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Un jour de colère
Pérez-Reverte,Arturo
ARTURO PÉREZ-REVERTE
UN JOUR
DE
COLÈRE
Traduit de l’espagnol
par François Maspero

ÉDITIONS DU
SEUIL
Titre original : Un dia de
cólera
Ce récit n’est ni une fiction ni un
livre d’Histoire. Il n’a pas non plus de personnage principal, car les hommes
et les femmes qui participèrent aux événements du 2 mai 1808 à Madrid ont été
innombrables. Héros et couards, victimes et bourreaux, l’Histoire a retenu le
nom de beaucoup d’entre eux : le décompte des morts et des blessés, les
rapports militaires, les Mémoires écrits par des acteurs de premier ou de
second plan de la tragédie, fournissent des éléments précis à l’historien et
limitent l’imagination du romancier. Tous les individus qui apparaissent ici
sont authentiques, de même que les scènes décrites et une bonne part des
paroles prononcées. L’auteur se borne à réunir dans une histoire collective un
demi-millier d’histoires particulières consignées dans les archives et les
livres. La part de l’imaginaire se réduit donc à l’humble tâche de cimenter
entre elles les pièces du dossier. Avec cette liberté minimale qui justifie le
mot « roman », ces pages prétendent redonner vie à ceux qui, deux
cents ans durant, n’ont été que des personnages anonymes sur les gravures et
les tableaux de l’époque, ou des victimes brièvement citées dans les documents
officiels.
Ils dédaignèrent l’intérêt, pour
ne s’occuper que de l’injure ; ils s’indignèrent à l’idée de l’offense, se
révoltèrent à la vue de la force, tous coururent aux armes. Les Espagnols en
masse se conduisirent comme un homme d’honneur.
Napoléon Bonaparte, cité par Las Cases,
Mémorial de Sainte-Hélène
J’ai pour ennemi une nation de
douze millions d’âmes enragées jusqu’à l’indicible. Tout ce qui s’est fait ici
le 2 mai est odieux. Non, Sire. Vous êtes dans l’erreur. Votre gloire se perdra
en Espagne.
Lettre de Joseph Bonaparte
à son frère l’Empereur
Ceux qui relevèrent le défi
n’appartenaient pas à l’élite. Celle-ci accepta totalement la plaie
napoléonienne et, au nom des idées nouvelles, elle se laissa tondre et imposer
l’uniforme impérial. Ceux qui sauvèrent l’Espagne furent les ignorants, ceux
qui ne savaient ni lire ni écrire… L’honneur de l’Espagne a été uniquement
représenté sur la scène politique européenne par ce peuple inculte qu’un artiste
aussi inculte et génial que lui, Goya, a symbolisé dans cet homme qui, les bras
écartés, la poitrine dénudée, les yeux étincelants, hurle devant les balles qui
le menacent.
Ángel Ganivet, Granada la bella
À
Étienne de Montety, gabacho
1
Sept heures du matin et huit degrés
sur l’échelle de Réaumur aux thermomètres de Madrid. Cela fait deux heures que
le soleil est monté de l’horizon et, de l’autre bout de la ville, découpant les
tours et les clochers, il éclaire la façade de pierre blanche du Palais royal.
Il a plu pendant la nuit et des flaques stagnent encore sur la place, sous les
roues et les sabots des chevaux de trois berlines vides qui viennent de
s’arrêter devant la porte du Prince. Le comte Selvático, gentilhomme florentin
de la suite de la reine d’Étrurie – veuve, fille de l’ancien roi
Charles IV et de la reine María Luisa –, sort un moment, grand-croix de
Charles III sur son habit de cour, observe les voitures et rentre.
Quelques Madrilènes oisifs, pour la plupart des femmes, regardent avec
curiosité. Ils ne sont pas plus d’une douzaine et tous restent silencieux. Une
des sentinelles qui gardent la porte s’appuie nonchalamment sur son fusil,
baïonnette au canon, à côté de sa guérite. En réalité, cette baïonnette est sa
seule arme : par ordre supérieur, sa cartouchière est vide. En entendant
les cloches de l’église voisine de Santa María, le soldat lance un coup d’œil à
son camarade et bâille : une heure encore, avant la relève.
Dans presque toute la ville le calme
règne. Les commerces matinaux ouvrent, et les marchands installent leurs étals
sur les places. Mais cette apparence de vie normale diminue aux approches de la
Puerta del Sol : du côté de San Felipe et de la rue Postas, de la rue
Montera, de l’église du Buen Suceso et des éventaires des librairies de la rue
Carretas encore fermées, se forment des petits groupes de citadins qui
convergent vers la porte de l’hôtel des Postes. Et à mesure que la ville
s’éveille et s’anime, de plus en plus de personnes apparaissent aux fenêtres et
aux balcons. Le bruit court que Murat, grand-duc de Berg et représentant de
Napoléon en Espagne, veut conduire aujourd’hui la reine d’Étrurie et l’infant
don Francisco de Paula en France, pour les réunir aux anciens rois et à leur
fils Ferdinand II qui sont déjà à Bayonne. Ce qui inquiète le plus, c’est
l’absence de nouvelles du jeune roi. Deux courriers que l’on attendait de
là-bas ne sont toujours pas arrivés, et les gens murmurent. La rumeur dit
qu’ils ont été interceptés. On dit aussi que l’Empereur veut garder tout ce
monde ensemble pour le manœuvrer plus commodément et que le jeune
Ferdinand VII, qui s’y oppose, a envoyé des instructions secrètes à la
Junte de Gouvernement que préside son oncle, l’infant don Antonio. On rapporte
qu’il a déclaré : « Ils ne m’ôteront la couronne qu’avec la
vie. »
Tandis que les trois berlines vides
stationnent devant le Palais, de l’autre côté de la Calle Mayor, à la Puerta
del Sol, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, accoudé à la balustrade
de fer du balcon de l’hôtel des Postes, observe les attroupements qui se
forment. Ils sont pour la plupart composés d’habitants des maisons voisines,
domestiques envoyés aux nouvelles, vendeurs, artisans et employés, auxquels
viennent se joindre les petites gens du Barquillo, de Lavapiés et des quartiers
populaires du sud. L’œil exercé d’Esquivel a également repéré des groupes
isolés de trois ou quatre individus qui n’ont pas l’allure de Madrilènes et se
maintiennent silencieusement à distance. Ils affectent de ne pas se connaître entre
eux, mais tous ont en commun leur jeunesse et leur vigueur. Ils font sûrement
partie des hommes qui sont arrivés la veille, dimanche, d’Aranjuez et des
localités voisines, et qui, pour une raison ou une autre – mais dont aucune ne
peut être bonne, pense l’enseigne de frégate –, n’ont pas encore quitté la
ville. Il y a aussi des femmes, car elles ont l’habitude de se lever tôt :
beaucoup portent un panier, elles bavardent en répétant les rumeurs et les
plaisanteries qui circulent depuis quelques jours, amplifiées encore par les
incidents de la veille, quand Murat s’est fait conspuer en se rendant à une
revue militaire au Prado. Son escorte malmenait la foule pour s’ouvrir un
passage, et il lui a fallu au retour faire appel à la cavalerie et à quatre canons,
tandis que le peuple chantait :
Par pragmatique sanction
Ordre est donné de publier
Que le pot de chambre désormais
S’appellera Napoléon.
Esquivel, qui commande le peloton de
grenadiers de la Marine venu prendre position à l’hôtel des Postes la veille à
midi, est un officier prudent. De plus, les traditions de discipline de la
Flotte compensent sa jeunesse. Les ordres sont d’éviter les problèmes. Les
Français sont sur le pied de guerre, et l’on craint qu’ils n’attendent qu’un
prétexte sérieux pour frapper un grand coup qui ramènera la ville à la raison.
C’est ce qu’a dit la nuit précédente, vers les onze heures, le lieutenant
général don José de Sexti : un Italien au service de l’Espagne, personnage
peu sympathique, qui préside pour la partie espagnole la commission mixte
chargée de régler les incidents – de plus en plus fréquents – entre Madrilènes
et soldats français.
— Sur le pied de guerre, comme
je vous le dis, insistait Sexti. Les soldats de l’armée impériale font des
difficultés pour me laisser passer devant la caserne du Prado Nuevo, sans tenir
compte de mon uniforme… Tout cela sent très mauvais, je vous assure…
— Et il n’y a aucune
instruction précise ?
— Précise ?… Ne divaguez
pas, mon cher. La Junte de Gouvernement ressemble à un poulailler, et le renard
est à l’intérieur.
Les deux militaires en étaient là de
leur conversation quand ils ont entendu un bruit de chevaux qui les a fait
sortir à temps pour voir un fort parti de Français qui se dirigeait au galop
vers le Buen Retiro, sous la pluie, afin de rejoindre les deux mille hommes qui
y campent avec de l’artillerie. À ce spectacle, Sexti a filé en grande hâte,
sans prendre le temps de dire au revoir, et Esquivel a envoyé un nouveau
messager à ses supérieurs pour demander des instructions, sans recevoir de
réponse. En conséquence, il a mis ses hommes en état d’alerte et renforcé la
vigilance durant le reste de la nuit, qui lui a paru longue. Il y a un moment,
quand le peuple a commencé à se rassembler à la Puerta del Sol, il a donné
l’ordre à un caporal et à quatre hommes de demander aux gens de se
disperser ; mais personne n’obéit, et les groupes grossissent de minute en
minute. Ne pouvant faire plus, l’enseigne de frégate a donc commandé au caporal
et aux soldats de se retirer, et, dès le moindre incident, aux sentinelles de
rentrer et de fermer les portes. Même si une altercation éclatait, les
grenadiers ne pourraient pas réagir, ni dans un sens ni dans un autre. Ni eux
ni personne. Par ordre de la Junte de Gouvernement et de don Francisco Javier
Negrete, capitaine général de Madrid et de la Nouvelle-Castille, et pour
complaire à Murat, les troupes espagnoles ont été privées de munitions. Avec
dix mille soldats de l’armée impériale dans la ville, vingt mille disposés aux
alentours et vingt mille encore à seulement une journée de marche, les trois
mille cinq cents soldats de la garnison sont sans défense devant les Français.
« Autant la confiance et la
générosité de ce peuple envers les étrangers sont sans bornes, autant sa
vengeance est terrible quand on le trahit. »
Jean-Baptiste Antoine Marcellin
Marbot, fils et frère de militaires, futur général, baron, pair de France et
héros des guerres de l’Empire, pour l’heure simple capitaine de vingt-six ans
affecté à l’état-major du grand-duc de Berg, referme le livre qu’il tient dans
ses mains et consulte la montre posée sur la table de nuit. Aujourd’hui, il ne
doit pas prendre son service au palais Grimaldi avant dix heures et demie, avec
les autres officiers de Murat ; de sorte qu’il se lève sans hâte, termine
le petit déjeuner qu’un domestique de la maison où il loge lui a servi dans sa
chambre et se met en devoir de se raser près de la fenêtre en contemplant la
rue déserte. Le soleil qui passe à travers les vitres éclaire, disposé sur un
sofa et une chaise, son élégant uniforme d’aide de camp du grand-duc :
pelisse blanche, pantalon écarlate, bottes à l’allemande et colback de fourrure
à la hussarde. Malgré sa jeunesse, Marbot est un vétéran de Marengo,
Austerlitz, Iéna, Eylau et Friedland. Il a donc de l’expérience. Et c’est, de
plus, un militaire cultivé : il lit des livres. Cela lui donne une vision
des événements plus large que celle de beaucoup de ses camarades, partisans de
tout régler à coups de sabres.
Le jeune capitaine continue à se
raser. Un ramassis de culs-terreux abrutis et ignares, gouvernés par des
prêtres. C’est ainsi que, il y a peu, l’Empereur a qualifié les Espagnols qu’il
méprise – et non sans motif – pour la veulerie de leurs rois, l’incompétence de
leurs ministres et de leurs conseils, l’inculture du peuple et son absence
d’intérêt pour les affaires publiques. Pourtant le capitaine Marbot, lui, après
quatre mois passés en Espagne, est arrivé à la conclusion – c’est du moins ce
qu’il affirmera quarante ans plus tard dans ses Mémoires – que l’entreprise
n’est pas aussi facile que d’aucuns le croient. Les bruits qui circulent sur le
projet de l’Empereur de mettre fin à la dynastie corrompue des Bourbons, de
retenir toute la famille royale à Bayonne et de donner la couronne à l’un de ses
frères, Lucien ou Joseph, ou au grand-duc de Berg, contribuent à rendre
l’atmosphère irrespirable. D’après certains indices, Napoléon estime que le
moment est favorable à l’exécution de ses plans. Il est convaincu que les
Espagnols, las de l’Inquisition, des prêtres et de leur mauvais gouvernement,
poussés par des compatriotes éclairés dont le regard est tourné vers la France,
se jetteront dans ses bras ou dans ceux d’une nouvelle dynastie qui ouvrira les
portes à la raison et au progrès. Mais, à part les conversations qu’il a pu
avoir avec quelques officiers et notables favorables aux idées françaises –
ceux que l’on appelle ici les afrancesados, ce qui n’est pas précisément
un compliment –, à mesure que les troupes impériales descendent des Pyrénées et
s’enfoncent à l’intérieur du pays, prétendument pour aider l’Espagne contre
l’Angleterre au Portugal et en Andalousie, ce que Marcellin Marbot lit dans les
yeux des habitants, ce n’est pas une aspiration à un avenir meilleur, c’est du
ressentiment et de la méfiance. La sympathie avec laquelle les armées
impériales ont été accueillies au début s’est changée en suspicion, surtout
depuis l’occupation de la citadelle de Pampelune, des forts de Barcelone et du
château de Figueras, sous des prétextes que même les Français qui se disent
impartiaux, comme Marbot, estiment fallacieux. Des manœuvres que les Espagnols,
qu’ils soient militaires ou civils, y compris les partisans d’une alliance
étroite avec l’Empereur, ont ressenties comme un coup de pistolet.
« Sa vengeance est terrible
quand on le trahit. »
Ces mots résonnent dans la tête du
capitaine français, tandis qu’il se rase avec le soin qui doit être celui de
tout élégant officier d’état-major. Le mot « vengeance », conclut-il
sombrement, correspond bien à ces yeux noirs et hostiles qu’il sent rivés sur
lui chaque fois qu’il sort dans la rue ; à ces navajas de deux empans dont
le manche dépasse de chaque large ceinture, sous les capes qu’ils portent
tous ; à ces hommes au visage basané, encadré de longs favoris, qui
causent à voix basse et crachent par terre ; à ces femmes hargneuses qui
insultent ouvertement ceux qu’elles appellent, haut et fort, franchutes,
mosiús et gabachos, ou se promènent effrontément en s’éventant,
enveloppées dans leurs mantilles, devant les bouches des canons français postés
au Prado. Trahison et vengeance, se répète Marbot, mal à l’aise. Cette pensée
lui donne un instant de distraction, et il se fait une estafilade à la joue
droite, sous le savon qui la recouvre. Il lâche un juron, secoue la main, et
une goutte rouge tombe du fil de son rasoir à manche d’ivoire sur la serviette
blanche étalée sur la table, devant le miroir.
C’est le premier sang qui coule en
ce 2 mai 1808.
— Rappelle-toi toujours que
nous sommes nés espagnols.
Le lieutenant d’artillerie Rafael de
Arango descend lentement les marches de sa maison, qui grincent sous ses bottes
bien cirées, et s’arrête, songeur, devant le porche, en boutonnant son uniforme
bleu turquoise à liserés rouge vif. Les mots que vient de lui adresser son
frère José, intendant honoraire de l’armée, l’ont singulièrement troublé. Ou
alors c’est la manière dont il lui a serré la main avec force et l’a embrassé
avant de lui dire adieu dans le couloir de la demeure familiale, en le voyant
partir prendre les ordres de la journée avant de gagner son poste dans le parc
de Monteleón.
— Bonjour, mon lieutenant, le
salue le portier qui balaye l’entrée. Comment vont les choses ?
— Je te le dirai quand je
reviendrai, Tomás.
— Il y a des gabachos au
bas de la rue, près de la boulangerie. Un piquet dans l’auberge, depuis cette
nuit. Mais ils ne se montrent pas.
— Ne t’inquiète pas. Ils sont
nos alliés.
— Si c’est vous qui le dites,
mon lieutenant…
Inquiet, Arango se coiffe, un peu de
travers, de son bicorne noir à cocarde rouge, assujettit son sabre et inspecte
la rue, tout en tirant les dernières bouffées du cigare qui fume entre ses
doigts. Il a beau n’avoir que vingt ans, fumer des cigares est déjà pour lui
une vieille habitude. Né à La Havane d’une famille noble et d’origine basque,
il a eu le temps, depuis son engagement comme cadet, de servir à Cuba, à El
Ferrol, et aussi d’être prisonnier des Anglais qui l’ont échangé en septembre
dernier. Sérieux, capable, le jeune officier dont les qualités militaires sont
dûment consignées sur ses états de service est, depuis un mois, aide de camp du
commandant de l’artillerie de Madrid, le colonel Navarro Falcón ; et,
tandis qu’il va prendre les ordres, il se demande si les tensions des jours
précédents – manifestations contre Murat et bruyants conciliabules aux coins
des rues – vont s’amplifier, ou si les autorités pourront encore contrôler une
situation qui, petit à petit, leur échappe. La Junte de Gouvernement est de
plus en plus faible, alors que Murat et ses troupes sont de plus en plus
arrogants. Hier soir, au moment où il allait rentrer chez lui, le bruit courait
au Cercle militaire qu’à l’auberge de Genieys les capitaines d’artillerie
Daoiz, Cónsul et Córdoba – Arango les connaît tous les trois et Daoiz est son
supérieur direct – avaient été sur le point de se battre en duel avec trois
officiers français, et que seule l’intervention énergique de leurs chefs et de
leurs camarades respectifs avait empêché un malheur.
— Daoiz, dont vous connaissez
pourtant le caractère mesuré, était comme fou – a raconté le lieutenant José
Ontoria, en citant des témoins de l’affaire. – Cónsul et Pepe Córdoba faisaient
chorus. Tous trois voulaient sortir dans la rue de la Reina et se battre à mort
avec les Français, et il a fallu que tout le monde s’y mette pour les en
empêcher, ce qui n’a pas été sans mal… Dieu sait à quelle impertinence
s’étaient livrés les autres.
En évoquant le nom du capitaine
Daoiz, Arango fronce les sourcils. Il s’agit, comme l’a dit Ontoria et de
l’avis d’Arango lui-même, d’un militaire froid et intègre, qui ne se laisse pas
facilement gagner par la colère ; très différent d’un exalté comme Pedro
Velarde, un autre capitaine d’artillerie qui, depuis deux jours, partout où il
passe, ne parle que de sang et de massacres. Luis Daoiz, lui, est un Sévillan
distingué qui a fait ses preuves au feu, possède d’excellents états de service
et jouit d’un très grand prestige auprès des artilleurs, lesquels, du fait de
son humeur toujours égale, de son âge et de sa prudence, l’appellent familièrement
« le Vieux ». Mais le commentaire définitif, la touche finale de
l’affaire ont été donnés hier soir par Ontoria quand il l’a résumée
ainsi :
— Si Daoiz perd patience avec
les Français, ça veut dire que n’importe qui peut en faire autant.
En marchant vers les bureaux du
gouverneur militaire de la place, Arango passe devant la boulangerie et l’hôtel
dont a parlé le portier et jette un rapide coup d’œil, mais il n’aperçoit que
la silhouette d’une sentinelle sous le porche. Les Français ont dû prendre
position pendant la nuit, car, la veille, les lieux étaient vides. Ce n’est pas
bon signe, et le jeune homme s’éloigne, préoccupé. Certaines rues sont
désertes ; mais dans celles qui mènent au centre de la ville, des petits
groupes se forment devant les débits de boissons et les échoppes où les
commerçants sont plus attentifs aux propos des gens qu’à leurs affaires. La
Fontaine d’Or, le café du cours San Jerónimo, hier encore fréquenté à toute
heure par des militaires français et espagnols, est vide. En voyant l’uniforme
d’Arango et son épaulette de lieutenant, des passants s’approchent pour
l’interroger sur la situation ; il se borne à sourire, à toucher une
pointe de bicorne et à poursuivre son chemin. Tout ça n’a pas bonne allure,
aussi presse-t-il le pas. Les dernières heures ont été tendues, avec l’infant
don Antonio et les membres de la Junte de Gouvernement discutant dans le vide,
les Français sur le qui-vive, et Madrid bourdonnant comme un dangereux essaim.
On dit que des gens ont été appelés pour soutenir le roi Ferdinand et que,
hier, prenant le marché pour prétexte, beaucoup d’habitants des villages des
alentours et des domaines royaux sont entrés dans la ville. Des individus
jeunes et rudes qui ne venaient pas pour vendre. On sait aussi que certains
artilleurs conspirent : l’inévitable Velarde et quelques-uns de ses
intimes, dont Juan Cónsul, l’un des officiers de l’incident de la taverne de
Genieys. D’aucuns citent également Daoiz ; mais si Arango est capable de
comprendre que ce dernier puisse se quereller et vouloir se battre avec des
officiers français, il n’imagine pas pour autant que ce capitaine froid,
discipliné et sérieux jusqu’au bout des ongles, puisse aller plus loin en se
mêlant à une authentique conspiration. Dans tous les cas, avec ou sans Daoiz,
si Velarde et ses amis préparent quelque chose, il est évident qu’ils laissent
à l’écart les officiers qui n’ont pas leur confiance, et Arango en fait partie.
Quant à leur commandant à Madrid, le placide colonel Navarro Falcón, un honnête
homme, mais obligé de naviguer entre deux eaux, les Français au-dessus et ses
officiers au-dessous, il préfère ne rien savoir. Et chaque fois que, avec tact,
Arango en sa qualité d’aide de camp, essaye de le sonder à ce sujet, l’autre
détourne la conversation et se réfugie dans le règlement.
— De la discipline, jeune
homme. Et ne vous laissez pas tourner la tête. Que ce soient les Français, les
Anglais, le roi ou le pape… De la discipline. Gardez bouche cousue et les
mouches n’y entreront pas.
Tandis que le lieutenant Arango va
chercher l’ordre du jour pour son colonel, trois hommes en habits du dimanche
bien que l’on soit lundi, chapeaux à large bord, vestes brodées, capotes à
revers rouges et navajas passées dans leurs larges ceintures, le croisent à
proximité du Gouvernement militaire. Deux sont frères : l’aîné se nomme
Leandro Rejón et a trente-trois ans, et l’autre, Julián, vingt-quatre. Leandro
a une femme – elle s’appelle Victoria Madrid – et deux enfants ; quant à
Julián, il vient de se marier dans son village avec une jeune fille qui répond
au nom de Pascuala Macías. Les deux hommes sont natifs de Leganés, dans les
environs, et ils sont arrivés en ville hier, convoqués par un ami de confiance
qu’ils ont déjà accompagné un mois et demi plus tôt au moment des événements
qui, à Aranjuez, ont abouti à la destitution du ministre Godoy. Cet ami
appartient à la maison du comte de Montijo, dont on dit que, par fidélité
envers le jeune roi Ferdinand VII, il encourage un autre complot. Mais ce
n’est qu’une rumeur et rien de plus. En revanche, ce que les Rejón savent avec
certitude, c’est que, munis d’un viatique suffisant pour assurer leur séjour et
leurs frais de taverne, ils ont pour instructions d’être prêts au cas où des
désordres éclateraient. Ce qui n’est nullement pour déplaire aux deux frères,
garçons turbulents et dans toute la force de leur jeunesse, las comme ils le
sont de supporter les insolences des gabachos : il est grand temps,
pour des hommes qui en ont dans le pantalon – selon la forte expression de Leandro,
l’aîné –, de montrer à ces gens-là qui est le vrai roi d’Espagne, n’en déplaise
à cet enfant de putain de Napoléon Bonaparte.
Le troisième homme, qui marche au
côté des Rejón, s’appelle Mateo González Menéndez, et il est également arrivé
hier à Madrid de Colmenar de Oreja, son village, obéissant aux consignes que
des siens camarades ont fait circuler parmi les opposants à la présence
française et les partisans du roi Ferdinand. Il est chasseur, c’est un homme de
la campagne qui s’y connaît en armes, taciturne et solide, et, sous la capote
qui le couvre jusqu’aux jarrets, il cache un pistolet chargé. Bien qu’il marche
à côté des Rejón comme s’il ne les connaissait pas, tous trois ont fait partie
de la petite troupe qui, avec guitares et mandolines, ont donné cette nuit,
malgré la pluie, une bruyante sérénade avec force insultes et quolibets, à ce
fat de Murat sous les balcons du palais qu’il habite, place Doña María de
Aragón, disparaissant dès l’apparition d’une ronde et réapparaissant derechef
pour continuer leur tapage. Et cela après avoir copieusement conspué Murat le
matin précédent, à son retour de la revue du Prado :
Mosiú Murat, il paraît
Que vous étiez bon cuisinier
Eh bien, on verra si au feu
Vous êtes aussi courageux !
— Marchez sans crainte pour vos
jolis petits pieds, ma toute belle, le trottoir est bien pavé, dit Leandro
Rejón à une jeune femme qui, vêtue d’une basquine à franges et d’une mantille
en laine, panier au bras, traverse un rectangle de soleil.
La femme passe son chemin, mi-dédaigneuse
et mi-flattée du compliment – l’aîné des Rejón est un garçon bien planté –, et
Mateo González qui a entendu le commentaire la suit du regard avant de se
tourner vers les frères, de leur adresser un clin d’œil et de poursuivre au
même pas qu’eux. Maintenant, tous trois sourient et se balancent en marchant
avec un aplomb viril. Ils sont jeunes, forts, ils sont alertes et en bonne
santé, et la vue d’une jolie femme leur réjouit le cœur. La journée commence
bien, pense le cadet des Rejón. Pour célébrer ça, il sort de sous sa capote une
gourde de rouge de Valdemoro, à moitié vide à l’issue de la longue nuit et du
charivari en l’honneur de Murat.
— On se rince le gosier ?
— Quelle question ! –
Leandro Rejón lance un regard faussement fortuit à Mateo González. – Hé, vous,
l’homme, ça vous dirait de boire un coup ?
— C’est pas de refus.
— Alors allez-y, si le cœur
vous en dit.
Ces trois hommes qui marchent sans
hâte vers la Puerta del Sol en se passant la gourde et en s’arrêtant pour
rejeter la tête en arrière et, d’un habile coup de poignet, faire gicler le vin
qu’ils boivent à la régalade, sont loin d’imaginer que, dans trois jours,
accusés de rébellion, deux d’entre eux, les frères Rejón, seront traînés hors
de leur maison de Leganés et fusillés par les Français, et que Mateo González
mourra quelques semaines plus tard des suites d’un coup de sabre, à l’hôpital
du Buen Suceso. Pour le moment, gourde en main, ils ont bien d’autres chats à
fouetter. Avant que ne se couche le soleil qui vient de se lever, les trois
navajas d’Albacete qu’ils portent glissées dans leurs ceintures ruisselleront
de sang français. Au cours de la journée qui commence – après la pluie, le beau
temps, a dit l’aîné des Rejón en regardant le ciel, mais il pleuvra de nouveau
la nuit prochaine –, ces trois futures morts, comme bien d’autres qui
s’approchent, seront déjà largement vengées d’avance. Et après encore, pendant
des années, une nation entière continuera de les venger.
En prenant son petit déjeuner,
Leandro Fernández de Moratín se brûle la langue avec le chocolat, mais il
réprime le blasphème qui lui vient aux lèvres. Non qu’il craigne Dieu : ce
sont les hommes qui lui font peur, pas Dieu. Et il n’a aucune sympathie pour
l’eau bénite et les sacristies. Le fait est que la réserve et la prudence sont
des traits marquants de son caractère, avec une certaine timidité qui lui vient
d’avoir été, à quatre ans, défiguré par la petite vérole. C’est peut-être pour
cela qu’il est toujours célibataire, en dépit de ses quarante-huit ans passés. Pour
le reste, c’est un homme de bonne éducation, cultivé et tranquille ; tout
comme le sont les personnages des œuvres qui lui ont valu la réputation,
contestée par ses nombreux adversaires, d’être le plus grand auteur de théâtre
de son temps. La première de la pièce Le Oui des jeunes filles est
encore considérée comme l’événement théâtral le plus important et le plus
discuté du moment ; et ces choses-là, en Espagne, vous rapportent plus de
fiel que de miel, tant elles suscitent de jalousies. Voilà pourquoi, dans les
circonstances présentes, la crainte du monde et de ses méchancetés rôde dans
l’esprit de l’homme qui, en robe de chambre et chaussons, est en train de boire
son chocolat à petites gorgées. Être un auteur en renom, jouissant, de plus,
des faveurs du Premier ministre Godoy, tombé ensuite en disgrâce, arrêté et
finalement expédié en France par Napoléon, rend inconfortable la position de
Moratín, qui a des ennemis mortels dans le microcosme des lettres. Surtout
depuis qu’à cause de ses goûts personnels et de ses idées plus artistiques que
politiques – de ces dernières, il est totalement dépourvu, à part celle d’être
toujours l’ami du pouvoir constitué, quel qu’il soit – on lui colle, non sans
raison, l’étiquette d’afrancesado, qui, dans ces temps troublés, est
devenue dangereuse. Depuis l’algarade subie hier par Murat et les attroupements
de citadins qui vocifèrent contre les Français, Moratín craint pour sa vie. Les
amis qu’il fréquente à la taverne de San Esteban lui ont conseillé de ne pas
sortir de sa maison – au numéro 6 de la rue Fuencarral entre les rues San
Onofre et Desengaño –, mais même cela ne garantit rien. Aux disgrâces qui
l’accablent ces derniers temps s’ajoute le voisinage d’une borgne qui vend du
lait de chèvre sous le porche d’en face : cette femme bavarde à la langue
venimeuse exhorte depuis plusieurs jours les voisins à donner une bonne leçon à
ce Moratín, créature de Godoy – la chevrière appelle le ministre qui vient de
tomber par son sobriquet populaire, El Choricero, « l’homme au chorizo »
– et des « porteurs de guêtres » : c’est-à-dire des
afrancesados qui ont vendu l’Espagne et le bon roi Ferdinand, que Dieu le
garde, à ce maudit Napoléon.
Laissant sa tasse en porcelaine de
Chine sur le plateau, Moratín se lève et fait quelques pas vers le balcon.
Soulagé, sans écarter tout à fait les rideaux, il constate que l’échoppe de la
laitière est fermée. Elle est peut-être partie rejoindre les gens qui se
rassemblent à la Puerta del Sol. La confusion, les rumeurs et la haine font de
Madrid entier un chaudron en ébullition, et ça ne peut que mal se terminer pour
tout le monde. Fasse le Ciel, se dit le littérateur, que ni la Junte de
Gouvernement ni les Français – auxquels, de toute manière, il fait plus
confiance qu’à la Junte – ne perdent le contrôle de la situation. Le souvenir
des horreurs populaires de 1792, qu’il a vécues de près à Paris, le fait
frémir. Son caractère d’homme cultivé, formé par les voyages, policé et
prudent, s’affole à l’idée des excès, qu’il craint pour bien les connaître, du
peuple quand il se déchaîne : la calomnie jette le doute sur la réputation
la plus solide, la cruauté revêt le masque de la vertu, la vengeance se
substitue à la balance de la Justice, et la célébrité, quand elle est
contestée, a souvent des conséquences funestes. Si tout cela a été possible
dans une France façonnée par les idées des Lumières et par la Raison, Moratín
s’effraye de ce que peut produire une explosion populaire en Espagne où la
population analphabète et primitive obéit plus au cœur qu’à la tête. Déjà, dans
la nuit du 19 mars, quand le soulèvement d’Aranjuez a fait tomber son
protecteur Godoy, Moratín a eu l’occasion d’entendre, sous sa fenêtre, son nom
crié par les mutins, et il a tremblé à la pensée d’être arraché de chez lui et
traîné par les rues. Pour avoir vu comment la populace déchaînée exerce la
souveraineté quand elle s’en empare, il est terrorisé. Et ce matin, le
cauchemar semble être sur le point de se reproduire, tandis qu’il reste
immobile derrière les rideaux, le front glacé et le cœur frémissant
d’inquiétude. Dans l’attente.
Moratín, l’auteur de théâtre, n’est
pas le seul qui se méfie du peuple et de ses passions. À la même heure, dans la
salle des conseils de la Junte de Gouvernement qui donne sur l’esplanade du
Palais, les hommes éminents chargés du bien-être de la nation espagnole en
l’absence du roi Ferdinand VII, retenu à Bayonne par l’empereur Napoléon,
continuent à discuter, abattus et désorientés, les traces d’une nuit blanche
lisibles sur leurs visages aux yeux cernés, leurs habits froissés, leurs barbes
qui réclament le rasoir. Seul l’infant don Antonio, président de la Junte,
frère de l’ancien roi Charles IV et oncle du jeune Ferdinand VII, a
usé du privilège que lui confère son sang royal pour aller dormir un peu, après
la dernière entrevue avec l’ambassadeur de France, M. Laforest, et n’a pas
réapparu. Les autres restent là, en tenant le coup comme ils peuvent, affalés
sur les sofas et dans les fauteuils sous les lustres imposants, ou coudes posés
sur la grande table couverte de tasses à café sales et de cendriers débordant
de gros mégots de cigares, les poings sur les tempes.
— L’affaire d’hier a dépassé
les bornes, messieurs, résume le comte de Casa Valencia, secrétaire de la
Junte. Siffler Murat était déjà une insolence ; mais l’appeler ouvertement
« tête de lard » et lui lancer ensuite des pierres jusqu’à ce que son
cheval se cabre au milieu des huées générales, ça, il ne nous le pardonnera
jamais… Et comme si ce n’était pas suffisant, la foule a acclamé ensuite l’infant
don Antonio qui passait en voiture au même endroit… Le bas peuple va finir par
tous nous passer la corde au cou.
— Détestable métaphore, fait
remarquer Francisco Gil de Lemus, ministre de la Marine, entre deux
bâillements. Je veux dire : celle de la corde au cou.
— Eh bien, appelez ça comme
vous voudrez.
Outre Casa Valencia et Gil de Lemus,
qui représente le peu de Flotte espagnole qui reste après Trafalgar, se
trouvent entre autres dans la salle don Antonio Arias Mon, ancien gouverneur du
Conseil ; Miguel José de Azanza, ministre des Finances inexistantes de
l’Espagne ; Sébastian Piñuela, pour une Justice dont les Français se
moquent et en laquelle les Espagnols ne croient pas ; le général Gonzalo
O’Farril, falot représentant d’une armée en proie à la confusion, impuissante
et irritée par l’invasion étrangère. Durant la nuit entière, avec les
dignitaires des Conseils et des tribunaux suprêmes, tous ont discuté jusqu’à
s’abîmer la voix, car ils ont sur la table l’ultimatum de Murat que l’incident
de la veille a mis hors de lui : s’il n’obtient pas la collaboration de la
Junte, dit-il, il en prendra lui-même le commandement, car il a les forces
suffisantes pour traiter l’Espagne en pays conquis.
— Ce n’est pas toujours le
nombre qui l’emporte, suggérait, au petit matin, le procureur Manuel Torres
Cónsul. Souvenez-vous qu’Alexandre mit trois cent mille Perses en déroute avec
vingt mille Macédoniens. Vous connaissez l’adage : Audaces fortuna
juvat, et tout le reste.
À ce sursaut patriotique de Torres
Cónsul, d’une énergie insolite à une telle heure, plusieurs conseillers qui
somnolaient sur leurs sièges ont relevé la tête. Surtout ceux qui comprennent
le latin.
— Oui, bien entendu, a répondu
le gouverneur du Conseil, Arias Mon, résumant le sentiment général. Et lequel
d’entre nous est Alexandre ?
Tous se sont tournés vers le
ministre de la Guerre, qui, indifférent à tout, comme s’il n’entendait pas la
conversation, allumait un cigare de Cuba.
— Qu’en pensez-vous,
O’Farril ?
— Je pense que ce cigare tire
affreusement mal.
Voilà où ils en sont, maintenant que
le jour est levé. Apeurés, indécis – depuis longtemps, ils signent leurs
timides arrêtés et décrets « au nom du roi », sans spécifier s’il
s’agit de Charles IV ou de Ferdinand VII –, les membres de la Junte
sont paralysés par l’absence d’informations. Les courriers de Bayonne ne sont
pas arrivés, et les ministres et conseillers n’ont pas d’instructions du jeune
monarque, dont ils ignorent s’il reste là-bas de son plein gré ou retenu
prisonnier par l’Empereur. Mais un point est clair : l’ombre du changement
de dynastie plane sur l’Espagne. Le peuple offensé rugit, et les troupes de
l’Empire se renforcent et redoublent d’arrogance. Après s’être emparé de la
famille royale et de Godoy, Murat prétend agir de même – et, en cet instant
précis, la chose est en cours d’exécution – avec la reine veuve d’Étrurie et
l’infant don Francisco de Paula, âgé seulement de quatorze ans. La reine
d’Étrurie est une amie de la France, et elle part de bon cœur ; mais pour
le petit infant, c’est une autre affaire. Quoi qu’il en soit, après avoir
résisté avec une certaine décence à ce dernier diktat, la Junte a dû s’incliner
devant Murat en acceptant l’inévitable. Avec les troupes espagnoles éloignées
de la capitale, la maigre garnison enfermée dans ses casernes et sans moyens,
la seule force qui peut faire barrage à de tels desseins est un soulèvement
populaire. Mais, de l’avis de ceux qui sont réunis ici, cela justifierait la
brutalité française en donnant au lieutenant de Napoléon un prétexte pour
écraser Madrid par une facile victoire, en le mettant à sac et en le réduisant
en esclavage.
— La seule solution est d’être
patients, déclare finalement, prudent comme toujours, le général O’Farril. Nous
ne pouvons rien faire d’autre que calmer les esprits, nous prémunir contre
l’impatience du peuple et la contenir, au besoin avec nos propres forces.
En entendant cela, le ministre de la
Marine, Gil de Lemus, se redresse dans son fauteuil.
— De quoi parlez-vous ?
— De nos troupes, monsieur. Je
ne sais si je suis assez clair.
— Vous ne l’êtes que trop, je
le crains.
Plusieurs conseillers se regardent
d’un air entendu. Gonzalo O’Farril s’entend à merveille avec les Français – ce
n’est pas un hasard s’il est ministre de la Guerre au moment où celle-ci menace
–, un point que l’Histoire confirmera, au vu de son comportement dans la
journée qui commence et de son ralliement ultérieur au roi Joseph Bonaparte.
Peu nombreux, parmi les membres de la Junte, sont ceux qui partagent ses idées.
Mais compte tenu de la situation, presque tous s’abstiennent de commentaires.
Seul Gil de Lemus s’obstine et revient à la charge.
— Il ne nous manquait plus que
ça, messieurs : faire la sale besogne pour les Français.
— Si ce sont eux qui la font,
elle sera encore plus sale, rétorque O’Farril. Et sanglante.
— Et avec quelles forces
comptez-vous contenir le peuple de Madrid ?… Ce sera encore une chance si
les soldats ne s’unissent pas à la populace.
Le ministre de la Guerre lève un
doigt doctoral, qu’il glisse dans un anneau de fumée havanaise.
— Soyez rassurés, je réponds de
tout. Je vous rappelle que les troupes sont consignées dans leurs casernes avec
des ordres stricts. Et sans munitions, comme vous le savez.
— Dans ce cas, comment
comptez-vous faire pour qu’elles contiennent le peuple ? s’informe,
narquois, Gil de Lemus. En lui donnant des gifles ?
Un silence gêné succède aux paroles
du ministre de la Marine. Malgré les arrêtés publiés par la Junte et par le duc
de Berg fixant l’heure de fermeture des tavernes, malgré les rondes de
surveillance et la mise en cause de la responsabilité des patrons et des pères
de famille dont les employés, les enfants et les domestiques molesteraient les
Français, les incidents n’ont pas manqué au cours des six semaines qui se sont
écoulées depuis le jour de l’arrivée de Murat à Madrid : dès le lendemain,
le 24 mars, trois soldats français blessés étaient admis l’Hôpital général, mis
à mal par des habitants à cause de leur arrogance et de leurs abus, lesquels
ont vite dégénéré en vols, exactions diverses, viols, profanations d’églises,
sans oublier le fameux assassinat du commerçant Manuel Vidal dans la rue du
Candil par le général prince de Salm-Isembourg et deux de ses aides de camp. En
réponse, la lutte sourde des navajas contre les baïonnettes s’avère impossible
à arrêter : tavernes, quartiers populaires et maisons de prostitution
fréquentés par les soldats français, avec leur dangereux mélange de femmes, de
ruffians, d’eau-de-vie et de coups de couteaux, sont devenus des foyers d’affrontements ;
mais des endroits respectables de la capitale, eux aussi, se réveillent avec
des Français égorgés pour avoir outragé la fille, la sœur, la nièce ou la
petite-fille d’un habitant. Sans oublier les présumés déserteurs, déclarés
comme tels par l’état-major impérial, en réalité disparus au fond d’un puits ou
discrètement enterrés dans une cour ou une cave. Le registre de l’Hôpital
général, pour ne pas compter les autres établissements de la ville, suffit à
donner un état de la situation : le 25 mars, on y relève le cas d’un
mamelouk de la Garde impériale, blessé, d’un artilleur de la Garde, mort, et
d’un soldat du bataillon de Westphalie, décédé peu après son admission. Les
jours suivants, deux Français agressés et trois morts, l’un d’eux par balle. Et
entre le 29 mars et le 4 avril, y est consignée la mort de trois soldats de la
Garde, d’un soldat du bataillon d’Irlande, de deux grenadiers et d’un
artilleur. Depuis, le nombre des militaires impériaux amenés blessés ou morts à
l’Hôpital général se monte à quarante-cinq, et, pour tout Madrid, à cent
soixante-quatorze. Les victimes espagnoles ne manquent pas non plus. La
commission militaire franco-espagnole chargée de contrôler ces incidents
comprend, outre le général Sexti, le général de division Emmanuel
Grouchy ; mais Sexti a tendance à s’effacer devant son collègue français,
avec ce résultat que presque tous les conflits provoqués par des Français
demeurent impunis. En revanche, dans des affaires comme celle du curé de
Carabanchel, don Andrés López, qui, il y a quatre jours, a tué d’une balle un
capitaine français nommé Michel Moté, non seulement la Justice est rigoureuse,
mais les soldats impériaux l’exercent eux-mêmes, en pillant, comme en cette
occasion, la demeure du prêtre homicide et en maltraitant les domestiques et
les voisins.
Quoi qu’il en soit, convaincue de
son impuissance, la Junte militaire qui, nominalement, gouverne encore
l’Espagne en ce matin du lundi 2 mai a pris, passant outre l’avis de ses
membres les plus pusillanimes, une décision qui manifeste un certain courage et
sauve pour l’Histoire quelques bribes de son honneur. En même temps qu’elle
cède devant l’ultimatum du grand-duc de Berg, exigeant le transfert à Bayonne
des derniers membres de la famille royale espagnole, et qu’elle donne l’ordre
aux troupes de demeurer dans leurs casernes sans leur permettre de « se
joindre à la population », elle institue, sur proposition du ministre de
la Marine, une nouvelle Junte en dehors de Madrid, en prévision du cas ou
l’actuelle « se trouverait privée de liberté dans l’exercice de ses
fonctions ». Et cette Junte, composée exclusivement de militaires, reçoit
tous pouvoirs pour s’établir librement là où cela lui sera possible, en
précisant toutefois que le lieu de réunion recommandé est une ville espagnole
encore libre de troupes françaises : Saragosse.
Sur le chemin qui le mène à la
Puerta del Sol, don Ignacio Pérez Hernández, prêtre de la paroisse de
Fuencarral, croise, en descendant la rue Montera, une estafette impériale. Le
Français, un chasseur à cheval, semble pressé et s’éloigne au galop vers le
haut de la rue sans se soucier des vendeurs en train d’installer leurs étals
sur le carreau de San Luis, qu’il manque de renverser. Cris et insultes fusent
à son passage, mais don Ignacio ne desserre pas les dents, ce qui n’empêche pas
de laisser vrillés ses yeux noirs et vifs – il a vingt-sept ans – sur le
cavalier comme s’il souhaitait que la colère de Dieu le foudroie sur place avec
sa monture et les ordres qu’il porte dans sa sabretache. Le prêtre crispe ses
poings dans les larges poches de sa soutane. Du droit, il froisse un libelle
fraîchement imprimé qu’un ami, curé de San Ildefonso, chez qui il a passé la
nuit lui a donné ce matin : Lettre d’un officier en retraite à un
ancien camarade. Dans le gauche – don Ignacio est gaucher –, il serre le
manche d’un couteau que, malgré son état sacerdotal, il porte sur lui depuis
que, la veille, il est arrivé à Madrid en compagnie d’un groupe de paroissiens
venu grossir le nombre des opposants aux Français et des partisans de
Ferdinand VII. Le couteau est celui dont tout Espagnol des classes
populaires se sert pour trancher le pain, manger ou hacher le tabac. Telle est
du moins l’excuse que le prêtre, dans un débat intérieur qui, par moments,
l’angoisse un peu, donne à sa conscience. Mais il faut bien dire que, jusqu’à
ce jour, il ne s’était jamais promené avec un couteau dans sa poche.
Don Ignacio n’est pas un
fanatique : jusqu’à hier, comme la plupart des ecclésiastiques espagnols,
il a gardé un silence prudent, suivant en cela les instructions de son curé,
lequel les tenait lui-même de son évêque, sur la conduite à tenir à propos des
troubles affaires de la famille royale et de la présence française en Espagne.
Même au moment de la chute de Godoy et des événements de l’Escurial, le jeune
prêtre n’a pas ouvert la bouche. Mais un mois d’humiliations subies de la part
des troupes impériales cantonnées à Fuencarral a eu raison de sa patience
chrétienne. La dernière goutte de fiel, celle qui a fait déborder la coupe, a
été l’agression devant son église d’un pauvre gardien de chèvres par des
soldats français qui lui ont volé ses bêtes : et quand don Ignacio est
accouru pour les en empêcher, il s’est retrouvé face à une baïonnette. Pour
couronner leur exploit, les Français se sont amusés à uriner sur les marches du
sanctuaire en riant aux éclats. Aussi, quand, la veille, le bruit a circulé
qu’un grand hourvari se préparait à Madrid, le sang de don Ignacio n’a fait
qu’un tour. Après la messe de huit heures, sans rien en dire à son curé, il est
venu en ville, entraînant avec lui une douzaine de paroissiens décidés à en
découdre. Et après avoir passé toute la journée ensemble à huer Murat, à
applaudir l’infant don Antonio et à crier « Vive le roi ! » jusqu’à
s’en abîmer les cordes vocales, chacun a dormi où il pouvait, avant de se
retrouver au petit matin pour savoir si les messagers de Bayonne étaient enfin
arrivés.
Couteau à part, le contenu de
l’autre poche de la soutane n’est pas non plus de nature à mettre de bonne
humeur le jeune prêtre qui ne cesse de se répéter, de mémoire, un de ses
passages les plus infâmes : « La nation a tout avantage à changer la
vieille dynastie des Bourbons dégénérés pour celle des Napoléon, autrement
énergiques. » L’ire de don Ignacio serait plus grande encore, s’il savait
– comme on l’apprendra plus tard – que l’auteur de cet écrit n’est nullement un
officier en retraite, mais l’abbé José Marchena, personnage équivoque et
célèbre dans les milieux cultivés espagnols : un prêtre défroqué qui a
renié sa religion et sa patrie, à la solde de la France. Ex-jacobin, familier
de Marat, Robespierre et Mme de Staël, redouté des
afrancesados eux-mêmes, Marchena met son talent opportuniste, sa plume
acerbe et sa bile abondante au service de la propagande impériale. Dans
l’effervescence de ces journées madrilènes, face à des classes supérieures
méfiantes ou hésitantes et à un peuple indigné jusqu’à l’exaspération, une
cascade d’écrits, pamphlets, libelles, feuilles volantes et journaux, lus dans
les cafés, les gargotes, les buvettes et les marchés à l’intention d’un public
inculte et souvent analphabète, constitue aussi une arme efficace, tant dans
les mains de Napoléon et du duc de Berg – qui a installé sa propre imprimerie
dans le palais Grimaldi – que dans celles de la Junte de Gouvernement, des
partisans de Ferdinand VII et, depuis Bayonne, de celui-ci en personne.
— Voilà don Ignacio.
— Bonjour, mes fils.
— Vive le roi Ferdinand !
— Oui, mes enfants, oui. Vive
le roi et que Dieu le bénisse. Mais restons calmes, attendons les événements.
La petite troupe des natifs de
Fuencarral – capes molletonnées, bâtons noueux dans des mains jeunes et
rugueuses, bonnets froissés et chapeaux à bord tombant – attend son curé près
de la fontaine de la Mariblanca. D’ici peu l’aiguille de l’horloge du Buen
Suceso marquera huit heures, et un millier de personnes se pressent à la Puerta
del Sol. L’atmosphère est lourde, mais les attitudes sont pacifiques. Les
bruits les plus fantaisistes circulent : on affirme que Ferdinand VII
est sur le point d’arriver à Madrid et même que, pour duper les Français, il va
épouser une sœur de Bonaparte. Il y a des femmes qui vont et viennent pour
exciter les attroupements, des étrangers à la ville et des gens des divers
quartiers, mais c’est le petit peuple qui prédomine : ouvriers du
Barquillo, du Rastro et de Lavapiés, employés, artisans, apprentis, petits
fonctionnaires, portefaix, domestiques et mendiants. On voit peu de messieurs
bien habillés, et aucune dame n’a osé se compromettre : la bonne société
n’aime pas le désordre et préfère rester chez elle. Il y a aussi quelques
étudiants et des enfants, presque tous des gamins des rues. Beaucoup
d’habitants de la place et des rues voisines se tiennent aux portes, aux
balcons et aux fenêtres. Nul militaire en vue, pas plus français qu’espagnol, à
part les sentinelles à la porte de l’hôtel des Postes et un officier au balcon
grillagé de l’édifice. Rumeurs sans fondements et affabulations courent de
groupe en groupe.
— Est-ce qu’on a des nouvelles
de Bayonne ?
— Toujours rien. Mais on dit
que le roi Ferdinand s’est enfui en Angleterre.
— Pas du tout. Il est parti
pour Saragosse.
— Ne dites pas de bêtises.
— Des bêtises ?… Je le
sais de bonne source. Mon beau-frère est concierge aux Conseils.
Au loin, dans la foule, don Ignacio
parvient à distinguer un autre prêtre portant soutane et tonsure. Tous deux,
conclut-il, doivent être les seuls ecclésiastiques présents en ce moment à la
Puerta del Sol. Cela le fait sourire : deux, c’est déjà trop, si l’on se
réfère à l’ambiguïté très calculée de l’Église espagnole dans cette crise de la
patrie. Si les nobles et les gens cultivés, qu’ils soient opposés aux Français
ou partisans de leur présence, se rejoignent tous pour mépriser la colère et
l’ignorance du peuple, l’Église, elle aussi, s’efforce, depuis la guerre avec
la Convention, de continuer à nager entre deux eaux, combinant la méfiance des
idées révolutionnaires avec sa traditionnelle habileté – ces journées en sont
la preuve – pour rester du côté du pouvoir constitué quel qu’il soit. Ces
dernières semaines, les évêques ont multiplié les exhortations au calme et à
l’obéissance, redoutant une anarchie qui leur fait plus peur que l’occupation
française. À l’exception de quelques patriotes irréductibles et de quelques
fanatiques qui voient le diable sous chaque aigle impériale, l’épiscopat
espagnol et la quasi-totalité du clergé sont disposés à asperger n’importe qui
d’eau bénite pourvu qu’il respecte les biens ecclésiastiques, favorise le culte
et garantisse l’ordre public. Croyant sentir d’où souffle le vent, certains
évêques se mettent déjà ouvertement au service des nouveaux maîtres français,
en justifiant leur position par des pirouettes théologiques. Et il faudra
attendre que se confirme l’insurrection générale dans toute l’Espagne comme un
ouragan de sang, de règlements de comptes et de brutalités, pour que la
majorité des évêques déclarent être du côté de la rébellion, que les curés
prêchent en chaire la lutte contre les Français et que le poète Bernardo López
García puisse écrire, en simplifiant pour la postérité :
La Guerre ! a clamé le curé
Devant l’autel dans son ire.
La Guerre ! a chanté la lyre,
Et rien ne pourra la dompter.
Mais de tout cela – futurs poèmes et
mythes patriotiques mis à part –, le jeune prêtre don Ignacio ne peut encore
rien soupçonner. Et moins encore aux premières heures de cette journée. Il sait
seulement qu’il a dans une poche le libelle froissé – œuvre d’un traître ou
d’un gabacho, qu’importe –, dont le contact fait bouillir son sang, et
dans l’autre le couteau, même s’il tente de chasser le mot
« violence » de son esprit chaque fois qu’il le palpe. Et il éprouve
une singulière chaleur qui confine au péché d’orgueil : il faudra régler
ça à confesse, se dit-il, quand tout sera fini. Une sensation agréable, aiguë,
totalement neuve, qui le fait se redresser fièrement, au milieu de ses
paroissiens, quand il entend autour de lui les gens murmurer :
« Regardez, vous vous rendez compte, ils ont un prêtre pour les mener ! »
En tout cas, conclut-il, si les choses tournent mal aujourd’hui, personne ne
pourra dire que tous les ecclésiastiques de Madrid sont restés à l’abri
derrière leurs autels et dans leurs cloîtres.
Les oiseaux en émoi tournent autour
des tours et des clochers de la ville. Huit heures sonnent, et les cloches des
églises répondent aux tambours des gardes qui donnent le signal de la relève
dans les casernes. Au même moment, dans sa maison du numéro 12 de la rue de la
Ternera, le capitaine d’artillerie Luis Daoiz y Torres finit d’endosser son
uniforme et s’apprête à rejoindre son poste à l’état-major de l’Artillerie,
situé dans la rue San Bernardo. Officier doté d’un caractère placide, d’un
grand prestige professionnel et d’une compétence hors du commun, parlant
français, anglais et italien, intelligent et cultivé, Daoiz est en poste à
Madrid depuis quatre mois. Né à Séville il y a quarante et un ans, récemment
fiancé à une demoiselle andalouse de bonne famille, le capitaine est un homme
d’aspect soigné et agréable, bien que de petite taille, car il mesure moins de
cinq pieds. Son visage est légèrement basané, il porte des favoris à la mode,
et il vient tout juste de se mettre aux oreilles, pour sortir dans la rue, les
deux petits anneaux d’or que, par coquetterie militaire, il porte depuis le
temps où il a servi comme artilleur sur les navires de la Flotte. Les
appréciations élogieuses figurant sur ses états de service sont le fidèle
reflet de vingt et un ans d’histoire militaire de sa patrie et de son
époque : défense de Ceuta et Oran, campagne du Roussillon contre la
République française, défense de Cadix contre l’amiral Nelson, et deux voyages
aux Amériques sur le vaisseau San Ildefonso.
En prenant son sabre, le souvenir de
l’altercation de la veille à l’auberge de Genieys lui revient à l’esprit comme
un sombre nuage : trois officiers français arrogants et obtus, vociférant
des grossièretés sur l’Espagne et les Espagnols sans se rendre compte que les
militaires de la table voisine comprenaient leur langue. De toute manière, il
ne veut plus y penser. Il déteste perdre son sang-froid, lui qui a la
réputation d’avoir la tête sur les épaules ; mais c’est bien ce qui a
failli se passer hier. Il est difficile de ne pas se laisser gagner par le
climat général. Tout le monde a les nerfs à vif, la rue est inquiète, et la
présente journée ne s’annonce pas plus facile que les précédentes. Aussi
vaut-il mieux garder sa lucidité, le bon sens à sa place et le sabre au
fourreau.
Tandis qu’il descend les deux
étages, Daoiz pense à son camarade Pedro Velarde. Il y a quelques jours, lors
de la dernière réunion qu’ils ont tenue avec le lieutenant-colonel Francisco
Novella et d’autres officiers chez Manuel Almira, officier d’intendance de
l’artillerie, Velarde continuait contre toute logique à se montrer partisan de
prendre les armes contre les Français.
— Ils sont déjà maîtres de
toutes les places fortes en Catalogne et dans le Nord, argumentait-il,
exaspéré. Ils accaparent les approvisionnements et les munitions, les casernes,
les transports, les chevaux et les fournitures… Ils nous imposent une
humiliation continuelle, intolérable. Ils nous traitent comme des bêtes et nous
méprisent comme des sauvages.
— Ils changeront peut-être de
manières avec le temps, a objecté Novella sans guère de conviction.
— Ces gens-là, changer ?
Je les connais bien. J’ai trop fréquenté, à Buitrago, Murat et les bellâtres de
son état-major… Rien que de la canaille !
— Il faut pourtant bien
reconnaître leur supériorité.
— C’est un mythe. La Révolution
leur a fait perdre la théorie, et seules leurs campagnes continuelles ont accru
leur pratique. Ils n’ont pas d’autre supériorité que leur arrogance.
— Tu exagères, Pedro, l’a
contredit Daoiz. Ils ont la meilleure armée du monde. Admets-le.
— La meilleure armée du monde,
c’est un Espagnol en colère et avec un fusil.
Une discussion de plus, après tant
d’autres inutiles et interminables. Cela n’a servi à rien de rappeler à cet
exalté de Velarde que la conspiration préparée par les artilleurs – dix-neuf
mille fusils pour commencer, et l’Espagne en armes – avait échoué, que tout le
monde les laissait seuls, et que Velarde lui-même avait coulé leur projet en en
exposant les détails au général O’Farril. D’ailleurs, même les intentions du
roi Ferdinand ne sont pas claires. Pour les uns, ce jeune homme n’est
qu’ambiguïté et indécision ; pour d’autres, il hésite entre un soulèvement
en son nom et une agitation modérée dans une attente prudente.
— L’attente de quoi ?
insistait Velarde impatient, en criant presque. Il ne s’agit plus de se soulever
pour le roi ou pour n’importe quoi de pareil. Il s’agit de nous ! De notre
dignité et de notre honneur !
Les arguments employés par Daoiz et
par d’autres ont été inutiles. Velarde ne voulait pas en démordre.
— Nous devons nous
battre ! répétait-il. Nous battre, nous battre, et nous battre !
Il était comme fou. Et, sans cesser
son incantation, il a fini par se lever et a disparu dans l’escalier pour
rentrer chez lui ou Dieu sait où, tandis que les autres échangeaient des
regards mélancoliques et haussaient les épaules avant de se séparer, chacun
retournant à ses affaires.
— Il n’y a rien à faire, a dit
en partant le brave Almira en hochant tristement la tête.
Daoiz, le cœur brisé, a été
d’accord. Et il l’est toujours ce matin. Pourtant, le plan n’était pas mauvais.
On avait passé en revue les tentatives précédentes, comme celle de José Palafox
entre Bayonne et Saragosse, et l’idée de former dans les montagnes de Santander
une armée de résistance composée de troupes légères ; mais Palafox avait été
découvert, et il avait dû se cacher – il prépare maintenant un soulèvement en
Aragón –, et l’autre projet avait abouti dans les mains du ministre de la
Guerre pour être classé sans autre forme de procès.
« Ayez la bonté de ne pas me
compliquer la vie. » Tel avait été le commentaire avec lequel le général
O’Farril, fidèle à son style, avait enterré l’affaire.
Pourtant, malgré les difficultés et
l’absence d’intérêt de la Junte de Gouvernement, une troisième conspiration,
celle des artilleurs, a été discutée jusqu’à ces derniers jours. Le plan,
élaboré au cours de réunions secrètes dans la chocolaterie de la voûte de San
Ginés, à la Fontaine d’Or et chez Almira, 31 rue Preciados, ne visait pas à
remporter une victoire militaire, impossible contre les Français, mais à être
l’étincelle qui déclencherait une vaste insurrection nationale. Cela faisait un
certain temps que, grâce au colonel Navarro Falcón qui, tout en feignant de ne
pas être au courant, protégeait les conspirateurs, on travaillait en secret
dans le parc d’artillerie de Monteleón à la fabrication de cartouches pour les
fusils, de boulets et de mitraille pour les canons, en réhabilitant des pièces
d’artillerie et en dissimulant la dernière livraison de fusils expédiée de
Plasencia pour éviter que les Français ne mettent la main dessus, comme les
fois précédentes ; ces derniers jours, cependant, le quartier général de
Murat a été alerté et le ministère de la Guerre a donné des ordres pour que ces
activités soient suspendues ; les artilleurs ont donc dû transférer
l’atelier de fabrication des cartouches dans une maison privée. Ils ont
également établi des liaisons avec toutes les régions militaires d’Espagne et
ont fixé, convaincus par Pedro Velarde, les lieux de concentration des troupes
et des futures milices, les commandements respectifs, les dépôts de matériel et
les points où intercepter les courriers français et couper leurs
communications. Mais tout cela exigeait des moyens qui dépassaient ceux de leur
seul corps ; c’est pourquoi Velarde, toujours impétueux, a décidé de son
propre chef et à ses risques et périls de demander l’aide de la Junte de
Gouvernement. Et donc, sans consulter personne, il est allé voir le général
O’Farril et lui a révélé le plan.
Tandis qu’il traverse la place Santo
Domingo en direction de la rue San Bernardo, Luis Daoiz revit l’effroi qu’il a
ressenti en entendant son camarade lui raconter les détails de sa conversation
avec le ministre de la Guerre. Velarde était excité, naïf et plein d’optimisme,
convaincu de l’adhésion du ministre. Mais, en écoutant son récit, Daoiz qui en
sait long sur la nature humaine a compris que la conspiration était condamnée.
C’est pourquoi, s’épargnant des reproches qui n’auraient servi à rien, il s’est
borné à observer un silence attristé, puis à hocher la tête à la fin.
— C’est fichu, a-t-il dit.
Velarde avait pâli.
— Comment, fichu ?
— Oui, fichu. Oublie tout ça…
Nous avons perdu.
— Tu es fou ? – Son ami,
impulsif comme toujours, le tirait par la manche de sa tunique. – O’Farril a
promis de nous aider !
— Lui ?… Nous aurons de la
chance s’il ne nous met pas tous aux arrêts de forteresse.
Daoiz n’avait que trop raison, et
les conséquences de cette indiscrétion n’avaient pas tardé à venir :
changements d’affectation pour les artilleurs, mouvements tactiques des troupes
impériales, et un détachement de Français à l’intérieur du parc d’artillerie.
Le souvenir de la visite du roi Ferdinand à Monteleón début avril, quatre jours
avant de partir pour Bayonne sans autre escorte qu’un aide de camp à cheval, et
celui des acclamations des artilleurs qui l’avaient suivi pendant qu’il
parcourait l’intérieur, accroît maintenant la tristesse du capitaine.
« Vous êtes à moi. Je peux me fier à vous, parce que vous défendrez ma
couronne », avait dit à la fin le jeune roi d’une voix forte, en les
félicitant, lui et ses camarades. Mais en ce premier lundi de mai, ligotés par
les ordres, la méfiance ou la prudence de leurs supérieurs, les artilleurs ne
sont ni au roi ni à personne. Ils ne peuvent même pas se faire confiance entre
eux. Le conjuré le plus élevé en grade est Francisco Novella qui n’est que
lieutenant-colonel et qui, de plus, est en mauvaise santé ; les autres
sont quelques capitaines et lieutenants. Les efforts personnels de Daoiz pour
rallier le corps des Hallebardiers, les Volontaires de l’État de la caserne de
Mejorada et les Carabiniers royaux de la place de la Cebada n’ont pas non plus
donné de résultats ; à part les Gardes du Corps et un nombre restreint
d’officiers de rang inférieur, personne, en dehors du petit groupe d’amis,
n’ose se rebeller contre l’autorité. C’est pourquoi, par prudence, et malgré
les réticences de Pedro Velarde, de Juan Cónsul et de quelques autres, les
conspirateurs ont reporté leur projet à des jours meilleurs. Ceux qui les
suivraient sont trop peu nombreux, surtout après les dernières dispositions qui
confinent les militaires dans leurs quartiers et les privent de munitions. Ça
ne sert à rien – comme l’a exposé Daoiz à la dernière réunion, avant que
Velarde parte en claquant la porte – de se faire mitrailler comme des
culs-terreux, pendant que toute l’armée restera les bras croisés à les
regarder, sans espoir et sans gloire, ou de finir dans le cachot d’une prison
militaire.
Tels sont, en résumé, les souvenirs
les plus récents et les pensées amères que le capitaine Luis Daoiz rumine ce
matin, en suivant comme tous les jours le trajet qui le mène à l’état-major de
l’Artillerie ; ignorant qu’avant la fin du jour une accumulation de
hasards et de coïncidences – dont même lui ne sera pas conscient – va inscrire
son nom pour toujours dans l’histoire de son siècle et de sa patrie. Et, tandis
que cet obscur officier marche sur le trottoir de gauche de la rue San Bernardo
en observant avec inquiétude les attroupements qui se forment çà et là et s’ébranlent
en direction de la Puerta del Sol, il se demande, préoccupé, ce que peut bien
faire en ce moment Pedro Velarde.
Comme chaque matin avant de prendre
son service à l’état-major de l’Artillerie, le capitaine Pedro Velarde y
Santillán, natif de Santander et âgé de vingt-huit ans – dont la moitié passée
sous l’uniforme, car il est entré dans l’armée comme cadet à quatorze ans –,
fait un tour et, au lieu d’aller directement de chez lui, rue Jacometrezo, à la
rue San Bernardo, emprunte l’allée de San Pedro, puis la rue de l’Escurial.
Aujourd’hui, il a dans sa poche une lettre pour sa fiancée Concha, qu’il
enverra plus tard, à l’hôtel des Postes. Cela n’empêche pas que, comme chaque
matin également, en passant sous certain balcon d’un quatrième étage de la rue
de l’Escurial, où une femme en deuil et encore belle arrose ses fleurs, Velarde
soulève son chapeau pour la saluer tandis qu’elle reste immobile en le suivant
des yeux jusqu’au moment où il disparaît au coin de la rue. Cette femme, dont
le nom restera enregistré parmi bien d’autres dans la journée qui commence, est
et sera toujours un mystère dans la biographie de Velarde. Elle se nomme María
Beano, est mère de quatre enfants mineurs, un garçon et trois filles, et veuve
d’un capitaine d’artillerie. « Ne donnant lieu à aucune critique »,
selon ce que déclareront plus tard ses voisins, elle vit de sa pension de
veuve. Mais tous les matins, sans y manquer une seule fois, l’officier passe
sous son balcon, et, tous les soirs, il lui rend visite.
Pedro Velarde porte la veste verte
de l’état-major de l’Artillerie, au lieu de la traditionnelle tunique bleue. Il
mesure cinq pieds deux pouces, il est svelte et séduisant. C’est un officier
impatient, ambitieux, intelligent, qui possède une solide formation scientifique
et jouit de l’estime de ses camarades ; il a réalisé des travaux
techniques de qualité, des études sur la balistique et des missions
diplomatiques importantes, même si, à part une intervention dans la guerre avec
le Portugal où son rôle a plutôt été celui d’un témoin, il n’a guère été au
feu, ce qui fait qu’à la rubrique « Comportement au combat » de ses
états de service figurent les mots « sans expérience ». Mais il
connaît bien les Français. Mandaté par le ministre Godoy aujourd’hui destitué,
il a figuré dans la commission envoyée complimenter Murat lors de l’entrée des
troupes impériales en Espagne. Cela lui a donné une connaissance exacte de la
situation, renforcée par la fréquentation à Madrid, en raison de son poste de
secrétaire de l’état-major de son arme, du duc de Berg et de son entourage, en
particulier le général Lariboisière, commandant l’artillerie française, et ses
aides de camp. C’est ainsi qu’en observant, de cette place privilégiée, les
intentions des Français, Velarde, avec des sentiments identiques à ceux de son
ami Luis Daoiz, a vu l’ancienne admiration quasi fraternelle que, d’artilleur à
artilleur, il portait à Napoléon Bonaparte se muer en haine, celle d’un homme
qui sait sa patrie livrée sans défense aux mains d’un tyran et de ses armées.
Au coin de la rue San Bernardo,
Velarde s’arrête pour observer de loin les quatre soldats français qui
déjeunent autour d’une table installée à la porte d’une taverne. À leur
uniforme, il voit qu’ils appartiennent à la 3e division d’infanterie
cantonnée entre Chamartín et Fuencarral avec des éléments du 9e
régiment provisoire établis dans ce quartier. Les soldats sont très jeunes et
ne portent pas d’autres armes que leurs baïonnettes dans leurs fourreaux de
cuir : des garçons d’à peine dix-neuf ans que l’impitoyable conscription
impériale, avide de sang neuf pour les guerres d’Europe, arrache à leurs foyers
et à leurs familles ; mais, quand même, des envahisseurs. Madrid en est
plein, logés dans des casernes, des auberges et des maisons particulières ;
et leur attitude varie ; il y a ceux qui se comportent avec la timidité de
voyageurs en terrain inconnu, faisant des efforts pour prononcer quelques mots
dans la langue locale et sourire poliment aux femmes, et ceux qui se conduisent
avec l’arrogance de ce qu’ils sont : des troupes dans un pays conquis sans
avoir eu à tirer un seul coup de feu. Les hommes attablés ont dégrafé leurs
vestes et l’un d’eux, habitué sans doute aux climats du Nord, est en manches de
chemise pour profiter du doux soleil qui chauffe ce coin de rue. Ils rient
fort, en plaisantant avec la fille qui les sert. Ils ont bien l’allure de
conscrits, constate Velarde. Avec le gros de ses armées employées aux dures
campagnes européennes, Napoléon ne croit pas nécessaire d’envoyer en Espagne,
soumise d’avance et dont il n’attend pas qu’elle se rebiffe, davantage que
quelques unités d’élite accompagnées d’hommes inexpérimentés et de recrues des
classes 1807 et 1808, ces dernières comptant tout juste deux mois de service. À
Madrid, néanmoins, se trouvent des forces d’une qualité suffisante pour
garantir le travail de Murat. Sur les dix mille Français qui occupent la ville
et les vingt mille cantonnés aux alentours, un quart est constitué de troupes
aguerries commandées par d’excellents officiers, et chaque division compte au
moins un bataillon sûr – ceux de Westphalie, d’Irlande et de Prusse – qui
l’encadre et lui donne sa consistance. Sans compter les grenadiers, les marins
et les cavaliers de la Garde impériale, et les deux mille dragons et cuirassiers
qui campent au Buen Retiro, à la Casa del Campo et à Carabanchel.
— Cochons de gabachos, dit
une voix près de Velarde.
Le capitaine se tourne vers l’homme
qui est à côté de lui. C’est un cordonnier, tablier autour de la taille, qui
finit de démonter les planches qui protègent la porte de son échoppe, dans
l’entrée de l’immeuble qui fait le coin.
— Regardez-les, ajoute le
cordonnier. Ils se croient chez eux.
Velarde l’observe. Il doit avoir
dans les cinquante ans, chauve, la barbe rare, les yeux clairs et aqueux
distillant le mépris. Il fixe les Français comme s’il souhaitait que la maison
s’écroule sur leurs têtes.
— Qu’est-ce que vous avez
contre eux ? lui demande-t-il.
L’expression de l’autre se
transforme. S’il s’est approché de l’officier et lui a dévoilé ce qu’il pense,
c’est sans doute parce que l’uniforme espagnol lui inspirait confiance.
Maintenant, il semble vouloir reculer, tout en le surveillant d’un air
soupçonneux.
— J’ai ce que j’ai raison
d’avoir, lâche-t-il finalement entre ses dents, l’air sombre.
Velarde, malgré la mauvaise humeur
qui le tient depuis des jours, ne peut s’empêcher de sourire.
— Et pourquoi n’allez-vous pas
le leur dire ?
Le cordonnier l’étudie de bas en
haut avec méfiance, en s’arrêtant sur les galons de capitaine et les insignes
de l’artillerie sur le col de la veste d’état-major. De quel côté peut-il bien
être, ce militaire de malheur ? semble-t-il se demander.
— Peut-être bien que je le
ferai, murmure-t-il.
Velarde acquiesce distraitement et
n’en dit pas plus. Il demeure encore quelques instants auprès du cordonnier en
contemplant les soldats. Puis, sans un mot, il reprend sa route en remontant la
rue.
— Bande de lâches, entend-il
derrière son dos, et il devine que ça ne s’adresse pas aux Français.
Alors il fait volte-face. Le
cordonnier est toujours au coin, les poings sur les hanches, et le regarde.
— Qu’est-ce que vous avez
dit ?
L’autre détourne le regard et va se
réfugier sous le porche, sans répondre, effrayé d’avoir parlé ainsi. Le
capitaine ouvre la bouche pour l’insulter. Il a porté machinalement la main à
la poignée de son sabre et lutte contre la tentation de punir l’insolence. Mais
finalement le bon sens reprend le dessus, il serre les dents et reste immobile,
sans rien dire, pris dans un labyrinthe de fureur, jusqu’à ce que le cordonnier
baisse la tête et rentre dans son échoppe. Velarde lui tourne le dos et
s’éloigne, défait, à longues enjambées.
Coiffé d’un chapeau à l’anglaise,
vêtu d’une redingote à larges revers sur un gilet qui lui serre étroitement la
taille, José Mor de Fuentes, homme de lettres distingué, ingénieur et ancien
militaire, se promène dans la Calle Mayor, parapluie sous le bras. Il séjourne
à Madrid avec des lettres de recommandation du duc de Frías pour obtenir la
direction du canal d’Aragón, dans son pays. Comme beaucoup de badauds, il vient
de passer à l’hôtel des Postes en quête de nouvelles de la famille royale
reléguée à Bayonne ; mais personne ne sait rien. Et donc, après avoir pris
un rafraîchissement dans un café du cours San Jerónimo, il décide d’aller voir
du côté de l’esplanade du Palais. Les gens qu’il croise semblent agités, ils se
dirigent par groupes vers la Puerta del Sol. Un orfèvre qui est en train
d’ouvrir sa boutique lui demande s’il est vrai que l’on prévoit des troubles.
— Ça ne sera pas grand-chose,
répond Mor de Fuentes très tranquille. Vous savez : le peuple aboie et ne
mord guère.
Les orfèvres de la porte de
Guadalajara ne semblent pas partager cet optimisme : beaucoup restent
fermés et d’autres se tiennent sur le pas de leur porte en surveillant les
allées et venues. Du côté de la Plaza Mayor et de San Miguel, des marchandes
des quatre saisons et des femmes, panier au bras, bavardent avec excitation,
tandis que des quartiers de Lavapiés et de La Paloma monte par vagues une
populace vociférante qui réclame du foie de gabachos pour son petit
déjeuner. Cela ne trouble pas Mor de Fuentes – il a parfois lui-même ses
moments de fanfaronnade –, cela l’amuse plutôt. Dans un bref mémoire où il
évoque sa vie, qu’il publiera des années plus tard, il mentionne, en évoquant
la journée qui commence, un plan de défense de l’Espagne qu’il aurait proposé à
la Junte, des conversations patriotiques avec le capitaine d’artillerie Pedro
Velarde, et même une ou deux tentatives de prendre les armes contre les
Français, dont, ce jour-là – et ce ne sont pas pourtant les occasions qui
manqueront à Madrid –, il se tiendra néanmoins le plus éloigné possible.
— Où allez-vous donc de ce pas,
Mor de Fuentes, au milieu de tout ce désordre ?
L’Aragonais soulève son chapeau. Au
coin des Conseils, il vient de se trouver nez à nez avec la comtesse de
Giraldeli, une dame du Palais qu’il connaît.
— Je vois bien le désordre.
Mais je doute que ça aille plus loin.
— Ah oui ? Eh bien, sachez
qu’au Palais les Français veulent enlever l’infant don Francisco.
— Que me dites-vous là ?
— La vérité, Mor.
Mme de Giraldeli
passe son chemin, l’air affligé, en proie à l’inquiétude, et l’ingénieur hâte
le pas pour gagner le porche du Palais. Une de ses connaissances, le capitaine
des Gardes espagnoles, Manuel Jáuregui, y est de service aujourd’hui, et il
souhaite en obtenir des informations. La journée qui vient, pense-t-il,
s’annonce intéressante. Et peut-être vengeresse. Les cris proférés contre la
France, les afrancesados et les amis de Godoy suscitent chez Mor de
Fuentes un plaisir secret et très particulier. Son ambition artistique – il
vient de publier la troisième édition de sa médiocre Serafina – et les
cercles d’amitiés littéraires dans lesquels il se meut, avec Cienfuegos et les
autres, le portent à détester de toute son âme Leandro Fernández de Moratín,
protégé de l’ancien ministre Godoy, dit le Prince de la Paix. Mor de Fuentes
n’est pas peu mortifié de voir le public des théâtres louer servilement, à la
manière d’un troupeau de moutons ou de gorets, les répliques, les bons mots ou
supposés tels, la niaiserie, la tartufferie et les goûts de celui que l’on
qualifie de Génie des Génies, et autres incongruités, s’ajoutant à ce que tous
les autres – Mor de Fuentes compris – considèrent comme de la médiocrité
étrangère au talent, à la prose et au vers castillans. Voilà pourquoi
l’Aragonais se réjouit des cris qui, mêlés à ceux qui s’élèvent contre les
Français, s’en prennent à Godoy et à sa cour, Moratín inclus. À la faveur de ce
tumulte, il ne lui déplairait pas que le nouveau Molière, l’enfant chéri des
muses, reçoive aujourd’hui une bonne correction.
Lorsque Blas Molina Soriano,
serrurier de son métier, arrive sur l’esplanade du Palais, il ne reste qu’une
berline sur les trois qui attendaient devant la porte du Prince. Les autres
s’éloignent dans la rue Tesoro. À côté de celle qui demeure immobile et vide,
il n’y a presque personne, à part le cocher et le postillon : trois
femmes, portant un fichu sur les épaules et un cabas pour les commissions, et
cinq voisins. Sur la grande place, quelques curieux observent la scène de loin.
Pour savoir qui sont les voyageurs des berlines, Molina serre les plis de sa
cape de serge grossière et court derrière celles-ci, mais il ne parvient pas à
les rejoindre.
— Qui était dans ces
voitures ? demande-t-il, une fois revenu.
— La reine d’Étrurie, répond
une des femmes, grande et avenante.
Encore essoufflé, le serrurier en
reste bouche bée.
— Vous en êtes sûre ?
— Oh, que oui ! Je l’ai vue
sortir avec ses enfants, accompagnée d’un ministre, ou d’un général… Quelqu’un
qui portait un chapeau avec beaucoup de plumes et lui donnait le bras. Elle est
montée aussitôt et a filé en un clin d’œil… Pas vrai, madame ?
Une autre femme confirme :
— Elle se cachait derrière une
mantille. Mais je veux bien être damnée si ce n’était pas María Luisa.
— Est-ce que quelqu’un d’autre
est sorti ?
— Pas que je sache. On dit que
l’infant don Francisco de Paula, le petit garçon, part aussi. Mais nous n’avons
vu que la sœur.
Sombre, plein de funestes
pressentiments, Molina interpelle le cocher :
— C’est pour qui, cette
voiture ?
L’autre, assis sur son siège, hausse
les épaules sans répondre. Soupçonneux, Molina inspecte les alentours. Sauf les
sentinelles – ce sont aujourd’hui des Gardes espagnoles à la porte du Prince et
des Gardes wallonnes à celle du Trésor –, il ne voit aucun piquet. C’est
inimaginable, se dit-il, que l’on puisse organiser un déplacement de cette
importance sans prendre de précautions. À moins, peut-être, que ce ne soit dans
l’idée de ne pas attirer l’attention.
— Est-ce qu’il est venu des
gabachos ? demande-t-il à l’un des curieux.
— Je n’ai vu personne. Rien
qu’une sentinelle, là-bas, à San Nicolás.
Songeur, Molina se gratte le menton
qu’il n’a pas eu le temps de raser ce matin. San Nicolás, à côté de l’église du
même nom, est le casernement de Français le plus proche, et il est rare que
ceux-ci soient aussi tranquilles. Ou semblent l’être. Il passe par la Puerta
del Sol et, là non plus, il ne voit pas trace de Français, bien que l’endroit
fourmille de gens fort échauffés. Personne, pourtant, devant le Palais. Les
berlines qui sont parties et cette autre, vide, qui attend n’augurent rien de
bon. Il entend comme un clairon sonner l’alarme dans sa tête.
— Ils sont en train,
conclut-il, de nous posséder jusqu’au trognon.
Ces mots font se retourner José Mor
de Fuentes. L’écrivain aragonais se trouve là après avoir marché depuis la
place du Palais. On ne l’a pas laissé voir son ami le capitaine Jáuregui. Blas
Molina le connaît de vue, car, voilà quinze jours, il a réparé la serrure de sa
maison.
— Et pendant ce temps, nous
sommes quatre chats et sans armes, commente Molina exaspéré.
— Pardi ! Mais l’Arsenal
royal est là, répond ironiquement Mor de Fuentes, en désignant le bâtiment.
Le serrurier se caresse pensivement
le cou. Il a pris la boutade au pied de la lettre.
— Inutile de me le dire deux
fois. Suffit que les gens se décident, et moi je force la serrure. C’est mon
métier.
L’autre l’observe attentivement pour
vérifier s’il parle sérieusement. Puis il regarde autour de lui d’un air gêné,
hoche la tête et s’en va, parapluie sous le bras, tandis que le serrurier reste
sur place en continuant à penser à l’Arsenal royal. Mieux vaut l’oublier pour
le moment, conclut-il. De toute manière, Blas Molina Soriano, présentement dans
sa quarante-neuvième année, est le plus fervent partisan que le roi d’Espagne
puisse avoir à Madrid. Les raisons du culte exalté qu’il professe pour la
monarchie sont embrouillées, et lui-même s’y perd. Plus tard, en adressant au
roi un mémoire détaillé sur sa participation aux événements du 2 mai, il se
définira comme « nourrissant une passion aveugle pour Votre Majesté et sa
famille ». Fils d’un ancien soldat de la cavalerie au service de l’infant
don Gabriel, la Maison royale lui a payé son examen de serrurier. Depuis lors,
la gratitude de Molina est sans limites et le conduit à s’exhiber avec tous les
signes d’une extrême dévotion à chaque apparition publique des Bourbons. Particulièrement
auprès de Ferdinand VII, qu’il adore avec une fidélité canine : on
l’a vu courir à côté de son cheval au Prado, à la Casa del Campo et au Buen
Retiro, tenant un petit tonneau d’eau fraîche, au cas où le jeune roi aurait
envie de se désaltérer. Le moment le plus heureux de son existence, Molina l’a
vécu au début d’avril, quand il a eu la chance d’indiquer le chemin de
Monteleón à Ferdinand VII qui le cherchait sans autre escorte qu’un valet.
Un fois arrivé, le serrurier, faisant preuve d’un aplomb remarquable, a profité
de l’occasion pour rester avec lui et pouvoir admirer ainsi le dépôt de canons,
d’armes et de munitions du parc ; sans se douter que le souvenir de cette
visite inopinée aurait plus tard une importance décisive – littéralement de vie
ou de mort – dans l’histoire de Blas Molina et de beaucoup d’autres Madrilènes.
Avec de tels antécédents, quiconque
connaît ce serrurier passionné ne peut être surpris de le trouver ce matin sur
la place du Palais, tout comme on l’a vu durant les manifestations d’Aranjuez à
la tête d’un groupe de séditieux qui réclamaient la tête de Godoy, ou, durant
les événements de la veille, conspuant Murat à la sortie de la messe et à la
revue du Prado, et acclamant ensuite, avec dix mille autres Madrilènes,
l’infant don Antonio à son passage par la Puerta del Sol. Molina l’a dit à ses
amis : il n’aura pas de repos tant que ces gabachos de l’enfer
seront dans Madrid, et il est prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir pour
préserver la famille royale des manigances françaises. C’est ainsi qu’il a
passé une bonne partie de la nuit posté à un carrefour de la rue Nueva,
surveillant pour son compte les courriers qui entraient et sortaient de la
résidence de Murat sur la place Doña María de Aragón, et courant ensuite communiquer
ces informations à la Junte de Gouvernement, sans se laisser décourager de ce
que nul n’en tienne compte et que le concierge l’envoie chaque fois promener.
Maintenant, après avoir piqué un
bref somme chez lui et laissé sa femme en larmes, affolée de le voir se démener
ainsi, le serrurier constate que ses appréhensions sont confirmées. Pour ce qui
le concerne, la reine douairière d’Étrurie peut bien aller là où ça lui
chante : tout le monde sait que c’est une afrancesada et qu’elle
veut rejoindre ses parents à Bayonne ; et donc, si ça lui plaît de manger
le pain des gabachos, grand bien lui fasse. En revanche, enlever le
petit infant, le dernier de la famille à rester en Espagne avec son oncle don
Antonio, c’est un crime contre la patrie. De sorte que, planté à côté de cette
berline vide arrêtée devant la porte du Prince et qui ne lui dit rien qui
vaille, l’humble serrurier, champion spontané de la monarchie espagnole, décide
de l’empêcher de partir, même s’il est seul et les mains nues – il n’a même pas
sa navaja, car sa femme, avec beaucoup de bon sens, la lui a prise avant qu’il
s’en aille –, et cela tant qu’il lui restera une goutte de sang dans les
veines.
Et donc, sans y réfléchir à deux
fois, Blas Molina avale sa salive, s’éclaircit la gorge, fait quelques pas vers
le centre de la place et se met à crier :
— Trahison ! On enlève
l’infant ! Trahison ! – de toute la force de ses poumons.
2
Neuf heures n’ont pas encore sonné
quand le lieutenant Rafael de Arango arrive au parc de Monteleón avec, dans la
poche de sa veste, les deux instructions pour la journée. Il a pris la première
au Gouvernement militaire et la seconde à l’état-major supérieur de
l’Artillerie, et l’une et l’autre ordonnent aux troupes de rester dans leurs
casernes et d’éviter à tout prix de fraterniser avec la population. Au texte
écrit de la dernière, le colonel Navarro Falcón a ajouté oralement quelques
recommandations complémentaires :
— Ménagez les Français, pour
l’amour du Ciel… Et ne prenez surtout pas de décision de votre propre
initiative. Au moindre problème, avisez-moi d’urgence, et je vous enverrai
quelqu’un.
La cinquantaine d’individus
assemblés devant le parc d’artillerie ne constitue pas encore un problème, mais
elle peut en devenir un. Cette idée tracasse le jeune lieutenant, car, malgré
son grade peu élevé, il doit assumer, en attendant l’arrivée d’un supérieur –
Arango a été le premier officier à se présenter ce matin à l’état-major –, la
responsabilité du principal dépôt d’artillerie de Madrid. C’est pourquoi il s’efforce
de prendre un air impassible quand, dissimulant son inquiétude, il traverse les
groupes qui s’écartent sur son passage. Par chance, ils se comportent
raisonnablement. Ce sont pour la plupart des habitants du quartier de Las
Maravillas, artisans, boutiquiers et domestiques des maisons voisines, ainsi
que quelques femmes et parents de soldats du parc, ancien palais des ducs de
Monteleón cédé à l’armée. Autour de l’officier les commentaires exaltés ou
impatients vont bon train, on entend crier « Vive l’artillerie ! »
et quelques vivats, plus forts, pour le roi Ferdinand VII. Les insultes à
l’adresse des Français ne manquent pas non plus. Quelques-uns réclament des
armes, mais personne ne les suit. Pas encore.
— Bonjour, Mosié le
capitaine.
— Bonjour, lieutenant[1].
Il vient tout juste de passer le
portail de briques et les grilles en fer forgé de l’entrée principale quand il
se heurte au capitaine français qui commande le détachement de soixante-quinze
soldats du train de l’artillerie impériale, plus un tambour et quatre
sous-officiers, qui gardent la porte, la caserne, les quartiers, le pavillon de
garde et l’armurerie. L’Espagnol porte la main à son chapeau, et l’autre lui
répond d’un air irrité et comme à contrecœur : il est nerveux, et ses
hommes encore plus. Ces gens dehors, dit-il à Arango, n’en finissent pas de les
insulter et, si ça continue, il va les disperser à coups de fusils.
— Si eux pas partir, je
donne l’ordre de tirer… Pan, pan !… Compris ?
Arango comprend trop bien. Voilà qui
déborde les instructions reçues de son colonel. Désolé, il regarde autour de
lui et observe les expressions préoccupées sur les visages de la maigre troupe
d’Espagnols qu’il a sous ses ordres : seize hommes, soldats, sergents et
caporaux. Ils ne sont pas armés, et même les fusils entreposés dans la salle
d’armes n’ont ni munitions, ni pierres, ni platines. Ils sont tous sans
défense, face à ces Français irascibles et armés jusqu’aux dents.
— Je vais voir ce que je peux
faire, dit-il au capitaine de l’armée impériale.
— Je vous donne quinze
minutes. Pas une de plus.
Quittant le Français, Arango prend
ses hommes à part. Ils sont alarmés, et il tente de les tranquilliser. Par
chance, le caporal Eusebio Alonso se trouve parmi eux, il le connaît, c’est un
vétéran posé, discipliné, à qui il peut faire confiance. Il l’envoie donc à la
porte avec pour instructions de calmer les gens et d’essayer que les
sentinelles françaises ne fassent pas une folie. Sinon, il ne pourra plus
répondre des civils qui sont dehors ni de ses hommes.
Devant le Palais, les choses se sont
compliquées. Un gentilhomme de la Cour que, d’en bas, personne ne peut
identifier vient d’apparaître au balcon pour joindre ses cris à ceux du
serrurier Molina. « On enlève l’infant ! » a-t-il vociféré, confirmant
les craintes des gens qui s’attroupent autour de la berline vide et sont
désormais soixante ou soixante-dix. Il n’en faut pas plus à Molina pour
franchir le pas. Hors de lui, suivi par les plus exaltés et par la grande femme
avenante qui agite un foulard blanc pour que les sentinelles ne tirent pas, le
serrurier se précipite vers la porte la plus proche, celle du Prince, où les
soldats des Gardes espagnoles, perplexes, ne leur barrent pas le passage.
Surpris par le succès de son initiative, Molina exhorte ceux qui l’accompagnent
à poursuivre plus avant, lance quelques vivats pour la famille royale, répète
« Trahison, trahison ! » d’une voix tonitruante, et, encouragé
par les cris de ceux qui lui font chorus, s’élance dans le premier escalier
qu’il trouve sans rencontrer d’autre opposition que celle d’un militaire, Pedro
de Toisos, exempt des Gardes du Corps, qui vient à sa rencontre.
— Au nom du Ciel !…
Calmez-vous, nous sommes déjà sous bonne garde !
— La garde, c’est nous qui nous
en occupons !… hurle Molina en l’écartant. À mort les Français !
Tout d’un coup, alors que le
serrurier et les inconditionnels qui le suivent continuent de monter, apparaît
sur le palier un enfant de quatorze ans en habit de cour et accompagné d’un
gentilhomme et de quatre Gardes du Corps. La grande femme, qui se tient
derrière Molina, s’écrie : « C’est l’infant don
Francisco ! », et le serrurier s’arrête net, décontenancé, en se
voyant devant le garçon. Puis, retrouvant son audace habituelle, il
s’agenouille sur les marches de l’escalier et lance un « Vive
l’infant ! Vive la famille royale ! » que ses compagnons
reprennent en chœur. L’enfant, qui avait pâli au spectacle de ce tumulte,
recouvre ses couleurs et sourit un peu, ce qui renforce l’enthousiasme de
Molina et des siens.
— Montons ! Montons !
crient-ils. Allons voir l’infant don Antonio !… Personne ne sortira
d’ici !
Aussitôt, alternant les vivats et
les « À mort ! », la troupe de Molina se précipite pour baiser
les mains de l’enfant et le porte quasiment en triomphe, avec son escorte,
jusqu’au seuil du cabinet de son oncle don Antonio. Une fois là, répondant à
quelques mots que le gentilhomme qui l’accompagne lui glisse à l’oreille, le
garçon, avec un calme admirable pour son âge, remercie Molina et les autres
pour leur dévouement, leur garantit qu’il ne part pas pour Bayonne, les prie de
redescendre sur la place et leur promet que, d’ici peu, il se montrera au
balcon pour les rassurer tous. Le serrurier hésite un instant, mais il comprend
que ce serait risqué d’aller plus avant, d’autant que dans l’escalier résonnent
les pas d’un piquet des Gardes espagnoles qui montent en hâte pour dégager
l’infant. Et donc, satisfait et décidé à ne pas défier davantage le sort, il
persuade ceux qui le suivent que c’est la chose la plus raisonnable à faire,
prend congé de l’infant avec force vivats et révérences, descend l’escalier
quatre à quatre et retourne sur la place, triomphant et heureux comme s’il
portait l’écharpe de capitaine général, juste au moment où le jeune don
Francisco de Paula, en gentilhomme accompli, sort sur le balcon situé à l’angle
de la place en saluant de la tête en signe de gratitude et en adressant, de la
main, beaucoup de baisers au peuple rassemblé là, qui dépasse maintenant les
trois cents personnes, parmi lesquelles quelques soldats isolés du régiment des
Volontaires d’Aragón, tandis que d’autres arrivent des maisons voisines ou se
mettent à leurs balcons.
À cet instant, tout se complique. À
quelques pas du serrurier Molina, José Lueco, habitant de Madrid et fabricant
de chocolat, se trouve près de la voiture qui attend toujours à la porte du
Prince avec pour seuls occupants le cocher et le postillon. Dans le tumulte, et
tandis que l’infant se montre au balcon, Lueco, aidé par Juan Velázquez,
Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez – le premier muletier et les deux autres
garçons d’écurie du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal –, vient
de couper avec son couteau les traits de l’attelage.
— Comme ça, clame Lueco, ils ne
l’enlèveront pas !
— Plutôt la mort… ajoute Velázquez.
— … que l’esclavage !
complète Rodríguez.
Les gens les applaudissent comme des
héros. Il en est même qui tentent de couper les jarrets des mules. Au même
instant, alors que les couteaux ne sont pas encore refermés, apparaissent dans
la foule deux uniformes français, l’un de l’infanterie légère et l’autre, blanc
et rouge avec beaucoup de cordons et de galons, porté par le chef d’escadron
Armand La Grange, aide de camp du duc de Berg ; lequel, en voyant
l’attroupement du haut de la terrasse de sa résidence voisine du palais
Grimaldi, l’a envoyé avec son interprète voir ce qui se passait. Or La Grange,
soldat aguerri malgré sa jeunesse et aristocrate jusqu’au bout des ongles,
déteste viscéralement la populace : il se fraye sans ménagements un chemin
en direction de la porte du Prince, avec autant de témérité que de mépris. Se
conduisant, en somme, avec la grossière arrogance d’un homme qui se croit chez
lui. Jusqu’à ce que, pour son malheur, il se heurte à José Lueco et ses
camarades.
— Va foutre ta salope de mère, gabacho !
lui lance celui-ci.
L’aide de camp de Murat ne sait pas
un mot d’espagnol, mais l’interprète lui traduit. D’ailleurs les navajas
ouvertes et les visages de ceux qui le bousculent sont suffisamment éloquents.
Il recule donc d’un pas et met la main au sabre de cavalerie qu’il porte au
côté. Le soldat l’imite, les gens font cercle en flairant la bagarre, et
là-dessus apparaît le serrurier Molina qui, à la vue des uniformes, se remet à
crier :
— Tuez-les !
Tuez-les !… Ne laissons passer aucun Français !
En moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire, tous se précipitent sur La Grange et l’interprète, les malmènent,
lacèrent leurs habits, et seule l’intervention de l’exempt des Gardes du Corps
Pedro de Toisos empêche qu’ils ne soient taillés en pièces sur-le-champ.
Faisant preuve d’une grande présence d’esprit, Toisos arrive en courant et
parvient à extraire l’aide de camp de Murat et le soldat de la foule en leur
faisant rengainer leurs sabres, tout en ordonnant à Lueco et aux autres de ranger
leurs couteaux.
— Ne versons pas de
sang !… Pensez à l’infant don Francisco, pour l’amour de Dieu !… Ne
déshonorons pas ce lieu !
Son uniforme et son autorité calment
un peu les esprits, donnant ainsi le temps à la vingtaine de soldats français
qui débouchent de la rue Nueva de permettre à leurs compatriotes de se retirer
sous la protection de leurs baïonnettes. Furieux de voir ses proies lui
échapper, Molina vocifère en exhortant les gens à ne pas les laisser partir. À
ce moment apparaît à la porte du Palais le ministre de la Guerre, O’Farril, qui
vient jeter un coup d’œil. Et comme le serrurier lui crie au nez sans le
moindre respect, le ministre, visage décomposé, le pousse pour l’écarter.
— Que ces trublions rentrent
chez eux, personne n’a besoin d’eux !
— Ce sont les coquins comme
vous, monsieur, qui vendent l’Espagne et qui nous perdent tous ! se
rebiffe le serrurier sans se laisser intimider.
— Partez, ou j’ordonne d’ouvrir
le feu !
— Le feu ?… Contre le
peuple ?
La foule se presse, menaçante, pour
soutenir Molina. Un jeune soldat des Volontaires d’Aragón met la main à la
poignée de son sabre en injuriant O’Farril qui, prudent, retourne à
l’intérieur. À cet instant, on entend de nouveaux cris. « Un
Français ! Un Français ! » hurlent des gens qui se précipitent
vers le coin de la rue Tesoro. Molina, qui cherche aveuglément sur quoi
décharger sa colère, joue des coudes et arrive à temps pour voir un marin de la
Garde impériale affolé – un messager qui tentait de s’échapper en direction de
San Gil – se faire désarmer devant le poste de garde par le capitaine des
Gardes wallonnes Alejandro Coupigny, fils du général Coupigny, qui lui enlève
son sabre et le fait entrer pour le sauver de la populace déchaînée. Molina,
dépité par la perte de cette nouvelle proie, arrache des mains d’un voisin un
gros bâton noueux et le brandit.
— Allons tous chercher des
Français ! braille-t-il à s’en décrocher la mâchoire. Tuons-les !
Tuons-les !
Et, donnant l’exemple, suivi du
soldat des Volontaires d’Aragón, du chocolatier Lueco, des garçons d’écurie et
de quelques autres, il se lance en courant vers les rues attenantes à la place
du Palais, en quête de quelqu’un pour assouvir sa soif de sang ; ce qui ne
tarde guère, car, à peine passé le carrefour, ils découvrent un militaire
impérial, sans doute un autre messager, qui se dirige vers le casernement de
San Nicolás. Avec des hurlements de joie, le serrurier et le soldat se jettent
à la poursuite du Français, qui fuit désespérément mais est rattrapé par le
gourdin de Molina dans le renfoncement de l’école située en face de San Juan.
Celui-ci lui assène une volée de coups sur la tête, sans pitié, et le
malheureux s’écroule à terre, où le soldat le perce de son sabre.
Joaquín Fernández de Córdoba,
marquis de Malpica et grand d’Espagne, est au balcon de sa maison, près du
Palais royal et en face de l’église Santa María, d’où il observe les allées et
venues des gens. Les derniers cris et les mouvements de la foule ont inquiété
le marquis et, la curiosité aidant, il décide d’aller y voir de plus près. Pour
ne pas se compromettre – il est capitaine du régiment d’infanterie de Málaga,
mais actuellement en disponibilité –, il écarte l’uniforme et s’habille d’un
chapeau à bord étroit, d’une redingote brune et de bottes à la polonaise. Puis
il se munit d’une canne-épée, d’un gros pistolet à canon court, chargé, qu’il
glisse dans sa poche, et sort, accompagné d’un serviteur de confiance. Le
marquis de Malpica n’est pas homme à éprouver de la sympathie pour les révoltes
populaires ; mais, en tant que militaire et Espagnol, la présence
française lui est pénible. Partisan au début, à l’instar de tant d’autres
membres de la noblesse, de l’autorité napoléonienne parce qu’elle a mis le pays
à l’abri des débordements révolutionnaires qui ont ensanglanté son voisin, et
admirateur, en bon militaire, des exploits guerriers de Bonaparte, cette
complaisance a cédé ces derniers temps la place à l’irritation d’un homme qui
voit sa terre livrée à des mains étrangères. Il fait aussi partie de ceux qui
ont applaudi à la chute de Godoy, à l’abdication du vieux roi et à l’accession
de Ferdinand VII au trône. Le caractère du jeune monarque suscite en lui
de grandes espérances ; encore que, militaire et homme discret, il ne se
soit jamais prononcé ouvertement pour ou contre la situation que vit sa patrie,
et qu’il réserve ses opinions pour sa famille et le cercle de ses intimes.
En compagnie de son serviteur,
répondant au nom d’Olmos, un ancien soldat qui fut son ordonnance à Málaga, le
marquis entend jeter un œil sur cette partie du quartier et monter ensuite vers
le Palais. Aussi, passant derrière Santa María, il suit la rue de l’Almudena
jusqu’à la place des Conseils et, après avoir échangé quelques impressions avec
un relieur qu’il connaît – l’homme, inquiet, ne sait s’il doit ouvrir sa
boutique ou non –, il oblique à gauche par la rue du Factor pour se diriger
vers l’esplanade du Palais. Cette rue est déserte. Pas une âme, et balcons et
fenêtres sont vides. Cet étrange silence alerte l’instinct militaire du marquis.
— Ça ne me plaît pas du tout,
Olmos.
— Moi non plus.
— Dans ce cas, rentrons. Nous
passerons par l’arc du Palais. Custos rerum prudentia, et cetera. Tu ne
crois pas ?
— Je crois ce que dit Monsieur.
Un roulement de tambour les fige sur
place. Le bruit se rapproche, venant du coin de la rue du Biombo, accompagné
d’un martèlement de bottes sur le pavé : des pas nombreux qui avancent
avec rapidité. Le marquis et son domestique se collent contre le mur de la
maison la plus proche et cherchent un abri sous le porche. De là, ils voient
apparaître une compagnie d’infanterie au complet, fusils prêts à tirer,
officiers en tête et sabre à la main, qui se dirige vers la place du Palais.
Les troupes françaises sortent de
San Nicolás.
La première force française qui débouche
sur l’esplanade, un peu avant dix heures du matin, comprend quatre-vingt-sept
hommes du bataillon de grenadiers de la Garde impériale affecté à la résidence
du duc de Berg, le palais Grimaldi. Blas Molina, revenu sur la place après
avoir tué le soldat français devant San Juan, voit arriver la colonne compacte
d’uniformes bleus, avec plastrons blancs et shakos noirs. Il comprend tout de
suite que ceux-là ne sont pas des conscrits mais font partie des troupes
d’élite. Comme tous ceux qui l’entourent, le serrurier est partagé entre la
stupeur et la colère, face à l’attitude menaçante des nouveaux venus. Les
Français ont fait en quelques minutes le trajet entre la place voisine Doña
María de Aragón et l’esplanade et, à leur arrivée, ils se voient renforcés par
deux attelages de chevaux tirant des canons de vingt-quatre livres et par le
reste de l’infanterie qui abandonne San Nicolás. Ces forces convergent vers la
porte du Prince et exécutent une manœuvre impeccable pour se déployer.
L’officier qui les commande tient directement ses ordres de Murat :
répéter l’opération punitive qui a permis à Napoléon d’obtenir d’excellents
résultats au Caire, à Milan et à Rome, et dernièrement à Lisbonne, sous les
ordres du général Junot. Et donc, avec l’efficacité professionnelle qui est
celle de la meilleure armée du monde, les ordres se succèdent avec une
inflexibilité militaire, les artilleurs détachent les affûts de canons de leurs
attelages, les placent en batterie en les chargeant à mitraille, et les
grenadiers s’alignent en mettant en joue le demi-millier de personnes
attroupées devant l’édifice.
— Ça va pleuvoir dru, dit
quelqu’un près de Molina.
Aucun avertissement ni sommation
préalable. À peine les canons prêts à tirer et les grenadiers disposés sur deux
rangs, le premier agenouillé et le second debout, fusils pointés, un officier
lève son sabre et commande immédiatement le feu : une première décharge en
l’air, au-dessus des têtes des gens qui tournoient, affolés, et une deuxième
directe, pour tuer, avec la mitraille des canons dont retentit le double coup
de tonnerre, crachant fumée et éclairs, et balayant en un instant l’esplanade
de leurs balles et de leurs éclats. Cette fois, pas de cris patriotiques ni
d’insultes contre les Français, rien d’autre que le hurlement de panique qui
jaillit de centaines de gorges, tandis que la foule, surprise par la sauvagerie
de l’attaque, se disperse en courant dans toutes les directions, piétinant les
blessés qui se tordent dans des flaques de sang, les femmes qui trébuchent, ceux
qui, atteints par les décharges de mousqueterie que les Français répètent
maintenant à une cadence implacable, tombent de tous côtés tandis que les
balles et la mitraille vrombissent, frappent, brisent, mutilent et tuent.
L’efficacité du feu français contre
des gens désarmés et épouvantés est mortelle. Impossible de connaître le nombre
exact de victimes devant le Palais royal. L’Histoire retiendra, parmi d’autres,
les noms d’Antonio García, Blasa Grimaldo Iglesias, Esteban Milán, Rosa Ramírez
et Tomás Castillón. Il y a aussi des morts dans le personnel du Palais :
le médecin de Sa Majesté Manuel Pereira, le cireur du roi Cosme Miel, le valet
de chambre Francisco Merlo, le cocher royal José Méndez Álvarez, le laquais des
Écuries royales Luis Román et le lanternier du Palais Matías Rodríguez. Parmi
ceux qui pourront en faire le récit, le plus vieux portier de l’édifice, José
Rodrigo de Porras, reçoit une blessure de mitraille au visage et une autre,
d’une balle qui a ricoché, au crâne ; Joaquín María de Mártola, maréchal
des logis honoraire du roi, qui se trouve dans la voiture dont José Lueco et
ses camarades ont coupé les traits de l’attelage, est touché par un impact qui
lui brise le bras ; et le majordome de semaine Rodrigo López de Ayala, qui
se tenait à une fenêtre du Palais, reçoit en pleine figure les éclats de ses
verres de lunette, cassés par une balle qui l’atteint à la poitrine et dont il
mourra deux mois plus tard.
Tandis que crépite la fusillade et
que la place se remplit de fumée et de sang, Blas Molina court, terrifié, tête
baissée. Au milieu du tumulte, alors qu’il cherche sa cape qu’il a perdue, il
voit tomber, blessé, un autre serrurier qu’il connaît, l’Asturien Manuel
Armayor. Il croit également identifier une femme qui gît à terre, la tête
ouverte : la grande femme avenante qui est entrée derrière lui dans le
Palais en agitant un foulard blanc. Molina s’arrête un instant pour tenter de
secourir son collègue, mais le feu français est intense, et il finit par
renoncer et court comme tout le monde pour essayer de se mettre à l’abri. Quant
à Manuel Armayor, atteint par les premières décharges, il parvient finalement à
se relever et, en vacillant, il va s’évanouir dans les bras d’un groupe de
fuyards. Ceux-ci le traînent jusqu’à sa maison de la rue Segovia, se vidant de
son sang, car, au cours du trajet, il a reçu trois blessures de plus.
— Ça, ce sont des coups de feu,
dit le caporal José Montaño.
Dans le parc d’artillerie de
Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango demeure, comme ses hommes, immobile
et aux aguets. Les artilleurs se dévisagent. Les Français ont entendu, eux
aussi, car le capitaine discute avec ses sous-officiers et se tourne vers lui,
comme pour demander des explications.
— On dirait que ça va chauffer,
dit quelqu’un.
— Ou ça chauffe déjà, dit un
autre.
— Silence ! ordonne
Arango.
Il éprouve une immense envie de
s’asseoir dans un coin, de fermer les yeux et de ne plus s’occuper de rien.
Mais cela lui est interdit. Après avoir un peu réfléchi, il charge le caporal
Montaño et trois autres artilleurs de se glisser discrètement dans la salle
d’armes et de mettre des pierres aux fusils.
— Mieux vaut prendre nos
précautions, ajoute-t-il d’un air faussement détaché. On ne sait jamais.
— Et les cartouches, mon
lieutenant ?
Arango hésite un peu. Les ordres
stipulent que la troupe doit être sans munitions. Mais il ignore ce qui se
passe. L’expression désorientée de ses hommes qui le regardent avec une
confiance respectueuse, bien que certains aient l’âge d’être son père – son
épaulette ressemble à un mensonge –, finit par le décider. Il en est
responsable, conclut-il, et il ne peut les laisser sans défense au milieu des
Français. Plus maintenant.
— Cachées sous le râtelier de
la salle d’armes, vous trouverez huit caisses. Ouvrez-les sans attirer
l’attention, et que chaque homme en prenne une poignée et la glisse dans ses
poches… Mais je ne veux pas de fusil chargé. Compris ?
Tandis que Montaño et ses hommes
vont exécuter son ordre, Arango prend plusieurs dispositions complémentaires,
comme de poster deux autres artilleurs à la porte afin de renforcer le caporal
Alonso, car, dehors, les gens, qui entendent sûrement les détonations,
redoublent de cris et réclament des armes. Il charge aussi le sergent Rosendo
de la Lastra de ne pas quitter les Français des yeux et de l’informer de leurs
moindres mouvements, même si c’est pour aller aux latrines. Dernière
disposition, il expédie le soldat José Portales à l’état-major de l’Artillerie,
rue San Bernardo, avec un message oral pour le colonel Navarro Falcón, lui
demandant d’envoyer d’urgence un officier de rang plus élevé pour prendre la
situation en main. Après quoi, il respire profondément, remplit ses poumons
d’air jusqu’à se les faire éclater et part à la recherche du capitaine français
pour le convaincre que tout est en ordre.
— Des armes ! Des
armes !… Nous voulons des armes !
Ivres de rage, les gens parcourent
en hurlant les rues voisines de la place du Palais, montrant leurs mains nues
et leurs vêtements tachés de sang, déposant les blessés sous les porches des
maisons. Aux balcons, les femmes crient et pleurent. Certains habitants courent
se cacher, d’autres sortent, surexcités, et réclament vengeance et mort, tandis
qu’un vent de folie collective enflamme les rues. « À mort les
gabachos ! », telle est la clameur générale. Et en réponse à ceux
qui objectent l’absence d’armes, la consigne circule : « Nous avons
des gourdins et des couteaux. » Sur la place de la Cruz Verde, un sergent
de la cavalerie polonaise qui loge là est assailli par une meute de gamins au
moment où il sort pour se rendre à son poste : il est tué à coups de
pierres et de navajas, et pendu par les pieds, nu, à une lanterne du coin de la
rue du Rollo. Et à mesure que se répand la nouvelle du massacre de la place du
Palais, de quartier en quartier, commence la chasse au Français.
— On cherche les gabachos
dans tout Madrid. Aux armes !… Aux armes !
La multitude court de tous côtés,
exaltée, en quête de vengeance. Le centre de la ville est une fournaise de
haine. Du balcon de l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel voit la
foule de la Puerta del Sol lapider un dragon qui passe au galop, la tête collée
à la crinière de son cheval, en direction du cours San Jerónimo. Partout
retentissent les appels aux armes et à la traque des Français, et la populace
commence à se jeter sur ceux-ci quand elle les rencontre isolés, surpris à la
porte de leurs logements ou en route pour leurs casernes. Beaucoup d’officiers
et de sous-officiers perdent ainsi la vie, poignardés dès qu’ils sortent dans
la rue. Dans les premiers moments, outre le sergent de la cavalerie polonaise,
deux militaires de l’armée impériale sont assassinés face au théâtre de Los
Caños del Peral, trois meurent égorgés sur la place Conde de Barajas, et deux
périssent sous des coups de ciseaux de tailleur près de la taverne de la voûte
de Botoneras. Un autre Polonais, parmi ceux qui montent la garde sur la petite
place de l’Ángel, devant le palais Ariza, reçoit une décharge d’escopette dans
le dos. Nombre d’individus, familiers de la rapine et de la navaja, sont venus
là pour pêcher en eau trouble et dépouillent les cadavres français de leurs
bourses, bagues, habits, et de tout ce qui présente de la valeur.
Nombreuses sont les femmes qui se
mêlent au désordre. Après s’être précipitée dans la rue au bruit du tumulte,
Ramona Esquilino Oñate, vingt ans, célibataire, habitant au 5 de la rue de la
Flor, va avec sa mère jusqu’à l’angle de la rue San Bernardo en exhortant le
voisinage à attaquer les Français.
— Hérétiques sans Dieu et sans
vergogne ! clame la mère.
Là, elles se heurtent à un officier
de l’armée impériale qui sort de son logement, elles l’agressent, lui arrachent
son épée, lui infligent avec celle-ci plusieurs blessures ; elles sont sur
le point de l’achever, quand des soldats français accourent à son secours et, à
coups de crosses et de baïonnettes, laissent les deux femmes ensanglantées et
inanimées.
Des quartiers les plus mal famés, où
les nouvelles arrivent en passant de balcon en balcon, de bouche à oreille,
convergent vers les rues du centre, pour attaquer tous les Français qu’elles
rencontrent, des troupes de gens du peuple, toute une populace en colère
encouragée par de nombreuses femmes qui l’accompagnent et hurlent. Tout soldat
de l’armée impériale à pied ou à cheval est frappé à coups de gourdins, de
couteaux, de pierres, de ciseaux, de briques ou de pots de fleurs. Un pot lancé
d’un balcon de la rue du Barquillo tue le fils du général Legrand – ancien page
personnel de l’Empereur – en le faisant tomber de cheval, à la consternation de
ses camarades. Non loin de là, José Muñiz Cueto, un Asturien de vingt-huit ans
qui travaille comme valet à l’hôtellerie de la place Matute et revient de
l’esplanade du Palais épouvanté par ce qu’il vient de vivre, se joint à d’autres
jeunes gens pour traquer un Français qu’ils découvrent en train de fuir et qui
finit par se réfugier dans le collège de Loreto, où les sœurs l’accueillent
après être sorties pour le protéger. De retour à l’hôtellerie, l’Asturien
rencontre son frère Miguel et trois autres valets – ils se nomment Salvador
Martínez, Antonio Arango et Luis López – qui s’arment avec leur patron, José
Fernández Villamil, pour partir à la recherche de Français. On entend
l’hôtelière et les servantes pleurer dans la cuisine.
— Tu viens avec nous ?
l’interroge le patron.
— Votre question est une
insulte. Si mon frère y va, j’y vais !
Les six hommes sortent, en gilet et
manches de chemise, graves, déterminés. Ils portent tous leurs navajas,
auxquelles ils ont ajouté de grands couteaux de cuisine, une hache à fendre le
bois, une pique rouillée, une broche à rôtir et un fusil de chasse que
l’hôtelier a décroché du mur. Dans la rue de Las Huertas, où ils sont rejoints
par un apprenti tailleur d’un atelier voisin et un orfèvre de la rue de la
Gorguera, une énorme flaque de sang s’étale sur la chaussée, mais ils ne voient
personne, Espagnol ou Français, de blessé ou de mort. D’une fenêtre, quelqu’un
leur dit qu’un mosiú s’est défendu : ce sang est madrilène. Aux
balcons, des femmes crient et se lamentent ; d’autres, à la vue de
l’hôtelier et de ses valets, applaudissent et réclament vengeance. En chemin,
leur groupe grossit encore, il reçoit le renfort d’un commis de boutique, d’un
plâtrier, d’un portefaix et d’un mendiant qui fait ordinairement la manche
place Antón Martín ; des commerçants ferment leurs boutiques et posent des
planches sur les devantures. Quelques-uns encouragent la troupe armée, et les
gamins de la rue abandonnent osselets et toupies pour courir derrière eux.
— Au Palais ! Au
Palais !… crie le mendiant. Pas de quartier pour les franchutes !
Dans toute la ville commencent ainsi
à se former spontanément des groupes qui joueront dans peu de temps un rôle
capital, quand les troubles se transformeront en insurrection générale et que
des ruisseaux de sang couleront dans les rues. L’Histoire enregistrera au moins
quinze de ces bandes organisées, dont cinq seulement dirigées par des individus
possédant une expérience militaire. À l’image de celle qui vient de la place
Matute avec à sa tête l’hôtelier Fernández Villamil, où figurent le valet José
Muñiz et son frère Miguel, presque toutes sont composées de gens du petit
peuple, ouvriers, artisans, humbles fonctionnaires et boutiquiers, sans guère
de représentants de la classe aisée et, dans un seul cas, conduites par
quelqu’un qui appartient à la noblesse. Un de ces groupes se forme dans un
débit de boissons du cours San Jerónimo, un autre dans la rue de la Bola,
composé de laquais du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal ;
un autre part du cours San Pablo, dirigé par le marchand de charbon Cosme de
Mora ; l’orfèvre Julián Tejedor de la Torre et son ami le bourrelier
Lorenzo Domínguez en organisent un dans la rue Atocha avec leurs commis et
leurs apprentis ; le plus célèbre des groupes qui vont combattre
aujourd’hui dans les rues de Madrid est levé par l’architecte et professeur de
San Fernando don Alfonso Sánchez dans sa maison du quartier San Ginés, où il
arme ses domestiques, des voisins et ses collègues Bartolomé Tejada, qui
enseigne l’architecture, et José Alarcón, professeur de sciences à l’académie
des cadets des Gardes espagnoles : des messieurs, qui, d’après tous les
témoins, se battront durant cette journée, faisant fi de leur position sociale,
de leur âge et de leurs intérêts, avec beaucoup de courage et fort décemment.
Tout le monde ne fait pas la chasse
au Français. Certes, dans les quartiers les plus pauvres, les plus populaires,
et dans les environs de l’esplanade du Palais, embrasés par le massacre qu’a
commis la Garde impériale, les habitants s’acharnent sur tous ceux qui leur
tombent sous la main, mais beaucoup de familles protègent les militaires qui
sont logés chez elles et les sauvent de ceux qui veulent les assassiner. Ce
n’est pas toujours par charité chrétienne : pour beaucoup de Madrilènes,
surtout parmi les gens qui ont une situation, employés de l’État, hauts
fonctionnaires et nobles, les choses ne semblent pas claires. La famille royale
est à Bayonne, le peuple révolté n’est pas fiable dans ses affections comme
dans ses haines, et les Français – unique pouvoir incontestable pour le moment,
en l’absence d’un vrai gouvernement espagnol et avec l’armée paralysée –
représentent une certaine garantie contre les désordres de la rue qui peuvent
devenir, aux mains de bandes d’insurgés, incontrôlables et terribles. Dans tous
les cas et quelle qu’en soit la raison, ce qui est sûr, c’est que l’on voit
dans les rues des gens qui s’interposent entre le peuple et les Français seuls
ou désarmés, comme cet habitant qui, sur la place de la Leña, sauve un caporal
en criant à ses agresseurs : « Les Espagnols ne tuent pas des hommes
sans défense ! » Ou ces femmes qui, devant San Justo, tiennent tête à
ceux qui veulent achever un soldat blessé et le font entrer dans l’église.
Ce ne sont pas les seuls exemples de
pitié. Durant toute la journée, y compris dans les heures terribles qui sont à
venir, nombreux sont les cas où l’on respecte la vie de ceux qui jettent leurs
armes et implorent clémence, en les enfermant dans des caves et des greniers,
ou en les guidant en lieu sûr ; mais on est sans miséricorde pour ceux qui
tentent de gagner en groupe leurs casernes ou qui ouvrent le feu. Malgré les
innombrables morts qui jonchent les rues, l’historien français Adolphe Thiers
écrira plus tard que nombre de soldats français, ce jour-là, doivent d’avoir eu
la vie sauve « à l’humanité de la classe moyenne, qui les a cachés dans
ses maisons ». Beaucoup de témoignages le confirment. L’un d’eux sera
consigné, des années après dans ses Mémoires, par un jeune homme de dix-neuf
ans qui, en ce moment, observe les événements depuis la porte de sa maison,
située rue du Barco, face à celle de la Puebla : il se nomme Antonio
Alcalá Galiano et est le fils du capitaine de frégate Dionisio Alcalá Galiano, mort
il y a trois ans au commandement du navire Bahama, à la bataille navale
de Trafalgar. En descendant par la rue du Pez, le jeune homme a vu trois
Français qui, se tenant par le bras, marchent au centre du ruisseau en évitant
les trottoirs, « d’un pas ferme et régulier, voire serein, digne, menacés
d’une mort cruelle et contraints d’être la cible d’atroces insultes ». Ils
se dirigent sans doute vers leur caserne, suivis par une vingtaine de
Madrilènes qui les houspillent, sans que personne se décide encore à les
toucher. Et, au dernier moment, alors que la foule va se jeter sur eux, un
individu bien habillé sauve les Français en s’interposant et en persuadant les
gens de les laisser aller, expliquant que « la colère espagnole ne doit
pas s’employer contre des hommes ainsi désarmés et isolés ».
Il y a aussi des manifestations
d’humanité de la part de militaires. Près de la porte de Fuencarral, les
capitaines Labloisière et Legriel, qui portent des ordres du général Moncey à
la caserne du Conde-Duque, sont tirés des griffes d’un groupe d’habitants qui
veulent les mettre en pièces par l’intervention de deux officiers des
Volontaires de l’État qui les font entrer dans leur caserne. Et à la Puerta del
Sol l’enseigne de frégate Esquivel, qui a mis ses grenadiers de la Marine sous
les armes, bien que toujours sans cartouches, voit huit ou dix soldats de
l’armée impériale qui, au coin de la rue du Correo, veulent traverser la foule
qui les insulte. Avant que le pire ne se produise, il descend en vitesse avec
quelques hommes, parvient à désarmer les Français et les enferme dans les
cellules de l’hôtel des Postes.
Le commandant Vantil de Carrère,
attaché au corps d’observation du général Dupont, est l’un des deux mille
quatre-vingt-dix-huit malades français – pour la plupart souffrant de maladies
vénériennes ou de la gale qui ravage l’armée impériale – internés à l’Hôpital
général, situé au carrefour de la rue Atocha et de la promenade du Prado. En
entendant les cris et les coups de feu, Carrère se lève de son lit du pavillon
des officiers, s’habille comme il peut et court voir ce qui se passe. À la
porte, dont la grille vient d’être fermée devant une multitude de Madrilènes en
furie qui lancent des pierres et veulent entrer pour massacrer les Français, un
capitaine des Gardes espagnoles et quelques soldats tentent de contenir la
populace au péril de leur vie. Le commandant demande au gradé de tenir encore
quelques instants et organise en grande hâte la défense, mobilisant trente-six
officiers hospitalisés et tous les soldats qui peuvent tenir debout. Après
avoir barricadé la porte avec des lits métalliques et ouvert le dépôt d’armes
installé dans une salle de l’hôpital, Carrère rassemble un bataillon de neuf
cents hommes portant pour tout vêtement leurs chemises de malades souillées et
noires, qu’il répartit dans le bâtiment pour défendre les entrées de la rue
Atocha et du Prado. Cela fait, le capitaine des Gardes espagnoles n’en doit pas
moins se démener pour mater une tentative des cuisiniers de l’hôpital qui
veulent s’emparer d’armes et tuer les malades. Dans le tumulte des couloirs où
éclatent quelques coups de feu, un marmiton espagnol solidement bâti, deux
cuisiniers et deux malades sont enfermés dans les cuisines, mais aucun Français
n’est blessé. La situation est rétablie par une compagnie de l’infanterie
impériale qui arrive au pas de course, disperse les gens dans la rue et forme
un cordon autour du bâtiment. Lorsque le commandant Carrère cherche le
capitaine espagnol pour le remercier et connaître son nom, celui-ci est déjà
parti avec ses hommes pour rejoindre sa caserne.
D’autres n’ont pas la chance des
malades de l’Hôpital général. Une ordonnance française de dix-neuf ans qui
porte un message au détachement de la Plaza Mayor est assassinée par les
habitants de la rue Cofreros ; et un peloton qui, ne prenant pas garde au
tumulte, passe par la ruelle de la Zarza en transportant du bois, est attaqué à
coups de pierres et de bâtons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des blessés et
des morts et que leurs agresseurs puissent s’emparer de leurs armes. À peu près
à la même heure, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, qui est resté à la
Puerta del Sol avec son groupe de paroissiens, voit déboucher de la rue
d’Alcalá, devant l’église et l’hôpital du Buen Suceso, deux mamelouks de la
Garde qui galopent à bride abattue, porteurs de plis – on en saura bientôt le
contenu, puisqu’ils tomberont dans les mains mêmes du prêtre – du général
Grouchy pour le duc de Berg.
— Des Maures !… Ce sont
des Maures ! crient les gens en voyant leurs turbans, leurs féroces
moustaches et leurs vêtements bigarrés. Ne les laissez pas s’échapper !
Les deux cavaliers égyptiens jettent
les plis pour sauver leur vie et tentent de s’ouvrir un passage dans la foule
qui agrippe les rênes de leurs chevaux. À la hauteur de la rue Montera, ils
éperonnent leurs montures et se lancent au milieu des gens, en tirant à droite
et à gauche avec leurs pistolets d’arçon. Ivre de rage, la multitude court
derrière eux, en rattrape un sur le carreau de San Luis et l’abat d’une balle,
et l’autre dans la rue de la Luna, où elle le traîne par terre et s’acharne sur
lui jusqu’à ce que mort s’ensuive.
À l’hôtel des Postes, l’enseigne de
frégate Esquivel, qui a tout suivi du haut de son balcon, envoie un message
urgent au Gouvernement militaire, pour faire savoir au gouverneur don Fernando
de la Vera y Pantoja que la situation ne cesse d’empirer, que la Puerta del Sol
est pleine de gens surexcités, qu’il y a des morts et qu’il ne peut rien faire,
car ses hommes sont toujours sans munitions et sans ordres de leurs supérieurs.
La réponse du gouverneur arrive rapidement : qu’il se débrouille comme il
peut et, s’il n’a pas de cartouches, qu’il en demande à sa caserne. Sans grand
espoir, Esquivel envoie un autre messager pour en obtenir, mais les cartouches
n’arriveront jamais. Découragé, il finit par dire à ses hommes de barricader
l’entrée ; et, dans le cas où la foule arriverait à la forcer et à
pénétrer dans le bâtiment, d’ouvrir les cellules où sont enfermés les
prisonniers français et de leur permettre de s’échapper par la porte de
derrière. Puis il retourne au balcon et constate que beaucoup de ceux qui
remplissaient la place et l’avaient quittée par les rues Mayor et Arenal pour
se diriger vers l’esplanade du Palais reviennent en courant, dans un grand
désordre. Ils crient que les gabachos mitraillent sans pitié tous les
gens qui s’en approchent.
Préoccupé par les détonations qu’il
entend retentir vers le quartier du Palais, le capitaine Marcellin Marbot
achève hâtivement de s’habiller, prend son sabre, se précipite dans l’escalier
et demande au majordome espagnol de la maison où il loge – un petit hôtel
particulier de la place Santo Domingo – de faire seller le cheval qui est à
l’écurie et de le faire sortir dans la cour intérieure. Il s’apprête à le
monter et à partir au galop rejoindre son poste auprès du duc de Berg, au
palais Grimaldi voisin, quand apparaît don Antonio Hernández, conseiller au
tribunal des Indes et maître des lieux. L’Espagnol est vêtu à l’ancienne, gilet
ajusté et ample veste, mais ses cheveux gris ne sont pas poudrés. En voyant le
trouble du jeune officier qui veut se précipiter dans la rue sans prendre la
moindre précaution, il le retient par le bras avec une amicale sollicitude.
— Si vous sortez, ils vont vous
tuer… Les vôtres ont tiré sur la foule. Les factieux sont dans la rue et
attaquent tous les Français qu’ils trouvent.
Ému, Marbot pense aux soldats
malades et sans défense, aux officiers logés chez l’habitant dans tout Madrid.
— Ils attaquent des hommes désarmés ?
— Je crains que oui.
— Les lâches !
— Ne dites pas cela. Chacun a
ses raisons, ou croit les avoir, pour faire ce qu’il fait.
Marbot n’est pas d’humeur à peser
les raisons des uns et des autres. Et il ne se laisse pas convaincre de rester.
Sa place est près de Murat et son honneur d’officier en jeu. Il le dit d’un air
résolu à don Antonio. Il ne peut demeurer caché comme un rat et va donc tenter
de s’ouvrir un passage à coups de sabre. Le conseiller hoche la tête et
l’invite à le suivre jusqu’à la grille, d’où l’on voit la rue.
— Voyez. Ils sont au moins
trente excités avec des escopettes, des gourdins et des couteaux… Vous n’avez
aucune issue.
Le capitaine, désespéré, se tord les
mains. Il sait que don Antonio a raison. Pourtant, sa jeunesse et son courage
le poussent à sortir. Le regard égaré, il dit adieu à son hôte en le remerciant
de son hospitalité et de ses bons soins. Après quoi, il réclame de nouveau son
cheval et empoigne son sabre.
— Laissez là votre cheval,
rengainez-moi ça et venez avec moi, dit don Antonio après un instant de
réflexion. Vous avez plus de chances à pied qu’à cheval.
Et discrètement, en le priant de
mettre sa capote pour dissimuler l’uniforme trop voyant, il conduit Marbot dans
le jardin, le fait passer par une petite porte dans le mur, sous la roseraie,
et le guide lui-même à travers des ruelles étroites en marchant à quelques pas
devant lui pour vérifier que tout est bien dégagé, jusqu’au coin de la rue du
Reloj, tout près du palais Grimaldi, où il le laisse sain et sauf dans un poste
de garde français.
— L’Espagne est un pays
dangereux, lui dit-il en lui tendant la main. Et aujourd’hui plus que jamais.
Cinq minutes plus tard, le capitaine
Marbot entre dans le palais Grimaldi. Le quartier général de Son Altesse
impériale le grand-duc de Berg est en ébullition ; il y règne un vacarme
d’enfer, les salons sont pleins de chefs et d’officiers, et de tous côtés
entrent et sortent des estafettes portant des ordres, dans une atmosphère de
nervosité et d’agitation extrêmes. Au rez-de-chaussée, dans la bibliothèque
dont les meubles et les livres ont été poussés dans un coin pour laisser tout
l’espace aux cartes et aux papiers militaires, Marbot trouve Murat, tout de
blanc vêtu, bottes à l’allemande, dolman de hussard avec brandebourgs,
broderies et boucles en abondance, resplendissant comme à son habitude, mais le
sourcil froncé, entouré de son état-major au grand complet : Moncey,
Lefebvre, Harispe, Belliard, et leurs aides de camp. La fine fleur de l’armée.
Ce n’est pas en vain que la République et la guerre ont donné à l’Empire les
généraux les plus capables, les officiers les plus loyaux et les soldats les
plus courageux de toute l’Europe. Murat lui-même – sergent en 1792, général de
division sept ans plus tard – en est un magnifique exemple. Mais s’il est
efficace et courageux à l’extrême, le grand-duc n’est pas pour autant un
prodige d’habileté diplomatique ni de courtoisie.
— Il était temps,
Marbot !… Où diable étiez-vous donc ?
Le jeune capitaine se met au
garde-à-vous, il balbutie une excuse vague et incompréhensible avant de serrer
les dents, refoulant des explications qui, à vrai dire, n’intéressent personne.
Dès le premier coup d’œil, il a vu que Son Altesse est d’une humeur
massacrante.
— Quelqu’un sait-il où se
trouve Friederichs ?
Le colonel Friederichs, commandant
le 1er régiment de grenadiers de la Garde impériale, entre à cet
instant, presque sur les talons de Marbot qu’il manque de bousculer. Il est en
civil, veste de ville et chapeau rond, car le tumulte l’a surpris dans son bain
et il n’a pas eu le temps d’endosser son uniforme. Il brandit à la main le
sabre d’un cornette de chasseur à cheval tué par la populace devant la porte de
la maison où il loge. La fureur de Murat redouble tandis qu’il écoute son
rapport.
— Que fait Grouchy, par tous
les diables ? Il devrait être déjà en train d’amener la cavalerie du Buen
Retiro.
— Nous ne savons pas où se
trouve Grouchy, Votre Altesse.
— Eh bien, cherchez-moi Privé.
— Il est introuvable, lui
aussi.
— Alors Daumesnil !… Ou
n’importe qui !
Le duc de Berg est hors de lui. Ce
qu’il voyait comme une répression brutale, rapide et efficace, est en train de
lui échapper. À chaque instant entrent des messagers avec des rapports sur les
incidents dans la ville et sur les Français attaqués par les habitants. La
liste des pertes augmente sans cesse. On vient de confirmer la mort du fils du
général Legrand – un jeune et prometteur lieutenant de cuirassiers tué par le
pot de fleurs qu’il a reçu sur la tête, commente-t-on avec stupeur –, la blessure
grave du colonel Jacquin, de la gendarmerie impériale, et l’on apprend que,
comme une demi-centaine de chefs et d’officiers, le général Lariboisière,
commandant l’artillerie de l’état-major, se trouve bloqué par la populace dans
son logement, sans pouvoir sortir.
— Je veux que les marins de la
Garde protègent cette maison, et que mes chasseurs basques occupent la place
Santo Domingo. Vous, Friederichs, tenez la place du Palais et l’entrée des rues
de l’Almudena et de la Platería… Que la troupe tire sans états d’âme. Sans
faire grâce à personne, sans distinction d’âge ni de sexe. Suis-je
clair ?… À personne.
Sur le plan de Madrid déployé sur la
table – un plan espagnol, constate le jeune Marbot, levé il y a vingt-trois ans
par Tomás López –, Murat répète ses ordres pour les derniers arrivés. Le
dispositif, établi depuis longtemps, consiste à faire entrer dans la ville les
vingt mille hommes qui campent autour ; et, avec les dix mille qui sont à
l’intérieur, à prendre toutes les grandes artères et contrôler les principales
places et les points-clefs, pour empêcher les mouvements et les communications
d’un quartier à un autre.
— Six axes de progression,
compris ?… Une colonne d’infanterie viendra du Pardo par San Bernardino,
une autre de la Casa del Campo par le pont et la rue Segovia en passant par
Puerta Cerrada, une autre par la rue Embajadores et une autre par la rue
Atocha… Les dragons, les mamelouks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à
cheval du Buen Retiro avanceront par la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo,
tandis que la cavalerie lourde, avec le général Rigaud, montera de Carabanchel
par la porte de Tolède et la rue du même nom… Ces forces couperont les avenues
en isolant les casernes, et convergeront vers la Plaza Mayor et la Puerta del Sol…
Si nécessaire, pour contrôler le nord de la ville, nous mettrons deux colonnes
supplémentaires : le reste de l’infanterie, venant de la caserne du
Conde-Duque, et celle qui est cantonnée entre Chamartín, Fuencarral et Fuente
de la Reina… Suis-je clair ? Eh bien, exécution ! Mais, auparavant,
messieurs, regardez cette pendule. D’ici une heure, c’est-à-dire à onze heures
et demie, midi au plus tard, tout doit être terminé. Dépêchez-vous. Et vous,
Marbot, restez. J’ai quelque chose pour vous.
— Je n’ai pas de cheval, Votre
Altesse.
— Qu’est-ce que vous
dites ?… Hors de ma vue, misérable ! Belliard, occupez-vous de cet
inutile.
Consterné, apeuré à l’idée d’être
tombé en disgrâce, Marbot se met au garde-à-vous devant le général Belliard,
chef de l’état-major, qui lui donne l’ordre de se procurer immédiatement un
cheval, le sien ou celui de n’importe qui, ou sinon de se tirer une balle dans
la tête. Il lui enjoint également de distribuer un certain nombre de grenadiers
autour du palais Grimaldi afin d’éliminer les tireurs ennemis qui commencent à
faire feu depuis les terrasses et les toits voisins.
— Ils tirent mal, mon général,
rétorque Marbot qui croit bon de plaisanter.
Belliard le foudroie du regard et
indique la vitre brisée d’une fenêtre et, au-dessous, la flaque de sang sur le
parquet.
— Ils tirent si mal qu’ils nous
ont blessé deux hommes ici même.
Ce n’est décidément pas mon jour,
pense Marbot qui se voit déjà dégradé pour incompétence et légèreté. Afin de se
réhabiliter, il exécute avec beaucoup de zèle la mission qui lui a été confiée.
Profitant de l’occasion, il met un peloton à sa disposition personnelle, fait
fuir les maraudeurs par des décharges répétées et nettoie la rue jusqu’à
l’hôtel particulier de don Antonio Hernández. Où il finit par arriver, pour le
plus grand bien de sa réputation écornée, et par récupérer son cheval.
Tandis que le capitaine Marbot
avance avec ses hommes entre la place Doña María de Aragón et celle de Santo
Domingo, des Madrilènes armés d’escopettes, de mousquets et de fusils de chasse
tentent de revenir au Palais royal ou de descendre vers celui-ci depuis la
Puerta del Sol ; mais ils trouvent la voie occupée par les canons et les
grenadiers du colonel Friederichs, qui établit des postes avancés dans les rues
voisines. De sorte que ces groupes sont mitraillés sans pitié dès qu’ils
apparaissent par l’Almudena et la rue San Gil, pris en enfilade par les canons
de l’armée impériale. C’est ainsi que meurt Francisco Sánchez Rodríguez, âgé de
cinquante-deux ans et employé de maître Alpedrete, marchand de voitures :
il est atteint de plein fouet par une salve française au moment où il passe le
coin de la rue du Factor en compagnie des soldats des Volontaires d’Aragón
Manuel Agrela et Manuel López Esteban – tous deux tombent aussi, gravement
blessés, et décéderont au bout de quelques jours – et du facteur José García
Somano, qui échappe à la décharge mais trouvera la mort une demi-heure plus
tard, frappé par une balle sur la place San Martín. Du haut des fenêtres du
Palais, où hallebardiers et gardes se sont approvisionnés en munitions et ont
fermé les portes, résolus à en défendre l’enceinte au cas où les Français
tenteraient d’y pénétrer, le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny
voit, impuissant, les habitants se faire repousser et courir devant la charge
des cavaliers polonais venus du palais Grimaldi, qui les massacrent à coups de
sabres.
Ceux qui fuient les balles
françaises se fragmentent en petits groupes. Beaucoup parcourent la ville en
réclamant des armes à grands cris, et d’autres, cherchant vengeance, demeurent
aux abords immédiats, dans l’espoir de prendre leur revanche. Tel est le cas de
Manuel Antolín Ferrer, aide du jardinier des Jardins royaux de la Florida, qui
s’est joint au fonctionnaire d’ambassade retraité Nicolás Canal et à un autre
habitant, Miguel Gómez Morales, pour affronter à coups de navajas, au coin des
rues du Viento et du Factor, un piquet de grenadiers de la Garde impériale
qu’ils guettaient sous un porche. Ils tuent ainsi deux Français et se réfugient
ensuite sur la terrasse de la maison, mais ils ont la malchance de ne pas
trouver d’issue. Canal parvient à s’échapper en s’agrippant au toit voisin,
mais Antolín et Gómez Morales sont faits prisonniers, assommés à coups de
crosses et conduits dans un cachot. Ils seront fusillés tous les deux le
lendemain, au petit matin, sur la colline du Príncipe Pío. Parmi les fusillés
figureront également José Lonet Riesco, propriétaire d’une mercerie de la place
Santo Domingo, qui, après s’être battu près de l’esplanade du Palais, est
capturé par un détachement au moment où il s’enfuit par la rue Inquisición, un
pistolet déchargé dans une main et un couteau dans l’autre.
Plus chanceux est le notaire
ecclésiastique du royaume Antonio Varea, l’un des rares individus de bonne
famille qui luttent aujourd’hui dans les rues de Madrid. Après s’être rendu à
la Puerta del Sol en compagnie de son oncle Claudio Sanz, secrétaire royal,
puis sur l’esplanade du Palais, résolu à se battre, le notaire Varea participe
aux affrontements jusqu’à ce que, poursuivi par des Français qui battent en
retraite, il reçoive, près des Conseils, une balle des grenadiers de la Garde.
Transporté par son oncle et par l’officier inspecteur des Milices don Pedro de
la Cámara à son domicile de la rue Toledo, près des arcades de Panos, il
parvient à s’y réfugier, peut recevoir des soins et il aura la vie sauve.
D’autres sont moins heureux. Dans
tout le quartier, exaspérés par la mort de leurs camarades, les soldats
impériaux tirent sur tout ce qui bouge et font la chasse aux fuyards. C’est
ainsi que tombent blessés Julián Martín Jiménez, habitant Aranjuez, et le
tisserand de Vigo, âgé de vingt-quatre ans, Pedro Cavano Blanco. Meurent aussi
de la même manière José Rodríguez, laquais du conseiller de Castille don
Antonio Izquierdo : blessé devant la demeure de ses maîtres, dans la rue
de l’Almudena, il tambourine désespérément à la porte ; mais, avant qu’on
ne lui ouvre, il est rattrapé par deux soldats français. L’un lui assène un
coup de sabre à la tête et l’autre l’achève d’une balle de pistolet dans la
poitrine. Dans la même rue, à peu de distance de là, un enfant de douze ans,
Manuel Núñez Gascón, qui a lancé des pierres et tente d’échapper à la poursuite
d’un Français, meurt sous les coups de baïonnettes, devant les yeux épouvantés
de sa mère qui assiste à la scène du haut de son balcon.
De l’autre côté de l’Almudena,
réfugié sous un porche voisin de la place des Conseils avec son serviteur
Olmos, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, voit passer au galop
plusieurs éclaireurs de l’armée impériale qui viennent de la place Doña María
de Aragón. Son expérience militaire lui permet de se faire une idée
approximative de la situation. La ville a cinq portes principales, et toutes
les avenues qui viennent de celles-ci convergent vers la Puerta del Sol à la
manière des rayons d’une roue. Madrid n’est pas une place fortifiée, et aucune
résistance n’est possible si le moyeu de cette roue et ses rayons sont
contrôlés par l’adversaire. Le marquis de Malpica sait où campent les forces
ennemies à l’extérieur de la cité – au point où il en est, il doit considérer
les Français comme des ennemis –, et il peut prévoir leurs mouvements pour
étouffer l’insurrection ; les portes de la ville et les grandes artères seront
leur premier objectif. Observant les groupes de civils mal armés qui courent en
désordre de tous côtés, sans préparation ni chefs, le marquis de Malpica
conclut que la seule manière de s’opposer aux Français est de les harceler aux
portes mêmes, avant que leurs colonnes n’envahissent les grandes artères.
— La cavalerie, Olmos !
Elle est la clef de tout… Tu comprends ?
— Non, mais ça ne fait rien.
Que Monsieur ordonne, et ça me suffit.
Quittant le porche, Malpica arrête
une troupe d’habitants qui bat en retraite : il connaît de vue l’homme qui
les mène. C’est un valet d’écurie du Palais, qui le reconnaît à son tour et ôte
son bonnet. Il porte une escopette, sa cape pliée sur l’épaule, et il est suivi
d’une demi-douzaine d’hommes, d’un jeune garçon et d’une femme en tablier qui
tient à la main une hache de boucher.
— Ils nous ont mitraillés,
monsieur le marquis. C’est impossible de s’approcher de la place… Les gens se
sont égaillés et, maintenant, ils luttent où ils peuvent.
— Vous allez continuer à vous battre ?
— Inutile de nous le demander.
Le marquis de Malpica explique ses
intentions. La cavalerie, très utile pour disperser les insurgés, sera le
principal danger à affronter pour ceux qui se battent dans les rues. Les deux
plus importantes forces sont cantonnées dans le Buen Retiro et à Carabanchel.
Le Retiro est loin, trop loin pour qu’on puisse y faire quelque chose ;
mais les autres entreront par la porte de Tolède. Il s’agit donc de former une
troupe qui soit prête à les attaquer à cet endroit.
— Je peux compter sur
vous ?
Tous acquiescent, et la femme à la
hache de boucher appelle à grands cris d’autres hommes qui fuient l’esplanade
du Palais.
Cela fait une vingtaine d’insurgés,
parmi lesquels se détachent l’uniforme jaune d’un dragon de Lusitanie qui
allait à sa caserne et quatre soldats des Gardes wallonnes qui ont déserté la
porte du Trésor avec leurs fusils en se glissant par les fenêtres et arrivent
au pas de course des écuries pour rejoindre ceux qui se battent. Le dragon a
vingt-quatre ans et se nomme Manuel Ruiz García. Les Gardes wallonnes, uniforme
bleu à revers rouges et guêtres blanches, sont un Alsacien de dix-neuf ans,
Franz Weller, un Polonais de vingt-trois ans, Lorenz Leleka, et deux
Hongrois : Gregor Franzmann, vingt-six ans, et Paul Monsak, trente-sept.
Le reste de la troupe est composé de jardiniers, de valets des écuries
voisines, d’un commis de boutique, d’un porteur d’eau de quinze ans, la tête
ceinte d’un mouchoir ensanglanté, d’un concierge des Conseils et d’un ouvrier
de Lavapiés, charpentier de son métier, dépoitraillé et la mine farouche –
cheveux pris dans un filet, courte veste à brandebourgs, navaja de deux empans
passée dans sa large ceinture –, qui répond au nom de Miguel Cubas Saldaña.
L’ouvrier, qui va de pair avec un autre individu à l’aspect patibulaire vêtu
d’une capote brune et d’un chapeau à bord relevé, s’offre avec beaucoup
d’assurance à lever dans son quartier une bonne troupe de compagnons. Et donc,
après s’être arrêté à l’hôtel de Malpica pour qu’Olmos y prenne le renfort de
deux jeunes domestiques, de deux carabines et de trois fusils de chasse, le
marquis, choisissant les rues les moins fréquentées pour éviter les Français,
dirige ses volontaires vers la porte de Tolède.
Le marquis n’est pas le seul qui ait
pensé à couper la route aux troupes françaises. Dans le nord-est de la ville,
un groupe nombreux et armé de fusils de chasse et de carabines, dans lequel se
trouvent Nicolás Rey Canillas, trente-deux ans, valet aux Gardes du Corps et
ancien soldat de la cavalerie, Ramón González de la Cruz, domestique du
maréchal de camp don José Jenaro Salazar, le cuisinier José Fernández Viñas, le
Biscayen Ildefonso Ardoy Chavarri, le cordonnier Juan Mallo, âgé de vingt ans,
le marchand d’huile Juan Gómez García, vingt-six ans, et le soldat des dragons
de Pavie Antonio Martínez Sánchez, décident d’empêcher la sortie des troupes
françaises qui occupent la caserne Conde-Duque, près de San Bernardino, et se
postent aux abords. Le premier à mourir est Nicolás Rey, qui porte deux
pistolets chargés à la ceinture et qui, se trouvant nez à nez avec une
sentinelle sur laquelle il tire à brûle-pourpoint, est touché par une balle.
Tout de suite après, prenant position dans les maisons voisines et derrière les
murs, les insurgés ouvrent le feu et le combat se généralise, mais il est bref,
en raison de la disproportion des forces : cinq cents Français face à une
vingtaine de Madrilènes. Les marins de la Garde impériale sortent de la caserne
et dirigent sur les attaquants un feu nourri qui les oblige à se replier. Dans
leur retraite, qu’ils ralentissent de temps en temps pour tirer, tout en
franchissant murs et vergers pour se mettre à l’abri, mourront González de la
Cruz, Juan Mallo, Ardoy, Fernández Viñas et le soldat Martínez Sánchez.
Ce ne sont pas seulement des
combattants qui meurent. Exaspérés par le harcèlement des Madrilènes, les
détachements français se mettent à faire feu sur les habitants qui regardent de
leurs fenêtres ou de leurs balcons ou sur des attroupements de curieux. Dans la
maison qu’il occupe depuis deux mois au numéro 8 de la rue Silva, le prêtre
défroqué José Blanco White, un Sévillan de trente-deux ans, entend le tumulte
et sort pour voir ce qui se passe.
— Les Français tirent sur le
peuple ! l’avertit un voisin.
En réalité, José Blanco White ne
s’appelle pas encore ainsi.
Ce nom – emprunté à sa lointaine
ascendance irlandaise –, il l’adoptera plus tard en anglicisant celui de José
María Blanco y Crespo, lorsqu’il vivra en exil en Angleterre, où il écrira ses Lettres
d’Espagne, indispensables à quiconque veut comprendre son époque. Pour
Blanco White, le Pepe Crespo des salons sévillans et des cafés madrilènes, ami
du poète Quintana et en même temps admirateur du théâtre de Moratín, homme
éclairé, lucide, dont les idées de liberté et de progrès sont plus proches des
idées étrangères que de l’ambiance confinée de toiles d’araignées et de
sacristies qui le désole tant dans sa patrie – il est un lecteur assidu de
Feijoo, Rousseau et Voltaire –, la nouvelle des représailles françaises semble
incroyable : c’est une atrocité monstrueuse et un non-sens politique.
C’est pourquoi il veut en constater la véracité de ses propres yeux. Il arrive
ainsi sur la place Santo Domingo, au confluent de quatre grandes rues, dont
l’une vient directement de l’esplanade du Palais. Dans cette dernière résonne
le battement d’un tambour, et Blanco White s’arrête à côté d’un rassemblement
de paisibles citoyens, badauds bien vêtus et artisans du quartier. Au débouché
de la rue, apparaît une troupe française au pas de course, fusils prêts à
tirer. Tandis que Blanco White attend pour les voir de près sans soupçonner le
moindre danger, il observe que les soldats font halte à vingt pas et épaulent
leurs armes.
— Attention !… Ils vont
tirer !… Attention !
La salve arrive à l’improviste,
brutale, un homme tombe mort au coin de la rue par laquelle tous se sauvent en
courant. Le cœur bondissant dans sa poitrine, révulsé par ce qu’il vient de
voir, le souffle coupé, Blanco White court vers sa maison, monte l’escalier et
ferme la porte. Là, indécis, bouleversé, il ouvre la fenêtre, entend les tirs
qui continuent et se hâte de la refermer. Puis, ne sachant que faire, il sort
d’un coffre un fusil de chasse, et, le tenant à la main, il marche de long en
large dans sa chambre, sursautant à chaque décharge proche. Ce serait
suicidaire, se dit-il, de sortir dans la rue n’importe comment et sans savoir
pourquoi. Avec qui ou contre qui. Pour se calmer, avant de prendre une
décision, il s’empare d’une boîte de poudre et de plombs, et il se met à
fabriquer des cartouches pour le fusil. Au bout d’un moment, il se sent
ridicule, range l’arme dans le coffre et va s’asseoir devant la fenêtre,
tressaillant au crépitement des détonations qui s’étend aux quartiers voisins,
ponctué par intervalles de coups de canon.
Lorsque le capitaine Marbot revient
au palais Grimaldi, il voit le duc de Berg sortir à cheval avec tout son
état-major, escorté par un demi-escadron de cavaliers polonais et une compagnie
de fusiliers de la Garde impériale. Comme la situation devient tendue et qu’il
craint de rester isolé dans le palais, Murat a décidé de transporter son
quartier général près des écuries du Palais royal, sur la côte de San Vicente
par laquelle est prévue l’arrivée de l’infanterie cantonnée au Pardo, pendant
qu’une autre colonne viendra de la Casa del Campo en passant par le pont de
Ségovie. L’un des avantages tactiques de l’endroit, bien que personne n’ose le
dire à voix haute, est que, de là, Murat pourrait, avec la totalité de son
quartier général, contourner la ville par le nord si celle-ci était bloquée et,
si les choses tournaient vraiment mal, se replier sur Chamartín.
— La cavalerie devrait déjà
être à la Puerta del Sol en train de sabrer cette racaille ! Et Godinot et
Aubrée en train de suivre avec leur infanterie !… Où en est-on, au Buen
Retiro ?
Le duc de Berg tire furieusement sur
les rênes de son cheval. Son humeur a encore empiré, et les motifs ne manquent
pas. Il vient d’apprendre que plus de la moitié des courriers expédiés aux troupes
ont été interceptés. Telle est du moins l’expression qu’utilise le général
Belliard. Le capitaine Marbot, qui arrive sur sa monture au moment où le groupe
rutilant de l’état-major prend la rue Nueva vers le Campo de Guardias, ne peut
retenir une grimace en entendant cet euphémisme. C’est une manière comme une
autre, pense-t-il, de décrire des cavaliers criblés de pierres depuis les
maisons et aux carrefours, assaillis par la foule, jetés à bas de leurs chevaux
et poignardés dans les rues et sur les places.
— Ah, Marbot ! Voici un
pli contenant des ordres. Veuillez le porter au Buen Retiro. À bride abattue.
— À qui dois-je le remettre,
Votre Altesse ?
— Au général Grouchy. Et si
vous ne le trouvez pas, à n’importe qui, pourvu qu’il soit au commandement…
Dépêchez-vous !
Le jeune capitaine reçoit
l’enveloppe scellée, porte la main à son colback et pique des éperons en
direction de Santa María et de la Calle Mayor, laissant derrière lui
l’imposante escorte du duc de Berg. Compte tenu de l’importance de sa mission,
le général Belliard a pris la précaution de lui donner quatre dragons. Tout en
chevauchant devant ceux-ci dans la rue Encarnación, Marbot se penche sur
l’encolure de son cheval et serre les dents, en s’attendant à tout moment à
recevoir la tuile, le pot ou le coup de fusil de chasse qui le désarçonnera.
C’est un militaire qui connaît son métier, il a de l’expérience, mais cela ne
l’empêche pas de déplorer sa malchance. Il n’est pas de tâche plus dangereuse
que de porter un message à travers une ville en état d’insurrection. Sa mission
consiste à parvenir au Buen Retiro, où sont cantonnées la cavalerie de la Garde
impériale et une division de dragons, au total trois mille cavaliers. La
distance n’est pas grande, mais l’itinéraire comprend la Calle Mayor, la Puerta
del Sol et la rue d’Alcalá ou le cours San Jerónimo qui sont en ce moment, pour
un Français, les pires endroits de Madrid. Il n’a pas échappé à Marbot que
Murat, conscient du danger de la mission, l’a confiée à lui, jeune officier
attaché à son état-major, et non à des aides de camp en titre, qu’il préfère
conserver près de lui et à l’abri du danger.
Marbot et ses quatre dragons n’ont
pas encore perdu de vue le palais Grimaldi quand, d’un balcon, ils sont la
cible d’un coup de fusil, qu’ils évitent facilement. Sur leur passage d’autres
détonations retentissent – par chance les tireurs ne sont pas des militaires,
mais des civils armés de fusils de chasse et de pistolets – et divers objets
pleuvent des balcons et des fenêtres. Accompagnés du fracas des sabots de leurs
montures, les cinq cavaliers filent au galop dans les rues, en une formation
compacte qui oblige les gens à leur céder le passage. Ils suivent de la sorte
la Calle Major et arrivent à la Puerta del Sol, où la foule est si menaçante
que Marbot sent son courage fléchir. Si nous hésitons, décide-t-il, tout finit
ici.
— Ne vous arrêtez pas,
crie-t-il à ses hommes. Ou nous sommes morts !
Et ainsi, avec la crainte, à chaque
bond de son cheval, d’être jeté à bas de sa selle et taillé en pièces, le
capitaine pique des éperons, ordonne à ses dragons de rester collés les uns aux
autres, et tous les cinq galopent vers l’entrée du cours San Jerónimo sans que
ceux qui s’écartent sur leur passage – quelques téméraires essayent de
s’interposer et de saisir les rênes, et Marbot renverse un ou deux exaltés avec
son cheval – puissent faire autre chose que les insulter, leur lancer des
pierres et des coups de bâtons, et, impuissants, les voir disparaître. Mais,
entre la rue du Lobo et l’hôpital des Italiens, la course doit
s’interrompre : un homme drapé dans sa cape décharge à bout portant son
pistolet sur le cheval d’un dragon, qui encense et jette son cavalier à terre.
Immédiatement, de nombreux habitants se précipitent des maisons voisines pour
tuer le dragon tombé ; mais Marbot et les autres tirent sur leurs rênes,
font volte-face et accourent au secours de leur camarade, opposent leurs sabres
aux navajas et aux poignards des agresseurs, presque tous jeunes et
déguenillés, dont trois restent sur le carreau ; les autres s’enfuient,
non sans avoir légèrement blessé les dragons, tandis que Marbot a reçu un
violent coup de couteau qui n’a pas atteint la chair mais a déchiré une manche
de son dolman. Finalement, tendant une main au dragon démonté pour qu’il se
cramponne aux selles et coure entre deux chevaux, les cinq hommes poursuivent
leur marche aussi vite qu’ils le peuvent, en descendant le cours San Jerónimo,
jusqu’aux écuries du Buen Retiro.
Pendant ce temps, le serrurier Blas
Molina Soriano court aussi, le long des murs du couvent de Santa Clara, fuyant
les décharges françaises. Il a l’intention de descendre vers la Calle Mayor et
la Puerta del Sol pour s’unir à ceux qui s’y trouvent déjà ; mais des tirs
répétés et des cris de gens en débandade retentissent du côté de la rue de la
Platería, aussi s’arrête-t-il sur la place Herradores avec d’autres fuyards
qui, comme lui, arrivent de l’esplanade du Palais. Parmi eux se trouve le
groupe du chocolatier José Lueco et une autre petite bande formée par un homme
âgé à barbe blanche, qui brandit une antique épée couverte de taches de
rouille, et trois jeunes gens armés de fers de lance tout aussi oxydés ;
des armes vieilles de plus d’un siècle et que, racontent-ils, ils ont prises
dans la boutique d’un brocanteur. Deux femmes et un voisin sortent pour leur
donner de l’eau et demander des nouvelles, mais la plupart des gens restent aux
fenêtres, pour regarder sans se compromettre. Molina qui a atrocement soif boit
une longue gorgée et fait passer la cruche.
— Comment trouver des
fusils ? se lamente le vieux à barbe blanche.
— À qui le dites-vous,
monsieur ! renchérit un des jeunes garçons. Si nous en avions, nous
verrions de grandes choses, aujourd’hui !
À ce moment, le serrurier est pris
d’une soudaine illumination. Le souvenir de sa visite au parc d’artillerie de
Monteleón, quand il escortait le jeune Ferdinand VII, lui revient. Sa
mémoire a fidèlement enregistré les canons rangés dans la cour, les fusils
alignés sur leurs râteliers. Et il se donne une tape sonore sur le front.
— Que je suis bête !
s’exclame-t-il.
Surpris, les autres le regardent.
Alors il leur explique. Dans le parc, il y a des armes, de la poudre et des
munitions. S’ils s’en emparaient, les Madrilènes pourraient traiter les
Français d’homme à homme, comme il convient, au lieu de se faire mitrailler
dans les rues, sans défense.
— Œil pour œil !
lance-t-il, féroce.
À mesure qu’il expose son plan,
Molina voit s’animer les visages de ceux qui l’entourent : regards
d’espoir et désir de vengeance se substituent à la fatigue. À la fin, il lève
le gourdin noueux avec lequel il a assommé le soldat français et se met en
marche, résolu, vers la rue des Hileras.
— Que ceux qui veulent se
battre me suivent ! Et vous, voisins, faites passer le mot… Il y a des fusils
au parc de Monteleón !
3
Au parc d’artillerie de Monteleón, le
lieutenant Rafael de Arango a vu, à son immense soulagement, les portes
s’entrouvrir pour laisser entrer le capitaine Luis Daoiz.
— Comment les choses se
présentent-elles, ici ? demande le nouveau venu avec beaucoup de
sang-froid.
Arango, qui doit faire un effort
pour respecter les formes et ne pas se jeter au cou de son supérieur, le met au
courant, y compris de sa décision de mettre les pierres aux fusils et de
disposer de cartouches, précautions que Daoiz approuve.
— Bon, vous avez agi un peu en
fraude, dit-il avec un bref sourire. Mais comme ça nous pouvons parer à toute
éventualité.
La situation, l’informe le
lieutenant, est difficile, le capitaine français et ses hommes sont très nerveux
et les gens, dehors, de plus en plus nombreux. On entend tirer dans le centre
de la ville, et de nouvelles bandes d’agitateurs affluent des rues voisines
vers les rues San José et San Pedro, devant le parc. Les habitants, et parmi
eux beaucoup de femmes surexcitées, sortent pour les rejoindre, et ils frappent
aux portes pour réclamer des armes. D’après le caporal Alonso, qui se tient
toujours à l’entrée, et le sergent-major Juan Pardo, qui habite en face et
vient régulièrement donner des nouvelles de la rue, les choses semblent
s’aggraver. Daoiz lui-même a pu le constater en venant, sur ordre du capitaine
Navarro Falcón.
— C’est vrai, dit le capitaine,
sans se départir de son flegme. Mais je crois que, pour le moment, nous pouvons
contrôler la situation… Comment sont les hommes ?
— Inquiets, mais toujours
disciplinés. – Arango baisse la voix. – J’imagine que votre présence les
soulagera. Plusieurs sont venus me voir pour me dire qu’on peut compter sur eux
s’il faut se battre.
Daoiz a un sourire rassurant.
— Nous n’en viendrons pas là.
Les ordres que j’apporte sont tout le contraire. Calme absolu, et pas un seul
artilleur à l’extérieur du parc.
— Et pour ce qui est de donner
des armes au peuple ?
— Surtout pas. Ce serait une
folie, dans l’état où sont les esprits… Et les Français ?
Arango indique le centre de la cour,
où le capitaine de l’armée impériale et ses subalternes forment un groupe qui
observe, soucieux, les officiers espagnols. Le reste de la troupe, à part
quelques-uns qui surveillent à la porte, attend, sous les armes, à vingt pas de
là. Certains sont assis par terre.
— Le capitaine s’est montré
très arrogant, tout à l’heure. Mais, après, à mesure que, dehors, les gens se
faisaient plus nombreux, il s’est renfrogné… Maintenant, il est nerveux, et je
crois qu’il a peur.
— Je vais lui parler. Un homme
nerveux et apeuré est plus dangereux qu’un homme sûr de lui.
À ce moment, le caporal Alonso
arrive de la porte. Trois officiers d’artillerie demandent à entrer. Daoiz, qui
ne semble pas surpris, donne son accord ; et, peu après, apparaissent dans
la cour, comme s’ils passaient là par hasard, en uniforme et sabre au côté, le
capitaine Juan Cónsul et les lieutenants Gabriel de Torres et Felipe Carpegna.
Tous trois saluent Daoiz d’un air sérieux et circonspect qui donne à penser à
Arango que ce n’est pas la première fois, ce matin, qu’ils se rencontrent. Juan
Cónsul est un ami intime de Daoiz ; et son nom, comme celui du capitaine
Velarde et d’autres, est cité depuis quelques jours dans les rumeurs de conspiration
qui circulent. Il est aussi l’un de ceux qui, la veille, se trouvaient avec
Daoiz à l’auberge de Genieys, lors de l’altercation qui a tourné court.
Il se trame quelque chose ici, se
dit le jeune lieutenant.
À dix heures et demie, dans les
locaux de l’état-major de l’Artillerie, au numéro 68 de la rue San Bernardo,
devant le Noviciat, le colonel Navarro Falcón discute avec le capitaine Pedro
Velarde qui est assis à son bureau, tout près de celui de son supérieur et chef
immédiat. Le colonel a vu le capitaine arriver le regard enflammé et dans un
état de grande surexcitation, en demandant à aller au parc de Monteleón. Le
colonel qui apprécie sincèrement Velarde lui refuse la permission avec tact,
affectueusement mais fermement.
— Daoiz se débrouillera seul,
dit-il, et j’ai besoin de vous ici.
— Il faut se battre, mon
colonel !… On ne peut plus reculer !… Daoiz devra le faire, et nous
aussi !
— Je vous prie de ne pas
proférer d’incongruités et de vous calmer.
— Me calmer, dites-vous ?…
Vous n’avez pas entendu les tirs ? Ils mitraillent le peuple !
— J’ai mes instructions, et
vous avez les vôtres. – Navarro Falcón sent monter son exaspération. –
Faites-moi la grâce de ne pas me compliquer les choses davantage. Bornez-vous à
faire votre devoir.
— Mon devoir est dehors, dans
la rue !
— Votre devoir est d’obéir à
mes ordres ! Point final !
Le colonel, qui vient de donner un
coup de poing sur la table, se désole d’avoir perdu son sang-froid. C’est un
vieux soldat : il s’est battu à Santa Catalina du Brésil, contre les
Anglais au Río de la Plata, dans la colonie de Sacramento, au siège de
Gibraltar et durant toute la guerre contre la République française. Gêné, il
regarde le secrétaire Manuel Almira et ceux qui sont dans la pièce voisine et
qui écoutent, puis il observe de nouveau Velarde qui, furieux, trempe sa plume
dans l’encrier et gribouille n’importe quoi sur les papiers qui sont devant
lui. Finalement, le colonel se lève et pose sur le bureau de Velarde l’ordre
que lui a transmis le général Vera y Pantoja, gouverneur de la place, et qui
est de maintenir les troupes dans leurs casernes et à l’écart de tout ce qui
peut se produire.
— Nous sommes des soldats,
Pedro.
Ce n’est pas dans ses habitudes
d’appeler ses officiers par leur prénom, et Velarde le sait ; mais il n’a
que faire de cette marque d’affection et hoche négativement la tête tout en
écartant d’un geste méprisant l’ordre du gouverneur.
— Nous sommes avant tout des
Espagnols, mon colonel.
— Écoutez-moi : si la
garnison se range aux côtés du peuple révolté, Murat fera marcher sur Madrid le
corps du général Dupont qui n’est qu’à une journée de route… Est-ce que vous
voulez que cinquante mille Français s’abattent sur cette ville ?
— Même s’ils sont cent mille,
qu’importe ? Nous serons un exemple pour toute l’Espagne et pour le monde.
Las de la discussion, Navarro Falcón
retourne à sa table.
— Je ne veux pas entendre un
mot de plus !… Est-ce clair ?
Le colonel s’assied et fait mine de
se plonger dans ses papiers. Feignant de croire que Velarde ne l’entend pas, il
murmure, l’air égaré : « Se battre… Se battre… Mourir pour
l’Espagne », et, tout en griffonnant à son tour des dessins sans
signification, il forme des vœux pour que là-bas, à Monteleón, Daoiz garde la
tête froide, et que lui-même, ici, soit capable de conserver Velarde rivé à sa
table. Laisser aujourd’hui cet exalté s’approcher du parc de Monteleón, ce
serait comme attacher un cordon allumé à un tonneau de poudre.
Malgré ses excès et son patriotisme
passionné, le serrurier Molina n’est pas idiot. Il sait que s’il conduit sa
troupe vers le parc par des rues trop larges, il attirera l’attention et que,
tôt ou tard, les Français lui barreront le passage. Il recommande donc le
silence à la vingtaine de volontaires qui le suivent – dont de nouveaux venus viennent
grossir les rangs en cours de route – et, après s’être séparé de ceux qui
cherchent le chemin le plus court, il les dirige vers le cours San Pablo en
passant par le guichet de San Martín et les rues Hita et Tudescos.
— Sans tapage, hein ?… Ça,
ce sera pour plus tard. L’important, c’est de nous procurer des fusils.
À la même heure, d’autres groupes,
ceux qui ont été alertés par Molina ou des gens qui marchent sur Monteleón de
leur propre initiative, montent par Los Caños et la place Santo Domingo vers la
large rue San Bernardo, et de la Puerta del Sol par le carreau de San Luis vers
la rue Fuencarral. Certains parviendront au but dans l’heure qui vient ;
mais d’autres, confirmant les craintes de Molina, seront anéantis ou dispersés
en se heurtant à des détachements français. Tel est le cas de la troupe formée
par le chocolatier José Lueco qui, avec les garçons d’écurie Juan Velázquez,
Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez, décide de marcher pour son compte en
coupant par San Bernardo. Mais dans la rue de la Bola, alors qu’ils sont
maintenant une trentaine grâce au renfort des valets d’une hôtellerie et d’une
auberge voisines, d’un doreur, de deux apprentis charpentiers, d’un ouvrier
typographe et de plusieurs domestiques de maisons particulières, la troupe, qui
dispose de quelques carabines, escopettes et fusils de chasse, tombe sur un
peloton de fusiliers de la Garde impériale. Le choc est brutal, à bout portant,
et, après les premiers coups de navajas et de fusils, les Madrilènes se
retranchent au coin de la place Santo Domingo et de la rue Puebla. Pendant un
bon moment, n’écoutant que leur courage, ils livrent là un combat acharné qui
cause des pertes aux Français, avec l’aide des gens du voisinage qui
participent à la bataille en lançant des pots de fleurs et toutes sortes de
projectiles depuis les balcons. Finalement, se voyant sur le point d’être
encerclée par des renforts qui arrivent des rues adjacentes, leur troupe se
disperse en laissant plusieurs morts sur le pavé. José Lueco, blessé d’un coup
de sabre au visage et d’une balle à l’épaule, parvient à se réfugier dans une
maison proche – à la troisième tentative, car les deux premières portes
auxquelles il frappe ne s’ouvrent pas – où il restera caché jusqu’à la fin de
la journée.
Comme celui du chocolatier Lueco,
d’autres groupes sont presque tout de suite défaits, ou durent juste le temps
que les troupes françaises mettent à les trouver et à les disperser. C’est ce
qui arrive au petit groupe armé de gourdins et de couteaux que les Français obligent
à se débander à coups de canon au coin des rues du Pozo et San Bernardo,
blessant José Ugarte, chirurgien de la Maison royale, et María Oñate Fernández,
âgée de quarante-trois ans et originaire de Santander. Même chose dans la rue
Sacramento, pour une troupe conduite par le curé don Cayetano Miguel Manchón
qui, armé d’une carabine et à la tête de quelques jeunes gens résolus, tente de
gagner le parc d’artillerie. Une patrouille de cavaliers polonais fond sur eux
à l’improviste, le prêtre est atteint d’un coup de sabre qui lui met la
cervelle à l’air, et ses hommes, affolés, se dispersent en un instant.
Un autre groupe n’arrivera pas non
plus à destination : c’est celui que mène don José Albarrán, médecin de la
famille royale, qui, après avoir assisté au massacre de l’esplanade du Palais,
recrute une bande d’habitants armés de gourdins, de couteaux et de quelques
fusils de chasse, et tente de la faire passer par la rue San Bernardo. Arrêtés
par la mitraille que crachent deux canons français mis en batterie devant
l’hôtel du duc de Montemar, ils doivent se réfugier dans la rue San
Benito ; là, ils se voient pris entre deux feux, car une autre force
française qui vient de la place Santo Domingo tire sur eux depuis celle du
Gato. Le premier à tomber, d’une balle dans le ventre, est le plâtrier Nicolás
del Olmo García, âgé de cinquante-quatre ans. Le groupe se débande et le
docteur Albarrán, grièvement blessé et laissé pour mort – il sera sauvé plus
tard par ses amis et survivra –, est dépouillé par les soldats de l’armée
impériale qui lui prennent sa redingote, sa montre et douze onces d’or qu’il
portait sur lui. À son côté, après s’être battu avec pour seules armes une
petite épée d’apparat et un pistolet de poche, meurt Fausto Zapata y Zapata,
douze ans, cadet des Gardes espagnoles.
Dans une maison de la rue de
l’Olivo, un garçon de quatre ans et demi, Ramón de Mesonero Romanos – qui sera
par la suite l’un des écrivains les plus populaires et les plus typiques de
Madrid –, est également la victime accidentelle des événements. En se
précipitant au balcon avec sa famille pour voir une troupe de Madrilènes qui
crient « Aux armes ! Aux armes ! Vive Ferdinand VII et mort
aux Français ! », le petit Ramón trébuche et s’ouvre le crâne sur le
fer forgé de la balustrade. Bien des années après, dans ses Mémoires d’un
septuagénaire, il racontera cet épisode : sa mère, Doña Teresa,
effrayée par l’état de son fils et par ce qui se passe dans la rue, allume des
cierges devant une image de l’Enfant Jésus et récite son rosaire, pendant que
le père – le négociant Tomás Mesonero – discute, inquiet, avec leurs voisins. À
cet instant se présente chez eux un ami de la famille, le capitaine Fernando
Butrón, qui vient de se défaire de son épée et de son uniforme afin, dit-il,
d’éviter que les gens qui courent les rues ne l’obligent, comme ils l’ont déjà
tenté à trois reprises, à se mettre à leur tête.
— Ils vont partout, surexcités
et désorientés, en cherchant quelqu’un pour les diriger, explique Butrón, qui
reste en gilet et manches de chemise. Mais tous les militaires ont ordre
d’aller s’enfermer dans leurs casernes… Nous n’avons pas le choix.
— Et ils obéissent tous ?
demande Doña Teresa Romanos qui, sans cesser de dire son rosaire, lui apporte
un verre de clairet frais.
Butrón avale le vin d’un trait et
essaye la jaquette anglaise que lui offre le maître de maison. Les manches sont
un peu courtes, mais c’est mieux que rien.
— Moi, en tout cas, je compte
obéir… Mais je ne sais pas ce qui se passera si cette folie continue.
— Jésus, Marie, Joseph !
Doña Teresa se tord les mains et
entame le vingtième Ave María de la matinée. Écroulé sur un canapé à côté de
l’image de l’Enfant Jésus, le petit Ramón Mesonero Romanos, un emplâtre imbibé
de vinaigre sur le front, pleure à chaudes larmes. De temps à autre, au loin,
retentissent des coups de feu.
À la Puerta del Sol, dix mille
personnes sont rassemblées, et la foule se répand dans les artères voisines, de
la rue Montera au carreau de San Luis, de même que dans les rues Arenal et
Postas, et la Calle Mayor, tandis que des groupes armés d’escopettes, de
gourdins et de couteaux patrouillent aux alentours pour donner l’alerte en cas
de présence française. De la fenêtre de sa maison, au numéro 15 de la rue
Valleverde, au coin de la rue Desengaño, Francisco Goya y Lucientes, Aragonais,
âgé de soixante-deux ans, membre de l’Académie de San Fernando et peintre de la
Maison royale avec cinquante mille réaux de rente, regarde tout avec une
expression sévère. Deux fois, il a refusé de céder à son épouse, Josefa Bayeu,
qui lui demandait de rabattre le volet et de se retirer à l’intérieur. En
gilet, le col de la chemise ouvert et les bras croisés sur sa poitrine, sa tête
puissante, encore ornée d’une épaisse chevelure frisée et de favoris gris, un
peu penchée, le plus célèbre des peintres espagnols vivants s’obstine à rester
là pour observer le spectacle de la rue. Des cris de la foule et des tirs
isolés au loin, c’est à peine si des échos parviennent à ses oreilles – une
maladie, il y a quelques années, l’a laissé sourd –, bruits amortis qui se
confondent avec les rumeurs de son cerveau toujours tourmenté, tendu et aux
aguets. Goya est à son balcon depuis que, voici un peu plus d’une heure, León
Ortega y Villa, un jeune homme de dix-huit ans qui est son élève, est venu de
chez lui, rue Cantarranas, pour demander la permission de ne pas se rendre à
l’atelier. « Nous allons probablement devoir nous battre avec les
Français », a-t-il dit au peintre en parlant comme d’habitude très fort
tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et
héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurgations de Josefa
Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de
l’inquiétude de sa famille.
— Tu as une mère, León.
— J’ai mon honneur, Doña
Josefa, et une patrie à défendre.
Maintenant Goya demeure immobile,
sourcils froncés, contemplant le fourmillement dense de la foule qui descend
vers la Puerta del Sol ou remonte la rue Fuencarral en direction du parc
d’artillerie. Homme génial, voué à la gloire des musées et de l’histoire de
l’Art, il essaye de vivre et de peindre en s’abstrayant de la réalité
quotidienne, malgré ses idées avancées, ses amis acteurs, artistes et écrivains
– parmi eux, Moratín, dont le sort préoccupe aujourd’hui le peintre –, ses
bonnes relations avec la Cour et sa rancœur, secrète, envers l’obscurantisme,
les prêtres et l’Inquisition. Lesquels, pense-t-il, ont, des siècles durant,
transformé les Espagnols en esclaves incultes, délateurs et couards. Maintenir
son œuvre à l’écart de tout cela est de plus en plus difficile. Déjà, dans la
série de gravures des Caprices réalisée il y a neuf ans, l’Aragonais a
tourné en ridicule, presque ouvertement, les prêtres, les inquisiteurs, les
juges injustes, la corruption, l’abrutissement du peuple et autres vices
nationaux. De la même manière, aujourd’hui, il lui est impossible de se
soustraire aux sombres présages qui planent sur Madrid. Le vague brouhaha qui
parvient aux tympans abîmés du vieux peintre s’accroît par moments, montant
d’un degré, tandis que dans la foule les têtes s’agitent, formant des vagues
comme le blé sous l’effet du vent ou comme la mer quand s’annonce une tempête.
L’Aragonais est un homme énergique qui, dans sa jeunesse, a été torero, s’est
battu au couteau, a dû fuir la justice ; il n’a rien d’un petit-maître ou
d’une poule mouillée. Pourtant cette foule en ébullition, pour lui silencieuse,
qui s’agite tout près a quelque chose d’obscur qui l’inquiète davantage que
l’émeute immédiate ou les troubles prévisibles. Dans les bouches ouvertes et
les bras levés, dans les groupes qui passent en brandissant gourdins et navajas
et en criant des paroles inaudibles mais qui résonnent dans la tête de Goya
aussi terribles que s’il pouvait les entendre, le peintre voit se dessiner des
nuages noirs et des torrents de sang. Derrière lui, entre les crayons, les
fusains et les estompes, sur la petite table où il a l’habitude de travailler à
ses croquis en profitant de la clarté de la grande fenêtre, est posée l’esquisse
de quelque chose qu’il a commencé ce matin, quand la lumière était encore
grise : un dessin au crayon qui représente un homme aux vêtements
déchirés, agenouillé et les bras en croix, entouré d’ombres qui l’assaillent
comme les fantômes d’un cauchemar. Et en marge de la feuille, d’une écriture
forte, sans appel, Goya a écrit ces mots : « Tristes pressentiments
de ce qui doit arriver. »
Jacinto Ruiz Mendoza souffre
d’asthme, et il s’est réveillé aujourd’hui – comme cela lui arrive souvent –
avec une forte fièvre et une terrible sensation d’étouffement. Du lit où il gît
prostré, il entend des tirs isolés, et il se lève avec difficulté. Son corps
est trempé de sueur, il ôte sa chemise de nuit mouillée, se rafraîchit un peu
la figure avec l’eau d’une cuvette et revêt lentement, la boutonnant de ses
doigts gourds, la nouvelle veste blanche à revers rouges dont vient d’être doté
le 36e régiment d’infanterie des Volontaires de l’État, dans lequel
il sert avec le grade de lieutenant. Il a du mal à s’habiller, car il se sent
faible ; et son ordonnance, un soldat qu’il a envoyé aux nouvelles, n’est
pas encore revenue. Il finit par enfiler ses bottes, et, d’un pas hésitant, se
dirige vers la porte. Né à Ceuta il y a vingt-neuf ans, Jacinto Ruiz est mince,
de complexion délicate, mais énergique et très sourcilleux quand il s’agit de
son honneur de militaire. Il est de caractère timide, un peu réservé, du fait
de l’infirmité respiratoire qui le tient depuis l’enfance. Pour le reste, c’est
un patriote, il accomplit fidèlement ses obligations, il aime l’armée et la
gloire de l’Espagne, et, ces derniers temps, comme beaucoup de ses camarades,
il a cruellement souffert de l’abaissement de sa nation devant le pouvoir
napoléonien. Mais comme il n’a rien d’un exalté, il n’a jamais exprimé
d’opinions politiques en dehors du cercle fermé de ses amis intimes.
Dans l’escalier, Ruiz croise un
gamin qui monte en courant et lui apprend que les Français tirent sur le
peuple, tandis que des groupes de civils marchent sur les casernes pour y
chercher des armes. Inquiet, Jacinto Ruiz sort dans la rue et presse le pas
sans répondre aux appels que plusieurs voisins, en voyant son uniforme, lui
adressent depuis les balcons pour lui demander des nouvelles. Il poursuit sans
s’arrêter en direction de la caserne de Mejorada, située au bout de la rue San
Bernardo, au numéro 83 qui fait le coin avec la rue San Hermenegildo, un peu
plus haut que le bâtiment de l’état-major de l’Artillerie. Ainsi, le plus vite
qu’il peut, mais sans modifier son allure pour ne pas faire mauvaise
impression, luttant contre la suffocation de ses poumons et malgré la fièvre
qui lui brûle le front sous son chapeau, l’humble lieutenant d’infanterie, dont
le nom n’est rien de plus qu’une courte ligne sur le tableau d’avancement de
l’armée, va rejoindre son régiment sans se douter que, près de la rue dans
laquelle il marche en ce moment, bien des années après cette longue journée qui
commence, un monument de bronze se dressera à sa mémoire.
Ce qu’on entend au loin, ce sont des
tirs isolés, et non des feux nourris. Cela rassure un peu Antonio Alcalá
Galiano, qui parcourt le quartier en observant l’agitation des habitants. Ses
dix-neuf ans ne l’empêchent pas de constater l’évidence : les bandes sont
armées de façon si ridicule que cela semble une folie de défier les soldats
français. Et pourtant, ne résistant pas à l’ardeur de la jeunesse – mais plus
encore à cause des femmes qui regardent des balcons –, il s’est joint à un
groupe qui passe dans un grand tumulte devant l’église San Idelfonso. Il est
amoureux d’une Madrilène et c’est peut-être l’occasion d’avoir un exploit
héroïque, même minime, à lui raconter. La bande, composée de jeunes garçons,
est conduite par un homme qui a l’allure d’un ouvrier artisan et qui crie
« Vive le roi Ferdinand ! ». Alcalá Galiano lui emboîte le pas
jusqu’à la rue Fuencarral, où éclate une discussion animée à propos du chemin à
suivre : les uns veulent aller dans une caserne pour se joindre à la
troupe et se battre à ses côtés et en bon ordre, tandis que les autres
préfèrent tomber sur les Français partout où ils les trouveront, en leur
tendant des embuscades pour s’emparer de leurs armes et continuer ainsi par
sauts, en petites bandes qui attaqueront et s’enfuiront aussitôt par les rues
voisines et les terrasses. La discussion s’envenime et l’un des plus exaltés,
déguenillé et l’air mauvais, se tourne vers Alcalá Galiano.
— Holà, l’ami, qu’est-ce que
vous en pensez ?
D’être interpellé ainsi ne plaît
guère à l’orphelin bien élevé du héros de Trafalgar, qui, de plus, appartient à
l’école de Cavalerie de Séville, bien qu’habillé en civil. Contrarié mais
prudent, il répond qu’il n’a pas d’opinion sur la question.
— Mais vous voulez tuer des
Français, oui ou non ?
— Bien sûr que oui. Seulement,
je n’imagine pas le faire les mains nues… Je n’ai pas d’armes.
— C’est de ça qu’on cause.
D’aller les prendre.
Alcalá regarde les visages peu
amènes qui l’entourent. Ce sont presque tous des garçons de basse condition,
avec, parmi eux, beaucoup de gamins de la rue en haillons. Il n’est pas sans
remarquer non plus les regards méfiants posés sur son habit de bonne coupe et
son chapeau brodé. « Un fils à papa », entend-il. Inquiet, il
pense : Ceux-là sont encore plus dangereux que les Français.
— Ah, je me souviens maintenant,
répond-il le plus calmement possible, que j’ai des armes chez moi. J’habite
tout près, je vais les chercher et je reviens.
L’autre l’étudie de bas en haut,
soupçonneux et méprisant.
— Eh bien, allez-y, nom de
Dieu !
Alcalá Galiano hésite, piqué par le
ton de l’homme, et, à ce moment, celui qui fait fonction de chef s’approche.
C’est un portefaix aux mains épaisses et calleuses, qui pue la sueur et qui lui
lance à brûle-pourpoint :
— Vous ne nous servez à
rien !
Le jeune homme sent le sang lui
monter à la figure. Mais qu’est-ce que je fais en compagnie de ces
gens-là ? conclut-il.
— Dans ce cas, je vous souhaite
le bonjour.
Blessé dans son amour-propre, mais
soulagé de quitter cette bande inquiétante, Alcalá Galiano fait demi-tour et se
dirige vers sa maison. Une fois là, il prend son chapeau à galon d’argent et
son épée, et, au grand désespoir de sa mère en larmes, il ressort pour partir à
la recherche de meilleurs compagnons, prêt à se mêler à la bataille aux côtés
de gens convenables et judicieux. Mais il ne rencontre que des bandes de fous
furieux, presque tous de basse condition, et quelques militaires qui essayent
de les calmer. Au coin des rues de la Luna et Tudescos, il avise un officier
dont l’allure lui inspire confiance, lieutenant des Gardes du Corps, auquel il
demande conseil. Celui-ci, croyant, au vu du chapeau galonné, qu’il fait partie
de ses gardes, lui demande ce qu’il fait dans la rue et s’il ne connaît pas les
ordres.
— J’appartiens à l’école de
Cavalerie de Séville, mon lieutenant.
— Eh bien, rentrez
immédiatement chez vous. Je vais de ce pas à ma caserne, et les ordres sont de
ne pas bouger. Et, s’il le faut, de tirer pour mettre fin au tumulte.
— Sur le peuple ?
— Tout est possible. Vous voyez
comment ils se comportent, ce sont des enragés que rien ne peut arrêter. Il y a
beaucoup de morts chez les Français, et il commence à y en avoir chez les
civils… Vous me semblez être de bonne famille. Ne vous joignez pas à ces
exaltés.
— Mais… Est-ce que, vraiment,
nos troupes ne vont pas se battre ?
— Je vous l’ai déjà dit,
sacredieu ! Et je vous le répète, allez chez vous et ne vous mêlez pas à
cette chienlit.
Convaincu et discipliné, échaudé par
l’expérience qu’il vient de vivre, Antonio Alcalá Galiano reprend le chemin de
son domicile, où sa mère, qui l’attend dans l’angoisse, l’accueille en le
suppliant de ne pas repartir. Et finalement, découragé par tout ce qu’il a vu,
il accepte de rester à la maison.
Tandis que le jeune Alcalá Galiano
renonce à être un acteur de cette journée, des groupes de Madrilènes continuent
d’essayer de parvenir au parc de Monteleón pour y trouver des armes. En faisant
un long détour, le serrurier Blas Molina et les siens se voient arrêtés près du
cours San Pablo par la présence d’un piquet français, auquel Molina, rendu prudent
par son expérience du Palais, décide de ne pas se frotter.
— Chaque chose en son temps,
murmure-t-il. Et prudence est mère de sûreté.
D’autres bandes, cependant, arrivent
rapidement et sans incidents aux portes du parc, venant grossir le nombre de ceux
qui sont attroupés devant. C’est le cas de celle qui est menée par l’étudiant
asturien José Gutiérrez, un jeune homme maigre et énergique, à laquelle se sont
unis, avec une douzaine d’individus, le perruquier Martín de Larrea et son
garçon coiffeur Felipe Barrio. Cosme Martínez del Corral, imprimeur et
administrateur d’une fabrique de papier, ancien artilleur, qui habite rue
Principe, est venu lui aussi à Monteleón pour proposer à ses anciens camarades
de se joindre à eux au cas où ils seraient obligés de se battre – bien que
portant sur lui 7250 réaux en billets qu’il vient juste de retirer. De leur
côté, le marchand de charbon Cosme de Mora, qui a sa boutique sur le cours San
Pablo, et son ami le portier de tribunal Félix Tordesillas, habitant rue Rubio,
réussissent à se frayer un chemin à la tête d’un groupe sans être inquiétés par
des Français. À ce parti, l’un des plus nombreux, se sont joints en route le
terrassier Francisco Mata, le charpentier Pedro Navarro, le barbier de la rue
Silva Jerónimo Moraza, le muletier du León Rafael Canedo, et José Rodríguez,
marchand de vin sur le cours San Jerónimo, accompagné de son fils Rafael. Dans
la rue Hortaleza, ils reçoivent le renfort des frères Antonio et Manuel
Amador ; lesquels, en dépit de leur refus et des torgnoles qu’ils lui
donnent, ne peuvent empêcher leur petit frère Pepillo, âgé de onze ans, de les
suivre.
Une autre bande est sur le point
d’arriver à Monteleón, levée par José Fernández Villamil, l’hôtelier de la
place Matute, suivi de ses valets, de quelques voisins et du mendiant de la
place Antón Martín. Faisant irruption dans le dépôt des Invalides de l’Hôtel de
Ville, Fernández Villamil a réussi à s’emparer, sans que les gardes résistent –
l’un de ceux-ci a décidé de partir avec eux –, d’une demi-douzaine de fusils,
avec baïonnettes et munitions. De tous les habitants de Madrid qui se sont
soulevés aujourd’hui, aucun ne traversera autant de péripéties que l’hôtelier
et les siens. Une fois pris les fusils, ils se sont dirigés vers l’esplanade du
Palais par la rue Atocha et la Calle Mayor, mais ils se sont trouvés, près des
Conseils, face à un petit détachement de cavalerie impériale. Dans
l’escarmouche, après avoir abattu d’un coup de fusil l’officier ennemi, le
groupe s’est vu obligé de battre en retraite vers les arcades de la Plaza
Mayor, où il a dû livrer un bref combat auquel a mis fin l’arrivée d’une
colonne française venue de l’esplanade du Palais ; l’hôtelier et les siens
ont dû alors se replier, en traversant à découvert et sous un feu intense la
porte de Guadalajara, vers la place des Descalzas, où sont venus s’ajouter le
maître serrurier Bernardo Morales et Juan Antonio Martínez del Álamo, employé
aux Rentes royales. Une nouvelle tentative de gagner le Palais a été, il y a
peu, coupée net par une décharge de mitraille, au moment où ils passaient à un
carrefour. De retour sur la place des Descalzas, tandis que la troupe
s’arrêtait pour reprendre son souffle, des voisins leur ont dit, du haut de
leurs balcons, que des groupes se dirigeaient vers le parc de Monteleón. De
sorte que, après une courte halte pour se rafraîchir à la taverne de San Martín
et prendre une outre de vin d’une arrobe pour la route – à la vue des fusils,
le tavernier a refusé de se faire payer –, Villamil et ses hommes, mendiant
compris, prennent d’un bon pas le chemin du parc, sans que, cette fois,
personne crie « À mort les Français ! ». Bien qu’ils croisent
des petits groupes qui mènent grand tapage en réclamant des armes ou des
habitants qui les acclament depuis leurs portes, balcons et fenêtres,
l’hôtelier et ses hommes qui ont compris la leçon avancent avec prudence en se
collant aux murs, armes pointées, bouches closes, en essayant de ne pas se
faire remarquer.
Par les fenêtres de l’état-major de
l’Artillerie, on entend toujours des tirs lointains – maintenant, la fusillade
est continue – et des cris de bandes isolées qui passent en direction de
Monteleón. À onze heures, le capitaine Pedro Velarde qui, au grand dam de son
colonel, n’a pas cessé de murmurer entre ses dents : « Il faut nous
battre, il faut nous battre », et de griffonner sur un papier, recule
brutalement sa chaise et se lève en posant ses poings sur le bureau :
— Allons mourir !
s’écrie-t-il. Allons venger l’Espagne !
Navarro Falcón se dresse et tente de
le contenir, mais Velarde est hors de lui. Chaque coup de feu qui résonne dans
la rue, chaque cri des gens qui passent semblent lui dévorer les entrailles.
Les traits décomposés, le visage blême, il désobéit à son supérieur et, sous
les yeux affolés des officiers, soldats et secrétaires accourus à ses cris, il
se précipite vers l’escalier.
— Allons nous battre contre les
Français !… Allons défendre la patrie !
Tous se regardent, indécis, tandis
que le colonel lève les bras en leur ordonnant de rester à leur poste. Velarde,
qui s’est arrêté un instant pour voir si quelqu’un l’accompagne, fait demi-tour
et se jette dans la rue après avoir, au passage, arraché le fusil d’une
ordonnance.
— Que tout le monde garde son
calme ! ordonne Navarro Falcón. Que personne ne le suive !
Sur la cinquantaine d’hommes qui se
trouvent en ce moment dans les bureaux, la cour et l’entrée de l’état-major de
l’Artillerie, seuls deux désobéissent à cet ordre : le secrétaire
comptable Manuel Almira et le surnuméraire Domingo Rojo Martínez. Ils se lèvent
de derrière leurs tables, abandonnent plumes et encriers, prennent chacun un
fusil et, sans prononcer un mot, suivent Velarde.
Presque à la même heure, pendant que
le capitaine Velarde quitte l’état-major de l’Artillerie, de l’autre côté de la
ville, près de la fontaine de Neptune, le capitaine Marcellin Marbot regarde la
route qui descend du Buen Retiro, prêt à guider la progression de la colonne de
cavalerie envoyée par le général Grouchy en direction de la Puerta del Sol, où,
selon un courrier qui vient d’arriver – au galop et un bras fracassé par une
balle –, tout est toujours aux mains de la populace. Se retournant pour voir
au-delà de la croupe de son cheval, Marbot, ferme et droit sur sa selle, admire
la machine de guerre immobile derrière lui.
Rien au monde ne peut arrêter ça,
pense-t-il avec orgueil.
Et il n’a pas tort. C’est la fine
fleur des troupes impériales : la meilleure cavalerie du monde. Le long du
mur sud des écuries, alignés par escadrons, les rangs compacts de montures et
de cavaliers occupent toute l’esplanade jusqu’à la place du Coliseo de l’ancien
palais de la dynastie d’Autriche ; les pointes des lances, les casques et
les cordons dorés scintillent sous le soleil du matin. L’avant-garde est formée
d’une centaine de mamelouks et d’une cinquantaine de dragons de l’Impératrice.
Ils sont suivis de deux cents chasseurs à cheval et d’autant de grenadiers
montés, appartenant tous à la Garde impériale, et de près d’un millier de
dragons de la brigade Privé. La mission de ce corps de cavalerie est de balayer
la Puerta del Sol et la Plaza Mayor pour faire sa jonction avec l’infanterie,
qui arrivera par la rue Arenal et la Calle Mayor, et la cavalerie lourde, qui
avancera de Carabanchel par la rue Toledo.
— À vous de jouer, Marbot.
Le colonel Daumesnil, un vétéran,
chargé de commander la première attaque, vient de rejoindre le capitaine. Il
monte un superbe rouan pommelé et porte son brillant uniforme de colonel des
chasseurs à cheval de la Garde : pelisse rouge élégamment nouée sur une
épaule, dolman vert, colback en poil d’ours, la mentonnière encadrant les yeux
vifs et la moustache. « Réprimer un soulèvement de gamins et de vieilles
femmes, a-t-il dit d’un air écœuré, n’est pas un travail de soldat. » Mais
les ordres sont les ordres. Respectueusement, Marbot lui recommande la rue
d’Alcalá, qui est large et dégagée.
— Faites attention aux
débouchés des rues sur la gauche, mon colonel. Il y a beaucoup de gens
embusqués.
Mais Daumesnil se montre partisan
d’envoyer l’avant-garde par le cours San Jerónimo, qui est le chemin le plus
court. Le reste des forces suivra ensuite par la rue d’Alcalá, ce qui permettra
de nettoyer les deux artères.
— Qu’ils montrent leur groin,
s’ils l’osent… Nous précédez-vous pour rejoindre le grand-duc, ou venez-vous
avec nous ?
— Vu la situation à la Puerta
del Sol, je préfère vous accompagner. Vous avez constaté l’état dans lequel est
arrivé le dernier éclaireur, et vous avez entendu ce qu’il a raconté. Avec ma
petite escorte, je ne pourrai pas passer.
— Restez avec moi, donc…
Mustafa !
Le vaillant chef des mercenaires
égyptiens, celui-là même qui, à Austerlitz, a failli s’emparer du grand-duc
Constantin de Russie, s’approche sur son cheval en caressant gravement son
énorme moustache. C’est un individu grand et fort, vêtu d’un pantalon bouffant
rouge, d’un gilet et d’un turban ; à sa ceinture, comme à celle de ses
camarades, luisent une dague courbe et un long cimeterre.
— Toi et tes mamelouks, vous
partez devant. Et pas de pitié.
Un sourire féroce éclaire le visage
sombre de l’Égyptien. « Iallah bismillah ! » répond-il,
et, faisant faire volte-face à sa troupe bigarrée, il se met à sa tête.
Daumesnil se tourne vers son trompette, celui-ci exécute une sonnerie, tous
crient « Vive l’Empereur ! », et l’avant-garde de la colonne
s’ébranle.
Vingt minutes avant que la cavalerie
de la Garde n’avance depuis le Buen Retiro, l’enseigne de frégate Manuel
Esquivel a vu, non sans soulagement, arriver la relève à l’hôtel des Postes de
la Puerta del Sol.
— Vous apportez des munitions ?
Le nouveau venu, un lieutenant sorti
du rang et déjà âgé, l’air buté et préoccupé, hoche la tête négativement.
— Pas plus pour nous que pour
les autres. Pas la moindre cartouche.
En entendant cela, Esquivel ne se
perd pas en récriminations. Il s’y attendait. Il va être obligé de faire tout
le chemin du retour à sa caserne avec une troupe sans défense, à travers une
ville en folie. Qu’ils soient tous maudits, pense-t-il : ses chefs, les
Français, la populace et leurs putains de mères.
— Quelles sont les dernières
instructions ?
— Pas de changement. Nous
enfermer et ne pas mettre le nez dehors.
— Nous en sommes donc toujours
au même point ? Avec ce qui se passe dans la ville ?
L’autre fait une grimace dégoûtée.
— Je n’y peux rien. J’exécute
les ordres, comme vous.
— Les ordres ? Quels
ordres ?… Ici, personne ne commande rien.
Le lieutenant ne répond pas et se
contente de le regarder comme pour le presser de s’en aller le plus vite
possible. Esquivel observe avec angoisse ses vingt grenadiers de la Marine qui
achèvent de se rassembler dans la cour, leurs fusils inutiles à l’épaule. Pour
comble, constate-t-il, le brillant uniforme de ce corps d’élite, veste bleue à
revers rouges, buffleterie blanche et bonnet à poil, peut être pris de loin
pour celui des grenadiers de l’armée impériale.
— Quelles nouvelles des
Français ?
Le lieutenant fait mine de cracher
entre ses bottes, mais se retient. Puis il hausse les épaules avec
indifférence.
— Ils se préparent à marcher
sur le centre de la ville. C’est du moins ce qu’on dit.
— Ça sera un massacre. Vous
avez vu comme les gens sont déjà déchaînés. J’ai assisté à des choses…
— Ça, c’est le problème des
gabachos, non ?… Ce n’est ni le vôtre ni le mien.
Il est clair que le nouveau venu
commence à trouver la conversation déplaisante. Et il paraît décidé à ne pas se
compliquer la vie. Il jette des regards impatients à droite et à gauche, avec
le désir visible de voir Esquivel disparaître afin de pouvoir barricader les
portes.
— À votre place, je filerais
sans tarder, suggère-t-il.
Esquivel acquiesce comme s’il
prenait cette suggestion pour parole d’Évangile.
— Je ne me le ferai pas dire
deux fois, conclut-il. Bonne chance.
— Vous aussi.
Décidé à faire contre mauvaise
fortune bon cœur, inquiet de ce qu’il va trouver dehors, l’enseigne de frégate
se rend auprès de ses grenadiers qui le regardent avec un mélange de confiance
et d’anxiété. De l’hôtel des Postes à la promenade du Prado, le trajet est
long. Même s’ils seront mieux là-bas, avec le reste de la compagnie – surtout
si, finalement, on leur ordonne de sortir dans la rue, que ce soit pour aider
le peuple ou pour le réprimer –, cela se présente comme une course
d’obstacles : la distance, la foule et les Français. Ces derniers surtout
qui, venant du Buen Retiro, vont sûrement suivre, dans le sens inverse, le même
chemin que celui qu’il doit emprunter pour se rendre à la caserne. Et il
préfère ne pas imaginer ce qui se passera s’ils se rencontrent.
— Baïonnette au canon !
Au moins, se promet-il
intérieurement, nous ne nous laisserons pas surprendre les mains dans les
poches.
— Préparez-vous à sortir. À mon
commandement et sans vous arrêter. Quoi que vous voyiez, quoi qu’il se passe,
ne me quittez pas des yeux… Prêts ?
Le sergent du détachement, avec sa
face tannée de vétéran et ses cicatrices de Trafalgar, le regarde comme pour
lui demander s’il sait ce qu’il fait. Pour rassurer ses hommes, Esquivel se
force à sourire.
— Arme à l’épaule ! Pas de
gymnastique !
Et après s’être signé mentalement,
l’enseigne de frégate prend la tête de ses hommes et quitte l’édifice. À peine
dehors, sa première impression est de pénétrer dans une marée humaine. En
reconnaissant l’uniforme de la Marine, la foule, respectueuse, cède le passage.
Il y a beaucoup de gens du peuple, des femmes venues des quartiers sud, et les
balcons et les fenêtres sont surchargés comme s’il s’agissait d’une fête. À la
vue de soldats espagnols, certains sourient, poussent des vivats ou
applaudissent. D’autres, plus froids, les exhortent à s’unir à eux ou à leur
donner leurs fusils. Imperturbable, sans rien écouter, Esquivel poursuit son
chemin. Du côté de Santa Ana, il entend des coups de feu. Bien résolu à ne
regarder personne, le sabre dans son fourreau qu’il tient dans la main gauche,
les yeux rivés sur l’embouchure du cours San Jerónimo, le marin dirige ses
grenadiers en priant Dieu de lui permettre d’arriver à temps et sans incidents
sur la promenade du Prado.
— Maintenez le pas… Droit
devant vous !
La marche, toujours au pas accéléré,
conduit le détachement devant le Buen Suceso, puis au bas du cours San
Jerónimo, où Esquivel observe que les attroupements se font moins denses,
s’éclaircissent, et finissent par ne plus être que des petits groupes
rassemblés sous les porches et aux coins des rues, portant escopettes, bâtons
et couteaux. En trois occasions, quand il passe aux carrefours des rues qui
mènent à Santa Ana, ils essuient quelques coups de feu tirés de loin –
impossible de savoir s’ils sont français ou espagnols – sans dommages, émotion
mise à part. Tandis qu’il maintient l’allure, dans le fracas des bottes
résonnant sur le pavé, et à mesure que le détachement se rapproche du carrefour
du cours San Jerónimo et du Prado, Esquivel se rassérène, jusqu’au moment où il
aperçoit, en train de descendre la côte et d’avancer dans sa direction, la
colonne étincelante et compacte de la cavalerie française dont la queue vient à
peine de quitter le Buen Retiro et la tête n’est plus qu’à quelques centaines
de mètres.
— Sainte Vierge !
s’exclame le sergent derrière lui.
Esquivel se retourne et rugit :
— Gardez la formation !…
Têtes fixes !… Tournez à gauche !
Et ainsi, quelques instants à peine
avant que la cavalerie impériale contourne la fontaine de Neptune, ses
grenadiers, impassibles, fixant le vide comme s’ils ne voyaient pas la masse
menaçante des hommes et des chevaux, défilent au pas de gymnastique devant les
cavaliers surpris de l’avant-garde française, et leur petit détachement tourne
le coin pour s’éloigner sous les arbres de la promenade du Prado, sain et sauf.
Vers onze heures et demie, au moment
où l’avant-garde de la cavalerie avance vers la Puerta del Sol, le reste des
troupes impériales cantonnées aux alentours de Madrid a quitté ses quartiers et
se dirige vers les portes de la ville, obéissant aux ordres de suivre les
grandes artères et de converger vers le centre. En voyant se multiplier la
présence des Français et en constatant que, dans leur progression, ils tirent
sans sommation sur tous les rassemblements de civils qu’ils rencontrent sur
leur passage, ceux des habitants qui sont toujours dans la rue cherchent
désespérément des armes. Ils en obtiennent parfois en assaillant des boutiques,
des salles d’escrime, des coutelleries, ou en mettant à sac l’Armurerie royale,
d’où certains ressortent avec des cuirasses, des hallebardes, des arquebuses et
des épées du temps de Charles Quint. À la même heure, par le mur arrière de la
caserne des Gardes espagnoles, des soldats passent des fusils et des cartouches
à la foule qui les réclame, pendant que les officiers détournent les yeux
malgré les ordres reçus. Le colonel don Ramón Marimón, arrivé dès le début des
troubles, a juste eu le temps d’empêcher la garnison, qui s’était déjà mise en
rangs, de sortir dans la rue. Malgré tout, cinq soldats en uniforme, parmi
lesquels le Sévillan de vingt-cinq ans Manuel Alonso Albis et le Madrilène de
vingt-quatre ans Eugenio García Rodríguez, sautent le mur et se mêlent aux
insurgés. De cette manière se constitue un parti d’une trentaine de soldats et
de civils, qui compte José Peña, un cordonnier de dix-huit ans, José Juan
Bautista Monténégro, domestique du marquis de Perales, habitant rue de
l’Olivar, le Madrilène Juan Eusebio Martín et l’ouvrier ferronnier de quarante
ans Julián Duque. Ensemble, ils se dirigent vers la promenade du Prado par les
vergers de San Jerónimo et le Jardin botanique, à la recherche de Français. Ils
se battront là, avec une âpreté extraordinaire et en causant des pertes à
l’ennemi, contre des éléments de la cavalerie qui descendent du Buen Retiro et
des unités de l’infanterie impériale qui commencent à monter de la promenade de
Las Delicias et de la porte d’Atocha.
Tandis que les heurts entre
Madrilènes et avant-gardes des colonnes françaises se généralisent le long du
Prado, le valet des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de
cinquante ans, et José Doctor Cervantes, âgé de trente-deux, qui marchaient
vers la caserne de Gardes espagnoles à la recherche d’armes, font demi-tour en
voyant le passage coupé par une colonne de cavaliers français. Ils rencontrent
peu après une de leurs connaissances, Gaudosio Calvillo, agent à l’octroi des
Finances royales, qui se hâte, chargé de quatre fusils, de deux sabres et d’un
sac de cartouches. Calvillo leur raconte que, tout près, au guichet de
Recoletos, ses camarades des Douanes se préparent à se battre ou sont déjà en
train de le faire ; de sorte qu’ils prennent chacun un fusil et décident
de le suivre. En chemin, à les voir ainsi marcher, armés et résolus, les
jardiniers de la duchesse de Frías et du marquis de Perales, Juan Postigo, Juan
Toribio Arjona et Juan Fernández Lopez, ce dernier portant son fusil de chasse
personnel et les autres munis seulement de navajas, se joignent à eux. Arjona
prend le fusil restant, et ils arrivent ainsi aux abords immédiats du guichet,
juste au moment où les douaniers et quelques habitants affrontent les premiers
éclaireurs de l’infanterie française qui s’aventurent dans ce quartier. Sautant
les murs, courant courbés sous les arbres des vergers, les six finissent par
s’intégrer à un parti plus nombreux, formé entre autres des fonctionnaires de
l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Francisco Requena, José Avilés, Antonio
Martínez et Juan Serapio Lorenzo, accompagnés des ouvriers de la tuilerie
d’Alcalá Antonio Colomo, Manuel Díaz Colmenar, des frères Miguel et Diego Manso
Martín et du fils de ce dernier. À eux tous, ils parviennent à acculer une
patrouille d’éclaireurs français qui avancent à découvert par le jardin de San
Felipe Neri. Après un furieux échange de coups de fusils, ils leur tombent
dessus avec des navajas et les égorgent : un effroyable carnage qui finit
par les épouvanter eux-mêmes, et, prévoyant les représailles inévitables, ils
se dispersent en courant pour se cacher. Les fonctionnaires trouvent refuge dans
les dépendances du guichet de Recoletos, et le jardinier Juan Fernández Lopez,
toujours muni de son fusil de chasse, décide de les accompagner ; sans se
douter que d’ici peu, quand arrivera le gros des troupes ennemies décidées à
venger leurs camarades, ce lieu se transformera en un piège mortel.
Dans son bureau de la Prison royale,
le directeur n’en croit pas ses oreilles.
— Qu’est-ce que vous
dites ? Que demandent les prisonniers ?
Le gardien-chef, Félix Ángel, qui
vient de poser un papier sur la table de son supérieur, hausse les épaules.
— Ils le sollicitent
respectueusement, monsieur le directeur.
— Et cette demande, c’est
quoi ?
— De défendre la patrie.
— Vous vous moquez de moi,
Félix.
— Dieu m’en garde.
Le directeur, encore incrédule,
chausse ses lunettes et lit la pétition que vient de lui présenter le
gardien-chef, transmise par la voie réglementaire.
Ayant appris le désordre qui se
manifeste dans le peuple et que par les balcons l’on jette des armes et des
munitions pour la défense de la Patrie et du Roi, le soussigné Francisco Xavier
Cayón supplie sous serment en son nom et en celui de ses camarades de revenir
tous à la prison que nous soyons mis en liberté pour aller exposer notre vie
contre les étrangers et pour le bien de la Patrie.
Fait respectueusement à Madrid ce
deux mai mil huit cent huit.
Encore interloqué, le directeur
regarde le gardien-chef.
— Qui est ce Cayón ?… Le
numéro 15 ?
— Oui, monsieur le directeur.
Il a fait des études, comme vous pouvez voir. Et il écrit bien.
— On peut lui faire
confiance ?
— C’est selon.
Le directeur se gratte les favoris
et souffle, dubitatif.
— Ce n’est pas régulier… Euh…
Impossible… Même dans ces pénibles circonstances… D’ailleurs, certains sont de
dangereux criminels. Nous ne pouvons pas les lâcher comme ça dans la ville.
Le gardien chef s’éclaircit la
gorge, regarde ses pieds, puis le directeur.
— Ils disent que si l’on
n’accède pas de bon gré à leur pétition, ils nous y forceront en se mutinant.
— Des menaces ! – Le
directeur sursaute. – Ces canailles osent menacer ?
— Eh bien… On peut voir les
choses comme ça… De toute façon, c’est déjà fait… Ils sont réunis dans la cour,
et ils m’ont pris les clefs. – Le gardien-chef indique le papier sur la table.
– En réalité, cette pétition est une formalité. Une manière de prouver leur
bonne foi.
— Ils se sont armés ?
— Eh bien… oui. Ce qu’ils
avaient sous la main : barres de fer aiguisées, broches, bâtons épointés…
Bref, le tout-venant. Ils menacent aussi de mettre le feu à la prison.
Le directeur s’essuie le front avec
un mouchoir.
— Et vous dites qu’ils sont de
bonne foi.
— Moi je ne dis rien, monsieur
le directeur. Ce sont eux qui parlent de bonne foi.
— Et vous vous êtes laissé
prendre les clefs, comme ça, gentiment ?
— Je n’avais pas le choix… Mais
vous les connaissez. Gentiment, c’est façon de parler.
Le directeur se lève de son bureau
et fait quelques pas dans la pièce. Puis il va à la fenêtre et écoute avec
inquiétude les tirs au-dehors.
— Vous croyez qu’ils tiendront
parole ?
— Je n’en sais rien.
— Vous en prenez la
responsabilité ?
— Je suppose que vous
plaisantez, monsieur le directeur. Avec tout le respect que je vous dois.
Indécis, le directeur se tamponne de
nouveau le front. Puis il revient à sa table, reprend ses lunettes et relit la
pétition.
— Combien de détenus avons-nous
en ce moment ?
Le gardien-chef sort un carnet de sa
poche.
— D’après le compte de ce
matin, quatre-vingt-neuf valides et cinq à l’infirmerie : au total
quatre-vingt-quatorze. – Il ferme le carnet et marque une pause, d’un air
entendu. – C’est du moins ce que nous avions tout à l’heure.
— Et ils veulent tous
sortir ?
— Seulement cinquante-six,
d’après le dénommé Cayón. Les trente-huit restants, en comptant les malades,
préfèrent rester tranquillement ici.
— C’est de la folie, Félix. On
n’est plus dans une prison, mais dans un asile d’aliénés.
— Ce n’est pas un jour comme
les autres, monsieur le directeur. Il y a la patrie, et tout ça.
— Qu’est-ce qui vous
arrive ?… Vous voulez aller avec eux ?
— Moi ?… Il faudrait que
j’aie bu, et encore…
Tandis que le directeur et le
gardien-chef de la Prison royale s’interrogent sur la pétition des détenus, une
lettre d’un autre genre parvient aux mains des membres du Conseil de la
Castille. Elle est signée du duc de Berg :
L’heure n’est plus aux tergiversations.
Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sans quoi les
habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les
conséquences de leur entêtement. Toutes mes troupes se rassemblent. Des ordres
sévères et irrévocables sont donnés. Toute réunion doit se disperser, sous
peine d’être exterminée. Tout individu qui sera appréhendé dans une de ces
réunions sera passé par les armes sur-le-champ.
En réponse à l’ultimatum de Murat,
le Conseil, accablé, se borne à faire circuler, sous la signature du gouverneur
don Antonio Arias Mons, un appel à la conciliation dont, personne, dans une
ville en armes et en proie à la folie, ne tiendra compte :
Aucun des sujets de Sa Majesté ne
doit maltraiter, ni en paroles ni en actes, les soldats français, mais ils
doivent au contraire leur dispenser toute la considération et toute l’aide
nécessaires.
Indifférent à tout mandement publié
ou à publier, Andrés Rovira y Valdesoera, capitaine du régiment des Milices
provinciales de Santiago de Cuba, à la tête d’un peloton de civils qui
cherchent à se battre contre les Français, rencontre le capitaine Velarde au
moment où celui-ci, suivi des secrétaires Rojo et Almira, marche dans la rue
San Bernardo en direction de la caserne de Mejorada, siège du régiment des
Volontaires de l’État. En voyant l’attitude résolue de Velarde, Rovira, qui le
connaît, le suit avec les siens. Ils arrivent ainsi ensemble à la caserne, où
ils trouvent le régiment rassemblé dans la cour en position de défense et son colonel,
don Esteban Giraldes Sanz y Merino – marquis de Casa Palacio, vétéran des
campagnes de France, du Portugal et d’Angleterre –, en train de discuter
aigrement en aparté avec ses officiers qui prétendent sortir, fraterniser avec
le peuple et intervenir dans la lutte. Giraldes refuse et menace d’arrêter tous
les officiers à partir du grade de lieutenant, mais la discussion s’envenime
avec la présence des meneurs populaires, voisins et connaissances des hommes de
la caserne, qui proposent d’ouvrir le passage aux soldats jusqu’au parc de
Monteleón proche, en garantissant que le peuple, qui a besoin de chefs, obéira
à tout ordre militaire.
— Ici, l’unique discipline
consiste à exécuter les ordres que je donne ! exige le colonel hors de
lui.
La position de Giraldes est
affaiblie par l’arrivée de Velarde, de Rovira et des hommes qui les suivent. Le
lieutenant Jacinto Ruiz, qui, malgré son asthme et sa forte fièvre, a réussi à
rejoindre son unité, écoute Velarde argumenter avec chaleur et constate que ses
propos exaltés enflamment encore davantage les esprits, y compris le sien.
— Nous ne pouvons pas rester
les bras croisés pendant qu’on assassine le peuple ! clame l’artilleur.
Le colonel ne veut pas en démordre,
et la situation frôle la mutinerie. Face à ceux qui affirment que si le
régiment sort dans la rue son exemple encouragera le reste des troupes
espagnoles, Giraldes oppose que cela ne fera qu’accroître le massacre en
rendant le conflit irréversible.
— C’est honteux ! insiste
Velarde, auquel officiers et civils font chorus. L’honneur exige que nous nous
battions, hors de toute autre considération !… Est-ce que vous n’entendez
pas les tirs ?
Le colonel commence à hésiter, et
cela ne passe pas inaperçu. Le ton de la discussion monte. Les éclats en
arrivent aux soldats en rangs dans la cour, et leurs commentaires se font plus
violents.
— Permettez-nous au moins,
insiste Velarde, d’aller prêter main-forte à nos camarades de Monteleón… Il n’y
a là-bas que quelques artilleurs avec le capitaine Daoiz, et les Français ont
dans le parc une force très supérieure… Vous serez responsable, mon colonel,
s’ils attaquent les nôtres.
— Je ne tolère pas que vous me
parliez sur ce ton !
Velarde n’est pas le moins du monde
intimidé.
— Que ce soit sur ce ton ou sur
un autre, vous serez responsable devant la patrie et devant l’Histoire !
Il a suffisamment haussé la voix
pour que les soldats des rangs les plus proches l’entendent. Dans la cour, les
murmures deviennent forts. Rouge de colère, les veines du cou sur le point
d’éclater dans le col haut et rigide de sa veste, Giraldes fait un geste vers
le portail.
— Sortez immédiatement de ma
caserne !
La réplique de Velarde résonne dans
toute la cour :
— Si je sors, je jure sur ma
conscience que je ne le ferai pas seul !
C’est le capitaine Rovira qui
propose une solution. Vu que le danger couru par les artilleurs du parc est
réel, on pourrait envoyer une petite troupe pour les garantir contre toute
tentative française. Une force officielle qui, en même temps, freinera les
civils qui se pressent dans la rue.
— Si la foule se déchaîne, ce
sera pire. Davantage d’uniformes espagnols maintiendraient la discipline.
Finalement, acculé, de moins en
moins assuré de pouvoir garder ses hommes sous son contrôle, le colonel se
rallie à cette issue comme à un moindre mal. À contrecœur, il accepte d’envoyer
un détachement à Monteleón. Pour cela, il choisit un de ses capitaines les plus
pondérés : Rafael Goicoechea, au commandement de la 3e
compagnie du 2e bataillon, qui a sous ses ordres trente-trois fusiliers,
les lieutenants José Ontoria et Jacinto Ruiz Mendoza, le sous-lieutenant Tomás
Bruguera et les cadets Andrés Pacheco, Juan Manuel Vázquez et Juan Rojo. Les
instructions orales que reçoit Goicoechea sont de ne se livrer à aucun acte
d’hostilité contre une force française. Après quoi, nantis de munitions, fusils
à l’épaule, chef et officiers en tête, les Volontaires de l’État quittent la
caserne et descendent la rue San Bernardo vers la fontaine de Matalobos, la rue
San José et le parc d’artillerie. Ils sont accompagnés de Velarde, de Rovira et
de la vingtaine de civils qui manifestent leur joie. Les voisins applaudissent
et lancent des vivats, et certains leur emboîtent le pas. Devant, précédant la
troupe, toujours malade, brûlant de fièvre et respirant avec difficulté, le
lieutenant Jacinto Ruiz se force à se tenir droit. En passant au coin de la rue
San Dimas, Ruiz voit le père du cadet Andrés Pacheco, l’exempt des Gardes du
Corps José Pacheco, qui, du haut de son balcon, ayant aperçu son fils parmi ceux
qui marchent sur Monteleón, descend en grande hâte en ceignant son sabre et,
sans dire un mot, s’unit à la troupe.
— Ils sont là !… Les
Maures arrivent !
Quand l’avant-garde de cavaliers
débouche du cours San Jerónimo sur la Puerta del Sol, entre l’hôpital et
l’église du Buen Suceso et le couvent de la Victoria, le premier mouvement de
la foule désarmée est de s’égailler dans les rues voisines, esquivant les
chevaux lancés au galop et les cimeterres des mamelouks qui font des moulinets
au-dessus de leurs têtes enturbannées et taillent en pièces les gens qui
courent sans pouvoir se défendre. Pris dans la débandade générale, le prêtre de
Fuencarral, don Ignacio Pérez Hernández, essaye de se réfugier sous un porche.
Là, au moment où il porte secours à un vieil homme qui est tombé par terre et
s’expose à être piétiné, il entend jaillir de toutes parts des cris de colère
qui exhortent à ne pas reculer et à faire face.
— Arrêtez-vous, nom de
Dieu !… Sus aux gabachos maures ! Ne les laissons pas
passer ! Ne les laissons pas passer !
Épouvanté, le prêtre entend autour
de lui les clic-clac des innombrables couteaux qui s’ouvrent. Des navajas
d’Albacete à manche de corne et cran d’arrêt, avec des lames d’un ou deux
empans, que les hommes sortent de leurs larges ceintures, de leurs poches, de
sous les capotes et les vestes, pour se lancer en les brandissant, aveugles,
ivres de rage, à la rencontre des cavaliers qui avancent.
— Vive l’Espagne et vive le
roi !… Sus aux Maures ! Sus aux Maures !
Le choc est brutal, d’une sauvagerie
indescriptible. Les Madrilènes, dont certains sont pris d’une telle fureur
qu’ils ne se soucient plus du danger, se jettent entre les jambes des chevaux,
attrapent les rênes et agrippent les selles, plantent leurs lames dans les
jambes, les ventres des mamelouks, étripent les chevaux qui tombent les fers en
l’air en se débattant dans leurs propres entrailles.
— Sus aux Maures ! Pas de
quartier !
Les mamelouks continuent d’arriver à
bride abattue. Les chevaux butent sur les corps à terre et poursuivent leur
course en ruant et en se cabrant, secouant les hommes qui s’accrochent à eux en
grappes obstinées et féroces pour tenter de désarçonner les cavaliers, sans se
protéger des coups de sabres, tandis que de tous les coins de la place
accourent des habitants en délire, avec des couteaux, des fusils de chasse et
des escopettes qu’ils déchargent à bout portant sur la tête des chevaux et la
poitrine des cavaliers. Tout mamelouk qui tombe à terre est frappé de huit ou
dix coups de couteaux, et, à mesure qu’affluent les cavaliers et que les
uniformes verts et les casques étincelants des dragons français viennent se
mêler aux vêtements multicolores des mercenaires égyptiens, la tuerie gagne le
centre de la place, tandis que, du haut des balcons, les voisins tirent à la
carabine et au fusil de chasse, lancent des tuiles, des bouteilles, des briques
et même des meubles. Des femmes attendent sous les porches pour donner des
coups de ciseaux ou de couteaux de cuisine, beaucoup d’habitants lancent des
armes à ceux qui se battent en bas, et les plus audacieux, les yeux exorbités
par la volonté de tuer, hurlant de colère, sautent sur la croupe des chevaux
et, cramponnés aux cavaliers, les poignardent et les égorgent, tuent, meurent
et s’effondrent, frappés de coups de sabres, tombent à genoux sous les chevaux
ou roulent à terre avec leurs ennemis agonisants, mêlant leur sang au leur,
plantant leurs navajas au milieu des vociférations des hommes des deux camps,
des hennissements des bêtes éventrées qui battent l’air de leurs sabots. Ainsi
périssent, poignardés, vingt-neuf des quatre-vingt-six mamelouks qui composent
l’escadron ; parmi eux, le légendaire Mustafa, le héros d’Austerlitz,
maîtrisé par les Asturiens Francisco Fernández, domestique du comte de la Puebla,
et Juan González, domestique du comte de Villaseca, tandis que le maçon Antonio
Meléndez Álvarez, un Léonais de trente ans, lui tranche la gorge avec sa navaja
à cran d’arrêt. Le colonel Daumesnil, qui commande l’avant-garde française, a
deux chevaux tués sous lui à coups de couteaux, et n’est lui-même sauvé que
grâce à ses mamelouks et ses dragons qui viennent à son secours.
— Il en vient d’autres, tenez
bon !… Vive le roi Ferdinand !… Vive l’Espagne !
Ensanglantées jusqu’aux manches, les
navajas n’ont pas de repos. Nombre de cavaliers, épouvantés par le mur humain
sur lequel ils se brisent, font volte-face et s’éloignent en contournant le
Buen Suceso vers la rue d’Alcalá, où d’autres habitants les assaillent ;
mais le cours San Jerónimo continue de vomir des vagues de cavalerie impériale,
et la foule des combattants subit des pertes terribles. Près de la fontaine de
la Mariblanca, le maçon Meléndez reçoit un coup de sabre qui lui fend le crâne.
Un commis boutiquier de la rue Montera nommé Buenaventura López del Carpio, qui
accourt pour se battre avec son camarade Pedro Rosal, est atteint d’une balle
en pleine figure ; et, à son côté, piétinés par les chevaux dont ils ont
saisi les rênes, tombent le Minorquin Luis Monge, le portefaix Ramón Huerto, le
Napolitain Blas Falcóne, le journalier Basilio Adrao Sanz et María Teresa de
Guevara, qui habite rue Jacometrezo. Beaucoup commencent à fléchir et courent à
la recherche d’un refuge, et, en peu de temps, il ne reste plus guère à la
Puerta del Sol que quelque trois cents hommes et de rares femmes qui se battent
comme ils le peuvent, se réfugiant dans les rues voisines et sous les porches
pour reprendre leur souffle ou esquiver les charges des formations plus
compactes de cavalerie, puis revenant assaillir les cavaliers isolés qui
sillonnent la place pour la nettoyer. Les frères Rejón et leur camarade, le
chasseur de Colmenar Mateo González, qui se battent au corps à corps, se voient
obligés de reculer jusqu’aux grilles du parvis du Buen Suceso par une nouvelle
vague de dragons qui disperse leur groupe à coups de pistolets et de sabres en
tuant une femme du peuple, Ezequiela Carrasco, le maréchal-ferrant Antonio
Iglesias López et le cordonnier de dix-neuf ans Pedro Sánchez Celemín. Parmi
ceux qui, navaja à la main, se réfugient dans le Buen Suceso, Mateo González
reconnaît avec stupeur l’acteur Isidoro Máiquez, qui est sorti se battre au
côté du peuple.
— Sacredieu ! Ne me dites
pas que vous êtes Máiquez…
Le célèbre comédien, qui a quarante
ans, est habillé avec recherche : élégante veste courte, pantalon de daim,
guêtres de drap et mouchoir retenant ses cheveux. En entendant son nom, il
sourit d’un air fatigué tout en essuyant du revers de la main le sang sur son
visage – un sang qui, semble-t-il, n’est pas le sien.
— Mais si, mon ami, répond-il
aimablement. En personne, et à votre service.
Mateo González, dont les jambes
n’ont pas tremblé devant les mamelouks, en a le souffle coupé. Quel dommage,
pense-t-il, qu’il ne reste pas une goutte de vin dans l’outre des frères Rejón
pour célébrer cette rencontre.
— Je vous ai vu jouer don Pedro
dans La Comédie nouvelle… Impressionnant !
— Je vous remercie beaucoup,
mais ce n’est pas le moment. Occupons-nous plutôt de notre affaire.
Le répit dure peu. À peine passé le
gros de la nouvelle charge française, tous, Máiquez compris, ressortent dans la
rue, sur le pavé glissant de sang. José Antonio López Regidor, trente ans,
reçoit une balle à bout portant juste au moment où, ayant réussi à se jucher
sur la croupe du cheval d’un mamelouk, il lui plantait son poignard dans le
cœur. D’autres tombent aussi, et parmi eux Andrés Fernández y Suárez, comptable
à la Compagnie royale de La Havane, âgé de soixante-deux ans, Valerio García
Lázaro, vingt et un ans, Juan Antonio Pérez Bohorques, vingt ans, palefrenier
aux Gardes du Corps royales, et Antonia Fayola Fernández, une habitante de la
rue de la Abada. Le noble du Guipúzcoa José Manuel de Barrenechea y Lapaza, de
passage à Madrid, qui est sorti ce matin de son auberge en entendant le tumulte
avec une canne-épée, deux pistolets de duel à la ceinture et six cigares de La
Havane dans une poche de sa redingote, reçoit un coup de sabre qui lui fend la
clavicule gauche jusqu’à la poitrine. À quelques pas de là, au coin de l’hôtel
des Postes et de la rue Carretas, les petits José de Cerro, dix ans, qui va
pieds et jambes nus, et José Cristóbal García, douze ans, résistent à coups de
pierres à un dragon de la Garde impériale avant de mourir sous son sabre.
Pendant ce temps, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, épouvanté par tout ce
qu’il voit, a ouvert le couteau qu’il portait dans sa poche. Les pans de sa
soutane retroussés jusqu’à la taille, il bataille de pied ferme au milieu des
chevaux, avec ses paroissiens de Fuencarral.
4
Lorsque le capitaine Pedro Velarde
arrive au parc de Monteleón avec le détachement de Volontaires de l’État et les
civils qui les accompagnent, la foule dans la rue San José dépasse le millier
de personnes. En voyant apparaître les uniformes blancs avec un capitaine
d’artillerie à leur tête, les vivats et les applaudissements fusent, et Velarde
a beaucoup de mal à se frayer un passage jusqu’à la porte. Il la trouve fermée
et frappe avec fermeté et autorité. Elle s’entrouvre légèrement et, en voyant
ses épaulettes de capitaine, les hommes qui sont derrière – deux Français et un
artilleur espagnol – le laissent entrer sans difficulté, mais accompagné
seulement d’un autre officier, qui se trouve être le lieutenant Jacinto Ruiz.
Dès qu’il est à l’intérieur, Velarde aperçoit le capitaine français avec ses
officiers et ses hommes en rangs ; et, avant de se présenter à Luis Daoiz
qui se tient dans la salle des officiers avec le lieutenant Arango, il se
dirige directement, résolu et escorté par Ruiz, vers le chef des soldats
impériaux.
— Vous êtes perdus, lui
lance-t-il à brûle-pourpoint, si vous et vos hommes ne vous cachez pas.
Le capitaine français, décontenancé
par la rudesse de l’interpellation et impressionné par la veste verte de
l’état-major, le regarde, hésitant.
— Le 1er bataillon
de grenadiers est à la porte, bluffe Velarde, imperturbable, en indiquant le
lieutenant Ruiz. Et les autres sont en route.
Le Français l’observe attentivement,
puis se tourne vers le lieutenant Ruiz. Il ôte son shako et s’éponge le front
avec la manche de sa veste. Velarde peut presque l’entendre penser :
depuis la veille, il est sans ordres de ses supérieurs, il ignore la situation
à l’extérieur, et aucune des estafettes qu’il a envoyées aux nouvelles n’est
revenue. Il ne sait même pas si elles sont arrivées à leur caserne ou si elles
ont été taillées en pièces dans la rue.
— Rendez les armes, lui ordonne
Velarde, car le peuple est sur le point de forcer l’entrée et nous ne pouvons
pas répondre de ce qui risquerait de vous arriver.
L’autre contemple ses hommes, qui se
serrent comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir et se regardent avec
inquiétude en entendant les cris de plus en plus forts des gens qui réclament
des armes et les têtes des gabachos. Puis il bredouille quelques mots en
mauvais espagnol pour essayer de gagner du temps. Il ne sait pas qui est ce
capitaine ni ce qu’il représente, mais l’autorité avec laquelle il s’exprime,
son aspect exalté et le fanatisme qui brille dans ses yeux le décontenancent.
Velarde voit le trouble de son interlocuteur, et plus rien ne peut l’arrêter.
Sur le même ton, la main gauche sur le pommeau de son sabre, il exige du
Français qu’il exécute de son plein gré ce que, s’il refuse, on l’obligera à
faire par la force. Le temps est précieux, il n’y a pas une minute à perdre.
— Rendez les armes
immédiatement.
Quand le capitaine Luis Daoiz arrive
dans la cour pour voir ce qui se passe, l’officier de l’armée impériale,
accablé, vient de se rendre à Velarde avec tous ses hommes, et les Volontaires
de l’État sont déjà à l’intérieur du parc. De sorte que Daoiz, en sa qualité de
commandant de la place, prend les dispositions appropriées : les fusils
français dans l’armurerie, le capitaine et ses subalternes dans le pavillon des
officiers avec ordre de les traiter très courtoisement, et les soixante-quinze
soldats dans les quartiers situés à l’autre bout du parc, le plus loin possible
de la porte et sous la garde d’une demi-douzaine de Volontaires de l’État. Cela
fait, il prend Velarde à part, s’enferme avec lui dans la salle des drapeaux et
lui manifeste sa colère.
— Que ce soit la dernière fois
que tu donnes un ordre dans cette caserne sans m’en référer… Est-ce
clair ?
— Les circonstances…
— Qu’importent les
circonstances ! Ceci n’est pas un jeu, nom de Dieu !
Pour exalté qu’il soit, Velarde
apprécie beaucoup son ami. Il le respecte. Son ton se fait plus conciliant, et
ses excuses sont sincères.
— Pardonne-moi, Luis. Je
voulais seulement…
— Je sais parfaitement ce que
tu voulais ! Mais on ne peut rien faire ! Rien !… Entre-toi ça
dans la tête une bonne fois pour toutes.
— Mais la ville est en armes.
— Une poignée de malheureux
seulement, tout bien pesé. Et sans aucune possibilité. Tu t’imagines que tu vas
battre l’armée la plus puissante du monde avec des civils et quelques fusils de
chasse… Est-ce que tu es devenu fou ? Lis plutôt l’ordre que m’a remis
Navarro ce matin. – Daoiz tapote le papier qu’il a sorti de sous sa veste. – Tu
vois ?… « Interdiction de prendre des initiatives et de s’unir au
peuple. »
— Les ordres sont dépassés, vu
la manière dont les choses ont tourné !
— Les ordres sont toujours
valables ! – En haussant la voix, le petit Daoiz se hausse aussi sur la
pointe de ses bottes. – Y compris ceux que je donne ici !
Velarde n’est pas convaincu, il ne
le sera jamais. Il se ronge les ongles, agite violemment la tête. Il rappelle à
son ami l’engagement qu’ils avaient pris de soulever les artilleurs.
— Nous l’avons décidé il y a
quelques jours, Luis. Tu étais d’accord. Et la situation…
— C’est devenu impossible à
exécuter, l’interrompt Daoiz.
— On peut suivre notre plan.
— Notre plan a fait long feu.
L’ordre du capitaine général nous désole, toi, moi et quelques autres, mais il
constitue une magnifique excuse pour les indécis et les couards. Nous ne
disposons pas d’une force suffisante pour nous soulever.
Sans s’avouer vaincu, Velarde le
conduit à la fenêtre et lui montre les Volontaires de l’État qui fraternisent
avec les artilleurs.
— Je t’ai amené presque
quarante soldats. Et tu sais que tous ces gens qui sont dehors attendent des
armes. Je vois aussi que tu as reçu le renfort de plusieurs camarades fidèles,
comme Juanito Cónsul, José Dalp et Pepe Córdoba. Si nous armons le peuple…
— Accepte enfin la vérité, tête
de mule : on nous a laissés seuls, tu comprends ?… Nous avons perdu.
Il n’y a rien à faire.
— Mais les gens se battent dans
Madrid.
— Ça ne peut pas durer. Sans
les militaires, leur compte est bon. Et personne ne sortira des casernes.
— Donnons l’exemple, et nous
serons suivis.
— Ne dis pas de bêtises, mon
vieux.
Laissant Velarde ruminer ses
arguments inutiles, Daoiz va dans la cour et se met à se promener seul, tête
nue, mains croisées dans le dos sur les pans de sa veste, conscient d’être la
cible de tous les regards. En dehors du parc, de l’autre côté de la porte fermée,
sous l’arc de briques et de fer, la foule continue de crier : « Mort
à la France et vive l’Espagne, le roi Ferdinand et les artilleurs ! »
Au-dessus des vociférations résonne, amorti par la distance, le crépitement de
la fusillade. Chacun de ces cris et de ces détonations déchire le cœur de Luis
Daoiz, qui vit le moment le plus amer de son existence.
Tandis que le capitaine Daoiz se
débat avec sa conscience dans la cour du parc de Monteleón, au sud de la ville,
à l’extrême opposé, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, et ses
volontaires civils sentent leur gorge devenir soudainement sèche en voyant
apparaître la cavalerie française qui monte vers la porte de Tolède. Plus tard,
quand on fera le bilan de cette journée, on saura que cette force impériale,
qui vient de ses cantonnements de Carabanchel sous le commandement du général
de brigade Rigaud, compte deux régiments de cuirassiers : neuf cent
vingt-six cavaliers qui, pour l’heure, remontent la côte au trot, entre les
rangées d’arbres qui descendent jusqu’au Manzanares, avec l’intention de se
diriger, par la rue Toledo, vers la place de la Cebada et la Plaza Mayor.
— Mon Dieu, ayez pitié !
murmure le domestique Olmos.
Sans guère d’espoir, le marquis de
Malpica examine les environs. Autour de l’accès à la porte de Tolède, par où
les Français doivent forcément passer pour entrer dans la ville, sont postés
quatre cents habitants des quartiers de San Francisco et de Lavapiés. C’est peu
de dire que, parmi eux, abondent les types populaires – vestes courtes brunes,
foulards à franges blanches et noires, pantalons délacés laissant les jambes à
l’air : ce sont pour la plupart des gens du peuple, hommes de basse
condition, ruffians à la navaja facile et femmes des rues mal famées voisines,
même si ne manquent pas non plus des habitants honorables de la Paloma et des
maisons proches, bouchers et corroyeurs du Rastro, domestiques, hommes et
femmes, des auberges et tavernes de cette partie de la ville. En dépit de ses
efforts pour installer, en militaire, une défense cohérente, et après de
nombreuses discussions et altercations peu amènes, le marquis de Malpica n’a
pas pu les empêcher de s’organiser eux-mêmes, par bandes et par affinités, de
sorte que chacun prend les dispositions qu’il juge appropriées : certains
barrent la rue avec des chariots, des poutres, des sacs de terre et des briques
d’un chantier voisin, et attendent derrière en faisant confiance à leurs
navajas, couteaux, machettes, piques, broches à rôtir ou faucilles. D’autres,
ceux qui ont des fusils, des carabines ou des pistolets, sont allés se poster
dans l’hôpital San Lorenzo et aux balcons, fenêtres et terrasses qui dominent
la porte de Tolède et la rue : là, des femmes préparent des chaudrons
d’huile et d’eau bouillantes. Le marquis de Malpica qui, par son grade de
capitaine de réserve du régiment de Málaga, est le seul à posséder une
véritable expérience militaire parvient tout juste à faire appliquer quelques
conseils tactiques. Il sait que les cavaliers français finiront par enfoncer la
fragile barricade, aussi a-t-il placé un peu en retrait, échelonnés à l’abri
d’arcades proches du coin de la rue de Los Cojos, des gens qui obéissent à ses
ordres : une trentaine, incluant ses domestiques et le parti levé dans la
rue de l’Almudena, la femme à la hache, le commis de boutique, et quelques
autres qui se sont unis à eux en chemin. Leur mission, a-t-il expliqué, sera
d’attaquer sur leur flanc les cavaliers ennemis qui passeront la barricade. Et,
à ceux qui ont des fusils de guerre – le dragon de Lusitanie, les quatre
déserteurs des Gardes wallonnes, le valet Olmos et le concierge des Conseils –,
il recommande de tirer de préférence sur les officiers, porte-drapeaux et
trompettes. Et, en tout cas, sur ceux qui chevauchent en tête, donnent des ordres
ou agitent beaucoup les mains.
— Et s’ils nous dispersent,
courez pour vous reformer plus loin, en reculant peu à peu vers la place de la
Cebada… Si nous devons battre en retraite, rendez-vous là-bas.
Un des volontaires, le valet
d’écurie du Palais qui porte un fusil de chasse, sourit avec confiance. Pour le
peuple espagnol, habitué à l’obéissance aveugle à la Religion et à la
Monarchie, un titre nobiliaire, une soutane ou un uniforme sont l’unique
référence possible dans les moments de crise. Cela deviendra vite patent, dans
la composition des commandements de ceux qui feront la guerre aux Français.
— Monsieur pense-t-il que nos
militaires vont venir ?
— Bien sûr que oui, ment
l’aristocrate, qui ne se fait pas d’illusions. Vous verrez… L’important est de
tenir aussi longtemps que possible.
— Comptez sur nous, monsieur le
marquis.
— Eh bien, allons-y :
chacun à son poste, et que Dieu nous aide.
— Amen.
De l’autre côté de la porte de
Tolède, le soleil fait briller de façon impressionnante les cuirasses, les
casques et les sabres. Les cris et les vivats par lesquels on s’encourageait un
moment plus tôt ont complètement cessé. Les bouches sont désormais muettes,
grandes ouvertes ; et tous les yeux, exorbités, sont rivés sur la brigade
de cavalerie dont la masse compacte approche. Agenouillé derrière le pilier
d’une arcade, une carabine à la main, deux pistolets chargés et une machette à
la ceinture, le chapeau rabattu sur le front pour ne pas être ébloui par le
soleil, le marquis de Malpica pense à sa femme et à ses enfants. Puis il se
signe. Bien que ce soit un homme pieux qui ne cache pas ses dévotions, il tente
de faire en sorte qu’on ne le remarque pas ; mais le geste n’est pas passé
inaperçu. Son valet Olmos l’imite, et, à sa suite, tous ceux qui se trouvent à
proximité.
— Les voilà ! s’écrie
quelqu’un.
Un instant, le marquis quitte des
yeux la porte de Tolède. Il vient de comprendre la cause d’une étrange
vibration qu’il sent sous le genou posé en terre : c’est le sol qui
tremble sous les fers des chevaux qui arrivent.
À midi, le centre de Madrid est le
théâtre d’un combat continu et confus. L’espace compris entre le départ de la
rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, l’hôtel des Postes, San Felipe et la
Calle Mayor jusqu’aux guichets de Roperos, est jonché de cadavres des deux
bords : Français égorgés et Madrilènes qui gisent au sol ou sont retirés
en laissant des traînées de sang, parmi les hennissements des chevaux à
l’agonie. Et la lutte se poursuit, impitoyable d’un côté et de l’autre. Les
quelques fusils de guerre ou de chasse changent de main quand leurs
propriétaires meurent, ramassés par d’autres qui attendent que quelqu’un tombe
pour prendre son arme. Les groupes dispersés à la Puerta del Sol se reforment
après chaque charge de cavalerie et, surgissant des terrasses et des arcades,
du cloître du Buen Suceso, de la Victoria, de San Felipe et des rues
adjacentes, se jettent de nouveau à découvert, navajas contre sabres,
escopettes contre canons, tant sur les dragons et les mamelouks qui continuent d’arriver
de San Jerónimo et font volte-face par la rue d’Alcalá, que sur les soldats de
la Garde impériale commandés par le colonel Friederichs, qui avancent depuis le
Palais par la Calle Mayor et la rue Arenal en balayant les rues de leur
mousqueterie et du feu des pièces de campagne mises en batterie à chaque
carrefour. Un des premiers blessés par ces décharges est le jeune León Ortega y
Villa, l’élève de Francisco de Goya, qui, pendant un moment, coupe les jarrets
des chevaux français. Et près des Conseils, après s’être replié avec ses
paroissiens de Fuencarral devant une charge de lanciers polonais, le prêtre don
Ignacio Pérez Hernández reçoit une volée de mitraille, fait quelques pas
vacillants et s’écroule. Malgré le feu nourri de l’ennemi, ses compagnons
réussissent à le tirer de là, bien que gravement atteint, et à le mettre à
couvert. Transporté plus tard, après beaucoup de péripéties, à l’Hôpital
général, don Ignacio s’en sortira.
Dans toute la ville se succèdent des
combats qui, parfois, se font individuels. Par exemple, celui que livre, tout
seul, en face de la résidence de la duchesse d’Osuna, le marchand de charbon
Fernando Girón : à un croisement de rues, il tombe sur un dragon français,
le désarçonne d’un coup de gourdin et, après l’avoir frappé à mort, s’empare de
son sabre avec lequel il affronte un peloton de grenadiers qui le tuent en le
perçant de leurs baïonnettes. Un Majorquin nommé Cristóbal Oliver, ancien
soldat des dragons du Roi au service du baron de Benifayó, sort de l’hôtellerie
de la rue Peligros où ils logent tous deux et, avec l’épée de cérémonie de son
maître pour seule arme, assaille tout Français qui passe à sa portée, en tue un
et en blesse deux : il casse sur le dernier la lame de son épée, dont
seule la poignée lui reste dans la main, et rentre tranquillement dans son
hôtellerie. Les relations des combats enregistreront plus tard dans le détail
les faits et gestes de quantités d’anonymes des deux sexes, comme cet homme
embusqué au coin de la rue de l’Olivo que les habitants de la rue du Carmen
voient de leurs fenêtres, en habit de chasse, guêtres de cuir et cartouchière
garnie, tirer l’un après l’autre dix-neuf coups sur les Français jusqu’à ce
que, ses munitions épuisées, il jette son fusil, sorte son couteau de chasse et
se défende, dos au mur, avant d’être abattu. On n’a jamais su non plus le nom
du postillon – connu seulement comme « l’Aragonais » – qui, au coin
de la rue de la Ternera, tire avec une escopette chargée de clous de tapissier,
à bout portant, sur tout Français qui passe dans la rue. Ni les noms des quatre
habitants des bas quartiers qui se battent avec leurs navajas contre des
Polonais dans la rue de la Bola. Ni celui de la femme encore jeune qui, à
Puerta Cerrada, fait tomber de son cheval à coups de pierres un éclaireur en
criant « Rends-toi, chien ! », avant de l’égorger avec son
propre sabre. De même, on ne connaîtra jamais le nom du grenadier de la Marine
désarmé – déserteur de la caserne ou du détachement de l’enseigne de frégate
Esquivel – qui, dans la rue Postas, met à l’abri un groupe de femmes et
d’enfants pourchassés par les Français, puis, tombant sur un dragon démonté,
l’étrangle à mains nues ; quoique, plus tard, dans la relation des pertes
de la journée, figureront les noms de trois soldats qui portaient cet
uniforme : Esteban Casales Riera, catalan, Antonio Durán, valencien, et
Juan Antonio Cebrián Ruiz, de Murcie.
On gardera en revanche un souvenir
précis des neuf maçons qui, au début des affrontements, travaillaient à la
réfection de l’église de Santiago : le contremaître de soixante-six ans
Miguel Castañeda Antelo, les frères Manuel et Fernando Madrid, Jacinto Candamo,
Domingo Méndez, José Amador, Manuel Rubio, Antonio Zambrano et José Reyes
Magro. Tous se battent dans la rue Luzón, pris entre la cavalerie française qui
arrive par la Puerta del Sol et l’infanterie qui avance par la Calle Mayor et
la rue Arenal. Une demi-heure plus tôt, en voyant passer sous leurs
échafaudages un peloton de Polonais qui donnait la chasse à des habitants en
fuite, les maçons ont attaqué les cavaliers en lançant sur eux tout ce qu’ils
avaient sous la main, des tuiles jusqu’aux outils ; après quoi, ils sont
descendus, torse nu, ont ouvert les couteaux qu’ils portaient tous et se sont
jetés dans la bataille avec la rudesse naïve de leur métier. Maintenant,
acculés, pris de tous côtés sous le tir des fusils, ils doivent battre en
retraite pour se réfugier dans l’église. Le contremaître Castañeda vient de
recevoir une balle dans le ventre qui lui fait plier les genoux et se
recroqueviller sur la chaussée, d’où le relève le maçon Manuel Madrid.
Soutenant son camarade, Madrid voit que l’église est encore loin et tente de se
réfugier sur la place de la Villa ; la malchance veut qu’au passage d’un
carrefour une décharge retentisse, des balles claquent contre les murs
voisins : Madrid est indemne, mais le malheureux Castañeda a le bras
brisé. Ils chutent tous les deux et, tandis que les balles continuent de
siffler au-dessus de leurs têtes, Madrid traîne comme il peut son camarade en
le tirant par son bras valide pour le mettre à couvert.
— Laisse-moi, mon vieux,
murmure faiblement le contremaître. Je suis trop lourd… Laisse-moi et cours…
Sauve-toi quand il est encore temps.
— Pas question ! Même si
ces enfants de putains de mosiús me font la peau, je ne te lâcherai
pas !
— Ça n’en vaut pas la peine…
J’ai mon compte.
Un voisin du nom de Juan Corral, qui
observe la scène depuis un porche, s’approche en se courbant et, saisissant le
blessé par les pieds, aide à le mettre à l’abri. Et ainsi, portant Castañeda à
travers la ville pleine de Français, s’aventurant dans des rues désertes et
d’autres où l’ennemi tire de loin, Madrid et Corral parviennent à gagner son
domicile de la rue Jésus y María où on lui prodigue les premiers soins. Transporté
les jours suivants à l’Hôpital général, le contremaître vivra encore trois ans
avant de mourir des suites de ses blessures.
Les autres maçons du chantier de
Santiago connaissent un sort plus immédiat et plus tragique. Réfugiés dans
l’église, ils se voient bientôt assaillis par un peloton de fusiliers qui
veulent venger leurs camarades polonais. Jacinto Candamo tente de résister et
poignarde un premier Français qui s’approche, après quoi il est massacré à
coups de crosses et laissé pour mort avec sept blessures. Fernando Madrid, José
Amador, Manuel Rubio, José Reyes, Antonio Zambrano et Domingo Méndez sont
ligotés et emmenés sous les coups et les insultes. Tous les six feront partie
des hommes exécutés le lendemain au petit matin sur la colline du Príncipe Pío.
— Vive l’Espagne ! Vive le
roi ! Sus aux Français !
À la porte de Tolède, sous les
jambes des chevaux et les sabres des cuirassiers français, la populace des bas
quartiers de Madrid combat furieusement, avec la férocité d’individus qui n’ont
rien à perdre, la haine insensée de ceux qui n’ont envie que de vengeance et de
sang. Dès que les premiers cavaliers sont passés sous l’arc et se sont heurtés
à la barricade, une foule d’hommes et de femmes a sauté sur eux, poitrine
découverte, à coups de gourdins, de couteaux, de pierres, de piques, de
ciseaux, d’aiguilles d’alfatiers et de tous les outils qui peuvent servir
d’armes, tandis que des toits, des fenêtres et des balcons voisins éclatait un
tir nourri de carabines et de fusils de chasse ou de guerre. Pris par surprise,
les premiers cuirassiers rompent leur formation, se bousculent, sabrent leurs
assaillants, essayent de reculer ou éperonnent leurs montures pour sauter les
obstacles ; mais la meute des civils vociférant tranche les rênes, poignarde
les chevaux, se hisse sur les croupes, désarçonne les cavaliers gênés par leurs
casques et leurs cuirasses d’acier, et une fois ceux-ci à terre, glisse ses
énormes navajas dans les jointures et les gorgerins.
— Pas de pitié !… Ne
laissez pas un Français vivant !
La tuerie s’étend au-delà de la
porte et de la barricade, à mesure que grossit le flot des cavaliers qui
piétinent la foule et tentent de se frayer un passage vers la rue Toledo. Vient
alors le tour des femmes postées aux fenêtres avec leurs chaudrons d’huile et
d’eau bouillantes qui font se cabrer les chevaux et tomber les cavaliers
brûlés, dont les hurlements cessent quand des bandes de civils se précipitent
sur eux, les tuent et les mettent sauvagement en pièces. D’autres jettent des
pots de fleurs, des bouteilles et des meubles. Les balles des tireurs – le
dragon de Lusitanie et les Gardes wallonnes ont l’œil sûr – font des trous dans
les casques et les cuirasses, et chaque fois qu’un Français pique des éperons
et se lance au galop en direction de Puerta Cerrada, des voyous de bordel, des
filles de taverne, d’honnêtes mères de famille et de bons bourgeois, se
laissant piétiner par les sabots des chevaux et traîner par terre sans lâcher
la selle ou la courte queue de l’animal, unissent leurs efforts pour faire
tomber le cavalier, le frapper avec ce qu’ils ont en main, lui arracher sa
cuirasse et l’étriper. María Delgado Ramírez, âgée de quarante ans, mariée,
affronte un cavalier français avec une faucille et reçoit une balle qui lui
brise le fémur droit. Une balle traverse la bouche de María Gómez Carrasco, et
un coup de sabre tue Ana María Guttiérez, quarante-neuf ans, habitant La Ribera
de Curtidores. Près d’elle est blessé Maríano Córdova, âgé de vingt ans, natif
d’Arequipa au Pérou, un bagnard du pont de Toledo qui s’est échappé ce matin
pour rejoindre les combattants. María Ramos y Ramos, une femme du peuple de
vingt-six ans, célibataire, qui vit rue de l’Estudio, reçoit un coup de sabre
qui lui fend une épaule au moment où, une broche à rôtir à la main, elle essaye
de faire choir un cuirassier de son cheval. Près d’elle tombent l’aide-maçon
Antonio González López – un traîne-misère, marié, deux enfants –, le
charbonnier galicien Pedro Real González, José Meléndez Moteño et Manuel
García, deux hommes du peuple domiciliés rue de la Paloma. La poissonnière
Benita Sandoval Sánchez, vingt-huit ans, qui se bat au côté de son mari Juan
Gómez, crie « cochons de gabachos ! », s’agrippe à un
cheval et lui plante ses ciseaux à vider le poisson dans le col, faisant
s’écrouler monture et cavalier ; et avant que le Français ne puisse se
relever, elle le poignarde au visage et dans les yeux, se retournant ensuite
contre d’autres qui arrivent. Près d’elle, couteaux à la main et couverts de
sang français, luttent Miguel Cubas Saldaña, un charpentier de Lavapiés, et ses
amis le blanchisseur Manuel de la Oliva et le vitrier Francisco López Silva. Un
autre, le journalier Juan Patiño, se traîne au sol, les tripes à l’air, en
essayant d’esquiver les jambes des chevaux.
— Résistez !… Pour
l’Espagne et pour le roi Ferdinand !
Le marquis de Malpica, qui a
déchargé sa carabine et ses deux pistolets, empoigne sa machette, quitte l’abri
des arcades et se jette dans la mêlée, suivi de son serviteur Olmos et des gens
de sa troupe ; mais après quelques pas, il vacille, épouvanté. Rien, dans
son passé de militaire, ne l’avait préparé à un spectacle pareil. Des hommes et
des femmes, le visage ouvert par les coups de sabres, se retirent de la
bataille en titubant, les Français qui tombent crient et se débattent comme des
bêtes à l’abattoir et sont égorgés, et de nombreux chevaux éventrés par les
navajas errent sans cavalier en piétinant leurs entrailles. Un officier de
cuirassiers qui a perdu son casque dans la confusion se fraye un chemin à coups
de sabre en éperonnant sa monture, une lueur de démence dans les yeux. Le valet
Olmos, la femme à la hache de boucher et Cubas Saldaña se jettent sous les
jambes du cheval qui les traîne et les piétine, ce qui n’empêche pas Cubas de
planter sa lame dans le ventre du Français. Le cavalier s’effondre, vacillant
sur sa selle, et cela suffit pour qu’un des soldats des Gardes wallonnes – le
Polonais Lorenz Leleka – l’envoie au sol d’un coup de baïonnette, avant de
tomber lui-même, victime d’un coup de sabre sur la nuque. L’acier de la
cuirasse du Français résonne en touchant terre, et Malpica, obéissant
instinctivement à son sens de l’honneur militaire, lui met sa machette sous les
yeux en lui demandant de se rendre. L’autre, hébété, comprend le geste plus
qu’il n’entend ce qu’on lui dit, et fait signe que oui ; mais à cet
instant la femme s’approche par-derrière, en boitant et couverte de sang, et,
d’un coup de hache, fend le crâne du cuirassier jusqu’aux dents.
— Quand donc nos militaires
vont-ils venir à notre secours, monsieur le marquis ?
— Ils ne tarderont plus,
murmure Malpica, qui ne peut détacher son regard du Français.
De l’autre côté de la porte de
Tolède, des trompettes sonnent, le fracas des chevaux au galop s’amplifie, et
Malpica, qui reconnaît l’ordre de charger, jette un regard inquiet au-delà de
la tuerie qui l’entoure. Une masse compacte d’acier étincelant, casques,
cuirasses et sabres, s’écoule sous l’arc de la porte de Tolède. Il comprend
alors que, jusqu’à présent, ils n’ont eu affaire qu’à l’avant-garde de la
colonne française. La véritable attaque commence maintenant.
Ça ne peut pas durer, pense-t-il.
Le capitaine Luis Daoiz, immobile et
songeur dans la cour du parc de Monteleón, entend les cris de la foule qui
réclame des armes de l’autre côté de la porte. Il s’efforce d’éviter les
regards que lui lancent Pedro Velarde, le lieutenant Arango et les officiers
rassemblés à quelques pas de lui, près de l’entrée de la salle des drapeaux.
Dans la dernière demi-heure, d’autres bandes sont arrivées devant le parc, et
les nouvelles circulent comme une traînée de poudre. Il faudrait être sourd
pour ignorer ce qui se passe, car le bruit des tirs s’étend dans toute la
ville.
Daoiz sait qu’il n’y a rien à faire.
Que le peuple qui se bat dans la rue est seul. Les casernes respecteront les
ordres reçus, et nul militaire ne risquera sa carrière ni sa réputation sans
instructions du Gouvernement ou des Français, selon la sympathie qu’il éprouve
pour un camp ou pour l’autre. Avec Ferdinand VII à Bayonne et la Junte
présidée par l’infant don Antonio en pleine confusion et sans autorité, la
plupart de ceux qui ont quelque chose à perdre ne se prononceront pas avant de
savoir qui sont les vainqueurs et qui sont les vaincus. Voilà pourquoi c’est
sans espoir. Seul un soulèvement militaire entraînant toutes les garnisons
espagnoles aurait eu des chances de succès ; mais tout a mal tourné, et ce
ne sera pas la volonté de quelques-uns qui pourra redresser la situation. Même
ouvrir les portes du parc aux gens qui réclament dehors, les armer contre les
Français, ne changera pas le cours des événements. Cela ne fera qu’accroître la
tuerie. Et puis il y a les ordres, la discipline et tout le reste.
Les ordres. D’un geste machinal,
Daoiz tire de sous sa veste la feuille que lui a donnée le colonel Navarro
Falcón avant qu’il ne quitte l’état-major de l’Artillerie, la déplie et la
relit encore une fois :
Ne prendre à aucun moment
d’initiative personnelle sans ordres supérieurs écrits, ni fraterniser avec le
peuple, ni montrer la moindre hostilité contre les forces françaises.
Amer, l’artilleur se demande ce que
font en ce moment le ministre de la Guerre, le capitaine général, le gouverneur
militaire de Madrid, pour se justifier devant Murat. Il lui semble les
entendre : la populace et ses basses passions, Votre Altesse. Des égarés,
des analphabètes, des agitateurs anglais. Et cetera. Léchant les bottes du
Français, malgré l’occupation, le roi prisonnier, le sang qui coule à flots. Du
sang espagnol, versé avec ou sans raison – aujourd’hui, la raison est bien la
grande absente –, tandis que l’on mitraille le peuple sans défense. Le souvenir
de l’incident de la veille à l’auberge de Genieys assaille de nouveau Daoiz en
lui causant une honte insupportable. Son honneur blessé le brûle. Ces officiers
étrangers insolents, se moquant d’un peuple dans le malheur… Comme il se
repent, maintenant, de ne pas s’être battu ! Et comme, à coup sûr, il
continuera de s’en repentir demain !
Stupéfait, Daoiz regarde l’ordre à
ses pieds. Il n’est pas conscient de l’avoir déchiré, mais la feuille est bien
là, froissée, en mille morceaux. Puis, comme s’il s’éveillait d’un mauvais
rêve, il observe autour de lui et remarque l’étonnement de Velarde et des
autres, les expressions anxieuses des artilleurs et des soldats. Il se sent
soudain libéré d’un poids écrasant, et il a presque envie de rire. Il ne se
rappelle pas avoir été jamais aussi serein et lucide. Alors il se redresse,
vérifie si veste et gilet sont bien boutonnés, tire son sabre du fourreau et le
pointe vers la porte.
— Donnez les armes au
peuple !… Battons-nous !… Est-ce que ce ne sont pas nos frères ?
Outre le prêtre de Fuencarral que
ses paroissiens ont soustrait, blessé, au combat, un autre ecclésiastique se
bat à proximité de la Puerta del Sol : il s’appelle don Francisco Gallego
Dávila. Chapelain du couvent de l’Encarnación, il s’est jeté dans la rue dès la
première heure de la matinée et, après avoir combattu sur l’esplanade du Palais
et près du Buen Suceso, il fuit maintenant, fusil à la main, avec un groupe de
civils, vers le bas de la rue de la Flor. L’écuyer des Écuries royales Rodrigo
Pérez, qui le connaît, le trouve en train d’exhorter les citoyens à prendre les
armes pour défendre Dieu, le roi et la patrie.
— Partez d’ici, don Francisco…
Vous allez vous faire tuer, et ces choses-là ne font pas partie de votre
ministère. Que diront vos bonnes sœurs !
— Il n’y a pas de bonnes sœurs
qui tiennent ! Aujourd’hui, mon ministère, je l’exerce dans la rue. Alors
joignez-vous à nous ou rentrez vous cacher !
— Je préfère retourner chez
moi, si vous me permettez.
— Dans ce cas, que Dieu vous
garde, et ne m’embêtez plus.
Impressionnés par sa tonsure, sa
soutane et son air décidé, des fuyards se rassemblent autour du prêtre. Parmi
eux, le courrier des Postes Pedro Linares, âgé de cinquante-deux ans, qui tient
à la main une baïonnette française et porte à la ceinture un pistolet sans
munitions, et le cordonnier Pedro Iglesias López, trente ans, habitant rue de
l’Olivar, que l’on a vu une demi-heure plus tôt tuer, avec un sabre qui lui
appartient, un soldat ennemi à l’angle de la rue Arenal.
— Retournons au combat !
clame le prêtre. Qu’il ne soit pas dit que les Espagnols sont des lâches !
Le groupe – six hommes et un jeune
garçon munis de couteaux, de baïonnettes et de deux carabines prises sur des
dragons ennemis – se dirige avec résolution vers la rue des Capellanes, où,
près de la fontaine, à l’abri d’une borne, trois soldats tirent avec des fusils
en se relayant pour les recharger et viser.
— Nos militaires sont là !
s’écrie don Francisco Gallego, tout joyeux.
L’illusion est de courte durée. Un
de ces militaires est le sergent des Invalides Victor Morales Martín,
cinquante-cinq ans, vétéran des dragons de María Luisa, qui a quitté de son
propre chef, sans permission, sa caserne de la rue de la Ballesta avec quelques
camarades qu’il a perdus de vue dans la mêlée. Les deux autres sont jeunes, ils
portent la veste bleue à col de même couleur et revers rouges et, au chapeau,
la cocarde rouge à croix blanche qui distingue les régiments suisses au service
de l’Espagne. L’un d’eux ne tarde pas à confirmer, dans un espagnol aux rudes
consonances germaniques, que lui et son camarade – qui est en fait son frère,
car il s’agit des soldats Mathias et Mario Schleser, du canton d’Argovie – sont
là sur leur initiative personnelle, leur régiment, le 6e suisse de
Preux, ayant ordre de ne pas sortir dans la rue. Ils se rendaient à leur
caserne quand ils se sont vus pris au milieu du tumulte ; ils ont alors
désarmé des Français isolés qu’ils ont surpris en train de fuir, et, depuis,
ils livrent leur propre guerre.
— Que Dieu vous bénisse, mes
fils.
— Partez d’ici, monsieur le
curé. Des Franzosen arrivent.
En effet. De la place du Celenque
montent, avec beaucoup de précautions, deux dragons français à pied qui
s’abritent derrière leurs chevaux, suivis par une petite troupe d’uniformes
bleus. Dès qu’ils aperçoivent le rassemblement au coin de la rue, ils
s’arrêtent et font feu. Les balles arrachent des éclats au plâtre des murs.
— D’ici, nous ne pouvons pas
les atteindre !… crie le prêtre. En avant !
Et, immédiatement, malgré les
efforts des militaires pour l’en empêcher, il se précipite en brandissant son
fusil comme une massue, suivi aveuglément des civils. La nouvelle décharge
française, serrée et bien ajustée, tue le sergent des Invalides Morales, blesse
à mort le soldat Mathias Schleser – qui a fêté ses vingt-neuf ans deux jours
plus tôt ; un ricochet blesse superficiellement son frère Mario, tandis
que don Francisco Gallego, commotionné, est entraîné par les autres à la
recherche d’un refuge. Les Français chargent alors à la baïonnette, et les
survivants affolés courent vers le couvent des Descalzas en frappant aux portes
qu’ils trouvent sur leur passage, sans qu’aucune s’ouvre. Le cordonnier
Iglesias et le courrier des Postes Linares parviennent à s’échapper vers la
place San Martín ; cependant le prêtre, qui boite parce qu’il s’est tordu
la cheville, arrive à la porte du couvent. Là, il frappe avec la crosse de son
fusil en demandant asile ; mais, à l’intérieur, personne ne répond, et les
Français le rejoignent. Résigné à son sort, il se retourne en récitant son acte
de contrition, prêt à rendre son âme à Dieu. Mais, en voyant la tonsure et la
soutane, l’officier commandant le détachement, un vétéran à moustache grise,
écarte le sabre qui va le percer sur place.
— Hérétiques, suppôts maudits
de Lucifer ! leur crache don Francisco.
Les soldats se contentent de le
rouer de coups de crosses et l’emmènent, mains liées, en direction du Palais.
Les fuyards de la place des
Descalzas ne sont pas les seuls à courir. Un peu plus au sud de la ville, de
l’autre côté de la Plaza Mayor, les survivants de la charge de la cavalerie
lourde à la porte de Tolède se retirent comme ils peuvent en remontant vers le
Rastro et la place de la Cebada. La mêlée a été si rude et la tuerie si
monstrueuse que les Français ne font grâce à personne. Pour tirer sa révérence
aux cuirassiers qui sabrent tout sur leur passage, le marquis de Malpica,
épuisé, cherche refuge dans les rues voisines de la Cava Baja, tout en
soutenant son serviteur Olmos qui, depuis qu’il s’est trouvé pris sous les
jambes d’un cheval ennemi, pisse le sang comme un cochon égorgé.
— Où allons-nous maintenant,
monsieur le marquis ?
— À la maison, Olmos.
— Et les gabachos ?
— Ne t’inquiète pas. Tu en as
assez fait pour aujourd’hui. Et je crois que moi aussi.
Le valet regarde sa culotte, rouge
de sang jusqu’aux genoux.
— Je suis en train de me vider
par le bec de la gargoulette.
— Tiens bon !
Au coin des rues Toledo et de la
Sierpe, le dragon de Lusitanie Manuel Ruiz García, qui bat en retraite avec les
survivants des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller –
les trois étrangers et lui ne se connaissaient pas la veille, mais il leur
semble avoir passé ensemble la moitié de leur vie –, s’arrête, très calme, pour
recharger son fusil sous un porche, il l’épaule, vise soigneusement et abat
d’une balle dans la poitrine un cavalier français qui montait la rue en
galopant, sabre au clair.
— C’était ma dernière
cartouche, dit-il à Weller.
Après quoi, tous les quatre se
mettent à courir, courbés, en esquivant le feu de plusieurs Français qui
progressent, démontés, sous les arcades. La raideur de la pente les fatigue.
Ruiz García a proposé aux autres de se réfugier dans sa caserne, située sur la
place de la Cebada. Ils se dépêchent, car les balles sifflent, et l’on entend
déjà le trot de chevaux ennemis qui approchent. Au moment où Monsak, Franzmann
et Weller arrivent au croisement de la rue des Velas, ce dernier s’aperçoit que
le dragon n’est pas avec eux ; il se retourne et le voit qui gît sur le
dos au milieu de la rue. Scheisse ! pense l’Alsacien. Merde, la
malchance les poursuit. D’abord son camarade Leleka, et maintenant l’Espagnol.
Il pense un instant l’aider, car le dragon n’est peut-être que blessé, mais les
tirs redoublent et les cuirassiers sont tout près. Il reprend donc sa course.
Poursuivie par les cavaliers
français, ses ciseaux de poissonnière à la main, Benita Sandoval Sánchez qui
s’est battue jusqu’à la dernière minute à la porte de Tolède passe en courant
près du corps du dragon Manuel Ruiz García. Dans le combat et la débandade qui
a suivi, elle a perdu de vue son mari, Juan Gómez, et elle cherche maintenant à
se sauver par la porte de Moros, afin de faire un grand détour et de rentrer
chez elle, au 17 de la rue de la Paloma. Mais les chevaux des poursuivants vont
plus vite qu’elle, gênée par la jupe qu’elle soulève de sa main libre pendant
qu’elle essaye de leur échapper. En voyant que c’est impossible, elle entre
dans la rue de l’Humilladero et se réfugie derrière une porte dont elle tire le
loquet. Elle demeure ainsi immobile et dans le noir, le cœur au bord des
lèvres, hors d’haleine, guettant les bruits du dehors, mais elle ne tarde pas à
déchanter : le martèlement des sabots sur le pavé se tait, des voix
furieuses résonnent en français, et une succession de coups ébranle la porte.
Sans se faire d’illusions sur son sort – mourir ne serait pas le pire, pense-t-elle
–, la femme se précipite comme une folle dans l’escalier, frappe à toutes les
portes, en trouve une ouverte et se jette à l’intérieur, pendant que le portail
grince et que les marches gémissent sous le poids des bottes et de l’acier. Il
n’y a personne dans le logement : elle parcourt les chambres en demandant
en vain de l’aide et ressort dans le couloir, où elle se trouve nez à nez avec
plusieurs cuirassiers en train de tout casser.
— Viens là, salope !
La fenêtre la plus proche est trop
éloignée pour qu’elle puisse se jeter dans la rue, et la femme n’a d’autre
ressource que de balafrer d’un coup de ses ciseaux le visage du premier
Français qui la touche. Puis elle recule et tente de se retrancher derrière les
meubles. Exaspérés par sa résistance, les soldats impériaux la criblent de
balles et la laissent pour morte dans une mare de sang. Malgré l’extrême
gravité de ses blessures, elle est encore vivante quand, plus tard, les
propriétaires de l’appartement la découvrent. Soignée in extremis à
l’hôpital du Tiers Ordre, Benita Sandoval sera sauvée et sera, tout le reste de
ses jours, respectée de ses voisins et célèbre parmi le petit peuple qui a
livré le terrible combat de la porte de Tolède.
Avec les cuirassiers sur leurs
talons, un autre groupe d’habitants fuit vers la butte du Rastro. Il y a là
Miguel Cubas Saldaña, ses camarades Francisco López Silva et Manuel de la Oliva
Ureña, le porteur d’eau de quinze ans José García Caballero, Vicenta Reluz et
son fils de onze ans, Alfonso Esperanza Reluz, qui habitent rue Manguiteros.
Tous, y compris le petit garçon, se sont battus à la porte de Tolède et tentent
de se sauver ; mais un détachement de cavalerie qui monte de la rue
Embajadores leur coupe la route et fond sur eux à coups de sabres. García Caballero
tombe, frappé à la tête, Manuel de la Oliva est rattrapé au moment où il essaye
de sauter un mur, et le reste s’échappe vers la place de la Cebada où se
produisent encore des heurts entre Madrilènes dispersés et cavaliers. Là,
Miguel Cubas Saldaña parvient à s’esquiver en se jetant dans San Isidro, mais
Francisco López, rejoint par les Français, a la poitrine défoncée à coups de
crosses. Sur les marches de l’église, au moment où il se retourne pour lancer
une pierre, le petit Alfonso meurt sous les balles, et sa mère, qui tente de le
protéger, est blessée.
Dans leur progression vers le centre
de la ville, la cavalerie lourde qui vient de Carabanchel par la rue Toledo et
l’infanterie qui monte de la Casa del Campo par la rue Segovia rencontreront
cependant un autre nœud de résistance à Puerta Cerrada. Là, les Français sont
accueillis par une fusillade tirée des fenêtres, des balcons et des terrasses,
et par les attaques d’habitants qui les harcèlent depuis les rues voisines.
Cela donne lieu à plusieurs charges impitoyables qui causent de nombreux morts,
l’incendie de quelques maisons et l’explosion du dépôt de poudre de la place,
dans lequel meurt le commis de boutique Maríano Panadero. Le cordonnier
galicien Francisco Doce, domicilié rue Nuncio, tombe en combattant ; de
même que José Guesuraga de Ayarza, originaire de Zornoza, Joaquín Rodríguez
Ocaña – aide-maçon de trente ans, marié, trois enfants – et Francisco
Planillas, de Crevillente, qui, blessé, a réussi à se retirer et à parvenir
jusqu’aux abords de sa maison, dans la rue Tesoro, où il mourra d’une
hémorragie sans être secouru. C’est aussi le sort de l’Asturien de Lianes
Francisco Teresa, célibataire, dont la vieille mère est restée au pays :
cet homme courageux, qui a fait la guerre du Roussillon et est domestique à la
nouvelle auberge de la rue Segovia, tire au fusil par les fenêtres et tue un
officier français. Quand ses munitions sont épuisées, les Français entrent dans
la maison, le prennent, le battent sauvagement et le fusillent devant la porte.
L’avancée de l’armée impériale se
complique, car même les grandes artères qui conduisent au centre ne sont pas
sûres. Le capitaine Marcellin Marbot qui, après la première attaque à la Puerta
del Sol, tente d’établir une liaison avec le général Rigaud et ses cuirassiers
se voit obligé de s’arrêter et de mettre pied à terre sur la place de la
Provincia en attendant qu’un corps d’infanterie dégage le chemin. Tirant la
dure leçon des embuscades précédentes, les soldats avancent lentement, collés
aux murs des maisons et s’abritant sous les porches, fusils pointés sur les
fenêtres et les toits, et tirant sur tout habitant, homme, femme ou enfant, qui
y apparaît.
— Peut-on passer sans
problème ? demande Marbot au caporal d’infanterie qui lui fait enfin signe
d’avancer.
— Passer, oui, répond le
sous-officier avec indifférence, mais sans problème, je ne peux rien garantir.
Piquant des éperons avec son escorte
de dragons, le jeune capitaine d’état-major part prudemment au trot. Il ne va
cependant pas plus loin que la rue de la Lechuga, où il fait halte en voyant
d’autres fusiliers accroupis derrière des voitures dont les chevaux sont morts
dans les brancards. On lui dit qu’au-delà les coups de main des gens qui
attaquent sporadiquement depuis les rues voisines et l’action des tireurs
embusqués rendent toute avance impossible.
— Quand pourrai-je
passer ?
— Je n’en sais fichtrement
rien, répond le sergent qui a des anneaux d’or aux oreilles, une moustache
grise et le visage noirci de poudre. Vous devrez attendre que nous ayons
nettoyé la rue… Aller plus loin est dangereux.
Marbot regarde autour de lui. Trois
soldats français qui portent des bandages ensanglantés sont assis contre un
mur. Un quatrième gît sur le ventre, dans une flaque rouge sur laquelle
bourdonne un nuage de mouches. À chaque coin de rue, il y a des cadavres que
personne ne prend le risque d’aller chercher.
— Est-ce que nos cavaliers vont
bientôt arriver ?
Le sergent se cure le nez. Il a
l’air très fatigué.
— Si j’en crois les tirs et les
cris qu’on entend, ils ne sont pas loin. Mais ils ont eu d’énormes pertes.
— Devant des femmes et des
civils ? Mais c’est la cavalerie lourde, nom de Dieu !
— Ça n’empêche pas. Avec ces
fous furieux, tout est possible. Et les tuer prend du temps.
Tandis que le capitaine Marbot s’efforce
d’exécuter sa mission d’officier de liaison, des Madrilènes subissent les
premières représailles organisées. En plus des exécutions immédiates, blessés
achevés ou personnes sans défense tuées alors qu’elles ne faisaient que
regarder les combats, les Français commencent à fusiller, sans autre formalité,
tous ceux qu’ils prennent les armes à la main. Tel est le sort de Vicente Gómez
Sánchez, âgé de trente ans, tourneur sur ivoire de son métier, capturé après
une escarmouche devant San Gil, et fusillé dans le fossé de Leganitos. Et celui
des jardiniers de la duchesse de Frías, Juan José Postigo et Juan Toribio
Arjona, que les soldats impériaux font prisonniers après la tuerie du guichet
de Recoletos. Tirés du jardin où ils se cachaient et amenés au-delà de la porte
d’Alcalá, près de l’arène de taureaux, ils sont fusillés et achevés à coups de
baïonnettes en compagnie des frères alfatiers Miguel et Diego Manso Martín, et
du fils de ce dernier, Miguel.
Vers midi et demi, à l’exception des
points de résistance que maintiennent les Madrilènes entre Puerta Cerrada, la
Calle Mayor, la place Antón Martín et la Puerta del Sol, les colonnes qui
convergent vers le centre avancent désormais sans trop de difficultés, en
assurant leurs communications par les grandes artères. Tel est le cas de la rue
Atocha, vers laquelle se sont rabattus de nombreux habitants qui se battaient
sur la promenade du Prado. Certains rapportent les atrocités commises par les
Français à la porte d’Alcalá et à l’octroi de Recoletos, où tous les agents ont
été faits prisonniers, qu’ils se soient battus ou pas.
— Ils les ont tous emmenés,
raconte quelqu’un : Ramirez de Arellano, Requena, Parra, Calvillo et les
autres… Et aussi un jardinier du marquis de Perales qui a eu la malchance de se
cacher avec eux. Les gabachos ont fait irruption, ils leur ont pris
leurs armes et leurs chevaux et les ont fait descendre au Prado comme un
troupeau de bétail… Et quand le brigadier don Nicolás Galet s’est présenté en
uniforme pour réclamer ses gens, ils lui ont tiré une balle dans l’aine…
— Je connais Ramirez de
Arellano. Sa femme est Manuela Franco, la sœur de Lucas. Ils ont deux enfants
et elle est enceinte d’un troisième… Les pauvres !
— À ce qu’on dit, ils fusillent
un tas de gens.
— Et ils vont encore en fusiller
plus… Nous, par exemple, s’ils nous attrapent.
— Attention, ils
reviennent !
Attaqués par un détachement de
dragons qui arrive du Buen Retiro et par une colonne d’infanterie qui avance
depuis la promenade des Délices, une douzaine de civils et quatre soldats sur
les cinq qui ont quitté la caserne des Gardes espagnoles – le cinquième,
Eugenio García Rodríguez, est mort devant la grille du Jardin botanique – se
replient en tirant pour se réfugier dans les rues voisines. Commence ainsi une
sordide bataille de coins de rues, de porches et d’arcades, dans laquelle les
Espagnols finissent par se voir encerclés. C’est de cette manière qu’est
capturé Domingo Braña Nalbín, agent du tabac des Douanes royales, au moment où
il fuyait vers les murs de Jésus. Trois soldats des Gardes espagnoles qui sont
avec lui parviennent à s’échapper de maison en maison, démolissant les cloisons
et sautant sur les toits, tandis que le Sévillan Manuel Alonso Albis, dont
l’uniforme attire l’attention des Français, est pris en écharpe par un tir qui
lui déchiquette une joue ; il laisse son fusil pour dégainer son sabre et
est de nouveau frappé à la poitrine par une balle qui l’abat juste sous le mur
du fond de l’Hôpital général. Capturé peu après, le muletier Baltasar Ruiz sera
fusillé sans tarder dans le fossé d’Atocha. Les autres, poursuivis par les
soldats impériaux qui les pourchassent à la baïonnette et les mitraillent avec
une pièce d’artillerie pointée pour prendre en enfilade la rue Atocha, se
défendent désespérément à l’arme blanche et succombent l’un après l’autre.
Celui qui arrive le plus loin est Juan Bautista Coronel, un musicien de
cinquante ans né à San Juan du Panama, qui, en courant près de la place Antón
Martín, reçoit un éclat de mitraille qui lui arrache une cuisse et l’éventre.
D’autres membres de ce groupe, José Juan Bautista Monténégro, le Galicien de
Mondoñedo Juan Fernández de Chao et le cordonnier de dix-neuf ans José Peña,
acculés et sans munitions, lèvent les mains et se rendent aux Français. Ils
seront tous trois fusillés dans l’après-midi sur la côte du Buen Retiro.
À l’Hôpital général, situé au coin
de la rue Atocha et de la porte du même nom, où deux mille malades français ont
pu éviter ce matin d’être massacrés par la populace, le garçon de salle Serapio
Elvira, âgé de dix-neuf ans, vient d’arriver de la rue en amenant un camarade
touché par une balle qui lui a fracturé deux côtes pendant qu’ils étaient tous
les deux en train de ramasser des blessés sur la place Antón Martín. Laissant
son compagnon aux mains d’un chirurgien, Elvira parcourt les couloirs bondés de
blessés et de mourants en quête d’un autre garçon qui oserait sortir dans la
rue. À ce moment, un infirmier monte en criant l’escalier principal :
— Les gabachos veulent
fusiller les prisonniers des cuisines !
Serapio descend en courant, avec
d’autres, et trouve en bas un sergent de l’armée impériale qui, avec un peloton
de soldats, emmène le marmiton, les cuisiniers et les infirmiers qui, peu de
temps auparavant, ont voulu égorger les Français de l’hôpital. Sans prendre le
temps de réfléchir, Elvira s’empare d’un tranchoir et se jette sur le
sous-officier qui tire son épée et le blesse au visage. Le jeune homme tombe,
blessé, les autres soldats dégainent, et tous les cuisiniers – pour la plupart asturiens
– se précipitent sur eux comme une meute, rejoints par plusieurs infirmiers de
chirurgie qui accourent, alertés par le tumulte. Parmi les Espagnols, outre
Serapio Elvira, Francisco de Labra, âgé de dix-neuf ans, est tué, et ses
camarades Francisco Blanco Encalada, seize ans, Silvestre Fernández,
trente-deux ans, et José Pereira Méndez, vingt-neuf ans, sont blessés, ainsi
que le chirurgien José Quiroga, le blanchisseur Patricio Cosmea, le garçon de
salle Antonio Amat et l’infirmier Alonso Pérez Blanco – qui mourra de ses
blessures quelques jours plus tard. Mais, à eux tous, ils réussissent à faire
reculer les Français, qu’ils accablent de coups et de blessures. Le marmiton
Vicente Pérez del Valle, un robuste garçon de Cangas, empoigne une broche de rôtissoire
et affronte le sous-officier, qui finit par lâcher son sabre et par prendre la
fuite avec ses hommes, fort mal en point.
— Ordures de gabachos !…
N’y revenez pas !
Mais les Français reviennent, ivres
de vengeance. Après avoir demandé de l’aide à l’étage du dessus, le
sous-officier agressé – il a maintenant la tête bandée, et la colère l’aveugle
– arrive avec un peloton de grenadiers, fait irruption dans les cuisines,
baïonnette au canon, et indique tous ceux qui se sont distingués dans la
bataille. Ils emmènent ainsi vers le fossé d’Atocha, pieds nus et en chemise,
Pérez del Valle, un autre garçon de cuisine et cinq infirmiers de chirurgie.
Dans une déclaration ultérieure sur les événements de la journée, un témoin
oculaire, le juge Pedro la Hera, attestera qu’« aucun n’est revenu à
l’hôpital et l’on n’a plus jamais rien su d’eux ».
Le capitaine Luis Daoiz s’inquiète
de la défense du parc d’artillerie. La plupart des gens qui réclamaient des
fusils, une fois les portes ouvertes et les armes prises, se sont dispersés
dans la ville, prêts à se battre pour leur compte – beaucoup, peu familiers des
armes à feu, n’ont emporté que des sabres et des baïonnettes. Daoiz, le
capitaine Velarde et les autres officiers ont pu en retenir quelques-uns en les
persuadant qu’ils seront plus utiles sur place. Une vive discussion a opposé
dans la salle des drapeaux le froid orgueil de Daoiz et l’emportement passionné
de Velarde, ce dernier se disant sûr que, dès que les autres casernes sauraient
que Monteleón a décidé de se battre, les troupes espagnoles sortiraient dans la
rue.
— À quoi cela servira-t-il de
nous battre ? demandait un de leurs camarades, le capitaine d’artillerie
José Córdoba. Nous sommes quatre pelés.
— Parce que en donnant
l’exemple nous en encouragerons d’autres. – Telle a été la réponse optimiste de
Velarde. – Aucun militaire qui tient à son honneur ne restera les bras croisés
en nous laissant anéantir.
— Tu crois ça ?
— J’y engage ma vie. Ou plutôt
la nôtre.
Daoiz le sceptique, toujours prudent
et lucide, doute que les choses se passeront ainsi. Il connaît l’état d’apathie
et de confusion qui règne dans l’armée, et aussi la lâcheté morale du haut
commandement. Il sait parfaitement – il le savait déjà en prenant la décision
de livrer les armes au peuple – qu’à l’heure du combat les occupants du parc se
battront seuls. Pour l’honneur, un point c’est tout. De plus, peu d’endroits
dans Madrid sont aussi mal adaptés à une défense efficace. Monteleón n’est pas
une caserne mais une construction civile ou, pire, un conglomérat de plusieurs
bâtiments, ancien palais des ducs de Monteleón cédé par Godoy à
l’Artillerie : cinq cent mille pieds carrés impossibles à défendre,
entourés d’une enceinte qui n’est même pas un mur, aussi haute que fragile,
formant un rectangle qui longe les Rondas – les boulevards qui font le tour de
la ville – dans sa partie arrière, suit la rue San Bernardo à l’ouest, les rues
San Andrés à l’est et San José au sud. L’étendue de l’enceinte, entourée de
maisons et de hauteurs qui la surplombent, sans autres positions pour observer
l’extérieur que quelques fenêtres au troisième étage du bâtiment principal –
celui-ci étant loin du mur de clôture, elles ne permettent de voir qu’un
morceau de la rue San José –, fait que seules des sentinelles placées dans les
maisons voisines ou dans la rue, à découvert, peuvent guetter d’éventuelles
forces ennemies. De plus, à l’exception des Volontaires de l’État et de
quelques artilleurs, les gens manquent de discipline et de formation militaire.
Pour ne rien arranger, à en croire ce que vient de rapporter le sergent Rosendo
de la Lastra, les canons ne disposent que de dix charges de poudre en
cartouches, et de vingt autres que l’on prépare en toute hâte ; et si l’on
est pourvu en abondance de balles de tous calibres, on n’a ni gargousses ni
boîtes de mitraille. Ce tableau étant ce qu’il est, Daoiz sait qu’une victoire
est impensable et que toute action ne peut viser qu’à retarder l’issue
inéluctable. Dès que l’attaque française aura commencé, le temps que tiendra Monteleón
dépendra du degré de désespoir de ses défenseurs.
— Pardon, mon capitaine, dit le
lieutenant Arango. Les hommes sont répartis en escouades, selon vos ordres… Le
capitaine Velarde s’occupe maintenant de leur assigner leurs postes.
— Ils sont combien ?
— Un peu plus de deux cents
civils entre la rue et le parc, mais il y a encore quelques habitants qui nous
rejoignent… Il faut ajouter les Volontaires de l’État, les artilleurs que nous
avions ici et la demi-douzaine d’officiers qui sont venus en renfort.
— Donc environ trois cents,
estime Daoiz.
— Oui… Peut-être un peu plus.
Arango, au garde-à-vous devant
Daoiz, attend les instructions. Le capitaine observe son visage préoccupé par
l’énormité de ce qui se prépare, et il en éprouve un peu de remords. Le jeune
officier, étranger à la conspiration, n’est là que parce qu’il est venu prendre
son service ce matin comme à l’ordinaire, et il souffre de ce que tout se soit
organisé dans son dos. Le commandant du parc ne sait même pas ce qu’Arango
pense de l’occupation française, ni des mesures prises, et il ignore ses
opinions politiques. Il le voit remplir ses obligations, et c’est ce qui
compte. De toute manière, conclut-il, le sort ou l’avenir de ce jeune homme
importent peu. Il n’est pas le seul, aujourd’hui dans Madrid, à qui échappe le
choix de son destin.
— Mettez en position devant la
porte deux canons de huit livres et deux de quatre, lui ordonne Daoiz. Clairs,
chargés et prêts à faire feu.
— Nous n’avons pas de
mitraille, mon capitaine.
— Je sais. Faites-les charger à
boulets. Envoyez du monde récolter des vieux clous, des balles de mousquet, ou
tout ce qu’on trouvera… Même les pierres à fusil feront l’affaire, et nous en
avons à revendre. Bourrez-en les boîtes, ça pourra toujours servir.
— À vos ordres.
Le capitaine observe les femmes qui
sont dans la cour, mêlées aux militaires et aux civils. Ce sont pour la plupart
des parentes de soldats ou de civils armés : mères, épouses et filles,
voisines qui sont venues pour accompagner leurs hommes. Sous la direction du
caporal artilleur José Montaño, certaines, qui ont apporté des draps, des
courtepointes et des nappes, les déchirent et entassent dans la cour une pile
de charpie et de bandes en perspective du moment où les hommes commenceront à
tomber. D’autres ouvrent des caisses de munitions, mettent des paquets de
cartouches dans des cabas et des paniers d’osier, et les portent aux hommes qui
prennent position dans les quartiers du parc ou dans la rue.
— Autre chose, Arango. Essayez
d’évacuer ces femmes avant que les Français n’arrivent… Ce n’est pas un endroit
pour elles.
Le lieutenant pousse un profond
soupir.
— J’ai déjà essayé, mon
capitaine. Elles m’ont ri au nez.
Devant la porte du parc, et avec un
entrain bien différent de celui de Daoiz, l’infatigable Pedro Velarde supervise
la répartition des tireurs, suivi de ses ombres fidèles, les secrétaires Rojo
et Almira. Sa présence et la force de conviction qui se dégage de lui à chaque
pas encouragent militaires et civils qui le secondent aveuglément, prêts à le
suivre jusqu’en enfer, s’il le faut. Le capitaine d’état-major est de ces rares
chefs – il le démontre aujourd’hui avec brio – qui sont capables de galvaniser
les hommes sous leurs ordres. Il peut même apprendre par cœur, sur-le-champ,
les noms de tous ses subordonnés et s’adresser à eux, y compris aux civils les
plus maladroits et les plus novices, comme s’ils avaient combattu ensemble
toute leur vie.
— Nous allons écraser les
Français ! répète-t-il de groupe en groupe en se frottant les mains. Ces
mosiús ne savent pas ce qui les attend !
Partout ses paroles réconfortent les
hommes, qui se font un point d’honneur d’obéir à ses ordres. Ainsi, ces civils
désorientés, stimulés par l’attitude résolue du capitaine, ces humbles
habitants, les bandes anarchiques composées d’individus presque tous modestes,
boutiquiers, artisans, taillandiers, domestiques, valets et voisins, empoignent
un fusil pour la première fois de leur vie – certains ont senti leur courage
fléchir quand ils ont vu sortir, une fois armés, la plus grande partie de ceux
qui les avaient accompagnés jusque-là –, prennent conscience qu’ils forment une
troupe unie, s’organisent et se soutiennent les uns les autres, écoutent les
instructions et accourent sans rechigner là où l’on exige leur présence.
— Il faut accoler ces
échafaudages au mur du parc, près de la porte, pour que nos hommes puissent y
monter et tirer par-dessus… Qu’en pensez-vous, Goicoechea ?
— Il n’y aura de la place que
pour quatre ou cinq.
— Quatre ou cinq fusils ici,
c’est déjà énorme.
— À vos ordres.
En accord avec le capitaine des
Volontaires de l’État, Velarde a divisé en deux groupes les soldats amenés de
la caserne de Mejorada, en les renforçant avec des contingents de civils.
Quinze des trente-trois fusiliers, sous le commandement du lieutenant José
Ontoria et du sous-lieutenant Tomas Bruguera, gardent la partie arrière de
l’enceinte – les cuisines, les ateliers et les quartiers contigus à la rue San
Bernardo et à la Ronda. Le reste, qui sera sous la responsabilité de Goicoechea
et de son subordonné Francisco Álvero quand le combat commencera, occupe les
quelques fenêtres de la façade principale, l’entrée du parc et la rue San José,
avec les hommes de la bande recrutée par le terrassier Francisco Mata. Les
autres civils sont laissés par Velarde sous le commandement de ceux qui les ont
amenés, mais surveillés par les capitaines Cónsul, Córdoba, Rovira et Dalp. Il
les poste près du mur de clôture et dans les maisons particulières situées de
l’autre côté de la rue, à l’abri des porches et des entrées, ou retranchés
derrière des meubles, des sacs, des matelas et tout ce qu’entassent les
voisins. Il détache également des postes avancés de civils au coin de la rue
San Bernardo, dans la rue San Pedro qui prend son départ juste à côté du couvent
de Las Maravillas – l’édifice des carmélites fait face à la porte principale du
parc – et au coin de la rue Fuencarral, avec pour consigne de prévenir dès que
l’ennemi arrivera. Ce dernier poste est assigné par Velarde au groupe de
l’étudiant asturien José Gutiérrez qu’accompagnent, entre autres, le perruquier
Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Leur consigne est de
donner l’alerte, de se replier et d’entrer dans les maisons voisines pour se
battre là.
— Surtout, que personne ne tire
sans en recevoir l’ordre. Dès que vous apercevrez l’ennemi, vous vous retirerez
avec beaucoup de prudence et vous viendrez nous en aviser. Mieux vaut les
prendre par surprise… C’est clair ?
— Tout à fait clair, mon
capitaine. Voir, se taire et revenir le dire.
— Exactement. Maintenant,
filez ! Et vive l’Espagne !
— Et nous, monsieur le
capitaine, qu’est-ce qu’on fait ?
Velarde se tourne vers un autre
groupe qui attend des instructions : c’est celui de José Fernández
Villamil, l’hôtelier de la place Matute, dont les hommes – José Muñiz Cueto et
son frère Miguel, d’autres valets de l’hôtellerie, quelques habitants du
quartier et le mendiant de la place Antón Martín – sont arrivés armés par leurs
propres moyens, après s’être emparés des fusils du dépôt des Invalides de
l’Hôtel de Ville. L’hôtelier et les siens font partie des quelques civils
présents dans le parc qui ont déjà respiré l’odeur de la poudre, en se battant
dans différents endroits de la ville. Cette expérience leur donne de
l’assurance. Fernández Villamil conte même au capitaine d’artillerie que son
valet José Muñiz a abattu un officier français d’un coup de fusil. En entendant
cela, Velarde approuve et félicite Muñiz. Il sait ce que signifie l’éloge
venant d’un supérieur, surtout adressé par un militaire à un civil et en de
telles circonstances. Avec ce qui se prépare…
— Dites-moi… Vous sentez-vous
capables de tenir la rue à découvert ?
— Attendez, et vous verrez,
crâne l’hôtelier.
— Vous nous offensez !
renchérit un autre.
Velarde a un sourire approbateur et
s’efforce d’avoir l’air impressionné. Il connaît son affaire.
— Dans ce cas, je vais vous
confier une mission capitale… Pour le moment, allez vous embusquer en face,
dans le verger de Las Maravillas, en vous abstenant de tirer avant que le feu ne
devienne vraiment sérieux. Nous avons l’intention de sortir ensuite les canons
dans la rue, et il faudra des hommes pour nous couvrir. Quand l’instant sera
venu, vous quitterez le verger et vous vous mettrez à plat ventre sur la
chaussée : les uns viseront la rue Fuencarral et les autres la rue San
Bernardo… Comme ça, vous empêcherez les tireurs français d’approcher et de
prendre nos artilleurs sous leur feu.
— Et pourquoi on sort pas les
canons tout de suite ? demande, avec beaucoup d’aplomb, le mendiant de la
place Antón Martín.
Les secrétaires Rojo et Almira, qui
ne quittent toujours pas Velarde d’une semelle, observent le mendiant d’un air
réprobateur : nez rouge d’ivrogne, culottes sales et vieux gilet sur une
chemise raide de crasse. Les doigts qui serrent le fusil luisant ont des ongles
cassés et noirs. Mais Velarde sourit avec naturel. En fin de compte, c’est
quand même un homme. Un fusil, une baïonnette et deux mains. Ce matin, on n’en
a pas de trop.
— Il est encore tôt pour
prendre ce risque sans savoir par où viendra l’attaque, répond Velarde,
patient. Nous les sortirons quand nous saurons exactement dans quelle direction
les pointer.
Fernández Villamil et ses hommes
regardent l’artilleur, éperdus d’enthousiasme. Tous montrent une confiance
aveugle.
— D’autres militaires vont
venir, monsieur le capitaine ?
— Naturellement, rétorque
Velarde, impassible. Dès que les tirs commenceront… Vous imaginez qu’ils vont
nous laisser combattre seuls ?
— Non, bien sûr !… Comptez
sur nous, monsieur le capitaine !… Vive le roi Ferdinand ! Vive
l’Espagne !
— Longue vie au roi et à
l’Espagne ! Et maintenant, à vos postes.
En les regardant s’égailler, bombant
le torse comme une bande de gamins qui partent jouer à la guerre, Velarde se
sent légèrement gêné. Il sait qu’il les envoie sur une position exposée. Il
fait comme s’il ne voyait pas les regards que lui adressent les secrétaires
Rojo et Almira – tous deux savent qu’il n’y a rien à espérer du côté de l’armée
espagnole –, et il poursuit la répartition des hommes telle qu’elle a été
convenue avec Luis Daoiz.
— Voyons maintenant : qui
commande ce groupe ?… C’est vous, Cosme, n’est-ce pas ?
— Oui, mon capitaine, répond le
marchand de charbon Cosme de Mora, ravi que le militaire ait retenu son nom.
Pour vous servir, vous et la patrie.
— Vous savez tous tenir un
fusil ?
— Plus ou moins. Je suis
chasseur.
— Ce n’est pas la même chose.
Ces deux messieurs vont vous enseigner les rudiments.
Pendant que les secrétaires
expliquent à Mora et à ses hommes comment mordre rapidement la cartouche,
charger, bourrer, tirer et recharger, Velarde observe les hommes qu’il a sous
les yeux. Certains ne sont pas encore des adultes. Le plus petit le contemple,
impavide.
— Et ce gosse ?
— C’est notre frère, mon
capitaine, dit un jeune homme, accompagné d’un autre qui lui ressemble de façon
frappante. Il n’y a pas moyen de le convaincre de rentrer à la maison… On lui a
même tapé dessus, mais c’est inutile.
— Ça sera dangereux pour lui.
Et votre mère va mourir d’inquiétude.
— Mais qu’est-ce que vous
voulez qu’on fasse ? Il refuse de s’en aller.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Pepillo Amador.
Velarde décide d’oublier l’enfant,
des tâches plus urgentes l’attendent. Ce parti-là est le plus nombreux, et les
visages trahissent des sentiments divers : inquiétude, décision, trouble,
angoisse, espoir, courage… Ils affichent, eux aussi, leur adhésion naïve au
capitaine qu’ils ont devant eux, ou plutôt à son grade et à son uniforme. Le
mot « capitaine » sonne bien, il inspire une confiance élémentaire à
ces volontaires valeureux, simples, orphelins de leur roi et de leur
gouvernement, disposés à suivre celui qui les guidera. Tous ont laissé famille,
maison et travail, pour oser venir au parc poussés par la colère, le sens de
l’honneur, le patriotisme, le courage, la haine de l’arrogance française. D’ici
peu, pense Velarde, beaucoup seront peut-être morts. Et lui-même aussi, avec
eux. Cette pensée le rend songeur, silencieux, puis il s’aperçoit que tous le
regardent, en attendant la suite. Alors il se redresse et hausse le ton :
— Quant au maniement de la
baïonnette et de l’arme blanche, je suis sûr que des hommes comme vous n’ont
besoin de personne pour le leur enseigner.
Ce fier propos atteint son but. Les
visages se détendent, il y a quelques éclats de rire et des tapes dans le dos.
Plusieurs fanfaronnent en tâtant le manche de corne qui dépasse de leur large
ceinture : pour ce qui est des baïonnettes ou des navajas, on n’a qu’à
interroger les gabachos.
— Ce que cette arme a de bon,
achève Velarde en portant à son tour la main à la poignée de son sabre, c’est
qu’elle ne manque jamais de munitions, pas besoin de brûler de la poudre… Et
aucun Français ne sait s’en servir comme les Espagnols !
— Non, aucun ! !
C’est une ovation qui lui répond. Et
ainsi, après avoir fait monter encore d’un degré leur enthousiasme – le
capitaine sait que, comme la peur, le courage est contagieux –, il envoie le
marchand de charbon et – ses hommes garnir les barricades, les trottoirs et les
balcons des maisons contiguës au jardin et au verger de Las Maravillas, avec
ordre de balayer, quand la bataille commencera, la plus large étendue possible
du départ de la rue San José jusqu’au carrefour de la rue San Bernardo.
— Comment voyez-vous les
choses, mon capitaine ? demande à voix basse le secrétaire Almira, qui
hoche la tête d’un air dubitatif.
Velarde hausse les épaules.
L’important, c’est l’exemple. Il peut parfois réveiller les consciences et
favoriser un miracle. Malgré le pessimisme de Daoiz, il continue de croire que
si Monteleón résiste, les troupes espagnoles ne resteront pas les bras croisés.
Tôt ou tard, elles finiront par sortir de leurs casernes.
— Il faudra tenir bon avec ce
qu’on a, répond-il.
— Oui, mais… combien de
temps ?
— Aussi longtemps que nous
pourrons.
Pendant qu’ils discutent
discrètement, le capitaine et le secrétaire regardent partir les volontaires.
Avec ce groupe s’en vont au total quinze hommes et jeunes garçons, le barbier
Jerónimo Moraza, le charpentier Pedro Navarro, le portier de tribunal Félix
Tordesillas, le marchand de vin de la rue Hortaleza José Rodríguez accompagné
de son fils Rafael, et les frères Antonio et Manuel Amador suivis de près par
Pepillo, leur cadet de onze ans qui traîne un lourd panier bourré de munitions.
Après avoir reçu un fusil et un
paquet de cartouches, Francisco Huertas de Vallejo, un Ségovien de bonne
famille âgé de dix-huit ans, va prendre le poste qui lui a été assigné :
le balcon d’un premier étage situé devant le mur de clôture du parc
d’artillerie. De là, il peut voir le carrefour de San Bernardo. Il a deux
compagnons – un autre jeune homme, maigre et affublé de lunettes, également
armé d’un fusil, qui, après lui avoir cérémonieusement serré la main, se
présente : Vicente Gómez Pastrana, ouvrier typographe ; et le locataire
ou propriétaire des lieux, un personnage d’un certain âge à favoris gris, qui
porte des guêtres de chasseur, un fusil de chasse et deux cartouchières
croisées sur la poitrine.
— C’est le meilleur endroit,
commente le chasseur. Dès que les Français se présenteront au coin, nous les
tiendrons en enfilade.
— Vous vous êtes bien équipé.
— J’allais partir ce matin pour
Fuencarral avec mon chien. Et puis j’ai décidé de rester… C’est mieux que de
tirer le lapin.
Le chasseur, qui se présente comme
étant Francisco García – don Curro, précise-t-il, pour les amis et les
camarades –, semble être un homme continuellement de bonne humeur et qui ne
s’inquiète pas outre mesure du sort de ses biens personnels. Mais quand même,
avec l’aide de Francisco Huertas et de l’ouvrier typographe, il repousse des
meubles pour dégager les abords du balcon et installe deux matelas roulés
contre la rambarde de fer, en manière de parapet, au cas, dit-il, où une balle
perdue s’aviserait d’entrer. Puis il enlève quelques porcelaines et une image
du Christ qui était au-dessus d’un buffet, et met le tout à l’abri dans la
chambre à coucher. Cela fait, il jette un regard satisfait autour de lui et
adresse un clin d’œil à ses compagnons.
— J’ai envoyé ma femme chez sa
sœur. Elle ne voulait pas, mais j’ai réussi à la convaincre. J’espère qu’il n’y
aura pas trop de casse… Elle serait capable d’en avoir une attaque.
Installés au balcon, les trois
hommes observent les allées et venues des civils armés qui se dispersent dans
le verger de Las Maravillas ou se tapissent le long du mur, de l’autre côté de
la rue. On entend crier, courir, donner des ordres contradictoires, mais tous
conservent une certaine discipline. Les uniformes blancs des Volontaires de
l’État sont visibles aux fenêtres du seul bâtiment du parc qui se trouve près
de la rue, et l’uniforme turquoise des artilleurs se découpe à la porte.
Francisco Huertas observe le capitaine à la veste verte qui donne des ordres à
l’entrée. Il ignore son nom, mais militaires et civils lui obéissent au doigt
et à l’œil. Cela inspire confiance au jeune Ségovien, qui est parti ce matin de
la maison de son oncle don Francisco Lorrio – le neveu est à Madrid pour
postuler à un emploi de l’État grâce aux bonnes relations de sa famille – sans
autre intention que d’observer l’agitation, mais il n’a pu se soustraire à
l’enthousiasme populaire. Quand les portes du parc se sont ouvertes et que les
gens sont entrés pour prendre des fusils, il a trouvé honteux de rester dehors
en se contentant d’être spectateur. Il les a donc suivis, et il n’a pas eu le
temps de dire « ouf ! » qu’il avait déjà un fusil bien astiqué
dans les mains et une provision de cartouches dans les poches.
— Nous allons boire un petit
coup en attendant, vu qu’une chose n’empêche pas l’autre… Ça vous dit ?
Don Curro est apparu avec une
bouteille d’anis doux, trois verres et trois havanes. Francisco boit une gorgée
et se sent ragaillardi.
— Ça serait bien, dit l’ouvrier
typographe, de descendre quelques gabachos.
— Buvons à la réalisation de
votre vœu, dit le maître de maison en versant une deuxième tournée. Et aussi à
la santé du roi Ferdinand.
On entend du bruit dans la rue.
Francisco, cigare aux lèvres, mais pas allumé – il n’a pas tellement envie de
fumer en ce moment –, vide son anis et va au balcon, fusil à la main. Les gens
sont à plat ventre et, près du carrefour, certains ont épaulé leurs fusils.
D’autres courent vers le couvent de Las Maravillas. Le capitaine à la veste
verte a disparu dans le parc dont les portes se ferment lentement, ce qui
produit chez le jeune homme un étrange sentiment de désarroi. Il regarde les
fenêtres du bâtiment et constate que les Volontaires de l’État se sont
accroupis et que seuls sont encore visibles les points noirs formés par les
canons de leurs armes.
— Murat nous invite à danser,
messieurs, dit don Curro, qui souffle des ronds de fumée avec beaucoup de
flegme.
Francisco Huertas remarque que
l’ouvrier typographe a les mains qui tremblent pendant que, après avoir éteint
son cigare, il vide la poudre dans le canon du fusil, introduit la balle avec
le reste de la cartouche et bourre le tout avec la baguette. Avec un frisson
glacial qui parcourt son épine dorsale, ses bras et ses aines, le jeune homme
fait de même, puis s’agenouille auprès de ses deux compagnons derrière le parapet
improvisé, la crosse collée à la joue. Ça sent le métal, le bois et la graisse.
Qu’est-ce que je fais ici ?
s’interroge-t-il, soudain pris de panique.
D’un balcon voisin, quelqu’un crie
que les Français arrivent.
Le seul parti de volontaires qui
n’est pas encore arrivé au parc d’artillerie est celui de Blas Molina Soriano.
Le serrurier a compris la leçon des scènes auxquelles il a assisté devant le
Palais et est devenu d’une extrême prudence : il mène sa bande en silence
et emprunte des détours pour éviter de tomber sur une force française qui les
mettrait en pièces. C’est pourquoi, en faisant tout pour passer inaperçu, le
groupe est allé de la rue Tudescos au cours San Pablo, de là à la place San
Ildefonso, et après avoir suivi des ruelles, il débouche maintenant dans la rue
San Vicente, pour gagner le haut de la rue Palma et le couvent de Las
Maravillas. La proximité du parc Monteleón excite Molina et ses hommes, qui
commencent à oublier la consigne et se répandent aux cris de « Vive
l’Espagne ! » et « Mort aux Français ! ». Mais en
tournant le coin des rues San Andrés et San Vicente, le serrurier lève la main
et fait halte.
— Taisez-vous !
ordonne-t-il. Taisez-vous !
Les hommes se pressent près de lui,
dos collé aux murs, et regardent le haut de la rue. Ils écoutent. Les cris ont
cessé. Les visages sont mortellement sérieux. Comme Molina, chacun est attentif
au bruit, reconnaissable entre tous, que l’on entend clairement, au-delà des
maisons proches : un crépitement sinistre, sec, nourri et constant.
On se bat au parc de Monteleón.
5
Entre midi et une heure et demie,
Madrid se trouve coupé en deux. De la promenade du Prado au Palais royal, les
artères principales sont occupées par les troupes françaises ; la
cavalerie les parcourt au galop dans les deux sens en chargeant sauvagement,
renforcée par des canons qui tirent sur tout ce qui bouge, et par des
détachements d’infanterie qui progressent de carrefour en carrefour. Mais, même
si la machine de guerre napoléonienne s’impose peu à peu, son contrôle est loin
d’être absolu. Les cuirassiers de la brigade Rigaud sont toujours à Puerta
Cerrada, sans parvenir à se dégager. L’artillerie impériale qui balaye la Plaza
Mayor, la place Santa Cruz et la place Antón Martín oblige les groupes de
Madrilènes à se disperser dans les rues avoisinantes à chaque décharge, mais
ils reviennent à l’attaque, tenaces, depuis les porches et les arcades. Sans
espoir de victoire, une bonne partie des gens sensés, découragés ou terrifiés,
s’enfuient ou tentent de rentrer chez eux. Mais il reste encore des Madrilènes
qui s’acharnent à disputer, à coups de fusils ou de navajas, chaque entrée de
maison et chaque coin de rue. Ceux qui se battent ainsi sont les désespérés qui
n’ont plus la possibilité de s’échapper, ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qui
veulent venger des amis ou des parents, les gens des quartiers populaires,
prêts à tout, et ceux qui, hors de toute raison, veulent seulement faire payer
cher, œil pour œil et dent pour dent, les dévastations de cette journée.
— En avant ! On va les
faire payer, ces gabachos !… Ils ne s’en tireront pas comme
ça !
Des deux côtés, le prix est
terrible. Il y a des morts dans toutes les rues du centre, à chaque porche, à
chaque carrefour. Le feu de l’artillerie, qui ne ménage pas la mitraille, a
éliminé des balcons et des fenêtres presque tous les tireurs espagnols, et des
décharges continuelles de fusiliers, chasseurs et grenadiers maintiennent
déserts les étages supérieurs, les toits et les terrasses. Des femmes périssent
ainsi, touchées au moment où, de chez elles, elles jetaient des pots de fleurs,
des vases et des meubles sur les Français. Parmi elles figurent Ángela
Villalpando, une Aragonaise de trente-six ans qui meurt dans la rue
Fuencarral ; dans la rue Toledo, les habitantes Catalina Calderón,
trente-sept ans, et María Antonia Monroy, quarante-huit ans ; dans la rue
Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, une femme du peuple de trente-huit
ans ; et dans la rue Jacometrezo, la veuve Antonia Rodríguez Flórez. Pour
sa part, le commerçant Marías Álvarez, qui canarde au fusil de chasse du haut
d’un balcon de la rue Santa Ana, reçoit une balle dans la poitrine. Et, dans sa
maison de la rue Toledo, au coin du couvent de la Concepción Jerónima, d’où
elle lance des tuiles et des ustensiles de cuisine sur tous les Français qui
passent, Segunda López del Postigo a la cuisse gauche traversée par une balle.
Pourtant, beaucoup de ceux qui
meurent aujourd’hui, ou qui sont blessés aux fenêtres et aux balcons, n’ont
rien à voir avec la bataille, atteints parce qu’ils ont voulu regarder ce qui
se passait ou pendant qu’ils essayaient de se protéger des tirs. C’est ainsi
que, rue de l’Espejo, une même balle, perdue ou intentionnelle, tue la jeune
Catalina Casanova y Perrona – fille de l’alcade des Conseils de Castille don
Tomas de Casanova – et son petit frère Joselito ; et, au coin des rues de
la Rosa et Luzón, une autre décharge française ôte la vie, à la veille de ses
noces, à Catalina Pajares de Carnicero, âgée de seize ans, et blesse la bonne
de la maison Dionisia Arroyo. De nombreuses victimes pacifiques trouvent la
mort de la même façon, comme Escolástica López Martínez, trente-six ans,
originaire de Caracas ; l’aide-cuisinier José Pedrosa, trente ans, sur la
place de la Cebada ; Josefa Dolz de Castellar, dans la rue
Panaderos ; la veuve María Francesca de Partearroyo, sur la place du
Cordon. Et bien d’autres encore, parmi lesquelles les petits Esteban Castarera,
Marcelina Izquierdo, Clara Michel Cazervi et Luisa García Muñoz. Après avoir
déposé cette dernière, âgée de sept ans, dans les bras de sa mère et d’un
chirurgien, son père et l’aîné de ses frères, qui n’avaient pas participé
jusque-là aux événements de la journée, prennent un vieux sabre de famille, un
coutelas de chasseur et deux pistolets, et ils descendent dans la rue.
Les Français tirent dans le tas,
sans sommation. Dans la rue Tesoro, un détachement de la Garde impériale et un
canon placé au coin de la Bibliothèque royale font feu sur un groupe nombreux
où se trouvent mélangés des fuyards des combats, des voisins et des curieux.
Ils tuent Juan Antonio Álvarez, jardinier d’Aranjuez, et le septuagénaire
napolitain Lorenzo Daniel, professeur d’italien des infants de la famille
royale ; et ils blessent Domingo de Lama, porteur d’eau des cabinets de
toilette de la reine María Luisa. Au moment où il veut secourir ce dernier qui
rampe sur le pavé en laissant une traînée de sang, Pedro Blázquez, maître
d’école, célibataire, est attaqué par un grenadier français qu’il doit
affronter avec la seule arme qu’il portait dans sa poche, une lame à tailler
les plumes. Poursuivi jusque dans une cour intérieure, Blázquez parvient à
semer le grenadier et retourne aider Domingo de Lama, qu’il remet aux soins de
voisins. Le maître d’école prend alors le chemin de sa maison, située rue
Hortaleza, mais la malchance veut qu’en tournant le coin d’une rue il se trouve
face à face avec une sentinelle française postée là, baïonnette au canon.
Conscient que, s’il s’écarte, ce dernier lui tirera dessus, Blázquez se colle
étroitement à lui, tente de lui planter sa lame dans la gorge et reçoit en
retour un coup de baïonnette dans le flanc ; il parvient quand même à se
dégager et à fuir par la rue Las Infantas, pour se réfugier chez une personne
de sa connaissance, Teresa Miranda, célibataire, maîtresse dans une école de
filles. Terrorisée par le tumulte, l’institutrice n’ouvre la porte qu’après
s’être fait beaucoup prier et voit Blázquez devant elle, ensanglanté, son
taille-plume encore à la main, avec un air qu’elle qualifiera plus tard, en en
parlant à des amis, d’« homérique et viril ». En le faisant entrer,
et pendant qu’il se met torse nu pour qu’elle panse sa blessure, la célibataire
tombe éperdument amoureuse du maître d’école. Le temps des fiançailles dûment
respecté et une fois les bans publiés, un an plus tard, Pedro Blázquez et
Teresa Miranda se marieront en l’église de San Salvador.
Pendant que Teresa Miranda soigne le
coup de baïonnette du maître d’école, dans le centre de la ville les combats se
poursuivent. Les troupes impériales ont beau rester déployées dans les grandes
avenues, ni les charges de cavalerie ni le feu nourri de l’infanterie ne
réussissent à dégager définitivement la Puerta del Sol, où des groupes
d’habitants continuent d’attaquer depuis le Buen Suceso et les rues voisines,
sans que les énormes pertes et la violence de la riposte qu’ils subissent
parviennent à les affaiblir. Même chose place Antón Martín, à Puerta Cerrada,
dans la partie haute de la rue Toledo et sur la Plaza Mayor. Sur celle-ci, sous
la voûte de la rue Nueva, les artilleurs français d’un canon de huit livres se
voient assaillis par une cinquantaine d’hommes déguenillés, sales et hirsutes,
qui se sont approchés par bonds, en petites bandes, et en s’abritant sous les
porches et les arcades. Il s’agit des prisonniers libérés de la Prison royale
proche, sur la place de la Province, qui, après avoir fait un détour, tombent
sur les Français avec la sauvagerie propre à leur dure condition, armés de
barres de fer, de couteaux et de toutes les armes qu’ils ont pu prendre en
chemin. Attaqués de plusieurs côtés à la fois, les artilleurs sont taillés en
pièces sans pitié près de leur canon, et dépouillés de leurs vêtements, fusils,
sabres et baïonnettes. Après avoir consciencieusement détroussé les cadavres,
sans oublier les dents en or, les attaquants, dûment conseillés par un Galicien
dénommé Souto – qui affirme avoir servi à bord du vaisseau San Agustín à
la bataille de Trafalgar –, retournent le canon et prennent en enfilade le
débouché de la rue Nueva sur la porte de Guadalajara, pour tirer sur
l’infanterie française qui progresse depuis les Conseils.
— De la mitraille !…
Mettez de la mitraille, c’est ce qui fait le plus de dégâts !… Et
refroidissez le canon avant, pour que la poudre ne s’enflamme pas !… C’est
ça !… Et maintenant, le boutefeu !…
Encouragés par leur férocité,
d’autres civils isolés ou en déroute grossissent la bande retranchée dans
l’angle nord-ouest de la place. Aux prisonniers viennent ainsi s’ajouter, entre
autres, les Asturiens Domingo Girón, âgé de trente-six ans, marié, charbonnier
de la rue Bordadores, et Tomás Güervo Tejero, vingt et un ans, domestique de
M. Laforest, ambassadeur de France. Et d’autres encore, qui accouraient
par la rue Postas après une nouvelle charge française qui les avait
dispersés : le Murcien Felipe García Sánchez, quarante-deux ans, invalide
de la 3e compagnie, et son fils – cordonnier de son métier – Pablo
Policarpo García Vélez, le boulanger Antonio Maseda, le bourrelier Manuel Remón
Lázaro et Francisco Calderón, cinquante ans, mendiant attitré sur les marches
de San Felipe.
— Dites donc, les amis, ils
font quoi, les militaires ? Ils sortent pour nous aider, oui ou non ?
— S’ils sortent ?… Y a
qu’à regarder. Ici, les seuls qui sont sortis, ce sont les gabachos !
— Pourtant, sur la place de la
Cebada, je viens de croiser des Gardes wallonnes…
— Des déserteurs, sûrement… Et
qui seront fusillés s’ils se font prendre ou quand ils rentreront à la caserne.
C’est finalement une force
importante qui se rassemble dans cet angle de la Plaza Mayor et qui, même mal
organisée et plus mal armée encore, impose le respect aux Français venant de la
porte de Guadalajara et les oblige à se retirer sur les Conseils. Enhardis, des
prisonniers s’aventurent sous les arcades et agressent les retardataires dans
des combats confus à l’arme blanche, baïonnettes contre navajas, entre la rue
de la Platería et la place San Miguel. Ce va-et-vient, qui dégage une partie de
la Calle Mayor, permet de transporter des blessés dans la pharmacie de don
Maríano Pérez Sandino, rue Santiago, que son propriétaire garde ouverte depuis
le début des combats. Parmi ceux qui sont soignés là figure Manuel Calvo del
Maestre, employé aux archives du ministère de la Guerre et vétéran de la
campagne du Roussillon, dont une balle a arraché une joue. Peu de temps après
arrivent le bourrelier Remón, qui a perdu tous les doigts d’une main, tranchés
net par un sabre, et le valet de l’ambassade française Tomás Güervo, qui hurle
de douleur en tenant ses tripes à deux mains. Comme le dit le prisonnier
Francisco Xavier Cayón qui amène le blessé : il ressemble à un cheval de
picador encorné par un taureau.
— Halte au feu ! Ne
gaspillons pas les cartouches !
À plat ventre au coin des rues San
José et San Bernardo, au bout du mur de clôture de Monteleón, les hommes du
groupe de José Fernández Villamil chargent leurs fusils et tirent, rendus
sourds par les détonations, les yeux irrités par la fumée de la poudre. Ils
sont sortis du verger de Las Maravillas de leur propre initiative, avant le
temps fixé, et tiraillent à l’aveuglette en gaspillant leurs munitions. Les
Français qui arrivaient à proximité du parc – vingt hommes et un officier qui
voulaient pénétrer dans l’enceinte – ont disparu depuis longtemps au bas de la
rue, chassés par les tirs, à l’exception de deux corps immobiles qui gisent sur
la chaussée, près du couvent, et d’un blessé qui rampe vers la fontaine de
Matalobos. L’hôtelier de la place Matute finit par obtenir de ses hommes qu’ils
cessent de tirer. Ils se relèvent, déconcertés. Dans la confusion de la
première fusillade, ils sont tous sortis dans la rue en contrevenant aux ordres
exprès du capitaine Velarde, qui étaient de rester cachés dans le verger du
couvent. En réalité, l’escarmouche, dont le feu a été intense, n’a pas duré
plus d’une minute ; mais les tirs se sont prolongés un moment, et sans
objet, à cause de l’ardeur des volontaires que seuls les avertissements des
soldats de la caserne ont empêchés de se lancer dans la rue San Bernardo à la
poursuite des Français en fuite.
— Ils courent comme des
lapins !
— Nos bons souvenirs à
Napoléon, les mosiús !
— Les lâches !… On leur a
flanqué la pâtée !
Les portes du parc s’entrouvrent et
le capitaine Daoiz, visage fermé, sort et se dirige à grandes enjambées vers Fernández
Villamil et ses gens. Il est tête nue et, malgré les épaulettes de sa veste
bleue, le sabre et les hautes bottes, sa petite taille n’en imposerait guère,
s’il n’y avait l’autorité qui se dégage de son air décidé et du regard furibond
qu’il darde sur les civils.
— Ne vous avisez plus de
désobéir à mes ordres !… Vous m’entendez ?… Ou vous vous soumettez à
la discipline militaire, ou vous rentrez tous chez vous !
L’hôtelier proteste faiblement,
approuvé par ses hommes. Ils voulaient juste aider, argumente-t-il.
— Les Français, le coupe Daoiz,
le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État s’en sont chargés, et très
bien. Ici, chacun a sa mission. La vôtre est de rester dans le verger, comme
vous l’a dit le capitaine Velarde, jusqu’à ce que sortent les canons.
— Mais puisqu’on les a fait
détaler ! Ils ne reviendront pas de sitôt !
— C’était seulement une
patrouille perdue. Il en viendra d’autres, je vous en fiche mon billet. Et ça
ne sera pas aussi facile de les faire fuir la prochaine fois… Il vous reste des
munitions ?
— Un peu, monsieur l’officier.
— Eh bien, ne gâchez plus
celles que vous avez. Aujourd’hui, chaque balle vaut une once d’or.
Compris ?… Et maintenant, retournez immédiatement à vos postes.
— À vos ordres !
— C’est ça. On verra si c’est
vrai. À mes ordres.
Du premier étage de la maison
voisine, sur le balcon protégé par les matelas de don Curro García, le jeune
Francisco Huertas de Vallejo assiste à la discussion entre l’artilleur et les
hommes de Fernández Villamil. Assis par terre, adossé au mur et le fusil entre
les jambes, il éprouve une étrange sensation d’euphorie. Pendant l’escarmouche,
il a tiré deux des vingt cartouches qu’il avait dans ses poches et, maintenant,
il porte à ses lèvres le troisième verre d’anis que le maître de maison vient
de lui offrir ainsi qu’à l’ouvrier typographe Gómez Pastrana. Pour fêter,
explique-t-il, leur baptême du feu.
— Il a raison, ce capitaine,
philosophe don Curro en fumant lentement le reste de son havane. Sans
discipline, l’Espagne serait foutue.
Cette fois, Francisco Huertas goûte
à peine l’alcool. Du monde arrive de l’autre bout de la rue et appelle, près du
couvent de Las Maravillas. Les trois hommes empoignent leurs armes et se lèvent
pour regarder du haut du balcon. Les nouveaux arrivants, essoufflés, sont
l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon
coiffeur Felipe Barrio, qui étaient en avant-poste au coin des rues San José et
Fuencarral. Ils ont l’air très pressés.
— Les gabachos !…
Il en vient d’autres !… Maintenant, c’est au moins un régiment !
En un clin d’œil, la rue se vide. Le
capitaine Daoiz donne trois ou quatre ordres secs et se dirige lentement vers
la porte du parc, très calme et le pas assuré. José Gutiérrez et ses compagnons
entrent dans le verger du couvent avec le groupe de l’hôtelier Villamil. Aux
balcons et aux fenêtres, soldats et civils se baissent, pour se dissimuler du
mieux qu’ils peuvent.
— Nous voulions danser ?…
Eh bien, voilà la musique qui arrive ! commente don Curro en armant son
fusil de chasse après avoir éclusé, le regard un peu trouble, son quatrième
verre d’anis.
Au moment où les portes de Monteleón
se referment derrière Luis Daoiz, le lieutenant Rafael de Arango, qui surveille
le transport des charges de poudre pour les boulets de canon et les fait
déposer dans un lieu sûr près de l’entrée, observe que Pedro Velarde va à la
rencontre de son supérieur, que tous deux discutent à voix basse et que Daoiz a
un hochement de tête affirmatif et résolu en indiquant les quatre canons en position
sous le porche. Après quoi, les deux capitaines s’approchent des pièces
fraîchement graissées, astiquées et luisantes sur leurs affûts.
— Les militaires,
rassemblement ! ordonne Daoiz.
Surpris, Arango, Velarde et les
autres officiers, les seize artilleurs et les Volontaires de l’État s’alignent
en deux formations, près des canons. Le capitaine Goicoechea et les siens se
montrent aussi aux fenêtres. Daoiz avance de trois pas et regarde les hommes
presque un par un, impassible. Puis il tire son sabre de son fourreau.
— Jusqu’à présent, dit-il d’une
voix haute et claire, tout ce qui s’est produit ici l’a été sous mon entière
responsabilité, et j’en répondrai devant mes supérieurs, ma patrie et ma
conscience… Pour ce qui va se passer désormais, les choses sont différentes.
Celui qui répondra oui à l’appel que je vais lancer ne pourra pas revenir en
arrière… Est-ce clair ?
Une pause. Le silence est mortel. On
commence à entendre au loin le roulement d’un tambour qui approche. Tous savent
que c’est un tambour français.
— Vive le roi
Ferdinand VII ! crie Daoiz. Vive la liberté de l’Espagne !
Le lieutenant Arango, naturellement,
crie comme les autres. Il sait qu’à partir de cet instant il ne pourra plus
alléguer qu’il n’a fait qu’exécuter les ordres, mais l’honneur militaire
l’empêche d’agir autrement. Aucun autre, officier ou soldat, n’est resté
muet ; deux sonores vivats ont, en réponse, ébranlé la cour. Incapable de
se contenir, exalté comme toujours, Pedro Velarde se détache de son rang, tire
son épée et la lève pour la croiser avec le sabre de Daoiz.
— Plutôt morts
qu’esclaves ! s’écrie-t-il à son tour.
Un troisième officier sort des
rangs. C’est le lieutenant Jacinto Ruiz qui, d’un pas que la fièvre rend
vacillant, rejoint les deux capitaines, tire également son sabre et en croise
la lame avec des deux autres. Soldats et officiers les acclament. Quant à
Rafael de Arango, il demeure immobile à sa place, le sabre au fourreau.
Résigné. Le jeune homme a la bouche sèche et amère comme s’il avait mâché des
grains de poudre. Il se battra, c’est sûr, puisque c’est inévitable. Jusqu’à la
mort, comme c’est son devoir. Mais maudit soit le sort qu’il l’a conduit à
mourir ici.
Impressionnés, bouche bée de
stupéfaction, le marchand de charbon Cosme de Mora et ses hommes, tête baissée
et silencieux, épient les Français par les fentes des portes et des volets
fermés des fenêtres. Les quinze hommes, parmi lesquels figurent Antonio et
Manuel Amador avec leur petit frère Pepillo, occupent un atelier de sparterie
qui donne sur la rue San José, au rez-de-chaussée d’une maison voisine du
couvent de Las Maravillas.
— Sainte Vierge, priez pour
nous ! murmure entre ses dents le charpentier Pedro Navarro.
— Silence, nom de Dieu !
Les Français qui arrivent de la rue
Fuencarral sont nombreux. Au moins une compagnie entière, estime le portier de
tribunal Félix Tordesillas, qui a eu, dans sa jeunesse, quelque expérience
militaire. Ils marchent au tambour et en rangs, arrogants, drapeau tricolore
déployé. À l’étonnement des civils qui les observent cachés, tous, officiers et
soldats, portent le haut shako caractéristique des Français, mais leurs vestes
d’uniforme ne sont pas bleues, elles sont blanches avec des revers boutonnés
azur. Ils sont précédés de sapeurs qui portent des haches et de deux officiers.
— Ceux-là ont vraiment l’air
mauvais, chuchote Cosme de Mora. Que personne ne tire, et pas un bruit, sinon
nous sommes cuits.
Le tambour français s’est tu et, par
les fentes, ils voient les deux officiers s’avancer vers la porte de la
caserne, appeler d’une voix forte en frappant à coups de poings, et inspecter
les alentours. Puis l’un des officiers profère un ordre, et une vingtaine de
sapeurs et de soldats commencent à donner des coups de hache. Dans la
sparterie, monté sur un tas de sacs de jute neufs, un œil collé à la fente du
volet, le blanchisseur Benito Amégide y Méndez se passe la langue sur les
lèvres et chuchote avec son voisin le barbier Jerónimo Moraza.
— Est-ce que tu crois qu’à
l’intérieur, ils vont…
Un coup de tonnerre lui coupe le
souffle et la parole, tandis que l’onde de choc de trois explosions
successives, répercutées par les murs de la rue, fait voler en éclats les
vitres des fenêtres et répand une nuée de gravats, de morceaux de bois, de
plâtre et de briques qui retombent en crépitant. Hébétés, sans prendre le temps
de se remettre de leur surprise, Cosme de Mora et ses hommes se précipitent
dans la rue, fusils à la main, et ce qu’ils voient les laisse stupéfaits :
les portes du parc ont disparu et, sous l’arc de fer forgé, ne pendent plus que
des pans de bois brisés accrochés à leurs gonds. Devant, dans un espace
semi-circulaire de quinze à vingt mètres, le sol est jonché de décombres, de
sang et de corps mutilés, tandis que les Français survivants courent en se
bousculant dans un désordre total.
— Ils leur ont tiré dessus de
l’intérieur !… Ils ont fait tirer les canons à travers les portes !
— Vive l’Espagne !
Tuez-les tous ! En avant ! En avant !
La rue se remplit de civils qui
tirent sur les fuyards et les poursuivent jusqu’à la fontaine Neuve de Los
Pozos, au croisement de la rue Fuencarral. L’enthousiasme est délirant. Des
maisons sortent des hommes, des femmes et des enfants qui s’emparent des armes
abandonnées par l’ennemi en déroute, tirent sur les Français encore en vue,
achèvent les blessés à coups de navajas et de coutelas, et dépouillent les
corps de tout ce qui peut servir, armes, munitions, argent, bagues ou uniformes
intacts.
— Victoire ! Ils
s’enfuient !… Victoire !… À mort les gabachos !
En toute naïveté, la foule –
d’autres groupes d’habitants viennent maintenant se joindre aux civils armés –
veut courir derrière les Français et les pourchasser jusqu’à leurs casernes. Le
lieutenant Arango, que Daoiz a fait sortir avec plusieurs artilleurs pour l’en
empêcher, doit se démener pour convaincre les gens de revenir à la raison.
— Ils ne sont pas battus !
s’époumone-t-il à en perdre la voix. Dès qu’ils se seront réorganisés, ils vont
revenir ! Ils vont revenir !
— Vive l’Espagne et vive le
roi ! !… À mort Napoléon ! !… À bas Murat ! !
Finalement, à force de les frapper
et de les repousser, Arango et ses artilleurs rétablissent l’ordre. Ils y sont
aidés par l’arrivée opportune du parti de civils mené par le serrurier Blas
Molina Soriano qui, après des détours prolongés pour éviter les Français – et
une attente prudente rue de la Palma afin de voir comment tourneraient les
événements –, vient s’ajouter aux défenseurs de Monteleón. Ce renfort est reçu
avec des cris de joie et conduit à l’intérieur, où Molina informe le capitaine
Daoiz de la présence d’autres forces impériales dans les alentours. Elles
accourent en toute hâte, précise-t-il, de la porte de Santa Bárbara. De son
côté, le capitaine Velarde qui, par son expérience d’officier d’état-major,
connaît la composition des troupes napoléoniennes identifie, aux uniformes et
aux insignes, la troupe qui vient d’exécuter cette tentative. Il s’agit d’une
compagnie, envoyée en avant-garde, du bataillon de Westphalie qui compte, au
complet, plus d’un demi-millier d’hommes. Celui-là même qui, d’après le
serrurier Molina, se dirige au pas accéléré vers Monteleón.
Près de la fontaine de la
Mariblanca, à la Puerta del Sol, Dionisio Santiago Jiménez, terrassier plus
connu sous le nom de Coscorro à la résidence royale de San Fernando dont il est
originaire, voit mourir son ami José Fernández Salcedo, quarante-six ans, la
moitié de la tête arrachée par une balle française.
— Ne restez pas à découvert,
nom de Dieu ! Abritez-vous !
Coscorro et d’autres font partie des
groupes de campagnards, robustes et décidés, qui sont entrés la veille dans
Madrid pour manifester en faveur de Ferdinand VII ; et qui,
aujourd’hui, loin de leurs foyers et sans refuge possible, se battent dans la
rue avec la détermination de gens qui n’ont nulle part où aller. Tel est le cas
de nombre de ceux qui composent cette troupe de presque une centaine d’hommes
et qui s’accrochent, tenaces, aux abords immédiats de la place, en se
dispersant à chaque charge française pour se reformer ensuite et lutter aussi
longtemps qu’ils le peuvent. Parmi eux, le sexagénaire José Pérez Hernán de la
Fuente et ses fils Francisco et Juan, qui sont venus hier de Miraflores de la
Sierra en habits du dimanche, bonnet de fourrure et capote rouge, et aussi le
jardinier du marquis de Santiago à Griñón, Miguel Facundo Revuelta Muñoz, âgé
de dix-neuf ans, qu’accompagne son père Manuel Revuelta, jardinier de la
résidence royale d’Aranjuez. Près d’eux, lançant des coups de main contre les
Français depuis les portes de l’hôpital du Buen Suceso qui donnent sur le cours
San Jerónimo et la rue d’Alcalá, se battent les frères Rejón, avec leur outre
de vin vide et leurs navajas ensanglantées, en compagnie de Mateo González, de
l’acteur Isidoro Máiquez, de l’ouvrier imprimeur Antonio Tomás de Ocaña armé
d’une escopette, des habitants de Perales del Río Francisco del Pozo et
Francisco Maroto, et des jeunes Tomás González de la Vega, quinze ans, et
Juanito Vie Ángel, quatorze ans. Ce dernier suit son père, l’ancien soldat
invalide des Gardes wallonnes Juan Vie del Carmen.
— En voilà d’autres !
Quatre cavaliers polonais et des
dragons, sabres au clair, approchent au galop, pour disperser le petit groupe
qui s’est reformé près de la fontaine. À cet instant, sortant du Buen Suceso,
l’ouvrier imprimeur Ocaña décharge son escopette dans le poitrail d’un cheval
qui tombe en entraînant son cavalier. Celui-ci n’a pas encore touché le sol que
les frères Rejón et Mateo González le criblent de coups de couteaux, tandis que
Máiquez, qui vient de recharger son pistolet, tire sur les autres. De nouveaux
civils accourent, les Polonais et les dragons sabrent tant et plus, des coups
de feu retentissent, tirés par des soldats français qui chargent à la
baïonnette de la rue d’Alcalá, et, dans une énorme confusion, au milieu des cris
et des malédictions, le combat devient général et féroce. Un coup de sabre met
hors de combat Mateo González qui se traîne comme il peut en se vidant de son
sang jusqu’à un porche voisin. D’autres tirs encore, et d’autres ennemis en
renfort, Antonio Ocaña tombe, traversé par une balle, Francisco del Pozo recule
en hurlant avec une blessure de sabre si profonde qu’elle lui a presque tranché
une épaule, et le reste cherche refuge dans le cloître du Buen Suceso, où des
femmes terrorisées crient et tentent de se cacher, tandis que résonnent les
décharges et que les Français forcent l’entrée.
— Je n’ai plus de balles, dit
Isidoro Máiquez. Et puis j’en ai assez fait.
L’acteur s’échappe par la porte qui
communique avec le couvent de la Victoria et file vers sa maison, près de Santa
Ana. Les frères Rejón l’accompagnent dans sa course, et il leur offre son
asile. En essayant de les suivre, Francisco Maroto est touché dans le dos par
une balle et s’écroule au milieu de la rue, devant le cabaret de La Canosa.
L’ancien soldat Juan Vie del Carmen, qui sort derrière avec son fils, prend
celui-ci par la main et se lance dans la direction opposée, vers le coin de la
rue Carretas, tandis que les balles sifflent tout autour et frappent le sol et
les façades avec un claquement sec.
— Cours, Juanito !…
Cours !… Pense à ta mère !… Cours !
En montant la rue Carretas, au
moment où ils vont tourner à droite pour passer derrière l’hôtel des Postes, le
gamin lâche sa main, titube et tombe.
— Papa !… Papa !
La mort dans l’âme, Juan Vie s’arrête
et revient. Une balle a traversé une cuisse de Juanito. Désespéré, le père
prend l’enfant dans ses bras et tente de le protéger de son corps, mais, en un
instant, ils se retrouvent entourés de soldats ennemis. Ceux-ci sont très
jeunes, leurs uniformes sont sales et leurs visages noirs de poudre. Avec une
brutalité systématique, à coups de crosses, les Français tuent le père et le
fils.
— D’autres gabachos
arrivent !
Rue San José, devant le parc de
Monteleón, le capitaine Daoiz contient les civils qui, tout fiers de leur
récent exploit, veulent marcher à la rencontre des Français qui approchent.
Cette fois ils viennent sans roulements de tambour ; mais, selon les
hommes des avant-postes qui se replient en courant, ils sont nombreux.
— Pas de précipitation, les
enfants. Plus on les laissera avancer, mieux on pourra leur tomber dessus.
Le ton familier plaît aux civils,
satisfaits de se voir traités d’égal à égal par le capitaine d’artillerie. Le
serrurier Molina, qui s’est proposé pour tendre une embuscade près de la
fontaine Neuve, convainc les siens que monsieur l’officier a raison et qu’il
vaut mieux suivre ses instructions. Et donc, Luis Daoiz, après leur avoir
recommandé d’être prudents, d’économiser les munitions et de rester à couvert,
envoie Molina et ses gens dans les maisons qui font le coin avec la rue San
Andrés. En comptant la bande amenée par le serrurier, Daoiz a maintenant sous
ses ordres un peu plus de quatre cents hommes, artilleurs, Volontaires de
l’État et civils, plus une douzaine de femmes résolues. Celles-ci aident même à
pousser les quatre canons qui ont si bien joué leur rôle derrière la porte, et
que le capitaine ordonne à présent de sortir. Ils couvriront la rue
transversale San José dans les deux directions, à droite vers la rue San
Bernardo et la fontaine de Matalobos, à gauche vers la rue Fuencarral et la
fontaine Neuve, en prenant également en enfilade le bas de la rue San Pedro
qui, partant juste en face de la porte du parc, court perpendiculairement le
long du couvent de Las Maravillas. Le problème est que les canons, qui ont des
boulets pour trente tirs – et seulement quelques boîtes de mitraille improvisée
–, seront servis par des hommes à découvert, sans autre protection que les
tireurs postés aux fenêtres du parc surmontant le mur et dans les maisons
voisines ; et les munitions de ces derniers, bien qu’artilleurs et soldats
travaillent d’arrache-pied sous la direction du sergent Lastra, ne dépassent
pas vingt à trente cartouches par fusil.
— À tes ordres, Luis. Les
canons sont prêts.
Daoiz, qui observe avec
préoccupation les deux extrémités de la rue San José en se demandant par
laquelle se présentera l’ennemi, se retourne en entendant la voix de Pedro
Velarde. Suivant ses instructions, celui-ci a supervisé la mise en batterie des
quatre pièces : trois qui prennent en enfilade chaque axe possible de
progression de l’ennemi, et la quatrième prête à être orientée dans telle ou
telle direction, selon les nécessités de l’heure. Chaque canon a ses servants
artilleurs, renforcés par des volontaires civils chargés de fournir les
munitions et de déplacer les affûts. Le plan est que Velarde dirigera la
défense à l’intérieur de la caserne pendant que Daoiz commandera
personnellement le feu des canons, assisté des lieutenants Arango et Ruiz – ce
dernier s’est porté volontaire, car il a servi comme artilleur à Gibraltar. Les
boutefeux fument dans les mains de chaque chef de pièce et tous, militaires et
civils, ont le regard tourné vers les deux capitaines. La foi aveugle que Daoiz
lit sur leurs visages, les sourires crânes et confiants, les femmes qui vont
d’un canon à un autre en versant du vin aux artilleurs ou qui portent des
cartouches au verger et aux maisons voisines, l’inquiètent. Ils ne savent pas
ce qui les attend, pense-t-il.
— Tu as envoyé le gosse ?
Daoiz acquiesce. En ce moment, le
cadet des Volontaires de l’État, Juan Vázquez Afán de Ribera, que sa jeunesse a
désigné pour cette mission, doit courir à la vitesse d’un zèbre dans la rue San
Bernardo, porteur d’un écrit pour le capitaine général de Madrid. En quelques
lignes, et plus sur les instances de Velarde que parce qu’il nourrit vraiment
l’espoir que cela serve à quelque chose, Daoiz, en qualité de commandant du
parc de Monteleón, explique les raisons pour lesquelles ils se battent contre
les Français, exprime sa résolution de résister jusqu’au bout et demande l’aide
de ses camarades, « afin que le sacrifice des hommes et des civils sous
mon commandement ne soit pas inutile ».
— Retourne à l’intérieur,
Pedro, dit-il à Velarde. Et que Dieu nous protège !
Son camarade sourit. Il semble sur
le point de s’exprimer ; peut-être une phrase qu’il a préparée pour
l’occasion. Le connaissant comme il le connaît, Daoiz n’en serait pas du tout
surpris. Finalement, Velarde se borne à hausser les épaules.
— Bonne chance, mon capitaine.
— Bonne chance, mon ami.
— Vive l’Espagne !
— Bien sûr, mon vieux. Mais
rentre vite.
— À tes ordres.
Daoiz reste immobile, en regardant
Velarde disparaître à l’intérieur du parc. Sacré caractère ! pense-t-il.
Puis il se tourne vers ceux qui attendent près des canons. Quelqu’un crie d’un
balcon que les Français sont sur le point d’arriver au coin de la rue. Daoiz
avale sa salive, soupire et tire son sabre.
— Tout le monde à son
poste ! ordonne-t-il. Feu à mon commandement !
Au coin des rues de la Palma et San
Bernardo, Juan Vázquez Afán de Ribera, cadet de la 2e compagnie du 3e
bataillon des Volontaires de l’État, s’arrête pour reprendre haleine. Avec
l’agilité de ses douze ans, il est descendu en courant depuis le parc
Monteleón, le message du capitaine Daoiz plié dans le revers de la manche
gauche de sa veste, et il se prépare maintenant à traverser une zone
découverte. Le fait que le carrefour soit désert, sans une âme en vue ni un
habitant aux balcons, ne présage rien de bon. Mais le commandant du parc, en
lui disant tout à l’heure adieu, a insisté sur l’importance de sa mission.
— C’est de vous que dépendra,
a-t-il dit, qu’ils viennent ou non à notre secours.
Le tout jeune aspirant au grade
d’officier passe une main dans ses cheveux en désordre et humides de sueur. Il
est parti tête nue de la caserne pour ne pas être gêné et porte seulement sa
dague de cadet à la ceinture. Méfiant, il inspecte les alentours. Personne en
vue, constate-t-il de nouveau. Les portes sont fermées, les volets aussi, les
boutiques closes par des planches. Il règne un silence inquiétant, rompu de
temps en temps par des détonations lointaines.
Il faut se décider, pense le garçon.
Il a l’impression que l’appel au secours de ses camarades qui est dans sa
manche le brûle. Prudent, il se remémore les enseignements reçus à l’école
militaire pour réfléchir à l’itinéraire qu’il doit suivre. Il va traverser la
rue jusqu’à la borne d’en face et, de là, il continuera jusqu’à la voiture
abandonnée devant la porte de ce qui semble être une auberge. Pourvu, se
dit-il, qu’il n’y ait pas de tireurs ennemis dans les parages. Puis il respire
profondément trois fois, baisse la tête et reprend sa course.
Il reçoit le tir avant même de
l’avoir entendu. Un coup dans la poitrine et un craquement. Mais il ne ressent
pas de douleur. Je crois qu’on m’a tiré dessus, se dit-il. Il faut que je me
sorte d’ici. Mon Dieu, aidez-moi. Soudain, il s’aperçoit qu’il a le visage
collé au sol et que tout s’obscurcit. Je dois livrer le message, pense-t-il
avec angoisse. Il fait un effort pour se relever et meurt.
À la Puerta del Sol, l’arrivée de
renforts d’infanterie ennemie venant du Palais par le cours San Jerónimo a
rendu la situation intenable. Le sol est couvert de cadavres français et
espagnols, de chevaux morts, de sang et de décombres. Les balcons et les
fenêtres déserts, les murs criblés de balles et de mitraille, la place est
enfin aux mains de l’armée impériale. Les derniers combats ont vu tomber, en
fuyant vers les rues voisines ou en se défendant comme des chiens aux abois, le
charbonnier de vingt-quatre ans Andrés Cano Fernández, Juan Alfonso Tirado,
quatre-vingts ans, le journalier Félix Sánchez de la Hoz, vingt-trois ans, et
bien d’autres qui, sans pouvoir s’échapper, sont blessés ou faits prisonniers.
Alors qu’ils remontent en courant la rue Montera, une décharge tue le tisserand
septuagénaire Joaquín Ruesga et la femme du quartier de Lavapiés Francisca
Pérez de Párraga, quarante-six ans. Le dernier coup de feu espagnol à la Puerta
del Sol est tiré, avec sa carabine et depuis sa maison – située au coin de la
rue Arenal –, par l’agent de la Loterie royale José de Fumagal y Salinas,
cinquante-trois ans, que la riposte française laisse mort sur le fer forgé de
son balcon, sous les yeux épouvantés de son épouse. Et en bas, près de la
fontaine de la Soledad, le maître d’escrime Pedro Jiménez de Haro, qui est
sorti se battre en compagnie de son cousin et également maître d’armes Vicente
Jiménez, tombe après avoir affronté avec son sabre un parti de dragons, tandis
que le cousin, désarmé par les Français, est fait prisonnier. Ils le conduisent
en le rouant de coups dans les caveaux de San Felipe, sous les marches de
l’église, où sont rassemblés tous ceux qui ont été pris dans les environs. Il
trouve là d’autres hommes qui attendent que l’on décide de leur sort.
— Ils vont nous fusiller,
assure quelqu’un.
— On verra bien.
Dans la pénombre du caveau, les uns
prient, les autres jurent. Quelqu’un affirme sa confiance dans les autorités
espagnoles, et une voix manifeste l’espoir d’un soulèvement général des
militaires contre les Français ; mais elle ne suscite qu’un silence
sceptique. De temps en temps, la porte s’ouvre et les sentinelles françaises
poussent un nouveau prisonnier à l’intérieur. On voit ainsi arriver, ligotés,
sanglants et en piteux état, le comptable de l’Hôtel de Ville Gabino Fernández
Godoy, âgé de trente-quatre ans, et l’encaisseur de lettres de change aragonais
Gregorio Moreno y Medina, trente-huit ans.
— Ils vont nous fusiller, c’est
sûr, insiste le premier qui a parlé.
— Ne jouez pas les oiseaux de
malheur, voyons… Vous allez nous porter la poisse !
Les Français n’attendent pas
toujours pour fusiller. Dans certains endroits de Madrid, ils passent des
représailles individuelles aux exécutions collectives, sans jugement. Dans la
partie orientale de la ville, une fois la large allée de la promenade du Prado
dégagée de toute résistance, les agents de l’octroi de Recoletos et les autres
civils capturés les armes à la main sont poussés à coups de crosses vers la
fontaine de la Cibeles, où on les oblige à se déshabiller pour que leurs
vêtements ne soient pas gâchés par les déchirures et le sang. Dans la rue
d’Alcalá, d’un balcon de l’hôtel du marquis de Alcañices, le comptable Luis
Antonio Palacios voit arriver du Buen Retiro une de ces files de prisonniers
escortée par des soldats français en grand nombre. Couché sur le balcon pour ne
pas recevoir une balle, muni d’une longue-vue pour mieux observer la scène,
Palacios reconnaît parmi eux certains employés de l’octroi et un ami, d’une
famille distinguée, nommé Félix Salinas González. Atterré, le comptable voit, à
travers sa lentille, comment Salinas, après avoir été dépouillé de sa redingote
et de sa montre, est forcé de s’agenouiller et abattu d’une balle dans la
nuque. À ses côtés, il voit tomber, l’un après l’autre, les douaniers Gaudosio
Calvillo, Francisco Parra et Francisco Requena, et le jardinier de la duchesse
de Frías Juan Fernández López.
Devant le parc de Monteleón, la rue
San José n’est plus d’un bout à l’autre qu’un vaste pandémonium, coups de
tonnerre et épais nuages de fumée. Les balles crépitent de toutes parts,
ponctuées par les détonations et les éclairs de l’artillerie.
— Abritez-vous ! crie
d’une voix rauque le capitaine Daoiz. Tous ceux qui ne sont pas aux canons, ne
restez pas à découvert !
Les Français ont retenu la leçon des
échecs précédents : ils ne tentent pas de donner l’assaut, mais ils
resserrent le cercle depuis les rues San Bernardo, Fuencarral et de la Palma,
en détachant des tireurs qui prennent les défenseurs du parc sous un feu
intense. De temps à autre, ils décident de s’emparer d’un porche ou de nettoyer
une maison et lancent des attaques ponctuelles de petits détachements qui
avancent collés aux murs ; mais leurs efforts sont contrecarrés par le feu
des civils retranchés dans les appartements voisins, des Volontaires de l’État
qui tirent du troisième étage du bâtiment du parc, et des quatre canons postés
devant la porte qui battent les rues dans toutes les directions. Même ainsi,
ceux qui servent les pièces d’artillerie ou qui, le long du mur, tirent à plat
ventre sur la chaussée, subissent des pertes. Très éprouvés par les tireurs
français dont les balles passent au-dessus de leurs têtes ou ricochent sur la
chaussée, les hommes de l’hôtelier Fernández Villamil, aveuglés par la fumée
des décharges, se voient forcés de se retirer à l’intérieur du parc, après que
la fusillade ennemie a tué le mendiant de la place Antón Martín – on ne saura
jamais son nom – et blessé à la tête Antonio Claudio Dadina, orfèvre de la rue
de la Gorguera, que les frères Muñiz, à quatre pattes pour éviter les balles et
fusils dans le dos, traînent par les pieds pour le mettre à l’abri.
— Il ne reste que deux boîtes
de mitraille, mon capitaine !
— Tirez au boulet… Et gardez
les boîtes pour quand les Français seront plus près.
— À vos ordres !
Debout entre les canons, marchant de
long en large, sabre à l’épaule comme à la parade, le visage apparemment
tranquille, Luis Daoiz dirige le feu des servants des quatre pièces, pendant
que les tirs ennemis convergent sur son corps. La chance, pourtant, sourit au
capitaine : aucun des frelons de plomb qui passent en vrombissant ne
l’atteint.
— Ruiz !
Le lieutenant Ruiz, qui aide à charger
une des pièces de huit livres, se tient debout dans la fumée du combat. Il est
plus pâle que la veste de son uniforme, mais ses yeux brillent, rougis par la
fièvre.
— À vos ordres, mon
capitaine !
Une balle frôle l’épaulette droite
de Daoiz, qui sent son estomac se rétracter. Cela ne peut plus durer longtemps,
pense-t-il. D’un instant à l’autre, ces salauds auront ma peau.
— Vous voyez ces Français qui
se rassemblent au coin de la rue San Andrés ? Vous pensez que vous pourrez
les atteindre avec votre canon ?
— Si nous le déplaçons de
quelques pas, je peux essayer.
— Alors, allez-y.
D’autres balles françaises sifflent
entre les deux hommes. Le lieutenant Ruiz cherche à voir d’où elles viennent
d’un air agacé, comme si un malotru s’immisçait dans la conversation. Un brave
garçon, pense Daoiz. Je ne l’avais jamais vu avant, mais ce petit lieutenant me
plaît. J’aimerais bien qu’il s’en sorte.
— Alonso !…
Portales !… Aidez-moi à bouger cette pièce !
Le caporal Eusebio Alonso et
l’artilleur valencien de trente-trois ans José Portales Sánchez, qui viennent
de charger un canon dont le feu est dirigé par le lieutenant Arango, accourent
en baissant la tête pour éviter les balles et se mettent aux roues de l’affût.
Au milieu de la manœuvre, Portales est touché et s’effondre sans un cri. En le
voyant tomber, une jolie jeune femme qui, méprisant les balles, jupe
retroussée, apporte deux gargousses depuis la porte du parc se joint à leur
groupe.
— Ôtez-vous de là, madame, lui
ordonne Alonso.
— Ôte-toi de là toi-même, malappris !
Cette femme – les artilleurs le
sauront plus tard – se nomme Ramona García Sánchez, elle a trente-quatre ans et
habite tout près de là, rue San Gregorio. Un artilleur la relève peu après.
Elle n’est pas la seule, en ce moment, à participer au combat. La locataire du
numéro 11 de la rue San José, Clara del Rey y Calvo, quarante-sept ans, aide le
lieutenant Arango et l’artilleur Sebastián Blanco à charger et à pointer un
canon en compagnie de son mari Juan González et de leurs trois fils. D’autres
femmes apportent des cartouches, du vin et de l’eau aux combattants. Parmi
elles, une jeune fille de dix-sept ans, Benita Pastrana, habitante du quartier,
qui est accourue en apprenant que son fiancé Francisco Sánchez Rodríguez,
serrurier place du Gato, était blessé. Il y a aussi Juana García, cinquante
ans, de Málaga ; Francisca Olivares Muñoz, qui habite la rue proche de la
Magdalena ; Juana Calderón, qui, à plat ventre sous un porche, recharge
les fusils de son mari José Beguí pendant qu’il tire ; et une jeune fille
de quinze ans qui traverse souvent la rue, sans se soucier de la fusillade,
pour apporter dans son tablier des munitions à son père et aux groupes de
civils qui tirent sur les Français depuis le verger de Las Maravillas, jusqu’à
ce que la balle d’un feu de salve la tue. On ne connaîtra jamais avec certitude
le nom de cette jeune fille, encore que certains voisins affirment qu’il
s’agissait de Manolita Malasaña.
— Qu’est-ce que vous
dites ? Le parc d’artillerie ? demande Murat, hors de lui.
Autour du duc de Berg, établi au
Campo de Guardias avec tout son état-major et une forte escorte, ses généraux
et ses aides de camp avalent leur salive. Les rapports concernant les pertes
subies sont effrayants. Le capitaine Marcellin Marbot – qui vient d’informer
que l’infanterie du colonel Friederichs a pris la Puerta del Sol, mais que les
combats continuent place Antón Martín, à Puerta Cerrada et sur la Plaza Mayor –
voit Murat froisser rageusement le rapport du commandant du bataillon de
Westphalie, qui est engagé devant le parc de Monteleón. Là, les insurgés
continuent de résister obstinément. Les artilleurs, renforcés par quelques
soldats, se sont joints au peuple. Leurs canons, habilement placés dans la rue,
font des ravages.
— Je veux que vous m’effaciez
ces gens-là de la surface de la terre, exige Murat. Immédiatement.
— On s’y emploie, Votre
Altesse. Mais nous avons beaucoup de pertes.
— Tant pis pour les pertes.
Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?… Je me fous totalement des
pertes !
Murat, qui s’est penché sur le plan
de Madrid déployé sur une table de campagne, frappe du doigt un point de la
partie supérieure : un rectangle entouré de rues droites, qui n’était
jusqu’à présent l’objet d’aucune attention particulière – Monteleón. Son nom
n’est même pas porté sur le plan.
— Je veux qu’on le prenne à
n’importe quel prix ! Vous m’entendez ? À n’importe quel prix !…
Ces canailles ont besoin d’un châtiment exemplaire… Voyons, Lagrange : qui
avons-nous, dans les parages ?
Le général de division Joseph
Lagrange, qui fait aujourd’hui office d’aide de camp personnel du duc de Berg,
jette un coup d’œil sur la carte et consulte les notes que lui passe un
subordonné. Il semble rassuré et annonce que, en effet, on dispose de quelqu’un
à proximité.
— Le commandant Montholon,
Votre Altesse. Faisant fonction de colonel du 4e régiment
d’infanterie. Il attend les ordres avec un bataillon entre la porte de Santa
Bárbara et celle de Los Pozos.
— Parfait. Qu’il aille
immédiatement renforcer les Westphaliens… Mille cinq cents hommes doivent
suffire pour écraser cette maudite vermine !
— Je suppose, Votre Altesse.
— Vous supposez ?… Est-ce
que vous vous foutez de moi ?
Sur la place Antón Martín, située à
mi-parcours de la rue Atocha qui monte vers la Plaza Mayor, la chance qui avait
permis jusque-là au charpentier de Lavapiés Miguel Cubas Saldaña, après s’être
battu à la porte de Tolède, de s’échapper et de se réfugier dans San Isidro
l’abandonne. Il est arrivé, en combattant partout où il le pouvait, dans un
petit groupe qui a été finalement dispersé par une volée de mitraille. Quand
Saldaña, étourdi par le choc, saignant du nez et des oreilles, soulève la tête,
il se voit entouré de baïonnettes françaises. Redressé à coups de pieds,
titubant, menotté, il est emmené en direction du Prado et constate tristement
en chemin que, dans les rues avoisinantes, la résistance est en train de
s’éteindre. Appuyée par un canon qui balaye la large avenue, l’infanterie
française avance de maison en maison, tirant à titre préventif sur chaque
balcon, fenêtre ou entrée de rue. Le sol est jonché de nombreux morts et
blessés que personne ne relève.
Peu après la capture de Cubas
Saldaña, les deux groupes qui se battent encore rue Atocha et place Antón
Martín sont anéantis. C’est ainsi que tombent, poursuivis jusqu’à la porte
d’une cour de la Magdalena et mitraillés par le canon qui tire depuis la place,
Francisco Balseyro María, journalier de quarante-neuf ans, la Galicienne de
trente ans Manuela Fernández, blessée à la tête par un éclat, et le valet
asturien Francisco Fernández Gómez, le bras gauche arraché par la mitraille. De
ce groupe, seuls parviennent à se sauver le chevrier Matías López de Uceda, qui
agonise, et deux hommes, également blessés, qui le portent : son fils
Miguel et le journalier de Palencia Domingo Rodríguez González. En faisant
force détours, ils tentent de se diriger vers l’Hôpital général, sans qu’aucune
des portes auxquelles ils frappent en chemin s’ouvre ni que personne les
secoure.
— Dispersez-vous !… Sauve
qui peut !
Le second groupe connaît le même
sort. En pleine débandade, près de la rue de la Flor, fauchés par la mitraille,
tirés comme des lapins, tombent le musicien de vingt-sept ans Pedro Sessé y
Mazal, le domestique de l’Hospice des enfants trouvés Manuel Anvías Pérez,
trente-trois ans, et le portefaix léonais Fulgencio Álvarez, vingt-quatre ans.
Ce dernier, blessé à la jambe, est rejoint par les Français, se défend avec sa
navaja et meurt criblé de coups de baïonnettes. La fin du jeune Donato Archilla
y Valiente, âgé de dix-huit ans, n’est guère plus enviable : son camarade
de combat Pascual Montalvo, boulanger, qui fuit avec lui dans la rue de León,
le voit se faire rattraper et emmener, attaché, vers le Prado. Montalvo se
débarrasse sous un porche du sabre français qu’il avait à la main, suit de loin
son ami pour voir où on le conduit et obtenir, s’il le peut, sa libération. Peu
après, caché derrière une haie de la promenade du Prado, il le verra fusiller
contre le mur du collège Jésus Nazareno en compagnie de Miguel Cubas Saldaña.
Tous les morts de la place Antón
Martín ne sont pas des combattants. C’est le cas, par exemple, du chirurgien de
quatre-vingt-deux ans Fernando González de Pereda, qui est tué d’une balle près
de la fontaine pendant que, aidé de brancardiers volontaires, il secourt les
victimes des deux camps. Comme lui, plusieurs médecins, chirurgiens et
infirmiers des hôpitaux tombent dans l’accomplissement de leur devoir
d’humanité : le chirurgien Juan de la Fuente y Casas, trente-deux ans, meurt
en traversant la place Santa Isabel avec des infirmiers et du matériel de
premiers secours ; Francisco Javier Aguirre y Angulo, un médecin de
trente-trois ans, reçoit une balle d’une sentinelle française pendant qu’il
soigne des blessés abandonnés dans la rue Atocha ; et Carlos Nogués y
Pedrol, titulaire de la chaire de médecine clinique à l’université de
Barcelone, a une cuisse brisée par une balle au moment où, après avoir secouru
d’innombrables blessés à la Puerta del Sol, il regagne sa maison de la rue du Carmen.
Ainsi tombent encore Miguel Blanco López, âgé de soixante ans, infirmier de la
confrérie de San Luis ; l’aide-chirurgien Saturnino Valdés Regalado, qui,
avec un camarade, porte sur un brancard un blessé dans la rue Atocha ; et
le chapelain du couvent des Descalzas José Cremades García, que les Français
abattent d’une balle pendant qu’il prodigue les dernières consolations à un
mourant, à la porte même de son église.
De toutes les morts qui, au cours de
cette journée, endeuillent Madrid, la plus singulière et la plus mystérieuse,
jamais élucidée jusqu’aujourd’hui, est celle de María Beano : la femme
sous le balcon de qui le capitaine Pedro Velarde passait chaque matin, pour
revenir la visiter dans l’après-midi. Encore jeune et belle, veuve d’un officier
d’artillerie, respectée de ses voisins et d’une honorabilité sans tache, cette
mère de quatre petits enfants, un garçon et trois filles, garde toute la
matinée sa fenêtre ouverte en demandant des nouvelles du parc de Monteleón. Et
quand, finalement, on lui confirme que, là-bas, les artilleurs se battent
contre les Français, elle court à son cabinet de toilette, met de l’ordre dans
ses cheveux, arrange ses vêtements, prend un châle noir et se précipite dans la
rue après avoir confié ses enfants à une vieille et fidèle servante, sans plus
d’explications. Des témoins assureront plus tard l’avoir vue courir à travers
la ville « le visage altéré et décomposé par l’angoisse ». María
Beano se dirige vers le parc d’artillerie et tente sa chance en essayant de
passer par plusieurs rues qui y mènent. Mais l’encerclement est total, et
personne ne peut aller au-delà des détachements qui barrent tous les accès.
Repoussée par les soldats de l’armée impériale, difficilement retenue par des
voisins qui tentent de la dissuader de poursuivre, la veuve finit par se
débarrasser d’eux, laisse derrière elle un piquet de Français, et sans tenir
compte des cris des sentinelles, monte en courant la rue San Andrés, avant
d’être frappée par une balle. Le corps, baignant dans une mare de sang et
enveloppé dans son châle noir, restera toute la journée sur la chaussée. Cette
étrange conduite, le secret de cette hâte d’arriver au parc de Monteleón
resteront à jamais voilés par les ombres du mystère.
Ignorant la mort de María Beano, le
capitaine Velarde supervise depuis trois quarts d’heure le feu des hommes
postés dans le bâtiment et sous la voûte du parc de Monteleón. Luis Daoiz lui a
demandé de ne pas s’exposer à côté des canons, dans l’éventualité où lui-même
tomberait. En ce moment, Velarde se trouve à l’entrée, pour diriger les tireurs
qui, tapis en haut d’un échafaudage appuyé au mur de clôture, protègent de leur
mousqueterie ceux qui, dehors, servent les quatre pièces. Les Français n’ont
avancé leur infanterie que jusqu’aux rues avoisinantes, sans tirer au canon, et
Velarde est satisfait de la tournure des événements. Artilleurs et Volontaires
de l’État se battent en hommes de métier et avec fermeté, et presque tous les
civils remplissent leur rôle, entretenant un feu qui, même s’il n’est pas très
précis, tient les assaillants en respect. Néanmoins, le capitaine observe avec
inquiétude que les tireurs ennemis, passant de porche en porche et de maison en
maison, sont de plus en plus près. Cela oblige certains civils à reculer,
abandonnant le coin de la rue San Bernardo et celui de la rue San Andrés. Les
Français ont occupé un premier étage de cette dernière et, de là, ils tiennent
sous leur feu ceux qui transportent des blessés dans le couvent de Las
Maravillas. Décidé à les déloger, Velarde réunit un petit groupe formé du
secrétaire Almira – l’autre secrétaire, Rojo, sert au canon du lieutenant Ruiz
–, des Volontaires de l’État Julián Ruiz, José Acha et José Romero, et du
domestique de la rue Jacometrezo Francisco Maseda de la Cruz.
— Venez avec moi !
Au pas de course, l’un derrière
l’autre, les six hommes traversent la rue, passent entre les canons et se
collent à la façade d’en face. De là, par signes, Velarde indique ses
intentions à Luis Daoiz. Le commandant du parc, qui est toujours debout au
milieu de la fusillade, serein comme à la promenade, fait un geste qui peut
s’interpréter comme un acquiescement ; mais Velarde le soupçonne aussi
d’avoir haussé les épaules. Quoi qu’il en soit, le capitaine avance avec les
autres en longeant le mur et en s’abritant de porche en porche jusqu’à
l’atelier de sparterie où se trouve le parti du marchand de charbon Cosme de
Mora.
— Combien êtes-vous ?
— Quinze, monsieur l’officier.
— La moitié, avec moi !
Ils sortent dans la rue un par un, à
des intervalles que leur indique Velarde : Almira, les trois Volontaires
de l’État, Maseda, Cosme de Mora et six autres passent en courant le carrefour
des rues San José et San Andrés et se réunissent de l’autre côté.
— Nous sommes treize, murmure
Maseda. Mauvais chiffre.
— Silence !… Baïonnette au
canon !
Les Volontaires de l’État obéissent,
avec des gestes mécaniques et professionnels. Plusieurs civils les imitent
maladroitement.
— Nous n’avons pas tous des
baïonnettes, monsieur l’officier, dit le blanchisseur Benito Amégide y Méndez.
— Dans ce cas, vous vous
servirez de vos crosses… En avant !
En troupe serrée, Velarde en tête,
les treize hommes montent l’escalier qui mène au premier étage, défoncent la
porte et se jettent sur les Français qui occupent le logement.
— Vive l’Espagne !… Vive
l’Espagne et vive Dieu !
Le combat fait rage, au corps à
corps, au milieu des meubles brisés, de chambre en chambre, dans les cris, les
coups et les détonations. Le blanchisseur Amégide reçoit onze blessures, et,
près de lui, tombent le Volontaire de l’État José Acha, la cuisse transpercée
par une baïonnette, et le domestique Francisco Maseda, une balle dans la
poitrine. Cinq ennemis sont blessés à mort et les cinq autres sautent par la
fenêtre. Au dernier instant, le Volontaire de l’État Julián Ruiz, vingt-trois
ans, reçoit une balle tirée de si près qu’il meurt avant même que la bourre de
la cartouche française qui fume sur sa veste ait eu le temps de s’éteindre.
Le feu ennemi faiblit un peu, et les
Espagnols économisent leurs munitions. Devant l’entrée du parc, où se trouvent
les canons – l’un d’eux s’est enrayé, il n’en reste que trois pour battre les
rues –, le lieutenant Jacinto Ruiz a chargé et pointé la pièce qui tient en
enfilade la rue San José dans la direction du croisement de la rue San Andrés,
et plus loin la rue Fuencarral et la fontaine Neuve de Los Pozos, mais il
retarde le tir pour attendre d’avoir une cible qui en vaille la peine. Il est
aidé par le secrétaire Domingo Rojo, le Volontaire de l’État José Abad Leso et
deux artilleurs du parc, le caporal Eusebio Alonso et le soldat José González
Sánchez. La fièvre produit chez Ruiz un état d’hallucination qui lui fait
mépriser le danger. Il agit comme si la poudre brûlée était à l’intérieur de sa
tête, et non autour de lui. Il essaye de voir à travers la fumée et signale de
son sabre dégainé les objectifs possibles, pendant que le caporal Alonso et les
autres, qui gardent la bouche bien ouverte pour ne pas avoir les tympans crevés
par les détonations, restent accroupis derrière la pièce, boutefeu à la main,
dans l’attente de son ordre.
— Là-bas, là-bas !…
Regardez à gauche !
Un peu en retrait, tout en
surveillant les autres canons, le capitaine Luis Daoiz voit une soudaine volée
de mitraille française s’abattre sur le canon du lieutenant, blesser celui-ci
au bras et faire tomber le caporal Alonso, le Volontaire de l’État José Abad et
l’artilleur González Sánchez. En deux enjambées, il est près d’eux :
González Sánchez à la cervelle à l’air et Abad une balle dans le cou, mais ce
dernier est toujours vivant. Le caporal Alonso, qui s’en tire avec une entaille
au front, se relève en comprimant sa blessure d’une main, prêt à remplir ses
obligations. Jacinto Ruiz, qui a un trou de plusieurs pouces à la manche
gauche, saigne énormément.
— Comment vous
sentez-vous ? demande Daoiz, en criant pour surmonter le fracas des tirs.
Le lieutenant titube et cherche un
appui sur le canon. Puis il respire profondément et hoche la tête.
— Je vais bien, mon capitaine,
ne vous inquiétez pas… Je peux rester.
— Ce bras a mauvaise
allure ! Allez vous le faire soigner.
— Plus tard… J’irai plus tard.
Trois hommes et deux jeunes femmes –
l’une est celle qui a tout à l’heure aidé à déplacer le canon, Ramona García
Sánchez – accourent des porches voisins et emportent González Sánchez et José
Abad au couvent de Las Maravillas en laissant une traînée de sang sur la
chaussée. L’exempt José Pacheco, qui, avec son fils le cadet Andrés Pacheco,
porte quatre charges de poudre dans leurs cartouches, sort un mouchoir de sa
poche et le noue autour de la blessure de Jacinto Ruiz. Une détonation toute
proche – le canon commandé par le lieutenant Arango qui tire sur la rue San
Pedro – les assourdit tous les deux. Maintenant, le feu de la mousqueterie
française se concentre sur l’entrée du parc, et aucun des artilleurs qui
s’abritent là ne vient prendre les places rendues vacantes. Daoiz adresse des
signes à des civils allongés le long du mur du verger de Las Maravillas pour en
faire venir deux : le marchand de vin du cours San Jerónimo José Rodríguez
et son fils Rafael.
— Vous savez manœuvrer un
canon ?
— Non… Mais ça fait un moment
que nous regardons comment on fait.
— Dans ce cas, restez ici. Vous
êtes désormais sous les ordres de cet officier.
— Oui, monsieur le capitaine !
Tous ne font pas preuve d’un tel
esprit de discipline : Daoiz ne tarde pas à le constater. Artilleurs,
soldats et volontaires tiennent bon autant qu’ils le peuvent ; mais chaque
fois que le feu s’intensifie, de plus en plus de gens cherchent refuge dans le
parc ou dans le couvent sous prétexte d’y porter les blessés. C’est logique,
conclut, sans amertume, le capitaine. Rien n’est plus efficace que la mitraille
et le sang pour tempérer les enthousiasmes. Parmi tous les officiers qui se
sont présentés ce matin comme volontaires, tous ne font pas non plus du zèle.
Certains, qui parlaient haut et fort dans les réunions et les cafés, préfèrent
maintenant se tenir à l’intérieur. Daoiz soupire, résigné, le sabre à l’épaule,
la lame frôlant l’épaulette droite. Chacun fait ce qu’il peut. Tant que
lui-même, Velarde et quelques autres continueront à donner l’exemple, la
plupart des militaires et des civils ne flancheront pas : que ce soit
parce qu’ils gardent une confiance aveugle dans les uniformes qui les guident –
ah, se dit-il, si ces pauvres gens savaient ! – ou parce qu’ils sont
soucieux de leur dignité et ne veulent pas perdre la face. À défaut d’autre
chose, les mots « avoir des couilles » continuent à produire des
effets prodigieux dans le peuple de la rue.
— Pointez cette pièce !…
Feu !
Les ordres de Jacinto Ruiz
retentissent de nouveau à côté de son canon. Satisfait, Daoiz voit que les
autres pièces, elles aussi, remplissent leur mission. Les balles passent en
essaims bourdonnants, et le Sévillan est surpris d’être toujours vivant et non
gisant à terre comme les malheureux qui sont contre le mur, yeux ouverts et
visages dégoulinants de sang, ou qui hurlent pendant qu’on les mène au couvent,
à l’amputation ou à la mort. Tôt ou tard, nous finirons tous comme ça,
pense-t-il. Sur le pavé ou dans le couvent. À cette idée, un rictus de
désespoir lui tord la bouche. Un instant, son regard croise celui du lieutenant
Rafael de Arango, noir de poudre, couvert de sueur, veste et gilet dégrafés,
qui donne des ordres à ses hommes. Le comportement du jeune officier est
impeccable, mais, dans ses yeux, on peut lire un reproche. Il semble croire que
tout ça me fait plaisir, en déduit Daoiz. Un garçon bizarre, en tout cas :
méfiant et peu sympathique. Il doit penser que, même s’il arrive à sortir
vivant de Monteleón et ne finit pas fusillé ou en forteresse, nous lui avons
brisé à tout jamais sa carrière. Mais qu’importe ! Il peut penser ce qu’il
veut. Lieutenants, capitaines ou soldats, aucun ne peut plus faire demi-tour.
Cela vaut pour tous, civils compris. Le reste est sans importance.
Tout en agitant ces pensées dans sa
tête, Daoiz se tourne pour voir de l’autre côté et se trouve face au capitaine
Velarde.
— Qu’est-ce que tu fais
là ?
Pedro Velarde, avec le secrétaire
Almira toujours collé à lui comme son ombre, arrive, sale et exténué, de
l’échauffourée du carrefour de San Andrés, où il vient d’expédier en renfort
l’autre moitié de la bande de Cosme de Mora. Daoiz observe que des boutons
manquent à son élégante veste verte d’état-major et qu’une épaulette a été
tranchée par un coup de sabre.
— Tu crois qu’ils vont venir à
notre secours ? l’interroge Velarde.
Il a dû crier pour se faire entendre
dans la fusillade. Daoiz hausse les épaules. Pour l’heure, il ne sait pas ce
qui lui est le plus pénible : les reproches muets du lieutenant Arango ou
l’optimisme obstiné de Velarde.
— Je ne crois pas. Nous sommes
seuls… Nous avons allumé la flamme, mais le feu ne prendra pas.
— Pourtant les tirs français
faiblissent.
— Pas pour longtemps.
— Il y a encore un espoir,
non ? Ton message au capitaine général a dû lui parvenir… Ils vont
probablement réagir… Notre exemple va les faire rougir de honte !
Une balle française vrombit entre
les deux militaires, qui se regardent dans les yeux. L’un, exalté comme
toujours, l’autre qui reste serein.
— Foutaises, mon vieux, répond
Daoiz. Et rentre dans le parc, sinon ils vont te tuer.
6
En tirant leurs dernières cartouches,
les soldats des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller
se replient en bon ordre de Puerta Cerrada sur la Plaza Mayor par la voûte de
la rue Cuchilleros. Ils reculent en se protégeant mutuellement, de porche en
porche et sans cesser de se battre avec une ténacité toute germanique, depuis
que la dernière charge des cuirassiers et de l’infanterie française les a
délogés de la place de la Cebada, où ils s’étaient joints à un groupe qui
tentait de résister et où se trouvaient, entre autres, l’habitant de
l’Arganzuela Andrés Pinilla, le cordonnier Francisco Doce González, le garde de
la Casa del Campo León Sánchez et le vétérinaire Manuel Fernández Coca. Ils ont
tué un officier et deux soldats français près de la maison de l’archevêque de
Tolède : du coup, les soldats de l’armée impériale ont envahi la demeure
et l’ont sauvagement saccagée. Maintenant, traquée par des cavaliers français,
la bande s’est dispersée. Sánchez et Fernández Coca s’échappent vers la place
du Cordon et les autres vers la Cava Alta, où une balle de fusil déchiquette
les jambes d’Andrés Pinilla et une autre tue le cordonnier Doce González. Au
moment où les survivants – les trois Gardes wallonnes, un médecin militaire de
trente et un ans nommé Esteban Rodríguez Velilla, l’ouvrier maçon Joaquín
Rodríguez Ocaña et le Biscayen Cayetano Artúa, au service du marquis de
Villafranca – tentent de se retrancher derrière deux voitures abandonnées au
pied de l’escalier de la rue Cuchilleros, un peloton d’infanterie impériale
descend de la porte de Guadalajara en tirant sur tout ce qui bouge.
— Partons !… Vite !…
Filons d’ici !
Pris entre deux feux, le maçon et le
Biscayen tombent, blessés à mort, Monsak, Franzmann et Weller s’enfuient par
l’escalier, et Esteban Rodríguez Velilla, atteint d’une balle dans une cuisse,
essaye de se réfugier dans l’auberge de la Soledad où il loge, mais un
cuirassier le rattrape et lui assène deux coups de sabre, dont l’un lui ouvre
le crâne et l’autre lui fait une profonde entaille au cou. Perdant son sang, le
médecin se traîne de porte en porte jusqu’à Puerta Cerrada, où des habitants
pitoyables qui font partie des quelques-uns qui osent s’aventurer dans la rue
le recueillent et le portent dans l’auberge. Sa jeune femme, Rosa Ubago, se
précipite dans la cour, épouvantée par l’état de son mari qui gît inanimé, les
vêtements trempés de sang. À ce moment entrent plusieurs soldats français qui
ont vu emporter le blessé et veulent l’achever.
— Fripouille !
Salaud ! l’insultent les soldats impériaux, ivres de fureur.
Les coups de pieds et de crosses
pleuvent, ils maltraitent la femme, les habitants s’enfuient, les Français
laissent Rodríguez Velilla pour mort et mettent la maison à sac. Le médecin
agonisera atrocement pendant dix jours, avant de mourir de ses blessures et des
coups reçus. Retirée en Galice, sa veuve Rosa Ubago, selon une lettre que sa
famille a conservée, ne se remariera pas, « par respect envers la mémoire
de celui qui est mort en héros ».
— Hardi, les braves !… Que
Dieu vous bénisse !… Vive l’Espagne !
Ces cris viennent d’une religieuse,
sœur Eduarda de San Buenaventura : une des cinq sœurs converses qui, avec
quatorze moniales, une prieure et une mère supérieure, résident dans le couvent
cloîtré de Las Maravillas, juste en face du parc de Monteleón. À la différence
de ses compagnes, sœur Eduarda ne soigne pas les blessés qu’on apporte de la
rue et n’aide pas le chapelain, don Manuel Rojo, à leur prodiguer les secours
spirituels. Elle est postée à une fenêtre du couvent qui donne sur l’entrée du
parc et encourage les hommes qui se battent en leur lançant à travers la grille
des images de saints et des scapulaires, que ceux-ci ramassent, baisent et
glissent dans leurs vêtements.
— Ne restez pas là, ma sœur,
pour l’amour de Dieu ! la supplie la mère supérieure en essayant de
l’arracher de la fenêtre.
— Alléluia !
Alléluia ! continue de clamer la religieuse sans se laisser faire. Vive
l’Espagne !
Les coups de canon ont brisé les
vitres du vestibule et des fenêtres du couvent transformé en hôpital de
campagne. Salle capitulaire, chapelle, parloir, sacristie hébergent les blessés
qui arrivent sans cesse, et de longues traînées rouges – que les sœurs, au
début, lavaient à grand renfort de serpillières et de baquets d’eau, et dont,
maintenant, plus personne ne se soucie – souillent les couloirs et les
galeries. Grilles et clôture sont oubliées, les portes sur la rue sont
ouvertes, et les carmélites récollettes s’activent avec de la charpie, des
bandes, des boissons chaudes et de la nourriture, leurs robes et leurs tabliers
tachés de sang. Certaines vont à la porte pour prendre en charge les blessés
déchiquetés par les balles et la mitraille, amenés par leurs camarades ou venus
par leurs propres moyens en titubant, en boitant et en essayant de comprimer
leurs blessures.
— Hardi, les braves !…
Vive la Vierge immaculée !
D’aucuns se signent en entendant les
appels de sœur Eduarda. Dans la rue, où il se tient toujours près des canons,
Luis Daoiz observe la religieuse à sa fenêtre, craignant qu’une balle perdue ne
l’expédie dans l’autre monde. Il faut qu’elle soit vraiment toquée, décide-t-il.
Ou patriote de toute son âme. Il a beau ne pas être un fervent des pieuses
effigies ni ne jamais prier plus que le strict nécessaire, le capitaine accepte
une petite médaille de la Vierge qu’un civil lui remet sur les instances de la
religieuse.
— Elle a dit : C’est pour
monsieur l’officier.
Daoiz prend la médaille et la
contemple dans sa paume. Chacun voit midi à sa porte. Et puis, conclut-il, ça
ne peut pas faire de mal, et l’enthousiasme de la sœur est réconfortant.
D’ailleurs, sa présence à la fenêtre met du cœur au ventre des combattants. Et
donc, en faisant en sorte d’être vu de ceux qui l’entourent, il baise gravement
la médaille, la range dans la poche intérieure de sa veste, adresse, de la
tête, un salut à la sœur. Ce qui lui vaut de nouvelles clameurs d’enthousiasme
de celle-ci.
— Vive les officiers et les
soldats espagnols ! crie-t-elle de derrière sa grille. Tenez bon, Dieu
vous regarde du haut du Ciel !… Il vous attend tous là-haut !
Le caporal Eusebio Alonso, noir de
poudre, croûtes de sang séché sur le front et moustache brûlée par les
décharges, qui est en train de nettoyer l’âme d’un des canons de huit livres,
s’arrête, bouche bée, pour regarder la religieuse, puis se tourne vers Daoiz.
— En ce qui me concerne, je
préfère le laisser attendre. Ce n’est pas votre avis, mon capitaine ?
— C’est justement ce que
j’étais en train de me dire. On n’est pas si pressés.
À deux pâtés de maisons de là, dans
la partie de la rue Fuencarral comprise entre les rues San José et de la Palma,
le commandant Charles Tristan de Montholon, faisant fonction de colonel du 4e
régiment provisoire de la brigade Salm-Isembourg, 1re division
d’infanterie, s’approche prudemment de la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Le
commandant a belle allure, il est d’une bonne famille, beau-fils du sénateur et
marquis de Sémonville, jadis révolutionnaire intransigeant et aujourd’hui bien
introduit dans le cercle intime de l’Empereur. Cette heureuse situation
familiale n’est pas étrangère au fait que Charles de Montholon ait déjà atteint
un grade élevé pour ses vingt-cinq ans, bien que ses états de service
comportent plus de postes d’état-major auprès de généraux influents que de
combats en première ligne. Ce que le fringant colonel ne peut imaginer, en
cette tumultueuse journée de mai devant le parc d’artillerie de Madrid – dont
il s’aperçoit que le nom, Monteleón, ressemble singulièrement à celui de
Montholon –, c’est que l’avenir lui réserve, outre le grade de général et le
titre de comte d’Empire, un poste d’observateur privilégié des derniers jours
de l’Empereur, auquel il fermera les yeux après l’avoir accompagné à
Sainte-Hélène. Mais treize ans le séparent encore de cet instant. Pour l’heure
il est à Madrid, au soleil, bicorne sous le bras et mouchoir à la main pour
s’éponger le front, en compagnie de deux officiers, de son trompette et d’un
interprète.
— Les tireurs avancés doivent
tenter de nettoyer la rue et d’éliminer les servants des canons… L’attaque sera
simultanée : les Westphaliens depuis la rue San Bernardo, et la 4e
compagnie par cette autre rue… Comment s’appelle-t-elle ?
— San Pedro. Elle débouche
juste sur l’entrée du parc.
— Par la rue San Pedro, donc.
Et d’ici, les 2e et 3e compagnies par la rue San José.
Trois points à la fois donneront à ces sauvages du fil à retordre pendant que
nous leur tomberons dessus. Eh bien, allons-y… Exécution !
Les capitaines qui accompagnent
Montholon se regardent entre eux. Ils se nomment Hiller et Labédoyère. Ce sont
des vétérans qui se sont forgés sur les champs de bataille de la moitié de
l’Europe et non parmi les aides de camp et les cartes d’un quartier général.
— Ne vaut-il pas mieux attendre
l’arrivée de nos canons ? interroge prudemment Hiller. Il serait peut-être
préférable de laisser d’abord la mitraille balayer la rue.
Montholon esquisse une moue
dédaigneuse.
— Nous pouvons régler ça seuls.
Ils ne sont qu’une poignée de militaires et quelques civils. Ils auront à peine
le temps de tirer une salve que nous serons déjà sur eux.
— Mais les Westphaliens ont
déjà beaucoup souffert.
— Ils ont été trop confiants et
ce sont des maladroits. Ne perdons plus de temps.
Sûr de la troupe sous ses ordres, le
commandant regarde les alentours. Depuis un moment, pendant que les tireurs
avancés font des tirs de diversion sur les canons ennemis, le gros des forces
d’assaut prend position en attendant l’ordre d’avancer. De la fontaine Neuve à
la porte de Los Pozos, la rue Fuencarral fourmille des vestes bleues, pantalons
blancs, guêtres et shakos noirs de l’infanterie de ligne. Les soldats sont
jeunes, comme d’habitude en Espagne, mais encadrés par des sous-officiers
disciplinés et expérimentés. C’est peut-être ce qui explique leur calme, malgré
les cadavres de leurs camarades qu’ils voient au loin, gisant sur la chaussée.
Ils veulent se venger et, en se voyant si nombreux, ils ont confiance. Ils sont
quand même l’infanterie de l’armée la plus puissante du monde ! Montholon,
lui non plus, ne nourrit aucun doute. Dès que l’attaque aura commencé, la
défense des insurgés s’effondrera comme un château de cartes.
— Allons-y, une bonne fois pour
toutes.
— À vos ordres.
Sonneries de trompette, roulements
de tambour : le capitaine Hiller tire son sabre, crie « Vive
l’Empereur ! » et se plante au milieu de la rue, tandis que les
quatre-vingt-dix soldats de sa compagnie se mettent en mouvement. En tête, les
tireurs qui sautent de porte en porte, puis des files de soldats qui se collent
aux façades et marchent derrière leurs officiers. Du carrefour où il se trouve,
le commandant les voit progresser sur les deux bords de la rue San José tandis
que crépite la fusillade et que la fumée s’étend comme un nuage au ras du sol.
Par les roulements des tambours qui proviennent des environs, Montholon sait
que, dans le même instant, un mouvement similaire est en action dans la rue San
Pedro, près du couvent des sœurs, et que les Westphaliens, que l’expérience a
rendus prudents, progressent également par la rue San Bernardo. L’idée est que
ces trois attaques simultanées convergent sur l’entrée même du parc.
— Quelque chose ne va pas, dit
Labédoyère, qui est resté près de Montholon.
Quoi qu’il lui en coûte, ce dernier
a le même sentiment. En dépit de la pluie de balles qui s’abat sur les canons
rebelles, les Espagnols ne bronchent pas. D’innombrables éclairs percent la
fumée. Une explosion fait trembler les façades, et un projectile vient
s’écraser contre les murs en faisant voler en éclats crépi, briques et bois.
Peu après apparaissent des soldats français qui reviennent blessés, se
cramponnant aux murs, ou qui titubent, soutenus par leurs camarades. L’un d’eux
est le capitaine Hiller, le visage en sang, car un ricochet lui a arraché son
shako et l’a blessé au front.
— Ils ne plient pas,
rapporte-t-il pendant qu’il nettoie le sang qui l’aveugle et se fait panser
avant de retourner, stoïque, en bon soldat de métier, dans le nuage de fumée.
En le voyant repartir, Labédoyère
fronce les sourcils.
— Je crois que ça ne sera pas
si facile, commente-t-il.
Montholon lui impose le silence et
donne un ordre sec.
— Avancez avec votre compagnie.
Labédoyère hausse les épaules, tire
son sabre, fait battre le tambour, crie « Baïonnette au
canon ! » et pénètre dans le nuage de poudre derrière Hiller, suivi
de cent deux soldats qui baissent la tête chaque fois que, en face, flamboie un
chapelet d’éclairs.
— En avant ! Vive
l’Empereur !… En avant !
Resté au carrefour, inquiet, le
commandant Montholon se ronge l’ongle de l’annulaire gauche, où luit une bague
en or aux armes de sa famille. Il est impossible, se dit-il, que dans une
sordide et obscure affaire de rétablissement de l’ordre, un quarteron
d’insurgés déguenillés résiste aux vainqueurs d’Iéna et d’Austerlitz. Mais le
capitaine Labédoyère a raison. Ça ne sera pas facile.
La balle frappe Jacinto Ruiz dans le
dos et ressort par la poitrine. À cinq ou six pas de là, Daoiz le voit se
dresser comme si, soudain, il avait oublié quelque chose d’important. Après
quoi, le lieutenant lâche son sabre, regarde avec étonnement l’orifice de
sortie dans la toile déchirée de sa veste blanche, et, enfin, suffoqué par le
sang qui jaillit de sa bouche, tombe d’abord sur le canon puis sur le pavé,
glissant le long de l’affût.
— Occupez-vous de cet
officier ! ordonne Daoiz.
Des civils prennent Ruiz et
l’emportent à l’intérieur du parc, mais Daoiz n’a pas le temps de se lamenter
sur la perte du lieutenant. Deux artilleurs et quatre civils qui servent les
canons sont tombés sous la grêle de balles que les Français font pleuvoir sur
les pièces, et plusieurs de ceux qui aident à charger et à pointer sont
blessés. Chaque fois que les ennemis parviennent à se rapprocher un peu, leur
tir se fait plus précis, et des essaims de plombs passent en bourdonnant pour
aller frapper le métal des canons ou faire voler en éclats le bois des affûts.
Pendant que Daoiz regarde autour de lui, une balle vient heurter avec un
claquement métallique la lame du sabre qu’il tient toujours contre son épaule.
Il constate que l’impact a creusé dans celle-ci une entaille d’un demi-pouce.
Je n’en sortirai pas vivant, se
dit-il encore une fois.
Les sifflements et les claquements
secs redoublent. À force de s’attendre à être touché d’un moment à l’autre, la
tension des muscles rend le dos et le torse de Daoiz douloureux. Un autre
artilleur affecté au canon du lieutenant Arango, Sébastian Blanco, vingt-huit ans,
porte les mains à sa tête et s’effondre avec un gémissement.
— D’autres hommes à cette
pièce… Ne la dégarnissez pas !
Satisfait, Daoiz observe que, même
en se battant ainsi exposés en plein milieu de la rue, les canons sont
manœuvrés avec régularité et de façon relativement efficace, et que leurs tirs
rasants imposent le respect aux Français, en s’unissant au feu impitoyable qui
vient du mur et des fenêtres supérieures du parc, où le capitaine Goicoechea et
ses Volontaires de l’État font leur travail. Des maisons d’en face et du verger
de Las Maravillas, les civils, qui gardent le moral, tirent également ou
alertent sur les mouvements de l’ennemi. Daoiz voit l’un d’eux quitter son
abri, courir vingt pas sous le feu pour fouiller les poches d’un Français mort
près du porche du couvent et, après l’avoir détroussé, revenir sans une
égratignure.
— Il y a des gabachos
qui se rassemblent là-bas ! Ils vont charger à la baïonnette !
— Apportez de la
mitraille !… Il faut tirer à mitraille !
Les sacs chargés de balles ou de
morceaux de métal sont épuisés depuis longtemps. Quelqu’un apporte une boîte
pleine de pierres à fusil.
— C’est tout ce qu’il y a, mon
capitaine.
— Il en reste d’autres ?
— Une seule.
— C’est toujours mieux que
rien… Chargez la pièce !
Joignant ses efforts à ceux des
servants, Daoiz aide à pointer le canon sur la rue San Bernardo. Une balle
claque tout près de sa main droite, métal contre métal, et s’écrase à terre,
aplatie, de la taille d’une pièce de monnaie. Le capitaine est aidé par
l’artilleur Pascual Iglesias, et un homme du peuple de vingt-sept ans, grand et
fort, un vrai ruffian, nommé Antonio Gómez Mosquera. Comme les roues de l’affût
butent contre les décombres de la rue, Ramona García Sánchez, qui continue
d’apporter du parc des cartouches ou de l’eau pour rafraîchir canons et
artilleurs, aide aussi à pousser.
— C’est pas le moment de
flancher, messieurs les soldats, blague-t-elle, en ahanant, dents serrées, une
épaule contre les rayons d’une roue.
Dans l’effort, la résille qui
maintient ses cheveux s’est défaite, et ceux-ci tombent en vagues sur ses
épaules.
— Olé ! Voyez cette
courageuse ! lance galamment Gómez Mosquera en jetant un regard sur le
corsage légèrement entrouvert de la fille.
— Parle moins et vise mieux,
mon joli… J’ai envie d’un éventail en plumes de gabacho pour aller le
dimanche aux arènes.
— C’est comme si c’était fait,
ma belle.
Dès que le canon est en position,
l’artilleur Iglesias enfonce l’épinglette dans la lumière, passe un écouvillon
dans le tube et lève la main.
— Prêt !
— Feu, ordonne Daoiz, pendant
que tous s’écartent.
C’est Gómez Mosquera qui applique le
boutefeu fumant. Une violente secousse fait reculer le canon, et celui-ci
expédie une volée de pierres à fusil transformées en mitraille sur les Français
qui se pressent à cinquante pas. Soulagé, Daoiz voit la masse des ennemis se
décomposer : des soldats tombent, d’autres courent, et cet endroit de la
rue se vide. Du mur de clôture et des balcons voisins, les tireurs
applaudissent. Ramona García Sánchez, après s’être essuyé le nez du dos de la
main, complimente joyeusement le capitaine.
— Vive messieurs les
officiers ! On peut être petit mais quand même joli garçon ! Et vive
leurs mères, qui nous les ont donnés !
— Merci. Mais allez-vous-en,
ils vont tirer à leur tour.
— M’en aller ?… Même les
Maures de Murat ne me délogeront pas d’ici, ni leur impératrice Agrippine, ni
leur freluquet de Nabuléon Malaparte… Je ne marche que pour le roi Ferdinand.
— Je vous dis de vous en aller,
insiste Daoiz avec raideur. C’est trop dangereux de rester à découvert.
La figure salie par la fumée de la
poudre, la fille se noue un foulard autour de la tête pour rassembler ses
cheveux et esquisse un sourire. Daoiz observe que la sueur met des taches
sombres à sa chemise et ses aisselles.
— Tant que vous resterez ici,
mon général, Ramona García ne vous lâchera pas… Comme dit une cousine à moi qui
n’est pas mariée, un homme, ça se suit jusqu’à l’autel, et un homme courageux
jusqu’à la fin du monde.
— Elle dit vraiment ça, votre
cousine ?
— Juré craché, cœur de ma vie.
Et, en remettant un peu d’ordre dans
sa mise devant les sourires fatigués des artilleurs et des civils, Ramona
García Sánchez chante à voix basse au capitaine deux ou trois mesures d’une copia.
L’ultime affrontement dans le centre
de Madrid a lieu sur la Plaza Mayor, où se sont retirés les derniers groupes
qui disputent encore la rue aux Français. S’abritant sous les arcades, les
porches et dans les ruelles voisines, leurs munitions épuisées, avec pour
seules armes des sabres, des navajas et des couteaux, une poignée d’hommes
livrent un combat sans espoir, meurent ou sont faits prisonniers. Le boulanger
Antonio Maseda, acculé par un détachement de l’infanterie française, refuse de
lâcher la vieille épée rouillée qu’il tient à la main et est criblé de coups de
baïonnettes sous le portique de Pañeros. Le mendiant Francisco Calderón subit
le même sort, abattu d’une balle en essayant de s’échapper par le passage de
l’Infierno.
— On n’a plus rien à faire
ici !… Filons, et que chacun se débrouille comme il peut !
Une détonation finale, et tous se
mettent à courir. Dans l’embouchure de la rue Nueva, les détenus de la Prison
royale ont tiré leur dernier coup de canon contre les grenadiers français qui
débouchent de la rue de la Platería. Après quoi, toujours sur les conseils du
Galicien Souto, ils rendent la pièce inutilisable en l’enclouant et se
dispersent dans les rues proches. Un coup de feu abat le détenu Domingo Palén,
qui est ramassé, encore en vie, par ses camarades. Dans leur fuite, juste au
moment où ils se mettent à courir aveuglément dans la rue de l’Amargura, le
charbonnier asturien Domingo Girón, les détenus Souto, Francisco Xavier Cayón
et Francisco Fernández Pico, tombent sur six cavaliers polonais qui leur crient
de se rendre. Ils sont sur le point d’obéir, quand, d’un balcon, intervient la
jeune Felipa Vicálvaro Sáez, âgée de quinze ans, en lançant des pots de fleurs
sur les Polonais, dont l’un tombe de cheval. Un coup de feu retentit, la fille
s’effondre, transpercée par une balle, et les détenus en profitent pour faire
face, couteaux à la main.
— Salauds de Gabachos !…
On va vous foutre vos sabres dans le cul !
Dans la mêlée, ils tuent le cavalier
démonté, et les autres tournent casaque tandis que les quatre hommes traversent
la Calle Mayor en courant. D’autres Polonais arrivent au galop, d’autres coups
de feu sont tirés, et le charbonnier Girón s’écroule, mort, au coin de la rue
Bordadores. Quelques pas plus loin, dans la rue de Las Aguas, Fernández Pico a
un genou éclaté par une balle et tombe.
— Ne me laissez pas là !…
Au secours !
Les sabots des cavaliers résonnent
tout près. Ni Souto ni Cayón ne prennent le temps de regarder derrière eux. Le
blessé tente de ramper jusqu’à l’abri d’un porche, mais un Polonais arrête net
son cheval devant lui, se penche, et, sans mettre pied à terre, l’achève
posément avec son sabre. Ainsi finit Francisco Fernández Pico, âgé de dix-huit
ans, domicilié rue de la Paloma et berger de profession. Il était en prison
pour avoir poignardé un tavernier qui avait mis de l’eau dans son vin.
Les hasards de l’ultime résistance
sur la Plaza Mayor ont réuni dans le même groupe, près de la voûte de la rue
Cuchilleros, Teodoro Arroyo, qui habite sur l’escalier des Animas, le courrier
des Postes Pedro Linares – survivant de plusieurs escarmouches –, les Gardes
wallonnes Monsak, Franzmann et Weller, le Napolitain Bartolomé Pechirelli,
l’invalide de la 3e compagnie Felipe García Sánchez et son fils le
cordonnier Pablo García Vélez, les employés d’ambassade à la retraite Nicolás
Canal et Miguel Gómez Morales, le tailleur Antonio Gálvez et ce qui reste de la
bande formée par l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor de la Torre, son ami
le bourrelier Lorenzo Domínguez et divers commis et apprentis. En tout dix-sept
hommes, qui se sont réfugiés sous la voûte qui donne accès à la place, et leur
nombre attire l’attention d’un peloton ennemi en train de récupérer le canon
abandonné. Comme ils ne peuvent atteindre les Espagnols avec leurs fusils, car
ceux-ci se protègent sous les porches et derrière les épais piliers des
arcades, les Français chargent à la baïonnette, ce qui donne lieu à un corps à
corps sans merci. Plusieurs soldats français tombent, et aussi Teodoro Arroyo,
l’aine ouverte d’un coup de baïonnette, tandis que le courrier des Postes Pedro
Linares, qui a roulé à terre étroitement enlacé à un sergent français,
l’accable de coups de couteau avant d’être tué par plusieurs ennemis.
— Paul !… Sauve-toi,
Paul !
Le cri lancé par le soldat de la
Garde wallonne Franz Weller à son camarade Monsak arrive trop tard car, déjà,
celui-ci est tombé, les poumons transpercés, étouffé par le sang qui lui monte
à la bouche. Hors d’eux, Weller et Gregor Franzmann se jettent sur les Français
en se servant des baïonnettes fixées sur leurs fusils contre les lames acérées
des ennemis. C’est une mêlée où l’on se bat à coups de crosses et à l’arme
blanche. Des deux côtés, on hurle pour se donner du courage et terrifier
l’ennemi, d’autres hommes tombent, aspergeant tout de leur sang. Les insurgés
tiennent bon et les Français reculent.
— En avant ! crie Pablo
García Vélez. Ils battent en retraite !… Tuons-les tous !
Weller et Franzmann, qui ont reçu
des blessures légères – le premier a l’arcade sourcilière ouverte, le second,
une entaille de baïonnette à l’épaule –, savent qu’appliquer le mot
« retraite » à l’ennemi est une chimère ; aussi, après avoir
échangé un bref regard d’intelligence, ils jettent leurs fusils et se
précipitent sous les arcades en esquivant comme ils le peuvent le feu de
mousqueterie qui vient de l’autre côté. Ils arrivent de la sorte sur la petite
place de la Provincia, où ils butent sur des soldats français. À leur surprise,
ceux-ci, en les voyant seuls, en uniforme et sans armes, ne se montrent pas
hostiles. Ils échangent avec eux quelques mots en français et en allemand, et
les aident même à panser leurs blessures quand les Gardes wallonnes leur
racontent qu’ils les ont reçues en tentant de s’interposer entre les
combattants.
— Ces Espagnols, vous savez…
affirme Franzmann. De vrais animaux, tous. Jawohl !
Après quoi, les Français indiquent
aux deux camarades le meilleur chemin à suivre pour ne pas faire de mauvaises
rencontres, et ceux-ci descendent la rue Atocha pour aller se faire soigner à
l’Hôpital général. Quelques heures plus tard, sans autres incidents, le
Hongrois et l’Alsacien seront de retour dans leur caserne. Et là, alors qu’ils
s’attendaient à un sévère châtiment pour désertion, ils s’apercevront à leur
grand soulagement que, dans la confusion qui y règne, personne n’a remarqué
leur absence.
Le tailleur Antonio Gálvez n’a pas
la chance des Gardes wallonnes Franzmann et Weller, quand il tente de
s’échapper, après s’être séparé du groupe dans la mêlée de la voûte de la rue
Cuchilleros. Pendant qu’il court de la rue Nueva à la petite place San Miguel,
une volée de mitraille balaye l’espace, fait voler les pavés en éclats, atteint
Gálvez aux jambes et l’étend sur la chaussée. Il parvient à se relever et se
remet à courir en trébuchant lourdement, tandis que les voisins qui sont aux
balcons lui prodiguent leurs encouragements ; mais il ne fait que quelques
pas avant de s’écrouler de nouveau. Il est toujours en train de ramper quand
les soldats le rattrapent, tirent sur les balcons pour en faire fuir les habitants
et écrasent sans pitié le corps avec leurs crosses. Laissé pour mort, réanimé
plus tard grâce au geste charitable de deux femmes qui sortent le relever et le
portent dans une maison proche, Antonio Gálvez demeurera invalide pour le reste
de ses jours.
Non loin de là, après s’être échappé
de la Plaza Mayor, le cordonnier Pablo García Vélez, âgé de vingt ans, cherche
son père. Lorsque la seconde charge française à la baïonnette s’est vue
soutenue par des cuirassiers venus de la rue Impérial, et que le reste du
groupe de la voûte de la rue Cuchilleros a été dispersé sous une avalanche de
coups de sabres, García Vélez et son père – le Murcien de quarante-deux ans
Felipe García Sánchez – ont été séparés, chacun essayant de se sauver comme il
le pouvait. Maintenant, sa navaja passée dans sa large ceinture et une entaille
au cuir chevelu saignant un peu, épuisé par le combat et les galopades qu’il a
dû fournir, les Français à ses trousses, le cordonnier parcourt prudemment les
alentours, avançant de porche en porche, inquiet du sort de son père ; il
ignore qu’à cette heure, après avoir fui vers les environs de la rue Preciados,
Felipe García Sánchez gît sur le pavé avec deux balles dans le dos.
— Faites attention,
monsieur !… Il y a des Français aux Conseils !
García Sánchez sursaute et se
retourne. Assise sur les marches de bois, dans la pénombre de l’entrée où il
vient de se réfugier, se tient une jeune fille de seize ou dix-sept ans.
— Remonte chez toi, ma fille.
Ce qui se passe dehors n’est pas fait pour toi.
— Cette maison n’est pas la
mienne. J’attends de pouvoir partir.
— Alors, attends encore un peu,
jusqu’à ce que ça se calme.
Le garçon demeure sous la voûte,
guettant les environs. Ils semblent tranquilles, bien que des tirs isolés
résonnent du côté de la Plaza Mayor. Il parvient à voir un homme mort : un
civil, étendu sur le ventre, à quinze pas.
J’espère, se dit-il, que mon père a
réussi à s’en sortir. Puis il pense aux autres. À tous ces gens dispersés lors
du dernier assaut français. Avant de se mettre à courir, il a eu le temps d’en
voir certains lever les mains et se rendre. Il se dit qu’il n’aimerait pas être
dans leur peau, avec tous ces gabachos morts sur la place.
— Vous voulez un peu de
pain ?
García Vélez n’a rien mangé depuis
qu’il est parti de chez lui, au petit matin. Il s’assied donc sur une marche,
près de la jeune fille qui lui tend la moitié d’un pain, sur les deux qu’elle
porte dans un panier. Elle n’est ni laide ni jolie. Elle dit s’appeler Antonia
Nieto Colmenar, couturière dans le quartier, habitant près de l’église de
Santiago. Elle était sortie faire ses achats sur la place quand elle a été
surprise par les charges des Français et a cherché à s’abriter.
— Tu as du sang sur ta jupe, ma
fille, observe le cordonnier.
— Vous aussi, vous en avez, sur
les mains et à la tête.
Le jeune homme sourit, en regardant
le rouge sombre qui sèche sur ses doigts et sa navaja. Puis il tâte sa blessure
au crâne. Elle le brûle.
— Le sang sur mes mains est
français, dit-il fièrement.
— Le mien est celui d’un homme
mort, pas très loin. Je me suis agenouillée pour le secourir, mais je n’ai rien
pu faire. Après, je suis venue ici… À cause de ce sang, personne n’a voulu me
laisser entrer. Dès qu’ils le voyaient, les gens qui m’avaient ouvert leur
porte la refermaient aussitôt… Ils ne veulent pas avoir de problèmes.
Le cordonnier écoute distraitement,
occupé à mordre dans le pain avec voracité, mais la troisième bouchée ne passe
pas, il a la gorge trop sèche. Il donnerait sa vie, décide-t-il, pour un quart
de vin. Cette pensée le pousse à se lever, à monter l’escalier et à frapper à
trois ou quatre portes. Nul n’ouvre ni ne répond à ses appels, et il doit se
résigner à redescendre.
— Les lâches, de vrais enfants
de Satan… Pires que les gabachos !
Il trouve la jeune fille en train
d’observer la rue, son panier au bras.
— Tout semble calme. Je vais
rentrer chez moi.
Pour García Vélez, ce n’est pas une
bonne idée. Il lui dit que les Français sont partout. Et qu’ils ne respectent
rien.
— Tu devrais attendre un peu.
— Ça fait déjà longtemps que je
suis partie. Ma mère doit s’inquiéter.
Après avoir scruté très
attentivement les deux bouts de la rue, la fille remonte un peu sa jupe d’une
main et se met en route d’un pas vif et craintif. Du porche, García Vélez la
voit s’éloigner. À ce moment, du côté des Conseils, il entend un bruit de
sabots, se retourne et aperçoit cinq cuirassiers qui arrivent au trot dans le
haut de la rue. En voyant la fille, ils éperonnent leurs montures et passent
devant le porche en poussant des cris de joie. Le cordonnier jure
intérieurement. La pauvre petite n’a aucune chance de leur échapper.
« Ton destin s’arrête ici,
camarade. » Tels sont les mots qu’il s’adresse à lui-même, résolu à
affronter l’inéluctable. Après quoi, dans le claquement sec du cran d’arrêt, il
ouvre sa navaja.
À la fenêtre du deuxième étage d’une
maison de la Calle Mayor, où il s’est posté derrière une persienne, l’employé
de la Bibliothèque royale Lucas Espejo, cinquante ans, qui vit avec sa mère
malade et une sœur célibataire, voit cinq cuirassiers français poursuivre une
jeune fille qui court devant les chevaux avant d’être rattrapée et jetée à
terre. Trois cavaliers continuent leur route, mais les deux autres font
caracoler leurs montures autour de la fille, qui se relève, étourdie.
Brusquement, elle tente de s’échapper. Un cuirassier se penche et la saisit
brutalement par les cheveux. Furieuse, elle se débat, lui mord la main, et le
Français la fait lâcher prise d’un coup de sabre.
— Oh, mon Dieu ! murmure
Lucas Espejo, en repoussant sa sœur qui veut regarder, elle aussi.
Horrifié, l’employé de la
Bibliothèque royale est sur le point de quitter la fenêtre quand, d’un porche
voisin, il voit sortir un homme jeune portant espadrilles et large ceinture, en
manches de chemise sous son gilet, qui se jette, navaja à la main, contre le
cuirassier et poignarde le cheval au col ; celui-ci plie les jambes de
devant, tandis que l’homme agrippe le cavalier, dressé sur sa selle et lui
plante à plusieurs reprises sa lame de deux empans dans la jointure de la
cuirasse, avant que le second cuirassier, arrivant par-derrière, le tue d’une
balle de pistolet à bout portant.
Une grêle de balles françaises
oblige à rentrer dans l’appartement les trois hommes qui se battent, retranchés
derrière les matelas, au balcon qui donne sur la rue San José, face au mur de
clôture du parc de Monteleón.
— Ça devient mauvais, dit le
maître de maison, don Curro García, en tirant les dernières bouffées de son
havane.
La bouteille d’anis qui roule, vide,
à ses pieds, n’a pas modifié sa fermeté. Il s’est servi de son fusil avec une
efficacité de chasseur contre les Français rassemblés au coin de la rue San
Bernardo. Mais le feu ennemi de plus en plus intense permet à peine de lever la
tête. À côté de don Curro, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a la bouche
sèche et amère, remplie d’un désagréable goût de poudre. Ses lèvres et sa
langue sont grises, car il a mordu et glissé dans le canon de son fusil
dix-sept des vingt cartouches en papier ciré – chacune contenant une balle et
la charge nécessaire pour tirer – qu’on lui a données avant le début du combat.
Personne n’est venu leur apporter de nouvelles munitions du parc d’artillerie,
à peine visible dans la fumée et les éclairs des tirs de canons. L’ouvrier
typographe Vicente Gómez Pastrana a fait une tentative de sortie, après avoir
brûlé sa dernière cartouche, et il se tient maintenant adossé au mur du salon
dévasté – le plafond et les meubles sont criblés d’impacts de balles –, les
mains dans les poches, regardant ses compagnons tirer. Tout à l’heure, il a
voulu aller chercher des munitions, mais les ennemis sont très près, le feu est
nourri et il est impossible de traverser la rue. En bas, il ne reste personne,
et dans les autres maisons non plus. Inquiet, le typographe a dit que les
gabachos pouvaient désormais apparaître d’un moment à l’autre dans
l’escalier.
— Il faut s’en aller,
suggère-t-il.
— Et par où ?
— Par-derrière. Au couvent de
Las Maravillas.
Francisco Huertas mord encore une
cartouche, met poudre et balle dans le canon, et, usant du papier ciré comme de
bourre, tasse le tout avec la baguette. Puis il hoche la tête, peu convaincu.
Cela ne ressemble pas du tout à ce qu’il imaginait quand, en entendant le
tumulte, il est sorti de chez son oncle, prêt à se battre pour la patrie. En
réalité, à présent, il se bat pour lui-même. Pour rester vivant.
— Je crois que nous devrions
rejoindre ceux du parc. Là, nous pourrions continuer à nous battre.
— Par la rue, c’est impossible,
rétorque Gómez Pastrana. Les mosiús sont à vingt pas et ne nous
laisseront pas traverser… Tandis qu’en passant par les cours nous arriverions
peut-être jusqu’à nos canons. Si on reste ici, on est faits comme des rats.
Indécis, Francisco Huertas consulte
le maître de maison. Don Curro se gratte ses favoris gris et regarde,
impuissant, autour de lui. C’est ici son foyer, et il n’a nulle envie de
l’abandonner à l’ennemi.
— Partez, vous autres, finit-il
par dire d’un ton brusque. Moi je reste.
— Les gabachos arrivent.
— Justement… Que diraient les
voisins, si je me défilais ?
— Mais eux, ils ne s’en sont
pas privés !
— Chacun fait comme il veut.
Il est impossible de déterminer si
le courage de don Curro est dû à sa volonté de défendre sa maison ou à la
bouteille vide qui gît sur le plancher. Prudemment accroupi derrière les
matelas du balcon, le jeune Huertas jette un dernier coup d’œil. Les uniformes
bleus sont de plus en plus nombreux au coin de la rue San Bernardo, harcelés
par les Volontaires de l’État depuis les fenêtres supérieures du parc. En bas, dans
la rue San José, face à l’entrée principale de Monteleón, les trois canons
continuent de tirer par intervalles, et quelques civils font encore feu depuis
les maisons contiguës. Près des pièces d’artillerie se tient un important
groupe d’hommes auxquels se mêlent quelques femmes, indifférents au fait de se
trouver à découvert au milieu de la chaussée sous la mousqueterie ennemie.
— Je m’en vais, conclut-il, en
revenant à l’intérieur.
Le typographe Gómez Pastrana se
détache du mur.
— Où ?
— Avec ceux qui se battent en
bas.
L’autre saisit son fusil, met la
baïonnette au canon et se passe la langue sur les lèvres, aussi noires de
poudre que celles de Francisco Huertas.
— Eh bien, filons, dit-il après
un instant de réflexion. Inutile de moisir plus longtemps ici.
— Vous nous suivez, don
Curro ?
Le maître de maison, qui se penche
pour allumer un nouveau havane, hoche négativement la tête.
— J’ai déjà dit que non,
lâche-t-il en expulsant de la fumée, l’air héroïque. Samson tombera ici, avec
tous les Philistins.
— Et votre femme ?
— C’est pour elle que je le
fais… Et pour mes enfants, si j’en avais – nouvelle bouffée de fumée –, ce qui
n’est pas le cas.
Francisco Huertas met son fusil en
bandoulière.
— Alors que Dieu vous protège.
— Et vous aussi, mes amis.
Les deux jeunes gens descendent
l’escalier, tournent le dos à l’entrée principale, traversent une cour fleurie
de pots de géraniums autour d’une citerne et sortent par la porte du fond.
Quelques balles passent en l’air et leur font baisser la tête. Un verre des lunettes
de Gómez Pastrana est cassé.
— Nom de Dieu ! C’est
l’œil pour viser.
En s’aidant mutuellement, ils
sautent un mur et se retrouvent de l’autre côté, près du verger de Las
Maravillas. De la fumée plane au loin, au-dessus des toits. Dans la rue et les
environs, la fusillade continue.
— Quelqu’un vient derrière
nous, chuchote le typographe.
— Des gabachos ?
— Possible.
Il a eu à peine le temps de le dire
que, devant la baïonnette qu’il pointe vers le haut du mur, apparaissent les
favoris gris et la face apoplectique de don Curro. Le chasseur est en sueur, il
porte son fusil dans le dos, et l’effort lui coupe la respiration.
— J’ai réfléchi, dit-il.
Le serrurier Blas Molina Soriano,
qui a aidé à transporter le lieutenant Ruiz, revient à l’entrée du parc, les
poches bourrées de cartouches. Là, adossé à un montant déchiqueté de la porte,
il tire sur les Français qui avancent depuis la fontaine Neuve et la rue
Fuencarral. Il lui semble que des jours entiers se sont écoulés depuis cette
première heure de la matinée où il a pris la tête de la rébellion, sur
l’esplanade du Palais. Et il sent la déception le gagner. Les combattants sont
peu nombreux, comparés à la population de Madrid. Et les militaires, à part
ceux de Monteleón, où presque tous se donnent à fond, ne se montrent pas
pressés de participer à la lutte. Pourtant, Molina croit encore que les soldats
espagnols finiront par sortir de leurs casernes. C’est impossible, pense-t-il,
que des hommes qui ont du sang dans les veines permettent aux Français de mitrailler
impunément le peuple comme en ce moment, sans bouger le petit doigt pour les en
empêcher. Mais une si longue attente et l’absence de nouvelles sont de mauvais
augure. À mesure que le temps passe, que les ennemis resserrent leur étreinte
et que de plus en plus de gens meurent, le serrurier sent son espoir
s’amoindrir. Les renforts tant souhaités n’arrivent pas, trop de civils et de
militaires se démoralisent, épuisés ou pris de peur, et se retirent du feu pour
se réfugier dans le fond du parc ou les maisons voisines, tandis que les
Français se font aussi nombreux que les abeilles dans une ruche. C’est
pourquoi, profitant d’un répit de la fusillade, il s’approche de l’officier
d’artillerie qui, sabre à la main, dirige le tir des canons.
— Quand donc les militaires
vont-ils venir nous secourir, mon capitaine ?
— Bientôt.
— Sûr ?
Luis Daoiz le regarde, impassible,
l’air absent. Comme s’il ne le voyait pas.
— Aussi sûr que Dieu existe.
Molina, impressionné par l’attitude
de l’officier, avale sa salive avec difficulté, car il a la gorge aussi sèche
que de la morue salée.
— Bon, si vous le dites…
La femme qui aide au canon le plus
proche, Ramona García Sánchez, s’essuie le nez du dos de sa main sale et lance
au serrurier un regard noirci par la fumée de la poudre.
— Vous n’avez pas entendu
monsieur le capitaine, tête de mule ?… S’il dit qu’ils vont venir, c’est
qu’ils viendront. Un point c’est tout. Et maintenant, restez pour nous aider ou
partez, mais ne nous gênez pas. C’est pas le jour de bavarder.
— Ne vous fâchez pas comme ça,
madame.
— Je me fâche si je veux. Et
tant pis si ça te déplaît !
Le dernier mot est couvert par une
détonation. Un autre canon vient de tirer, et le recul de l’affût manque de
faire tomber à la renverse Molina, qui sursaute et s’écarte. En réponse arrive
une furieuse fusillade française. Au milieu de la fumée et des balles qui
sifflent, un des servants de la pièce se remet à crier en direction de l’entrée
du parc :
— De la poudre et des
boulets !… Ici… Vite !
De l’entrée arrivent plusieurs
civils, dont deux femmes – la jeune Benita Pastrana et la voisine de la rue San
Gregorio Juana García –, avec les munitions et leurs cartouches qu’ils portent
dans de gros couffins d’alfa en se baissant pour éviter les décharges ennemies.
Ils alimentent ainsi le canon du lieutenant Arango qui continue de prendre en
enfilade la rue San Pedro, servi par l’artilleur Antonio Martín Magdalena avec
l’aide des civils Juan González, de la femme de celui-ci, Clara del Rey, et de
ses fils Juanito, dix-neuf ans, Ceferino, dix-sept ans, et Estanislao, quinze
ans. On réapprovisionne aussi le canon qui était commandé par le lieutenant
Ruiz et que dirige maintenant, en direction de la rue Fuencarral et de la
fontaine Neuve, le caporal Eusebio Alonso avec, à ses côtés, le secrétaire
Rojo, le marchand de vin José Rodríguez et son fils Rafael. La troisième pièce
reçoit, de la même manière, quatre boulets et charges de poudre, pour tirer
vers la rue San Bernardo et la fontaine de Matalobos ; elle est servie par
les artilleurs Pascual Iglesias et Juan Domingo Serrano, le ruffian Antonio
Gómez Mosquera et le soldat des Volontaires de l’État Antonio Luque Rodríguez.
Plusieurs soldats et civils se tiennent aussi parmi eux, à plat ventre,
agenouillés ou, pour les plus audacieux, debout, tirant dans toutes les
directions pour les protéger du feu français. D’autres s’abritent derrière les
affûts, pour charger fusils et pistolets, ou reçoivent les armes qu’on leur
passe, chargées, de l’intérieur du parc. Les pertes sont sévères : ainsi
tombent Juan Rodríguez Llerena, tanneur, originaire de Carthagène du Levant, le
soldat des Volontaires de l’État Esteban Vilmendas Quílez, âgé de dix-neuf ans,
et Francisca Olivares Muñoz, habitant rue de la Magdalena, qui a le cou
traversé par une balle au moment où elle apporte une dame-jeanne de vin aux
artilleurs. Les affûts des canons sont tachés de sang, le sol est couvert de
flaques et de traces rouges laissées par les corps que l’on traîne, à peine
tombés, vers l’entrée du parc ou le couvent de Las Maravillas ; à une
fenêtre de celui-ci, sœur Eduarda continue d’arroser les combattants de
médailles et d’images pieuses et de les haranguer.
— Que Dieu vous bénisse
tous !… Vive l’Espagne !
Bénis ou pas bénis, pense amèrement
Luis Daoiz, il n’empêche que les défenseurs du parc se font tirer comme des
lapins. Il le dit – discrètement, entre ses dents – au capitaine Velarde quand
celui-ci vient voir comment les choses se passent dehors.
— Nous avons mis ces malheureux
dans un fichu pétrin, Pedro.
Velarde, qui arbore toujours son
visage d’halluciné, le regarde comme s’il tombait de la lune.
— Il suffit d’attendre encore
un peu, dit-il en rajustant l’épaulette tranchée d’un coup de sabre. Les
camarades ne peuvent pas nous laisser comme ça.
— Les camarades ? Quels
camarades ? – Daoiz baisse encore la voix. – Ils sont tous planqués dans
leurs casernes… Et si jamais on se tire de ce guêpier, ce qui nous attend, toi
et moi, c’est le poteau d’exécution. Quelle que soit l’issue, on est frits.
Des balles françaises passent en
bourdonnant, tout près d’eux. Après avoir observé calmement les deux extrémités
de la rue, Velarde se rapproche un peu de son ami.
— Ils viendront, murmure-t-il
d’un ton confidentiel. Je te l’assure.
— Tu parles qu’ils vont
venir !
Velarde retourne à l’intérieur du
parc, et Luis Daoiz inspecte de nouveau les alentours, bourré de remords en
sentant les regards confiants rivés sur lui ; son uniforme et son attitude
continuent de rassurer les combattants. De toute manière, conclut-il, impossible
de revenir en arrière. La fatigue, les pertes nombreuses, la pression des
Français commencent à faire leur effet. Daoiz ne veut pas penser à ce qui
arrivera si les Français, qui connaissent quand même bien leur métier, en
arrivent au corps à corps dans une charge à la baïonnette. Et cela, en
supposant qu’il restera des hommes pour les recevoir. Le rassemblement des
combattants autour des trois pièces d’artillerie attire la plus grande part du
feu nourri de l’ennemi, dont les tireurs se font de plus en plus précis. Une
autre balle claque contre la culasse d’un canon, et le ricochet, qui passe à
quelques pouces du capitaine, atteint à la gorge l’artilleur Pascual Iglesias,
qui s’écroule, le refouloir à la main, en vomissant du sang comme un taureau
sous l’estocade. Daoiz appelle, pour que l’on vienne remplacer le blessé, mais
aucun des artilleurs postés à l’entrée du parc ne se risque à venir prendre la
relève. C’est un soldat des Volontaires de l’État qui le fait, Manuel García,
un vétéran dont le visage aquilin et tanné par les ans est encadré par d’épais
favoris.
— Ne restez pas groupés autour
des canons ! crie Daoiz. Dispersez-vous un peu !… Abritez-vous !
Peine perdue, constate-t-il. Les
civils qui ne sont pas encore découragés et ne fléchissent pas ignorent les
rudiments de la tactique militaire, et leur courage même les pousse à s’exposer
exagérément. Une autre salve française met fin à la vie du voisin du quartier
Vicente Fernández de Herosa, atteint en transportant des cartouches pour les
fusils, et à celle du garçon boulanger Amaro Otero Méndez, vingt-quatre ans,
que sa patronne, Cándida Escribano – qui observe le combat cachée derrière les
volets de sa boulangerie –, voit tomber, frappé par deux balles, après s’être
battu en compagnie de ses camarades Guillermo Degrenon Dérber, trente ans,
Pedro del Valle Prieto, dix-huit ans, et Antonio Vigo Fernández, vingt-deux
ans. Soulevant le blessé, les trois boulangers le portent jusqu’au couvent,
sans pouvoir éviter qu’en chemin – son sang inonde leurs bras – il meure,
exsangue. À leur retour, à peine ont-ils mis les pieds sur le pavé qu’une
nouvelle salve française blesse gravement Guillermo Degrenon à la tête, atteint
Antonio Vigo à la poitrine et tue net Pedro del Valle. En dix minutes
seulement, la boulangerie de la rue San José perd ses quatre commis.
Charles Tristan de Montholon,
commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de
l’infanterie impériale, vérifie que sa veste est boutonnée réglementairement,
ajuste bien son bicorne et tire son sabre. Il n’en peut plus de voir tomber ses
soldats les uns après les autres. Aussi, après avoir reçu les rapports des
capitaines qui commandent les compagnies et les mauvaises nouvelles des
Westphaliens qui sont toujours bloqués au coin des rues San José et San
Bernardo, a-t-il décidé d’employer les grands moyens. L’attaque simultanée par
les trois rues ne progresse pas, et les messages du quartier général sont de
plus irrités et pressants. « Finissez-en », ordonne, laconique, le
dernier, qui porte la signature personnelle de Joachim Murat. Et donc, décidant
un repli tactique, Montholon n’a laissé en première ligne que les Westphaliens
et un détachement de tireurs sur les terrasses et les toits. Le reste de ses
forces sera concentré sur un seul point.
— Nous irons en colonne serrée,
a-t-il dit à ses officiers. En partant de la fontaine Neuve, nous avancerons
dans la rue San José jusqu’à l’entrée même du parc. Baïonnette au canon et sans
nous arrêter… Je marcherai en tête.
Les officiers finissent de disposer leurs
hommes et prennent leurs places respectives. Montholon s’assure que la colonne
impériale forme une masse compacte, hérissée de huit cents baïonnettes, qui
occupe toute la rue, et que les jeunes soldats, en se voyant encadrés par leurs
camarades, ont repris confiance. Pour ouvrir la marche, il a choisi les
meilleurs grenadiers du régiment. L’attaque en colonne serrée est d’ailleurs
une spécialité redoutable de l’armée impériale. Les champs de bataille de toute
l’Europe attestent qu’il est difficile de résister à la pression d’une telle
colonne française, formation qui expose plus durement les hommes durant sa
progression, mais qui, dirigée par de bons officiers et composée de troupes
entraînées, permet de porter jusqu’aux rangs ennemis, à la manière d’un bélier,
une masse compacte et disciplinée, avec une remarquable cohésion et une grande
puissance de feu. Des dizaines de batailles ont été gagnées ainsi.
— Vive l’Empereur !
Le trompette lance la sonnerie de
rigueur, et, immédiatement, les tambours se mettent à battre.
— En avant !… En
avant !…
Bleue, solide, impressionnante par
son ampleur et l’éclat des baïonnettes, la colonne pénètre au pas cadencé dans
la rue San José. Montholon marche en tête, le plus exposé de tous, avec
l’étrange sensation d’irréalité que lui donne toujours le début du
combat : les mouvements mécaniques, l’entraînement et la discipline
remplacent la volonté et les sentiments. Ils permettent, en outre, de reléguer
dans le coin le plus obscur de son esprit l’appréhension de recevoir une balle.
— En avant ! Pas de
gymnastique !
Le rythme des bottes se fait plus
rapide et résonne maintenant dans toute la rue. Montholon entend dans son dos
la respiration entrecoupée des hommes qui le suivent et, devant lui, les tirs
de ceux qui protègent leur marche. Tout en avançant, le jeune commandant ne
perd pas un détail : les soldats morts, le sang, les impacts de mitraille
et de balles sur les façades, les vitres brisées, le mur de Monteleón, le
couvent de Las Maravillas au-delà du croisement avec la rue San Andrés,
l’entrée du parc un peu plus loin, avec les canons et les servants qui
s’agitent autour. Un canon fait feu, et le boulet, qui passe trop haut, arrache
le bord d’un toit en répandant sur la colonne française une pluie de briques,
de plâtre et de tuiles pulvérisés. Puis, du mur et de l’entrée, arrive une
fusillade nourrie.
— Pressez le pas !
Les Espagnols ne disposent pas de
mitraille, constate, soulagé, le commandant français. En se tournant à demi, il
jette un regard derrière lui et s’assure que, malgré les tirs qui font tomber
plusieurs hommes, la colonne poursuit imperturbablement sa marche.
— Au pas de charge !…
crie-t-il de nouveau pour enflammer ses hommes avant l’assaut. Vive
l’Empereur !
— Vive
l’Empereur ! ! !
Cette fois, oui, on va en finir, se
dit Montholon. La victoire est à portée de main.
Réunissant tous les hommes qu’il
trouve dans la cour, Pedro Velarde, sabre au clair, se précipite avec eux dans
la rue.
— Baïonnette au canon !…
Ils arrivent !
Beaucoup restent retranchés dans l’entrée
ou tirent depuis les murs, mais il est quand même suivi par cinq Volontaires de
l’État et une demi-douzaine de civils, parmi lesquels le serrurier Molina et
les survivants de la bande de l’hôtelier Fernández Villamil, l’orfèvre Antonio
Claudio Dadina et les frères Muñiz Cueto.
— Ils ne passeront pas !…
hurle Velarde d’une voix que la colère et la poudre ont rendue rauque. Ces
gabachos ne passeront pas ! Vous m’entendez ?… Vive
l’Espagne !
Au milieu d’une fusillade confuse,
ce groupe se voit renforcé par des hommes du parti de Cosme de Mora, qui
reculent en désordre après avoir abandonné la maison du coin de la rue San
Andrés qu’ils avaient prise d’assaut quelque temps auparavant avec Velarde, et
par des civils isolés : l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de
Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, l’ouvrier typographe Gómez
Pastrana, don Curro García et le jeune Francisco Huertas de Vallejo qui ont
réussi à arriver jusqu’ici par le couvent de Las Maravillas. De la sorte, se
rassemblent autour des canons, mêlés aux servants des pièces, une cinquantaine
de combattants, y compris Ramona García Sánchez, qui demeure auprès du
capitaine Daoiz, et Clara del Rey qui, avec son mari et ses fils, continue de
servir la pièce commandée par le lieutenant Arango.
— Tenez bon !… Baïonnettes
et navajas !… Tenez bon !…
Cette concentration de combattants a
son prix en sang, car elle facilite le tir des soldats français déployés dans
les maisons et sur les toits voisins. La jeune fille de dix-sept ans Benita
Pastrana reçoit ainsi une balle dans le pied et mourra de la gangrène quelques
jours plus tard. Le journalier de dix-sept ans Manuel Illana, le soldat
asturien des Volontaires de l’État Antonio López Suárez, vingt-deux ans, sont
blessés, et le scieur de long Antonio Matarranz y Sacristán, trente-quatre ans,
est frappé d’une balle à la tête.
— Ils viennent !… Ils
arrivent !…
Luis Daoiz essuie la sueur de son
front avec la manche de sa veste et lève son sabre. Deux des trois canons sont
chargés, et ses servants les déplacent en toute hâte pour prendre en enfilade
la rue San José par où s’approche, au pas de charge et baïonnettes en avant,
l’immense colonne française, imperturbable dans sa marche malgré le harcèlement
des hommes du capitaine Goicoechea qui déchargent sur elle tout ce que leurs
fusils peuvent tirer. Des autres officiers qui se sont présentés le matin, on
ne voit guère de traces. Ils doivent être en train, pense amèrement Daoiz, de
garder courageusement les arrières moins exposés. Quant aux forces ennemies qui
sont sur le point de leur tomber dessus, le capitaine d’artillerie expérimenté
sait qu’il n’y a aucun moyen d’arrêter leur assaut et que, lorsque les
baïonnettes françaises disciplinées en arriveront au corps à corps, les
défenseurs seront inéluctablement écrasés. Il ne reste donc plus qu’à se rendre
ou à mourir en combattant. Et plutôt que de finir devant un peloton d’exécution
– ce dont personne ne pourra le sauver, s’il est pris vivant –, Daoiz préfère
finir ici, debout et le sabre à la main. Comme c’est le devoir, au point où il
en est, de tout homme qui, comme lui, n’est pas disposé à se brûler lui-même la
cervelle. Mieux vaut, avant, faire sauter celle d’autant de Français qu’il le
pourra. Et donc, se désintéressant du monde et de tout le reste, le capitaine
se campe bien droit et s’apprête à lever son sabre pour crier
« Feu ! » et faire tirer les canons – si au moins ils avaient de
la mitraille ! se lamente-t-il encore une fois –, puis à se servir de ce
même sabre pour vendre sa vie aussi cher que son courage et son désespoir
pourront la faire payer. Un instant, son regard rencontre les yeux enfiévrés de
Pedro Velarde, qui arme un pistolet et le décharge contre les Français, sans
cesser de hurler et de houspiller ceux qui, devant la proximité de l’ennemi,
fléchissent et veulent battre en retraite. Maudit et cher fou furieux,
pense-t-il. Voilà où nous ont conduits ton patriotisme et le mien, dignes d’une
Espagne meilleure que cette autre, si triste et si misérable qu’elle serait
capable de nous faire envier ces Français qui nous réduisent en esclavage et
nous tuent.
— Quand est-ce que les renforts
vont arriver, monsieur le capitaine ?… demande Ramona García Sánchez, qui
s’est postée juste à côté de Daoiz, un couteau dans une main et une baïonnette
dans l’autre. Parce que, faut bien le dire, cœur de ma vie, ils prennent leur
temps !
— Bientôt.
La fille sourit, masculine et
féroce, le visage souillé par la poudre.
— D’accord, mais s’ils tardent
encore plus d’une minute et demie, ça sera plus la peine.
Daoiz ouvre la bouche pour commander
la dernière décharge : les Français sont sur le point de passer le coin de
la rue San Andrés, à quarante pas. Et à cet instant, au moment même où la
colonne ennemie arrive au croisement, une sonnerie de trompette retentit, et un
militaire, un officier espagnol, apparaît au coin, brandissant un drapeau blanc
à la pointe de son sabre.
— Arrêtez-vous !… Halte au
feu !
La tentation d’éviter une plus
grande effusion de sang est puissante. Le commandant Montholon sait que, même
s’il est sûr de prendre d’assaut le parc d’artillerie, les pertes subies par
ses troupes seront sévères. Et cet officier qui arrive en agitant le drapeau
des parlementaires et en faisant des efforts désespérés pour mettre fin au
combat offre une chance qu’il serait suicidaire – littéralement parlant, car
Montholon marche à la tête de ses troupes – de négliger. Aussi le Français
ordonne-t-il d’arrêter la colonne, de mettre le fusil à l’épaule, canon vers le
bas. C’est un moment de tension extrême, car il y a encore des coups de feu, et
le comportement des Espagnols n’est pas clair. De l’entrée du parc parviennent
des cris, des ordres et des contre-ordres, tandis qu’un officier de petite
taille portant une veste bleue s’agite entre les canons en levant les bras pour
contenir ses gens. Un tir abat un soldat impérial qui s’écroule au milieu des
protestations d’indignation de ses camarades. Désorienté, Montholon est sur le
point de commander la poursuite de l’attaque quand, après deux autres tirs isolés,
le feu cesse complètement et, aux murs et aux fenêtres du parc, des insurgés se
montrent pour voir ce qui se passe. L’officier au drapeau blanc est arrivé aux
canons, où tous crient et se disputent. Montholon, qui ne comprend pas un mot
de leur langue, ordonne à l’interprète, collé à ses talons avec le trompette et
un tambour, de lui traduire tout ce qu’il entend. Puis il commande à la colonne
d’avancer au pas ordinaire, les fusils toujours la crosse en l’air, jusqu’à dix
pas des canons. Là, un officier, tête nue, dont une épaulette de la veste verte
a été tranchée d’un coup de sabre, vient à sa rencontre en gesticulant et
l’apostrophe en espagnol, puis termine en mauvais français :
— Si continuez, yé ordonné
vous tirer dessus… Compris ou no compris ?
— Il dit… commence
l’interprète.
— Je comprends parfaitement ce
qu’il dit, le coupe Montholon.
Le commandant français ordonne à la
colonne de faire halte et s’avance, suivi de l’interprète, du trompette et des
capitaines Hiller et Labédoyère, vers le groupe formé par l’officier au drapeau
blanc, celui qui porte la veste bleue – un capitaine d’artillerie,
constate-t-il en voyant de près les liserés rouges de son uniforme –, celui à
la veste verte – un autre capitaine – et une demi-douzaine de militaires et de
civils qui se détachent des canons, plus curieux que les autres qui restent
groupés derrière les affûts, sur les murs et aux fenêtres du parc, les armes à
la main, dans une attitude à la fois intriguée et hostile. Même du couvent de
Las Maravillas des hommes armés sortent pour assister à la scène, tandis que
d’autres écoutent et regardent depuis la grille tordue par les balles.
L’officier qui vient d’arriver discute vivement avec les deux autres. Montholon
observe qu’il porte également les insignes de capitaine et est vêtu d’un
uniforme blanc à revers rouge sombre, comme plusieurs des soldats qui défendent
le parc. Ce qui signifie qu’il appartient au même régiment qu’eux. Pourtant,
parmi ceux-ci, on voit aussi des vestes bleues d’artilleurs, comme celle que porte
le petit capitaine. Le grand capitaine porte également au col les insignes de
l’artillerie, mais sa veste verte indique qu’il appartient à l’état-major de
cette arme. Déconcerté, le commandant français se demande qui donc il a
vraiment en face de lui, et qui diable commande ici.
Le capitaine Melchor Álvarez, du
régiment des Volontaires de l’État, n’est pas seulement en sueur et hors
d’haleine, il est aussi furieux. La sueur et la respiration entrecoupée, il les
doit à la course qu’il vient de livrer depuis la caserne de Mejorada, d’où le
colonel Esteban Giraldes l’a envoyé, il y a un quart d’heure, avec pour
instructions d’ordonner aux responsables du parc de Monteleón de cesser le feu
et de livrer les lieux aux Français. Quant à la colère, elle vient de ce que,
malgré les risques qu’il a pris en s’interposant entre les combattants sans
autre défense qu’un mouchoir blanc accroché à son sabre, aucun des officiers
qui commandent cette folle aventure n’a le moindre égard pour lui. Le capitaine
Luis Daoiz lui a dit de retourner d’où il vient et l’autre insurgé, Pedro
Velarde, lui a carrément ri au nez :
— Ce n’est pas le colonel
Giraldes qui commande ici.
— Ça ne vient pas du colonel
Giraldes, mais de la Junte de Gouvernement ! insiste Álvarez en exhibant
le document. L’ordre est signé du ministre de la Guerre en personne… Il est
indigné de cette aberration et donne l’ordre de cesser immédiatement le feu.
— Le ministre perd son temps,
déclare Velarde. Et vous aussi.
— Vous êtes seuls. Personne ne
va vous secourir, et le calme règne dans le reste de la ville.
— Nom de Dieu, puisque je vous
dis que vous perdez votre temps !… Vous êtes sourd ?
Le capitaine Álvarez, mal à l’aise,
regarde l’officier d’état-major. En lui remettant l’ordre, le colonel Giraldes
l’a instruit de l’exaltation et du fanatisme de ce Pedro Velarde, mais sans
préciser qu’il pourrait en arriver à une telle extrémité. Le plus inquiétant
est que l’autre capitaine, qui a la réputation d’être un homme modéré et de bon
sens, est tout aussi obstiné. Ce qui est sûr, en tout cas, conclut Álvarez en
observant les rigoles de sang sur le sol et les gens attroupés qui attendent,
c’est que tout est allé trop loin.
— Vous êtes des irresponsables,
insiste-t-il d’un ton sévère. Vous mettez le peuple en danger et vous l’exposez
à des conséquences encore plus désastreuses… Tout ce sang répandu des deux
côtés ne vous suffit pas ?
Le capitaine Daoiz étudie les
Français. Le chef de la colonne se tient à quatre pas, en compagnie de deux
capitaines et d’un trompette. Près de lui, un interprète traduit au fur et à
mesure. Le commandant écoute avec attention, la tête penchée sur le côté, les
sourcils froncés, en tripotant la boucle de son ceinturon, le sabre encore dans
l’autre main.
— Ces messieurs, dit Daoiz en
désignant le Français, mitraillent le peuple et font couler son sang. Et le
Gouvernement, et vous-même, capitaine Álvarez, avec bien d’autres, vous restez
à regarder, les bras croisés.
— Et ça, intervient Velarde
très échauffé, quand vous n’êtes pas directement de connivence avec l’ennemi.
Álvarez, dont la patience n’est pas
la qualité première, sent la colère lui monter à la tête. Il n’est pas du parti
français, il est seulement un militaire fidèle aux ordonnances et au roi
Ferdinand VII. Il est ici, ordres mis à part, parce qu’il considère que la
résistance à l’armée impériale est une aventure téméraire et inutile. Ni le
peuple et les militaires réunis, ni l’Espagne entière soulevée n’auraient la
moindre chance face à l’armée la plus puissante du monde.
— L’ennemi ?
proteste-t-il, outré. Ici, l’unique ennemi est cette populace sans frein et le
désordre… Et ce mot de connivence, je le prends comme une insulte
personnelle !
Pedro Velarde fait un pas en avant,
le visage dur, la main gauche crispée sur le pommeau de son sabre.
— Et alors ? Vous voulez
que je vous en donne satisfaction ?… Vous avez envie de vous battre avec
moi ?… Dans ce cas, retirez ce honteux drapeau blanc, joignez-vous à ces
messieurs les Français, et vous verrez ce que vous verrez !
— Calme-toi, s’interpose Daoiz
en le retenant par le bras.
— Me calmer ? – Velarde se
libère brutalement de son ami. – Qu’ils aillent tous au diable, ces
chiens !
Álvarez est à un doigt d’abandonner.
C’est inutile, conclut-il. Qu’ils s’entretuent, puisqu’il n’y a rien d’autre à
faire. Et à la grâce de Dieu. Pourtant, après avoir échangé un regard avec le
commandant de la colonne française – il a l’allure d’un jeune homme de bonne
éducation, raisonnable, pas comme les brutes ordinaires de l’armée impériale –,
il décide d’insister encore. Des deux capitaines rebelles, Daoiz semble le plus
sensé. C’est donc à lui qu’il s’adresse.
— Et vous, vous n’avez rien à
dire ?… Soyez raisonnable, pour l’amour de Dieu.
L’artilleur paraît réfléchir.
— On est allés trop loin des
deux côtés, dit-il enfin. Il faudrait connaître les conditions d’un
cessez-le-feu. – Il regarde le commandant français. – Demandez-le-lui.
Tous se tournent vers le commandant
de la colonne impériale qui, penché vers l’interprète, écoute avec attention.
Puis il hoche la tête négativement et répond dans sa langue. Le capitaine
Álvarez ne parle pas français, mais, avant même que l’interprète ait traduit,
il sent que le ton tranchant du commandant est sans équivoque. Après tout, se
dit-il, il a ses raisons. Les gens du parc lui ont tué trop d’hommes.
— Monsieur le commandant
regrette de ne pouvoir offrir de conditions, traduit l’interprète. Vous devez
rendre les prisonniers français sains et saufs et déposer les armes. Il vous
demande de penser avant tout aux gens du peuple, car il y a déjà beaucoup de
morts dans Madrid. Il ne peut accepter de vous que la reddition immédiate.
— Nous rendre ?… Et quoi
encore ? s’exclame Velarde.
Luis Daoiz lève une main. Le
capitaine Álvarez observe que le commandant français et lui se regardent dans
les yeux, en gens du même métier. Il reste peut-être un peu d’espoir.
— Voyons, dit calmement Daoiz.
Il n’y a vraiment aucun arrangement possible ?
Après traduction de l’interprète, le
Français dit de nouveau non. Et quand l’artilleur regarde Álvarez, celui-ci
hausse les épaules.
— Ils ne nous laissent donc
aucune issue, commente Daoiz, un étrange sourire au coin des lèvres.
Le capitaine des Volontaires de
l’État exhibe de nouveau l’ordre signé par le ministre O’Farril.
— C’est conforme aux instructions.
Soyez sensés.
— Ce papier n’est même pas bon
pour se torcher le cul, affirme Velarde.
Ignorant ce dernier, le capitaine
Álvarez observe Luis Daoiz. Celui-ci contemple le document mais ne le prend
pas.
— En tout cas, demande Álvarez,
définitivement découragé, permettez que j’emmène les miens.
Daoiz le regarde comme s’il avait
parlé chinois.
— Les vôtres ?
— Je parle du capitaine
Goicoechea et des Volontaires de l’État… Ils ne sont pas venus pour se battre.
Le colonel a beaucoup insisté sur ce point.
— Non.
— Pardon ?
— Vous ne les emmènerez pas.
Le ton de Daoiz est sec et distant,
le regard absent, comme si, soudain, cette situation lui était indifférente et
qu’il était loin de tout cela. Ils ont perdu la raison, décide Álvarez,
consterné de faire cette constatation. Voilà la vérité, et personne ne l’avait
prévue : Velarde avec son exaltation lunatique et cet autre avec sa
froideur inhumaine sont fous à lier. Un moment, se laissant porter par
l’automatisme de son grade et de son métier, Álvarez envisage la possibilité de
s’adresser directement aux soldats qui relèvent de son régiment et de leur
ordonner de le suivre loin d’ici. Cela affaiblirait la position de ces
visionnaires et les inclinerait peut-être à accepter la reddition sans
conditions. Mais, comme s’il avait compris sa pensée, Daoiz se penche un peu
vers lui, sans se départir de sa courtoisie, avec toujours le même étrange
sourire.
— Si vous tentez de faire
déserter ces hommes, lui dit-il à voix basse sur le ton de la confidence, je
vous conduis à l’intérieur et je vous tire une balle.
Francisco Huertas de Vallejo assiste
aux pourparlers entre officiers français et espagnols parmi les civils
rassemblés autour des canons. Le jeune volontaire se trouve là avec don Curro
et l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, appuyé sur le canon de son fusil,
debout, mains croisées sur son embouchure. Il n’entend pas tout ce qui se dit,
mais l’attitude des chefs lui semble claire, que ce soit celle du capitaine
Velarde qui crie plus fort que tous, ou celle des autres. Dans son esprit, le
jeune volontaire à bon espoir qu’ils arrivent à un accord honorable. Une heure
et demie de combats est suffisante pour modifier certains points de vue. Il
n’avait jamais imaginé que défendre la patrie consisterait à mordre des cartouches
recroquevillé derrière des matelas roulés sur un balcon, ou à détaler follement
comme un lièvre en sautant des murs avec les Français sur les talons. Entre ça
et les images coloriées représentant des exploits militaires héroïques, il y a
un abîme. Il n’avait jamais imaginé non plus les flaques de sang coagulé sur le
sol, les cervelles répandues, les corps inertes et mutilés, les appels
effroyables des blessés et la puanteur de leurs tripes ouvertes. Ni la
satisfaction féroce de rester vivant là où d’autres ne le sont plus. Vivant et
entier, avec un cœur qui bat, deux jambes et deux bras à leur place.
Maintenant, la courte trêve lui permet de réfléchir, et la conclusion est si
simple qu’elle lui fait presque honte : il voudrait que tout s’arrête et
qu’il puisse rentrer chez son oncle. Cette pensée en tête, il observe autour de
lui, à la recherche d’un sentiment semblable sur les visages proches ;
mais il ne trouve – ou en tout cas ne croit voir – que décision, fermeté et
mépris pour les Français. Du coup, il se redresse et durcit ses traits, de peur
que ceux-ci ne le trahissent. Et donc, comme tous les autres, le jeune homme
s’efforce de regarder avec dégoût la colonne des ennemis qui attendent à
quelques pas de là, même si beaucoup d’entre eux sont aussi imberbes que lui.
Vus de près, ils sont moins impressionnants, conclut-il, en dépit de leur masse
disciplinée et menaçante, avec leurs brillants uniformes bleus, leurs
buffleteries blanches et leurs fusils à l’épaule, crosse en l’air ; bien
différents des Espagnols, loqueteux, sombres et silencieux, qu’il a devant lui.
— Ça ne va pas, murmure don
Curro.
Le capitaine Daoiz est en train de
dire quelque chose en aparté au capitaine des Volontaires de l’État qui est
venu avec le drapeau blanc et qui ne semble guère satisfait de ce qu’il entend.
Francisco Huertas les voit dialoguer, et il voit aussi l’interprète qui est à
côté du commandant français s’approcher un peu, pour entendre ce qu’ils se
disent. À ce moment, un homme du peuple qui se tient appuyé à un canon – le
jeune Huertas saura plus tard qu’il s’appelle Antonio Gómez Mosquera – écarte
le Français en le poussant violemment, et celui-ci tombe sur le dos.
— Eh merde ! crie l’homme.
Vive Ferdinand VII !
Ce qui se passe ensuite, inattendu
et brutal, est très rapide. Sans l’ordre de personne, délibérément ou par
maladresse, un artilleur qui tient à la main un boutefeu allumé, enflamme la
mèche de sa pièce. Un coup de tonnerre ébranle la rue, tous sursautent, l’affût
recule avec le départ du boulet, et celui-ci passe en tir rasant tout près du
commandant ennemi et de ses officiers, et ouvre une brèche sanglante dans la
colonne française, immobile et sans défense. Tout le monde crie en même temps,
les officiers espagnols en pleine confusion, les Français épouvantés, et aux
cris se mêlent les plaintes des blessés de l’armée impériale qui se tordent par
terre dans leurs propres débris, l’horreur des membres mutilés, les hurlements
de panique de la colonne qui se débande et court se mettre à l’abri. Après le
premier moment de stupeur, Francisco Huertas, comme ses compagnons, épaule son
fusil et tire, presque à bout portant, sur l’ennemi désemparé. Puis, dans le
fracas de la tuerie, il voit le capitaine Daoiz clamer inutilement « Halte
au feu ! », mais rien ne peut plus arrêter le massacre. Le capitaine
Velarde, qui a tiré son sabre, se rue sur le commandant impérial et lui intime,
ainsi qu’à ses officiers, l’ordre de se rendre. En voyant la lame luire devant
ses yeux, le Français, à genoux et commotionné par la décharge du canon – le
coup est passé si près que son uniforme est roussi –, lève les bras,
désorienté, sans comprendre ce qui se passe ; ses officiers, le trompette
et l’interprète l’imitent. Beaucoup de soldats qui formaient l’avant-garde de
la colonne et qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir par les rues San José et
San Pedro font de même : ils jettent leurs fusils et demandent quartier,
cernés par une meute de civils, d’artilleurs et de soldats espagnols qui, à
coups de poings et de crosses, baïonnettes pointées, les poussent à l’intérieur
du parc avec leurs officiers, tandis que la foule en délire chante victoire et
lance des vivats pour l’Espagne, le roi Ferdinand et la Sainte Vierge ;
les fenêtres, les murs et la grille du couvent fourmillent de civils et de
militaires qui applaudissent et se félicitent de l’événement. Alors, Francisco
Huertas qui, avec don Curro, le typographe Gómez Pastrana et les autres, crie
son enthousiasme en brandissant à la pointe de son fusil le shako ensanglanté
d’un Français se rend enfin compte de l’énormité de la chose. En un instant,
les défenseurs de Monteleón, en plus de capturer le commandant et plusieurs
officiers de la colonne ennemie, ont fait une centaine de prisonniers. C’est
pourquoi il est tellement surpris de voir que le capitaine Daoiz, au lieu de
participer à la joie générale, reste immobile et songeur au milieu du tumulte,
le visage fermé et absent, pâle comme si la foudre venait de tomber à ses
pieds.
7
À partir d’une heure de l’après-midi,
un silence lugubre s’étend sur le centre de Madrid. Autour de la Puerta del Sol
et de la Plaza Mayor, on n’entend plus que les tirs isolés des patrouilles ou
le martèlement des bottes des détachements français qui marchent en pointant
leurs fusils dans toutes les directions. L’armée impériale contrôle désormais
sans rencontrer de résistance les grandes artères et les places principales, et
les seuls affrontements consistent en escarmouches individuelles que livrent
ceux qui tentent de s’échapper, cherchent un refuge ou frappent à des portes
qui ne s’ouvrent pas. Terrifiés, retranchés derrière leurs volets, jalousies et
rideaux, ou les plus audacieux tapis sous les porches ou aux fenêtres, des
habitants voient les patrouilles françaises sillonner les rues avec des files
de prisonniers. L’une d’elles est composée de trois hommes, mains liées, qui
marchent dans la rue Los Milaneses sous la garde de fusiliers qui les rouent de
coups. Un orfèvre de cette rue, Manuel Arnáez, qui, malgré les supplications de
sa femme, se tient à la porte de son atelier, reconnaît parmi eux son collègue
Julián Tejedor de la Torre, qui tient boutique dans la rue Atocha.
— Julián !… Où te
mènent-ils, Julián ?
Les gardes français crient à
l’orfèvre de rentrer, et l’un d’eux le menace même avec son fusil. Arnáez voit
Julián Tejedor se retourner pour lui montrer ses mains attachées et lever les
yeux vers le ciel d’un air résigné. Il saura plus tard que Tejedor, après être
sorti de chez lui pour se battre en compagnie de ses employés et de ses
apprentis, a été capturé sur la Plaza Mayor en même temps qu’un des hommes qui
l’avaient suivi : son ami, le bourrelier de la place Matute, Lorenzo
Domínguez.
Le troisième prisonnier du groupe se
nomme Manuel Antolín Ferrer, aide-jardinier de la résidence royale de La Florida,
d’où il est venu la veille pour se mêler aux événements qui se préparaient.
C’est un homme bâti en colosse, les mains puissantes, comme il l’a montré en se
battant aux Conseils, à la Puerta del Sol et la Plaza Mayor, où il a été
contusionné et pris par les Français dans l’ultime débandade. Obstiné,
taciturne, sombre, il marche avec ses compagnons d’infortune, tête basse, l’œil
droit blessé par un coup de crosse, sans illusions sur le sort qui l’attend.
Réconforté par la satisfaction d’avoir expédié, de ses propres mains et avec sa
navaja, deux soldats français.
La scène de la rue Los Milaneses se
répète en d’autres lieux de la ville. Au Buen Retiro et dans les caves de la
Calle Mayor, les Français continuent d’enfermer des gens. Dans ces dernières,
sous les marches de San Felipe, ils sont déjà seize prisonniers, quand les
Français poussent à coups de crosses le Napolitain de vingt-deux ans Bartolomé
Pechirelli y Falconi, valet de l’hôtel particulier que possède le marquis de
Cerralbo dans la rue Cedaceros. Il en est sorti ce matin avec d’autres
domestiques pour combattre, et il vient d’être fait prisonnier au moment où il
s’enfuyait après la débâcle de la dernière résistance sur la Plaza Mayor.
Près de là, place Santo Domingo, un
autre détachement impérial conduit Antonio Macías de Gamazo, soixante-six ans,
habitant rue Toledo, le palefrenier du Palais Juan Antonio Alises, Francisco
Escobar Molina, charron, et le péon de corridas Gabriel López, capturés dans
les derniers affrontements. Depuis la porte des Écuries royales, l’écuyer
Lorenzo González voit venir de Santa María des grenadiers de la Garde qui
escortent, entre autres, son ami l’employé d’ambassade en retraite Miguel Gómez
Morales, avec qui il a assisté, quelques heures plus tôt, aux incidents de l’esplanade
du Palais et qui ensuite, scandalisé par l’abomination de la fusillade
française, est allé se battre dans les environs de la Plaza Mayor. En passant,
mains liées, devant González, Gómez Morales l’appelle à l’aide.
— Prévenez quelqu’un, pour l’amour
de Dieu ! N’importe qui… Ces sauvages vont me fusiller !
Impuissant, l’écuyer voit un caporal
faire taire son ami en le frappant.
Une autre file de prisonniers suit
le même chemin, dans laquelle figurent Domingo Braña Calbín, agent des tabacs
de la Douane royale, et Francisco Bermúdez López, valet de chambre au Palais.
Braña et Bermúdez comptent parmi les plus courageux de ceux qui ont lutté dans
les rues de Madrid, et plusieurs témoins permettront plus tard de connaître
leur histoire avec précision. Braña, Asturien, a quarante-quatre ans, et il a
été pris au moment où il se battait à l’arme blanche avec une vaillance
extrême, près de l’Hôpital général. Quant à Francisco Bermúdez, habitant de la
rue San Bernardo, il est sorti au début des événements armé de sa carabine
personnelle et, après avoir combattu toute la matinée là où les affrontements
étaient les plus intenses – « hardiment », affirmeront les témoins
dans une relation circonstanciée –, il a été fait prisonnier alors que, blessé
et épuisé, entouré d’ennemis et sa carabine encore à la main, il ne pouvait
plus se défendre. Antonio Sanz, portier de la salle des Alcades du Conseil de
Castille, l’identifie en le voyant passer, emmené par les Français, près de la
paroisse de Santa María. Peu de temps après, Juliana García, qui le connaît et
vit dans la rue Nueva, l’aperçoit de son balcon, entre d’autres prisonniers,
« boitant d’une blessure à la jambe et la figure brûlée par la
poudre ».
D’autres ont plus de chance. C’est
le cas du jeune Bartolomé Fernández Castilla qui, place de l’Ángel, sauve
miraculeusement sa vie. Domestique dans la maison du marquis de Ariza, où loge
le général français Grouchy, Fernández Castilla est sorti se battre dès le
premier tumulte de la journée, armé d’un fusil de chasse. Il a assisté aux
combats de la Puerta del Sol et, après avoir lutté dans les ruelles qui vont du
cours San Jerónimo à la rue Atocha, il a été blessé par une décharge partie de
la Plaza Mayor. Son groupe dispersé, il est emmené par trois compagnons d’aventure
jusqu’à la maison de son maître et laissé devant le porche, où les gardes du
général français prétendent l’achever avec leurs baïonnettes. Une servante
l’aperçoit, appelle au secours, les autres domestiques accourent et font front
commun contre les Français. Coups et horions pleuvent des deux côtés, les
domestiques parviennent à faire entrer Fernández Castilla, et les esprits ne se
calment qu’à l’arrivée d’un aide de camp du général Grouchy qui ordonne
d’épargner le jeune homme et de le porter, prisonnier, sur une civière, au Buen
Retiro. Les domestiques protestent de nouveau, refusent de le livrer, et même
les cuisinières sortent pour tenir tête aux soldats impériaux. Le marquis en
personne, don Vicente María Palafox, finit par intervenir et convainc les Français
de respecter le blessé. Sous sa protection, le garçon restera quatre mois alité
avant de guérir de ses blessures. Des années plus tard, la guerre contre
Napoléon terminée, le marquis de Ariza tiendra à se présenter de sa propre
initiative devant la commission adéquate pour que les autorités accordent à son
domestique une pension en récompense des services rendus à la patrie.
Tandis que, place de l’Ángel, la vie
de Bartolomé Fernández Castilla ne tient qu’à un fil, non loin de là, place de
la Provincia, le gardien-chef de la Prison royale, Félix Ángel, entend frapper
à la porte de derrière du bâtiment et va voir qui est là. Ce sont les
prisonniers sortis le matin pour se battre qui arrivent, les uns après les
autres. Beaucoup sont noirs de poudre, épuisés par la bataille, et aident leurs
camarades à marcher ; mais tous tiennent plus ou moins debout. Ils se
présentent seuls, deux par deux ou en petits groupes, à bout de souffle pour
avoir tant couru afin d’échapper aux Français.
— Je n’aurais jamais pensé que
je serais content de me retrouver ici, commente l’un d’eux.
Certains ont encore assez de forces
pour se vanter de ce qu’ils ont fait dehors, ou pour avoir eu le temps de
s’humecter le gosier à la taverne de la voûte de la rue Botoneras. Plusieurs ont
leurs vêtements tachés d’un sang qui n’est pas toujours le leur et portent des
armes prises à l’ennemi : sabres, fusils et pistolets qu’ils laissent à
l’entrée et que, en toute hâte, le gardien-chef fait disparaître en les jetant
dans le puits. Parmi eux se trouvent le Galicien Souto – affublé d’une veste
d’artilleur français – et, sourire aux lèvres, Francisco Xavier Cayón, le
détenu qui a rédigé la pétition demandant de les laisser sortir avec promesse
de revenir en prison quand tout serait terminé.
— Ça a été dur ?
— Des fois.
Sans plus de commentaires, avec
l’aplomb des malandrins, Cayón va directement à la cruche de vin que le
gardien-chef garde sur la table de l’entrée, renverse la tête en arrière et
s’envoie une longue goulée dans la gorge. Puis il la passe à Souto qui fait de
même.
— Beaucoup de pertes ?
s’enquiert Félix Ángel.
Cayón s’essuie les lèvres du dos de
la main.
— À ce que je sais, ils ont tué
Pico.
— Frasquito ? Le garçon
berger de La Paloma ?
— Oui. Et Domingo Palén a été
emmené blessé à l’hôpital, mais je ne sais pas s’il a pu y arriver… Il me
semble aussi que j’en ai vu tomber deux autres, mais je n’en suis pas sûr.
— Qui ?
— Quico Sánchez et El Gitano.
— Et ceux qui ne sont pas
là ?
Le prisonnier échange un regard
ironique avec son camarade Souto, puis hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Ils ne
doivent pas être loin.
— Ils ont promis de revenir.
L’autre lui fait un clin d’œil.
— Eh bien, s’ils l’ont promis,
ils reviendront, non ?… Enfin, je suppose.
La supposition de Francisco Xavier
Cayón se verra confirmée presque au pied de la lettre. Le dernier prisonnier
frappera à la porte principale de la Prison royale le lendemain, rasé de frais
et vêtu d’habits propres, après avoir tranquillement passé la nuit en famille
dans sa maison du Rastro. Et le décompte définitif, remis deux jours plus tard
par le gardien-chef au directeur de la prison, s’établira comme suit :
Détenus : 94
Ont refusé de sortir : 38
Sortis : 56
Morts : 1
Blessés : 1
Disparus (donnés pour
morts) : 2
En fuite : 1
Sont rentrés : 51
Sur la côte de San Vicente, Joachim
Murat est ivre de rage. Ses yeux de bretteur brutal lancent des étincelles sous
les boucles noires et entre les épais favoris. Un aide de camp le met au
courant des événements du parc d’artillerie.
— Prisonniers ?… – Murat
n’arrive pas à en croire ses oreilles. – Impossible !… Combien ?
L’aide de camp avale sa salive. Lui
non plus n’arrivait pas à y croire, avant d’y être allé en personne pour s’en
assurer. Il vient de revenir ventre à terre, les éperons ensanglantés à force
de presser son cheval.
— Ils ont pris le commandant
Montholon, plusieurs officiers et environ cent soldats de sa colonne… dit-il le
plus doucement possible en voyant s’empourprer le visage de son interlocuteur.
Si l’on y ajoute les blessés qu’ils ont emportés à l’intérieur et le
détachement de soixante-quinze hommes que nous avions dans la caserne quand
elle s’est soulevée, cela fait…, enfin… environ deux cents.
Le grand-duc de Berg, les yeux
injectés de sang, l’attrape par les brandebourgs brodés de sa pelisse.
— Deux cents ? Vous êtes
en train de me dire que cette canaille tient en son pouvoir deux cents
prisonniers français ?
— Plus ou moins, Votre Altesse.
— Les salauds !… Les fils
de pute !
Emporté par la colère, Murat adresse
un regard homicide aux deux dignitaires espagnols qui attendent à l’écart,
chapeau bas et debout. Il s’agit du ministre de l’Intérieur, Azanza, et de
celui de la Guerre, O’Farril, qu’il fait patienter depuis un bon moment. Juste
avant midi, Murat a envoyé un message au Conseil de Castille pour lui demander
de calmer le peuple sous peine de graves châtiments. Et les deux ministres,
après avoir parcouru – inutilement et en prenant de grands risques pour leur
intégrité physique – les rues voisines du Palais royal, se sont présentés
devant le chef des troupes françaises pour le prier de ne pas aller trop loin
dans l’accomplissement de sa vengeance.
— Ne pas aller trop loin,
dites-vous !… Vous allez tous voir jusqu’où je peux aller, je vous le
jure !
Sans tarder un instant, hors de lui
et vociférant, Murat ordonne une série de représailles dont les moindres ne
sont pas d’exécuter sur-le-champ tout Madrilène coupable de la mort d’un
Français et de juger sommairement, condamnation à mort comprise, tout homme,
femme ou enfant pris les armes à la main, que ce soient des armes à feu ou de
simples couteaux, ciseaux ou tout instrument tranchant ou contondant. Il
ordonne également l’arrestation immédiate à son domicile de tout individu
suspect d’avoir participé à l’émeute et autorise les soldats impériaux à entrer
dans les maisons d’où l’on aura tiré sur eux.
— Que faisons-nous des insurgés
du parc d’artillerie, Votre Altesse ?
— Fusillez-les tous.
— Il faut d’abord… Enfin… Il
faut que nous prenions le parc.
Violemment, Murat se tourne vers le
général de division Lagrange.
— Écoutez, Lagrange. Je veux
que vous vous mettiez au commandement du 6e régiment de la brigade
Lefranc, qui fait mouvement de la route du Pardo par San Bernardino vers
Monteleón. Et qu’avec celle-ci, soutenue par de l’artillerie et autant de
forces qu’il sera nécessaire, y compris le bataillon de Westphalie et le 4e
provisoire, vous en finissiez avec la résistance du parc… Vous
m’entendez ?… Tuez-les tous.
Le général, un soldat solide et dur,
vétéran des campagnes des Pyrénées, d’Égypte et de Prusse, claque des talons.
— À vos ordres, Votre Altesse.
— Je ne veux recevoir de vous
aucune communication, aucun rapport, aucun message. Compris ?… Je ne veux
rien savoir d’autre que la nouvelle de l’extermination des rebelles… Vous avez
bien entendu, général ?
— Parfaitement, Votre Altesse.
— Dans ce cas, exécution !
Lagrange n’est pas encore en selle
que Murat se tourne vers Augustin-Daniel Belliard, également général de
division et chef de son état-major.
— Belliard !
— À vos ordres !
Le grand-duc de Berg désigne d’un
geste méprisant les deux ministres espagnols qui attendent docilement d’être
reçus. Quelques semaines plus tard, tous deux se mettront sans réserve au
service du roi étranger Joseph Bonaparte. Pour l’instant, ils patientent sans
que personne s’occupe d’eux. Même les voltigeurs et les grenadiers de l’escorte
de Murat leur rient au nez.
— Occupez-vous de ces deux
imbéciles. Gardez-les ici, mais hors de ma vue… J’ai trop envie de les faire
fusiller, eux aussi.
Adossé à un montant déchiqueté de la
porte de Monteleón, le capitaine Luis Daoiz ne se fait pas d’illusions. Depuis
le désastre de la colonne française, il n’y a eu aucune attaque sérieuse, mais
les tireurs ennemis maintiennent leur pression. L’encerclement est total, et
les servants des canons espagnols restent le plus à couvert qu’ils le peuvent
pour éviter d’être touchés. Toute personne qui traverse la rue entre l’accès au
parc, le couvent de Las Maravillas et les maisons voisines doit le faire en
courant, au risque de recevoir une balle. Et, comme si cela ne suffisait pas,
le capitaine Goicoechea qui, avec ses Volontaires de l’État et un bon nombre de
civils, se tient posté aux fenêtres supérieures du bâtiment, annonce un
mouvement de canons ennemis du côté de la rue San Bernardo, à proximité de la
fontaine de Matalobos. Tout indique que les Français préparent un nouvel assaut
en règle et que, cette fois, ils sont bien décidés à ne pas échouer.
— Comment vois-tu la
situation ? l’interroge Pedro Velarde.
Daoiz regarde son ami, qui fume une
pipe. Son sabre est au fourreau et ses deux pistolets passés dans son
ceinturon. Avec plusieurs boutons de sa veste arrachés, son épaulette coupée et
la saleté du combat, il ressemble davantage à un contrebandier des Rondas qu’à
un officier d’état-major. Moi non plus, pense le capitaine, je ne dois pas
avoir meilleure allure.
— Mauvaise, répond-il.
Les deux militaires se taisent, en
écoutant les bruits de l’extérieur. À part quelques coups de feu sporadiques de
tireurs cachés, la ville est silencieuse.
— Comment va le lieutenant
Ruiz ? demande Daoiz.
— Son état est très grave. Il
n’a pas perdu connaissance et souffre atrocement… Un garçon courageux,
non ?… Un brave jeune homme.
— Ne vaudrait-il pas mieux de
le transporter au couvent, chez les sœurs ?
— Il est préférable de ne pas
le déplacer. Il a perdu beaucoup de sang et pourrait mourir en chemin. Je l’ai
mis dans la salle des officiers avec les autres blessés, les nôtres et les
Français.
— Et pour le reste ?
En quelques mots, Velarde le met au
courant. Les défenseurs du parc sont réduits à une demi-douzaine d’officiers,
dix artilleurs, une trentaine de Volontaires de l’État et moins de trois cents
civils : les quelque cinquante qui aident aux canons et défendent les
maisons contiguës au couvent, ceux qui sont avec Velarde lui-même à l’entrée et
aux murs, ou avec Goicoechea aux fenêtres du troisième étage, et ceux qui
s’occupent de protéger l’arrière de l’enceinte, mais beaucoup de ces derniers
désertent. De plus, toutes les forces ne sont pas affectées à la défense, car
une partie est employée à surveiller le commandant et les treize officiers
français prisonniers dans le pavillon de garde, ainsi que les deux cents
soldats enfermés dans les remises et les quartiers. Quant aux munitions, les
cartouches s’épuisent, le manque de poudre pour les canons est angoissant, et
celui de mitraille, total : un sac rempli de pierres à fusil est conservé
en réserve pour être employé comme mitraille dans le cas où l’infanterie
française reviendrait et s’approcherait de trop près.
— Elle le fera, affirme
sombrement Daoiz.
Son ami tire sur sa pipe et s’agite,
mal à l’aise. Il a perdu la foi, constate Daoiz. Même un exalté comme lui ne
peut plus se leurrer, au point où nous en sommes.
— Combien d’attaques
pourrons-nous encore supporter ? demande Velarde.
Plus qu’une question, cela ressemble
à une réflexion à haute voix. Daoiz hoche la tête, sceptique.
— Si les Français s’y prennent
bien, une seule leur suffira.
Les deux capitaines retombent dans
leur silence, en suivant des yeux des soldats et des civils qui tentent
d’améliorer la protection des canons. Profitant du répit dans le combat, les
pièces sont entourées de deux prolonges du parc et de quelques meubles sortis
des maisons. Velarde fait la grimace.
— Tu crois que ça sert à
quelque chose ?
— Ça entretient un peu le
moral.
Venue de l’intérieur du parc, une
fillette à la jupe sale et déchirée, les bras nus et les cheveux noués par un
foulard, s’approche avec une dame-jeanne dans chaque main et leur offre du
vin ; ils lui disent non, merci, et de le proposer aux hommes ;
baissant la tête et d’un pas rapide, elle se dirige vers les servants des
canons. Daoiz ne saura jamais son nom, mais cette fille, qui habite à côté, rue
San Vicente, s’appelle Manoli Armayona y Ceide, et elle n’a pas encore treize
ans.
— J’ai peur que tout soit
terminé dans Madrid, lance soudain Velarde. Et tu avais raison… Personne ne
bouge le petit doigt pour nous.
— Et à quoi d’autre
t’attendais-tu ?
— Je m’attendais à de la
décence. Du patriotisme… Du courage… Je ne sais pas… L’Espagne est une honte…
J’étais sûr que notre exemple en convaincrait d’autres.
— Eh bien, tu vois.
— Je voudrais te demander
quelque chose, Luis. Tout à l’heure, quand tu parlementais avec les Français…
Tu as pensé que nous pourrions nous rendre ?
Un silence. Puis Daoiz hausse les
épaules.
— Qui sait ?
Velarde lui jette un coup d’œil
songeur, en tirant sur sa pipe. Puis il hoche la tête.
— Bah… conclut-il. De toute
manière, c’est sans importance. Après la sauvagerie du coup de canon sous le
drapeau blanc, nous ne pouvons plus capituler, n’est-ce pas ?
Daoiz sourit, presque malgré lui.
— Ça serait mal vu.
— Tu l’as dit ! – Velarde
ébauche maintenant, lui aussi, un sourire contraint. – Mieux vaut finir ici,
sabre à la main, que fusillés au petit matin dans les fossés d’un fort.
D’un geste fatigué, Daoiz pointe le
menton pour désigner les hommes et les femmes retranchés derrière les meubles
brisés et les affûts de canons.
— Va leur dire ça, à eux !
Les visages des artilleurs et des
paysans, enfumés par la poudre, ressemblent à des masques gris luisants de
sueur. Le soleil tape dur, à cette heure de la journée, et il est évident que
la fatigue, la tension et les ravages de la bataille font leur effet. Malgré
tout, la plupart continuent de regarder avec confiance les deux capitaines.
Près du mur du verger de Las Maravillas, dans un groupe de civils armés de
fusils qui se reposent à l’abri des tireurs français, Daoiz remarque un garçon
de dix à onze ans – on lui a dit qu’il se nommait Pepillo Amador – qui est venu
avec ses frères et porte maintenant un shako français. Un peu plus loin, assise
par terre entre le forgeron Gómez Mosquera et le caporal d’artillerie Eusebio
Alonso, un énorme couteau de cuisine au creux de sa jupe, Ramona García
Sánchez, la fille du peuple, adresse au capitaine un sourire radieux quand
leurs regards se croisent.
— Ils continuent à croire en
toi, dit Velarde. En nous.
Daoiz hausse de nouveau les épaules.
— S’il n’y avait pas ça,
répond-il avec simplicité, il y aurait longtemps que je me serais rendu.
Entre une heure et deux heures de
l’après-midi, du balcon d’une maison de la rue Fuencarral, près de l’hospice,
l’homme de lettres et ingénieur de la Flotte à la retraite José Mor de Fuentes
assiste en compagnie de son ami Venancio Luna et du beau-frère de ce dernier,
qui est prêtre, au spectacle des bataillons français qui entrent, tambours
battants et aigles déployées, par la porte de Santa Bárbara. Après avoir tourné
dans la ville, Mor de Fuentes est venu chercher refuge ici, quand il s’est
heurté aux soldats impériaux en allant voir ce qui se passait au parc
d’artillerie. Arrêté au coin de la rue de la Palma par un piquet, il a pu
heureusement s’en tirer grâce à sa parfaite connaissance de la langue
française.
— Tout cela prend mauvaise
tournure, commente Luna.
— C’est le moins qu’on puisse
dire. J’ai eu de la chance de pouvoir monter chez vous.
— Qu’avez-vous vu en
chemin ? s’intéresse le cousin ecclésiastique.
Mor de Fuentes tient dans une main
un verre de xérès. De l’autre, il fait un geste suffisant, comme si rien de ce
qu’il a vu n’était digne de son ardeur patriotique.
— Beaucoup de Français. Et, à
la fin, des habitants morts de peur et peu de gens dans la rue. Presque tous
les insurgés sont allés à Monteleón ou se déplacent par petits groupes.
— On dit qu’on fusille des gens
au Prado, fait remarquer Luna.
— Ça, je l’ignore. Malgré mes
efforts, je n’ai pas pu dépasser la fontaine de la Cibeles, car j’ai rencontré
la cavalerie française… Je voulais me rendre à la caserne des Gardes
espagnoles, où j’ai des connaissances. Avec, naturellement, l’intention de me
joindre à la troupe si celle-ci devait intervenir. Mais je n’en ai pas eu la
possibilité.
— Vous êtes arrivé jusqu’à la
caserne ?
— Eh bien… Pas vraiment. En
chemin, j’ai appris que le colonel Marimón avait donné l’ordre de fermer les
portes et de ne laisser personne sortir, et j’ai donc compris que ça n’en
valait plus la peine. Là-bas, apparemment, on s’est limité à livrer aux civils,
par-dessus le mur, quelques douzaines de fusils.
— J’imagine qu’on a dû faire la
même chose dans les autres casernes.
— Je n’ai entendu parler
d’armes distribuées au peuple que chez les Gardes espagnoles et les Invalides.
Et par la garnison de Monteleón, bien sûr… Pour le reste, Gardes wallonnes et
autres corps, je ne sais rien.
— Vous croyez qu’ils vont finir
par sortir dans la rue ? demande le beau-frère curé.
— Maintenant, avec les hommes
de Murat partout ?… J’en doute. C’est trop tard.
— Bah… Croyez bien que je ne le
regrette pas. Cette populace armée est pire que les Français. En fin de compte,
Napoléon a restauré en France les autels que la Révolution avait profanés… Ce
qui importe, c’est que l’ordre soit rétabli et qu’il soit mis fin à cette
folie. Les gens de bien, les modérés, ceux qui aspirent à la tranquillité
publique, ne peuvent qu’être contre les troubles.
Dans la rue résonne un coup de feu,
très proche, et les trois hommes, inquiets, quittent le balcon. Dans le salon,
assis sur un sofa, Mor de Fuentes sirote une autre gorgée de xérès.
— Ce n’est pas moi qui vous
contredirai.
Le colonel Giraldes, marquis de Casa
Palacio et commandant du régiment d’infanterie de ligne des Volontaires de
l’État, s’appuie sur la table de son bureau comme s’il allait s’écrouler d’un
moment à l’autre.
— C’est votre parc, nom de
Dieu… Ce sont vos artilleurs qui sont à l’origine de tout !
— Et vos soldats ?
réplique le colonel Navarro Falcón. Ils y sont bien aussi pour quelque
chose !
— Ils sont sous votre
commandement, que diantre !… C’est de votre responsabilité, non de la
mienne.
Cela fait un quart d’heure qu’ils
s’adressent mutuellement des reproches. José Navarro Falcón, qui dirige
l’état-major de l’Artillerie et est le supérieur direct des capitaines Daoiz et
Velarde, s’est présenté à la caserne de Mejorada, apeuré par les nouvelles qui
arrivent de Monteleón. Giraldes n’est pas moins inquiet, après avoir appris que
les hommes qu’il a fournis à Velarde et au capitaine Goicoechea sont mêlés au
combat. De plus, les pertes subies par les troupes françaises sont terribles.
Face à de tels événements, les deux chefs tremblent à l’idée des conséquences.
— Comment avez-vous pu confier
des hommes à Pedro Velarde, dans l’état où se trouvait cet officier ?
s’indigne Navarro Falcón.
— Je n’avais pas le choix,
réplique Giraldes. Ce fou de capitaine prétendait soulever la troupe.
— Il fallait l’arrêter !
— Et pourquoi ne l’avez-vous
pas fait vous-même, puisque vous êtes son supérieur immédiat ?… Ne me
cassez pas les pieds, mon vieux ! Mes autres officiers aussi étaient en
ébullition, ils voulaient se précipiter dans la rue. Pour m’en débarrasser, je
n’ai pas trouvé d’autre moyen que d’envoyer Goicoechea avec trente-trois
soldats… Et je le leur ai dit clairement : pas question de fraterniser avec
le peuple, pas question de s’opposer aux Français… Vous voyez. Un vrai malheur.
Je vous l’assure, sur mon honneur, un terrible malheur.
— À qui le dites-vous !
Pour tout le monde.
— Mais attention, hein ?…
Celui qui a laissé partir Velarde de l’état-major et a envoyé ensuite le
capitaine Daoiz à Monteleón, c’est vous. Nous sommes bien d’accord ?…
C’est votre parc d’artillerie, Navarro, et ce sont vos hommes. J’insiste :
pour moi, je n’ai pas eu d’autre solution que d’obéir.
— Et comment savez-vous que ça
s’est passé ainsi ?
— Eh bien… je le suppose.
— Vous le supposez ?…
C’est ce que vous avez l’intention de dire au capitaine général, pour votre
décharge ?
Giraldes lève un doigt.
— C’est ce que j’ai déjà dit,
si vous me permettez. J’ai envoyé un rapport à Negrete pour l’assurer que
j’étais étranger à cette monstruosité… Et vous savez ce qu’il me répond ?…
Qu’il s’en lave les mains… Voilà tout ! – Giraldes prend un pli manuscrit
sur sa table et le montre au colonel d’artillerie. – Pour que tout soit clair,
il m’a fait remettre avec accusé de réception une copie de la lettre que Murat
a envoyée ce matin à la Junte. Lisez, lisez… Elle est arrivée tout à l’heure.
Il est impératif que le calme
soit immédiatement rétabli, sinon les habitants de Madrid devront s’attendre à
ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement…
— Qu’en pensez-vous ?
poursuit Giraldes en reprenant le papier. C’est clair comme de l’eau de roche.
Et voilà que, quand j’envoie un de mes aides de camp à Monteleón pour qu’il
ramène ces cannibales à l’obéissance, initiative qu’il vous revenait de
prendre, ils ne trouvent rien de mieux que de tirer au canon en plein milieu
des pourparlers et de faire une boucherie… Aussi, je me fiche bien de ce qui
arrivera au parc. Ce qui me préoccupe maintenant, ce sont les conséquences.
— Vous parlez pour vous et pour
moi ?
— D’une certaine manière, oui.
Pour nous, en tant que responsables… Je mets tout le monde dans le même sac,
naturellement. Vous avez vu comment Murat traite la Junte. On est dans de sales
draps, Navarro. De sales draps, je vous le dis.
Exaspéré, en colère et sans savoir
que faire, le colonel Navarro Falcón prend congé de Giraldes. Une fois dehors,
il décide d’aller jeter un coup d’œil au parc de Monteleón et remonte la rue
San Bernardo, jusqu’au coin de la rue de la Palma, où un détachement lui barre
abruptement le chemin, sans aucune déférence pour son uniforme et ses
épaulettes.
— Arrêtez-vous !
Dans son mauvais français, appris
durant la campagne des Pyrénées, le chef de l’état-major de l’Artillerie de
Madrid demande à parler à un officier ; mais tout ce qu’il peut obtenir,
c’est qu’un sous-lieutenant moustachu et boutonneux s’approche. Aux insignes,
Navarro Falcón constate qu’il appartient au 5e régiment de la 2e
division d’infanterie qui, à la première heure de la matinée, selon ses
rapports, se trouvait cantonné sur la route du Pardo. Il en déduit que l’armée
impériale a jeté tout ce qu’elle avait dans la mêlée.
— Est-ce que je peux passer
un peu avant, sivouplé ?
— Interdit !
Reculez !
Navarro montre les insignes dorés
sur le col de sa veste.
— Je dirige l’état-major…
— Reculez !
Plusieurs soldats lèvent leurs
fusils, et le colonel, prudent, fait demi-tour. Il sait que le général de
brigade Nicolás Galet y Sarmiento, gouverneur de l’octroi, qui a voulu
intervenir ce matin en faveur de ses fonctionnaires du guichet de Recoletos,
s’est fait tirer dessus par les Français. Mieux vaut donc ne pas défier le
sort. Pour Navarro Falcón, les années de sa jeunesse intrépide, le Brésil, le
Río de la Plata, la colonie de Sacramento, le siège de Gibraltar et la guerre
contre la République française sont désormais trop loin. Aujourd’hui il est sur
le point de passer au grade supérieur – ou du moins l’était-il jusqu’à ce matin
–, et il a envie de voir grandir ses deux petits-enfants. En repartant, à pas
lents pour ne pas compromettre sa dignité, il entend au loin des coups de feu.
Avant de faire demi-tour, il a eu le temps de voir beaucoup d’infanterie et
quatre canons français devant le palais de Montemar, près de la fontaine de
Matalobos. Deux des pièces sont tournées vers la rue San Bernardo et la côte de
Santo Domingo ; ce qui signifie, pour un œil expérimenté comme le sien,
qu’elles sont là pour empêcher tout secours aux assiégés. Les autres canons
prennent en enfilade la rue San José et le parc d’artillerie. Et, tandis qu’il
continue de s’éloigner sans regarder derrière lui, le colonel les entend ouvrir
le feu.
La première rafale de mitraille fait
pleuvoir sur les défenseurs un nuage de poussière, de plâtre pulvérisé et de
morceaux de briques.
— Ils tirent de
Matalobos !… Attention !… Attention !
Avertis des mouvements des Français
par le capitaine Goicoechea et ceux qui observent depuis les fenêtres
supérieures du parc, les gens ont le temps de chercher un abri, et la première
décharge ne fait que deux blessés. Bernardo Ramos, âgé de dix-huit ans, et
Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se trouve là pour accompagner son
mari, un charbonnier de la rue de la Palma nommé Ángel Jiménez, sont évacués au
couvent de Las Maravillas.
— Les artilleurs dans la rue,
et baissez-vous ! crie le capitaine Daoiz. Les autres,
abritez-vous !… À couvert, vite !… À couvert !
L’ordre est opportun. Presque
immédiatement suit un deuxième coup de canon français, puis un troisième, avant
que le feu ne devienne précis et constant, avec un grand renfort de fusillade
depuis toutes les encoignures, les terrasses et les toits. Pour Luis Daoiz, le
seul à rester debout au milieu des canons malgré le feu effroyable qui balaye
la rue, l’intention des Français est claire : ne pas laisser le moindre
répit aux défenseurs et les forcer à garder la tête baissée en les soumettant à
une guerre d’usure, préparation à un assaut général. C’est pour cela qu’il
continue de crier à ses gens de se protéger et d’économiser les munitions
jusqu’à ce que l’infanterie ennemie arrive à portée de tir. Il ordonne aussi au
capitaine Velarde, qui l’a rejoint en pleine canonnade pour demander des
instructions, de maintenir les siens à l’intérieur du parc, prêts à sortir
quand apparaîtront les baïonnettes ennemies.
— Et toi, reste avec eux,
Pedro. Tu m’entends ?… Tu n’as rien à faire ici, et quelqu’un doit prendre
le commandement si je tombe.
— Si tu continues à te tenir
debout ainsi, je n’aurai pas longtemps à attendre.
— Je te dis de rentrer. C’est
un ordre.
Très vite, le bombardement
assourdissant – l’onde de choc des coups de canons se répand dans la rue,
résonne dans toutes les poitrines en même temps que le crépitement de la
mitraille – et l’intense mousqueterie française commencent à faire des dégâts.
Le pilonnage augmente, le sang coule, et certains de ceux qui se sont réfugiés
sous les porches voisins, dans le verger ou derrière la grille du couvent, se
débandent et s’enfuient où ils peuvent. C’est le cas du jeune Francisco Huertas
de Vallejo et de son compagnon don Curro, qui se sont réfugiés dans Las
Maravillas depuis qu’un éclat a sectionné l’artère jugulaire de l’ouvrier
typographe Gómez Pastrana, le vidant de son sang. Sont également blessés un
serrurier du nom de Francisco Sánchez Rodríguez, le prêtre de trente-sept ans
don Benito Mendizábal Palencia – qui a revêtu des habits civils et se bat avec
un fusil de chasse – et l’étudiant José Gutiérrez qui, depuis ce matin, est
passé par tous les endroits dangereux. La blessure de cet Asturien de Covadonga
est déjà la quatrième – il va encore en recevoir trente-neuf, ce qui ne
l’empêchera pas de survivre : un ricochet lui arrache le lobe d’une
oreille. Gutiérrez court se faire panser par les sœurs et retourne au combat.
Il racontera plus tard que ce qui l’a le plus impressionné, c’est l’énorme
quantité de sang – « comme si on en avait répandu par terre à pleins
baquets » – dans laquelle il a dû patauger en suivant les galeries du
couvent.
Pendant ce temps, dans la rue, le
reste du groupe de José Gutiérrez est pratiquement anéanti par une autre
décharge française qui tue, à l’entrée même du parc, deux des trois derniers
hommes toujours debout, parmi ceux qui l’avaient suivi à Monteleón : le
perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Elle blesse
aussi gravement l’artilleur Juan Domingo Serrano, aussitôt remplacé à son poste
par le cocher du marquis de San Simón, un garçon de forte taille, aux bras
épais, nommé Tomás Álvarez Castrillón. Clara del Rey, habitante du quartier,
tombe peu après, le front éclaté par un éclat de mitraille, à côté du canon
qu’elle sert avec son mari et ses fils. La perte la plus douloureuse est celle
de l’enfant de onze ans Pepillo Amador Álvarez, qui est resté toute la journée
avec ses frères Antonio et Manuel en les aidant à combattre. Une balle
française finit par le frapper à la tête au moment où, après avoir traversé
plusieurs fois en courant la zone mitraillée, avec l’audace de son jeune âge,
il apporte un panier plein de munitions. Ainsi meurt le plus jeune défenseur du
parc d’artillerie.
Le soldat français qui, dans
l’hôpital improvisé de Las Maravillas, agonise entre les bras de sœur Pelagia
Revut n’est pas beaucoup plus âgé que Pepillo Amador.
— Maman ! gémit-il
au moment de mourir.
La sœur a parfaitement compris les
dernières paroles du garçon, parce qu’elle est elle-même française : elle
est arrivée en Espagne avec des religieuses qui fuyaient la Révolution. Quand
ce matin, au premier coup de canon, les vitres de la salle capitulaire et des
fenêtres ont volé en éclats, les religieuses affolées ont quitté leurs cellules
et se sont rassemblées dans l’église pour prier en croyant que la fin du monde
était venue. C’est le chapelain du couvent, don Manuel Rojo, qui, après avoir
réconforté les carmélites avec force oraisons et paroles de courage, les a
appelées à exercer leurs devoirs d’humanité et de charité chrétienne, et a fait
ouvrir la clôture et les grilles de la chapelle et de la salle capitulaire.
Depuis, aidé par quelques voisins, il a commencé à recevoir les blessés, sans
distinction d’uniformes – au début, la plupart étaient français –, pendant que
les sœurs préparaient de la charpie, des pansements, du bouillon et des
cordiaux, et les soignaient. Maintenant, salle capitulaire, chapelle, parloir
et sacristie résonnent des plaintes et des cris de douleur dans les deux
langues, les vingt et une religieuses – en réalité, vingt, car, de sa fenêtre,
sœur Eduarda continue d’encourager les patriotes – soignent les blessés, et le
chapelain va de l’un à l’autre, entre les corps mutilés et les flaques de sang,
en leur apportant son réconfort spirituel. Les derniers défenseurs de Monteleón
que l’on vient de déposer sont une femme moribonde nommée Juana García,
habitant 14 rue San José, et un homme des quartiers populaires, jeune et
impavide, Pedro Benito Miró, qui, éventré par la mitraille, comprime ses
intestins avec ses mains. Ce dernier est allongé sur le sol parmi les autres
blessés et agonisants, sans que l’on puisse lui apporter d’autre secours que
quelques morceaux de drap avec lesquels on lui bande le ventre.
— Mon père ! appelle sœur
Pelagia qui ferme les yeux du soldat français.
Don Manuel arrive et marmonne une
prière en faisant le signe de la croix sur le front du mort.
— Il était catholique ?
— Je ne sais pas.
— Bah… Ça ne fait rien.
La sœur se relève et va soigner
d’autres compatriotes. Du fait de sa naissance et de sa connaissance de la
langue, sœur María Teresa, la supérieure, l’a chargée de s’occuper des Français
blessés dans le désastre de la colonne Montholon, ou de ceux qui entrent par le
côté sud du couvent, par la porte de la chapelle donnant sur la rue de la
Palma. Car, à Las Maravillas, on se trouve dans une situation particulière que
seule peut expliquer la confusion d’un combat comme celui-là : tandis que
les canons français rasent le jardin et le verger, détruisent le Noviciat,
endommagent les murs et remplissent les cours et les galeries de débris et
d’éclats de mitraille, des blessés espagnols arrivent par les côtés des rues
San José et San Pedro, pendant que l’on apporte des blessés français par le
côté de la rue de la Palma, les deux camps respectant le caractère neutre, ou
sacré, de l’enceinte. De tels égards ne sont pas habituels de la part des
troupes impériales, qui ont profané des églises et continueront de plus belle,
à Madrid et dans toute l’Espagne. Mais la manière dont les religieuses
accueillent les victimes, et aussi la présence conciliatrice de sœur Pelagia, opère
ce miracle.
Près du palais de Montemar, le
général de division Joseph Lagrange, futur comte d’Empire, dont le nom sera un
jour inscrit sous l’Arc de Triomphe de Paris, assiste au bombardement du parc
d’artillerie.
— Je crois que nous les avons
suffisamment affaiblis, dit le général de brigade Lefranc, qui se tient à son
côté et observe la rue San José avec une longue-vue.
— Attendons encore un peu.
Lagrange, qui croit sentir le
souffle du duc de Berg sur sa nuque, est un soldat froid et minutieux – c’est
la raison pour laquelle Murat l’a chargé de régler l’affaire –, et il ne veut
prendre aucun risque inutile. Les Madrilènes, qui n’ont guère d’expérience
militaire, ni même de milices urbaines, ne sont pas habitués à se trouver sous
les bombes ; et le général français est sûr que plus le pilonnage se
prolongera, moins il y aura de résistance à l’assaut, qu’il veut définitif.
Lagrange, militaire aguerri de cinquante-quatre ans, le teint pâle, le nez
aquilin encadré par des favoris à la mode impériale, a l’habitude de mater les
soulèvements : durant la campagne d’Égypte, il s’est chargé d’écraser
impitoyablement la révolte du Caire en mitraillant la foule.
— Vous ne croyez pas que nous
pourrions avancer ? insiste Lefranc, en donnant des petits coups
impatients sur sa longue-vue.
— Pas encore, répond sèchement
Lagrange.
En réalité, il est sur le point
d’ordonner à l’infanterie d’attaquer, mais Lefranc – blond, nerveux, peu habile
à masquer ses émotions – ne lui plaît guère, et il souhaite le mortifier. Le
général de division comprend que son collègue, humilié de se voir dépossédé de
son commandement, ne soit pas l’homme le plus heureux de la terre. Cependant,
même si Lefranc est pointilleux sur les questions d’honneur, chose
compréhensible chez tout militaire, cela n’excuse pas la réception antipathique
qu’il lui a réservée, en allant jusqu’à ne le renseigner qu’à contrecœur sur la
composition et la disposition tactique de ses troupes. De sorte que le général
de division, qui déteste les malentendus dans les questions de service, a dû se
montrer très ferme avec le général de brigade en lui rappelant sans détour
qu’il n’a pas demandé à être chargé du commandement de cette opération, que
l’ordre lui en a été donné par écrit et verbalement par le grand-duc de Berg, et
que, dans l’armée impériale comme dans toutes les armées du monde, c’est le
chef qui commande.
— Allons-y ! dit-il
finalement. Poursuivez la canonnade jusqu’à ce que l’avant-garde soit arrivée
au coin de la rue. Ensuite, au pas de charge.
Les aides de camp amènent les
chevaux des deux généraux, parce que ce genre de choses, considère Lagrange,
doit être fait dans les règles. La trompette sonne, les tambours battent, le
drapeau tricolore est déployé, et les officiers crient les ordres pendant que
les mille huit cents hommes du 6e régiment provisoire d’infanterie
se forment en colonne d’attaque. Un nombre presque identique d’hommes –
incluant le malheureux régiment dont le chef, Montholon, est pour l’heure
prisonnier, et ce qui reste du bataillon de Westphalie – resserre le cercle
autour du parc et l’isole de l’extérieur. À ce moment, obéissant aux sonneries
de trompette et aux indications données par les roulements de tambours, le feu
contre les rebelles s’intensifie. Le long de la colonne courent déjà les cris
habituels de « Vive l’Empereur ! » avec lesquels l’armée
française s’encourage à chaque assaut. Lagrange a obtenu un détachement de
sapeurs, qu’il utilisera pour déblayer les obstacles, et quelques grenadiers
moustachus de la Garde impériale. Il est sûr que, placés en tête, ces vétérans,
avec leur réputation d’être invincibles, entraîneront plus efficacement les
jeunes conscrits. Après un dernier coup d’œil, enviant le superbe cheval
pommelé de Jérez que monte son collègue Lefranc – réquisitionné manu militari
il y a quinze jours à Aranjuez –, le pacificateur du Caire enfourche son cheval
et constate que tout est au point. Et donc, satisfait de l’épaisse colonne
luisante de baïonnettes qui s’étend de la place de Monserrate aux commanderies
de Santiago, il se carre sur sa selle, assure fermement ses bottes dans les
étriers et demande à Lefranc de venir à son côté.
— Maintenant, oui, si vous
voulez bien, général, déclare-t-il d’un ton sec. Nous allons en finir une fois
pour toutes.
Dix minutes plus tard, du carrefour
de la rue San Bernardo au couvent de Las Maravillas, la rue San José est une
fournaise. L’épaisse fumée de la poudre se tord en spirales que déchirent les
détonations et, au-dessus des roulements de tambours et des sonneries de
trompette des Français, s’élève, de plus en plus violent, le crépitement de la
fusillade. C’est dans ce brouillard que tirent les hommes que le capitaine
Goicoechea dirige depuis les fenêtres supérieures du bâtiment et, avec tout ce
qu’ils ont sous la main – fusils, pierres, tuiles et briques arrachées –, ceux
qui, juchés sur le mur de clôture, essayent d’entraver l’avance française.
Devant l’entrée, les canons tirent à boulets rasants sur la colonne ennemie et,
autour d’eux, se groupent les civils et les soldats que le capitaine Velarde
fait sortir pour affronter les baïonnettes qui approchent.
— Tenez bon !… Pour
l’Espagne et pour Ferdinand VII !… Tenez bon !
Artilleurs, Volontaires de l’État,
civils hommes et femmes, tenant leurs fusils, baïonnettes, sabres et couteaux,
voient surgir dans la fumée, implacables, les shakos des grenadiers ennemis,
les haches et les piques des sapeurs, les shakos noirs et les baïonnettes de la
terrible infanterie impériale. Mais au lieu d’hésiter ou de battre en retraite,
ils restent fermes autour des pièces, bombardant les Français à bout portant,
les bouches des canons presque contre leurs poitrines ; et un dernier coup
de canon lâche, à défaut de mitraille, une grêle de pierres à fusil qui fait
des ravages considérables dans l’avant-garde et étripe le beau cheval du
général Lefranc en envoyant celui-ci rouler à terre, contusionné. Les Français
hésitent devant cette brutale décharge, et les défenseurs qui les voient
marquer un temps d’arrêt sentent leur courage se raffermir.
— Résistez, pour l’Espagne !…
Pensez à l’honneur !… En avant !
Les plus audacieux se jettent sur
les grenadiers, et c’est alors un âpre combat au corps à corps, à coups de
baïonnettes et de crosses, en se servant des fusils déchargés comme de massues.
Dans la mêlée, Tomás Álvarez Castrillón, le journalier José Álvarez et le
soldat des Volontaires de l’État, âgé de vingt-deux ans, Manuel Velarte Badinas
tombent morts ; et le garçon boucher Francisco García, le soldat Lázaro
Cansanillo et Juana Calderón Infante, quarante-quatre ans, qui se bat auprès de
son mari José Beguí, sont blessés. Côté français, les pertes sont nombreuses.
Impressionnés par la férocité de la contre-attaque, les impériaux reculent en
laissant le pavé jonché de morts et de blessés, sous le feu nourri venant des
fenêtres et du haut de la clôture. Puis ils se reforment, poussés par leurs
officiers, lâchent une salve serrée qui décime les défenseurs et avancent de
nouveau, à la baïonnette. La fusillade, intense et terrible, blesse sur le
faîte du mur le civil Clemente de Rojas et le capitaine des Milices
provinciales de Santiago Andrés Rovira, qui est venu ce matin accompagner Pedro
Velarde et les hommes du capitaine Goicoechea. Elle mutile également, près de
l’entrée du parc, Manoli Armayona, la fillette qui, dans l’ultime répit du
combat, apportait du vin aux soldats, et blesse à mort, autour des canons, José
Aznar, qui se bat conjointement avec son fils José Aznar Moreno – celui-ci le
vengera plus tard, quand il sera guérillero dans les deux Castilles –, le bourrelier
sexagénaire Julián Lopez García, le voisin de la rue San Andrés Domingo
Rodríguez González, et les deux garçons de vingt ans Antonio Martín Rodríguez,
porteur d’eau, et Antonio Fernández Garrido, maçon.
— Les gabachos
reviennent !… Il faut les arrêter, ils ne feront pas de quartier !
La violence du second assaut amène
les Français presque à portée de main des canons. Le temps manque pour
recharger les pièces, et le capitaine Daoiz, faisant des moulinets avec son
sabre au-dessus de sa tête, réunit autant de gens qu’il le peut.
— À moi !… Faites-les
payer cher !
Autour de lui se regroupent, animés
d’une résolution désespérée, ce qui reste de la bande de Cosme de Mora, le
redoutable ruffian Gómez Mosquera, l’artilleur Antonio Martín Magdalena, le
secrétaire Domingo Rojo, la femme du peuple Ramona García Sánchez, l’étudiant
José Gutiérrez, plusieurs Volontaires de l’État et une douzaine de civils parmi
ceux qui n’ont pas encore fui pour se mettre à l’abri. Pedro Velarde, également
sabre à la main et hors de lui, court de l’un à l’autre, obligeant ceux qui se
cachent dans Las Maravillas ou le parc à retourner au combat. Il fait sortir
ainsi de force le jeune Francisco Huertas de Vallejo, don Curro et quelques
blessés légers qui y avaient cherché refuge, et les oblige à rejoindre ceux qui
défendent les canons.
— Le premier qui recule, je le
tue !… Vive l’Espagne !
L’assaut français continue au corps
à corps, baïonnettes en avant. Nul, parmi les défenseurs, n’a le temps de
mordre les cartouches et de charger les fusils, aussi n’entend-on que quelques
coups de pistolets, les autres s’en remettant aux baïonnettes, couteaux et
navajas. Désormais, de si près, l’avantage des ennemis se réduit à celui du
nombre, car, à chaque pas, ils sont assaillis par des hommes et des femmes qui
luttent comme des bêtes fauves, ivres de sang et de haine.
— Faisons-les payer !… En
enfer ! Faisons-les payer !
Ils abattent ainsi beaucoup de
Français ; mais, entourés d’ennemis qu’ils frappent avec leurs fusils
déchargés ou leurs lames, on voit aussi tomber, tués par les balles ou les
baïonnettes, l’artilleur Martín Magdalena, le beau Gómez Mosquera, les
Volontaires de l’État Nicolás García Andrés, Antonio Luce Rodríguez et Vicente
Grao Ramirez, le veilleur de nuit galicien Pedro Dabraña Fernández et le
marchand de vin de San Jerónimo José Rodríguez, ce dernier au moment où il se
jette, avec son fils Rafael, sur un officier français.
— Les Français se sont
arrêtés !… hurle le capitaine Daoiz. Résistez, on les a arrêtés !
C’est exact. Pour la deuxième fois,
l’attaque des mille huit cents hommes de la colonne Lagrange-Lefranc est
bloquée devant les canons, où les morts et les blessés des deux camps
s’accumulent au point d’entraver sa marche. Un nouveau tir de canon – décharge
inattendue, venue de la rue San Pedro – atteint l’étudiant José Gutiérrez qui
s’effondre, miraculeusement vivant, mais avec trente-neuf éclats de mitraille
dans le corps. La même décharge tue l’habitante de la rue de la Palma Ángela
Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se bat sous la voûte de l’entrée du
parc, son amie Francisca Olivares Muñoz, et les civils José Álvarez et Juan
Olivera Diosa, ce dernier âgé de soixante-six ans.
— Rechargez les fusils !…
Ils reviennent !
Cette fois, l’assaut français ne
s’arrête pas. Aux cris de « Sacré nom de Dieu, en avant ! En
avant ! », les grenadiers, les sapeurs et les fusiliers montent
sur les monceaux de cadavres, débordent les défenseurs des canons, atteignent
l’entrée du parc. À l’épaisse fumée et aux éclairs lancés par les armes qui ont
eu le temps d’être rechargées se mêlent les cris et les hurlements, les
craquements des chairs traversées et des os brisés, l’odeur de la poudre
brûlée, les appels, les jurons, les invocations pieuses. Rendus déments par la
boucherie, les derniers défenseurs du parc tuent et meurent, toutes les
frontières du désespoir et du courage dépassées. Daoiz, qui se défend avec son
sabre, voit tomber près de lui, mort, le secrétaire Rojo. Le caporal vétéran
Eusebio Alonso est désarmé – un grenadier ennemi lui arrache le fusil des mains
– et s’écroule, gravement blessé, après s’être défendu avec ses poings. Ramona
García Sánchez, qui tient toujours son énorme coutelas de cuisine, tombe, elle
aussi, en ayant encore la force de cracher sur un ennemi : « Viens
donc, que je t’arrache les yeux, mon mignon ! », avant d’être
massacrée à coups de baïonnettes. C’est à ce moment que le capitaine Velarde,
qui arrive avec des renforts de l’intérieur du parc, est tué d’une balle. Le
serrurier Blas Molina, qui court derrière lui avec le secrétaire Almira,
l’hôtelier Fernández Villamil, les frères Muñiz Cueto et plusieurs Volontaires
de l’État, le voit tomber, et, interdit, s’arrête avant de reculer avec les
autres. Seuls Almira et le maître jardinier de la résidence royale de La
Florida Estebán Santirso se penchent sur le capitaine, le tirent par un bras et
tentent de le mettre à l’abri. Une autre balle frappe à la poitrine Santirso,
qui tombe à son tour. Almira renonce en constatant qu’il ne traîne qu’un
cadavre.
De la rue, le jeune Francisco
Huertas de Vallejo a vu mourir le capitaine Velarde et observe également que
les Français commencent à franchir la porte du parc.
Il est temps de s’en aller,
pense-t-il.
Faisant toujours face aux ennemis,
car il ne prend pas le risque de leur tourner le dos, se protégeant avec la
baïonnette qui prolonge son fusil, le jeune homme tente de s’éloigner de la
tuerie autour des canons. Il recule ainsi, en compagnie de don Curro García et
d’autres civils, formant un groupe auquel s’unissent les frères Antonio et
Manuel Amador – qui portent le corps sans vie de leur petit frère Pepillo –,
l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, le soldat des Volontaires de l’État
Manuel García et Rafael Rodríguez, fils du marchand de vin mort un peu plus
tôt. Tous essayent de gagner la porte arrière de Las Maravillas, mais, à la
grille, les soldats impériaux leur tombent dessus. Rafael Rodríguez est fait
prisonnier, Martínez del Corral et les frères Amador s’enfuient, et don Curro
s’effondre, la tête fendue, abattu par le sabre d’un officier. Les autres
résistent, la plupart s’échappent, et Francisco Huertas, pris d’un accès de
fureur, résolu à venger son compagnon, se jette sur l’officier. Sa baïonnette
entre sans difficulté dans le corps du Français, et le jeune homme sent sa peau
se hérisser quand il entend le crissement de l’acier contre les os de la hanche
de son adversaire qui pousse un hurlement et tombe en se débattant. Épouvanté
par son propre geste, Francisco Huertas récupère son fusil, évite les balles qui
sifflent autour de lui, fait demi-tour et se réfugie à l’intérieur du couvent.
Entouré de morts, encerclé par les
baïonnettes, rendu sourd par les détonations du canon et le crépitement de la
fusillade, le capitaine Daoiz continue de se défendre avec son sabre. Seuls
sont encore dans la rue une douzaine d’Espagnols tapis entre les affûts,
submergés par une marée d’ennemis, et sans autre but que de rester vivants à
tout prix ou de tuer le plus de Français possible. Daoiz est incapable de
réfléchir, assommé par le fracas du combat, la voix rauque à force de crier et
noir de poudre. Il s’agite dans le brouillard. Il ne peut même plus contrôler
les mouvements du bras qui manie le sabre, et son instinct lui dit que, d’un
moment à l’autre, l’une des innombrables lames qui cherchent son corps percera
sa chair.
— Tenez bon ! crie-t-il
encore, en aveugle, dans le vide.
Soudain, il sent un coup à sa cuisse
gauche : un choc sec qui l’ébranle jusqu’à la colonne vertébrale et le
prive de force. Avec une expression de stupeur, il baisse les yeux et constate,
incrédule, la blessure de la balle qui a déchiré sa cuisse et fait couler à
gros bouillons le sang qui inonde la jambe de son pantalon. C’est fini,
pense-t-il brutalement, pendant qu’il recule en boitant pour s’appuyer sur le
canon qui est derrière lui. Puis il regarde autour de lui et se dit : Les
pauvres gens.
Pied à terre au milieu de la
confusion du combat, presque au premier rang de ses troupes, le général de
division Joseph Lagrange ordonne le cessez-le-feu. À quelques pas derrière lui,
à côté du général de brigade Lefranc, tout meurtri, se tient un haut dignitaire
espagnol, le marquis de San Simón, qui, en uniforme de capitaine général et
portant tous ses insignes et décorations, a réussi, à la dernière heure, à s’ouvrir
un chemin jusque-là pour les supplier d’arrêter cette folie, en offrant ses
services pour convaincre ceux qui résistent encore à l’intérieur du parc
d’artillerie de lui obéir. Le général Lefranc, effrayé par les terribles pertes
subies par ses hommes dans l’assaut, n’est guère enthousiaste à l’idée de
continuer le combat quartier par quartier pour déloger les rebelles des
bâtiments où ils se sont réfugiés ; aussi accède-t-il à la demande du
vieil Espagnol, qu’il connaît. Des drapeaux blancs sont agités, et la sonnerie
de trompette répétée fait son effet sur les soldats disciplinés de l’armée
impériale qui arrêtent de tirer et d’achever les quelques survivants qui
restent entre les canons. Coups de feu et cris cessent, tandis que la fumée se
dissipe, et les adversaires, qui n’en peuvent plus, se regardent : des
centaines de Français autour des canons et dans la cour de Monteleón, et les
Espagnols, aux fenêtres et en haut des murs criblés de mitraille, qui jettent
leurs fusils et fuient vers le bâtiment principal, ainsi que le petit groupe de
ceux qui sont encore debout dans la rue, si noirs de poudre qu’il est difficile
de distinguer les civils des militaires, couverts de sang et regardant autour
d’eux avec les yeux hallucinés d’hommes qui s’entendent annoncer un sursis au
seuil même de la mort.
— Reddition immédiate, ou pas
de quartier ! crie l’interprète du général Lagrange. Bas les armes, ou
vous serez tous exécutés !
Après un moment d’hésitation,
presque tous obéissent lentement, épuisés. Comme des somnambules. Suivant le
général Lagrange qui s’ouvre un passage entre ses hommes, le marquis de San
Simón contemple avec horreur la rue couverte de cadavres et de blessés qui
s’agitent et gémissent. La quantité de civils, parmi lesquels beaucoup de femmes,
qui se trouvent mêlés aux militaires le laisse interdit.
— Vous êtes tous prisonniers,
crie l’interprète, répétant les paroles de son général. Le parc est sous
l’autorité de l’armée impériale par droit de conquête !
Un peu plus loin, le marquis de San
Simón aperçoit un officier d’artillerie que le général français est en train
d’insulter. L’officier est à genoux contre un des canons, le visage livide, une
main comprimant la blessure de sa jambe ensanglantée et l’autre tenant encore
son sabre. Il doit s’agir, déduit San Simón, du capitaine Daoiz, qu’il ne
connaît pas personnellement mais dont il sait – à cette heure, tout Madrid est
au courant – qu’il est le responsable du soulèvement du parc. En avançant,
curieux de le voir de plus près, le vieux marquis saisit quelques mots des
vociférations que le général français, mis hors de lui par le massacre, adresse
au blessé dans un français grossier mêlé de mauvais espagnol. Il parle
d’irresponsabilité, de folie, tandis que l’autre le regarde dans les yeux,
impassible, sans baisser la tête. À cet instant, Lagrange, qui tient son sabre
à la main, frappe avec mépris de la pointe de celui-ci une des épaulettes de
l’artilleur.
— Traître ! lance-t-il.
Il est évident que le capitaine
blessé – maintenant, le marquis de San Simón est certain que c’est Luis Daoiz –
comprend le français, ou du moins devine le sens de l’insulte. Car son visage,
que la perte de sang a rendu livide, s’empourpre brusquement en s’entendant
traiter ainsi. Puis, sans prononcer un mot, il se redresse subitement avec une
grimace de douleur, au prix d’un violent effort de sa jambe saine, et lance un
coup de sabre qui traverse le Français. Lagrange tombe à la renverse dans les
bras de ses aides de camp, évanoui et perdant du sang par la bouche. Et tandis qu’autour
d’eux tout n’est plus que cris et confusion, des grenadiers qui se tiennent
derrière le capitaine percent celui-ci de leurs baïonnettes.
8
Le colonel Navarro Falcón arrive au
parc de Monteleón peu après les trois heures de l’après-midi, quand tout est
terminé. Et il est épouvanté par ce qu’il voit. Le mur de clôture est criblé
d’impacts de balles et la rue San José, l’entrée et la cour de la caserne
jonchées de décombres et de cadavres. Les Français rassemblent sur l’esplanade
une trentaine de civils prisonniers, et ils désarment les artilleurs et les
Volontaires de l’État en les regroupant à part. Navarro Falcón se présente au
général Lefranc qui le reçoit très fraîchement – on est encore en train de
soigner le général Lagrange, blessé par le sabre de Daoiz –, puis parcourt les
lieux en s’informant du sort des uns et des autres. Le capitaine Juan Cónsul,
qui appartient à l’artillerie, lui fait un premier rapport sur la situation.
— Où est Daoiz ? demande
le colonel.
Cónsul, dont le visage porte les
traces du combat, fait un geste vague, signe d’une extrême fatigue.
— On l’a porté chez lui, très
gravement atteint. Il n’y avait pas de brancard, on l’a allongé sur une échelle
et un manteau.
— Et Pedro Velarde ?
Le capitaine indique des cadavres
entassés près de la fontaine de la cour.
— Là.
Le corps disloqué de Velarde est
avec les autres, nu, car les Français l’ont dépouillé de ses vêtements. La
veste verte d’état-major a suscité la concupiscence des vainqueurs. Navarro
Falcón reste immobile, paralysé par la stupeur. C’est encore pire que tout ce
qu’il avait imaginé.
— Et les secrétaires de mon
bureau qui sont allés avec lui ?… Où est Rojo ?
Cónsul le contemple comme s’il avait
du mal à comprendre ce qu’on lui dit. Il a les yeux rougis et le regard opaque.
Au bout d’un moment, il hoche lentement la tête.
— Mort, je crois.
— Mon Dieu… Et Almira ?
— Il a suivi Daoiz.
— Et les autres ?… Les
artilleurs et le lieutenant Arango ?
— Arango est vivant. Je l’ai vu
là-bas, avec les Français… Nous avons perdu sept artilleurs, morts ou blessés.
Plus du tiers de ceux que nous avions ici.
— Et les Volontaires de
l’État ?
— Chez eux aussi, il y a eu
beaucoup de pertes. La moitié, au moins. Et plus de soixante civils.
Le colonel ne peut écarter son
regard du cadavre de Pedro Velarde : il a les yeux grands ouverts, la
bouche béante, la peau livide comme de la cire, et la blessure causée par la
balle est nettement visible près du cœur.
— Vous êtes des fous… Comment
avez-vous pu faire une chose pareille ?
Cónsul désigne une flaque de sang
près des canons, là où Daoiz est tombé après avoir traversé de son sabre le
général français.
— Luis Daoiz en a assumé la
responsabilité, dit-il en haussant les épaules. Et nous l’avons suivi.
— Vous l’avez suivi ?…
Mais c’était une monstruosité ! Une folie qui va nous coûter cher, à nous
tous !
Un capitaine, aide de camp du
général Lariboisière commandant de l’artillerie française, interrompt leur
conversation. Après avoir demandé au colonel dans un espagnol correct s’il est
bien le chef de la place, il le prie de lui remettre les clefs des magasins, du
musée militaire et de la trésorerie. La caserne ayant été prise par les armes,
tout ce qu’elle contient appartient à l’armée impériale.
— Je n’ai rien à vous remettre,
répond Navarro Falcón. Vous avez déjà tout pris, vous n’avez nul besoin de ces
fichues clefs.
— Pardon ?
— Foutez-moi la paix, mon
vieux.
Le Français, déconcerté, regarde le
colonel, puis Cónsul, comme s’il prenait ce dernier à témoin de la grossièreté
de son supérieur, enfin, sèchement, il fait demi-tour et s’éloigne.
— Qu’allons-nous devenir ?
demande Cónsul.
— Je l’ignore. Je n’ai pas
d’instructions, et les Français agissent à leur guise… Essayez de sortir d’ici
avec vos artilleurs dès que possible. Sinon…
— Mais le capitaine général… La
Junte de Gouvernement…
— Ne me faites pas rire.
Cónsul fait un geste en direction du
groupe des Volontaires de l’État qui, avec le capitaine Goicoechea, attendent
dans un coin de la cour, désarmés et épuisés.
— Et eux ?
— Je ne sais pas. Leurs chefs
devront s’en occuper, je suppose. Le colonel Giraldes interviendra
probablement… Pour ma part, je vais envoyer une note au capitaine général en
lui expliquant que les artilleurs ont été embarqués malgré eux dans l’affaire,
par la faute de Daoiz, et que toute la responsabilité en revient à cet
officier. Et à Velarde.
— Ce n’est pas exact, mon
colonel… Du moins pas tout à fait.
— Et alors ?… – Navarro
Falcón baisse la voix. – Ni l’un ni l’autre n’ont plus rien à perdre. Velarde
est ici, dans ce tas, et Daoiz est mourant… Vous-même devez préférer ça à être
fusillé.
Cónsul garde le silence. Il semble
trop épuisé pour raisonner.
— Que vont-ils faire des
civils ? finit-il par demander.
Le colonel esquisse une grimace.
— Ceux-là ne peuvent alléguer
qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres. Et ils ne sont pas non plus de mon
ressort. Notre responsabilité s’achève avec…
Au milieu de sa phrase, Navarro
Falcón s’interrompt, gêné. Il vient d’apercevoir une lueur de mépris dans les
yeux de son subordonné.
— Je m’en vais, ajoute-t-il
avec brusquerie. Et rappelez-vous ce que je viens de vous dire. Dès que
possible, filez.
Juan Cónsul – il mourra bientôt en
combattant, au siège de Saragosse – acquiesce d’un air absent, désolé, en
observant les alentours.
— J’essaierai. Mais quelqu’un
doit rester au commandement du parc.
— Vous voyez bien que ce sont
les Français qui sont au commandement, tranche le colonel. Mais nous laisserons
le lieutenant Arango, qui est l’officier le mieux à même de traiter avec eux.
Le sort des prisonniers civils de
Monteleón n’inquiète pas seulement le capitaine Cónsul, mais il angoisse, et
très fortement, les intéressés eux-mêmes. Rassemblés d’abord dans le fond de la
cour sous l’étroite vigilance d’un piquet français, et enfermés maintenant dans
les écuries du parc où ils s’installent comme ils le peuvent dans le crottin et
la paille pourrie, une trentaine d’hommes – leur nombre augmente à mesure que
les Français amènent ceux qu’ils découvrent cachés ou qu’ils prennent dans les
maisons voisines – attendent que l’on décide de leur sort. Ce sont ceux qui
n’ont pas réussi à sauter le mur ou à se cacher dans les caves et les greniers,
et ceux qui ont été pris près des canons ou dans les dépendances du parc. Le
fait d’avoir été séparés des militaires leur paraît de très mauvais augure.
— Au bout du compte, nous
serons les seuls à payer, commente le terrassier Francisco Mata.
— Ils nous feront peut-être
grâce de la vie, rétorque un des compagnons d’infortune, le portier de tribunal
Félix Tordesillas.
Mata lui lance un regard sceptique.
— Avec tous les gabachos
que nous avons descendus aujourd’hui ?… Tu parles qu’ils vont nous faire
grâce !
Mata et Tordesillas appartiennent au
groupe de civils qui ont participé au combat du haut des fenêtres du bâtiment
principal sous les ordres du capitaine Goicoechea. Avec eux se trouvent, entre
autres, le serrurier d’Avila Bernardo Morales, le charpentier Pedro Navarro,
l’employé aux Rentes royales Juan Antonio Martínez de Álamo, un habitant du
quartier nommé Antonio González Echevarría – blessé par un éclat au front qui
saigne encore – et Rafael Rodríguez, le fils du marchand de vin de la rue
Hortaleza qui est mort près des canons et pour lequel il n’a pu avoir d’autre
geste de piété filiale que de lui poser un mouchoir sur la figure.
— Est-ce que quelqu’un a vu
Pedro le boulanger ?
— Ils l’ont tué.
— Et Quico García ?
— Pareil. Je l’ai vu tomber aux
canons, avec la femme de Beguí.
— Pauvre petite… Elle avait
plus de couilles que beaucoup, celle-là. Où est son mari ?
— Je ne sais pas. Je crois
qu’il a pu filer à temps.
— Ah, si je n’avais pas attendu
autant ! Je ne me trouverais pas dans ce pétrin !
— Et dans celui qui va suivre.
La porte du quartier s’ouvre, et les
Français poussent un nouveau groupe de prisonniers à l’intérieur. Ils sont en
piteux état, roués de coups de crosses, après avoir été pris en essayant de
franchir le mur derrière les cuisines. Il s’agit du barbier Jerónimo Moraza, du
muletier léonais Rafael Canedo, du tailleur Eugenio Rodríguez – qui boite, soutenu
par son fils Antonio Rodríguez López – et du marchand de charbon Cosme de Mora
qui, bien que meurtri par les coups qu’il a reçus, manifeste sa joie de
retrouver vivants Tordesillas, Mata et le charpentier Navarro, tous faisant
partie de la bande avec laquelle il est venu au parc.
— Que vont-ils faire de
nous ? se lamente Eugenio Rodríguez qui tremble pendant que son fils
essaye de bander sa blessure avec un mouchoir.
— Ce sera à la grâce de Dieu,
répond Cosme de Mora, résigné.
Couché sur la paille sale, Francisco
Mata jure à voix basse. D’autres se signent, baisent des scapulaires et des
médailles qu’ils sortent de sous leurs chemises. Certains prient.
Armé d’un sabre, sautant murs et
vergers au-delà de la porte de Fuencarral, Blas Molina Soriano a réussi à
s’échapper du parc de Monteleón. L’irréductible serrurier est parti à la
dernière minute par la porte de derrière, après avoir vu tomber le capitaine
Velarde, au moment où les Français faisaient irruption dans la cour,
baïonnettes en avant. Au début de sa course, il était accompagné par l’hôtelier
José Fernández Villamil, les frères José et Miguel Muñiz Cueto et un habitant
du Barquillo nommé Juan Suárez ; mais au bout de quelques pas, découverts
par une patrouille française dont les tirs ont blessé l’aîné des Muñiz, ils ont
dû se séparer. Caché, après avoir fait un détour jusqu’à la rue San Dimas, il a
vu passer de loin Suárez, les mains liées, entre des Français, mais n’a pas
retrouvé la trace de Fernández Villamil et des autres. Après avoir attendu, sans
lâcher le sabre et décidé à vendre chèrement sa peau avant de se laisser
prendre, Molina prend le parti d’aller chez lui, où il imagine que sa femme
doit être dévorée par l’angoisse. Il continue de suivre la rue San Dimas
jusqu’à l’oratoire du Salvador, mais, voyant que des détachements français
barrent l’entrée de toutes les rues qui donnent sur la place des Capuchinas, il
s’engage dans la rue de la Cuadra jusqu’à la maison de la blanchisseuse Josefa
Lozano, qu’il trouve dans sa cour en train d’étendre le linge.
— Qu’est-ce que vous faites
ici, monsieur Blas, et avec un sabre ?… Vous voulez que les gabachos
nous égorgent tous ?
— C’est pour ça que je viens,
madame Pepa. Pour m’en débarrasser, si vous le permettez.
— Et où donc voulez-vous que je
mette ça, grand Dieu ?
— Dans le puits.
La blanchisseuse soulève le
couvercle qui couvre la margelle, et Molina jette son arme. Soulagé, après
s’être un peu lavé et avoir laissé la femme nettoyer ses vêtements pour
dissimuler les traces du combat, il poursuit son chemin. Et ainsi, en adoptant
l’air le plus innocent du monde, le serrurier passe au milieu d’une compagnie
de fusiliers français – des Basques, à en juger par les bérets et la langue –
sur la place Santo Domingo, et près d’un peloton de grenadiers de la Garde dans
la rue Inquisición, sans être arrêté ni molesté. Avant d’arriver chez lui, il
rencontre son voisin Miguel Orejas.
— D’où venez-vous comme ça,
Molina ?
— Et d’où ça pourrait-il
être ?… Du parc d’artillerie de Monteleón. De me battre pour la patrie.
— Ça alors ! Et comment
c’était ?
— Héroïque !
Laissant Orejas bouche bée, le
serrurier entre dans sa maison, où il trouve sa femme transformée en océan de
larmes. Après l’avoir prise dans ses bras et consolée, il demande un peu de
bouillon chaud, le boit debout et repart dans la rue.
Le tir français frappe le mur et
fait voler des éclats de plâtre. Baissant la tête, le jeune Francisco Huertas
de Vallejo fait demi-tour dans la rue Santa Lucia tandis que les balles
sifflent autour de lui. Il est seul et il a peur. Il se demande si les Français
tireraient sur lui avec autant d’acharnement s’il ne portait pas son
fusil ; mais, malgré la panique qui le fait courir comme un dératé, il ne
peut se résoudre à le lâcher. Même s’il n’a plus de cartouches, ce fusil est
l’arme qu’on lui a confiée au parc d’artillerie, il a combattu avec toute la
matinée, et la baïonnette est tachée de sang ennemi – le souvenir du crissement
de l’acier contre l’os continue de le faire frémir. Il ne sait s’il n’en aura
pas de nouveau besoin, aussi préfère-t-il ne pas s’en débarrasser. Pour éviter
les tirs, le jeune homme se réfugie sous une voûte, traverse une cour en
faisant fuir les poules qui picorent et, après être passé devant les yeux
épouvantés de deux habitantes qui le regardent comme s’il était le diable en
personne, ressort au fond dans une ruelle, où il essaye de récupérer son
souffle. Il est fatigué et ne parvient pas à s’orienter, car il ne connaît pas
le quartier. Calme-toi et réfléchis un peu, se dit-il, ou tu vas te faire attraper
comme un moineau. Il s’efforce de respirer profondément et de se maîtriser. Ses
poumons le brûlent et sa bouche aussi, grise à force de mordre les cartouches.
Finalement, il décide de revenir sur ses pas. En repassant devant les femmes de
la cour, il leur demande un verre d’eau d’une voix rauque qu’il ne reconnaît
pas lui-même. Elles le lui apportent, apeurées d’abord par le fusil, puis
attendries pas sa jeunesse et son aspect.
— Il est blessé, dit l’une.
— Pauvre petit, dit l’autre. Et
si jeune !
Francisco Huertas fait d’abord signe
que non, puis il regarde et constate que du sang coule par une déchirure sur le
côté gauche de sa chemise. À l’idée qu’il a été blessé, il sent ses jambes se
dérober sous lui ; mais un rapide examen le rassure tout de suite. Ce
n’est qu’une éraflure sans importance : causée par une balle à bout de
course quand, tout à l’heure, on lui a tiré dessus. Les femmes lui font un
pansement de fortune, le laissent se laver la figure dans une bassine d’eau et
lui apportent un quignon de pain avec de la viande séchée qu’il dévore
avidement. Peu à peu arrivent des voisins pour s’informer auprès du jeune
homme, il leur raconte ce qu’il a vu à Monteleón ; mais comme le cercle ne
cesse de grossir, Francisco Huertas finit par craindre qu’il n’attire
l’attention des Français. Il leur dit donc adieu, termine son pain et sa viande
séchée, demande comment aller à la Ballesta et à l’hôpital Los Alemanes, sort
de nouveau par le fond de la cour et chemine avec précaution, inspectant les
alentours à chaque coin de rue avant de s’aventurer plus loin. Il tient
toujours le fusil à la main.
Passé trois heures de l’après-midi,
tous les combats ont cessé dans Madrid. Désormais, les troupes impériales
contrôlent toutes les places et les artères principales, et les commissions de
paix instituées par le duc de Berg parcourent la ville en conseillant aux
habitants de rester tranquilles, de renoncer aux manifestations hostiles et
d’éviter de former des rassemblements qui pourraient être considérés comme des provocations
par les Français. « Paix, paix, tout est arrangé », tel est le
message que font circuler les membres de ces commissions composées de
magistrats du Conseil et des tribunaux, du ministre de la Guerre O’Farril et du
général français Harispe. Chacune d’elles est escortée d’un détachement de
troupes françaises et espagnoles, et sur leur passage, de rue en rue, elles
répètent les mots « tranquillité » et « concorde » ; à
tel point que les habitants, confiants, sortent de leurs maisons, tentent de
s’informer sur le sort de leurs parents et connaissances, se rendent dans les
casernes et les administrations, ou cherchent les corps parmi les cadavres que
les sentinelles françaises empêchent d’enlever. Murat veut que ces témoignages
du châtiment restent visibles, et, pendant plusieurs jours, des cadavres
continueront de pourrir là où ils sont tombés. Pour ne pas avoir obéi à cet
ordre, Manuel Portón del Valle, âgé de vingt-deux ans, travaillant à l’Asile
royal, qui a passé la matinée à soigner les blessés dans les rues, reçoit une
balle au moment où, avec des camarades, il tente de retirer un mort dans les
environs de la Plaza Mayor.
Pendant que les commissions de paix
parcourent Madrid, Murat, qui a abandonné la côte de San Vicente pour aller
jeter un coup d’œil au Palais royal avant de revenir à son quartier général du
palais Grimaldi, dicte à ses secrétaires une proclamation et un ordre du jour.
Dans la proclamation, énergique mais conciliatrice, il garantit aux membres de
la Junte et aux Madrilènes le respect de leurs mœurs et de leurs opinions,
annonçant des mesures de répression implacables contre ceux qui troublent
l’ordre public, tuent des Français ou portent des armes. Les termes de l’ordre
du jour sont plus durs :
Le bas peuple de Madrid s’est
soulevé et a été jusqu’à l’assassinat. Je sais que les bons Espagnols ont gémi
de ces désordres. Loin de moi de les confondre avec ces misérables qui
n’aspirent à rien d’autre qu’au crime et au pillage. Mais le sang français a
été versé. En conséquence, j’ordonne : 1. Le général Grouchy convoquera ce
soir la Commission militaire. 2. Tous ceux qui ont été pris dans la sédition et
les armes à la main seront fusillés. 3. La Junte de Gouvernement fera désarmer
les habitants de Madrid. Tous les habitants qui, après exécution de cet ordre,
seront trouvés armés seront fusillés. 4. Toute maison où serait assassiné un
soldat français sera brûlée. 5. Toute réunion de plus de huit personnes sera
considérée comme un rassemblement séditieux et dispersée par les armes. 6. Les maîtres
seront considérés responsables de leurs domestiques ; les propriétaires
d’atelier de leurs employés ; les pères et mères de leurs enfants ;
et les ministres des couvents de leurs religieux.
Mais les troupes françaises
n’attendent pas de recevoir ces ordres pour en appliquer les termes. À mesure
que les commissions de pacification parcourent les rues et que les habitants
regagnent leurs foyers ou sortent en faisant confiance à la proclamation de
Murat, des détachements impériaux arrêtent tout individu suspect d’avoir
participé au combat, ou ceux qu’ils trouvent avec des armes, que ce soient des
couteaux, des ciseaux ou des aiguilles à coudre des sacs. C’est ainsi que sont
faites prisonnières des personnes qui n’ont rien eu à voir avec l’insurrection,
comme le chirurgien Ángel de Ribacova, qui a le seul tort de porter des
bistouris dans sa trousse de praticien. Les Français arrêtent aussi, pour une
lime, le serrurier Bernardino Gómez ; pour un taille-plume, le domestique
du couvent de la Merced Domingo Méndez Valador ; pour un tranchet, le
cordonnier de dix-neuf ans José Peña ; et, pour une grosse aiguille qui
lui sert à fixer les charges sur sa mule et qu’il porte plantée dans son
bonnet, le muletier Claudio de la Morena. Tous les cinq seront fusillés sur-le-champ :
Ribacova, de la Morena et Méndez au Prado, Gómez au Buen Suceso, et Peña sur la
côte du Buen Retiro.
Felipe Llorente y Cárdenas, un
Cordouan de bonne famille âgé de vingt ans, qui est arrivé à Madrid quelques
jours plus tôt avec son frère Juan pour participer aux cérémonies de
l’accession au trône de Ferdinand VII, connaît le même sort. Ce matin,
sans vraiment prendre part aux combats, les deux frères sont allés d’un endroit
à un autre, plus en témoins qu’en acteurs. Maintenant que le calme est rétabli,
un piquet français les arrête au moment où ils passent sous la voûte de la
Plaza Mayor qui donne dans la rue Toledo ; mais tandis que Juan Llorente
parvient à éviter les impériaux en se jetant sous un porche voisin, Felipe est
pris, et l’on trouve dans sa poche un petit couteau. Son frère n’aura plus
jamais de ses nouvelles. Deux jours plus tard, la famille de Felipe Llorente
pourra identifier son habit et ses chaussures parmi les dépouilles recueillies
par les moines de San Jerónimo sur les fusillés du Retiro et du Prado.
Il en est, cependant, qui ont la
chance d’être épargnés. Car on compte aussi des gestes de miséricorde du côté
français. C’est le cas pour les sept hommes attachés que des dragons escortent
sur la place Antón Martín : un monsieur bien habillé parvient à convaincre
le lieutenant qui commande le détachement de les libérer. Ou pour les quelque
quarante prisonniers qu’une commission de pacification – celle qui est conduite
par le ministre O’Farril et le général Harispe – rencontre rue d’Alcalá près de
l’hôtel du marquis de Valdecarzana, poussés comme un troupeau de moutons vers
le Buen Retiro. La présence du ministre espagnol et du chef français a raison
de l’officier de l’armée impériale.
— Filez vite, dit O’Farril à
l’un d’eux à voix basse, avant que ces messieurs ne soient pris de regrets.
— Vous appelez ces sauvages des
messieurs ?
— N’abusez pas de leur
patience, mon vieux. Ni de la mienne.
Domingo Rodríguez Carvajal,
domestique de Pierre Bellocq, secrétaire interprète à l’ambassade de France,
fait aussi partie de ces chanceux qui sont sauvés au dernier moment. Après
s’être battu à la Puerta del Sol, où des amis l’ont ramassé avec une blessure
par balle, un coup de sabre à l’épaule et un autre qui lui a tranché trois
doigts de la main gauche, Rodríguez Carvajal est transporté au logis de son
maître, 32 rue Montera. Là, tandis que le chirurgien don Gregorio de la Presa
s’occupe du blessé – la balle est impossible à extraire et il la gardera toute
sa vie dans le corps –, M. Bellocq en personne met un drapeau français sur
sa porte et fera état de son statut diplomatique pour empêcher les soldats
d’arrêter son valet.
Tous ne bénéficient pas d’une telle
protection. Guidés par des dénonciateurs – parfois des voisins qui veulent
s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs ou en profitent pour régler des
comptes –, les Français entrent dans les maisons, les pillent et emmènent ceux
qui s’y sont réfugiés après les combats, y compris les blessés. C’est ce qui
arrive à Pedro Segundo Iglesias López, un cordonnier de trente ans qui, après
être sorti de son logis de la rue de l’Olivar avec un sabre et avoir tué un
Français, est dénoncé par un voisin en revenant chez sa vieille mère et arrêté.
Même chose pour Cosme Martínez del Corral, qui a réussi à s’échapper du parc
d’artillerie et que l’on vient chercher chez lui, rue Principe ; il est
mené à San Felipe sans qu’on lui donne le temps de se débarrasser des 7250
réaux en billets qu’il porte dans ses poches. Les dépôts de prisonniers établis
dans les caveaux de San Felipe, à la porte d’Atocha, au Buen Retiro, dans les
casernes de la porte de Santa Bárbara, du Conde-Duque, du Prado Nuevo et dans
la résidence même de Murat, continuent ainsi de se remplir, pendant qu’une
commission mixte, formée, du côté français, par le général Emmanuel Grouchy et,
du côté espagnol, par le lieutenant général José de Sexti, se prépare à juger
les détenus sommairement et sans les entendre, en application d’arrêtés et de
proclamations dont ceux-ci n’ont même pas eu connaissance.
Beaucoup de Français, d’ailleurs,
agissent de leur propre initiative. Piquets, détachements, rondes et
sentinelles ne se limitent pas à contrôler, arrêter et envoyer en prison, mais
rendent la justice sur-le-champ et eux-mêmes, volent et tuent. À la porte
d’Atocha, le chevrier Juan Fernández peut considérer qu’il s’en tire à bon
compte, parce que les Français, après lui avoir pris ses trente chèvres, ses
deux bourricots, tout l’argent qu’il avait sur lui ainsi que ses vêtements et
ses couvertures, le laissent partir. Encouragés par la passivité de leurs
supérieurs, et parfois incités par eux, sous-officiers, caporaux et simples
soldats se font procureurs, juges et bourreaux. Les exécutions sommaires se
multiplient maintenant, dans l’impunité de la victoire : elles ont lieu
dans les environs de la Casa del Campo, sur les berges du Manzanares, aux
portes de Ségovie et de Santa Bárbara et dans les fossés d’Atocha et de
Leganitos, mais aussi à l’intérieur de la ville. De nombreux Madrilènes
périssent ainsi, alors que l’écho des bonnes paroles « Paix, paix, tout
est arrangé » ne s’est pas encore éteint dans les rues. Des innocents, qui
n’ont fait que se mettre à leur fenêtre ou passer par là, sont ainsi fusillés
ou gravement blessés aux coins des rues, dans les ruelles ou sous les porches,
au même titre que des civils qui se sont battus. C’est le cas, parmi bien
d’autres, de Facundo Rodríguez Sáez, bourrelier, que les Français forcent à
s’agenouiller et fusillent devant la maison qu’il habite, au 15 de la rue d’Alcalá ;
du valet Manuel Suárez Villamil qui, porteur d’un message de son maître, le
gouverneur de la salle des Alcades don Adrián Martínez, est fait prisonnier par
des soldats qui lui brisent les côtes avec leurs crosses ; du graveur
suisse marié à une Espagnole Pierre Chaponier, roué de coups et achevé par une
patrouille dans la rue Montera ; de l’employé des Écuries royales Manuel
Peláez, que deux de ses amis, le tailleur Juan Antonio Álvarez et le cuisinier
Pedro Pérez, envoyés par sa femme à sa recherche, trouvent gisant sur le ventre
et l’arrière du crâne défoncé, près du Buen Suceso ; du roulier Andrés
Martínez, un septuagénaire complètement étranger au soulèvement, qui est
assassiné, ainsi que son compagnon Francisco Ponce de León, pour avoir été trouvé
en possession d’un couteau par les sentinelles de la porte d’Atocha, en
revenant de Vallecas avec un chargement de vin ; et du muletier Eusebio
José Martínez Picazo, auquel les Français volent son attelage de mules avant de
l’exécuter contre le mur du collège de Jésus Nazareno.
Certains qui se sont battus et se
fient aux proclamations de la commission de pacification payent cette naïveté
de leur vie. C’est ce qui arrive au négociant Pedro González Álvarez, qui a
combattu sur la promenade du Prado et au Jardin botanique, puis est allé se
réfugier dans le couvent des Capucins. Maintenant, convaincu par les moines que
la paix a été proclamée, il sort dans la rue et, fouillé par un peloton
français qui découvre un petit pistolet dans sa redingote, il est volé,
déshabillé et fusillé sans autre forme de procès sur la côte du Buen Retiro.
C’est aussi l’heure du pillage.
Maîtres des rues, les vainqueurs, qui ont repéré les endroits d’où l’on a fait
feu sur eux, ou sont simplement désireux de s’approprier les biens d’habitants
aisés, tirent à leur fantaisie, défoncent les portes, entrent tranquillement
partout où ils le peuvent, volent, maltraitent et tuent. Dans la rue d’Alcalá,
l’intervention d’officiers français qui logent dans les hôtels du marquis de
Villamejor et du comte de Talara empêche leurs soldats de mettre ceux-ci à
sac ; mais personne ne retient la horde de mamelouks et de soldats qui, à
quelques pas de là, assaille l’hôtel du marquis de Villescas. Le propriétaire
est absent, il n’y a personne pour imposer le respect aux pillards qui
envahissent les lieux sous prétexte que, le matin, des coups de feu en sont
partis ; et tandis que les uns saccagent les chambres et s’emparent de
tout ce qu’ils peuvent porter, d’autres traînent dehors le majordome José Peligro,
son fils, le serrurier José Peligro Hubart, le concierge – un vieux soldat
invalide nommé José Espejo – et le chapelain de la famille. L’intervention d’un
colonel français sauve le chapelain ; mais le majordome, son fils et le
concierge sont assassinés à coups de fusils et de sabres sous les yeux
épouvantés des voisins qui regardent des fenêtres et des balcons. Parmi les
témoins de cette scène figure l’imprimeur Dionisio Almagro, habitant rue Las
Huertas, qui, surpris par le tumulte, s’est réfugié chez son parent, le
fonctionnaire de police Gregorio Zambrano Asensio, lequel, un mois et demi plus
tôt, travaillait pour Godoy, dans trois mois travaillera pour le roi Joseph
Bonaparte, et dans six ans poursuivra les libéraux pour le compte de Ferdinand VII.
— À chacun son dû, commente
Zambrano à l’abri derrière ses rideaux.
Le même drame se répète ailleurs,
aussi bien dans des hôtels de la noblesse, des maisons de riches négociants,
que d’humbles logements qui sont mis à sac et incendiés. Sur les cinq heures de
l’après-midi, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, qui a réussi, le
matin, à quitter l’hôtel des Postes pour regagner sa caserne avec son peloton
de grenadiers de la Marine, se présente devant le capitaine général de Madrid,
don Francisco Javier Negrete, pour recevoir les consignes de la nuit à venir.
On le fait entrer dans le bureau du général, et celui-ci lui donne l’ordre de
prendre vingt soldats et d’aller protéger la maison du duc de Híjar que les
Français sont en train de piller.
— À ce que je sais, explique
Negrete, quand, ce matin, le général Je-ne-sais-qui, qui loge chez le duc, est
sorti, le concierge lui a tiré à bout portant un coup de pistolet. Le
malheureux l’a raté, mais il a tué un cheval. Ils l’ont fusillé sur place et
marqué la maison pour qu’ensuite… Et maintenant, semble-t-il, ils veulent se
servir de ce prétexte pour voler tout ce qu’ils peuvent.
Avant même que le capitaine général
ait fini de parler, Esquivel s’est rendu compte de l’énormité de ce qui lui
tombe dessus.
— Je suis à vos ordres,
répond-il le plus calmement possible. Mais considérez bien que si ces gens-là
persistent et ne veulent pas céder, j’aurai à faire usage de la force.
— Ces gens-là ?
— Les Français.
Le général le regarde en silence,
fronçant les sourcils. Puis il baisse les yeux et tripote les papiers qui sont
sur sa table.
— Votre tâche consiste à leur
imposer le respect, lieutenant.
Esquivel avale sa salive.
— Telle que se présente la
situation, mon général, insiste-t-il doucement, se faire respecter n’est pas
commode. Je ne suis pas certain que…
— Essayez de ne pas vous
compromettre, l’interrompt le général sans écarter son regard des papiers.
La sueur humecte le col de la veste
de l’officier. Il n’y a pas d’ordre écrit ni rien qui y ressemble. Vingt soldats
et un enseigne livrés aux fauves sur de simples instructions verbales.
— Et si, malgré tout, je me
vois forcé de me compromettre ?
Negrete ne desserre pas les dents,
continue de feuilleter ses papiers et tout, dans son comportement, laisse
entendre que l’entretien est terminé. Esquivel tente de nouveau d’avaler sa
salive, mais sa bouche reste sèche.
— Est-ce que je peux au moins
donner des munitions à mes hommes ?
— Retirez-vous.
Une demi-heure plus tard, à la tête
de vingt grenadiers de la Marine auxquels il a donné l’ordre de mettre
baïonnette au canon et d’emporter vingt balles dans leurs cartouchières,
l’enseigne Esquivel arrive à l’hôtel de Híjar, dans la rue d’Alcalá, et
distribue ses hommes le long de la façade. Selon le récit que lui fait le majordome
terrorisé, les Français sont partis après avoir pillé le rez-de-chaussée, mais
ils ont menacé de revenir pour s’occuper du reste. Le majordome montre à
Esquivel le cadavre du concierge Ramón Pérez Villamil, âgé de trente-six ans,
qui gît dans la cour au milieu d’une flaque de sang, un mouchoir sur le visage.
Il indique aussi qu’un pâtissier de la maison qui était au côté de Pérez
Villamil dans l’agression du général français a réussi à s’échapper jusqu’à la
rue Cedaceros, où il a voulu se réfugier dans la maison d’un tapissier de sa
connaissance ; mais il a trouvé la porte close et la maison abandonnée,
parce qu’un dragon avait été abattu devant, et il a été arrêté et conduit sans
ménagements au Prado. Des gamins de la rue qui l’ont suivi l’ont vu fusillé
avec d’autres.
— Les Français reviennent, mon
lieutenant !… Ils sont plusieurs à la porte !
Esquivel accourt à la vitesse de
l’éclair. De l’autre côté de la rue, une douzaine de soldats impériaux se sont
rassemblés, et leurs intentions ne font pas de doute. Ils n’ont pas d’officier
avec eux.
— Que personne ne bouge sans
mon ordre. Mais ne les quittez pas des yeux.
Les Français restent là un bon
moment, assis à l’ombre, sans se décider à traverser la rue. La présence
disciplinée des grenadiers de la Marine, avec leurs imposants uniformes bleus
et leurs hauts bonnets à poil, semble les dissuader de tenter quelque chose.
Finalement, au grand soulagement de l’enseigne de frégate, ils s’éloignent.
L’hôtel du duc de Híjar restera indemne durant les cinq heures suivantes,
jusqu’à ce que les hommes d’Esquivel soient relevés par un piquet du bataillon
français de Westphalie.
Peu d’endroits, dans Madrid,
jouissent de la même protection que la maison du duc de Híjar. Par crainte des
représailles françaises, beaucoup d’habitants abandonnent leurs foyers. Pour ne
pas l’avoir fait, le tailleur Miguel Carrancho del Peral, un ancien soldat qui
a quitté l’armée après dix-huit ans de service, est brûlé vif dans sa maison de
Puerta Cerrada. Le serrurier asturien Manuel Armayor, blessé à la première
heure sur l’esplanade du Palais, évite de justesse de subir le même sort. En le
transportant à son domicile de la rue Segovia, ceux qui l’accompagnaient ont
découvert les corps de deux Français morts dans la rue. Ne voulant pas le laisser
là, perdant son sang par plusieurs blessures, ils ont prévenu sa femme qui est
descendue en toute hâte, vêtue comme elle l’était ; et ainsi, le couple,
escorté par quelques voisins et connaissances, s’est réfugié chez un domestique
du prince de Anglona, dans le quartier de la Morería Vieja. Cette mesure de
prudence a sauvé le serrurier. Fous de colère à la vue de leurs camarades
morts, les Français interrogent les voisins et l’un d’eux dénonce Manuel
Armayor comme étant un des combattants de la journée. Les soldats enfoncent la
porte et, ne le trouvant pas, incendient la maison.
— Les Français montent !
Le cri se répand dans la maison du
placier en bons du Trésor royal Eugenio Aparicio y Sáez de Zaldúa, au numéro 4
de la Puerta del Sol. Il s’agit de l’agent de change le plus riche de Madrid.
Sa résidence où, ces jours derniers, il a reçu amicalement chefs et officiers
impériaux, est confortable et luxueuse, pleine de tableaux, de tapis et
d’objets de valeur. Aucun des habitants de cette maison ne s’est battu
aujourd’hui. Dès qu’a commencé la première charge de la cavalerie française,
Aparicio a ordonné à sa famille de se retirer à l’intérieur et aux domestiques
de fermer les volets. Pourtant, d’après ce que raconte une servante qui arrive,
terrorisée, du rez-de-chaussée, le corps d’un mamelouk tué pendant les combats,
criblé de coups de navajas, est resté en travers de la porte. C’est le général
Guillot en personne – un des militaires français qui sont récemment venus en
visite dans cette maison – qui a donné le signal des représailles.
— Que tout le monde garde son
calme ! recommande Aparicio à sa famille et à la domesticité, tout en
s’avançant sur le palier. Je vais traiter avec ces messieurs.
Le mot « messieurs » n’est
guère adapté à la soldatesque déchaînée : une vingtaine de Français, dont
les bottes et les vociférations résonnent dans l’escalier de bois pendant
qu’ils enfoncent les portes du rez-de-chaussée et détruisent tout sur leur
passage. Dès le premier coup d’œil, Aparicio réalise la situation. Les bonnes
paroles, ne suffiront pas ; et donc, avec une grande présence d’esprit, il
retourne vite à son cabinet, prend dans un secrétaire un rouleau de pièces d’or
et, de retour sur le palier, le vide sur les Français. Mais rien ne les arrête.
Ils continuent de monter l’escalier, arrivent à sa hauteur et le rouent de
coups de crosses. Son neveu de dix-huit ans, Valentín de Oñate Aparicio, et un
employé de l’entreprise familiale, Gregorio Moreno Medina, originaire de
Saragosse et âgé de trente-huit ans, accourent à son aide. Les Français
s’acharnent sur eux, tuent le neveu avec leurs baïonnettes avant de le jeter
dans la cage de l’escalier, et ils traînent Eugenio Aparicio et l’employé
Moreno, qu’un mamelouk fait s’agenouiller et égorge sur le seuil. Eugenio
Aparicio est emmené dans la rue et, après avoir été battu jusqu’à ce que ses
entrailles lui sortent du ventre, il est achevé sur la chaussée à coups de
sabres. Après quoi, les soldats remontent dans l’appartement à la recherche
d’autres personnes sur qui assouvir leur fureur. À ce moment, l’épouse
d’Aparicio a réussi à s’échapper par les toits avec sa fille de quatre ans, une
femme de chambre et plusieurs domestiques, et à se réfugier au couvent des
frères de la Soledad. Les Français pillent la maison, volent tout l’argent et
les bijoux, détruisent les meubles, les tableaux, les porcelaines et tout ce
qu’ils ne peuvent emporter.
— Monsieur le commandant dit
qu’il regrette la mort de tant de vos compatriotes… Qu’il le regrette vraiment.
En écoutant les paroles que traduit
l’interprète, le lieutenant Rafael de Arango regarde Charles Tristan de
Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment
provisoire. Après le retrait du gros des forces impériales, devenues inutiles
avec la conquête du parc d’artillerie, Montholon est resté à la tête de cinq
cents soldats. Et il faut reconnaître que le chef français traite blessés et
prisonniers avec humanité. Homme de bonne éducation, généreux en apparence, il
ne semble pas garder de ressentiment pour sa brève captivité. « Ce sont
les hasards de la guerre », a-t-il commenté tout à l’heure. Devant le
désastre, tous ces morts et ces blessés, il arbore une expression peinée non
exempte de noblesse. Ses sentiments semblent sincères, aussi le lieutenant
Arango le remercie-t-il d’un hochement de tête.
— Il dit aussi, ajoute
l’interprète, qu’ils étaient tous des braves… Que tous les Espagnols le sont.
Arango regarde autour de lui, et les
paroles du Français ne le consolent pas du triste spectacle qui s’offre à ses yeux
rougis et gonflés par une chassie noire, celle de la fumée de la poudre, qui
forme des stries sur sa figure. Ses chefs et ses camarades l’ont laissé seul
pour s’occuper des blessés et des morts. Les autres sont partis avec l’ordre de
rester à la disposition des autorités, après un vif échange entre le duc de
Berg – qui prétendait les fusiller tous –, l’infant don Antonio et la Junte de
Gouvernement. Maintenant, on dirait que le bon sens prévaut. Il se peut
finalement que les autorités impériales et espagnoles s’entendent sur la
question des militaires rebelles pour attribuer la responsabilité des
événements aux civils et aux morts. Parmi ceux-ci, le choix est déjà
suffisamment large. On en est encore à identifier les cadavres espagnols et
français. Dans la cour de la caserne où les corps sont alignés, les uns sous
des draps ou des couvertures, les autres nus, exhibant leurs horribles
mutilations, les grandes rigoles de sang à peine coagulé sous le soleil
sillonnent le sol transformé en boue rougeâtre.
— Un spectacle lamentable,
résume le commandant français.
C’est pire que ça, pense Arango. Le
premier bilan, sans tenir compte de tous ceux qui mourront de leurs blessures
dans les heures et les jours qui viennent, est terrifiant. À première vue, sur
un simple coup d’œil, il calcule que les Français ont perdu à Monteleón plus de
cinq cents hommes, en additionnant les morts et les blessés. Chez les
défenseurs, le prix est également très élevé. Arango a compté quarante-quatre
cadavres et vingt-deux blessés dans la cour, et il ne connaît pas le nombre de
ceux qui sont au couvent de Las Maravillas. Parmi les militaires, outre les
capitaines Daoiz et Velarde, le lieutenant Ruiz, sept artilleurs et quinze des
Volontaires de l’État qui sont venus avec le capitaine Goicoechea sont morts ou
blessés, et l’on ignore le sort réservé à la centaine de civils faits
prisonniers à la fin du combat ; encore que les intentions du commandement
français – fusiller ceux qui ont pris les armes – laissent peu de doutes. Par
chance, pendant que les soldats impériaux entraient par la porte principale,
une bonne partie des défenseurs a pu sauter le mur de derrière et s’enfuir.
Même dans ces conditions, avant de partir avec les capitaines Cónsul et
Córdoba, les officiers survivants et ce qui restait des artilleurs et des
Volontaires de l’État – désarmés, et en appréhendant que, d’un moment à
l’autre, les Français ne changent d’avis et ne les arrêtent –, Goicoechea a
confié à Arango que de nombreux civils se cachent dans les souterrains et les
greniers du parc. Cela inquiète le jeune lieutenant, qui affecte de n’en rien
savoir devant le commandant français. Il ignore que presque tous réussiront à
s’échapper, tirés silencieusement de leurs cachettes à la faveur de la nuit par
le lieutenant des Volontaires de l’État Ontoria et le charron Juan Pardo.
Un groupe de blessés se trouve à
part, à l’ombre du porche du pavillon de garde. Quittant Montholon et
l’interprète, Rafael de Arango s’approche d’eux au moment où des brancardiers
français commencent à les transporter dans la maison du marquis de Mejorada,
rue San Bernardo, transformée en hôpital pour les soldats impériaux. Ce sont
les artilleurs et les Volontaires de l’État qui sont restés vivants. Séparés
des civils, ils attendent d’être évacués, maintenant que la bonne volonté du
commandant français a facilité les choses.
— Comment vous sentez-vous,
Alonso ?
Le caporal Eusebio Alonso, qui gît
dans une flaque de sang boueuse avec un garrot et un pansement imprégné de
rouge à l’aine, le regarde avec des yeux voilés. Il a été gravement blessé au
dernier instant de la bataille en se battant à côté des canons.
— J’ai connu des jours
meilleurs, mon lieutenant, répond-il d’une voix très basse.
Arango s’accroupit près de lui et
contemple le visage du courageux vétéran : émacié et sali, les cheveux en
désordre, les yeux rougis par la souffrance et la fatigue. Il a des croûtes de
sang séché sur le front, la moustache et la bouche.
— On va vous conduire à
l’hôpital. Vous vous en remettrez.
Alonso remue la tête, résigné, et
d’un geste faible, désigne son aine.
— C’est la blessure du torero,
mon lieutenant… Vous savez : l’artère fémorale. Je m’en vais tout
doucement, mais je m’en vais.
— Ne dites pas de bêtises. On
va vous soigner. Je m’en occuperai personnellement.
Le caporal fronce un peu les
sourcils, comme si les paroles de son supérieur le gênaient. Bien des années
plus tard, en rédigeant une relation de cette journée, Arango rappellera mot
pour mot sa réponse : « Vous feriez mieux de vous occuper de ceux qui
peuvent encore s’en sortir… Je ne me suis pas plaint, et je n’ai appelé
personne… Tout ce que je demande, c’est de pouvoir enfin me reposer. Et j’ai
gagné le droit de le faire, parce que je meurs pour mon roi et à mon
poste. »
Après avoir surveillé le transport
d’Alonso – il mourra peu après, à l’hôpital –, Arango se dirige vers le
lieutenant Jacinto Ruiz, qu’on est justement en train de mettre sur un
brancard.
Ruiz, qui jusqu’à présent n’a pas
reçu d’autres soins qu’un mauvais pansement, est très pâle à cause de tout le
sang perdu. Sa respiration entrecoupée fait craindre à Arango – qui ignore que
le lieutenant des Volontaires de l’État souffre d’asthme – une lésion mortelle
aux poumons.
— On vous emmène, Ruiz, dit
Arango, en se penchant sur lui. On va vous soigner.
L’autre le regarde, hébété, sans
comprendre.
— On va… me fusiller ?
questionne-t-il enfin d’une voix éteinte.
— Ne dites pas d’absurdités,
mon vieux. Tout est terminé.
— Mourir désarmé… à genoux,
balbutie Ruiz, dont la peau est luisante de sueur. Une ignominie… Ce n’est pas
une fin pour un soldat.
— Croyez-moi, personne ne va
vous fusiller. Ils nous ont donné des garanties.
La main gauche du blessé, un instant
étonnamment vigoureuse, agrippe le bras d’Arango.
— Fusillé, ce n’est pas… une
manière honorable… de finir.
Deux infirmiers prennent le
lieutenant en charge. Lorsqu’ils soulèvent le brancard, sa tête tombe sur un
côté et se balance au rythme du pas des porteurs. Arango le regarde s’éloigner,
puis observe de nouveau autour de lui. Il n’a plus rien à faire ici – les
civils blessés ont été conduits au couvent de Las Maravillas –, et les paroles
de Jacinto Ruiz produisent en lui un singulier malaise. Son expérience des
dernières heures, le traitement que l’on réserve aux civils et l’énormité des pertes
impériales l’inquiètent. Arango sait ce que l’on peut attendre des garanties
françaises et du peu de vigueur que les autorités espagnoles mettent à défendre
les leurs. Tout dépend, en dernière instance, du caprice de Murat. Et il n’y
aura pas de gentilshommes soucieux d’honneur tels que le commandant Montholon
pour s’opposer à leur général en chef, si celui-ci décide un châtiment
exemplaire, le plus large et le plus retentissant possible. Tu ferais bien de
prendre le large, Rafael, se dit-il, alarmé. Soudain, l’enceinte dévastée du
parc d’artillerie lui apparaît comme un piège – de ceux qui mènent tout droit
au cimetière.
Arango prend sa décision : il
part à la recherche du commandant impérial. En chemin, il rajuste sa veste et
la boutonne pour se donner l’allure la plus réglementaire possible. Une fois
devant le Français, il demande, par le truchement de l’interprète, à se rendre
chez lui.
— Juste pour un moment, mon
commandant. Pour rassurer ma famille.
Montholon refuse catégoriquement.
Arango, traduit l’interprète, est placé sous ses ordres jusqu’à ce qu’il
reçoive de nouvelles instructions. Il doit demeurer ici.
— Ce qui veut donc dire que je
suis prisonnier ?
— Monsieur le commandant a dit
sous ses ordres, pas prisonnier.
— Mais faites-lui savoir, je
vous prie, que j’ai un frère aîné qui m’aime comme un père. Que le commandant
doit lui aussi avoir une famille, et qu’il comprendra mes sentiments… Dites-lui
que je lui donne ma parole d’honneur de revenir immédiatement.
Pendant que l’interprète traduit, le
commandant Montholon garde les yeux rivés sur l’officier espagnol. Malgré la
différence de grade, ils ont presque le même âge. Et il est évident que, même
si ses compatriotes ont payé un prix exorbitant pour la prise du parc, la
ténacité de la défense a impressionné le Français. Le traitement qu’il a reçu
des militaires espagnols quand il a été capturé avec ses officiers – il
s’imaginait déjà, a-t-il avoué plus tôt, fusillé et mis en pièces – doit aussi
influer sur son état d’esprit.
— Monsieur le commandant
demande si cette offre de donner votre parole d’honneur de revenir au parc est
sérieuse.
Arango – qui n’a pas la moindre
intention de tenir sa promesse – se met au garde-à-vous avec un claquement de
talons martial, sans quitter Montholon des yeux.
— Absolument.
Il n’est pas dupe, pense-t-il avec
angoisse, en apercevant une lueur d’incrédulité dans le regard de l’autre.
Puis, déconcerté, il voit que le Français sourit, avant de parler d’un ton
calme, sans élever la voix.
— Monsieur le commandant dit que
vous pouvez partir… Qu’il comprend votre situation et accepte votre parole.
— Familiale, corrige le
Français, dans sa langue.
— Qu’il comprend votre
situation familiale, rectifie l’interprète. Et qu’il accepte votre parole.
Arango, qui doit faire un effort
pour que la joie n’altère pas ses traits, respire profondément. Puis, sans
savoir que faire ni que dire, il tend maladroitement la main. Après un moment
d’hésitation, Montholon la lui serre.
— Monsieur le commandant dit
qu’il vous souhaite bonne chance, traduit l’interprète. Dans la maison de votre
frère… ou ailleurs.
José Blanco White s’aventure de
nouveau dans les rues, après avoir passé ces dernières heures enfermé à son
domicile, rue Silva. Il marche prudemment, attentif aux sentinelles françaises
qui gardent places et avenues. Tout à l’heure, en s’approchant de la Puerta del
Sol, tenue par une imposante force militaire – des canons de douze livres sont
pointés sur la Calle Mayor et la rue d’Alcalá, et toutes les boutiques et les
cafés sont fermés –, Blanco White s’est vu obligé de courir avec d’autres
curieux quand les soldats impériaux ont fait mine d’ouvrir le feu pour empêcher
un attroupement. Le Sévillan a compris la leçon et emprunte, pour s’éloigner,
une ruelle qui contourne l’église San Luis, affligé par ce qu’il a vu :
les morts gisant dans les rues, la peur du peu de Madrilènes sortis en quête de
nouvelles, et l’omniprésence française, sinistre et menaçante.
José Blanco White est un homme
tourmenté et, à partir d’aujourd’hui, il le sera encore davantage. Jusqu’il y a
peu, alors que l’armée française s’approchait de Madrid, il en était venu à
imaginer, comme d’autres qui partageaient ses idées, une douce libération des
chaînes dans lesquelles une monarchie corrompue et une Église toute-puissante
maintenaient un peuple superstitieux et ignorant. Aujourd’hui, le rêve
s’évanouit, et Blanco White ne sait ce qu’il faut craindre le plus, entre les
forces qu’il a vues se heurter dans la rue : les baïonnettes
napoléoniennes ou le fanatisme sauvage de ses compatriotes. Le Sévillan sait
que la France compte, parmi ses partisans, certains des Espagnols les plus
capables et les plus illustres, et que seule l’éducation archaïque des classes
moyennes et supérieures, leur apathie stupide et leur absence d’intérêt pour la
chose publique empêchent celles-ci d’embrasser la cause de ceux qui voudraient
rayer de la carte les anciens rois et leur douteux fils Ferdinand. Pourtant,
dans un Madrid déchiré par la barbarie des uns et des autres, la fine
intelligence de Blanco White soupçonne qu’une chance historique vient de
disparaître dans le fracas des décharges françaises et les coups de navajas du
peuple inculte. Lui qui est un homme lucide, éclairé, plus anglophile que
francophile, mais dans tous les cas un partisan de la libre raison et du
progrès, il se débat entre deux sentiments qui seront le drame amer de sa
génération : s’unir aux ennemis du pape, de l’Inquisition et de la famille
royale la plus vile et la plus méprisable d’Europe, ou suivre la ligne de conduite
simple et droite qui, en mettant de côté tout le reste, permet à un homme
d’honneur de choisir entre une armée étrangère et ses compatriotes de
naissance.
Agité par ces pensées, Blanco White
croise à l’entrée de la place San Martín quatre artilleurs espagnols qui
portent sur leurs épaules les extrémités d’une échelle sur laquelle est couché
un homme. Au moment où il passe près d’eux, l’échelle penche d’un côté, et le
Sévillan découvre le visage agonisant, pâli par la souffrance et la perte de
sang, de son concitoyen et ami le capitaine Luis Daoiz.
— Comment va-t-il ?
s’enquiert-il.
— Il est mourant, répond un
soldat.
Blanco White demeure interdit et
immobile, les mains dans les poches de sa redingote, incapable de prononcer un
mot. Des années plus tard, dans une de ses célèbres lettres écrites
d’Angleterre, le Sévillan évoquera sa dernière vision de Daoiz : « Le
faible mouvement de son corps et ses gémissements quand l’inégalité des pavés
augmentait ses souffrances. »
Le lieutenant-colonel d’artillerie
Francisco Novella y Azábal, qui, malade, est resté chez lui – il est un intime
de Daoiz mais son état l’a empêché de se rendre au parc de Monteleón –, a vu
également passer, d’une fenêtre, le petit cortège lugubre qui accompagne son
ami. La faiblesse de Novella lui interdit de descendre, il lui faut donc
demeurer dans sa chambre, tourmenté par la douleur et l’impuissance.
— Ces misérables l’ont laissé
seul !… se lamente-t-il, tandis que ses proches le remettent au lit. Nous
l’avons tous laissé seul !
Arrivé chez lui, Luis Daoiz survivra
quelques minutes. Il souffre beaucoup, bien qu’il ne se plaigne pas. Les coups
de baïonnettes dans le dos ont vidé ses poumons de leur sang, et tous
s’accordent pour penser que sa mort est inéluctable. Soigné d’abord dans le
parc par un médecin français, transporté ensuite chez le marquis de Mejorada,
un religieux – son nom est frère Andrés Cano – l’a confessé et absous, sans
avoir pu lui administrer l’extrême-onction car les saintes huiles sont
épuisées. Conduit enfin au 12 de la rue de la Ternera, toujours sur le brancard
improvisé avec une échelle du parc, le défenseur de Monteleón s’éteint dans sa
chambre, entouré de frère Andrés, de Manuel Almira et d’amis qui ont pu – ou
osé – accourir à cette heure : les capitaines d’artillerie Joaquín de
Osma, Vargas et César González, et le capitaine porte-drapeau des Gardes
wallonnes Javier Cabanes. Comme le frère Andrés manifeste son inquiétude que
Daoiz meure sans avoir reçu les saintes huiles, Cabanes va chercher un prêtre à
la paroisse de San Martín et revient avec le père Román García, qui apporte le
nécessaire. Mais avant que le nouveau venu ait le temps d’oindre le front et
les lèvres du moribond, Daoiz, qui serre étroitement la main du frère Andrés,
pousse un profond soupir et meurt. Agenouillé au pied du lit, le fidèle
secrétaire Almira pleure à chaudes larmes comme un enfant.
Une demi-heure plus tard, dans son
bureau de l’état-major supérieur de l’Artillerie, le colonel Navarro, à peine
informé de la mort de Luis Daoiz, dicte à un subalterne le mémoire justificatif
qu’il adresse au capitaine général de Madrid, pour que celui-ci le fasse suivre
à la Junte de Gouvernement et aux autorités militaires françaises :
Je suis fermement convaincu,
Votre Excellence, que loin de contribuer à ce qui vient de se passer, tous les
officiers du Corps ont ressenti comme un objet de suprême dégoût l’égarement et
les intérêts particuliers des capitaines Pedro Velarde et Luis Daoiz qui ont
permis à ces derniers de faire prévaloir une initiative erronée sans tenir
compte des autres officiers, qui n’ont eu à aucun moment la moindre idée que
ceux-ci pouvaient agir à l’encontre des consignes constamment données.
Le ton de ce rapport contraste avec
le style de ceux que ce même chef supérieur de l’Artillerie de Madrid rédigera
dans les jours suivants, à mesure que les événements se succéderont dans la
capitale et dans le reste de l’Espagne. Le tout dernier de ces documents, signé
par Navarro en avril 1814, la guerre terminée, s’achèvera par ces mots :
Le 2 mai 1808, les héros Daoiz et
Velarde ont conquis une gloire qui immortalisera leurs noms pour l’honneur de
leurs familles et celui de la nation entière.
Tandis que le directeur de
l’état-major de l’Artillerie rédige son rapport, à l’hôtel des Postes de la Puerta
del Sol se réunit la commission présidée par le général Grouchy, que le duc de
Berg a chargée de juger les insurgés pris les armes à la main. Pour la partie
espagnole, la Junte de Gouvernement a mandaté le général José de Sexti.
Emmanuel Grouchy – le même dont la négligence jouera un rôle fatal sept ans
plus tard à la bataille de Waterloo – est un homme qui s’y connaît en
répressions : il compte à son actif, inscrits en lettres noires sur son
curriculum vitae, l’incendie de Strevi et les exécutions du Piémont de l’année
1799. Quant à Sexti, dès le premier moment, il a décidé de s’abstenir en
laissant entre les mains des Français le sort des prisonniers qui arrivent
attachés, isolément ou par petits groupes, et que les juges n’écoutent ni ne
voient même pas. Constitués en tribunal sommaire, Grouchy et ses officiers
décident froidement, nom après nom, et signent des condamnations à mort que les
secrétaires rédigent à toute vitesse. Et pendant que les magistrats espagnols
qui ont parcouru les rues en clamant « Paix, paix, tout est arrangé »
rentrent chez eux convaincus que leur pauvre médiation a rendu la tranquillité
à Madrid, les Français, libres d’entraves, intensifient les arrestations, et la
tuerie se poursuit désormais sous le seul signe de la vengeance implacable.
Les premiers à faire les frais de
cette rigueur sont les prisonniers entreposés dans les caveaux de San Felipe,
auxquels on vient de joindre l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, amené de sa
maison de la rue Principe, le serrurier de vingt-sept ans Bernardino Gómez et
le boulanger de trente ans Antonio Benito Siara, pris près de la Plaza Mayor.
En chemin, tandis qu’un détachement français conduisait ces deux derniers, une
ronde de Gardes du Corps qui les a rencontrés a tenté de les libérer. Les uns
et les autres se sont affrontés, de nouveaux Français sont accourus pour
accroître le tumulte. Finalement, les militaires espagnols n’ont pas réussi à
empêcher les impériaux de se dégager. Les détenus sont enfermés maintenant dans
les souterrains, et un sous-officier français porte à l’hôtel des Postes la
liste de ce contingent, où Martínez del Corral, Gómez et Siara figurent à côté
du maître d’escrime Vicente Jiménez, du comptable Fernández Godoy, de
l’encaisseur de lettres de change Moreno, du jeune domestique Bartolomé
Pechirelli et des autres prisonniers, soit dix-neuf au total. Le général signe
toutes les sentences de mort – il ne les lit même pas – pendant que le
lieutenant général Sexti observe, sans desserrer les dents. Aussitôt, pour
l’angoisse des amis et des parents qui osent rester dans la rue et suivent de
loin les prisonniers marchant entre les baïonnettes, ceux-ci sont conduits au
Buen Retiro. Sur le court trajet, les prisonniers traversent la Puerta del Sol,
pleine de soldats et de canons, où, parmi de grands ruisseaux de sang séché,
gisent sur le pavé les chevaux étripés par les navajas durant le combat de la
matinée.
— Ils vont nous tuer !
crie le Napolitain Pechirelli aux gens qu’ils croisent près de la fontaine de
la Mariblanca. Ces canailles vont nous tuer !
De la file des prisonniers monte une
clameur déchirante de protestation et de désespoir, à laquelle font écho les
familles qui suivent le triste cortège. À ces cris et à ces plaintes accourent
d’autres soldats français qui dispersent les gens et poussent avec leurs
crosses les hommes ligotés. Ils arrivent ainsi au Buen Suceso, où les
prisonniers sont entassés dans une salle pendant que leurs bourreaux les
dépouillent de leurs rares objets de valeur et des vêtements convenables qu’ils
conservent encore. Puis, sortis de là quatre par quatre, ils sont placés devant
un piquet de fusiliers en position dans le cloître, qui les abat à bout portant
tandis que les amis et les parents qui attendent dehors ou dans les couloirs de
l’édifice hurlent d’horreur en entendant les décharges.
Le Buen Suceso marque le début d’une
tuerie organisée, systématique, décrétée par le duc de Berg en dépit de ses
promesses à la Junte de Gouvernement. À partir de trois heures de l’après-midi,
le crépitement continu de la fusillade, les cris des suppliciés et les
vociférations des bourreaux glacent le sang des Madrilènes qui, en quête de
nouvelles des leurs, s’aventurent dans les parages du Buen Retiro et de la
promenade du Prado. L’allée et le terrain compris entre le couvent des
Hiéronymites, la fontaine de la Cibeles, les murs du collège de Jésus Nazareno
et la porte d’Atocha deviennent un vaste champ de mort où les cadavres vont
s’amonceler à mesure que décline le jour. Les exécutions, qui ont commencé de
façon spontanée dans la matinée et s’intensifient maintenant avec les
condamnations à mort officielles, se succèdent jusqu’à la nuit. Rien qu’au
Prado les fossoyeurs rempliront le lendemain neuf charrettes de cadavres, car
la quantité de suppliciés en cet endroit est énorme. Parmi eux, le cordonnier
Pedro Segundo Iglesias qui, après avoir tué un Français, a été dénoncé par un
voisin dans la rue de l’Olivar, le terrassier de la résidence royale de San
Fernando Dionisio Santiago Jiménez dit Coscorro, le Tolédan Manuel Francisco
González, le forgeron Julián Duque, le comptable de la Loterie Francisco
Sánchez de la Fuente, l’habitant de la rue Piamonte Francisco Iglesias
Martínez, le valet asturien José Méndez Villamil, le portefaix Manuel
Fernández, le muletier Manuel Zaragoza, l’apprenti de quinze ans Gregorio Arias
Calvo – fils unique du charpentier Narciso Arias –, le vitrier Manuel Amalgro
López et le garçon de dix-neuf ans Miguel Facundo Revuelta, jardinier de
Griñón, qui a combattu en compagnie de son père Manuel Revuelta avec lequel il
était venu à Madrid pour intervenir contre les Français. On fusille aussi
d’autres malheureux qui n’ont pas participé à la lutte, comme c’est le cas des
maçons Manuel Oltra Villena et de son fils Pedro Oltra García, arrêtés à la porte
d’Alcalá alors que, étrangers à tout ce qui se passait, ils revenaient de
travailler en dehors de la ville.
— Sortez !… Tout le
monde dehors !
Dans une cour du palais du Buen
Retiro, le gardien des voitures de la maison, Félix Mangel Senén, soixante-dix
ans, cligne des yeux dans la lumière grise de la fin d’après-midi, sous un ciel
où la pluie menace de nouveau. Les Français viennent de le tirer en le frappant
de son cachot improvisé, un magasin de l’ancienne fabrique de porcelaine de
Chine, où il a passé les dernières heures dans le noir en compagnie d’autres
détenus. Pendant que ses yeux s’habituent à la clarté extérieure, le gardien
voit qu’ils font également sortir le cocher Pedro García et les valets des
Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et Antonio
Romero, quarante-deux ans – tous trois sont ses subordonnés, et ils se sont
battus ensemble contre les Français à la grille du Jardin botanique. Avec eux
se trouvent le potier Antonio Colomo, qui travaille aux tuileries de la porte
d’Alcalá, le commerçant José Doctor Cervantes et le copiste Esteban Sobola.
Tous sont sales, blessés ou contusionnés, très maltraités depuis qu’ils ont été
pris en train de se battre ou porteurs d’armes cachées. Les Français se sont
acharnés sur le potier Colomo parce qu’il a résisté quand ils sont venus le
chercher dans la tuilerie où il s’était réfugié, et il est arrivé couvert
d’hématomes et de sang. Il tient à peine debout, et ses compagnons doivent le
soutenir.
— Allez !… Vite !
La manière dont les Français
préparent leurs fusils ne laisse aucun doute sur le sort qui attend les
prisonniers. À cette vue, ils éclatent en prières et en lamentations. Colomo
s’effondre par terre, tandis que Mangel et Martínez de la Torre, qui reculent
jusqu’au mur auquel ils s’adossent, insultent grossièrement les bourreaux. À
genoux près de Colomo, qui remue faiblement ses lèvres éclatées – il prie à
voix basse –, Antonio Romero implore pitié avec des cris déchirants :
— J’ai trois enfants en bas
âge !… Je vais laisser une veuve, une vieille mère et trois gosses !
Impassibles, les soldats impériaux
poursuivent leurs préparatifs. Le déclic des fusils qu’ils arment résonne. Le
copiste Sobola, qui connaît le français, s’adresse dans cette langue au
sous-officier qui commande le piquet, en proclamant leur innocence à tous. Par
chance, le sous-officier, un sergent jeune et blond, arrête son regard sur lui.
— Vous parlez notre
langue ? demande-t-il, surpris.
— Oui ! s’écrie le
copiste, avec l’éloquence du désespoir. Je parle français,
naturellement !
L’autre l’observe encore un peu,
songeur. Puis, sans dire un mot, il le sépare du groupe et l’éloigne
brutalement pour le renvoyer dans le cachot, pendant que les soldats lèvent
leurs fusils et visent les autres. Tandis qu’on l’emmène – il parviendra à
sortir le lendemain, miraculeusement vivant –, Esteban Sobola entend les
derniers cris de ses compagnons, interrompus par une décharge.
La nuit tombe. Assis sur un banc de
pierre près de la fontaine de Los Caños, enveloppé dans sa capote, son bonnet
enfoncé sur la tête, le serrurier Blas Molina Soriano se confond avec
l’obscurité qui commence à s’emparer des rues de Madrid. Il demeure un moment
immobile, le cœur serré par tout ce qu’il a vu. L’irréductible serrurier s’est
retiré dans ce coin de la place déserte après la dispersion par des cavaliers
français d’un petit groupe d’habitants, dont il faisait partie, qui réclamaient
la liberté pour une file de prisonniers conduits dans la rue Tesoro vers San
Gil. Toute l’après-midi, depuis qu’il est ressorti de chez lui après être
revenu du parc d’artillerie, Molina est allé d’un côté et de l’autre, rongé par
le désespoir et l’impuissance. Plus personne ne se bat, plus personne ne
résiste. Madrid est une ville plongée dans les ténèbres, étranglée par les
troupes ennemies. Ceux qui s’aventurent dans les rues pour changer de refuge,
rentrer chez eux ou chercher où se trouvent des amis ou des parents, le font
furtivement, en pressant le pas dans l’ombre, exposés à être arrêtés ou à
recevoir, sans sommation, une balle d’une sentinelle française. Les seules
lumières sont les feux qu’ont allumés les piquets impériaux au coin des rues et
sur les places avec les meubles des logements mis à sac. Et cette lumière
vacillante, rougeâtre et sinistre, éclaire les baïonnettes, les pièces
d’artillerie, les murs criblés de balles, les vitres brisées et les cadavres
qui gisent partout.
Blas Molina frémit sous sa capote.
De certaines maisons sortent des cris et des pleurs, car les familles
s’angoissent pour le sort des absents ou se désolent de tant de morts présentes
ou à venir. En marchant dans cette partie de la ville, le serrurier a rencontré
des parents de prisonniers et de disparus. En essayant de ne pas former de
groupes qui suscitent la colère des Français, ces pauvres gens vont au Palais
ou aux Conseils pour réclamer des médiations impossibles : cela fait
longtemps que ministres et conseillers sont rentrés chez eux ; et les
quelques-uns qui intercèdent auprès des autorités impériales ne rencontrent aucun
écho. Des coups de feu sporadiques continuent de résonner dans la nuit, les uns
pour indiquer de nouvelles exécutions, les autres pour effrayer les Madrilènes
et les obliger à rester chez eux. En allant à Los Caños del Perral, Molina a vu
quatre cadavres récents près du couvent de San Pascual, et trois autres entre
la fontaine de Neptune et le cours San Jerónimo – un voisin lui a raconté
qu’ils revenaient de tondre des mules au Retiro et que les Français avaient
trouvé des ciseaux sur eux –, en plus des nombreux morts isolés que nul ne
ramasse et des dix-neuf corps criblés de balles dans la cour du Buen Suceso,
tous entassés contre un mur.
En se remémorant tout cela avec une
immense douleur, Blas Molina finit par pleurer, de rage et de honte. Tous des
braves, conclut-il. Tant de morts dans le parc de Monteleón et ailleurs pour
que tout se termine sous la chape sinistre de la nuit noire, avec les feux
français d’où lui parviennent des rires et des voix d’ivrognes, les détonations
qui déchirent le cœur des Madrilènes, ceux-là mêmes qui, il y a peu, se
battaient au mépris du danger pour leur liberté et pour leur roi.
Je jure de me venger, dit-il, se
dressant soudain dans l’obscurité. Je jure que je me vengerai des Français et
de tout ce qu’ils ont fait. D’eux et des traîtres qui nous ont laissés seuls.
Et que Dieu me tue si je faiblis.
Blas Molina Soriano tiendra son
serment. L’Histoire des temps agités à venir doit enregistrer aussi son humble
nom. Tenace, le serrurier s’enfuira de Madrid pour échapper aux représailles,
reviendra après la bataille de Bailén pour contribuer à la défense de la ville,
s’enfuira de nouveau après la capitulation et finira par rejoindre les
guérillas. Le conflit terminé, Molina rédigera un mémoire – « Laissant ma
femme abandonnée dans un total dénuement, pour me mettre au service de Votre
Majesté et de la Patrie… » –, en sollicitant du roi un modeste emploi à la
Cour. Mais Ferdinand VII, revenu en Espagne après avoir passé la guerre à
Bayonne en félicitant Bonaparte pour ses victoires, ne lui répondra jamais.
9
L’Asturien José María Queipo de
Llano, vicomte de Matarrosa et futur comte de Toreno, a vingt-deux ans.
Élégant, cultivé, ses idées avancées le situeraient, en un autre moment, plus
proche des Français que de ses compatriotes ; il sera, avec le temps, l’un
des constitutionnalistes de Cadix, exilé libéral après le retour de
Ferdinand VII et auteur d’une fondamentale Histoire du soulèvement, de
la guerre et de la révolution d’Espagne. Mais ce soir, à Madrid, le jeune
vicomte est loin d’imaginer tout cela ; ni que, dans vingt-huit jours, il
prendra la mer à Gijón à bord d’un corsaire anglais afin d’aller demander de
l’aide à Londres pour les Espagnols en armes.
— Nous n’avons pas pu sauver
Antonio Oviedo, dit-il, abattu, en se laissant choir dans un fauteuil.
Les amis dans la maison desquels il
vient d’entrer – les frères Miguel et Pepe de la Peña – sont consternés. Depuis
le milieu de l’après-midi, en compagnie de son cousin également asturien
Marcial Mon, José María Queipo de Llano a couru tout Madrid pour tenter
d’obtenir la libération de leur ami intime, Antonio Oviedo ; lequel, sans
avoir participé aux affrontements, a été pris par les Français au moment où il
traversait une rue, désarmé, et sans la moindre provocation de sa part.
— Ils l’ont fusillé ?
demande, angoissé, Pepe de la Peña.
— À l’heure qu’il est,
sûrement.
Queipo de Llano relate à ses amis ce
qu’il a fait. Après s’être rendus, lui et Mon, au domicile d’Antonio Oviedo,
ils ont appris qu’il avait été conduit au Prado avec d’autres prisonniers et
que là, malgré les promesses de Murat et les affirmations que tout était
arrangé et terminé, on exécutait sans procès ni autres considérations les
révoltés comme les innocents. Alarmés, les deux amis sont allés chez don Antonio
Arias Mon, lequel, gouverneur du Conseil et membre de la Junte de Gouvernement,
est aussi un parent du jeune Marcial Mon et de Queipo de Llano.
— Le pauvre vieux était recru
de fatigue et faisait sa sieste… Il avait confiance, comme tout le monde, dans
la promesse de Murat. Et quand nous avons réussi à le réveiller et à lui
rapporter ce qui se passait, il ne pouvait y croire !… Tant cela choquait
son honnêteté !
— Et qu’a-t-il fait ?
— Ce que pouvait faire toute
personne respectable. Finalement convaincu de la véracité de ce que nous lui
contions, il s’est lamenté en disant : « Et moi qui, de bonne foi, ai
œuvré à désarmer le peuple, en engageant ma parole ! » Puis il nous a
confié, rédigé et signé de sa main, un ordre de remettre Oviedo en liberté, en
quelque endroit qu’il se trouve. Nous avons couru avec cette lettre de tous
côtés, en passant entre les Français, toujours plus de Français…
— Qui nous ont causé de belles
frayeurs, précise Marcial Mon.
— Bref, nous avons fini notre
périple à l’hôtel des Postes, poursuit Queipo de Llano, où c’est le général
Sexti qui commande pour la partie espagnole. Enfin, « commander » est
un euphémisme.
— Je connais Sexti, dit Miguel
de la Peña. Un Italien fat et prétentieux, au service de l’Espagne.
— Eh bien, ce misérable paye
fort mal sa patrie d’adoption.
Avec la plus extrême froideur du
monde, il a regardé l’ordre, haussé les épaules et dit sèchement :
« Il faudra que vous vous entendiez avec les Français… » Ça n’a servi
à rien que nous lui rappelions qu’il est responsable, avec le général Grouchy,
du tribunal militaire. Il nous a répondu que, pour éviter toute contestation,
il livre tous les prisonniers aux Français et qu’il s’en lave les mains.
— L’infâme ! s’écrie Pepe
de la Peña.
— C’est bien ce que je lui ai
dit, presque dans ces termes, et il m’a tourné le dos. J’ai même cru un instant
qu’il allait nous faire arrêter.
— Et Grouchy ?
— Il a refusé de nous recevoir.
Un aide de camp nous a éconduits de la manière la plus grossière, et nous avons
eu de la chance qu’on nous ait laissés partir sans autre violence. Je crains
qu’à cette heure le pauvre Oviedo…
Les quatre amis restent silencieux.
À travers les fenêtres fermées leur parvient le bruit d’une salve lointaine.
— J’entends des pas dans
l’escalier, dit Miguel de la Peña.
Tous s’alarment, car nul n’est sûr
de rien, cette nuit à Madrid. Marcial Mon se décide finalement à se diriger
vers la porte, l’ouvre et fait un pas en arrière, comme s’il venait de voir un
spectre.
— Antonio !… C’est Antonio
Oviedo !
Avec des exclamations de joie, ils
se précipitent sur leur ami qui arrive pâle et défait, les habits en désordre.
Porté presque à bout de bras sur un sofa, il parvient à se remettre grâce à un
verre d’alcool qu’on lui tend pour qu’il reprenne quelques couleurs et puisse
parler. Après quoi, Oviedo raconte son histoire : celle de tant de
Madrilènes qui, aujourd’hui, se trouvent face à un peloton d’exécution, à cette
heureuse différence près que, sur le point d’être fusillé, il a dû la vie à la
bienveillance d’un officier français qui a reconnu en lui un client habituel de
la Fontaine d’Or.
— Et les autres ?
— Morts… Tous morts.
L’horreur se lit dans ses yeux et,
absent, dans la nuit qui obscurcit la ville, Antonio Oviedo avale d’un trait le
reste de son verre. Le jeune Queipo de Llano, qui entoure son ami de ses soins
les plus tendres, s’aperçoit avec effroi qu’il lui est venu des cheveux blancs.
Les impressions de la journée qu’ils
viennent de vivre affectent aussi la raison d’autres malheureux. C’est le cas
de Joaquín Martínez Valente, né à Saragosse, dont le frère Francisco, âgé de
vingt-sept ans, avocat des Collèges royaux, tenait à la Puerta del Sol un
commerce conjointement avec leur oncle, Jerónimo Martínez Mazpule. Leur
boutique est restée fermée toute la journée, et ils l’ont rouverte à la fin de
l’après-midi, la paix revenue ; à la dernière heure, des soldats français
et deux mamelouks se sont présentés. Prétextant que des tirs étaient partis de
là le matin, ils ont entouré l’oncle et le neveu sur le seuil de leur commerce.
Martínez Mazpule a réussi à leur échapper en barricadant la porte. Mais pas
Francisco Martínez Valente, frappé et traîné jusqu’à la porte de la boutique
voisine. Là, malgré les efforts des employés pour le faire entrer et le sauver,
l’avocat a reçu un coup de pistolet qui lui a fait sauter la cervelle en
présence de son frère qui accourait à son aide. Maintenant, égaré par la vision
et la terreur de l’abominable supplice, Joaquín Martínez Valente délire, reclus
dans la maison de son oncle, en poussant des hurlements qui font trembler tout
le voisinage. Il mourra quelques mois plus tard, à l’asile de fous de
Saragosse.
Nombreux sont les pauvres gens
étrangers à la révolte qui continuent de tomber victimes des représailles,
malgré la publication de la paix, ou parce qu’ils ont cru en celle-ci. En
dehors des exécutions organisées qui se poursuivront jusqu’à l’aube, beaucoup
de Madrilènes sont assassinés durant la nuit pour s’être aventurés à leurs
balcons ou à leurs portes, avoir eu de la lumière à une fenêtre, ou s’être
trouvés à portée de tir des fusils français. C’est ainsi que le berger de
dix-neuf ans Antonio Escobar Fernández meurt d’une balle près du Manzanares,
alors qu’il revient avec ses brebis dans l’obscurité ; et une sentinelle
abat la veuve María Vais de Villanueva qui se rend au domicile de sa fille, au
13 de la rue Bordadores. Les tirs sporadiques de la soldatesque ivre, par
provocation ou par vengeance, tuent également des innocents dans leurs foyers.
C’est le cas de Josefa García, quarante ans, qu’une balle blesse à mort parce
qu’elle se tient près d’une fenêtre éclairée, dans la rue de l’Almendro. C’est
aussi celui de María Raimunda Fernández de Quintana, la femme d’un domestique
du palais Cayetano Obregón, qui attend sur son balcon le retour de son mari, et
d’Isabel Osorio Sánchez, qui est frappée au moment où elle arrose les fleurs de
sa maison, rue Rosario. Meurent également, rue Leganitos, l’enfant de douze ans
Antonio Fernández Menchirón et ses voisines Catalina González de Aliaga et Bernarda
de la Huelga ; dans la rue Torija, la veuve Mariana de Rojas y
Pineda ; dans la rue Molino de Viento, la veuve Manuel Diestro
Nublada ; et dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, trente-huit
ans, alors qu’elle allume un quinquet. Dans la rue Toledo, au moment où le
commerçant en lingerie Francisco Lopez s’apprête à dîner en famille, une
décharge frappe les murs, brise les vitres d’une fenêtre et le tue d’une balle.
Sur les dix heures du soir, pendant
que les gens meurent encore dans leurs maisons et que des files de prisonniers
sont dirigées vers les lieux d’exécution, l’infant don Antonio, président de la
Junte de Gouvernement, qui a écrit au duc de Berg pour intercéder en faveur des
condamnés, reçoit la note suivante, signée de Joachim Murat :
Monsieur mon cousin. J’ai reçu la
notification de Votre Altesse royale concernant le projet qu’ont des militaires
français de brûler des maisons d’où sont partis de nombreux coups de feu. Je
fais part à V. A. R. de ma décision de remettre l’affaire entre les mains du
général Grouchy, en lui recommandant de recueillir toutes les informations
possibles. V. A. R. me demande la remise en liberté de certains habitants qui
ont été pris les armes à la main. En conformité avec mon ordre du jour, et pour
qu’il en soit désormais pris acte, ils seront passés par les armes. Je ne doute
pas que ma détermination recevra votre approbation.
À la même heure, Francisco Javier
Negrete, capitaine général de Madrid, écrit, avant d’aller au lit, une lettre
au duc de Berg. Il en rédige le brouillon à la lueur d’un candélabre, en
chaussons et robe de chambre, tandis que, dans la chambre voisine, son valet
brosse l’uniforme dans lequel il se présentera demain devant Murat pour le
complimenter et recevoir ses instructions. Dans la lettre, publiée quelques
jours plus tard par le Moniteur de Paris, le chef des troupes espagnoles
casernées dans la ville résume parfaitement son point de vue sur la journée qui
s’achève :
Votre Altesse comprendra la
douleur qu’a pu ressentir un militaire espagnol en voyant couler dans les rues
de cette capitale le sang de deux nations qui, destinées à l’alliance et à
l’union les plus étroites, ne devraient s’occuper de rien d’autre que de
combattre nos ennemis communs. Que Votre Altesse daigne me permettre de lui
exprimer ma gratitude, non seulement pour les éloges quelle prodigue à la
garnison de cette cité et pour les bontés dont elle me comble, mais aussi pour
sa promesse de faire cesser les mesures de rigueur aussi promptement que les
circonstances le permettront. V. A. confirme de la sorte l’opinion qui l’avait
précédée dans ce pays et qui annonçait les vertus dont elle est parée. Je
connais parfaitement la droiture des intentions de V. A., en voyant tous les
avantages qui, indubitablement, doivent en résulter pour ma patrie. Que V. A.
sache qu’elle peut compter sur mon adhésion la plus sincère et la plus absolue.
Dans la crypte de l’église San
Martín, seuls cinq amis de Daoiz et de Velarde, avec les fossoyeurs Pablo Nieto
et Maríano Herrero, veillent les deux capitaines : leurs camarades Joaquín
de Osma, Vargas et César González, le capitaine des Gardes wallonnes Javier
Cabanes et le secrétaire Almira. Les cadavres ont été amenés à la nuit tombante
en passant discrètement par la rue de la Bodeguilla, puis par la porte et les
escaliers situés derrière le grand autel. Daoiz est arrivé à la dernière heure
de l’après-midi dans un cercueil, depuis sa maison de la rue de la Ternera,
avec les bottes et l’uniforme qu’il portait quand il est mort à Monteleón. Le
corps de Velarde est venu un peu plus tard, conduit par quatre artilleurs du
parc sur deux planches de lit avec quelques bâtons en travers, nu, tel que
l’ont laissé les Français, enveloppé dans une toile de tente de campagne que
les soldats ont prise avant de partir. Quelqu’un a glissé le corps dans un
vêtement de franciscain par souci de décence, et désormais les deux capitaines
gisent côte à côte, l’un en uniforme, l’autre en robe de bure. La rigidité
cadavérique maintient le visage de Daoiz tourné vers le ciel, et celui de
Velarde penché vers la gauche – parce qu’il a refroidi à même le sol du parc –
comme s’il attendait un dernier ordre de son camarade. À la tête des cercueils,
inconsolable, Manuel Almira pleure ; et le long des murs humides et noirs,
à peine éclairés par deux veilleuses de cire posées près des cadavres, se
tient, silencieux, le petit groupe de ceux qui ont pris le risque d’être
présents, car les autres, à cette heure, se cachent ou fuient la vengeance
française.
— A-t-on des nouvelles de Ruiz,
le lieutenant des Volontaires de l’État ? demande Joaquín de Osma.
— Il a été examiné par un
chirurgien français qui a sondé sa blessure, répond Javier Cabanes. Puis on l’a
porté à son domicile. Je l’ai appris tout à l’heure par don José Rivas, le
professeur de San Carlos, qui est allé le voir un moment.
— C’est grave ?
— Très.
— En voilà un, au moins, que
les Français n’arrêteront pas.
— N’en sois pas si certain.
Mais, de toute manière, sa blessure semble mortelle… Je ne crois pas qu’il s’en
sorte.
Les militaires se regardent,
inquiets. Le bruit court que Murat a changé d’idée et qu’il veut maintenant
arrêter tous ceux qui ont été mêlés au soulèvement du parc d’artillerie, sans
faire de distinction entre civils et militaires. La nouvelle est confirmée par
les capitaines Juan Cónsul et José Cordoba qui, à ce moment, descendent dans la
crypte. Ils dissimulent tous deux le bas de leur visage et ne portent pas de
sabre.
— J’ai vu dans la rue,
attachés, plusieurs artilleurs, rapporte Cónsul. Les Français sont aussi allés
prendre des Volontaires de l’État qui se sont battus… Il semble bien que Murat
veuille une punition exemplaire.
— Je croyais qu’ils ne
fusillaient que des civils pris les armes à la main, s’étonne le capitaine
Vargas.
— Eh bien, tu vois, le cercle
s’élargit.
Les militaires échangent de nouveau
des regards nerveux, tout en baissant la voix. Seuls Cónsul, Cordoba et Almira
ont été à Monteleón, mais tous sont compromis par leur amitié avec les morts et
leur présence en ce lieu. Les Français fusillent pour moins que cela.
— Et que fait le colonel
Navarro Falcón ? murmure César González. Il a dit qu’il intercéderait en
faveur de ses hommes.
En parlant, le militaire garde un
œil soupçonneux fixé sur l’escalier de la crypte, où veille l’un des croque-morts.
Cette nuit, on doit craindre autant les impériaux que ceux – ils ne manquent
jamais, dans les périodes troublées – qui veulent se ménager leurs bonnes
grâces. Des mois plus tard, quand l’Espagne entière sera désormais soulevée
contre Napoléon, il se trouvera même un officier, parmi ceux qui ont combattu
aujourd’hui au parc, le lieutenant Felipe Carpegna, pour prêter serment au roi
Joseph et se battre dans le camp français.
— Je ne sais si Navarro
intercède, ni auprès de qui, dit Juan Cónsul. La seule chose qu’il répète à qui
veut l’entendre, c’est qu’il ne se considère pas comme responsable et qu’il ne
sait rien ; mais que s’il s’était trouvé aujourd’hui à Monteleón, il
serait demain à des lieues de Madrid.
— Alors nous sommes
perdus ! s’exclame Cordoba.
— S’ils nous prennent, tu peux
en être sûr, confirme Juan Cónsul. Moi, je quitte la ville.
— Et moi aussi. Dès que je
serai passé chez moi pour rassembler quelques affaires.
— Faites attention, leur
recommande Cabanes. Ne perdez pas de temps.
Les militaires s’embrassent, en
jetant un dernier regard sur Daoiz et Velarde.
— Adieu à tous. Bonne chance.
— Oui. Que Dieu nous protège
tous… Vous venez, Almira ?
— Non. – Le secrétaire fait un
geste en direction des corps des deux capitaines. – Quelqu’un doit les veiller.
— Mais les Français…
— Je me débrouillerai. Partez.
Les autres ne se font pas prier. Le
lendemain matin, quand les fossoyeurs Nieto et Herrero enterreront les cadavres
dans la plus grande discrétion, seul Manuel Almira sera là, fidèle jusqu’à la
fin. Daoiz sera inhumé dans la crypte même, sous l’autel de la chapelle de
Notre-Dame de Valbanera, et Verlarde enterré dehors, avec d’autres morts de la
journée, dans la cour de l’église et près d’un puits d’eau limpide, dans un
endroit appelé El Jardinillo – le petit jardin. Des années après,
Herrero témoignera : « Nous avons pris la précaution de laisser les
corps des susnommés Luis Daoiz et Pedro Velarde le plus près possible de la
surface, pour le cas où, dans quelque temps, il serait possible de les
transférer en un autre lieu plus digne d’honorer leur mémoire. »
Ildefonso Iglesias, infirmier à
l’hôpital du Buen Suceso, s’arrête, horrifié, sous la voûte qui fait
communiquer la cour et le cloître. À la lueur de la lanterne que porte son
camarade Tadeo de Navas, l’amoncellement des cadavres bouleverserait les plus
insensibles. Iglesias et son compagnon ont vu beaucoup d’atrocités au cours de
la journée, puisqu’ils l’ont passée tous les deux, au risque de leur vie, à
soigner les blessés et à transporter les morts quand les tirs des Français le
leur permettaient. Pourtant, le spectacle lamentable qu’offrent l’église et
l’hôpital qui jouxtent la Puerta del Sol leur fait dresser les cheveux sur la
tête. Quelques corps ont été retirés à la nuit tombante par les amis et les
parents assez courageux pour oser s’exposer aux balles françaises, mais la
plupart de ceux qui ont été fusillés à trois heures de l’après-midi sont
toujours là : livides, inertes, sur de grandes flaques de sang coagulé,
ils répandent la puanteur de leurs entrailles déchiquetées et de leurs viscères
à l’air. La puanteur de la mort et de la solitude.
— Ils ont bougé, chuchote
Iglesias.
— Ne dis pas de bêtises.
— Je t’assure. Quelque chose a
bougé parmi ces morts.
Prudemment, le cœur battant, les
deux infirmiers s’approchent des cadavres en élevant la lanterne pour les
éclairer. Il en reste quatorze : yeux vitreux, bouche entrouverte et mains
crispées, dans toutes les postures où la mort les a surpris ou tels que les
Français les ont laissés après les avoir assassinés, non sans avoir pratiqué
sur eux leurs ultimes larcins.
— Tu as raison, balbutie Navas
abasourdi. Il y a quelque chose qui bouge de ce côté.
Alors qu’ils approchent encore la
lanterne, un gémissement léger, assourdi, venu d’un autre monde, fait trembler
les deux garçons, qui reculent, effrayés. Une main, couverte de sang brunâtre,
vient de s’agiter faiblement au milieu des cadavres.
— Celui-là est vivant.
— Impossible.
— Regarde-le… Il est vivant… –
Iglesias touche la main. – Je sens son pouls.
— Sainte Vierge !
Les infirmiers écartent les corps
rigides et froids, et ils dégagent celui qui respire encore. Il s’agit de
l’imprimeur Cosme Martínez del Corral qui est là depuis huit heures, laissé
pour mort après avoir reçu quatre balles et s’être fait voler, avec ses
vêtements, les 7250 réaux en billets qu’il portait sur lui. Ils l’extirpent du
tas comme un spectre, nu et couvert de la tête aux pieds d’une croûte de sang
séché, le sien et celui des autres. Transporté de toute urgence, le chirurgien
Diego Rodríguez del Pino parviendra à le réanimer et à obtenir sa complète
guérison. Tout le reste de sa vie, qu’il passera à Madrid, voisins et
connaissances traiteront Martínez del Corral avec un respect
superstitieux : l’homme qui, dans la journée du 2 mai, s’est battu contre
les Français, a été fusillé et est revenu d’entre les morts.
Le soldat des Volontaires de l’État
Manuel García marche dans la rue de la Flor, les mains liées dans le dos,
encadré par un détachement français. La fine pluie qui a commencé à tomber du
ciel obscur un peu avant minuit mouille son uniforme et sa tête nue. Après
s’être battu au parc d’artillerie où il servait un canon, García a pu regagner
la caserne de Mejorada avec le capitaine Goicoechea et le reste de ses
camarades. Dans l’après-midi, quand la rumeur s’est propagée que les militaires
qui avaient lutté à Monteleón seraient, eux aussi, passés par les armes, García
a quitté la caserne en compagnie du cadet Pacheco, du père de ce dernier et de
quelques soldats. Il est allé se cacher chez lui, où sa mère l’attendait, morte
d’inquiétude. Mais plusieurs voisins l’ont vu arriver épuisé et brisé par la
bataille, et l’un d’eux l’a dénoncé. Les Français sont venus le chercher, en
défonçant la porte devant la mère terrorisée, pour l’emmener sans ménagements.
— Plus vite !… Allez !…
Toi aller plus vite !
En le poussant avec leurs fusils,
les Français enferment le soldat dans une caserne en construction – connue plus
tard comme la caserne des Polonais –, où, dans la cour, à la lumière des
torches qui grésillent sous la pluie, il découvre un groupe de prisonniers
attachés au milieu des baïonnettes, exposés au froid de la nuit. Les Français
le laissent avec eux : ils sont allongés par terre ou assis, leurs
vêtements trempés, épuisés par les coups et les vexations. De temps à autre,
les Français en prennent un, le conduisent dans un angle de la cour et, là, le
fouillent, l’interrogent et le battent sans pitié. Sans cesse retentissent des
cris qui font trembler ceux qui attendent leur tour. Parmi les détenus, García
reconnaît un civil qui se trouvait à Monteleón. C’est ce que lui confirme cet
homme du peuple, Juan Suárez, habitant le quartier du Barquillo, capturé par
une patrouille de chasseurs de Bigorre au moment où il fuyait après l’entrée
des Français.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire
de nous ? demande le soldat.
Le civil, qui est assis par terre,
dos à dos avec un autre prisonnier, fait un geste d’ignorance.
— Ça se peut qu’ils nous
fusillent, et ça se peut que non. Ici, chacun dit une chose différente… On
parle de nous décimer : comme nous sommes nombreux, ils en prendraient un
certain nombre dans le tas pour les fusiller, ou quelque chose comme ça. Mais
d’autres disent qu’ils vont nous tuer tous.
— Et nos autorités accepteront
ça ?
Le civil regarde le soldat comme
s’il avait affaire à un demeuré. Le visage de Suárez, barbu, sale et trempé,
luit, graisseux, à la lumière des torches. García observe qu’il a les lèvres
éclatées par les coups et la soif.
— Regarde autour de toi, camarade.
Qu’est-ce que tu vois ?… Des gens du peuple. Des pauvres diables comme toi
et moi. Pas un seul officier arrêté, ni un riche commerçant, ni un marquis.
Ceux-là, je n’en ai vu aucun se battre dans la rue. Et qui nous commandait, à
Monteleón ?… Deux simples capitaines. C’est nous qui avons tout fait,
comme d’habitude. Nous qui n’avions rien à perdre, sauf nos familles, le peu
que nous gagnons et l’honneur… Et maintenant c’est nous qui payons, comme nous
payons toujours. Je te le dis. J’ai une mère de soixante-quatre ans, une femme
et trois enfants… Tu vois que je sais de quoi je parle.
— Je suis militaire, proteste
García. Mes officiers me sortiront de là. C’est leur devoir.
Suárez se tourne vers le prisonnier
auquel il s’adosse et qui les écoute – le péon de corrida Gabriel López – et
échange avec lui une grimace ironique. Puis il a un rire amer, désabusé.
— Tes officiers ?… Ils
sont bien au chaud dans leurs casernes, en attendant que la pluie cesse. Ils
t’ont laissé tomber, comme moi. Comme nous tous.
— Mais la patrie…
— Ne dis pas d’âneries, mon
vieux. De quoi tu parles ?… Regarde-toi et regarde-moi. Vois tous ces gens
simples, qui se sont lancés dans la rue comme nous. Rappelle-toi comment nous
nous sommes conduits à Monteleón. Et tu vois : personne n’a bougé le petit
doigt… La patrie se fout bien de nous !
— Pourquoi es-tu allé te
battre, alors ?
L’autre penche un peu la tête,
songeur, tandis que les gouttes de pluie ruissellent sur son visage.
— À vrai dire, je n’en sais
rien, conclut-il. Peut-être que je ne voulais pas que les mosiús me
confondent avec un de ces traîtres qui leur lèchent les bottes… Je ne permets
pas qu’on me pisse sur la gueule.
Manuel García pointe son menton en
direction des sentinelles françaises.
— En tout cas, ceux-là vont
nous pisser dessus, et bien !
Une expression carnassière,
désespérée et féroce découvre les dents de Suárez.
— Ceux-là, c’est possible,
réplique-t-il. Mais ceux que nous avons laissés là-haut, dans le parc, les
tripes à l’air… Crois-moi, ils ne le feront pas.
Tandis que Juan Suárez et le soldat
Manuel García attendent dans la cour de la caserne du Prado Nuevo, une file de
prisonniers grelotte sous la pluie dans la partie nord-est de la ville. Il
s’agit de civils pris dans le parc d’artillerie et d’autres endroits de
Madrid : trente hommes trempés et exténués qui n’ont ni mangé ni bu depuis
le combat de Monteleón. Maintenant, après avoir été menés des écuries du parc
aux tuileries de la porte de Fuencarral, ils arrivent au cantonnement de
Chamartín. Au milieu des baïonnettes, des insultes et des coups des Français
qui sortent de sous leurs tentes de campagne pour les regarder, ils traversent
l’enceinte militaire et s’arrêtent dans la pénombre d’une esplanade, à la
lumière brumeuse de deux torches plantées dans la terre.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire
de nous ? demande le barbier Jerónimo Moraza.
— Nous exécuter tous, répond
Cosme de Mora, avec une froide résignation.
— Ils l’auraient déjà fait
avant, dans les tuileries.
— Ils ont toute la nuit devant
eux… Ils veulent s’amuser un peu, en attendant.
— Taisez-vous, aboie une
sentinelle française.
Les prisonniers ne pipent mot. De
Mora et Moraza font partie des six survivants de la bande du marchand de
charbon. Les autres sont également là, mains liées : le charpentier Pedro
Navarro, Félix Tordesillas, Francisco Mata et Rafael Rodríguez. Ils se serrent
contre les autres prisonniers à la manière d’un troupeau apeuré où chacun
cherche à se protéger derrière son voisin, pendant qu’un officier français, une
lanterne à la main, s’approche, les regarde longuement et les compte sans se
presser. Chaque fois qu’il arrive au chiffre dix, il donne un ordre aux
soldats, qui font sortir un homme du groupe. Ils mettent ainsi à part le
serrurier Bernardo Morales, le muletier du León Rafael Canedo et l’employé aux
Rentes royales Juan Antonio Martínez del Álamo.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
s’enquiert, épouvanté, le charpentier Pedro Navarro.
Cosme de Mora passe sa langue sur
ses lèvres pour lécher quelques gouttes de pluie. Il essaye bien de se tenir
droit et ferme, mais il a peur que ses jambes ne le trahissent. En répondant à
la question de Navarro, sa voix tremble.
— Ils nous déciment, dit-il.
Appuyé à la balustrade de son
balcon, dans la rue du Barco, le jeune Antonio Alcalá Galiano écoute les coups
de feu lointains. La rue et les carrefours avec la rue Puebla Vieja et la place
San Ildefonso sont plongés dans l’obscurité sous un ciel noir et opaque, sans
lune ni étoiles. Le fils du héros mort à Trafalgar se sent déçu. Ce que son
imagination lui présentait ce matin comme une aventure patriotique s’est
terminé par une réprimande maternelle et une désillusion mélancolique. Ni les
classes supérieures – la sienne –, ni les militaires, ni les gens de bien ne se
sont mêlés au tumulte. À de rares exceptions près, seul le bas peuple a voulu
intervenir comme il le fait toujours, turbulent, irrationnel, sans avoir rien à
perdre, et à la manière d’un fleuve en crue. D’après ce que le jeune homme en
sait, tout a été étouffé par les Français, avec beaucoup de douleur et peu de
gloire pour les insurgés. Antonio Alcalá Galiano se félicite maintenant de ne
pas avoir obéi à sa première impulsion en se joignant aux révoltés : des
gens grossiers, mal habillés et ignorants, comme il a pu le constater quand il
a voulu accompagner ce matin une de leurs bandes. L’après-midi, rentré chez lui
après sa brève expérience de rébellion, le garçon a eu l’occasion d’assister à
une conversation révélatrice. Les habitants des quartiers où l’on ne tirait pas
étaient à leurs balcons en essayant de comprendre ce qui se passait : la
rue du Barco était de celles où tout était tranquille, car seuls y logent des
gens aisés et de la classe supérieure. La comtesse de Tilly, qui vit en face,
et la mère de celle-ci, locataire du quatrième étage de la maison dont les
Alcalá occupent le premier, bavardaient de balcon à balcon. À ce moment est
passé dans la rue, en uniforme, l’officier des Gardes espagnoles Nicolás Morfi,
une connaissance de la famille parce que originaire de Cadix.
— Que devient l’émeute, don
Nicolás ? a demandé, d’en haut, la comtesse de Tilly.
— Rien, madame. – Morfi s’est
arrêté, chapeau à la main. – Vous l’avez dit vous-même : une émeute
d’individus méprisables.
— Mais un homme est passé tout
à l’heure en criant qu’un bataillon français « s’est rendu en
entier » ; et ici, en bons Espagnols que nous sommes, nous avons
applaudi à tout rompre.
De la main, Morfi fait un geste de
dénégation et dit sur un ton dédaigneux :
— Il n’y a rien à applaudir, je
vous assure. Ce ne sont que des boniments lancés par quelques insensés. Murat,
même si c’est déplaisant, a rétabli l’ordre… Le mieux est que tout le monde
reste tranquille et fasse confiance aux autorités, qui sont là pour ça. Quand
la populace se déchaîne, on ne sait jamais jusqu’où ça peut aller. Elle peut se
révéler pire que les Français.
— Ah, tant mieux ! Me
voilà rassurée, don Nicolás.
— Mes respects, madame la
comtesse.
Peu après avoir assisté à ce
dialogue, Antonio Alcalá Galiano, coiffé de son chapeau à galon d’argent de l’école
de Cavalerie qui lui donne un sentiment de sécurité, est allé faire un tour
jusqu’à la rue du Pez sans que personne l’inquiète, dans le but de rendre
visite à une jeune personne à laquelle il est officiellement lié. Là, assis
avec elle au balcon d’un deuxième étage, il a passé l’après-midi à jouer à la
brisque et à regarder les patrouilles françaises fouiller les rares passants
obligés à porter leur cape pliée sur l’épaule pour montrer qu’ils ne
dissimulent pas d’armes. Au retour, sous un ciel chargé de nuages prêts à
crever, le jeune homme a croisé des piquets de soldats impériaux dont la
suspicion augmentait à mesure que tombait la nuit. Sa mère l’a vu arriver avec
soulagement, le dîner déjà sur la table.
— Ta promenade m’a coûté cinq
rosaires, Antoñito. Et un vœu à Notre Seigneur.
La servante enlève maintenant les
assiettes, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano demeure sur le balcon, satisfait,
avec, entre ses doigts, le cigare sévillan qu’il a l’habitude de fumer chaque
soir et que, par respect pour sa mère, il n’allume jamais devant elle.
— Quitte le balcon, mon enfant.
Ça me fait peur de te voir rester là.
— J’arrive, maman.
Une autre salve retentit au loin,
assourdie. Alcalá Galiano tend l’oreille, mais il n’entend rien d’autre. La
ville est toujours dans l’obscurité et silencieuse. Au coin de la place San
Ildefonso, on devine les formes des sentinelles françaises.
Une journée agitée, conclut le jeune
homme. De toute manière, tout ça sera vite oublié. Et il a eu de la chance, en
ne se compliquant pas la vie.
À la même heure, juste un pâté de
maisons plus loin, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano fume à son balcon, un autre
jeune homme de son âge, Francisco Huertas de Vallejo – qui, lui, s’est
compliqué aujourd’hui la vie, et beaucoup –, n’est guère rassuré. Son oncle don
Francisco Lorrio, dans la maison duquel il s’est réfugié après le combat et la
fuite mouvementée de Monteleón, l’a vu arriver avec une immense joie, gâtée
seulement par le fait que son neveu portait un fusil qui pouvait les
compromettre tous. L’arme enfouie au fond d’une armoire, le docteur Rivas,
médecin ami de la famille, a nettoyé et désinfecté la plaie du garçon, qui ne
présente pas de gravité, s’agissant du ricochet d’une balle qui n’a même pas
fracturé les côtes.
— Il n’y a pas d’hémorragie, et
l’os est juste contusionné. Il faudra seulement vérifier dans quelques jours,
si la blessure reste douloureuse. À moins qu’elle ne suppure, tout ira bien.
Francisco Huertas a passé le reste
de l’après-midi et le début de la nuit au lit, à boire des tasses de bouillon,
bien au chaud, dorloté par sa tante et ses cousines de treize et seize ans.
Celles-ci le regardent comme un nouvel Achille et se font raconter à n’en plus
finir tous les détails de son aventure. Cependant, plus tard dans la nuit, les cousines
parties et le jeune homme endormi, son oncle entre dans la chambre, les traits
altérés et un quinquet à la main. Il est accompagné de Rafael Modenés, un ami
de la famille, secrétaire de la comtesse de la Coruña et second alcade de San
Ildefonso.
— Les Français fouillent les
maisons des personnes qui ont participé à la révolte, dit Modenés.
— Le fusil ! s’exclame
Francisco Huertas, en se levant péniblement de son lit.
Son oncle et Modenés le font se
recoucher sous ses couvertures et le tranquillisent.
— Il n’y a pas de raison pour
qu’ils viennent ici, affirme son oncle, car personne ne t’a vu entrer ni n’est
au courant pour l’arme.
— Mais on ne peut jamais tout
prévoir, précise Modenés, prudent.
— C’est bien la question. C’est
pourquoi, pour plus de sûreté, nous allons nous débarrasser du fusil.
— Impossible, se désole le
jeune homme. Quiconque sortira de cette maison avec lui s’expose à être arrêté.
— J’avais pensé le démonter
pour disperser les morceaux dans des cachettes différentes, dit l’oncle. Mais
s’il y avait une fouille sérieuse, le risque serait le même…
Désespéré, Francisco Huertas fait
une nouvelle tentative pour se lever.
— C’est moi le responsable. Je
le sortirai d’ici.
— Tu ne bougeras pas de ce lit,
affirme l’oncle en le retenant. Don Rafael a eu une idée.
— Nous sommes tous deux liés
d’amitié avec le colonel des Volontaires d’Aragón, explique Modenés. Nous
allons donc lui demander de nous envoyer quatre soldats sous un prétexte
quelconque, et ils se chargeront du problème. À eux, personne ne demandera
d’explications.
Le plan est mis en œuvre
sur-le-champ. Don Rafael Modenés s’occupe de tout, et le résultat s’avère des
plus heureux : au matin, à peine le jour levé, quatre soldats – dont un
sans fusil – se présentent à la maison pour boire un petit verre de marc offert
par l’oncle de Francisco Huertas de Vallejo, avant de retourner dans leur
caserne, avec chacun un duro d’argent en poche et une arme à l’épaule.
Tout le monde ne dispose pas, cette
nuit-là, d’amis influents pour préserver sa liberté et sa vie. À une heure du
matin passée, sous la pluie qui tombe en rafales sur la ville plongée dans les
ténèbres, un lot de prisonniers trempés et recrus de fatigue marche sous forte
escorte. Presque tous ont été dépouillés, ils sont pieds nus, en gilet ou
manches de chemise. Ce groupe est formé par Morales, Canedo et Martínez del
Álamo – les trois qui ont été désignés lors de la décimation de Chamartín –
ainsi que par le secrétaire Francisco Sánchez Navarro. En passant par d’autres
dépôts et casernes, ils sont rejoints par le sexagénaire Antonio Macías de
Gamazo, l’agent du tabac des Douanes royales Domingo Braña, les fonctionnaires
de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Juan Antonio Serapio Lorenzo et
Antonio Martínez, et le valet de chambre du Palais Francisco Bermúdez. Presque
à la fin du parcours, sur la place Doña María de Aragón, s’y ajoutent encore le
palefrenier Juan Antonio Alises, le charron Francisco Escobar et le chapelain
du couvent de l’Encarnación, don Francisco Gallego Dávila qui, après s’être
battu et avoir été fait prisonnier près de la place des Descalzas, a terminé
dans un cachot du palais Grimaldi. Là, le duc de Berg en personne est venu
jeter un coup d’œil, à son retour de la côte de San Vicente. Quand il s’est
trouvé face au prêtre, Murat était toujours décomposé, furieux des rapports
mentionnant les pertes, même s’il était encore impossible de calculer l’ampleur
de la tuerie.
— C’est ça que Dieu commande,
curé ?… Répandre le sang ?
— Oui, c’est ce qu’il commande,
a répondu le prêtre. Pour vous expédier tous en enfer.
Le Français est resté un instant à
le regarder, plein de mépris et d’arrogance, ignorant le paradoxe de sa propre
destinée. Sept ans plus tard, ce sera Joachim Murat qui, oublieux de son passé
et plus encore de sa dignité, versera des larmes quand, au port du Pizzo de
Naples, il s’entendra condamner à être fusillé. Mais, ce soir, le représentant
de l’Empereur en Espagne n’a pas su voir devant lui autre chose qu’un misérable
prêtre à la soutane sale et déchirée, le visage marqué par les coups de crosses
et les yeux rougis par la souffrance et la fatigue, brillant, envers et contre
tout, d’un éclat fanatique. Du vulgaire gibier de poteau d’exécution.
— C’est bien l’Évangile qui le
dit, non, curé ?… Qui a tué par l’épée périra par l’épée. Donc on va te
fusiller.
— Alors, que Dieu te pardonne,
Français. Parce que, pour ça, ne compte pas sur moi.
Maintenant, sous la pluie qui
redouble, don Francisco Gallego et les autres arrivent aux jardins de Leganitos
et à la caserne du Prado Nuevo. Là, ils stationnent un long moment à la porte,
trempés et grelottants de froid, pendant que les Français rassemblent à
l’intérieur une autre file de prisonniers. Parmi ceux-ci, les maçons Fernando
Madrid, Domingo Méndez, José Amador, Manuel Ribero, Antonio Zambrano et José
Reyes, pris ce matin dans l’église de Santiago. Arrivent aussi, mains liées et
à demi nus, le mercier José Lonet, l’employé d’ambassade retraité Miguel Gómez
Morales, le péon de corrida Gabriel López et le soldat des Volontaires de
l’État Manuel García, que les gardes, avant de le faire sortir, dépouillent de
ses bottes, de son ceinturon et de sa veste d’uniforme. Une fois hors de la
caserne, l’officier français qui commande l’escorte compte les prisonniers à la
lumière d’une lanterne. Le nombre ne le satisfaisant pas, il adresse quelques
mots aux soldats, qui entrent dans le bâtiment et reviennent peu après avec
quatre hommes de plus : l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor, le
bourrelier de la place Matute Lorenzo Domínguez, le journalier Manuel Antolín
Ferrer et Juan Suárez, l’habitant du Barquillo. Une fois ceux-ci ajoutés aux
autres, l’officier donne un ordre et le triste cortège poursuit sa marche vers
des murs proches, entre la côte de San Vicente et le fossé de Leganitos. Ce
sont les murs de la colline du Principe Pío.
Cette même nuit, tandis que le
prêtre don Francisco Gallego marche dans la file de prisonniers, ses supérieurs
ecclésiastiques préparent des documents destinés à marquer leurs distances par
rapport aux événements de la journée. Plus tard, surtout après la défaite
française de Bailén, l’évolution de la situation et l’insurrection générale
conduiront l’épiscopat espagnol à s’adapter aux nouvelles circonstances ;
ce qui n’empêchera pas, à la fin de la guerre, que dix-neuf évêques soient
accusés d’avoir collaboré avec le gouvernement de l’envahisseur. Mais pour
l’heure, l’opinion officielle de l’Église sur la journée qui s’achève se
reflétera avec éloquence dans la pastorale rédigée par le Conseil de l’Inquisition :
Les désordres scandaleux qui ont
agité le bas peuple contre les troupes de l’Empereur des Français rendent
nécessaire, de la part des autorités, la plus active et la plus zélée des
vigilances… De semblables mouvements séditieux, loin de produire les effets
propres à l’amour et à la loyauté envers ceux qui les méritent, ne servent qu’à
plonger la Patrie dans les convulsions, en brisant les liens de subordination
qui garantissent le bien-être des peuples.
Mais, de tous les textes et lettres
rédigés par les autorités ecclésiastiques à propos des événements de Madrid, le
plus éloquent sera la pastorale de don Marcos Caballero, évêque de Guadix. Dans
celle-ci, Son Éminence, après avoir approuvé le châtiment « justement
mérité par ceux qui ont désobéi et se sont révoltés », donne cet
avertissement :
Un si détestable et pernicieux
exemple ne doit pas se répéter en Espagne. Dieu ne peut permettre que
l’horrible chaos de la confusion et du désordre vienne à se renouveler… La
juste raison connaît et voit en toute clarté l’abominable et monstrueuse
aberration du tumulte, sédition ou émeute de la populace aveugle et ignare.
Leandro Fernández de Moratín n’est
pas sorti de sa maison de la rue Fuencarral. Apeuré, il s’est habillé
sommairement pour la matinée, parce qu’il ne voulait pas que les hordes – qu’il
craignait de voir monter son escalier, conduites par la chevrière boiteuse – le
traînent dans la rue en pantoufles et robe de chambre. Et il restera ainsi
jusqu’au soir, pas peigné, pas rasé, sans toucher au repas que lui a servi sa
vieille servante. Le dramaturge a passé les dernières heures immobile dans un
fauteuil, désemparé, en essayant par moments de travailler mais en laissant
l’encre sécher dans la plume, ou d’ouvrir un livre dont il était incapable de
lire les lignes. Toute la journée, il n’a fait qu’aller et venir entre son
fauteuil et le balcon, dans l’attente de nouvelles de ses amis, mais seul
l’abbé Juan Antonio Melón, le plus intime, lui a rendu visite. À la solitude et
au désarroi de Moratín est venue s’ajouter la frayeur causée par les
détonations, les cris des habitants exaltés, le fracas de la cavalerie
française parcourant les rues. Dans le bref temps qu’ils ont passé ensemble,
Melón a tenté de le rassurer, en lui racontant comment les Français réprimaient
les troubles pendant que la Junte de Gouvernement proclamait la paix.
Maintenant que la nuit a envahi les vitres des fenêtres comme une noire menace,
Moratín, toujours dans l’incertitude, ne sait que penser. Éloigné des classes
populaires par ses succès au théâtre, son éducation et sa pusillanimité lui
font haïr la violence ignorante, démesurée, des basses classes quand elles se
déchaînent ; mais, en même temps, il se sent sincèrement patriote, et la
fusillade française, la mort de civils sans défense révoltent ses sentiments
d’Espagnol éclairé.
« Malheureuse, cruelle, aimée
et détestable patrie », se dit-il amèrement. Puis il ferme d’un coup le
livre, retourne arpenter le salon d’un pas mal assuré, guette un moment au
balcon et va s’adosser au buffet en laissant errer son regard sur les volumes
qui couvrent le mur d’en face. Il regrette que la journée qui s’achève lui ait
donné raison. Il ne trouve pas dans sa conscience d’artiste, dans ses idées qui
ont toujours eu pour référence l’autre côté des Pyrénées, d’autre voie que la
soumission à la France : au pouvoir incontestable, irrémédiable et sans
retour en arrière possible. Ne pas monter dans le char triomphal signifie pour
ceux qui pensent comme lui – ces afrancesados tant haïs du vulgaire – rester
en marge de l’Histoire, de l’Art et du Progrès. Voilà pourquoi Moratín, en
dépit des décharges isolées qui résonnent au loin, oppose à la douleur du cœur
le baume de la raison, soulagée par le fait que, brutalement et objectivement,
ces tirs remettent les choses à leur place. Ce double sentiment, impossible à
concilier, expliquera que, dans les temps à venir, le plus brillant homme de
lettres de l’Espagne mettra son talent au service de Murat et du futur roi
Joseph, et qu’il adulera ceux-ci et Napoléon comme, auparavant, Charles IV
et Godoy. De la même manière que, plus tard, après avoir pris le triste chemin
de l’exil avec les défaites de l’armée française – unique garante de sa vie –,
il adulera la Constitution de Cadix et Ferdinand VII, en cherchant une
impossible réhabilitation. Et que, vingt ans après cette nuit funeste, Moratín
mourra à Paris, amer et stérile, hanté par l’idée d’avoir trahi une nation à
laquelle il avait donné son œuvre littéraire mais qu’il n’avait pas su, ni
voulu, accompagner dans son sacrifice. Finalement, et bien des années plus tard
encore, un de ses biographes résumera son caractère en des termes qui
pourraient lui servir d’épitaphe : « S’il changea si souvent
d’opinion, c’est parce qu’il n’en eut jamais. »
La pluie crible l’obscurité de
toutes parts. Il est quatre heures du matin et il fait encore nuit noire.
Devant la caserne du Prado Nuevo, dans une clairière de la colline du Príncipe
Pío, deux lanternes posées par terre éclairent, en ombres chinoises, un groupe
nombreux de silhouettes rassemblées devant un talus et un mur :
quarante-quatre hommes, attachés isolément, deux par deux, ou en files de
quatre ou cinq liées à la même corde. Avec eux, entre le soldat des Volontaires
de l’État Manuel García et le péon de corrida Gabriel López, Juan Suárez
observe avec méfiance le peloton de soldats français formé sur trois rangs. Ce
sont des marins de la Garde, a dit García, qui, par son métier, connaît les
uniformes. Coiffés de shakos sans visière, les Français portent à la ceinture
les sabres réglementaires et protègent de la pluie les platines de leurs
fusils. La lueur des lanternes fait briller les capotes grises, luisantes
d’eau.
— Qu’est-ce qui se passe ?
demande Gabriel López, épouvanté.
— Il se passe que c’est la fin,
murmure, lucide, le soldat Manuel García.
Beaucoup devinent la suite et
tombent à genoux en suppliant, en jurant ou en priant. D’autres lèvent en l’air
leurs mains ligotées et font appel à la pitié des Français. Dans le bruit des
prières et des imprécations, Juan García entend un des prisonniers – le seul
prêtre qui se trouve parmi eux – réciter à haute voix le Confiteor, repris par
quelques voix tremblantes. D’autres, moins résignés, se débattent dans leurs
liens et tentent de se jeter sur les bourreaux.
— Enfants de putain !…
Salauds de gabachos !
Des gardes écartent des prisonniers
et les poussent avec leurs baïonnettes contre le talus et le mur. D’autres,
rendus nerveux par les cris, se mettent à tirer sur les plus agités. Des coups
de feu retentissent çà et là, et, à leur lueur, apparaissent des visages où se
lisent le mépris, la panique ou la haine. Les hommes commencent à tomber, seuls
ou en amoncellements confus. Un ordre est crié en français, et les soldats en
capote grise du premier rang lèvent d’un seul mouvement leurs fusils, visent,
et la décharge abat le premier groupe poussé contre le mur.
— Ils nous tuent !… En
avant !… En avant !
Quelques désespérés – très peu – se
lancent contre les baïonnettes françaises. Certains, qui ont rompu leurs liens,
lèvent les bras en manière de défi, font quelques pas ou tentent de fuir. À
coups de baïonnettes et de crosses, les gardes poussent un nouveau groupe, les
prisonniers avancent en aveugles et piétinent des corps. À cet instant, le
deuxième rang de capotes grises relève le premier, un nouvel ordre retentit, et
une autre salve, dont les éclairs se fragmentent et se multiplient dans les
rafales de pluie, illumine la scène. D’autres hommes tombent en tas, et leurs
cris, leurs insultes et leurs supplications sont fauchés net. Maintenant les
Français reculent un peu pour laisser davantage d’espace, et le tonnerre d’une
troisième salve éclate, dont les éclairs se reflètent, rouges, sur les
ruisseaux de sang qui inondent les corps tombés et se mélangent à l’eau qui
imprègne la terre. Attaché à Manuel García et à Gabriel López, Juan Suárez, qui
s’est vu poussé contre le talus et forcé à s’agenouiller, frappé par les
crosses et piqué par les baïonnettes, glisse dans la boue et le sang. À travers
la pluie qui coule sur son visage, il voit, impuissant, les silhouettes grises
épauler de nouveau leurs fusils et viser. Il tremble de froid et de peur.
— Feu !
Le chapelet d’éclairs l’éblouit, il
sent le plomb frapper la terre derrière lui, il l’entend entrer dans les chairs
des hommes autour de lui. Il se débat dans un spasme d’angoisse, en tentant de
dérober son corps aux tirs, et, soudain, s’aperçoit que ses mains sont
libérées, comme si, à la chute de ses camarades, la corde avait été rompue par
leur poids ou tranchée par une balle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours
sur ses jambes, aveuglé et terrorisé après la salve, parmi d’autres qui restent
debout ou agenouillés et crient, se cramponnent ou s’effondrent, blessés,
morts. Un sursaut confus et désespéré secoue le corps de l’homme et le fait
reculer jusqu’au pied même du talus. Là, après avoir regardé, incrédule, ses
mains libres, il est pris d’une subite résolution, écarte à coups de poings les
hommes qui l’entourent encore et, marchant sur des cadavres et des mourants, de
la boue et du sang, court comme un dément vers l’obscurité. Il passe de la
sorte, rapide et protégé par la chance, entre des ombres amies ou ennemies, des
mains qui essayent de le retenir, des appels, des éclairs de tirs qui le
frôlent à bout portant. À la fin, détonations et cris restent derrière lui. La
nuit n’est plus que ténèbres, eau noire, clapotement de la boue sous ses pieds
qui continuent de courir avec le désespoir instinctif de l’homme qui s’accroche
à la vie. Le sol se dérobe soudain, Suárez roule sur la pente d’un ravin et
atterrit, meurtri, devant un grand mur. Il entend de nouveau des voix de
Français qui lui donnent la chasse et sont sur le point de le rattraper.
— Arrête, salaud !
Viens ici !
D’autres coups de feu retentissent,
des balles sifflent tout près. Juan Suárez bondit avec un gémissement
d’angoisse, il s’agrippe au faîte du mur et grimpe comme il peut, en dérapant
sur la pierre mouillée. Ses poursuivants sont là, ils veulent le saisir par les
jambes ; mais, malgré les coups d’un sabre qui lui blessent une cuisse,
une épaule et la tête, il retombe vivant de l’autre côté, se relève sans
regarder derrière lui et continue de courir sans rien voir, se découpant sur la
fine ligne bleuâtre de l’aube qui commence à se dessiner à l’horizon, sous la
pluie.
À cinq heures et quatre minutes, le
jour se lève sur Madrid. La pluie s’est arrêtée, et la clarté brumeuse commence
à se répandre dans les rues. Engoncées dans leurs capotes, immobiles aux
carrefours de la ville apeurée et silencieuse, les silhouettes grises des
sentinelles françaises se détachent, menaçantes. Les canons sont braqués sur
les avenues et les places où les cadavres demeurent allongés sur le sol, collés
aux murs, dans les flaques de la pluie récente. Une patrouille de cavalerie française
passe lentement, le bruit des sabots résonnant dans les rues étroites. Ce sont
des dragons, et ils portent des casques mouillés, des capotes couleur cendre
sur les épaules et des carabines en travers de l’arçon.
— Ils conduisent des
prisonniers ?
— Non, ils sont seuls.
— J’ai cru qu’ils venaient te
chercher.
De la fenêtre de sa maison, le
lieutenant Rafael de Arango qui noue sa cravate voit s’éloigner les cavaliers.
Il a passé une nuit blanche à préparer sa fuite de Madrid. Murat a finalement
ordonné d’arrêter tous les artilleurs qui ont participé au soulèvement du parc
de Monteleón, et le jeune lieutenant ne veut pas rester à attendre. Son frère,
l’intendant honoraire de l’armée José de Arango, chez qui il vit, l’a convaincu
de s’évader de la ville et s’est occupé des préparatifs adéquats pendant que
Rafael rassemblait les affaires nécessaires pour le voyage. Mais, d’abord, tous
deux se proposent d’accomplir une formalité qu’ils jugent indispensable :
rendre visite au ministre de la Guerre, O’Farril, avec qui la famille Arango a
des liens de parenté et de voisinage, pour le consulter sur la marche à suivre.
Dans le cas où le ministre ne voudrait pas se compromettre en faveur du
lieutenant d’artillerie, son frère a déjà tracé, avec quelques amis militaires,
un plan d’évasion : Rafael ira à la caserne des Gardes espagnoles, où il a
été prévu de le cacher jusqu’au moment où, déguisé en enseigne de ce corps, on
pourra le faire sortir de la ville.
— Je suis prêt, dit le jeune
homme en enfilant son manteau.
Son frère l’inspecte avec minutie.
Il a presque dix ans de plus que lui, il l’aime beaucoup et prend soin de lui
comme le ferait leur père absent. Rafael de Arango remarque qu’il a l’air ému.
— Il faut nous dépêcher.
— Bien sûr.
Le lieutenant d’artillerie glisse
sans ses poches – il est en civil, par précaution – une cartouche de pièces
d’or et la montre que son frère vient de lui donner, ainsi que les faux papiers
qui font de lui un enseigne des Gardes espagnoles et une miniature représentant
sa mère, qu’il gardait dans sa chambre. Un moment, il contemple le pistolet à
canon court chargé qui est posé sur la table, en hésitant entre prudence et
instinct militaire. Le frère résout la question en hochant la tête.
— C’est dangereux. Et il ne te
servira à rien.
Ils se regardent un instant en
silence, car il n’y a guère plus à dire. Rafael de Arango consulte sa montre.
— Je regrette de te donner tous
ces soucis.
Son frère a un sourire mélancolique.
— Tu as fait ce que tu devais
faire. Et grâce à Dieu, tu es vivant.
— Tu te souviens de ce que tu
m’as dit, hier matin, presque à la même heure ?… « Rappelle-toi
toujours que nous sommes nés espagnols. »
— Dommage que nous ne l’ayons
pas tous fait… Dommage que nous ne nous soyons pas tous souvenus de ce que nous
sommes.
Au moment où ils se dirigent vers la
porte, le lieutenant s’arrête, songeur, et prend son frère par le bras.
— Attends un instant.
— Nous sommes pressés, Rafael.
— Attends, je te dis. Il y a
quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté. Hier, dans le parc, j’ai connu
des moments étranges. Je me sentais différent, tu sais ?… Étranger à tout
ce qui n’était pas ces gens et ces canons avec lesquels nous tentions de toutes
nos forces… C’était singulier de les voir tous, femmes, habitants, enfants, se
battre comme ils le faisaient, sans les munitions qu’il fallait, sans tranchées
ni défenses, poitrines découvertes, et les Français trois fois repoussés et
même un temps prisonniers… Eux qui étaient dix fois plus nombreux que nous, et
qui n’ont pas pensé à fuir quand nous leur tirions dessus à coups de canons,
parce qu’ils étaient plus stupéfaits que vaincus… Je ne sais si tu comprends ce
que je veux dire.
— Je le comprends, répond le
frère en souriant. Tu te sentais fier, comme je le suis aujourd’hui de toi.
— Peut-être que c’est le mot.
La fierté… C’est bien ainsi que je me sentais parmi ces civils. Comme la pierre
d’un mur, tu comprends ?… Parce que, vois-tu, nous ne nous sommes pas
rendus. Il n’y a pas eu de capitulation, Daoiz ne l’a pas voulu. Il n’y a eu
qu’une vague immense de Français qui déferlait sur nous jusqu’à ce que nous
n’ayons plus rien pour nous battre. Nous n’avons cessé le combat que lorsqu’ils
nous ont submergés, tu vois ce que je veux dire ?… Comme une digue qui se
défait et se disloque après avoir supporté d’innombrables crues, torrents et
tempêtes jusqu’au moment où elle ne peut plus tenir davantage et cède enfin.
Le jeune homme se tait et reste
absorbé dans ses pensées, le regard perdu sur ses souvenirs récents. Immobile.
Puis il incline un peu la tête de côté, en se tournant vers la fenêtre.
— Des pierres et des murs,
reprend-il. Un moment, nous avons semblé être une nation. Une nation fière et
indomptable.
Le frère, ému, pose affectueusement
une main sur son épaule.
— C’était un mirage, tu le vois
maintenant. Il n’a pas duré longtemps.
Rafael reste silencieux, le regard
toujours fixé sur la fenêtre, par laquelle, comme un présage, pénètre la
lumière grise du 3 mai 1808.
— On ne sait jamais,
murmure-t-il. En réalité, on ne sait jamais.
La Navata, octobre 2007
FIN
Note de l’auteur & Bibliographie
Outre de longues promenades dans les
rues de Madrid et la consultation ponctuelle d’archives, la bibliographie qui a
servi de matière première à ce récit est abondante. Il est peut-être utile de
consigner ici quelques références qui pourront permettre au lecteur – s’il le
désire – d’approfondir et de préciser les limites entre ce qui est réel et ce
qui est inventé, et de confronter les aspects historiquement établis avec les
nombreux points obscurs dont, deux cents ans après la journée du 2 Mai,
historiens et experts militaires discutent encore. Cette recension n’inclut pas
les livres et les documents publiés après juin 2007.
Ramón de Mesonero Romanos, Memorias de un setentón.
Ramón de Mesonero Romanos, El antiguo Madrid.
Elias Tormo, Las iglesias del antiguo Madrid.
Sociedad de Bibliofilos españoles, Colección général de los trajes
que en actualitad se usan en España : 1801.
Imprenta Real, Kalendario manual y guía de forasteros en Madrid para
el año 1808.
Rafael de Arango, Manifestación de los acontecimientos del parque de
Artilleria de Madrid.
J. Alia Plana, Dos días de mayo 1808 en Madrid, pintados por Goya.
J. Alia Plana et J. M., Guerrero Acosta, El « Estado del
Ejército y la Armada » de Ordovás.
J. M. Guerrero Acosta, Los Franceses en Madrid, 1808.
J. M. Guerrero Acosta, El ejército napoleónico en España y la
ocupación de Madrid.
Emilio Cotarelo, Isidoro Máiquez y el teatro de su tiempo.
Manuel Ponce, Máiquez, el actor maldito.
José de Palfox, Memorias.
Antonio Ponz, Viaje de España.
Comte Murat, Murat, lieutenant de l’Empereur en Espagne, 1808.
Marcel Dupont, Murat.
L. et E Funcken, L’Uniforme et les Armes des soldats du Premier
Empire.
Goya, Los fusilamientos del 3 de mayo, ouvrage
collectif.
Richard Tüngel, Los fusilamientos de 3 de mayo de Goya. (Ed.
originale : Francisco de Goya, Die Erschießungen vom 3. Mai 1808.)
Général baron de Marbot, Mémoires.
Miguel Angel Martín Mas, La Grande Armée. Introduction à l’armée
de Napoléon…
J. J.-E. Le Roy, Souvenirs de la guerre de la Péninsule.
José Gómez de Arteche, Guerra de Independencia. Historia militar de
España de 1808 a 1814.
Ministerio de Defensa, Historia de la infanteria española.
Jacques Domange, L’Armée de Napoléon.
Marqués de Saltillo, Miscelánea madrileña, histórica y artística.
Josep Fontana, La época del liberalismo.
Alphonse Grasset, La Guerre d’Espagne.
Ministerio de Defensa, El ejército de los Borbones.
Ricardo de la Cierva, Historia militar de España.
José Mor de Fuentes, Bosquejillo de mi vida.
Joaquín de Entrambasaguas, El Madrid de Moratín.
Antonio Papell, Moratín y su época.
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[1] En français dans le texte.
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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