Les Aventures du capitaine Alatriste, #1
Arturo PÉREZ-REVERTE
LE CAPITAINE
ALATRISTE
Les Aventures du Capitaine
Alatriste 1

POINT
I
LA TAVERNE DU TURC
Il n’était
pas le plus honnête ni le plus pieux des hommes, mais il était vaillant. Diego
Alatriste y Tenorio s’était battu en Flandre. Quand je fis sa connaissance, il
vivotait à Madrid où il se louait pour quatre maravédis la journée, souvent en
qualité de spadassin à la solde de ceux qui n’avaient pas l’adresse ou le
courage nécessaires pour vider leurs querelles. Un mari cocu par-ci, une
dispute ou un héritage contesté par-là, dettes de jeu en souffrance, etc. La
critique est facile aujourd’hui. Mais, à l’époque, la capitale de l’Espagne
était un lieu où la vie ne tenait souvent qu’à un fil, au coin d’une rue, au
bout d’une pointe d’acier. Diego Alatriste s’y débrouillait fort bien. Très
habile quand le moment était venu de tirer l’épée, il maniait encore mieux sa
« main gauche », cette dague étroite et longue que certains appellent
la biscayenne et dont les bretteurs de profession usaient souvent. Un coup
d’épée, un autre de biscayenne, disait-on. L’adversaire attaquait et parait de
son mieux avec son fer, puis le coup de dague venait subitement, au ventre,
dans les tripes, un coup vif comme l’éclair qui ne vous laissait même pas le
temps de demander la confession. Je vous l’ai dit : les temps étaient
difficiles.
Le
capitaine Alatriste vivait donc de son épée. Autant que je sache, son titre de
capitaine était plus un surnom qu’un grade. Il lui venait d’une certaine nuit,
bien des années auparavant, alors qu’il était soldat du roi et qu’il avait dû
traverser une rivière glacée avec vingt-neuf camarades et un vrai capitaine.
Imaginez un peu : vive l’Espagne et vive le roi, l’épée entre les dents,
en chemise pour se confondre avec la neige et surprendre un détachement
hollandais. Les Hollandais, qui prétendaient proclamer leur indépendance en
catimini, étaient les ennemis d’alors. Au bout du compte, ils parvinrent à
leurs fins, mais nous leur fîmes la vie assez dure. Pour revenir au capitaine,
le plan convenu était de tenir la place, sur la berge d’une rivière ou sur une
digue, que sais-je, jusqu’à ce que les troupes de Sa Majesté lancent leur
attaque à l’aube et rejoignent les soldats envoyés en avant-garde. Les
protestants furent dûment taillés en pièces sans même avoir eu le temps de se
repentir de leurs péchés. Ils dormaient comme des marmottes quand les nôtres
sortirent de l’eau, bien résolus à se réchauffer, ce qu’ils firent en expédiant
les hérétiques en enfer, si c’est bien là que s’en vont les maudits luthériens.
Malheureusement, l’attaque espagnole ne vint pas avec l’aube. Jalousies entre
mestres de camp et généraux, raconta-t-on plus tard. Toujours est-il que les
trente et un hommes restèrent là, abandonnés à leur sort, jurant et pestant,
entourés de Hollandais prêts à venger le massacre de leurs camarades. Plus
défaits encore que l’Invincible Armada du bon roi Philippe II. La journée
fut longue et très dure. Pour vous en donner une idée, sachez que seulement
deux Espagnols parvinrent à regagner l’autre rive, quand la nuit tomba enfin.
Diego Alatriste était du nombre. Et comme il avait commandé la troupe pendant
toute la journée – le vrai capitaine avait été mis hors de combat à la première
escarmouche, le dos transpercé par six pouces d’acier –, le surnom lui resta,
sans qu’il eût jamais le grade. Capitaine d’un jour d’une troupe d’hommes
condamnés à mort qui, perdus pour perdus, vendirent cher leur peau, l’un après
l’autre, acculés à la rivière, jurant et blasphémant comme de beaux diables. À
l’espagnole.
Enfin. Mon
père fut l’autre Espagnol qui rentra cette nuit-là. Natif de la province de
Guipúzcoa, il s’appelait Lope Balboa et c’était lui aussi un homme valeureux.
On dit que Diego Alatriste et lui furent de très bons amis, presque comme deux
frères, ce qui doit être vrai car quelque temps après, quand mon père fut tué
d’un coup d’arquebuse sur un rempart de Jùlich – ce qui explique pourquoi Diego
Velázquez ne put le représenter plus tard sur son tableau de la prise de Breda,
alors qu’on y voit Alatriste derrière le cheval –, le capitaine lui jura de
s’occuper de moi quand je deviendrais garçon. Et c’est pour cette raison qu’à
la veille de mes treize ans ma mère me fit un balluchon avec une chemise,
quelques culottes, un rosaire et un quignon de pain, puis m’envoya vivre avec
le capitaine, profitant du passage d’un cousin en route pour Madrid. C’est
ainsi que j’entrai au service de l’ami de mon père, en qualité de domestique et
de page.
Une
confidence : je doute fort que ma sainte mère, si elle l’avait mieux
connu, m’eût envoyé si allègrement me mettre à son service. Mais je suppose que
le titre de capitaine, même faux, donnait un vernis honorable au personnage. De
plus, ma pauvre mère était de santé fragile et elle avait deux filles, en plus
de moi. En m’expédiant à Madrid, elle avait une bouche de moins à nourrir et
elle me donnait l’occasion d’y chercher fortune. Elle me confia donc à son
cousin sans chercher à en savoir davantage et lui remit une longue lettre
écrite par le curé de notre village dans laquelle elle rappelait à Diego
Alatriste la promesse qu’il avait faite et son amitié pour mon défunt père. Je
me souviens que lorsque j’entrai à son service, il était revenu depuis peu des
Pays-Bas à cause d’une mauvaise blessure au côté, reçue à Fleurus, encore
fraîche et très douloureuse. Et moi, à peine débarqué, timide et craintif comme
une souris, couché sur ma paillasse, je l’entendais la nuit marcher de long en
large dans sa chambre, incapable de trouver le sommeil. Il lui arrivait aussi
de chantonner à voix basse des couplets entrecoupés de gémissements de douleur,
de réciter des vers de Lope de Vega, de jurer ou de se parler à lui-même,
résigné et en même temps amusé de sa situation. C’était l’un de ses traits de
caractère : voir chacun de ses maux et malheurs comme une espèce de
plaisanterie inévitable qu’une vieille connaissance animée d’intentions
perverses se serait amusée à lui infliger de temps à autre. Peut-être était-ce
la cause de son humour si particulier, caustique, inébranlable et désespéré.
Bien des
années ont passé et je m’embrouille un peu dans les dates. Mais l’histoire que
je vais vous conter dut se dérouler vers l’an mille six cent vingt, à peu de
chose près. Il s’agit de celle des deux hommes masqués et des deux Anglais qui
fit tant jaser Madrid et dans laquelle le capitaine faillit laisser la peau,
lui le rescapé de Flandre, des Turcs et des corsaires de Barbarie. Elle lui
valut aussi de se faire quelques ennemis qui allaient le demeurer pour le
restant de ses jours. Je veux parler du secrétaire de Sa Majesté, Luis
d’Alquézar, et de son sinistre sicaire italien, un spadassin aussi dangereux
que peu bavard qui s’appelait Gualterio Malatesta, si habitué à tuer dans le
dos que, lorsque d’aventure il le faisait de face il tombait dans de profondes
dépressions, s’imaginant qu’il perdait ses facultés. Ce fut également l’année
que je m’épris comme un jeune veau et pour toujours d’Angélica d’Alquézar,
perverse et méchante comme seul peut l’être le Mal incarné dans une petite
fille blonde de onze ou douze ans. Mais chaque chose en son temps.
Je
m’appelle Iňigo. Et mon nom fut le premier mot que prononça le capitaine Alatriste
le matin qu’il sortit de la vieille prison de Madrid où il avait passé trois
semaines aux frais du roi, pour dettes. Quand je dis aux frais du roi, ce n’est
qu’une façon de parler car, dans cette prison comme dans les autres, les seuls
luxes – desquels faisait partie la nourriture – étaient ceux que chacun pouvait
se payer de sa bourse. Par bonheur, même si le capitaine n’avait pratiquement
plus un sou vaillant quand on l’avait jeté au cachot, il comptait de nombreux
amis qui lui vinrent en aide pendant son incarcération, rendue plus tolérable
grâce aux brouets que Caridad la Lebrijana, tenancière de la Taverne du Turc,
lui faisait porter de temps en temps par mes soins, grâce aussi aux réaux qui
lui venaient de ses amis Don Francisco de Quevedo, Juan Vicuna et quelques
autres. Quant au reste, je veux parler des accidents fréquents dans les prisons,
le capitaine savait s’en garder comme personne. Il était notoire à l’époque que
les prisonniers délestaient de leurs biens, vêtements et même chaussures leurs
compagnons d’infortune. Mais Diego Alatriste était assez connu à Madrid, et
ceux qui ne le connaissaient point apprenaient vite qu’il valait mieux le
prendre avec des gants. Selon ce que j’appris par la suite, le premier geste du
capitaine en entrant au cachot fut d’aller droit sur le plus dangereux des
bravaches qui se trouvaient là, puis, l’ayant salué fort poliment, de lui
mettre au gosier un petit couteau de boucher qu’il avait pu conserver
par-devers lui, moyennant quelques maravédis pour le geôlier. Le geste eut un
effet miraculeux. Après cette déclaration de principes sans équivoque, personne
n’osa molester le capitaine qui put dorénavant dormir tranquille, emmitouflé
dans sa cape, dans un coin plus ou moins propre de l’établissement, protégé par
sa réputation d’homme qui n’avait pas froid aux yeux. Plus tard, la généreuse
distribution des brouets de Caridad la Lebrijana et des bouteilles de vin
achetées au gardien grâce aux libéralités de ses amis lui assurèrent dans la
geôle de solides loyautés, dont celle du vaurien du premier jour, un Cordouan
répondant au nom de Bartolo Chie-le-Feu, lequel, habitué des rixes autant que
des galères et des églises où il lui arrivait souvent d’aller chercher refuge,
ne lui tint nullement rigueur de son geste. C’était là l’une des vertus de
Diego Alatriste : il savait se faire des amis, même en enfer.
Croyez-le
ou non, je ne me souviens pas bien de l’année – nous étions en vingt-deux ou
vingt-trois peut-être. Ce dont je suis sûr, c’est que le capitaine sortit de
prison un beau matin, sous un ciel bleu et limpide, et qu’il faisait un froid à
vous couper le souffle. Depuis ce jour qui, nous l’ignorions encore, allait
tellement changer nos vies, beaucoup d’eau a passé sous les ponts du
Manzanares. Mais je crois encore voir Diego Alatriste, maigre et mal rasé,
debout devant le portail de bois noir garni de gros clous qui se refermait
derrière lui. Je me souviens parfaitement que la clarté aveuglante de la rue
lui fit battre des paupières. Je vois encore cette moustache fournie qui
dissimulait sa lèvre supérieure, sa mince silhouette enveloppée dans sa cape,
son chapeau à large bord dans l’ombre duquel il plissait ses yeux clairs,
éblouis, qui me parurent sourire quand ils m’aperçurent assis sur un banc de la
place. Il y avait quelque chose de singulier dans le regard du capitaine. D’un
côté, il était clair et très froid, glauque comme l’eau des flaques par une
matinée d’hiver. De l’autre, il pouvait s’ouvrir subitement en un sourire
chaleureux et accueillant, comme un coup de soleil fait fondre une plaque de
glace, tandis que son visage demeurait sérieux, morne et grave. Il avait aussi
un autre sourire, plus inquiétant celui-là, qu’il réservait pour les moments de
danger ou de tristesse : sous sa moustache, une grimace qui lui faisait
tordre légèrement la commissure gauche, aussi dangereuse que la botte qui
manquait rarement de suivre, ou d’une tristesse funèbre quand elle apparaissait
au fil des bouteilles de vin que le capitaine vidait seul les jours où rien ne
le faisait sortir de son silence. Trois pintes sans reprendre son souffle, et
ce geste du revers de la main pour se sécher la moustache, le regard perdu sur
le mur d’en face. Des bouteilles qui tuent les fantômes, avait-il coutume de
dire, sans jamais parvenir à les tuer tout à fait.
Le sourire
qu’il m’adressa ce matin-là en me voyant assis sur mon banc appartenait à la
première catégorie : celle qui illuminait ses yeux, démentant la gravité
imperturbable de son visage et l’âpreté qu’il s’efforçait souvent de donner à
ses paroles, même lorsqu’il ne la ressentait point. Il regarda d’un côté puis
de l’autre, sembla satisfait de ne voir apparaître aucun nouveau créancier,
s’avança vers moi, ôta sa cape malgré le froid, puis en fit une boule qu’il me
jeta.
— Iňigo,
tu la feras bouillir. Elle est pleine de punaises.
La cape
empestait, et lui aussi. Ses vêtements grouillaient de vermine, comme l’oreille
d’un taureau. Moins d’une heure plus tard, il n’y paraissait plus rien grâce
aux bains de Mendo le Toscan, un barbier qui avait été soldat à Naples du temps
de sa jeunesse. Mendo appréciait beaucoup Diego Alatriste et lui faisait
crédit. Quand je revins avec du linge de corps et l’unique costume de rechange
que le capitaine rangeait dans l’armoire vermoulue qui nous servait de
garde-robe, je le trouvai debout dans un baquet rempli d’eau sale, en train de
s’essuyer. Le Toscan l’avait rasé de près et ses cheveux châtains, courts,
humides et peignés en arrière, séparés au milieu par une raie, découvraient un
large front bruni au soleil de la cour de la prison, avec une petite cicatrice
en travers du sourcil gauche. Alors qu’il achevait de s’essuyer, puis mettait
sa culotte et sa chemise, j’observai les autres cicatrices que je connaissais
déjà. Une en forme de demi-lune, entre le nombril et la mamelle droite. Une
autre, longue, sur une cuisse, en zigzag. Toutes deux faites à l’arme blanche,
épée ou dague, à la différence d’une quatrième, dans le dos, dont la forme en
étoile indiquait clairement qu’elle avait été laissée là par une balle. La
cinquième, la plus récente, n’était pas encore complètement refermée. C’était
cette blessure qui l’empêchait de dormir la nuit : une estafilade violacée
de près de six pouces au flanc gauche, souvenir de la bataille de Fleurus. Elle
s’ouvrait parfois et suppurait un peu, bien qu’elle fût vieille de plus d’un
an. Ce jour-là, elle n’avait pas trop mauvaise mine quand son propriétaire
sortit de son baquet.
Je l’aidai à s’habiller lentement,
nonchalamment : pourpoint gris foncé et culotte de la même couleur, de
celles que l’on appelle à la wallonne, serrée aux genoux sur des bottes qui
dissimulaient les reprises des bas. Puis il passa son ceinturon de cuir que
j’avais soigneusement graissé en son absence et y glissa son épée à grands
quillons dont la lame et la coquille portaient des bosses et des éraflures,
marques d’anciens combats. C’était une bonne épée tolédane, longue et
menaçante, qui entrait et sortait de son fourreau avec un interminable
chuintement métallique à vous donner la chair de poule. Il se contempla un
instant dans un méchant miroir de buste qui se trouvait là et ébaucha un
sourire las :
— Pardieu, dit-il entre ses
dents, j’ai soif.
Sans un mot de plus, il descendit
l’escalier devant moi, puis enfila la rue de Tolède jusqu’à la Taverne du Turc.
Comme il allait sans cape, il marchait du côté ensoleillé de la rue, tête
haute, une vieille plume rouge fichée dans la coiffe de son chapeau dont il
touchait le large bord pour saluer ses connaissances, se découvrant galamment
au passage des dames de qualité. Je le suivais, distrait, regardant autour de
moi les jeunes vauriens qui jouaient dans la rue, les marchandes qui criaient
les légumes sous les arcades et les oisifs qui prenaient le soleil en bavardant
devant l’église des jésuites. Même si je n’avais jamais été par trop innocent,
et si ces mois passés dans le quartier avaient eu la vertu de me dégrossir,
j’étais encore un jeune chiot curieux qui découvre le monde avec des yeux
remplis d’étonnement, essayant de ne pas en perdre le moindre détail.
J’entendis d’abord derrière nous les sabots de deux mules et le bruit des roues
d’une voiture. Au début, je n’y prêtai guère attention. Voitures et carrosses
circulaient fréquemment dans cette rue qui menait à la Plaza Mayor et à
l’Alcázar. Mais quand je levai les yeux, au moment où la voiture arrivait à
notre hauteur, je découvris une portière sans armoiries, le visage d’une petite
fille aux boucles blondes et le regard le plus bleu, le plus limpide et le plus
troublant qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie. Ces yeux rencontrèrent
les miens puis, emportés par le mouvement de la voiture, disparurent au loin.
Et je fus parcouru d’un frisson, sans savoir encore très bien pourquoi. Mais
j’aurais tremblé bien davantage si j’avais su que le Diable venait tout juste
de me regarder.
— Puisqu’il
faut nous battre, battons-nous, dit Don Francisco de Quevedo.
La table
était couverte de bouteilles vides. Or, chaque fois que Don Francisco
s’abandonnait aux douceurs du vin de San Martin de Valdeiglesias, ce qui lui
arrivait souvent, il ne pensait plus qu’à bretter contre tous et chacun.
Boiteux et mauvais coucheur, putassier, la vue courte, chevalier de
Saint-Jacques, c’était un poète aussi vif avec la parole qu’avec l’épée,
célèbre à la cour pour ses bons vers et son mauvais caractère. Ce qui lui
valait d’aller d’exil en exil et de prison en prison. Car s’il est vrai que le
bon roi Philippe IV et son favori le comte d’Olivares prisaient comme tout
Madrid ses vers habiles, il leur plaisait moins d’en être les sujets. Ainsi
donc, de temps en temps, après la parution de quelque sonnet ou dizain anonyme
où tout le monde reconnaissait la main du poète, les alguazils et argousins du
corrégidor se présentaient à la taverne, au domicile du poète, ou encore dans
les lieux publics qu’il fréquentait, l’invitant respectueusement à les suivre
pour le mettre à l’ombre pendant quelques jours ou quelques mois. Comme il
était têtu, orgueilleux et incorrigible, ces fréquentes péripéties lui
aigrissaient le caractère. Mais c’était au demeurant un excellent compagnon de
table et un bon ami pour ses amis, parmi lesquels il comptait le capitaine
Alatriste.
Tous deux
fréquentaient la Taverne du Turc où ils tenaient salon, si l’on peut dire, à
l’une des meilleures tables que Caridad la Lebrijana – qui avait été putain, et
l’était encore de temps à autre avec le capitaine, mais gratis – leur
réservait. Quelques habitués étaient attablés autour de Don Francisco et du
capitaine ce matin-là : le licencié Calzas, Juan Vicuna, l’abbé Ferez et
Fadrique le Borgne, apothicaire de Puerta Cerrada.
— Puisqu’il
faut nous battre, battons-nous, insistait le poète.
Une bonne
pinte de Valdeiglesias l’avait visiblement réchauffé. Il s’était levé en
renversant un tabouret et, la main sur le pommeau de son épée, foudroyait du
regard les occupants d’une table voisine, deux inconnus dont les longues capes
et les rapières pendaient au mur. Les deux malheureux venaient de féliciter le
poète pour certains vers dont l’auteur était en fait Luis de Góngora, son
ennemi juré dans la République des Lettres, qu’il accusait d’être sodomite,
chien et juif tout à la fois. L’erreur avait été commise de bonne foi, ou du
moins c’était ce qu’il semblait. Mais Don Francisco n’était pas disposé à
laisser passer l’occasion :
— Pour
toi j’apprêterai mes vers au lard pour t’empêcher d’y mordre, Gongorilard…
Et il se
mit à improviser, chancelant sur ses jambes, sans lâcher la poignée de son
épée, pendant que les inconnus tentaient de s’excuser et que le capitaine, aidé
de ses compagnons de table, retenait Don Francisco pour l’empêcher de dégainer.
— Pardieu,
c’est un affront, disait le poète en essayant de libérer son bras droit, tandis
que de sa main libre il ajustait sur son nez ses besicles tordues. Six pouces
d’acier, hic, sauront bien y remédier.
— C’est
beaucoup de fer, si tôt le matin, Don Francisco, plaida Diego Alatriste,
d’esprit plus rassis.
— Ce
n’est point mon avis – sans quitter des yeux les deux autres, le poète lissait
sa moustache, l’air féroce. Or donc, soyons généreux : six pouces pour
chacun de ces fils de chien, ou de rien, ou plutôt de putain.
L’insulte
était grave et les deux étrangers firent le geste d’aller quérir leurs épées et
de sortir à la rue. Impuissants, le capitaine et les autres habitués leur
demandaient de comprendre que le poète était pris de boisson, les suppliaient
de vider les lieux, arguant qu’il n’y avait point de gloire à se battre contre
un homme en état d’ivresse, ni déshonneur à se retirer prudemment pour éviter
le pire.
— Bella
gérant alii, fit l’abbé Ferez pour gagner du temps.
L’abbé
Ferez, un jésuite, officiait dans l’église voisine de Saint-Pierre-et-Saint-Paul.
Sa bonté naturelle et ses maximes latines, prononcées avec la certitude du bon
sens, avaient le plus souvent un effet lénifiant. Mais les deux inconnus ne
savaient pas le latin et l’insulte était quand même difficile à avaler. De plus,
la médiation de l’ecclésiastique se trouva compromise par les railleries du
licencié Calzas, un avocaillon à l’esprit vif, cynique et rusé qui hantait les
tribunaux et dont la spécialité était de transformer une cause en un procès
interminable, jusqu’à saigner à blanc les malheureux plaideurs. Le licencié
raffolait des disputes et ne cessait de piquer à gauche comme à droite.
— Ne
vous rabaissez pas, Don Francisco, disait-il tout bas. Faites-les payer.
Chacun se
préparait donc à assister à un de ces événements dont feraient mention le
lendemain les feuilles de nouvelles. Et le capitaine Alatriste, malgré tous ses
efforts pour apaiser le poète, commençait à accepter l’inévitable échauffourée
avec les étrangers, car jamais il n’aurait laissé seul Don Francisco dans une
pareille affaire.
— Aio
te vincere passe, conclut l’abbé Ferez, résigné, tandis que le licencié Calzas
riait sous cape, le nez plongé dans un pichet de vin.
Le
capitaine poussa un long soupir et se leva de table. Don Francisco, qui avait
déjà tiré quatre doigts de son épée, lui lança un regard amical de gratitude et
eut encore la présence d’esprit de lui dédier deux vers :
Toi, dont
les veines charrient le sang d’Alatriste, cette race tienne magnifiée par ton
fer…
— La
paix, Don Francisco, répondit le capitaine, de méchante humeur. Battons-nous
puisqu’il le faut, mais foutrebleu la paix !
— Ainsi
parlent, hic, les hommes, répondit le poète, visiblement heureux de la pagaille
qu’il venait de semer.
Et les
autres de l’exciter de la voix, abandonnant comme l’abbé Ferez toute tentative
de conciliation, et au fond enchantés par avance du spectacle. Car si Don
Francisco de Quevedo, même pris de boisson, était un bretteur redoutable,
l’entrée dans la ronde de Diego Alatriste ne laissait plus aucun doute sur
l’issue du combat. On se mit à parier sur le nombre d’estocades que chacun des
deux étrangers recevrait en partage, ignorants qu’ils étaient de ce qui les
attendait.
Bref, déjà
debout, le capitaine s’envoya une lampée de vin, lança un regard aux étrangers
comme pour s’excuser de la tournure qu’avaient prise les événements, puis leur
indiqua la rue d’un geste du menton. Mieux valait sortir. Caridad la Lebrijana
craignait pour ses meubles.
— Quand
il vous plaira, messieurs.
Les deux
étrangers se saisirent de leurs rapières et tous sortirent dans la rue, fort
impatients de la suite, mais en évitant de tourner le dos pour éviter les
mauvais coups. Tant il est vrai que la prudence est une vertu cardinale. Ils en
étaient là, les épées encore dans leurs fourreaux, quand apparut à la porte,
pour la plus grande déconvenue des spectateurs et au grand soulagement de Diego
Alatriste, la silhouette facilement reconnaissable du lieutenant d’alguazils
Martin Saldana.
— Et
voilà le trouble-fête, dit Don Francisco de Quevedo.
Puis,
haussant les épaules, il ajusta ses besicles, jeta un coup d’œil de côté,
retourna à sa table, déboucha une autre bouteille, et tout s’arrêta là.
— J’ai
une affaire pour toi.
Le
lieutenant d’alguazils Martin Saldana était dur et basané comme une brique.
Par-dessus son pourpoint, il portait un gilet de buffle, rembourré de
l’intérieur, fort pratique pour amortir les coups. Avec son épée, sa dague, son
poignard et ses pistolets, il portait plus de fer sur lui que n’en contient la
Biscaye. Lui aussi s’était battu en Flandre, comme Diego Alatriste et mon
défunt père. Bons camarades, ils avaient connu tous les trois de longues années
de peines et de misères. Mais la fortune avait fini par lui sourire :
alors que mon géniteur engraissait les mauvaises herbes en terre hérétique et
que le capitaine gagnait sa vie comme sicaire, un beau-frère majordome au
palais et une épouse mûre mais encore belle avaient aidé Saldana à faire son
chemin à Madrid, après le licenciement des régiments de Flandre, quand le défunt
roi Philippe III avait conclu une trêve avec les Hollandais. De
l’intervention de son épouse, je parle sans preuves, car j’étais trop jeune
pour connaître tous les détails de l’affaire. Mais la rumeur voulait qu’un
certain corrégidor avait des privautés avec la susdite, ce qui avait valu à son
époux d’être nommé lieutenant d’alguazils, c’est-à-dire chef du guet qui
surveillait les différents quartiers de Madrid. Quoi qu’il en soit, personne
n’osa jamais faire la moindre allusion devant Martin Saldana. Cocu ou pas,
chacun savait qu’il était aussi courageux qu’ombrageux. Il avait été bon
soldat, ne comptait plus ses blessures et savait se faire respecter aussi bien
avec les poings qu’avec une épée en bon acier de Tolède. Bref, il avait toute
l’honorabilité qu’à l’époque on pouvait attendre d’un lieutenant d’alguazils.
Et comme il appréciait Diego Alatriste, il essayait de lui rendre service
chaque fois que l’occasion s’en présentait. C’était entre eux une amitié
ancienne, professionnelle, rude comme il est naturel entre hommes de leur
condition, mais réaliste et sincère.
— Une
affaire, répéta le capitaine.
Ils
étaient sortis dans la rue, au soleil, appuyés contre le mur, chacun avec son
pichet de vin à la main, regardant passer les gens et les voitures dans la rue
de Tolède. Saldana l’observa quelques instants en caressant sa barbe poivre et
sel de vieux soldat, qu’il avait bien fournie pour cacher la balafre qui allait
de sa bouche à son oreille droite.
— Tu
es sorti de prison il y a quelques heures et tu n’as pas un sou en poche,
dit-il. Avant deux jours, tu auras accepté n’importe quel travail minable,
comme d’escorter un joli cœur qui a peur de se faire tuer au coin d’une rue par
le frère de sa maîtresse, ou de retailler les oreilles de quelqu’un qui n’aura pas
payé son créancier. Ou bien tu te mettras à faire le tour des bordels et des
tripots pour voir ce que tu pourrais bien soutirer aux étrangers et aux curés
qui viennent jouer le produit du tronc de sainte Euphrasie. Tôt ou tard, tu vas
te fourrer dans une vilaine affaire : un mauvais coup d’épée, une bagarre,
une dénonciation. Et tu ne seras pas plus avancé qu’avant – il prit une petite
gorgée de vin, ses yeux mi-clos fixés sur le capitaine. Tu trouves que c’est
une vie ?
Diego
Alatriste haussa les épaules.
— As-tu
mieux à me proposer ?
Il
regardait dans les yeux son ancien camarade des campagnes de Flandre. Tout le
monde n’a pas la chance d’être lieutenant d’alguazils, semblait-il dire.
Saldana se
cura les dents avec un ongle, puis hocha deux fois la tête, de haut en bas.
Tous deux savaient que les hasards de la vie auraient pu faire qu’il se trouvât
exactement dans la même situation que le capitaine. Madrid regorgeait d’anciens
soldats qui traînaient dans les rues et sur les places, la ceinture garnie de
petits tubes de fer-blanc où ils gardaient précieusement leurs lettres de
recommandation toutes froissées, leurs requêtes et leurs inutiles états de
service dont tout le monde se moquait éperdument. Attendant un revirement de
fortune qui ne venait jamais.
— Je
suis venu te voir exprès, Diego. Quelqu’un a besoin de toi.
— De
moi, ou de mon épée ?
Le
capitaine tordit sa moustache, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il
voulait sourire. Saldana éclata de rire.
— Quelle
question ! Il y a des femmes qui intéressent pour leurs charmes, des curés
pour leurs absolutions, des vieux pour leur argent… Mais quand il s’agit de
gens comme toi et moi, il n’y a que notre épée qui vaille quelque chose – il
s’arrêta, regarda d’un côté puis de l’autre, but encore une gorgée de vin et
baissa un peu la voix. Il s’agit de gens de qualité. Un coup facile, avec les
risques habituels, mais sans plus… Et en échange, une bourse bien garnie.
Le
capitaine observait son ami d’un œil intéressé. En cet instant, le mot
« bourse » aurait suffi à le faire sortir du sommeil le plus profond
ou de la plus atroce des soûleries.
— Que
veux-tu dire par bien garnie ?
— Soixante
écus. En doublons.
— Ce
n’est pas mal – les pupilles des yeux clairs de Diego Alatriste se rétrécirent.
Il faut tuer ?
Saldana
fit un geste évasif en jetant un regard furtif vers la porte de la taverne.
— C’est
possible, mais j’ignore les détails… Et je ne veux pas en savoir davantage, si
tu vois ce que je veux dire. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un
guet-apens. Quelque chose de discret, la nuit. Ni vu ni connu.
— Seul
ou avec quelqu’un ?
— Avec
quelqu’un, je suppose. Il faudra expédier deux hommes dans l’autre monde. Ou
peut-être seulement leur faire très peur. Ou les marquer au visage… Va donc
savoir.
— Qui
sont les pigeons ? Saldana secoua la tête, comme s’il en avait déjà trop
dit.
— Chaque
chose en son temps. Et puis, je ne suis qu’un messager.
Le
capitaine vida son pichet de vin, pensif. À l’époque, quinze doublons d’or,
c’était plus de sept cents réaux, assez pour se remettre en selle, s’acheter du
linge blanc, un costume, liquider ses dettes et mettre de l’ordre dans sa vie.
Rendre un peu plus décent le misérable galetas que nous louions lui et moi à
l’arrière de la taverne, à l’étage, dans une cour dont la porte donnait rue de
l’Arquebuse. Manger chaud sans dépendre des cuisses généreuses de Caridad la
Lebrijana.
— Et
puis, ajouta Saldana qui semblait suivre le fil de ses pensées, ce travail te
mettra en rapport avec des gens importants. Des gens qui pourraient t’assurer
un avenir.
— Un
avenir, répéta, comme un écho, le capitaine, absorbé dans ses pensées.
II
LES HOMMES MASQUÉS
Il n’y
avait pas âme qui vive dans la rue obscure. Enveloppé dans une vieille cape que
lui avait prêtée Don Francisco de Quevedo, Diego Alatriste s’arrêta le long du
mur et jeta autour de lui un regard circonspect. Une lanterne, lui avait dit
Saldana. De fait, une petite lanterne éclairait faiblement le renfoncement
d’une porte basse derrière laquelle on devinait le toit sombre d’une maison,
parmi des branches d’arbres. Il était près de minuit, l’heure fatale, quand les
voisins crient gare dessous et lancent leurs immondices par les fenêtres, celle
où les tueurs à gages et les coupe-jarrets attendent leurs victimes dans la
noirceur des rues privées de tout éclairage. Mais ici, il n’y avait pas de
voisins et il semblait ne jamais y en avoir eu. Le silence était total. Des
voleurs et des assassins, Diego Alatriste savait se garder. Depuis bien des
années, il avait appris un principe fondamental de la vie et de la
survie : celui qui le veut peut être aussi dangereux que quiconque croise
son chemin. Ou même plus. Pour ce soir, ses instructions étaient claires. De
l’ancienne Porte de Santa Barbara, prendre la première rue à droite jusqu’à rencontrer
un mur de briques et une lumière. Jusque-là, tout allait bien. Le capitaine se
mit à étudier attentivement les lieux en évitant de regarder la lanterne pour
ne pas être ébloui. Finalement, après avoir palpé le gilet de buffle qu’il
avait enfilé sous sa chemise pour dévier les lames inopportunes, il enfonça son
chapeau sur sa tête et s’avança lentement vers la petite porte. Je l’avais vu
se vêtir une heure plus tôt chez nous, avec une minutie toute
professionnelle :
— Je
rentrerai tard, Iňigo. Ne m’attends pas pour te coucher.
Nous
avions soupé d’une panade, d’une chopine de vin et de deux œufs durs. Puis,
après s’être lavé le visage et les mains dans une cuvette, et tandis que je
ravaudais de vieilles chausses à la lumière d’une chandelle de suif, Diego
Alatriste s’était préparé, avec les précautions que réclamaient les
circonstances. Non pas qu’il redoutât un coup fourré de Martin Saldana, mais un
lieutenant d’alguazils peut lui aussi se faire berner, ou suborner. Même
lorsqu’il s’agissait de vieux amis et de compagnons d’armes. Si tel avait été
le cas, Alatriste ne lui en aurait d’ailleurs pas tenu excessivement rigueur. À
l’époque, tout pouvait s’acheter à la cour de ce jeune roi aimable et coureur
de jupons, pieux et désastreux pour la pauvre Espagne, que fut le bon
Philippe IV ; tout, même les consciences. Les choses n’ont pas
tellement changé depuis, soit dit en passant. Toujours est-il que le capitaine
avait pris ses précautions avant d’aller à son rendez-vous. Je le vis accrocher
sa dague biscayenne à son ceinturon, dans son dos, puis glisser dans sa botte
droite le petit couteau de boucher qui lui avait si bien rendu service en
prison. Pendant qu’il accomplissait ces gestes, j’avais observé à la dérobée
son visage grave, absorbé, ses joues creusées par la lumière de la chandelle
qui soulignait le féroce trait de sa moustache. Il ne semblait pas très fier de
lui. Alors qu’il cherchait son épée, son regard croisa le mien. Mais ses yeux
clairs s’écartèrent immédiatement, comme s’il craignait que je puisse y lire un
secret inconvenant. Un instant plus tard, il me fixait de nouveau de son regard
franc, un petit sourire aux lèvres.
— Il
faut bien gagner son pain, petit.
Puis il ceignit son épée – jamais,
sauf à la guerre, il ne voulut la porter en baudrier comme les bravaches et
fanfarons –, s’assura qu’elle sortait et rentrait facilement dans le fourreau,
jeta sur ses épaules la cape que Don Francisco lui avait prêtée dans
l’après-midi. Nous étions en mars et les nuits étaient fraîches. Mais la cape avait
aussi une autre utilité : dans ce Madrid rempli de dangers, aux rues
étroites et mal éclairées, une cape était fort pratique quand il fallait se
battre à l’arme blanche. En travers de la poitrine ou enroulée sur le bras
gauche, elle servait de bouclier pour parer les coups de l’adversaire. Jetée
sur la lame de l’ennemi, elle pouvait le gêner le temps d’allonger une bonne
botte. Tout bien considéré, se battre à la loyale quand on jouait sa peau
pouvait peut-être contribuer au salut de l’âme dans la vie éternelle. Mais
ici-bas, sur terre, c’était le plus sûr moyen de mourir comme un idiot, avec
six bons pouces d’acier dans le foie. Et Diego Alatriste n’était nullement
pressé.
La
lanterne éclairait la petite porte d’une lumière laiteuse quand le capitaine
frappa quatre coups, comme le lui avait indiqué Saldana. Puis il dégagea la
poignée de son épée et glissa sa main gauche derrière son dos, près du pommeau
de la biscayenne. Des pas se firent entendre derrière la porte qui s’ouvrit
silencieusement. La silhouette d’un domestique apparut dans l’embrasure.
— Votre
nom ?
— Alatriste.
Sans un
mot de plus, le laquais prit une allée qui s’enfonçait entre les arbres d’un
jardin, suivi d’Alatriste. La maison était ancienne et le capitaine eut
l’impression qu’elle était abandonnée. Bien qu’il connût mal ce quartier de
Madrid, proche du chemin de Fortaleza, il crut se souvenir des murs et du toit
d’une demeure décrépite qu’il avait aperçue un jour en passant.
— Veuillez
attendre qu’on vous appelle.
Le
domestique venait de le faire entrer dans une petite pièce dépourvue de tout
meuble où un candélabre posé à terre éclairait des tableaux anciens accrochés
aux murs. Dans un coin de la pièce, un homme attendait lui aussi, habillé tout
de noir, enveloppé dans une cape et coiffé d’un chapeau à large bord. Il ne fit
aucun geste en voyant entrer le capitaine et quand le domestique – qui, à la
lumière des bougies, se révéla être un homme d’âge moyen, sans livrée qui
permît de l’identifier – se retira, il resta immobile, comme une statue noire,
observant le nouveau venu. La seule chose vivante que l’on voyait entre sa cape
et son chapeau était ses yeux, très noirs et brillants, que la lumière à ras du
sol illuminait dans l’ombre, leur donnant une expression menaçante et fantomatique.
D’un coup d’œil exercé, Diego Alatriste examina les bottes de cuir et la pointe
de l’épée qui soulevait un peu la cape de l’inconnu. Son aplomb était celui
d’un spadassin, ou d’un soldat. Ni l’un ni l’autre n’ouvrirent la bouche et ils
restèrent là, immobiles et silencieux, de part et d’autre du candélabre qui les
éclairait d’en bas, s’étudiant pour savoir s’ils avaient affaire à un ami ou à
un ennemi, quoique dans la profession d’Alatriste, ils eussent parfaitement pu
être les deux à la fois.
— Je
ne veux pas de morts, dit le plus grand des hommes masqués.
Robuste,
large d’épaules, il était resté seul couvert, coiffé d’un chapeau sans plumes
ni rubans. Sous le masque qui dissimulait son visage sortait la pointe d’une
barbe drue et noire. Ses vêtements sombres étaient de belle qualité, avec
poignets et col en fine dentelle de Hollande et, sous la cape qu’il avait jetée
sur ses épaules, on voyait briller une chaîne d’or et le pommeau doré d’une
épée. Il parlait comme un homme habitué à commander et à être obéi
sur-le-champ, ce que confirmait la déférence dont son compagnon faisait preuve
à son endroit : un homme de taille moyenne au visage rond et aux cheveux
clairsemés, vêtu d’une robe sombre qui cachait ses vêtements. Les deux hommes
masqués avaient reçu Diego Alatriste et l’inconnu en noir après les avoir fait
attendre une bonne demi-heure dans l’antichambre.
— Pas
de morts et pas de sang, insista le plus fort des deux hommes. Ou alors, le
moins possible.
L’homme à
la tête ronde leva les deux mains. Diego Alatriste vit qu’il avait les ongles
sales et que ses doigts étaient tachés d’encre, comme ceux de quelqu’un qui
fait métier d’écrire. Mais il portait une grosse bague en or au petit doigt de
la main gauche.
— Une
légère piqûre, tout au plus, l’entendirent-ils suggérer d’une voix prudente. De
quoi justifier l’affaire.
— Mais
seulement au plus blond des deux, précisa l’autre.
— Naturellement,
Excellence.
Alatriste
et l’homme à la cape noire échangèrent un regard entendu, comme s’ils se
consultaient sur la portée du mot « piqûre » et sur la possibilité,
plutôt lointaine, de pouvoir distinguer un homme blond d’un autre au beau
milieu d’une échauffourée, et en pleine nuit. Imaginez la scène :
Auriez-vous, Monsieur, la bonté de vous mettre à la lumière et de vous
décoiffer, merci, je vois que vous êtes le plus blond, permettez que je vous
introduise six pouces d’acier de Tolède dans le ventre. Enfin. L’homme en noir
s’était découvert en entrant, et Alatriste pouvait maintenant voir son visage à
la lumière de la lanterne posée sur la table qui éclairait les quatre hommes et
les murs d’une vieille bibliothèque poussiéreuse, où les souris devaient s’en
donner à cœur joie : il était grand, maigre et silencieux. Sans doute dans
la trentaine, le visage grêlé par la petite vérole. Sa moustache fine et bien
taillée lui donnait un air singulier, étranger. Ses yeux et ses cheveux qui lui
tombaient jusqu’aux épaules étaient noirs comme tous ses vêtements. Il portait
à la ceinture une épée munie d’une énorme coquille ronde aux longs quillons
d’acier que seul un bretteur consommé pouvait se permettre d’exposer aux
railleries, sachant qu’il avait le courage et l’adresse nécessaires pour être à
la hauteur de si formidable flamberge. Mais l’homme n’avait nullement l’air de
quelqu’un qui aurait supporté qu’on se moquât de lui. Il était le portrait
incarné du spadassin et de l’assassin.
— Il
s’agit de deux gentilshommes étrangers, jeunes – continua l’homme masqué à la
tête ronde. Ils voyagent incognito. Inutile donc de vous faire connaître leurs
noms et leur condition véritables. Le plus âgé se fait appeler Thomas Smith et
il n’a pas plus de trente ans. L’autre, John Smith, à peine vingt-trois ans.
Ils entreront dans Madrid à cheval, seuls, dans la nuit de demain vendredi.
Fatigués, je suppose, car ils voyagent depuis plusieurs jours. Nous ignorons
par quelle porte ils passeront. Le plus sûr est donc de les attendre près de
leur destination, la Maison aux sept cheminées… La connaissez-vous ?
Diego
Alatriste et son compagnon firent un signe de tête. Tout le monde à Madrid
connaissait l’hôtel du comte de Bristol, ambassadeur d’Angleterre.
— On
devra croire – continua l’homme masqué – que les deux voyageurs se sont fait
attaquer par de vulgaires coupe-jarrets. Il faudra donc dérober tout ce qu’ils
portent sur eux. Il serait bon aussi que le plus blond et le plus arrogant des
deux, le plus âgé, soit légèrement blessé. Une estafilade à une jambe ou à un
bras, mais sans gravité. Quant au plus jeune, il suffira de l’effrayer et de le
laisser aller – celui qui parlait se tourna légèrement vers son compagnon,
comme s’il attendait son approbation. Il faudra aussi leur prendre tous les
documents et lettres qu’ils pourraient avoir sur eux et nous les faire remettre
sans faute.
— A
qui devrons-nous les remettre ? demanda Alatriste.
— A
quelqu’un qui vous attendra de l’autre côté du couvent des carmes déchaussés.
Votre mot de passe sera Garde suisse.
Tandis
qu’il parlait, l’homme à la tête ronde glissa la main sous la robe sombre qui
recouvrait son costume et sortit une petite bourse. Un instant, Alatriste crut
entrevoir sur sa poitrine l’extrémité de la croix de l’ordre de Calatrava,
brodée en rouge, mais son attention fut bientôt détournée par l’argent que
l’homme masqué déposait sur la table : la lumière de la lanterne faisait
reluire cinq doublons pour son compagnon, cinq autres pour lui. Des pièces
neuves, bien polies. Vrai gentilhomme que celui-là, aurait dit Don Francisco de
Quevedo, s’il avait eu voix au chapitre. Métal béni, récemment frappé à l’écu
de Sa Majesté. Bénédiction du ciel qui allait lui permettre de se procurer
gîte, couvert et vêtements, plus la chaleur d’une femme…
— Il
manque dix pièces d’or, dit le capitaine. Pour chacun.
— L’homme
qui vous attendra demain vous remettra le reste, en échange des documents des
voyageurs, répondit l’autre sèchement.
— Et
si les choses tournent mal ?
Derrière
le masque, les yeux de l’homme corpulent que son compagnon avait appelé
Excellence semblèrent vouloir transpercer le capitaine.
— Il
serait de beaucoup préférable, pour tout le monde, que ce ne soit pas le cas,
dit-il d’une voix où pointait une menace.
L’intimidation
était sûrement monnaie courante pour cet homme. Et il sautait aussi aux yeux
qu’il était de ceux qui n’ont besoin de menacer qu’une seule fois, et le plus
souvent pas du tout. Alatriste redressa pourtant une pointe de sa moustache en
soutenant le regard de l’autre, l’air renfrogné, solidement campé sur ses deux
jambes, décidé à ne se laisser impressionner ni par une Excellence ni par le Sursum
Corda. Il détestait qu’on ne le paye pas en totalité, et plus encore que deux
inconnus masqués lui fissent la leçon, en pleine nuit et à la lumière d’une
lanterne, sans lui payer tout son dû. Mais l’homme au visage marqué par la
petite vérole, moins vétilleux, semblait s’intéresser à autre chose :
— Et
les bourses de nos pigeons ? l’entendit-il demander. Devrons-nous aussi
les remettre ?
Italien,
se dit le capitaine en entendant son accent. L’homme parlait d’une voix basse
et grave, presque sur le ton de la confidence, mais avec quelque chose
d’étouffé et de rauque qui produisait un vague malaise. Comme si on lui avait
brûlé les cordes vocales à l’alcool pur. Il parlait sur un ton respectueux,
mais il y avait comme une fausse note dans sa voix. Une espèce d’insolence
dissimulée qui n’en était que plus inquiétante. Il regardait les deux hommes
masqués avec un sourire à la fois amical et sinistre sous sa moustache bien
taillée. On l’imaginait sans peine avec le même rictus en train de déchirer de
son épée les vêtements d’un client et la chair qu’ils recouvraient. Un sourire
à ce point sympathique qu’il faisait froid dans le dos.
— Ce
ne sera pas nécessaire, répondit l’homme à la tête ronde après avoir interrogé
du regard son compagnon. Vous pourrez garder les bourses si vous le désirez.
Pour votre peine.
L’Italien
siffla entre ses dents un air qui ressemblait à une chaconne, quelque chose
comme tirulitata, qu’il répéta une deuxième fois en regardant en coin le
capitaine :
— Il
me semble que ce travail va me plaire.
Son
sourire avait disparu et s’était réfugié dans ses yeux noirs qui se mirent à
briller d’une lueur dangereuse. C’était la première fois qu’Alatriste voyait
sourire Gualterio Malatesta. Et à propos de cette rencontre, prélude à une
série aussi longue que mouvementée, le capitaine devait me raconter plus tard
que si quelqu’un lui avait souri de cette façon dans une venelle déserte, il
n’aurait pas attendu la deuxième grimace pour dégainer avec la rapidité de
l’éclair. Croiser ce personnage, c’était ressentir la nécessité impérieuse de
le prendre de vitesse, pour l’empêcher de vous devancer de façon irréparable.
Imaginez un serpent complice et dangereux dont on ne sait jamais de quel côté
il est, jusqu’au moment où l’on découvre qu’il ne connaît que son intérêt et
qu’il se soucie du reste comme d’une guigne. Un de ces hommes mauvais, fuyants,
à l’âme obscure et sinueuse, qui vous donnent la certitude absolue qu’il ne
faut jamais baisser la garde et que mieux vaut leur porter tout de suite un bon
coup d’épée, avant qu’ils ne vous prennent de court.
L’homme
corpulent n’était pas bavard. Il attendit encore un moment en silence, écoutant
attentivement les dernières explications que son compagnon à la tête ronde
donnait à Diego Alatriste et à l’Italien. Une ou deux fois, il hocha la tête,
puis fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Pas
trop de sang, l’entendirent-ils préciser une dernière fois quand il eut atteint
le seuil.
À son
comportement et surtout au profond respect que lui témoignait l’autre homme
masqué, le capitaine déduisit que celui qui venait de sortir était un
personnage de la plus haute importance. Il y pensait encore lorsque l’homme à
la tête ronde posa une main sur la table et, de derrière son masque, fixa les
deux spadassins avec une attention extrême. Il y avait dans ses yeux une lueur
nouvelle et inquiétante, comme s’il n’avait pas encore tout dit. Le silence
s’appesantit dans la pièce où jouaient les ombres. Alatriste et l’Italien
s’observèrent un instant du coin de l’œil, sans dire un mot, attendant la
suite. Devant eux, immobile, l’homme masqué semblait attendre quelque chose, ou
quelqu’un.
La réponse
vint un moment plus tard quand une tapisserie dissimulée dans l’ombre de la
pièce, entre les rayons de la bibliothèque, s’écarta pour révéler une porte
dérobée par laquelle apparut une silhouette sombre et sinistre qu’un homme
moins trempé que Diego Alatriste aurait pu prendre pour une apparition. Le
nouveau venu fit quelques pas et la lumière de la lanterne posée sur la table
éclaira son visage, révélant des joues creuses et sans barbe au-dessus
desquelles brillaient des yeux fébriles surmontés d’épais sourcils. Il était
vêtu de l’habit noir et blanc des dominicains et ne portait pas de
masque : ses yeux brillants donnaient une expression de fermeté fanatique
à son visage maigre et ascétique. Il devait avoir une cinquantaine d’années.
Ses cheveux gris et courts étaient largement tonsurés sur le dessus de la tête.
Ses mains, qu’il avait sorties des manches de son habit en entrant dans la pièce,
étaient sèches et décharnées, comme celles d’un cadavre. Glacées comme la mort.
L’homme à
la tête ronde se retourna vers le religieux avec une extrême déférence :
— Votre
Révérence a tout entendu ?
Le
dominicain hocha sèchement la tête en toisant Alatriste et l’Italien. Puis il
se retourna vers l’homme masqué et celui-ci, comme si ce geste avait été un
signe ou un ordre, s’adressa de nouveau aux deux spadassins.
— L’homme
qui vient de sortir, dit-il, est digne de toute notre considération. Mais il
n’est pas seul à mener cette affaire et il serait utile de nuancer ici
plusieurs petites choses.
L’homme
masqué échangea un bref regard avec le religieux, attendant son approbation.
Mais l’autre resta de glace.
— Pour
des motifs politiques de la plus haute importance, reprit-il, et en dépit de
tout ce que l’homme qui vient de sortir a pu nous dire, les deux Anglais
doivent être mis hors d’état de nuire de façon – il fit une pause, comme s’il
cherchait ses mots sous son masque – … radicale – il lança encore un rapide
coup d’œil au religieux. Définitive.
— Ce
qui veut dire… commença Diego Alatriste qui préférait les choses claires.
Le
dominicain qui avait écouté en silence et semblait s’impatienter, l’arrêta en
levant une main osseuse.
— Ce
qui veut dire que les deux hérétiques doivent mourir.
— Les
deux ?
— Les
deux.
À côté
d’Alatriste, l’Italien recommença à siffloter sa chansonnette entre ses dents,
tiruli-ta-ta. Il souriait, à la fois curieux et amusé. Perplexe, le capitaine
regardait l’argent posé sur la table. Il réfléchit un peu, puis haussa les
épaules.
— Pour
moi, c’est du pareil au même, dit-il. Et mon compagnon ne semble pas y voir
trop d’inconvénients lui non plus.
— C’est
un plaisir, répliqua l’Italien, toujours souriant.
— Ce
sera même plus facile, ajouta Alatriste, calmement. La nuit, blesser un ou deux
hommes demande plus de travail que de les mettre hors d’état de nuire.
— Beaucoup
plus facile, renchérit l’autre.
Le
capitaine regardait l’homme au masque.
— Une
seule chose me préoccupe, dit Alatriste. Le gentilhomme qui vient de sortir
semble être une personne de qualité et il a bien dit qu’il ne voulait pas de
morts… J’ignore ce qu’en pense mon compagnon, mais je ne souhaiterais pas
indisposer une personne que vous-même avez appelée Excellence, simplement pour
vous être agréable.
— Si
c’est une question d’argent…, dit l’homme masqué après une légère hésitation.
— Il
serait bon de préciser combien.
— Encore
dix pièces. Avec les dix qu’on vous donnera et les cinq qui sont sur la table,
vous aurez chacun vingt-cinq doublons. Plus les bourses de messires Thomas et
John Smith.
— Cela
me convient, fit l’Italien.
À n’en pas
douter, deux hommes ou vingt, blessés, morts ou à l’escabèche ne lui faisaient
ni chaud ni froid. De son côté, Alatriste resta songeur un instant, puis secoua
la tête. C’était trop pour simplement trouer la peau de deux inconnus.
L’affaire sentait mauvais : trop bien payée pour ne pas être inquiétante.
Son instinct de vieux soldat lui faisait flairer le danger.
— Ce
n’est pas une question d’argent.
— Les
bonnes lames ne manquent pas à Madrid, insinua l’homme au masque, irrité.
Et le
capitaine n’aurait pu dire s’il parlait de lui trouver un remplaçant ou de lui
régler son compte s’il refusait les nouvelles conditions. La possibilité qu’il
pût s’agir d’une menace lui déplut. Machinalement, il redressa sa moustache de
la main droite, tandis que la gauche s’appuyait doucement sur le pommeau de son
épée. Le geste ne passa pas inaperçu.
Le
religieux se tourna alors vers Alatriste. Son visage d’ascète fanatique s’était
durci et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites transperçaient son
interlocuteur, arrogants.
— Je
suis, dit-il d’une voix désagréable, le père Emilio Bocanegra, président du
tribunal de la Sainte Inquisition.
On aurait
pu croire qu’un vent glacé venait de parcourir la pièce de part en part. Puis,
sur le même ton, le religieux expliqua à Diego Alatriste et à l’Italien, en
quelques mots bien sentis, pourquoi il n’avait pas besoin de porter de masque
ni de cacher son identité ni de venir à eux comme un larron en pleine nuit, car
le pouvoir que Dieu avait placé entre ses mains suffisait pour anéantir
sur-le-champ tout ennemi de notre sainte mère l’Église et de Sa Majesté
catholique le roi d’Espagne. Alors que ses interlocuteurs avalaient
ostensiblement leur salive, il fit une pause pour s’assurer de l’effet de ses
paroles, puis continua.
— Vous
avez des mains de mercenaires et de pécheurs. Elles sont souillées de sang,
comme vos épées et vos consciences. Mais les voies du Seigneur sont
impénétrables.
Les deux
hommes à qui s’adressaient ces paroles échangèrent un regard inquiet pendant
que le religieux continuait son discours. Cette nuit, disait-il, on vous confie
une tâche d’inspiration divine, etc. Vous l’accomplirez scrupuleusement, car
vous servirez ainsi la justice de Dieu. Si vous vous dérobez, si vous vous
déchargez de votre fardeau, la colère de Dieu tombera sur vous par l’entremise
du terrible bras du Saint-Office. Nous nous retrouverons.
Sur ce, le
dominicain se tut et personne n’osa plus ouvrir la bouche. Jusqu’à l’Italien
qui en oublia sa chansonnette, ce qui n’était pas rien. Dans l’Espagne d’alors,
se brouiller avec la Sainte Inquisition, c’était s’exposer à la prison, voire à
la torture ou au bûcher. Les hommes les plus vaillants en venaient à trembler à
la simple mention du Saint-Office. Et Diego Alatriste, comme tout un chacun à
Madrid, connaissait bien la réputation d’homme implacable du père Emilio
Bocanegra, président du Conseil des sept juges, dont l’influence s’étendait
jusqu’au Grand Inquisiteur et aux couloirs privés de l’Alcázar. Une semaine
plus tôt, pour crimen pessimum, c’est-à-dire crime de sodomie, le père
Bocanegra avait convaincu la justice de brûler sur la Plaza Mayor quatre jeunes
domestiques du comte de Monteprieto qui s’étaient accusés l’un l’autre sur le
chevalet de torture de l’Inquisition. Quant au comte, un aristocrate d’âge mûr,
célibataire et mélancolique, son titre de grand d’Espagne lui avait permis
d’échapper de justesse à un sort semblable. Le roi s’était contenté de
confisquer ses biens et de l’exiler en Italie. L’impitoyable père Bocanegra
avait personnellement pris part au procès et son triomphe venait d’asseoir le
terrible pouvoir qu’il avait à la cour. Jusqu’au comte d’Olivares, le favori du
roi, qui tentait de rester en bons termes avec le féroce dominicain.
Ce n’était
pas le moment de vaciller. Avec un soupir intérieur, le capitaine Alatriste
comprit que le sort des deux Anglais, quel que fût leur rang et malgré les
bonnes intentions de l’homme corpulent qui leur avait parlé un moment plus tôt,
était déjà réglé sans appel. Ils avaient indisposé l’Église et il eût été aussi
vain que périlleux de continuer à discuter.
— Que
faudra-t-il faire ? demanda-t-il finalement, résigné à l’inévitable.
— Les
tuer sans pitié, répondit aussitôt le père Emilio, le regard ravagé par un feu
satanique.
— Sans
savoir qui ils sont ?
— Nous
vous avons déjà dit qui ils étaient, répliqua l’homme masqué à la tête ronde.
Messire Thomas et messire John Smith. Des voyageurs anglais.
— Et
des anglicans impies, ajouta le religieux, d’une voix pleine de rage. Mais peu
importe leur identité. Il suffit qu’ils appartiennent à un pays d’hérétiques et
à une race perfide, funeste pour l’Espagne et la religion catholique. En leur
faisant subir la justice de Dieu, vous rendrez un précieux service à
Nôtre-Seigneur et à la couronne.
Le
religieux sortit alors une autre bourse contenant vingt pièces d’or et la jeta
dédaigneusement sur la table.
— Voyez,
messieurs, ajouta-t-il, qu’à la différence de la justice terrestre, la justice
divine paie d’avance. Mais elle ne manque jamais de réclamer son dû – et il
regarda le capitaine et l’Italien comme s’il voulait graver leurs traits dans
sa mémoire. Rien n’échappe à ses yeux et Dieu sait fort bien où réclamer ses
dettes.
Diego
Alatriste hocha la tête, feignant d’acquiescer, et ce geste dissimula le
frisson qui le parcourut alors, malgré tout son courage. La lumière de la
lanterne donnait un aspect diabolique au religieux et ses paroles menaçantes
auraient suffi à ébranler le plus valeureux des hommes. À côté du capitaine,
l’Italien était tout pâle. Il ne souriait plus et son tiruli-ta-ta s’était
éteint sur ses lèvres. Quant à l’homme masqué à la tête ronde, il n’osait plus
ouvrir la bouche.
III
UNE JEUNE DEMOISELLE
On dit que
la vraie patrie d’un homme est son enfance. Et il est vrai que je me souviens
encore avec nostalgie de la Taverne du Turc, malgré le temps passé. Elle a
disparu, comme le capitaine Alatriste et les années hasardeuses de ma jeunesse.
Mais, à l’époque de Philippe IV, cette taverne était l’une des quatre
cents auxquelles les soixante-dix mille habitants de Madrid pouvaient accourir
pour étancher leur soif – soit une taverne pour cent soixante-quinze personnes
–, sans compter les tripots, les maisons de tolérance et autres établissements
publics à la morale relâchée ou équivoque qui, dans cette Espagne paradoxale et
singulière, étaient aussi fréquentés que les églises, et souvent par les mêmes
gens.
Située à
l’angle des rues de Tolède et de l’Arquebuse, à cinq cents pas de la Plaza
Mayor, la Taverne du Turc était un de ces endroits où l’on allait manger, boire
et se réchauffer les pieds. Les deux pièces où nous vivions, Diego Alatriste et
moi, se trouvaient à l’étage et, d’une certaine façon, ce bouge nous servait de
salle de séjour. Le capitaine aimait y descendre et s’y asseoir quand il
n’avait pas mieux à faire, ce qui était le plus clair du temps. Malgré l’odeur
de graillon, la fumée de la cuisine, la saleté du sol et des tables, et les
souris qui couraient, poursuivies par le chat ou en quête de quelques reliefs,
l’endroit était confortable. On s’y divertissait aussi, car il était fréquenté
par les voyageurs de la poste, les magistrats, les greffiers, les officiers de
justice, les fleuristes et les marchands des places toutes proches de la
Providence et de la Cebada, ainsi que par d’anciens soldats attirés par la
proximité des grandes rues et du parvis de San Felipe où tout Madrid accourait
aux nouvelles. Sans parler de la beauté – un peu fanée mais encore splendide –
et de la réputation acquise de longue date de la maîtresse de céans, de son vin
de Valdemoro, de son muscat et de son San Martin de Valdeiglesias qui fleurait
si bon. Tant mieux si l’établissement avait une porte à l’arrière qui donnait
sur une cour et sur une autre rue, fort utile pour esquiver les alguazils, les
argousins, les créanciers, les poètes, les amis en manque d’argent et tous les
autres fâcheux. Quant à Diego Alatriste, la table que Caridad la Lebrijana lui
réservait près de la porte était commode et ensoleillée. Outre le vin, elle lui
apportait parfois de la cuisine des beignets à la viande ou des rillons. De sa
jeunesse, dont il ne disait jamais un mot, le capitaine avait conservé un
certain goût pour la lecture et il n’était pas rare de le voir assis à sa
table, seul, épée et chapeau accrochés à un clou fiché dans le mur, en train de
lire la dernière œuvre de Lope de Vega – son auteur favori – que l’on donnait
dans les théâtres du Prince ou de la Croix, ou encore une de ces gazettes ou
feuilles satiriques et anonymes qui circulaient à Madrid en cette époque à la
fois magnifique, décadente, funeste et géniale, mettant en charpie autant le
favori du roi que la monarchie ou Vénus, et dans lesquelles Alatriste
reconnaissait souvent le génie corrosif et le mauvais caractère proverbial de
son ami, l’irréductiblement grognon et populaire poète Don Francisco de
Quevedo :
Ci-gît messire de la Florida
dont, dit-on, tira bon profit
Satan de sa vie.
Nul con jamais ne l’attira.
Il fut l’ennemi d’Hérode et de sa tribu,
non pour son massacre des innocents,
mais parce que tous ces si beaux enfants,
il les fit égorger sans les avoir foutus.
Et autres
gentillesses du même style. Je suppose que ma pauvre veuve de mère, là-bas dans
son petit village basque, n’aurait pas été très tranquille de savoir en quelles
étranges compagnies me mettaient mes fonctions de page du capitaine. Mais pour
le jeune Iňigo Balboa, alors âgé de treize ans, ce fascinant spectacle
était aussi une singulière école de vie. J’ai déjà dit plus haut que Don
Francisco, le licencié Calzas, Juan Vicufia, l’abbé Ferez, l’apothicaire
Fadrique et les autres amis du capitaine fréquentaient la taverne où ils
s’empêtraient dans d’interminables discussions sur la politique, le théâtre, la
poésie ou les femmes, et n’oubliaient jamais de commenter les nombreuses
guerres dans lesquelles s’était trouvée ou se trouvait encore mêlée notre
pauvre Espagne, puissante et redoutée à l’extérieur, mais mortellement frappée
au plus profond d’elle-même. Des guerres dont l’Estremadurien Juan Vicuna
reproduisait habilement les champs de bataille sur la table avec des morceaux
de pain, des couverts et des pichets de vin, lui qui passait pour un stratège
consommé depuis qu’il avait servi comme sergent de cavalerie et qu’il avait
reçu une blessure à Nieuport. Les guerres étaient redevenues d’actualité car, à
l’époque de l’affaire des hommes masqués et des Anglais, il y avait deux ou
trois ans, si je me souviens bien, que les hostilités avaient repris aux
Pays-Bas, à l’expiration de la trêve de douze ans que le défunt et pacifique
roi Philippe III, père de notre jeune monarque, avait conclue avec les
Hollandais. Cette longue trêve était précisément la raison pour laquelle tant
d’anciens soldats oisifs parcouraient l’Espagne et le reste du monde,
grossissant les rangs des fanfarons, des matamores et des sicaires prêts à
louer leurs bras pour accomplir n’importe quelle sinistre besogne. Diego
Alatriste était du nombre. Mais le capitaine appartenait à la catégorie des
silencieux et personne ne l’entendit jamais se vanter de ses campagnes ou de
ses blessures, contrairement à tant d’autres. Quand le tambour du vieux Tercio
espagnol s’était remis à battre, Alatriste, comme mon père et bien d’autres
vaillants hommes, s’était empressé de s’enrôler de nouveau sous les ordres de
son ancien général, Don Ambrosio Spinola, pour se battre dans ce qui allait
être le début de la guerre de Trente Ans. Et il aurait continué à servir, n’eût
été la très grave blessure qu’il avait reçue à Fleurus. Quoi qu’il en soit,
même si la guerre contre la Hollande et le reste de l’Europe occupait les
conversations, je n’entendis que bien rarement le capitaine parler de sa vie de
soldat. Je ne l’en admirais que plus, accoutumé que j’étais à écouter ces
matamores qui s’inventaient une campagne de Flandre, passaient la journée à
parler haut et fort de leurs soi-disant prouesses en faisant sonner la pointe
de leur épée à la Puerta del Sol ou dans la rue Montera, ou se pavanaient sur
le parvis de San Felipe, la ceinture garnie de ces tubes de fer-blanc dans
lesquels ils gardaient leurs états de service et les témoignages de leur
bravoure au combat, tous plus faux que des doublons de plomb.
Il avait
plu un peu, très tôt le matin, et du sol de la taverne, encore souillé de boue,
montait cette odeur d’humidité et de sciure que l’on sent dans les lieux
publics après la pluie. Le ciel se dégageait et un rayon de soleil, d’abord
timide, puis plus sûr de lui, éclairait la table autour de laquelle Diego
Alatriste, le licencié Calzas, l’abbé Pérez et Juan Vicuna s’étaient restaurés.
J’étais assis sur un tabouret près de la porte et je m’exerçais à écrire avec
une plume d’oie, un encrier et une main de papier que le licencié m’avait
apportés à la demande du capitaine.
— Comme
cela, il pourra s’instruire et étudier les lois pour dépouiller les plaideurs
de leurs derniers maravédis, comme vous le faites vous autres avocats,
écrivains publics et autres gens de mauvaise vie.
Calzas
s’était mis à rire. La nature l’avait doté d’un excellent caractère et d’une
espèce de bonne humeur cynique qui résistait à tout. L’amitié confiante qui le
liait à Diego Alatriste était ancienne.
— Vous
ne sauriez dire plus vrai, avait-il opiné, rieur, en m’adressant un clin d’œil.
Iňigo, la plume rapporte plus que l’épée.
— Longa
manus calami, fît le jésuite.
La maxime
recueillit l’assentiment de tous, soit qu’ils fussent d’accord, soit qu’ils
voulussent cacher leur ignorance du latin. Le lendemain, le licencié m’avait apporté
une écritoire, sans doute habilement soustraite dans quelque tribunal où il
gagnait bien sa vie grâce aux pots-de-vin attachés à sa charge. Alatriste ne
dit rien et ne me conseilla point quant à l’usage que je devrais faire de la
plume, du papier et de l’encre. Mais je lus une lueur d’approbation dans ses
yeux tranquilles quand il vit que je m’asseyais à côté de la porte pour
m’exercer à la calligraphie. Ce que je fis en copiant des vers de Lope de Vega
que j’avais entendu le capitaine réciter plusieurs fois, les nuits où la
blessure de Fleurus le tourmentait plus que d’ordinaire :
Point
n’est encore là le vilain qui m’avait promis de venir pour être honoré de
mourir de ma fière et très noble main…
Vers qui
me paraissaient fort beaux, même si le capitaine riait de temps en temps entre
ses dents quand il les récitait, peut-être pour dissimuler les douleurs de sa
vieille blessure. De même que ceux-ci, entendus eux aussi durant les nuits
blanches de Diego Alatriste, que je m’appliquais également à écrire ce
matin-là :
Corps à
corps je dois le tuer là où le verra tout Séville, en rue et place de la
ville ; car celui qui tue sans lutter personne ne peut le disculper ;
gagne bien plus celui qui meurt par traîtrise, que son tueur.
Je venais
d’écrire la dernière ligne quand le capitaine, qui s’était levé pour prendre un
peu d’eau de la jarre, se saisit du papier et y jeta un coup d’œil. Debout à
côté de moi, il lut les vers en silence, puis me regarda longuement : un
de ces regards que je lui connaissais bien, sereins, prolongés, aussi éloquents
que pouvaient l’être toutes les paroles que je m’étais habitué à lire sur ses
lèvres sans qu’il les prononçât jamais. Je me souviens que le soleil, qui
hésitait encore à se montrer entre les toits de la rue de Tolède, allongea un
rayon qui illumina le reste des feuilles posées sur mes genoux. Les yeux verts,
presque diaphanes, du capitaine, se fixèrent sur moi, tandis que séchait
l’encre encore fraîche des vers qu’il tenait entre ses mains. Il ne sourit pas,
ne fit aucun geste. Il me rendit la feuille sans un mot et revint à la table.
Mais je le vis encore m’adresser un long regard avant qu’il ne retourne se
mêler à la conversation de ses amis.
Puis
arriva Fadrique le Borgne, l’apothicaire. Fadrique venait de son officine de
Puerta Cerrada où il avait préparé des remèdes pour ses clients, tant et si
bien qu’il avait le gosier embrasé par les vapeurs, les mixtures et les poudres
médicinales. Sitôt arrivé, il lampa une chopine de vin de Valdemoro tout en
expliquant au père Pérez les propriétés laxatives de l’écorce de la noix
d’Hindoustan. Sur ces entrefaites apparut Don Francisco de Quevedo, les
chaussures couvertes de boue.
— La
boue, qui me sert, me conseille…
Il
grommelait, mécontent. Il s’arrêta à côté de moi, redressa ses besicles, jeta
un œil sur les vers que je copiais et haussa les sourcils, satisfait, dès qu’il
vit qu’ils n’étaient ni d’Alarcôn ni de Góngora. Puis il s’en fut de cette
démarche claudicante que lui donnaient ses pieds tordus – il les avait ainsi de
naissance, mais son infirmité ne l’empêchait d’être ni un homme agile ni une
fine lame – pour s’asseoir avec le reste de ses amis à la table où il s’empara
du premier pichet de vin venu.
— Donne-moi,
ne sois pas gardeur, du clair Bacchus la divine liqueur.
Il s’était
adressé à Juan Vicuna. Comme je l’ai dit, celui-ci était un ancien sergent de
cavalerie, un homme très fort qui avait perdu la main droite à Nieuport. Il
vivait de sa pension qui consistait en un permis d’exploiter une petite maison
de jeu. Vicuna passa un pichet de Valdemoro à Don Francisco, qui préférait
pourtant le blanc de Valdeiglesias mais le vida d’un trait, sans respirer.
— Et
qu’en est-il du mémoire ? demanda Vicuna.
Le poète
s’essuya la bouche du revers de la main. Quelques gouttes de vin étaient
tombées sur la croix de Saint-Jacques brodée sur le devant de son pourpoint
noir.
— Je
crois, dit-il, que Philippe le Grand s’en est servi pour se torcher le cul.
— C’est
quand même un honneur, fit observer le licencié Calzas.
Don
Francisco se saisit d’un autre pichet.
— En
tout cas – il fit une pause, le temps de boire un peu –, tout l’honneur est
pour son cul royal. Le papier était bon, un demi-ducat la rame. Et je l’avais
rédigé de ma plus belle écriture.
Il était
assez contrarié, car les choses allaient plutôt mal pour lui, pour sa prose,
pour sa poésie autant que pour ses finances. Quelques semaines plus tôt à
peine, Philippe IV avait bien voulu annuler l’ordre d’emprisonnement puis
d’exil qui pesait sur lui depuis la disgrâce, deux ou trois ans plus tôt, de
son ami et protecteur le duc d’Osuna. Enfin réhabilité, Don Francisco avait pu
rentrer à Madrid. Mais il était à court d’argent et le mémoire qu’il avait
adressé au roi et dans lequel il demandait qu’on lui restituât l’ancienne
pension de quatre cents écus qu’on lui devait pour ses services en Italie – il
avait été espion à Venise dont il s’était enfui tandis que deux de ses
comparses étaient exécutés – était tombé dans l’oreille d’un sourd. Tout cela
ne faisait qu’exciter davantage l’humeur déjà chagrine d’un homme qui avait le
génie de toujours s’attirer des ennuis.
— Patientia
lenietur princeps, dit l’abbé Pérez pour le consoler. La patience apaise le
souverain.
— Eh
bien moi, elle m’échauffe la bile, révérend père.
Le jésuite
regardait autour de lui d’un air soucieux. Chaque fois qu’un de ses amis se
mettait en difficulté, il incombait à l’abbé Pérez de le justifier devant les
autorités, comme homme d’Église qu’il était. Il absolvait même parfois ses amis
sub conditionne, à leur insu. Par traîtrise, disait le capitaine. Moins
tortueux que le commun des membres de son ordre, l’abbé Pérez se croyait
souvent tenu de jouer le rôle d’arbitre dans les querelles. C’était un
théologien qui avait vécu et comprenait les faiblesses humaines. Il était d’un
naturel extraordinairement paisible et avait la conscience large comme la
manche d’un cordelier. Son église se trouvait donc fort fréquentée par des
femmes venues se faire pardonner leurs péchés, attirées qu’elles étaient par sa
réputation d’homme peu rigoureux au tribunal de la pénitence. Quant aux
habitués de la Taverne du Turc, ils ne parlaient jamais devant lui d’affaires
troubles ni de femmes. Telle était la règle qu’il fallait respecter pour jouir
de sa compagnie, de sa compréhension et de son amitié. Quand ses supérieurs lui
reprochaient de fréquenter une taverne en compagnie de poètes et de spadassins,
il avait coutume de leur répondre que les saints obtiennent le salut sans
l’aide de personne, alors qu’il faut aller chercher les pécheurs où qu’ils se
trouvent. J’ajouterai à son honneur que c’est à peine s’il touchait au vin et
que jamais je ne l’entendis médire, ce qui, dans l’Espagne d’alors comme dans
celle d’aujourd’hui, avait quelque chose d’insolite, même pour un
ecclésiastique.
— Soyons
prudents, monsieur Quevedo, ajouta-t-il en latin. Vous n’êtes pas dans une
situation qui vous permette de murmurer à haute voix.
Don
Francisco regarda le prêtre en rajustant ses besicles.
— Murmurer,
moi ?… Vous vous trompez, mon père. Je ne murmure pas, j’affirme, et à
haute voix.
Debout,
tourné vers le reste de l’assistance, il récita alors d’une voix sonore et
claire d’homme instruit :
Point ne
me tairai, même si ton doigt touche tantôt ton front, tantôt ta bouche,
conseillant silence, éveillant effroi. N’y a-t-il pas, morbleu, d’esprit
farouche ? Doit-on toujours sentir ce que l’on dit ? Ne jamais dire
ce que l’on a senti ?
Juan
Vicunta et le licencié Calzas applaudirent. Fadrique le Borgne opina gravement
du bonnet. Le capitaine Alatriste regardait Don Francisco avec un large sourire
mélancolique que celui-ci lui rendit et l’abbé Ferez se donna pour vaincu,
baissant les yeux vers son muscat généreusement allongé d’eau. Le poète
revenait à la charge avec un sonnet qu’il récitait de temps en temps :
J’ai
regardé les murs de ma patrie, puissants naguère, aujourd’hui effondrés…
Caridad la
Lebrijana vint débarrasser la table et demander un peu de calme avant de
s’éloigner avec un mouvement de hanches qui attira tous les yeux, sauf ceux du
père jésuite, concentré sur son muscat, et ceux de Don Francisco, perdus dans
ses combats contre des fantômes silencieux :
J’entrai
céans, ne vis qu’affront, dépouille de l’ancien logis ; moins fort et plus
tors le bâton, mon épée par l’âge assagie. Tout ce que mon regard déplore est
le souvenir de la mort.
Des
inconnus entraient dans la taverne et Diego Alatriste posa la main sur le bras
du poète pour le calmer. Souvenir de la mort ! répéta Don Francisco en
guise de conclusion. Puis il se rassit, absorbé dans ses pensées, acceptant le
nouveau pichet de vin que lui offrait le capitaine. En vérité, à Madrid, Don
Francisco se trouvait toujours entre deux incarcérations ou deux exils.
Peut-être pour cette raison, même s’il lui arriva d’acheter quelques maisons
dont les revenus lui furent souvent dérobés par des administrateurs sans
scrupules, ne voulut-il jamais avoir sa propre demeure à Madrid. Il préférait
loger à l’auberge. Entre les mauvais coups du sort, les trêves étaient bien
courtes pour cet homme singulier, peste pour ses ennemis et ravissement pour
ses amis, lui que nobles et beaux esprits venaient pareillement consulter,
alors que bien souvent il n’avait pas un maravédis en poche. Fortune varie, et
la sienne variait souvent.
— Puisqu’il
faut nous battre, battons-nous, ajouta le poète quelques instants plus tard.
Il avait
parlé d’une voix sourde, comme pour lui-même, un œil nageant sur son pichet de
vin, l’autre déjà noyé dedans. La main toujours posée sur son bras, penché
au-dessus de la table, Alatriste lui souriait avec une tristesse affectueuse.
— Nous
battre contre qui, Don Francisco ?
Son
expression était absente, comme s’il savait d’avance qu’il n’obtiendrait pas de
réponse. Don Francisco dressa un doigt en l’air. Ses besicles avaient glissé
sur son nez et pendaient au bout de leur cordon, deux doigts au-dessus du
pichet de vin.
— Contre
la stupidité, la méchanceté, la superstition, l’envie et l’ignorance, dit
lentement le poète, comme s’il regardait son reflet à la surface du vin.
Autrement dit, contre l’Espagne et contre tout.
Assis près
de la porte, j’écoutais ce discours, émerveillé et inquiet, devinant que sous
les paroles chagrines de Don Francisco se cachaient des choses obscures que je
ne pouvais comprendre mais qui n’étaient pas seulement l’effet de son caractère
grognon. J’étais trop jeune encore pour savoir que l’on peut parler avec une
dureté extrême de ce qu’on aime, avec l’autorité morale que nous confère cet
amour. Comme je le compris plus tard, la situation de l’Espagne était source de
grande tristesse pour Don Francisco de Quevedo. Une Espagne encore redoutable à
l’extérieur, mais qui, malgré la pompe et les artifices de notre jeune et
charmant monarque, malgré notre fierté nationale et nos héroïques faits
d’armes, s’était endormie, plaçant toute sa confiance dans l’or et l’argent
qu’apportaient les galions des Indes. Mais cet or et cet argent se perdaient
entre les mains de l’aristocratie, des fonctionnaires et du clergé, paresseux,
corrompus et oisifs. On les gaspillait en vaines entreprises comme cette nouvelle
et coûteuse guerre de Flandre où l’entretien du moindre piquier coûtait une
fortune. Jusqu’aux Hollandais, contre qui nous nous battions et qui nous
vendaient les produits de leurs manufactures et entretenaient des relations
commerciales à Cadix même, afin de s’emparer des métaux précieux que nos
navires, après avoir esquivé leurs pirates, ramenaient du Ponant. Les Aragonais
et les Catalans se barricadaient derrière leurs lois, le Portugal ne tenait que
par un fil, le commerce était aux mains des étrangers, les finances dans celles
des banquiers génois, et personne ne travaillait sauf les pauvres paysans,
saignés par les collecteurs d’impôts au nom de l’aristocratie et du roi. Et au
beau milieu de cette corruption, de cette folie, tournant le dos à l’histoire,
la malheureuse Espagne, tel un bel animal, terrible en apparence, capable de
furieux coups de griffes, mais le cœur rongé par une tumeur maligne,
pourrissait de l’intérieur, condamnée à une décadence inexorable dont la vision
n’échappait pas à la clairvoyance de cet homme hors du commun qu’était Don
Francisco de Quevedo. Mais en ce temps-là, je n’étais capable que de deviner la
hardiesse de ses propos. Je jetais des coups d’œil inquiets dans la rue,
m’attendant à voir surgir d’un moment à l’autre les argousins du corrégidor,
venus l’emprisonner pour son orgueilleuse imprudence.
Ce fut
alors que je vis le carrosse. Je mentirais si je disais que je n’attendais pas
son passage dans la rue de Tolède, deux ou trois fois par semaine, à peu près
toujours à la même heure. Il était noir, garni de cuir et de velours rouge. Le
cocher ne conduisait pas ses deux mules du haut de son siège mais chevauchait
l’une d’elles, comme c’était l’habitude avec ce genre d’attelage. Une bonne
voiture, mais discrète, comme on en voit à ceux qui occupent une position
élevée dans la société mais ne peuvent, ou ne veulent, trop se montrer. De
riches commerçants ou de hauts fonctionnaires qui, sans appartenir à la
noblesse, jouissaient de grands pouvoirs à la cour.
Cependant,
ce qui m’importait n’était pas le contenant mais le contenu. La main encore
enfantine, blanche comme du papier de soie, que l’on voyait délicatement posée
sur l’encadrement de la portière. Le reflet doré d’une chevelure longue et
bouclée. Et les yeux. Malgré le temps qui a passé depuis que je les vis pour la
première fois, malgré les nombreux déboires et aventures que ces yeux bleus
allaient me valoir au cours des années qui suivirent, aujourd’hui encore je
suis incapable d’exprimer par écrit l’effet de ce regard lumineux et très pur,
si trompeusement limpide, d’une couleur semblable à celle du ciel de Madrid
que, plus tard, sut peindre comme personne l’artiste favori de Sa Majesté,
Diego Velázquez.
Angélica
d’Alquézar devait avoir onze ou douze ans et l’on devinait déjà en elle la
splendide beauté qu’elle allait devenir et que Velázquez immortalisa sur le
fameux tableau pour lequel elle posa quelque temps plus tard, en 1635. Mais à
l’époque dont je parle, une dizaine d’années plus tôt, en ces matins de mars
qui précédèrent l’aventure des deux Anglais, j’ignorais l’identité de la petite
fille qui tous les deux ou trois jours parcourait en carrosse la rue de Tolède,
en direction de la Plaza Mayor et du Palais royal où – comme je l’appris par la
suite – elle assistait la reine et les jeunes princesses en qualité de menine,
grâce au poste qu’occupait son oncle, l’Aragonais Luis d’Alquézar, alors l’un
des secrétaires les plus influents du roi. Pour moi, la petite fille blonde
dans son carrosse n’était qu’une merveilleuse vision céleste, aussi éloignée de
ma pauvre condition de mortel que pouvaient l’être le soleil ou la plus belle
étoile de ce coin de la rue de Tolède où les roues de la voiture et les pattes
des mules altières éclaboussaient de boue tous les passants.
Ce matin-là,
quelque chose vint troubler la routine habituelle. Au lieu de passer comme
toujours devant la taverne et de poursuivre sa route, laissant apercevoir le
temps d’un instant sa blonde passagère, la voiture s’arrêta avant d’arriver à
ma hauteur, à une vingtaine de pas de la Taverne du Turc. Prise dans la boue,
une douve de tonneau s’était collée à l’une des roues et bloquait l’essieu. Le
cocher n’eut d’autre choix que d’arrêter ses mules et de mettre pied à terre,
ou plutôt dans la boue, pour retirer l’obstacle. Un groupe de jeunes vauriens
qui fréquentaient la rue s’approcha alors pour le railler. Le cocher, de fort
méchante humeur, se saisit de son fouet afin de les mettre en fuite. Peine
perdue. Les garnements de Madrid étaient alors aussi belliqueux que des taons –
natif de Madrid, je saurais mieux me battre, disait une vieille chanson –, et
de plus ce n’était pas tous les jours qu’ils avaient un carrosse pour exercer
leur adresse. Toujours est-il qu’armés de mottes de terre, ils firent montre
dans le maniement des projectiles d’une dextérité qui eût rendu jaloux les plus
habiles arquebusiers de nos régiments.
Je me
levai, alarmé. Le sort du cocher m’importait bien peu, mais cette voiture
transportait quelque chose qui, à ce stade de ma jeune vie, était le plus
précieux trésor qu’on pût imaginer. Et puis j’étais le fils de Lope Balboa,
mort glorieusement durant les guerres de Sa Majesté. Je n’avais donc pas le
choix.
Résolu à
me battre pour une personne que je considérais être ma dame, même de loin et avec
le plus grand respect, je fonçai sur les jeunes vauriens et, en deux coups de
poing et quatre coups de pied, je mis en déroute les forces ennemies qui
prirent la poudre d’escampette, me laissant maître du champ de bataille.
L’élan de
ma charge – et mon désir secret, il faut bien le dire – m’avait conduit à la
hauteur de la voiture. Le cocher n’était pas d’un naturel reconnaissant :
après m’avoir regardé de haut en bas, il se remit au travail. J’étais sur le
point de me retirer quand les yeux bleus apparurent à la portière de la
voiture. Cette vision me cloua sur place et je sentis le rouge me monter au
visage avec la force d’un coup de pistolet. La petite fille me regardait avec
une fixité qui aurait fait tarir l’eau de la fontaine voisine. Blonde. Pâle.
Très belle. Que vous dire de plus ? Elle ne souriait même pas, se
contentant de me regarder avec curiosité. De toute évidence, mon intervention
n’était pas passée inaperçue. Quant à moi, ce regard, cette apparition me
récompensaient amplement de ma peine. Je fis un geste de la main comme pour
toucher un chapeau imaginaire et m’inclinai.
— Iňigo
Balboa, à votre service, balbutiai-je en réussissant cependant à donner à mes
paroles une certaine fermeté qui me parut galante. Page du capitaine Don Diego
Alatriste.
Impassible,
la petite soutint mon regard. Le cocher avait repris sa place. Il poussa ses
bêtes et la voiture s’ébranla. Je fis un pas en arrière pour éviter que les
roues ne m’éclaboussent et, en cet instant précis, elle posa sur la portière
une main menue, parfaite, blanche comme la nacre, et je crus presque qu’on me
donnait cette main à baiser. Puis sa bouche, deux lèvres pâles et parfaitement
dessinées, ébaucha ce qui pouvait s’interpréter comme un sourire distant,
énigmatique et mystérieux. J’entendis claquer le fouet du cocher, et la voiture
s’éloigna, emportant avec elle ce sourire dont aujourd’hui encore j’ignore s’il
fut réel ou imaginé. Et je restai planté au beau milieu de la rue, épris de
tout mon être, regardant s’éloigner cette toute jeune fille semblable à un ange
blond, ignorant, pauvre de moi, que je venais de faire la connaissance de ma
plus douce, ma plus dangereuse et ma plus mortelle ennemie.
IV
LE GUET-APENS
La nuit
tombe vite au mois de mars. Il restait encore un peu de jour dans le ciel, mais
dans les rues étroites, sous les rebords des toits, il faisait noir comme dans
la gueule d’un four. Le capitaine Alatriste et son compagnon avaient choisi une
venelle, obscure et solitaire, que les deux Anglais emprunteraient
nécessairement pour se rendre à la Maison aux sept cheminées. Un messager les
avait prévenus de l’heure de leur passage et de leur itinéraire en leur
fournissant un signalement plus complet pour éviter toute erreur : Thomas
Smith, le plus âgé et le plus blond des deux hommes, montait un cheval
tourdille et portait un costume de voyage gris aux discrets ornements d’argent,
de hautes bottes, grises elles aussi, et un chapeau dont le ruban était de la
même couleur. Quant à John Smith, le plus jeune, habillé de marron, avec des
bottes de cuir et un chapeau orné de trois petites plumes blanches, il montait
un bai. Les deux hommes étaient fourbus et couverts de poussière, après une
chevauchée de plusieurs jours. Leur bagage était maigre et tenait dans deux
portemanteaux assujettis au moyen de courroies sur la croupe de leurs montures.
Caché dans
l’ombre d’un porche, Diego Alatriste regarda vers la lanterne que son compagnon
et lui avaient posée au coin de la rue pour éclairer les voyageurs avant que
ceux-ci ne puissent les voir. La ruelle, qui faisait un coude, partait de la
rue du Barquillo, à côté du palais du comte de Guadalmedina, puis longeait le
mur du jardin des carmes déchaussés avant d’aller mourir devant la Maison aux
sept cheminées, au carrefour de la rue de Torres et de celle des Infantes.
L’embuscade était tendue dans la première partie de la venelle, en son endroit
le plus obscur, étroit et solitaire, où il serait facile de désarçonner les
deux cavaliers par surprise.
Il faisait
un peu frais et le capitaine remonta le col de sa cape neuve, achetée avec l’or
des deux hommes masqués. Sa dague biscayenne tinta contre la poignée de l’épée
et la crosse du pistolet chargé qu’il portait à la ceinture, au cas où il
serait nécessaire, en dernière ressource, de faire usage de cet expédient
bruyant et définitif, expressément interdit par les ordonnances royales, mais
bien pratique lorsqu’une affaire ne s’annonçait pas sous les meilleurs
auspices. Cette nuit-là, Alatriste portait aussi sa casaque en cuir de buffle
qui lui protégeait le torse d’éventuels coups de dague, et il avait glissé son
couteau de boucher dans une de ses vieilles bottes dont les semelles usées
allaient lui permettre de mieux sentir le sol sous ses pieds quand commencerait
la danse.
Le malheur
soit sur l’insensé qui de son épée se déceint… commença-t-il à réciter entre
ses dents pour tromper l’attente. Puis il murmura encore quelques fragments de
Font-aux-Cabres de Lope de Vega, un de ses drames favoris, le visage dissimulé
sous le large bord de son chapeau qu’il avait enfoncé jusqu’aux sourcils. Une
ombre bougea légèrement à quelques pas, sous l’arc d’une petite porte qui
donnait sur le jardin des carmes. Après une bonne demi-heure passée dans
l’immobilité, l’Italien devait être aussi engourdi que lui. Singulier
personnage. Il s’était présenté entièrement vêtu de noir, drapé dans sa cape et
coiffé de son chapeau. Son visage grêlé ne s’était animé d’un sourire que
lorsque Alatriste avait proposé d’installer une lanterne pour éclairer le coin
de rue choisi pour le guet-apens.
— Bonne
idée, avait-il simplement dit de sa voix sourde et rauque. Eux dans la lumière
et nous dans l’ombre. Voir sans être vu.
Puis il
s’était mis à siffloter cette petite musique qu’il semblait aimer tant,
tiruli-ta-ta, tandis qu’ils se répartissaient la tâche à voix basse, sans un
mot de trop, comme des gens du métier. Alatriste s’occuperait du plus âgé,
l’Anglais au costume gris et au cheval tourdille. L’Italien se chargerait du
jeune homme en habit marron, monté sur le bai. Pas de coups de pistolet puisque
tout devait se faire avec suffisamment de discrétion pour que, la question
réglée, ils pussent fouiller les bagages, trouver les documents et,
naturellement, soulager les macchabées de l’argent qu’ils portaient sur eux.
S’ils faisaient trop de bruit et alertaient des gens, tout serait perdu. De
plus, la Maison aux sept cheminées n’était pas loin et les domestiques de
l’ambassadeur d’Angleterre pouvaient venir prêter main-forte à leurs
compatriotes. Il fallait donc que la rencontre soit rapide et mortelle :
cling, clang, bonjour et adieu. Et tout ce joli monde en enfer ou ailleurs, là
où s’en vont les anglicans hérétiques. Au moins ces deux-là ne réclameraient
pas la confession comme le faisaient les bons catholiques, au risque de
réveiller la moitié de Madrid.
Le
capitaine remonta sa cape et regarda dans la direction où la ruelle faisait un
coude éclairé par la flamme vacillante de la lanterne. Sous l’étoffe chaude, sa
main gauche reposait sur le pommeau de son épée. Un instant, pour passer le
temps, il essaya de se souvenir de tous les hommes qu’il avait tués ailleurs
qu’à la guerre, où il est souvent impossible de connaître l’effet d’un coup
d’épée ou d’arquebuse au milieu de la mêlée, à moins d’être face à face avec
l’adversaire. Face à face. Ce dernier point était important, du moins pour lui.
Car Diego Alatriste, à la différence d’autres sicaires, ne frappait jamais un
homme dans le dos. Il est vrai qu’il ne laissait pas toujours à l’autre le
temps de se mettre en garde. Mais il est vrai aussi que jamais il n’avait
frappé quelqu’un qui ne fût point tourné vers lui, la rapière sortie de son
fourreau, sauf une fois, une sentinelle hollandaise égorgée en pleine nuit.
Mais c’était là les risques de la guerre, comme auraient dû le savoir les
Allemands qui s’étaient mutinés à Maastricht, ou le reste des ennemis qu’il
avait expédiés sur les champs de bataille. Et à l’époque, rien de tout cela
n’était bien important. Mais le capitaine était un de ces hommes qui ont besoin
de préserver ne serait-ce qu’un peu de leur amour-propre. Sur l’échiquier de la
vie, chacun roque comme il peut. Cette justification, quoique bien faible, lui
suffisait. Et lorsque ce n’était pas le cas, quand l’eau-de-vie faisait
paraître dans ses yeux tous les diables qui torturaient son âme, elle lui
donnait une raison de se raccrocher à la vie s’il lui arrivait de contempler
avec un intérêt excessif le trou noir de ses pistolets.
Onze
hommes, conclut-il enfin. Sans compter la guerre, quatre soldats dans des duels
en Flandre et en Italie, un homme à Madrid et un autre à Séville. Affaires de
jeu, paroles déplacées ou histoires de femmes. Quant aux autres, il les avait
tués sur commande : cinq vies à tant le coup d’épée. Tous des hommes
capables de se défendre, plus quelques ruffians de bas étage. Pas de remords,
sauf dans deux cas : le galant d’une certaine dame dont le mari n’avait
pas assez de vaillance pour se débarrasser lui-même de ses cornes et qui était
pris de boisson la nuit où Diego Alatriste s’était porté à sa rencontre dans
une rue mal éclairée. Le capitaine n’avait jamais oublié le regard trouble de
cet homme qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. À peine le malheureux
avait-il tiré son épée, titubant sur ses pieds, que six pouces d’acier lui
étaient entrés dans la poitrine. Quant à l’autre, c’était un joli cœur de la
cour, un jeune gobe-mouches couvert de rubans dont l’existence portait ombrage
au comte de Guadalmedina. Une histoire de procès, de testament et d’héritage.
Diego Alatriste s’était occupé de lui pour simplifier la procédure. L’affaire
avait été expédiée lors d’une excursion du petit marquis, un certain Álvaro de
Soto, qui s’était rendu à la fontaine del Acero avec quelques amis pour faire
les yeux doux aux dames qui allaient prendre les eaux de l’autre côté du pont
de Ségovie. Un prétexte, une bonne poussée, quelques échanges d’insultes et le
jeune homme – il avait à peine vingt ans – était tombé dans la nasse en mettant
la main à son épée. Tout s’était déroulé très vite. En un tournemain, le
capitaine et les deux comparses qui couvraient ses arrières s’étaient envolés,
laissant le petit marquis sur le dos, saigné à blanc, sous les regards
horrifiés des dames et de leurs suivantes. L’affaire avait fait quelque bruit.
Mais grâce à ses influences, Guadalmedina avait réussi à protéger le tueur. Mal
à l’aise cependant, Alatriste avait longtemps gardé le souvenir de l’angoisse
peinte sur le visage livide du jeune homme qui ne désirait nullement se battre
contre cet inconnu à la féroce moustache, aux yeux clairs et froids, à l’aspect
menaçant, mais qui s’était senti obligé de le faire parce que des amis et des
dames le regardaient. Sans préambule, le capitaine lui avait allongé une botte
très simple, lui transperçant le cou alors que le jeune beau essayait encore de
se mettre élégamment en garde, bien droit, le geste assuré, tentant
désespérément de se souvenir des leçons de son maître d’armes.
Onze
hommes, compta Alatriste. Sauf le jeune marquis et un certain Carmelo Tejada,
tué dans un duel entre soldats, en Flandre, il ne pouvait se souvenir du nom
d’aucun d’entre eux. Ou peut-être ne l’avait-il jamais su. Quoi qu’il en soit,
caché dans l’ombre de la porte, attendant ses victimes, gêné par cette blessure
encore fraîche qui le forçait à rester à Madrid, Diego Alatriste eut une fois
de plus une pensée nostalgique pour les champs de bataille de Flandre, le
crépitement des arquebuses et les hennissements des chevaux, la sueur du combat
aux côtés de ses compagnons, le battement des tambours et le pas tranquille des
Tercios entrant en lice sous leurs vieux drapeaux. Comparée à Madrid, à cette
ruelle où il s’apprêtait à tuer deux hommes qu’il n’avait jamais vus de sa vie,
la guerre lui paraissait bien lointaine ce soir-là. La guerre était propre.
L’ennemi était en face, et Dieu de votre côté. Du moins, c’est ce qu’on disait.
La cloche
du couvent des carmes déchaussés sonna huit coups. Un peu plus tard, comme
répondant à son signal, un bruit de sabots se fit entendre au bout de la
ruelle, derrière l’angle que formait le mur du couvent. Diego Alatriste regarda
dans la direction de l’ombre tapie contre la petite porte et le sifflotement de
l’Italien lui indiqua qu’il était lui aussi en alerte. Le capitaine dégrafa sa
cape, s’en défit pour qu’elle ne le gênât point dans ses mouvements, la plia et
la déposa sous le porche. Puis il fixa les yeux sur l’angle de la rue éclairé
par la lanterne. Deux chevaux s’approchaient lentement. La lumière jaunâtre
arracha un reflet d’acier nu dans la cachette de l’Italien.
Le
capitaine ajusta son gilet de cuir et tira son épée. Le bruit des sabots
résonnait maintenant au bout de la rue et une première ombre commença à se
profiler sur le mur, énorme, disproportionnée. Alatriste prit cinq ou six
grandes respirations pour chasser les mauvaises humeurs de ses poumons. Puis,
l’esprit plus clair, il sortit de l’ombre du porche, l’épée dans la main
droite, sa dague biscayenne dans la gauche. À quelques pas, une forme jaillit
des ténèbres de la petite porte, un éclair métallique dans chaque main, et
rejoignit le capitaine pour se porter à la rencontre des deux silhouettes que
la lanterne faisait déjà se découper sur le mur. Un pas, deux pas, un autre
encore. Tout était diablement proche dans cette ruelle et, arrivées au coin,
les ombres se rencontrèrent dans la confusion : éclairs d’acier, yeux
écarquillés par la surprise, brusque respiration de l’Italien quand il choisit
sa victime et se précipita en avant. Les deux voyageurs venaient à pied et
tenaient leurs chevaux par les rênes. Tout fut très facile au début, sauf quand
Alatriste hésita entre les deux hommes, cherchant à reconnaître le sien.
L’Italien fut plus rapide, ou tarda moins à improviser. Toujours est-il que le
capitaine le sentit se glisser contre lui comme un souffle et foncer sur le
plus proche des hommes qui leur faisaient face, soit qu’il eût reconnu sa
proie, soit que, indifférent à l’accord qui leur assignait à chacun une
victime, il se fût lancé sur celui qui marchait en tête et avait ainsi moins de
temps pour se prémunir contre l’attaque. En tout cas, il ne s’était pas trompé
car Alatriste put voir le jeune homme blond, vêtu d’un costume marron, tenant
par les rênes un cheval bai, pousser une exclamation en sautant de côté pour
esquiver miraculeusement le coup que l’Italien venait de lui porter sans lui
laisser le temps de mettre la main à l’épée.
— Steenie !…
Steenie !
Plus qu’un
appel à l’aide, c’était un cri d’alarme à l’intention de son compagnon.
Alatriste entendit le jeune homme crier deux fois pendant qu’il passait à côté
de lui puis, esquivant la croupe du cheval qui s’était mis à caracoler, le
capitaine pointa son épée vers l’autre Anglais, vêtu de gris. La lumière de la
lanterne lui révéla un homme de belle allure avec des cheveux très blonds et
une fine moustache. Le deuxième voyageur venait de lâcher les rênes de sa
monture et, après avoir reculé de quelques pas, dégainait son épée avec la
rapidité de l’éclair. Qu’il fût d’un hérétique ou d’un bon chrétien, son
mouvement au moins rendait les choses plus claires à présent, et le capitaine
fondit droit sur lui. L’Anglais allongea le bras pour garder ses distances puis,
solidement campé sur un pied, il avança l’autre et toucha rapidement son ennemi
qui changea à peine de position. Aussitôt, Alatriste donna un coup latéral avec
sa biscayenne pour dévier la lame de son adversaire. Un instant plus tard,
celui-ci avait reculé de quatre pas et se défendait désespérément, coincé
contre le mur, alors que le capitaine s’apprêtait, méthodique et sûr de lui, à
lui enfoncer six pouces d’acier dans le corps. C’était chose faite, ou presque,
car si le jeune homme se battait avec vaillance et adresse, il était trop
fougueux et s’épuisait vite. Alatriste entendait derrière lui tinter les épées
de l’Italien et de l’autre Anglais, leur souffle et leurs imprécations. Du coin
de l’œil, il pouvait deviner le mouvement de leurs ombres sur le mur.
Tout à
coup, entre deux cliquetis, on entendit un gémissement et le capitaine vit que
l’ombre du plus jeune des deux Anglais tombait à genoux. L’homme semblait
blessé et se couvrait tant bien que mal face aux assauts de l’Italien.
L’adversaire d’Alatriste parut en être bouleversé : d’un seul coup, son
instinct de survie l’abandonna, de même que l’adresse avec laquelle il avait
jusque-là tenu peu ou prou le capitaine à distance.
— Grâce
pour mon compagnon ! cria-t-il en parant une botte, avec un accent très
prononcé… Grâce pour mon compagnon !
Distrait,
il avait un peu baissé la garde et, au premier instant d’inattention, après une
feinte avec sa dague, le capitaine le désarma sans effort. Au diable cet
hérétique de mes couilles, pensa-t-il. Qu’allait-il demander pitié pour
l’autre, alors que lui-même était sur le point d’aller engraisser les vers de
terre. L’épée de l’étranger volait encore en l’air qu’Alatriste pointait déjà
la sienne sur la gorge de son adversaire et reculait le coude d’un pouce, ce qu’il
fallait pour la traverser sans problèmes et régler l’affaire sur-le-champ.
Grâce pour mon compagnon. Il fallait être bien dérangé, ou Anglais, pour crier
ainsi dans une ruelle obscure de Madrid, quand les coups de fer pleuvaient de
partout.
Mais
l’Anglais persistait. Au lieu de demander grâce pour lui, ou encore – c’était à
l’évidence un jeune homme au cœur vaillant – de mettre la main au petit
poignard inutile qu’il portait encore à la ceinture, il jeta un regard
désespéré à l’autre jeune homme qui, par terre, se défendait faiblement, puis,
le montrant à Diego Alatriste, il cria une nouvelle fois :
— Grâce
pour mon compagnon !
Le
capitaine arrêta son bras, déconcerté. Ce jeune homme blond à la moustache
soignée, aux longs cheveux en désordre à cause du voyage, vêtu d’un élégant
costume gris recouvert de poussière, craignait pour son ami que l’Italien était
sur le point de transpercer. Alors, à la lumière de la lanterne qui éclairait
toujours la mêlée, le capitaine Alatriste prit le temps de regarder les yeux
bleus de l’Anglais, son visage fin, pâle, crispé par une angoisse qui,
clairement, n’avait rien à voir avec la peur de mourir. Des mains blanches et
douces. Des traits d’aristocrate. Tout chez lui dénotait l’homme de qualité. Et
il se souvint de la conversation qu’il avait eue avec les deux hommes masqués,
du désir exprimé par l’un que l’on ne versât point trop de sang et l’insistance
de l’autre, confirmée par l’inquisiteur Bocanegra, pour qu’on tuât les deux
voyageurs. L’affaire était trop embrouillée pour qu’il pût l’expédier en deux
coups d’épée et s’en tenir là.
Merde.
Merde et merde. Sacrebleu ! Par tous les diables de l’enfer ! L’épée
à un pouce de l’Anglais, Diego Alatriste hésita et l’autre s’en rendit compte.
Avec une expression d’une extrême noblesse, incroyable dans les circonstances,
il le regarda dans les yeux et lentement posa la main droite sur sa poitrine,
sur son cœur, comme s’il prononçait un serment solennel au lieu de supplier.
— Grâce !
Il répéta
sa supplique une dernière fois, à voix basse, presque sur le ton de la
confidence. Et Diego Alatriste, qui continuait à apostropher tous les démons de
l’enfer, sut qu’il ne pourrait plus tuer de sang-froid ce maudit Anglais, du
moins pas cette nuit-là ni dans cet endroit. Il sut aussi, alors qu’il
abaissait son épée et se retournait vers l’Italien et l’autre jeune homme,
qu’il était sur le point de tomber, comme le parfait imbécile qu’il était, dans
un des multiples pièges dont sa vie hasardeuse avait été semée.
À
l’évidence, la situation réjouissait l’Italien. Il aurait pu achever plusieurs
fois le blessé, mais il s’amusait à allonger des coups et à faire des feintes
comme s’il prenait plaisir à retarder l’estocade définitive et mortelle. On
aurait dit un chat noir et maigre en train de jouer avec une souris. À ses
pieds, un genou en terre et le dos au mur, une main couvrant la blessure qui
saignait à travers son pourpoint, le plus jeune des deux Anglais se battait
faiblement, parant à grand-peine les attaques de son adversaire. Il ne demandait
pas pitié. Son visage d’une pâleur mortelle était empreint d’une digne
décision. Les mâchoires serrées, il était décidé à mourir sans un cri ni une
plainte.
— Laissez-le !
cria Alatriste à l’Italien.
Entre deux
attaques, celui-ci le regarda, surpris de voir à côté de lui l’autre Anglais,
désarmé mais toujours debout. Il hésita un instant, jeta un regard à son
adversaire, lui allongea une botte sans conviction excessive, puis regarda de
nouveau le capitaine.
— Vous
plaisantez ? dit-il en faisant un pas en arrière pour reprendre son
souffle pendant qu’il faisait siffler son épée en donnant deux coups dans le
vide, l’un à droite, l’autre à gauche.
— Laissez-le,
insista Alatriste.
L’Italien
le fixa longuement, refusant de comprendre ce qu’il venait d’entendre. À la
lumière blafarde de la lanterne, son visage dévasté par la petite vérole
ressemblait à la surface de la lune. Sa moustache noire se tordit en un
sinistre sourire sur ses dents d’une blancheur éclatante.
— Allez-vous
faire foutre, dit-il enfin.
Alatriste
fit un pas dans sa direction et l’Italien regarda l’épée qu’il tenait à la
main. Allongé par terre, incapable de comprendre ce qui se passait, le jeune
blessé les dévisageait tour à tour.
— Cette
affaire n’est pas claire, fit le capitaine. Pas claire du tout. Nous les
tuerons un autre jour.
L’Italien
continuait à le regarder fixement. Son sourire s’accentua, incrédule, puis
s’effaça d’un coup.
— Vous
êtes fou, dit-il. Nous risquons d’y laisser notre tête.
— J’en
prends la responsabilité.
— Ah…
L’Italien sembla
réfléchir. Soudain, avec la vitesse de l’éclair, il allongea une botte
tellement foudroyante que, si Alatriste n’avait interposé sa lame, il aurait
cloué le jeune homme allongé par terre contre le mur. Il se retira en lâchant
un juron et cette fois ce fut Alatriste qui dut faire usage de son instinct
d’escrimeur et de toute son adresse pour éviter la deuxième botte poussée par
l’Italien, maintenant animé des plus meurtrières intentions. Deux pouces de
plus, et elle l’aurait atteint au cœur.
— Nous
nous retrouverons ! Cria le spadassin. Le monde est petit !
D’un coup
de pied, il renversa la lanterne, puis se mit à courir et disparut dans
l’obscurité de la ruelle, ombre parmi les ombres. Son rire éclata un instant
plus tard, lointain, comme le pire des augures.
V
LES DEUX ANGLAIS
Le plus
jeune des deux hommes n’était que légèrement blessé. Aidé de Diego Alatriste,
son compagnon l’avait adossé au mur du jardin des carmes. Les deux hommes
examinèrent sa blessure à la lumière de la lanterne qu’ils avaient
rallumée : c’était une estafilade superficielle, de celles qui saignent
abondamment et permettent ensuite aux jeunes godelureaux d’aller se pavaner
devant les dames, le bras en écharpe, sans qu’il leur en ait coûté grand-chose.
Dans le cas présent, l’écharpe ne serait même pas nécessaire. Le jeune homme au
costume gris posa un mouchoir propre sur la blessure qui s’ouvrait sous
l’aisselle gauche de son compagnon, puis il referma sa chemise, sa journade et
son pourpoint en lui parlant doucement dans leur langue. Pendant toute
l’opération que l’Anglais exécuta en tournant le dos au capitaine, comme s’il
n’avait plus rien à craindre de lui, Diego Alatriste eut l’occasion de
s’arrêter sur quelques détails dignes d’intérêt. Par exemple, en dépit de
l’apparente sérénité du jeune homme vêtu de gris, ses mains tremblaient au
début quand il avait ouvert les vêtements de son compagnon pour examiner sa
blessure. Et puis, même s’il ne savait de l’idiome anglais que les mots que
l’on peut échanger de bateau à bateau ou de parapet à parapet sur un champ de
bataille – vocabulaire qui dans le cas d’un ancien soldat espagnol se limitait
à « fockiou, sons of de gritbitch et oui are gain tou cat your
balls » –, le capitaine avait pu saisir que l’Anglais vêtu de gris
parlait à son compagnon avec une sorte de respect affectueux et que, tandis que
l’autre l’appelait Steenie, sans aucun doute un surnom amical ou familier,
l’homme en gris utilisait le mot milord pour s’adresser au blessé. Il y avait
anguille sous roche, comme dit le proverbe, et celle-ci n’était certainement
pas une civelle. La curiosité d’Alatriste en fut tellement éveillée qu’au lieu
de détaler, comme le lui commandait à grands cris son bon sens, il resta là,
immobile, à côté des deux Anglais qu’il avait bien failli expédier dans l’autre
monde, réfléchissant à ce qu’il savait déjà de longue date, à savoir que les
cimetières sont remplis de curieux. Mais il n’était pas moins vrai qu’au point
où en étaient les choses, après l’incident avec l’Italien, avec ces deux hommes
masqués et le père Emilio Bocanegra qui attendait certainement l’issue de
l’affaire, son compte était bon. S’en aller, rester ou danser la chaconne, tout
cela était du pareil au même. Se cacher la tête comme cet oiseau étrange que
l’on disait vivre en Afrique ne servirait de rien. De toute façon, ce n’était
pas dans le caractère de Diego Alatriste. Il comprenait fort bien qu’en déviant
le coup de l’Italien, il avait commis un acte irréparable et qu’il lui était
désormais impossible de revenir en arrière. Il ne lui restait donc plus qu’à
jouer la partie avec la nouvelle donne que le destin moqueur venait de lui
mettre entre les mains, aussi mauvaise fût-elle. Il regarda les deux jeunes
gens qui, à cette heure et selon le plan convenu – il avait dans sa poche une
partie de l’or reçu pour sa peine –, auraient dû être raides morts. Et il
sentit des gouttes de sueur couler sur le col de sa chemise. Putain de sort,
jura-t-il en silence. Il avait bien choisi son moment pour jouer les
gentilshommes et s’embarrasser la conscience de scrupules dans cette venelle de
Madrid. Et cela ne faisait sûrement que commencer.
L’Anglais
vêtu de gris s’était relevé et observait le capitaine. Celui-ci put à son tour
l’étudier à la lumière de la lanterne : petite moustache blonde et frisée,
belle allure, des cernes de fatigue sous les yeux bleus. À peine trente ans et
à n’en pas douter un homme de qualité. Comme l’autre, pâle comme un linge. Le
sang ne leur était pas encore revenu au visage depuis qu’Alatriste et l’Italien
avaient fondu sur eux.
— Nous
sommes vos obligés, monsieur, dit l’homme vêtu de gris qui ajouta, après une
légère pause : en dépit de tout.
Son
espagnol était imprégné d’un accent anglais à couper au couteau. Mais le ton de
sa voix paraissait sincère. Manifestement, lui et son compagnon avaient
vraiment vu la mort en face, à cent lieues de toute gloire, et sans héroïques
roulements de tambour, acculés contre un mur dans le noir, faits comme des rats
au fond d’une ruelle. Une expérience que vivent de temps à autre, et c’est tant
mieux, certains membres des classes privilégiées, trop habitués à parader la
tête haute entre fifres et tambours. De fait, il battait des paupières de temps
en temps, sans quitter le capitaine des yeux, comme surpris d’être toujours
vivant. Et il pouvait l’être, l’hérétique.
— En
dépit de tout, répéta-t-il.
Le
capitaine ne sut que répondre. Tout bien pesé, malgré le dénouement de
l’escarmouche, lui et son compagnon de fortune avaient tenté d’assassiner les
jeunes Smith, ou ceux qui prétendaient s’appeler ainsi. Gêné par le silence qui
suivit, il regarda autour de lui et vit briller par terre l’épée de l’Anglais.
Il alla la ramasser et la lui rendit. Steenie, c’est-à-dire celui qui se
faisait appeler Thomas Smith, la soupesa d’un air pensif avant de la remettre
dans son fourreau. Il continuait à regarder Alatriste avec ces yeux bleus et
francs qui incommodaient tellement le capitaine.
— Au
début, nous avons bien cru que vous… dit-il, puis il se tut, comme s’il
attendait qu’Alatriste complète sa phrase.
Mais
celui-ci se contenta de hausser les épaules. Au même moment, le blessé fît le
geste de se remettre debout et celui qu’il appelait Steenie se retourna pour
l’aider. Ils avaient maintenant rengainé leurs épées et, à la lumière de la
lanterne qui continuait à brûler par terre, ils observaient le capitaine avec
curiosité.
— Vous
n’êtes point un vulgaire coupe-jarret, conclut finalement Steenie qui
retrouvait peu à peu ses couleurs.
Alatriste
lança un regard au plus jeune des deux, celui que son compagnon avait plusieurs
fois appelé « milord ». Petite moustache blonde, mains fines, l’air
d’un aristocrate malgré son costume de voyage couvert de la poussière et de la
saleté de la route. Si cet homme n’était pas issu d’une bonne famille, le capitaine
était prêt à embrasser la foi des Turcs. Parole de soldat.
— Votre
nom ? demanda l’homme au costume gris.
Étrange
qu’ils fussent encore vivants, car ces hérétiques étaient vraiment naïfs. Ou
peut-être était-ce précisément pour cette raison qu’ils étaient encore de ce
monde. Toujours est-il qu’Alatriste ne desserra pas les dents. Il n’était pas
porté aux confidences, moins encore devant deux quidams qu’il avait été sur le
point d’expédier dans l’au-delà. À quoi pensait donc ce godelureau ? Qu’il
allait lui ouvrir son cour pour ses beaux yeux ? Et malgré son envie de
savoir ce que recelait toute cette affaire, le capitaine commença à songer
qu’il serait peut-être préférable de prendre la clef des champs. Ce n’était ni
le moment ni le lieu de jouer au jeu des questions et des réponses. Quelqu’un
pouvait apparaître : le guet ou un fâcheux qui serait venu compliquer les
choses. Au pire, l’Italien pourrait même avoir l’idée de revenir avec des
renforts pour achever la besogne en sifflotant son tiruli-ta-ta. Cette pensée
lui fit jeter un coup d’œil derrière lui dans la ruelle sombre. Il fallait s’en
aller d’ici, et sans tramer.
— Qui
vous a envoyé ? Insista l’Anglais. Sans répondre, Alatriste alla chercher
sa cape et la jeta sur son épaule, laissant libre sa main droite pour parer à
toute mauvaise surprise. Leurs rênes à terre, les chevaux ne s’étaient éloignés
que de quelques pas.
— Reprenez
vos bêtes et allez-vous-en, dit-il enfin.
Celui que
l’autre appelait Steenie ne bougea pas et se contenta de consulter son compagnon
qui n’avait pas prononcé un mot en espagnol et ne semblait le comprendre qu’à
peine. De temps en temps, ils échangeaient quelques phrases dans leur langue, à
voix basse, et le blessé hochait silencieusement la tête. Finalement, le jeune
homme au costume gris se retourna vers Alatriste.
— Vous
pouviez me tuer et vous ne l’avez pas fait dit-il. Et vous avez aussi sauvé la
vie de mon ami… Pourquoi ?
— L’âge,
sans doute. Je me laisse attendrir. L’Anglais secoua la tête.
— Ce
n’était pas un hasard – il regarda son compagnon puis le capitaine avec une
attention renouvelée. Quelqu’un vous avait envoyés. Je me trompe ?
Toutes ces
questions commençaient à faire monter la moutarde au nez du capitaine, plus
encore quand il vit que son interlocuteur esquissait un geste vers la bourse
qui pendait à sa ceinture, donnant à entendre que toute parole utile pourrait
être convenablement récompensée. Diego Alatriste fronça les sourcils, tordit sa
moustache et posa la main sur le pommeau de son épée.
— Monsieur,
dit-il, je crains que vous ne vous mépreniez sur mon compte… Ai-je l’air de
quelqu’un qui raconte sa vie à tout le monde ?
L’Anglais
le regarda attentivement, de la tête aux pieds, puis écarta lentement la main
de sa bourse.
— Non,
reconnut-il. En vérité, non. Alatriste hocha la tête, satisfait.
— Je
suis heureux que vous le constatiez. Et maintenant, reprenez vos chevaux et
décampez. Mon compagnon pourrait revenir.
— Et
vous ?
— Je
sais m’occuper de mes affaires.
Les
Anglais échangèrent encore quelques mots. L’homme au costume gris semblait
réfléchir, les bras croisés, le menton entre le pouce et l’index. Un geste
insolite, plein d’affectation, plus à sa place sans doute dans les élégants
palais de Londres que dans une obscure venelle du vieux Madrid. Pourtant, il
semblait habituel chez lui. Blanc et blond comme il l’était, il avait l’air
d’un joli cœur ou d’un courtisan. Mais il s’était battu avec adresse et
vaillance, comme d’ailleurs son compagnon dont les manières étaient taillées
sur le même patron. Des jeunes gens de bonne famille, conclut le capitaine.
Quelque histoire de femmes, de religion ou de politique. Peut-être les trois
choses à la fois.
— Personne
ne doit rien savoir de ce qui s’est passé, dit enfin l’Anglais.
Diego
Alatriste se mit à rire entre ses dents.
— Je
n’ai aucun intérêt à ce que l’affaire s’ébruite.
Son
interlocuteur parut surpris de ce rire, ou peut-être eut-il quelque difficulté
à comprendre ce que le capitaine venait de lui dire. Mais, un instant plus
tard, il souriait lui aussi. Un bref sourire courtois. Un peu dédaigneux.
— Trop
de choses sont en jeu, ajouta-t-il. Alatriste était parfaitement de cet avis.
— Ma
tête, murmura-t-il. Par exemple. Si l’Anglais comprit l’ironie, il n’en montra
rien. Il réfléchissait encore.
— Mon
ami a besoin de prendre un peu de repos. Et l’homme qui l’a blessé peut nous
attendre un peu plus loin… – une fois de plus, il dévisagea longuement Diego
Alatriste, tentant de voir plus clair en lui. Finalement, il haussa les
épaules, comme pour indiquer que lui et son compagnon n’avaient guère le choix
– … connaissez-vous, monsieur, l’endroit où nous devons nous rendre ?
Impassible,
Alatriste soutint son regard.
— C’est
possible.
— Vous
connaissez la Maison aux sept cheminées ?
— Peut-être.
— Nous
feriez-vous la grâce de nous y conduire ?
— Non.
— Alors,
iriez-vous y porter un message de notre part ?
— N’y
songez pas.
Cet homme
devait le prendre pour un imbécile. Et quoi encore : se jeter dans la
gueule du loup en allant éveiller les soupçons de l’ambassadeur d’Angleterre et
de ses domestiques ? On est toujours puni de sa curiosité, se dit-il en
jetant un regard inquiet autour de lui. Le moment était venu de veiller à sa
propre peau que plus d’un était sans doute disposé à trouer à pareille heure.
Il fit un geste pour indiquer que la conversation n’irait pas plus loin. Mais
l’Anglais le retint encore un instant.
— Connaissez-vous
un lieu où nous pourrions trouver de l’aide, pas trop loin d’ici ?… Ou
bien nous reposer un peu ?
Diego
Alatriste allait répondre une dernière fois par la négative avant de s’enfoncer
dans les ténèbres quand une idée lui traversa l’esprit, comme un éclair.
Lui-même n’avait nulle part où aller, car l’Italien et les renforts que lui
donneraient les hommes masqués et le père Bocanegra ne manqueraient pas d’aller
le chercher dans son galetas de la rue de l’Arquebuse, où je dormais comme un
bienheureux. À moi, personne ne me ferait de mal. Tandis qu’à lui, on lui
trancherait la gorge avant qu’il n’ait le temps de s’emparer d’une arme. Il
avait une chance de trouver refuge pour la nuit et de s’assurer d’une aide en
cas de besoin. Et en même temps, il secourait les Anglais tout en se donnant la
possibilité d’en apprendre davantage sur leur compte et sur ceux qui voulaient
les expédier dans l’autre monde. Cette carte que Diego Alatriste avait dans sa
manche, mais dont il s’efforçait de ne jamais abuser, s’appelait Álvaro de la
Marca, comte de Guadalmedina. Et son palais était à cent pas.
— Tu
t’es mis dans de beaux draps.
Álvaro
Luis Gonzaga de la Marca y Alvarez de Sidonia, comte de Guadalmedina, était
élégant, bel homme et si riche qu’il pouvait perdre dix mille ducats en une
seule nuit de jeu ou en compagnie d’une de ses maîtresses sans même un
battement de cil. À l’époque de l’aventure des deux Anglais, il devait avoir
trente-trois ou trente-quatre ans et se trouvait donc dans la fleur de l’âge.
Fils du vieux comte de Guadalmedina – Don Fernando Gonzaga de la Marca, héros
des campagnes de Flandre à l’époque du grand Philippe II et de son
successeur Philippe III –, Álvaro de la Marca avait hérité de son père une
grandesse d’Espagne et pouvait rester couvert en présence du jeune monarque,
Philippe IV, qui l’honorait de son amitié et, à ce que l’on disait,
l’accompagnait dans ses équipées nocturnes avec des actrices et des dames de
basse extraction, que tous les deux prisaient beaucoup. Célibataire, coureur,
courtisan, cultivé, poète à ses heures, galant et séducteur, Guadalmedina avait
acheté au roi la charge des postes royales après la scandaleuse et récente mort
du bénéficiaire antérieur, le comte de Villamediana, une crapule, assassiné
pour une histoire de jupes ou de jalousie. Dans cette Espagne corrompue où tout
était à vendre, de la dignité ecclésiastique aux emplois les plus lucratifs de
l’État, le titre et les bénéfices de surintendant des postes de Sa Majesté
avaient accru la fortune et l’influence de Guadalmedina à la cour, influence
d’autant plus prestigieuse qu’il avait aussi fait une brève mais brillante
carrière militaire dans sa jeunesse quand, vers l’âge de vingt ans, il avait
fait partie de l’état-major du duc d’Osuna sous les ordres duquel il s’était
battu contre les Vénitiens et contre le Turc à bord des galères espagnoles de
Naples. C’était à cette époque qu’il avait fait la connaissance de Diego Alatriste.
— Dans
de beaux draps, c’est le moins qu’on puisse dire, répéta Guadalmedina.
Le
capitaine haussa les épaules. Sans chapeau et sans cape, il était debout dans
une petite pièce décorée de tapisseries flamandes. À côté de lui, sur une table
recouverte de velours vert, attendait un verre d’eau-de-vie qu’il n’avait pas
touché. Vêtu d’une splendide robe de chambre, chaussé de mules de satin, le
front plissé, Guadalmedina faisait les cent pas devant la cheminée,
réfléchissant à ce qu’Alatriste venait de lui conter : l’histoire
véridique de ce qui s’était passé, point par point, à l’exception de quelques
omissions, depuis l’épisode des hommes masqués jusqu’au dénouement du
guet-apens dans la ruelle. Le comte était l’une des rares personnes en qui Alatriste
pouvait avoir une confiance aveugle. Et, comme il l’avait décidé en conduisant
les deux Anglais à son palais, il n’avait guère le choix.
— Sais-tu
qui tu as tenté de tuer aujourd’hui ?
— Non.
Je n’en sais rien.
Alatriste
choisissait ses mots avec une extrême prudence. En principe, un certain Thomas
Smith et son compagnon. C’est du moins ce qu’on me dit. Ou plutôt ce qu’on m’a
dit.
— Qui
te l’a dit ?
— J’aimerais
bien le savoir.
Álvaro de
la Marca s’était arrêté devant lui et le regardait, perplexe. Le capitaine se
contenta de faire un bref signe de tête affirmatif et il entendit l’aristocrate
murmurer un « juste ciel » avant de reprendre sa marche. Pendant ce
temps, les domestiques du comte, mandés de toute urgence, s’occupaient des
Anglais dans le meilleur salon du palais. Tandis qu’il attendait, Alatriste
avait entendu des portes s’ouvrir et se refermer, les voix des laquais à la
porte principale, des hennissements dans les écuries d’où venait la lueur de
torches à travers les fenêtres aux carreaux sertis de plomb. La maison semblait
être sur le pied de guerre. Le comte lui-même avait écrit des billets urgents
dans son cabinet de travail avant d’aller retrouver Alatriste. Ordinairement
plein de sang-froid et toujours de belle humeur, le capitaine ne l’avait vu que
bien peu de fois aussi troublé.
— Thomas
Smith… murmura le comte.
— C’est
ce qu’on m’a dit.
— Thomas
Smith, tout court.
— Exactement.
Guadalmedina
s’était une fois de plus arrêté devant lui.
— Thomas
Smith, tu parles, finit-il par dire avec impatience. L’homme au costume gris
s’appelle Georges Villiers. Ce nom te dit-il quelque chose ?… – d’un geste
brusque, il prit sur la table le verre auquel Alatriste n’avait pas touché et
le vida d’un trait. Plus connu en Europe sous son titre anglais : marquis
de Buckingham.
Un homme
moins trempé que Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de
Flandre, aurait cherché de toute urgence une chaise où s’asseoir. Ou, plus
exactement, où se laisser tomber. Mais il resta bien droit, soutenant le regard
de Guadalmedina comme si rien de tout cela ne le concernait. Pourtant, bien
plus tard, devant un pichet de vin et avec moi comme unique témoin, le
capitaine allait reconnaître qu’en cet instant il avait dû glisser ses pouces
sous son ceinturon pour empêcher ses mains de trembler. Et que sa tête s’était
mise à tourner comme s’il s’était trouvé sur un tourniquet de foire. Le marquis
de Buckingham, comme tout le monde le savait en Espagne, était le jeune favori
du roi Jacques Ier d’Angleterre : fleur de la noblesse anglaise,
fameux gentilhomme, élégant courtisan, adoré par les dames, appelé à de très
hautes fonctions dans la gestion des affaires d’État de Sa Majesté britannique.
Il serait d’ailleurs fait duc quelques semaines plus tard, pendant son séjour à
Madrid.
— Pour
résumer, conclut Guadalmedina d’une voix courroucée, tu as failli tuer le
favori du roi d’Angleterre qui voyage incognito. Quant à l’autre…
— John
Smith ?
Cette
fois, il y avait une note d’humour résigné dans le ton de Diego Alatriste.
Guadalmedina leva les mains comme pour les porter à sa tête et le capitaine
remarqua que la seule mention de John Smith avait fait pâlir l’aristocrate.
Álvaro de la Marca passa l’ongle de son pouce dans la petite barbe qu’il avait
taillée en pointe, puis se remit à regarder le capitaine de haut en bas,
admiratif.
— Tu
es incroyable, Alatriste – il fit quelques pas, puis s’arrêta encore en le
regardant avec la même expression. Incroyable.
Parler
d’amitié pour définir la relation qui existait entre Guadalmedina et le vieux
soldat eût été excessif. Il s’agissait plutôt de considération mutuelle, dans
les limites de chacun. Álvaro de la Marca estimait sincèrement le capitaine.
Cette histoire remontait à l’époque où, encore jeune, Diego Alatriste avait
servi en Flandre et s’était distingué sous les drapeaux du vieux comte Fernando
de Guadalmedina qui l’avait honoré à maintes reprises de son affection et de
son estime. Plus tard, les hasards de la guerre avaient rapproché le jeune
comte de Diego Alatriste, à Naples, et l’on racontait que ce dernier, quoique
simple soldat, avait rendu au fils de son ancien général quelques services
importants lors de l’expédition des Querquenes qui avait tourné au désastre.
Álvaro de la Marca ne l’avait pas oublié et, avec le temps, héritier de la
fortune et des titres de son père, ayant troqué les armes pour la vie de
courtisan, il s’était souvenu du capitaine. À l’occasion, il l’engageait comme
spadassin pour régler des questions d’argent, l’escorter dans des aventures
galantes ou périlleuses, ou ajuster ses comptes avec des maris cocus, des
rivaux en amour et des créanciers importuns, comme ce petit marquis de Soto
auquel, nous l’avons vu, Alatriste avait administré, sur les ordres de
Guadalmedina, une dose mortelle de bon acier de Tolède. Mais loin d’abuser de
cette situation, ce qu’auraient fait sans nul doute une bonne partie des
matamores patentés qui fréquentaient Madrid à la recherche d’un bénéfice ou de
doublons, Diego Alatriste gardait ses distances et n’avait recours au comte
qu’en cas de nécessité absolue, comme cette nuit-là. Chose qu’il n’aurait
d’ailleurs jamais faite s’il n’avait été sûr de la qualité des deux hommes
qu’il avait attaqués. Et il allait bientôt connaître toute la gravité de son
geste.
— Tu
es certain de n’avoir reconnu aucun des hommes masqués qui t’ont chargé de
cette affaire ?
— Je
l’ai déjà dit à Votre Grâce. Des gens respectables, mais je n’ai pu en
identifier aucun.
Guadalmedina
passa la main dans sa barbiche.
— Ils
n’étaient que deux avec toi ?
— Deux,
pour autant que je m’en souvienne.
— Et
l’un t’a dit de ne pas les tuer, et l’autre de le faire.
— A
peu près.
Le comte
regarda longuement Alatriste.
— Pardieu,
tu me caches quelque chose. Le capitaine haussa les épaules en soutenant le
regard de son protecteur.
— Peut-être,
répondit-il avec calme.
Álvaro de
la Marca esquissa un sourire en coin sans le quitter des yeux. Il connaissait
assez Alatriste pour savoir qu’il ne tirerait rien d’autre de lui, même si le
comte menaçait de se désintéresser de l’affaire et de le jeter à la rue.
— Très
bien, conclut-il. Après tout, c’est ta tête que tu joues.
Le
capitaine acquiesça, résigné. L’une des rares omissions de son récit avait
consisté à taire la présence du père Emilio Bocanegra. Non pas qu’il voulût
protéger l’inquisiteur, qui n’en avait nul besoin, mais parce que, en dépit de
la confiance absolue qu’il faisait à Guadalmedina, il n’avait pas la fibre d’un
délateur. Parler des deux hommes masqués était une chose, dénoncer qui lui
avait commandé un travail en était une autre, même si l’un d’eux était le
dominicain et si, à l’issue de toute cette histoire, il risquait de finir entre
les mains fort peu agréables du bourreau. Le capitaine payait la bienveillance
de l’aristocrate en lui confiant le sort de ces Anglais et le sien. Ancien
soldat devenu homme de main, il avait quand même lui aussi son code d’honneur.
Et il n’était pas disposé à l’enfreindre même s’il y allait de sa vie.
Guadalmedina le savait parfaitement. En d’autres occasions, quand c’était le
nom d’Álvaro de la Marca qui s’était trouvé en jeu, le capitaine s’était refusé
à le révéler, et toujours avec le même aplomb. Dans cette petite partie du
monde que tous deux partageaient en dépit de leurs vies si différentes, telles
étaient les règles. Guadalmedina entendait les respecter, même s’agissant de ce
marquis de Buckingham et de son compagnon qui attendaient assis dans la grande
salle du palais. À son expression, il était évident qu’Álvaro de la Marca
réfléchissait aussi vite que possible au meilleur parti qu’il pouvait tirer du
secret d’État que le hasard et Diego Alatriste venaient de déposer entre ses
mains.
Un valet
apparut à la porte et s’arrêta respectueusement. Le comte se dirigea vers lui
et Diego Alatriste les entendit échanger quelques mots à voix basse. Quand le
serviteur se fut retiré, Guadalmedina revint vers le capitaine, l’air pensif.
— Je
comptais faire prévenir l’ambassadeur d’Angleterre, mais ces deux gentilshommes
disent qu’il n’est pas souhaitable que la rencontre ait lieu dans ma maison…
Comme ils sont remis, je vais les escorter moi-même avec plusieurs hommes de
confiance jusqu’à la Maison aux sept cheminées, afin d’éviter d’autres
rencontres désagréables.
— Puis-je
me rendre utile auprès de Votre Grâce ?
Le comte
le regarda d’un air ironique et las.
— Je
crains que tu n’en aies déjà fait assez pour aujourd’hui. Tu ferais mieux de
t’abstenir.
Alatriste
acquiesça, soupira et, d’un geste lent et résigné, fit mine de se retirer. En
aucun cas il ne pouvait rentrer chez lui, ni se réfugier chez l’un de ses amis.
Et si Guadalmedina ne lui offrait pas son toit, il allait devoir errer dans les
rues, à la merci de ses ennemis ou des argousins de Martin Saldana, qui
devaient déjà être alertés. Le comte le savait pertinemment. Et il savait aussi
que, trop fier, jamais Diego Alatriste ne lui demanderait clairement asile. Si
Guadalmedina se dérobait à ce message tacite, le capitaine n’aurait d’autre
choix que d’affronter à nouveau la rue, sans autre secours que son épée. Mais
le comte souriait, distrait dans ses réflexions.
— Tu
peux rester ici cette nuit, dit-il. Demain, nous verrons ce que la vie nous
réserve… J’ai ordonné qu’on te prépare une chambre.
Alatriste
se détendit imperceptiblement. Par la porte entrouverte, il vit plusieurs
domestiques préparer les habits du comte. L’un d’eux apporta une casaque et
plusieurs pistolets chargés. Álvaro de la Marca ne semblait pas disposé à
laisser ses hôtes inattendus courir de nouveaux risques.
— Dans
quelques heures, on annoncera l’arrivée de ces deux gentilshommes et tout
Madrid en sera renversé – soupira le comte. Et eux me demandent sur mon honneur
de gentilhomme de taire l’escarmouche qu’ils ont eue avec toi et celui qui
t’accompagnait, de même que l’aide que tu leur as apportée en les conduisant
jusqu’ici… C’est une affaire très délicate, Alatriste. Et il y va de bien plus
que de ton cou. Officiellement, le voyage doit prendre fin sans incidents
devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. Et nous allons nous y employer à
l’instant même.
Il se
dirigeait vers la pièce où l’on préparait ses vêtements quand il parut tout à
coup se souvenir de quelque chose.
— Mais
j’y pense, fit-il en s’arrêtant… Ils désirent te voir avant de s’en aller.
J’ignore comment diantre tu t’y es pris, mais je leur ai raconté qui tu étais,
comment le coup a été monté, et ils ne semblent pas t’en garder trop de
rancune. Ces Anglais et leur fichu flegme britannique !… Pardieu, si
c’était à moi que tu avais réservé une si mauvaise surprise, j’aurais demandé
ta tête sur-le-champ. Je n’aurais pas hésité un instant à te faire assassiner.
L’entrevue
ne dura que quelques minutes. Elle eut lieu dans l’immense vestibule du palais,
sous un tableau du Titien représentant Danaé fécondée par Zeus, sous la forme
d’une pluie d’or. Vêtu et armé comme s’il allait attaquer une galère turque, la
crosse de ses pistolets dépassant du ceinturon à côté de l’épée et de la dague,
Álvaro de la Marca conduisit le capitaine là où se tenaient les Anglais, prêts
à sortir, drapés dans leurs capes, entourés des domestiques du comte, eux aussi
armés jusqu’aux dents. Dehors, d’autres valets attendaient avec des torches et
des hallebardes, et il ne manquait qu’un tambour pour que l’on crût à une
patrouille nocturne sur le pied de guerre.
— Voici
l’homme, dit Guadalmedina, ironique, en leur montrant le capitaine.
Les
Anglais avaient fait toilette et s’étaient remis de leur voyage. On avait
brossé leurs vêtements, qui étaient à présent raisonnablement propres. Le plus
jeune portait autour du cou une large écharpe qui soutenait le bras sous lequel
il avait été blessé. Dans son costume gris, l’autre Anglais, celui qu’Álvaro de
la Marca avait identifié comme étant Buckingham, affichait une arrogance
qu’Alatriste ne se souvenait pas lui avoir vue dans la ruelle obscure. À
l’époque, Georges Villiers, marquis de Buckingham, était déjà grand amiral
d’Angleterre et jouissait d’une influence considérable à la cour du roi Jacques
Ier. Bien fait de sa personne, ambitieux, intelligent, romanesque et
aventurier, il était sur le point de recevoir le titre de duc sous lequel il
allait passer à l’Histoire et à la légende. Le favori du roi d’Angleterre, dont
la puissance s’étendait jusque dans les antichambres de Saint-James, regardait
à présent son agresseur avec une attention froide et dédaigneuse. Impassible,
Alatriste attendit la fin de cet examen. Marquis, archevêque ou vilain, cet
homme élégant aux traits réguliers le laissait de glace, qu’il fût favori du
roi Jacques ou cousin germain du pape. C’était le père Emilie Bocanegra et les
deux hommes masqués qui l’empêcheraient de dormir cette nuit-là, et sans doute
bien d’autres.
— Vous
avez bien failli nous tuer tout à l’heure, dit l’Anglais d’un air parfaitement
serein en s’adressant à Diego Alatriste dans son mauvais espagnol, mais en
restant tourné vers Guadalmedina.
— Je
regrette ce qui s’est passé, répondit tranquillement le capitaine qui inclina
la tête. Mais nous ne sommes pas tous maîtres de nos épées.
L’Anglais
le regarda fixement. La spontanéité qu’Alatriste avait lue sur son visage dans
la ruelle avait disparu, cédant la place à un regard méprisant. L’homme avait
eu le temps de reprendre ses esprits et le souvenir de s’être vu à la merci
d’un spadassin inconnu blessait son amour-propre. D’où cette arrogance toute
neuve qu’Alatriste n’avait point décelée en lui lorsqu’ils avaient croisé le
fer à la lumière de la lanterne.
— Je
crois que nous sommes quittes, dit enfin l’Anglais.
Et,
tournant brusquement le dos au capitaine, il enfila ses gants.
À côté de
lui, le plus jeune des deux Anglais, celui qui se faisait appeler John Smith,
gardait le silence. Il avait le front haut, blanc et noble, des traits fins,
des mains délicates, un port élégant. Malgré ses vêtements de voyage, on
devinait à une lieue un jeune homme d’excellente famille. Le capitaine entrevit
un léger sourire sous la fine moustache blonde. Il allait saluer une deuxième
fois et se retirer quand le jeune homme prononça quelques mots dans sa langue.
Buckingham tourna la tête. Du coin de l’œil, Alatriste vit sourire Guadalmedina
qui, en plus du français et du latin, parlait la langue des hérétiques.
— Mon
ami dit qu’il vous doit la vie.
Georges
Villiers semblait mal à l’aise, comme si pour lui l’entretien était déjà
terminé et qu’il lui en coûtait de traduire ce que disait son jeune compagnon.
La dernière botte tirée par l’homme en noir était mortelle.
— C’est
possible.
Alatriste
se permit lui aussi un bref sourire. Nous avons tous eu de la chance cette
nuit, me semble-t-il.
L’Anglais
acheva d’enfiler ses gants en écoutant avec attention ce que lui disait son
compagnon.
— Mon
ami demande aussi ce qui vous a fait changer de camp.
— Je
n’ai pas changé de camp, répondit Alatriste. Je ne défends que le mien. Et je
chasse seul.
Le plus
jeune le regarda un moment, songeur, pendant qu’on lui traduisait la réponse.
Tout à coup, il parut posséder plus de maturité et d’autorité que son
compagnon. Le capitaine remarqua que Guadalmedina lui-même semblait lui
témoigner plus de déférence qu’à l’autre, tout Buckingham qu’il fût. Alors le
jeune homme reprit la parole. Le marquis protesta, comme s’il se refusait à
traduire ce qu’il venait de dire. Mais le plus jeune insista avec une voix
pleine d’autorité qui surprit Alatriste.
— Ce
gentilhomme dit, traduisit Buckingham de mauvaise grâce, que peu importe qui
vous êtes et quel est votre métier. Vous avez agi avec noblesse en ne laissant
point qu’on l’assassine comme un chien, par trahison… En dépit de tout, il se
considère comme votre obligé et désire que vous le sachiez… Il dit – et ici le
traducteur douta un instant, échangeant un regard inquiet avec Guadalmedina
avant de poursuivre – que demain toute l’Europe saura que le fils et l’héritier
du roi Jacques d’Angleterre est à Madrid, avec pour seule escorte celle de son
ami le marquis de Buckingham… Et que, même si la raison d’État empêche de faire
connaître ce qui s’est passé cette nuit, lui, Charles, prince de Galles, futur
roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, n’oubliera jamais qu’un homme nommé
Diego Alatriste aurait pu l’assassiner, mais s’est refusé à le faire.
VI
L’ART DE SE FAIRE DES ENNEMIS
Le
lendemain, Madrid s’éveilla au bruit de l’incroyable nouvelle. Charles Stuart,
le rejeton du léopard anglais, lassé de la lenteur des négociations
matrimoniales avec l’infante Dona Maria, sœur de notre roi Philippe IV,
avait conçu avec son ami Buckingham ce projet aussi insensé
qu’extraordinaire : se rendre incognito à Madrid pour faire connaissance
avec sa fiancée et transformer en chevaleresque roman d’amour le froid jeu
diplomatique qui s’éternisait depuis des mois dans les chancelleries. Le
mariage entre le prince anglican et la princesse catholique était devenu un
inextricable imbroglio auquel étaient mêlés ambassadeurs, diplomates,
ministres, gouvernements étrangers et jusqu’à Sa Sainteté le pape qui devait autoriser
l’union et qui essayait naturellement de tirer parti de l’aubaine. Si bien que,
lassé de faire le pied de grue – si tant est qu’il y eût des grues chez ces
maudits Anglais –, l’imagination juvénile du prince de Galles, soutenu par
Buckingham, avait décidé de couper court à ces lenteurs. Ils avaient alors
conçu tous les deux cette aventure hasardeuse, convaincus que se rendre en
Espagne sans tambour ni trompette vaudrait au prince de conquérir sur-le-champ
la jeune infante et de l’emmener en Angleterre, sous les regards ébahis de
l’Europe tout entière et sous les applaudissements des peuples espagnol et
anglais.
À peu de
chose près, l’essentiel de leur plan était celui-là. Après s’y être opposé,
Jacques Ier avait fini par donner sa bénédiction aux deux jeunes
gens et les avait autorisés à se mettre en route. Tout compte fait, si pour le
vieux roi les risques de l’entreprise étaient grands – un accident, un échec ou
le déplaisir des Espagnols risquaient de ternir l’honneur de l’Angleterre –,
les avantages d’une fin heureuse l’emportaient encore. En premier lieu, que son
fils eût comme beau-frère le monarque de la nation encore la plus puissante du
monde n’était pas rien. Ensuite, ce mariage, désiré par la cour d’Angleterre
mais accueilli avec froideur par le comte d’Olivares et les conseillers ultra
catholiques du roi d’Espagne, mettrait fin à la vieille inimitié qui séparait
les deux nations. N’oubliez pas que trente ans à peine s’étaient écoulés depuis
la défaite de l’Invincible Armada. Vous connaissez la suite : un coup de
canon par-ci, un coup de roulis par-là, et à l’abordage, sans compter le bras
de fer fatal entre notre bon roi Philippe II et cette harpie aux cheveux
roux qui avait pour nom Elisabeth d’Angleterre, bienfaitrice des protestants,
des fils à putain et des pirates, plus connue sous le nom de Reine vierge,
encore qu’on ait eu du mal à imaginer de qui ou de quoi. Bref, un mariage entre
le jeune hérétique et notre infante – qui, sans être Vénus, avait du charme,
comme le montrent les tableaux peints par Diego Velázquez un peu plus tard,
jeune et blonde, une vraie dame, avec la lèvre charnue des Autrichiens –
ouvrirait pacifiquement à l’Angleterre les portes du commerce avec les Indes
occidentales, lui retirant du même coup cette épine dans le pied qu’était la
question du Palatinat. Mais je m’arrête là. Les manuels d’Histoire vous en
diront plus que moi.
Telle
était donc la donne cette nuit-là, alors que moi je dormais à poings fermés sur
ma paillasse de la rue de l’Arquebuse, ignorant tout de ce qui se tramait, à
mille lieues de soupçonner que le capitaine Alatriste passait une nuit blanche,
une main sur la crosse de son pistolet, son épée à portée de l’autre, dans une
chambre de service du comte Guadalmedina. Quant à Charles Stuart et à Buckingham,
ils furent logés avec tous les honneurs et toutes les commodités chez
l’ambassadeur d’Angleterre. Le lendemain, quand la nouvelle se répandit et
alors que les conseillers de Sa Majesté, le comte d’Olivares à leur tête,
tentaient de trouver une issue à cet imbroglio diplomatique, les Madrilènes
accoururent en foule devant la Maison aux sept cheminées pour acclamer
l’audacieux voyageur. Charles Stuart était ardent et optimiste. Il venait de
fêter ses vingt-deux ans et, avec la fougue de la jeunesse, il était aussi sûr
du pouvoir de séduction de son geste que de l’amour d’une infante qu’il n’avait
encore jamais vue. En outre, il était convaincu que les Espagnols, fidèles à
leur réputation de chevalerie et d’hospitalité, seraient, comme sa dame,
conquis par tant de galanterie. Et en cela, il ne se trompait point. Si, dans
ce demi-siècle ou presque que dura le règne de notre bon et inutile monarque
Philippe IV, mal nommé le Grand, les gestes de chevalerie et
d’hospitalité, la messe aux jours de repos et les promenades avec l’épée bien
roide et le ventre bien creux avaient pu remplir les caisses ou permis de
nourrir nos armées en Flandre, moi, le capitaine Alatriste, les Espagnols en
général et la pauvre Espagne tout entière nous aurions tous connu un autre sort.
On a donné le nom de Siècle d’or à cette époque infâme. Mais le fait est que
nous qui l’avons vécue et en avons souffert, d’or n’avons vu miette, et
d’argent, à peine. Sacrifices stériles, glorieuses déroutes, corruption
éhontée, gueuserie et misère, oui nous en eûmes tout notre soûl. Mais
aujourd’hui on regarde un tableau de Diego Velázquez, on entend quelques vers
de Lope de Vega ou de Calderón, on lit un sonnet de Don Francisco de Quevedo,
et l’on se dit que tous ces sacrifices valurent peut-être la peine.
Revenons à
nos moutons. Je vous racontais que la nouvelle de l’aventure se répandit comme
une traînée de poudre, gagnant le cœur de tous les Madrilènes, même si
l’arrivée inopinée de l’héritier de la couronne britannique, comme on le sut
plus tard, fit au roi et au comte d’Olivares l’effet d’un coup de pistolet
entre les deux yeux. On sauvegarda les apparences, bien entendu. On multiplia
témoignages de bienvenue et compliments. Pas un mot de l’escarmouche dans la
ruelle. Diego Alatriste apprit ce qui s’était passé quand le comte de
Guadalmedina rentra chez lui, tard dans la matinée, heureux d’avoir escorté
sans encombre les deux jeunes gens et de s’être attaché leur gratitude ainsi
que celle de l’ambassadeur d’Angleterre. Après les échanges de politesses de
rigueur dans la Maison aux sept cheminées, Guadalmedina avait été mandé de
toute urgence à l’Alcázar où il avait fait part de l’incident au roi et au
Premier ministre. Ayant donné sa parole, le comte ne pouvait révéler les
détails du guet-apens.
Sans
encourir le mécontentement royal ni manquer à sa parole de gentilhomme, Álvaro
de la Marca sut cependant donner quelques informations sans importance et,
entre gestes, sous-entendus et silences, fit si bien que le roi comme son
ministre comprirent, horrifiés, que les deux imprudents voyageurs avaient bien
failli passer de vie à trépas dans une ruelle obscure de Madrid.
L’explication,
ou du moins certaines des clefs qui permirent à Diego Alatriste de se faire une
idée de qui jouait cette partie, lui vint de la bouche de Guadalmedina qui,
après avoir passé la moitié de la matinée en allées et venues entre la Maison
aux sept cheminées et le Palais royal, apporta des nouvelles fraîches, quoique
peu rassurantes pour le capitaine.
— En
réalité, l’affaire est simple, résuma le comte. L’Angleterre fait pression
depuis longtemps pour qu’on célèbre ce mariage. Mais Olivares et le Conseil qui
est placé sous son influence ne sont pas pressés. Qu’une infante de Castille
épouse un prince anglican leur semble sentir le soufre… À dix-huit ans, le roi
est trop jeune et, en ceci comme dans tout le reste, il se laisse guider par
Olivares. En fait, les membres du cercle privé pensent que le ministre n’a pas
l’intention de donner son aval aux épousailles, sauf si le prince de Galles se
convertit au catholicisme. C’est pour cette raison qu’Olivares fait traîner les
choses et que le jeune Charles a décidé de prendre le taureau par les cornes et
de nous mettre devant le fait accompli.
Assis à la
table recouverte de velours vert, Álvaro de la Marca prenait une collation. La
matinée était déjà bien avancée. Les deux hommes se trouvaient de nouveau dans
la pièce où, la veille au soir, le comte avait reçu Diego Alatriste.
L’aristocrate mangeait avec grand appétit des beignets de poulet arrosés d’une
demi-pinte de vin servi dans un carafon d’argent : son succès diplomatique
et social dans cette affaire lui avait aiguisé l’appétit. Il avait invité
Alatriste à s’asseoir à sa table, mais celui-ci s’y était refusé. Debout contre
le mur, il regardait son protecteur manger. Il avait posé sa cape, son épée et
son chapeau sur une chaise voisine et son visage mal rasé portait les traces
d’une nuit blanche.
— Qui
Votre Grâce pense-t-elle que ce mariage dérange le plus ?
Guadalmedina
le regarda entre deux bouchées.
— Ouf.
Bien des gens – il déposa son beignet sur son assiette et se mit à compter sur
ses doigts luisant de graisse. En Espagne, l’Église et l’Inquisition sont
absolument contre. À cela, il faut ajouter le pape, la France, la Savoie et
Venise qui sont prêts à tout pour empêcher une alliance entre l’Angleterre et
l’Espagne… Imagines-tu ce qui serait arrivé si tu avais tué le prince et
Buckingham hier soir ?
— La
guerre avec l’Angleterre, je suppose. Le comte se remit à manger.
— Tu
supposes bien, fit-il, la mine sombre. Pour le moment, tout le monde est
d’accord pour garder le silence. Le prince de Galles et Buckingham soutiennent
qu’ils ont été attaqués par de vulgaires malandrins. Le roi et Olivares ont
fait comme s’ils les croyaient. Ensuite, dans le privé, le roi a demandé à son
conseiller de faire enquête et celui-ci lui a promis de s’en occuper –
Guadalmedina s’arrêta pour boire un long trait de vin, puis s’essuya la
moustache et la barbe avec une énorme serviette blanche que l’empois faisait
craquer… Connaissant Olivares, je suis convaincu qu’il a pu monter le coup,
mais je ne le crois pas capable d’être allé aussi loin. La trêve avec la
Hollande ne tient plus que par un fil et il serait absurde de détourner nos
forces pour une entreprise inutile contre l’Angleterre…
Le comte
avala ce qui restait de son beignet en regardant distraitement la tapisserie
flamande qui pendait au mur derrière son interlocuteur : des chevaliers
assiégeant un château et des soldats enturbannés qui leur lançaient des flèches
et des pierres du haut des créneaux, l’air féroce. Il y avait plus de trente
ans qu’elle était là, depuis que le vieux général Don Fernando de la Marca s’en
était emparé durant le dernier sac d’Anvers, à l’époque glorieuse du grand roi
Philippe II. Et maintenant, son fils Álvaro mastiquait lentement devant
elle, songeur. Puis il tourna les yeux vers Diego Alatriste.
— Ces
hommes masqués qui ont loué tes services peuvent être des agents payés par
Venise, la Savoie, la France ou d’autres. Va donc savoir. Es-tu sûr qu’ils
étaient espagnols ?
— Comme
Votre Grâce et moi-même. Et il s’agissait de gens de qualité.
— Ne
te fie pas à la qualité. Ici, tout le monde prétend la même chose :
celui-ci est vieux chrétien, celui-là hidalgo ou gentilhomme. Hier, j’ai dû me
défaire de mon barbier qui voulait me raser avec son épée à la ceinture. Même
les laquais portent la leur. Et comme le travail est le début du déshonneur,
plus personne ne fait rien.
— Ceux
dont je parle étaient vraiment des gens de qualité. Et ils étaient espagnols.
— Bon.
Espagnols ou pas, le résultat est le même. Les étrangers peuvent bien acheter
ici qui bon leur semble… – l’aristocrate eut un petit rire amer. Dans cette
Espagne autrichienne, mon cher, avec de l’or on peut acheter aussi bien le
noble que le vilain. Tout est à vendre, sauf l’honneur national. Et même lui,
on le trafique en douce à la première occasion. Pour le reste, que veux-tu que
je te dise. Notre conscience… – il lança un regard au capitaine par-dessus le
carafon d’argent. Nos épées…
— Ou
nos âmes, fit Alatriste.
Guadalmedina
but une gorgée sans le quitter des yeux.
— Oui.
Tes hommes masqués peuvent tout aussi bien être à la solde de notre bon pontife
Grégoire XV. Le Saint-Père ne peut pas souffrir les Espagnols.
Aucun feu
ne brûlait dans la grande cheminée de pierre et de marbre. Le soleil qui
entrait par les fenêtres était à peine tiède. Mais à cette seule mention de
l’Église, Diego Alatriste eut l’impression d’avoir trop chaud. L’image sinistre
du père Emilio Bocanegra traversa de nouveau sa mémoire, comme un spectre. Il
avait passé la nuit à la voir se profiler sur le plafond noir de sa chambre,
entre les ombres des arbres derrière la fenêtre, dans la pénombre du corridor.
Et la lumière du jour ne suffisait pas à la faire s’évanouir. Les paroles de
Guadalmedina l’avaient fait renaître, comme un mauvais présage.
— Qui
qu’ils soient – continuait le comte –, leur objectif est clair : empêcher
le mariage, donner une terrible leçon à l’Angleterre et faire éclater la guerre
entre les deux nations. Et toi, tu as tout mis par terre en changeant d’idée.
Tu es vraiment passé maître dans l’art de te faire des ennemis. À ta place, je
ferais attention à ma peau. Le problème, c’est que je ne peux te protéger
davantage. Si tu restais ici, je me trouverais compromis. À ta place, je ferais
un long voyage, très loin… Et quoi que tu saches, n’en parle à personne, même
pas dans le secret du confessionnal. Si un prêtre l’apprend, il jettera sa
soutane aux orties, vendra ton secret, et sa fortune sera faite.
— Et
l’Anglais ?… Est-il en sécurité ?
Guadalmedina
lui en donna l’assurance. Maintenant que toute l’Europe était au courant de sa
présence à Madrid, l’Anglais était autant à l’abri que dans sa maudite Tour de
Londres. Olivares et le roi pouvaient multiplier les atermoiements et les
démonstrations d’affection, lui faire promesse après promesse jusqu’à ce qu’il
se lasse, jamais ils ne laisseraient qu’on attentât à sa vie.
— De
plus, continua le comte, Olivares est malin et il sait improviser. Il change
facilement d’idée, et le roi avec lui. Sais-tu ce qu’il a dit ce matin au
prince de Galles, devant moi ?… Que s’il n’obtenait pas de dispense de
Rome et ne pouvait lui donner l’infante comme épouse, il la lui donnerait comme
maîtresse… Cet Olivares est vraiment incroyable ! Un fils à putain malgré
tous ses grands airs, habile et dangereux, plus rusé qu’un renard. Et Charles
est content, car il est sûr de tenir Maria dans ses bras.
— Sait-on
ce qu’elle pense ?
— Elle
a vingt ans, alors tu peux imaginer. Elle se laisse désirer. Qu’un hérétique de
sang royal, jeune et joli garçon, soit capable de ce qu’il a fait pour elle la
repousse et la fascine en même temps.
Mais c’est
une infante de Castille et le protocole passe avant tout. Je doute qu’on les
laisse roucouler seul à seul le temps de dire un Ave Maria… Justement, il m’est
venu le début d’un sonnet alors que je rentrais ici :
Le prince
de Galles vint ici galamment en quête d’infante, de noce et de thalame. Or il
ne savait, ce léopard, que la flamme ne couronne point l’audacieux, mais le
patient.
— … Qu’en
penses-tu ?
Álvaro de
la Marca regardait d’un air interrogateur Alatriste qui souriait légèrement,
amusé et prudent, préférant ne pas donner son opinion. Pardieu, je ne suis pas
Lope de Vega, j’en conviens. Et j’imagine que ton ami Quevedo y trouverait
beaucoup à redire. Mais venant de moi, je ne suis pas trop mécontent… Si tu
vois ces vers circuler sur des feuilles anonymes, au moins tu sauras de qui ils
sont – le comte vida ce qu’il restait de vin et se leva en jetant sa serviette
sur la table. Revenons à des choses plus sérieuses. Il est clair qu’une
alliance avec l’Angleterre nous serait profitable dans nos démêlés avec la
France qui, après les protestants, et je dirais même avant eux, est notre principale
menace en Europe. Peut-être le roi et Olivares finiront-ils par changer d’avis
et autoriseront-ils le mariage. Mais, si j’en crois ce qu’ils m’ont confié dans
le secret de leur cabinet, j’en serais fort surpris.
Il fit
quelques pas dans la pièce, regarda une fois de plus la tapisserie volée par
son père à Anvers, puis s’arrêta, songeur, devant la fenêtre.
— De
toute façon, reprit-il, frapper de nuit un voyageur anonyme qui officiellement
ne se trouvait pas ici était une chose. Attenter aujourd’hui à la vie du
petit-fils de Marie Stuart, hôte du roi d’Espagne et futur monarque
d’Angleterre, en est une autre bien différente. Le moment n’est plus propice.
Pour cette raison, je m’imagine que tes hommes masqués sont furieux et qu’ils
réclament vengeance. Et il ne leur conviendrait pas que des témoins puissent
parler. Or, la meilleure manière de réduire un témoin au silence est encore de
le transformer en cadavre… – il regardait fixement son interlocuteur.
Comprends-tu la situation ? Tant mieux. Et maintenant, capitaine
Alatriste, je t’ai consacré trop de temps. J’ai à faire. Par exemple terminer
mon sonnet. Alors, débrouille-toi et que Dieu te protège.
Tout
Madrid était en fête, et la curiosité populaire avait transformé les abords de
la Maison aux sept cheminées en un pittoresque rassemblement de foule. Des
groupes de curieux remontaient la rue d’Alcalá jusqu’à l’église des carmes
déchaussés où ils se pressaient devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre.
Quelques alguazils tenaient mollement à l’écart la foule qui applaudissait au
passage tous les carrosses qui entraient ou sortaient du palais. On réclamait à
grands cris que le prince de Galles sortît saluer. Et quand, vers le milieu de
la matinée, un jeune homme blond apparut un instant à une fenêtre, il fut
accueilli par une ovation tonitruante à laquelle il répondit d’un geste de la
main, si affable qu’il conquit immédiatement le cœur de la populace rassemblée
dans la rue. Généreux, aimable, accueillant avec ceux qui savaient toucher son
cœur, le peuple madrilène dispensa à l’héritier du trône d’Angleterre, pendant
les mois qu’il passa à la cour, des marques toujours identiques d’affection et
de bienveillance. L’histoire de notre malheureuse Espagne eût été bien
différente si l’élan du peuple, souvent généreux, l’avait emporté sur l’aride
raison d’État, l’égoïsme, la vénalité et l’incompétence de nos hommes
politiques, de nos nobles et de nos monarques. Le chroniqueur anonyme le fait
dire à ce même peuple dans le vieux Romancero du Cid, et qui ne se souviendrait
de ces mots à considérer la triste histoire de nos gens qui toujours donnèrent
le meilleur d’eux-mêmes, leur candeur, leur argent, leur travail et leur sang,
et furent si mal payés de retour : « Quel bon vassal ferait-il si bon
seigneur il avait. »
Bref, tout
Madrid vint ce matin-là fêter le prince de Galles, et j’y fus moi-même en
compagnie de Caridad la Lebrijana qui n’aurait pour rien au monde voulu manquer
le spectacle. Je ne sais plus si je vous ai déjà raconté que Caridad avait à
l’époque trente ou trente-cinq ans. C’était une Andalouse belle et vulgaire,
brune, encore appétissante et fougueuse, avec de grands yeux noirs et vifs, une
poitrine opulente. Elle avait joué la comédie pendant cinq ou six ans, puis
avait putassé à peu près autant de temps dans une maison de la rue Huertas.
Lassée de cette vie, ses premières rides venues, elle avait acheté avec ses
économies la Taverne du Turc dont elle vivait à présent plus ou moins
décemment. J’ajouterai encore, sans trahir aucun secret, que Caridad la
Lebrijana était amoureuse jusqu’au fond de l’âme de mon maître Diego Alatriste
et qu’à ce titre elle lui faisait crédit du manger et du boire. Que le logement
du capitaine communiquât par la cour avec la porte de derrière de la taverne et
la demeure de Caridad n’était pas étranger au fait qu’ils partageaient la même
couche avec une certaine fréquence. À dire vrai, le capitaine se montra
toujours discret en ma présence, mais quand on vit avec quelqu’un, on finit par
remarquer certaines choses. Et moi, quoique bien jeune et à peine sorti de mon
Onate natal, je n’avais rien d’un niais.
Je disais
donc que j’accompagnai Caridad ce jour-là jusqu’à l’hôtel de l’ambassadeur
d’Angleterre, où nous nous perdîmes dans la foule qui acclamait le prince de
Galles, entre oisifs et gens de toutes conditions attirés par la curiosité. La
rue était devenue encore plus bruyante et animée que le parvis de San Felipe.
Les marchands vendaient leurs rafraîchissements, leurs pâtés et leurs
conserves, on improvisait des tavernes où l’on se restaurait debout pour
quelques pièces de monnaie, les mendiants parcouraient la foule, des groupes de
suivantes, d’écuyers et de pages se faisaient et se défaisaient, toutes sortes
d’épices et d’inventions fabuleuses circulaient de main en main, on se
racontait les dernières nouvelles et rumeurs venues du palais. Chacun louait la
persévérance et l’audace chevaleresque du jeune prince dont toutes les langues,
particulièrement celles des femmes, vantaient l’élégance et l’attrait, le
raffinement des habits, comme ceux de Buckingham. Et c’est ainsi, dans le
tohu-bohu le plus complet, à l’espagnole, que passa la matinée.
— Il
est bien fait ! dit Caridad la Lebrijana quand nous vîmes le présumé
prince apparaître à la fenêtre. La taille fine et de la grâce… Notre infante et
lui feraient un bien beau couple !
Elle
essuya ses larmes avec les pointes de son fichu. Comme la majeure partie du
public féminin, elle était du côté de l’amoureux. L’audace de son geste avait
gagné le cœur des femmes et toutes considéraient la chose faite.
— Dommage
que le mignon soit hérétique. Mais tout s’arrangera avec un bon confesseur et
un baptême – dans son ignorance, la brave femme croyait que les anglicans
étaient comme les Turcs et que personne ne les baptisait… Cette princesse-là
vaut bien une messe !
Elle
riait, secouant son opulente poitrine qui me fascinait et qui, d’une certaine
manière – à l’époque, je n’aurais pu me l’expliquer –, me rappelait celle de ma
mère. Je me souviens parfaitement de la sensation que provoquait en moi le
décolleté de Caridad la Lebrijana quand elle se penchait pour servir à table et
que sa blouse se tendait sous le poids de ces deux globes, grands, bruns et
remplis de mystère. Je me demandais souvent ce que le capitaine en faisait
lorsqu’il m’envoyait faire des courses ou jouer dans la rue pour rester seul
avec elle. Et moi, tandis que je descendais l’escalier, j’entendais Caridad
rire là-haut, d’un rire fort et joyeux.
Nous
étions donc là, applaudissant avec enthousiasme toutes les silhouettes qui apparaissaient
aux fenêtres quand le capitaine Alatriste nous rejoignit. Ce n’était pas, tant
s’en faut, la première fois qu’il passait la nuit dehors et j’avais dormi comme
un loir, sans aucune inquiétude. Mais quand je le vis devant la Maison aux sept
cheminées, je devinai qu’il était arrivé quelque chose. Il avait son chapeau
bien enfoncé sur la tête, sa cape jetée autour du cou, les joues mal rasées
malgré l’heure, lui le vieux soldat discipliné, toujours si digne dans son
apparence. Ses yeux clairs semblaient aussi fatigués et méfiants. Il marchait
dans la foule avec l’allure de quelqu’un qui s’attend à recevoir un mauvais
coup d’un instant à l’autre. Nous échangeâmes quelques mots et il parut se
détendre un peu quand je lui donnai l’assurance que personne n’était venu pour
lui, ni dans la nuit ni dans la matinée. Caridad le lui confirma pour ce qui
concernait la taverne : ni inconnus ni questions indiscrètes. Alors que je
m’étais un peu éloigné, j’entendis Caridad lui demander à voix basse dans quel
guêpier il s’était encore fourré. Je me retournai pour les regarder à la
dérobée, mais Diego Alatriste se contenta de garder le silence, les yeux fixés
sur les fenêtres de l’ambassadeur d’Angleterre.
Il y avait
aussi parmi les badauds des gens de qualité en chaise à porteurs ou en voiture,
et deux ou trois carrosses dont les rideaux s’écartaient sous la main des dames
et de leurs duègnes. Les vendeurs ambulants s’approchaient pour leur offrir
rafraîchissements et friandises. En regardant autour de moi, il me sembla
reconnaître une voiture : tirée par deux bonnes mules, elle était de
couleur sombre, sans armoiries sur la portière. Le cocher bavardait avec un
groupe de curieux, de sorte que je pus m’approcher jusqu’au marchepied sans
être importuné. Et là, à la portière, un regard bleu et des boucles blondes
suffirent pour me donner la certitude que mon cœur, qui battait si follement
dans ma poitrine, ne m’avait pas trompé.
— Je
suis votre serviteur, dis-je en me donnant beaucoup de mal pour assurer ma
voix.
Angélica
d’Alquézar était si jeune à l’époque que j’ignore comment elle put sourire
ainsi, ce matin-là, devant la Maison aux sept cheminées. Ce qui est sûr, c’est
qu’elle esquissa un sourire lent, très lent, un sourire de dédain en même temps
que de sagesse infinie. Un de ces sourires qu’aucune petite fille n’a encore eu
le temps d’apprendre, mais qui vient seul et où se reflètent toute la lucidité
et la sagacité dont seules les femmes sont capables, fruit de siècles et de
siècles passés à voir silencieusement les hommes commettre toutes leurs
stupidités. J’étais alors trop jeune pour savoir à quel point les hommes
peuvent être sots et ce qui se peut apprendre dans les yeux et le sourire des
femmes. Bien des malheurs de ma vie adulte m’auraient été épargnés si j’avais
consacré plus de temps à observer le regard des femmes. On devrait tirer leçon
de ses erreurs mais, quand on les comprend enfin, il est souvent trop tard.
Toujours
est-il que la petite fille blonde, aux yeux aussi clairs que le ciel de Madrid
par une glaciale journée d’hiver, sourit en me reconnaissant. Elle se pencha à
peine vers moi dans un froissement de soie et posa une main blanche et délicate
sur l’encadrement de la portière. J’étais à côté du marchepied de la voiture de
ma jeune dame et l’euphorie de cette matinée, ajoutée à la tournure romanesque
des événements auxquels nous assistions, enflammèrent mon audace. Je tirais
aussi un peu d’aplomb du fait que ce jour-là je n’étais point trop mal vêtu,
d’un pourpoint marron foncé et de vieilles culottes du capitaine Alatriste que
le fil et l’aiguille de Caridad la Lebrijana avaient mis à ma taille, les
faisant paraître comme neuves.
— Cette
fois-ci, il n’y a pas de boue dans la rue, dit-elle, et sa voix me fit
tressaillir au plus profond de moi-même.
Ce ton
tranquille et séducteur n’avait rien d’enfantin. Il était même presque un peu
grave pour son âge. Certaines dames en usaient parfois pour s’adresser à leurs
galants lors des spectacles qu’on donnait sur les places et à la comédie.
Pourtant, Angélica d’Alquézar – dont j’ignorais encore le nom – n’était pas une
actrice mais une petite fille. Personne ne lui avait appris à feindre cette
sorte de sombre écho, cette manière de prononcer les mots d’une façon qui vous
faisait vous sentir un homme et, plus encore, le seul qui existât.
— Il
n’y a pas de boue, répétai-je, sans trop savoir ce que je disais. Et je le
regrette, car j’en suis empêché de peut-être vous servir de nouveau.
Sur ce, je
pressai ma main sur mon cœur. Vous reconnaîtrez que je m’en tirai plutôt bien
et que ma réponse galante, accompagnée de mon geste, furent à la hauteur autant
de la dame que des circonstances. Ce qui dut être le cas, car au lieu de se
désintéresser de moi, elle m’adressa un autre sourire. Et je me crus alors le
jeune garçon le plus heureux, le plus élégant et le plus noble du monde.
— C’est
le page dont je vous ai parlé, dit-elle alors en s’adressant à quelqu’un qui
était assis à côté d’elle mais que je ne pouvais voir. Il s’appelle Iňigo et
il habite rue de l’Arquebuse – elle s’était tournée vers moi qui la regardais
bouche bée, fasciné qu’elle pût se souvenir de mon nom. Page d’un capitaine,
n’est-ce pas ?… Un certain capitaine Batiste ou Eltriste. Il y eut un
mouvement dans la pénombre de la voiture. Derrière la fillette apparurent
d’abord une main aux ongles en deuil, puis un bras vêtu de noir qui s’appuya
sur l’encadrement de la portière. Suivirent une cape, noire elle aussi, et un
pourpoint portant l’insigne rouge de l’ordre de Calatrava et enfin, au-dessus
d’une petite collerette mal empesée, le visage d’un homme de quarante ou
cinquante ans, la tête ronde, le cheveu rare et vilain, terne et gris comme sa
moustache et sa barbiche. Malgré ses vêtements solennels, tout en lui produisait
une sensation indéfinissable de vile vulgarité : les traits ordinaires et
antipathiques, le cou épais, le nez un peu rouge, la malpropreté des mains, la
manière dont il penchait la tête de côté et surtout ce regard arrogant et
fourbe de nouveau riche, influent et puissant. Je fus incommodé de savoir que
cet individu partageait une voiture, et peut-être des liens de sang, avec ma
bien-aimée si jeune et si blonde. Mais le plus inquiétant fut l’étrange lueur
qui brilla dans ses yeux, l’expression de haine et de colère que j’y vis
apparaître quand la petite fille prononça le nom du capitaine Alatriste.
VII
LA PROMENADE DU PRADO
Le
lendemain était un dimanche. Commencé comme une fête, il faillit bien se
terminer par une tragédie pour Diego Alatriste et pour moi. Mais chaque chose
en son temps. Commençons par la fête. En attendant la présentation officielle
devant la cour et l’infante, le roi Philippe IV avait ordonné une
promenade en l’honneur de ses illustres hôtes. À l’époque, la promenade était une
sorte de fête à laquelle tout Madrid accourait, à pied, à cheval ou en voiture.
On passait par la Calle Mayor, entre Santa Maria de la Almudena, le parvis de
San Felipe et la Puerta del Sol, ou bien l’on descendait plus loin encore,
jusqu’aux jardins du duc de Lerma, au monastère de Saint-Jérôme et au Prado du
même nom. Voie de passage obligée entre le centre de la ville et l’Alcázar, la
Calle Mayor était la rue des orfèvres, des joailliers et des boutiques
élégantes, raison pour laquelle en fin d’après-midi elle se remplissait de
dames dans leurs carrosses et de cavaliers qui paradaient devant elles. Quant
au Prado des moines de Saint-Jérôme, agréable pendant les journées de soleil
hivernal et les après-midi d’été, c’était un lieu rempli d’arbres verdoyants. On
y comptait vingt-trois fontaines, d’innombrables haies et une grande allée
bordée de peupliers sur laquelle circulaient voitures et piétons en
conversation animée. C’était aussi le lieu des rendez-vous mondains et galants,
propices aux rencontres furtives des amoureux. Tout le gratin de la cour
prenait plaisir à contempler son paysage. Mais personne n’a mieux chanté le
pittoresque de cette promenade que Don Pedro Calderón de la Barca, quelques
années plus tard, dans une de ses comédies :
Le matin
je me trouverai à l’église pour vos prières ; et l’après-midi, je
l’espère, sur le parvis je vous verrai ; au crépuscule m’en irai, en
faisant cortège, au Prado ; puis dans ma cape, incognito :
prévenances de mon amour, voyez Calle Mayor ce tour de messe, coche, cour et
Prado.
Le lieu
tout trouvé donc pour que notre monarque, Philippe IV, galant comme tous
les jeunes gens, décidât d’y organiser la première rencontre officieuse entre
sa sœur l’infante et le fougueux prétendant anglais. Naturellement, tout devait
se dérouler selon l’immuable cérémonial de la cour espagnole dont personne
n’aurait songé à s’écarter. Ne nous étonnons donc point si la visite inattendue
de l’illustre prétendant fut accueillie par le monarque comme une occasion
inespérée de rompre avec la rigide étiquette du palais et d’improviser des
fêtes. On organisa une promenade en carrosses à laquelle participa tout ce qui
comptait à Madrid, et le bon peuple fut témoin de cette glorieuse cavalcade qui
faisait tant honneur à l’orgueil national et qui parut certainement fort
singulière aux deux Anglais. Le fait est que lorsque le futur Charles Ier
voulut simplement saluer celle qu’il entendait prendre pour épouse, le comte
d’Olivares et les autres conseillers, usant de toute leur diplomatie, se
regardèrent gravement avant de répondre à Son Altesse qu’elle allait un peu
vite en besogne. Il était impossible que quelqu’un, fût-il le prince de Galles,
qui n’avait pas encore été officiellement présenté, pût parler ou même
s’approcher de l’infante Dona Maria ou de toute autre dame de la famille
royale. Leurs voitures se croiseraient en toute modestie, et rien de plus.
J’étais
dans la rue avec les curieux et je dois reconnaître que le spectacle fut un
comble de galanterie et de raffinement auquel participa toute la bonne société
de Madrid, vêtue de ses plus beaux atours. Mais en même temps, à cause de
l’incognito encore officiel de nos visiteurs, tout le monde se comporta avec le
plus grand naturel, comme si de rien n’était. Le prince de Galles, Buckingham,
l’ambassadeur d’Angleterre et le comte de Gondomar, notre envoyé à Londres, se
trouvaient à la porte de Guadalajara dans une voiture fermée – un carrosse
invisible, car on avait expressément interdit de l’acclamer ou de signaler sa
présence – et c’est de là que Charles vit passer pour la première fois les
voitures dans lesquelles la famille royale avait pris place. Dans l’une
d’elles, à côté de notre si belle reine, Doña Isabelle de Bourbon, à peine âgée
de vingt ans, le prince de Galles vit enfin l’infante Dona Maria qui, dans tout
l’éclat de sa jeunesse, était aussi blonde et belle que discrète dans sa robe
de brocart. Elle portait au bras un ruban bleu afin que son prétendant pût la
reconnaître. Allant et venant par la Calle Mayor et le Prado, le carrosse passa
trois fois de suite devant celui des Anglais et, même si le prince n’eut le
temps que d’entrevoir des yeux bleus et une chevelure d’or ornée de plumes et
de pierreries, on dit qu’il s’éprit follement de notre infante. Ce qui doit
être vrai, car il allait rester cinq mois à Madrid dans le seul but qu’on la
lui donne enfin pour épouse, tandis que le roi le traitait comme un frère et
que le comte d’Olivares le faisait lanterner et le berçait de promesses avec la
plus grande diplomatie du monde. La manœuvre eut au moins un avantage :
tant qu’il y eut espérance d’épousailles, les Anglais cessèrent de nous narguer
et leurs pirates, leurs corsaires, tous plus enfants de putain les uns que les
autres, cessèrent de s’en prendre à nos galions. Toujours ça de gagné.
Faisant fi
des conseils du comte de Guadalmedina, le capitaine Alatriste ne prit pas la
fuite ni ne chercha à se cacher. Nous avons vu au chapitre précédent que, le
matin même où Madrid apprenait l’arrivée du prince de Galles, le capitaine vint
se promener devant la Maison aux sept cheminées. J’eus encore l’occasion de le
voir parmi la foule qui encombrait la Calle Mayor pendant la fameuse promenade
de ce dimanche, en train de regarder d’un air pensif le carrosse des Anglais.
Cette fois, le bord de son chapeau lui dissimulait le visage et le col de sa
cape était bien remonté. Après tout, même courtois et courageux, rien ne
l’obligeait à crier sa présence sur tous les toits.
Le
capitaine ne m’avait rien dit de l’aventure, mais je savais que quelque chose
se passait. La nuit suivante, il m’avait envoyé dormir chez Caridad la
Lebrijana, sous prétexte qu’il devait recevoir des gens pour une affaire. Mais
je sus plus tard qu’il la passa éveillé, avec ses deux pistolets armés, son
épée et sa dague. Rien n’arriva cependant et, aux premières lueurs de l’aube,
il put s’endormir tranquillement. C’est ainsi que je le trouvai le lendemain
matin. Sa lampe fumait encore, vidée de son huile. Il s’était jeté tout habillé
sur son lit dans ses vêtements froissés, ses armes à portée de la main. De sa
bouche entrouverte sortait un souffle rauque et il avait le front plissé.
Le
capitaine Alatriste était fataliste. Peut-être sa condition de vieux soldat –
il s’était battu en Flandre et en Méditerranée après s’être échappé de l’école
pour s’engager comme page et tambour à l’âge de treize ans – avait-elle laissé
en lui cette manière si particulière d’affronter le risque, les mauvais
moments, les incertitudes et les désagréments d’une vie amère, difficile, avec
le stoïcisme de celui qui s’est habitué à ne pas attendre autre chose. Son
caractère correspondait bien à la définition que le maréchal de Gramont allait
donner un peu plus tard des Espagnols : « Le courage leur est assez
naturel, comme la patience dans les travaux et la confiance dans l’adversité…
Les soldats s’étonnent rarement de leurs revers et se consolent dans
l’espérance du prompt retour de leur bonne fortune… Ou à celle de Mme d’Aulnoy
qui disait : « On les voit exposés aux injures du temps, dans la
misère, et malgré tout, plus braves, superbes et orgueilleux que dans
l’opulence et la prospérité »… Pardieu, tout cela est fort vrai. Et moi
qui connus ces temps difficiles, et ceux pires encore qui allaient suivre, je
peux en attester. Diego Alatriste gardait sa fierté et sa superbe par-devers
lui, ne les manifestant que par des silences entêtés. J’ai déjà dit qu’à la
différence de tant de bravaches qui se tortillaient la moustache et parlaient
fort dans la rue et sur les places publiques, jamais je ne l’entendis
fanfaronner sur sa longue carrière militaire. Mais il arrivait parfois que
d’anciens compagnons d’armes, autour d’un pichet de vin, racontassent des
histoires où il jouait un rôle. Je les écoutais avec avidité. Car, à mon jeune
âge, Diego Alatriste était l’image du père que j’avais perdu dans les guerres
du roi : un de ces hommes petits, durs et vaillants dont l’Espagne fut
toujours prodigue pour le meilleur et pour le pire, ceux dont parlait Calderón
– mon maître Alatriste, où qu’il soit, me pardonnera bien de tant citer Don
Pedro Calderón, au lieu de son bien-aimé Lope de Vega :
…Ils
souffrent debout, calmement, l’air grave, bien ou mal payés. Par rien au monde
épouvantés et quoique fiers, ils sont patients.
Ils
souffrent tout en tout assaut mais ne souffrent le verbe haut.
Je me
souviens d’un épisode qui m’impressionna tout particulièrement, surtout parce
qu’il définissait bien le tempérament du capitaine Alatriste. Juan Vicuna,
sergent dans un régiment de cuirassiers lors du désastre de nos Tercios dans
les dunes de Nieuport – malheureuses les mères qui y eurent un fils –, nous
raconta plusieurs fois la défaite des Espagnols en déplaçant des bouts de pain
et des pichets de vin sur la table de la Taverne du Turc. Lui, mon père et
Diego Alatriste avait eu la bonne fortune de voir le soleil se coucher à
l’issue de cette funeste journée, ce que l’on ne peut dire de leurs cinq mille
compatriotes, et parmi eux cent cinquante chefs et capitaines, morts sous les
coups des Hollandais, des Anglais et des Français qui, même s’ils guerroyaient
fréquemment entre eux, n’hésitaient pas à se liguer contre nous lorsqu’il
s’agissait de nous écraser. À Nieuport, tout alla à merveille pour nos
ennemis : le mestre de camp Don Gaspar Zapena trouva la mort, l’amiral
d’Aragon fut fait prisonnier, de même que d’autres hauts personnages. Nos
troupes se débandaient. Juan Vicuna, ayant perdu presque tous ses officiers,
blessé au bras que la gangrène allait lui emporter quelques semaines plus tard,
s’était retiré avec sa compagnie décimée et le reste des troupes étrangères
alliées. Et Vicuna racontait qu’il regardait une dernière fois en arrière,
avant de fuir ventre à terre, quand il avait vu comment les soldats du vieux
Tercio de Carthagène – dans les rangs duquel se battaient mon père et Alatriste
– tentaient d’abandonner le champ de bataille jonché de cadavres au milieu
d’une nuée d’ennemis qui les criblaient de balles et de mitraille. Aussi loin
que portait la vue, ce n’était que morts, agonisants et hommes en fuite, disait
Vicuna. Pourtant, en plein désastre, sous le soleil qui embrasait les dunes de
sable, dans le vent violent qui les enveloppait de fumée et de poudre, les
compagnies du vieux Tercio, leurs piques hérissées, formées en carré autour de
leurs drapeaux déchiquetés par la mitraille, crachant de leurs mousquets sur
les quatre côtés, se retiraient très lentement en conservant leur formation,
impassibles, serrant les rangs pour refermer chaque brèche ouverte par
l’artillerie de l’ennemi qui n’osait s’approcher. Sur les hauteurs, les soldats
prenaient avec calme les ordres de leurs officiers, puis poursuivaient leur
marche sans cesser de combattre, terribles jusque dans la défaite, comme à la
parade, au lent battement de leurs tambours.
— Le
Tercio de Carthagène arriva à Nieuport à la tombée de la nuit, concluait
Vicuna, déplaçant de son unique main les derniers morceaux de pain et les
pichets qui restaient sur la table. Toujours au pas, sans se presser :
sept cents sur les mille cinq cents hommes qui avaient commencé la bataille…
Lope Balboa et Diego Alatriste étaient du nombre, noirs de poussière, épuisés,
mourant de soif. Ils avaient eu la vie sauve en refusant de rompre les rangs,
en gardant leur sang-froid dans le désastre général. Mais savez-vous,
messieurs, quelles furent les paroles de Diego Alatriste quand je courus le
serrer dans mes bras pour le féliciter d’être encore de ce monde ?… Il me
fixa de son regard étrange, de ses yeux glacés comme les maudits canaux de
Hollande, et me dit : « Nous étions trop fatigués pour courir. »
On ne vint
pas le chercher en pleine nuit, comme il s’y attendait, mais dans l’après-midi
et d’une façon plus ou moins officielle. On frappa à la porte et, quand
j’ouvris, je me trouvai nez à nez avec la sombre silhouette du lieutenant
d’alguazils Martin Saldana. Des argousins venus avec lui se tenaient dans
l’escalier et dans la cour. J’en dénombrai une demi-douzaine dont plusieurs
avaient l’épée au clair.
Saldana
entra, armé jusqu’aux dents, et referma la porte derrière lui en gardant son
chapeau sur sa tête, l’épée au baudrier. En bras de chemise, Alatriste s’était
levé et attendait au milieu de la pièce, retirant la main de la dague sur
laquelle il l’avait immédiatement posée en entendant qu’on frappait à la porte.
— Pardieu,
Diego, tu me facilites trop les choses, dit Saldana d’un air grognon, faisant
mine de ne pas voir les deux pistolets posés sur la table. Tu aurais au moins
pu quitter Madrid. Ou changer de logement.
— Ce
n’est pas toi que j’attendais.
— Je
peux le croire.
Saldana
jeta enfin un bref regard aux pistolets, fit quelques pas dans la pièce, ôta
son chapeau et le posa sur les deux armes. Mais tu attendais quelqu’un.
— Et
qu’ai-je fait cette fois-ci ?
Inquiet,
je les regardais de l’autre pièce. Saldana se tourna vers moi. Lui aussi avait
été ami de mon père, en Flandre.
— Que
le diable m’emporte si je le sais, répondit-il au capitaine. Mes ordres sont de
t’emmener avec moi, mort si tu résistes.
— De
quoi m’accuse-t-on ? Le lieutenant d’alguazils haussa les épaules, évasif.
— On
ne t’accuse de rien. Quelqu’un veut te parler.
— Et
qui a donné cet ordre ?
— Cela
ne te regarde pas. On me l’a donné et c’est tout – il regardait le capitaine
avec lassitude, comme s’il lui reprochait de se trouver dans cette situation…
On peut savoir ce qui se passe, Diego ? Tu n’imagines pas ce qui pèse sur
toi.
Alatriste
tordit sa moustache dans un sourire où il n’y avait nulle trace de bonne
humeur.
— Je
me suis contenté d’accepter le travail que tu m’avais recommandé.
— Alors,
maudite soit cette heure, et que je sois maudit, moi aussi !
Saldana
poussa un profond soupir.
— Pardieu,
ceux qui t’ont engagé ne semblent pas satisfaits de son exécution.
— Ce
travail était trop sale, Martin.
— Sale ?…
Et qui s’en soucie ? Je ne crois pas avoir fait un travail propre depuis
trente ans. Et je crois bien que toi non plus.
— C’était
un sale travail, même pour nous autres.
— Arrête.
Saldana
leva les mains, comme pour l’empêcher d’en dire plus. Je ne veux rien savoir,
rien. Par les temps qui courent, en savoir trop est pire que de ne pas en savoir
assez… – il regarda de nouveau Alatriste, mal à l’aise mais décidé. Viens-tu de
ton plein gré ?
— Quelles
sont mes chances ?
Saldana ne
réfléchit que quelques instants.
— Eh
bien, je peux traîner un peu ici pendant que tu tentes le sort avec les gens
que j’ai postés dehors… Ce ne sont pas de très bonnes lames, mais ils sont six.
Et je doute que tu arrives jusqu’à la rue sans recevoir au moins un ou deux
coups d’épée et une balle de pistolet.
— Et
en cours de route ?
— La
voiture est fermée. Tu n’auras aucune chance. Tu aurais dû filer avant notre
arrivée. Tu avais amplement le temps de le faire – il le regarda d’un air lourd
de reproches. Que j’aille en enfer si je pensais te trouver ici !
— Et
où m’emmènes-tu ?
— Je
ne peux pas te le dire. En fait, je t’en ai déjà dit beaucoup trop… – j’étais
toujours à la porte de l’autre chambre, muet comme une carpe, et le lieutenant
d’alguazils se tourna vers moi pour la seconde fois… Tu veux que je m’occupe du
petit ?
— Non,
laisse-le – Alatriste ne me regarda même pas, absorbé dans ses réflexions.
Caridad la Lebrijana s’en chargera.
— Comme
tu veux. Viens-tu ?
— Dis-moi
où nous allons, Martin. L’autre secoua la tête.
— Je
t’ai déjà dit que je ne peux pas.
— A
la prison de Madrid ?
Le silence
de Saldana fut éloquent. C’est alors que je vis se dessiner sur le visage du
capitaine Alatriste cette grimace qui souvent lui tenait lieu de sourire.
— Dois-tu
me tuer ? demanda-t-il d’une voix égale.
Saldana
secoua encore une fois la tête.
— Non.
Je te donne ma parole que mes ordres sont de t’emmener vivant si tu ne résistes
pas… Te laissera-t-on sortir ensuite de l’endroit où je t’emmène, je n’en sais
rien… Ce ne sera plus mon affaire.
— S’ils
ne craignaient pas que la chose s’ébruite, ils m’auraient assassiné ici-même –
Alatriste fit glisser son index droit sur sa gorge, comme un poignard. Ils
t’envoient parce qu’ils veulent que le secret soit bien gardé… Détenu,
interrogé, et on dira ensuite que j’ai été remis en liberté. Entre-temps, va
donc savoir ce qui m’arrivera.
Saldana
l’approuva sans détour.
— C’est
ce que je crois moi aussi, fit-il d’une voix calme. Je m’étonne qu’il n’y ait
pas d’accusations. Vraies ou fausses, ce sont les choses les plus faciles à
préparer en ce monde. Peut-être a-t-on peur que tu parles en public… En
réalité, mes ordres m’interdisent d’échanger un seul mot avec toi. Et on ne
veut pas non plus que j’inscrive ton nom sur le registre des détenus…
Palsambleu !
— Laisse-moi
emporter une arme, Martin. Le lieutenant d’alguazils regarda Alatriste, bouche bée.
— Tu
n’y penses pas, fit-il après un long silence.
Avec un
geste d’une lenteur calculée, le capitaine avait sorti son couteau de boucher
et le lui montrait.
— Seulement
celle-ci.
— Tu
es fou. Tu me prends pour un imbécile ? Alatriste fit signe que non.
— Ils
veulent m’assassiner, dit-il simplement.
— Ce
n’est pas grave dans mon métier. C’est une chose qui arrive tôt ou tard. Mais
je ne veux pas leur rendre la tâche trop facile – l’étrange sourire avait
reparu sur ses lèvres. Je te jure que je ne l’utiliserai pas contre toi.
Saldana
gratta sa barbe de vieux soldat. Elle masquait une estafilade qui allait de sa
bouche à son oreille droite, blessure qu’il avait reçue pendant le siège
d’Ostende, lors de l’assaut des réduits du Cheval et de la Courtine. Diego
Alatriste avait été parmi ses compagnons d’armes en cette occasion comme dans
quelques autres.
— Ni
contre mes hommes, dit finalement Saldana.
— Tu
as ma parole.
Le
lieutenant d’alguazils hésita encore. Puis il se retourna et lâcha un juron
entre ses dents pendant que le capitaine glissait le couteau dans une de ses
bottes.
— Maudit
soit le sort, Diego, finit par dire Saldana. Et maintenant, allons-y.
Ils s’en
furent sans un mot de plus. Le capitaine ne voulut pas prendre sa cape, pour
être plus libre de ses mouvements. Martin Saldana y consentit. Il l’autorisa
aussi à enfiler son gilet de buffle par-dessus son pourpoint. « Pour te
protéger du froid », lui dit le vieux lieutenant avec un petit sourire.
Quant à moi, je ne restai pas chez nous mais ne me rendis pas non plus chez
Caridad la Lebrijana. À peine eurent-ils descendu l’escalier que, sans y
réfléchir à deux fois, je pris les pistolets sur la table et l’épée accrochée
au mur et, roulant le tout dans la cape que je mis sous mon bras, je partis
derrière eux au pas de course.
Le jour
s’éteignait dans le ciel de Madrid, éclairant à peine les toits et les clochers
du côté de la rive du Manzanares et de l’Alcázar. Et c’est ainsi qu’entre chien
et loup, tandis que l’ombre s’emparait peu à peu des rues, je suivis de loin la
voiture fermée tirée par quatre mules dans laquelle Martin Saldana et ses
soldats emmenaient le capitaine. Ils passèrent devant le collège des jésuites,
en descendant la rue de Tolède, puis traversèrent la place de la Cebada, sans
doute pour éviter des artères plus fréquentées, puis se dirigèrent vers la
petite colline de la fontaine du Rastro avant de prendre de nouveau à droite,
presque à la sortie de la ville, tout près de la route de Tolède, de l’abattoir
et d’un lieu qui était un ancien cimetière maure et que l’on nommait, bien à
tort, la Porte des Ames. Par sa macabre histoire et à une heure aussi funeste,
il n’avait rien de rassurant.
Ils
s’arrêtèrent à la nuit tombée devant une maison d’apparence délabrée, avec deux
petites fenêtres et une grande porte qui ressemblait plutôt au porche d’une
écurie. Sans doute une ancienne auberge pour marchands de bestiaux. Haletant,
je les observai, caché derrière un chasse-roue, mon ballot sous le bras. Je vis
descendre Alatriste, résigné et calme, entouré de Martin Saldana et des hommes
du guet. Ils ressortirent ensuite sans le capitaine, montèrent dans la voiture
et s’en allèrent. Ce qui m’inquiéta fort, car j’ignorais qui se trouvait à
l’intérieur de la maison. Il était hors de question de m’approcher, car je
risquais de me faire prendre. Si bien que, le cœur rempli d’angoisse, mais
patient comme doit l’être un homme d’armes – je l’avais entendu dire une fois
de la bouche même de Diego Alatriste –, je m’adossai au mur jusqu’à me fondre
dans la noirceur et me préparai à attendre. J’avoue que j’avais peur et froid.
Mais j’étais le fils de Lope Balboa, soldat du roi, mort en Flandre. Et je ne
pouvais abandonner l’ami de mon père.
VIII
LA PORTE DES ÂMES
On aurait
dit un tribunal, et Diego Alatriste ne douta pas qu’il s’agissait bien de cela.
L’un des hommes masqués était absent, celui qui avait exigé qu’on ne fasse
couler qu’un peu de sang. Mais l’autre, celui à la tête ronde et aux cheveux
clairsemés, était bien là avec le même masque, assis derrière une longue table
sur laquelle étaient posés un candélabre et une écritoire avec des plumes, du
papier et un encrier. Son aspect et son attitude hostiles auraient paru des
plus inquiétants, n’eût été la présence à côté de lui d’un personnage encore
plus menaçant, le visage découvert, les mains sortant comme des serpents osseux
des manches de son habit : le père Emilio Bocanegra.
Il n’y
avait pas d’autres chaises, si bien que le capitaine Alatriste resta debout
tandis qu’on l’interrogeait. Car il s’agissait bien d’un interrogatoire en
règle, tâche dans laquelle le père dominicain se trouvait parfaitement à son
aise. À l’évidence, il était furieux, bien plus que ne l’aurait jamais autorisé
la charité chrétienne. La lumière tremblante du candélabre accentuait les
ombres de ses joues creuses, mal rasées, et ses yeux brillaient de haine quand
ils se posaient sur Alatriste. Tout en lui, depuis la façon dont il posait ses
questions jusqu’au moindre de ses mouvements, respirait la menace. Le capitaine
regarda autour de lui, curieux de voir où se trouvait le chevalet de torture
qui ne pouvait manquer de l’attendre. Il avait été surpris que Saldana s’en
aille avec ses sbires et qu’il n’y eût apparemment pas de gardes dans la
maison. Ils semblaient être seuls, l’homme masqué, le dominicain et lui.
Quelque chose détonnait, comme une fausse note.
Les
questions de l’inquisiteur et de son compagnon, qui se penchait de temps en
temps au-dessus de la table pour tremper sa plume dans l’encrier, durèrent une
demi-heure. À la longue, le capitaine parvint à se faire une idée plus claire
du lieu et des circonstances qui l’y avaient amené, pourquoi il s’y trouvait
toujours vivant et capable de remuer la langue pour articuler des sons, au lieu
d’être sur un tas d’immondices, la gorge tranchée, comme un chien. Ce que
voulaient savoir ses interrogateurs, c’était ce qu’il avait dit et à qui. On
l’interrogea longuement sur le rôle qu’avait joué Guadalmedina la nuit du
guet-apens, sur la façon dont le comte s’était trouvé mêlé à l’affaire et ce
qu’il en savait. Les inquisiteurs étaient tout particulièrement préoccupés de
découvrir si quelqu’un d’autre était au courant des détails de cette histoire,
si mal menée par Diego Alatriste. De son côté, le capitaine ne baissa pas la
garde, ne reconnut rien ni personne et affirma que l’intervention de
Guadalmedina n’avait été que le fruit du plus pur des hasards, même si ses
interlocuteurs paraissaient convaincus du contraire. Sans doute, se dit le
capitaine, avaient-ils quelqu’un à l’Alcázar qui les avait informés des allées
et venues du comte à l’aube et dans la matinée qui avait suivi l’escarmouche.
Quoi qu’il en soit, il soutint sans broncher que personne, pas même Álvaro de
la Marca, n’était au courant de sa rencontre avec les deux hommes masqués et le
dominicain. Ses réponses consistèrent pour l’essentiel en monosyllabes et
hochements de tête. Il avait très chaud dans son gilet de buffle, ou peut-être
n’était-ce que l’effet de l’appréhension quand il regardait autour de lui,
soupçonneux, se demandant d’où allaient sortir les bourreaux sans doute cachés
quelque part, prêts à foncer sur lui et à le conduire les mains liées dans
l’antichambre de l’enfer. Il y eut ensuite une pause durant laquelle l’homme
masqué écrivit lentement et avec application. Le dominicain garda fixé sur
Alatriste ce regard hypnotique et fébrile qui aurait fait dresser sur la tête
les cheveux du plus aguerri. Pendant ce temps, le capitaine se demandait si
personne n’allait l’interroger sur la raison pour laquelle il avait fait dévier
l’épée de l’Italien. Apparemment, ses états d’âme ne les intéressaient
nullement. Comme s’il avait pu lire dans ses pensées, le père Emilio Bocanegra
fit alors glisser une main sur la table, puis la laissa immobile, posée sur le
bois noirci, son index livide pointé vers le capitaine.
— Qu’est-ce
qui peut pousser un homme à déserter le parti de Dieu pour passer dans les
rangs impies des hérétiques ?
Il fallait
avoir du culot, pensa Diego Alatriste, pour appeler parti de Dieu la bande
qu’il formait avec le secrétaire masqué et le sinistre spadassin italien. En
d’autres circonstances, il aurait éclaté de rire, mais le moment eût été mal
choisi. Il se contenta donc de soutenir sans ciller le regard du dominicain et
celui de l’autre qui avait cessé d’écrire et l’observait avec fort peu de
sympathie derrière son masque.
— Je
n’en sais rien, dit le capitaine. Peut-être parce que l’un des deux hommes, sur
le point de mourir, m’a demandé grâce non pas pour lui, mais pour son
compagnon.
L’inquisiteur
et l’homme masqué échangèrent un bref regard incrédule.
— Dieu
du Ciel, murmura le dominicain.
Il le
toisait, les yeux brûlant de fanatisme et de mépris. Je suis mort, pensa le
capitaine en regardant ces pupilles noires, impitoyables. Quoi qu’il fasse,
quoi qu’il dise, ce regard implacable le condamnait aussi sûrement que le
flegme apparent avec lequel l’homme masqué s’était remis à écrire. La vie de
Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de Flandre, sicaire dans
le Madrid du roi Philippe II, valait ce que ces deux hommes voulaient
encore savoir, ni plus ni moins. C’est-à-dire bien peu, comme il pouvait s’en
assurer au tour que prenait la conversation.
— Votre
compagnon de cette nuit-là – l’homme masqué parlait sans cesser d’écrire, et le
ton égal de sa voix n’annonçait rien de bon – n’a pas eu tant de scrupules.
— J’en
conviens, répondit le capitaine. Je dirais même qu’il semblait prendre plaisir
à son travail.
L’homme
masqué laissa un moment sa plume suspendue en l’air pour lui lancer un bref
regard ironique.
— Quel
méchant homme. Et vous ?
— Je
n’ai pas de plaisir à tuer. Pour moi, ôter la vie n’est pas une passion, mais
un métier.
— Je
vois – l’autre plongea sa plume dans l’encrier, reprenant sa tâche. Et
maintenant vous allez nous dire que vous êtes pétri de charité chrétienne…
— Vous
faites erreur, monsieur, répondit tranquillement le capitaine. On me connaît
mieux pour mes coups d’épée que pour mes bons sentiments.
— C’est
ce qu’on nous avait dit de vous, malheureusement.
— Et
c’est la vérité. Mais bien que le sort m’ait rabaissé à cette condition, j’ai
été soldat toute ma vie et il est certaines choses que je ne puis éviter.
Le
dominicain, qui était resté silencieux comme un sphinx, sursauta puis se pencha
au-dessus de la table, comme s’il allait foudroyer Alatriste sur-le-champ.
— Éviter ?…
Les soldats sont de la racaille, lança-t-il avec une infinie répugnance… La
piétaille blasphème, saccage, s’adonne à la luxure. De quels sentiments
infernaux parlez-vous ?… Pour vous, une vie ne vaut pas un liard.
Le capitaine
ne répondit pas tout de suite et se contenta de hausser les épaules quand
l’autre eut fini.
— Sans
doute avez-vous raison, dit-il. Mais certaines choses sont difficiles à
expliquer. J’allais tuer cet Anglais. Et je l’aurais fait s’il s’était défendu
ou s’il avait demandé pitié pour lui-même… Mais il a demandé grâce pour
l’autre…
L’homme
masqué à la tête ronde cessa encore d’écrire.
— Vous
ont-ils alors révélé leur identité ?
— Non,
mais ils auraient pu le faire pour avoir la vie sauve. Voyez-vous, j’ai été
soldat pendant près de trente ans. J’ai tué et j’ai fait des choses pour
lesquelles j’ai damné mon âme… Mais je sais apprécier le geste d’un homme
courageux. Et ces deux hommes l’étaient, hérétiques ou pas.
— Vous
donnez donc tant d’importance au courage ?
— C’est
parfois la seule chose qu’il nous reste, répondit simplement le capitaine.
Surtout à notre époque, quand tout est objet de négoce, jusqu’aux drapeaux et
au nom de Dieu.
Un silence
accueillit ces dernières paroles. L’homme masqué se contenta de le regarder
fixement.
— Mais
maintenant, vous savez qui sont ces deux Anglais.
Alatriste
garda le silence, puis finit par laisser échapper un petit soupir.
— Me
croiriez-vous si je le niais ? Depuis hier, tout Madrid le sait – il
regarda longuement le dominicain, puis l’homme masqué. Et je suis heureux de ne
pas avoir chargé ma conscience avec cette affaire.
L’homme
masqué fit un geste brusque, comme s’il voulait se débarrasser de ce dont Diego
Alatriste n’avait pas voulu se charger.
— Vous
nous ennuyez avec votre conscience, capitaine.
C’était la
première fois qu’il l’appelait ainsi. La voix était ironique et Alatriste
fronça les sourcils. Il n’aimait guère qu’on se moquât de lui.
— Peu
m’importe si elle vous ennuie ou pas, répondit-il. Je n’aime tout simplement
pas assassiner des princes sans savoir qu’ils le sont – il tordait sa
moustache, irrité. Ni qu’on me trompe et qu’on se joue de moi quand j’ai le dos
tourné.
— N’êtes-vous
pas curieux, intervint le père Emilio Bocanegra qui écoutait attentivement, de
savoir ce qui a pu pousser des hommes justes à vouloir ces morts ?… À
vouloir empêcher que ces scélérats ne surprennent la bonne foi de Sa Majesté en
emmenant en otage une infante d’Espagne dans leur pays d’hérétiques ?…
Alatriste
secoua lentement la tête.
— Je
ne suis pas curieux. Vous aurez constaté que je ne cherche même pas à savoir
qui est ce gentilhomme qui se cache derrière son masque… – il les regardait
avec une sérénité moqueuse, insolente. Pas plus que cet autre qui, l’autre
soir, avant de s’en aller, donnait l’ordre de ne faire qu’une égratignure à
messires John et Thomas Smith, de prendre leurs lettres et leurs documents, et
de leur laisser la vie sauve.
Le
dominicain et l’homme masqué se turent. Ils semblaient réfléchir. Ce fut
finalement l’homme masqué qui parla le premier, en regardant ses ongles tachés
d’encre.
— Vous
soupçonnez peut-être l’identité de cette autre personne ?
— Je
ne soupçonne rien, pardieu. Je me suis trouvé mêlé dans une affaire qui me
dépasse, et je le regrette bien. Et maintenant, je n’aspire plus qu’à une
chose : ne pas y laisser ma tête.
— Trop
tard, dit le religieux d’une voix si basse que le capitaine crut entendre le
sifflement d’un serpent.
— Revenons
à nos deux Anglais, reprit l’homme masqué. Vous vous souviendrez qu’après le
départ de notre compagnon, vous avez reçu du révérend père Emilio et de moi des
instructions différentes…
— Je
m’en souviens. Mais je me souviens aussi que vous-mêmes sembliez témoigner
d’une déférence particulière à l’endroit de cette autre personne et que vous
n’avez pas discuté ses ordres avant qu’elle ne s’en aille et que n’apparaisse
derrière la tapisserie Sa… – Alatriste regarda en coin l’inquisiteur qui resta
impassible comme s’il ne s’agissait pas de lui — …Sa Révérence. Ce fait a
pu également influer sur ma décision de laisser la vie sauve aux deux Anglais.
— Vous
aviez reçu une jolie somme d’argent pour ne pas le faire.
— C’est
exact, dit le capitaine en portant la main à son ceinturon. Et je l’ai encore
ici.
Les pièces
d’or roulèrent sur la table, brillantes à la lumière du candélabre. Le père
Emilio Bocanegra ne les regarda même pas, comme si elles étaient maudites. Mais
l’homme masqué tendit la main et les compta une par une en en faisant deux
petits tas à côté de l’encrier.
— Il
manque quatre doublons, dit-il.
— Oui.
Pour ma peine. Et pour m’avoir pris pour un imbécile.
Le
dominicain, jusque-là immobile, eut un geste de colère.
— Vous
êtes un traître et un irresponsable, dit-il d’une voix vibrante de haine. Avec
vos malheureux scrupules, vous avez encouragé les ennemis de Dieu et de
l’Espagne. Et vous vous en repentirez, je vous le promets, dans les pires
tourments de l’enfer. Mais auparavant, vous le paierez ici, sur terre, dans
votre chair mortelle – le mot mortelle prenait une allure sinistre sur ses
lèvres froides et fines. Vous en avez trop vu, vous en avez trop entendu et
vous en avez trop fait, ou plutôt pas assez. Votre vie, capitaine Alatriste, ne
vaut plus rien. Vous êtes un cadavre qui, par quelque étrange hasard, se tient
encore debout.
Comme s’il
n’entendait pas ces épouvantables menaces, l’homme masqué sécha l’encre sur le
papier avec de la poudre. Ensuite, il plia la feuille et la glissa sous ses
vêtements. Alatriste crut entrevoir une pointe rouge de la croix de l’ordre de
Calatrava sous la robe noire. Il remarqua aussi que l’homme empochait les
pièces d’or, sans paraître se souvenir qu’une partie d’entre elles étaient
sorties de la bourse du dominicain.
— Vous
pouvez vous retirer, dit-il à Alatriste après l’avoir regardé comme s’il venait
de se souvenir de sa présence.
Le
capitaine le regarda, surpris.
— Libre ?
— Façon
de parler, répliqua le père Emilio Bocanegra avec un sourire qui valait bien
une excommunication. Vous portez au cou le poids de votre trahison et de nos
malédictions.
— Il
ne me pèse pas trop.
Alatriste
continuait à les regarder, méfiant.
— Je
peux vraiment m’en aller ?
— C’est
ce que nous venons de vous dire. La colère de Dieu saura vous retrouver.
— Cette
nuit, ce n’est pas la colère de Dieu qui m’inquiète. Mais vous…
L’homme
masqué et le dominicain s’étaient levés.
— Nous
en avons terminé avec vous, dit le premier.
Alatriste
scrutait ses interlocuteurs, éclairés d’en bas par le candélabre qui jetait sur
eux des lueurs inquiétantes.
— Je
ne vous crois pas, conclut-il. Pas après m’avoir emmené ici.
— Ce
n’est plus notre affaire, répliqua sèchement l’homme masqué.
Les deux
hommes sortirent en emportant le candélabre. Diego Alatriste eut le temps de
voir le regard terrible que le dominicain lui lança du seuil de la porte avant
d’enfoncer ses mains dans ses manches et de disparaître comme une ombre avec
son compagnon. Instinctivement, le capitaine porta la main à sa ceinture, là où
se trouvait d’ordinaire le pommeau de son épée.
— Morbleu,
mais où donc est le piège ? se demanda-t-il.
Et il se
mit à arpenter la pièce à grands pas, sans trouver de réponse. Puis il se
souvint du couteau de boucher qu’il avait glissé dans une de ses bottes. Il se
baissa et l’empoigna fermement, attendant les bourreaux qui allaient
certainement fondre sur lui d’un instant à l’autre. Mais personne ne vint. Les
deux hommes étaient partis. Il était seul, inexplicablement, dans cette pièce
éclairée par un rayon de lune qui pénétrait par le rectangle d’une fenêtre.
J’ignore
combien de temps je restai dehors, immobile derrière le chasse-roue qui me
cachait, confondu avec l’obscurité. Je serrais contre moi le ballot formé de la
cape et des armes du capitaine pour me réchauffer un peu – j’étais sorti vêtu
seulement d’un pourpoint et d’une culotte, derrière la voiture de Martin
Saldana et de ses sbires – et je restai ainsi fort longtemps, serrant les dents
pour les empêcher de claquer. Finalement, voyant que personne ne sortait de la
maison, je commençai à me faire du mauvais sang. Je ne pouvais croire que
Saldana eût assassiné mon maître, mais dans cette ville et à cette époque, tout
était possible. L’idée m’inquiéta sérieusement. En regardant bien, je croyais
voir filtrer de la lumière par une des fenêtres, comme si à l’intérieur il y
avait quelqu’un avec une lampe, mais je ne pouvais m’en assurer d’où j’étais.
Je décidai donc de m’approcher prudemment pour jeter un coup d’œil.
J’allais
sortir à découvert quand, par une de ces inspirations auxquelles nous devons
parfois la vie, je devinai un mouvement un peu plus loin, dans l’entrée d’une
maison voisine. Ce ne fut qu’un instant, mais quelque chose avait bougé, comme
les ombres des choses inanimées quand elles cessent de l’être. Surpris, je
réprimai mon impatience et redoublai de vigilance, le cœur battant. Au bout
d’un moment, l’ombre bougea de nouveau et, au même moment, j’entendis, venu de
l’autre côté de la petite place, un sifflement doux qui ressemblait à un
signal : un petit air qui ressemblait à tiruli-ta-ta. Mon sang se glaça
dans mes veines.
Ils sont
au moins deux, me dis-je après avoir scruté les ténèbres qui envahissaient la
Porte des Ames. Le premier, celui dont j’avais vu l’ombre, caché dans l’entrée
d’une maison. Et l’autre, celui qui avait siffloté, un peu plus loin, dans
l’angle que la place faisait avec le mur de l’abattoir.
Il y avait
trois issues, de sorte que durant un moment je m’appliquai à surveiller la
troisième. Quand enfin un nuage découvrit le croissant de lune, je parvins à
deviner à contre-jour une troisième ombre, dans l’angle de la place.
La
situation était claire et elle se présentait mal. Il m’était impossible de
franchir les trente pas qui me séparaient de la maison sans me faire voir. Tout
en songeant à ce qu’il convenait de faire, je défis prudemment la cape et posai
l’un des pistolets sur mes genoux. Les ordonnances royales interdisaient leur
usage, et je savais que si le guet me surprenait, mes jeunes os iraient bientôt
vieillir sur une galère, sans que mon âge puisse excuser mon acte. Mais, foi de
Basque, je m’en moquais éperdument. Et comme j’avais vu le capitaine le faire
tant de fois, je m’assurai à tâtons que le silex était bien à sa place et je
fis basculer le chien en essayant d’étouffer son claquement sous la cape. Puis
je glissai le pistolet entre mon pourpoint et ma chemise, j’armai le deuxième
et je le gardai à la main, tandis que de l’autre je me saisissais de l’épée du
capitaine. Et je repris mon attente, immobile comme une statue.
Elle fut
brève. Une lumière brilla dans la grande entrée de la maison, puis s’éteignit,
et une petite voiture apparut par l’une des rues qui débouchaient sur la place.
À côté d’elle se détacha une silhouette sombre qui s’approcha de l’entrée.
Pendant quelques instants, elle s’entretint là-bas avec deux autres ombres qui
venaient de faire leur apparition. Puis la silhouette noire retourna dans son
coin, les ombres montèrent dans la voiture et celle-ci, tirée par deux mules
noires qui lui donnaient un air funèbre avec son cocher perché sur son siège,
me frôla presque avant de s’enfoncer dans la nuit.
Je n’eus
pas le loisir de songer bien longtemps à cette mystérieuse voiture. Les sabots
des mules résonnaient encore que, de l’endroit où était postée la silhouette
noire, s’éleva un nouveau sifflotement, tiruli-ta-ta, et que de l’ombre tout
près de moi monta le bruit facilement reconnaissable d’une épée que l’on sort
lentement de son fourreau. Je suppliai désespérément Dieu qu’il écartât à
nouveau les nuages. Mais mes prières demeurèrent vaines. Le Créateur devait
être occupé à autre chose. Je commençais à perdre la tête, ne sachant plus que
faire. Je laissai tomber la cape et me mis debout pour mieux voir. C’est alors
que la silhouette du capitaine Alatriste apparut dans l’embrasure de la grande
porte.
La suite
se passa à allure extraordinaire. L’ombre qui était la plus proche de moi
sortit de sa cachette et s’avança vers Diego Alatriste presque au même moment
que moi. Je retins mon souffle tandis qu’elle se dirigeait vers lui, sans
savoir que j’étais derrière elle. Un, deux, trois pas. En cet instant précis,
Dieu voulut bien se souvenir de moi et les nuages se déchirèrent. À la faible
clarté qui tomba du croissant de lune, je pus distinguer le dos d’un homme
robuste qui s’approchait, l’épée au clair. Et du coin de l’œil, j’en vis deux
autres s’avancer sur la place. Pendant ce temps, l’épée du capitaine dans ma
main gauche, je dressai la droite qui tenait le pistolet. Je vis alors que
Diego Alatriste s’était arrêté au beau milieu de la place et que dans sa main
brillait son couteau de boucher, bien inutile dans les circonstances. Je fis
encore deux pas en avant et je touchai presque le dos de l’homme qui me
précédait avec le canon du pistolet, quand celui-ci entendit mes pas et fit
volte-face. J’eus le temps de voir son visage ahuri par la surprise quand je
pressai sur la détente et que le coup partit. La détonation fit résonner la
Porte des Ames.
La suite
fut encore plus rapide. Je criai, ou je crus le faire, en partie pour alerter
le capitaine, en partie à cause du terrible recul de l’arme qui me démit
presque le bras. Mais le coup de feu avait mis le capitaine en garde et, quand
je lui lançai son épée par-dessus l’homme qui se trouvait devant moi – ou plus
exactement qui s’y était trouvé –, il bondit vers elle, se jetant de côté pour
éviter que je ne le blesse. Elle n’avait pas touché le sol qu’il l’empoignait
déjà d’une main ferme. La lune se cacha une fois encore derrière les nuages, je
laissai tomber le pistolet déchargé, sortis l’autre de sous mon pourpoint et,
tourné vers les deux ombres qui fonçaient sur le capitaine, je visai en tenant
l’arme à deux mains. Mais elles tremblaient tant que le coup se perdit, tandis
que le recul me faisait tomber à la renverse. Ébloui par l’éclair de l’arme, je
vis l’espace d’une seconde deux hommes armés d’épées et de dagues. Le capitaine
Alatriste leur tenait tête et se battait comme un diable.
Diego
Alatriste les avait vus s’approcher juste avant le premier coup de pistolet. Il
est vrai qu’il s’était attendu à une embuscade dès qu’il sortirait dans la rue
et qu’il s’était préparé à vendre chèrement sa peau avec son ridicule couteau.
L’éclair du coup de feu le déconcerta, comme les deux autres. Un instant, il
crut que c’était lui qu’on visait. Puis il entendit mon cri et, ne comprenant
toujours pas ce que je pouvais faire en ce lieu et à pareille heure, il vit
voler son épée en l’air, comme si elle tombait du ciel. En un clin d’œil, il
s’en était emparé, juste à temps pour faire face aux deux lames qui fonçaient
sur lui avec une rage aveugle. Ce fut l’éclair du second coup de feu qui lui
permit de se faire une image de la situation, quand la balle passa en sifflant
tout près de lui et de ses assaillants. L’un d’eux l’attaquait par la gauche et
l’autre de face, presque à angle droit. Celui qu’il avait devant lui tentait de
lui faire garder cette position tandis que l’autre essayait de lui décocher un
coup mortel au flanc gauche ou au ventre. Il s’était déjà trouvé dans pareille
situation, mais il n’est pas facile de se battre contre deux adversaires lorsque
la main gauche n’est armée que d’un petit couteau. Habilement, il pivotait d’un
côté puis de l’autre pour se dérober le plus possible à leurs coups, cherchant
surtout à se protéger du côté gauche. Ses agresseurs le suivaient dans chacun
de ses mouvements, si bien qu’au bout d’une douzaine de bottes et de feintes,
ils avaient fait un tour complet autour de lui. Deux coups portés en biais
glissèrent sur sa casaque en peau de buffle. Le tintement des lames faisait
résonner toute la place et je ne doute pas que, si l’endroit eût été plus
habité, les gens eussent accouru aux fenêtres dès mon premier coup de pistolet.
C’est alors que la chance qui, comme la fortune des armes sourit à celui qui
reste lucide et ferme, vint au secours de Diego Alatriste. Dieu voulut que sa
lame pénètre dans la garde de l’épée d’un de ses adversaires, jusqu’aux doigts
ou au poignet. Se sentant blessé, l’homme fit deux pas en arrière, en
bredouillant un blasphème. Il s’était à peine remis de sa surprise qu’Alatriste
avait déjà porté trois coups fulgurants à l’autre agresseur qui trébuchait et
reculait à son tour. Il n’en fallut pas davantage pour que le capitaine
retrouve sa sérénité et, quand celui qui s’était blessé à la main s’approcha de
nouveau, le capitaine lâcha son couteau, se protégea le visage de sa paume
ouverte, se fendit complètement et lui mit trois bons pouces d’acier dans la
poitrine. L’élan de l’autre fit le reste et il vint s’embrocher sur la lame
tandis qu’il lâchait son arme en criant : « Jésus ! ». Son
épée tomba à terre avec un bruit métallique, derrière le capitaine.
Le second
spadassin, qui se précipitait déjà, s’arrêta net. Alatriste tira sur son épée
enfoncée dans le corps de l’autre qui s’effondra comme un sac, puis se retourna
vers son dernier ennemi, le souffle court. Les nuages s’étaient suffisamment
éclaircis pour qu’au clair de lune il puisse reconnaître l’Italien.
— Nous
voilà à égalité, dit le capitaine, hors d’haleine.
— C’est
un plaisir, répondit l’autre, et l’éclat blanc de son sourire éclaira son visage.
Il n’avait
pas encore fini de parler qu’il lançait une botte basse, aussi rapide que
l’attaque d’un aspic. Le capitaine, qui avait bien observé l’Italien lors de
l’affaire des deux Anglais, s’y attendait. Il se déroba, tendit la main gauche
pour dévier la lame et l’acier ennemi se perdit dans le vide. Mais, en
reculant, le capitaine sentit qu’il avait reçu un coup dague sur le revers de
la main. Sûr que l’Italien ne lui avait coupé aucun tendon, il croisa le bras
droit, poing levé, épée tournée vers le bas, écartant avec un tintement sec la
lame qui revenait à la charge pour une deuxième botte, aussi étonnante et
habile que la première. L’Italien recula d’un pas et les deux hommes se
retrouvèrent face à face, haletants. La fatigue commençait à les gagner tous
les deux. Le capitaine remua les doigts de sa main blessée et constata avec
soulagement qu’ils bougeaient tous. Le sang coulait sur sa main, en un ruisseau
lent et chaud.
— Est-il
encore possible de nous entendre ? demanda-t-il.
L’autre
garda le silence quelques instants. Puis il secoua la tête.
— Non,
répondit-il. Vous avez été trop stupide l’autre nuit.
Sa voix
sourde était celle d’un homme fatigué et le capitaine se dit que son adversaire
en avait assez lui aussi.
— Et
maintenant ?
— Maintenant,
c’est votre tête ou la mienne.
Il y eut
encore un silence. L’Italien bougea légèrement, Alatriste fit de même, sans
baisser la garde. Ils tournèrent lentement l’un autour de l’autre, mesurant
leurs forces. Sous sa casaque de cuir, le capitaine sentait sa chemise trempée
de sueur.
— Je
peux savoir votre nom ?
— Aucune
importance.
— Vous
vous cachez donc, comme un coquin. Le rire âpre de l’Italien résonna.
— Peut-être.
Mais je suis un coquin vivant. Et vous, vous êtes mort, capitaine Alatriste.
— Pas
encore.
Son
adversaire parut réfléchir, puis il jeta un regard sur le corps inerte de
l’autre spadassin. Il me regarda ensuite, toujours à terre, près du troisième
sbire qui bougeait encore faiblement. Le coup de pistolet avait dû lui faire
une vilaine blessure, car nous l’entendions gémir à voix basse et réclamer la
confession.
— Non,
conclut l’Italien. Je pense que vous avez raison. Cette nuit n’est pas la
mienne.
Sur ce, il
fit mine de s’en aller. Mais dans le même mouvement, de sa main gauche, il se
saisit de sa dague par la lame et la lança contre le capitaine. L’arme le
manqua de justesse.
— Fils
de pute, grommela Alatriste.
— Morbleu,
fit l’autre. Vous n’espériez pas que j’allais attendre votre permission.
Ils
restèrent encore une fois immobiles, s’observant l’un l’autre. Finalement,
l’Italien fit un petit geste, Alatriste en fit un autre et, toujours prudents,
ils relevèrent leurs épées qui se touchèrent avec un léger cliquetis, puis les
abaissèrent de nouveau.
— Par
Belzébuth, soupira finalement l’Italien. Jamais deux sans trois.
Et il
s’éloigna très lentement à reculons, sans perdre de vue le capitaine, sa lame
devant lui. Ce n’est que presque arrivé au coin de la rue qu’il se décida à
rengainer son épée.
— Maintenant
que j’y pense, dit-il quand il fut sur le point de disparaître dans l’ombre. Je
m’appelle Gualterio Malatesta. Vous m’entendez bien ?… Et je suis de
Palerme… Je veux que vous vous en souveniez, le jour où je vous tuerai !
L’homme
grièvement blessé par mon coup de pistolet continuait à réclamer la confession.
Il avait la moitié de l’épaule arrachée et l’os de la clavicule, réduit en
bouillie, était visible par la blessure. Dans peu de temps, le diable allait
être bien servi. Diego Alatriste lui lança un rapide coup d’œil, indifférent,
fouilla dans ses poches comme il l’avait fait précédemment avec le mort, puis
se dirigea vers moi et s’accroupit. Il ne me remercia point, ni ne me dit ce
que devrait dire quelqu’un quand un jeune garçon de treize ans vient de lui
sauver la vie. Il me demanda simplement si tout allait bien. Quand je lui eus
répondu que oui, il mit son épée sous son bras et, me prenant de l’autre par
les épaules, m’aida à me relever. Sa moustache frôla un instant mon visage et
je vis que ses yeux, plus clairs que jamais à la lumière de la lune,
m’observaient avec une étrange fixité, comme s’ils me voyaient pour la première
fois.
Le
moribond gémit encore, réclamant la confession. Le capitaine se retourna et je
vis qu’il réfléchissait.
— Va
à Saint-André chercher un prêtre pour ce malheureux, dit-il finalement.
Je le
regardai, indécis, et il me sembla deviner sur son visage une grimace remplie
d’amertume.
— Il
s’appelle Ordonez, ajouta-t-il. Je l’ai connu en Flandre.
Puis il
ramassa ses pistolets et s’en alla. Avant d’obéir, je m’en fus jusqu’au
chasse-roue chercher la cape, puis je courus derrière lui pour la lui remettre.
Il la jeta sur son épaule et leva la main pour me toucher légèrement la joue,
avec une tendresse que je ne lui connaissais pas. Il continuait à me regarder
avec ces mêmes yeux de tout à l’heure, quand il m’avait demandé si tout allait
bien. Et moi, partagé entre la honte et la fierté, je sentis couler sur mon
visage une goutte de sang de sa main blessée.
Après
cette nuit mouvementée, ce fut le calme pendant plusieurs jours. Mais comme
Diego Alatriste était bien résolu à ne pas quitter la ville ni à se cacher,
nous étions constamment sur nos gardes, comme si nous avions été en campagne.
Rester en vie, comme je le découvris alors, est beaucoup plus fatigant que de
se laisser mourir et vous demande l’usage de vos cinq sens. Le capitaine
dormait plus le jour que la nuit, et au moindre bruit, un chat sur le toit ou
le grincement d’une marche, je me réveillais et le voyais en chemise, assis
dans son lit, la biscayenne ou un pistolet à la main. Après l’escarmouche de la
Porte des Ames, il avait essayé de m’envoyer quelque temps chez ma mère, ou
chez un ami. Mais je lui avais répondu que je n’avais pas l’intention
d’abandonner le champ de bataille, que je partageais son sort et que si j’avais
été capable de tirer deux coups de pistolet, je pouvais bien en tirer vingt si
l’occasion se présentait. Dispositions que je renforçai en déclarant que je
m’enfuirais de l’endroit où il m’enverrait, quel qu’il fût. J’ignore si
Alatriste apprécia ma décision, car je vous ai déjà dit qu’il n’était pas homme
à exprimer ses sentiments. Mais je parvins au moins à lui faire hausser les
épaules, et il ne me reparla plus de son projet. Le fait est que le lendemain
je trouvai sur mon oreiller une bonne dague, nouvellement achetée rue des
Armuriers : poignée damasquinée, croix d’acier et une lame bien trempée
longue de six pouces, fine et à double tranchant. Une de ces dagues que nos
grands-parents appelaient des miséricordes, car on s’en servait souvent pour
achever l’ennemi en les faisant glisser dans les interstices des armures ou
sous la visière du casque des chevaliers tombés à terre. Cette arme blanche fut
la première que je possédai et je l’ai conservée avec beaucoup d’affection
pendant vingt années, jusqu’au jour où, à Rocroi, je dus la laisser plantée
dans les articulations de la cuirasse d’un Français. Ce qui, somme toute, fut
une juste fin pour une bonne dague comme celle-là.
Tandis que
nous ne dormions que d’un œil, nous méfiant même de nos ombres, Madrid n’était
plus que fêtes avec la venue du prince de Galles, cette fois annoncée
publiquement. Ce furent des journées de promenades à cheval, de réjouissances à
l’Alcázar, de banquets, de bals masqués, sans oublier une course de taureaux
sur la Plaza Mayor dont je me souviens comme de l’un des plus brillants
spectacles que connut le Madrid des Autrichiens. Les meilleurs cavaliers de la
cour – dont notre jeune roi – s’y illustrèrent, lançant leurs banderilles et
piquant les taureaux de Jarama, donnant la preuve de leur sang-froid et de leur
bravoure. Les courses de taureaux étaient, comme elles le sont encore
aujourd’hui, la fête favorite du peuple madrilène et de toute l’Espagne ou
presque. Le roi et notre belle reine Isabelle, quoique fille du grand Henri IV
le Béarnais, et donc française, les prisaient fort. Philippe IV, aussi
sage qu’élégant cavalier et bon tireur, adorait la chasse et les chevaux – un
jour, il en perdit un sous lui alors qu’il tuait de sa propre main son
troisième sanglier de la journée –, et c’est ainsi que l’immortalisa Diego
Velázquez sur ses toiles, comme le firent en vers de nombreux auteurs et
poètes, dont Lope de Vega, Don Francisco de Quevedo ou Don Pedro Calderón de la
Barca dans une comédie célèbre, Le Ruban et la Fleur :
Dirai-je
quel galant de bride, chaussé de bottes et d’éperons, tenant main basse et le
bras rond, soucieux de bien serrer la bride, sa cape repliée, amène le
maintien, qui d’un œil aigu galant a parcouru la rue, tenant l’étrier de la
reine ?
J’ai déjà
dit qu’à dix-huit ou vingt ans, notre bon roi était – et il le resta pendant
bien longtemps – un homme aimable, coureur de jupons, gaillard et adoré de son
peuple, ce bon et malheureux peuple espagnol qui a toujours considéré que ses
monarques étaient les plus justes et les plus magnanimes de la terre, quand
bien même leur pouvoir déclinait. Le règne du roi précédent, Philippe III,
avait été bref mais funeste, livré aux mains d’un favori incompétent et vénal.
Quant à notre jeune monarque, cavalier accompli mais aboulique et incapable
quand il s’agissait des affaires du gouvernement, il était à la merci des
réussites et des erreurs – et celles-ci furent plus nombreuses que celles-là –
du comte devenu plus tard duc d’Olivares. Le peuple espagnol a bien changé depuis,
du moins ce qu’il en reste. À la fierté et à l’admiration qu’il éprouvait pour
ses rois a succédé le mépris ; à l’enthousiasme, la critique acerbe ;
aux rêves de grandeur, la dépression la plus profonde et le pessimisme général.
Je me souviens encore, et je crois que ce fut durant la course de taureaux du
prince de Galles ou en une occasion postérieure, qu’une bête, particulièrement
brave, ne put être réduite à la merci de ses assaillants. Personne, pas même
les gardes espagnols, bourguignons et allemands de la place, n’osait
s’approcher d’elle. C’est alors que du balcon de la Maison de la boulangerie,
le roi, parfaitement tranquille, demanda une arquebuse à l’un des gardes et,
sans rien perdre de sa royale assurance, impassible, descendit dans l’arène, rejeta
sa cape en arrière, porta la main à son chapeau avec désinvolture, visa et
tira. En un éclair, tout fut fini. Le taureau était mort. Conquis, le public
éclata en applaudissements et en vivats et on parla de cette affaire pendant
des mois, aussi bien en vers qu’en prose : Calderón, Hurtado de Mendoza,
Alarcón, Vélez de Guevara, Rojas, Savedra Fajardo, Don Francisco de Quevedo
lui-même et tous ceux qui à la cour étaient capables de tremper une plume dans
un encrier invoquèrent les muses pour immortaliser l’exploit et chanter les
louanges du monarque, le comparant tantôt à Jupiter tonnant, tantôt à Thésée
tuant le taureau de Marathon. Je me souviens que le célèbre sonnet de Don
Francisco commençait ainsi :
En donnant la mort au ravisseur d’Europe
dont tu es le seigneur, toi l’ibère monarque…
Et
jusqu’au grand Lope de Vega qui écrivit ces lignes, adressées au taureau abattu
par la main royale :
Qu’il est heureux et malheureux ton sort,
car la vie ne t’ayant donné raison,
tu ne sais ce que tu dois à ta mort.
Célèbre et
adulé de tous, Lope de Vega n’avait cependant nul besoin de flatter personne.
Mais voyez comment vont les choses, comment nous sommes, nous autres Espagnols,
comment ici on abusa toujours des braves gens, et comme il est facile de les
tromper en faisant appel à leur cœur généreux. Voyez comme on nous a poussés à
l’abîme par méchanceté ou par incompétence, alors que nous méritions un sort
meilleur. Si Philippe IV avait pris la tête de ses anciens et glorieux
régiments pour reprendre la Hollande, vaincre le roi Louis XIII et son
ministre Richelieu, débarrasser l’Atlantique des pirates et la Méditerranée des
Turcs, envahir l’Angleterre, hisser la croix de Saint-André sur la Tour de
Londres et sur la Sublime Porte, il n’aurait pas suscité plus d’enthousiasme
chez ses sujets qu’en mettant à mort ce taureau avec la grâce qui était la
sienne… Quelle différence avec cet autre Philippe IV que j’allais moi-même
escorter trente ans plus tard, veuf, ses fils morts, souffreteux ou dégénérés,
en une longue procession à travers une Espagne déserte, dévastée par les
guerres, la faim et la misère, acclamé tièdement par quelques malheureux
paysans qui pouvaient encore se presser au bord du chemin ! Endeuillé,
vieilli, défait, en route pour la frontière de la Bidassoa pour consommer
l’humiliation de donner sa fille en mariage à un roi français, signant ainsi
l’acte de décès de cette malheureuse Espagne qu’il avait conduite au désastre,
gaspillant l’or et l’argent de l’Amérique en vaines fêtes, enrichissant
fonctionnaires, hommes d’église, nobles et favoris corrompus, jonchant de
tombes d’hommes valeureux les champs de bataille de la moitié de l’Europe.
Mais rien
ne sert d’aller au-devant des années. L’époque dont je parle était encore bien
éloignée d’un futur si lamentable et Madrid était toujours la capitale de
l’Espagne et du monde. Ces jours-là, comme les semaines qui suivirent et les
mois que durèrent les fiançailles de notre infante Maria, la ville et la cour
les passèrent en fêtes de toutes sortes, tandis que les belles dames et les
gentilshommes les plus gracieux se pavanaient avec la famille royale et son
illustre invité dans la Calle Mayor ou la rue du Prado, en promenades élégantes
dans les jardins de l’Alcázar, près de la Fontaine del Acero et dans les pinèdes
de la Casa de Campo. En respectant bien entendu les règles les plus strictes de
l’étiquette qui voulait que les deux fiancés ne fussent jamais seul à seul et
que les surveillât constamment – au grand désespoir du fougueux damoiseau – une
nuée de majordomes et de duègnes. Loin de la sourde lutte diplomatique que se
livraient les chancelleries pour ou contre le mariage, la noblesse et le peuple
de Madrid rivalisaient en hommages à l’héritier du trône d’Angleterre et à sa
suite de compatriotes qui, peu à peu, vinrent le rejoindre à la cour. On disait
en ville que l’infante se mourait d’envie d’apprendre le parler anglais et que
le prince Charles, résolu à embrasser la vraie foi, étudiait avec des
théologiens la doctrine catholique. Rien n’était plus éloigné de la réalité,
comme on le vit plus tard. Mais sur le moment, et dans un tel climat de bonne
volonté, les rumeurs, la prestance, la courtoisie et les bonnes manières du
jeune prétendant firent que sa popularité alla grandissant. Ce qui plus tard
ferait oublier les insolences et les caprices de Buckingham, qui prenait de
plus en plus d’assurance avec le temps. Nommé duc par le roi Jacques, il
comprit, comme Charles, que ce mariage serait une entreprise longue et ardue.
Buckingham se révéla alors sous un nouveau jour peu aimable de jeune favori mal
élevé et empreint d’une arrogance frivole, ce que toléraient à grand-peine les
sévères hidalgos espagnols, surtout quand il s’agissait de ces trois questions
qui, à l’époque, étaient sacrées : le protocole, la religion et les
femmes. Buckingham finit par se comporter si mal que seules l’hospitalité et la
bonne éducation de nos gentilshommes évitèrent, en plus d’une occasion, qu’un
gant ne volât au visage de l’Anglais en réponse à quelque insolence, avant que
la question ne trouvât sa solution, comme il eût convenu, devant témoins et par
l’épée, au petit matin, dans le Prado de l’ordre de Saint-Jérôme ou à la Porte
de la Vega. Quant au comte d’Olivares, ses relations avec Buckingham allèrent
de mal en pis après les premiers jours de courtoisie obligée, ce qui, à la
longue, quand les fiançailles échouèrent, eut de néfastes conséquences pour les
intérêts de l’Espagne. Aujourd’hui que les années ont passé, je me demande si
Diego Alatriste n’aurait pas mieux fait de trouer la peau de l’Anglais cette
fameuse nuit, en dépit de ses scrupules et aussi vaillant que se fût montré le
maudit hérétique. Mais allez donc savoir. De toute façon, on régla plus tard le
compte de Georges Villiers dans son propre pays, quand un puritain du nom de
Felton, poussé à ce qu’on dit par une certaine Milady de Winter, lui donna plus
de coups de poignard dans les entrailles qu’il y a d’orémus dans un missel.
Enfin. Ces
détails foisonnent dans les annales de l’époque où le lecteur intéressé
trouvera de quoi satisfaire sa curiosité. Revenons-en à notre histoire.
Je me
contenterai de dire qu’en ce qui concerne le capitaine Alatriste et moi-même,
nous ne participâmes point aux réjouissances de la cour, faute d’y avoir été
invités et de l’envie d’y paraître. Comme je l’ai déjà dit, les jours qui
suivirent l’échauffourée de la Porte des Ames se déroulèrent sans incidents,
sans doute parce que ceux qui tiraient les fils de cette affaire étaient trop
occupés par les allées et venues de Charles de Galles pour s’intéresser à de
menus détails – et par là je veux parler de nous. Mais nous savions bien que
tôt ou tard il nous faudrait payer la note. Tant il est vrai qu’après le soleil
vient toujours la pluie.
J’ai déjà
parlé de ces lieux de rencontre, les mentideros, où les oisifs venaient
échanger nouvelles, médisances et rumeurs qui couraient dans la ville. Il y en
avait trois principaux – San Felipe, Losas de Palacio et Représentantes – mais
le plus fréquenté était celui de San Felipe, sur le parvis de l’église des augustins,
entre les rues Correos, Mayor et Esparteros. Le parvis surplombait la Calle
Mayor. Le long des marches s’alignaient des échoppes où l’on vendait des
jouets, des guitares et de la bimbeloterie, alors que le parvis proprement dit
formait une vaste esplanade pavée, entourée de balustrades. De cette espèce de
tribune où l’on se promenait d’un groupe à l’autre, on pouvait voir passer gens
et voitures. San Felipe était le lieu le plus animé, bruyant et populaire de
tout Madrid. Comme il était proche des Postes Royales où arrivaient les lettres
et les nouvelles du reste de l’Espagne et du monde, et que l’on y dominait la
plus grande rue de la ville, c’était une sorte de promenoir en plein air où
s’échangeaient opinions et ragots, tandis que paradaient les soldats,
médisaient les prêtres, œuvraient les voleurs à la tire et faisaient feu de
leur esprit les poètes, grands et petits. Don Francisco de Quevedo et Alarcon
le Mexicain, parmi d’autres, le fréquentaient. Toute nouvelle rumeur ou
mensonge qu’on y lançait se mettait à courir de bouche à oreille et rien
n’échappait à ces langues qui savaient tout et mettaient en pièce tout un
chacun, depuis le roi jusqu’au dernier des vilains. Bien des années plus tard,
Agustín Moreto citait encore ce lieu dans une de ses comédies en mettant ces
paroles dans la bouche d’un paysan et celle d’un militaire :
— Quoi, vous ne quittez ce parvis !
— C’est ici qu’on voit ses amis.
Ces dalles m’ont ensorcelé ;
car n’ai au monde jamais trouvé
terre si fertile en quolibets.
Et jusqu’au
grand Miguel Cervantès, que Dieu l’ait dans toute sa gloire, avait écrit sans
son Voyage au Parnasse :
Adieu parvis de San Felipe,
à bas le Turc et vive la vie,
c’est la gazette que je lis.
Je vous
livre ces citations afin que vous sachiez à quel point l’endroit était fameux.
On y discutait en petits groupes des affaires de Flandre, d’Italie et des Indes
avec la gravité d’un Conseil de Castille, on y répétait ragots et épigrammes,
on y couvrait de fange l’honneur des dames, des comédiennes et des maris cocus,
on y adressait de sanglants quolibets au comte d’Olivares, on y narrait à voix
basse les aventures galantes du roi… Bref, c’était un lieu des plus agréables
où l’esprit pétillait, source de nouveautés et d’autant de médisances. On s’y
rassemblait tous les jours vers onze heures. Une heure plus tard, la cloche
sonnait l’angélus et chacun se découvrait puis retournait vaquer à ses
occupations, laissant le champ libre aux mendiants, aux étudiants pauvres, aux
femmes de petite vertu et aux gueux qui venaient y attendre la généreuse soupe
des augustins. Le parvis recommençait à s’animer dans l’après-midi, à l’heure
de la promenade dans la Calle Mayor, et l’on regardait alors les dames passer
dans leurs carrosses, les catins qui se donnaient des airs ou les pensionnaires
des bordels voisins – il en existait un fort célèbre juste de l’autre côté de
la rue –, susciter sur leur passage compliments galants et plaisanteries. Tout
cela durait jusqu’à ce que la cloche sonne la prière de l’après-midi. On se
recueillait alors, le chapeau à la main, puis l’on s’en retournait à la maison
jusqu’au lendemain. Chacun chez soi et Dieu chez tout le monde.
J’ai déjà
dit que Don Francisco de Quevedo fréquentait le parvis de San Felipe où il
était souvent accompagné de ses amis, le licencié Calzas, Juan Vicuna ou le
capitaine Alatriste. L’estime dans laquelle le poète tenait mon maître
obéissait, entre autres, à des considérations pratiques : il
s’embrouillait constamment dans des disputes et querelles de jalousie avec bon
nombre de ses collègues, chose courante à l’époque et encore aujourd’hui dans
notre pays de traquenards et d’envies fratricides où la parole offense et tue
aussi bien ou même mieux que l’épée. Certains, comme Luis de Góngora ou Juan
Ruiz de Alarcón, étaient ses ennemis jurés, et pas seulement dans l’auguste
royaume des lettres. Voici, par exemple, ce que disait Góngora de Don Francisco
de Quevedo :
Muse qui souffle et point n’inspire,
traîtresse qui sais, palsambleu,
glisser, poser tes doigts bien mieux
dans ma bourse que sur sa lyre.
Le
lendemain, c’était la riposte. Don Francisco contre-attaquait en faisant donner
sa plus grosse artillerie :
Ce sommet de vice et d’insulte,
lui chez qui les vents sont sirènes,
de Góngora le cul, le culte,
un bougre n’en voudrait à peine.
Ou ces
autres vers, célèbres pour leur férocité, qui couraient d’un bout à l’autre de
la ville, chantant pouilles au pauvre Góngora :
Homme chez qui la pureté
fut si mince, hormis sa race,
que jamais n’ai vu que je sache
merde de sa bouche tomber.
Joliesses
que l’implacable Don Francisco réservait aussi au pauvre Ruiz de Alarcón
dont il aimait railler impitoyablement la disgrâce physique, car il était
bossu :
Qui au sein a des écrouelles
et sur le flanc et sur les os ?
Bobosse.
Ces vers
circulaient sous le couvert de l’anonymat, mais tout le monde savait quelle
plume fielleuse les fabriquait. Naturellement, les autres ne demeuraient pas en
reste et faisaient pleuvoir sonnets et couplets. Mais à peine les lisait-on
dans les mentideros que Don Francisco ripostait avec une plume trempée dans
l’encre la plus corrosive qu’on pût imaginer. Et quand il ne s’agissait pas de
Góngora ou d’Alarcón, il s’en prenait aux autres. Car les jours
où le poète se levait du mauvais pied, il faisait feu de tout bois :
Connard tu
es, tiens, jusqu’aux trousses, labourant avec tes deux tempes ; si longues
cornes sur ta hampe, que dans la boue tu t’éclabousses.
Et ainsi
de suite. De sorte que, même brave et bon bretteur, le grognon poète était
rassuré d’avoir à ses côtés un homme de la trempe de Diego Alatriste à l’heure
de se promener parmi d’éventuels ennemis. L’homme auquel s’adressait ce dernier
poème – ou un autre qui crut s’y reconnaître, car dans le Madrid de l’époque
les cocus ne manquaient pas – accourut sur le parvis de San Felipe pour
demander des explications, escorté d’un ami, un matin que Don Francisco se
promenait avec le capitaine. L’affaire fut réglée à la tombée de la nuit avec
un peu de fer, derrière le mur des Récollets, tant et si bien que le présumé
cocu et son ami, une fois guéris des estafilades qu’ils avaient reçues au
passage, ne lurent désormais que de la prose et ne jetèrent jamais plus les
yeux sur le moindre sonnet.
Ce
matin-là, donc, sur le parvis de San Felipe, tout le monde parlait du prince de
Galles, de l’infante, des derniers cancans de la cour, ainsi que de la guerre
qui reprenait en Flandre. Je me souviens qu’il faisait beau et que le ciel
était bleu et limpide entre les toits des maisons. Le parvis grouillait de
monde. Le capitaine Alatriste, qui continuait à se montrer sans craintes
apparentes – sa main, pansée après le guet-apens de la Porte des Ames, était
hors de danger –, portait des guêtres, des chausses grises et un pourpoint
foncé qu’il avait fermé jusqu’au cou. Malgré la tiédeur de l’air, il avait jeté
sa cape sur ses épaules pour dissimuler la crosse d’un pistolet, à côté de sa
dague et de son épée. Contrairement à la plupart des anciens soldats de
l’époque, Diego Alatriste n’aimait guère les vêtements et ornements de couleur
et la seule chose qui attirât l’attention dans son habit était la plume rouge
qui décorait son chapeau à large bord. Même ainsi, son aspect contrastait avec
la sévère sobriété du costume noir de Don Francisco de Quevedo que seule
démentait la croix de Saint-Jacques cousue sur la poitrine, sous un petit
manteau, noir lui aussi. Je venais de porter des lettres pour eux à la poste
royale et ils m’avaient autorisé à les accompagner. Leur groupe, composé du
licencié Calzas, de Vicuna, du père Ferez et de quelques connaissances,
devisait à côté de la balustrade qui donnait sur la Calle Mayor. On commentait
la dernière impertinence de Buckingham qui, avait-on appris de bonne source,
avait osé courtiser l’épouse du comte d’Olivares.
— Perfide
Albion, disait le licencié Calzas qui ne pouvait plus souffrir les Anglais
depuis que, bien des années plus tôt, alors qu’il rentrait des Indes, il avait
failli être fait prisonnier par Walter Raleigh, un corsaire qui avait démâté
leur navire et tué quinze hommes d’équipage.
— La
manière forte, renchérit Vicuna en fermant le seul poing qu’il lui restait. Ces
hérétiques ne comprennent que la manière forte… C’est ainsi qu’ils remercient
le roi de son hospitalité !
Circonspects,
les autres membres du groupe acquiesçaient avec tiédeur. Il y avait là deux
prétendus anciens soldats aux moustaches féroces qui n’avaient jamais entendu
un coup d’arquebuse de leur vie, deux ou trois oisifs, un étudiant de
Salamanque à la cape râpée, famélique et dégingandé, qui répondait au nom de
Juan Manuel de Parada, ou de Pradas, un jeune peintre récemment arrivé à Madrid
et recommandé à Don Francisco par son ami Juan de Fonseca, et un savetier de la
rue Montera appelé Tabarca, connu pour être le chef de claque de ceux qu’on
appelait les mousquetaires : la plèbe des parterres, celle qui assistait
aux comédies debout, applaudissant ou sifflant sur commande, et qui décidait
ainsi de leur succès ou de leur échec. Quoique roturier et analphabète, ce
Tabarca était un homme grave et redoutable qui se piquait de tout savoir.
Chrétien de vieille souche et hidalgo venu à moins, prétendait-il – comme
presque tout le monde. En raison de son influence auprès de la populace des
théâtres, les auteurs qui tentaient de se faire connaître à la cour, et même
certains qui y étaient déjà connus, le flattaient sans vergogne.
— De
toute façon, ajouta Calzas avec un clin d’œil cynique, on dit que la légitime
du favori ne fait pas la dégoûtée quand on lui conte goguettes. Et Buckingham
est beau garçon.
Le père
Ferez se scandalisa :
— Je
vous en prie, monsieur le licencié !… Tenez votre langue. Je connais son
confesseur et je puis vous assurer que Dona Inès de Zúniga est une pieuse et
sainte femme.
— Des
saintes – répondit Calzas effrontément – l’enfer et les bordels en sont pleins.
Calzas
riait, railleur et goguenard, tandis que le père se signait en lançant un coup
d’œil à la ronde, un peu inquiet. Le capitaine Alatriste foudroya l’avocat du
regard pour oser parler avec un tel sans-gêne en ma présence. Quant au jeune et
plaisant peintre qui répondait au nom de Diego de Silva, un Sévillan de
vingt-trois ou vingt-quatre ans au fort accent andalou, il nous regardait tour
à tour comme s’il se demandait dans quel piège il avait bien pu tomber.
— Avec
votre permission… commença-t-il timidement en levant un index taché de peinture
à l’huile.
Personne
ne fit vraiment attention à lui. Malgré la recommandation de son ami Fonseca,
Don Francisco de Quevedo n’oubliait pas que le jeune peintre avait exécuté, à
peine arrivé à Madrid, un portrait de Luis de Góngora et, quoiqu’il n’eût rien
contre le jeune homme, il avait décidé de le punir de ce péché en faisant comme
s’il n’existait pas, pour quelques jours au moins. En vérité, Don Francisco et
le jeune Sévillan devinrent très vite des intimes et le meilleur portrait que
nous ayons du poète nous vient précisément de ce même jeune homme qui, avec le
temps, allait aussi devenir l’ami de Diego Alatriste et le mien quand il se fit
mieux connaître sous le nom de sa mère : Velázquez.
Bien. Je
vous racontais donc qu’après la tentative infructueuse du jeune peintre pour
intervenir dans la conversation, quelqu’un mentionna la question du Palatinat
et tous s’emberlificotèrent dans une discussion animée à propos de la politique
espagnole en Europe centrale. Tabarca le savetier y mit son grain de sel avec
le plus grand aplomb du monde, donnant son avis sur le duc Maximilien de
Bavière, l’Électeur palatin et le pape de Rome qui, il en avait la conviction,
s’entendaient en sous-main. Un des présumés miles gloriosus intervint à son
tour, assurant qu’il possédait des nouvelles fraîches de l’affaire, fournies
par un beau-frère qui servait au palais. La conversation tourna court quand
tous, sauf l’abbé Ferez, se penchèrent par-dessus la balustrade pour saluer
quelques dames qui passaient, assises dans une voiture découverte, entourées de
brocarts et de vertugadins, en route vers les bijouteries de la Porte de
Guadalajara. C’étaient des courtisanes, autrement dit des catins de luxe. Mais,
dans l’Espagne des Autrichiens, même les putains se donnaient de grands airs.
Tous se
recouvrirent et la conversation reprit. Don Francisco, qui n’y prêtait qu’une
oreille distraite, s’approcha de Diego Alatriste et, d’un signe du menton, lui
montra deux individus qui se tenaient à distance, dans la foule.
— Vous
suivraient-ils, capitaine ? demanda-t-il à voix basse, l’air de rien. Ou
est-ce moi ?
Alatriste
jeta un regard discret aux deux hommes. Ils avaient l’air d’argousins ou de
sicaires.
Se sentant
observés, ils s’étaient retournés légèrement en se dissimulant.
— Je
dirais que c’est moi, Don Francisco. Mais avec vous et votre plume, on ne sait
jamais.
Le poète
regarda mon maître en fronçant le sourcil.
— Supposons
qu’il s’agisse de vous. L’affaire est grave ?
— Peut-être.
— Soit.
Eh bien, puisqu’il faut nous battre, battons-nous… Avez-vous besoin
d’aide ?
— Pas
pour le moment – le capitaine regardait les spadassins en plissant légèrement
les paupières, comme s’il voulait graver leurs visages dans sa mémoire… De
plus, vous avez déjà suffisamment d’ennuis pour vous charger des miens.
Don
Francisco se tut. Puis il tordit sa moustache et, après avoir ajusté ses
besicles, lança aux deux quidams un regard résolu et furieux.
— Quoi
qu’il en soit, conclut-il, s’il faut nous battre, deux contre deux font la
partie égale. Vous pouvez compter sur moi.
— Je
le sais, répondit Alatriste.
— Zis,
zas, en garde et sus à l’ennemi – le poète avait posé la main sur le
pommeau de son épée qui dépassait sous son petit manteau. Je vous dois bien
cela. Et mon maître n’est pourtant pas Pacheco.
Le
capitaine répondit à son sourire malicieux.
Luis
Pacheco de Narvaéz était le maître d’armes le plus réputé de Madrid. Il donnait
même des leçons au roi. L’homme avait écrit plusieurs traités sur le maniement
des armes. Un jour qu’il se trouvait chez le président de Castille, Don
Francisco de Quevedo et lui se mirent à ergoter sur des vétilles. Ayant résolu
d’en avoir le cœur net dans une démonstration amicale, ils prirent leurs lames
et Don Francisco toucha maître Pacheco à la tête dès le premier assaut, faisant
voler son chapeau. Depuis, l’inimitié entre les deux hommes était devenue
mortelle. L’un avait dénoncé l’autre devant le tribunal de l’Inquisition et
celui-là avait peint un portrait fort peu charitable du premier dans L’Histoire
de la vie du filou don Pablo qui, bien qu’imprimée deux ou trois ans plus tard,
circulait déjà sous forme de copies manuscrites dans tout Madrid.
— Voici
Lope de Vega, dit quelqu’un.
Tous se
découvrirent quand le grand Félix Lope de Vega Carpio apparut, fendant
lentement la foule qui s’écartait sur son passage. Il s’arrêta quelques
instants pour deviser avec Don Francisco de Quevedo qui le félicita pour la
comédie qu’on allait représenter le lendemain au théâtre du Prince, un
événement auquel Diego Alatriste avait promis de m’emmener, car je n’étais
jamais allé au théâtre. Puis Don Francisco fit les présentations.
— Le
capitaine Don Diego Alatriste y Tenorio… Vous connaissez déjà Juan Vicuna…
Diego Silva… Ce jeune garçon est Iňigo Balboa, fils d’un militaire tombé
en Flandre.
Entendant
cela, Lope de Vega me caressa doucement le sommet de la tête. Je le voyais pour
la première fois et je devais toujours me souvenir de sa contenance grave et
digne de sexagénaire qui, avec son habit noir, faisait penser à celle d’un
ecclésiastique, de ses cheveux courts, presque blancs, de sa moustache grise et
de ce sourire cordial, un peu absent, comme fatigué, qu’il nous adressa avant
de poursuivre son chemin, salué respectueusement par tout le monde.
— N’oublie
jamais cet homme ni ce jour, me dit le capitaine en me donnant une pichenette
affectueuse là où Lope de Vega m’avait touché.
Et je ne
l’ai jamais oublié. Aujourd’hui encore, tant d’années plus tard, je porte la
main au sommet de ma tête et j’y sens le contact des doigts affectueux du
Phénix des beaux esprits. Il n’est plus, comme Don Francisco de Quevedo, comme
Velázquez, comme le capitaine Alatriste, comme cette époque misérable et
magnifique que je connus alors. Mais subsiste encore dans les bibliothèques, dans
les livres, sur les toiles, dans les églises, les palais, les rues et les
places, la trace indélébile que ces hommes laissèrent durant leur passage sur
cette terre. Le souvenir de la main de Lope de Vega disparaîtra avec moi quand
je mourrai, comme l’accent andalou de Diego de Silva, le son des éperons d’or
de Don Francisco quand il boitait, ou le regard vert et serein du capitaine
Alatriste. Mais l’écho de leurs vies singulières continuera de résonner tant
qu’existera ce lieu aux contours imprécis, mélange de peuples, de langues,
d’histoires, de sangs et de rêves trahis : cette scène merveilleuse et
tragique que nous appelons l’Espagne.
Je n’ai
pas oublié non plus ce qui se passa ensuite. L’heure de l’angélus approchait
quand, devant les échoppes qui se trouvaient au pied de San Felipe, s’arrêta un
carrosse noir que je connaissais bien. J’étais appuyé contre la balustrade du
parvis, un peu à l’écart, écoutant mes aînés. Et le regard que je découvris en
bas, fixé sur moi, me parut refléter la couleur du ciel qui se déployait
au-dessus de nos têtes et des toits ocre de Madrid, au point que tout ce qui
m’entourait, sauf cette couleur, ou ce regard, ou le ciel, disparut de ma vue.
Comme une douce agonie de bleu et de lumière à laquelle j’eusse été incapable
de me soustraire. C’est ainsi que je veux mourir, me dis-je en cet
instant : baigné dans une couleur semblable. Je m’écartai alors un peu
plus du groupe et descendis lentement l’escalier, sans vraiment le vouloir,
comme prisonnier d’un philtre hypnotique. Un instant, comme dans un éclair de
lucidité au milieu de cette extase, alors que je descendais de San Felipe à la
Galle Mayor, je sentis que me suivait, à des lieues et des lieues de distance,
le regard inquiet du capitaine Alatriste.
IX
LE THEATRE DU PRINCE
Je tombai
dans le piège. Ou, pour être plus exact, cinq minutes de conversation suffirent
pour qu’ils tendent leur traquenard. Je veux croire aujourd’hui encore
qu’Angélica d’Alquézar n’était qu’une petite fille manipulée par ses aînés.
Mais je ne peux en être sûr, même après l’avoir connue comme je le fis par la
suite. Jusqu’à sa mort, je pressentis toujours en elle quelque chose qui ne
s’apprend de personne : une méchanceté froide et réfléchie qui, chez
certaines femmes, est là depuis l’enfance. Et peut-être même avant. Savoir qui
furent les véritables responsables de ce qui allait suivre est une autre
question qui nous mènerait trop loin. Ce n’est ni le lieu ni le moment de nous
pencher sur elle. Pour résumer, il suffira de dire pour le moment que, de toutes
les armes que Dieu et la nature ont données à la femme afin qu’elle se défende
de la stupidité et de la méchanceté des hommes, Angélica d’Alquézar avait reçu
plus que sa part.
L’après-midi
du lendemain, alors que nous étions en route pour le théâtre du Prince, le
souvenir que j’avais gardé d’elle, derrière la portière du carrosse noir, en
bas du parvis de San Felipe, me mettait encore mal à l’aise, comme lorsqu’on
écoute une pièce de musique dont l’exécution apparemment parfaite laisse percer
tout à coup une note ou un mouvement mal assurés, quelque chose de faux. Je
m’étais contenté de m’approcher et d’échanger quelques mots avec elle, fasciné
par ses boucles blondes et son sourire énigmatique. Sans descendre de voiture,
alors que la duègne était à faire des emplettes et que le cocher était occupé à
ses mules, me laissant libre de m’approcher – chose qui aurait dû me mettre la
puce à l’oreille –, Angélica d’Alquézar m’avait encore remercié d’avoir mis en
fuite les vauriens de la rue de Tolède. Me demandant si j’étais content de mon
maître, le capitaine Batiste ou Triste, elle avait bien voulu s’intéresser à ma
vie et à mes projets. Je fus un peu vantard, je le confesse. Ces yeux très
bleus et grands ouverts, qui lui donnaient l’air d’écouter avec étonnement,
m’encouragèrent à en dire plus qu’il n’était nécessaire. Je parlai de Lope de
Vega, dont je venais de faire la connaissance sur le parvis, comme s’il était
un ami de longue date. Et j’ajoutai que le capitaine et moi nous nous
proposions d’assister à la représentation de L’Arenal de Séville qui devait
avoir lieu le lendemain au théâtre du Prince. Nous bavardâmes un peu, je lui
demandai son nom et, après un délicieux moment d’hésitation qu’elle passa à
caresser ses lèvres avec un minuscule éventail, elle me le dit. « Angélica
vient du mot ange », répondis-je, radieux. Elle me regarda en silence,
amusée, si longtemps que je me crus transporté aux portes du paradis. Puis la
duègne revint, le cocher se retourna vers moi, le carrosse s’éloigna et je
restai immobile au milieu de tous ces gens qui allaient et venaient, avec la
sensation d’avoir été arraché d’un coup à quelque lieu merveilleux. Mais la
nuit, ne trouvant point le sommeil tant je pensais à elle, et le lendemain, en
route vers le théâtre, quelques étranges détails me revinrent en mémoire.
Aucune jeune fille de bonne famille n’aurait été autorisée à parler à un garçon
inconnu en pleine rue. J’eus alors la sensation de frôler un danger mystérieux.
Et j’en vins à me demander si tout cela n’était pas lié aux événements
tumultueux des journées précédentes. Mais imaginer que cet ange blond pût avoir
quelque chose en commun avec les coquins de la Porte des Ames me parut insensé.
D’autre part, la perspective d’assister à la comédie de Lope de Vega m’obscurcissait
le jugement. Comme disent les Turcs, c’est ainsi que Dieu aveugle ceux qu’il
veut perdre.
Du
monarque jusqu’au dernier des roturiers, l’Espagne de Philippe IV aima le
théâtre avec passion. Les comédies, toujours en vers se déroulaient en trois
journées ou actes. Les auteurs consacrés, comme nous l’avons vu à propos de
Lope de Vega, étaient aimés et respectés, la popularité des comédiens et des
comédiennes immense. Chaque première ou reprise d’une œuvre d’un auteur célèbre
faisait accourir le peuple comme la cour. Et chacun retenait son souffle,
admiratif, pendant les trois heures ou presque que durait le spectacle. En ce
temps-là, les représentations se donnaient à la lumière du jour, l’après-midi,
après le déjeuner, dans des théâtres en plein air. Il y en avait deux à
Madrid : celui du Prince, aussi appelé La Pacheca, et le théâtre de la
Croix. Lope de Vega aimait à donner la primeur de ses œuvres dans ce dernier
qui avait également la faveur du roi, grand amateur de théâtre comme son
épouse, Doña Isabelle de Bourbon. Et la passion de notre monarque, enclin aux
élans de la jeunesse, s’étendait aussi, clandestinement, aux plus belles
comédiennes du moment, parmi lesquelles Maria Calderón, dite La Calderóna, qui
lui donna un fils, le deuxième Don Juan d’Autriche.
On donnait
ce jour-là au théâtre du Prince une célèbre comédie de Lope de Vega, L’Arenal
de Séville. L’attente du public était grande. Très tôt le matin, les gens
avaient commencé à arriver en groupes animés et, dès midi, on se pressait dans
l’étroite rue où se trouvait l’entrée du théâtre, voisin du couvent de Santa
Ana. Juan Vicuna et le licencié Calzas, eux aussi grands admirateurs de Lope de
Vega, nous avaient rejoints en cours de route. Don Francisco de Quevedo vint
grossir notre petit groupe devant l’entrée. Il nous fallut jouer des coudes
tant il y avait de monde. La ville et la cour étaient là : depuis les gens
de qualité dans les loges qui donnaient sur la scène, à demi fermées par des
jalousies, jusqu’aux simples spectateurs qui occupaient les gradins latéraux et
le parterre, assis sur des bancs de bois. Au théâtre comme à l’église, les
femmes étaient séparées des hommes. Quant à l’espace libre qui s’étendait
derrière, il était réservé à ceux qui suivaient les représentations
debout : ces fameux mousquetaires placés sous la direction du savetier
Tabarca qui nous salua, grave et solennel, imbu de l’importance de son rôle. À
deux heures, la rue et les entrées du théâtre du Prince fourmillaient de
commerçants, d’artisans, de pages, d’étudiants, de prêtres, d’écrivains
publics, de soldats, de valets, d’écuyers et de coquins qui, pour l’occasion,
portaient la cape, épée et dague à la ceinture, se donnant du
« monsieur » mais prêts à en venir aux mains pour s’assurer une
place. À cette atmosphère aussi tapageuse que fascinante venaient s’ajouter les
femmes qui prenaient place dans un grand tourbillon de robes, de mantes et
d’éventails, dévisagées par tous les galants qui se tortillaient les moustaches
dans les loges et au parterre. Elles aussi s’empoignaient pour s’assurer d’une
place assise et plus d’une fois les autorités durent intervenir pour ramener un
peu d’ordre. Bref, ce n’était qu’altercations entre ceux qui cherchaient un
banc ou essayaient d’entrer sans payer, entre ceux qui avaient loué un siège et
ceux qui le leur disputaient. Pour un oui ou pour un non, on mettait la main à
l’épée. Un alcalde entouré d’une escouade d’alguazils tentait à grand-peine de
calmer les esprits. Les nobles eux-mêmes y allaient parfois de leurs
chamailleries : les ducs de Feria et de Rioseco, jaloux des faveurs d’une
comédienne, s’étaient un jour étripés en plein milieu d’une comédie,
prétendument pour une question de places. Le licencié Luis Quinones de
Benavente, un Tolédan timide et fort bon garçon que nous connûmes, le capitaine
Alatriste et moi, a décrit dans une de ses satires cette atmosphère enfiévrée
dans laquelle les coups de lame n’étaient point rares :
Devant les
portes et sur leur pas, on croise le fer et on se bat, à coups de dague à coups
d’épée pour se faufiler sans payer.
Singulier
caractère que le nôtre. Comme quelqu’un allait l’écrire plus tard, au motif de
la faim, de l’ambition, de la haine, de la luxure, de l’honneur ou du
patriotisme, on a toujours affronté le danger, on s’est battu, on a défié
l’autorité, on a menacé la vie ou la liberté d’autrui. Mais empoigner une dague
et se hacher menu pour assister à une représentation de théâtre, on ne l’a
jamais vu que dans cette Espagne des Autrichiens, celle que je connus du temps
de ma jeunesse, pour le meilleur et plus souvent pour le pire : l’Espagne
des prouesses quichottesques et stériles, qui mesura toujours sa raison et son
droit à la pointe orgueilleuse d’une épée.
Nous
arrivâmes donc à la porte du théâtre après nous être faufilés entre les groupes
de gens et les mendiants qui se pressaient pour demander l’aumône.
Naturellement, la moitié étaient de faux aveugles, de faux boiteux, de faux
manchots et de faux infirmes, de prétendus hidalgos victimes de la malchance
qui mendiaient non par nécessité, mais par accident. Il fallait même s’excuser
d’un courtois « Veuillez me pardonner, je n’ai point ma bourse sur
moi » si vous ne vouliez pas vous faire apostropher vilainement. C’est que
les peuples sont différents, même dans la façon de quémander : les Teutons
chantent en groupe, les Français vous adressent prières et jaculatoires
serviles, les Portugais se lamentent, les Italiens récitent par le menu leurs
maux et leurs misères, les Espagnols sont arrogants et vous menacent, pleins
d’outrecuidance et d’insolence.
Nous
payâmes un cuarto à la première porte, trois à la seconde pour les œuvres des
hôpitaux et vingt maravédis pour obtenir des places assises. Naturellement,
celles qui nous furent attribuées étaient déjà occupées mais, ne voulant pas se
prendre de querelle devant moi, le capitaine, Don Francisco et les autres
décidèrent de rester au fond, avec les mousquetaires. Je regardais autour de
moi, les yeux écarquillés, fasciné par la foule, les vendeurs de boissons et de
friandises, le bruit des conversations, le tourbillon des vertugadins, des
robes et des basquines dans le parterre des femmes, les silhouettes des gens de
qualité que l’on devinait dans les loges. On disait que le roi en personne
assistait incognito aux représentations qui étaient de son agrément. Et la
présence ce jour-là de plusieurs membres de la garde royale sur les escaliers,
sans uniforme mais apparemment de service, indiquait peut-être qu’il était là.
Nous regardions, espérant entrevoir notre jeune monarque ou la reine, mais nous
ne reconnûmes ni l’un ni l’autre dans ces visages aristocratiques qui, de temps
en temps, se laissaient voir derrière les jalousies. Nous vîmes en revanche le
grand Lope de Vega que le public acclama quand il fît son apparition. Nous
aperçûmes aussi le comte de Guadalmedina, accompagné d’amis et de quelques
dames. Il répondit par un sourire courtois au salut que le capitaine Alatriste
lui adressa du parterre en touchant le bord de son chapeau.
Des amis
ayant invité Don Francisco de Quevedo à s’asseoir avec eux, il les rejoignit
après s’être excusé auprès de nous. Juan Vicuna et le licencié Calzas se
tenaient un peu à l’écart, conversant sur la pièce que nous allions voir et que
Calzas avait beaucoup appréciée des années plus tôt, lors de la première représentation.
À côté de moi, le capitaine me faisait de la place pour que je puisse rester au
premier rang des mousquetaires, derrière la rambarde du parterre. Il avait
acheté des gaufres et des oublies que j’avalai avec délices, tandis que sa main
reposait sur mon épaule pour que les mouvements de la foule ne m’emportent pas
trop loin. Tout à coup, je la sentis se raidir, puis se retirer lentement pour
se poser sur le pommeau de son épée.
Suivant la
direction de son regard qui s’était durci, je découvris dans la foule les deux
hommes qui, la veille, avaient tourné autour de nous sur le parvis de San
Felipe. Ils s’étaient mêlés aux mousquetaires et il me sembla les voir échanger
un signe de connivence avec deux autres hommes qui venaient d’entrer par une
porte voisine et s’avançaient vers eux. Chapeau enfoncé sur la tête, cape jetée
sur l’épaule, moustaches retroussées, barbiche en pointe, quelques balafres sur
le visage, bien campés sur leurs pieds, le regard perfide, ils étaient à n’en
pas douter des sicaires que l’on paye tant le coup d’épée. Le théâtre en était
rempli, bien entendu. Mais ces quatre individus semblaient s’intéresser
singulièrement à nous.
On
entendit frapper les coups qui annonçaient le début du spectacle, les
mousquetaires crièrent « Chapeaux ! », tout le monde se
découvrit, le rideau s’ouvrit et, oubliant les quatre sbires, mon attention fut
aussitôt captivée par ce qui se passait sur la scène où apparaissaient déjà
Doña Laura et Urbana. Devant la toile de fond, un petit décor de carton peint représentait
la Tour de l’Or, à Séville.
— Fameux
est l’Arenal.
— Ne
le serait-il plus ?
— Ah,
jamais il n’y eut au monde vue égale.
Aujourd’hui,
je m’émeus encore au souvenir de ces vers, les premiers que j’entendis jamais
prononcer sur la scène d’un théâtre, d’autant plus que la comédienne qui
incarnait Doña Laura, la très belle Maria de Castro, allait tenir plus tard une
certaine place dans la vie du capitaine Alatriste et dans la mienne. Mais ce
jour-là, au théâtre du Prince, elle n’était que la belle Laura dans le port de
Séville, accompagnée de sa tante Urbana, Séville où les galères s’apprêtaient à
appareiller et où se trouvaient par hasard Don Lope et Toledo, son domestique.
Il faut
bien abréger, puisqu’ils veulent partir. C’est victoire que fuir l’appât de la
beauté !
Tout
disparut autour de moi, suspendu que j’étais aux paroles qui sortaient de la
bouche des acteurs. Bien entendu, quelques minutes plus tard, j’étais moi aussi
à Séville, follement amoureux de Laura. J’enviais la vaillance des capitaines
Fajardo et Castellanos et je rêvais de ferrailler avec les alguazils et les
argousins avant de m’embarquer dans l’Armada du roi, disant, comme Don Lope de
Vega :
J’ai dû tirer l’épée.
C’est pour un gentilhomme
il est vrai ; c’est en somme
le dégoût honorer,
si l’on a quelque estime.
Car affronter, même un dément,
un absent, qui effrontément vous offense,
je vous l’affirme,
c’est s’estimer homme de frime.
Sur ce, un
spectateur qui se trouvait à côté de nous se pencha vers le capitaine pour lui
dire de se taire, alors que celui-ci n’avait pas dit un mot. Je me retournai,
surpris, et je vis le capitaine regarder avec attention l’homme qui l’avait
pris à parti : un individu à la mine plutôt patibulaire, cape pliée en
quatre sur l’épaule, la main sur la poignée de son épée. La représentation
continuait et je me retournai vers la scène. Diego Alatriste se tenait
parfaitement coi, mais l’homme à la cape revint à la charge, le regardant d’un
air fort peu amène, grommelant à voix basse que certains ne respectaient pas le
théâtre et empêchaient les autres d’écouter. Je sentis alors la main du
capitaine, qu’il avait reposée sur mon épaule, me pousser doucement. Puis je
vis qu’il écartait sa cape pour dégager la poignée de la dague pendue à sa
ceinture. Sur ces entrefaites, le premier acte prit fin et l’assistance se mit
à applaudir. Alatriste et notre voisin se regardèrent dans les yeux, sans un
mot, et les choses en restèrent là. Un peu plus loin, les quatre individus nous
observaient, deux de chaque côté.
Pendant le
ballet de l’entracte, le capitaine chercha des yeux Vicuna et le licencié
Calzas. Il me confia à eux, prétextant que je verrais mieux le deuxième acte
d’où ils étaient. Au même instant, des applaudissements retentirent et les gens
se tournèrent tous vers l’une des loges où le public avait reconnu le roi qui
était entré discrètement au début du premier acte. Je vis alors pour la
première fois son visage pâle, ses cheveux blonds ondulés sur le front et les
tempes, et cette bouche charnue, héritée des Habsbourg, que ne soulignait pas
encore la moustache qu’il porterait plus tard. Notre monarque était vêtu de
velours noir, avec une collerette empesée et de sobres boutons d’argent, se
conformant lui-même à l’édit d’austérité qu’il venait de signer afin de restreindre
le luxe de la cour. Dans sa main pâle et fine aux veines bleutées, il tenait
négligemment un gant de peau qu’il portait de temps en temps à sa bouche pour
dissimuler un sourire ou adresser quelques mots à ceux qui l’entouraient, parmi
lesquels l’assistance enthousiaste avait reconnu, à côté de plusieurs
gentilshommes espagnols, le prince de Galles et le duc de Buckingham que Sa
Majesté avait bien voulu, tout en gardant officiellement l’incognito – tous
étaient couverts, comme si le roi n’était pas là –, inviter au spectacle. La
sobriété grave des Espagnols contrastait avec les plumes, les rubans, les
ganses et les bijoux des deux Anglais, dont la bonne mine et la jeunesse
enchantèrent les spectateurs. Entre deux coups d’éventail, les compliments
fusaient dans le parterre des femmes, accompagnés d’œillades dévastatrices.
Le
deuxième acte commença et je le suivis avec autant d’attention que le premier,
buvant les moindres gestes et paroles des comédiens. Au moment où le capitaine
Fajardo récitait sa tirade :
« Cousine »,
dites-vous. Ne sais si cette cousine vous chante ; car cette chanterelle
n’est que corde fausse et tangente.
L’homme à
la cape pliée en quatre interpella une fois encore Diego Alatriste. Deux de ses
comparses qui s’étaient rapprochés durant l’entracte vinrent le rejoindre. Le
capitaine connaissait bien ce manège pour l’avoir pratiqué plusieurs fois.
L’affaire était claire comme de l’eau de roche, d’autant plus que les deux
autres coupe-jarrets s’avançaient eux aussi à travers la foule. Le capitaine
regarda autour de lui. Détail significatif : on ne voyait nulle part
l’alcalde et les alguazils chargés de maintenir l’ordre durant les
représentations. Le licencié Calzas ne maniait pas les armes et Juan Vicuna,
déjà dans la cinquantaine, n’était guère habile de son unique main. Quant à Don
Francisco de Quevedo, il se trouvait assis deux rangées plus loin, captivé par
le spectacle, ignorant tout de ce qui se tramait derrière lui.
Le pire
était que l’auditoire, encouragé par les apostrophes des provocateurs,
commençait à regarder de travers le capitaine, comme s’il dérangeait vraiment
la représentation. Ce qui allait suivre était donc aussi sûr que deux et deux
font quatre. Mais dans le cas qui nous occupe, trois plus deux faisaient cinq.
Et cinq contre un, c’était trop, même pour le capitaine.
Diego
Alatriste tenta de gagner la porte la plus proche. Contraint à se battre, il
serait plus à son aise dans la rue qu’au beau milieu de cette foule où l’on ne
tarderait guère à le percer comme un crible. Et puis, il y avait aussi deux
églises toutes proches où il pourrait trouver asile si d’aventure la justice se
mettait elle aussi de la partie. Mais les autres lui barraient la route et
l’affaire semblait vouloir tourner au vinaigre. Le second acte prit fin sous
les applaudissements. Les provocations des sicaires redoublèrent et la populace
commença à y faire écho. On échangea des mots, le ton monta. Finalement, entre
deux insultes, quelqu’un prononça le mot de « maraud ». Diego
Alatriste prit une profonde respiration. Le sort l’avait voulu. Résigné, il
posa la main sur son épée et dégaina.
Au moins,
se dit-il alors, deux de ces fils à putain allaient l’accompagner en enfer.
Puis, sans même se mettre en garde, il donna un coup horizontal sur la droite
pour éloigner les fripouilles qui le serraient de plus près et, de l’autre
main, s’empara de sa dague biscayenne. Ce fut l’émoi dans le public qui
s’écarta tandis que les femmes se mettaient à crier et que les occupants des
loges se penchaient pour mieux voir. Comme nous l’avons déjà dit, il n’y avait
rien d’étrange à l’époque à ce que le spectacle se déplaçât de la scène au
parterre et tous se préparaient à jouir de l’aubaine : en un instant, on
fit cercle autour des adversaires. Le capitaine, sûr qu’il ne pourrait résister
bien longtemps face à cinq hommes armés et connaissant leur métier, décida de
ne pas donner dans les finesses de l’escrime et, au lieu de chercher à sauver
sa peau, s’employa de son mieux à trouer celle de ses ennemis. Il donna un coup
à l’homme à la cape pliée en quatre, sans grand résultat, puis, sans s’arrêter
à voir l’effet de sa première attaque, se pencha pour frapper aux jambes un
deuxième agresseur avec sa biscayenne. Puisque nous parlons arithmétique, cinq
épées et cinq dagues faisaient dix lames d’acier qui fendaient l’air. Les coups
pleuvaient comme la grêle. L’un d’eux passa si près qu’il taillada une manche
du pourpoint du capitaine. Un autre lui aurait traversé le corps s’il ne
s’était pas pris dans sa cape. Frappant à gauche et à droite, croisant le fer
avec l’un, donnant de la biscayenne à l’autre, il fit reculer deux de ses
adversaires. Puis il sentit le fil coupant et froid d’une lame. Le sang se mit
à couler entre ses sourcils. Il était blessé à la tête. Tu es foutu et bien
foutu, mon vieux Diego, se dit-il dans un dernier moment de lucidité. Il est
vrai qu’il était épuisé. Ses bras lui pesaient comme du plomb et le sang
l’aveuglait. Il leva la main gauche, celle qui tenait la dague, pour s’essuyer
les yeux, et c’est alors qu’il vit une épée pointée vers sa gorge. Mais tout à
coup retentit la voix tonitruante de Don Francisco de Quevedo :
« Alatriste ! À moi ! À moi ! ». Le poète avait
enjambé les bancs et la rambarde du parterre. L’épée au clair, il fit dévier le
coup.
— Cinq
contre deux, la partie est plus égale ! s’exclama le poète, flamberge au
vent, puis il salua le capitaine d’une joyeuse inclinaison de la tête.
Puisqu’il faut nous battre, battons-nous !
Et de fait
il se battait comme un démon, sans que sa boiterie le gênât le moins du monde.
Sans doute songeait-il au dizain qu’il allait composer s’il sortait indemne de
cette échauffourée. Ses besicles avaient glissé et se balançaient sur sa
poitrine au bout de leur cordon, à côté de la croix rouge de Saint-Jacques. Il
attaquait, féroce, en sueur, avec toute la hargne qu’il réservait
habituellement à ses vers mais que, dans des occasions comme celle-ci, il
savait aussi distiller à la pointe de son épée. La fougue de sa charge
inattendue retint les agresseurs. Don Francisco parvint même à en blesser un
d’un bon coup qui traversa le baudrier jusqu’à l’épaule.
Les
assaillants se regroupèrent et ce fut à nouveau une pluie de coups d’épée. Les
comédiens eux-mêmes étaient ressortis sur la scène pour contempler le
spectacle.
Ce qui
arriva ensuite appartient à l’Histoire. Les témoins racontent que, dans la loge
royale, Sa Majesté, le prince de Galles, Buckingham et leur suite de
gentilshommes regardaient la bagarre avec un intérêt extrême et des sentiments
divers. Notre monarque, comme c’est bien naturel, n’appréciait guère qu’on
troublât ainsi l’ordre public en son auguste présence, même si celle-ci n’était
pas officielle. Mais, jeune et l’esprit chevaleresque, il n’était point trop
fâché que ses hôtes assistassent à une démonstration spontanée de la bravoure
de ses sujets, qu’ils avaient eu d’ailleurs maintes occasions d’affronter sur
les champs de bataille. Ce qui est sûr, c’est que l’homme qui se battait seul
contre cinq le faisait avec un courage inouï, avec la force du désespoir, s’attachant
en quelques coups d’épée la faveur du public, arrachant des cris d’angoisse aux
femmes quand elles le voyaient cerné de trop près. À ce qu’on raconte, le roi
hésita entre le protocole et son goût pour les armes. Il tarda quelque peu à
ordonner au chef de sa garde, en habit ordinaire, d’aller rétablir l’ordre. Au
moment où il allait enfin ouvrir la bouche pour manifester sa volonté royale et
sans appel, tout le monde vit avec admiration Don Francisco de Quevedo, si
connu à la cour, se précipiter à la rescousse avec sa fougue habituelle.
Mais le
véritable coup de théâtre fut tout autre. Le poète avait crié le nom
d’Alatriste en entrant en lice, et le roi, qui allait de surprise en surprise,
vit Charles d’Angleterre et le duc de Buckingham échanger un regard.
— Alatruiste !
s’exclama le prince de Galles de sa voix juvénile.
Après
s’être incliné un instant par-dessus la balustrade, il regarda avec avidité la
scène qui se déroulait en bas, puis se retourna vers Buckingham, et ensuite
vers le roi. Depuis qu’il était à Madrid, il avait eu le temps d’apprendre
quelques mots d’espagnol, et c’est en ces termes qu’il s’adressa à notre
monarque :
— Exciousez-moi,
sire… J’ai ioune dette avec ce homme… À lui je dois ma vie.
Aussitôt,
flegmatique et serein autant que s’il avait été dans un salon du palais de
Saint-James, il ôta son chapeau, enfila ses gants et, cherchant son épée,
regarda Buckingham avec un parfait sang-froid.
— Steenie,
dit-il simplement. Puis, l’épée à la main, sans plus attendre, il descendit
l’escalier, suivi de Buckingham qui dégainait à son tour. Abasourdi, le roi ne
sut s’il devait les retenir ou continuer à regarder le spectacle. Lorsqu’il
retrouva la contenance qu’il avait été sur le point de perdre, les deux Anglais
étaient déjà en train de ferrailler avec les cinq hommes qui encerclaient
Francisco de Quevedo et Diego Alatriste. Le combat fut de ceux qui font époque.
Toute l’assistance, du parterre jusqu’à la galerie, aux loges et au paradis,
éclata aussitôt en applaudissements et en cris d’enthousiasme. Le roi réagit
enfin et, debout, se retourna vers ses gentilshommes, leur ordonnant de faire
cesser immédiatement cette folie. Un de ses gants tomba à terre. Chez un homme
dont les possessions s’étendaient aux deux mondes et qui en quarante ans de
règne ne haussa jamais un sourcil en public, c’est dire à quel point il avait
bien failli perdre les étriers dans une loge du théâtre du Prince.
X
LE SCEAU ET LA LETTRE
C’était
l’heure de la relève. Par la fenêtre qui donnait sur l’une des grandes cours de
l’Alcázar, Diego Alatriste pouvait entendre les cris des gardes espagnols,
bourguignons et allemands. Un seul tapis recouvrait le plancher, sous une
énorme table de bois foncé, jonchée de papiers, de dossiers et de livres, aussi
massive que l’homme qui se trouvait derrière elle et qui lisait des lettres et
des dépêches avec méthode, l’une après l’autre, les annotant de temps à autre
avec une plume d’oie qu’il trempait dans un encrier en faïence de Talavera. Il
écrivait vite, comme si les idées coulaient toutes seules sur le papier, avec
autant de facilité que l’encre. Il travaillait ainsi depuis longtemps, sans
relever la tête, pas même lorsque le lieutenant d’alguazils Martin Saldana,
accompagné d’un sergent et de deux soldats de la garde royale, avait conduit
devant lui Diego Alatriste par des corridors secrets, puis s’était retiré.
Imperturbable, il continuait sa tâche et le capitaine eut tout loisir de bien
l’examiner. Corpulent, une grosse tête, le visage rubicond, les cheveux noirs
et drus qui lui retombaient sur les oreilles, une barbe noire et fournie,
d’énormes moustaches retroussées en pointe sur les joues. Il était vêtu d’un
habit de soie bleu foncé, rehaussé de galons noirs, de souliers et de bas noirs
eux aussi. Seule la croix rouge de l’ordre de Calatrava, une collerette blanche
et une fine chaîne d’or faisaient contraste avec son habillement très sobre.
Gaspar de
Guzmán, troisième comte d’Olivares, n’allait être élevé au rang de duc que deux
ans plus tard, mais il y en avait déjà deux qu’il avait la faveur du roi. Grand
d’Espagne, son pouvoir, à l’âge de trente-cinq ans, était immense. Le jeune
monarque, porté aux fêtes et à la chasse plus qu’aux affaires du gouvernement,
était un instrument aveugle entre ses mains, et ceux qui auraient pu lui porter
ombrage s’étaient soumis ou étaient morts. Ses anciens protecteurs, le duc
d’Uceda et le père Luis d’Aliaga, favoris du roi précédent, étaient en exil. Le
duc d’Osuna était tombé en disgrâce et avait vu ses biens confisqués. Le duc de
Lerma avait échappé à l’échafaud grâce à son chapeau de cardinal – « vêtu
de pourpre pour ne pas être pendu », récitait-on à l’époque –, et Rodrigo
Calderón, l’un des piliers du régime antérieur, avait été exécuté sur la place
publique. Personne ne gênait plus cet homme intelligent, cultivé, patriote et
ambitieux dans sa volonté de tenir dans sa poigne les principaux ressorts de
l’empire le plus vaste qui existât alors sur terre.
Il n’est
pas difficile d’imaginer les sentiments qui agitaient Diego Alatriste devant le
tout-puissant favori, dans cette grande pièce qui, hormis le tapis et la table,
n’était décorée que d’un portrait du défunt roi Philippe II, grand-père du
monarque actuel, accroché au-dessus d’une grande cheminée dans laquelle aucun
feu ne brûlait. Alatriste avait reconnu en lui, sans trop d’effort, le plus
grand et le plus fort des deux hommes masqués qu’il avait rencontrés lors de
cette première nuit dans la maison de la Porte de Santa Barbara. Celui-là même
que l’homme à la tête ronde avait appelé « Excellence » avant qu’il
ne sortît en exigeant qu’on ne fît pas trop couler de sang dans l’affaire des
Anglais.
Pourvu, se
dit le capitaine, qu’on ne me réserve pas le supplice du garrot. Il n’aimait
pas non plus l’idée de se balancer au bout d’une corde, mais c’était quand même
mieux que l’ignoble tourniquet qui broyait la gorge, défigurant les suppliciés,
pendant que le bourreau disait : « Pardonnez-moi, mais j’ai mes
ordres. » Que la colère divine foudroie le bourreau et les fils à putain
qui le commandaient, d’ailleurs toujours les mêmes. Sans compter le passage
obligé par le supplice du frontal et du brasero devant juge, rapporteur et
greffier pour obtenir une confession en règle avant d’être envoyé tout
désarticulé au diable. Mais Diego Alatriste n’étant pas homme à chanter sur
commande, son tourment allait être long et pénible. Si on lui avait permis de
choisir, il aurait préféré finir ses jours le fer à la main, comme un
brave : vive l’Espagne et le reste, et puis un petit tour au ciel, avec
les anges autant que se peut. Au bout du compte, n’était-ce pour un soldat la
seule façon de passer de vie à trépas ? Mais le moment n’était pas venu de
faire la fine bouche. C’était ce que lui avait dit à voix basse un Martin
Saldana soucieux, quand il était allé le réveiller tôt le matin à la prison
pour le conduire à l’Alcázar :
— Cette
fois, je pense que tu es dans le pétrin, Diego.
— J’ai
déjà connu pire.
— Non,
crois-moi. Ce n’est pas avec une épée qu’on peut se débarrasser de celui qui
veut te voir.
De toute
façon, Alatriste n’avait plus aucune arme. On lui avait même enlevé le couteau
de boucher qu’il cachait dans sa botte quand on l’avait appréhendé après
l’échauffourée du théâtre où l’intervention des Anglais lui avait au moins valu
de ne pas se faire tuer sur-le-champ.
— Quittes
nous sommes, avait dit Charles d’Angleterre quand la garde était arrivée pour
séparer les combattants ou protéger le prince, ce qui revenait au même.
Remettant
son épée dans son fourreau, Charles avait tourné le dos, comme s’il ne s’intéressait
plus à l’affaire, sous les applaudissements d’un public ravi. On avait laissé
partir Don Francisco de Quevedo sur ordre personnel du roi qui, selon toute
apparence, avait apprécié son dernier sonnet. Quant aux cinq spadassins, deux
s’étaient enfuis, profitant du désordre, le troisième était grièvement blessé
et les deux derniers avaient été appréhendés avec Alatriste et jetés dans un
cachot voisin du sien. Mais quand le capitaine était sorti de sa cellule au
matin, en compagnie de Saldana, leur cachot était vide.
Le comte
d’Olivares était toujours absorbé dans son courrier et le capitaine regarda
sombrement la fenêtre qui lui épargnerait peut-être le bourreau, abrégeant
ainsi la procédure, même si une chute de trente pieds sur les dalles de la cour
n’était pas grand-chose. Il risquait d’en sortir vivant et qu’on le hisse sur
le chevalet, puis qu’on le pende par ses jambes brisées, spectacle qui n’aurait
rien de bien divertissant. Et ce n’était pas tout : s’il y avait
finalement Quelqu’un dans l’au-delà, l’histoire de la fenêtre pourrait lui
coûter fort cher, le temps d’une éternité, possibilité qui, pour hypothétique
qu’elle fût, n’en était pas moins inquiétante. S’il fallait donc sonner la
retraite, mieux valait le faire muni des sacrements et par une main étrangère,
au cas où… En fin de compte, se dit-il pour se consoler, l’agonie a beau être
longue et douloureuse, la mort finit toujours par survenir. Et avec elle, le
repos.
Il en
était là de ses allègres pensées quand il se rendit compte que le favori du roi
ne s’occupait plus de son courrier et qu’il le regardait. Ces yeux noirs et
vifs semblaient l’étudier. Alatriste, dont le pourpoint et les chausses
portaient les traces d’une nuit passée au cachot, regretta fort de ne pouvoir
faire meilleure mine. Des joues rasées de frais lui auraient donné plus belle
apparence. Et il n’aurait pas refusé non plus un bandage propre sur la plaie
qu’il avait au front, ainsi qu’un peu d’eau claire pour laver le sang dont son
visage était couvert.
— M’avez-vous
déjà vu quelque part ?
La
question d’Olivares prit le capitaine au dépourvu. Un sixième sens, semblable à
celui qui s’éveille au bruit d’une lame d’acier sur une pierre à aiguiser, lui
recommanda de faire preuve de la plus extrême prudence.
— Non.
Jamais.
— Jamais ?
— C’est
ce que j’ai eu l’honneur de répondre à Votre Excellence.
— Pas
même dans la rue ou dans un lieu public ?
— Eh
bien – le capitaine lissa sa moustache comme s’il faisait un effort pour se
souvenir. Peut-être dans la rue… Je veux parler de la Plaza Mayor, du Prado, de
la chaussée de Saint-Jérôme, d’autres endroits semblables – il hocha la tête,
simulant une franchise sans faille… C’est bien possible.
Olivares
soutenait son regard, impassible.
— Pas
ailleurs ?
— Non,
que je sache.
Le temps
d’un éclair, le capitaine crut discerner un sourire dans la barbe féroce du
conseiller. Mais il n’en fut jamais sûr. Olivares avait pris un des dossiers
posés sur la table et le feuilletait distraitement.
— Vous
avez servi en Flandre et à Naples, à ce que je vois. Puis contre les Turcs du
Levant et de Barbarie… Une longue vie de soldat.
— Depuis
que j’ai treize ans, Excellence.
— Votre
titre de capitaine est un surnom, je suppose.
— Pour
ainsi dire. Je n’ai jamais été autre chose que sergent et j’ai même perdu ce grade
à la suite d’une altercation.
— Oui,
c’est ce que je vois ici – le ministre continuait à tourner les pages. Vous
vous êtes battu avec un porte-enseigne et vous l’avez blessé… Je m’étonne qu’on
ne vous ait pas envoyé au gibet.
— On
allait le faire, Excellence. Mais ce jour-là, nos troupes se sont mutinées à
Maastricht. Il y avait cinq mois que les soldats ne touchaient plus leur solde.
Je ne me suis pas joint à eux et j’ai eu la chance de pouvoir défendre notre
mestre de camp, Don Miguel de Orduna.
— Vous
n’appréciez pas les mutineries ?
— Je
n’aime pas qu’on assassine les officiers. Le conseiller eut un froncement de
sourcils.
— Même
pas ceux qui veulent vous faire pendre ?
— Ce
sont deux choses différentes.
— Pour
défendre votre mestre de camp, vous avez expédié deux ou trois soldats de votre
propre main, dit-on ici.
— C’était
des Allemands, Excellence. Et puis le mestre de camp m’a dit : « Par
tous les diables, Alatriste, si les mutins doivent me tuer, au moins que ce
soient des Espagnols. » J’ai trouvé qu’il avait raison, je suis intervenu
et j’ai obtenu ma grâce.
Olivares
écoutait attentivement. De temps en temps, il jetait un coup d’œil aux papiers
étalés devant lui, puis regardait Diego Alatriste avec intérêt, le regard
songeur.
— Je
vois, dit-il. J’ai également ici une lettre de recommandation du vieux comte de
Guadalmedina et un bénéfice signé de la main de Don Ambrosio de Spinola, vous
accordant huit écus de rente pour vos valeureux services face à l’ennemi…
L’avez-vous reçue ?
— Non,
Excellence. Les généraux disent une chose et les secrétaires, administrateurs
et greffiers en font une autre… Quand j’ai réclamé mon dû, on m’a réduit mon
bénéfice de moitié et je n’en ai pas encore vu la couleur.
Le
ministre hocha gravement la tête, comme s’il lui arrivait à lui aussi d’être
privé de son dû. Ou peut-être voulait-il simplement approuver l’âpreté des
secrétaires, administrateurs et greffiers quand il s’agissait des deniers
publics. Alatriste le regardait consulter le dossier avec une minutie de fonctionnaire.
— Licencié
après Fleurus pour blessure grave et honorable… continua Olivares qui
maintenant regardait la plaie sur le front du capitaine. Vous avez une certaine
propension à vous faire blesser, à ce que je vois.
— Et
à blesser, Excellence.
Diego Alatriste
s’était légèrement redresse et tordait sa moustache. Il ne prisait guère que
quelqu’un, fût-ce celui qui avait le pouvoir de le faire exécuter sur-le-champ,
prît ses blessures à la légère. Olivares étudia avec curiosité la lueur
d’insolence qui s’était allumée dans ses yeux, puis retourna à son dossier.
— C’est
ce qu’il semble, conclut-il. Quoique vos aventures loin des drapeaux paraissent
moins exemplaires que dans la vie militaire… Je vois ici une bagarre à Naples,
avec mort d’homme… Ah ! Et aussi un acte d’insubordination durant la
répression des rebelles maures à Valence – le conseiller fronça le sourcil…
Peut-être le décret d’expulsion signé par Sa Majesté n’était-il pas de votre
goût ?
Le
capitaine ne répondit pas tout de suite.
— J’étais
un soldat, dit-il finalement. Pas un boucher.
— Je
vous imaginais meilleur serviteur de votre roi.
— Je
le suis. Et je l’ai même servi mieux que Dieu dont j’ai enfreint les dix
commandements, alors que de mon roi, aucun.
Le favori
haussa un sourcil.
— J’ai
toujours cru que la campagne de Valence avait été glorieuse…
— Votre
Excellence sera mal informée. Il n’y a aucune gloire à piller des maisons, à
forcer des femmes et à égorger des paysans sans défense.
Olivares
l’écoutait, impénétrable.
— Mais
ils étaient tous contre la vraie foi, rétorqua-t-il. Et ils se refusaient à
abjurer celle de Mahomet.
Le
capitaine haussa simplement les épaules.
— Peut-être,
répondit-il. Mais cette guerre n’était pas la mienne.
— Voyez-vous
ça – le ministre haussait maintenant les deux sourcils, feignant la surprise.
Et assassiner pour le compte d’autrui l’est davantage ?
— Je
ne tue ni les enfants ni les vieillards, Excellence.
— Je
vois. Et c’est pour cette raison que vous avez quitté votre régiment pour vous
enrôler sur les galères de Naples ?
— Oui.
Puisqu’il fallait trucider des infidèles, j’ai préféré me battre contre les
soldats turcs. Eux au moins étaient des hommes, capables de se défendre.
Olivares
le regarda un moment sans rien dire. Puis il se replongea dans ses papiers. Il
semblait réfléchir.
— Pourtant,
vous comptez sur l’appui de gens de qualité, dit-il enfin. Le jeune
Guadalmedina par exemple. Ou Don Francisco de Quevedo qui a si curieusement mis
les fers au feu hier, même si Quevedo fait autant de tort que de bien à ses amis,
selon ses heurs et ses malheurs – le conseiller fit une longue pause, lourde de
signification – …et aussi, à ce qu’il paraît, l’éblouissant duc de
Buckingham croit vous devoir quelque chose – il fit encore une autre pause,
plus longue que la précédente – … et le prince de Galles.
— Je
n’en sais rien.
Alatriste
haussa encore les épaules, impassible.
— Mais
ces gentilshommes ont fait plus que le nécessaire hier pour payer leur dette,
réelle ou supposée.
Olivares
secoua lentement la tête.
— N’allez
pas le croire, fît-il avec un soupir de lassitude. Ce matin même, Charles
d’Angleterre a bien voulu s’intéresser encore une fois à votre sort. Jusqu’à Sa
Majesté qui, encore tout étonnée de l’aventure, désire être tenue au courant…
Olivares
repoussa brusquement le dossier. La situation est embarrassante. Et très
délicate.
Le
conseiller toisait Diego Alatriste, comme s’il se demandait ce qu’il devait
faire de lui.
— Dommage,
reprit-il, que ces cinq imbéciles d’hier n’aient pas mieux fait leur besogne.
Celui qui les a payés avait vu juste… Vous mort, nous n’aurions pas toutes ces
complications.
— Je
regrette de ne pas partager votre déception, Excellence.
— A
propos… – le regard du ministre était devenu dur, impénétrable. Ce qu’on
raconte est-il vrai, que vous avez sauvé la vie d’un voyageur anglais il y a
quelques jours, alors qu’un de vos camarades était sur le point de le
tuer ?
Alerte.
Aux armes, tambours et trompettes, se dit Alatriste. Mieux aurait valu une
sortie nocturne des Hollandais contre le Tercio dormant à poings fermés
derrière les fascines. Des conversations comme celles-ci pouvaient vous
conduire droit au gibet. Et en ce moment, il n’aurait pas donné cher de sa
peau.
— Que
Votre Excellence me pardonne, mais je ne me souviens de rien de tel.
— Allons,
cherchez mieux dans votre mémoire.
On l’avait
déjà menacé bien des fois dans sa vie. Qu’il s’en tirât cette fois encore lui
paraissait plus que douteux. Puisque les dés étaient jetés, le capitaine resta
impassible, ce qui ne l’empêcha pas de choisir ses mots avec le plus grand
soin :
— J’ignore
si j’ai sauvé la vie de quelqu’un, dit-il après un instant de réflexion. Mais
je me souviens que lorsque j’ai reçu mes ordres, celui qui le premier a loué
mes services a dit qu’il ne voulait pas de morts.
— Ah
bon… C’est ce qu’il a dit ?
— Exactement.
Les
pupilles pénétrantes du conseiller visaient le capitaine comme des bouches
d’arquebuses.
— Et
qui était cet homme ? demanda-t-il avec une dangereuse douceur.
Alatriste
ne battit même pas des paupières.
— Je
l’ignore, Excellence. Il était masqué. Olivares le regardait avec un intérêt
renouvelé.
— Si
tels étaient les ordres, comment votre compagnon a-t-il osé aller plus
loin ?
— Je
ne sais pas de quel compagnon parle Votre Excellence. De toute façon, deux
personnes qui accompagnaient cet homme m’ont ensuite donné des instructions
différentes.
— Deux
personnes ?… – le ministre semblait fort intéressé par ce pluriel. Par le
sang du Christ, j’aimerais fort connaître leurs noms. Ou leur signalement.
— Je
crains que ce ne soit impossible. Votre Excellence aura déjà remarqué que la
mémoire n’est pas mon point fort. Et les masques…
Olivares
donna un coup sur la table, comme pour dissimuler son impatience. Mais le
regard qu’il adressa à Alatriste semblait plus admiratif que menaçant. Le
conseiller semblait soupeser les propos du capitaine.
— Je
commence à me lasser de votre mauvaise mémoire. Et je vous préviens qu’il
existe des bourreaux pour rafraîchir celle des plus malins.
— Je
prie Votre Excellence de bien me regarder.
Olivares,
qui n’avait cessé de fixer le capitaine, fronça brusquement les sourcils,
irrité et surpris, le visage très grave. Alatriste crut qu’il allait appeler la
garde pour le faire pendre sans autre forme de procès. Mais le conseiller resta
immobile et silencieux en regardant le capitaine, comme celui-ci le lui avait
demandé. Finalement, quelque chose qu’il dut voir dans la fermeté de son
expression ou dans ses yeux clairs et froids, qui ne battirent pas une seule
fois le temps de cet examen, parut le convaincre.
— Vous
avez peut-être raison, dit-il. J’oserais jurer que vous faites partie de ces
gens qui oublient tout. Ou qui sont muets.
Pensif, il
regarda quelque temps les papiers étalés sur sa table.
— Je
dois m’occuper de quelques affaires, dit-il. J’espère que vous ne verrez pas
d’inconvénient à attendre encore un peu ici.
Il se leva
et, s’approchant d’un cordon de sonnette qui pendait au mur, il le tira une
seule fois. Puis il revint s’asseoir sans prêter davantage attention au
capitaine.
L’air
familier du personnage qui entra dans la pièce s’accentua quand Alatriste
entendit sa voix. Parbleu, se dit-il, nous voilà donc en pays de connaissance.
Il ne manquait plus que le père Emilio Bocanegra et le spadassin italien pour
que les retrouvailles fussent complètes. Le nouveau venu avait la tête ronde,
quelques rares cheveux clairsemés et grisonnants qui lui tombaient au-dessous
des pommettes, une barbe très étroite taillée de la lèvre inférieure au menton
et des moustaches peu épaisses mais frisées sur des joues aussi couperosées que
son gros nez. Il était vêtu de noir et la croix de l’ordre de Calatrava qu’il
portait sur la poitrine ne suffisait pas à faire oublier la vulgarité du
personnage, avec sa collerette malpropre et mal empesée, ses mains tachées
d’encre qui lui donnaient l’air d’un secrétaire parvenu, sa grosse bague en or
au petit doigt de la main gauche. Mais ses yeux étaient intelligents et très
vifs. Et son sourcil gauche, arqué plus haut que le droit, lui donnait un air
critique, fourbe et même malveillant. Il parut d’abord surpris, puis froid et
dédaigneux quand il découvrit Diego Alatriste.
Il
s’agissait de Luis d’Alquézar, secrétaire privé de Sa Majesté Philippe IV.
Et cette fois, il ne portait pas de masque.
— Pour
résumer, dit Olivares, il y avait donc deux conspirations. La première visait à
donner une leçon à des voyageurs anglais et à leur dérober des documents
secrets. L’autre consistait simplement à les assassiner. J’avais eu quelques
échos de la première, si ma mémoire est bonne… Mais la seconde me prend presque
par surprise. Peut-être Votre Grâce, Don Luis, en qualité de secrétaire de Sa
Majesté et d’homme à l’écoute de tous les bruits qui circulent à la cour, en
a-t-elle entendu parler.
Le
conseiller s’était exprimé en pesant tous ses mots, avec de longues pauses
entre les phrases, sans quitter des yeux l’homme qui venait d’entrer. Celui-ci
était resté debout et lançait de temps en temps des regards furtifs à Diego
Alatriste. Le capitaine se tenait à l’écart, impatient de savoir comment diantre
l’affaire allait se terminer. Deux loups dans la bergerie, c’était beaucoup
pour une seule brebis.
Olivares
attendait la suite. Luis d’Alquézar s’éclaircit la gorge.
— Je
crains de ne pouvoir être bien utile à Votre Grandeur, dit-il d’une voix
extrêmement prudente qui trahissait son embarras à voir Alatriste dans la
pièce. Moi aussi j’avais entendu parler de la première conspiration… Pour la
seconde… – il regarda le capitaine et son sourcil gauche se haussa, sinistre,
comme un cimeterre turc. J’ignore ce que ce sujet a pu, hum, raconter.
Impatient,
le conseiller tambourinait sur la table.
— Ce
sujet n’a rien dit. Je le fais attendre ici pour une autre affaire.
Luis
d’Alquézar regarda longtemps le ministre, pesant ce qu’il venait d’entendre.
Quand il l’eut digéré, il se tourna vers Alatriste, puis vers Olivares.
— Mais…
commença-t-il.
— Il
n’y a pas de mais.
Alquézar
s’éclaircit la gorge encore une fois.
— Comme
Votre Grandeur me parle d’une affaire aussi délicate devant un tiers, j’ai cru…
— Vous
avez eu tort.
— Pardonnez-moi
– le secrétaire regardait d’un air inquiet les papiers étalés sur la table,
comme s’il craignait d’y trouver quelque sujet d’alarme. Il était devenu très
pâle. Mais je ne sais si je dois… devant un étranger…
Le
conseiller leva une main autoritaire. Alatriste aurait juré qu’Olivares prenait
plaisir à faire durer la scène.
— Vous
devez.
Alquézar
s’éclaircit encore la gorge, cette fois bruyamment, et avala sa salive pour la
quatrième fois.
— Je
suis toujours aux ordres de Votre Grandeur – son visage, d’une pâleur extrême,
s’empourprait brusquement, comme s’il avait des bouffées de chaleur. Ce que je
peux supposer de cette deuxième conspiration…
— Essayez
de l’imaginer dans tous ses détails, je vous prie.
— Naturellement,
Excellence – les yeux d’Alquézar continuaient à scruter inutilement les papiers
du ministre. Son instinct de fonctionnaire le poussait sans doute à y chercher
l’explication de ce qui se passait – … je vous disais que tout ce que je
peux imaginer, ou supposer, c’est que divers intérêts se sont contrecarrés.
Ceux de l’Église par exemple…
— L’Église
est bien vaste. Faites-vous allusion à quelqu’un en particulier ?
— Eh
bien, certains disposent du pouvoir terrestre, en plus du pouvoir
ecclésiastique. Et ils voient d’un mauvais œil qu’un hérétique…
— Je
vois, l’interrompit le ministre. Vous faites allusion à de saints hommes, comme
le père Emilie Bocanegra, par exemple.
Alatriste
vit le secrétaire du roi réprimer un sursaut.
— Je
n’ai pas parlé de Sa Révérence, dit Alquézar qui retrouvait son sang-froid.
Mais puisque Votre Grandeur daigne le mentionner, je répondrai que oui. Je veux
dire que peut-être le père Emilio est effectivement du nombre de ceux qui ne
verraient pas avec plaisir une alliance avec l’Angleterre.
— Je
suis surpris que vous n’ayez pas accouru me consulter si vous abritiez pareils
soupçons.
Le
secrétaire poussa un soupir et risqua un sourire discret. À mesure que se
prolongeait la conversation et qu’il savait mieux sur quel pied danser, la ruse
et l’assurance semblaient lui revenir.
— Votre
Grandeur sait comment est la cour. Il n’est pas facile de survivre entre les
Tyriens et les Troyens. Il faut compter avec les influences, les pressions de
toutes sortes… De plus, on sait que Votre Grandeur n’est pas favorable à une
alliance avec l’Angleterre… En fin de compte, il s’agissait de vous servir.
— Palsambleu,
Alquézar, j’en ai fait pendre plus d’un pour semblables services – le regard
d’Olivares transperça le secrétaire du roi comme un coup de mousquet – …
et j’imagine que l’or de Richelieu, des Savoie et de Venise aura eu lui aussi
son mot à dire.
Le sourire
complice et servile qui apparaissait déjà sous la moustache du secrétaire du
roi s’effaça comme par enchantement.
— J’ignore
de quoi Votre Grandeur veut parler.
— Vous
l’ignorez ? Comme c’est étrange. Mes espions m’ont confirmé la livraison
d’une importante somme à un personnage de la cour, mais sans l’identifier… Tout
ceci m’éclaire un peu.
Alquézar
posa la main sur la croix de l’ordre de Calatrava brodée sur sa poitrine.
— J’espère
que Votre Excellence ne va pas penser que je…
— Vous ?
Je ne vois pas quel rôle vous pourriez jouer dans cette affaire.
Olivares
fit un geste las de la main, comme pour chasser une idée malencontreuse, et
Alquézar esquissa un sourire, soulagé. Tout le monde sait bien que c’est moi
qui vous ai nommé secrétaire privé de Sa Majesté. Vous avez ma confiance. Et
même si vous avez eu un certain pouvoir ces derniers temps, je doute que vous
ayez l’audace de conspirer à votre guise. Je vois juste ?
Le sourire
de soulagement perdit de son assurance sur les lèvres du secrétaire.
— Naturellement,
Excellence, dit-il à voix basse.
— Et
moins encore, continua Olivares, quand il s’agit de questions qui font
intervenir des puissances étrangères. Le père Emilie Bocanegra peut s’en tirer
sans mal, car c’est un homme d’Église et il a ses appuis à la cour. Mais
d’autres pourraient y perdre leur tête.
Le
conseiller lança un terrible regard à Alquézar.
— Votre
Grandeur sait, bégaya presque le secrétaire du roi, blanc comme un linge, que
je lui suis absolument fidèle.
Le
conseiller le regarda avec une ironie infinie.
— Absolument ?
— C’est
ce que j’ai eu l’honneur de dire à Votre Grandeur. Fidèle et utile.
— Alors,
souvenez-vous, Don Luis, que j’ai rempli les cimetières de collaborateurs
absolument fidèles et utiles.
Après
cette fanfaronnade qui dans sa bouche avait une note lugubre et menaçante, le
comte d’Olivares prit sa plume d’un air distrait, comme s’il allait signer une
sentence. Alatriste vit qu’Alquézar suivait ses mouvements avec des yeux
remplis d’angoisse.
— Et
puisque nous parlons de cimetières, dit tout à coup le ministre, je vous
présente Diego Alatriste, plus connu sous le nom de capitaine Alatriste… Vous
le connaissiez ?
— Non.
Je veux dire que, hum, que je ne le connais pas.
— C’est
l’avantage d’avoir affaire à des gens avisés. Personne ne connaît personne.
Olivares
parut sur le point de sourire, mais il s’abstint. Puis il désigna le capitaine
avec sa plume.
— Don
Diego Alatriste, dit-il, est un homme droit. Il s’est comporté comme un
excellent soldat, même si une blessure récente et le mauvais sort le mettent
aujourd’hui dans une situation délicate. Il paraît vaillant et digne de
confiance… Solide serait le mot juste. Les hommes de sa trempe ne sont pas
légion. Et je suis sûr que si la fortune lui sourit un peu, il connaîtra des
jours meilleurs. Il serait dommage de nous priver à tout jamais de ses services
éventuels – il regarda fixement le secrétaire du roi. Vous n’êtes pas de mon
avis, Alquézar ?
— Si
fait, s’empressa de confirmer l’autre. Mais avec la vie qui doit être la
sienne, il s’expose à de fâcheuses rencontres… Un accident par exemple. Et
personne ne pourrait en être tenu responsable.
Alquézar
adressa au capitaine un regard chargé de rancune.
— C’est
vrai, dit le conseiller d’une voix parfaitement égale. Mais il serait bon que
de notre côté nous ne fassions rien qui puisse précipiter ce dénouement gênant.
N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur le secrétaire du roi ?
— Si,
tout à fait, Excellence – la voix d’Alquézar tremblait de dépit.
— J’en
serais très fâché.
— Je
comprends.
— Extrêmement
fâché. Je le prendrais presque comme un affront personnel.
Stupéfait,
Alquézar semblait avoir un accès de bile. Il ébaucha un sourire qui se
transforma en une horrible grimace.
— Bien
entendu, balbutia-t-il.
Un doigt
levé, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose, le ministre chercha
parmi les papiers dont sa table était couverte, en prit un et le tendit au
secrétaire du roi.
— Peut-être
aurons-nous l’esprit plus en paix, vous et moi, si vous vous occupiez vous-même
de ce bénéfice, signé de la main de Don Ambrosio Spinola. Veillez à ce qu’on
verse quatre écus à Don Diego Alatriste pour services rendus en Flandre. Ceci
lui épargnera pendant quelque temps d’avoir à gagner sa vie à la pointe de
l’épée… Est-ce bien clair ?
Alquézar
tenait le papier du bout des doigts, comme s’il était empoisonné. Au bord du
coup de sang, il regardait le capitaine avec des yeux égarés. La colère et le
dépit lui faisaient grincer les dents.
— Parfaitement
clair, Excellence.
— Bien.
Vous pouvez retourner à vos occupations.
Les yeux
fixés sur sa table, l’homme le plus puissant d’Europe congédia le secrétaire du
roi d’un geste impatient de la main.
Quand ils
furent seuls, Olivares leva la tête pour regarder attentivement le capitaine.
— Je
n’ai aucune raison de vous donner des explications et vous n’en aurez point,
dit-il enfin d’une voix sèche.
— Je
n’ai pas demandé d’explications à Votre Excellence.
— Si
vous l’aviez fait, vous seriez déjà mort. Ou bien près de l’être.
Il y eut
un silence. Le conseiller s’était levé pour s’approcher de la fenêtre par
laquelle on voyait filer des nuages chargés de pluie. Les mains derrière le
dos, il suivait les évolutions des gardes dans la cour. À contre-jour, sa
silhouette paraissait encore plus massive et sombre.
— De
toute façon, dit-il sans se retourner, vous pouvez remercier Dieu d’être encore
en vie.
— J’en
suis surpris, en effet, répondit Alatriste. Surtout après avoir entendu ce que
je viens d’entendre.
— A
supposer que vous ayez vraiment entendu quelque chose.
— A
supposer.
Le dos
toujours tourné, Olivares haussa ses puissantes épaules.
— Vous
êtes vivant parce que vous ne méritez pas de mourir, c’est tout. Du moins pour
cette affaire. Et aussi parce que quelqu’un s’intéresse à vous.
— Je
vous remercie, Excellence.
— Gardez
vos remerciements – le conseiller s’écarta de la fenêtre et se mit à arpenter
la pièce, faisant sonner ses pas sur les dalles de pierre. Il y a aussi une
troisième raison : pour certaines personnes, le simple fait de vous
maintenir en vie est le plus grand affront qu’on puisse leur infliger en ce
moment – il fit encore quelques pas en hochant la tête, satisfait. Des gens qui
me sont utiles parce qu’ils sont vénaux et ambitieux. Mais leur vénalité et
leur ambition font parfois qu’ils succombent à la tentation d’agir pour
eux-mêmes ou pour le compte d’autrui… Que voulez-vous… Avec des hommes
intègres, on peut peut-être gagner des batailles, mais pas gouverner des
royaumes. Du moins pas celui-ci.
Puis il
s’absorba dans la contemplation du portrait du grand Philippe II qui se
trouvait au-dessus de la cheminée. Après un très long silence, il poussa un
profond soupir et, comme s’il se souvenait enfin du capitaine, se retourna vers
lui.
— Quant
à la faveur que j’ai pu vous faire, dit-il, ne chantez pas victoire. Celui qui
vient de sortir ne vous pardonnera jamais. Alquézar est un de ces rares
Aragonais astucieux et tortueux, de l’école de son prédécesseur Antonio Ferez…
La seule faiblesse qu’on lui connaisse est une nièce, encore petite fille,
menine au Palais. Gardez-vous de lui comme de la peste. Et souvenez-vous que si
mes ordres peuvent le tenir quelque temps à distance, je n’ai aucun pouvoir sur
le père Emilio Bocanegra. Si j’étais à la place du capitaine Alatriste, je
guérirais le plus tôt possible de cette blessure et je retournerais au plus
vite en Flandre. Votre ancien général Don Ambrosio de Spinola est prêt à
remporter d’autres batailles : il serait fort apprécié que vous alliez
vous faire tuer là-bas plutôt qu’ici.
Tout à
coup, le ministre parut fatigué. Il regarda la table couverte de papiers comme
s’il y voyait une longue et pénible condamnation. Puis il alla lentement se
rasseoir. Mais avant de donner congé au capitaine, il ouvrit un tiroir secret
et en sortit une cassette d’ébène.
— Une
dernière chose, dit-il. Il y a à Madrid un voyageur anglais qui, pour une
raison incompréhensible, croit être votre obligé… Bien entendu, il serait
difficile que vos chemins se croisent jamais. Mais j’ai ici une bague avec son
sceau et une lettre que j’ai lue, bien entendu. Il s’agit d’une sorte d’ordre
ou de lettre de change qui met en demeure tout sujet de Sa Majesté britannique
de prêter main-forte au capitaine Diego Alatriste si celui-ci en avait jamais
besoin. Et elle est signée Charles, prince de Galles.
Alatriste
ouvrit la cassette de bois noir dont le couvercle était orné d’incrustations
d’ivoire. La bague était en or et l’on y voyait gravées les trois plumes de
l’héritier du trône d’Angleterre. La lettre était un petit billet plié en
quatre, frappé du même sceau que celui de la bague, écrit en anglais. Quand
Alatriste releva les yeux, il vit que le conseiller du roi le regardait et
qu’entre sa féroce barbe et sa moustache se dessinait un sourire mélancolique.
— Que
ne donnerais-je pas, dit Olivares, pour disposer d’une lettre comme celle-ci.
EPILOGUE
La pluie
menaçait sur l’Alcázar et les gros nuages qui filaient en provenance de l’ouest
paraissaient s’effilocher sur le chapiteau pointu de la Tour dorée. Assis sur
un pilier de pierre de l’esplanade royale, je ramenai sur mes épaules le vieux
manteau court du capitaine qui me servait de cape et je continuai à attendre
sans perdre de vue les portes du palais d’où les sentinelles m’avaient éloigné
à trois reprises. Il y avait très longtemps que j’étais là : depuis que le
matin, somnolant devant la prison où nous avions passé la nuit – le capitaine
dedans et moi dehors –, j’avais suivi la voiture dans laquelle les alguazils du
lieutenant Saldana l’avaient conduit à l’Alcázar où on l’avait fait entrer par
une petite porte. Je n’avais rien mangé depuis la veille au soir, quand Don
Francisco de Quevedo, avant d’aller se coucher – il avait pansé une égratignure
reçue durant l’échauffourée –, était passé par la prison pour prendre des
nouvelles du capitaine et, me trouvant devant la porte, m’avait acheté un peu
de pain et de viande fumée. Tel me semblait être mon sort : une bonne
partie de ma vie auprès du capitaine Alatriste, je la passais à l’attendre
quelque part quand il était en fâcheuse posture. Toujours le ventre creux et le
cœur serré par l’inquiétude.
Une bruine
froide commença à mouiller les dalles de l’esplanade royale, puis se transforma
bientôt en une petite pluie qui voila de gris les édifices voisins, accentuant
peu à peu leur reflet sur les dalles mouillées. Pour tuer le temps, je me mis à
regarder ces contours se dessiner entre mes chaussures. J’y étais occupé quand
j’entendis siffloter une petite musique qui me sembla familière, une espèce de
tiruli-ta-ta. Un instant plus tard, parmi ces reflets gris et ocre, apparut une
tache sombre, immobile. Et quand je levai les yeux, je vis devant moi, avec sa
cape et son chapeau, la silhouette noire aisément reconnaissable de Gualterio
Malatesta.
Ma
première réaction quand je vis qu’il s’agissait de ma vieille connaissance de
la Porte des Ames fut de prendre mes jambes à mon cou. Mais je me ravisai. La
surprise fut telle que, muet comme une carpe, je restai où j’étais, paralysé,
tandis que les yeux noirs et brillants de l’Italien me fixaient. Ensuite, quand
je pus enfin réagir, deux idées contradictoires me traversèrent l’esprit. La
première, fuir. La seconde, m’emparer de la dague que j’avais dissimulée dans
mon dos, sous mon manteau, et tenter de l’enfoncer dans les tripes de notre
ennemi. Mais quelque chose dans l’attitude de Malatesta m’empêcha de faire l’un
et l’autre. Bien que sinistre et menaçant comme toujours, avec cette cape et ce
chapeau noirs, son visage émacié aux joues creuses, marqué par la petite vérole
et couturé de cicatrices, son attitude ne laissait présager aucun danger
imminent. Et subitement, comme si quelqu’un avait brusquement éclairé son
visage d’un coup de pinceau de peinture blanche, un sourire apparut.
— Tu
attends quelqu’un ?
Je
continuai à le regarder, assis sur mon pilier de pierre, sans lui répondre. Les
gouttes de pluie, qui ruisselaient sur mon visage, restaient suspendues aux
larges bords de son chapeau de feutre et dans les plis de sa cape.
— Je
crois qu’il va bientôt sortir, dit le spadassin au bout d’un moment, de sa voix
rauque et sourde, sans cesser de m’observer.
Je ne lui
répondais toujours pas. Il se mit alors à regarder derrière moi, puis à droite
et à gauche, avant de fixer les yeux sur la façade du palais.
— Moi
aussi je l’attendais, ajouta-t-il, pensif. Pour d’autres raisons que les
tiennes, naturellement.
Il
semblait perdu dans ses pensées, presque amusé du tour que prenait l’affaire.
— Pour
d’autres raisons, répéta-t-il.
Une
voiture passa. Le cocher était enveloppé dans une cape de toile cirée. Je
lançai un coup d’œil pour voir si je pouvais distinguer son passager. Ce
n’était pas le capitaine. À côté de moi, l’Italien avait recommencé à
m’observer, son funèbre sourire sur les lèvres.
— Ne
te fais pas de souci. On m’a dit qu’il sortira sur ses pieds. Libre.
— Et
comment le savez-vous ?
Joignant
le geste à la parole, ma main glissa prudemment vers ma ceinture que recouvrait
mon manteau court. L’Italien s’en aperçut. Son sourire s’élargit.
— Eh
bien, dit-il lentement, moi aussi je l’attendais, comme toi. Pour lui faire un
cadeau. Mais on vient de me dire que ce n’est plus nécessaire, pour le moment…
L’affaire est ajournée sine die.
Je le
regardais avec une méfiance si évidente que l’Italien se mit à rire. Un rire
sourd et grinçant, cassé, comme du bois qui craque.
— Je
vais m’en aller, petit. J’ai à faire. Mais je veux que tu me fasses une faveur.
Un message pour le capitaine Alatriste… Tu n’y vois pas d’inconvénient ?
Je
l’observais toujours, méfiant, sans dire un mot. Il recommença à regarder
derrière moi, puis d’un côté et de l’autre, et il me sembla l’entendre soupirer
très doucement, comme pour lui-même. Noir, immobile sous la pluie qui tombait
de plus en plus fort, il avait l’air fatigué lui aussi. Peut-être les méchants
se fatiguent-ils comme les cours loyaux, pensai-je un instant. Après tout,
personne ne choisit son destin.
— Tu
diras au capitaine, dit l’Italien, que Gualterio Malatesta n’oublie jamais les
comptes en souffrance. Et que la vie est longue, jusqu’à ce qu’elle cesse de
l’être… Dis-lui aussi que nous nous retrouverons et que ce jour-là, j’espère
bien être plus habile et le tuer. Sans colère ni rancœur : calmement, avec
tout l’espace nécessaire, avec le temps qu’il nous faudra. Il s’agit d’une
question personnelle. Je dirais même professionnelle. Et entre gens de même
métier, je suis sûr qu’il me comprendra parfaitement… Tu lui feras le
message ? de nouveau, la blancheur de son sourire lui barra le visage,
comme un éclair blanc. Je suis sûr que tu es un bon garçon.
Absorbé
dans ses pensées, les yeux dans le vague, il regardait la place perdue dans la
grisaille. Il fit le geste de s’en aller, s’arrêta encore.
— J’y
pense, ajouta-t-il sans me regarder. L’autre jour, à la Porte des Ames, tu t’es
très bien comporté. Ces deux coups de pistolet à bout portant… Pardieu, je
suppose qu’Alatriste sait qu’il te doit la vie.
Il secoua
les plis de sa cape pour en faire tomber l’eau, puis ses yeux noirs et durs
comme du jais se posèrent enfin sur moi.
— Nous
nous reverrons sans doute, dit-il en s’éloignant, puis il s’arrêta, se retourna
à demi. Même si… Tu sais ce que je devrais faire ? En finir avec toi, tant
que tu n’es encore qu’un enfant… Avant que tu ne deviennes un homme et que ce
soit toi qui me tues.
Puis il
tourna les talons, s’en alla, redevenant cette ombre qu’il n’avait cessé
d’être. Et j’entendis son rire s’éloigner sous la pluie.
Fin du Tome 1
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