’est plus simple de manger, de se remplir de gras et de sucré. Du Guesclin n’a
jamais eu ces problèmes, il n’est jamais tombé amoureux, il troussait les
filles et laissait plein de petits bâtards derrière lui qui, à peine sortis de
leurs couches, partaient faire la guerre aux côtés de leur père. Il n’était bon
qu’à ça. À inventer des stratégies et à remporter des batailles. Avec cinquante
hommes en haillons, il écrasait une armée de cinq cents Anglais en armures et
catapultes ! En se déguisant en petite vieille avec des fagots sur le dos.
Tu te rends compte ! La petite vieille se faufilait dans les remparts de
la ville à prendre et, une fois à l’intérieur, Du Guesclin tirait son épée et
embrochait des rangs entiers d’Anglais. En temps de paix, il s’ennuyait. Il
avait épousé une femme savante et plus âgée que lui, une experte en astrologie.
À la veille de chaque bataille, elle lui faisait une prédiction et ne se
trompait jamais ! On a retiré la guerre aux hommes, alors ils ne savent
plus qui ils sont. En temps de paix, Du Guesclin tournait en rond et ne faisait
que des bêtises. Le seul problème des crèmes glacées, mon vieux Du Guesclin,
c’est qu’après, tu es légèrement écœurée et tu as envie de dormir, mais tu es
si lourde que tu n’arrives même plus à attraper le sommeil, tu gigotes comme
une bouteille de lait et il s’enfuit.
Son portable sonna. Un texto. Elle le lut.
Luca !
Vous savez, Joséphine, vous savez, n’est-ce
pas ?
Elle ne répondit pas. Je sais, mais je m’en
moque bien. Je suis avec Du Guesclin, bien à l’abri sous un toit en lambeaux
dans une belle couverture en mohair rose qui me chatouille le nez.
— Tu sais, le seul problème
aujourd’hui, c’est qu’on parle avec son chien… Ce n’est pas normal. Je t’aime
beaucoup, beaucoup, mais tu ne remplaces pas Philippe…
Du Guesclin gémit comme s’il en était
désolé.
Le portable sonna. Un nouveau texto de
Luca.
Vous ne répondez pas ?
Elle ne répondrait pas. Bientôt elle
n’aurait plus de batterie, elle ne voulait pas gâcher ses dernières munitions
pour Luca Giambelli. Ou plutôt Vittorio.
Elle avait trouvé sur une étagère une
vieille édition de La Cousine Bette de Balzac et l’avez ouvert en le
respirant. Le livre sentait la sacristie, le linge pieux et le papier moisi.
Elle lirait La Cousine Bette à la lueur d’une bougie, la nuit. À voix
haute. Elle s’enroula dans la couverture, approcha la bougie, une belle bougie
rouge qui se consumait sans couler et commença :
— « Où la passion va-t-elle se
nicher ? Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces
voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées
des milords cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de
taille moyenne, en uniforme de la garde nationale. Dans le nombre de ces
Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en trouve qui se croient
infiniment mieux en uniformes que dans leurs habits ordinaires et qui supposent
chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu’elles seront
favorablement impressionnées à l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais
militaire… » Tu vois, Du Guesclin, c’est tout l’art de Balzac, il nous
décrit les vêtements d’un homme et on entre dans son âme ! Du détail,
encore du détail ! Mais pour récolter les détails, il faut prendre son
temps, savoir le perdre, le laisser musarder afin qu’il aille dénicher un mot,
une image, une idée. On n’écrit plus comme Balzac aujourd’hui parce qu’on ne
perd plus de temps. On dit « ça sent bon », « il fait
beau », « il fait froid », « il est bien habillé »
sans chercher les petits mots qui iront comme des gants et montreront
indirectement qu’il fait beau, que ça sent bon, qu’un homme est fringant.
Elle posa le livre et réfléchit. J’aurais
peut-être dû parler de Luca à Garibaldi. Il l’aurait inscrit sur sa liste de
suspects. J’ai eu tort. Je me suis emportée contre lui et j’ai omis de parler
du plus menaçant d’entre tous ! Elle remonta la couverture, lissa les
longs poils de mohair rose en une mèche raide et reprit le livre. Elle fut
interrompue par une nouvelle sonnerie. Un troisième texto.
Je sais où vous êtes, Joséphine.
Répondez-moi.
Son cœur se mit à battre. Et s’il disait
vrai ?
Elle tenta de joindre Iris. En vain. Elle
devait dîner avec le bel Hervé. Elle vérifia que toutes les portes étaient
fermées. Les fenêtres, de grandes baies vitrées au verre épais, étaient certifiées
antichoc. Mais s’il passait par le toit ? Il y a des ouvertures partout.
Il suffit d’escalader la façade, de passer par un balcon. Je vais éteindre la
bougie. Il ne saura pas que je suis là. Oui mais… il verra la voiture écrasée
sous l’arbre.
Et puis il y eut un mitraillage de textos.
« Je suis sur la route, j’arrive », « Répondez, vous me rendez
fou ! », « Vous ne vous en tirerez pas comme ça. »,
« J’approche et vous ferez moins la fière. » « Salope ! La
salope ! », « Je suis à Touques. » À Touques ! Elle
jeta un regard alarmé à Du Guesclin qui ne bougeait pas. La tête posée sur ses
pattes, il attendait qu’elle reprenne sa lecture ou ouvre un nouveau pot de
glace. Elle courut à la fenêtre pour scruter le parc dans la nuit. Il a dû
apprendre par sa concierge que j’étais venue, elle a parlé, il a peur que je
clame à toute l’université française qu’il est cet homme ridicule qui s’affiche
en slip sur des panneaux publicitaires. Ou il sait que j’ai vu plusieurs fois
Garibaldi…
Je vais appeler Garibaldi…
Je n’ai que le numéro de son bureau…
Elle essaya à nouveau de joindre Iris. Elle
entendit le répondeur.
Un nouveau signal, un nouveau message.
Le parc est beau, la mer si proche. Allez à
la fenêtre, vous me verrez. Préparez-vous.
Elle s’approcha de la fenêtre, prit appui
en tremblant sur le rebord, jeta un œil dehors. La nuit était si noire qu’elle
ne voyait que des ombres géantes qui bougeaient, animées par le vent. Des
arbres qui se penchaient, des branches qui craquaient, une bourrasque qui
arrachait les feuilles qui tombaient en tourbillons… Elles ont toutes été
poignardées. En plein cœur. Une main qui coule autour de votre cou, serre,
serre, vous maintient dans un étau et l’autre qui enfonce le couteau. Le soir
où j’ai été agressée, il voulait me parler, « il faut que je vous parle,
Joséphine, c’est important ». Il voulait se confesser, il n’en a pas eu le
courage, il a préféré m’éliminer. Il m’a laissée pour morte. Il n’a plus appelé
pendant deux jours. J’avais laissé trois messages sur son portable. Il ne
répondait pas. Et son indifférence quand on s’était retrouvés au bord du lac.
Sa froideur quand je lui ai raconté l’agression. Il se demandait simplement
comment j’avais pu en réchapper… C’est la seule chose qui le préoccupait. Ça ne
tient pas debout ! Madame Berthier, la Bassonnière, la petite
serveuse ? Elles ne le connaissaient pas. Qu’est-ce que tu en sais ?
Qu’est-ce que tu sais de sa vie ? La Bassonnière en savait plus que toi.
Elle tremblait si fort qu’elle n’arrivait
pas à s’éloigner de la fenêtre. Il va entrer, il va me tuer, Iris ne répond
pas, Garibaldi ne sait rien, Philippe rit dans un pub avec Dottie Doolittle, je
vais mourir toute seule. Mes petites filles, mes petites filles…
De grosses larmes coulèrent sur ses joues.
Elle les essuya du revers de la main. Du Guesclin dressa l’oreille. Il avait
entendu quelque chose ? Il se mit à aboyer.
— Tais-toi, tais-toi ! Tu vas
nous faire repérer !
Il aboyait de plus en plus fort, tournait
dans le salon, se dressa contre la fenêtre et posa ses pattes contre la vitre.
— Arrête ! Il va nous voir…
Elle risqua un œil au-dehors, aperçut une
voiture qui avançait dans l’allée, les phares allumés. Cela fit un projecteur
de lumière dans la pièce et elle s’aplatit par terre. Mon Dieu ! Mon
Dieu ! Papa, protège-moi, protège-moi, je ne veux pas souffrir, fais qu’il
me tue tout de suite, fais que je n’aie pas mal, j’ai peur, oh ! j’ai
peur…
Du Guesclin aboyait, soufflait, se heurtait
dans le noir aux meubles du salon. Joséphine trouva le courage de se relever et
chercha un endroit où se cacher. Pensa à la buanderie. La porte était épaisse,
munie de serrures. Pourvu qu’il me reste un peu de batterie ! Je vais
appeler Hortense. Elle saura. Elle ne panique jamais, elle me dira, maman, t’en
fais pas, je prends tout en main, j’appelle la police, le principal, dans ces
cas-là, c’est surtout de ne pas montrer qu’on a peur, essaie de te planquer et
si tu n’y arrives pas, parle-lui, distrais-le, parle-lui posément calmement,
occupe-le, le temps que les flics arrivent… Elle allait appeler Hortense.
Elle se dirigea, toujours à quatre pattes,
vers la buanderie. Du Guesclin restait devant la porte de l’entrée, le front
bas, les épaules en avant, comme s’il allait charger l’adversaire. Elle
chuchota « viens, on bat en retraite », mais il resta aux aguets,
menaçant, écumant, le poil dressé.
Elle entendit des pas sur les gravillons.
Des pas lourds. L’homme avançait, sûr de lui, sûr de la trouver là. L’homme
approchait. Elle entendit une clé tourner dans la porte. Un verrou, deux
verrous, trois verrous…
Une voix forte retentit :
— Y a quelqu’un ?
C’était Philippe.
Un matin, Iris se réveilla et le trouva
debout au pied de son lit. Elle sursauta. Elle n’avait pas entendu le
réveil ! Elle ne leva pas le bras pour se protéger du coup de cravache qui
allait sanctionner sa faute. Elle baissa les yeux et attendit.
Il ne la battit pas. Ne releva pas le
moindre écart à la règle. Il tourna autour du lit, ploya la cravache, en cingla
l’air et déclara :
— Aujourd’hui, vous ne mangerez pas.
J’ai posé des tranches de jambon blanc et du riz sur la table, mais vous n’avez
pas le droit d’y toucher. Les tranches sont belles. C’est du jambon blanc de
bonne qualité, de belles tranches épaisses, odorantes dont les effluves
viendront vous tenter. Vous passerez la journée sur votre chaise à lire votre
livre de prières et je viendrai vérifier, le soir, si les tranches sont
intactes. Vous êtes sale. Le travail est plus important que je ne le pensais.
Il faut nettoyer en grand afin que vous fassiez une belle épousée.
Il fit quelques pas. Releva du bout de la
cravache le dessus-de-lit pour vérifier si le sol était propre. Le laissa
retomber, satisfait.
— Vous aurez, bien sûr, fait le ménage
comme chaque matin mais vous ne mangerez pas. Vous aurez droit à deux verres d’eau.
Je les ai posés sur la table. Vous devez les boire en imaginant la source qui
coule et vous purifie. Ensuite, quand vous aurez fini le ménage, vous gagnerez
votre chaise, vous lirez et vous m’attendrez. Est-ce clair ?
Elle gémit « oui, maître », sentant
la faim qui la tenaillait depuis la veille se réveiller comme une bête dans son
ventre.
— Pour vérifier que vous êtes restée
bien sagement à étudier votre livre de prières, je vais vous en donner une que
vous apprendrez par cœur et que vous devrez me réciter SANS FAIRE DE FAUTES car le
moindre bafouillage sera puni et de façon que vous reteniez la leçon.
Compris ?
Elle baissa les yeux et soupira :
« oui, maître ».
Il la cingla d’un coup de cravache.
— Je n’ai pas entendu !
— Oui, maître, cria-t-elle, les larmes
coulant sur sa poitrine.
Il prit son livre de prières, le feuilleta,
en trouva une qui sembla le satisfaire, et commença à la lire à voix haute.
— C’est un extrait de l’Imitation
de Jésus-Christ. Cela s’intitule De la résistance qu’il faut apporter
aux tentations. Vous n’avez jamais su résister aux tentations. Ce texte va
vous l’apprendre.
Il s’éclaircit la voix et commença :
— « Nous ne pouvons être sans
afflictions et sans tentations tant que nous vivons en ce monde. C’est ce qui a
fait dire à Job que la vie de l’homme sur la terre est une tentation
continuelle. C’est pourquoi chacun devrait se précautionner contre les
tentations auxquelles il est sujet et veiller en prière de peur que le démon
qui ne s’endort jamais et qui rôde de tous côtés cherchant qui dévorer ne
trouve l’occasion de nous surprendre. Il n’y a point d’homme si parfait et si
saint qui n’ait quelques fois des tentations et nous ne pouvons en être
entièrement exempts. Cependant, bien que ces tentations soient fâcheuses et
rudes, elles sont souvent pour nous d’une grande utilité parce qu’elles servent
à nous humilier, à nous purifier, à nous instruire. Tous les saints ont passé
par de grandes tentations et de rudes épreuves et ils y ont trouvé leur
avancement… »
Il lut longtemps, d’une voix monocorde puis
déposa le livre sur la couverture du lit, déclara :
— Je veux vous l’entendre réciter par
cœur, avec toute l’humilité et le soin par moi exigés, ce soir, lorsque je vous
visiterai.
— Oui, maître.
— Baisez la main du maître !
Elle baisa sa main.
Il tourna les talons et la laissa, éperdue
de faim, de douleur, inerte sous les draps blancs. Elle pleura longtemps, les
yeux grands ouverts, sans bouger, sans protester, les bras le long du corps,
les mains ouvertes sur la couverture. Elle n’avait plus de forces.
— Jo ! La porte est bloquée. Je
n’arrive plus à l’ouvrir !
— Philippe… C’est toi ?
Il avait laissé les phares de sa voiture
allumés, mais elle n’était pas sûre de le reconnaître dans la nuit noire.
— Tu t’es enfermée ?
— Oh, Philippe ! J’ai eu
tellement peur ! Je croyais que…
— Jo ! Essaie de m’ouvrir…
— Dis-moi que c’est toi…
— Pourquoi tu attends quelqu’un
d’autre ? Je dérange ?
Il eut un petit rire. Elle respira,
soulagée. C’était bien lui. Elle se jeta sur la porte et tenta de l’ouvrir.
Mais la porte résistait.
— Philippe ! Il a tellement plu
que l’huisserie a gonflé ! Quand je suis arrivée, il faisait si froid que
j’ai allumé le chauffage à fond et ça a dû faire jouer le bois…
— Mais non ! Ce n’est pour ça…
— Si je t’assure. En plus, il n’arrête
pas de pleuvoir !
— C’est parce que j’ai fait changer
toutes les portes et les fenêtres. L’air passait partout, j’en avais marre de
chauffer le jardin ! Elles sont toutes neuves et encore encollées… Il faut
forcer au début…
— Mais je suis bien arrivée à entrer,
moi !
— Ça a dû se recoller après quand tu
as allumé le chauffage à fond ! Essaie encore…
Joséphine s’exécuta. Elle vérifia que les
verrous n’étaient pas engagés et tenta d’ouvrir la porte.
— J’y arrive pas !
— C’est sûr que les premières fois,
c’est dur… Attends, je vais voir…
Il avait dû reculer car sa voix était plus
lointaine.
— Philippe ! J’ai peur !
J’ai reçu des textos de Luca, il arrive, il va me tuer !
— Mais non… Je suis là, il ne peut
rien t’arriver !
Elle entendait ses pas sur le gravier, il
marchait le long de la maison, cherchant une issue pour entrer.
— J’ai fait poser de fenêtres et des
portes anti-vol de partout, il n’y a pas une seule ouverture ! Cette
maison est un vrai coffre-fort…
— Philippe ! Il arrive, répétait
Joséphine, affolée. C’est lui qui poignarde les femmes, je le sais,
maintenant ! C’est lui !
— Ton ancien soupirant ? demanda
Philippe d’un air amusé.
— Oui, je t’expliquerai, c’est
compliqué. C’est comme les poupées russes, il y a plein d’histoires emboîtées,
mais je suis sûre que c’est lui…
— Mais non ! Tu t’affoles pour
rien ! Pourquoi viendrait-il ici ? Éloigne-toi de la porte, je vais
essayer de l’enfoncer…
— Si… Il est fou.
— Tu t’es reculée, Jo ?
Joséphine fit deux pas en arrière et
entendit le bruit d’un corps lancé sur la porte. La porte trembla, mais ne céda
pas.
— Merde ! cria Philippe. Je n’y
arriverai pas ! Je vais faire le tour par-derrière…
— Philippe ! cria Joséphine. Fais
attention ! Il arrive, je te dis !
— Jo, arrête de paniquer ! Tu te
fais du cinéma !
Elle entendit ses pas sur le gravier. Il
s’éloignait. Elle attendit en mordant son index. Luca allait arriver, ils
allaient se battre et elle ne pourrait rien faire. Elle sortit son portable et
pensa appeler les pompiers. Elle était si fébrile qu’elle ne parvint pas à se
rappeler le numéro. Puis son portable s’éteignit. Plus de batterie.
Les pas revenaient. Elle se mit à la
fenêtre et vit Philippe à la lumière des phares. Elle lui fit un signe. Il
s’approcha.
— Il n’y a rien à faire. Tout est verrouillé !
Calme-toi, Jo, dit-il en posant sa main sur la vitre.
Elle plaqua sa main contre la sienne,
derrière le verre.
— Il me fait peur ! Je ne t’ai
pas tout raconté la dernière fois à Londres. On n’avait pas le temps, mais
c’est un fou, un violent…
Elle était obligée de parler fort pour
qu’il l’entende.
— Il ne va rien nous faire !
Arrête de paniquer !
Il retourna vers la porte, donna des coups
d’épaule contre le bois qui ne cédait pas. Revint à la fenêtre.
— Tu vois, il n’aurait même pas pu
entrer…
— Si. En passant par le toit !
— En pleine nuit ? Il serait
tombé ! Il aurait fallu qu’il attende qu’il fasse jour et tu aurais eu le
temps d’appeler au secours.
— Je n’ai plus de batterie !
Elle l’entendit qui se laissait tomber
contre la porte.
— Je vais devoir passer la nuit
dehors…
— Oh, non ! gémit Joséphine.
Elle s’assit, elle aussi, contre le lourd
battant. Gratta du bout d’un doigt comme si elle voulait creuser un trou.
Gratta, gratta.
— Philippe ? T’es là ?
— Je vais rouiller si je passe la nuit
dehors !
— Les chambres sont inondées et il n’y
a presque plus de toit. Je dors dans le salon sur le grand canapé avec Du
Guesclin…
— C’est une armure ?
— C’est mon gardien.
— Bonjour Du Guesclin !
— C’est un chien.
— Ah…
Il dut changer de position car elle l’entendit
qui remuait derrière la porte. Elle l’imagina, les jambes repliées sous le
menton, les bras autour des genoux, le col relevé. La pluie avait cessé. Elle
n’entendait plus que le vent qui sifflait dans les arbres un air impérieux et
aigu sur deux notes menaçantes.
— Tu vois, il ne vient pas, dit
Philippe au bout d’un moment.
— Je n’ai pas inventé les
textos ! Je te les montrerai…
— Il a fait ça pour t’affoler. Il est
vexé ou furieux que tu l’aies laissé tomber et il se venge.
— C’est un fou, je te dis. Un fou
dangereux… Quand je pense que je n’ai rien dit à Garibaldi ! J’ai balancé
Antoine et lui, je l’ai protégé ! Je suis nulle, mais je suis nulle !
— Mais non… Tu t’es affolée pour rien.
Et même s’il vient, il tombera sur moi et ça le calmera. Mais il ne viendra
pas, j’en suis sûr…
Elle l’écoutait et la paix se faisait en
elle. Elle laissa aller sa tête contre le battant de la porte et respira
doucement. Il était là, juste derrière. Elle ne craignait plus rien. Il était
venu, seul. Sans Dottie Doolitlle.
— Jo ?
Il fit une pause et ajouta :
— Tu m’en veux pas ?
— Pourquoi tu n’appelais pas ?
lâcha Joséphine, au bord des larmes.
— Parce que je suis con…
— Tu sais, je m’en fiche que tu aies
d’autres filles. Tu n’as qu’à me le dire. Personne n’est parfait.
— Je n’ai pas d’autres filles. Je me
suis pris les pieds dans mes émotions.
— Il n’y a rien de pire que le
silence, marmonna Joséphine. On imagine tout et tout devient menaçant. On n’a
pas de prise, même pas un petit bout de réalité pour se mettre en colère. Je
déteste le silence.
— C’est si pratique, parfois.
Joséphine soupira.
— Tu viens de parler… Tu vois, c’est
pas compliqué.
— C’est parce que tu es derrière la
porte !
Elle éclata de rire. Un rire qui emportait
sa frayeur. Il était là, Luca ne s’approcherait pas. Il verrait la voiture de
Philippe garée devant la porte. La sienne, écrasée sous l’arbre, il saurait
qu’elle n’était pas seule.
— Philippe… J’ai envie de
t’embrasser !
— Va falloir attendre. La porte n’a
pas l’air d’accord. Et puis… Je ne suis pas un homme facile. J’aime me faire
désirer.
— Je sais.
— Tu es là depuis longtemps ?
— Ça va faire trois jours… je crois.
Je ne sais plus…
— Et il pleut comme ça depuis trois
jours ?
— Oui. Sans discontinuer. J’ai essayé
de joindre Fauvet, mais…
— Il m’a appelé. Il vient demain avec
ses ouvriers…
— Il t’a appelé en Irlande ?
— J’étais revenu d’Irlande. Quand je
suis arrivé au camp pour emmener Zoé et Alexandre, ils ont déclaré qu’ils
voulaient prolonger leur séjour. Je suis rentré à Londres…
— Tout seul ? demanda Joséphine
en grattant la porte de plus belle.
— Tout seul.
— Je préfère quand même. Je dis que ça
m’est égal, mais ça m’est pas vraiment égal… Ce que je ne veux pas, c’est te
perdre.
— Tu me perdras plus…
— Tu peux répéter ?
— Tu ne me perdras plus, Jo.
— J’ai même cru que tu étais retombé
amoureux d’Iris…
— Non, dit Philippe tristement. C’est
fini, bien fini avec Iris. J’ai déjeuné à Londres avec son soupirant. Il m’a
demandé sa main…
— Lefloc-Pignel ? Il était à
Londres ?
— Non. Mon associé. Il veut l’épouser…
Pourquoi Lefloc-Pignel ?
— Je ne devrais pas te le dire, mais
il semble qu’elle soit tombée très amoureuse de lui. En ce moment, ils filent
le parfait amour à Paris.
— Iris avec Lefloc-Pignel ! Mais
il est extrêmement marié !
— Je sais… Et pourtant, d’après Iris,
ils s’aiment…
— Elle m’étonnera toujours. Rien ne
lui résiste…
— Elle l’a voulu dès qu’elle l’a vu.
— J’aurais jamais cru qu’il quitterait
sa femme.
— Ce n’est pas encore fait…
Elle aurait voulu lui demander s’il avait
de la peine, mais elle se tut. Elle n’avait pas envie de parler de sa sœur. Pas
envie qu’elle vienne s’immiscer entre eux. Elle attendit qu’il reprenne le
dialogue.
— Tu es forte, Jo. Bien plus forte que
moi. Je crois que c’est pour ça que j’ai eu peur et que je suis resté
silencieux…
— Oh ! Philippe ! Je suis
tout sauf forte !
— Si, tu l’es. Tu ne le sais pas, mais
tu l’es… Tu as vécu bien plus de choses que moi et toutes ces choses t’ont
fortifiée.
Joséphine protesta. Philippe
l’interrompit :
— Joséphine, je voulais te dire… Un
jour, il m’arrivera peut-être de ne pas être à la hauteur, et ce jour-là, il
faudra que tu m’attendes… Que tu attendes que je finisse de grandir. J’ai
tellement de retard !
Ils passèrent la nuit à se parler. De
chaque côté de la porte.
Fauvet arriva le matin et délivra Joséphine
qui se retint pour ne pas sauter dans les bras de Philippe. Elle se blottit
contre la manche de sa veste et s’y frotta la joue.
Elle appela Garibaldi. Elle lui fit part du
harcèlement dont elle avait été victime, du contenu des messages.
— J’ai eu vraiment peur, vous savez.
— Je dois dire qu’il y avait de quoi,
répondit Garibaldi avec une certaine empathie dans la voix. Seule, dans une
grande maison isolée, avec un homme qui vous poursuit…
Je vais encore me faire avoir, pensa
Joséphine, mais cette fois-ci, elle décida de parler. Elle raconta
l’indifférence de Luca, sa double personnalité, ses crises de violence. Il ne
dit rien. Elle allait raccrocher quand elle pensa qu’il fallait peut-être lui
donner le nom de la concierge.
— Nous l’avons vue. Nous savons tout
ça, répondit Garibaldi.
— Parce que vous avez déjà enquêté sur
lui ? demanda Joséphine.
— Fin de la conversation, madame
Cortès.
— Vous voulez dire que vous connaissez
l’assassin…
Il avait raccroché. Elle retourna, songeuse,
vers Philippe et monsieur Fauvet qui inspectaient le toit et dressaient la
liste des réparations à faire.
Quand Philippe revint vers elle, elle
murmura :
— Je crois qu’ils ont arrêté le
meurtrier…
— C’est pour ça qu’il n’est pas
venu ? Ils l’ont intercepté à temps…
Il passa un bras sur ses épaules et lui dit
qu’il fallait qu’elle oublie. Il ajouta qu’il allait falloir prévenir
l’assureur pour la voiture.
— Tu as une bonne assurance ?
— Oui. Mais c’est le cadet de mes
soucis. Je sens le danger partout… et s’ils ne l’arrêtaient pas à temps ?
S’il nous poursuivait ? Il est dangereux, tu sais…
Ils partirent pour Étretat. S’enfermèrent
dans un hôtel. Ne sortirent de la chambre que pour aller manger des gâteaux et
boire du thé. Parfois, au milieu d’une phrase, Joséphine pensait à Luca. À tous
les mystères de sa vie, à ses silences, à la distance qu’il avait toujours
maintenue entre elle et lui. Elle avait pris cela pour de l’amour. Ce n’était
que de la folie. Non ! se reprenait-elle, un soir, il a failli me parler,
tout avouer et j’aurais pu peut-être l’aider. Elle frissonnait. J’ai dormi avec
un assassin ! Elle se réveillait en sueur, se dressait sur le lit.
Philippe la calmait en parlant doucement « je suis là, je suis là ».
Elle se rendormait en pleurant.
Il pleuvait sans discontinuer. Ils
regardaient du fond du lit la pluie s’abattre en longs traits transversaux
contre la fenêtre. Du Guesclin soupirait, changeait de position et se
rendormait.
Ils décidèrent de rentrer à Paris sans se
presser.
— Tu veux qu’on ne prenne que des
petites routes ? demanda Philippe.
— Oui.
— Qu’on se perde dans les petites
routes ?
— Oui. Comme ça on aura plus de temps
ensemble !
— Mais, Jo, maintenant on aura tout
notre temps ensemble !
— Je suis si heureuse, je voudrais
attraper une mouette, lui murmurer mon secret à l’oreille et qu’elle s’envole
vers le ciel en l’emportant…
Il pleuvait tellement qu’ils se perdirent.
Joséphine tournait la carte routière dans tous les sens. Philippe riait et lui
assurait qu’il ne la prendrait jamais comme copilote.
— Mais on n’y voit rien ! On va
retourner sur une grande route. Tant pis !
Ils trouvèrent la D 313, traversèrent
des petits villages qu’ils apercevaient à peine sous le ballet affairé des
essuie-glaces et arrivèrent à un lieu-dit : « Le Floc-Pignel ».
Philippe siffla.
— Dis donc ! L’homme est
important. Il a un village à son nom !
Ils roulaient à cinq à l’heure. Joséphine,
à travers la glace, aperçut une vieille boutique à la façade écaillée. Au
fronton, en lettres vertes presque effacées sur un fond blanc, on pouvait
lire : IMPRIMERIE MODERNE.
— Philippe ! Arrête-toi !
Il se gara. Joséphine sortit de la voiture
et alla inspecter la maison. Elle aperçut de la lumière et fit signe à Philippe
de la rejoindre.
— Comment il s’appelait déjà ?
maugréa-t-elle en tentant de se rappeler les propos de Lefloc-Pignel.
— Qui ça ? demanda Philippe.
— L’imprimeur qui a recueilli
Lefloc-Pignel… Je l’ai sur le bout de la langue !
Il s’appelait Graphin. Benoît Graphin.
C’était un vieil homme que l’âge avait couvert de givre. Il leur ouvrit,
étonné. Les fit entrer dans une grande pièce emplie de machines, de livres, de
pots de colle, de plaques d’imprimerie.
— Excusez le désordre, dit le vieil
homme. Je n’ai plus la force de ranger…
Joséphine se présenta et à peine avait-elle
prononcé le nom d’Hervé Lefloc-Pignel que les yeux de l’homme s’animèrent.
— Tom, murmura-t-il, le petit Tom…
— Vous voulez dire, Hervé ?
— Moi, je l’appelais Tom. Parce que
Tom Pouce…
— Ainsi, c’est vrai ce qu’il m’a
raconté, vous l’avez recueilli, élevé…
— Recueilli, oui. Élevé, non. Elle ne
m’en a pas laissé le temps…
Il alla chercher une cafetière posée sur
une ancienne cuisinière à bois et leur proposa un café. Il marchait, voûté, en
traînant les pieds. Il portait un vieux gilet en laine, un pantalon de velours
élimé, des pantoufles. Il ouvrit une boîte remplie de gâteaux et leur en
offrit. Il buvait son café en trempant les gâteaux et rajoutait du café brûlant
dans sa tasse quand les petits gâteaux avaient absorbé tout le liquide. Il
agissait mécaniquement, les yeux dans le vague, comme s’ils n’étaient pas assis
en face de lui.
— Faut m’excuser, marmonna-t-il, je ne
parle pas souvent. Avant, y avait du monde dans le village, de l’animation, des
voisins, maintenant ils sont presque tous partis…
— Oui, je sais, répondit Joséphine
doucement. Il m’a raconté la grand-rue, les commerçants, son travail avec vous…
— Il se souvient ? dit-il, ému,
il n’a pas oublié ? Après tout ce temps…
— Il se souvient de tout. Il se
souvient de vous, il vous a aimé, vous savez.
Elle avait pris entre ses mains la main
déformée de Benoît Graphin et la serrait en lui souriant doucement.
Il sortit un mouchoir de la poche de son
pantalon et essuya ses yeux. Il tremblait en essayant de ranger son mouchoir.
— Je l’ai connu, il était pas plus
grand que ça…
Il tendit la main et indiqua la taille d’un
gamin.
— C’était il y a longtemps ?
demanda Joséphine.
Il leva le bras pour signifier qu’il ne
pouvait même plus compter le nombre d’années.
— Tom, le petit Tom… Si on m’avait dit
ce matin qu’on me parlerait de lui !
— Lui, il parle toujours de vous. Il
est devenu un très bel homme, très brillant…
— Oh ça ! Je m’en doutais. Il
était déjà très intelligent… C’est le Ciel qui me l’a envoyé, le petit Tom.
— Il a frappé à votre porte ? dit
Joséphine en souriant.
— Pour ça, non ! J’étais en train
de travailler…
Il montra les machines recouvertes de
poussière derrière lui.
— Elles tournaient à l’époque. Elles
faisaient un boucan d’enfer… Quand j’ai entendu un violent coup de freins.
Alors j’ai levé la tête, je me suis approché de la verrière et ce que j’ai
vu ! Ce que j’ai vu !
Il frappa de ses deux mains en l’air comme
s’il n’en revenait pas.
— Une grosse voiture qui s’était
arrêtée là, juste devant chez moi, et une main de femme qui l’a jeté !
Comme on jette un chien dont on veut se débarrasser ! Le gamin est resté
là, planté sur la route. Avec une tortue dans les bras. Il devait avoir trois,
quatre ans, je n’ai jamais su.
— Il ne se souvient pas non plus…
— Je l’ai fait entrer. Il ne pleurait
pas. Il serrait sa tortue contre lui. Je me suis dit qu’ils allaient faire
demi-tour et revenir le chercher. Il était mignon comme tout. Gentil, doux,
apeuré. Il ne savait pas son nom. D’ailleurs, au début, il ne parlait pas.
C’est comme ça que je l’ai appelé Tom. Il ne connaissait que le nom de sa
tortue, Sophie. C’était il y a bien quarante ans, vous savez. Autant dire une
autre époque ! J’ai prévenu les gendarmes, ils m’ont dit de le garder en
attendant…
Un biscuit s’était cassé dans sa tasse de
café. Il se leva pour aller chercher une cuillère. Se laissa tomber sur la
chaise et reprit, en partant à la pêche au biscuit :
— Il disait jamais maman ni papa. Il
ne voulait rien dire. Un jour, il a juste dit, garde-moi avec toi… Ça m’a
drôlement remué. J’avais pas d’enfant. Alors, on s’est mis à vivre tous les
trois, lui, moi et sa tortue. Il adorait cet animal. Et, chose étrange, elle
était attachée à lui. Quand il l’appelait, elle venait. Je ne savais pas qu’une
tortue pouvait avoir des sentiments. Elle dressait sa petite tête vers lui, il
la prenait dans ses bras et il avançait tout doucement. Elle dormait dans sa
chambre. Au pied de son lit, dans une caisse. Je me suis habitué au gamin et à
la tortue. Il m’accompagnait partout. Il ne faisait pas un pas sans moi. Quand
je travaillais, il était là, quand j’étais dans le jardin, il me suivait. Je
l’avais mis à l’école du village, je connaissais l’instit, il n’a pas fait
d’histoires. Les gendarmes passaient de temps en temps boire le café. Ils me
disaient qu’il faudrait quand même le déclarer, que peut-être ses parents le
cherchaient. Je disais rien, j’écoutais, je me disais que les parents, s’ils
voulaient le reprendre… C’était pas dur de revenir et de demander. Pas
vrai ?
Joséphine et Philippe répondirent
« oui, bien sûr » ensemble, suspendus aux yeux voilés de l’homme, au
chagrin qui revenait mouiller son regard, aux vieux doigts qui trempaient les
gâteaux.
— Un beau jour, on a vu arriver une
femme. Une assistante sociale. Évelyne Lamarche. Sèche, autoritaire, brusque.
Elle avait marqué « RV Le Floc Pignel » sur son calepin, ce jour-là. Elle a décidé
qu’il devait partir avec elle. Comme ça ! Sans rien nous demander, ni à
lui ni à moi ! Quand j’ai protesté, elle a juste dit que c’était la loi.
Et quand il a fallu lui trouver un nom, elle a déclaré qu’il s’appellerait
Hervé Lefloc-Pignel et qu’elle allait le placer dans une famille d’accueil.
J’ai protesté, j’ai dit que j’étais sa famille d’accueil, elle a répondu qu’il
fallait être inscrit sur une liste, qu’il y avait des tas de gens qui
attendaient des enfants, que moi, je m’étais jamais inscrit. Pardieu !
J’en attendais pas d’enfant, moi !
Il s’essuya à nouveau les yeux, replia son
mouchoir, le remit dans sa poche, enleva les miettes de gâteau sur la table
avec la manche de son pull.
— Il est parti en trois minutes. Il
avait passé six ans avec moi. Il hurlait quand elle l’a emmené, il la griffait,
il la mordait, il lui donnait des coups de pied. Elle l’a jeté dans la voiture
qu’elle a fermée à clé. Il hurlait : « Papie !
Papie ! » C’est comme ça qu’il m’appelait. J’étais pas vieux à
l’époque, mais il m’appelait comme ça… J’ai cru mourir. En une nuit, tous mes
cheveux sont devenus blancs.
Il se passa la main dans les cheveux, lissa
ses sourcils.
— Je ne sais pas ce qu’ils ont fait
avec lui, mais partout où on le plaçait, il s’enfuyait. Et il revenait chez
moi. À l’époque, on n’écoutait pas les enfants, alors les enfants abandonnés
autant dire qu’ils n’avaient pas le droit à la parole. Je lui avais dit un truc,
je lui avais dit bosse bien à l’école, c’est le seul moyen de t’en sortir. Il
m’a écouté. Toujours premier en classe… Un jour, lors d’une de ses innombrables
escapades, il est revenu sans Sophie. Dans la famille où il avait été placé,
l’homme était un fou furieux, un ancien para. Il faisait régner la terreur chez
lui, imposait une loi démente. Lit au carré, nettoyage des toilettes à la
brosse à dents, oui chef, non chef, à vos ordres chef ! À la moindre
faute, il le battait. Il avait des traces de brûlures sur tout le corps. La
femme ne disait rien. Quand il pleurait, elle disait : « Tu fais
comme le patron a dit ! C’est lui qui a raison. Il faut apprendre à
travailler et à souffrir ! » Ils avaient recueilli plusieurs gamins
pour se payer de la main-d’œuvre gratuite. Elle, elle ne s’occupait pas d’eux.
Jamais. Elle avait une relation très forte avec son homme. Elle devait, avant
qu’il rentre du travail, se préparer. Elle enfilait des porte-jarretelles,
mettait des bas et des sous-vêtements affriolants. Elle se pavanait devant les
enfants, en soutien-gorge, petite culotte. Il rentrait, il la caressait devant
les enfants et les obligeait à regarder pour apprendre les choses de la
vie ! Il me racontait que les petits, parfois, ils vomissaient tellement
ils étaient dégoûtés, il disait : « Moi, pas. Moi, je fais exprès de
regarder pour lui montrer que j’en ai rien à cirer ! » L’homme lui
avait imposé d’être premier en classe sinon il serait puni. Un jour, il a eu un
mauvais bulletin. Le fou a pris Sophie et l’a massacrée sur la table de la
cuisine. À coups de marteau. Et après, il a fait un truc horrible, il lui a
demandé d’aller jeter le corps en bouillie de Sophie à la poubelle. Il devait
avoir treize ans. Il s’est jeté contre l’homme, a essayé de se battre, l’homme
n’en a fait qu’une bouchée, il est arrivé ici, il était en sang… Eh bien, vous
savez quoi ?
Le sang lui était remonté au visage et il
frappait du poing sur la table.
— L’assistante sociale est revenue le
chercher ! Avec son petit cartable, sa petite jupe serrée, son petit
chignon ! Et elle l’a emmené ! Il la haïssait cette femme. Chaque
fois qu’il s’échappait, elle venait le rechercher chez moi, elle lui trouvait
une autre famille de cinglés qui le prenaient pour couper le bois, travailler
aux champs, s’occuper de la maison, tondre le gazon, peindre, poncer, curer la
fosse septique. On lui donnait à peine à manger, on le battait, mais elle, elle
disait qu’il fallait le mater. Une sadique, je vous dis. J’en étais malade.
J’avais plus de goût à rien. J’ai laissé filer l’atelier… En 1974, Giscard a
fixé l’âge de la majorité à dix-huit ans. Deux ans plus tard, Tom a eu son bac
avec mention « Très Bien ». À tout juste seize ans. Je ne sais même
pas comment il a fait ! Il s’est lancé dans les études comme un fou. Il ne
venait presque plus me voir… La dernière fois que je l’ai vu, il a débarqué en
pleine nuit, avec un copain. Ils étaient passablement éméchés, ils disaient
qu’ils lui avaient fait la peau à la salope… Il a même dit, « je me suis
vengé, j’ai mis les compteurs à zéro ». Je lui ai dit qu’on ne mettait pas
les compteurs à zéro en se vengeant. Le copain a rigolé, « il est con,
celui-là ! Il a rien compris ». Je me suis énervé. Tom lui a demandé
de s’excuser, parce que j’ai toujours continué à l’appeler Tom. Le copain l’a
remarqué, il m’a dit : « C’est pas Tom, c’est Hervé. Pourquoi tu
l’appelles Tom ? T’as quelque chose contre Hervé ? » J’ai
dit : « Non, j’ai rien contre Hervé sauf que je l’appelle Tom »,
et il a dit : « Ben, ça tombe bien, parce que moi aussi, je m’appelle
Hervé et moi aussi, je suis un petit gars de l’assistance et moi aussi, c’est
Évelyne la salope qui s’est occupée de moi et elle m’a bien bousillé la
vie… »
— Il s’appelait Hervé comment ?
demanda Joséphine.
— Je ne sais plus. Un nom bizarre. Un
nom belge… Van quelque chose… Je l’ai marqué sur un carnet parce que j’ai tout
noté après, quand ils sont repartis. Il y avait tant de violence dans cette
scène que j’ai tout écrit. Parfois, quand les choses sont trop violentes, on
les efface de sa mémoire, on ne veut plus se souvenir. Je vous le retrouverai
si vous voulez…
— C’est très important, monsieur
Graphin, dit Joséphine.
— Vous y tenez vraiment ? dit-il
en haussant ses sourcils blancs. Je vais vous le retrouver. C’est dans une
boîte… Ma boîte à souvenirs. C’est pas que des choses drôles, vous savez !
Il traîna des pieds jusqu’à une étagère,
demanda à Philippe d’attraper une boîte pleine de poussière.
Il exhuma un carnet, l’ouvrit
précautionneusement, le feuilleta. La poussière se soulevait en flocons légers
et il éternua. Sortit à nouveau son mouchoir. Revint au carnet en s’essuyant
les yeux. Lut une date : le 2 août 1983.
— Van den Brock. Voilà, il s’appelait
Van den Brock. Lui, il avait pris le nom de sa famille d’accueil. Mais il était
resté deux ans dans un foyer avant d’être adopté. C’est comme ça qu’ils se sont
connus, les deux Hervé. Ils ne sont plus jamais perdus de vue. Quand ils sont
venus, ce soir-là, ils avaient décidé de fêter la fin de leurs études. Ils
devaient avoir vingt-trois, vingt-quatre ans. Le grand mal élevé, il avait fait
médecine, Tom, lui, il avait réussi Polytechnique et plein d’autres écoles que
je ne suis pas assez vigoureux pour me rappeler ! Ils ont continué à boire
toute la nuit, au bout d’un moment, je lui ai dit : « Mais pourquoi
tu es venu me voir ? » Il m’a dit, tiens je vous lis sa réponse,
« c’est pour finir un cycle, le cycle du malheur. Tu as été la seule bonne
personne que j’ai rencontrée dans ma vie… ». L’autre s’était endormi sur
un banc et on est restés tous les deux. Il m’a raconté ses galères dans toutes
ses familles, il avait collectionné les fous ! Ils sont partis au petit
matin. Ils remontaient vers Paris. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui.
Un jour, en ouvrant le journal local, j’ai appris qu’il épousait la fille du
banquier, Mangeain-Dupuy. La famille a un château, pas loin d’ici. Il allait
cueillir des champignons dans le parc quand il était petit, il avait toujours
peur de se faire manger le fond de culotte par les chiens du château et on se
faisait des omelettes succulentes. Je me suis dit que c’était une belle
revanche…
Il eut un pâle sourire et s’épousseta le
plastron.
— Je ne sais pas s’il a été bien
accueilli. Il portait le nom d’un bled tout de même. Il venait pas de leur
monde… Mais il était brillant. Enfin, c’est ce qui était écrit dans le journal.
Il parlait aussi d’université américaine, de postes importants qu’on lui avait
offerts, alors ils ont bien dû se résoudre à lui donner leur fille. Je n’ai pas
été invité à la noce. Peu de temps après, par des gens qui travaillaient au
château, j’ai appris la mort de son premier enfant. Horrible ! Écrasé sur
un parking. Comme Sophie la tortue. Je me suis dit que la vie, elle se foutait
de nous, tout de même ! Lui faire vivre ça ! À lui ! Après je
l’ai suivi de loin en loin… Des gens du pays qui travaillaient au château et
l’apercevaient avec sa femme et ses enfants. On murmure qu’il est bizarre,
toujours brillant mais bizarre. Il s’emporte pour un oui, pour un non, il a des
obsessions. Il doit être malheureux, cet homme. Je ne sais pas comment on
guérit d’une enfance comme ça. Le petit Tom ! Il était si mignon quand il
valsait avec Sophie dans l’atelier. Une valse très lente pour ne pas étourdir
Sophie. Il la glissait dans son blouson, elle sortait sa petite tête et il lui
parlait. Vous voyez, je ne me suis jamais marié, je n’ai jamais eu d’enfants,
mais au moins je n’ai pas fait de malheureux.
— Ainsi, ils se connaissaient depuis
l’enfance…, murmura Joséphine.
— Souvent on m’a parlé de lui, dit
Philippe, mais jamais j’aurais pu imaginer cette enfance ! Jamais !
Benoît Graphin releva la tête et regarda
Philippe droit dans les yeux. Sa voix tremblait :
— Parce que c’est pas une enfance,
voilà pourquoi !
Il avait rangé son carnet, refermé sa boîte
et il secouait la tête dans le vide comme s’il était tout seul, qu’ils étaient
déjà repartis.
Dans la voiture, Joséphine s’interrogeait.
Ainsi ils se connaissaient… C’était ça, la fameuse piste que creusait
l’inspectrice avant de mourir.
— Tu crois pas qu’il faudrait prévenir
Iris ? dit Joséphine. C’est violent tout de même, cette histoire…
— Elle ne t’écoutera pas. Elle
n’écoute jamais. Elle poursuit un rêve…
Cela faisait huit jours qu’elle se
purifiait.
Huit jours qu’elle vivait en recluse dans
l’appartement. Qu’elle se levait à sept heures et demie, chaque matin, pour
être propre quand il viendrait déposer sa nourriture.
Il sonnait à huit heures précises et
demandait « vous êtes levée ? », et si elle ne répondait pas
d’une voix haute et claire, elle était punie. Elle avait passé toute une
journée, attachée sur sa chaise, pour ne pas avoir entendu le réveil, un matin.
Elle avait gardé sa provision de Stilnox cachée sous le matelas et avalait les
comprimés pour oublier qu’elle ne pouvait plus boire. Elle avait perdu la
notion du temps. Elle savait que ça faisait huit jours, car il le lui
rappelait. Le dixième jour, ils se marieraient. Il le lui avait promis. Ce
serait un engagement. Un engagement solennel.
— Et j’aurai un témoin ?
avait-elle demandé, les yeux baissés, les mains attachées dans le dos.
— Nous aurons un témoin pour tous les
deux. Qui prendra note de notre engagement avant qu’il ne devienne officiel
devant les hommes…
Ça lui allait très bien. Elle attendrait.
Le temps qu’il fasse tous les papiers pour divorcer. Il ne parlait jamais de
divorce mais toujours de mariage. Elle ne posait pas de questions.
Ils avaient maintenant une routine. Elle ne
désobéissait plus et il semblait satisfait. Parfois, il la détachait et il
coiffait ses longs cheveux en lui disant des mots d’amour, « ma beauté, ma
toute-belle, tu n’es qu’à moi… Tu ne laisseras aucun homme t’approcher, tu me
le promets ? Cet homme avec qui je t’ai aperçue une fois au
restaurant »… Comment l’avait-il su ? Il était en vacances. Il avait
fait un aller-retour ? Il l’avait suivie ? Il l’aimait donc, il
l’aimait ! Cet homme tu ne le laisseras plus t’approcher, n’est-ce
pas ? Elle avait appris à lui parler. Elle ne posait jamais de questions,
ne prenait la parole que lorsqu’il l’autorisait. Elle se demandait comment ils
feraient quand sa femme et ses enfants seraient rentrés.
Le matin, il la réveillait. Il déposait
lui-même le jambon blanc et le riz sur la table de la cuisine. Elle devait être
propre, en robe blanche. Il passait un doigt sur ses paupières, dans son cou,
entre ses jambes. Il ne voulait pas d’odeur entre les jambes. Elle s’écorchait
la peau au savon de Marseille. C’était l’épreuve la plus terrible : il ne
fallait pas qu’elle se trahisse et elle serrait les dents pour retenir un long
gémissement de plaisir. Il passait un doigt sur l’écran de la télé pour voir
s’il n’y avait pas de « poussière statique », un autre sur le
carrelage, le parquet, le manteau de la cheminée. Il semblait satisfait quand
tout était propre. Alors, il revenait vers elle et lui effleurait la joue, une
caresse très douce qui la faisait pleurer. « Tu vois, disait-il
alors – et c’était un des rares moments où il la tutoyait –, tu
vois, c’est ça l’amour, c’est quand on donne tout, qu’on se livre complètement,
aveuglément, tu ne le savais pas, tu ne pouvais pas le savoir, tu vivais dans
un monde si faux… Quand ils seront tous rentrés, je te louerai un appartement
et je t’installerai. Tu seras purifiée et on pourra peut-être, si ta conduite
est exemplaire, lever un peu les règles. Tu m’attendras, tu devras m’attendre
et je m’occuperai de toi. Je te laverai les cheveux, je te baignerai, je te
donnerai à manger, je te couperai les ongles, je te soignerai quand tu seras
malade et toi, tu resteras, pure, pure, sans qu’aucun regard d’homme ne te
salisse… Je te donnerai des livres à lire, des livres que je choisirai. Tu
deviendras savante. Savante de belles choses. Le soir, tu reposeras, les jambes
ouvertes dans le lit et je m’allongerai sur toi. Tu ne devras pas bouger, juste
pousser un petit gémissement pour me montrer que tu éprouves du plaisir. Je
ferai ce que je veux de toi et tu ne protesteras jamais. »
— Ne jamais protester, répétait-il en
élevant la voix.
Quand il trouvait une fourchette sale sur
la table ou des grains de riz, il s’emportait, la tirait par les cheveux et
criait « c’est quoi, ça, c’est quoi ? C’est sale, vous êtes
sale », et il la frappait et elle se laissait frapper. Elle aimait
l’angoisse qui précédait les coups, l’attente torturante, ai-je tout bien fait,
vais-je être punie ou récompensée ? L’attente et l’anxiété gonflaient sa
vie, chaque minute était importante, chaque seconde d’attente la remplissait
d’un bonheur inconnu, inouï. Elle attendait le moment où elle le devinerait
heureux et satisfait ou, au contraire, furieux et violent. Son cœur battait,
battait, sa tête tournait. Elle ne savait jamais. Elle se laissait frapper,
elle s’affalait à ses pieds et elle promettait de ne plus jamais recommencer.
Alors il l’attachait sur la chaise. Toute la journée. Il revenait à midi pour
la faire manger. Elle ouvrait la bouche quand il l’ordonnait. Mâchait quand il
l’ordonnait, déglutissait quand il l’ordonnait. Parfois, il semblait si heureux
qu’ils valsaient dans l’appartement. En silence. Sans faire aucun bruit et
c’était encore plus beau. Il appuyait sa tête contre lui et la caressait. Il
lui donnait même des petits baisers sur les cheveux et elle défaillait.
Un jour où elle avait désobéi, un jour où
il l’avait attachée, le téléphone sonna. Ce ne pouvait pas être lui. Il savait
qu’elle était attachée. Elle avait découvert, étonnée, qu’elle s’en moquait
bien de savoir qui appelait. Elle n’appartenait plus à ce monde-là. Elle
n’avait plus envie de parler aux autres. Ils ne comprendraient pas combien elle
était heureuse.
Le soir, chez lui, il mettait un opéra. Il
ouvrait grand la fenêtre de son salon et il faisait jouer la musique très fort.
Elle écoutait sans rien dire, agenouillée près de la chaise. Parfois, il
baissait le son pour parler au téléphone. Ou au Dictaphone. On l’entendait dans
toute la cour. Ce n’est pas grave, il disait, ils sont tous en vacances.
Et puis, il éteignait la lumière. Il
éteignait la musique. Il allait se coucher.
Ou il montait à pas de loup vérifier si
elle dormait bien. Elle devait se coucher avec le soleil. Elle n’avait pas le
droit à la lumière. Que feriez-vous à errer dans un appartement sombre ?
Elle devait être couchée, ses longs cheveux
étalés sur l’oreiller. Les jambes serrées, les mains sur le bord des draps, et
elle devait dormir. Il se penchait sur elle, vérifiait qu’elle dormait, passait
la main au-dessus de son corps et elle était envahie d’un plaisir immense, une
vague immense de plaisir qui la laissait mouillée dans son lit. Elle ne
bougeait pas, elle sentait juste le plaisir l’inonder. Elle ne savait pas,
quand il entrait dans la chambre, s’il allait la frapper, la réveiller parce
qu’elle avait laissé traîner un papier dans l’entrée ou s’il allait lui dire
des mots doux penché sur elle en chuchotant. Elle avait peur et c’était si
délicieux, cette peur qui se transformait en vague de plaisir.
Le lendemain, elle se lavait encore plus
soigneusement que d’habitude afin qu’il ne sente pas d’odeur corporelle, mais
rien que de penser au plaisir de la veille, elle se mouillait encore. Comme
c’est étrange, je n’ai jamais été si heureuse et je n’ai plus rien à moi. Je
n’ai plus de volonté à moi. Je lui ai tout donné.
Elle désobéissait, cependant : elle
écrivait son bonheur sur des feuilles blanches qu’elle cachait derrière la
plaque de la cheminée. Elle racontait tout. Par le détail. Et c’était revivre
encore tout le plaisir et toute la peur. Je veux écrire cet amour si beau, si
pur pour pouvoir le lire et le relire et pleurer des larmes de joie.
J’ai parcouru plus de chemin en huit jours
qu’en quarante-sept ans de vie.
Elle était devenue exactement celle qu’il
avait voulu qu’elle soit.
Enfin heureuse ! murmurait-elle avant
de s’endormir. Enfin heureuse !
Elle n’avait plus envie de boire et demain,
elle arrêterait les comprimés pour dormir. Son fils ne lui manquait pas. Il
appartenait à un autre monde, le monde qu’elle avait quitté.
Et puis il y eut le soir où il vint la
chercher pour l’épouser.
Elle l’attendait, pieds nus, dans sa robe
ivoire, les cheveux défaits. Il lui avait demandé de l’attendre debout dans
l’entrée comme une belle mariée qui se prépare à descendre la nef de l’église.
Elle était prête.
Ce soir-là, Roland Beaufrettot avait la
rage. Il rongeait le tuyau de sa pipe, recrachait un jus jaune en pestant
contre cette société de merde qui sait plus contenir sa merde et laisse chacun
se démerder !
On lui avait signalé une bande de raveurs
qui cherchaient un champ pour faire une « teuf de rêve ». Je t’en
foutrais des teufs de rêve, moi ! Vont me foutre mon champ en l’air, ces
drogués de merde. On lui avait dit aussi qu’ils faisaient des repérages, la
nuit. Eh bien ils allaient pas être déçus, les dégénérés ! Ils allaient se
retrouver vite fait au bout de sa carabine et ni vu ni connu, je te décharge
une giclée de chevrotines dans le fond du pantalon et ces zigotos vont se
débiner avec le froc plein de merde de trouille.
Ces champs, ces bois, ces clairières, il
les connaissait par cœur. Il savait par où passaient les voleurs de muguet, les
voleurs de champignons, les voleurs de châtaignes, les voleurs de lapins, les
voleurs de ce qui faisait son ordinaire et lui mettait le pain dans la bouche.
Il allait pas en plus se faire saccager sa terre par des merdeux bruyants et
drogués !
Il avançait donc prudemment dans les
fourrés qui bordaient son champ. Il était beau, son champ ; beau et bien
planqué. Fallait connaître pour le trouver ! Toute l’année, il le
dorlotait, enlevait les pierres une par une, le hersait, le retournait, lui
donnait de l’engrais à bouffer…
Il était donc bien à l’abri, guettant les
« toffeurs » comme ils disent à la télé, lorsqu’il entendit le bruit
d’une voiture, puis d’une autre et vit débouler les deux autos face à lui.
Tiens, je vais enfin voir à quoi ça ressemble de près, un toffeur ! Juste
me rincer l’œil avant de leur tirer dans les couilles, à supposer qu’ils en
aient !
La première voiture s’arrêta et vint se
garer presque sous son nez. Il recula pour qu’on ne le voie pas. On était fin
août, la nuit était claire, la lune bien pleine, bien ronde, un amour de lune
qui se prenait pour un réverbère de ville. Il aimait tout dans son champ, même
la lune qui l’éclairait. La seconde voiture vint se garer face à la première,
le capot de l’une à une dizaine de mètres du capot de l’autre.
De la première voiture sortit un homme.
Grand, vêtu d’un imperméable blanc. Et de l’autre, un autre homme, très maigre,
presque squelettique. Ils se concertèrent un moment comme au café avec Raymond
avant de jouer le tiercé et puis l’homme squelettique retourna à sa voiture,
alluma grands les phares et mit de la musique. Une musique rudement belle. Pas
la musique qui passe à la télé pour les reportages sur les raves. Une musique
avec des ronds, des déliés, des envolées et une voix de femme belle comme la
lune qui s’éleva dans la forêt et embellit tous les arbres autour, les chênes
centenaires, les trembles, les peupliers et les grisards que son père avait
plantés juste avant de mourir et sur lesquels il veillait jalousement.
L’homme en imperméable blanc alluma aussi
ses phares plein feu et ça fit comme une charpente de lumière. Il y avait des
particules qui flottaient dans la lumière des phares et avec la musique qui
montait comme un drapeau, ça faisait particulièrement joli. L’imperméable blanc
fit descendre de sa voiture une belle femme avec de longs cheveux noirs, vêtue
d’une robe blanche, pieds nus. Une comme ça, j’en aurai jamais dans mon
lit ! Elle avançait avec grâce et légèreté comme si elle ne touchait pas
le sol, comme si les chardons ne lui écorchaient pas les pieds. Le couple était
beau, magique, c’est sûr. Ressemblait pas aux toffeurs, c’est sûr encore. Ils
avaient pas l’âge. Dans les quarante ans. Une allure élégante, un rien vantarde
comme les gens qui ont de l’argent, qui sont habitués à fendre la foule et à ce
qu’on s’écarte… Et la musique ! La musique… Que des cââ, des stââ, des
diiii et des vââ lancés dans la nuit comme un hommage à sa forêt. Il n’avait
jamais entendu une si belle musique !
Roland Beaufrettot baissa sa carabine. Il
sortit son calepin et, pendant qu’il faisait encore à peu près jour, il nota de
la pointe de son crayon bien gras le numéro des plaques minéralogiques, la
marque des voitures et se dit que c’était peut-être les organisateurs qui
venaient faire un repérage. Pas les raveurs, trop fainéants pour se déplacer,
mais les producteurs… parce que faut pas me dire à moi qu’il y en a pas qui se
font du blé avec les raves. C’est du bizness, ça aussi ! Ça nous rapporte
pas un sou à nous, paysans, mais ça rapporte bien à quelqu’un !
Il rangea son calepin, sortit ses jumelles
et regarda la femme. Elle était belle ! Vraiment belle. Surtout elle avait
une allure qui en imposait… Bientôt il ferait complètement nuit et il ne
verrait plus rien. Mais s’ils laissaient les phares des voitures allumés, il
verrait suffisamment. C’est pas possible, c’est pas des raveurs, ça. Même pas
des raveurs chefs ! Mais qu’est-ce qu’ils foutent ici, alors ?
L’homme à l’imperméable blanc présenta
l’homme squelettique à la femme très belle, très élégante et elle inclina la
tête très doucement. Avec beaucoup de retenue. Comme si elle était dans son
salon et qu’elle recevait un invité de marque. Puis l’homme squelettique alla
baisser un peu la musique. Le beau couple resta enlacé au milieu de la
clairière. Droits, beaux, romantiques. L’imperméable blanc avait passé les bras
autour de la femme et l’enlaçait. C’était très chaste comme attitude. Le
squelettique revint, se plaça entre les deux, joignit les mains comme un prêtre
qui commence sa messe, dit quelques mots à la femme qui répondit, la tête
baissée, des mots qu’il n’entendit pas. Puis le squelettique se tourna vers
l’imperméable blanc et lui posa une question et l’imper blanc répondit haut et
fort OUI, JE LE VEUX. Alors le squelettique prit la main de l’homme et la main de la
femme, les joignit et déclara très fort comme s’il voulait que tous les animaux
de la clairière soient au courant et accourent pour leur servir de
témoins : JE VOUS DÉCLARE
UNIS PAR LES LIENS DU MARIAGE.
C’était donc ça ! Un mariage
romantique à la tombée de la nuit dans son champ ! Mazette ! Il était
honoré que de si beaux messieurs et une si belle dame viennent se marier chez
lui. Il faillit sortir des fourrées et applaudir, mais n’osa pas interrompre la
cérémonie. Ils n’avaient pas encore échangé les anneaux.
Il n’y eut pas d’échange d’anneaux.
La femme se laissa aller contre l’imper
blanc, ses grands cheveux flottant sur ses épaules, légère au bras de l’homme
et ils tournèrent, tournèrent dans la clairière. Ils valsaient sous la lune
ronde et pleine qui souriait comme chaque fois la lune quand elle est pleine.
C’était beau, c’était émouvant ! Ils dansaient dans les phares, la femme
renversée contre l’homme, l’homme protecteur et très chaste l’entourant de ses
bras, la faisant reculer même un peu pour danser la valse selon l’étiquette
comme on voit les soirs de Noël à la télé. L’homme squelettique avait remis la
musique fort, très fort, même un peu trop fort et il attendait appuyé contre le
capot, n’en perdant pas une miette.
Le couple valsait lentement, très lentement
et Roland Beaufrettot se dit qu’il n’avait jamais vu un spectacle aussi beau.
La femme souriait, les yeux baissés, les pieds nus dans l’herbe et l’homme la
maintenait avec une sorte d’autorité tranquille, de grâce d’un autre temps…
Et puis, l’homme squelettique lança ses
bras en l’air tel un sémaphore, frappa dans ses deux mains et cria MAINTENANT ! MAINTENANT !
Et alors l’homme en imper blanc sortit quelque chose de sa poche, quelque chose
qui brilla dans la lumière des phares avec un reflet blanc, vif, et il
l’enfonça dans la poitrine de la femme, fermement, méthodiquement, en comptant
un, deux, trois, un, deux, trois, tout en continuant de valser et de la
maintenir enlacée.
Je rêve, se dit Roland Beaufrettot, ce
n’est pas Dieu possible ! Sous ses yeux, un homme poignardait une femme en
valsant et la femme s’écroulait dans l’herbe et faisait une longue tache
blanche. Et alors le danseur, sans la regarder, se tourna vers l’homme
squelettique et lui offrit, en l’élevant vers le ciel comme une offrande de druide,
ce qui semblait être un poignard court, le même qu’ils utilisent à la chasse à
courre pour servir le cerf. Il le tendit à l’homme squelettique qui le
recueillit cérémonieusement, l’essuya, le rangea dans une sorte
d’étui – il ne voyait plus bien, il n’était pas sûr – puis
s’en retourna à sa voiture, sortit une sorte de grand sac-poubelle, revint aux
côtés de l’homme en imper blanc et lentement, ils plièrent la femme en deux, la
firent glisser dans le sac, fermèrent le sac et, le portant chacun par un bout,
ils partirent le jeter dans la mare, juste derrière.
Roland Beaufrettot se frottait les yeux. Il
avait posé sa carabine, ses jumelles, et s’était recroquevillé sur ses talons,
bien à l’abri. Il venait d’assister à un meurtre en direct.
Elle n’avait pas eu un geste de
protestation ! Elle n’avait pas eu un cri, elle avait dansé jusqu’à la fin
et était morte sans faire de bruit comme une voile blanche qui s’affale.
C’était pas Dieu possible !
Les deux hommes revinrent au bout de dix
minutes. Retournèrent à la voiture de l’homme à l’imper blanc, sortirent une
caisse, l’ouvrirent et répandirent des sortes de cailloux dans le champ qu’ils
disposèrent comme s’ils dessinaient un rond. Ils effacent les traces, c’est ça,
pensa Roland Beaufrettot, ils effacent le sang… Puis ils se serrèrent la main
et repartirent chacun de son côté. Les phares disparurent dans la nuit et le
bruit des moteurs s’éloigna.
Alors ça ! s’exclama Roland
Beaufrettot, le cul par terre, alors ça…
Il attendit d’être certain que les deux
voitures ne reviendraient plus et sortit des fourrés. Il voulait voir ce qu’ils
avaient laissé sur le sol pour effacer les traces de leur crime. Des cailloux,
de la sciure ?
Il braqua sa lampe-torche à terre et
aperçut une dizaine de gros galets ronds, marron et jaunes disposés en cercle
parfait. C’était comme s’ils se donnaient la main, qu’ils faisaient une ronde.
Il en poussa un du bout de son soulier. Le caillou bougea, il lui poussa une
petite patte, puis une deuxième, une troisième… Il jura « Putain de bordel
de merde ! » prit ses jambes à son cou et détala.
Le lendemain, il alla chez les gendarmes et
raconta tout.
— Je crois que je devrais aller voir
Garibaldi et lui raconter l’histoire de l’imprimeur, dit Joséphine à Philippe.
Je voudrais savoir aussi s’ils ont arrêté Luca…
— Tu veux que je vienne avec
toi ?
— Je crois qu’il ne vaut mieux pas…
— Je t’attendrai ici.
Ils étaient rentrés à Paris. Philippe avait
pris une chambre à l’hôtel. Ils désiraient passer encore un peu de temps
ensemble. En clandestins. Zoé et Alexandre arrivaient dans deux jours. Deux
jours tous les deux, seuls, dans un Paris déserté. Joséphine fit une nouvelle
fois le numéro du portable d’Iris. Elle ne répondit pas.
— C’est bizarre, elle qui est toujours
cramponnée à son portable… Je trouve ça inquiétant.
— Elle l’a coupé, elle ne veut pas
qu’on la dérange. Laisse-la vivre sa passion… Ils ont dû partir quelques jours
ensemble.
— Ça ne te fait vraiment rien de la
savoir avec un autre ?
— Tu sais, Jo, je n’ai qu’une envie,
c’est qu’elle soit heureuse et je ferai tout pour qu’elle le soit. Avec
Lefloc-Pignel ou un autre… Mais j’ai peur qu’elle se heurte à un mur avec lui.
Tu crois qu’il divorcera ?
— Je ne sais pas. Je ne le connais pas
assez… Je devrais aller voir si elle est à la maison…
— Non ! Reste avec moi…
Il l’avait prise dans ses bras et elle se
laissa aller contre lui, sa bouche contre sa bouche, immobile, à goûter un
baiser qui n’en finissait pas. Il l’embrassait, lui caressait le cou, sa main
descendait, attrapait un sein, l’enfermait, elle se tendait contre lui,
enfonçait sa bouche dans la sienne, gémissait. Il l’entraîna vers le lit, la
renversa en la maintenant serrée dans ses bras, elle soupira oui, oui… et
aperçut l’heure sur l’horloge en acajou posée sur la cheminée.
Elle s’arracha à son étreinte.
— Dix heures ! Il faut que
j’aille voir Garibaldi… J’ai trop de questions dans la tête.
Philippe grogna, mécontent. Lança un bras
pour la rattraper.
— Mais je reviens tout de suite…
Joséphine était en train d’expliquer au
planton du rez-de-chaussée du 36, quai des Orfèvres qu’il fallait
absolument qu’elle voie l’inspecteur Garibaldi lorsque celui-ci dévala
l’escalier.
— Inspecteur ! Il faut que je
vous parle, j’ai du nouveau…
Il avait fait signe à deux collègues de le
suivre et ne s’arrêta pas sur le visage soucieux de Joséphine.
— Moi aussi, j’ai du nouveau, madame
Cortès, et j’ai pas le temps maintenant.
Elle courut à ses côtés.
— C’est au sujet des RV…
— Puisque je vous dis que j’ai
vraiment pas le temps ! Je vous attends cet après-midi. Dans mon bureau…
Elle commença par dire « mais, c’est
important… ». Il était déjà parti et la voiture démarrait dans la cour.
Elle retourna à l’hôtel et retrouva
Philippe.
— Il était pressé, il partait en
mission, mais je le vois cet après-midi…
— Il ne t’a rien dit ?
— Non… Il avait un air, comment te
dire, un air… un air que je n’aime pas.
Un air fébrile, inquiet, sombre. Cela lui
rappelait quelque chose. Elle ne savait pas quoi. Et toujours cette question
qui tournait dans sa tête et qu’elle répéta à Philippe :
— Pourquoi ne décroche-t-elle
pas ?
— Calme-toi. Je la connais. Elle a
oublié le reste du monde. C’est bientôt la fin du mois, sa femme et ses enfants
vont rentrer, ils ne seront plus libres de se voir, ils ne veulent pas être
dérangés…
— Tu as peut-être raison. Je me fais
du souci pour rien… Et pourtant, il y a quelque chose qui me trouble dans ce
silence…
— Ce n’est pas plutôt d’être à l’hôtel
avec moi qui te met mal à l’aise ?
— C’est vrai que ça fait drôle,
murmura-t-elle. J’ai l’impression d’être une femme adultère…
— Et ce n’est pas délicieux ?
— Je ne suis pas habituée à être
clandestine…
Elle faillit demander « et
toi ? », mais se reprit à temps.
Elle regarda Philippe à travers ses cils
baissés et se dit qu’elle aimait cet homme à la folie. Et puisque Iris, elle
aussi, était amoureuse… Cela semblera étrange, au début, c’est sûr. Il faudra
s’habituer, attendre que Zoé et Alexandre soient prêts à entendre la nouvelle.
Hortense s’en félicitera. Elle a toujours aimé Philippe. Ses filles lui manquaient.
Il lui tardait qu’elles reviennent. Zoé serait là bientôt, avec qui Hortense
était-elle partie à Saint-Tropez ? Je ne le lui ai même pas demandé…
Elle entendit une sonnerie qui signalait
l’arrivée d’un message. Philippe grommela « qui c’est ? ».
Joséphine se leva et alla vérifier.
— C’est Luca…
— Et que dit-il ?
— « Ainsi vous vous êtes
débarrassée de moi ! »
— Tu as raison, cet homme est
fou ! Ils ne l’ont pas encore arrêté, alors ?
— Apparemment non…
— Qu’est-ce qu’ils attendent ?
— J’ai compris ! s’exclama
Joséphine. C’est vers lui que Garibaldi courait ce matin ! Il partait
l’arrêter !
Quand Joséphine vint au rendez-vous,
Garibaldi l’attendait. Il avait une belle chemise noire et tordait le nez et la
bouche comme s’ils étaient en caoutchouc. Il demanda à ne pas être dérangé et
offrit une chaise à Joséphine. Il se racla plusieurs fois la gorge avant de
commencer à parler. Il n’arrêtait pas de s’éplucher les ongles avec ses pouces.
— Madame Cortès, commença-t-il,
savez-vous s’il y a moyen de contacter monsieur Dupin ?
Joséphine rougit.
— Il est à Paris…
— Il est joignable, donc.
Joséphine hocha la tête.
— Pouvez-vous lui demander de nous
retrouver ?
— Il s’est passé quelque chose de
grave ?
— Je préférerais attendre qu’il soit
là pour…
— C’est une de mes filles ?
s’écria Joséphine. Je veux savoir !
— Non. Ce n’est ni une de vos filles
ni son fils…
Joséphine se rassit, rassurée.
— Vous êtes sûr ?
— Oui, madame Cortès. Pouvez-vous
l’appeler ?
Joséphine fit le numéro de Philippe et lui
demanda de venir dans le bureau de l’inspecteur. Il arriva aussitôt.
— Vous avez été rapide, sourcilla
l’inspecteur.
— J’attendais Joséphine au café, en
face… Je voulais venir, mais elle a préféré vous voir seule.
— Ce que j’ai à vous apprendre n’est
pas agréable du tout… Il va falloir être fort et rester calme.
— Ce n’est ni les filles ni Alexandre,
le rassura Joséphine.
— Monsieur Dupin… On a retrouvé le
corps de votre femme dans un étang de la forêt de Compiègne.
Philippe blêmit, Joséphine cria
« quoi ? », se disant qu’elle avait mal entendu. Ce n’était pas
possible. Que pouvait bien faire Iris dans la forêt de Compiègne ? C’était
une erreur, c’était une femme qui lui ressemblait.
— Ce n’est pas possible.
— Et pourtant, soupira l’inspecteur
Garibaldi, c’est bien son corps qu’on a retrouvé… Je l’ai vu et je me souviens
très bien d’elle puisque je l’avais interrogée dans le cadre de l’enquête.
Madame Cortès ou vous, monsieur Dupin, quand lui avez-vous parlé pour la
dernière fois ?
— Mais qui a fait ça ?
l’interrompit Joséphine.
Philippe était livide. Il tendit la main
vers Joséphine. Elle ne le vit pas. Elle avait la bouche déformée par un
sanglot muet.
— Je voudrais savoir qui lui a parlé
en dernier…
— Moi, dit Joséphine. Au téléphone, il
y a, disons, mais je n’en suis pas sûre, huit, dix jours.
— Et que vous avait-elle dit ?
— Qu’elle vivait une grande histoire
d’amour avec Lefloc-Pignel, qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse, qu’il ne
fallait plus que je l’appelle, qu’elle voulait vivre cette histoire en paix… et
qu’ils allaient se marier.
— Nous y voilà ! Il l’a emmenée
en forêt en lui promettant le mariage, il a fait un simulacre de cérémonie et
l’a poignardée. C’est un paysan qui a tout vu. Il a eu la remarquable présence
d’esprit de relever les numéros des plaques minéralogiques. C’est ainsi qu’on a
pu les identifier.
— Quand vous dites « les »,
demanda Philippe, vous faites allusion à qui ?
— Van den Brock et Lefloc-Pignel. Ils
sont complices. Ils se connaissent depuis longtemps, très longtemps. Ils ont
agi ensemble.
— C’est exactement ce que j’étais
venue vous dire, ce matin ! cria Joséphine.
— J’ai envoyé des hommes chez
Lefloc-Pignel et d’autres dans la Sarthe, où il passe ses vacances, pour
arrêter Van den Brock.
— On aurait pu tout empêcher si vous
m’aviez écoutée…
— Non, madame, quand on s’est croisés
ce matin, votre sœur était déjà morte. Je courais prendre le témoignage de
l’homme qui a assisté au…
Il toussa et mit son poing devant sa
bouche.
Philippe prit la main de Joséphine. Il
raconta le retour en voiture par les petites routes normandes, l’arrêt au
lieu-dit « Le Floc-Pignel », la confession de l’imprimeur. Joséphine
l’interrompit pour préciser comment elle avait entendu parler la première fois
du village et de l’imprimeur de la bouche même d’Hervé Lefloc-Pignel.
— Il s’était confié à vous !
C’est étonnant, fit l’inspecteur.
— Il disait que je ressemblais à une
petite tortue…
— Une petite tortue qui nous a
drôlement aidés avec cette histoire de creuser RV…
Ce fut à son tour de raconter.
À partir des notes de la Bassonnière, ils
avaient appris l’histoire de Lefloc-Pignel, l’abandon quand il était enfant,
l’origine de son nom, ses diverses familles d’accueil.
« On n’a pas réagi tout de suite, ce
n’est pas une tare d’être un enfant abandonné et de s’être élevé socialement en
ayant fait un beau mariage. L’incident de l’enfant écrasé dans le parking
suscitait plutôt la compassion. C’est le capitaine Gallois qui a fait la
première le lien entre les deux Hervé. »
— Comment a-t-elle pensé à ça ?
Ce n’est pas évident, demanda Philippe en serrant la main de Joséphine dans la
sienne.
— Sa mère était assistante sociale en
Normandie. Elle travaillait à la DDASS et s’occupait, elle aussi, de placer des enfants abandonnés. Elle
avait une collègue, plus âgée qu’elle, madame Évelyne Lamarche, une femme dure,
persuadée que tous ces enfants n’étaient que des mauvaises herbes, si persuadée
d’ailleurs qu’elle ne cherchait même pas à leur donner un prénom qui leur
ressemble ou leur plaise. Les garçons, par exemple, elle les appelait
systématiquement Hervé. Quand le capitaine a lu les deux prénoms sur la même
déclaration, au moment du décès de mademoiselle de Bassonnière, elle s’est
souvenue de cette femme. Elle avait grandi en écoutant parler de cette madame
Lamarche. Sa mère l’évoquait souvent, critiquant ses manières de faire.
« Elle va en faire des bêtes furieuses de ces enfants. » Elle a
regardé l’âge des deux Hervé, est allée fouiller dans les fiches de l’oncle, en
a conclu qu’ils avaient très bien pu passer par les mains de cette Lamarche.
Elle a eu ce qu’on appelle une intuition. Elle s’est dit que ces deux-là
avaient peut-être la même histoire, qu’ils se connaissaient depuis longtemps.
Cela a éveillé un soupçon chez elle. Et si les deux hommes avaient formé une
sorte d’alliance maléfique ? S’ils s’étaient alliés pour se venger de tous
ceux qui les traitaient mal ? Elle a creusé cette piste. Elle a appelé sa
mère pour avoir des renseignements sur cette madame Lamarche, savoir si elle
vivait encore, ce qu’elle était devenue. Elle était persuadée d’avoir affaire à
un serial-killer. Elle avait étudié très sérieusement le profil de ces
meurtriers. Pour savoir comment ils opéraient, pourquoi… On a retrouvé ses
notes, elle avait relevé le titre d’un livre et recopié de nombreux passages.
Je les ai là, quelque part sur mon bureau…
Il chercha parmi les papiers étalés devant
lui, en retourna plusieurs, finit par mettre la main sur les notes du
capitaine.
— Voilà, c’est ça… « À l’origine
d’un crime, il y a presque toujours une humiliation. Pour réparer, le
serial-killer s’empare de la vie d’autrui et ce meurtre annule l’humiliation.
C’est un acte thérapeutique qui lui permet de se récréer en tant qu’individu.
Lorsqu’un obstacle le contrarie, même s’il s’agit d’un fait aussi futile qu’une
bousculade dans la rue ou un café qu’on lui sert tiède, cet événement menace la
fragile image qu’il a de lui-même. Cela provoque un déséquilibre psychologique
qu’il a besoin de rétablir afin de se sentir puissant à nouveau. Tuer quelqu’un
donne un sentiment de puissance extrême. Vous vous sentez l’égal de Dieu. Une
fois qu’ils ont tué, ils se sentent rassasiés, mais ils ressentent un vide
qu’il faut combler et il leur faut tuer à nouveau. » Elle avait souligné
ce passage.
Il s’interrompit et recula dans son fauteuil.
— Qu’est-ce que j’aurais voulu avoir
une femme comme ça dans mon équipe ! Vous vous rendez compte, elle avait
tout compris ! Dans ce job, il faut savoir associer méthode et intuition.
Une enquête, ce n’est pas seulement des faits objectifs, c’est l’investir avec
tous ses sentiments, tout son vécu.
C’était comme s’il se parlait à lui-même.
Il revint à eux.
— Elle a donc appelé sa mère afin
qu’elle se renseigne sur l’assistante sociale. Elle a appris qu’Évelyne
Lamarche avait été retrouvée, pendue, à son domicile, près d’Arras, dans la
nuit du 1er au 2 août 1983.
— C’est la date que nous a donnée
l’imprimeur ! La dernière fois qu’il a vu Lefloc-Pignel, accompagné de Van
den Brock ! s’exclama Joséphine.
L’inspecteur la regarda et dit :
« Tout colle ! »
— Je vous explique… Il y avait eu une
enquête à l’époque sur la mort de cette femme qui n’était nullement dépressive.
Elle était revenue dans son village natal, près d’Arras, elle vivait seule,
sans amis, sans enfants, elle comptait se présenter aux élections municipales
et était devenue une sorte de notable. Personne n’a cru au suicide et pourtant
elle s’était bel et bien pendue. Cela a confirmé les soupçons du capitaine
Gallois : ce n’était pas un suicide, c’était un meurtre. Une vengeance
d’un ancien RV ? La phrase de sa mère « elle va en faire des bêtes
furieuses de ces enfants » revenait sans arrêt dans sa tête. Et si Évelyne
Lamarche avait payé de sa vie les humiliations qu’elle avait fait subir
autrefois ? Le soupçon se précisait autour des deux Hervé. Elle a dû les
convoquer, les interroger à nouveau et certainement commettre une imprudence en
leur parlant. Elle en savait trop. Ils ont décidé de la supprimer.
— Elle ne s’est pas méfiée ?
demanda Philippe, étonné.
— Elle n’avait pas assez de métier. Quant
à eux, ils n’en étaient pas à leur premier forfait et n’avaient jamais été
pris. Ils se croyaient tout-puissants. Si vous lisez des ouvrages au sujet des
serial-killers, vous apprendrez qu’au fur et à mesure que progresse leur série
meurtrière, leur vie fantasmatique prend le pas sur le monde réel. Ils perdent
le contrôle de leur existence, ils vivent dans un autre monde, un monde qu’ils
ont créé avec des règles, des lois, des rites…
Joséphine pensa aux règles de la vie
conjugale affichées sur le mur de la chambre à coucher des Lefloc-Pignel. En
les lisant, elle avait eu peur, comme si elle était en présence d’un cerveau
malade. Elle aurait dû prévenir Iris, la mettre en garde. Sa sœur était morte…
Elle n’arrivait pas à le croire. Ce n’était pas possible. C’étaient juste des
mots qui flottaient en sortant de la bouche de l’inspecteur mais qui allaient
se dissoudre.
— Le monde réel n’existe plus, ils
partent dans leur monde imaginaire. La seule chose qui restait réelle, à leurs
yeux, c’était leur association : les deux Hervé. Van den Brock ne tuait
pas, il n’en avait pas la force, il salissait les femmes, les harcelait
sexuellement, mais je ne crois pas qu’il soit passé à l’acte. Lefloc-Pignel,
lui, tuait. Toujours pour la même raison : pour se venger, pour réparer
une humiliation, quelle qu’elle soit. Même si cela paraît un détail à nos yeux.
— C’est après la mort de mademoiselle
Gallois que vous avez compris ? dit Joséphine.
— Nous étions sur leur piste, mais
nous tâtonnions. Pourquoi avait-elle demandé à sa mère de se renseigner sur la
mort de l’assistante sociale ? Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit de ses
recherches ? Pourquoi avoir laissé ce mot, « creuser RV » ? Et
puis il y a eu votre trouvaille, madame Cortès. RV, Hervé. C’est à partir de
ce moment-là que nous avons compris que nous touchions au but. Peu de temps
après, la mère de mademoiselle Gallois nous a relaté la conversation qu’elle
avait eue avec sa fille et nous a confié les résultats de son enquête. On a
suivi plusieurs pistes avant de se concentrer sur celle-là. On a cru, un
moment, que votre mari, Antoine Cortès, pouvait être le meurtrier. Ce qui
expliquait votre refus de témoigner et de porter plainte. Mais je suis en
mesure aujourd’hui de confirmer sa mort…
Il inclina la tête vers Joséphine comme
s’il lui présentait ses condoléances.
— On a examiné aussi le cas de
Vittorio Giambelli. L’homme est malade, c’est un schizophrène, mais ce n’est
pas un criminel. D’ailleurs, il a demandé de lui-même à se faire soigner. Il
s’est vu devenir fou après vous avoir envoyé la série de textos et s’est livré
de son plein gré. Il avait l’air soulagé d’être pris en charge…
— Il m’a encore envoyé un message ce
matin.
— Il devrait être interné dans les
jours qui viennent.
— Ce n’était donc pas lui…, murmura Joséphine.
— Alors nous sommes revenus sur la
piste des deux Hervé. Après la mort du capitaine et l’histoire des RV, on savait qu’on
tenait le bon bout mais, pour ne pas alerter les deux principaux suspects, on
se devait d’interroger et de soupçonner tout le monde… On fermait les portes.
— Monsieur Pinarelli avait donc raison
quand il me disait que vous faisiez un écran de fumée…, dit Joséphine.
— Il ne fallait en aucun cas qu’ils se
doutent de quelque chose… La mère du capitaine Gallois nous a beaucoup aidés.
Elle a retrouvé les journaux de l’époque, j’entends les éditions locales, qui
racontaient la mort étrange de cette forte femme que personne n’aurait imaginée
se suicider. Cela avait fait sensation jusqu’à Arras. En plus, par
pendaison ! Ce n’est pas un suicide de femme, la pendaison… Elle nous a
envoyé des photocopies des journaux de l’époque et, en bas de page, on a trouvé
une brève, la relation d’un fait divers qui avait eu lieu dans la nuit même où
Évelyne Lamarche a été tuée. Une réceptionniste d’hôtel s’était fait molester
par deux étudiants qui l’avaient accusée de leur avoir « mal parlé »,
elle s’était rebiffée et l’un des deux hommes l’avait tabassée. Elle était
allée porter plainte, le lendemain matin, et avait donné le nom des deux agresseurs
inscrits au registre de l’hôtel : Hervé Lefloc-Pignel et Hervé Van den
Brock. Les noms n’étaient pas dans le journal, ce sont les gendarmes qui nous
les ont donnés. Ils n’avaient rien à faire dans le coin, ils venaient tous les
deux de Paris et n’ont passé que cette nuit-là dans la région. Ils n’ont
finalement pas dormi à l’hôtel et sont partis juste après l’altercation en
payant la note du dîner…
— Ils auraient tué ensemble
l’assistante sociale ? dit Philippe.
— Elle les avait humiliés, enfants.
Ils se faisaient justice. Et ce fut à mon avis leur premier crime qui leur a
donné l’idée de recommencer puisqu’il resta impuni. Ils avaient fini leurs
études brillamment, ils allaient entrer dans la vie active et ils voulaient,
j’imagine, laver l’affront de leur enfance. Ils ont dû la surprendre chez elle
dans la nuit, l’humilier, la terroriser puis la pendre… Il n’y avait aucune
trace de violence sur le corps. Cela ressemblait à un suicide, mais ce n’était
pas un suicide. On a retrouvé la réceptionniste de l’hôtel. Elle se souvenait
très bien de l’incident. On lui a montré la photo des deux hommes parmi
d’autres photos, elle les a aussitôt reconnus. Notre piste était de plus en
plus solide, mais nous n’avions aucune preuve. Or sans preuve, on ne peut rien
faire…
— Et surtout comment relier tous les
crimes entre eux ? dit Philippe réfléchissant à haute voix. Qu’ont en
commun toutes les victimes ?
— Elles les ont humiliés…, dit
Joséphine. Madame Berthier en se prenant de bec avec Lefloc-Pignel, au sujet
des études de son fils, j’étais là, lors d’une réunion parents-profs, j’étais
partie en courant… Et mademoiselle de Bassonnière les avait insultés à la
réunion de copropriétaires. J’étais là aussi. Ce soir-là, je suis rentrée à
pied avec lui. Il m’avait parlé de son enfance… Mais Iris ? Que leur
avait-elle fait ?
— Telle que je la connais, soupira
Philippe, elle a dû tellement attendre de lui, tellement fantasmer qu’elle a
été déçue de le voir partir en vacances et elle s’est échauffée. Elle a dû le
traiter de tous les noms ! Elle n’allait pas bien, elle était désespérée,
cet homme était son dernier espoir…
— À partir de ce moment-là, continua
l’inspecteur, on a surveillé étroitement les deux hommes. Nous savions qu’ils
avaient passé une semaine de vacances ensemble à Belle-Île, puis Van den Brock
est parti dans sa maison dans la Sarthe et Lefloc-Pignel a rejoint Paris. Nous
savions aussi qu’il fréquentait votre sœur et nous avons donc posté un homme
jour et nuit pour surveiller l’immeuble. Il nous restait plus qu’à attendre qu’il
commette un nouveau crime et qu’on le prenne sur le fait. Enfin, je veux dire,
juste avant… bien sûr. Nous ne pensions pas qu’il allait s’en prendre à votre
femme…
— Mais vous vous êtes servis d’elle
comme appât ! s’écria Philippe.
— On a bien vu madame Cortès partir,
mais, à partir de ce moment-là, on n’a plus jamais aperçu votre femme. On a cru
qu’elle avait quitté Paris, elle aussi. On a interrogé la concierge qui nous
l’a confirmé, votre femme lui avait demandé de garder le courrier ; elle partait
en vacances. Le lieutenant chargé de surveiller l’immeuble s’est alors
concentré sur Lefloc-Pignel. Et pour être honnête, on n’a pas cru une seule
seconde qu’il allait s’en prendre à elle…
— Une intuition aussi ? demanda
Philippe, ironique.
— On avait remarqué qu’il était doux
comme un agneau avec elle. Il semblait l’adorer. Il la couvrait de cadeaux, la
voyait presque tous les jours, l’emmenait déjeuner. Il avait l’air très
amoureux et elle semblait, je suis désolé de vous le dire, très éprise… Ils
roucoulaient comme à vingt ans. Il n’avait aucun geste déplacé envers elle. On
ne s’est pas méfiés…
— Pourtant elle était dans
l’immeuble ! Vous deviez bien voir de la lumière, entendre des
bruits ! s’insurgea Philippe.
— Rien. Il n’y avait à son étage ni
lumière ni bruit. Pas le moindre signe de vie. Les volets étaient fermés. Elle
a dû vivre en recluse. Elle ne sortait même pas faire ses courses. Le soir,
Lefloc-Pignel restait chez lui. Tous les rapports de l’homme chargé de le
surveiller le disent. Il rentrait, dînait rapidement, s’installait à son bureau
et n’en bougeait plus. Il écoutait de l’opéra, parlait au téléphone, dictait du
courrier. Les fenêtres de son bureau étaient grandes ouvertes et donnaient sur
la cour de l’immeuble. Cela fait cage de résonance, on entend tout. Il n’y a eu
aucun appel de Lefloc-Pignel à Van den Brock. On se disait qu’il passait par
une période d’accalmie… Le soir même du meurtre, il nous a fait croire qu’il
était chez lui. C’était la même routine que les autres soirs : un opéra, des
coups de téléphone, encore de l’opéra… En fait, il avait dû enregistrer une
bande-son qu’il a laissée se dérouler pour sortir, aller chercher votre femme
et l’emmener dans la clairière. Les lumières avaient été réglées afin qu’on
croie qu’il était chez lui. On trouve dans le commerce des interrupteurs qu’on
peut programmer et qui s’allument dans différentes pièces à des heures
différentes. Les gens les utilisent pour éloigner les cambrioleurs lorsqu’ils
s’absentent. L’homme est redoutable. Froid, organisé, très intelligent… Ce
soir-là, il y a eu un opéra puis les lumières se sont éteintes l’une après
l’autre comme chaque soir. Notre homme a été relevé à minuit sans se douter que
l’oiseau s’était envolé !
— Mais comment a-t-il pu tuer Iris
aussi froidement ? s’exclama Joséphine.
— Aux yeux du serial-killer, la
victime n’est rien. Ou tout au plus, un objet pour réaliser ses fantasmes…
Avant de tuer, très souvent, s’il le peut, il « dégrade » sa victime.
Il l’humilie, il prend le contrôle sur elle, il la terrorise. Il peut même
organiser tout un rituel qu’il appelle « rituel d’amour » où il lui
fait croire que c’est par amour qu’il la maltraite et elle devient consentante.
Il suffit que votre sœur ait été un peu déséquilibrée… Elle entre alors dans sa
folie et tout est possible. Ce que nous a raconté le paysan est édifiant. Elle
est arrivée libre, elle n’était pas entravée, n’a pas résisté, elle a échangé
des vœux nuptiaux, dansé avec lui sans jamais chercher à s’enfuir. Elle
souriait. Elle est morte heureuse. Elle ne s’appartenait plus. Vous savez, ce
sont très souvent des hommes très intelligents et très malheureux, des gens qui
souffrent énormément et expriment cette immense douleur en infligeant de
terribles souffrances à leurs victimes…
— Vous me pardonnerez, inspecteur, de
ne pas compatir aux blessures de Lefloc-Pignel ! s’énerva Philippe.
— J’essaie de vous expliquer comment
ça a pu arriver… On voudrait fouiller l’appartement pour voir si elle n’a pas
laissé d’indices de ce que fut sa vie ces huit derniers jours… Pourriez-vous
nous donner un jeu de clés ?
Il tendit la main vers Joséphine. Elle
regarda Philippe qui hocha la tête et donna ses clés à l’inspecteur.
— Vous avez un endroit où habiter en
attendant ? demanda l’inspecteur à Joséphine qui était perdue dans ses
pensées.
— Je n’arrive pas à le croire,
dit-elle, c’est un cauchemar. Je vais me réveiller… Mais pourquoi ai-je été
agressée, moi ? Je ne lui avais rien fait. Je le connaissais à peine quand
c’est arrivé.
— Il y a eu un détail qui nous a
intrigués et qui avait déjà attiré l’attention du capitaine Gallois. Elle nous
avait tout de suite indiqué, dès que nous avons pris l’enquête en main, que
vous portiez le même chapeau que madame Berthier. Un drôle de chapeau à étages.
Le soir où il vous a agressée, il vous a sûrement prise pour madame Berthier
dans l’obscurité. Il s’était déjà pris de bec avec elle… Il s’est fié au
chapeau, vous aviez la même carrure…
— Elle m’avait dit que le pire quand
on était prof, ce n’étaient pas les élèves, mais les parents. Je me souviens
très bien…
— Il l’aurait tuée juste parce qu’elle
l’avait remis en place ? demanda Philippe.
— Lefloc-Pignel est un homme qui ne
supporte pas d’être offensé. Il nous en dira plus quand on l’interrogera et on
en saura plus après avoir dragué la mare car je pense qu’il y a eu d’autres
crimes. Mais prenez l’histoire de la petite serveuse… Elle est exemplaire. Elle
a servi un jour Lefloc-Pignel, a renversé du café sur son imper blanc, s’est
excusée de manière qu’il a jugée désinvolte. Il l’a pris de haut, elle l’a
traité de « pauvre mec ! ». Cela a suffi pour déclencher sa
rage… Il l’a supprimée. Mais il l’a supprimée aussi parce qu’elle avait traité
Van den Brock de « vieux Dracula pervers » ! Elle était très jolie,
n’avait pas froid aux yeux, Van den Brock la poursuivait de ses avances… Il ne
pouvait pas s’en empêcher. Ça lui a coûté cher dans sa carrière. Elle s’est
rebiffée, l’a envoyé promener, a menacé de le dénoncer pour harcèlement sexuel.
C’est la copine de la petite serveuse, revenue de son voyage au Mexique, qui
nous a raconté l’épisode du café renversé et les propositions de Van den Brock.
Elle avait signé son arrêt de mort.
— Il n’avait jamais peur d’être
pris ? dit Joséphine.
— Il avait un alibi tout prêt :
Van den Brock affirmait qu’il était avec lui.
— Pour mademoiselle de Bassonnière
aussi ?
— Oui. Les deux hommes étaient liés
par ces crimes, ils partageaient une exaltation commune. La rage de l’un
alimentait la rage de l’autre. Ils reformaient à chaque fois l’alliance conclue
au moment de leur premier meurtre…
— Et moi, j’ai échappé à ce carnage…,
murmura Joséphine.
— Vous, en quelque sorte, il vous
protégeait. Il vous appelait « petite tortue ». Vous ne l’avez jamais
provoqué ni physiquement ni moralement. Vous n’avez pas cherché à le séduire,
ni n’avez remis en question son autorité… Si j’étais vous, ajouta le
commissaire, je protégerais les enfants et bannirais les journaux pendant un
certain temps. C’est le genre d’histoire dont les journalistes raffolent en
période estivale. J’imagine déjà les titres : « La dernière
valse », « Valse funèbre dans la forêt », « Bal tragique
dans la clairière », « Un si joli crime »…
Hortense l’apprit la première. Elle était à
Saint-Tropez, assise à la terrasse de Sénéquier, en train de prendre son petit
déjeuner avec Nicholas. Il était huit heures du matin. Hortense aimait se lever
tôt à Saint-Tropez. Elle disait que la ville n’était pas encore
« abîmée ». Elle avait élaboré toute une théorie sur l’heure et la
vie dans le petit port tropézien. Ils avaient acheté une brassée de journaux et
lisaient en observant le balancement des bateaux, le pas lent des vacanciers,
dont certains émergeaient de la nuit et venaient prendre un café avant d’aller
se coucher.
Hortense poussa un cri, donna un coup de coude
à Nicholas qui manqua s’étouffer avec son croissant et appela aussitôt sa mère.
— Ouaou ! M’man ! T’as lu le
journal ?
— Je sais, chérie.
— C’est vrai ce qui est écrit ?
— Oui.
— Mais c’est horrible ! Et moi
qui voulais te précipiter dans ses bras ! Lui, il est pas mal sur la
photo, mais Iris, ils l’ont pas gâtée… Et Alexandre ?
— Il arrive demain, avec Zoé.
— Tu ferais mieux de les laisser en
Angleterre ! Il va voir sa mère partout dans les journaux. Il va flipper
grave !
— Oui, mais Philippe est là. Il y a
plein de démarches à faire, de papiers à remplir. Et on ne peut pas lui cacher
la vérité…
— Comment ils ont réagi, Alexandre et
Zoé ?
— Alexandre est resté très sérieux. Il
a dit « Ah ! bon… elle est morte en dansant » et c’est tout. Zoé
a pleuré, pleuré. Alexandre a repris le téléphone et a dit « Je m’occupe
d’elle ». Il est étonnant, ce gamin !
— C’est louche.
— Je pense aussi…
— Tu veux que je vienne et que je
m’occupe des petits ? Moi, je saurai y faire, toi, j’imagine que t’es
transformée en fontaine à larmes…
— J’arrive pas à pleurer… J’ai des
pierres de larmes sèches au fond de la gorge. J’arrive plus à respirer…
— T’en fais pas ! Ça va venir
d’un coup et tu pourras plus t’arrêter !
Hortense réfléchit un instant puis
dit :
— Je vais les emmener à Deauville… Je
couperai la télé, la radio et pas de journaux !
— La maison est en travaux. Le toit a
été arraché par la tempête.
— Shit !
— Et puis Alexandre va sûrement
vouloir venir à l’enterrement. Et Zoé aussi…
— Bon, je remonte et je m’en occupe à
Paris…
— L’appartement est sous scellés. Ils
cherchent des traces des derniers jours d’Iris.
— Ben… chez Philippe, alors ! On
va tous chez lui.
— Avec toutes les affaires
d’Iris ? Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
— On va pas aller à l’hôtel tout de même !
— Ben si… en ce moment, Philippe et
moi, on est à l’hôtel.
— Ça, c’est une bonne nouvelle. Enfin,
une !
— Tu trouves ? demanda Joséphine,
timidement.
— Si, si… – Elle marqua une
pause. – Remarque, pour Iris, c’est génial de mourir comme ça. En
valsant au bras de son prince charmant. Elle est morte dans un rêve. Iris aura
toujours vécu dans un rêve, jamais dans la réalité. Je trouve que ça lui va
bien comme mort. Et puis, tu sais, je la voyais mal vieillir. Ç’aurait été
terrible pour elle !
Joséphine pensa que c’était un éloge
funèbre un peu radical.
— Et Lefloc-Pignel, ils l’ont
arrêté ?
— Hier, quand j’étais avec
l’inspecteur, les policiers étaient partis chez lui pour l’arrêter, mais depuis
je n’ai pas de nouvelles. Il y a tant de choses à faire ! Philippe est
allé reconnaître le corps, moi, je n’ai pas eu le courage.
— Ils parlent dans le journal d’un
autre homme… C’est qui ?
— Van den Brock. Il habitait au
deuxième étage.
— C’était un pote de
Lefloc-Pignel ?
— En quelque sorte…
Joséphine l’entendit dire quelque chose en
anglais à Nicholas, mais ne comprit pas.
— Tu disais, ma chérie ?
demanda-t-elle, attentive au moindre soubresaut de chagrin chez Hortense.
— Je demandais à Nicholas de me filer
un autre croissant… Je meurs de faim ! Je vais prendre le sien !
Il y eut un bruit de dispute à l’autre bout
de la ligne. Nicholas refusait de donner son croissant et Hortense en arrachait
un bout. Hortense reprit, la bouche pleine :
— Bon, m’man ! Dis à Philippe de
retenir une grande chambre à l’hôtel pour Zoé, Alexandre et moi. T’en fais pas.
Je sais que c’est dur… mais tu vas t’en sortir. Tu t’en sors toujours. T’es
costaud, m’man. Tu le sais pas, mais t’es costaud !
— Tu es mignonne. Tu es vraiment
mignonne. Si tu savais ce que je…
— Ça va aller, tu vas voir…
— Tu sais la dernière fois qu’on a été
ensemble, on était dans la cuisine et elle m’a lu mon horoscope et après, elle
a lu le sien et elle a pas voulu lire la rubrique « Santé »… et je
lui ai demandé pourquoi et…
Joséphine éclata en sanglots, des sanglots
qui se précipitaient et jaillissaient comme lâchés au lance-pierre.
— Tu vois…, soupira Hortense. Je
t’avais dit que ça viendrait. Et maintenant tu vas plus pouvoir
t’arrêter !
Joséphine se dit qu’il faudrait qu’elle
appelle sa mère. Elle composa le numéro d’Henriette. De grosses larmes
roulaient sur ses joues. Elle revoyait Iris dans sa chambre en train de choisir
sa tenue pour aller à l’école et lui demander si elle était belle, la plus
belle de l’immeuble, la plus belle de l’école, la plus belle du quartier.
« La plus belle du monde », murmurait Joséphine. « Merci, Jo,
disait Iris, tu seras désormais ma première dame de compagnie. » Et elle
lui donnait un coup de brosse sur l’épaule pour l’adouber.
Henriette décrocha et rugit :
Allô ?
— Maman, c’est moi. C’est Joséphine…
— Tiens… Joséphine. Une
revenante !
— Maman, tu as lu les journaux ?
— Sache, Joséphine, que je lis les
journaux chaque matin.
— Et tu n’as rien lu qui…
— Je lis toute la presse économique et
après, je fais mes opérations. J’ai des valeurs qui marchent très bien,
d’autres qui me donnent des soucis, mais c’est la Bourse et j’apprends.
— Iris est morte, lâcha Joséphine.
— Iris est morte ? Qu’est-ce que
tu me chantes ?
— Elle a été assassinée, dans la
forêt…
— Mais, tu dis n’importe quoi, ma pauvre
fille !
— Non, elle est morte…
— Ma fille ! Assassinée !
C’est pas possible. Mais comment c’est arrivé ?
— Maman, je n’ai pas la force de te
raconter, maintenant. Appelle Philippe, il te dira mieux que moi.
— Tu m’as dit que c’était dans les
journaux. Quelle honte ! Il faut les empêcher de…
Joséphine avait raccroché. Elle ne pouvait
plus endiguer ses larmes.
Philippe sortit de la salle de bains. Elle
se réfugia contre lui et se moucha dans la manche de son peignoir blanc. Il
l’installa sur ses genoux et la serra contre lui.
— Ça va aller, ça va aller…,
murmura-t-il en embrassant ses cheveux. On ne pouvait plus rien faire pour
elle. Elle s’est perdue toute seule…
— Si ! J’aurais dû rester, ne pas
la laisser…
— Personne ne pouvait imaginer un tel
scénario. Elle a toujours eu besoin de quelque chose de plus grand qu’elle et
elle a cru l’avoir enfin trouvé. Mais ni mon amour ni ton amour n’aurait pu la
combler ou la guérir. Tu n’as rien à te reprocher, Jo.
— Je ne peux pas m’en empêcher…
— C’est normal. Mais réfléchis et tu
comprendras. J’ai vécu longtemps avec elle, je lui ai tout donné. Elle était
comme un puits sans fond. Elle n’en avait jamais assez. Elle a cru trouver son
ciel avec lui…
Il parlait comme s’il se raisonnait
lui-même pour répondre aux mêmes remords que Joséphine.
— Hortense vient d’appeler, elle va
s’occuper d’Alexandre et Zoé. J’ai joint ma chère mère, je lui ai dit que si
elle voulait des détails, il fallait qu’elle t’appelle. Je ne me sentais pas la
force de lui parler…
— J’ai parlé à Carmen. Elle veut venir
aux obsèques.
Il fit une liste des gens qu’il fallait
prévenir. Joséphine se dit qu’elle devait parler à Shirley. Et à Marcel et
Josiane.
— Ils ne viendront pas si ta mère est
là, fit remarquer Philippe.
— Non, mais il faut les prévenir…
Ils restèrent, un long moment, enlacés. Ils
pensaient à Iris. Philippe se disait qu’elle était morte sans livrer ses
secrets, qu’il ne savait pas grand-chose de sa femme. Joséphine revoyait des
bouts de scènes avec sa sœur, toutes venues de l’enfance.
Ils se serrèrent l’un contre l’autre.
— Je n’arrive pas à y croire…, dit
Joséphine. Toute ma vie, elle a été là. Tout le temps… Elle était une partie de
moi.
Il ne dit rien et resserra son étreinte.
Quand Joséphine appela Marcel, elle tomba
sur Josiane qui était en train de faire une mayonnaise et lui demanda deux
secondes le temps de la terminer. Junior s’empara de l’appareil. Joséphine
entendit Josiane crier « Junior ! laisse ce téléphone ! »
mais Junior balbutia :
— Jooéfine ! ava ?
Joséphine écarquilla les yeux.
— Tu parles déjà, Junior ?
— iiii…
— Tu es très en avance pour ton
âge !
— Joéfine ! soa pa tiste !
elle é mon-é o chiel…
— Junior ! – Josiane avait
repris l’appareil et s’excusa. – Je voulais pas rater ma mayo… Quel bon
vent t’amène ? Ça fait des lustres qu’on ne t’entend plus !
— Tu n’as pas lu les journaux ?
— Comme si j’avais le temps !
J’ai le temps de rien en ce moment ! Je cavale avec le petit dans tous les
sens. Il me fait tourner en bourrique. On arpente les musées ! Il a
dix-huit mois ! Tu parles d’un passe-temps. Il faut tout que je lui lise,
tout que je lui explique ! Demain, on attaque le cubisme ! Et Marcel
qui est en Chine ! Tu sais que j’ai été malade ? Très malade. Une
drôle de maladie. Comme un vilain rêve. Je te raconterai. Il faut absolument
que vous veniez à la maison avec les filles…
— Josiane, je voulais te dire qu’Iris
est…
— Elle, je n’ai plus jamais eu de ses
nouvelles. On doit être trop saucissons pour elle.
— Elle est morte.
Josiane poussa un cri et Joséphine entendit
Junior répéter : « Elé o chiel, elé biien la ô. »
— Mais comment est-ce possible ?
Quand je vais dire ça à Marcel, il va en perdre son pantalon !
Joséphine raconta à voix basse. Josiane
l’interrompit :
— Te fais pas de mal, Jo. C’est
suffisamment pénible comme ça… si tu veux venir pleurer à la maison, les portes
te sont grandes ouvertes. Je te ferai un bon gâteau. Tu aimes quoi comme
gâteau ?
Joséphine eut un petit sanglot.
— T’as pas la bouche goulue en ce
moment, ça se comprend, pauvrette !
— Tu es si gentille, hoqueta
Joséphine.
— Dis donc, et les petits ? Ils
ont réagi comment ? Non, ne me dis pas. Tu vas encore avoir la larme
déferlante…
— Hortense, elle…, commença Joséphine.
— Tu vois, c’est inutile, tu vas
t’étouffer. À propos d’Hortense, dis-lui que Marcel est allé à Shanghai lui
claquer le beignet à la Mylène Corbier. Elle a tout avoué : les lettres,
c’était elle et Antoine, je sais pas si ça ne va pas t’écrouler davantage, il
est bel et bien mort digéré par un crocodile. C’est elle qui l’a trouvé, alors
elle en est sûre et certaine. Note que c’est peut-être ça qui lui a tourné la
boule… Elle lui a servi toute une ratatouille au Marcel en lui disant qu’elle
n’avait pas d’enfants et qu’elle voulait adopter tes filles et que c’est pour
ça qu’elle leur écrivait, ça lui donnait du répit de chagrin et du gain de
maternité. Si tu veux mon avis, elle a viré pimpon !
— Hortense l’avait démasquée…
— Elle est efficace, ta fille. Ah
si ! La Mylène, elle a dit que le paquet, c’est elle qui te l’avait envoyé
pour que t’aies un souvenir d’Antoine et que l’autre chaussure, elle l’a gardée
pour elle. Je ne sais pas si c’est clair pour toi, pour moi, c’est de l’Horace
Vernet.
— Horace Vernet ?
— Oui, du clair-obscur… Et le beau
Philippe, tu es toujours en amour ?
Joséphine rougit et regarda Philippe qui
était en train de s’habiller.
— Cet homme, il est bon comme ma
mayonnaise, ne le rate pas !
Quand Joséphine raccrocha, elle souriait.
Puis elle repensa à Junior et se dit que cet enfant sortait vraiment du commun.
Il ne restait plus que Shirley, mais elle
savait que Shirley verserait du baume sur ses blessures. Elle attendit que
Philippe soit parti pour l’appeler. Shirley décida de sauter dans le premier
avion.
— Je ne sais pas si c’est nécessaire,
tu sais. Ça ne va pas être très gai.
— Je veux être avec toi. Ça fait drôle
tout de même de la savoir morte…
Le mot rebondit sur Joséphine qui grimaça.
Elle eut un nouvel accès de larmes. Shirley soupira et répéta j’arrive,
j’arrive, ne pleure pas, Jo, ne pleure pas.
— C’est plus fort que moi.
— Récite-toi des mots. Les mots t’ont
toujours apaisée. Tu sais ce que disait O. Henry ?
— Non… Et je m’en fiche !
— « Ce ne sont pas les routes que
nous prenons, c’est ce que nous avons à l’intérieur qui nous fait devenir ce
que nous sommes. » Elle illustre bien Iris, je trouve. Elle avait un grand
vide à l’intérieur et elle a voulu le remplir. Tu n’y pouvais rien, Jo, tu n’y
pouvais rien !
Quand les trois policiers sonnèrent à la
porte d’Hervé Lefloc-Pignel, il était six heures du matin.
Il leur ouvrit, frais, rasé. Il portait un
veston d’intérieur vert bouteille et un foulard vert foncé autour du cou. Il
demanda froidement aux trois hommes ce qui lui valait le désagrément de leur
visite si matinale. Les policiers lui ordonnèrent de les suivre, ils avaient un
mandat d’arrêt contre lui. Il haussa un sourcil méprisant et les somma de ne
pas lui parler de si près, l’un d’eux sentant le tabac froid.
— Et à quel sujet venez-vous me
déranger de si bon matin ?
— Au sujet d’un bal dans la forêt, dit
un policier, si tu vois ce que je veux dire…
— Y a un bouseux qui vous a vus, ton
pote et toi, en train de zigouiller la belle dame ! continua un autre. On
est en train de draguer la mare. T’es plutôt mal barré, l’aristo, arrange ta
mèche et suis-nous.
Hervé Lefloc-Pignel tressaillit. Fit
quelques pas en arrière et demanda la permission de se changer. Les trois
hommes se concertèrent du regard et acquiescèrent. Il les introduisit dans le
salon et gagna sa chambre, suivi par l’un des trois inspecteurs.
Les deux autres policiers allaient et
venaient et l’un d’eux montra du doigt des tortues, derrière une paroi de
verre, parmi des feuilles de salade et des quartiers de pommes.
— Bel aquarium ! fit-il en levant
le pouce.
— C’est pas un aquarium, c’est un
terrarium. Dans un aquarium, on met de l’eau et des poissons, dans un
terrarium, des tortues ou des iguanes.
— T’en connais un bout, dis donc…
— J’ai mon beau-frère, il est fou de
tortues. Il les chouchoute, il les dorlote, il appelle le véto dès qu’elles ont
un rhume. On n’a pas le droit de danser ou de jouer de la musique trop fort
dans le salon, les vibrations perturbent les tortues ! C’est tout juste
s’il faut pas parler à voix basse… et quand on marche, on doit glisser très
lentement !
— Il est aussi barjo que ce
mec-là !
— Moi, je le dis pas trop haut rapport
à ma sœur, mais je pense, en effet, qu’il a pas la lumière à tous les étages…
— Lui, il doit faire un élevage !
Elles sont légion à roupiller !
— C’est la saison de la reproduction.
Elles doivent être en cloque et elles se préparent à expulser leurs lardons…
— Si ça se trouve, c’est pour ça qu’il
est rentré de vacances…
— Avec les fadas, on n’est jamais
déçu…
Ils collèrent leur nez aux vitres du
terrarium, grattèrent la paroi de leurs ongles, mais les tortues ne bougèrent
pas.
Ils se redressèrent, contrariés.
— Dis donc, il en met du temps pour se
fringuer…
— Ces mecs-là, ça se peaufine, ça ne
sort pas en débraillé !
— On va voir ce qu’il fabrique ?
Au même moment, leur collègue surgit dans
le salon en s’écriant « j’ai rien pu faire, j’ai rien pu faire, il m’a
demandé de me retourner pendant qu’il se changeait de calbute et il a
sauté ! ».
Ils se précipitèrent dans la pièce. Le sol
de la chambre était constellé de petites tortues, de feuilles de salade jaunes
et vertes, de quartiers de pommes, de petits pois, de concombres, de poires, de
figues fraîches. La fenêtre était grande ouverte.
Ils se penchèrent dans la cour et
aperçurent le corps inerte d’Hervé Lefloc-Pignel et, dans sa main crispée,
fracassée par la chute, la carapace d’une tortue.
Hervé Van den Brock vit arriver une Citroën
C5 sur les graviers blancs de l’allée qui menait à la demeure de feu ses
beaux-parents dont sa femme avait hérité à la mort de ces derniers. Il leva les
yeux du livre qu’il était en train de lire, corna la page, posa l’ouvrage sur
le meuble de jardin à côté de sa chaise longue. Repoussa le sachet de pistaches
qu’il grignotait. Il n’aima pas le bruit que firent les gravillons en giclant
sur le gazon vert et dru qu’un jardinier entretenait avec un soin tatillon. Ces
gens n’avaient aucune éducation. Il n’aima pas non plus le ton qu’ils
employèrent pour lui enjoindre de les suivre.
— C’est à quel sujet ?
demanda-t-il, réprobateur.
— Vous le saurez très vite…, répondit
l’un des deux hommes en écrasant sa cigarette sur l’herbe verte et grasse et en
exhibant sa carte de police.
— Je vous prierais de ramasser votre
mégot ou j’appelle mon ami le préfet… Il sera très chagriné d’apprendre votre
incivilité.
— Il sera encore plus chagriné de savoir
ce que vous faisiez dans la forêt de Compiègne l’autre soir, répondit le plus
petit en agitant une paire de menottes qu’il laissa pendre négligemment.
Hervé Van den Brock blêmit.
— Ce doit être une erreur, fit-il
d’une voix radoucie.
— Vous allez nous l’expliquer,
répondit le petit en ouvrant les menottes.
— Ce ne sera pas la peine… je vous
suis.
Il fit un geste de la main à sa femme qui
rempotait des pousses de bambou dans une jardinière.
— J’ai une petite affaire à traiter,
je serai de retour très vite…
— Ou jamais…, ricana l’homme qui avait
écrasé le mégot sur la pelouse verte.
La voix de Joséphine s’éleva, pure et
mélodieuse, dans la crypte sombre du crématorium du Père-Lachaise.
— « Ô vous, étoiles errantes,
pensées inconstantes, je vous conjure, éloignez-vous de moi, laissez-moi parler
au Bien-Aimé, laissez-moi le bienfait de sa présence ! Tu es ma joie, tu
es mon bonheur, tu es mon allégresse, tu es mon jour joyeux. Tu es à moi, je
suis à Toi, et il en sera à tout jamais ainsi ! Dis-moi, mon Bien-Aimé,
pourquoi as-Tu laissé mon âme te chercher si longtemps, si ardemment sans
pouvoir Te trouver ? Je T’ai cherché à travers la nuit de volupté de ce
monde. J’ai traversé les monts et les champs, insensée comme un cheval débridé,
mais je T’ai trouvé enfin et repose, heureuse, en paix, légère contre Ton
sein. »
Sa voix s’était cassée contre les derniers
mots et elle eut à peine la force de balbutier : « Henri Suso,
1295-1366 », afin de rendre hommage au poète qui avait écrit cette ode
qu’elle offrait à sa sœur, couchée parmi les fleurs. « Au revoir, mon
amour, ma compagne de vie, ma beauté délicieuse. » Elle replia la feuille
blanche et regagna sa place dans la crypte entre ses deux filles.
L’assistance n’était pas nombreuse au
crématorium du Père-Lachaise. S’y trouvaient réunis Henriette, Carmen,
Joséphine, Hortense, Zoé, Philippe, Alexandre, Shirley. Et Gary.
Il était arrivé de Londres le matin même
avec sa mère. Hortense avait eu un petit mouvement de surprise en l’apercevant
dans la suite de l’hôtel Raphaël. Elle avait marqué un temps d’arrêt, s’était
approchée de lui, l’avait embrassé sur la joue et avait murmuré :
« C’est gentil d’être venu. » La même phrase qu’elle avait prononcée
pour Carmen ou Henriette. Philippe avait essayé de joindre quelques amies
d’Iris : Bérengère, Agnès, Nadia. Il avait laissé un message sur leurs
portables. Aucune d’elles n’avait répondu. Elles devaient être en vacances.
Le cercueil était recouvert de roses
blanches et de longues gerbes d’iris d’un violet ardent piqué de pointes
jaunes. Une grande photo d’Iris reposait, posée sur un trépied, et un quatuor à
cordes de Mozart égrenait ses arpèges de paix.
Joséphine avait fait un choix de textes que
chacun lirait à tour de rôle.
Henriette s’y était refusée, prétextant
qu’elle n’avait pas besoin de ces simagrées pour exprimer sa douleur. Elle
était très déçue par la simplicité de la cérémonie et la maigre assistance.
Elle se tenait droite, sous son grand chapeau, et pas un pleur ne mouillait le
joli mouchoir de batiste dont elle se tamponnait les yeux, en espérant faire
jaillir une larme qui illustrerait l’abondance de son chagrin. Elle avait tendu
à Joséphine une joue réticente. Elle était de ces femmes qui ne pardonnent pas
et toute son attitude indiquait qu’à son avis la Mort s’était trompée de
passagère.
Carmen avait du mal à se tenir droite et
sanglotait, tassée sur sa chaise, secouée de sanglots furieux qui faisaient
tanguer ses épaules. Alexandre fixait le portrait de sa mère avec solennité, le
menton ferme, les mains croisées sur son blazer bleu marine. Il essayait de
rassembler ses souvenirs. Et le froncement têtu de ses sourcils démontrait que
ce n’était pas tâche facile. Il ne saisissait de sa mère que des instants
furtifs : des baisers rapides, un sillage de parfum, le bruit feutré des
paquets remplis d’achats qu’elle lâchait dans l’entrée, criant
« Carmen ! je suis là, prépare-moi un thé fumé avec deux minuscules
toasts. Je meurs de faim ! », sa voix au téléphone, des exclamations
de surprise, de gourmandise, ses pieds fins aux ongles peints, ses longs
cheveux défaits qu’elle lui permettait de brosser quand elle était heureuse.
Heureuse pour quoi ? Malheureuse pour quoi ? s’interrogeait-il en
étudiant le portrait de sa mère dont les grands yeux bleus le brûlaient par
leur étrange fixité. Est-ce qu’on fait un vrai chagrin avec tout ça ? Il
avait appris en sa compagnie ce qu’est une femme très belle qui se veut libre
mais ne peut lâcher la main de l’homme qui l’entretient. Petit, il pensait
qu’elle jouait le rôle d’une belle captive et la voyait derrière des grilles.
Au pied du portrait quand son père avait posé une grosse bougie blanche il
avait demandé à l’allumer lui-même. En dernier hommage. « Au revoir,
maman », avait-il dit en allumant la bougie. Et même ces mots lui avaient
paru trop solennels pour la belle femme qui lui souriait. Il tenta de lui
envoyer un baiser, mais s’interrompit. Elle est morte heureuse, puisqu’elle est
morte en dansant. En dansant… et cette idée renforçait encore, s’il en avait
éprouvé la nécessité, le sentiment qu’il n’avait pas eu de mère, mais une belle
étrangère à ses côtés.
Zoé et Hortense se tenaient de chaque côté
de leur mère. Zoé avait faufilé sa main dans celle de Joséphine, la serrant à
lui broyer les os, suppliant ne pleure pas, maman, ne pleure pas. C’est la
première fois qu’elle voyait un cercueil de si près. Elle imagina le corps
froid de sa tante allongée sous le tapis de roses blanches et d’iris. Elle ne
bouge plus, elle ne nous entend plus, elle a les yeux fermés, elle a froid, elle
veut sortir, peut-être ? Elle regrette d’être morte. Et c’est trop tard.
Elle ne pourra plus jamais revenir. Et elle songea aussitôt papa n’est pas mort
dans une si belle boîte, il est mort tout nu, tout cru, en se débattant entre
des rangées de dents acérées qui l’ont déchiqueté ; c’en fut trop pour
elle et elle s’abattit en sanglots contre sa mère qui la recueillit, devinant
de quel chagrin Zoé osait enfin exprimer la terrible peine.
Hortense regarda le papier sur lequel sa
mère avait imprimé le texte qu’elle devait lire et soupira, encore une idée de
maman ! Comme si on avait la tête à lire de la poésie. Enfin… Elle écouta
jusqu’au bout le quartet à cordes de Mozart et quand vint le moment où elle dut
lire le poème de Clément Marot, elle commença d’une voix qu’elle détesta d’être
tremblante :
Plus ne suis
ce que j’ai été…
Elle toussota, reprit un peu d’aplomb. Et
continua vaillamment :
Plus ne suis ce que j’ai été
Et plus ne saurai jamais l’être.
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre.
Amour, tu as toujours été mon maître,
Je t’ai servi sous tous les dieux.
Ah, si je pouvais deux fois naître
Comme je te servirais mieux !
Et alors, à l’idée qu’Iris pourrait se
lever de ce cercueil, venir s’asseoir au milieu d’eux, réclamer une coupe de
champagne, enfiler des bottes d’égoutier et les assortir avec un petit haut
rose fuchsia de Christian Lacroix, elle éclata en sanglots. Elle pleura,
furieuse, debout, les bras tendus en avant comme si elle tentait de repousser
les armées de larmes qui la dévastaient. C’est de leur faute aussi ! Cette
mise en scène macabre ! On est là comme des imbéciles, on chiale au fond
d’une crypte sinistre, on se lamente en récitant des vers et en écoutant
Mozart. Et l’autre qui me regarde avec sa tronche désolée de grand
dadais ! Ah ! Il va pas en rajouter ! Il va pas faire ça, il va
pas venir vers moi et…
Et elle se jeta dans les bras de Gary qui
l’enlaça comme on porte une gerbe de fleurs, posa sa tête sur le sommet de son
crâne et la serra fort, fort en disant, pleure pas, Hortense, pleure pas. Et
plus il la serrait, plus elle avait envie de pleurer, mais c’étaient de drôles
de pleurs, ça ressemblait plus du tout aux pleurs de Clément Marot, c’étaient
des pleurs pour autre chose qu’elle ne connaissait pas vraiment, mais qui était
plus doux, plus gai, des pleurs comme une sorte de bonheur, de soulagement, de
grande joie qui lui tordait le cœur, qui la faisait rire et pleurer à la fois
comme si c’était trop grand, trop flou, trop insaisissable, du réconfort qu’elle
attrapait avec ses doigts. Il était là, et pas là, elle le tenait et elle le
tenait pas, une sorte de réconciliation avant une autre séparation, peut-être,
elle ne savait pas. Elle avait envie de ne jamais s’arrêter de pleurer.
Et puis, mince ! Elle analyserait plus
tard, quand elle aurait le temps, quand on en aurait fini avec tous ces pleurs,
ces regrets étouffés dans des mouchoirs, ces nez rougis, ces cheveux mal
peignés. Elle se reprit, renifla et réalisa, furieuse, qu’elle n’avait jamais
pleuré de sa vie, que c’était sa première fois et il fallait que ce soit dans
les bras de Gary, ce traître à la solde de Charlotte Bradsburry ! Elle se
dégagea d’un coup, vint se ranger aux côtés de sa mère qu’elle empoigna
fermement par le bras, signifiant à Gary que la séquence tendresse était
terminée.
On leur annonça que la crémation allait
avoir lieu. Qu’ils pouvaient attendre dehors. Ils sortirent en rangs
disciplinés. Joséphine serrant les mains de ses filles, Philippe tenant celle
d’Alexandre. Henriette, seule, évitant soigneusement Carmen qui restait en
retrait. Shirley et Gary fermaient la marche.
Philippe avait décidé de disperser les
cendres d’Iris dans la mer, devant leur maison de Deauville. Alexandre était
d’accord. Joséphine aussi. Il en avertit Henriette qui déclara :
« L’âme de ma fille ne réside pas dans une urne, vous pouvez en faire ce
que vous voulez. Quant à moi, je vais rentrer chez moi… Je n’ai plus rien à
faire ici. » Elle les salua et partit. Carmen la suivit après s’être
abîmée dans les bras de Philippe qui lui promit qu’il continuerait à s’occuper
d’elle. Elle embrassa Joséphine et se retira comme une ombre désolée, longeant
les allées du cimetière.
Shirley et Gary allèrent visiter les
tombes. Gary tenait à voir celles d’Oscar Wilde et de Chopin. Ils emmenèrent
Hortense, Zoé et Alexandre.
Philippe et Joséphine restèrent seuls. Ils
s’assirent sur un banc, au soleil. Philippe avait pris la main de Joséphine
dans la sienne et la caressait doucement en silence.
— Pleure, mon amour, pleure. Pleure sur
sa vie car, aujourd’hui, elle a trouvé la paix.
— Je le sais. Mais je peux pas m’en
empêcher. Il va me falloir du temps pour réaliser que je ne la verrai plus. Je
la cherche partout. J’ai l’impression qu’elle va surgir, se moquer de nous et
de nos mines tristes.
Une femme blonde, d’un certain âge,
marchait vers eux. Elle portait un chapeau, des gants, un tailleur très bien
coupé.
— Tu la connais ? demanda
Philippe entre ses lèvres.
— Non. Pourquoi ?
— Parce que je crois bien qu’elle va
nous parler…
Ils se redressèrent et la femme fut bientôt
devant eux. Elle paraissait très digne. Son visage chiffonné révélait des nuits
sans sommeil et les coins de sa bouche tombaient en virgules tristes.
— Madame Cortès ? Monsieur
Dupin ? Je suis madame Mangeain-Dupuy, la mère d’Isabelle…
Philippe et Joséphine se levèrent. Elle
leur fit signe que ce n’était pas nécessaire.
— J’ai lu l’avis de décès dans Le
Monde et je voulais vous dire… enfin je ne sais pas comment… C’est un peu
délicat… Je voulais vous dire que la mort de votre sœur, madame, celle de votre
femme, monsieur, n’a pas été inutile. Elle a libéré une famille… Est-ce que je
peux m’asseoir ? Je ne suis plus toute jeune et ces événements m’ont
fatiguée…
Philippe et Joséphine s’écartèrent. Elle
s’assit sur le banc et ils prirent place à côté d’elle. Elle posa ses mains
gantées sur son sac. Releva le menton et, en fixant le carré de gazon face à
elle, elle commença ce qui devait être une longue confession que Joséphine et
Philippe écoutèrent sans l’interrompre tant l’effort que faisait cette femme
pour parler leur paraissait immense.
— Ma visite doit vous paraître
saugrenue, mon mari ne voulait pas que je vienne, il trouve ma présence
déplacée, mais il me semble que c’est mon devoir de mère et de grand-mère
d’accomplir cette démarche…
Elle avait ouvert son sac. Elle en sortit
une photo, celle-là même que Joséphine avait aperçue au mur de la chambre des
Lefloc-Pignel : la photo du mariage d’Hervé Lefloc-Pignel et d’Isabelle
Mangeain-Dupuy. L’essuya du revers de sa main gantée, puis se mit à parler.
— Ma fille, Isabelle, a rencontré
Hervé Lefloc-Pignel au bal de l’X, à l’Opéra. Elle avait dix-huit ans, il en
avait vingt-quatre. Elle était jolie, innocente, venait d’avoir son bac et ne
se trouvait ni belle ni intelligente. Elle avait un terrible complexe
d’infériorité envers ses deux sœurs aînées qui avaient fait des études
brillantes. Elle est tombée tout de suite très amoureuse et très vite aussi,
elle a voulu l’épouser. Quand elle nous en a parlé, nous l’avons mise en garde.
Je vais être franche, nous ne voyions pas cette union d’un bon œil. Pas
tellement à cause des origines d’Hervé, ne vous méprenez pas, mais parce qu’il
nous paraissait ombrageux, difficile, extrêmement susceptible. Isabelle n’a
jamais voulu nous écouter et il a bien fallu consentir à cette union. La veille
du mariage, son père l’a suppliée une dernière fois de renoncer. Elle lui a
alors lancé au visage que, s’il avait peur de la mésalliance, elle se souciait
comme d’une guigne qu’il sorte d’une bouse de vache ou d’une vaisselle en
argent ! Ce sont ses propres mots… Nous n’avons plus insisté. Nous avons
appris à déguiser nos sentiments et l’avons accueilli comme notre gendre.
L’homme était brillant, il est vrai. Difficile, mais brillant. À un moment, il
a su sortir la banque familiale d’un terrible bourbier et à partir de ce jour,
nous l’avons traité en égal. Mon mari lui a offert la présidence de la banque
et beaucoup d’argent. Il s’est détendu, a paru heureux, les rapports avec nous
ont été plus faciles. Isabelle rayonnait. Elle était enceinte de son premier
enfant. Ils avaient l’air très amoureux. Ce fut une période bénie. Nous
regrettions même d’avoir été si… conservateurs, si méfiants envers lui. Nous
parlions souvent quand nous étions seuls, mon mari et moi, de ce retournement
de situation. Et puis…
Elle s’interrompit, émue, et sa voix se mit
à trembler.
— … Le petit Romain est né. C’était un
très beau bébé. Il ressemblait terriblement à son père qui en était fou. Et… il
y a eu le drame que vous connaissez sûrement… Isabelle avait déposé la chaise à
bébé de Romain dans l’allée d’un parking souterrain, le temps de ranger
quelques courses… Ce fut un drame horrible. C’est le père qui a ramassé le
petit Romain et l’a conduit à l’hôpital. C’était trop tard ! Du jour au
lendemain, il a changé. Il s’est renfermé. Il avait des sautes d’humeur
terribles. Il ne venait presque plus nous voir. Ma fille, parfois. Mais de
moins en moins… Elle nous disait simplement qu’il pensait qu’il était
« maudit », que le cauchemar recommençait, mais le cauchemar, c’est
elle qui a fini par le vivre. Je pense qu’elle a terriblement culpabilisé,
qu’elle s’est tenue responsable de la mort du petit Romain et qu’elle ne se
l’est jamais pardonné. Elle avait été élevée dans la foi chrétienne et elle se
disait qu’elle devait expier sa faute. On l’a vue s’éteindre peu à peu. Je la
soupçonne d’avoir pris des calmants, d’en avoir abusé, elle vivait dans une
sorte de terreur permanente. La naissance de ses autres enfants n’a rien
changé. Un jour, elle a demandé à parler à son père, elle lui a dit qu’elle
voulait partir, que sa vie était devenue un calvaire. Elle lui a raconté
l’histoire des couleurs, lundi vert, mardi blanc, mercredi rouge, jeudi jaune,
la stricte observation des consignes qu’il avait édictées. Elle a ajouté
qu’elle pouvait tout supporter, mais qu’elle ne voulait pas que le malheur
retombe sur ses enfants. Quand Gaétan, pour se rebeller, arborait un pull
écossais – un pull qu’il avait dû emprunter à un ami –, il était
atrocement puni et la famille entière avec lui. Isabelle était à bout de
forces. Elle craignait l’incident tout le temps, vivait sur les nerfs,
tremblait à la moindre peccadille. Mon mari, ce jour-là, lui a fait une réponse
qu’il a regrettée par la suite. Il lui a dit : « Tu l’as voulu, tu
l’as eu, on t’avait prévenue », et pire, il a essayé de parler à
Hervé : « Isabelle veut vous quitter, elle n’en peut plus !
Reprenez-vous ! » Ces mots ont été de la dynamite, je pense. Il s’est
senti rejeté par sa femme, il a dû penser qu’il allait perdre ses
enfants ; je crois qu’à partir de ce jour-là il est vraiment devenu fou. À
la banque, on ne s’apercevait de rien. Il était toujours aussi efficace et mon
mari ne voulait pas s’en séparer. Il avait pris sa retraite et était bien content
d’avoir son gendre en place. Ça arrangeait tout le monde : mon mari, les
sœurs d’Isabelle et les autres associés qui se reposaient sur lui et
engrangeaient les dividendes. On se disait bien qu’il avait des manies
inquiétantes, mais qui n’a pas ses petites manies après tout ?
Elle marqua une pause, releva une mèche de
son chignon qui dépassait et la remit en place en la lissant des doigts.
— Quand on a appris ce qui était
arrivé, évidemment, j’ai pensé à vous, mais surtout, surtout j’ai été libérée d’un
grand poids… Et Isabelle ! Elle est entrée dans ma chambre, elle a eu le
temps de me dire « je suis libre, maman, je suis libre ! » et
elle s’est effondrée. Elle était épuisée. Elle est aujourd’hui entre les mains
d’un psychiatre… Les deux garçons ont été soulagés aussi. Ils détestaient leur
père qu’ils n’ont pourtant jamais dénoncé. Pour Domitille, cela va être plus
compliqué. Elle est devenue une petite fille trouble, double. Il va falloir du
temps. Du temps et beaucoup d’amour. Voilà ce que je voulais vous dire, ce que
je voulais que vous sachiez. Votre femme, monsieur, et votre sœur, madame,
n’est pas partie, en vain. Elle a sauvé une famille.
Elle se releva aussi mécaniquement qu’elle
s’était assise. Sortit une lettre de son sac, la donna à Joséphine :
— C’est Gaétan, il m’a chargée de vous
donner ça…
— Qu’est-ce qu’il va devenir ?
murmura Joséphine, ébranlée par cette longue confession.
— On les a inscrits tous les trois
dans une excellente école privée à Rouen. Sous le nom de leur mère. La directrice
est une amie. Ils vont pouvoir avoir une scolarité normale sans être la cible
de tous les ragots. Ma fille va reprendre son nom de jeune fille. Elle désire
que les enfants changent de nom aussi. Mon mari a des relations, cela ne
devrait pas poser de problèmes. Je vous remercie de m’avoir écoutée et je vous
prie d’excuser l’étrangeté de ma démarche.
Elle leur adressa un petit signe de la tête
et s’éloigna comme elle était venue, pâle silhouette d’un autre temps, femme
forte et soumise à la fois.
— Quelle drôle de femme !
chuchota Philippe. Rigide, froide et attentive, pourtant. La France des Grandes
Familles de jadis. Tout va rentrer dans l’ordre. Dans quel ordre, je ne sais
pas. Je serais curieux de savoir ce que deviendront les enfants… Pour eux, cela
va être plus compliqué. Le retour à l’ordre ne suffira pas.
— Philippe, ne le dis à personne, mais
je crois qu’on vit dans un monde de fous…
C’est alors qu’elle déchiffra le nom sur
l’enveloppe que lui avait remis la mère d’Isabelle Mangeain-Dupuy.
C’était une lettre de Gaétan pour Zoé.
Le lendemain, ils se retrouvèrent tous dans
la suite de l’hôtel Raphaël. Philippe avait fait monter des club sandwichs, du
Coca et une bouteille de vin rouge.
Hortense et Gary se frôlaient, s’évitaient,
s’attiraient, se repoussaient. Hortense épiait le portable de Gary. Il lui
proposait de sortir, d’aller au cinéma, elle répondait « pourquoi
pas » mais alors, le téléphone sonnait, il décrochait, c’était Charlotte
Bradsburry. Sa voix changeait, Hortense s’arrêtait sur le pas de la porte, lui
lançait un regard furieux et décommandait la séance de cinéma.
— Allez ! T’es bête ! On y
va ! disait-il après avoir raccroché.
— Plus envie ! jetait-elle,
maussade.
— Je sais pourquoi, suggérait-il en
souriant. T’es jalouse !
— De ce vieux pou ? Jamais de la
vie !
— Alors on va au cinéma… Si tu n’es
pas jalouse !
— J’attends un appel de Nicholas… et
après, je verrai.
— Cet emplumé ?
— T’es jaloux ?
Joséphine et Shirley riaient sous cape.
Philippe proposa à Alexandre et Zoé d’aller
voir la verrière du Grand-Palais.
— Je viens ! dit Hortense,
ignorant Gary qui attrapa l’invitation au vol et la suivit.
— Enfin seules ! s’écria Shirley
quand ils furent partis. Et si on commandait une autre bouteille de cet
excellent vin ?
— On va être pompettes !
Shirley décrocha le téléphone, demanda
qu’on leur monte la même bouteille et se retournant vers Joséphine,
ajouta :
— C’est la seule manière de te faire
parler !
— Parler de quoi ? dit Joséphine
en envoyant valser ses chaussures. Je ne dirai rien. Même sous la torture d’un
bon vin !
— Tu es très en beauté… C’est
Philippe ?
Joséphine posa deux doigts sur sa bouche
pour signifier qu’elle ne parlerait pas.
— Vous allez vivre ensemble l’année
prochaine ?
Elle regarda Shirley et lui sourit.
— Alors, vous allez vivre
ensemble ?
— C’est encore trop tôt… Il faut
ménager Alexandre.
— Et Zoé.
— Zoé, aussi. C’est préférable que je
reste encore un peu seule avec elle. On ira à Londres le week-end ou ils
viendront à Paris. On verra bien.
— Elle va revoir Gaétan ?
— Elle l’a appelé hier. Elle lui a
assuré que pour elle, il restait Gaétan, celui qui la remplissait de ballons,
que Rouen n’était pas loin de Paris et que j’étais une mère plutôt cool !
— Elle n’a pas tort. Et lui ?
— Lui, c’est moins rose. Il a très
peur de ressembler à son père et de devenir fou. Il n’en dort pas, il fait des
cauchemars horribles. Sa grand-mère lui a trouvé un psy…
— Dis donc, il va devoir soigner toute
la famille, le psy…
On sonna à la porte et un garçon apporta la
bouteille de vin. Shirley servit un verre à Joséphine. Elles trinquèrent.
— À notre amitié, my friend,
dit Shirley. Qu’elle reste toujours belle et tendre et douce et forte !
Joséphine allait répondre lorsque son
téléphone sonna. C’était l’inspecteur Garibaldi. Il l’informait qu’elle pouvait
réintégrer son appartement.
— Vous avez trouvé quelque
chose ?
— Oui. Un journal que tenait votre
sœur…
— Je peux le lire ? J’aimerais
comprendre.
— Je l’ai fait déposer ce matin à
votre hôtel, il vous appartient. Elle était passée dans un autre monde… Vous
comprendrez en lisant.
Joséphine appela la réception. On lui monta
aussitôt un pli.
— Ça t’ennuie si je le lis
maintenant ? dit-elle à Shirley. Je ne vais pas pouvoir attendre. Je
voudrais tellement comprendre…
Shirley fit signe qu’elle attendrait dans
la pièce voisine.
— Non. Reste avec moi…
Joséphine ouvrit l’enveloppe, en sortit une
trentaine de feuillets sur lesquels elle se jeta. Au fur et à mesure qu’elle
lisait, elle pâlissait.
Elle tendit les feuillets à Shirley, en
silence.
— Je peux ? demanda Shirley.
Joséphine fit signe que oui et courut à la
salle de bains.
Quand elle revint, Shirley avait terminé et
fixait un point dans le vide. Joséphine vint s’asseoir à côté d’elle et posa la
tête sur son épaule.
— C’est horrible ! Comment
a-t-elle pu…
— Je sais exactement ce qu’elle a
éprouvé. J’ai connu cet état-là.
— Avec l’homme en noir ?
Shirley acquiesça. Elles restèrent
silencieuses, se passant et se repassant les feuillets, étudiant l’élégante
écriture d’Iris qui, à la fin, n’était plus qu’une série de pattes de mouches
écrasées sur les feuilles blanches.
— On dirait des pâtés d’écolière, dit
Joséphine.
— C’est exactement ça, dit Shirley. Il
l’a réduite en pâté et l’a infantilisée. Il faut une force terrible pour
échapper à cette folie…
— Mais il faut être fou pour y
entrer !
Shirley releva vers elle un visage empreint
d’une nostalgie étrange.
— Alors j’ai été folle aussi…
— Mais tu t’en es sortie ! Tu
n’es pas restée avec cet homme !
— À quel prix ! mais à quel
prix ! Et je lutte encore tous les jours pour ne pas retomber. Je ne peux
plus dormir avec un homme sans mourir d’ennui tellement cela me paraît
fade ! C’est une addiction, c’est comme la drogue, l’alcool ou la
cigarette. Tu ne peux plus t’en passer. J’en rêve encore. Je rêve de cette dépendance
totale, de cette perte de connaissance de soi, de cette volupté étrange faite
d’attente, de douleur et de joie, la sensation de franchir la frontière à
chaque fois… De repousser les limites d’un danger mortel. Elle a marché vers sa
mort, mais je peux t’assurer qu’elle a marché heureuse, heureuse comme elle ne
l’avait jamais été auparavant !
— Tu es folle ! cria Joséphine en
s’écartant de son amie.
— J’ai été sauvée par Gary. Par
l’amour que je portais à Gary. C’est lui qui m’a permis de sortir du gouffre…
Iris n’était pas une mère.
— Mais tu es normale, toi !
Dis-moi que tu es normale ! Dis-moi que je ne suis pas entourée de
fous ! s’écria Joséphine.
Shirley laissa tomber un regard étrange
dans le regard soudain affolé de Joséphine et murmura :
— Qu’est-ce qui est
« normal », Jo ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Who
knows ? Et qui décide de la norme ?
Joséphine enfila ses chaussures de jogging
et appela Du Guesclin. Il était couché devant la radio et écoutait TSF Jazz en remuant
l’arrière-train. C’était sa station de radio favorite. Il passait des heures à
l’écouter. Au moment des pubs, il partait renifler sa gamelle ou se rouler aux
pieds de Joséphine, lui offrant son ventre à gratter. Puis il revenait. Quand
une trompette déraillait dans les aigus, il posait ses pattes sur ses oreilles
et balançait la tête douloureusement.
— Allez, Du Guesclin, on y va !
Il fallait qu’elle bouge. Qu’elle aille
courir. Qu’elle repousse, en forçant son corps, le rouleau de douleur qui
l’écrasait. Elle ne voulait pas risquer de mourir une nouvelle fois. Mais
comment est-ce possible ? Comment est-ce que je peux avoir aussi mal
chaque fois ? Je ne guérirai jamais, jamais.
Heureusement que tu es là, toi ! Avec
ta gueule de bandit amoché, murmura-t-elle à Du Guesclin. Quand les gens se
penchaient vers elle et demandaient d’un petit ton surpris « c’est votre
chien ? », suggérant « c’est vous qui l’avez choisi aussi noir,
aussi lourd, aussi laid ? », elle se rebiffait et disait :
« C’est MON chien et je n’en veux pas d’autre ! » Même s’il a pas de
queue, une oreille cassée, un œil voilé, qu’il est chauve de poils par
endroits, cousu de cicatrices, a le cou bien épais et la tête enfoncée dans les
épaules. Je n’en connais pas de plus beau. Du Guesclin se pavanait, fier
d’avoir été si bien défendu, et Joséphine disait : « Viens, Du
Guesclin, ces gens-là n’y connaissent rien. »
Ce devrait être toujours comme ça quand on
aime. Sans condition. Sans juger. Sans établir des critères, des préférences.
Je n’étais pas assez bien, n’est-ce pas ?
Je ne suis toujours pas assez bien. Pas assez, pas assez, pas assez… Cette
antienne a bousillé mon enfance, bousillé ma vie de femme et se prépare à
saborder mon amour.
Peu de temps après la mort d’Iris, elle
avait appelé Henriette. Elle lui avait demandé s’il était possible de retrouver
des photos d’Iris et elle, enfants. Elle voulait les encadrer. Henriette avait
répondu que ses photos étaient à la cave, qu’elle n’avait pas le temps d’aller
les chercher et de les trier.
— Et d’ailleurs, Joséphine, je crois
qu’il est préférable que tu ne m’appelles plus. Je n’ai plus de fille. J’en
avais une et je l’ai perdue.
Et le rouleau de vagues l’avait écrasée,
emportée, renvoyée vers le large, vers une noyade certaine. Depuis, tout était
flou. Elle perdait pied. Rien ni personne ne pouvait la sauver. Elle ne pouvait
compter que sur elle, que sur ses forces à elle pour reprendre pied.
Cette femme, sa mère, avait la
toute-puissance de la tuer chaque fois. On ne guérit pas d’avoir une mère qui
ne vous aime pas. Ça creuse un grand trou dans le cœur et il en faut de l’amour
et de l’amour pour le remplir ! On n’en a jamais assez, on doute toujours
de soi, on se dit qu’on n’est pas aimable, qu’on ne vaut pas tripette.
Peut-être qu’Iris aussi souffrait de ce
mal-là… Peut-être que c’est pour cette raison qu’elle a couru vers cet amour de
folie. Qu’elle a tout accepté, tout enduré, il m’aime, elle se disait, il
m’aime ! Elle croyait avoir trouvé un amour qui remplissait le puits sans
fond.
Et moi, Du Guesclin, je veux quoi ? Je
ne sais plus. Je sais l’amour de mes filles. Le jour de la crémation, on était
soudées, mes mains dans les leurs, et c’est la première fois que j’ai senti
qu’à nous trois, on ne faisait qu’un. J’ai aimé cette arithmétique-là. Il faut
que j’apprenne, maintenant, l’amour avec un homme.
Philippe était reparti et c’était à son
tour d’être silencieuse. En partant, il avait dit « je t’attendrai,
Joséphine, j’ai tout mon temps », et il l’avait embrassée doucement en
écartant les mèches de ses cheveux, comme s’il écartait les mèches d’une noyée.
« Je t’attendrai… »
Elle ne savait plus si elle savait encore
nager.
Du Guesclin aperçut ses chaussures de
jogging et aboya. Elle sourit. Il se releva avec la grâce d’un phoque qui se
trémousse sur la banquise.
— Tu es vraiment gras, tu sais !
Faut te bouger un peu !
Deux mois sans courir, pas étonnant que je
fasse du lard, sembla-t-il dire en s’étirant.
À l’étage des Van den Brock, ils croisèrent
une dame d’une agence qui faisait visiter l’appartement. « Moi, je
n’aimerais pas m’installer dans l’appartement d’un assassin, déclara Joséphine
à Du Guesclin, peut-être qu’on ne leur a rien dit ! » En draguant
l’étang de la forêt de Compiègne, les hommes-grenouilles avaient retrouvé trois
corps de femmes dans des sacs-poubelle lestés de pierres. L’inspecteur
Garibaldi lui avait rapporté qu’il y avait deux sortes de victimes :
celles qu’ils abandonnaient sur la voie publique et celles qui avaient droit à
un « traitement spécial ». Comme Iris. Ces dernières, le plus
souvent, étaient « préparées » par Lefloc-Pignel qui les
« offrait » ensuite à Van den Brock selon un rituel de purification
mis au point par les deux hommes. Van den Brock attendait son procès en prison.
L’instruction était ouverte. Il y avait eu confrontation avec le paysan et la
réceptionniste de l’hôtel qui, tous les deux, l’avaient reconnu. Il continuait
à nier, à dire qu’il n’avait été qu’un témoin et qu’il n’avait pu empêcher la
folie meurtrière de son ami. Le soir du crime, il avait échappé à la
surveillance du policier, chargé de le suivre, et avait rejoint une voiture de
location qu’il avait garée à cinq cents mètres de chez lui. Ce n’est pas de la
préméditation, ça ! s’insurgeait Joséphine. De plus, il avait laissé sa
propre voiture, en évidence, devant sa maison. Le policier n’y avait vu que du
feu. Le procès aurait lieu dans deux, trois ans. Il faudrait alors revivre ce
cauchemar…
On était en automne et les feuilles
viraient au roussi. Un an déjà ! Un an que je tourne autour de ce lac. Il
y a un an, j’allais voir Iris en clinique et elle délirait, m’accusant de lui
avoir volé son livre, volé son mari, volé son fils. Elle secoua la tête pour
chasser cette idée assortie aux troncs noirs des arbres déshabillés par les
premiers froids. Un an aussi que je croyais apercevoir Antoine dans le métro.
C’était un sosie. Et il y a un an encore, je tournais autour du lac en
grelottant aux côtés de Luca l’indifférent. Des baguettes de pluie se mirent à
tomber et Joséphine accéléra l’allure.
— Viens, Du Guesclin ! On va
jouer à passer à travers les gouttes…
Elle enfonça la tête dans les épaules,
baissa les yeux pour surveiller ses pieds, qu’ils ne dérapent pas sur un bout
de bois, et ne s’aperçut pas que Du Guesclin ne suivait plus. Elle continua à
filer, les coudes ramassés, forçant son corps, forçant ses bras, ses jambes à
lutter contre les vagues, forçant son cœur à se muscler et à être le plus fort.
Marcel lui envoyait des fleurs chaque
semaine avec un petit mot, « tiens bon, Jo, tiens bon, on est là et on
t’aime… ». Marcel, Josiane, Junior, une nouvelle famille qui ne donne pas
de coups de couteau dans le cœur ?
Quand elle s’arrêta, elle chercha Du
Guesclin des yeux et l’aperçut loin derrière elle, assis, le museau pointé vers
l’horizon.
— Du Guesclin ! Du
Guesclin ! Allez ! Viens ! Qu’est-ce que tu fais ?
Elle frappa dans ses mains, siffla Le
Pont de la rivière Kwaï, son air favori, frappa du pied, répétant, Du
Guesclin, Du Guesclin à chaque coup de talon dans le sol. Il ne bougeait pas.
Elle revint en arrière, s’agenouilla près de lui, lui parla à l’oreille :
— Tu es malade ? Tu boudes ?
Il regardait au loin et ses narines
frémissaient de ce léger tremblement qui disait « je n’aime pas ce que je
vois, je n’aime pas ce qui s’annonce à l’horizon ». Elle était habituée à
ses humeurs. C’était un chien délicat qui refusait le saucisson si on n’ôtait
pas la peau. Elle essaya de le raisonner, le tira par l’échine, le poussa. Il
s’entêtait. Alors elle se releva, scruta la rive du lac aussi loin que son
regard portait et aperçut… l’homme qui marchait d’un pas militaire, entouré
d’écharpes. Cela faisait combien de temps qu’elle ne l’avait plus vu ?
Du Guesclin grogna. Ses yeux se
rétrécissent en deux sagaies pointues et Joséphine chuchota : « Tu
l’aimes pas, celui-là ? » Il grogna de plus belle.
Elle n’eut pas le temps d’interpréter la
réponse : l’homme se dressait devant eux. Il n’avait plus ses écharpes en
bandelettes serrées autour du cou et arborait un visage poupin, assez avenant.
Il avait dû abuser d’un produit autobronzant, car il avait des traînées orange
sur le cou. Mal réparti, mal réparti, se dit Joséphine en pensant qu’on était
en novembre et que c’était une coquetterie inutile.
— C’est votre chien ?
demanda-t-il en montrant du doigt Du Guesclin.
— C’est mon chien et il est très beau.
L’homme sourit d’un petit air amusé.
— Ce n’est pas le mot que
j’emploierais pour décrire Tarzan.
Tarzan ? Quel nom ridicule pour un
chien de noble caractère ! Tarzan, l’homme à la petite culotte qui saute
de branche en branche en poussant des cris et en mangeant des bananes ? Ce
prototype du bon sauvage revu par Hollywood et les ligues de vertu ?
— Il ne s’appelle pas Tarzan, mais Du
Guesclin.
— Non. Je le connais et il s’appelle
Tarzan.
— Viens, Du Guesclin, on se tire,
ordonna Joséphine.
Du Guesclin ne bougea pas.
— C’est mon chien, madame…
— Pas du tout. C’est mon chien à moi.
— Il s’est échappé, il y a environ six
mois…
Joséphine fut troublée. C’était à cette
époque qu’elle avait recueilli Du Guesclin. Ne sachant plus quoi dire, elle
lança :
— Il ne fallait pas
l’abandonner !
— Je ne l’ai pas abandonné. Je l’avais
ramené de la campagne où il demeurait la plupart du temps et il s’est
enfui !
— Rien ne prouve qu’il est à
vous ! Il n’était pas tatoué, n’avait pas de médaille…
— Je peux produire des témoins qui le
diront tous, ce chien m’appartient. Il a vécu deux ans chez moi, à Montchauvet,
38, rue du Petit-Moulin… C’était un très bon chien de garde. Il a été un
peu esquinté par des voleurs, mais il s’est battu comme un lion et la maison
n’a pas été cambriolée. Il suffisait ensuite qu’il paraisse pour faire décamper
les plus déterminés !
Joséphine sentit les larmes lui monter aux
yeux.
— Ça vous est égal qu’il ait été
complètement amoché !
— C’est son métier de chien de garde.
C’est pour cela que je l’avais choisi.
— Et pourquoi veniez-vous vous
promener ici, si vous habitez la campagne ?
— Je vous trouve bien agressive,
madame…
Joséphine se radoucit. Elle avait si peur
qu’il lui reprenne Du Guesclin qu’elle était prête à mordre.
— Vous comprenez, reprit-elle d’un ton
plus conciliant, je l’aime tellement et on est si bien ensemble. Moi, par
exemple, je ne l’attache jamais et il me suit partout. Avec moi, il écoute du
jazz, il se roule sur le dos et je lui frotte le ventre, je lui dis qu’il est
le plus beau et il ferme les yeux de plaisir et si j’arrête de le caresser ou
de lui murmurer des compliments, il effleure ma main très doucement pour que je
continue. Vous ne pouvez pas me le prendre, c’est mon ami. J’ai passé des
moments très durs et il a été là tout le temps. Quand je pleurais, il hurlait à
la mort et me donnait des petits coups de langue, alors vous comprenez, si vous
le prenez, ce sera terrible pour moi et je ne pourrai pas, non, je ne pourrai
pas…
Et alors la vague aura gagné…
Du Guesclin gémissait pour souligner la
véracité, la sincérité de ses propos et l’homme baissa la garde.
— Pour répondre à votre question
indiscrète, madame, sachez que j’écris. Des paroles de chansons, des livrets
d’opéras modernes. Je travaille avec un musicien qui a son studio à la Muette
et chaque fois, avant de le retrouver, je me concentre en marchant autour du
lac. C’est un rituel. Je ne veux pas être dérangé. J’ai une certaine notoriété…
Il marqua un temps pour que Joséphine ait
le loisir de le reconnaître. Mais comme elle ne manifestait aucune déférence
particulière, il poursuivit, légèrement vexé :
— Je m’emmitouflais pour ne pas être
dérangé. Je ne prenais jamais Tarzan avec moi car je craignais qu’il me
distraie. Je l’ai perdu à Paris le jour où j’ai voulu le confier à une amie. Je
partais pour New York assister à l’enregistrement d’une comédie musicale sur
Broadway. Il s’est enfui et je n’ai pas eu le temps de le rechercher. Imaginez
ma surprise en le voyant ce matin…
— Si vous voyagez tout le temps, il
est mieux avec moi…
Du Guesclin émit un léger jappement qui
signifiait qu’il était d’accord. L’homme le regarda et déclara :
— Vous savez ce qu’on va faire ?
Je vais lui parler, vous allez lui parler et puis on s’en ira chacun dans une
direction opposée et on verra bien qui il suivra.
Joséphine réfléchit, regarda Du Guesclin,
pensa aux six mois qu’ils venaient de passer ensemble. Ils valaient bien les
deux ans qu’il avait endurés avec l’homme emmitouflé, non ? Et puis ce
sera un signe, s’il me choisit moi. Un signe que je suis aimable, que je vaux
la peine qu’on s’attache à moi, que je n’ai pas été avalée par la vague.
Elle répondit qu’elle était d’accord.
L’homme s’accroupit près de Du Guesclin,
lui parla à mi-voix. Joséphine s’éloigna et leur tourna le dos. Elle appela son
père, lui dit tu es là ? Tu veilles sur moi ? Alors fais en sorte que
Du Guesclin ne redevienne pas Tarzan la Banane. Fais en sorte qu’une nouvelle
fois je franchisse le rouleau de vagues, que je regagne le rivage…
Quand elle se retourna, elle vit l’homme
qui sortait d’un paquet un petit gâteau à l’orange, le faisait renifler à Du
Guesclin qui saliva, laissant couler deux filets de bave transparente, puis
l’homme fit signe à Joséphine que c’était à son tour de s’entretenir avec Du
Guesclin.
Joséphine le prit dans ses bras et lui dit
tout bas « je t’aime, gros lard, je t’aime à la folie et je vaux bien
mieux qu’un biscuit à l’orange. Il a besoin de toi pour garder sa belle maison,
sa belle télé, ses beaux tableaux de maîtres, son beau gazon, sa belle piscine,
moi, j’ai besoin de toi pour me garder, moi. Réfléchis bien… ».
Du Guesclin salivait toujours et suivait du
regard l’homme qui agitait le paquet dans sa main pour lui rappeler le gâteau
convoité.
— Ce n’est pas bien ce que vous
faites, dit Joséphine.
— Chacun ses armes !
— Je n’aime pas les vôtres !
— Ne recommencez pas à m’insulter,
sinon j’embarque mon chien !
Ils se tournèrent le dos comme deux
duellistes et progressèrent en direction opposée. Du Guesclin resta assis un
long moment, reniflant le gâteau à l’orange qui s’éloignait, s’éloignait.
Joséphine ne se retourna pas.
Elle serrait les poings, priait toutes les
étoiles du Ciel, tous ses anges gardiens accrochés au manche de la Grande
Casserole de pousser Du Guesclin vers elle, de lui faire oublier le délicat
fumet du gâteau à l’orange. Je t’en achèterai des bien meilleurs, moi, des
bombés, des plats, des gaufrés, des croustillants, des glacés, des veloutés,
des moelleux, des que j’inventerai rien que pour toi. Elle marchait, le cœur à
l’envers. Ne pas me retourner sinon je vais le voir partir, courir après un
biscuit à l’orange et je serai encore plus triste, plus désespérée.
Elle se retourna. Aperçut Du Guesclin qui
avait rejoint le compositeur de mots chantés sur Broadway. Il le suivait en se
dandinant. Il avait l’air heureux. Il l’avait oubliée. Elle le regarda saisir
le petit gâteau dans sa gueule, l’avaler d’un coup, gratter le paquet pour en
avoir un autre.
Je ne serai jamais une femme aimable. Je me
fais battre à plate couture par un biscuit à l’orange. Je suis nulle, je suis
moche, je suis bête, je ne suis pas assez, pas assez, pas assez…
Elle rentra les épaules et refusa
d’assister plus longtemps au festin de Tarzan la Banane. Elle reprit sa marche
à pas lents. Plus envie de courir. De caracoler légère le long de l’eau sombre
et des plumets de bambous. Il faut absolument que je lui trouve de bonnes
raisons de m’avoir délaissée sinon je vais être trop triste. Sinon la vague
m’aura ratatinée pour toujours… Elle aura gagné.
D’abord, il ne m’appartenait pas, il avait
d’autres habitudes avec ce maître-là et la vie est plus souvent faite
d’habitudes que de libre choix. Ensuite, il avait sûrement envie de rester avec
moi, mais le sens du devoir l’a emporté. Je ne l’ai pas appelé Du Guesclin pour
rien. Il est né pour défendre un territoire, il est fidèle à son roi. Il n’a
jamais trahi. N’a jamais retourné sa veste pour rejoindre le roi d’Angleterre.
Il illustre la tradition de son noble ancêtre. Je n’ai pas accordé ma confiance
à un traître. Enfin, je n’ai pas respecté sa nature de guerrier. Je l’ai cru
aimable et doux parce qu’il avait le nez rose bonbon, mais il aurait aimé que
je le traite en soudard aguerri. J’allais en faire une mauviette, il s’est
repris à temps !
Elle luttait contre les larmes. Pas
pleurer, pas pleurer. C’est encore de l’eau salée, encore du naufrage. Ça
suffit ! Pense à Philippe, il t’attend, il te l’a dit. Cet homme ne
prononce pas des mots en l’air. Mais est-ce ma faute si je suis remplie de
brouillard si tout se décompose avant de parvenir jusqu’à moi, si je suis
anesthésiée ? Est-ce ma faute si on ne guérit pas d’un coup et s’il faut
sans arrêt panser les blessures de l’enfance ? Du Guesclin m’aurait aidée,
c’est sûr, mais il faut que j’apprenne à guérir seule. C’est à ce prix qu’on
devient vraiment forte…
Elle atteignait la petite cahute de
location des barques quand elle entendit un galop furieux dans son dos. Elle se
gara pour laisser passer le dément qui la renverserait si elle n’y prenait
garde, leva le nez pour apercevoir l’intrépide et poussa un cri.
C’était Du Guesclin. Il courait vers elle
en lançant ses pattes folles dans le désordre comme s’il mourait de peur de ne
jamais la rattraper.
Il tenait le paquet de biscuits à l’orange
dans la gueule.
Bibliographie
À propos du Moyen Âge :
Hildegarde de Bingen de Ellen Breindl, éd. Dangles.
Hildegarde de Bingen par Régine Pernoud, Le Livre de Poche.
La Sibylle du Rhin, Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Sylvain
Gougenheim, Publications de la Sorbonne, 1996.
Le Manuscrit perdu à Strasbourg, enquête sur l’œuvre scientifique de Hildegarde, Laurence
Moulinier, Publications de la Sorbonne, 1995.
Le Quotidien au temps des fabliaux, Danièle Alexandre-Bidon et Marie-Thérèse Lorcin, Éditions Picard.
Voix des femmes au Moyen Âge, savoir,
mystique, poésie, amour, sorcellerie, Danielle Régnier-Bohler, Robert Laffont,
coll. « Bouquins ».
Saint Guignefort. Légende, archéologie,
histoire, Jean-Claude Schmitt, Jean-Michel Poisson,
Jacques Berlioz, édité par l’association Saint-Guignefort,
Châtillon-sur-Chalaronne, 2005.
Le Saint Lévrier. Guignefort, guérisseur
d’enfants depuis le XIIIe siècle, Jean-Claude Schmitt,
Paris, Flammarion, 2004.
Les Chevaliers-paysans de l’an mil au
lac de Paladru, Michel Colardelle et Éric Verdel,
Éditions Errance.
La Naissance du Purgatoire, Jacques Le Goff, Paris, Gallimard, 1981.
Les Armoiries, typologie des sources du
Moyen Âge occidental, Michel Pastoureau, éd. Brepols, Turnhout, Belgique, 1998.
L’Étoffe du diable, une histoire des rayures
et des tissus rayés, Michel Pastoureau, Le Seuil, 1991.
Cadre de vie et manières d’habiter (XIIe-XVIe siècles) Danièle Alexandre-Bidon, Françoise Piponnier, Jean-Michel Poisson,
Publications du CRAHM, 2006.
Dictionnaire raisonné de l’Occident
médiéval, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt,
Fayard, 1999.
L’Avenir d’un passé incertain, quelle
histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Alain Guerreau,
Le Seuil. 2001.
Être noble au XIVe et XVe siècles, ou Comment se
démarquer du reste de la société, Élisabeth Sirot, Éditions Monique Mergoil,
2007.
Le Château d’Annecy, Élisabeth Sirot, Presses universitaires de Lyon, 1990.
Noble et forte maison, Élisabeth Sirot, Éditions Picard, 2007.
La Gastronomie au Moyen Âge,
150 recettes de France et d’Italie, Odile Redon,
Françoise Sabban et Silvano Serventi, Stock, 1991.
« D’abord il dit et ordonna… »,
testaments et société en Lyonnais et Forez à la fin du Moyen Âge, Marie-Thérèse
Lorcin, Presses universitaires de Lyon, 2007.
« Histoire de la culture
matérielle » article de Jean-Marie Pesez dans l’ouvrage de Jacques Le
Goff, La Nouvelle Histoire, Éditions Complexe, Paris, 1988.
« De l’archéologie et du vécu
social », article de Jean-Marie Pesez, Paris, Le Cerf, 1996.
À réveiller les morts, la mort au
quotidien dans l’Occident médiéval, Danièle
Alexandre et Cécile Treffort, Presses universitaires de Lyon, 1993.
Du Guesclin
par Georges Minois, Fayard.
Du Guesclin
par Micheline Dupuy, Perrin.
De nos jours :
Dans la tête du tueur, Jean-François Abgrall, Albin Michel.
Les serial killers sont parmi nous, Stephane Bourgoin, Albin Michel.
Ma vie avec les serial killers, Helen
Morrison, Payot.
Que Choisir sur l’obésité,
octobre 2006.
Le Monde 2, Pascale Krémer, article sur Esmod et l’école de style français, n°
du 24 février 2007.
REMERCIEMENTS
Encore une fois, j’en ai fait des
kilomètres et des kilomètres pour écrire ce livre ! Des kilomètres sur les
routes, dans les airs, dans les trains, mais aussi des kilomètres dans ma tête
en inventant, en ruminant, en rebondissant… On essaie des chemins de traverse,
on jette des ponts, des routes, on échafaude des histoires, on se perd, on
retrouve son chemin, on cherche le mot juste, on creuse, on le déniche, on
l’accouple… Et pendant ce temps, le monde continue de tourner et, perdue dans
mes pensées, j’en oublierais le mode d’emploi si, autour de moi, il n’y avait
des êtres tendres et vigilants qui m’aident à retomber sur terre
gracieusement !
Alors je voudrais dire un grand, un immense
MERCI
à ceux qui sont toujours là, qui me supportent et m’entourent quand j’écris (et
quand je n’écris pas !) :
Charlotte et Clément, mes deux
« petits » et mes grands amours.
Réjane et sa main dans la mienne, toujours,
toujours !
Michel et son œil attentif, généreux,
perspicace…
Coco qui fait tourner la maison avec
gourmandise et entrain.
Huguette qui scrute et me protège avec
fermeté et tendresse.
Sylvie qui a suivi chaque étape du
manuscrit et m’a encouragée…
Élisabeth pour tout ! Le XIIe siècle, son sourire, son entrain, les balades autour du lac
d’Annecy, les fous rires et les places de parking…
Jean-Marie, Romain, Hildegarde, Rose,
Charles, George, Pierre, Simone qui veillez sur moi, posés là-haut dans les
étoiles…
Fabrice, the king of the computer.
Jean-Christophe… précieux et précis.
Martin et ses détails croustillants et fort
documentés sur la vie à Londres.
Gérard pour la vie londonienne de jour
comme de nuit !
Patricia… Et son père… source de
renseignements techniques précieux.
Michel qui m’a aidée à construire l’enquête
policière.
Lydie et son humour corrosif…
Bruno et les CD de Glenn Gould qui ont
bercé mes longues heures d’écriture.
Geneviève et le manuel catholique de la vie
conjugale !
Nathalie Garçon qui m’a ouvert les portes
de son atelier et permis de suivre l’élaboration de ses collections.
Sarah et ses mails bondissants !
Jean-Eric Riche et ses récits sur la Chine.
Mes amies et mes amis… toujours, toujours
là !
Et tous les lecteurs et lectrices dont les
mails me filent des milliers de volts sous les pieds !
Et enfin, laisse-moi te dire, Laurent, que
tu me manques, tu me manques cruellement.
Tu es parti le 19 décembre 2006, un
soir, et la vie n’a plus le même goût depuis…
Tu n’avais pas quarante ans.
On était amis depuis dix ans. Tu étais
celui qui passait à la maison chaque jour ou presque, chantonnait « la vie
est belle ! la vie est belle ! » en apportant livres, CD et macarons de
chez Ladurée, accompagnait Charlotte et Clément dans leurs études, leurs
projets, leurs envies, allait voir trente trois fois le même film, relisait dix
fois le même livre, élucubrait le roman à venir, la pièce à écrire, le projet
grandiose qu’on réaliserait ensemble… On respirait le même air, on avait les
mêmes fous rires, les mêmes inquiétudes, les mêmes enthousiasmes.
Tu étais mon ami, tu faisais partie de ma
vie et tu n’es plus là.
Il n’y a pas un jour où je ne pense à toi.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Albin Michel
J’ÉTAIS LÀ AVANT, 1999.
ET MONTER LENTEMENT DANS UN IMMENSE AMOUR…,
2001.
UN HOMME À DISTANCE, 2002.
EMBRASSEZ-MOI, 2003.
LES YEUX JAUNES DES CROCODILES, 2006.
Chez d’autres éditeurs
MOI D’ABORD, Le Seuil, 1979.
LA BARBARE, Le Seuil, 1981.
SCARLETT, SI POSSIBLE, Le Seuil, 1985.
LES HOMMES CRUELS NE COURENT PAS LES RUES, Le
Seuil, 1990.
VU DE L’EXTÉRIEUR, Le Seuil, 1993.
UNE SI BELLE IMAGE, Le Seuil, 1994.
ENCORE UNE DANSE, Fayard, 1998.
Site Internet :
www.katherine-pancol.com
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